N° 1702

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 juillet 2025.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France,

 

 

 

 

Président

M. Charles RODWELL

 

Rapporteur

M. Alexandre LOUBET

Députés

 

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TOME 2

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

 

 Voir les numéros : 787 rectifié et 1006.


La commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France est composée de : M. Charles Rodwell, président ; M. Alexandre Loubet, rapporteur ; M. Karim Benbrahim ; Mme Françoise Buffet (le 10 juillet 2025) ; M. Roger Chudeau (jusqu’au 4 juillet 2025) ; M. Pierre Cordier ; M. Mickaël Cosson ; M. Laurent Croizier ; M. Julien Dive ; M. Emmanuel Fernandes ; M. Charles Fournier ; M. Julien Gokel ; Mme Florence Goulet ; M. Sébastien Huyghe ; M. Tristan Lahais ; Mme Marie Lebec ; M. Robert Le Bourgeois ; M. Aurélien Le Coq ; Mme Sandra Marsaud (jusqu’au 9 juillet 2025 et à compter du 11 juillet 2025) ; Mme Élisa Martin ; M. Denis Masséglia ; M. Emmanuel Maurel ; M. Éric Michoux ; Mme Marie-Agnès Poussier-Winsback ; M. Pierre Pribetich ; M. Jean-Philippe Tanguy ; M. Matthias Tavel ; M. Michaël Taverne (à compter du 5 juillet 2025) ; M. Thierry Tesson ; M. Vincent Thiébaut ; M. Stéphane Viry ; M. Lionel Vuibert ; M. Frédéric Weber.

 


   SOMMAIRE

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Pages

SOMMAIRE

Comptes rendus des auditions menÉes par la commission d’enquÊte

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF et d’EADS, ancien commissaire général à l’investissement, et M. Pierre-André de Chalendar, président d’honneur de Saint-Gobain, présidents de La Fabrique de l’Industrie, et de M. Vincent Charlet, délégué général

2. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Clément Beaune, Haut commissaire au plan, commissaire général à la stratégie et à la prospective, M. Cédric Audenis, commissaire général adjoint, M. Grégory Claeys, directeur du département économie, et de M. Maxime Gérardin, chef de projet « Transition énergétique » au sein de France Stratégie

3. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Lluansi, enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), ancien délégué aux territoires d’industrie, et de Mme Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégie & RSE au sein du groupe Humens, chercheuse associée au sein du Centre de recherche en gestion (Cerege) de l’Université de Poitiers

4. Table ronde d’économistes, ouverte à la presse, réunissant : M. Emmanuel Combe, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur associé à Skema Business School ; M. Vincent Vicard, adjoint au directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) ; M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ; et M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE, enseignant à l’École nationale des ponts et chaussées

5. Table ronde, ouverte à la presse, sur les politiques industrielles dans le monde, réunissant : M. Christian Saint-Etienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers, et M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine

6. Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Boulogne, directeur général délégué Export, Mme Marie-Cécile Tardieu, directrice générale déléguée Invest, et de M. Guillaume Basset, adjoint à la directrice générale déléguée Invest au sein de Business France

7. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne, M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens, et M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode

8. Audition, ouverte à la presse, de M. Florian Aragon, président-directeur général de Toyota France, M. Rodolphe Delaunay, président-directeur général du site Toyota Motor Manufacturing France, et Mme Sophie Glémet, responsable affaires gouvernementales et industrielles du bureau de Paris de Toyota Motor Europe

9. Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès BénassyQuéré, seconde sous-gouverneure à la Banque de France, professeure d’économie, Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France, et de M. Gabriel Preguiça, chargé de mission

10. Table ronde, ouverte à la presse, sur l’attractivité économique de la France, réunissant : M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting, M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France, et M. David Cousquer, directeur de Trendeo

11. Audition conjointe, ouverte à la presse, réunissant : M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France et M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques, M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France, et M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques

12. Table ronde, ouverte à la presse, sur l’intelligence économique, réunissant : M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député, auteur de rapports au Premier ministre sur l’intelligence économique ; M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la sécurité extérieure, ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique ; M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique ; et M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian

13. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des acteurs publics en charge de la sécurité économique : Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ; Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor ; M. Thomas Ernoult, chef du bureau du contrôle des investissements étrangers en France au sein de la direction générale du Trésor, et Mme Camille Brueder, adjointe au chef du bureau ; et M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques au sein de la direction générale des entreprises

14. Audition, ouverte à la presse, de M. Xavier Jaravel, président délégué du Conseil d’analyse économique, professeur d’économie à la London School of Economics

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Renaud Dutreil, ancien député, ancien secrétaire d’État puis ministre des PME, du commerce, de l’artisanat et des professions libérales, responsable du capital-investissement chez Mirabaud Asset Management

16. Table ronde, ouverte à la presse, relative aux Territoires d’industrie, réunissant : M. Stanislas Bourron, directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires ; M. François Wohrer, directeur de l’investissement de la Banque des territoires ; Mme Audrey Le-Bars, présidente-directrice générale du GIP Chemparc, directrice de projet Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes ; et M. Dominique Mockly, président-directeur général de Teréga, référent industriel du Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes

17. Audition, ouverte à la presse, de M. Etienne Tichit, directeur général de Novo Nordisk France, et M. David Ester, vice-président « projets »

18. Table ronde, ouverte à la presse, relative à la formation professionnelle pour l’industrie et réunissant : M. Aymeric Morin, directeur général adjoint en charge de l’offre de services de France Travail ; M. Hugues de Balathier, directeur général adjoint de France compétences ; M. Pascal Le Guyader, vice-président de l’opérateur de compétences interindustriel Opco 2i, et Mme Stéphanie Lagalle-Baranès, directrice générale

19. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France, Mme Élodie Jacquier-Laforge, directrice générale d’Intercommunalités de France, et M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France

20. Audition, ouverte à la presse, de M Geoffroy Roux de Bézieux, président d’honneur du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Notus Technologies, auteur du rapport sur la sécurité économique des entreprises remis au Président de la République

21. Table ronde, ouverte à la presse, relative au foncier industriel et réunissant : M. Rollon Mouchel-Blaisot, préfet de la Somme ; M. François Noisette, ancien inspecteur général de l’environnement et du développement durable, chargés de la mission nationale de mobilisation pour le foncier industriel ; M. Stéphane Raison, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, directeur en charge de l’installation de grands sites de consommation au sein d’EDF, ancien président d’Haropa Port et du Grand Port maritime de Dunkerque ; M. Christophe Simonnet, directeur général de Faubourg Promotion (groupe IDEC), et Mme Delphine Laffay, directrice générale adjointe de la société Faubourg Aménagement (groupe IDEC)

22. Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (BPIFrance)

23. Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Andriès, directeur général de Safran, et Mme Suzanne Kucharekova, directrice des affaires publiques

24. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, président de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), accompagné de M. Bruno Giorgianni, directeur des affaires publiques et sûreté de Dassault Aviation, et de Mme Fanny Forest-Baccialone, directrice des relations extérieures de l’UIMM

25. Audition, ouverte à la presse, de M. Yann Vincent, directeur général d’Automotive Cells Company (ACC), M. Matthieu Hubert, secrétaire général, et Mme Natasha Castro Pouget, directrice des affaires publiques

26. Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fiscus, préfet, directeur de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions, ancien sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine Toyota

27. Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Guillot, directeur général du groupe Emeis, auteur du rapport « Simplifier et accélérer les implantations d’activités économiques en France »

28. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, directeur général du groupe Haulotte, accompagné de M. Vincent Moulin Wright, directeur général de France Industrie, et de Mme Murielle Jullien, directrice des affaires publiques

29. Audition, ouverte à la presse, de M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP, accompagné de M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace

30. Audition, ouverte à la presse, de Mme Bénédicte de Bonnechose, vice-présidente exécutive du groupe Michelin, membre du comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques

31. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex

32. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des administrations et organismes publics chargés de l’instruction environnementale ou de la consultation publique des projets industriels : M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public (CNDP) ; M. Laurent Michel, président de l’Autorité environnementale de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable ; M. Baptiste Perrissin-Fabert, directeur général délégué de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ; et M. Régis Passerieux, rapporteur au sein de la direction interministérielle de la transformation publique, ancien commissaire à la transition industrielle, écologique et énergétique de la zone Fos-Berre auprès du préfet des Bouches-du-Rhône

33. Audition conjointe, ouverte à la presse, réunissant : M. Philippe d’Ornano, co-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI) et président de Sisley, et M. Alexandre Montay, délégué général du METI ; M. Michel Picon, président de l’Union des entreprises de proximité (U2P) ; M. Gilles Mure-Ravaud, membre de la section industrie de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), président du groupement des métiers de l’impression et de la communication, et Mme Jennifer Bastard, responsable fiscalité de la CPME

34. Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, et M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques France

35. Table ronde, ouverte à la presse, sur l’accès aux matières premières stratégiques pour l’industrie, réunissant : Mme Catherine Lagneau, présidente du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ; M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques (DIAMMS) ; et M. Philippe Varin, président de la Chambre de commerce internationale, ancien président du directoire du groupe PSA Peugeot Citroën, ancien président du conseil d’administration d’Areva, auteur du rapport « Sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matières premières minérales »

36. Table ronde, ouverte à la presse, consacrée aux enjeux de la filière automobile, réunissant : M. Nicolas Le Bigot, directeur général de la Plateforme automobile (PFA) ; M. Xavier Horent, délégué général de Mobilians, et Mme Dorothée Dayraut Jullian, directrice des affaires publiques et de la communication

37. Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030, ancien député, Mme Géraldine Leveau, secrétaire générale adjointe pour l’investissement, et M. Marc-Antoine Lacroix, directeur de l’évaluation au sein du SGPI ; M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA), ancien président de l’École polytechnique, et M. Xavier Raher, rapporteur général

38. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants des organisations syndicales de salariés : Confédération française démocratique du travail (CFDT) : M. Marc Aubry, secrétaire national de la fédération générale des mines et de la métallurgie (CFDT-FGMM) en charge de la politique industrielle et de la RSE ; Confédération générale du travail (CGT) : Mme Virginie Neumayer, membre de la direction confédérale, et Mme Clothilde Mathieu, conseillère confédérale industrie-environnement ; Confédération générale du travail – Force ouvrière (FO) : Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale en charge de l’organisation, des affaires juridiques et des outre-mer, et M. Valentin Rodriguez, secrétaire général de la fédération des métaux FO ;Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC) : M. Bruno Azière, délégué national au sein du secteur transition économique, membre du comité exécutif du Conseil national de l’industrie, et M. Louis Delbos, chargé d’étude au sein du service économie et protection sociale

39. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général du groupe STMicroelectronics, et Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France

40. Table ronde, ouverte à la presse, des services déconcentrés impliqués dans l’instruction des projets industriels, réunissant : Mme Emmanuelle Gay, directrice régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports (Drieat) d’Île-de-France, et M. Olivier Levillain, chef du service prévention des risques ; M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France, Mme Manon Nguyen Van Mai, cheffe du service économique de l’État en région (Seer), et Mme Léa Ben Cheikh, commissaire aux restructurations et prévention des difficultés des entreprises au sein de la Drieets d’Île-de-France ; M. Marc Hoeltzel, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) du Grand Est ; M. Jacques Bourgeaux, chef du service économique de l’État, chargé de mission économie et innovation au sein du secrétaire général pour les affaires régionales et européennes (Sgar) du Grand Est, et M. Philippe Nicolas, commissaire aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises, au sein de direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) du Grand Est

41. Audition, ouverte à la presse, de Mme Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie, présidente de Régions de France, et M. Yoann Iacono, directeur général délégué Transformation économique, souveraineté, emplois et métiers de demain au sein du conseil régional d’Occitanie

42. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, entrepreneur, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, ancien député

43. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Vergriete, maire de Dunkerque et président de la communauté urbaine de Dunkerque, président de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), et M. Maurice Georges, président du directoire du Grand port maritime de Dunkerque (GPMD)

44. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies

45. Table ronde, ouverte à la presse, sur le financement privé de la réindustrialisation, réunissant : Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB) ; M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG) ; M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest ; et M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable

46. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Bianchi, directeur général adjoint du groupe LVMH, M. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général, et Mme Cécile Cabanis, directrice financière

47. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne à la prospérité et à la stratégie industrielle, commissaire européen à l’industrie, aux PME et au marché unique, ancien ministre de l’Europe et des affaires étrangères

48. Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, ancienne ministre déléguée chargée de l’industrie

49. Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des administrations publiques en charge de la politique industrielle : M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE) ; M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE) ; et M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI)

50. Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Martin Belaysoud Expansion, Mme Elizabeth Vital Durand, responsable du pôle affaires publiques du Medef, et M. Jean-Baptiste Léger, responsable du pôle transition écologique du Medef

51. Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie, ancien député

52. Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, ancien député

53. Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Breton, ancien commissaire européen au marché intérieur, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, ancien président de Thomson, France Télécom et Atos

54. Audition, ouverte à la presse, de Mme Audrey Duval, présidente de Sanofi France et vice-présidente exécutive, directrice affaires Corporate groupe de Sanofi, M. Philippe Charreau, directeur des affaires industrielles France, et Mme Isabelle Deschamps, directrice des affaires publiques France

 


 

   Comptes rendus des auditions
menÉes par la commission d’enquÊte

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante :

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-freins-reindustrialisation-france/documents?typeDocument=crc

1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF et d’EADS, ancien commissaire général à l’investissement, et M. Pierre-André de Chalendar, président d’honneur de Saint-Gobain, présidents de La Fabrique de l’Industrie, et de M. Vincent Charlet, délégué général

M. le président M. le président Charles Rodwell. Nous débutons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France.

Pour inaugurer nos travaux, nous allons entendre deux des plus fervents défenseurs de l’industrie française, MM. Louis Gallois et Pierre-André de Chalendar, coprésidents de La Fabrique de l’industrie, accompagnés de M. Vincent Charlet, qui en est délégué général.

Monsieur Gallois, au cours de votre carrière, vous avez dirigé successivement la Snecma, Aérospatiale, la SNCF puis EADS. Par la suite, vous avez été commissaire général à l’investissement puis président du conseil de surveillance de PSA. Dans le cadre de votre engagement associatif, vous avez également présidé le fonds d’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée. Enfin, votre rapport Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, remis le 5 novembre 2012, a fait date et inspiré de nombreuses mesures prises ces dernières années.

Monsieur de Chalendar, après une carrière à l’Inspection générale des finances, vous êtes entré à Saint-Gobain, groupe que vous avez dirigé pendant quatorze ans et dont vous êtes désormais président d’honneur. Vous présidez également l’Institut de l’entreprise.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Louis Gallois et Pierre-André de Chalendar prêtent successivement serment.)

Avant de vous donner la parole, monsieur Gallois, permettez-moi de citer une proposition de votre rapport, dont les conclusions avaient eu un grand retentissement : « Toute nouvelle disposition législative ou réglementaire significative, toute nouvelle politique lancée par l’État devrait être accompagnée d’un document précisant son impact sur la compétitivité industrielle et les moyens d’en réduire les effets négatifs éventuels. » Vous souligniez que le redressement de la compétitivité globale de l’économie française passait par le renforcement de la compétitivité de nos industries et des services qui lui sont associés. Ce propos est-il toujours d’actualité ? Estimez-vous que, depuis la publication de ce rapport, les mesures fiscales, législatives et notre politique économique ont contribué à ce redressement ?

M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF et d’EADS, ancien commissaire général à l’investissement, président de La Fabrique de l’industrie. Je commencerai par préciser que La Fabrique de l’industrie n’émet pas d’opinions ; c’est un lieu de débats et d’analyses et c’est donc à titre personnel, en toute indépendance, que chacun d’entre nous s’exprime. Il nous arrive d’ailleurs d’avoir entre nous, ainsi qu’avec Vincent Charlet, des débats qui font partie de la richesse du travail mené par La Fabrique.

À partir des années 1990, nous avons assisté en France à une désindustrialisation qui s’est accélérée de manière constante, pour des raisons sur lesquelles nous pourrons revenir. Une prise de conscience est intervenue dès la fin des années 2000 à la suite du rapport de Christian Blanc Pour un écosystème de la croissance, remis en 2004, qui a donné lieu à la mise en place des pôles de compétitivité, des états généraux de l’industrie lancés en 2009 et de la commission sur les priorités d’avenir financées par l’emprunt, présidée par Alain Juppé et Michel Rocard, à l’origine du programme d’investissements d’avenir.

J’attribue assez largement la perte de compétitivité de notre industrie aux politiques macroéconomiques menées à partir des années 1990. Celles-ci se sont traduites par l’accrochage du franc au deutsche mark, qui a eu une double conséquence. La première est une augmentation des taux d’intérêt consécutive à celle qui s’est produite en Allemagne : les investissements massifs dans la réunification ont conduit les Allemands à emprunter et donc à faire monter les taux. Cela a commencé à déstabiliser le corps industriel français, très sensible aux prix, du fait de son positionnement sur la moyenne gamme où la compétition se joue davantage sur les prix que sur la réputation ou sur la qualité, c’est-à-dire sur la valeur ajoutée.

La deuxième conséquence est l’accrochage du franc et du deutsche mark à l’euro dans des conditions de parité que l’actuel président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Xavier Ragot, estime marquées par une surévaluation d’une quinzaine de pour cent. Nous en avons longuement été affectés, surtout dans les années 2006-20l2 quand l’euro s’est raffermi par rapport au dollar dans des proportions considérables, jusqu’à valoir 1,6 dollar. Cela a eu un fort impact sur la compétitivité de l’industrie française.

Les Allemands ont mené une politique extrêmement rude, alors qu’ils faisaient face à des problèmes qui n’étaient pas tout à fait indépendants des nôtres : ils se sont lancés en 2003 dans les réformes Hartz, qui ont conduit à la mise en place des mini-jobs, et durant presque toute la décennie 2000, ont appliqué une politique de discipline salariale très impressionnante. Pendant ce temps-là, la France faisait autre chose, c’est-à-dire les 35 heures. Les salaires ont crû assez fortement et les charges sociales ont augmenté. Après la création de l’euro, la France et l’Allemagne ont donc suivi des voies divergentes.

L’année 2012 marque une étape importante, non pas parce qu’elle a vu la publication de mon rapport, qui a vieilli, mais parce que l’opinion publique a pris conscience de cette évolution et que de premières mesures ont été prises. Si on en fait un bilan rapide, nous pouvons dire que, si elles n’ont pas enclenché un processus de réindustrialisation, elles ont mis un terme à la désindustrialisation et ont renforcé l’attractivité du territoire français. Le président de la République a d’ailleurs en ce domaine donné de sa personne de manière très significative. Cela a eu des effets positifs sur l’investissement et sur l’emploi industriel, qui a cessé de diminuer. Les créations d’usines l’ont emporté sur les fermetures, sans pour autant qu’il y ait une remontée nette. Depuis 2024, la situation est évidemment très différente et nous sommes confrontés à de nouveaux défis pour notre industrie.

M. Pierre-André de Chalendar, président d’honneur de Saint-Gobain et président de La Fabrique de l’industrie. Je partage largement le diagnostic posé par Louis Gallois. Toutefois, le taux de change appliqué à la création de l’euro, même s’il n’était probablement pas idéal, ne me semble pas avoir joué un rôle aussi important qu’il le considère. Ce qui me paraît avoir posé un grave problème, c’est que les politiques menées de part et d’autre du Rhin ont suivi des voies divergentes. En France, elles ont privilégié la protection sociale et les consommateurs individuels par rapport aux activités productives. La protection sociale a ainsi coûté de plus en plus cher alors même qu’elle pèse sur le coût du travail et donc sur les entreprises, en particulier les entreprises industrielles. Les Allemands, eux, ont utilisé la TVA, seul outil disponible dans une zone monétaire unifiée pour procéder à une dévaluation interne, après avoir bénéficié d’un taux plus favorable pour la conversion à l’euro. Notre pays n’a ainsi pas tiré les conséquences de l’entrée dans l’euro même si, en fervent partisan de l’euro, j’estime que celle-ci a été globalement une bonne chose.

Au niveau européen – et je suis moins d’accord avec cette politique –, le consommateur a été privilégié de façon permanente, notamment à travers une politique de la concurrence, et toute forme de politique industrielle, gros mot à Bruxelles jusqu’à une période récente, a été abandonnée.

S’agissant des causes de la désindustrialisation, tout le monde en prend pour son grade. Les industriels n’étaient pas forcément dans une situation facile à une époque où était mis en avant, avec Serge Tchuruk, le modèle de l’entreprise sans usines. Pendant une longue période, la France n’a pas choisi l’industrie, ce qui renvoie aussi à un facteur culturel. La hausse du coût du travail et la baisse de la compétitivité ont conduit à des délocalisations et nous avons été le pays qui, au sein de l’Europe, s’est le plus désindustrialisé.

Sur l’impact du rapport de Louis Gallois, je serai plus optimiste que lui. La politique de l’offre mise en place à partir de 2015 a conduit à un début de réindustrialisation, processus qui prend du temps. Les choses très graves qui sont survenues, notamment la crise du Covid, n’ont pas eu de conséquences aussi fortes qu’on aurait pu le redouter car une dynamique positive avait été enclenchée.

S’est ensuite ouverte une période marquée à la fois par la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine et les politiques industrielles menées par les Chinois et les Américains. Les pays européens ont été affectés dans leur ensemble et l’Allemagne plus particulièrement. Ce phénomène a été très bien synthétisé par Mario Draghi dans son rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne remis en septembre dernier. Les prix élevés de l’énergie, consécutifs à l’arrêt des livraisons de gaz russe, conjugués à l’Inflation Reduction Act (IRA) américain de 2022 et à la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), ont eu des effets très négatifs. Je vous renvoie à une note – qui n’a pas été très bien reçue – de La Fabrique de l’industrie, publiée il y a deux ans, qui montrait que ces phénomènes allaient coûter à l’industrie française plus de150 000 emplois, ce qui s’est vérifié en 2024.

La France est toutefois moins touchée que les autres pays européens, notamment parce que notre industrie est plus faible qu’en Allemagne, qui subit des désindustrialisations dans des secteurs déjà affectés chez nous. La chimie et l’automobile continuent, malheureusement, d’être touchées.

M. Louis Gallois. Si vous en êtes d’accord, monsieur le président, nous allons aborder les thèmes suivants, que nous nous sommes répartis : coûts pour les entreprises ; réglementation et simplification ; compétences ; recherche et développement (R&D) et innovation ; énergie ; financement des investissements.

M. le président Charles Rodwell. Je vous en prie, prenez votre temps.

M. Pierre-André de Chalendar. Dans ce qu’il faut faire, je distinguerai niveau européen et niveau national. En Europe, le chantier est énorme et les conclusions du rapport Draghi correspondent à ce que disent les industriels depuis longtemps, notamment pour ce qui est des changements à apporter à la politique de la concurrence. Nous y reviendrons lorsque nous aborderons le volet européen des différents thèmes évoqués par Louis Gallois.

En France, il faut poursuivre la politique lancée à la suite du rapport Gallois, c’est-à-dire la politique de l’offre, qui a commencé à porter ses fruits. La deuxième vague, qui a fait de l’énergie un enjeu crucial, appelle des remèdes spécifiques.

Il importe de revenir dans la moyenne européenne en agissant sur la compétitivité, donc sur les charges qui pèsent sur les entreprises. Trois leviers principaux sont à notre disposition. Le premier consiste à diminuer les dépenses de fonctionnement de l’État et des collectivités locales. A priori, cela ne semble pas concerner les entreprises mais, en fait si, car in fine ce sont elles qui paient. Si vous me permettez une impertinence, je vous dirai que je ne suis pas convaincu que le budget 2025 permette vraiment de traiter de cela – je m’éloigne un tout petit peu de mes compétences en vous donnant mon sentiment. Comme le dit le gouverneur de la Banque de France, un problème d’efficacité de la dépense publique se pose.

Le deuxième levier est plus directement lié à l’industrie. Il convient de réduire de nouveau les impôts de production. Un mouvement avait été lancé et il est dommage qu’on y ait mis un coup d’arrêt. Certes, des contraintes s’imposent mais c’est un très mauvais signal qui a été envoyé. La baisse des impôts de production avait permis de réduire l’écart avec la moyenne européenne mais nous nous situons encore à 2 points au-dessus, selon une étude de Rexecode sur la compétitivité. Ces impôts sont terribles car les entreprises doivent les acquitter avant d’avoir dégagé le moindre centime de résultat. Je sais que c’est une question qui n’est pas facile car ils alimentent la fiscalité locale – d’où la nécessité que les élus locaux s’intéressent à l’industrie. La France a la particularité d’être une énorme pompe aspirante et refoulante dans tous les domaines et cette réduction des coûts n’exclut pas d’examiner certaines aides que reçoivent les entreprises.

Le troisième levier n’est pas d’une actualité immédiate, encore que. La France est arrivée au bout du modèle de financement de la protection sociale qu’elle avait mis en place depuis 1945. Pour toute une série de raisons, on a fait peser son coût sur le travail, ce qui pendant très longtemps n’a pas posé problème mais qui maintenant a des conséquences lourdes sur la compétitivité des entreprises, les entreprises industrielles en particulier, qui sont confrontées à la concurrence internationale. Ce modèle couvre des domaines relevant du travail comme la retraite ou le chômage mais aussi d’autres qui, de mon point de vue, renvoient davantage à la solidarité nationale comme la famille et la santé. Cette remise à plat appelle des réformes d’ampleur mais je pense qu’on n’y échappera pas. Je ne dis pas que cela sera facile mais tout pas allant dans cette direction est à saluer.

Après les coûts pour les entreprises, j’aborderai le thème de l’énergie. L’Europe a subi un choc asymétrique par rapport au reste du monde avec l’arrêt des livraisons de gaz russe, choc aux conséquences durables. Certes, il y a un petit peu de gaz en Norvège et on pourra toujours en acheminer depuis l’Afrique du Nord, mais c’est surtout le gaz naturel liquéfié (GNL) qui sera utilisé. Compte tenu des traitements qu’il suppose, il sera toujours structurellement beaucoup plus cher que dans les autres zones du monde. La France, au sein de l’Europe, occupe une position particulière. Elle a, et de loin, l’électricité la moins carbonée mais aussi la moins chère grâce à son programme nucléaire qui la rend compétitive à l’égard du reste du monde.

Je suis un fervent partisan de la politique climatique et je considère que le grand défi de l’industrie est la décarbonation. Le plus souvent, c’est l’électrification qui constitue la solution et les entreprises ne pourront y avoir recours que si elles disposent d’une électricité abondante, décarbonée et peu chère. Or la France leur offre une telle possibilité. Notre pays dispose donc d’un atout de taille. Je ne dis pas que ce sera un processus aisé mais il me semble que ce sera relativement plus facile que ce à quoi nous devons nous atteler s’agissant des coûts de production.

En matière politique industrielle, les mesures concernant le prix de l’électricité me semblent à court terme les plus décisives, or malheureusement cet enjeu n’a pas été bien pris en compte ces dernières années. L’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), décrié à sa création, n’est pas un mauvais dispositif. Il comporte deux composantes : un prix destiné aux concurrents d’EDF – dont je ne suis pas un grand fanatique – et un prix pour les gros industriels. Pour Saint-Gobain, groupe que je connais encore bien même si je n’y travaille plus, ce tarif représente 60 % de son électricité. Si cette entreprise devait passer par un prix concurrentiel, la décarbonation augmenterait de 50 % le coût de sa consommation d’électricité. C’est un ordre de grandeur que l’on retrouve, je pense, dans beaucoup d’industries. Notre pays dispose donc d’un atout considérable en termes de compétitivité avec cette électricité moins chère qui permet aux entreprises de décarboner.

En matière d’énergie, nous sommes confrontés plus particulièrement à deux problèmes. Il s’agit d’abord du timing. Nous prenons nos décisions trop lentement. Je suis peut-être sévère mais je considère que depuis le discours du président de la République à Belfort le 10 février 2022, la nouvelle stratégie nucléaire n’a pas donné lieu à suffisamment de progrès. Au lieu de prendre de l’avance, nous prenons du retard.

Le second problème, c’est le prix. Les décisions que le gouvernement et EDF ont prises en novembre 2023 ne produisent pas d’effets. J’étais très sceptique, à raison : il n’y a pas d’accords et EDF ne souhaite pas, ou n’est pas capable, de consentir à l’industrie les prix dont elle a besoin. Le problème est d’importance et les événements des dernières semaines m’inquiètent fort : EDF a proposé de mettre aux enchères ses contrats, et je suis tout à fait d’accord avec le communiqué de presse de l’Union des industries utilisatrices d’énergie (Uniden). C’est très bien de vouloir avoir des centres de données ou data centers, qui paieront plus cher, mais cela signifie que nous perdrons toute notre chimie et toute notre sidérurgie, parce qu’elles ne disposeront pas de prix suffisamment bas. Or nous sommes le pays d’Europe capable de garder des industries consommatrices d’énergie, parce que cette dernière sera décarbonée et structurellement moins chère que dans les autres pays d’Europe. Le problème est sur la table : le mécanisme de l’Arenh se termine bientôt mais les mois passent, et les industriels ne prennent pas de décision. On dit beaucoup que l’investissement manque pour réussir la décarbonation. Dans ce domaine, les entreprises industrielles sont en avance sur les pouvoirs publics – elles sont déjà en route. Elles sont prêtes à y investir, même pour une rentabilité plus faible que dans d’autres domaines, mais elles n’investiront pas si le rendement est négatif. Il y a également un problème de fiscalité ; il faut être cohérents : si nous voulons décarboner le pays, il faut rendre la fiscalité des énergies décarbonées plus intéressante que celle des énergies carbonées, or ce n’est pas ce que nous avons fait. Vous voulez savoir ce qui freine la réindustrialisation. Je poserais la question de façon positive : pour la favoriser, l’énergie joue un rôle décisif et je m’inquiète que la France ne cultive pas suffisamment ses atouts en ce domaine.

La simplification de la réglementation est un débat toujours ouvert. Je peux le confirmer, Saint-Gobain étant présent dans soixante-quinze pays, nous avons en Europe, en France en particulier, un amour de la norme. La Fabrique de l’industrie va mener une étude pour essayer de chiffrer l’empilement de réglementations ; ce n’est pas facile, mais je peux dire que cela coûte cher. Plusieurs essais de simplification ont été tentés. J’espère que nous allons y arriver : si je peux me permettre, madame et messieurs les députés, c’est la conséquence de l’adoption d’un trop grand nombre de lois, ainsi que de décrets d’application beaucoup trop nombreux. Dans l’industrie, j’appliquais une règle simple : quand on ajoute un produit au catalogue, il faut en enlever un autre. Un grand nombre de normes sont bonnes, certaines ne le sont pas, mais il y en a globalement beaucoup trop. Cela pèse sur la France, sur l’Europe en général. L’une et l’autre sont en train d’en prendre conscience mais il n’est pas facile d’en venir aux actes – c’est encore un problème.

M. Louis Gallois. La multiplication des normes, notamment celles dérivées de l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN), entraîne un autre problème fondamental : le manque de foncier. On nous dit qu’il existe des friches, mais une friche n’est pas toujours un emplacement idéal pour bâtir une installation industrielle ; de plus, le coût de la remise en état est très élevé.

De mon côté, je voudrais mettre en avant trois autres difficultés. La première concerne les compétences. Sans être dans une période d’euphorie, l’industrie ne trouve pas les compétences dont elle a besoin : elle n’est pas assez attractive. Les industriels en sont en partie responsables : nous devons rendre les métiers industriels plus attrayants, et le faire savoir. Bien qu’ils se soient déjà largement améliorés, leur image n’est pas encore assez positive. Ensuite, on ne peut bâtir un pays industriel, appuyé sur l’innovation et la recherche, sans mathématiques : elles sont indispensables pour former des chercheurs, des ingénieurs et des techniciens. Or la situation des mathématiques en France est très préoccupante. Troisièmement, les réformes de l’enseignement professionnel, sans être mauvaises en elles-mêmes, ne sont pas à la hauteur du problème. Pas moins de 40 % des jeunes Français passent par un lycée professionnel : l’enjeu est massif. Nous devons être beaucoup plus offensifs : il faut revenir à une formation en quatre ans, et non trois, pour consacrer une année entière à l’apprentissage. Il faut réconcilier les lycées professionnels et l’apprentissage, or cela ne sera possible qu’en ajoutant une année à la formation, sinon on nous accusera de supprimer la formation générale au profit d’une formation tout industrielle – ce qui ne serait pas accepté. Par ailleurs, il faut faire évoluer la place de l’entreprise dans les lycées professionnels. Il ne s’agit pas de placer les établissements sous la tutelle d’industries qui pourraient avoir des vues à court terme, mais il est normal que les entreprises puissent intervenir davantage qu’elles ne le font par l’intermédiaire des bureaux des entreprises récemment créés. Quatrièmement, nous sommes dans une période de rupture technologique – numérique, 5G, intelligence artificielle (IA). Nous ne pouvons pas attendre que les jeunes générations soient formées pour implanter ces nouvelles technologies dans les entreprises : il faut que les personnels en place sachent les utiliser. Cela demande un énorme effort de formation continue ; sur ce point, nous avons beaucoup de progrès à faire.

La deuxième difficulté concerne la R&D et l’innovation. Avec 2,2 % du PIB consacrés à la recherche, la France n’est pas dans la course mondiale. La part du financement public se monte à 0,8 %, contre 1,4 % pour l’industrie. Au regard de la taille de notre industrie, les financements privés sont à leur maximum – je parle de l’industrie au sens large, en incluant les services à haute valeur ajoutée qui la servent, informatiques et numériques notamment. Le crédit d’impôt recherche (CIR) a produit ses effets. J’y suis viscéralement attaché : grâce à lui, les petites entreprises font autant de recherche qu’elles le peuvent et les grandes mènent leurs recherches en France et pas ailleurs. J’ai pour le dire l’exemple d’une grande entreprise que j’ai dirigée : Airbus. Si son principal bureau d’études se trouve encore à Toulouse, c’est en partie grâce au CIR. En Allemagne, la part du PIB consacrée à la recherche se monte à 3,1 %, et tend vers 3,5 % : son PIB étant supérieur au nôtre, sa recherche sera deux fois plus importante que la recherche française. Les États-Unis sont à 3,5 %, la Corée à 4,5 %. En conséquence, la France occupe la treizième place des publications académiques, après le Brésil – je parle des revues à comité de lecture, qui servent dans le monde entier de critère pour évaluer l’activité de recherche. La Fabrique de l’industrie a mené une étude sur douze technologies de rupture, assez largement liées à l’environnement et au climat, en évaluant la position des acteurs mondiaux en fonction du nombre de brevets déposés dans au moins deux offices nationaux ou internationaux : la France n’apparaît qu’une seule fois parmi les quatre premiers ; la Corée est citée cinq fois, dont trois à la première place, or elle compte quelque 50 millions d’habitants – je ne nous compare pas aux États-Unis et à leurs 340 millions d’habitants. Il y a un vrai problème. La France représente 3,5 % des innovations de rupture, l’Allemagne 8,7 % et le Royaume-Uni 2,3 % – c’est ce qui nous sauve ! Nous sommes en voie de décrocher, ce qui confirme le diagnostic posé dans le rapport Draghi : il est urgent de réinvestir dans la R&D, or l’effort ne peut venir que de la sphère publique ; les entreprises françaises font autant, voire plus, de recherche que leurs homologues européennes. Je l’ai dit, nous consacrons aujourd’hui 0,8 % du PIB à la recherche publique contre 1,5 % en 1995.

La troisième difficulté est liée au capital-risque, c’est-à-dire au financement de la commercialisation des innovations. Les États-Unis représentent 52 % du capital-risque mondial et la Chine 40 %. Avec 5 %, l’Europe est complètement décalée. L’industrie européenne – française, allemande, italienne – était largement financée par les banques. Celles-ci ne sont plus en mesure de le faire, en raison des règles prudentielles. L’obtention de fonds propres pose désormais à l’industrie un problème sérieux – je parle ici non des prêts, mais des capitaux, qui sont apportés par les marchés financiers. Le handicap est double. Premièrement, la rémunération du capital est plus faible en Europe qu’aux États-Unis, aussi 300 millions d’euros d’épargne européenne partent-ils là-bas chaque année. Nous ne remettrons sans doute pas en cause ce fait, lié à la répartition entre capital et salariat. Secondement, l’épargne européenne ne va pas vers l’investissement à risque, c’est-à-dire vers les actions. En France en particulier, l’épargne va vers la caisse d’épargne, l’immobilier et l’assurance vie en euros, dont les fonds sont essentiellement placés en obligations. Au niveau français comme au niveau européen, nous devons trouver des mécanismes incitatifs pour orienter une partie de l’épargne vers le capital-risque. Pour donner de la profondeur aux marchés financiers européens, c’est-à-dire pour augmenter la disponibilité des financements, le rapport Draghi recommande de les unir : pourquoi pas, mais il faut quoi qu’il en soit orienter davantage l’épargne vers les actions. On peut y parvenir en mutualisant les risques ou en les limitant par des tunnels : le risque serait partagé, les États y prenant leur part et se rémunérant en cas de résultats supérieurs aux prévisions. Il faut considérer ce problème de très près ; nos entreprises, surtout les petites et moyennes (PME), celles de taille intermédiaire (ETI) et les start-up, connaissent des difficultés aiguës pour financer leurs fonds propres.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez participé à la rédaction du rapport Ce que l’industrie attend des banques, publié par La Fabrique de l’industrie en novembre dernier ; nous l’avons tous lu attentivement. Est-il possible de financer le développement industriel en France et en Europe, sans produits d’épargne européens ? Ou fait-il en développer pour orienter ce capital, comme nous l’avons fait pour les particuliers, afin de mitiger les risques à l’échelle européenne, en s’appuyant sur l’union des marchés de capitaux ? Peut-on financer l’industrie française et européenne sans passer par un système de retraites par capitalisation, ou devrons-nous adopter un tel système afin de bâtir des fonds de pension à même d’y parvenir ?

Monsieur Gallois, dans votre rapport de 2012 Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, vous avez identifié quatre causes au blocage de l’industrie. L’une était la faiblesse de la structuration et des solidarités industrielles à l’échelle nationale. Considérez-vous que les efforts entrepris il y a plusieurs années pour structurer les industries à l’échelle européenne suffiront à soutenir l’industrie française, en particulier l’industrie haut de gamme, afin de la pérenniser et la redéployer sur le territoire français ? Je pense notamment aux alliances industrielles que sont les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui voient la coopération de pays européens, notamment la France, l’Allemagne et l’Italie, dans des domaines comme les batteries et les semi-conducteurs entre pays européens.

M. Louis Gallois. Créer des produits d’épargne européens, pourquoi pas ; l’idée d’instaurer un plan d’épargne industrie existe également, sur le modèle de l’ancien compte pour le développement industriel (Codevi). Plus fondamentalement, vous posez la question de la retraite par capitalisation : il s’agit d’un débat plus général, qui relèverait d’autres enceintes. Personnellement, je n’ai pas d’avis ferme sur ce point. J’appelle votre attention sur l’assurance vie : en France elle rassemble 2 000 milliards d’euros, placés en euros ou en unités de compte. Dans les contrats en unités de compte, une partie des fonds sont placés en actions. Pourquoi ne pas l’élargir ? Pourquoi ne pas la doter d’un avantage fiscal, pour intéresser les épargnants ? On nous répond que l’assurance vie sert à financer le déficit de l’État. Je souligne que 45 % des capitaux sont placés à l’étranger, dans des placements très sûrs, comme les bons du Trésor allemand ; au Japon, toute l’épargne des résidents est investie au Japon. On pourrait réfléchir à une meilleure utilisation des fonds de l’assurance vie. Jusqu’à présent, les compagnies d’assurances s’y sont montrées très réticentes, mais l’assurance vie relève d’un système propre, ce qui autorise une prise de risque supérieure à celle que la directive du 25 novembre 2009 dite « directive solvabilité II », dont les règles sont très strictes, consent aux assurances. Il existe donc une marge de manœuvre ; il ne s’agit pas de détourner la moitié des 2 000 milliards – peut-être 50 ou 100 milliards, pas plus.

M. Pierre-André de Chalendar. S’il est essentiel d’instaurer un système de retraites par capitalisation, c’est pour financer nos retraites. Il y a un problème de vocabulaire ; c’est en train de changer, mais le terme était tabou : il ne s’agit pas de substituer un système à un autre, mais de créer un complément. Tous les pays qui l’ont fait s’en sont bien trouvés – c’est aussi le cas de nos fonctionnaires. Votre question me conduit à évoquer la propriété du capital de nos grandes entreprises dont les fonds institutionnels étrangers détiennent fréquemment une large part. Ils sont le plus souvent issus de fonds de pension, c’est-à-dire de la retraite par capitalisation, en particulier anglais et américains – les plus développés. Ce système permettrait aussi de conserver les capitaux de nos grandes entreprises.

Avant de poursuivre, je précise que je suis administrateur de la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Ce n’est peut-être pas à moi de le dire, mais il s’agit d’un instrument qui a très bien fonctionné, alors que ce n’était pas évident à sa création. Elle est utile : on pourrait augmenter sa force de frappe en développant ses moyens, en particulier les mécanismes de garantie, qui sont un outil multiplicateur puissant, à même de résoudre une partie du problème lié au risque.

M. Louis Gallois. Je le pense aussi, et je n’ai pas de conflit d’intérêts !

M. Pierre-André de Chalendar. J’en viens aux PIIEC. Les mécanismes européens ont connu des progrès, mais cela reste très compliqué. L’Europe a adopté le règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net » ou Net-Zero Industry Act (NZIA) en réponse à la loi sur la réduction de l’inflation des États-Unis ; il était censé simplifier les procédures mais – j’ai lu ce texte de plusieurs centaines de pages – les critères pour bénéficier des aides sont d’une grande complexité. Ensuite, c’est simple : je pense qu’il a aidé certains projets. Ce n’est pas le seul outil, mais ceux qui existent sont souvent trop compliqués, et ça prend trop de temps.

M. Louis Gallois. Si l’on veut simplifier, à quoi nous échouons constamment, il faut s’intéresser en particulier aux délais. Selon moi, l’administration doit répondre dans un délai donné – deux, trois ou six mois, et pas deux ans ! Quand Luc Rémont, président d’EDF, dit lors d’une conférence le 10 décembre dernier : « C’est l’enfer d’investir en France », il fait référence aux délais : les entreprises ne peuvent pas attendre deux ans l’autorisation de s’implanter sur un site. Les Allemands ne sont pas meilleurs que nous, c’est une consolation, mais elle est maigre.

M. Pierre-André de Chalendar. Sur les terminaux gaziers, ils ont réagi plus vite ! En France, on y arrive quand on fait des exceptions.

Pour moi, le problème est identique pour le crédit d’impôt recherche, qui consiste à exempter les chercheurs de tous les problèmes qu’ont les autres : si les difficultés étaient moindres, nous n’en aurions pas besoin ; de même, on a l’impression que les allègements de charges sont des cadeaux consentis aux entreprises, or ils existent parce que les charges sont trop élevées. Un jour, il faudra bien remettre tout cela à plat.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Merci, messieurs : vous êtes les premiers auditionnés dans cette commission, que le groupe Rassemblement national a lancée avec la volonté d’émettre des propositions concrètes pour lever les freins à la réindustrialisation de la France. Vous avez proposé de nombreuses pistes, très intéressantes – je souscris à la plupart.

Ma première question concerne le financement. Vous l’avez dit, l’épargne, qui se monte à 6 000 milliards d’euros, est un atout français ; elle pourrait être partiellement mobilisée pour soutenir l’effort national de redressement productif. La France ne possède pas de fonds souverain. Considérez-vous que cela serait un outil efficace ?

Vous avez évoqué les difficultés que rencontrent les entreprises pour accéder au financement bancaire. Ces dernières années, les pouvoirs publics ont mené des plans d’investissement. Je pense aux programmes d’investissements d’avenir, qui ont été suivis de France relance, plus précisément consacré au socle industriel – PME et ETI –, puis de France 2030, moins efficace selon moi car il a été concentré sur les percées technologiques et la transition énergétique, en négligeant les PME et les ETI, lesquelles constituent le principal potentiel de réindustrialisation du pays. Comment jugez-vous les priorités choisies ? Ces plans ont-ils été efficaces ?

M. Louis Gallois. S’agissant du fonds souverain, je n’ai pas d’a priori en la matière : toute formule peut être examinée. La Norvège, par exemple, s’est dotée d’un tel fonds. La question qui se pose est celle des modalités de son approvisionnement.

Je sais qu’il convient d’orienter une partie de l’épargne des Français vers l’investissement productif et l’innovation. Or ils n’accepteront une telle orientation que s’ils ont le sentiment que le risque est raisonnable et convenablement rémunéré. Le fonds souverain apporterait-il une garantie aux épargnants qui, directement ou indirectement, y investiraient leur épargne ? Quelle serait la rémunération des fonds investis ? Telles sont les questions qui peuvent être posées. Mais notre réflexion se situe en amont : elle porte sur la manière dont l’épargne peut être orientée vers l’investissement à risque.

Par ailleurs, il est vrai que le financement bancaire est soumis à des règles prudentielles très strictes – et l’on ne peut pas le regretter au vu des méfaits des dernières crises. Je suis dans une situation de conflit d’intérêts puisque, même si ce fut pendant une période limitée, j’ai été commissaire général à l’investissement, mais mon avis sur le fonctionnement du programme d’investissement d’avenir est plutôt positif. Le problème des plans de ce type, c’est qu’on ne sait jamais s’il s’agit de nouvel argent ou d’ancien argent recyclé.

Sur France 2030, j’ai une divergence avec vous, monsieur le rapporteur. Le problème du financement de l’innovation et des nouvelles technologies ne concerne pas que les entreprises de haute technologie. Nos PME vont devoir se mettre à l’intelligence artificielle. La France est, avec l’Italie, le pays d’Europe dans lequel l’industrie utilise le moins la 5G, qui garantit la sécurité et la rapidité du dialogue des machines – je parle d’entreprises dont le chiffre d’affaires atteint 100 millions. Il importe qu’à tout le moins, la France, qui est en retard sur la conception de ces technologies, ne le soit pas dans leur utilisation. Le plan France relance pouvait, du reste, participer à cette politique, mais il est né à la suite de la crise du covid-19 et ses fonds, ai-je compris, n’ont été que partiellement mobilisés.

M. Pierre-André de Chalendar. Qu’il s’agisse des plans d’investissement d’avenir ou du fonds souverain, l’élément déterminant, pour que ces dispositifs soient efficaces, est leur gouvernance. En France, nous parvenons parfois à conjurer nos vieux démons, mais un risque existe dans ce domaine. En Norvège, par exemple, le fonds bénéficie d’une très grande indépendance.

Par ailleurs, France relance a été très efficace et les plans d’investissement se sont améliorés au fil du temps en devenant plus sélectifs ; le risque est de vouloir s’occuper de tout. France 2030 a marqué un progrès supplémentaire à cet égard. En outre, il faut faire en sorte que la gouvernance des plans ne soit pas entravée par des considérations politiques de court terme.

M. Louis Gallois. Le principal risque auquel ces plans sont exposés est celui d’une rebudgétisation, à savoir l’utilisation des fonds pour faire face à des dépenses qui relèvent du budget de l’État.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Gallois, dans votre rapport, vous proposez la création d’un dispositif inspiré du dispositif américain Small Business Innovation Research (SBIR), qui vise à orienter une partie de la commande publique vers les petites et moyennes entreprises (PME) innovantes. Pourquoi cette proposition n’a-t-elle pas retenu l’attention des pouvoirs publics ?

M. Louis Gallois. Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question ! Cela dit, je crois en effet que la commande publique est un instrument sous-utilisé. Certes, les règles européennes imposent qu’elle s’adresse à l’ensemble de l’industrie européenne. Mais cela n’empêche pas un dialogue en amont entre les donneurs d’ordres publics et les entreprises françaises, afin que celles-ci préparent leur réponse – ce que je dis là est à la limite de la correction vis-à-vis de Bruxelles. Le montant annuel des investissements des hôpitaux français s’élevait à 18 milliards d’euros il y a quelques années – il doit être, à l’heure actuelle, probablement plus proche des 20 milliards. Utilise-t-on véritablement cette somme pour structurer notre industrie de santé ? Je n’en suis pas totalement certain au vu des maigres effectifs consacrés à cette activité. Encore une fois, il s’agit, non pas de remettre en cause le caractère européen des appels d’offres, mais de se préparer à y répondre, en particulier lorsqu’il est question d’innovation, très présente dans le secteur de la santé.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Certes, nous devons nous efforcer de réduire les dépenses publiques, mais celles qui correspondent aux marchés publics sont contraintes, presque immuables. Dans ce cadre, tous les dispositifs visant à favoriser les achats français ou le recours à des services fournis par des entreprises françaises doivent être encouragés. Comment le Small Business Act à la française, dont vous préconisez la création, pourrait-il concrètement voir le jour, compte tenu des règles européennes en matière de concurrence ?

Le Rassemblement national a toujours eu à cœur d’autoriser, et non d’imposer, la priorité nationale dans la commande publique. L’Allemagne a opté pour un dispositif – la priorité locale – qui pourrait être une solution de repli, dans la mesure où il est conforme aux règles européennes. Est-ce à un dispositif de ce type que vous songiez en rédigeant votre rapport ?

M. Louis Gallois. Dans mon esprit, ce Small Business Act doit comporter différents volets. L’un d’eux consisterait à réserver une partie de la commande publique aux PME. Dès lors, on le sait, les PME françaises répondraient davantage aux appels d’offres français et les allemandes, par exemple, aux appels d’offres allemands. Mais il conviendrait également d’encourager l’innovation au sein de ces petites et moyennes entreprises, afin de les rendre plus compétitives, et d’alléger la réglementation qui leur est applicable. Il s’agit, de manière générale, de considérer les PME comme un objet de la politique économique, la difficulté résidant dans le choix des critères d’identification de cette catégorie d’entreprises : chiffre d’affaires, nombre de salariés, …

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Chalendar, vous avez affirmé – et je suis d’accord avec vous – que le prix de l’énergie est devenu le premier frein à la réindustrialisation de la France. Vous êtes assez critique à l’égard des règles européennes de tarification de l’électricité, qui privent notre pays de l’avantage compétitif dont elle jouit grâce à l’alliance du nucléaire et de l’hydraulique.

Certes, et je m’en réjouis, les électro-intensifs bénéficient de tarifs préférentiels grâce à Exeltium et à la récente réforme du marché européen de l’énergie. Mais une étude récente de BPIFrance confirme que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France reposent sur nos PME et nos ETI. Pourquoi les priverions-nous de notre avantage compétitif quand les pays d’Europe de l’Est, par exemple, bénéficient de l’attractivité du coût de leur main-d’œuvre ? Ne devrions-nous pas revoir les règles applicables dans ce domaine ?

M. Pierre-André de Chalendar. Je suis assez d’accord. Depuis quarante ou cinquante ans, l’industrie n’est pas défavorisée, sur le plan des tarifs de l’électricité, par rapport aux ménages, mais on ne l’a jamais fait bénéficier de ce que l’on pourrait appeler la rente nucléaire. Pour les industriels gros consommateurs d’énergie – je pense à la chimie ou à l’aciérie, par exemple –, son coût est vital. Par conséquent, si on ne leur offre pas des tarifs compétitifs, ils s’en iront. C’est ce qui est en train de se passer, et c’est très grave. Mais toutes les entreprises et toutes les industries sont concernées.

On a privilégié le consommateur particulier de manière générale, et en particulier dans le domaine de l’électricité. Les entreprises françaises sont actuellement soumises à un tarif plutôt inférieur à celui qui est pratiqué ailleurs en Europe, mais les ménages des autres pays européens paient leur électricité beaucoup plus cher que les ménages français. On pourrait donc déplacer le curseur. Pour dire les choses autrement, si EDF envisage un prix moyen de 70 euros le mégawattheure, le tarif appliqué aux industriels pourrait être inférieur à 69 euros. Au demeurant, le tarif de 70 euros me paraît élevé. Ces dernières années, EDF a accompli d’importants progrès dans l’utilisation de ses centrales nucléaires – et elle peut encore améliorer les choses, comme l’ont montré les résultats de 2024 –, si bien que l’ensemble des entreprises peuvent bénéficier de tarifs plus bas si les volumes augmentent grâce à la décarbonation et que les nouvelles centrales sont au point.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je m’adresse aux capitaines d’industrie que vous avez tous deux été.

Monsieur de Chalendar, quelle est la recette pour qu’une entreprise française réussisse à l’international, à l’instar de Saint-Gobain ?

Monsieur Gallois, Airbus est un fleuron national et européen. Ce groupe, qui est le fruit de la coopération de différents États et de leurs entreprises respectives, aurait-il pu voir le jour en ce moment, compte tenu des règles imposées par l’Union européenne en matière de concurrence ?

M. Pierre-André de Chalendar. Saint-Gobain, qui a 360 ans d’âge, a commencé à s’internationaliser à la fin du XIXe siècle et est actuellement présent industriellement dans quatre-vingts pays – cela demande du temps. Pour cette entreprise, l’enjeu, en matière d’électricité, est davantage lié à la décarbonation qu’à la compétitivité, car ses produits sont plutôt locaux. À la différence d’Airbus, elle s’installe dans un pays pour y vendre les produits qu’elle y fabrique. Ainsi, on investit en France parce que le marché français croît, en raison de la politique de rénovation énergétique. Pour ce type d’industries, la problématique est différente de ce qu’elle est pour celles dont les produits voyagent et dont le site de production doit être compétitif.

M. Louis Gallois. Si l’on appliquait encore les règles européennes en vigueur jusqu’à la crise liée à la Covid-19, il ne serait probablement pas possible de créer Airbus. Ces dernières années, Mme Vestager puis son successeur ont fait évoluer ces règles, comme l’illustrent les PIIEC. De fait, on a pris conscience de la nécessité – sur laquelle du reste insiste le rapport Draghi – de constituer des entreprises européennes plus fortes, si bien qu’un rapprochement tel que celui qui a donné naissance à Airbus, impossible à l’époque où l’on a refusé la fusion entre Alstom et Siemens, redeviendrait possible. La jurisprudence est en train d’évoluer.

M. Roger Chudeau (RN). Dans un document de travail Réindustrialisation de la France à horizon 2035 de juillet 2024, France Stratégie identifie quatre scénarios de réindustrialisation et trois enjeux majeurs pour une réindustrialisation dite désirable. Ces trois enjeux sont la main-d’œuvre, le sol et l’eau, et l’énergie.

Parlons de la main-d’œuvre. D’après ce document, il faudrait, pour augmenter notre tissu industriel de 12 %, embaucher 500 000 à 700 000 nouveaux opérateurs. Par ailleurs, il faudra, pour des raisons démographiques, en remplacer environ 300 000 d’ici à 2030. Le défi est donc considérable. Or la formation, initiale et professionnelle, relève de divers ministères et instances. Comment peut-on coordonner ces multiples acteurs de manière à produire, d’ici à 2030, plus de 1 million de nouveaux opérateurs ?

M. Louis Gallois. C’est une question politique qui n’est pas de mon ressort. Je ne suis pas capable de vous dire, par exemple, s’il faut retirer la tutelle des lycées professionnels aux régions pour la ramener dans le giron de l’État – je m’élèverais au-dessus de ma condition si j’entrais dans ce débat. En revanche, je sais que le lycée professionnel est un enjeu majeur pour le pays, car 40 % des jeunes y sont formés. Or je constate que beaucoup des formations qui y sont dispensées ne débouchent sur rien. Une réforme est donc nécessaire, mais le personnel enseignant doit l’accepter, l’« acheter ». Certains éléments peuvent faciliter les choses. Par exemple, un professeur de lycée professionnel touche davantage d’argent en tant qu’enseignant qu’en tant que maître d’apprentissage. Peut-être peut-on trouver des solutions pour l’inciter à être maître d’apprentissage. Par ailleurs, n’oublions pas la formation continue des 2 millions de personnes qui travaillent actuellement, c’est-à-dire le stock. C’est également un enjeu essentiel.

M. Pierre-André de Chalendar. J’irai plus loin. L’une des raisons principales du succès de l’apprentissage au cours des dernières années est la plus grande implication des entreprises. Il faut donc rapprocher les lycées professionnels des entreprises en permettant à ces dernières de jouer un rôle plus important dans la gouvernance.

M. Louis Gallois. J’émettrai un bémol concernant l’apprentissage. Je me réjouis de son développement, car il a été mis sous les feux de l’actualité et est redevenu attractif. Mais il concerne l’enseignement supérieur et les services. Il doit donc être repris en main et étendu aux lycées professionnels et à l’enseignement secondaire, afin que l’industrie s’en saisisse car, actuellement, elle y a beaucoup moins recours que l’artisanat et les services.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez dit que l’abandon de l’industrie était culturel. Je citerai deux exemples.

L’État, qui possède 100 % d’EDF, pourrait lui imposer de vendre son électricité au tarif de 50 euros le mégawattheure. Or il ne fait rien ; il est spectateur. Comment l’expliquez-vous ? Y a-t-il des résistances en son sein ?

Quant à la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), en cours de finalisation, elle a été entièrement conçue par les technocrates et l’administration : le Parlement n’y a pris aucune part. Or elle vise à poursuivre la même politique énergétique. Ainsi, il est prévu de consacrer, sur dix ans, 120 milliards supplémentaires aux énergies renouvelables tandis que le nucléaire se dégrade lentement et sûrement.

Voilà deux exemples qui montrent que l’État a les leviers pour agir mais n’applique pas la politique qui favoriserait la réindustrialisation que, pourtant, il promet. Pourquoi ?

M. Pierre-André de Chalendar. Vous me demandez de sortir de mon domaine. Je n’ai pas de réponse à votre question, et ce n’est pas à moi d’y répondre. Je constate, d’une part, que le programme nucléaire annoncé par le président de la République prend du retard, d’autre part, que le mécanisme sur lequel l’État s’est mis d’accord avec EDF en novembre 2023 n’a pas fonctionné. Il est urgent que des décisions soient prises.

M. Louis Gallois. La prochaine PPE est pour le moins surprenante. Aucune modification n’a été apportée à ce que l’on a connu par le passé. Certes, le nucléaire est mentionné – c’est déjà un progrès –, mais on continue de vouloir développer les énergies renouvelables dans des conditions financières qui n’ont pas été appréciées ; leur coût complet n’est pas mis sur la table. Nous savons que 40 des 100 milliards que Réseau de transport d’électricité (RTE) doit investir dans les nouveaux réseaux sont affectés aux éoliennes offshore. Or cet investissement est pris en compte, non pas dans le coût des énergies renouvelables, mais dans celui des réseaux : c’est le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe) qui assurera son financement. Cette PPE mériterait donc d’être davantage travaillée, si je puis me permettre, et ne devrait pas être publiée trop rapidement.

Sur EDF, j’apporterai une petite nuance à ce qu’a dit mon voisin. L’Arenh a joué son rôle pour les électro-intensifs, mais c’était un mécanisme infernal pour ce qui était de sa partie réservée aux producteurs d’électricité dits nouveaux, lesquels n’étaient en fait que des intermédiaires qui prenaient leur marge. De fait, ils achetaient le mégawattheure 42 euros et le revendaient au prix du marché, qui pouvait atteindre 60 ou 70 euros. Il a fallu que, dans son immense sagesse, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) s’aperçoive de cette difficulté pour prendre quelques sanctions. J’ajoute que, pour abonder l’Arenh, EDF était obligé d’acheter de l’électricité sur le marché et de le revendre 42 euros le mégawattheure ! Un tel mécanisme ne pouvait pas perdurer.

M. Pierre-André de Chalendar. Nous sommes bien d’accord !

M. Louis Gallois. Par ailleurs, je ne crois pas qu’à ce jour, nous ayons pris un retard très important sur le programme nucléaire puisque l’avant-projet détaillé du réacteur de type Evolutionary Power Reactor 2 (EPR2) n’est pas encore achevé. C’est un projet très complexe : il s’agit de simplifier l’EPR pour qu’il soit moins coûteux. Le travail administratif se poursuit. Je souhaite que lorsqu’EDF annoncera que le programme est prêt, il puisse être lancé immédiatement. Les opérations de génie civil ont débuté sur le site de Penly, mais il ne faut pas que les obstacles administratifs ou les lenteurs du processus de décision paralysent le chantier. Encore une fois, tant qu’EDF n’a pas achevé l’avant-projet détaillé et remis son devis, le programme ne peut pas être lancé.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Non seulement la PPE, qui nous sera imposée par décret, va dilapider des dizaines de milliards d’euros dans des énergies intermittentes qui fragilisent le parc nucléaire existant – puisque les corrosions sous contrainte seraient dues précisément à l’intermittence –, mais celles-ci ne garantissent pas la sécurité de l’approvisionnement électrique du pays en toutes circonstances.

Monsieur Gallois, vous préconisez, dans votre rapport, de mener des recherches sur l’exploitation des gaz contenus dans notre sous-sol. Ceux-ci pourraient produire une rente intéressante, qui assurerait des recettes à l’État et permettrait, pourquoi pas, de financer l’industrie nationale. Un rapport commandé en 2012 par M. Montebourg évaluait à 100 milliards sur trente ans le montant de la rente qu’offrirait l’exploitation – bien entendu, par des méthodes très écologiques – des gaz de schiste français.

M. Louis Gallois. Je ne suis pas contre les énergies renouvelables ; j’estime qu’elles n’ont plus besoin d’être subventionnées. Par ailleurs, la question de leur priorité d’accès au réseau doit être abordée d’une manière très simple : il s’agit de mettre sur le réseau l’électricité au coût marginal le plus faible, qu’elle soit issue d’énergies renouvelables ou non. Il arrive que ce soit le solaire, mais c’est très souvent le nucléaire – surtout si l’on prend en compte le véritable coût marginal.

S’agissant des gaz de schiste, la formule que j’ai employée était ambiguë – elle contenait une certaine dose d’hypocrisie : j’ai indiqué qu’il fallait relancer non l’exploitation, mais la recherche, pour savoir si ces gaz existaient. Cela m’a valu une avalanche de coups de trique sur le dos. Mais nous aurons encore besoin de gaz pendant trente ans. Si nous sommes capables de l’exploiter dans des conditions écologiquement acceptables sur le sol national, pourquoi ne pas le faire ?

Mme Florence Goulet (RN). L’ancien État stratège, doté d’une vision de l’aménagement du territoire, a cédé la place à des baronnies qui se sont constituées à la faveur de la décentralisation et sont directement branchées, si je puis dire, sur l’Union européenne. Cette complexité territoriale n’est-elle pas elle-même un frein à la réindustrialisation ?

M. Louis Gallois. L’État stratège ne peut pas être celui qu’il était dans les années 1960 ou 1970 : la mondialisation s’est développée, nos industries sont davantage exposées à la compétition internationale… J’ai connu l’époque où M. Monod pouvait imposer à une entreprise d’implanter une usine à un endroit donné. En tant que directeur général de l’industrie, j’aurais rêvé de pouvoir faire cela, mais nous n’en sommes plus là.

Cela ne signifie pas pour autant que l’État n’ait aucun rôle à jouer. Il a une responsabilité en matière d’aménagement du territoire : il doit créer les conditions propices à l’accueil des industries. Nous avons étudié les raisons pour lesquelles certains territoires attirent les industries, et nous nous sommes aperçus que ces territoires vont bien parce que des personnes ont relayé leurs énergies : MM. Vitrat et Malvy à Figeac ou M. Méhaignerie à Vitré, par exemple. Je pense également à la Vendée militaire ou au bassin d’Oyonnax. Il faut les accompagner, notamment en veillant à ce que le territoire dispose de logements, d’écoles, de services publics, de transports… À Castres, par exemple, l’autoroute A69 est nécessaire. Je suis également favorable au contournement de Nîmes, pour permettre au bassin d’Alès d’avoir un accès direct à l’autoroute. Telle est, selon moi, la nouvelle responsabilité de l’État : il doit faire en sorte que les conditions d’accueil de l’industrie soient bonnes, notamment en assouplissant davantage les règles applicables au foncier car, actuellement, le préfet qui prend une mesure d’assouplissement reçoit une volée de bois vert dans les médias. L’État doit également jouer un rôle en matière d’innovation et de recherche. BPIFrance est une émanation de l’État.

M. Pierre-André de Chalendar. La commande publique est également un outil précieux.

M. André Gallois. J’ose à peine le dire devant mon voisin : l’État doit planifier son action, de manière que les industriels aient une visibilité sur ses projets, tout en laissant vivre les énergies des territoires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Chalendar, vous avez évoqué le fameux MACF. Dans une de ses études, La Fabrique de l’industrie précise qu’en taxant les matières premières, les utilités comme l’acier ou l’aluminium, on pénaliserait l’industrie européenne et qu’il faudrait donc taxer plutôt les produits finis ou semi-finis pour éviter d’inciter les industriels à aller construire des voitures en Turquie, par exemple. Qu’en pensez-vous ? Quels pourraient être, selon vous, les mécanismes intelligents de protectionnisme économique ?

M. Pierre-André de Chalendar. La Fabrique a beaucoup réfléchi à cette question et, je le reconnais, nos études m’ont fait changer d’avis. Le MACF est une bonne idée, comme je le pensais, mais elle a été mal mise en œuvre, car on a voulu que ce mécanisme soit compatible avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Or non seulement les Européens sont les seuls à avoir cette préoccupation, mais cela n’empêche pas les Américains ou les Chinois de le dénoncer comme un outil protectionniste.

Le MACF a trois défauts principaux : l’aval – les industriels de l’automobile, par exemple, sont tentés d’aller construire leurs voitures à l’étranger pour avoir accès à un acier moins cher puisque les voitures, elles, ne seront pas taxées ; l’export ; le contrôle de l’origine – un pays dont 20 % de l’énergie est décarbonée prétendra que tous les produits qu’il exporte ont été fabriqués grâce à cette énergie-là.

Pour ces raisons, nous avons indiqué que ce mécanisme ferait plus de mal que de bien. Il faut donc le revoir entièrement et, comme je ne suis pas convaincu qu’il puisse être amendé, opter pour une véritable taxe aux frontières, même si celle-ci n’est pas compatible avec les règles de l’OMC.

En attendant, tant que l’on n’est pas assuré que le mécanisme fonctionne correctement, il ne faut pas abandonner les quotas gratuits car, d’après nos études, c’est ce qui détruira le plus d’emplois. Les industriels se sont battus, à Bruxelles, en faveur de leur maintien, en vain. Je suis favorable à la décarbonation – il est bon que l’Europe soit en avance –, donc à un mécanisme aux frontières, puisqu’il n’existera pas de taxe carbone mondiale avant très longtemps.

M. le président Charles Rodwell. Merci beaucoup. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utile de transmettre à notre commission d’enquête.

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2.   Audition commune, ouverte à la presse, de M. Clément Beaune, Haut commissaire au plan, commissaire général à la stratégie et à la prospective, M. Cédric Audenis, commissaire général adjoint, M. Grégory Claeys, directeur du département économie, et de M. Maxime Gérardin, chef de projet « Transition énergétique » au sein de France Stratégie

M. le président Charles Rodwell. Monsieur le haut-commissaire, je vous remercie de répondre à notre invitation, une semaine après votre nomination à la tête de France Stratégie. Nous allons notamment évoquer l’étude Réindustrialisation de la France à horizon 2035 : besoins, contraintes et effets potentiels, à laquelle MM. Grégory Claeys et Maxime Gérardin ont contribué, qui a été publiée par France Stratégie en juillet dernier, soit avant votre nomination à la tête de cette institution.

Tout le monde se souvient que vous avez été secrétaire d’État chargé des affaires européennes dans le gouvernement de Jean Castex, puis ministre délégué chargé successivement de l’Europe et des transports dans le gouvernement d’Élisabeth Borne.

Il serait de bon augure que vous évoquiez dans votre intervention liminaire l’évolution de la situation de l’industrie en France, mais aussi des législations française et européenne au cours de la décennie écoulée.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Clément Beaune, Cédric Audenis, Grégory Claeys et Maxime Gérardin prêtent successivement serment.)

M. Clément Beaune, haut-commissaire au Plan et commissaire général à la stratégie et à la prospective. C’est un plaisir pour moi de me revenir dans cette assemblée que j’ai quittée il y a quelques mois, même si je me retrouve dans une position un peu baroque puisque je n’exerce mes nouvelles fonctions que depuis une semaine, l’étude dont nous allons parler ayant donc été réalisée avant. Votre convocation, datée du 6 mars, était d’ailleurs adressée à Cédric Audenis, commissaire général adjoint. Il me semblait néanmoins important de venir répondre aux questions de la représentation nationale, étant entendu que je laisserai les auteurs de l’étude vous apporter l’information la plus précise possible.

Cette étude donne un éclairage sur les freins à la réindustrialisation, le cœur de vos travaux, mais elle a analysé le phénomène de manière prospective – nous pourrons revenir sur la décennie écoulée, comme vous m’y invitez – essayant d’identifier les contraintes ou les blocages qui freinent notre industrie, ainsi que les domaines dans lesquels nous devons mobiliser nos ressources et faire jouer des leviers pour réaliser l’ambition de réindustrialisation. Elle décrit plusieurs scénarios possibles, chiffres à l’appui. Dans quel contexte a-t-elle été réalisée ? Une mission plus large avait été d’abord confiée, à la fin de 2023, à M. Olivier Lluansi – que vous recevez cet après-midi – par le ministre de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et par le ministre délégué chargé de l’industrie. L’étude de France Stratégie, composante et éclairage de ce travail plus large, a été publiée à la fin de l’été 2024.

En élaborant ces quatre scénarios documentés, France Stratégie remplit sa mission qui consiste à éclairer le débat public. On pourrait évidemment multiplier le nombre de scénarios, mais ceux qui ont été retenus donnent des ordres de grandeur intéressants pour imaginer les leviers et contraintes en matière de réindustrialisation. Chacun est défini par un pourcentage du PIB prêté à l’industrie à l’horizon de 2035 : 8, 10, 12 et 15 %. Le premier scénario décrit un déclin plus qu’une réindustrialisation, tandis que le deuxième prévoit une stabilisation. Seuls les deux derniers dépeignent une réindustrialisation effective, plus ou moins rapide et ambitieuse.

Dans chaque cas, particulièrement quand on dessine un scénario de réindustrialisation plus ou moins ambitieux, il faut envisager les contraintes à lever, les décisions à prendre, les ressources nécessaires. Quatre ressources contraintes ont été identifiées et étudiées : la main-d’œuvre, l’énergie, l’eau et le foncier – qui est lié au fameux objectif zéro artificialisation nette (ZAN) dont il est beaucoup question au Sénat en ce moment. Dans le scénario à 15 %, la réindustrialisation exerce une pression très forte et différenciée sur les ressources. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut pour cela abandonner l’ambition de réindustrialisation – ce n’est pas la mission de France Stratégie et certainement pas mon opinion personnelle. Cette forte pression montre que, si nous voulons que la réindustrialisation soit crédible, il ne suffit pas de la décréter, il faut trouver des réponses aux contraintes ou blocages concernant au moins ces quatre types de ressources.

Prenons d’abord la ressource en main-d’œuvre et voyons quelle est l’ampleur de l’effort à produire. Le scénario à 12 % exigerait la création de 740 000 emplois nouveaux entre 2022 – c’était le point de départ de l’étude – et 2035. Pour simplifier, disons qu’il faudrait créer environ 50 000 emplois nouveaux nets dans l’industrie chaque année, alors que le rythme a été de quelque 15 000 créations par an pendant les sept dernières années, ce qui est déjà bien par rapport aux années précédentes. L’objectif est ambitieux mais réalisable. Comment faire face à ces besoins supplémentaires de main-d’œuvre ? L’étude n’avait pas à répondre à cette question, mais elle esquisse des solutions : améliorer le pouvoir d’attraction des métiers de l’industrie et la communication dont ils font l’objet ; adapter la formation. Même si elle n’entre pas dans le détail, l’étude nous donne une idée de l’effort à consentir pour que notre système de formation monte en puissance et que les métiers de l’industrie soient attrayants – ce qui touche sans doute au déroulement des carrières et au niveau des salaires.

La ressource en énergie est un facteur clé de la réindustrialisation. En l’état des choses, le scénario à 15 % serait incompatible avec la trajectoire de production d’énergie envisagée programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) chère à M. Jean-Philippe Tanguy. Même en optant pour des choix politiques différents, la pression resterait très forte car un horizon de dix ans est très proche quand il s’agit de produire l’énergie décarbonée nécessaire à cette ambition de réindustrialisation. Partant de la situation actuelle, on touche aux limites de nos capacités de production dès le scénario à 12 %. Même si elle précède la PPE, l’étude de France Stratégie est proche des hypothèses qui y sont formulées. Elle table notamment sur une très forte augmentation de la production nucléaire par la mobilisation du parc existant et l’augmentation du nombre de réacteurs. Quels que soient les efforts consentis, la mise en service de nouveaux réacteurs paraît cependant difficile, pour ne pas dire impossible, avant 2035. Le levier le plus facilement mobilisable est l’éolien terrestre, ce qui relève d’un choix politique, si l’on veut atteindre l’objectif de réindustrialisation.

La ressource foncière est d’actualité. La loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi climat et résilience », avait prévu une division par deux de l’artificialisation nette des terres chaque année jusqu’au début des années 2030. Si l’on respectait ces objectifs, quelque 12 000 hectares seraient disponibles chaque année pour de nouveaux projets, tous usages confondus. Dans le scénario à 12 %, les projets industriels nouveaux consommeraient 2 000 hectares de foncier supplémentaire par an, soit quelque 17 % de l’enveloppe annuelle globale française. Sachant que ce taux se situe actuellement aux alentours de 5 %, l’industrie prendrait alors une part très importante du foncier disponible. S’agissant des débats actuels sur le ZAN, je suis réticent à l’idée de supprimer un palier intermédiaire : sans objectifs intermédiaires, il est compliqué de construire une trajectoire. En revanche, j’estime qu’il serait bon de décompter les projets d’envergure nationale et européenne des enveloppes allouées sur le plan local : cela faciliterait la gouvernance des collectivités locales et allégerait les contraintes pesant sur ces projets. L’étude montre que le foncier disponible est réparti de manière très inégale d’une région à l’autre, et qu’il est le plus abondant dans la région Grand Est.

L’eau est une ressource plus négligée car elle est moins problématique pour l’industrie – qui en consomme 6 % en France – que pour l’agriculture. Dans un scénario ambitieux de réindustrialisation, il faudrait néanmoins se pencher sur la gouvernance et faire évoluer ou assouplir la réglementation concernant l’industrie.

Comme vous m’y invitez, je vais dire quelques mots de l’évolution des législations française et européenne concernant l’industrie. La politique industrielle a été essentiellement fiscale : baisse des impôts de production ; baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) ; montée en puissance de mesures plus anciennes telles que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), le pacte de responsabilité et la réforme du crédit d’impôt recherche (CIR), qui bénéficie notamment aux plus petites entreprises. Des moyens considérables ont été accordés à l’industrie dans le cadre de plans d’investissements : le plan France relance, le plan France 2030 – alimenté par le programme d’investissements d’avenir (PIA), ce dernier a reçu une enveloppe de 54 milliards d’euros, dont 21 milliards ont été dévolus à l’industrie.

L’action européenne est un sujet qui me tient à cœur. On parle beaucoup de contraintes ou de leviers normatifs européens qui pourraient aller ou non dans le sens de notre logique de réindustrialisation. Quoi qu’il en soit, le débat sur la réindustrialisation se situe en grande partie à l’échelon européen. Sous la pression de la France notamment, des efforts ont été faits pour assouplir la politique commerciale ou la faire évoluer dans le bon sens en matière industrielle : mesures de réciprocité dans l’ouverture des marchés publics, même si elles concernent davantage les services que l’industrie ; instruments antisubventions qui permettent de sanctionner des industries extra-européennes qui sont subventionnées alors que leurs homologues européennes le sont moins ou pas du tout. Le logiciel européen a changé dans ce domaine, même s’il reste à faire concernant les règles de concurrence.

En matière de climat, le pacte vert pour l’Europe a été adopté. Je citerai une seule mesure, à la frontière de la politique climatique et de la politique commerciale, qui représente une réelle avancée : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Certains industriels le critiquent, mais je pense qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. De manière assez transpartisane, nous nous sommes battus pour que l’Europe puisse imposer ses conditions aux entreprises extra-européennes qui veulent avoir accès à son marché quand elle applique des standards sociaux ou environnementaux qui coûtent cher aux entreprises européennes. Le MACF, l’un de ces mécanismes équitables, est une bonne idée et la condition de notre réindustrialisation. Encore faut-il qu’il fonctionne. Il faut donc se pencher sur le nombre de secteurs concernés et remédier aux failles et fuites identifiées. Si une industrie chinoise déclare que sa production d’électricité décarbonée – 20 à 30 % – est intégralement consacrée à ses exportations, on ne pourra pas le vérifier. Elle fera alors figure d’exportateur vert, même si ce n’est pas le cas, ce qui pourrait désavantager ses concurrents européens. Le MACF doit entrer en vigueur en 2026. À mon avis, il faut le laisser vivre et le suivre de très près pour pouvoir l’améliorer ou l’ajuster, mais il ne faut pas le tuer. Il a été soutenu par de nombreuses forces politiques françaises et nous avons mis beaucoup de temps à le faire admettre à nos partenaires européens qui y voyaient du protectionnisme ou de la mauvaise politique industrielle.

M. Grégory Claeys, directeur du département économie de France Stratégie. Ma présentation de cette étude, publiée en juillet 2024, va être succincte car l’essentiel a déjà été dit par Clément Beaune. Nous nous sommes concentrés sur l’aspect prospectif et quantitatif de la mission confiée à Olivier Lluansi. Nous devions analyser différents scénarios de réindustrialisation et évaluer leur impact sur différentes variables : la main-d’œuvre ; l’énergie et les émissions de CO2 ; les ressources naturelles que sont l’eau et le foncier ; les différentes variables macroéconomiques présentant un intérêt pour la mission – la balance commerciale, l’investissement, la recherche et développement.

Nous avons été aidés par un groupe de travail constitué de personnes issues de diverses administrations – le Trésor, la direction générale des entreprises (DGE), la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), le secrétariat général à la planification écologique (SGPE) et l’Insee – et les opérateurs Réseau de transport d’électricité (RTE) et la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Nous nous sommes aussi appuyés sur des travaux publiés par Réseau de transport d’électricité (RTE) en 2023.

Les quatre scénarios de réindustrialisation à l’horizon de 2035 ont été définis par leur valeur ajoutée manufacturière dans le PIB. La valeur ajoutée manufacturière est la production manufacturière de laquelle on a retranché les consommations intermédiaires des autres secteurs. Dans cette étude, nous nous sommes concentrés sur les branches manufacturières, ce qui exclut l’agriculture et les services, mais aussi les industries extractives, la production d’électricité, les réseaux d’eau et d’énergie, la construction, la logistique et le transport. C’est vraiment l’industrie manufacturière en tant que telle dont il est question ici.

Comme France Stratégie travaille toujours sur le long terme, nous avons fait un graphique qui permet de situer les quatre scénarios dans le prolongement d’une trajectoire qui retrace l’évolution de la valeur manufacturière française en volume depuis 1950.

 

On visualise immédiatement que, loin de décrire une réindustrialisation, le scénario à 8 % marquerait même une rupture avec la tendance passée. En revanche, le scénario à 10 %, qui n’a pas l’air très ambitieux puisque le taux actuel est de 9,5 %, serait un retour à la tendance observée depuis les années 1950. Ce ne serait déjà pas si mal. Le scénario à 12 % dessine une performance inédite depuis les années 1960-1970. Si le scénario à 15 % se matérialisait, ce serait du jamais vu – la courbe s’envole sur le graphique. Une fois ce visuel en tête, on peut fixer des objectifs réalistes et souhaitables.

Quelles ressources faut-il mobiliser pour réaliser ces différents scénarios ? Nous nous sommes tout d’abord intéressés aux besoins en main-d’œuvre, au nombre et aux types d’emplois nécessaires pour réindustrialiser. L’industrie manufacturière compte 3,1 millions d’emplois, soit 11 % du total.

 

Pour réaliser le scénario à 12 %, il faudrait créer 740 000 emplois supplémentaires entre 2022 et 2035 – il faut garder ce chiffre en tête car il est très élevé. En nombre, les premiers bénéficiaires d’une réindustrialisation de ce niveau seraient les ouvriers qualifiés et les agents de maîtrise. En termes de croissance des effectifs, cette réindustrialisation profiterait surtout aux ingénieurs, aux cadres et aux personnels d’études et de recherche. Compte tenu de la montée en compétences dans l’industrie, il est normal que ces métiers soient les plus demandés. Les créations d’emplois pourraient se heurter à plusieurs écueils : les tensions existantes dans de nombreux métiers ; les nombreux départs en retraite ; la faible attractivité de ces métiers, en particulier ceux qui sont les moins qualifiés.

La nécessité de décarboner notre industrie manufacturière va pousser à réduire la consommation directe d’énergies fossiles et les émissions directes de CO2. En contrepartie, il faudra électrifier, c’est-à-dire produire beaucoup plus d’électricité.

Est-ce faisable ? Dans le scénario à 12 %, on atteindrait quasiment les limites car on ne peut pas construire des centrales nucléaires supplémentaires d’ici à 2035. Il faudrait donc mobiliser au maximum le nucléaire existant et faire croître les énergies renouvelables conformément à ce qui a été prévu. Seul un développement accru de l’éolien terrestre permettrait d’aller plus loin. Dans le scénario à 15 %, la consommation d’électricité par l’industrie serait gigantesque, supérieure à la production possible.

La gestion des ressources naturelles finies – le sol et l’eau – a fait l’objet de politiques publiques importantes. Le scénario à 12 % impliquerait de mobiliser 2 000 hectares de foncier supplémentaires par an, alors qu’il faudrait se limiter à 12 000 hectares pour tous les usages afin de respecter l’objectif ZAN. L’industrie accaparerait ainsi 17 % du foncier supplémentaire dévolu à tous les usages, contre 5 % actuellement. De même, les prélèvements d’eau augmenteraient fortement si on n’améliore pas les procédés.

S’agissant des effets macroéconomiques de ces scénarios de réindustrialisation, nous indiquons qu’il faut prendre nos données avec prudence. Certains modèles macroéconomiques n’étant pas disponibles, nous n’avons pas pu prendre en compte tous les éléments.

M. le président Charles Rodwell. Pourriez-vous nous donner des précisions sur la répartition des ressources énergétiques que vous envisagez ? Pour faire vos prévisions, vous êtes-vous appuyés sur des études réalisées dans d’autres pays, sur les scénarios de RTE ou d’autres travaux réalisés avant les vôtres ?

En ce qui concerne les besoins en main-d’œuvre, vous avez insisté sur le scénario à 12 %. Même dans le scénario à 10 %, on voit une évolution très forte des types de qualifications requises. Monsieur le haut-commissaire, quel bilan faites-vous des politiques menées au cours des dernières années, notamment en matière d’apprentissage et de diminution du coût du travail par le biais d’allégements des cotisations ? Selon vous, quelles mesures supplémentaires faudrait-il prendre dans ce domaine pour soutenir l’effort de réindustrialisation dans les années à venir ? Pour ma part, je pense aux lycées professionnels et à la formation continue.

Les ressources financières sont déterminantes pour faire progresser la part de l’industrie dans le PIB. En tant que ministre délégué aux transports, vous avez été en charge d’une bonne part du financement de nos infrastructures. Comment évaluez-vous l’évolution et la réorientation de notre épargne à travers les produits créés dans la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte », et par des dispositifs européens, afin de stimuler ces investissements ? Dans son rapport sur la compétitivité européenne, Mario Draghi plaide pour un programme d’investissements de 800 milliards d’euros. Qu’en pensez-vous ? Pour stimuler l’épargne à l’échelle européenne, que pensez-vous d’initiatives telles que l’union des marchés de capitaux ou les alliances industrielles qui constituent des partenariats public-privé ?

M. Clément Beaune. Certains leviers, tels que la réforme de l’apprentissage, ont déjà été activés pour répondre aux besoins de main-d’œuvre. Dans un scénario de réindustrialisation ambitieux ou très ambitieux, il y aurait une forte demande d’ouvriers qualifiés, de techniciens et d’agents de maîtrise. Pour ces catégories, il existe un lien évident entre la formation – sa nature et sa qualité – et l’emploi. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce lien est moins net dans le cas des personnels très qualifiés tels que les scientifiques ou les ingénieurs. Les réformes portant sur l’apprentissage et les diplômes de type bac professionnel, bac technologique, brevet de technicien supérieur (BTS) ou diplôme universitaire de technologie (DUT) sont donc fondamentales. Si vous changez la qualité de ces formations et si vous orientez plus de personnes vers ces filières, vous pouvez obtenir un effet important sur l’emploi d’ouvriers qualifiés, de techniciens et d’agent de maîtrise dans l’industrie.

Pourquoi le lien est-il plus faible en ce qui concerne les emplois très qualifiés ? Une bonne partie des étudiants formés dans des filières scientifiques et des écoles d’ingénieurs choisissent des métiers différents. Le métier d’ingénieur et de cadre de l’industrie n’est choisi que par 22 % des étudiants qui ont une formation correspondante. Tant mieux si nos écoles d’ingénieurs et nos formations scientifiques forment des gens qui sont recherchés et reconnus en France et à l’étranger, y compris dans d’autres filières que les leurs. Mais c’est un énorme problème pour l’industrie qui se retrouve en compétition, notamment avec les services et la finance, quand elle veut recruter des personnels très qualifiés.

Les effectifs de l’apprentissage augmentent. Il faut encourager cette tendance. Notre programme de travail des prochains mois inclura l’impact – c’est un débat politique – du niveau de soutien à l’apprentissage sur la poursuite de la réforme et sur l’augmentation du nombre d’apprentis. Compte tenu des choix budgétaires à venir, il faut éclairer ce débat.

Nous savons d’ores et déjà que le cœur de la réforme se situe aux niveaux « ouvrier qualifié », « technicien » et « agent de maîtrise ». Pour les autres, il faut agir sur les salaires, sur les conditions de travail et sur l’attractivité des métiers, notamment en les faisant mieux connaître.

Dans toute l’industrie, il faut encourager la féminisation. De nombreuses femmes, tous diplômes confondus, s’interdisent des métiers industriels réputés masculins ou pénibles. Elles représentent un vivier de recrutement que l’égalité et l’efficacité exigent de développer.

La mobilisation et la réorientation de l’épargne sont des sujets à dimension nationale et européenne. Chacun comprend que les priorités politiques actuellement en débat, notamment la défense et la transition écologique, exigeront des investissements massifs, en France et ailleurs en Europe. Si les finances publiques de la France sont dégradées, l’Union européenne est une zone économique qui ne manque pas d’épargne et qui, globalement, n’est pas surendettée.

Des leviers, notamment des produits d’épargne, peuvent être envisagés à l’échelon européen. Le rapport Draghi du 9 septembre 2024 sur le futur de la compétitivité européenne en évoque plusieurs, prudemment – ceux qui ont été employés n’ont pas toujours suscité un fort attrait. Quoi qu’il en soit, le besoin d’investissement à l’échelon européen est très fort.

Le plan de relance adopté au lendemain de la crise de la Covid, fondé sur un emprunt qu’il faudra rembourser – l’emprunt n’est pas la solution à tout –, le démontre. À titre personnel et donc sans validation scientifique par France Stratégie, l’ordre de grandeur de 800 milliards évoqué par Mario Draghi me semble une bonne épure.

Le rapport Draghi, auquel je souscris pleinement, évoque plusieurs leviers, celui du financement privé grâce à l’union des marchés de capitaux et celui du financement public mobilisant des capacités d’emprunt supplémentaires, au profit de la défense notamment, dans le cadre d’un budget européen significativement augmenté – l’augmenter de 800 milliards revient à peu près à le doubler.

M. Grégory Claeys. Sur l’énergie, nous avons travaillé main dans la main avec RTE, qui nous a fourni ses scénarios de prospective et nous a aidés à réaliser nos simulations. Même antérieurs à la PPE, ses scénarios se sont avérés assez justes.

M. le président Charles Rodwell. Avez-vous procédé à des comparaisons internationales pour évaluer la part de l’industrie dans le PIB ?

M. Grégory Claeys. Non.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous dresser un bilan succinct de l’action de votre prédécesseur, François Bayrou, à la tête du haut-commissariat au plan et indiquer, avec un peu d’avance sur la présentation de votre feuille de route prévue à la fin du mois, les priorités que vous comptez vous donner ?

M. Clément Beaune. Ma priorité sera de mener à bien la fusion du haut-commissariat au plan et de France Stratégie, qui relève de l’évidence. Ce que l’on appelle le plan dans le débat public était devenu France Stratégie. Depuis la création, par le général de Gaulle en janvier 1946, du Commissariat général au plan (CGP), confié pour ses six premières années à Jean Monnet, les dénominations ont évolué tout en conservant le mot « plan », dans la mesure où il s’agissait, plutôt que de prospective, d’assigner aux principaux secteurs – le charbon et la sidérurgie à l’époque – une production à l’échelle quinquennale – c’était plus un Gosplan qu’un plan.

Tel n’est plus l’état d’esprit qui prévaut, et nul ne songe à revenir en arrière. Au milieu des années 2000, le CGP a été remplacé par le Centre d’analyse stratégique (CAS), sis, de façon symbolique, dans les mêmes locaux rue de Martignac, vendus depuis lors par souci d’économie. En 2013, le CAS est à son tour remplacé par France Stratégie, confié à Jean Pisani-Ferry qui a conservé – héritage de Monnet – le titre de commissaire général.

En 2020, au cœur de la crise de la Covid, François Bayrou a proposé au président de la République de renouer avec une logique de planification, en assumant d’ajouter à la prospective, qui éclaire le débat, la présentation directe de choix aux autorités politiques, notamment dans les secteurs de l’écologie, de l’énergie, de la démographie et de la stratégie industrielle – en matière de médicaments au premier chef. La lecture de nos productions vous donnera une idée de leur qualité.

En matière de production d’électricité par exemple, nous ne nous contentons pas de reprendre les études publiées précédemment – dix-huit rapports et quantité de notes de synthèse – nous préconisons d’augmenter la production nucléaire. S’agissant des questions démographique et énergétique, nos publications, que j’invite chacun à lire avant de les juger, les ont replacées dans le débat public.

Peut-on faire plus, mieux et plus efficace ? Je le crois. Tel est l’objet de la fusion du haut-commissariat au plan et de France Stratégie. Il s’agit de conserver l’esprit de ce que Jacques Delors considérait comme notre boîte nationale à idées en s’appuyant sur des travaux scientifiques documentés, étayés et chiffrés.

Pour autant, il ne faut pas se contenter d’être une boîte à idées – il y a des endroits pour ce faire – mais de susciter des contributions et de favoriser le dialogue entre forces politiques ainsi qu’entre élus nationaux et locaux, tout en faisant appel à des contributeurs étrangers. Il s’agit de retrouver l’esprit initial du plan en prenant appui sur une base scientifique et documentaire afin d’éclairer le débat public sans préempter les choix.

La fusion, qui n’est pas une fin en soi, sera réalisée le plus rapidement possible, l’incertitude n’étant bonne pour personne, selon une logique d’économies budgétaires et d’emplois votée par le Parlement, que j’aurai l’occasion, sitôt qu’elle sera finalisée, dans quelques semaines, de présenter aux agents ainsi qu’à la représentation nationale si elle le souhaite. Le programme annuel de travail de France Stratégie sera commun aux deux structures. La feuille de route politique sera prête d’ici la fin du mois ; je serai ravi de la présenter à l’Assemblée nationale.

J’ai esquissé plusieurs pistes, notamment celle du travail et de notre modèle social. Nous devons investir dans certaines politiques prioritaires, au premier rang desquelles l’industrie, la transition énergétique et écologique, la défense et la sécurité.

La mission de l’entité qui résultera de la fusion du haut-commissariat au plan et de France Stratégie sera de présenter propositions et scénarios au politique. Laisser son autonomie au choix politique n’exclut pas d’avoir des idées. Je formulerai des idées dans le débat public ; elles plairont ou non.

Notre travail consiste par exemple à identifier, si nous voulons consentir un effort de défense de telle ampleur, la pression qui en résultera sur d’autres services publics ou l’augmentation de la production nationale que cela imposera. Chaque parti politique choisira et le Parlement décidera. Notre mission est d’éclairer l’actualité dans la perspective de la décennie à venir.

En ce qui concerne l’écologie, nous ne ressusciterons pas l’aménagement du territoire du temps de la délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), mais nous ne pouvons pas ne pas constater qu’il est devenu très difficile de mener à bien des grands projets d’infrastructure en France. Or la transition écologique et énergétique ne se conçoit pas sans grands projets, industriels ou non. Quelles sont les conditions environnementales, sociales et juridiques que nous acceptons pour ce faire ? Les réponses varieront selon les forces politiques.

Notre travail est de procéder à des comparaisons européennes et de formuler des propositions. Les comparaisons européennes, quoi que l’on pense de l’application concrète de telle ou telle politique européenne, me semblent utiles – par-delà mon engagement européen que vous connaissez – pour éclairer le débat national.

Il ne s’agit pas de savoir si la France est ou non dans la moyenne européenne. Les questions que nous nous posons sur l’énergie, les infrastructures et la défense, les autres pays européens se les posent aussi. Par ailleurs, il faut parfois défendre les positions françaises à l’étranger.

Par exemple, l’idée que l’énergie nucléaire doit être au cœur du mix énergétique n’avait pas vraiment cours, pour parler pudiquement, en Allemagne et dans d’autres pays au cours des dernières années. Elle progresse à Bruxelles.

Il faut aussi savoir exporter des idées pour convaincre. Certes, notre diplomatie et nos responsables politiques s’y emploient, mais le monde des laboratoires d’idées ou think tanks et des organismes publics de planification, qui sont présents, sous une forme ou sous une autre, dans chaque pays de l’Union européenne, est aussi un levier d’action dans la bataille des concepts et des idées.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je crois pouvoir dire que la base de l’élaboration d’une stratégie industrielle nationale est peut-être d’identifier certes les innovations souhaitables, mais aussi et surtout les produits et les secteurs qui creusent le déficit commercial de notre pays, qui a dépassé l’an dernier le montant abyssal de 80 milliards. Le haut-commissariat au plan a identifié les secteurs qui creusent notre déficit commercial : 6 500 parmi 9 500 produits consommés habituellement par les Français.

Cela exige – nous serons sans doute d’accord sur ce point – le déploiement d’une stratégie de développement de filières de substitution aux importations, s’il est réalisable, pertinent et rentable de relocaliser certaines filières sur notre territoire, à condition de les structurer. Pensez-vous qu’il est possible de déployer une véritable stratégie industrielle si l’État n’a pas les principaux leviers que sont la compétence économique, la compétence de la formation et la gestion du foncier, qui relèvent pour l’essentiel des régions ?

M. Clément Beaune. Je me réjouis que vous soyez familier de nos publications. L’entité qui naîtra de la fusion aura pour mission d’éclairer le débat public, dans une démarche pédagogique, soit dit sans vouloir donner l’impression de faire la leçon.

Nous n’allons pas inventer des données qui sont connues, telles que les chiffres du commerce extérieur, du taux d’emploi, des retraites ou du financement de nos services publics. Il n’en reste pas moins que publier régulièrement un document d’éclairage factuel – dont la forme reste à définir – proposant des comparaisons européennes sur une dizaine de sujets, dont le commerce extérieur, permettrait à chaque citoyen, à chaque parti politique et à chaque élu de situer la réflexion.

Le haut-commissaire au plan n’est pas là pour décider, ce dont au demeurant je n’ai ni les moyens ni l’ambition. Le plan est un organe gouvernemental au service de tout le monde. Comme mon prédécesseur a commencé à le faire, j’introduirai dans le débat public des données claires, lisibles et factuelles pour le structurer, sans dissimuler nos faiblesses – le commerce extérieur en est une.

Concernant la relocalisation et la compétitivité industrielles, il est exact que tout n’est pas entre les mains de l’État. Je ne fais pas partie de ceux – c’est ma position personnelle – qui considèrent que la réponse à la désindustrialisation subie réside dans un jacobinisme sans frein ou – nous serons peut-être en désaccord sur ce point – dans une déseuropéanisation des compétences. Notre étude identifie quatre secteurs clés – main-d’œuvre et qualifications, énergie et CO2, foncier et eau – dans lesquels l’échelon national joue un rôle majeur, les stratégies différant nettement, et c’est heureux, selon les choix souverains.

Ainsi, dans le domaine énergétique, l’Alliance du nucléaire est formée d’une douzaine de pays européens souscrivant tous aux objectifs climatiques de l’Union européenne – diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 55 % d’ici 2030 et neutralité carbone en 2050 – mais décidés à les atteindre par des chemins distincts, selon leurs traditions, leurs choix et leurs atouts respectifs. La France relance significativement son investissement dans le nucléaire. L’Allemagne se tiendra au choix contraire, même avec un nouveau gouvernement. Que chaque pays respecte le choix de l’autre. Il est faux de dire qu’il n’y a plus de leviers nationaux.

Quant aux compétences exercées par les collectivités locales, la région me semble être un bon échelon d’action en matière économique, chacune exerçant cette compétence selon les exécutifs régionaux choisis par les électeurs. Par ailleurs, la tradition française consistant à rechercher la perfection de la répartition des compétences me semble dangereuse. Mieux vaut parfois conserver ce qui existe et le consolider.

J’en ai fait l’expérience lorsque j’étais ministre des transports. La loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite « loi 3DS » avait été adoptée et on m’a indiqué que, en conséquence, le transfert du réseau national était réalisé par petits bouts – pourquoi ? – au bénéfice non seulement des départements, mais aussi d’autres collectivités locales. Il m’incombait, en tant que ministre des transports, de choisir lesquelles, selon les demandes, à ma guise faute de critères inscrits dans la loi. Cela n’avait aucun sens.

Le réseau routier est-il mieux géré à l’échelon national ou à l’échelon départemental ? Je l’ignore, mais, à présent que le transfert est engagé, menons la départementalisation à son terme. Rien n’est pire que demeurer dans l’entre-deux. Quand bien même la recentralisation de quelques compétences économiques disposerait d’arguments en sa faveur, il faut donc laisser les régions s’en saisir, ce qu’au demeurant elles font globalement bien. Il ne s’ensuit pas qu’il faut s’interdire, par exemple dans l’application du zéro artificialisation nette (ZAN) au sein de la stratégie industrielle, de procéder à des ajustements améliorer le partage des compétences et le rendre plus efficace.

La proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, qui vise notamment à décharger les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) des grands projets d’envergure nationale et européenne a le mérite de leur offrir une marge de manœuvre accrue. Il n’y a rien de pire, pour une région qui définit une stratégie économique, que devoir revoir ses projets parce qu’une décision nationale a pour effet de faire modifier le tracé d’une autoroute ou d’étendre une zone industrialo-portuaire (ZIP). En ce qui concerne le ZAN, il faut donc renforcer la compétence de l’État.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans les conditions actuelles, d’après vos simulations, porter à 15 % la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB d’ici 2035 semble un objectif difficile à atteindre, voire hors de portée. Quoi qu’il en soit, est-il crédible de considérer que le gouvernement impulsera une réindustrialisation alors même que l’organisation territoriale résultant de la décentralisation accorde autant de pouvoir et de compétences aux régions ? Selon les régions, les stratégies industrielles varient.

Lors de l’examen du projet de loi relatif à l’industrie verte à l’été 2023, le ministre Bruno Le Maire a annoncé – il l’ânonnait dans tous les médias – le grand retour de la planification industrielle. En pratique, il s’est avéré, dès l’article 1er, que la planification industrielle à la Colbert se réduisait à l’inscription d’objectifs dans les Sraddet. Les stratégies de réindustrialisation ne risquent-elles pas de diverger selon les régions, ce qui aurait pour effet de diluer les efforts en matière de ressources humaines, de financements et d’investissements, et d’introduire une inégalité en matière de développement de la formation, une complexité administrative accrue et une illisibilité en matière d’attractivité pour les entreprises étrangères ? Par ailleurs, la décentralisation ne brouille-t-elle pas la lisibilité de l’offre française à l’export ?

Peut-on vraiment réindustrialiser la France en ayant atomisé à ce point au profit des régions les compétences permettant le développement industriel ? Ne faut-il pas engager un mouvement de recentralisation de certaines compétences, associée à une exigence de déconcentration – la proximité étant gage de qualité – donnant aux préfectures de nombreux leviers, par exemple sur la gestion du ZAN ?

M. Clément Beaune. À titre personnel, je ne m’associe pas au procès que vous intentez à la décentralisation, qui peut toujours faire l’objet d’ajustements. Plus généralement, il faut toujours partir de là où on est. Si nous étions au début des années 1980, peut-être aurions-nous un désaccord sur la décentralisation. Nous sommes près de cinquante ans plus tard. La répartition des compétences est complexe.

Je considère que l’existence de compétences locales et régionales fortes est une bonne chose, et que discuter de la répartition des compétences en prenant pour modèle la perfection du jardin à la française tend à dégrader les choses plus qu’à les améliorer. Entrer dans le débat gouvernemental ou parlementaire avec de bonnes intentions aboutit à une complexité assez affreuse, tant il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions, résultant du mélange de visions divergentes de la gestion du réseau routier, de la compétence économique ou de la planification écologique.

Je crois néanmoins à un État stratège et planificateur, qui n’est pas celui des années 1950 et des premiers plans. Il ne me semble ni possible ni souhaitable de fixer à chaque secteur d’activité des objectifs contraignants aux échelons régional et central, tant notre économie est différente de celles des années de reconstruction. Nous n’en disposons pas moins de leviers d’État puissants et activables.

S’agissant des scénarios de réindustrialisation proposés, il n’incombe pas à France Stratégie de dire ni lequel choisir ni s’il en est qui sont hors de portée. Si nous voulons atteindre l’objectif de 15 % de valeur ajoutée manufacturière dans le PIB d’ici 2035, il ne suffit pas de le décréter. Il en résultera des pressions sur quatre ressources, notamment sur l’énergie et les émissions de GES. Être à la hauteur de cette ambition en mettant les bouchées doubles relève d’un choix politique.

Par ailleurs, déployer une stratégie nationale n’implique pas, pour l’État, de s’enfermer dans l’alternative entre tout faire ou ne rien faire. La mise en œuvre de logiques partenariales – pour fourre-tout que soit ce concept – est un outil performant. Dans le cadre des contrats de plan État-région (CPER), chaque partie apporte un financement au profit de projets décidés ensemble pour une période donnée.

La qualification de la main-d’œuvre n’est pas uniquement une compétence de l’État, ce qui me semble satisfaisant. Toutefois, la réforme du bac professionnel est entre les mains de l’État. Le renforcement de cette filière passe donc par un vote du Parlement. La PPE ne relève pas du domaine de la loi, mais elle est débattue au Parlement. L’implantation d’un réacteur nucléaire ou d’un parc éolien ressortit à une discussion associant l’État et les collectivités locales, dans le cadre d’une stratégie décidée à l’échelon national.

Le Parlement peut toujours décider de recentraliser le ZAN, mais l’équilibre qui se dessine me semble intéressant. Les projets d’intérêt local tels que l’implantation d’un établissement scolaire ne doivent sans doute pas être menés de bout en bout depuis Paris. Construire un lycée consomme du foncier et artificialise des sols ; il suffit à la région de l’inscrire dans son Sraddet. On ne saura pas mieux à Paris qu’à Toulouse ou à Marseille s’il faut construire un lycée ici ou là.

En revanche, la construction d’une usine de batteries dans le port de Dunkerque ou le développement de la sidérurgie verte dans le port de Fos-sur-mer s’inscrivent dans une logique d’État. De ce point de vue, la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux va dans le bon sens, en restituant à l’État un levier avec pertinence.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La décision de justice ordonnant l’arrêt des travaux de l’autoroute A69 a choqué, alors même qu’il s’agit d’une infrastructure indispensable pour désenclaver le territoire. Il n’y a pas de réindustrialisation sans développement de nos infrastructures. L’objectif ZAN est totalement contraire à la réindustrialisation de notre pays.

Quel dispositif préconisez-vous pour alléger toutes ces réglementations qui freinent les implantations industrielles et le développement d’infrastructures ? Que pensez-vous de l’attribution de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) à tout projet industriel créateur de nombreux emplois s’installant sur une friche industrielle par définition déjà artificialisée ? Une telle mesure permettrait d’accélérer les procédures pour implanter nos industries, qui plus est dans des territoires en reconversion, notamment en réduisant les délais d’implantation qui peuvent, compte tenu du contexte inflationniste actuel, faire doubler le coût d’installation d’une usine.

M. Clément Beaune. J’étais et suis toujours favorable à la poursuite du chantier de l’A69, certes sans enthousiasme dans la mesure où je pense que, décidé aujourd’hui, il aurait été fait autrement. Si j’ai décidé, en tant que ministre des transports, de le poursuivre, c’est parce qu’il avait été débattu démocratiquement et était soutenu très majoritairement par des élus de sensibilités distinctes, notamment une présidente de région socialiste, un maire, celui de Castres, membre des Républicains, et un président de département de gauche, parmi de nombreux élus avec ou sans étiquette. Lors de la dernière réunion en préfecture, qui visait à vérifier que le projet avait le soutien des élus locaux, 90 % d’entre eux l’ont approuvé. Il s’agit, me semble-t-il, d’un critère majeur.

L’avis personnel du ministre des transports sur telle ou telle infrastructure importe peu. Je suis attaché à la continuité de l’État et à l’État de droit. On ne remet pas en cause un projet sur la base d’un doute. J’ai donc défendu la poursuite du chantier de l’A69 à de nombreuses reprises dans cette assemblée. Je n’ai pas changé d’avis.

Toutefois, il importe, que l’on soit ou non d’accord avec elle, de respecter une décision de justice. Moi, je ne tape pas sur la juridiction administrative. Elle a pris sa décision. J’invite les uns et les autres à faire preuve de la même rigueur. On ne critique pas une décision de justice, on laisse le processus de droit aller à son terme. La possibilité de faire appel n’a pas été consacrée à cette occasion. Mon successeur a annoncé qu’il fera appel. Nous verrons ce qu’il en est à l’issue de la procédure.

Est-ce satisfaisant ? Non, à l’évidence. Je n’ai pas de solution achevée au problème, mais je pense que le haut-commissariat au plan et le ministère des transports doivent travailler ensemble pour assurer la sécurité juridique plus tôt dans le processus sans réduire les exigences environnementales – nous serons sans doute en désaccord sur ce point.

Cela me semble possible, et même, au risque de paraître un peu naïf, gagnant-gagnant. Il faut préalablement s’assurer du respect d’exigences environnementales fortes, telles que la préservation des zones protégées et la replantation des arbres abattus, quitte à prendre un peu plus de temps avant de faire estampiller le projet par l’administration. Quoi que l’on pense d’un projet donné, il n’est pas satisfaisant de vivre dans l’insécurité juridique.

Ce qui est absurde, c’est que des projets soient menés à bien – et non simplement engagés comme l’est l’A69 – puis condamnés, alors même qu’ils avaient reçu toutes les autorisations administratives nécessaires et avaient fait l’objet de dizaines de recours – plus de soixante pour l’A69.

Quoi que l’on pense d’un projet donné, on ne peut pas vivre dans un monde où la construction d’infrastructures est rendue impossible par le cadre juridique. Chacun n’en conserve pas moins sa liberté individuelle et politique d’approuver un projet ou de s’y opposer. Votre groupe défend l’A69 mais votre collègue Laurent Jacobelli est très opposé au projet d’A31 bis en Lorraine, auquel je suis moi-même favorable. Il n’y a pas de vérité définitive.

Je suis donc défavorable à la démarche consistant à déduire du cas de l’A69 la nécessité de faire disparaître les procédures environnementales. Outre que cela ne va pas dans le sens de la société dans laquelle nous vivons, il se trouve toujours au moins une sensibilité politique pour s’opposer à un projet d’infrastructure pour des raisons patrimoniales ou environnementales, ce que je respecte. Nous n’aurons pas de cadre national identifiant les bonnes et les mauvaises infrastructures.

Il faut développer les référendums locaux à condition qu’ils aient lieu au début du processus. On ne réussira pas la transition écologique ni la réindustrialisation sans grands projets supplémentaires. On ne pourra pas produire plus de batteries si on ne mobilise pas le foncier à Dunkerque ; on ne pourra pas fabriquer de l’acier vert si on n’utilise pas le foncier de Fos-sur-Mer. Les ports sont intéressants car ils constituent une importante réserve de foncier.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre constat mais je regrette l’absence de solutions concrètes dans vos propos. Vous désapprouvez ma proposition d’autoriser une dérogation systématique aux règles environnementales, ménageant évidemment une possibilité de recours, pour l’implantation d’usines créatrices d’emplois sur des friches industrielles.

M. Clément Beaune. J’assume de ne pas avoir de religion faite sur votre proposition. Je suis toujours gêné quand le régime dérogatoire devient le droit commun. Pourquoi dès lors ne pas aller plus loin en facilitant l’ensemble des projets d’infrastructures ? Je ne suis pas favorable à ce que les difficultés à construire des infrastructures soient le prétexte à écraser des normes environnementales, européennes ou pas, et des voies de recours.

En revanche, je suis prêt en tant que commissaire général à faire des propositions sur ce que j’appellerais un New Deal, dans lequel le droit au recours et les exigences environnementales seraient préservés mais les procédures seraient raccourcies et peut-être différenciées selon les zones. Je vous rejoins sur un point, les projets d’envergure nationale et européenne, pour reprendre la terminologie du ZAN, devraient sans doute faire l’objet de règles plus accommodantes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. MM. Louis Gallois et Pierre-André de Chalendar, anciens patrons d’EADS et de Saint-Gobain respectivement, qui vous ont précédé devant notre commission, ont fait le procès du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.

Si le principe d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne est, à leurs yeux comme aux miens, louable, le MACF risque d’être contre-productif, ont-ils souligné. Il est ainsi prévu de taxer exclusivement les matières premières utilisées dans le processus industriel et non les produits finis ou semi-finis. Non seulement on renchérit les coûts de production sur le sol européen mais on épargne les produits venus de l’étranger qui concurrencent les nôtres. C’est une incitation pour les industriels européens à aller produire aux portes de l’Europe.

Puisque vous êtes convaincu de l’efficacité et de l’utilité du MACF, qu’avez-vous à répondre à ces arguments ?

M. Clément Beaune. Je ne dis pas que le MACF est sans défauts. Mais je ne veux pas qu’on tue l’idée ni le mécanisme dans son ensemble.

La France a défendu de longue date ce qu’on appelait la taxe carbone, avant que cette dénomination ne renvoie à une tentative d’application en France, qui a causé de tant de difficultés.

Les industriels, me semble-t-il, soutiennent l’idée d’un mécanisme carbone aux frontières de l’Europe. Je maintiens qu’il ne faut pas l’abandonner car il est indispensable à la réindustrialisation. Si l’Europe impose à ses industriels – à raison parce que c’est son modèle et que personne n’a envie d’en changer – des exigences sociales, environnementales, etc. plus fortes qu’en Chine, au Brésil, en Inde ou même aux États-Unis en leur souhaitant bon courage dans la compétition mondiale, elle commet une erreur. Quelles sont les solutions ? Soit vous abandonnez la logique écologique et industrielle, ce n’est pas ma préconisation ; soit vous fermez complètement les frontières, ce n’est pas ma proposition non plus ; soit vous essayez de conserver un commerce ouvert dans son principe, mais assorti de ce que certains appellent des écluses ou mécanismes d’ajustement. Je maintiens que c’est la bonne voie. Je l’ai défendue, en tant que secrétaire d’État chargé des affaires européennes pendant la présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022. La France s’est battue – et ce n’était pas gagné – pour l’instauration d’un MACF.

Pour autant, le texte tel qu’il a été voté est-il parfait ? Non. Sait-on tout de ses effets ? Certains prédisent une catastrophe, d’autres y voient une chance formidable et exempte de problèmes. La réponse n’est pas tranchée.

Je suis pragmatique. Ne tuons pas l’idée, sinon le MACF ne pourra plus jamais être appliqué alors que nos industriels reviendront probablement nous le demander demain. Mettons-le en pratique – il entre en vigueur en 2026 pour six secteurs – et travaillons dès maintenant sur les difficultés qui ont déjà été identifiées. France Stratégie l’a fait s’agissant du resource shuffling – soit la différenciation du contenu carbone des biens en fonction de la zone et de sa rigueur sur le plan environnemental, contournant ainsi le système de tarification du carbone. Ainsi nous manquons d’outils pour vérifier – le doute est permis – que nos concurrents chinois ont bien utilisé la partie décarbonée de leur électricité pour produire de l’acier. Par ailleurs, le mécanisme peut encourager la délocalisation, les industriels ayant intérêt dans certains cas à produire ailleurs qu’en Europe. En matière d’exportation, autre sujet incomplètement traité, le coût carbone n’est pas pris en compte par le MACF alors qu’on pourrait imaginer de le soustraire dans une sorte d’inversion du mécanisme.

Le principal problème tient aux trous dans le MACF. Je prends deux exemples : d’abord, l’acier peut être taxé mais pas la voiture ; il est en effet un peu bizarre que le mécanisme protège la compétitivité dans l’acier mais pas dans un produit non brut qui utilise de l’acier. C’est le compromis voté mais c’est assurément une faiblesse qui peut être corrigée en étendant le mécanisme. Ensuite, l’acier primaire sera soumis au MACF mais l’acier recyclé ne le sera pas, ce qui peut avoir des effets pervers de réallocation des ressources.

Oui, il y a des imperfections, des problèmes, dont on ne peut pas prendre la complète mesure tant que le mécanisme n’est pas entré en vigueur, mais de là à dire qu’il est négatif… Je ne le crois pas : laissons-le se déployer et surveillons-le pour pouvoir le suspendre en cas de souci ou le réformer et l’étendre – la décision relève du Parlement européen, soutenu par les États membres. Vérifions qu’il n’y ait pas d’effet pervers, soyons vigilants.

J’entends différents sons de cloche de la part des industriels. Il me semble que les plus circonspects – j’ai rencontré récemment M. de Chalendar – reconnaissent que le MACF n’est pas la panacée mais qu’il peut quand même aller dans le bon sens.

S’il se révélait inefficace voire contre-productif, je ne m’acharnerai pas à le défendre pour le principe. Je considère néanmoins que la réindustrialisation ne peut pas être engagée sans un ajustement à nos frontières.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon une étude de La Fabrique de l’industrie, que MM. de Chalendar et Gallois président, le MACF, couplé à d’autres dispositifs, tels que la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), va supprimer plusieurs dizaines de milliers d’emplois au niveau européen.

Selon vos dires, dans vos fonctions de secrétaire d’État chargé des affaires européennes, vous avez défendu le principe du MACF mais vous n’en avez pas négocié les modalités d’application. Autrement dit, parce que l’idée est louable, la diplomatie française est prête à soutenir des dispositifs qui tirent une balle dans le pied de notre industrie. La France défend-elle encore ses intérêts au sein de l’Union européenne ?

M. Clément Beaune. Je ne peux pas vous laisser dire cela.

En effet, dans un premier temps, j’ai soutenu l’idée du MACF. Vous savez comment cela fonctionne lorsque vous négociez avec vos homologues européens : lorsqu’il n’y a pas encore de texte sur la table, vous discutez des principes ; c’est la première étape. Je suis fier d’avoir défendu cette idée, avec d’autres membres du gouvernement et d’autres pays – la France était minoritaire au départ mais pas seule.

Ensuite, nous sommes entrés dans le vif du sujet. Je rappelle la procédure : la Commission européenne met une proposition sur la table et les États membres et le Parlement européen proposent des amendements. Nous l’avons fait et je crois pouvoir dire que nos modifications ont amélioré la proposition. Nous avons ainsi plaidé pour une extension de la liste des secteurs – aux engrais notamment –, au motif qu’elle limite les effets pervers. D’autres amendements ont été adoptés par le Parlement européen, mais je n’y étais pas... En revanche, vous y avez des représentants qui, je vous invite à le vérifier, ont moins défendu le principe que vous ne le faites.

Le processus législatif a abouti à un compromis. Le MACF qui en est issu est moins satisfaisant que celui que nous avions défendu ; il est perfectible. Pour autant je ne recommande pas d’y renoncer. Je ne suis ni parlementaire européen, ni ministre des affaires européennes, mais je suggère de fixer une clause de rendez-vous rapide et un mécanisme de suivi. France Stratégie pourrait le faire mais son métier, c’est plutôt l’évaluation dans le long terme. Le Parlement pourrait aussi se saisir, la décision vous appartient.

Si la pratique révèle des inconvénients importants, il faut pouvoir les corriger voire suspendre le mécanisme – je n’ai aucun problème avec cela – mais je suis convaincu que le principe et les modalités que nous avions défendues sont bons, et que le résultat final est au total plus positif que négatif.

M. Cédric Audenis. Le MACF n’étant pas encore entré en vigueur, France Stratégie ne l’a, par définition, pas encore évalué.

Cependant, le travail que nous avons coordonné pour Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz en 2023 comportait un rapport de synthèse et dix rapports thématiques, dont l’un portait sur la compétitivité. Ce document rend compte du débat scientifique sur le sujet, qui est nuancé. L’avis n’est pas tranché sur les impacts positifs ou négatifs du mécanisme. Ceux-ci seraient de très faible ampleur sur le PIB. Je vous invite à consulter ce rapport.

Le MACF est un outil imparfait en l’état mais on peut l’améliorer. France Stratégie a publié des propositions en ce sens au sujet de l’acier.

M. Clément Beaune. Dans mon souvenir, l’étude de La Fabrique de l’industrie ne porte pas uniquement sur l’impact du MACF – vous avez cité la CSRD.

Par ailleurs, m’étant occupé des affaires européennes auprès du ministre de l’économie, j’ai en mémoire que nous avons obtenu l’instauration de droits de douane sur l’acier pour lutter contre la concurrence déloyale de la Chine, de la Russie, de l’Inde. La défense de l’industrie ne date pas de ce matin pour moi. Je me souviens aussi de nombreux rendez-vous où les industriels français, tout en demandant des modifications qui, pour certaines, se retrouvent dans le dispositif voté in fine, défendaient le MACF.

C’est est un élément utile de la boîte à outils européenne, aux côtés des mesures antidumping, du mécanisme de réciprocité sur les marchés publics, ou du mécanisme antisubventions, sans lequel l’industrie ne pourra pas être compétitive au niveau international.

M. Roger Chudeau (RN). Ma question porte sur la formation de la main-d’œuvre. Dans le scénario à 12 %, il faudrait recruter et former environ 750 000 personnes. Si on y ajoute le renouvellement des générations, ce sont environ un million de nouveaux opérateurs de tous niveaux qu’il faudra trouver.

Vous soulignez le défaut d’attractivité des métiers de l’industrie, mais d’autres difficultés ne doivent pas être ignorées. La complexité du paysage institutionnel en matière de pilotage de la formation en est une. Ainsi trois ministères – travail, éducation nationale, enseignement supérieur – sont compétents ainsi que les régions.

Notre système de formation est-il vraiment en ordre de bataille pour atteindre la cible que votre scénario recommande afin de réindustrialiser la France ? Avez-vous des pistes pour l’y aider ?

M. Clément Beaune. Je serai prudent dans mes réponses car vous m’accorderez le bénéfice de la nouveauté. En outre, nos études récentes ne portent pas sur ce thème. Je le note pour de futurs travaux.

Vous le savez, selon les qualifications, ce ne sont pas les mêmes leviers qui doivent être actionnés. Pour la catégorie qui aura, en volume, les besoins de recrutement les plus importants – ouvriers qualifiés, techniciens, agents de maîtrise –, les leviers sont la réforme des formations – celle du bac professionnel me paraît essentielle à cet égard. Il faut travailler sur la qualité et l’attractivité des formations, leur adéquation aux besoins des entreprises et des filières. C’est un sujet sur lequel nous pouvons sans doute avancer, avec d’autres institutions.

S’agissant des emplois très qualifiés – ingénieurs et cadres de l’industrie –, catégorie pour laquelle la marche est la plus haute selon l’étude, la difficulté tient à la perte en ligne : autrement dit, nombre de jeunes entrent dans des formations scientifiques et techniques mais quand ils en sortent, ils ne se dirigent pas vers les métiers industriels. Il faut donc rendre ces métiers plus attractifs. Le premier levier, qui regarde les organisations professionnelles au premier chef, est la publicité au sens large, l’information, par le biais des forums des métiers, sur l’existence et le contenu des métiers. Ainsi, dans le secteur des transports publics, 100 000 postes nouveaux seront à pourvoir à l’horizon 2030 et ce sont des postes bien payés, ce que personne ne sait.

La féminisation est également un enjeu essentiel tant pour l’égalité que pour le recrutement, car elle est aujourd’hui faible aussi bien dans les formations que dans les métiers.

Enfin, il y a sans doute un effort à faire en ce qui concerne les rémunérations et les conditions de travail. Cela ne se décrète pas mais les politiques publiques peuvent y contribuer. Celles qui ont survécu aux majorités et qui se sont amplifiées au cours des sept dernières années – le crédit impôt recherche, pour lequel je défends une certaine stabilité, le CICE, la baisse des impôts de production – visaient à donner des marges aux entreprises, notamment pour améliorer leur compétitivité-coût et augmenter les salaires. Ils ont été critiqués parce qu’ils concernaient des emplois à 2,5 SMIC plutôt que les emplois très peu rémunérés, mais la réindustrialisation passe aussi par une revalorisation des salaires pour ce type de qualification.

M. Cédric Audenis. Les 750 000 emplois que vous avez mentionnés correspondent au scénario à 12 % mais ce n’est pas le chemin qu’emprunte notre pays.

Le manque de visibilité sur les perspectives de l’industrie explique en partie le déficit d’attractivité des métiers industriels. Dans le nucléaire, on dispose d’une visibilité : on sait qu’il sera prioritaire dans les quinze années à venir, ce qui n’était pas le cas il y a quatre ans. On ne peut pas le faire pour tous les secteurs industriels, mais plus on pourra donner de la visibilité à quelques filières, plus on facilitera la réorientation de la main-d’œuvre vers les emplois industriels.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez plaidé en faveur de la stabilité du crédit impôt recherche. Quid de la politique de l’offre, notamment en matière fiscale, que nous avons menée ces dernières années ? En dépit des nombreux reproches qui lui ont été adressés, elle a porté ses fruits en matière de soutien à notre industrie. Je pense notamment à la baisse des impôts de production, des cotisations sociales et de la fiscalité du patrimoine.

Notre politique de décarbonation de l’industrie nous a également été fortement reprochée. Selon le rapport de France Stratégie, « la demande d’électricité élevée dans les scénarios de plus forte réindustrialisation pourrait difficilement être uniquement associée à une production d’électricité bas-carbone ». Je fais référence aussi à vos travaux sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre et de la consommation des sites industriels. La poursuite de la politique de décarbonation des sites est-elle essentielle, ne serait-ce que pour faire baisser la consommation électrique et énergétique ? Quelles pistes préconisez-vous en la matière ?

M. Clément Beaune. Avec une casquette plus large que celle de commissaire général, je défends résolument la politique de l’offre. Si elle doit bien sûr être évaluée – c’est notre métier –, elle produit incontestablement un certain nombre de résultats.

D’abord, la stabilité est en elle-même une valeur, nombre d’entreprises en attestent. Je prends un exemple très éclairant sur l’arbitrage entre idéal et stabilité, si je puis dire. Malgré les réticences qu’ils ont exprimées, les constructeurs automobiles partout en Europe souhaitent le maintien de l’objectif d’interdiction en 2035 de la vente des voitures thermiques parce qu’ils se sont engagés dans cette trajectoire. Les à-coups sont très déstabilisants. La continuité d’une politique est donc très importante.

Je rappelle quelques chiffres pour montrer l’ampleur du soutien fiscal pour améliorer la compétitivité sur les coûts. Une étude, qui sera rendue publique bientôt, montre que l’industrie a particulièrement bénéficié de la baisse des impôts de production et de l’impôt sur les sociétés ainsi que de la pérennisation de mesures plus anciennes telles que le CICE.

L’industrie a également reçu un soutien financier, par le biais de subventions, dans le cadre des plans France relance et France 2030. Je n’ai pas mentionné un outil européen, auquel je tiens en dépit de ses imperfections, et qui autorise, dans certains secteurs, les aides d’État pour soutenir la compétitivité d’une industrie à ses débuts. Ce sont les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). La France est engagée dans sept d’entre eux, qui concernent les technologies d’avenir telles que l’hydrogène, les batteries, la microélectronique ou le cloud.

Quelques indicateurs montrent les effets de la politique de l’offre dans le domaine industriel : les créations nettes d’emplois dans l’industrie française, qui s’établissaient à 15 000 par an depuis 2017, sont passées à 20 000 en 2023 et 2024. S’agissant du nombre de sites industriels, la tendance a été inversée : les baisses nettes ont été remplacées par des augmentations nettes. Un baromètre, publié par le ministère de l’économie ce matin, montre que ce mouvement se poursuit, avec une ampleur moindre que l’an dernier ; le solde entre ouvertures et fermetures reste positif, à quatre-vingt-neuf pour être précis. Il s’agit d’une vraie rupture, qui ne peut être obtenue sans une continuité des politiques publiques.

En ce qui concerne la décarbonation, la loi relative à l’industrie verte a apporté des réponses en matière de procédures et de délais. Décarbonation et industrialisation ne sont pas incompatibles. L’avenir de l’industrie ne passe pas par la reproduction du schéma perdu depuis les années 1950, comme Grégory Claeys l’a montré. Il tient notamment à la création d’emplois dans la décarbonation.

Le levier de l’investissement n’est pas le seul, il faut aussi des mesures de sobriété – je pense aux contrats de transition écologique des cinquante sites industriels les plus émetteurs de CO2. Le levier de la formation a également été cité.

En matière d’énergie, la recherche de la sobriété peut être combinée à une hausse de la production d’électricité bas-carbone. Notre étude montre cependant que si l’on reprend les hypothèses de la PPE, la mobilisation de toute l’énergie nucléaire disponible d’ici 2035 – avant cette date, aucune nouvelle installation n’aura été mise en service – représente une contribution essentielle mais non suffisante. Le seul levier de production d’électricité bas-carbone supplémentaire d’ici à 2035 pour augmenter la part de l’industrie dans le PIB est l’éolien terrestre. On ne peut pas créer un réacteur nucléaire demain matin ; malgré les efforts pour rattraper notre retard, l’éolien en mer reste soumis à un délai industriel de faisabilité ; et les autres technologies type photovoltaïque sont plus anecdotiques.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je vous invite à vous pencher sur le taux de charge de nos réacteurs. Il peut monter jusqu’à 90 %, ce qui laisse une certaine marge. Les Allemands s’y intéressent. D’ailleurs, il serait instructif pour le Plan d’étudier les projets de réouverture des réacteurs allemands et belges.

L’étude retient comme indicateur la valeur ajoutée manufacturière, celui-là même que le Rassemblement national essaie vainement de placer au centre du débat car il est le seul à avoir du sens. Le nombre d’ouverture de sites n’est absolument pas pertinent : si vous fermez un site de 5 000 personnes et que vous ouvrez deux ateliers de réparation de vélos de dix personnes, le solde est positif.

Si j’en crois votre graphique, malgré les crises industrielles qui ont frappé certains territoires français, la valeur ajoutée industrielle croît de manière régulière jusque dans les années 2000 où elle commence à stagner. Elle n’a pas retrouvé sa croissance lorsque M. Hollande ou M. Macron sont arrivés au pouvoir. On note une petite variation, mais on est dans l’épaisseur du trait. On ne peut pas parler d’une quelconque réussite de politique industrielle. Je ne comprends donc pas la réponse que vous avez apportée à M. Rodwell.

M. Grégory Claeys. Je ne suis pas sûr de comprendre votre remarque. Le graphique confirme la désindustrialisation. On ne peut pas nier la baisse de la part de la valeur ajoutée dans le PIB mais elle a aussi une raison structurelle : le reste de l’économie augmente plus vite. On observe ainsi que le volume de valeur ajoutée produite par le secteur manufacturier a doublé depuis 1975 mais, dans le même temps, le PIB a augmenté de 2,5 points, donc forcément la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB baisse.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Le graphique sur la trajectoire de la valeur ajoutée manufacturière en volume est tout à fait clair : il montre que même dans les périodes de crise industrielle des années 1970 et 1980, la valeur augmente en volume de manière très importante. Monsieur Beaune, vous prétendez que la politique menée par Emmanuel Macron et François Hollande a porté des fruits. Eh bien non, la valeur ajoutée stagne, elle n’a même pas retrouvé son niveau d’avant Covid.

M. Clément Beaune. Le volume augmente, le graphique le montre à l’exception de la période de la Covid. En revanche, la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB a baissé, passant de 25 % au début des années 1950 à 10 % environ aujourd’hui. Ce déclin a été enrayé – je vais être tout à fait honnête – depuis le début des années 2010 parce que des politiques industrielles ont été engagées un peu plus tôt.

Aujourd’hui, la part n’a pas significativement augmenté, sans doute aussi parce que cet indicateur est plus lent à réagir. On sait mesurer rapidement l’attractivité et l’ouverture de sites, indépendamment du reste de l’économie, puisque, par définition, le levier que vous activez dans une politique industrielle concerne l’industrie. Si les services croissent beaucoup plus vite, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Ce qu’il faut enrayer, c’est la dégradation de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée et le déclin de l’industrie en volume. Il n’y a pas de déclin en volume et la part s’est stabilisée depuis les années 2010. Pour augmenter cette dernière, il faut activer les leviers que j’ai mentionnés.

Y a-t-il des indicateurs bien orientés sur certains points ? Le solde pour le nombre de sites est-il devenu positif ces dernières années ? Oui, selon les derniers chiffres de 2024 donnés par Bercy ce matin, il reste positif. C’est une rupture. Y a-t-il des créations nettes d’emplois dans l’industrie depuis une petite dizaine d’années ? Oui. Faut-il aller au-delà pour mener une réindustrialisation ambitieuse ? Bien sûr, et l’étude donne quelques leviers et contraintes. Pourra-t-on mesurer l’effet de cette politique sur la part de l’industrie dans la valeur ajoutée globale ? C’est un peu tôt.

Votre remarque sur 2010 est juste. Cela ne signifie pas que la politique industrielle qui a été menée ne porte pas ses fruits ainsi qu’en attestent de premiers indicateurs favorables sur les relocalisations industrielles, les créations nettes d’emploi et de sites industriels.

M. Frédéric Weber (RN). Aujourd’hui, l’acier souffre en France. Vous connaissez les menaces qui pèsent sur les sites de Fos-sur-Mer et de Dunkerque, qui sont les derniers hauts fourneaux non électriques sur le territoire. La préoccupation est grande.

Au niveau européen, comment l’adoption du projet de simplification des textes européens dit « législation omnibus », destiné à réviser le pacte vert pour l’Europe, pourrait-elle être accélérée ? Certains clament : « stop the clock » pour suspendre l’application de la CRDS et d’un certain nombre de normes. Il s’agit d’en finir avec l’idéologie et d’en revenir aux faits pour arrêter de détruire ce qui l’est actuellement.

Les constructeurs automobiles ne demandent pas un changement de calendrier, mais ils ne restent pas enfermés dans un carcan idéologique. L’industrie automobile allemande se repositionne sur la production de moteurs thermiques.

Le fait d’arrêter la montre et d’alléger le Green Deal serait-il de nature à favoriser la réindustrialisation de la France ?

Mme Florence Goulet (RN). Depuis le début du mandat de M. Macron, 850 nouvelles obligations européennes ont été imposées aux entreprises.

Ma question concerne le ZAN. Le gouvernement a fait preuve de partialité dans la mesure où les petits projets portés par les petites et moyennes industries (PMI) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont totalement laissés pour compte. Tout le poids réglementaire et économique des dispositifs de régulation du foncier industriel repose sur leurs épaules. De leur côté, les grands groupes ont obtenu, grâce au lobbying, des assouplissements, qui sont nécessaires face à une sphère publique souvent déconnectée des réalités.

Nombre d’entreprises sont vraiment pieds et poings liés, entravées par des délais très longs, même s’ils ont été raccourcis, dites-vous. Il faut au minimum un an pour réaliser l’étude faune-flore quatre saisons, à laquelle s’ajoute l’étude archéologique, les autorisations environnementales et le permis de construire. Qu’en pensez-vous ?

M. Clément Beaune. Monsieur Weber, je vais vous donner ma position personnelle sur l’ensemble du pacte vert pour l’Europe, ayant été un acteur parmi d’autres de certaines de ces négociations. Je ne crois pas que ce pacte, composé d’une centaine de textes de natures très différentes, soit la source principale de notre problème de réindustrialisation. Je ne suis pas partisan d’arrêter la montre si cela signifie que toutes les réglementations prévues par le pacte sont suspendues. Ce serait une erreur. Nombre d’industriels, y compris ceux qui n’étaient pas favorables à telle ou telle mesure, contesteraient d’ailleurs une telle suspension qui viendrait rompre une trajectoire d’investissements – notamment, c’est vrai, dans le secteur automobile. Je pourrais m’étendre sur l’importance de l’objectif de 2035, mais, compte tenu du temps imparti, je m’en tiens à votre question.

Faut-il revoir et ajuster certaines réglementations qui imposent des contraintes trop rapides, trop fortes ou trop peu différenciées entre les grands groupes et les PME-PMI ? Sans doute. Pour vous répondre, madame Goulet, je vais prendre l’exemple d’une négociation que j’ai vécue au ministère des transports et qui illustre les atouts et les faiblesses de l’Union européenne. Elle portait sur le carburant durable d’aviation (sustainable aviation fuel ou SAF), l’un des moyens de décarboner le secteur. L’Europe a fixé une norme : en 2025, les fournisseurs de carburants doivent intégrer au moins 2 % de SAF dans leur livraison aux aéroports européens, une part qui passera à 6 % en 2030, à 20 % en 2035 et à 70 % en 2050. Arrivés plus tard sur le terrain de la décarbonation, les Américains ont adopté la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act of 2022 ou IRA) – dont on ne sait ce qu’elle deviendra –, faisant le choix de l’investissement. Ils ont mis des subventions sur la table – un peu sur le modèle du plan France 2030 – pour soutenir la filière. L’un et l’autre outil sont possibles. L’Europe est encline à adopter des normes ; les États-Unis sont portés sur l’investissement.

En Europe, le souci n’est pas tant un excès de normes qu’une insuffisance d’investissements. Comparés aux Chinois et aux Américains, avec ou sans Donald Trump, les Européens n’investissent pas assez dans la réindustrialisation et dans la transition écologique et énergétique. Or nous en avons les capacités : il existe une épargne mobilisable, évoquée par le président Rodwell ; nous avons des possibilités d’emprunts ; nous disposons de ressources globales importantes, privées et publiques. Je préférerais donc que nous complétions notre effort de transition en passant à un pacte vert 2.0 pour soutenir notre industrie au niveau européen. Nous ferons des propositions pour la négociation budgétaire européenne qui va commencer l’été prochain. L’effort budgétaire doit aller prioritairement à l’investissement dans la réindustrialisation, l’écologie et la défense.

On peut discuter de telle ou telle norme, certaines méritant probablement d’être ajustées. Mais on ne rendrait pas service à notre industrie si l’on arrêtait tout ou si l’on se mettait à tout détricoter. À force de nous focaliser sur Washington, on oublie de regarder vers la Chine. Pendant que Donald Trump appelle au développement du forage pétrolier en criant « Drill, baby, drill ! », les Chinois continuent à investir massivement dans l’automobile électrique, le photovoltaïque de deuxième génération et beaucoup d’industries plus ou moins vertes. Loin de ralentir leur rythme de décarbonation, ils investissent et se montrent agressifs sur le marché international. Sans vouloir épiloguer sur toutes les normes, il me semble que la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, dite « CS3D » (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), pose plus de difficultés que la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive).

S’agissant de l’objectif ZAN, je ne préjuge pas des travaux parlementaires en cours. Il y a déjà été assoupli à trois reprises depuis l’adoption de la loi « climat et résilience ». Quel est le meilleur moyen de différencier les grands groupes des PME et ETI ? La réponse est à chercher du côté des schémas d’aménagement régional (SAR). Quoi qu’il en soit, il vaudrait mieux sortir les grands projets de l’enveloppe foncière régionale pour donner plus de souplesse aux régions et aux petites entreprises. Si les régions Provence-Alpes-Côte d’Azur et Hauts-de-France devaient intégrer les extensions de leur port maritime dans leur enveloppe, elles n’auraient plus guère la possibilité d’avoir d’autres projets plus modestes. Dans ce cas, les PME et ETI seraient sacrifiées. En sortant les projets d’envergure nationale ou européenne d’intérêt général majeur de l’enveloppe, on donne de la marge à des projets plus modestes, d’entreprises plus petites. Puisque vous prônez le pragmatisme, il me semble que ce serait utile.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Revenons au dossier de l’autoroute A69. Parmi les réseaux officiels qui s’organisent pour s’opposer au projet, on trouve Le Lierre. Nous avions auditionné deux de ses représentants lors des travaux de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France. Ils avaient tenu des propos inquiétants. Parmi ses membres, cette association compte des hauts fonctionnaires et des responsables de ministère qui ont à connaître des marchés publics et qui rencontrent des consultants, des dirigeants d’entreprises parapubliques ou délégataires de service public. Outre le gros risque de conflits d’intérêts inhérent à cette situation, on peut s’alarmer du fait que ces gens, qui participent à l’action publique, revendiquent la défense d’une politique qui n’est pas celle de l’État, une parapolitique en quelque sorte. Avez-vous eu à connaître ce réseau écologiste dans le cadre de vos fonctions de ministre ? La décision concernant l’autoroute A69 montre que les magistrats peuvent faire une interprétation très large des textes. On en vient à réécrire sans cesse les mêmes textes, comme dans le cas de l’objectif ZAN, parce que certains réseaux freinent des quatre fers et réussissent à faire appliquer les lois selon leur désir et non selon la volonté des parlementaires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé que nous entrions dans une économie de guerre. Dans quelle mesure le haut-commissariat au plan participe-t-il à son installation ? Comment la France doit-elle s’organiser ? Qu’en est-il de la préférence européenne dans cette situation, sachant que nos partenaires européens semblent très frileux, préférant continuer à acheter des équipements américains ? Quel est le scénario de l’étude de France Stratégie qui vous semble le plus crédible ? À vous entendre, il apparaît déjà que le scénario à 15 % est totalement illusoire.

M. Clément Beaune. Je n’ai pas changé d’avis sur l’A69 : je pense que le projet doit aller à son terme. Mais je ne critique pas les décisions de justice, monsieur Tanguy, et je constate qu’il y a un appel. J’invite ceux qui le font à respecter la séparation des pouvoirs et ceux qui prétendent que le dossier est clos à reconnaître qu’il y a un appel. C’est la décision finale qui compte. J’ai pu vérifier que ce projet, que j’ai eu à connaître alors qu’il était déjà lancé, a été défendu par une large majorité d’élus, toutes sensibilités politiques confondues. Est-il satisfaisant d’avoir des procédures aussi longues et incertaines ? À l’évidence, la réponse est non. Ce dossier révèle de manière éclatante la nécessité de réformer nos procédures. Il ne s’agit pas de faire moins droit à des exigences environnementales ou à des recours. En revanche, il faudrait s’assurer que les projets puissent aller à leur terme une fois qu’ils ont été engagés, qu’une autorisation environnementale a été accordée par le préfet. Une telle autorisation peut faire l’objet d’un recours, mais celui-ci n’est pas suspensif.

Quant au réseau Le Lierre, je ne le connais pas. J’ai rencontré des associations, notamment le Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) et un certain Thomas Brail qui s’était installé dans un platane en face de mon ministère. Je ne partageais pas leur position, mais j’ai accepté le dialogue.

Quand il y a eu de la violence, nous avons été sans faiblesse. Nous avons notamment fait évacuer M. Brail, même s’il n’était pas violent, considérant qu’on ne peut pas occuper indéfiniment l’espace public.

Je serai clair : je dirige une administration qui n’a rien à voir avec l’A69. Je ne crois pas que les fonctionnaires de l’État ni ceux des collectivités locales ont en quelque sorte un double agenda et décident selon leurs opinions particulières, ce qui est contraire à l’éthique du fonctionnaire et aux règles régissant son exercice. Si tel est le cas, des procédures disciplinaires et des sanctions doivent être appliquées. S’agissant de l’A69, je n’ai pas eu connaissance de tels agissements.

L’économie de guerre pourrait à elle seule faire l’objet d’une commission d’enquête, ne serait-ce que pour la définir. Je n’en suis pas le garant mais il m’appartient d’éclairer le débat. Elle exigera des choix budgétaires entre nos armées et d’autres postes de dépense, et une conciliation entre un besoin de défense supplémentaires et des économies dont j’imagine qu’elles seront proposées par le gouvernement au fil des futurs budgets débattus au Parlement.

Tout cela ne relève pas de ma responsabilité. Le rôle du haut-commissariat au plan est d’élaborer des scénarios à échéance de 2032 ou 2035 et de faire des propositions. Pour qu’elles soient sérieuses, il faut nous laisser quelques semaines. Je conçois ma mission comme ancrée dans le temps long et dans l’actualité tout à la fois. La défense est un débat d’actualité, mais les problèmes qu’elle soulève ne disparaîtront pas après l’adoption du budget 2026 ou selon les prochains développements du conflit en Ukraine. Je serai heureux de présenter et de publier des travaux à ce sujet dès que possible.

L’un des outils envisagés est la préférence européenne, à laquelle je crois et que j’ai défendue. Nous avons obtenu de Mme Merkel, ce qui n’était pas gagné d’avance, la reconnaissance de principe de la préférence européenne en matière spatiale. Dans les domaines de l’espace et de la défense, nous devrions, me semble-t-il, inscrire la préférence européenne dans notre législation. En dépit de l’accord obtenu des Allemands, l’Europe spatiale est en cours de détricotage. Que trois pays européens aient chacun leur propre lanceur alors même que la compétition internationale est rude, comme l’illustre SpaceX, est absurde.

Dans le domaine de la défense, si nous voulons que nos partenaires européens cessent d’acheter américain pour acheter européen, je ne vois que deux solutions. Qu’ils achètent français nous ravit. Les ventes, notamment de Rafale, ont progressé au cours des dernières années, insuffisamment à notre goût, et dans trop peu de domaines. Nous exportons, et c’est heureux – Nexter a pris pied en Belgique –, mais pas assez.

Toutefois, il faut être clair : les autres pays européens sont aussi attachés à leur souveraineté que nous à la nôtre. Pour qu’ils accomplissent la bascule géopolitique majeure du tout américain à de l’européen, il faudra les associer à certains projets industriels de défense.

Le système de combat aérien du futur (Scaf) et le système principal de combat terrestre (MGCS) franco-allemands ont été très critiqués. Je suis bien placé pour savoir combien il est difficile de mener à bien de tels projets – le ministre des armées vous le dirait mieux que moi –, et combien il en résulte de tensions dès lors que nous devons défendre nos intérêts. Il n’en reste pas moins que, si demain nous ne menons pas des projets en commun avec les Polonais, les Italiens ou les Espagnols selon les cas, jamais ils n’achèteront massivement européen.

Ils doivent y trouver un intérêt pour leurs industries de défense respectives. Nous n’avons certes pas vocation à sacrifier la nôtre en les aidant, mais à nous associer intelligemment et progressivement pour construire l’industrie de défense européenne. Il n’y aura pas d’achats européens sans industrie de défense européenne commune. Dire « Achetons européen » est une chose ; à présent, il faut déterminer les leviers pour ce faire.

S’agissant du scénario de réindustrialisation le plus crédible, il n’incombe pas à France Stratégie de se prononcer. Plus ils sont ambitieux, plus ils sont difficiles à faire advenir. Celui qui concilie le mieux ambition et crédibilité sans modifier substantiellement les leviers est le scénario dans lequel la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB est 12 %.

À titre personnel, je considère que le rôle du politique est de fixer une ambition, donc en l’espèce de retenir le scénario ciblant 15 %. Ce chiffre peut sembler faible ; il est en réalité ambitieux, notamment du point de vue de la consommation d’énergie. Notre rôle est de dire que, même si l’on peut déclarer sur les plateaux de télévision que nous visons 15 %, et même 20 %, notre étude démontre que ce scénario est plus difficile à faire advenir qu’il n’y paraît, et qu’il suppose une forte mobilisation collective. Mon souhait est que nous nous mobilisions collectivement pour viser 15 %.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de vos réponses, que vous pouvez compléter, si vous le souhaitez, en nous envoyant des réponses écrites au questionnaire, des contributions écrites ou des documents.

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3.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Lluansi, enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), ancien délégué aux territoires d’industrie, et de Mme Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégie & RSE au sein du groupe Humens, chercheuse associée au sein du Centre de recherche en gestion (Cerege) de l’Université de Poitiers

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Nous allons entendre désormais M. Olivier Lluansi et Mme Anaïs Voy-Gillis.

Monsieur Lluansi, vous avez notamment été conseiller à la présidence de la République de 2012 à 2014 après avoir travaillé pour Saint-Gobain. Vous avez, entre autres, contribué à lancer le programme Territoires d’industrie. Vous êtes aujourd’hui enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Vous avez été missionné par le gouvernement pour réfléchir à la réindustrialisation de la France à l’horizon 2035. Votre rapport, rendu en avril 2024, n’a pas été officiellement publié, même si sa moelle a été révélée dans des écrits par ailleurs. Votre dernier livre, Réindustrialiser, le défi d’une génération, présente vos propositions pour renouer avec l’industrie.

Madame Voy-Gillis, vous êtes géographe, spécialiste des questions industrielles et auteure de plusieurs ouvrages. Vous êtes aujourd’hui directrice de la stratégie et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) au sein du groupe Humens et chercheuse associée au Centre de recherche en gestion (Cerege) de l’université de Poitiers. Votre dernier ouvrage, Pour une révolution industrielle, propose une réflexion claire et accessible sur l’urgence de réinventer le modèle industriel français.

Je vous remercie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Lluansi et Mme Anaïs Voy-Gillis prêtent successivement serment.)

Mme Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégie et RSE au sein du groupe Humens, chercheuse associée au sein du Cerege de l’université de Poitiers. On observe, après une sorte de regain de la dynamique industrielle en France sur la période 2021-2023, une tendance à un frein à la réindustrialisation. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de réindustrialisation ou plutôt d’un arrêt du déclin industriel.

L’un des premiers freins est la situation énergétique de la France. Cela n’échappe à personne. La question de l’énergie est différente selon les pays de l’Union européenne, mais, en moyenne, le prix spot de l’électricité en Europe est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis, et trois fois plus qu’en Chine. Le gaz coûte moins de 10 euros par mégawattheure (MWh) aux États-Unis grâce au gaz de schiste, alors qu’en Europe il est généralement supérieur à 40 euros par MWh, montant auquel il faut ajouter la taxation du prix du CO2.

Il faut observer par ailleurs qu’il y a autant de réalités de prix que de sites industriels : une industrie hyperélectro-intensive et une petite ou moyenne industrie (PMI) n’ont pas les mêmes déductions sur les taxes, ni le même prix de réseau et du transport, ni le même tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe), ni le même prix de l’électron. Pour le consommateur, la structure du coût est la suivante : un tiers de taxes, un tiers pour le réseau et un tiers pour le prix de l’électron. Une industrie électro ou hyperélectro-intensive bénéficie d’efforts sur le Turpe et d’efforts sur le réseau, mais il est difficile de savoir ce qui va se passer dans les années à venir, puisque l’évolution politique peut conduire à une nouvelle augmentation des taxes.

Concernant le réseau, j’appelle votre attention sur les dernières annonces de Réseau de transport d’électricité (RTE) relativement à d’importants travaux sur le réseau, pour accompagner l’effort d’électrification mais aussi pour l’adapter au réchauffement climatique, ce qui risque d’augmenter le prix d’accès acquitté par chaque industriel.

L’industrie – et notamment les grands consommateurs d’électricité – bénéficie jusqu’à la fin de l’année 2025 d’un mécanisme qui a été abondamment critiqué dans cette assemblée : l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) dont l’avantage est d’établir un prix lisible, stable et compétitif, 42 euros du mégawattheure (MWh), mais cet avantage est relatif si on le compare avec le prix en vigueur dans les pays d’Europe du Nord.

Une partie des industriels bénéficient également de la compensation des coûts indirects, dite compensation carbone. Elle est d’une importance vitale pour beaucoup d’industriels mais elle fait l’objet de débats à chaque budget puisqu’elle est vue comme un levier facile pour faire des économies. Sachez toutefois que, si vous supprimez la compensation carbone, de très nombreux sites électro-intensifs, donc ceux l’industrie de l’amont, qui sont nécessaires à notre souveraineté, risquent de ne pas pouvoir continuer à produire en France, voire en Europe.

Avec la fin de l’Arenh, le prix va devenir beaucoup plus élevé – il s’établira au-delà de 42 euros par MWh – et ne sera plus prévisible, puisque les discussions actuelles entre les industriels, EDF et l’État, portent sur un contrat at cost, at risk - aux frais et risques du client. Les discussions entre Humens et EDF sont couvertes par des accords de confidentialité. Je vous invite donc à vous rapprocher d’EDF pour obtenir des détails sur ces contrats.

At cost signifie que les coûts sont pris tels qu’ils sont. Ils sont donc imprévisibles et des couvertures supplémentaires sont nécessaires, notamment en cas de baisse de la production. At risk signifie que la production est estimée en fonction des capacités du parc électronucléaire. J’espère qu’une situation telle que celle de 2022 ne se reproduira pas mais le nucléaire est un domaine très réglementé. Des exigences plus importantes, par exemple sur les points de contrôle, peuvent conduire à une moindre disponibilité du parc, ce qui pourrait malheureusement provoquer une augmentation du prix de l’électron pour les industriels.

La visibilité, la stabilité et la compétitivité du prix de l’électricité sont donc nécessaires pour assurer la décarbonation et maintenir une base industrielle solide en France. La question est de savoir qui paye. Nous devons alors faire face à ce que j’appelle le « triangle de l’enfer » : la dette de l’État ne doit pas être augmentée, le pouvoir d’achat des Français doit être protégé et la compétitivité des industries, confrontées aux défis majeurs de la transition, doit être préservée. Cette équation paraît insoluble, à moins d’accepter un changement de doctrine, notamment en matière concurrentielle, mais cela doit être débattu à l’échelle européenne.

Le deuxième frein massif à la réindustrialisation est la demande. En Europe, nous sommes confrontés à une demande qui ne se maintient pas, en particulier depuis mi-2024, où l’on a vu un effondrement d’un certain nombre de marchés. Cette baisse de la demande est liée à la fois à un effet post-Covid, à un manque de confiance des ménages qui freine l’investissement dans l’immobilier ou dans la mobilité et à une concurrence accrue d’acteurs asiatiques, notamment la Chine et l’Inde. La Chine, tout particulièrement, est confrontée à une baisse de sa demande et à la fermeture du marché américain, ce qui la conduit mécaniquement à aller chercher des marchés où déverser ses produits, avec un dumping extrêmement agressif. On le voit dans de nombreux domaines, notamment celui de la production de principes actifs.

Il est capital de comprendre pourquoi cette offre est aussi agressive et ce que l’on peut faire pour y répondre. L’Europe risque en effet d’être prise en étau entre la Chine, qui veut écouler les produits pour lesquels elle dispose de surcapacités de production, notamment tous les biens clés de la transition énergétique, et les États-Unis, qui risquent de fermer leur marché après avoir attiré les investisseurs étrangers grâce à des clauses de localisation et de très importantes aides publiques. L’Europe et la France pourraient donc être les dindons de la farce.

La question de la réindustrialisation de la France ne doit pas être seulement posée dans le périmètre national. La situation française n’est pas la situation européenne. La balance commerciale de l’Europe est excédentaire et les situations des États membres sont très différentes. Tous les pays d’Europe et du monde veulent renforcer leur base industrielle. Qu’est-ce que cela veut dire de produire des batteries ou des panneaux solaires en France ou en Europe, quand la Chine est déjà en surcapacité de production ? On ne peut donc pas vouloir réindustrialiser sans changer les règles du jeu, des règles que, d’ailleurs, nous nous imposons alors que les autres ne s’en encombrent pas. Cette question est très peu posée alors qu’elle est l’un des nœuds de la réindustrialisation. On ne peut pas penser à la réindustrialisation sans se dire qu’à un moment, il y aura des perdants. Nous avons peut-être besoin d’aller chercher de nouveaux alliés et d’établir de nouvelles règles de négociation avec ceux qui pourraient perdre à la suite de notre politique de renforcement de notre base industrielle pour des motifs légitimes de souveraineté, de création d’emplois et de transition énergétique.

Je tiens à faire passer un message aux esprits chagrins qui regrettent que la défense de la souveraineté de l’Ukraine nous ait conduits à une crise énergétique. Il faut marteler que la souveraineté est certes un facteur de puissance, mais qu’elle est surtout le premier pas vers la liberté puisqu’elle nous donne la capacité de choisir et d’agir.

Je vais poursuivre sur les freins, même si M. Lluansi a beaucoup de choses à dire. Nous avons des propositions assez similaires, mais je pense que nous sommes complémentaires.

La fiscalité est trop lourde et repose beaucoup plus sur le travail que sur le capital. C’est un sujet qui revient régulièrement sur la table.

Un autre frein est celui de la complexité réglementaire et de lisibilité de la norme. Il faut faire un effort pour préciser ce débat. Tout le monde s’est engouffré sur la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Elle a des défauts, mais aussi le mérite de créer un compte rendu ou reporting unique avec une banque de données européenne plutôt que de faire du reporting dans tous les sens sur diverses plateformes comme Ecovadis et avec les tableaux Excel des clients.

Quand on dit qu’il y a trop de normes et trop de complexité administrative, parle-t-on des hauts standards environnementaux, que nos concurrents n’ont pas adoptés ? Veut-on les amoindrir pour nous aligner sur nos concurrents ou les préserver et leur dire : « Si vos produits ne sont pas fabriqués dans les mêmes conditions qu’en Europe, vous ne rentrez pas sur le territoire » ? Ce serait une position plus courageuse que de se plaindre de l’excès de normes, sans jamais les préciser. Ce débat sur les normes et la compétitivité existait déjà avant ma naissance, dans les années 1990.

On peut toujours critiquer l’État, mais l’un des enjeux de la réindustrialisation est notre capacité à travailler collectivement et à aligner nos intérêts. Pour les industriels, cela signifie d’être exigeant sur la qualité du produit et dans leurs relations avec leurs clients et d’être clair sur les priorités.

J’ai entendu dire que la réindustrialisation était la mère de toutes les batailles. On parle beaucoup des centres de données ou datacenters. Je ne suis pas contre, ils représentent un enjeu de souveraineté, mais ils créent moins d’emplois qu’une usine. Je me demande en outre quelles sont les priorités quand on sait que certains datacenters occuperont des surfaces de 1 200 hectares alors que les usines ont des problèmes d’accès au foncier. Je fais la même remarque sur le prix de l’énergie. Je serais ravie qu’on réserve 90 térawattheures (TWh) exportés à 58 euros alors qu’EDF se dit incapable de vendre des contrats en dessous de 60 euros aux industries vitales.

Nous devons nous interroger sur le projet de société que nous voulons bâtir : pourquoi veut-on davantage d’industrie ? Sommes-nous capables de faire des choix et de renoncer à certains objectifs ?

Il faut faire des choix et travailler sur une stratégie européenne. On ne peut pas se permettre d’avoir vingt-sept plans hydrogène – je caricature, car je pense que le Luxembourg ou la Grèce n’en ont pas – ou vingt-sept plans du médicament. Il faut éviter de diluer les moyens humains et financiers. La stratégie doit être coordonnée afin que l’action européenne se fasse en faveur de la souveraineté des États membres et éviter ainsi une concurrence entre ceux-ci, où chacun signe des contrats à l’étranger au service de ses propres intérêts et au détriment des intérêts du continent européen. Nous avons tous à y perdre.

Cela pose aussi la question de l’évolution du modèle des entreprises. Il faut être beaucoup plus exigeant avec nos partenaires et arrêter d’être naïfs en pensant que nous avons des alliés historiques. Un État a des alliés de circonstances. Quand les contextes changent, les alliés peuvent changer. Être plus exigeant avec nos partenaires signifie mettre des clauses de localisation pour bénéficier d’aides publiques, exiger des transferts de technologies et imposer la réciprocité dans les normes. Il n’est pas normal d’exiger le respect par nos industriels de hauts standards environnementaux tout en laissant entrer n’importe quoi. Cela fausse la compétitivité. Il faut aussi que les mécanismes de soutien à la demande ne soient pas aveugles. Les primes pour l’acquisition d’un véhicule électrique doivent s’accompagner de conditions environnementales avec un critère carbone.

En conclusion, je souhaite partager une inquiétude : il n’y a jamais eu autant de rapports sur la réindustrialisation alors que notre industrie n’a jamais été dans un état aussi critique. Cette commission d’enquête sera une victoire si elle contribue au passage des paroles aux actes. Nous devons nous aligner derrière une industrie au service d’un projet de société. Elle nous donnera les moyens d’assurer notre indépendance et de choisir ce que l’on veut faire ensemble. Peut-être que si on avait un peu plus d’industrie, on aurait peut-être un peu moins de débats sur les retraites.

M. Olivier Lluansi, enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers, ancien délégué aux Territoires d’industrie. Je vous remercie pour cette occasion de m’exprimer sur ce sujet qui nous tient tous à cœur. Vous allez trouver dans mon propos liminaire beaucoup d’échos à ce qui vient d’être dit par Mme Voy-Gillis.

Le premier message que je souhaite faire passer est qu’on ne réindustrialise pas pour réindustrialiser. L’industrie a une finalité dans un projet de société au nom de trois grandes valeurs qu’on peut pondérer en fonction de ses convictions personnelles de manière différente, mais qu’on retrouve systématiquement.

La première est la souveraineté, qui permet la diminution des dépendances, dépendances que nous avons vécues dans notre quotidien et dans notre chair pendant le Covid. La deuxième est la cohésion territoriale. Les gilets jaunes ont montré qu’un modèle économique trop serviciel a concentré la richesse dans les métropoles, même s’il y a des territoires qui ont très bien réussi, il ne faut pas les ignorer. La réindustrialisation permet de répartir la valeur ajoutée et les bons emplois. La troisième est la maîtrise de notre empreinte environnementale, ce qui nous permettrait de la réduire.

Quel est l’état des lieux actuel ? Entre 2021 et début 2023, nous avons connu un « printemps de la réindustrialisation » au cours duquel de nouvelles activités industrielles ont été créées, dont une partie était liée au rattrapage de la crise du Covid mais dont une autre partie était sans doute plus structurelle et plus profonde. Vous avez échangé ce matin avec France Stratégie sur les indicateurs de mesure de la réindustrialisation. Le PIB est le plus classique, mais il n’est pas mon préféré. Fin 2023, la part de l’industrie dans notre PIB était de 9,7 %. Elle était de 9,5 % à la mi-2024 et de 9,3 % à la fin de l’année 2024. Ces chiffres m’ont été transmis par France Stratégie hier en préparation de cette audition. Techniquement, nous connaissons de nouveau une phase de désindustrialisation. Il faut prendre conscience de la gravité de la situation perçue tous les jours par les entreprises dans tous les territoires.

Dans ce contexte, comment réindustrialiser ? Quels sont les freins et les potentiels ?

Devant une assemblée politique, il est important de souligner que les Français soutiennent la réindustrialisation. Une étude encore non publiée, produite par un opérateur de compétences (Opco), indique que 89 % d’entre eux la soutiennent de façon générale et qu’ils sont 81 % dans ce cas lorsque la réindustrialisation concerne leur commune ou une ville proche. Ce soutien massif est un actif fantastique pour notre pays pour les années à venir.

La concurrence déloyale devra sans doute être traitée à terme au niveau européen, mais nous pouvons commencer à faire quelques incises au niveau national. Nous avons un modèle de société avec un contrat social et des ambitions environnementales et un commerce éthique. La décision d’arrêter de se fournir de gaz russe à 20 euros le MWh pour acheter du gaz de schiste en partie américain à 40 euros le MWh n’a ainsi pas obéi à un calcul seulement économique.

L’étude mériterait d’être approfondie, mais à peu près un tiers de notre industrie ne peut pas être compétitive avec la Chine ou avec les États-Unis dès que la main-d’œuvre ou l’énergie pèsent un peu dans la structure de coûts. La meilleure usine avec les meilleurs talents, installée en Europe, subit des écarts de coûts de production avec les États-Unis et la Chine d’au moins 20 %, sans compter avec les taxes et l’environnement concurrentiel exacerbé après l’élection du président Donald Trump.

La compétitivité est naturellement un objectif, mais elle ne suffira jamais à maintenir la puissance industrielle européenne ou à nous permettre seuls de réindustrialiser la France. Nous avons besoin d’une politique commerciale que M. Draghi a qualifiée de « défensive » et que je qualifierai de « protectrice ». Il s’agit du principal levier au niveau européen, mais nous connaissons tous la complexité du processus de prise de décision au niveau européen. Or la crise actuelle de l’industrie en France nous demande d’aller vite et nous pouvons le faire grâce à plusieurs potentiels.

Le premier levier potentiel est celui du made in France, que l’on peut étendre au made in Europe si nous le souhaitons. La commande publique en France représente un potentiel d’achat de biens manufacturés en France de 15 milliards si elle était gérée de la même manière que la commande publique allemande, sans qu’il soit nécessaire de modifier les textes européens. C’est une question de pratique. Nous pourrions aller plus loin en stimulant la demande des consommateurs et la demande inter-entreprises. Ce potentiel n’est pas exploité.

Le potentiel caché des territoires est lui aussi très peu exploité. Depuis 2009, nos politiques publiques se concentrent principalement sur les innovations de rupture et les grands projets. Cette orientation a été fortement accentuée avec la startup nation et les nouvelles filières à travers France 2030. Lorsque l’on considère notre potentiel de réindustrialisation, ces nouvelles filières sont essentielles et l’innovation technologique est indispensable pour suivre une trajectoire nous conduisant à une part de 12 % de l’industrie dans notre PIB. Toutefois, elles ne représentent qu’un tiers de notre potentiel de réindustrialisation. Les deux autres tiers concernent la modernisation et le développement du tissu des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ancrées dans nos territoires.

Je vais même plus loin sur ce point, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Nous ne construirons pas une industrie de pointe sans un socle d’industrie de base. Si vous regardez les compétences nécessaires à une filière hydrogène de pointe, 20 % sont liées à la molécule d’hydrogène, tandis que 80 % sont des compétences de base issues de la sidérurgie, de la métallurgie, de la robinetterie, de la chaudronnerie ou de la plasturgie, présentes dans nos territoires mais que nous n’accompagnons pas, peut-être parce que cela est considéré comme trop basique. Depuis 2009, nos politiques publiques se sont concentrées excessivement sur des innovations de rupture qui sont certes nécessaires, mais qui ne seront pas pérennes ou n’atteindront pas leur plein potentiel si elles ne s’appuient pas sur un socle industriel solide avec ces industries de base.

Les freins à la réindustrialisation peuvent être regroupés sous le concept des cinq « F », auxquels il faut ajouter l’énergie.

Le premier « F » est celui du financement. Nos PME et nos PMI ne parviennent pas à trouver de financement en haut de bilan. Le système bancaire actuel ne finance pas ce risque par la dette et il existe également un problème en matière de fonds propres. Pourtant, nous disposons en France de 6 600 milliards d’épargne financière. Pour mener à bien la réindustrialisation au cours des dix années à venir, nous devons investir 200 milliards supplémentaires, ce qui représente 2 à 3 % de l’épargne des Français. Je ne suggère pas de taxer cette épargne pour l’orienter, mais simplement de mettre en place des mécanismes qui permettraient à chaque Français d’investir dans l’outil productif. Peut-être avez-vous déjà fait l’expérience de solliciter votre conseiller bancaire pour investir quelques milliers d’euros dans des produits de soutien à l’économie productive de votre territoire et vous entendre répondre que ce type de produit n’existe pas. Cette question mérite d’être approfondie.

Le deuxième « F » est celui des formalités et de la simplification. Depuis vingt ans, j’observe les gouvernements et les présidents de la République successifs manifester leur volonté de simplifier sans toutefois y parvenir. Je suis convaincu que le problème ne réside pas dans les textes. J’admire les personnes qui proposent des modifications au sein de groupes de travail pour supprimer une virgule ou un article, mais, selon moi, il s’agit d’abord d’un changement de culture administrative. En attendant ce changement, qui prendra du temps, la seule solution envisageable est de recourir à des pouvoirs dérogatoires accordés par l’État aux préfets. C’est la seule voie qui nous permettra, dans les années à venir, d’offrir un parcours à peu près praticable aux projets industriels qui sont actuellement souvent entravés par la complexité administrative.

Le troisième « F » est celui de la formation. Les propos que j’ai entendus ce matin nécessitent une légère correction. Notre réindustrialisation exige de former chaque année 110 000 personnes aux métiers industriels, du certificat d’aptitude professionnelle (CAP) au bac + 3. Nous en formons 125 000 par an, pour un investissement public de 2 à 3 milliards, mais la moitié de ces personnes ne s’orientent pas vers ces professions. Premièrement, ces jeunes sont souvent orientés vers ces formations par défaut. J’ai moi-même été témoin de cette situation il y a quelques années, lorsque j’étais directeur général adjoint au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, et cela persiste encore. Deuxièmement, il existe un problème d’attractivité.

Le quatrième « F » est celui du foncier. Les grands projets, c’est super et les cathédrales industrielles dans les territoires sont objet de fierté, mais n’oublions pas que 80 % des projets industriels ont besoin de moins de 2 hectares et qu’il existe une tension sur le foncier pour ces petits projets qui s’est accrue avec l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

Le cinquième « F » est celui de la fiscalité. Je ne suis pas un spécialiste mais je vous propose une piste de réflexion. Quand une entreprise gagne de l’argent, la manière dont son résultat est réparti peut varier d’un pays à l’autre mais, avant de faire du résultat, les entreprises sont en concurrence frontale les unes avec les autres. Si nous appliquions les mêmes impôts de production, au sens large, qu’en Allemagne, les entreprises industrielles françaises payeraient 20 milliards de moins d’impôts. Cette somme représente l’investissement nécessaire supplémentaire pour notre trajectoire de réindustrialisation. Ces deux calculs sont le résultat de deux démarches différentes, étayées par France Stratégie.

L’énergie est la sève de l’économie et de l’industrie. Son prix actuel ne nous permet pas de réindustrialiser et pose la question de répartition de la richesse entre les énergéticiens et le tissu industriel. La proposition que j’ai émise se situe, je l’assume, en dehors du cadre du marché de l’électricité en Europe. En effet, je ne pense pas que le marché de l’électricité, tel qu’il a été conçu, soit favorable à l’Europe pour la suite de son aventure.

Globalement, le message que je voudrais faire passer est que, derrière chacun de ces points, il y a des solutions. Les deux tiers de ces solutions ne demandent pas de budget supplémentaire. La moitié d’entre elles ne demandent pas de vote à l’Assemblée sur une question qui peut être clivante, étant donné la situation politique.

Il y a donc beaucoup à faire, mais il faut éviter de commettre deux erreurs, pour lesquelles les industriels démontrent de l’impatience, voire de la colère.

La première est l’immobilisme. Nous sommes ravis de remettre des rapports et de publier des livres, mais nous préférons voir des actions se mettre en place.

La seconde consisterait à répéter l’erreur commise dans les années 2000 avec le principe du fabless, ou fabrication less – l’industrie sans usine. J’ai eu récemment l’occasion d’échanger avec Bercy à ce sujet. Je commence à entendre une petite musique selon laquelle on pourrait faire une réindustrialisation sans chimie, sans sidérurgie, sans filière amont, parce que ce sont les plus impactées par l’énergie chère. C’est faux, ce n’est pas possible. Encore une fois, l’erreur conceptuelle est aussi grave que celle d’avoir imaginé une industrie sans usine. Cette petite musique, qui reprend le thème de la destruction créatrice, m’inquiète beaucoup.

Comme Mme Voy-Gillis, j’aime l’industrie. Ce goût n’est pas nécessairement partagé, mais nous avons tous le goût pour les valeurs de notre pays et pour la liberté de choix de notre destin. Nous ne parviendrons pas à donner à nos enfants le choix d’un modèle de société si nous n’avons pas une industrie forte pour notre souveraineté, pour la diminution de notre empreinte environnementale – je rappelle que six des neuf limites planétaires sont dépassées – et pour la cohésion sociale et territoriale. Un pays clivé autant qu’il l’a été pendant les gilets jaunes ne pourra pas affronter les défis qui sont devant lui.

M. le président Charles Rodwell. Un grand merci à tous les deux de votre efficacité. J’aurais mille questions, mais je vais en choisir deux pour chacun d’entre vous.

La première est plutôt une forme de bilan des politiques qui ont été menées ces dernières années. Madame Voy-Gillis, vous avez précisément défini dans votre livre le concept de quatrième révolution de l’industrie. C’est heureux, car il est souvent employé à tort et à travers. Vous avez identifié une dizaine de briques technologiques qui en dépendent. Elles ont été, en grande partie, mises au cœur des alliances industrielles à l’échelle européenne, les fameux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). La dynamique adoptée par les PIIEC et la mobilisation des moyens financiers à l’échelle européenne vous semblent-elles suffisantes pour financer le déploiement de ces briques technologiques à l’échelle européenne ?

Monsieur Lluansi, vous êtes l’un des fondateurs du programme Territoires d’industrie. Vous avez beaucoup évoqué, dans votre présentation, les territoires et notamment le lien que peuvent entretenir nos PME, et même nos ETI, avec leurs écosystèmes, notamment publics et académiques. Pouvez-vous nous dresser succinctement un premier bilan de ce programme et partager vos recommandations pour l’avenir ?

Vous avez abordé tous les deux la question des ressources financières. Madame Voy-Gillis, votre livre contient des propositions en matière de fiscalité, notamment sur le suramortissement en faveur de la transformation numérique des PME. Cette proposition est-elle toujours d’actualité dans le contexte actuel ?

Monsieur Lluansi, au-delà de la question de la mobilisation de l’épargne, notamment celle de l’assurance vie, pensez-vous que les Français devraient se tourner vers des modèles au moins partagés de capitalisation pour financer nos entreprises à l’échelle française et européenne ?

Mme Anaïs Voy-Gillis. L’outil des PIIEC est intéressant. Sont-ils bien mobilisés ? C’est une autre question, car il existe une concurrence assez forte entre les États membres à travers cet outil. Les mobilise-t-on à bon escient en termes de choix technologiques ? Une grande partie des PIIEC ont surtout porté sur l’industrie automobile et ont été pris d’assaut par les acteurs allemands. Les acteurs français doivent se mobiliser davantage. L’une des forces de l’Allemagne est qu’elle parvient à jouer à la fois sur les dispositifs nationaux et sur les dispositifs européens et à mettre sa diplomatie et la diplomatie européenne au service de ses intérêts. Mon intention n’est pas de faire du dénigrement ou de l’ « Allemagne-bashing », mais simplement de remarquer que les Allemands pratiquent une forme de pragmatisme au service de leurs intérêts alors que les Français sont trop occupés à se gratter où cela fait mal et à se dire : « Qu’est-ce qu’on est nuls, on ne réussira jamais nulle part. » Il faut changer d’état d’esprit et utiliser tous les outils à notre disposition pour soutenir notre industrie, mais cela demande d’avoir une vision de ce que l’on veut faire et de là où l’on veut aller.

Le sujet des PIIEC m’amène à évoquer la récente discussion, menée dans le cadre du pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal, sur l’évolution du règlement européen relatif aux aides d’État. Je ne suis pas convaincue que donner plus de liberté aux États en la matière soit favorable à l’industrie française, compte tenu de notre niveau d’endettement, de nos choix stratégiques et de la manière dont nous allouons les fonds.

Lors d’une audition d’une précédente commission d’enquête, j’avais déclaré : « Saupoudrez, saupoudrez, il en restera toujours quelque chose », le saupoudrage étant une spécialité française. Est-ce en raison d’un manque de compétences des administrations en matière d’industrie, d’un manque de vision ou d’une incapacité à faire des choix ? Toujours est-il que toutes nos politiques pratiquent ce saupoudrage, entraînant une efficacité insuffisante de la dépense et des choix technologiques malheureux. Ce qui se passe avec l’hydrogène est assez révélateur de notre façon de ne pas nous donner les moyens de concrétiser nos ambitions. Je recommande donc la prudence en matière d’aide d’État ; il faut réfléchir à la manière de mettre davantage les PIIEC au service de nos ambitions.

Je ne connais pas précisément les derniers dispositifs de suramortissement fiscal des PME, mais tout dispositif soutenant les investissements de modernisation de leurs équipements industriels est nécessaire. Notre outil industriel est plus vieillissant que celui de nos voisins européens, et plus faiblement robotisé. Outre les aspects relatifs à la fiscalité et aux normes, nos concurrents, notamment asiatiques, ont aussi l’avantage d’avoir des usines beaucoup plus modernes que les nôtres ; sorties de terre il y a moins de dix ans, elles bénéficient d’équipements de pointe, ce qui leur permet d’améliorer leurs performances opérationnelles.

Je suis évidemment favorable au maintien des dispositifs fiscaux ciblant les PME, mais la politique fiscale demeure une brique dans une stratégie beaucoup plus vaste. Nos PME souffrent aussi du manque de solidarité au sein des écosystèmes, qui a été un facteur important de désindustrialisation jusqu’au début des années 2010, et qui persiste encore dans la filière automobile. Nous avons la chance d’avoir de grands donneurs d’ordre qui participent fortement au rayonnement de la France et sont très internationalisés, mais, en contrepartie de l’internationalisation de leur capital et de leur gouvernance, ces entreprises se détournent davantage de leur territoire, donc de leur écosystème de sous-traitants. Ce qui fait la force des industries italienne ou allemande, c’est la solidarité au sein des filières et des écosystèmes territoriaux : on travaille ensemble, on gagne ensemble. En France, dans les zones industrielles, c’est presque un miracle quand les entreprises se parlent de leurs problèmes.

M. Olivier Lluansi. Le programme Territoires d’industrie, qui a été annoncé fin 2018 et lancé en 2019, a été évalué par la Cour des comptes au bout de cinq ans. Il est né de mon intuition, selon laquelle l’écosystème territorial était un facteur important de succès pour une petite ou moyenne industrie (PMI) ou pour un site industriel. Plus qu’une simple intuition, cette idée a été mesurée en économétrie : si vous mesurez le succès en nombre d’emplois créés, 40 % des facteurs de succès d’un site industriel sont liés à son territoire, autrement dit à la formation, à la bonne entente avec les élus et les habitants et à la coopération avec les autres industriels, afin notamment de partager des outils de production. Cette proportion, considérable, est pourtant un impensé de nos politiques industrielles depuis très longtemps.

Le bilan dressé par la Cour des comptes est contrasté. Il reconnaît l’importance de la dynamique territoriale, confirmée également par une mission d’information sénatoriale sur le sujet. Certains projets de Territoires d’industrie n’ont pas fonctionné, mais ils sont minoritaires. La grande majorité d’entre eux note la qualité de la collaboration renforcée entre des mondes qui se parlaient sans doute déjà, mais pas suffisamment : celui des élus et des administrations locales, et le territoire industriel.

La Cour des comptes met en avant deux principaux résultats économiques. Le premier est très surprenant : les Territoires d’industrie n’ont pas créé plus d’emplois industriels que les autres territoires ; c’est décevant. C’est tout l’intérêt de ces évaluations, qui permettent à ceux qui appliquent les politiques publiques de prendre connaissance des réussites et des échecs. Le second résultat est plus encourageant : la valeur ajoutée créée par les entreprises industrielles situées dans les Territoires d’industrie a augmenté de 38 %, comme si ces derniers avaient été des accélérateurs de productivité, alors qu’elle a plus ou moins stagné au niveau de 2018 dans les autres territoires.

J’ai un peu de mal à établir une cohérence entre ces deux résultats ; la vérité se situe sans doute à mi-chemin, ce qui signifie tout de même que ce programme a bien joué un rôle d’accélérateur pour les entreprises industrielles. Ces 38 % ont rapporté 9 à 10 milliards à la puissance publique – en cotisations sociales et impôts –, pour un coût initial pour l’État de 1 milliard. Très peu de politiques publiques ont un retour sur investissement de 90 % – sous réserve de la confirmation de ces chiffres.

Malheureusement, cette politique est remise en cause par les derniers arbitrages budgétaires. En mai 2023, le président de la République avait annoncé une enveloppe de 100 millions, prélevée sur le fonds d’accélération de la transition écologique dans les territoires ou « fonds vert » ; je suis attristé de constater qu’elle a été largement rognée, en particulier eu égard au retour sur investissement que je viens d’évoquer.

J’avais recommandé de maintenir ce fonds d’accélération des projets industriels dans les territoires, créé dans le cadre du plan France relance. J’avais aussi proposé qu’il soit doté de 900 millions répartis en trois parts égales entre l’État, les régions – sous la forme d’enveloppes copilotées par les préfets et les présidents de région – et des fonds européens non mobilisés – en utilisant l’encadrement européen des aides à finalité régionale pour leur donner toute leur légalité. J’avais proposé que ces 300 millions soient prélevés sur la partie du plan France 2030 relative à l’industrie, dont ils représentent environ 10 %. Il me semblait légitime, pour aider ce socle d’industries de manière transversale, d’y consacrer une petite partie du plan France 2030, en complément de la partie orientée vers des technologies. La modalité d’intervention est celle de l’aide à l’investissement.

Les mécanismes de suramortissement pour les PME et les PMI sont à mon avis moins efficaces que des mécanismes de subventions, même à valeur économique parfaitement équivalente, parce que la gestion de ces entreprises repose davantage sur la trésorerie de court terme que sur des prévisions de trésorerie à douze ou vingt-quatre mois. Ces modalités donnent les mêmes résultats sur le plan économique, mais pas sur le plan opérationnel : je l’ai testé il y a quelques années, lorsque j’étais directeur général adjoint de la région Nord-Pas-de-Calais, responsable de la formation et du développement économique. En dehors de son effet économique, une subvention joue un rôle de soutien psychologique au chef d’entreprise qui s’engage dans un projet. La lettre de subvention, signée par le vice-président, représente aussi un recours possible en cas de pépin avec une administration ; le chef d’entreprise sait qu’il dispose d’un contact à même de le guider dans un monde qui n’est pas le sien et qu’il ne comprend pas.

En matière de financement, si vous demandez à votre conseiller bancaire des placements pour soutenir le développement économique de votre territoire, il vous proposera peut-être le plan d’épargne en actions pour les PME (PEA-PME). Cet outil, qui ne collecte que 2,6 milliards pour 200 milliards de besoins, est très insuffisant, non pas en raison d’un manque d’intérêt des épargnants, mais essentiellement parce que les banques, incorrectement rémunérées, le proposent rarement.

L’échec actuel – bien qu’il soit sans doute trop tôt pour l’affirmer – des produits proposés dans la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte provient du fait qu’ils ne sont pas proposés aux ménages. Le financement de l’économie par l’épargne des Français n’est pas confronté à un problème de ressources, mais à un problème d’accès à ces ressources. Les régions Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Bretagne ont créé des fonds régionaux et se heurtent à la même difficulté de diffusion, alors que ces outils de financement peuvent rapporter 4 à 5 % aux ménages – soit bien plus que le livret A. Le problème n’est donc pas l’attractivité de la rentabilité, mais la diffusion, qui n’est pas à la hauteur des enjeux, comme pour le financement par la dette.

Au niveau national, trois tentatives de création d’un « livret industrie » ont été défendues successivement par le président Nicolas Sarkozy, par le premier ministre Jean-Marc Ayrault et par le premier ministre Michel Barnier, mais aucune n’a véritablement été un succès. Notre système de bancassurance n’a pas envie de s’encombrer avec cette gestion du risque et nous parviendrons sans doute à contourner cette difficulté grâce à des outils régionaux, proposés par des banques ou des assurances mutualistes régionales, par nature beaucoup plus ouvertes à ce type d’effort.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos liminaires, à la plupart desquels je souscris.

Monsieur Lluansi, en avril 2024, vous avez remis un rapport, portant sur la réindustrialisation de la France à l’horizon 2035, au ministre de l’Économie, qui a décidé de ne pas le rendre public. J’ai demandé qu’il me soit communiqué, en vertu des prérogatives accordées au rapporteur d’une commission d’enquête ; il me sera donc possible de le lire et de le citer dans mon propre rapport d’enquête. Selon vous, pour quelles raisons ce rapport n’a-t-il pas été publié ?

M. Olivier Lluansi. Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question ; vous devriez la poser aux personnes auxquelles je l’ai remis et qui ont pris cette décision – ou cette non-décision. Vous pourrez aussi leur demander pourquoi deux annexes ont, elles, été publiées. Ce matin, vous avez reçu des représentants de France Stratégie au sujet d’un document qui aurait dû être l’une des principales annexes de mon rapport, sur laquelle je fonde ma réflexion. Les scénarios de réindustrialisation à l’horizon 2035, à 8, 10, 12 et 15 %, ont été élaborés à mon initiative et j’ai eu l’occasion de débloquer des points de méthodologie avec M. Grégory Claeys, que vous avez entendu ce matin.

Je tiens à souligner le formidable travail de prospective effectué par neuf administrations différentes ; alors que je les avais vues s’écharper lors de réunions interministérielles, elles ont travaillé à l’élaboration de scénarios communs. Je suis d’autant plus surpris qu’un tel travail n’ait jamais été mené auparavant. Depuis quinze ans, on dit qu’il faut réindustrialiser sans se poser la question de savoir combien de personnes il faut vraiment former ni calculer combien d’hectares sont nécessaires. Pourquoi cette étude a-t-elle été publiée ? Pourquoi l’étude du Trésor comparant les politiques de réindustrialisation, que j’avais commandée et qui est l’annexe n° 3 de mon rapport, a-t-elle été publiée en juillet dernier ?

Deux éléments peuvent nous aider à comprendre. Premièrement, dans cette étude prospective, les spécialistes de France Stratégie que vous avez reçus ce matin ont qualifié d’irréaliste la perspective de réindustrialiser la France à hauteur de 15 % du PIB à l’horizon de 2035. Mon engagement pour la réindustrialisation de notre pays ne fait aucun doute et j’aurais adoré signer un rapport concluant qu’il faut viser 15 %, mais j’ai décidé d’adopter une position plus réservée. Après des années d’engagements non tenus, il serait décevant de faire à nouveau des promesses inatteignables ; visons des cibles ambitieuses, mais réalistes.

Deuxièmement, j’estime que deux tiers du potentiel de réindustrialisation réside dans le tissu industriel existant, alors que la majorité des outils de politique publique depuis 2009, particulièrement mis en exergue dans le plan France 2030, visent les startups et les innovations de rupture. Le décalage est assez net entre mes conclusions et le discours politique actuel. À mon sens, ces deux éléments ne sont pas étrangers à la décision de ne pas publier mon rapport.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez tous deux évoqué l’enjeu de la formation. Selon vous, monsieur Lluansi, l’appareil de formation pourrait répondre aux besoins de main-d’œuvre dans la perspective de la réindustrialisation, si le taux d’évaporation – c’est le terme que vous avez utilisé – des diplômés techniques vers d’autres secteurs n’était pas si élevé. Quels dispositifs pourraient être instaurés pour réduire cette évaporation ?

Selon vous, madame Voy-Gillis, quels atouts faudrait-il mettre en avant pour lutter contre la crise de vocation qui touche les métiers de l’industrie et rendre ces derniers plus attractifs ?

M. Olivier Lluansi. On m’a parfois traité d’« adéquationniste » en matière de formation, mais je le répète : dans notre pays, chacun est libre de choisir son destin et il est normal que de jeunes femmes et de jeunes hommes changent de vocation pendant leurs études et n’exercent finalement pas le métier auquel ils ont été formés. Toutefois, nous devrions nous interroger sur le fait que 50 % d’entre eux fassent ce choix.

Nous avons identifié deux éléments d’explication de ce taux d’évaporation faramineux de 50 %. Le premier est la carte des formations. En menant nos analyses, nous avons été frappés de constater à quel point notre politique de formation est verticale. Son organisation en filières ne tient absolument pas compte de la faible mobilité des Français, qui est une réalité sociologique structurelle : ces derniers changent plus de métier et de secteur que de maison.

On peut alors essayer d’accroître leur mobilité, mais c’est un chantier culturel de long terme et nous sommes face à une urgence. Il est donc indispensable de former dans le territoire pour répondre aux besoins du territoire. Plutôt que de s’appuyer sur une organisation nationale verticale, qui suppose que le soudeur formé à Lille travaillera à Marseille – ce qui est illusoire –, nous devons instaurer une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) territorialisée. Quelques projets pilotes vont en ce sens, dans le Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes et à Port-Jérôme-sur-Seine, mais il faudrait généraliser cette pratique.

Partant de là, il faudrait développer une politique de formation contiguë : certains territoires sont trop petits pour accueillir toute une classe de formation et il faut alors agglomérer les besoins des territoires voisins. Autrement dit, il faudrait organiser la formation selon des cercles concentriques. Un tel changement n’entraînerait pas de dépenses supplémentaires, mais remettrait en cause l’organisation du financement de la formation en fonction des publics – demandeurs d’emploi, lycéens professionnels, apprentis –, ce qui demande un certain courage.

Mme Anaïs Voy-Gillis. L’attractivité du secteur industriel est un vaste sujet, qui compte de nombreux enjeux. Le premier est celui de la méconnaissance des métiers : leurs représentations sont souvent erronées et leur diversité est minimisée. Outre les métiers des fonctions support – commerce, marketing, communication –, largement représentés dans l’industrie, il existe des métiers beaucoup plus opérationnels d’ingénieurs, de techniciens de recherche et développement (R&D) et de techniciens de procédés. De plus, de nouveaux métiers apparaissent, notamment en lien avec la décarbonation des procédés industriels. Tout le monde peut trouver sa place dans l’industrie, qui possède cet atout de présenter une version miniature de la société française. Dans un groupe industriel, vous trouvez des gens aux origines et aux parcours très divers, appartenant à différentes catégories socioprofessionnelles. Une telle richesse est beaucoup moins fréquente dans le secteur bancaire ou dans le secteur du conseil, caractérisés par une uniformité des parcours.

Il est donc nécessaire d’améliorer la connaissance des métiers de l’industrie, mais aussi celle des usines elles-mêmes. On connaît bien les grands noms de l’industrie – Michelin, Safran, Airbus –, qui sont très présents dans les forums métiers des grandes écoles et des formations plus techniques. En revanche, de nombreuses PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont très peu connues alors qu’elles offrent de belles perspectives de carrière.

L’adéquation des formations aux attentes des entreprises constitue un autre enjeu, auquel les centres de formation travaillent. Toutefois, on rencontre encore énormément de jeunes qui ont été formés avec des outils obsolètes par rapport à ce qui existe dans l’industrie.

L’enjeu de la représentation des catégories socioprofessionnelles, de la valorisation des métiers et de leur rémunération est un peu plus complexe à appréhender. On entend encore souvent dire : « Si tu travailles mal à l’école, tu finiras à l’usine ! », mais le problème n’est pas de finir à l’usine – on dit la même chose des caisses de supermarché –, c’est celui de la représentation du monde ouvrier dans notre société. Avoir un métier d’ouvrier, qui peut être synonyme d’une bonne rémunération et d’une haute qualification, est encore mal considéré par une partie de la société, en particulier ses élites.

Les attentes, en matière de rémunération, sont également biaisées. De plus en plus de personnes poursuivent des études supérieures et attendent un certain niveau de rémunération et un lieu de travail valorisant. Les jeunes gens issus des écoles grandes d’ingénieurs sont souvent attirés par des postes dans le conseil à Paris. J’ai commencé ma carrière dans le conseil avant de m’orienter vers le secteur industriel ; je connais les grilles salariales. Aux postes de direction, les salaires du secteur industriel se rapprochent de ceux pratiqués dans le secteur du conseil, mais pendant les premières années, les évolutions salariales du secteur du conseil sont beaucoup plus attractives que celles de l’industrie, sans compter l’atout que représente la localisation dans une grande ville.

Il est aussi nécessaire de changer l’image de l’industrie. Sans tomber dans un discours naïf se contentant de rappeler que l’industrie, ce n’est plus Zola – heureusement –, il ne faut pas non plus être trop angélique : les métiers industriels sont concernés par la pénibilité, les rythmes peuvent être compliqués, il y a du travail à la chaîne. La pénibilité n’est certes pas l’apanage de l’industrie, mais nous devons tenir à ce sujet un discours réaliste et transparent. Travailler en cinq-huit dans une usine n’empêche pas la fierté et le sentiment d’appartenance, mais attention à ne pas faire croire que l’industrie, c’est la magie, comme a tenté de le faire une ministre – pour de bonnes raisons cependant. Un tel discours risque de passer à côté de toute une catégorie de travailleurs qui peuvent contribuer à valoriser les métiers et les carrières industriels. Pour changer l’image de l’industrie, il faut ouvrir les usines, montrer les carrières qu’on peut y faire, valoriser les métiers et montrer que tout le monde a sa place dans l’industrie.

Enfin, un travail parallèle doit être mené par les industriels eux-mêmes, qui ont pour habitude de tenir ce discours un peu facile selon lequel l’État devrait en faire davantage parce que rien ne va. Il leur faut coopérer pour se faire connaître, valoriser les métiers, élaborer des politiques communes de formation et éventuellement de recrutement. Ainsi, dans un même bassin d’emploi, trois entreprises qui travaillent dans des secteurs légèrement différents peuvent avoir beaucoup de mal à travailler ensemble. Or des actions peuvent être menées, notamment avec France Travail, pour améliorer le recrutement et la connaissance de l’industrie. Les bonnes pratiques issues d’initiatives locales sont trop peu souvent généralisées.

Permettez-moi de compléter les propos de M. Olivier Lluansi sur l’épargne. L’utilisation de l’épargne salariale des Français est insuffisamment orientée vers le tissu industriel français et une partie de cette épargne sert des valeurs américaines plutôt que françaises. Dans le contexte actuel, cette situation ne satisfait personne. Les valeurs du secteur de la technologie sont en train de s’effondrer en raison de choix politiques malheureux – on ne les plaindra pas. Un panachage serait certainement à même de rendre plus attractifs les produits d’épargne et de leur assurer une rentabilité, mais le véritable enjeu consiste à faire en sorte que l’épargne salariale des Français serve le tissu productif industriel français.

Enfin, malgré sa complexité, la question de la création d’un fonds souverain aurait pu être débattue à l’occasion de la réforme des retraites, dans le cadre de l’introduction d’un système de capitalisation. Les pays bénéficiant d’une bonne dynamique sont ceux dotés d’une capacité financière propre.

M. Olivier Lluansi. Dans les enquêtes d’opinion, « l’industrie paye mal » est le premier facteur de son image négative ; or la rémunération est l’un des principaux leviers déterminant l’attractivité ou l’absence d’attractivité des métiers. Et il se trouve que, à formation équivalente, les métiers de l’industrie payent environ 15 % de plus que les métiers de service. Je vous invite à vous intéresser aux répartitions des salaires au sein d’une entreprise : vous constaterez qu’une bonne partie des cols bleus, si ce n’est la majorité d’entre eux, est bien mieux payée que le tiers inférieur des cols blancs. Certes, un col bleu n’aura jamais un salaire de cadre dirigeant, mais il pourra être mieux rémunéré que l’ensemble du personnel administratif. Le salaire reste un blocage important, lié à la méconnaissance des métiers industriels et de leurs grilles de rémunération.

En revanche, je suis assez optimiste s’agissant de l’image de l’industrie. Dans les enquêtes d’opinion, on commence à constater une amélioration franche et claire de l’image des métiers industriels. C’est le résultat de deux ou trois ans de travail dans chacun des territoires, consistant à ouvrir des usines et à aller à la rencontre de collégiens et de lycées, voire d’élus, pour essayer de faciliter leur recrutement. J’espère que cet effort, qui n’est pas une simple campagne nationale de communication, se poursuivra, tant il est crucial pour l’image de l’industrie. Les bons signaux recueillis jusqu’à maintenant doivent être consolidés.

Permettez-moi de compléter les propos très justes de Mme Voy-Gillis sur l’organisation du travail. Il ne faut pas promouvoir un secteur industriel qui ne correspond pas à la réalité ; les contraintes de l’organisation du travail ne doivent pas être minimisées. Les modèles mécanistes issus du fordisme et du taylorisme, sur lesquels repose encore l’organisation industrielle, ne sont plus compatibles avec les attentes des nouvelles générations, notamment en matière d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. C’est pourquoi le secteur industriel doit lancer une large réflexion à ce sujet, réunissant patronat et syndicats, afin d’explorer différentes solutions, de proposer des modèles alternatifs et de concrétiser les marges de progrès existantes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez tous deux évoqué l’énergie, qui est un frein à la réindustrialisation particulièrement important. Votre position à l’égard des règles de tarification dans le cadre du marché européen de l’énergie est assez tranchée : vous n’hésitez pas à parler d’un rapport de force nécessaire vis-à-vis de l’Union européenne pour que nous puissions réserver une part de notre production électronucléaire à nos groupes industriels. Vous proposez ainsi de leur en réserver 10 à 15 % à des tarifs correspondant plus ou moins aux coûts de production et d’investissement dans le nouveau nucléaire en France.

Je souscris à cette proposition, mais ne serait-il pas logique d’aller plus loin ? C’est une très bonne idée de faire bénéficier de notre avantage compétitif aux industries électro-intensives, mais au nom de quoi en priverions-nous les PME et ETI industrielles, qui sont selon vous le principal réservoir de réindustrialisation ?

Enfin, comment envisagez-vous concrètement le dispositif permettant de réserver ces 10 à 15 % de production électronucléaire aux groupes industriels ?

M. Olivier Lluansi. Le dispositif que nous proposons ne correspond pas à l’organisation actuelle du marché de l’électricité.

Par conviction européenne, j’ai choisi un premier poste de fonctionnaire à la Commission européenne. Je suis désormais convaincu que nous avons organisé un marché qui ne produit pas les résultats attendus. Nous devrons nécessairement nous poser la question de sa révision complète ; nous avons raté l’opportunité qui s’est présentée en 2023, juste après la crise de l’énergie, le déclenchement de la guerre en Ukraine et les difficultés rencontrées par EDF en matière de corrosion sous fissure, et nous nous sommes contentés d’une réforme minime.

Je ne suis pas un expert du marché européen de l’électricité, mais il me semble qu’il présente l’avantage d’équilibrer l’offre et la demande en temps réel, ce qui est utile puisque nous ne savons pas bien stocker l’énergie. La littérature économique sur le sujet, très abondante, montre en revanche qu’il n’a pas donné de signaux-prix de long terme suffisants pour encourager les investissements dans de nouvelles capacités. Toutes celles qui ont été créées en Europe ont été subventionnées par les États, donc financées par de l’argent public, ce qui a donné l’impression d’un dualisme voire d’une schizophrénie assez prononcée.

J’ai proposé de sortir de ce marché une enveloppe de 60 TWh pour la donner aux industries, ce qui reviendrait à prolonger la part industrielle de l’Arenh actuel. On pourrait même imaginer aller plus loin.

Un marché européen est certes nécessaire, mais pourquoi lui allouer toute la production quand les États mènent vingt-sept politiques énergétiques différentes ? Il faut dire que les difficultés rencontrées par l’Allemagne créent des tensions sur les réseaux de ses voisins. Ainsi, la Suède a refusé la mise en place d’une nouvelle interconnexion pour éviter que son marché électrique se trouve « pollué » par les écueils de la politique énergétique allemande, et la Norvège est dans le même état d’esprit. Les pays d’Europe du Sud-Est ont envoyé une lettre commune à la Commission européenne pour se plaindre de cette situation, dont la péninsule ibérique s’est quelque peu affranchie en sortant dans une large mesure du marché européen. Quant à la France, elle n’est pas très audible quand elle soulève le problème que représente l’indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz, lequel a explosé, et non sur le coût de la production, notamment pour ce qui concerne le nucléaire, qui représente 85 % de notre mix énergétique.

Au vu des témoignages que je recueille, le véritable problème est que la France a accepté la responsabilité de l’ensemble du cycle nucléaire : l’uranium est enrichi à Marcoule, les déchets retraités à La Hague, les déchets ultimes bientôt enfouis à Bure. Comment expliquer aux Français que cela n’aura aucun impact sur le prix de l’électricité et qu’ils ne paieront pas le mégawattheure moins cher que les Italiens et les Allemands ? L’arrêt de l’Arenh met fin au principe selon lequel celui qui accepte une responsabilité, une nuisance ou un risque doit en tirer un bénéfice. Cela rejoint la question de l’acceptabilité des éoliennes, qu’il est très difficile d’implanter sans proposer aux populations environnantes un retour sur investissement sous forme d’électricité gratuite ou de dividendes divers et variés. Le même principe devrait s’appliquer à l’électricité nucléaire ; or ce n’est pas ce qui fonde le fonctionnement du marché européen.

Je le disais à l’instant, on pourrait sortir de ce système beaucoup plus que 60 TWh. D’aucuns estiment qu’un tiers de la production des différents pays suffirait pour que le marché européen remplisse sa fonction, qui est de trouver l’équilibre entre l’offre et la demande. Ainsi, deux tiers de la production pourraient être alloués autrement, par divers mécanismes laissés au choix des États. Il faudrait y réfléchir. Je vous rappelle qu’il n’y a pas, aux États-Unis, de marché de l’électricité libéralisé : tandis que la moitié des États ont mis en place des marchés réglementés, l’autre moitié ont établi des marchés qui se limitent à une confrontation entre l’offre et la demande. Le modèle du marché européen, dont nous avons montré les limites, n’est donc pas unique.

Dans ma proposition, 15 % à 20 % de la production d’électricité, soit 60 TWh, seraient donc réservés à l’industrie et vendus « à cost-plus », c’est-à-dire au coût de revient augmenté de la marge du producteur. L’instauration d’un tel mécanisme, très bien documenté par la littérature économique, nécessiterait d’établir un rapport de force avec la Commission européenne. Nous pourrions présenter cette solution comme une sorte de mesure de sauvegarde, à mettre en œuvre pendant au moins cinq ans afin de remédier à la crise du secteur industriel. Le pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal sur l’évolution de la réglementation européenne propose d’attendre 2026 pour envisager une réforme du marché de l’électricité, mais cet horizon nous paraît beaucoup trop lointain, car de nombreuses entreprises auront disparu entre-temps.

Mme Anaïs Voy-Gillis. Faut-il considérer l’énergie comme un bien comme un autre, ou au contraire comme un élément au service de notre souveraineté, susceptible d’être sorti d’une logique de marché ?

Nous sommes atteints d’une forme de schizophrénie. Nous demandons en effet à EDF d’être rentable, comme toute entreprise, fût-elle publique, tout en proposant aux ménages et aux industriels des prix compétitifs. Si les industriels ont été les premiers affectés par la fin de l’Arenh, dites-vous bien que les ménages le seront aussi, dans un second temps, car la perte, pour les fournisseurs alternatifs, de l’accès à une électricité à 42 euros le mégawattheure se répercutera inévitablement sur les consommateurs individuels. Je ne suis pas sûre que ce soit EDF qui tranche entre ces objectifs contradictoires.

Nous parlons d’une relance du programme nucléaire en France, mais quel sera le prix de l’électron quand la prochaine centrale sortira de terre ? Lisez l’analyse de la Cour des comptes sur la filière EPR et le réacteur de Flamanville : on aura beau avoir du nucléaire, il n’y aura plus de problème de consommation d’électricité, car il n’y aura plus d’industriels pour en acheter. Cela contentera peut-être ceux qui ne veulent plus d’industrie lourde, mais il ne nous restera alors plus grand-chose…

Même si l’Arenh est critiquable et qu’il aurait peut-être fallu revaloriser son prix pour prendre en compte inflation, ce dispositif pourrait être prolongé. Il suffirait pour cela d’écrire à la Commission européenne. En l’absence d’une telle décision, ce sera le chaos en 2026, car aucun industriel ne veut conclure de contrat avec EDF : tous les acteurs se trouveront exposés aux marchés ou prisonniers de contrats à long terme prévoyant des prix qui s’avèrent, pour les électro-intensifs, non compétitifs.

Pour compléter la proposition de M. Lluansi de réserver 10 % à 15 % de notre production nucléaire aux industriels, je ferai remarquer que l’un des enjeux d’une énergie vendue à prix compétitif doit être de favoriser la décarbonation. Nous avons donc proposé d’affecter une partie du parc nucléaire au soutien de tous les nouveaux usages liés à l’électrification. Ce serait pour EDF le seul moyen de gagner des parts de marché sur le gaz, surtout si la guerre en Ukraine prend fin et que le prix de cette énergie vient à s’effondrer. On nous a opposé une fin de non-recevoir. L’arbitrage qui devra être rendu, à l’issue de discussions relativement dures, reflétera un choix politique. Au fond, la question est la suivante : qui paie ? Ou, pour formuler les choses autrement, préférez-vous financer des caisses d’assurance chômage ou de l’énergie ?

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon France Industrie, deux tiers des achats publics de biens manufacturés se font à l’étranger.

Madame Voy-Gillis, vous avez évoqué la nécessité de fixer des critères de localisation en matière de commande publique. Pourriez-vous développer un peu plus votre réflexion ?

Monsieur Lluansi, vous avez affirmé que le recours aux pratiques managériales appliquées par les acheteurs publics allemands serait compatible avec la réglementation européenne et permettrait d’acheter pour 15 milliards d’euros supplémentaires de biens manufacturés fabriqués en France. Pourriez-vous nous développer ce constat ?

Mme Anaïs Voy-Gillis. Je vous enverrai une étude que nous avons publiée l’an dernier, avec Carbone 4 et IN France, pour le compte de la Fondation européenne pour le climat, sur l’impact qu’aurait eu l’adoption, en 2019, d’un Buy European Act assorti de critères environnementaux sur la relocalisation des activités et la décarbonation en Europe. Je vous transmettrai également un rapport de l’Institut Jacques-Delors expliquant que les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), toujours mises en avant pour justifier le fait de ne pas favoriser les produits fabriqués en France ou en Europe, sont peut-être interprétées de manière trop stricte.

Encore une fois, je salue le Clean Industrial Deal annoncé il y a une quinzaine de jours, mais il ne s’agit là que de propositions devant encore donner lieu à des discussions. Du reste, ce plan est décalé par rapport à la crise que nous vivons. On pourrait imposer par exemple qu’une tonne de carbonate de sodium achetée indirectement par un opérateur public ait une intensité carbone inférieure à une tonne de CO2, et décliner ce principe pour tous les autres produits. Il conviendrait cependant de prévoir une règle très générale pour nos échanges commerciaux avec la Chine, car ce pays détourne volontiers les réglementations trop précises.

M. Olivier Lluansi. Monsieur le rapporteur, je confirme les éléments que vous avez énoncés.

Le chiffre de 15 milliards d’euros est issu des travaux d’un économiste du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), une structure qui dépend du premier ministre. Il a donc, en quelque sorte, une valeur institutionnelle.

Je cite souvent l’Allemagne, dont les acheteurs publics respectent les directives européennes – c’est en tout cas un postulat que nous sommes obligés de faire –, mais j’aurais aussi pu prendre l’exemple de l’Italie.

La solution réside davantage dans une manière d’appliquer le droit et de gérer les achats publics que dans l’adoption de tel ou tel texte. La loi relative à l’industrie verte a certes introduit un critère relatif au CO2, mais cette possibilité existait déjà auparavant, et les acheteurs publics n’iront dans ce sens que s’ils y sont incités par leur environnement. En dépit de quelques évolutions notables, l’interprétation des textes relatifs à la commande publique, faite par le service juridique de Bercy, est extrêmement stricte : on a fait de la surtransposition dans les textes, mais aussi et surtout dans les têtes. Je le répète, il existe des solutions qui ne coûtent pas un euro et ne nécessitent même pas de faire adopter une loi.

Une bonne façon d’avancer sur ce sujet est sans doute de passer par des centrales d’achat. Acheter local tout en respectant la lettre de directives européennes qui ne visent pas cet objectif demande une certaine ingénierie dont ne disposent pas les petites collectivités locales. Les grosses centrales d’achat public que sont l’Union des groupements d’achats publics (Ugap), le Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah) et l’Union des hôpitaux pour les achats (Uniha), pour citer les trois structures qui existent en France, sont quant à elles parfaitement dotées pour parvenir à ce résultat. C’est d’ailleurs là-dessus que repose l’organisation italienne.

Ce management de l’achat public peut être mis en œuvre rapidement, sans passer par la loi. Quand je souligne que des mesures de ce type n’ont pas d’impact budgétaire, je veux dire qu’elles coûtent un petit peu mais rapportent beaucoup. Il n’existe pas d’étude globale sur le coût que pourrait représenter, pour les comptes publics, l’achat de biens uniquement fabriqués en France ; nous nous sommes contentés de mener des études sur douze catégories de produits, qui ont montré qu’un bien fabriqué en France était peut-être un peu plus cher, mais que la rentrée de recettes fiscales et sociales supplémentaires induite par ces commandes compensait ce surcoût en une année, voire deux.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez plaidé pour l’identification de 100 à 150 filières stratégiques dont il faudrait essayer de relocaliser la production, au moins partiellement. Quelle méthode préconisez-vous pour développer ces filières de substitution aux importations ? Je pense qu’une telle stratégie nécessite des investissements ; or le plan France 2030 prend théoriquement fin en 2026. Quel type de plan de relance pourrait lui succéder ? Que diriez-vous d’un plan qui se rapprocherait plutôt de France relance, en s’orientant davantage vers le socle industriel « de base », pour reprendre votre expression ?

Alors que l’État élaborerait un plan d’investissement à l’échelle nationale, comment traduirait-on cette stratégie localement pour développer ces fameuses filières stratégiques ? Un accompagnement des collectivités paraît nécessaire, notamment en matière de formation, de logement ou de fiscalité incitative, sans tomber évidemment dans des mesures contraignantes. Le développement de cet écosystème dans une zone géographique précise pourrait-il passer par des dispositifs tels que le programme Territoires d’industrie ?

M. Olivier Lluansi. Vous avez utilisé le terme de filières, mais je voulais parler de 100 à 150 productions à relocaliser.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et encore davantage depuis 2009, nos politiques industrielles sont fondées sur la notion de filière : on regarde toute la chaîne qui a permis d’aboutir au produit final, depuis le minerai qui le constitue ou les composants qu’il intègre. C’est cette logique qui a présidé à la création du Conseil national de l’industrie, précisément structuré en dix-neuf filières stratégiques.

Il n’existe pas de définition cohérente de la notion de filière stratégique, mais des travaux ont été menés, notamment par l’École des mines, qui arrivent à cette conclusion.

Une filière stratégique était, depuis au moins quelques décennies, une filière dans laquelle la France disposait d’un avantage comparatif lui permettant de se projeter dans un monde de plus en plus globalisé. L’exemple type de filière stratégique était l’aéronautique ; nous aurions aimé faire de même avec le nucléaire, mais nous n’avons pas eu les résultats escomptés à l’export.

Aujourd’hui, nous changeons de paradigme. Le monde est de plus en plus heurté, tandis que les crises se multiplient – crise géopolitique et peut-être bientôt militaire, crise environnementale, crise migratoire… Quelles conséquences cette évolution doit-elle avoir sur nos priorités en matière de politique industrielle ? Nous ne pouvons plus nous contenter de valoriser des productions qui nous permettent de nous projeter dans un commerce de plus en plus mondialisé, car tel ne sera plus le cas. Nous devons réfléchir à l’outil productif qui permettra à notre projet de société, français ou européen, de résister aux attaques et aux crises auxquelles il sera confronté.

C’est ce que nous avons déjà fait lorsque nous avons publié une liste de médicaments critiques, indispensables au maintien de notre souveraineté sanitaire, pour lesquels l’approvisionnement en principes actifs, qui viennent essentiellement d’Inde, et en précurseurs chimiques, souvent originaires de Chine, doit être sécurisé. Nous nous sommes posé la même question dans le cadre de la loi relative à l’industrie verte : la relocalisation de la production de batteries, de pompes à chaleur ou de panneaux solaires sur le territoire européen est une manière de garantir, dans un contexte géopolitique très tendu, notre capacité à aller au bout de notre projet de transition énergétique. Nous avons d’ailleurs fait de même s’agissant des métaux stratégiques.

En revanche, nous n’avons mené que des réflexions parcellaires, en utilisant des méthodes différentes, sur un certain nombre d’autres sujets. En dehors de tout cadre global, nous n’avons réfléchi que de manière incomplète à la liste des productions que nous avons besoin de maîtriser en grande partie sur notre sol pour garantir la réalisation de notre projet de société.

Pour définir ces productions, trois méthodes sont envisageables, toutes assez originales. En mobilisant notre intelligence collective, il me semble possible d’obtenir des résultats en quelques mois. Il convient tout d’abord de prêter attention au signal économique qu’est l’élasticité des prix : quand, dans un contexte de crise, les prix montent très haut, c’est que la production en question est essentielle. Il faut ensuite se demander ce qui est indispensable au fonctionnement de notre société – on a parlé tout à l’heure des médicaments. J’aimerais enfin que l’on demande à des conventions citoyennes à quoi nous devrions allouer, par exemple, les puces électroniques provenant de Taïwan si nous ne pouvions plus nous en procurer que de façon limitée. Faudrait-il les utiliser pour fabriquer des voitures, des robots de cuisine ou des respirateurs pour les hôpitaux ? Ce serait aussi une façon de tester l’adhésion de nos concitoyens à notre projet de société et à nos valeurs communes.

Tout ce travail est devant nous, car nous ne l’avons réalisé que de manière parcellaire. Nous devrons le mener pour toutes les composantes de notre politique industrielle, qu’il conviendra sans doute de rééquilibrer. On qualifiera peut-être d’essentiels la production de missiles évoluant à très grande vitesse, qui recourt à des technologies de pointe et nécessitera le développement de technologies de rupture, mais aussi le maintien d’une filière de végétaux protéagineux indispensable à notre souveraineté sanitaire, qui ne fait appel qu’à des techniques industrielles de base. Les outils à développer dépendront donc beaucoup des catégories de produits retenues.

Chacune de ces productions pourra faire l’objet de mesures de protection sur le marché européen, à l’instar de ce qui est déjà prévu pour les grands objets de la transition écologique – je pense par exemple aux subventions bénéficiant à la production de batteries, ou encore aux réglementations en cours de discussion sur les fluides utilisés dans les pompes à chaleur afin de favoriser une fabrication européenne. La diversité des produits industriels est trop grande pour envisager des protections globales. Pour entrer dans ce nouveau monde, je recommande d’étudier la situation objet par objet et de définir, pour chacun d’entre eux, des critères techniques, fiscaux ou des subventions permettant de relocaliser leur production. On a vu que les mesures très larges telles que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), dont vous avez parlé ce matin, étaient trop générales et facilement contournables.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Monsieur Lluansi, vous considérez qu’il faut partir du tissu industriel existant dans les territoires, et non implanter indistinctement des grandes usines partout. Dans un souci d’efficacité, les collectivités locales devraient-elles favoriser une politique de clusters ? Les pôles de compétitivité constitués il y a une vingtaine d’années ont-ils eu des effets positifs ? Ne faudrait-il pas relancer ceux qui existent encore ?

Vous avez dit que, dans la plupart des cas, les besoins en foncier n’étaient pas énormes et que des terrains de 2 hectares pouvaient s’avérer suffisants. Or, compte tenu de la complexité administrative qui caractérise notre pays, cinq années sont nécessaires pour implanter un outil industriel. Ce délai n’est-il pas un frein majeur à la réindustrialisation ? Comment sortir de cette situation ? Peut-être faudrait-il adopter le mode dérogatoire que vous avez évoqué il y a quelques instants. La proposition de loi de simplification de la vie économique, qu’une commission spéciale s’apprête à examiner, pourrait être un véhicule intéressant. Dans une région que vous connaissez bien et qui est aussi la mienne, un sous-préfet avait été nommé pour lever un certain nombre de freins et aller plus vite que la normale, afin d’accueillir Toyota.

Vous avez enfin évoqué les besoins en fonds propres. Il existe une multitude de fonds d’investissement, parapublics ou privés. Toujours dans les Hauts-de-France, j’ai l’honneur de présider la société Finorpa, qui ne croule pas sous les demandes. Comment favoriser la rencontre de l’offre et de la demande ?

M. Robert Le Bourgeois (RN). Vous avez joint tout à l’heure, dans votre réflexion, la question du financement de la réindustrialisation et l’idée, que je partage, qu’une industrie est ancrée dans un territoire. Dans cette perspective, vous avez évoqué la possibilité de créer des livrets d’épargne spécifiques, en précisant que la difficulté résiderait surtout dans la distribution de ces produits et leur appropriation par les épargnants. Vous avez dessiné une piste régionale, en soulignant que les banques mutualistes étaient souvent davantage présentes dans les territoires que les réseaux bancaires nationaux, lesquels sont aussi soumis à d’autres contraintes en matière de conformité. Avez-vous déjà observé des expériences dans ce domaine ? Si oui, ont-elles réussi ? Si un tel dispositif reposant sur les réseaux mutualistes devait être généralisé, quel montant d’épargne pourrait être levé ?

J’aurais en outre aimé connaître, sans vouloir polémiquer, votre vision des administrations déconcentrées. En Seine-Maritime et, plus largement, en Normandie, de nombreux chefs d’entreprise déplorent que la réalisation de certains projets industriels soit empêchée par l’intervention, l’inaction ou les délais imposés par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) ou la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM). Quelles évolutions préconisez-vous pour faciliter l’installation de tels projets ?

M. Olivier Lluansi. Dans le cadre du programme Territoires d’industrie, nous avons beaucoup débattu de l’opportunité de spécialiser un territoire dans une industrie ou une filière, ce qui serait revenu à décliner en France le modèle italien des systèmes productifs locaux, qui a connu un grand succès. Je suis pourtant arrivé à la conclusion, peut-être contre-intuitive, que ce n’était pas une bonne idée. Sur le marché mondial, un territoire est un confetti : s’il se spécialise dans un secteur qui rencontre des difficultés, il en prend pour vingt ans. Voyez la fermeture de l’usine Kodak à Chalon-sur-Saône, qui a privé d’emploi 5 000 personnes : le territoire ne s’en sort qu’aujourd’hui, au bout de vingt années d’efforts.

On dit souvent que la spécialisation favoriserait le partage de compétences, mais c’est oublier que de nombreuses compétences industrielles – la maintenance ou l’électrotechnique, par exemple – sont en réalité partagées entre les secteurs. Si un territoire bénéficie d’une vraie densité industrielle et d’un écosystème favorable, il pourra donc profiter de la synergie du partage de compétences sans prendre le risque de se trouver exposé à un retournement du marché.

Les pôles de compétitivité sont un objet de politique publique très particulier, hybride, né au milieu des années 2000, lorsque l’on promouvait l’industrie sans usine ou fabless au niveau national tandis que certains territoires étaient déjà en souffrance et réclamaient des outils pour redévelopper un tissu industriel ou économique. Dans le projet initial, douze pôles devaient être créés, adossés à des filières ; or Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, a fait en sorte que l’ensemble des 71 candidatures reçues soient retenues, considérant que ce projet pouvait constituer un outil de développement économique local. Nous ne sommes jamais sortis de cette ambivalence, que montrent bien le financement des pôles de compétitivité et leur évolution absolument erratique : encore aujourd’hui, certains pôles sont adossés à des filières et s’avèrent nécessaires au développement technologique, tandis que d’autres sont au service du développement économique d’un territoire.

S’agissant du financement de la réindustrialisation, il est vrai que la collecte de fonds ainsi que la distribution et la promotion de produits financiers spécifiques auprès des ménages posent des difficultés. Les banques et assurances mutualistes sont effectivement davantage engagées dans ce domaine, de par leur nature, leur gouvernance et les règles jurisprudentielles qui leur sont propres. Au moins deux des trois régions que j’ai citées précédemment – Auvergne-Rhône-Alpes et Bretagne – utilisent d’ailleurs des canaux mutualistes pour distribuer leurs produits.

Un autre aspect, que je n’ai pas encore évoqué, pose quelques problèmes : l’ouverture du capital d’une entreprise familiale est difficile, car cela revient à faire entrer une personne extérieure à la famille au conseil d’administration. Prenons l’exemple de la filière aéronautique, qui doit monter en compétences : des sous-traitants de premier rang d’Airbus ne réinvestissent plus dans leur outil productif car ils n’ont plus d’argent, sont déjà trop endettés et refusent d’ouvrir leur capital. Certains produits financiers, comme les obligations convertibles, permettent de résoudre ce problème, car l’argent ainsi injecté dans l’entreprise est considéré comme des fonds propres, ce qui empêche les créanciers d’accéder au conseil d’administration. Ces produits sont malheureusement trop chers pour les PME et PMI. Aussi leur diffusion au sein de fonds régionaux, par exemple, est-elle une solution envisageable pour financer le haut du bilan de ces entreprises, au même titre que le recours à la gestion privée et la collecte de l’argent des épargnants.

Nous ne sommes pas encore allés au bout de cette démarche. L’objectif serait de collecter, au sein de ces fonds, environ 1 milliard d’euros par région, contre quelques centaines de millions aujourd’hui. Lorsque la plupart des régions françaises auront lancé quatre, cinq ou six fonds dont la dotation cumulée atteindra 1 milliard d’euros, les grands acteurs du financement de l’économie s’intéresseront à ce marché, qu’ils ne voudront pas voir passer sous leur nez.

Mme Anaïs Voy-Gillis. Je ne suis pas une grande défenseure de l’administration, mais je trouve que les attaques contre cette dernière sont un peu faciles. Si les Dreal et les Dreets manquent d’efficacité, c’est aussi parce qu’elles manquent de moyens. Elles sont les premières victimes de la complexification administrative, puisqu’elles doivent multiplier les contrôles sans que s’accroissent leurs effectifs. Il y a certainement, dans ces administrations, des agents hostiles à l’industrie, qui font traîner les dossiers, de même qu’il y a, dans les entreprises, des salariés qui ne sont pas forcément très efficaces. Beaucoup de gens, sur le terrain, sont engagés en faveur de notre industrie et de la réindustrialisation. Les fonctionnaires que je fréquente quotidiennement font tout leur possible pour faire avancer les dossiers, mais ils sont confrontés à un surcroît de travail et doivent attendre les retours des uns et des autres. Du reste, le temps passé sur chaque dossier a tendance à diminuer, car les demandes s’accumulent alors que la complexité est croissante. Je ne dis pas que tout est parfait, qu’il ne faut rien changer, mais qu’il faut prendre garde de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il n’empêche qu’il faudra sans doute s’efforcer d’identifier les problèmes et de réfléchir à leur résolution.

On parle beaucoup des banques mutualistes, mais il faut regarder aussi du côté des fonds d’investissement privés et inciter les personnes et les institutions publiques exerçant une activité d’investissement en tant que fonds de fonds à diriger davantage leur capital vers l’industrie. Les fonds totalement dédiés à l’industrie sont en effet très peu nombreux, parce que les montants à investir – les fameuses dépenses d’investissement capitalisées au bilan d’une entreprise ou capital expenditures (Capex) – sont plus importants, que le retour sur investissement est plus long et que les taux ne sont pas forcément les mêmes que dans des secteurs comme le secteur de la technologie. J’ajoute que la France manque de bureaux de gestion de patrimoine (family offices) dirigés vers l’industrie, alors que l’Allemagne est assez richement dotée en la matière. C’est donc peut-être la culture financière qu’il convient de faire évoluer au regard de nos ambitions.

M. Éric Michoux (UDR). Sans être en désaccord total avec nos experts, j’aimerais exprimer une idée différente.

Contrairement à vous, monsieur Lluansi, je pense que la notion de filière a du sens, de même que celles de cluster, évoquée par M. Huyghe pour désigner un groupe d’entreprises travaillant dans le même secteur, et de pôle de compétitivité.

Je connais bien la situation de Chalon-sur-Saône, puisque j’ai été vice-président du Grand-Chalon chargé du développement économique : c’est moi qui me suis occupé du redémarrage de l’économie dans l’agglomération et qui ai mis en place un « mode filière », autour de trois axes. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que cette politique puisse aller jusqu’au bout, compte tenu des difficultés rencontrées actuellement.

Passer en « mode filière », c’est organiser tout un écosystème comprenant des grandes entreprises, des entreprises plus petites, des centres de formation professionnelle, des écoles et des universités autour d’une famille de produits, par exemple le nucléaire ou la métallurgie. Cette notion de filière permet d’accélérer fortement, à partir d’une entreprise ou d’un système de production, la création de richesse qui sera ensuite redistribuée. En effet, une fois passé le point d’équilibre d’une entreprise industrielle, la valeur ajoutée nette s’accroît, puisqu’elle correspond alors pour ainsi dire au résultat de l’entreprise, aux amortissements des immobilisations corporelles et incorporelles ainsi qu’aux impôts divers et variés. Êtes-vous d’accord sur le fait que ces filières sont nécessaires et qu’il convient de travailler sur la notion de valeur ajoutée ?

J’en viens à ma deuxième question. La politique actuelle de soutien aux entreprises pourrait se résumer ainsi : « Saupoudrez, saupoudrez, il en restera toujours quelque chose. ». Ne pensez-vous pas, madame Voy-Gillis, que remplacer l’ensemble des aides versées aux entreprises par des allègements de charges aurait un effet dynamique sur les taux horaires et la productivité des usines ?

M. Frédéric Weber (RN). On parle aujourd’hui de reconstituer une économie de guerre, mais encore faudrait-il avoir, au niveau français ou européen, la capacité de produire suffisamment d’acier stratégique – à moins que certaines personnes plaident pour la fabrication d’ogives biodégradables… Quelles sont donc nos capacités de production dans ce domaine, dont dépend toute la chaîne industrielle ? Avant l’étape de transformation, il faut bien que la sidérurgie fasse de la fonte pour fabriquer des coils et des brames !

Par ailleurs, en matière de formation, comment pourrions-nous favoriser une coopération plus concrète entre les lycées professionnels de l’éducation nationale et les acteurs économiques ? Au-delà de l’organisation de salons et de la distribution de flyers, il convient de prendre des mesures plus efficientes pour redonner à la jeunesse le goût de travailler un outil à la main.

Mme Anaïs Voy-Gillis. Je ne suis pas une inconditionnelle des filières. Je ne suis d’ailleurs pas sûre que les Allemands considèrent que cette notion a du sens ; elle en a sans doute pour les secteurs aéronautique et automobile, qui profitent tous deux de l’activité métallurgique, mais elle recoupe une multitude de situations qui ne se ressemblent pas. On parle de filières matières, de filières produits… Peut-être serait-il donc nécessaire de clarifier ce que l’on met derrière cet outil et au service de quoi on l’organise.

Je me réjouirais par ailleurs que les filières ne soient pas dysfonctionnelles et que les donneurs d’ordre jouent le jeu à l’égard des territoires, en respectant par exemple les délais de paiement, même si les choses évoluent dans le bon sens.

Tout le problème, aujourd’hui, est qu’aucune usine ne fonctionne à 100 %. Dès lors, il faut répartir les coûts fixes sur un volume de produits moins important, ce qui fait augmenter les prix unitaires. S’il n’y a pas de clients en face, l’usine doit fermer. Nous avons déjà évoqué cet enjeu du maintien de la demande lorsque nous avons parlé de l’orientation de la commande publique, de la politique d’achat des entreprises et de la stratégie de consommation des ménages.

Un certain nombre d’industriels seraient sans doute favorables à une suppression ou à une diminution des aides, à condition que l’on remette à plat la fiscalité. En effet, ces aides profitent peut-être à un nombre limité d’entreprises. La multiplication des appels à manifestation d’intérêt pose un problème, tandis que certains dispositifs en faveur de la décarbonation, par exemple, s’avèrent d’une complexité redoutable. Ce manque de lisibilité nuit incontestablement à la compétitivité des entreprises. Cependant, je le disais, une diminution des aides devrait évidemment s’accompagner d’une remise à plat de la fiscalité, qu’il faut rendre plus efficace. On constate aujourd’hui une très grande disparité des dispositifs fiscaux, dont la rentabilité est parfois contestable et qui concernent, là encore, un nombre restreint d’entreprises. Il en est de même pour l’impôt sur le revenu, qui repose sur un nombre de contribuables de plus en plus limité.

On pourrait toutefois envisager de maintenir certaines aides, notamment dans les secteurs très intensifs en Capex, en les assortissant de certaines conditions, voire de mécanismes de retour sur investissement en faveur de l’État, dont l’intervention obéit jusqu’ici à une logique de socialisation des pertes et de privatisation des gains. De tels mécanismes pourraient s’appliquer, par exemple, lorsque l’État a investi dans des programmes de R&D et d’innovation dont les résultats profiteraient au secteur privé. Je n’ai pas de réponse définitive à vous apporter aujourd’hui, mais ces propositions mériteraient d’être étudiées.

M. Olivier Lluansi. S’agissant des filières, je n’ai peut-être pas été assez clair. On nous a demandé si nous recommanderions à des territoires de se spécialiser dans un secteur donné. Je le répète, cette stratégie me semble risquée – votre territoire, monsieur Michoux, est d’ailleurs l’un de ceux qui en ont fait les frais –, d’autant que la diversité d’un tissu industriel ne nuit pas au développement de synergies ni au partage de compétences.

Je ne remets pas en cause le concept de filière, et je ne m’oppose pas à sa déclinaison dans les territoires, mais j’essaie de le rééquilibrer. Encore une fois, 40 % du succès d’un site industriel est lié à son territoire, à son écosystème. Je déplore que l’on ait un peu perdu cette logique. La filière ne peut pas être un modèle générique, à appliquer partout. Certaines industries nécessitent des installations très intensives en capital – je pense notamment au site de Framatome, près de chez vous, mais aussi aux centrales nucléaires –, autour desquelles un tissu industriel se constitue naturellement, avec une coloration particulière.

Concernant l’éducation nationale, je souhaite transmettre un message très positif. Depuis la mise en place du dispositif Territoires d’industrie, les retours que j’ai de mes contacts, directs et indirects, indiquent que notre système de formation, et notamment l’éducation nationale, est plus sensible à la question de l’industrie et de l’économie. Cela va donc dans le bon sens, mais pas assez rapidement par rapport aux enjeux auxquels les entreprises sont confrontées. La conséquence est évidente : l’écart entre les personnes formées mises sur le marché et les besoins des entreprises est aujourd’hui comblé par des initiatives privées de formation. Il n’y a plus une entreprise d’une taille raisonnable qui ne dispose pas de sa propre école ou qui n’est pas associée à un système d’écoles pour former des jeunes aux métiers et aux compétences dont elle a besoin. Cet écart doit nous alerter. Néanmoins, je le répète, la situation évolue doucement dans le bon sens, même si cela pourrait sans doute être beaucoup plus rapide. Je ne suis pas suffisamment spécialiste de la gouvernance de l’éducation nationale pour formuler une recommandation sur ce sujet.

M. Laurent Croizier (Dem). Madame Voy-Gillis, vous avez questionné la pertinence de l’implantation de giga-usines ou gigafactories pour fabriquer des produits en surproduction, notamment en Chine. Je m’interroge, au regard de la notion de souveraineté : pensez-vous que nous ne devrions pas produire ce type de produits, les laissant ainsi à l’Asie, ce qui pourrait poser problème à terme en matière de dépendance ? Il me semble que la notion d’indépendance est aujourd’hui essentielle. Je souhaiterais que vous reprécisiez ce point.

Nous sommes nombreux à nous plaindre du saupoudrage. Dans le même temps, monsieur Lluansi, vous nous avez indiqué qu’il ne fallait négliger aucun secteur de l’industrie, et notamment le secteur primaire, car il est important pour toutes les autres filières. J’hésite d’ailleurs à utiliser le mot « filière » désormais, tant notre vocabulaire doit être refondé. Ma question, peut-être un peu provocatrice, est la suivante : le saupoudrage est-il finalement inévitable ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les grands groupes intégrés sont en crise systémique, soit involontairement, soit, et c’est fréquent, volontairement, dans une perspective de valorisation boursière. Ils conservent alors les activités à forte valeur ajoutée et se délestent des utilités, qui étaient auparavant intégrées à ces groupes. Je pense notamment à TotalEnergies, qui a abandonné une grande partie de sa chimie, en se souciant assez peu du devenir de ces activités. Deux questions se posent : celle du fonds souverain et celle des tarifs douaniers, qui me semblent être la seule solution, mais il en existe peut-être d’autres.

Vous avez évoqué, à juste titre, la question de la valorisation salariale dans l’industrie. Pour être honnête, il faut distinguer deux types d’industrie. Il y a une industrie qui a beaucoup de mal à verser de bons salaires et où les conditions de travail peuvent encore être très difficiles. Le taux d’accident, voire de décès, en France n’est pas digne d’une puissance économique comme la nôtre. Le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) est concerné, mais l’industrie l’est également. De plus, le travail dans l’industrie implique des frais : il faut souvent une voiture et il n’y a pas toujours de cantine. Derrière les données salariales que vous avez mentionnées, qui sont satisfaisantes, il faut s’interroger sur les conditions de travail des ouvriers en France et sur les moyens de permettre aux industries de dégager des marges de manœuvre salariales. Elles sont très demandeuses.

En France, nous avons tendance à verser dans la caricature sur le sujet de l’association du monde syndical à la gestion de l’entreprise. J’ai travaillé au Japon et la gestion des syndicats y est très différente. L’approche du patronat français me semble souvent figée dans des schémas du XIXe siècle, la cogestion étant taboue. Dans toutes les organisations patronales où j’ai pu échanger sur ce sujet depuis quinze ans, j’ai fait le même constat : il existe un tabou socioculturel français qui conduit le patronat à refuser ne serait-ce que d’envisager que des ouvriers puissent avoir des idées et contribuer à la gestion de l’entreprise. L’idée de leur accorder des droits de vote, par exemple, est inconcevable. On accepte volontiers la participation, avec un peu d’argent et quelques avantages, mais accorder un droit de vote ou solliciter l’avis des ouvriers sur les chaînes de production est hors de question. Or, au Japon, en Corée et en Allemagne, ces pratiques sont courantes. En Autriche, l’avis des ouvriers contribue grandement à améliorer les processus de fabrication. En France, hormis dans quelques entreprises partiellement nationalisées, nous sommes dans une caricature totale, et je trouve cela regrettable.

Ma dernière question concerne l’état des machines. Leur état moyen dans les TPE et PME françaises est préoccupant. On trouve des équipements antédiluviens et la recherche de pièces de rechange relève souvent du système D. Il y a là un véritable problème. Certaines machines datent même d’avant la seconde guerre mondiale.

Mme Anaïs Voy-Gillis. Concernant les gigafactories, je me suis peut-être mal exprimée. Je n’y suis absolument pas opposée. Nous en avons besoin sur le territoire français et européen. Des questions peuvent se poser quant aux choix des chimies et au mode de financement. Aujourd’hui, c’est la Chine qui maîtrise les technologies des chimies. Il faut donc aborder la question du transfert de ces technologies mais également miser tous nos efforts d’innovation sur les chimies du futur et sur la mobilité du futur. Il faut également inclure une clause de localisation de production afin de favoriser la production sur le sol européen et réduire ainsi nos importations massives. Si vous souhaitez exporter en Chine, vous devez accepter que votre propriété intellectuelle soit volée, que des marchés vous soient inaccessibles et de créer des coentreprises ou joint-ventures impliquant des transferts de technologie. Comment pouvons-nous cesser d’être les dindons de la face ? Il faut négocier dans les mêmes conditions que les autres : c’est de l’équité et non du protectionnisme.

Concernant la répartition géographique des projets, il faut s’interroger sur un équilibre sain au sein de l’Union européenne. Certains projets relevaient davantage de la spéculation boursière que d’une véritable stratégie industrielle. Le cas de Northvolt, qui a couru après les levées de fonds sans nécessairement sécuriser son projet industriel, en est un exemple. Les projets de gigafactories en France et les candidats sont très sérieux. Il sera impératif de soutenir des acteurs comme Verkor et d’adopter une politique cohérente si nous voulons maintenir cette industrie sur notre territoire.

Disposer d’usines de batteries est nécessaire, mais pas suffisant. Il est indispensable d’avoir toute la filière sur le territoire : pour recycler les batteries, il faut des débouchés. Faute d’en avoir, Eramet a d’ailleurs suspendu son projet de recyclage. Nous devons donc impérativement adopter une logique intégrée de ce que nous voulons maîtriser sur le territoire – français ou européen – et ne pas nous contenter d’un seul maillon de la chaîne de valeur.

L’industrie de base est confrontée à une concurrence internationale, notamment avec des surcapacités de production dans le domaine de l’acier. Il est impératif de prendre des mesures d’urgence et je pense que tous les industriels souhaitent que l’on aille dans ce sens. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières n’est pas suffisant, car il est trop facilement contournable. Si nous voulons le conserver, il faut le simplifier et l’étendre aux produits finis, et non se limiter aux produits entrants sur le territoire européen. Il faut peut-être aussi l’élargir à d’autres industries.

Les accidents dans l’industrie sont une réalité. Lorsque des entreprises sont soumises à des logiques de financiarisation, les restrictions budgétaires peuvent affecter les investissements dans les machines et dans la sécurité, en particulier lorsqu’il y a une dette liée à un achat à effet de levier ou leveraged buyout (LBO) à rembourser. Cela ne concerne néanmoins pas toutes les entreprises : certaines parviennent à concilier ces aspects. Tout dépend également de la capacité à répercuter les coûts dans les chaînes de valeur, car la compression des coûts est généralisée. Ni le client ni le consommateur final ne souhaitent payer plus cher et nous sommes pris dans une spirale infernale.

Les conditions de travail tendent à s’améliorer, mais elles ne sont pas parfaites. La pénibilité existe également dans d’autres secteurs. Les cadences infernales ne sont pas l’apanage de l’industrie, on les retrouve également dans les métiers de service. Je ne suis pas convaincue que le personnel médical en France bénéficie de meilleures conditions de travail que dans l’industrie et la question des conditions de rémunération se pose également.

Le monde syndical fait preuve d’une forme de schizophrénie. Prenons l’exemple d’une entreprise, La Carte française, qui propose aux comités sociaux et économiques (CSE) une carte cadeau permettant d’acheter des produits 100 % made in France : elle n’est pas le premier choix des syndicats, qui privilégient le pouvoir d’achat. Ces derniers ont été auditionnés récemment par le Sénat et ont publié des propositions ; je n’ai pas le temps de les développer, mais je vous les ferai parvenir.

Enfin, la cogestion est un sujet déterminant, comme l’ouverture du capital aux salariés, assortie de mécanismes de sécurisation ; entrer au capital d’une entreprise est aussi un moyen d’adhérer à son projet. La question de la place des salariés dans la gouvernance des entreprises, suivant le modèle allemand, se pose aussi : redonner une voix aux salariés n’est pas la seule solution, mais contribuera à une réponse plus large. Il s’agit aussi de déterminer comment redonner des marges de manœuvre aux entreprises, sans compter les questions liées à la fiscalité, à la demande pour occuper totalement les usines et mieux répartir les coûts fixes, etc.

Il me semble que votre rapport devrait montrer la dimension systémique des solutions à apporter, en veillant à l’équilibre entre responsabilité publique et responsabilité privée. On ne s’en sortira que collectivement et pas en rejetant la faute les uns ou sur les autres.

M. Olivier Lluansi. Il est compréhensible de vouloir des leaders technologiques, mais ils ne se développeront pas sans un solide tissu industriel en soutien. Nous souffrons d’un retard d’investissement dans notre outil productif, y compris dans les industries de base – elles ne provoquent pas d’effet « waouh », mais sont indispensables. Il est nécessaire d’accompagner l’investissement productif dans tous ces secteurs-là.

Nous n’avons pas répondu à votre question sur l’acier : nous avons besoin d’acier et de chimie en Europe, sinon nous ne serons pas capables de produire les biens de haute technologie dont on peut rêver.

Notre politique industrielle a été déséquilibrée au profit des innovations de rupture et au détriment du socle de base ; nous devons rétablir cet équilibre. Les politiques gaullo-pompidoliennes de référence ont été menées pendant les Trente Glorieuses. Ceux qui ont inventé le TGV, les centrales nucléaires, la fusée Ariane et la Caravelle s’appuyaient sur un tissu industriel disposant de techniciens, peut-être pas aussi pointus qu’aujourd’hui, détenteurs d’un savoir-faire industriel. Nous avons oublié ce socle.

Nous ne rendrons les métiers industriels attractifs à moyen terme qu’en changeant l’organisation du travail mécaniste issue du fordisme et du taylorisme, qui n’est plus compatible avec les attentes de la société. Les jeunes générations s’expriment davantage à ce sujet, mais tout le monde souhaite disposer d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Pour mener à bien ce changement, j’en appelle à la démocratie sociale : patronat et syndicats doivent se mettre autour de la table et se saisir des enjeux de l’organisation du travail, notamment de la participation des salariés au capital des entreprises et de la sécurité au travail. Cette dernière ne relève pas uniquement de l’investissement, mais aussi du management et de l’attention portée aux salariés postés et à ceux des fonctions de base.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous proposez d’adopter un objectif de réindustrialisation fondé sur l’équilibre de la balance commerciale des biens plutôt que sur la part de l’industrie dans le PIB. Cet indicateur me semble très pertinent : a-t-il retenu l’attention des pouvoirs publics ? Peut-être figure-t-il dans votre rapport non publié ? De tels objectifs sont sans doute peu attrayants, du point de vue médiatique.

Afin d’aiguiller nos travaux, pouvez-vous nous communiquer des exemples concrets d’entreprises étrangères ou françaises qui, après avoir mis en concurrence plusieurs implantations, ont finalement choisi de s’implanter à l’étranger ? Si vous les connaissez, pouvez-vous nous dire quelles ont été les raisons de ce choix ?

Enfin, dans votre propos liminaire vous avez évoqué la simplification et parlé de pouvoir dérogatoire. Vous avez expliqué qu’en France, cette simplification relevait davantage d’un changement de culture administrative que de la modification de textes réglementaires. À cet égard, l’exemple du foncier est éclairant ; face aux exigences nécessaires pour mener à bien la réindustrialisation, et compte tenu de l’indisponibilité à venir du foncier, quels dispositifs faudrait-il créer pour faciliter l’implantation de projets industriels ? Ce matin, j’ai évoqué avec Clément Beaune la possibilité de faire bénéficier de la « raison impérative d’intérêt public majeur » tout projet industriel créateur de nombreux emplois et souhaitant s’implanter sur une friche industrielle – donc déjà artificialisée. Une telle mesure vous semble-t-elle aller dans le bon sens ?

M. Olivier Lluansi. L’industrie est souvent mesurée en points de PIB, mais elle a pour finalité la souveraineté. Or l’équilibre de la balance commerciale est un élément de souveraineté. Nos concitoyens sont sans doute peu nombreux à mesurer les choses en points de PIB ; en revanche, ils comprennent tous l’équilibre entre ce qu’on achète et ce qu’on vend. Il se trouve qu’une balance commerciale structurellement équilibrée équivaut à peu près à 12 ou 13 points de PIB, c’est-à-dire l’objectif ambitieux, mais réaliste, fixé par France Stratégie.

Les gains de productivité sont plus forts dans l’industrie que dans les services ; cependant cette règle sera peut-être amenée à changer avec l’intelligence artificielle. Il n’est donc pas étonnant que le poids de l’industrie dans le PIB décroisse même si, En France, il l’a fait trop rapidement : il faut maintenant qu’il augmente à nouveau jusqu’à atteindre un équilibre. Mais, dès lors que les gains de productivité sont plus élevés dans l’industrie, un objectif en points de PIB à dix ans sera comparativement plus faible dans ce secteur. Je ne recommande donc pas de faire d’un tel objectif, complexe et risqué, un sujet de communication politique.

La balance commerciale doit être mesurée sur une période assez longue : c’est une bonne chose pour l’industrie, qui a besoin de politiques de long terme, mais moins bonne pour la communication politique puisqu’elle oscille d’une année à l’autre.

Pour répondre à votre question, nous connaissons de nombreux exemples, parfois emblématiques, d’entreprises qui se sont implantées ailleurs qu’en France : Tesla s’est installée à Berlin pour des raisons foncières ; Intel a suspendu son projet d’implantation pour des questions d’aide publique. Le cas de l’usine de fabrication des freins en carbone de Safran n’est pas encore tranché : il y a quelques années, les médias s’étaient fait l’écho de son projet d’implantation à Lyon, qui a finalement été suspendu en raison du prix de l’énergie. Au-delà des noms célèbres, ces exemples illustrent les trois principales raisons qui motivent le choix de nombreuses entreprises ne pas s’implanter en France : la disponibilité du foncier, le soutien public – qu’il prenne la forme de subventions ou de mesures fiscales – et le prix de l’énergie.

La France est championne en nombre de projets d’installation mais, parce qu’ils sont petits, elle n’est pas championne en nombre d’emplois ou d’investissements étrangers. Nous manquons d’entreprises de taille moyenne – entre 200 et 300 emplois –, qui devraient être la cible de notre politique d’attractivité. Trendeo a produit une carte montrant que de nombreuses usines de taille intermédiaire sont implantées sur le pourtour de la France, en Belgique, en Allemagne et en Italie, comme si elles avaient évité la France en raison de sa complexité, tout en conservant une certaine proximité avec son marché.

Mme Anaïs Voy-Gillis. Quand tout le monde cherche absolument à attirer les capitaux étrangers, on accorde beaucoup de subventions, d’aides d’État, mais on risque d’avoir beaucoup de déceptions. Ainsi, au Royaume-Uni, le gouvernement de Margaret Thatcher et les suivants ont cherché à réduire les effets de la désindustrialisation en versant de grosses sommes d’argent à des groupes étrangers qui, finalement, n’ont pas tenu leurs promesses et se sont désengagés du pays. Dans un contexte de restrictions budgétaires, chaque euro dépensé doit être efficace, bénéficier au secteur industriel et nous aider à atteindre nos objectifs en matière de souveraineté et de transition écologique.

M. Olivier Lluansi. Le besoin de foncier ne vous a peut-être pas été présenté ce matin de manière complète.

L’avantage d’avoir défini une trajectoire, c’est que l’on sait de combien d’hectares on a besoin pour implanter des usines, en se fondant sur une hypothèse de « compactification » – pour une même production et un même nombre d’emplois, les usines ont tendance à devenir plus petites. Il a ainsi été déterminé que 25 000 à 30 000 hectares supplémentaires seraient nécessaires pendant dix ans.

Pour ma part, je souscris aux conclusions du rapport sur la mobilisation du foncier du préfet Rollon Mouchel-Blaisot, qui considère que ces hectares supplémentaires peuvent venir de trois sources : les friches, la densification des tissus industriels existants, ou l’artificialisation des terres, qu’il faudra compenser. Si l’on décide de solliciter chacune de ces trois sources à hauteur d’un tiers, ce ne sont plus que 8 000 hectares de terres qu’il convient d’artificialiser en dix ans : on divise donc aussi par trois le taux d’artificialisation nécessaire au respect de notre trajectoire de réindustrialisation, qui ne serait pas de 15 % à 20 %, mais plutôt de 6 % ou 7 %. C’est plus que les 4 % actuels, mais moins que les chiffres avancés ce matin, qui ne tenaient pas compte de l’utilisation des friches ni de la densification des tissus industriels existants.

Certaines régions ont beaucoup de foncier mais peu de projets, et vice versa : l’utilisation des friches par des méthodes dérogatoires ne sera donc pas suffisante. Elle demeure toutefois nécessaire pour relancer notre réindustrialisation : la dérogation sera le seul moyen de simplifier les procédures, en attendant une évolution assez profonde de nos pratiques et de nos textes.

Mme Anaïs Voy-Gillis. Ce n’est pas parce que des friches existent qu’elles sont forcément disponibles et directement exploitables par les industriels. La dépollution et la mise en conformité de ces terrains constituent donc un enjeu financier.

Un autre enjeu est celui de la priorisation entre des projets concurrents. Certains acteurs économiques ont peut-être les moyens de payer le foncier plus cher que ne le peuvent les industriels : nous devons donc être clairs quant à nos priorités, à l’échelle nationale comme au niveau local.

Enfin, il faudrait demander avec fermeté aux groupes ayant décidé de quitter le territoire de remettre en conformité les terrains, afin que ces derniers puissent accueillir très rapidement de nouvelles activités industrielles.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Je vous remercie de répondre à certaines de nos questions par écrit et d’envoyer au secrétariat de notre commission d’enquête tout document que vous jugerez utile à nos travaux.

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4.   Table ronde d’économistes, ouverte à la presse, réunissant : M. Emmanuel Combe, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur associé à Skema Business School ; M. Vincent Vicard, adjoint au directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) ; M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ; et M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE, enseignant à l’École nationale des ponts et chaussées

M. le président Charles Rodwell. Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation en ce premier jour d’auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France.

Je salue la présence de :

– M. Emmanuel Combe, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et professeur associé à Skema Business School ;

– M. Vincent Vicard, adjoint au directeur du centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) ;

– M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ;

– et M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE et enseignant à l’École nationale des ponts et chaussées.

Avant de vous céder la parole pour des propos liminaires, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Emmanuel Combe, Vincent Vicard, Mathieu Plane et François Geerolf prêtent serment.)

M. Emmanuel Combe, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je ne suis pas spécialiste de politique industrielle, mais je vais vous présenter ma vision du sujet en tant qu’économiste spécialiste du droit de la concurrence.

Tout d’abord, il est important de rappeler que la désindustrialisation est un mouvement long qui s’est étendu sur au moins trente ans en France. Tous les indicateurs, tels que l’emploi, la part dans le PIB, le solde net négatif en matière d’ouverture et de fermeture d’usines ainsi que les déficits commerciaux, notamment dans des secteurs clés comme l’automobile, le montrent. Ce mouvement semble s’être enrayé à partir de 2016-2017, si l’on en juge par le nombre d’emplois industriels et la création nette d’usines.

De plus, il existe des causes structurelles communes à tous les pays développés. De grands facteurs sont bien documentés par l’Insee : l’externalisation de certaines tâches industrielles vers les services, l’évolution de la structure de la demande liée à l’enrichissement des pays, des gains de productivité très forts dans l’industrie et l’ouverture à la concurrence internationale. Cette dernière ne se limite pas aux pays à bas salaires, mais inclut également la concurrence intraeuropéenne, notamment avec l’Allemagne et l’Italie.

La question centrale est de comprendre pourquoi ce mouvement de désindustrialisation est plus marqué en France que dans d’autres pays européens relativement similaires. L’industrie représente environ 10 % du PIB en France, contre 20 % en Allemagne et 15 % en Italie. Les causes spécifiques à la France sont nombreuses : un coût du travail trop élevé – comparativement aux autres pays d’Europe –, le poids des impôts de production, une structure industrielle particulière – dominée par de grands groupes ayant contribué à délocaliser et réalisé leur croissance essentiellement par l’ouverture de filiales – ainsi que le poids des normes et des règles, qui augmentent les coûts et les délais pour les entreprises.

Si ces causes relèvent principalement de la compétitivité par les coûts, qui constitue un sujet important, je souhaite insister sur un second volet souvent négligé dans le débat public : la compétitivité hors coût, c’est-à-dire la compétitivité par la qualité, la montée en gamme et le hors prix, point que j’évoquais déjà en 2011 avec mon collègue Jean-Louis Mucchielli dans la note « La compétitivité par la qualité » publiée par la Fondation pour l’innovation politique.

Les deux facteurs majeurs de la désindustrialisation française – à savoir l’insuffisance des efforts de recherche et développement (R&D) et d’innovation ainsi que les défaillances de notre système de formation et d’éducation – ne sont pas propres à l’industrie.

Concernant la R&D, la France investit 2,2 % de son PIB, contre 2,6 % en moyenne dans l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et 3 % en Allemagne.

De plus, les résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) et le taux élevé de jeunes n’étant ni en emploi ni en formation, s’élevant à 10 %, témoignent des faiblesses de notre système éducatif. Il résulte de la forte inadéquation entre la formation et l’emploi un manque d’ingénieurs, d’ouvriers et de techniciens qualifiés.

Nous ne nous sommes pas assez penchés sur ces deux sujets, qui ne relèvent pas de la politique industrielle au sens strict. Toutefois, il s’agit de deux leviers essentiels si nous voulons réindustrialiser la France.

Pour prouver l’importance de la compétitivité hors prix, il suffit d’examiner les secteurs où la France maintient un excédent commercial depuis 20 ans et ceux où nos positions se sont rapidement dégradées, comme l’automobile, les industries agroalimentaires et même la pharmacie. Les grands soldes excédentaires se concentrent principalement dans quatre secteurs clés : l’aéronautique, la chimie, les produits du terroir ainsi que les cosmétiques et, plus largement, le luxe. Il est crucial de comprendre que la France s’appuie sur deux piliers, à savoir le high-tech et l’excellence à la française.

Au travers de ces soldes commerciaux, on peut identifier une piste qui semble encore largement inexplorée : capitaliser sur nos points forts et nos domaines d’excellence. Les études de la direction générale du Trésor montrent que la France occupe une position presque unique au monde, aux côtés de l’Italie et de la Suisse, dans certaines productions très haut de gamme. Nous disposons encore de leviers à activer et je pense qu’il serait judicieux d’approfondir notre spécialisation dans ces produits haut de gamme, tout en étendant cette démarche de qualité et de montée en gamme à d’autres productions industrielles.

Les enquêtes statistiques sur le rapport qualité-prix, bien que peu nombreuses, sont révélatrices. Les enquêtes Rexecode, menées tous les deux ans, montrent que, lorsqu’on interroge les importateurs sur leur perception des produits français, ils les jugent généralement de très bonne qualité, mais trop chers. En réalité, la France souffre d’un mauvais rapport qualité-prix dans certains secteurs industriels.

Face à ce problème, il existe deux options : réduire les prix en baissant les coûts ou améliorer la qualité. Lorsque j’évoque la qualité, j’entends le design, l’originalité des produits, les délais de livraison, les services associés aux produits et le développement de marques.

Des simulations réalisées par la Cour des comptes en 2024 montrent que les biens manufacturiers haut de gamme représentent 40 % des exportations en France, contre 51 % pour l’Allemagne. Cet écart de dix points suggère qu’il existe une politique industrielle qui n’a jamais vraiment été explorée en France, à savoir activer davantage tous les leviers permettant de monter en gamme nos productions industrielles, sachant que les industriels dans les territoires rapportent qu’ils se retrouvent face à des petites et moyennes entreprises (PME) italiennes ou allemandes extrêmement réactives, misant sur la qualité du produit et du service.

Pour améliorer notre position, plusieurs leviers concrets propres à la France peuvent être activés afin de monter en gamme dans un certain nombre d’industries : la formation, le développement des compétences, l’éducation, la robotisation – qui, contrairement aux idées reçues, n’est pas l’ennemie de l’emploi ainsi qu’en témoigne l’exemple de la Corée du sud –, la numérisation des PME ou encore l’amélioration du service client et de la qualité de service.

Néanmoins, je suis conscient qu’il existe d’autres secteurs, notamment dans le high-tech, où il faut plutôt s’en remettre à l’Europe. Ces politiques industrielles relèvent davantage du niveau européen pour combler nos retards – c’est notamment le rôle des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) –, mais également pour lancer de grands programmes visant à miser sur la disruption technologique, comme dans le secteur de l’hydrogène.

À l’heure de la guerre commerciale, il faut être un peu disruptif. Je suggère donc que nous misions également, à nos conditions, sur des partenariats avec la Chine, chef de file dans la technologie. Quand on regarde les dépôts de brevet ou le secteur des véhicules électriques, ce sont les Chinois qui maîtrisent aujourd’hui la technologie. On pourrait envisager une sorte d’apprentissage inversé, en imposant aux Chinois des coentreprises ou joint-ventures et des investissements directs en Europe, non seulement avec du contenu local, mais aussi avec des transferts de technologie.

M. Vincent Vicard, directeur adjoint du CEPII. Nous sommes tous conscients que l’industrie traverse une période complexe, non seulement en France, mais de manière générale. La plupart des pays riches mettent en place des politiques industrielles actives.

En France, alors que certains évoquent un « hiver de la réindustrialisation », il est important de replacer cette situation dans son contexte récent. Je rappelle que nous ne sommes pas dans une phase de réindustrialisation marquée, mais plutôt dans une période de stabilisation de l’industrie, sans rebond significatif.

Il est vrai que nous observons une augmentation de l’emploi industriel d’environ 100 000 postes par rapport à 2019, dont une part importante provient du secteur agroalimentaire. D’autres indicateurs sont plutôt positifs, comme le nombre d’ouvertures d’usines, qui était favorable jusqu’à cette année, contrairement à ce que nous avions connu entre 2000 et 2017. Cet indicateur s’est toutefois inversé en 2024, avec plus de fermetures que d’ouvertures.

Cependant, d’autres indicateurs sont moins encourageants. En effet, la production industrielle est en repli par rapport à 2019 et le solde commercial des biens manufacturés reste relativement constant, avec une légère amélioration en 2024. Bien que la crise énergétique ait entraîné une dégradation liée aux importations énergétiques, le solde manufacturier est resté relativement stable, ne reflétant pas une réindustrialisation massive.

Des éléments conjoncturels sont à noter concernant les difficultés de l’industrie en 2024. La fin des soutiens post-Covid a un impact conséquent, notamment en raison du remboursement des prêts pour certains industriels. La hausse des taux d’intérêt pèse davantage sur l’industrie que sur les services, en raison des investissements importants nécessaires dans ce secteur. Les prix de l’énergie restent un enjeu majeur pour l’industrie énergo-intensive, bien qu’il s’agisse d’un facteur conjoncturel. Enfin, l’incertitude politique en France et le contexte international, avec les menaces de conflits commerciaux de l’administration américaine, jouent également un rôle.

Parmi les éléments structurels, les industries font face à diverses transitions, notamment écologique et digitale. Les industries doivent en outre s’adapter à un environnement international plus conflictuel. Nous le voyons de façon spectaculaire avec la réélection de Donald Trump, mais il s’agit d’un élément plus ancien du contexte international.

Il est crucial de souligner les disparités sectorielles dans l’industrie. Des plans sociaux se concentrent notamment dans l’industrie automobile, qui connaît des destructions d’emplois depuis deux décennies sur le territoire national. Si ce secteur est confronté au défi nouveau de l’électrification, les pertes d’emploi étaient préexistantes, avec 26 000 emplois détruits ces cinq dernières années, indépendamment de la transition vers l’électrique. De même, les secteurs de la métallurgie et des industries energo-intensives sont touchés alors qu’ils étaient déjà dans une situation relativement dégradée. Par ailleurs, d’autres secteurs, tels que l’agroalimentaire, la pharmacie, l’aéronautique et le textile – tiré par le luxe – affichent de meilleures performances.

Cette diversité sectorielle soulève la question de la spécificité des politiques industrielles. Il n’existe pas une politique industrielle unique pour l’ensemble de l’industrie, mais des approches adaptées à chaque secteur. Nous devons déterminer quelles interventions doivent être initiées pour quelles industries.

Ensuite, il est essentiel de s’interroger sur les raisons qui motivent le soutien à l’industrie. Compte tenu des ressources publiques limitées, nous ne pouvons pas soutenir tous les secteurs au risque de diluer l’impact de nos interventions. De plus, les logiques d’intervention publique diffèrent selon les objectifs.

Une première logique d’intervention concerne la transition écologique, qui implique l’émergence de nouveaux secteurs, comme l’automobile électrique et les batteries, qui doivent être soutenus face à la concurrence étrangère, et l’accompagnement dans la décarbonation des processus de production existants, particulièrement pour les 50 sites les plus énergivores. Lorsque nous faisons émerger de nouveaux secteurs, ces derniers ont vocation à devenir compétitifs sur le plan international, perdant alors les soutiens initiaux mis en place.

Une deuxième logique d’intervention est relative à la sécurité économique, visant à sécuriser les approvisionnements plutôt qu’à développer des secteurs compétitifs à l’international. Cela peut se faire par la diversification des approvisionnements, mais aussi par de la production sur le territoire national. L’exemple des masques chirurgicaux est particulièrement parlant à cet égard. À la suite à la crise sanitaire, nous avons développé une industrie de masques en France, mais celle-ci a rapidement disparu en l’absence de soutien public à long terme. En effet, il est difficile pour une entreprise française de masques d’être compétitive face à des acteurs de pays à bas coûts, s’agissant d’une industrie intensive en travail non qualifié. Maintenir ce type d’activité stratégique sur le territoire national nécessite donc des interventions publiques durables. Cela soulève la question cruciale de définir ce qui est stratégique et quels segments de la chaîne de valeur doivent être préservés. Cette question, qui doit être posée de manière organisée avec les différents acteurs, n’a pas encore trouvé de réponse définitive, ni en France ni dans les autres pays.

Une troisième logique d’intervention est la défense des industries importantes pour la cohésion sociale ou territoriale. L’industrie automobile en est un bon exemple : comment accompagner les acteurs de ce secteur dans cette transition et faire évoluer les salariés des territoires concernés vers de nouvelles activités ?

Il est donc essentiel de distinguer ces trois dimensions dans une logique proactive face à la concurrence étrangère, notamment chinoise. Il faut également développer des compétences administratives pour gérer cette politique industrielle et ces différents objectifs, en les articulant sur le long terme afin de soutenir l’industrie.

M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’OFCE. Le mouvement de désindustrialisation que nous observons depuis plus de quatre décennies résulte de facteurs structurels, auxquels s’ajoutent des éléments plus conjoncturels. De nouveaux défis sont apparus, comme la crise liée à la pandémie de Covid-19, la crise énergétique, la transition écologique et l’évolution des politiques commerciales. Ces changements affectent davantage l’industrie que les services, l’industrie étant plus exposée aux mouvements internationaux.

Concernant la désindustrialisation, plusieurs points méritent d’être soulignés.

Tout d’abord, nous constatons une forte tertiarisation de l’économie. Les services représentent 75 % du PIB, contre 60 % en 1980. Notre structure de consommation s’est également orientée davantage vers les services et nous avons eu tendance à nous spécialiser dans ce domaine, où nous sommes performants. Il existe même une transformation de l’industrie en « industrie servicielle ». En effet, des entreprises comme Michelin ou Airbus ne se limitent plus à l’industrie, mais développent également des services adossés à cette dernière. Nous enregistrons d’ailleurs un excédent commercial pour les services de 65 milliards d’euros en 2022 et 35 milliards d’euros en 2023. La place des services face à l’industrie se pose donc, ainsi que leur éventuelle complémentarité.

Ensuite, il est nécessaire de rappeler le poids des grands groupes en France. Les entreprises du CAC 40 représentent entre 20 et 30 % de la valeur ajoutée de l’industrie française. Il existe 17 800 filiales, dont environ 35 % sont sur le territoire français. Ces grands groupes sont compétitifs, mais ne se trouvent pas forcément sur le territoire. La France, plus attractive qu’il y a une dizaine d’années, connaît une augmentation des investissements directs étrangers (IDE), mais nous continuons à investir davantage à l’étranger que nous n’attirons d’investissements en France. Le solde net des investissements en direction de l’étranger, par rapport aux investissements en France, est positif. Cela se traduit par des revenus importants rapatriés de l’étranger, s’élevant à environ 80 milliards d’euros. La question à poser est de savoir si nous pourrions rapatrier une partie des filiales situées à l’étranger afin d’accroître le nombre d’entreprises du CAC 40 présentes sur le territoire.

Cette question de l’industrie concerne des éléments macroéconomiques, mais aussi des éléments plus microéconomiques.

Concernant la politique fiscale, depuis le tournant de la politique d’offre en 2012 – avec le rapport Gallois Pacte pour la compétitivité de l’industrie française sous la présidence de François Hollande –, des baisses de fiscalité importantes ont été mises en place, notamment sur le coût du travail, et ont eu des résultats significatifs. En effet, l’indice du coût du travail a augmenté de 24 % en France depuis 2012, contre 33 % dans la zone euro. Cependant, les résultats en matière de réindustrialisation restent décevants.

Quand on regarde dans le détail, on constate que la politique fiscale française est très tournée vers les exonérations de cotisations, qui représentent aujourd’hui environ 80 milliards d’euros, mais ne sont pas ciblées. L’industrie ne reçoit que 13 % de la totalité de ces exonérations, alors qu’elle représente 70 % des exportations. La politique fiscale a plutôt ciblé les exonérations de cotisations et les baisses de fiscalité, ce qui a effectivement créé des emplois, mais principalement dans le secteur des services. De plus, les taux d’exonération dans les secteurs industriels, tels que la pharmacie, la chimie, l’électronique, l’informatique et la fabrication de matériel de transport, sont bas, autour de 5 %. En revanche, dans les services, comme la restauration, ces taux peuvent dépasser 20 %. Nous confondons donc un peu la politique fiscale et la politique industrielle.

De plus, la politique d’offre n’a peut-être pas suffisamment misé sur la politique hors coût. En France, le taux d’investissement privé a atteint un point haut de 13 % du PIB en 2023. Cependant, les effets sur l’industrie et la compétitivité ne sont pas aussi visibles qu’on pourrait l’espérer. En analysant la composition de cet investissement, on constate que seulement 20 % concernent les biens d’équipement et les biens industriels manufacturés, hors matériels de transport. Les 80 % restants sont répartis entre les services, la construction et les matériels de transport. Cette part de l’investissement industriel a considérablement diminué depuis 40 ans, ce qui explique pourquoi un taux d’investissements macroéconomiques élevé peut coexister avec un taux d’investissement industriel en baisse.

D’autres problématiques affectent l’industrie française, notamment la formation, les compétences, l’attractivité du secteur, l’aménagement du territoire, l’innovation, le poids de la R&D et les synergies entre centres de recherche, universités et PME industrielles.

La question de l’éducation et du déclassement a probablement des effets à long terme sur l’innovation, bien que j’ignore s’il est possible de les mesurer.

Le financement de l’innovation pose également problème, particulièrement pour les innovations de rupture. La politique actuelle de baisse de la fiscalité, notamment du capital, censée favoriser ce type de financement par un effet de ruissellement, n’est pas efficace. Nous devons donc tenter de comprendre comment mieux cibler les secteurs où il existe un problème de financement. L’économie française dans son ensemble n’a pas véritablement de problèmes de financement, mais elle a des difficultés spécifiques concernant certains financements.

Par ailleurs, l’Europe pose, dans sa construction macroéconomique, un problème à l’industrie. La forte compétition, combinée à des politiques budgétaires laissant peu de leviers, conduit à des stratégies de désinflation compétitive, visant à s’aligner sur les autres. Cette logique génère des problématiques de demandes internes. L’Allemagne, ayant adopté cette approche plus tôt, a pu monter en gamme, tandis que la France, qui a eu du mal à s’adapter, a opté pour cette politique fiscale de l’offre. La réélection de Donald Trump provoquera peut-être un souffle de relance interne à l’Europe. On dit souvent que l’Europe se comporte comme un petit pays en cherchant des marchés extérieurs alors qu’il s’agit de la première puissance économique au monde lorsqu’elle est réunie.

Enfin, la transition énergétique, qui pose de nouveaux défis, est nécessaire, mais coûteuse. La question se pose de savoir si nos concurrents font les mêmes efforts et appliquent les mêmes règles. La politique de Donald Trump change les règles du jeu, avec le retrait des États-Unis des accords de Paris. La question du coût de l’énergie revient assez fortement. Nous devons nous interroger sur la façon dont l’Europe peut se réorganiser face à ce nouveau défi, en considérant, au-delà des aspects moraux de la décarbonation, les avantages économiques d’une énergie autonome et décarbonée. Ces enjeux soulèvent la question du rôle des pouvoirs publics dans l’élaboration d’une nouvelle stratégie, au niveau européen et français.

M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE. Il me semble qu’un des freins à la réindustrialisation réside dans l’absence de consensus clair sur notre volonté réelle de réindustrialiser et sur le coût que nous sommes prêts à y consacrer. Cela explique en grande partie notre échec jusqu’à présent.

J’ai été auditionné par une commission d’enquête similaire en 2021, chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament, présidée par M. Guillaume Kasbarian. Trois ans et demi plus tard, force est de constater que les progrès sont limités. Certes, certains indicateurs sont positifs, notamment concernant les ouvertures d’usines. Cependant, ces chiffres sont plus fragiles que ceux de la production industrielle ou de l’emploi industriel. Nous avons du mal à voir un réel mouvement de réindustrialisation à la hauteur de ce qui avait été espéré il y a trois ans.

Malgré un apparent consensus sur la nécessité de réindustrialiser, je doute que celui-ci soit aussi profond qu’il y paraît. Un exemple révélateur est la récente discussion budgétaire sur le maintien des allègements de cotisations entre 2,5 et 3,5 smic, finalement abandonnés. Cette décision remet en cause les préconisations du rapport Gallois. L’une des raisons de l’abandon de ces exonérations de cotisation est qu’une grande majorité des économistes jugent cette mesure inefficace par rapport à son coût, arguant qu’elle se traduit principalement par une augmentation des salaires des cadres et des ingénieurs, plutôt que par un gain de compétitivité pour les entreprises. Cette analyse a été confirmée lors de l’évaluation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Cependant, dans un contexte où de nombreux jeunes ingénieurs français bien formés choisissent de s’expatrier en Europe ou aux États-Unis, devrions-nous considérer cela comme un échec ? La question de l’attractivité ne concerne-t-elle pas aussi les jeunes diplômés, notamment ingénieurs ? Une politique permettant d’augmenter le salaire net des ingénieurs et d’être plus compétitifs par rapport à d’autres pays n’est peut-être pas à considérer comme un échec.

Il est important de rappeler que Louis Gallois avait fait face à une très forte opposition intellectuelle sur la question du CICE, la plupart des experts préconisant plutôt des allègements de cotisations au voisinage du SMIC. Cette tendance persiste aujourd’hui. Parmi les freins à la réindustrialisation, je pense qu’il existe des obstacles intellectuels et un questionnement sur la désirabilité même de la réindustrialisation.

Je rejoins l’idée qu’une diversité des raisons peut motiver une réindustrialisation et que chacune de ces raisons implique des stratégies différentes. Il est crucial de s’accorder sur ces questions. Les problématiques liées à la sécurité d’approvisionnement se traitent très différemment des problématiques relatives à la création d’une filière dans une industrie à haute valeur ajoutée, comme l’aéronautique, ou au développement d’industries du numérique pour des raisons de souveraineté.

Par ailleurs, il n’y a pas de nécessité immédiate de réindustrialiser du seul point de vue de la balance commerciale. Si l’on regarde la balance commerciale des biens et services, les services se substituent largement aux biens. La France devient ce que Michel Houellebecq avait prévu, c’est-à-dire un Disneyland où les riches touristes américains et chinois achètent des services de tourisme, bien qu’il existe d’autres services, comme les transports et les services financiers. On a le sentiment d’une servicialisation, qui se renforce.

Ensuite, je m’interroge sur l’opportunité de l’environnement macroéconomique créé par les règles budgétaires européennes. Celles-ci vont de fait nous contraindre à augmenter les impôts dans les années à venir, malgré les promesses contraires. Pour atteindre l’objectif de 3 % du PIB d’ici 2028, des hausses d’impôts seront inévitables, affectant particulièrement les entreprises industrielles. Dans ce contexte, il sera difficile de rester attractif face à des pays comme les États-Unis, qui adoptent une approche opposée en matière de subventions. Cette question, déjà soulevée lors de l’adoption de l’Inflation Reduction Act américain en 2022, devient de plus en plus cruciale.

Enfin, il subsiste un questionnement concernant la création de la zone euro, au sein de laquelle la France se trouve dans une situation particulière. En effet, la majorité des pays membres présentent un excédent commercial, tandis que la France figure parmi les derniers à afficher un déficit commercial. Le reste de la zone euro est relativement surindustrialisé par rapport au reste du monde, ce qui explique que nous sommes sujets aux mesures de rétorsion commerciales des États-Unis. Dans ce contexte, la France prend une « balle perdue » de la part de nos partenaires commerciaux, qui essaient de sanctionner les pays de la zone euro. Cette situation est d’autant plus complexe pour la France que la politique commerciale se définit au niveau européen, où nos intérêts divergent de ceux de nos partenaires. Ces derniers persistent à jouer le jeu de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et tentent de ramener la Chine et les États-Unis vers le multilatéralisme. Je pense que nous allons faire ce pari aussi longtemps que cela sera possible. Or, les intérêts de la France s’apparenteraient davantage à ceux des États-Unis. Il faut garder à l’esprit que la politique protectionniste actuelle des États-Unis vise explicitement à favoriser leur réindustrialisation. La France, si elle agissait seule, souhaiterait probablement mettre en place des politiques visant à favoriser la commande publique pour les marchés publics français. Or, nous savons que cela est proscrit par les règles européennes. Force est de constater que la France manque d’outils de politique économique dans le contexte européen et il est important de reconnaître cette réalité.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur Combe, j’aimerais avoir votre avis, en tant que spécialiste du droit de la concurrence, sur la remise en question des politiques de concurrence à l’échelle européenne, qui ont tant nui à la politique industrielle de notre pays et de notre continent. Considérez-vous que les mesures prises en réponse au protectionnisme américain et pour soutenir les plans industriels français et européens – je pense notamment aux PIIEC, au règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net » ou Net-Zero Industry Act (NZIA) et au pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal – qui remettent de facto en cause les principes de concurrence pure sur le marché européen, sont de nature à favoriser le redéploiement de la politique industrielle européenne et française ou, au contraire, sont-elles antagonistes à cet objectif ?

Monsieur Vicard, les experts Mme Anaïs Voy-Gillis et M. Olivier Lluansi nous ont communiqué aujourd’hui un chiffre issu d’une étude du CEPII, selon laquelle, si les règles de la commande publique française étaient alignées sur celles de l’Allemagne, cela générerait un surplus d’environ 15 milliards d’euros de recettes pour l’industrie française. Pouvez-vous nous éclairer sur l’origine de ces chiffres et confirmer leur validité ? Par ailleurs, concernant vos travaux sur la gouvernance des entreprises, notamment sur la place des salariés, que pensez‑vous des mécanismes d’actionnariat salarié ? Des entreprises comme EssilorLuxottica, Daher ou encore Vinci s’appuient sur ce type de mécanismes. Pensez-vous que ces mécanismes devraient être généralisés, par exemple à travers des incitations fiscales massives, pour permettre aux Français de devenir actionnaires de leurs entreprises, notamment à travers leur métier ?

Monsieur Plane, concernant le rapatriement des investissements que vous avez évoqué – tant par la politique d’attractivité, d’investissement et de groupes étrangers, menée par notre politique de l’offre depuis une décennie, que par le rapatriement de grands groupes français –, pensez-vous qu’il faille poursuivre et intensifier cette politique de l’offre, notamment par la poursuite de la baisse de notre fiscalité sur les impôts de production, les transactions financières ou la fiscalité patrimoniale ? Par ailleurs, ayant contribué à la mise en œuvre de la politique de contrôle sur les investissements étrangers, considérez-vous ces deux politiques comme complémentaires ou antagonistes ?

Enfin, Monsieur Geerolf, pensez-vous que notre modèle actuel, basé sur des exonérations pour les bas salaires, a créé une trappe à bas salaires, empêchant une progression salariale rapide ? Est-il encore pertinent de faire peser le financement de notre protection sociale uniquement sur le travail et les cotisations ? Ne serait-il pas temps d’envisager un basculement partiel de notre modèle de protection sociale, notamment pour les retraites, vers un système par capitalisation, afin de réduire le coût du travail dans notre pays tout en assurant aux Français un niveau solide et pérenne de protection sociale ? Du point de vue industriel, ces mécanismes seraient-ils pertinents pour soutenir nos industries ?

M. François Geerolf. La question de la trappe à bas salaires était au cœur de mon propos. Dans les années 1990, face à la désindustrialisation et au chômage élevé, la stratégie consistait à développer les services à la personne, moins présents en France qu’ailleurs. L’idée était que l’industrie française était en déclin et qu’il fallait se tourner vers les services. Comme ces derniers sont plus sensibles aux coûts que l’industrie, la solution proposée était de réduire les cotisations au niveau du smic, relativement élevé en France. L’objectif était de lutter contre le chômage, dû au niveau très élevé du smic, en diminuant les cotisations pour ce dernier.

Les économistes peinent à le démontrer dans leurs études, mais de nombreux entrepreneurs et acteurs économiques témoignent de l’existence d’une trappe à bas salaires. On peut imaginer que ce phénomène existe. Je suis en tout cas d’accord avec vous sur la nécessité de repenser une stratégie plus globale de réindustrialisation. L’intuition de Louis Gallois en 2012, selon laquelle le coût du travail est également important pour les salaires intermédiaires et élevés, me semble pertinente. Les enquêtes annuelles de la fédération Ingénieurs et scientifiques de France (IESF) révèlent que la principale raison de l’expatriation des jeunes ingénieurs français est la perspective de salaires plus élevés à l’étranger, notamment en raison du déplafonnement des cotisations sociales.

Je comprends l’idée d’une retraite par capitalisation. Cependant, la transition vers un tel système pose problème. Actuellement, les cotisations servent à payer les retraites en cours. Demander aux actifs de capitaliser aujourd’hui impliquerait d’augmenter leurs cotisations et potentiellement de réduire leur salaire net. Il faudrait donc trouver un moyen de payer les retraites actuelles.

Je suis plutôt favorable à limiter l’augmentation des retraites ou à demander un effort aux retraités pour libérer du pouvoir d’achat pour les actifs et permettre d’augmenter leur salaire net. Cependant, je reconnais que c’est politiquement très difficile à mettre en œuvre, étant donné l’engagement politique important des retraités. Je vois donc mal comment on pourrait réduire les charges sur le travail tout en maintenant le niveau de vie des retraités et en introduisant un étage de capitalisation.

M. Mathieu Plane. Concernant le rapatriement des investissements étrangers, un très net effort a été réalisé pour accroître l’attractivité de la France. Cela se reflète clairement dans les IDE, les baromètres et les implantations d’entreprises. Bien que ce point soit multifactoriel, la politique fiscale a indéniablement contribué à cette amélioration. L’image d’un président de la République favorable aux affaires ou probusiness a été particulièrement bienvenue, surtout dans un contexte européen marqué par le Brexit et les difficultés de l’Allemagne, notamment face à son vieillissement démographique.

Un aspect intéressant des statistiques est que, malgré l’augmentation des IDE en France, nos investissements à l’étranger continuent de croître encore plus rapidement. Depuis 2013, le solde est positif chaque année, avec une moyenne des investissements français à l’étranger supérieure d’environ 20 milliards d’euros aux investissements étrangers en France, malgré notre attractivité accrue. Cela indique qu’une part importante de l’épargne et des capitaux français continue de s’investir à l’étranger. La seule exception a été l’année 2022.

Les statistiques sur le stock d’investissements directs sont révélatrices. Actuellement, notre stock d’investissements industriels détenus à l’étranger avoisine les 700 milliards d’euros, soit environ le double de ce que les étrangers détiennent en France dans le secteur industriel. Cela explique les importants rapatriements de dividendes et génère des revenus significatifs pour la France. Cela a un impact positif sur la balance courante, car cela comble le déficit commercial. Cependant, il est important de différencier les salaires perçus par les travailleurs et les dividendes, qui bénéficient aux détenteurs du capital. La problématique est la manière dont se diffusent ces revenus. L’industrie a également un rôle à jouer sur les effets redistributifs. Le revenu venu de l’étranger ne permet pas seulement de compenser la problématique de déficit commercial, mais aussi créé des transferts importants au sein de la population.

Concernant l’attractivité et la baisse de la fiscalité, je pense effectivement que cela a joué un rôle. La question est de savoir si nous pouvons aller plus loin. Je suis assez critique envers une politique uniquement axée sur la réduction du coût du travail et les exonérations, qui sont très coûteuses et posent des problèmes, notamment celui de la tendance des salaires à régresser vers le salaire minimum ou « smicardisation ». De plus, la fiscalité visant à réduire les impôts sur la production ciblait mieux l’industrie que les exonérations de cotisations. Je serais même favorable à une réduction des exonérations de cotisations au profit d’une baisse plus importante des impôts sur la production, si des transferts devaient être effectués.

Cependant, avec un déficit public à 6 % du PIB, notre marge de manœuvre est limitée. La question est de savoir où trouver les ressources nécessaires. Aujourd’hui, nous ne pouvons raisonner qu’en matière de transferts, c’est-à-dire réformer certains domaines pour rediriger les fonds vers d’autres. Si nous voulons une assiette fiscale qui stimule l’industrie, la question des 80 milliards d’euros d’exonérations de cotisations va se poser, mais cela risque de créer des mouvements importants et d’avoir des effets sur l’emploi. Ce n’est pas une décision à prendre à la légère.

L’attractivité ne se résume pas à la fiscalité. D’autres facteurs sont cruciaux, comme l’intégration au sein de l’Union européenne – qui offre un vaste marché domestique –, la situation géographique de la France, la qualité et le niveau de qualification de la main-d’œuvre, le crédit d’impôt recherche (CIR), la création d’infrastructures ainsi que l’énergie, qui est un nouvel enjeu majeur. Concernant ce dernier point, nous bénéficions d’un avantage certain avec le nucléaire. Les investisseurs considèrent de plus en plus l’accès à une énergie bon marché et décarbonée comme un facteur d’attractivité. Il est essentiel de capitaliser sur nos atouts. Concernant la fiscalité, nous avons probablement atteint nos limites et nous n’avons pas réussi à combler certains déficits budgétaires.

Enfin, la stratégie de contrôle des investissements étrangers est compatible, puisque tous les pays pratiquent désormais ce type de contrôle, particulièrement face aux rachats agressifs de technologies, dans un contexte de tensions avec les États-Unis de Donald Trump et la Russie. Nous sommes engagés dans une guerre commerciale et technologique. Il paraît donc évident que l’État ait un droit de regard sur les rachats dans les secteurs stratégiques identifiés. L’Europe, y compris l’Allemagne qui était initialement réticente, a adopté ce type de pratiques depuis une dizaine d’années. L’essentiel est d’éviter des décisions arbitraires, ce qui n’est pas le cas actuellement. Notre objectif est de protéger nos intérêts souverains stratégiques.

M. le président Charles Rodwell. Les mécanismes de contrôle sur les investissements étrangers sont absolument fondamentaux, particulièrement dans le contexte actuel de guerre économique. Malgré leur importance capitale pour la souveraineté stratégique et économique de notre pays, ainsi que pour la protection de nos entreprises, pensez-vous qu’ils pourraient avoir un effet désincitatif sur l’investissement en France dans le cadre de cette politique de l’offre ?

M. Mathieu Plane. Ces mécanismes sont en place depuis une décennie, à la suite de l’affaire de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric. Depuis lors, les IDE ont continué d’augmenter en France, mais dans une moindre mesure par rapport à nos investissements à l’étranger. Si nous étions les seuls à appliquer ces contrôles, la question se poserait. Cependant, les États-Unis imposent des contrôles bien plus stricts, sans parler d’autres grands pays, comme la Chine. Je ne pense donc pas que cela freine les investissements étrangers, à condition que nous maintenions une ligne de conduite claire. Le problème serait la survenue de revirements politiques avec des décisions arbitraires. Tant que les choses sont claires, je ne crois pas que ces contrôles freinent les investissements étrangers.

M. Vincent Vicard. Ce point soulève la question des sources de la réindustrialisation. Nous devons considérer à la fois l’attraction des investisseurs étrangers et le développement des acteurs domestiques et des nouvelles entreprises. Renoncer au contrôle des investissements directs étrangers reviendrait à abandonner la protection des entreprises développées en France par des investisseurs français. Même si cela peut être défavorable à la marge, il est crucial de développer et de protéger les acteurs nationaux, en tout cas concernant les technologies stratégiques des secteurs clairement définies.

Je souhaite ajouter qu’en 2017, les multinationales françaises employaient 6,1 millions de salariés à l’étranger, contre 7 millions en 2022, selon les données de l’Insee.

Par ailleurs, une divergence extrêmement importante de coût unitaire du travail s’est creusée entre la France et l’Allemagne entre 2000 et 2010, mais celle-ci a été complètement résorbée entre 2010 et 2019, notamment grâce aux réductions de cotisations sociales. Cela permet de relativiser la question du coût du travail, même si elle a pu poser problème au début des années 2000.

Concernant la part de la commande publique, le chiffre de 15 milliards d’euros provient d’un billet de blog du CEPII, et non d’un rapport officiel. Étant donné qu’une mesure précise est difficile, ce chiffre, très repris par certains, n’est qu’une estimation. Je note toutefois qu’il existe des limites, notamment méthodologiques. Augmenter la commande publique de 15 milliards d’euros n’est pas réaliste du jour au lendemain. L’introduction de critères de contenu local dans la commande publique s’appliquerait à l’ensemble de la commande publique, entraînant des coûts plus élevés pour privilégier l’emploi national. L’exemple souvent cité du Buy American Act montre ses limites, car les États-Unis sont aussi désindustrialisés que la France, montrant que l’efficacité de cette mesure est discutable. En effet, des études américaines estiment le coût à plus de 100 000 dollars par emploi créé. Une application non discriminée de telles mesures risquerait donc de favoriser l’achat de stylos Bic plutôt que de semi-conducteurs. La logique de la politique industrielle consiste à cibler des secteurs spécifiques plutôt qu’à saupoudrer l’action publique. La logique de la commande publique peut donc être pertinente dans certains secteurs pour des questions de sécurité stratégique, comme l’a montré l’exemple des masques pendant la crise sanitaire.

Enfin, concernant la gouvernance, il est important de distinguer les mécanismes de codétermination des mécanismes d’actionnariat salarié. Dans les mécanismes de codétermination, la présence importante des représentants des salariés dans les conseils d’administration est fondamentale. En Allemagne et dans d’autres pays du nord de l’Europe, cette représentation peut atteindre un tiers ou 50 % selon la taille des entreprises. En France, où la représentation est souvent limitée à un ou deux représentants, ceux-ci éprouvent des difficultés à s’organiser et à participer pleinement aux débats du conseil d’administration. Ensuite, les mécanismes de codétermination améliorent la performance des entreprises, car ces représentants apportent une compétence et une connaissance spécifiques, que les autres membres du conseil d’administration ne possèdent pas. Avec l’actionnariat salarié, on ne bénéficie pas de cet apport de connaissances du terrain, car les représentants défendent les intérêts des salariés en tant qu’actionnaires. Cette logique actionnariale – pertinente également – est plus similaire au reste du conseil d’administration. Renforcer l’actionnariat salarié n’est donc pas une alternative à la codétermination, qui offre une voix à d’autres parties prenantes de l’entreprise, ce qui constitue une différence fondamentale et structurelle entre ces deux types de gouvernance.

M. Emmanuel Combe. Le contrôle des IDE remonte au général de Gaulle et au code monétaire et financier de 1966. Personne ne conteste la nécessité de contrôler les investissements lorsque des enjeux militaires ou d’ordre public sont en jeu. Cependant, en France, des décrets successifs ont progressivement élargi le champ des secteurs stratégiques, au point qu’aujourd’hui, tout peut être qualifié de stratégique. Il s’agit du décret du 30 décembre 2005 réglementant les relations financières avec l’étranger et portant application de l’article L. 151-3 du code monétaire et financier, à l’initiative de Dominique de Villepin, et du décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, à l’initiative d’Arnaud Montebourg. Prenons l’exemple de la polémique autour de l’actionnaire canadien Couche-Tard, qui souhaitait racheter Carrefour en 2021. Alors que cet actionnaire n’a pas, a priori, l’intention de délocaliser Carrefour au Canada, cette opération a été bloquée préventivement en invoquant le contrôle des IDE. Cette acception trop large de la notion de contrôle des IDE envoie un signal négatif aux investisseurs étrangers, qui craignent de voir leurs projets bloqués au nom de considérations stratégiques.

En tant qu’économiste, j’ai une doctrine assez simple. Plutôt que de se focaliser sur la nationalité de l’actionnaire, il faudrait se poser deux questions. Premièrement, l’investisseur provient-il d’un pays ami ou hostile ? Deuxièmement, quel est son projet pour la France, notamment en matière d’emplois et d’implantation ?

À titre personnel, je pense que la notion de secteur stratégique a un sens. Un investissement stratégique menace la sécurité nationale ou concerne des pépites naissantes à protéger. Je citerai l’exemple de Jaguar, marque britannique mythique en déclin, rachetée par Tata Motors. La reine d’Angleterre avait inauguré une nouvelle usine Jaguar au Royaume-Uni. Je n’ai pas le sentiment que la marque n’est pas perçue par les Anglais comme une entreprise anglaise. Nous devons donc être prudents concernant l’idée qu’une entreprise française a nécessairement des actionnaires français.

Il y a parfois une instrumentalisation politique du contrôle des IDE, même s’il n’y a pas de sujet pour les entreprises des secteurs militaires et stratégiques au sens strict. Nous devons toutefois être prudents concernant l’effet de signal. Souvenons-nous que Dailymotion était le concurrent de YouTube. Or, le ministre Montebourg avait jugé inconcevable sa vente à un géant américain. On peut se demander ce que serait devenu Dailymotion s’il avait été repris par des capitaux étrangers.

Concernant la politique de la concurrence et la politique industrielle, il me semble que la politique de la concurrence est insuffisante, mais nécessaire. L’erreur de nos décideurs politiques est d’opposer les deux.

Tout d’abord, la politique de concurrence ne se limite pas aux fusions-acquisitions, comme Alstom-Siemens. Elle vise principalement à lutter contre les cartels et les abus de position dominante, s’appliquant à toutes les entreprises opérant sur le marché européen, quelle que soit leur nationalité.

Concernant les cartels, la politique de concurrence européenne protège nos entreprises contre des pratiques souvent mises en œuvre par des entreprises non européennes. Par exemple, lorsque la Commission a condamné le 5 mars 2019 la mise en place d’un cartel relatif aux airbags entre Autoliv et TRW, elle fait de la politique industrielle, qui bénéficie à des constructeurs automobiles européens comme Volkswagen, Renault ou Fiat, victimes de ce cartel.

De plus, la lutte contre les abus de position dominante – comme dans le cas de Google, qui a été sanctionné à hauteur de 8 milliards d’euros par la Commission européenne – est également une forme indirecte de politique industrielle. Elle vise à empêcher qu’un géant n’utilise son pouvoir pour entraver la croissance de petites entreprises prometteuses.

Ensuite, il existe deux sujets d’évolution relatifs au contrôle des fusions-acquisitions.

Premièrement, je suis favorable au fait que la Commission européenne et l’autorité de la concurrence prennent en compte les gains d’efficacité lorsqu’une entreprise peut les démontrer. Une politique de fusion-acquisition n’est pas censée faire monter les prix mais baisser les coûts. À ce jour, la défense par les gains, la efficiency defense, n’est pas véritablement prise en compte. Un vrai travail est à mener pour que des fusions, dont il est démontré qu’elles auront des effets de gains d’efficacité, notamment sur l’innovation, soient autorisées si ces effets d’efficacité viennent compenser une éventuelle atteinte à la concurrence.

Deuxièmement, je trouve que le système français est très bien conçu. L’Autorité de la concurrence décide de l’autorisation d’une fusion au nom de concurrence, mais le ministre dispose, par l’article L 430-7 du code de commerce, d’un pouvoir d’évocation pour prendre en compte d’autres intérêts généraux, comme la compétitivité ou l’emploi. Cet outil n’a été utilisé qu’une fois en vingt ans. Un système équivalent au niveau européen, peut-être via le Conseil européen, pourrait être envisagé.

La politique de concurrence n’est donc pas un obstacle à la politique industrielle et à l’industrie, mais elle est insuffisante. J’ai toujours pensé que les deux étaient complémentaires. L’Europe souffre davantage d’un manque de politique industrielle que d’un excès de politique de concurrence. Lorsque l’Europe veut faire de la politique industrielle, comme avec les PIIEC, elle y parvient sans opposition de la direction générale de la concurrence. La politique industrielle est d’abord une histoire de milliards d’euros et de volonté politique. Je ne vois pas en quoi les PIIEC s’opposent à la politique de concurrence.

Cependant, pour que ces PIIEC fonctionnent, il faut intégrer de la concurrence dans la politique industrielle. On ne désigne pas un vainqueur à l’avance, mais on rassemble le plus grand nombre possible d’acteurs du plus grand nombre de pays, incluant à la fois des acteurs établis et de nouveaux entrants. Cette approche est cruciale, car l’Europe manque d’innovation disruptive, qui provient souvent des nouveaux entrants.

La politique de concurrence et la politique industrielle sont donc complémentaires. L’Europe a besoin des deux. J’ai le sentiment qu’en France, nous faisons porter à la politique de concurrence le statut de bouc émissaire, ce qui montre, en creux, que nous n’avons pas toujours la volonté ou le courage pour mener une véritable politique industrielle, tant au niveau national qu’européen.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Combe, vous considérez que la politique de concurrence est insuffisante, plutôt qu’excessive. Personnellement, j’aurais tendance à la trouver excessive, car elle nous empêche souvent, de manière relativement dogmatique, de défendre des intérêts autres qu’économiques, comme l’intérêt général, la souveraineté nationale ou même l’emploi local, dans le cadre de marchés publics.

Premièrement, ce matin, nous avons auditionné Louis Gallois, ancien président-directeur général d’EADS. Je lui ai demandé si Airbus aurait pu voir le jour avec les réglementations actuelles de l’Union européenne en matière de concurrence. Sa réponse a été négative, tout en étant nuancée puisqu’il a reconnu des évolutions depuis 2022. Je ne remets pas en question l’existence du droit de la concurrence, qui est nécessaire et peut être concilié avec une politique industrielle. Cependant, je m’interroge sur la responsabilité potentielle du droit européen actuel dans le décrochage de l’Europe. Nous n’avons pas vu émerger de géants européens ces dernières années, alors que la France avait réussi à créer des champions nationaux par le passé, de même que l’Europe lorsqu’elle mettait en avant des fleurons nationaux, à l’instar d’Airbus, pour concurrencer des géants tels que Boeing.

Deuxièmement, les marchés publics représentent une dépense contrainte et pérenne, sauf en cas de coupes budgétaires drastiques. Aujourd’hui, l’Union européenne nous interdit, de manière dogmatique, de flécher ces dépenses vers l’emploi français ou même européen. Il existe certes des moyens de contournement, notamment à travers la question environnementale, mais force est de constater que le droit de la concurrence se heurte à la défense des intérêts industriels nationaux et européens.

M. Emmanuel Combe. J’ai du mal à comprendre comment la politique de concurrence pourrait empêcher l’émergence d’un champion lorsqu’elle ne s’applique pas dans le cas d’espèce. La création d’Airbus relevait principalement des finances publiques. Cette création ne relève ni du droit des ententes, ni du droit de l’abus de position dominante, mais potentiellement du droit des aides d’État. Ce dernier a considérablement évolué, notamment dans le cas des PIIEC, qui sont des aides d’État. Dès lors que plusieurs pays participent à la politique industrielle, il n’y a pas de distorsion de concurrence intraeuropéenne. Ce n’est donc pas, à mon sens, un problème de droit de la concurrence.

Si votre question porte sur la capacité de la concurrence à créer des géants, c’est un autre débat. Personnellement, je pense que oui, mais on peut aussi imaginer des défaillances de marché, liées à un horizon temporel trop long ou à une aversion au risque. Cependant, le droit de la concurrence ne vous empêche pas de subventionner ex nihilo une activité économique.

Le véritable problème de la politique industrielle n’est pas le droit de la concurrence, mais plutôt le manque de volonté ou de capacité à mobiliser les financements nécessaires. Jean Tirole souligne que le problème de l’Europe n’est pas le manque d’innovation, mais sa nature incrémentale plutôt que disruptive. Or, le droit de la concurrence s’applique encore moins à l’innovation disruptive d’un nouvel entrant, qui, par définition, n’est pas en position dominante. Le droit de la concurrence, au sens strict, ne peut donc pas être un obstacle à l’émergence d’un champion. Le problème majeur de l’Europe n’est pas un excès de concurrence, mais l’absence de politiques industrielles en amont.

La politique de concurrence n’a pas été remise en cause lors de la création d’Airbus. Personne n’a rien dit sur ce sujet à l’époque.

Il est donc important de ne pas confondre deux sujets distincts. Le droit de la concurrence s’applique lorsqu’un marché existe. Si vous créez un marché ex nihilo, c’est un choix politique qui ne relève pas du droit de la concurrence. Par exemple, la décision de rattraper notre retard dans le domaine des batteries n’a pas été contestée par la direction générale de la concurrence.

Quant à savoir si la concurrence est favorable à l’innovation, cela dépend des secteurs. Elle est généralement bénéfique lorsqu’on est à la frontière de la technologie, mais peut être handicapante lorsqu’on est en retard.

Affirmer que la concurrence est la cause principale du décrochage technologique européen me semble difficile à soutenir.

Le véritable problème de l’Europe, comme le soulignent les rapports de Mario Draghi et Enrico Letta de 2024, est l’insuffisance des investissements en R&D. Cela n’a que peu à voir avec la politique de concurrence. Ne faisons donc pas porter à cette politique un poids qui ne lui revient pas.

L’exemple d’Airbus que vous avez cité est pertinent. En effet, c’est bien la volonté politique – de deux pays pour l’essentiel – qui a donné naissance à un géant, sans pour autant contrevenir au droit de la concurrence. La concurrence ne signifie pas une multitude d’acteurs, mais signifie être seul parce qu’on est le meilleur.

Le véritable enjeu, jamais évoqué, est de comprendre pourquoi l’Europe innove si peu de manière disruptive. Ce problème est d’ailleurs essentiellement la cause du décrochage européen. Le problème n’est pas tant l’absence de géants européens que le fait qu’ils soient toujours les mêmes. Ce qui est crucial pour la croissance économique et les gains de productivité, ce sont les nouveaux géants, donc la capacité à faire émerger de nouveaux entrants. La concurrence peut être vue comme une vertu de ce point de vue, car elle permet à ces petites pousses d’éclore. La lutte contre l’abus de position dominante se fait justement au nom de ces petites entreprises qui cherchent à se développer.

Je renverserais même votre problématique : si l’enjeu est d’avoir de nouveaux géants, c’est plutôt la concurrence qui est nécessaire dans certains secteurs. Lorsqu’il y a des coûts fixes, des horizons temporels très longs ou une forte incertitude, il faut effectivement mener une politique industrielle et investir massivement. Je ne vois pas en quoi cela poserait un problème de concurrence. D’ailleurs, tous les PIIEC ont été approuvés sans difficulté, qu’ils concernent les semi-conducteurs, les batteries ou l’hydrogène.

En conclusion, je pense qu’il y a beaucoup de fantasmes autour de la concurrence, à laquelle on fait porter une responsabilité qui n’est pas la sienne dans le déclin relatif de l’Europe.

M. Vincent Vicard. Je rejoins Emmanuel Combe sur le constat du peu de politique industrielle menée au niveau européen. Cela a été, durant un moment, une question de règles européennes ou d’encadrement des aides d’État. Toutefois, il s’agit davantage d’une question de philosophie sur laquelle s’est construite l’Union européenne que d’une question de règles. En effet, les règles ont évolué avec les PIIEC, mais les montants restent limités comparés aux dépenses aux États-Unis sous la présidence de Joe Biden, notamment pour les infrastructures, les industries vertes et les semi-conducteurs. Nous n’avons pas encore d’évaluations sur les résultats. Ces règles évoluent encore plus aujourd’hui. Le rapport de Mario Draghi marque un changement dans le consensus sur la politique industrielle. On passe d’une politique industrielle horizontale, favorisant les dépenses de R&D non ciblées, à un consensus sur la nécessité d’une politique industrielle verticale, ciblant certains secteurs. Cependant, la mise en œuvre reste limitée. Une étude de l’Institut Jacques-Delors en Allemagne montre que la plupart des aides d’État depuis la pandémie de Covid-19 sont peu ciblées sur les secteurs stratégiques ou verts. Nous pouvons donc aller plus loin en matière de politique industrielle.

Au niveau européen, des objectifs extrêmement ambitieux, comme le NZIA, sont fixés, mais avec peu de moyens financiers. Il y a un manque de capacité à mobiliser des fonds de manière coordonnée au niveau de l’Union européenne, contrairement à la Chine ou aux États-Unis. Cependant, il existe des capacités au niveau des pays membres. Une solution pourrait être une coordination des politiques industrielles nationales, comme le suggère la boussole de compétitivité. Cela implique des choix difficiles, comme décider de ne pas investir dans certains secteurs d’avenir, car nos partenaires européens investissent déjà dans ces secteurs. Par exemple, la France développera peut-être les batteries tandis que l’Allemagne développera les semi-conducteurs. Nous devons nous interroger sur la manière de coordonner ces dimensions pour faire émerger de nouveaux secteurs ou soutenir des secteurs importants. Ce point traduit le manque de fonds derrière les objectifs de politique industrielle affichés.

Enfin, la commande publique peut être un instrument puissant pour certains secteurs à des moments clés, quand elle représente une part importante de la demande, comme ce fut le cas pour les semi-conducteurs aux États-Unis dans les années 1950-1960 avec une dimension militaire importante. Aujourd’hui, pour la plupart des secteurs, la commande publique représente une part limitée de la demande. L’enjeu est plutôt de créer une demande locale, comme l’a fait la Chine pour les véhicules électriques et les batteries. En Europe, il faut maintenir la demande pour ces produits, notamment via des bonus-malus ciblés sur la production européenne, avec des règles liées au contenu carbone plutôt que seulement à la localisation de la production.

M. Mathieu Plane. La question de la taille critique au niveau international se pose face aux géants chinois ou américains. Il faut déterminer ce qu’est une véritable taille critique. J’ignore la réponse, mais cette question peut être posée.

Les règles de concurrence, y compris fiscales, soulèvent des questions. Nous ne pouvons pas faire de distorsions fiscales. Par exemple, si des exonérations de cotisations s’appliquent à l’ensemble des secteurs de l’économie, vous ne pouvez pas cibler particulièrement l’industrie, car il s’agirait d’une distorsion de concurrence et d’une subvention. Il me semble que cela induit que nous ne pourrions pas mettre en place un équivalent français de l’IRA américain pour subventionner les technologies vertes, ce qui est problématique. Je rejoins Vincent Vicard quant au fait que la demande est importante pour certains produits et technologies. Toutefois, il est difficile de flécher des éléments budgétaires vers des industries spécifiques. Je pense que les politiques fiscales ont été homogènes pour des problématiques de distorsion de concurrence. Il faut réfléchir à comment cibler fiscalement l’industrie pour éviter que les services, qui représentent 75 à 80 % de la valeur ajoutée, ne captent la majorité des aides fiscales. Je n’ai pas de réponse définitive, mais c’est effectivement une problématique majeure.

Concernant le contrôle des capitaux, il faut noter que cela n’a pas empêché l’augmentation des IDE en France, qui ont atteint 70 milliards d’euros en 2023. L’affaire Couche-Tard a été très médiatisée pour des raisons politiques. La question de la réalité de l’enjeu stratégique peut effectivement se poser. En tout cas, aujourd’hui, la notion de « pays ami » est devenue plus complexe, comme l’illustre notre relation avec les États-Unis. Il est important de rappeler que le décret relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable a permis d’éviter le rachat des chantiers de Saint-Nazaire par Fincantieri, soutenu par les Chinois. Le périmètre de la stratégie s’étend au-delà de la défense, englobant d’autres secteurs, comme les télécommunications. Bien que l’affaire Dailymotion puisse être considérée comme une erreur, le périmètre de la stratégie est assez complexe à définir. Le risque de politisation est réel.

M. le président Charles Rodwell. Croyez-vous que c’est un risque ?

M. Mathieu Plane. Concernant Carrefour, il n’est pas évident qu’il y ait eu un enjeu stratégique. En revanche, le fait que les Français soient attachés à Carrefour est un enjeu politique. Il est nécessaire de bien définir le périmètre des activités stratégiques.

M. François Geerolf. Nous assistons à un retour du politique, que nous le voulions ou non.

Pour nuancer les propos d’Emmanuel Combe, je tiens à souligner que ce qu’on appelle « politique de concurrence » englobe en réalité toutes les politiques qui considèrent uniquement le consommateur, sans prendre en compte son rôle de producteur ou de travailleur. Toutes les politiques, y compris la politique commerciale et le fait de décider que les marchés publics doivent aller au moins cher, sont considérées comme une forme de politique de la concurrence. Si, du point de vue de professeur d’économie, cette appellation est impropre, ce qui est généralement nommé « politique de la concurrence » englobe tous ces éléments, peut-être à raison.

En Europe, on considère d’abord le consommateur. Alors que nous avons lancé le pacte vert pour l’Europe, nous n’avons aucune industrie des renouvelables en Europe et les Chinois sont leaders sur le photovoltaïque. Quand nous créons de la demande, la question est de savoir si nous allons au moins cher ou si nous favorisons localement l’émergence de nouveaux producteurs. Cette question, qui s’est posée, n’est pas évidente, mais je constate que l’approche européenne a traditionnellement été de privilégier le moindre coût, sans entrave au commerce. Ce qui est étrange est que nous jouons le jeu du multilatéralisme, largement impulsé par Washington. Or, Washington a décidé de changer complémentent de stratégie et de tourner le dos au multilatéralisme. N’est-ce pas un contresens, de la part de l’Europe, de vouloir jouer ce jeu quand Washington ne le joue plus ? Cette évolution, qui concerne les présidences de Trump et Biden, va survivre à au moins trois présidences aux États-Unis. Avons-nous raison d’attendre que les grandes puissances reviennent à la table des négociations pour refaire vivre l’OMC comme nous le faisons actuellement ?

Emmanuel Combe est très optimiste en affirmant que les PIIEC ont été approuvés sans difficulté, mais il faut voir qu’un changement de philosophie – qui est bienvenu – a eu lieu. Les personnes ont évolué en Europe, tout comme les économistes. Thierry Breton s’est tout d’abord opposé à la direction générale de la concurrence et a défendu une vision plus axée sur la politique industrielle. Nous avions l’impression, y compris dans les directions générales, que la politique industrielle était, en quelques exemples, opposée à la politique de la concurrence. Les opposer ne relève donc pas totalement du contresens.

M. Emmanuel Combe. Je rejoins François Geerolf sur l’usage impropre de la notion de « politique de la concurrence », qui est relative aux ententes, aux abus de position dominante et au contrôle des concentrations. Bien qu’elle soit une forme de concurrence, la concurrence fiscale ne relève, par exemple, pas du droit de la concurrence à proprement parler.

L’idée que je défends est que nous avons besoin à la fois de politique industrielle et de politique de concurrence. L’insuffisance de l’une n’est pas nécessairement imputable à l’autre. Cependant, lorsqu’on met en œuvre une politique industrielle, il est crucial d’y intégrer des éléments de concurrence.

J’illustrerai cela par trois exemples.

Premièrement, lors de la pandémie de Covid-19, l’administration Trump a alloué environ dix milliards de dollars à l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense ou Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) pour le développement d’un vaccin sans désigner un vainqueur à l’avance. Cette approche, consistant à mettre onze laboratoires en concurrence, s’est avérée fructueuse.

Deuxièmement, lorsque le Japon a cherché à rattraper son retard dans l’industrie automobile et l’électronique grand public, le ministère de l’économie japonais a investi des dizaines de milliards de dollars dans l’industrie, avec une approche structurée comprenant des objectifs clairs sur cinq ans et, surtout, une distribution des subventions à un maximum d’acteurs, plutôt qu’à une seule entreprise. Le Japon compte douze constructeurs automobiles, ce qui n’est probablement pas étranger au fait que Toyota soit aujourd’hui le leader mondial. Les études économétriques démontrent que l’introduction de la concurrence dans la politique industrielle a contribué à son succès.

Troisièmement, alors qu’il n’y avait initialement pas de constructeur de voitures électriques en Chine, plus de 30 constructeurs ont bénéficié de subventions dans le pays. La Chine a appliqué une forme de darwinisme économique, aboutissant à l’émergence de quelques acteurs comme BYD.

Je ne prétends pas que la concurrence est la solution à tout. Je rejoins l’idée qu’Airbus n’aurait pas existé uniquement grâce au droit de la concurrence. Sa création a été permise par une volonté politique, d’une part, et de l’argent, d’autre part. Cependant, je maintiens que l’introduction de la concurrence dans la politique industrielle, particulièrement pour les innovations disruptives, est probablement la meilleure approche.

Je me réjouis de voir que les PIIEC illustrent bien cette logique. Le projet sur l’hydrogène, par exemple, implique une diversité d’acteurs : grands groupes français, start-ups, PME, entreprises françaises et italiennes. C’est précisément cette diversité des acteurs et des pays qui augmente nos chances de réaliser des innovations disruptives ou même d’accélérer le rattrapage technologique. En effet, nous nous apercevons que la concurrence accélère même le rattrapage.

J’ai peut-être été trop caricatural précédemment. Je vous rejoins sur l’idée que la concurrence n’est effectivement pas l’alpha et l’oméga et ne suffira pas à elle seule pour que l’Europe rattrape son retard. Néanmoins, elle n’est pas responsable de notre décrochage. Le véritable problème réside dans le manque d’innovation, notamment d’innovation disruptive.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Face à notre retard technologique significatif, notamment dans le domaine des voitures électriques où les Chinois nous devancent clairement – certains experts évoquent même une génération de retard –, la solution n’est-elle pas purement politique ? Ne pourrions-nous pas utiliser l’une des forces majeures que représente le marché européen, fort de ses 450 millions de consommateurs, en proposant aux industriels chinois un accès à notre marché sous condition de transfert technologique et d’implantation d’usines ?

M. Emmanuel Combe. C’était le sens de mon propos.

J’ai travaillé avec des collègues, dans le cadre du Front économique du Mouvement des entreprises de France (Medef), sur le retard technologique de l’Europe concernant les véhicules électriques. Nos analyses ont montré que même des droits compensateurs de l’ordre de 30 % seraient insuffisants pour combler l’écart avec la Chine, dès lors que nous voulons respecter les règles de l’OMC.

Avec ce groupe de travail du Front économique, nous sommes finalement arrivés à votre suggestion d’un transfert de technologie inversé. Il ne s’agirait pas d’ouvrir les portes de l’Europe aux Chinois pour qu’ils ouvrent des « usines tournevis », mais d’imposer de véritables transferts de technologie en échange de l’accès à notre marché de 450 millions d’habitants.

Je constate d’ailleurs que certains constructeurs européens commencent déjà à établir des partenariats avec des constructeurs chinois. Les industriels, prenant conscience de ce retard, n’excluent pas ce type de solution.

Cette idée d’un IDE très contraint, avec des exigences de contenu local et de véritable transfert de technologie, mérite d’être approfondie. Comme vous le soulignez, les experts estiment que notre retard dépasse une décennie. Je doute que nous parvenions à le rattraper par nos propres efforts. L’histoire montre de nombreux exemples où le rattrapage n’a jamais eu lieu, simplement parce que, pendant que nous essayons de rattraper notre retard, l’autre continue d’avancer.

M. Vincent Vicard. Il est important de distinguer les différents segments du marché automobile électrique. Le retard est effectivement évident sur les batteries, où il n’y a pas de constructeur européen de taille importante. Dans ce domaine, des investissements en Europe sont déjà en cours et la question du transfert de technologie se pose. Il est pertinent d’adopter cette approche de transfert de technologie là où le différentiel est important, comme l’a fait historiquement la Chine dans l’autre sens.

Cependant, sur les autres segments, le retard n’est pas de la même ampleur. Il faut garder à l’esprit que, lorsqu’une usine d’assemblage automobile étrangère s’implante en Europe, comme les projets de BYD, cela ne crée pas les emplois de services associés. Or, ces emplois sont cruciaux. Par exemple, le plus grand établissement de Renault est le Technocentre, qui est un centre de services associés à l’activité de production. Si nous n’avons que des constructeurs chinois en Europe, qui remplacent les constructeurs européens, nous perdrons ces emplois de services, d’ingénierie ou encore de R&D.

Un rééquilibrage est certes en cours, ce qui n’est pas surprenant étant donné que les constructeurs européens ont longtemps dominé le marché chinois. Nous allons voir des investissements, mais il est important de conserver des constructeurs européens pour l’avenir. Il faut vraiment distinguer les segments où le retard technologique est tel qu’il nécessite l’apport de technologies étrangères et ceux où les acteurs européens réalisent encore des profits importants, bénéficient d’une image de marque et sont capables d’effectuer une transition vers l’électrique de manière significative.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant le financement de l’industrie et de l’innovation, vous avez indiqué, monsieur Plane, que, chaque année, le montant des investissements français à l’étranger est supérieur d’environ 20 milliards d’euros au montant des investissements étrangers en France. L’industrie manque de capitaux. Selon vous, quels dispositifs désincitent potentiellement les investisseurs français à investir sur le sol national, les poussant à préférer des marchés étrangers ?

Ensuite, nous avons la chance de disposer, en France, d’une épargne extrêmement importante. Quels dispositifs pourrions-nous mettre en place pour mobiliser cette épargne afin de soutenir l’effort de redressement productif national ? Que pensez-vous de la création d’un fonds souverain français ?

Enfin, vous avez beaucoup parlé du financement nécessaire de l’innovation, notamment des innovations disruptives. Je suis d’accord qu’il est impératif de soutenir ces innovations pour éviter le décrochage de l’Europe et de la France. Les dépenses en R&D sont trop insuffisantes, autour de 2 %, contre les 3 % qui font consensus. Cependant, l’erreur de ces dernières années dans les politiques d’investissement public, notamment à travers le plan France 2030 et à l’échelle européenne, n’a-t-elle pas été de financer ces percées technologiques tout en négligeant les compétences industrielles de base de nos entreprises de taille intermédiaires (ETI) et nos PME, qui sont pourtant essentielles au développement de ces innovations ? On investit dans une technologie au travers de la Banque publique de développement (BPIFrance), mais ces entreprises n’ont souvent pas les moyens techniques ni les compétences pour industrialiser leurs innovations. On se retrouve alors avec des pépites qui ne peuvent pas industrialiser en France ni en Europe, ce qui conduit à des fuites de cerveaux vers les États-Unis, à des rachats de pépites nationales par des capitaux étrangers ou à des faillites, voire au développement d’activités économiquement absurdes sans rentabilité ni marché, à l’instar du groupe ACC.

M. Mathieu Plane. Le constat est complexe. Concernant les investissements à l’étranger, qui s’élèvent à 70 milliards pour 2023 malgré la hausse des investissements étrangers en France, plusieurs facteurs entrent en jeu. Il faut d’abord considérer la question du marché domestique. Les implantations se font dans des zones de forte croissance. Or, la zone euro est actuellement la zone de croissance la plus faible du monde. Ce n’est pas uniquement une question de compétitivité en matière de coûts, mais aussi d’accès au marché. De plus, les politiques commerciales et les droits de douane ont également influencé les choix d’implantation, certaines entreprises cherchant à échapper à certains droits de douane. Aujourd’hui, la question de l’énergie devient fondamentale, avec des différentiels de coûts importants, comme l’a signalé le président de Michelin. À cela s’ajoutent les politiques fiscales et la concurrence fiscale. On observe de plus en plus de baisses d’impôt sur les sociétés, y compris sur le territoire européen, avec des cas comme l’Irlande, les Pays-Bas et maintenant les États-Unis, qui proposent de baisser l’impôt sur les sociétés à 15 %. Les enjeux de transition écologique entrent également en compte. Le choix d’implantation se fait donc selon l’ensemble de ces éléments. La France reste attractive malgré tout grâce à certains atouts, mais cela ne suffit pas pour une croissance suffisante. La question est donc de savoir comment favoriser davantage d’implantations en France et en Europe.

Si la balance commerciale européenne est excédentaire, principalement grâce à plusieurs pays, dont l’Allemagne, le déficit de la France fait figure d’exception. Cependant, il faut noter que ces excédents ne sont pas nécessairement dus à des gains de parts de marché, mais souvent à des importations peu dynamiques. Le rétablissement des balances commerciales de nombreux pays s’est fait par des baisses d’importation, plutôt que par des gains de parts de marché. Regarder la balance commerciale ne permet pas de connaître la performance à l’exportation.

Quant au financement, nous disposons effectivement d’une épargne abondante, qui finance en partie notre dette publique. La question est de savoir comment mieux cibler cette épargne vers les endroits où il y a des difficultés. Globalement, le financement de l’économie globale est bon en France, selon les enquêtes de la Banque de France. Les difficultés se concentrent plutôt sur les entreprises qui prennent des risques, qui croissent rapidement et qui ont besoin de soutien pour passer du stade de PME à celui de licorne. La baisse de la fiscalité sur le capital n’a pas nécessairement permis de cibler ce financement là où il y a de vrais besoins, faute de fléchage précis. Un fléchage plus ciblé pourrait être intéressant, bien que cela puisse s’avérer complexe à mettre en œuvre. Malgré les baisses de fiscalité sur le capital, les problèmes de financement dans l’industrialisation, notamment dans les technologies de rupture, ne sont pas entièrement résolus. La simple baisse de fiscalité, qui s’inscrit dans une politique de concurrence fiscale, ne suffit pas à régler les problèmes de financement là où les besoins sont les plus complexes.

M. François Geerolf. L’excédent commercial est un point vraiment important, qui remet en cause l’indicateur que nous regardons tous, à savoir la part de l’industrie dans la valeur ajoutée. Il est possible d’augmenter cette part en réduisant à la fois la valeur ajoutée industrielle et le PIB, ce dernier dans une proportion plus importante. C’est, dans une certaine mesure, ce qui s’est produit dans la zone euro. En comparaison avec les États-Unis, la hausse de la production industrielle y est plus importante, bien qu’ils se soient davantage désindustrialisés en matière de parts du PIB. Une méthode facile pour augmenter la part de production industrielle serait d’appliquer une austérité drastique, mais au prix d’un effondrement de la production industrielle, car le premier client de l’industrie reste l’industrie nationale. Ce point n’est pas assez rappelé. Je m’interroge donc sur la pertinence de se fixer un objectif chiffré de part industrielle dans le PIB, comme le suggère le rapport Réindustrialisation de la France à l’horizon 2035 de France Stratégie en juillet 2024. Il serait préférable de compléter cet indicateur par d’autres, comme l’évolution de la production industrielle, de la valeur ajoutée ou du déficit commercial.

Je suis sceptique quant à l’idée de créer un nouveau livret d’épargne dédié à l’industrie. Les entreprises françaises qui délocalisent ne le font pas par manque de financement, puisqu’elles parviennent à investir à l’étranger. Le problème n’est pas le manque d’épargne en France. Sa transformation en épargne risquée est peut-être insuffisante. Les intermédiaires financiers ne jouent peut-être pas suffisamment leur rôle, même si je note que les réglementations bancaires actuelles compliquent le financement de projets risqués.

Par ailleurs, l’exemple allemand montre que la R&D est très complémentaire de la production. Les innovations incrémentales se font généralement près du processus de production. En effet, en Allemagne, on constate que les entreprises qui investissent le plus dans la R&D sont aussi celles qui produisent le plus dans le secteur industriel.

La question de la désindustrialisation française reste complexe. Tous les éléments sont interconnectés : l’industrie, les capitaux ainsi que la main-d’œuvre qualifiée et les ingénieurs. Je suis dubitatif quant à l’idée que nous manquions de travail qualifié ou de personnes formées, étant donné la qualité de nos écoles d’ingénieurs et de notre formation en mathématiques jusqu’ici. Si la formation n’est pas le problème, la question est de savoir pourquoi nous n’y arrivons pas en France. Je n’ai pas de réponse prédéfinie à cette interrogation.

La monnaie unique a certainement apporté des désavantages, car je ne crois pas trop aux effets de compétitivité de la monnaie unique. La concurrence est plus violente entre des pays qui ont des coûts de production différents et qui partagent la même monnaie qu’entre des pays qui ont des coûts de production différents et qui ont des monnaies différentes. Nous savons que de nombreuses délocalisations ont eu lieu en Europe de l’Est. La valeur ajoutée industrielle est d’ailleurs partie en Europe de l’Est. Ce point est plutôt une bonne chose en matière d’harmonisation et de convergence en Europe, mais la France en a beaucoup souffert. La disparition du risque de change a garanti aux producteurs étrangers la stabilité des prix de vente en France, ce qui n’était pas le cas auparavant puisqu’ils risquaient la dévaluation. Cette concurrence exacerbée par la monnaie unique est un défi, que la France peine à relever.

M. Emmanuel Combe. Concernant la compétitivité-coût, cela rejoint mon propos initial. Bien que le différentiel de compétitivité-coût avec l’Allemagne ait été résorbé, notre problème réside dans l’autre aspect de la compétitivité, à savoir le hors prix. Un client ne regarde pas uniquement le prix, mais le rapport entre le prix et l’utilité, c’est-à-dire la qualité. La France rencontre des difficultés dans certains secteurs, notamment dans les biens de consommation, comme le montrent les études Rexecode. Nous avons comblé l’écart de coût, ce qui était nécessaire, mais c’était peut-être la partie la plus facile. La compétitivité hors prix est un enjeu de long terme, impliquant l’éducation et la R&D sur une période de dix à quinze ans.

Par ailleurs, la France excelle dans la création de start-ups. Le véritable défi réside dans leur croissance. La question est de savoir pourquoi nous n’avons pas de nouveaux géants. La réponse est complexe et implique des aspects financiers, notamment le passage difficile de la « vallée de la mort » lors de l’industrialisation. La construction d’une capacité de production nécessite des capitaux, ce qui prend du temps. C’est là que la responsabilité de la filière entre en jeu. Dans les secteurs où l’innovation disruptive fonctionne, on constate souvent que les grands donneurs d’ordre accompagnent leurs sous-traitants. Par exemple, dans le secteur de l’aéronautique, l’avion vert verra le jour grâce à l’existence d’acteurs comme Airbus, Safran et de tout un réseau de sous-traitants qui vont financer et porter, pendant un certain temps via des fonds, des entreprises non rentables pour les aider à passer cette « vallée de la mort ».

Au-delà de l’aspect financier, il y a un problème de compétences, qui constitue l’un des principaux obstacles à la réindustrialisation. Il ne s’agit pas seulement d’ingénieurs qui partent à l’étranger. Dans l’aéronautique, par exemple, on manque de chaudronniers. Nous manquons de compétences pour produire en plus grande quantité. Pourquoi n’arrivons-nous pas à former davantage de personnes ? Et même si elles sont formées, pourquoi ne vont-elles pas dans l’industrie ? Il faut rappeler que, sur 125 000 jeunes formés chaque année aux métiers industriels, seulement 66 000 rejoignent effectivement ces professions, soit un taux d’évaporation d’environ 50 %. Il y a clairement un problème d’attractivité de l’industrie, mais aussi potentiellement un problème de mobilité géographique. En France, le facteur travail est relativement peu mobile, notamment en raison de difficultés d’accès au logement. Pour que les start-ups se développent, elles doivent pouvoir attirer des talents et des compétences. C’est donc la question de la mobilité du travail entre les entreprises et sur le plan géographique qui se pose.

Un autre problème concerne la taille du marché initial. Une start-up française commence par lancer son produit sur le marché français, avec un handicap énorme par rapport à un concurrent américain. Une start-up américaine vise d’emblée un marché de 350 millions de consommateurs, alors que l’entreprise française ou allemande va d’abord se concentrer sur son marché domestique avant d’envisager une expansion. L’entreprise Doctolib a, par exemple, commencé par le marché français avant de partir à la « conquête » des pays européens. Tant que nous n’aurons pas ce grand marché intégré avec des réglementations uniformes et simplifiées – ce 28e régime qu’appelle de ses vœux le rapport Letta –, les start-ups européennes seront toujours désavantagées, car elles penseront d’abord au marché domestique avant de considérer le marché européen.

M. Vincent Vicard. Pour rebondir sur les propos de Mathieu Plane concernant la concurrence fiscale au sein de l’Union européenne, je voudrais proposer une simplification réglementaire pour les entreprises à travers la création d’un impôt européen sur les sociétés, ce qui permettrait également de consolider les ressources fiscales.

M. le président Charles Rodwell. Penseriez-vous, par exemple, à une base similaire à la taxation des entreprises du numérique ?

M. Vincent Vicard. C’est effectivement un exemple. La Commission européenne a déjà fait plusieurs propositions dans ce sens. On pourrait envisager une consolidation européenne suivie d’une clé de répartition entre les pays, basée sur des critères liés à l’emploi ou aux ventes. Ces critères sont déjà bien définis et balisés. Des avancées ont été réalisées sous l’égide de l’OCDE et nous pourrions aller plus loin au niveau de l’Union européenne. Je pense que ce serait une simplification réglementaire intéressante.

Je voudrais également revenir sur la question des échecs que vous avez évoquée. Il faut assumer qu’une politique industrielle conduira inévitablement à des échecs. Nous avons des exemples récents comme Northvolt, l’entreprise suédoise qui a définitivement fait faillite il y a quelques jours, ou le groupe ACC, qui a fait de mauvais choix industriels. La vraie question est de savoir comment arrêter les financements et les réorienter. Vous mentionnez l’idée d’un fonds souverain, dont j’ignore s’il est nécessaire, mais cela soulève la question de la compétence administrative. Il faut être clair quant au fait que nous n’avons pas de recette miracle en matière de politique industrielle. Certains projets, comme Airbus, ont très bien fonctionné, tandis que d’autres projets similaires ont échoué.

La création d’une compétence administrative me semble être la base de toute politique industrielle. Il est nécessaire de définir des priorités. France 2030 couvre de nombreux secteurs, mais nos partenaires européens et internationaux ciblent les mêmes domaines. Il faut à un moment donné afficher clairement des priorités et disposer de la compétence administrative nécessaire pour développer les instruments, les tester, les adapter ou les arrêter, en cas de besoin. Cela nécessite d’afficher des objectifs clairs de politique industrielle et de créer un consensus sur le long terme – ce qui fait défaut en France – en réunissant tous les acteurs (entreprises, représentants des salariés, politiques et experts) pour définir une politique industrielle avec des objectifs et des instruments associés, afin de développer une compétence administrative capable de mettre en œuvre ces objectifs. L’absence d’objectif clairement défini rend difficile l’évaluation de certains projets, comme le PIIEC microélectronique. Or, nous avons besoin d’évaluations pour faire évoluer ces mécanismes. Nous avons toujours, en France, cette compétence administrative fondamentale, mais elle doit être redéveloppée en raison d’une perte de compétence administrative causée par le fait que nous n’ayons plus mené de politique industrielle verticale, ciblée et sectorielle depuis assez longtemps.

M. François Geerolf. Je suis d’accord avec Emmanuel Combe quant au fait que la mobilité des travailleurs français et les frais de notaire constituent un vrai problème, car l’industrie évolue et certains sites ferment tandis que d’autres ouvrent. Il ne faut pas rester attaché à un lieu. Aujourd’hui, nous sommes obligés d’investir dans des territoires spécifiques parce que les personnes veulent y rester, ce qui complique considérablement les choses.

M. Mathieu Plane. L’industrie de la défense, dont nous n’avons pas parlé, représente également un fort potentiel de réindustrialisation en Europe. Le plan de relance allemand change considérablement la donne au niveau européen, avec 500 milliards d’euros pour les infrastructures et 500 milliards d’euros pour la défense. Des changements importants sont à prévoir. Pour une fois, la France est plutôt bien positionnée dans ce domaine, ce qui constitue un élément positif à souligner.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez nous envoyer des éléments ou des documents que vous jugerez utiles aux travaux de la commission d’enquête.

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5.   Table ronde, ouverte à la presse, sur les politiques industrielles dans le monde, réunissant : M. Christian Saint-Etienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers, et M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine

M. le président Charles Rodwell. Pour cette table ronde consacrée aux politiques industrielles dans le monde, nous accueillons M. Christian Saint-Étienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), ancien conseiller de Paris, auteur de nombreux ouvrages dont le chapitre « Réindustrialiser » dans Des économistes répondent aux populistes, publié en 2022. Nous entendons aussi, depuis Hong Kong, M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine, auteur notamment de Bienvenue en économie de guerre ! en 2024.

Je vous remercie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Christian Saint-Étienne et David Baverez prêtent successivement serment.)

Vous avez tous les deux beaucoup travaillé sur la confrontation géostratégique et économique entre les États-Unis et la Chine, ainsi que sur la place de la France et de l’Europe dans cet affrontement. On voit qu’une partie de notre industrie et de nos filières viticoles est affectée par des tarifs douaniers, d’abord chinois et désormais américains, et que chacune de ces deux puissances modifie son positionnement géostratégique.

Quel bilan tirez-vous de la politique économique conduite ces dernières années en la matière ? Quelles sont vos recommandations sur les politiques qui devraient être menées ?

M. Christian Saint-Étienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers. Il faudrait plusieurs heures pour traiter tous ces sujets, mais je vais aller à l’essentiel. David Baverez aura beaucoup de choses à dire sur la Chine et les États-Unis, mais j’ai également écrit plusieurs livres sur ce sujet car je m’y intéresse depuis de nombreuses années.

L’Union européenne a raté la troisième révolution industrielle. Plus de 200 chercheurs dans le monde travaillent sur cette dernière depuis que l’on a compris que nous assistions à une nouvelle révolution, après celle de la machine à vapeur dans les années 1780 et celle de l’électricité dans les années 1880. Nous avons mis vingt ans à nous rendre compte que nous étions entrés dans la révolution informatique dans les années 1980.

La notion de révolution industrielle ne reflète pas fidèlement la nature du processus. Il faut considérer une telle rupture comme une révolution systémique, qui concerne les modes de production et les sources d’énergie tout en ayant des implications majeures sur le plan social, sociétal et politique – ce qui n’est pas secondaire. Ce n’est pas un hasard si les deux grandes révolutions politiques, à la fin du XVIIIe siècle, interviennent au moment de la première révolution industrielle.

L’Europe et la France ont complètement raté la nouvelle révolution industrielle. C’est extrêmement dommage car les mathématiques sont au cœur de la révolution informatique. Il y a vingt ans, nous étions l’une des trois grandes puissances mathématiques dans le monde, avec les États-Unis et la Russie. Nous avons encore de beaux restes, mais vous savez que l’on a largement cassé l’enseignement des mathématiques en France. Il faut donc investir massivement dans ce domaine. D’autre part, même si des rapports avaient été publiés il y a quarante ans sur les transformations induites par l’informatique, l’effet global de cette dernière n’a pendant très longtemps pas vraiment été compris ni enseigné.

On parle parfois de quatrième révolution industrielle, mais ce n’est pas le cas. Chaque révolution industrielle comporte plusieurs révolutions technologiques. L’avènement de l’électricité ne s’est pas réduit à l’utilisation de cette énergie pour produire de la lumière. Cette étape a été suivie par l’invention du générateur puis du moteur électrique. Nous assistons à plusieurs révolutions technologiques depuis quarante ans et la phase actuelle est celle de l’accélération des mutations liées à l’intelligence artificielle. D’autres sont en gestation, dont l’informatique quantique. Si l’on arrive à la maîtriser d’ici à quelques années, elle permettra de multiplier par dix voire par cent la puissance de calcul actuelle.

En matière d’intelligence artificielle, 90 % des licornes dans le monde sont américaines ou chinoises. Ces deux pays font la course en tête et leurs gouvernements investissent massivement. On fait quelques efforts en France et en Europe, mais ils ne sont pas du tout à la hauteur de ce qui serait nécessaire. Nous sommes également très loin derrière la Chine et les États-Unis s’agissant de l’espace et des biotechnologies. Ces deux pays s’inscrivent dans une compétition scientifique et technologique majeure, alors que l’Europe est très en retard. Voilà pour le contexte global.

Lorsque l’on se penche sur les freins à la réindustrialisation, le deuxième niveau d’analyse est européen. Il ne sert à rien d’étudier un sujet si l’on évacue les choses désagréables : la France étant massivement désindustrialisée depuis vingt-cinq ans, nous avons perdu notre pouvoir d’influence en Europe, laquelle est actuellement dirigée par l’Allemagne, qui travaille très bien avec la Commission européenne et qui détermine l’essentiel des politiques.

Cela fait très longtemps qu’on sait que la Chine mène une politique d’exportations qui ne respecte pas les règles. Elle est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001, à la suite du 11 septembre 2001, sans signer les protocoles sur l’interdiction des subventions aux entreprises exportatrices et sur l’ouverture des marchés publics. L’Europe vient seulement de se rendre compte que nous n’avons accès qu’à 2 % des marchés publics chinois, alors que les Chinois ont accès à la quasi-totalité des nôtres – avec parfois des exemples extrêmes, lorsque des fonds européens versés à la Pologne servent à payer les entreprises chinoises qui réalisent les chantiers. Avec trente ans de retard, la Commission commence un peu à se rendre compte du désastre.

L’exemple des droits de douane sur les filières agroalimentaires, que vous avez évoqué, illustre directement la perte d’influence de la France. Ce qui se passe en 2025 est la répétition de 2018. La Commission européenne ressort une liste de produits américains sur lesquels elle va imposer des droits de douane, ce qui aura en retour pour effet que nos produits du même type seront taxés. Cette liste est révélatrice car elle épargne l’Allemagne, qui est la grande puissance exportatrice européenne ayant un excédent commercial avec les États-Unis, ainsi que les Pays-Bas, qui sont en fait le port d’entrée de l’Allemagne. Ces deux pays doivent être considérés comme un bloc. Le commerce de la France avec les États-Unis est pratiquement à l’équilibre, mais c’est nous qui prenons l’essentiel des « claques » américaines visant l’Europe. C’est une conséquence du travail insuffisant des autorités françaises au niveau européen, mais aussi de notre perte d’influence. De ce fait, on ne tape pas là où cela ferait vraiment mal aux États-Unis.

Donald Trump dit que le déficit commercial des États-Unis avec l’Europe est de 500 milliards ; il est en réalité de 150 milliards pour les biens mais, en revanche, les États-Unis enregistrent un excédent de 100 milliards pour les services, notamment informatiques. Or on ne cogne sur aucun produit numérique parce que les Allemands ne le veulent pas. Les entreprises américaines de ce secteur ont en effet conclu un nombre considérable d’accords avec des entreprises allemandes pour développer le cloud. L’Allemagne est par exemple le point d’entrée en Europe de Microsoft. Elle a donc très habilement orienté la liste des produits taxés de telle manière que les intérêts allemands soient les moins touchés.

Cela fait une quinzaine d’années que l’on sait que la Chine ne respecte pas les règles internationales. Il y a eu beaucoup de tentatives pour essayer de rééquilibrer les échanges mais, là encore, l’Allemagne a toujours interdit à l’Europe de prendre des mesures significatives parce que son modèle consistait à importer du gaz russe pas cher et à exporter en Chine. Même s’il y a forcément des gens intelligents qui comprennent ce qu’il se passe, il semble que le système de décision politique français n’y arrive jamais – ou en tout cas il n’agit pas avec la force nécessaire.

Compte tenu de tous ces éléments, quels sont les freins à la réindustrialisation ?

Je ne m’intéresse pas seulement aux questions industrielles. Les sujets géopolitiques et monétaires m’intéressent beaucoup aussi. La France est le seul grand pays qui, au cours des vingt-cinq dernières années, a accompagné sa désindustrialisation plutôt que de lutter pour l’empêcher. Au contraire, l’Italie a tout fait pour maintenir ses 25 000 très belles petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI), grâce auxquelles elle est devenue la quatrième puissance exportatrice dans le monde. On a toujours tendance à déplorer sa situation, mais l’Italie a de gros excédents commerciaux et la comparaison montre que c’est plutôt la France qui est le pays malade – ce qui n’a pas empêché le président de la République de contribuer, en 2020, à orienter l’essentiel des financements de l’Union européenne vers l’Italie. Cette dernière connaît un rebond dans tous les domaines, dont l’espace et les biotechnologies. La naïveté et l’incompréhension générale du système de décision stratégique français sont assez stupéfiantes dans le contexte international.

Vous m’avez demandé en préambule de déclarer si j’avais des intérêts. Il y en a un que je veux bien déclarer : je veux que la France reste une grande nation libre et indépendante – ce qui n’est plus le cas. Si l’on veut arrêter de faire les guignols, il faudrait réindustrialiser massivement.

Pour cela – et même si le sujet est parfois considéré comme ancillaire et n’intéresse personne – il faut disposer de terrains pour installer des usines. À l’Assemblée, au Sénat et dans d’autres cercles, de plus en plus de gens commencent à comprendre – et c’est le principal progrès depuis quelques années – que la désindustrialisation nous a d’une certaine façon tués. Mais il ne faut pas se flageller en permanence : des études significatives ont été réalisées depuis deux ans. Elles montrent que l’industrie manufacturière pèse 14,5 % du PIB en Europe alors qu’elle en représente 9,5 % en France. Nous avons donc un retard de 5 points de PIB à rattraper.

On pourrait se dire que cela n’a pas d’importance. Mais, dans tous les pays du monde, l’industrie exporte la moitié de sa production. Par ailleurs, plus des trois quarts des exportations mondiales hors énergie et matières premières concernent des produits manufacturés. Lorsque j’étais membre du Conseil d’analyse économique, le premier ministre Jean-Pierre Raffarin était revenu d’un déplacement en Chine en disant qu’il avait 20 produits à vendre alors que les Allemands en avaient 200. Cela fait quand même un moment qu’un certain nombre de personnes comprennent qu’il est difficile de vendre des choses quand on n’a pas d’industrie.

Certains disent que se fixer pour objectif de combler ces 5 points de retard serait trop ambitieux et que l’on devrait s’en tenir à 2 points. Comme vous êtes tous des responsables publics, vous savez que lorsque l’on se donne pour objectif de faire 2 points de PIB on n’aboutit qu’à 1 point. Pour en faire 2 ou 3, il faut se fixer pour objectif d’en faire 5 et de revenir à la moyenne européenne.

On sait que l’on a besoin de 10 000 hectares par point. Il en faudra donc 50 000. Comme 40 % peuvent être fournis par des friches, il faut trouver 30 000 hectares de nouveaux terrains, les équiper et, surtout, penser à leur alimentation électrique.

L’industrie actuelle et de demain est électrifiée, robotisée et numérisée. Ce n’est plus le XIXe siècle et cela ressemble de plus en plus à des laboratoires. L’alimentation électrique des terrains est un préalable indispensable. Nous construisons des centrales nucléaires et il faut peut-être réfléchir à utiliser nos quelques avantages comparatifs d’une manière nous bénéficiant davantage que si l’on se contente d’exporter de l’énergie en Allemagne.

Quelles sont les recommandations que je vous suggère ?

J’ai vécu six ans aux États-Unis et je ne tiendrais pas le même discours là-bas. Mais nous sommes en France et, une fois qu’une majorité se dessinera sur la nécessité de réindustrialiser, seul l’État pourra passer au-dessus des oppositions. Cela peut plaire ou déplaire, mais c’est ainsi.

Il faut donc créer une agence foncière nationale, avec pour objectif de mettre à disposition ces 50 000 hectares en six ou sept ans. Il est très important d’acheter vite les 20 000 hectares de friches et de les équiper rapidement car, ensuite, des escargots et des papillons s’y installeront et l’on ne pourra plus en faire des zones de production. La principale mission de cette agence foncière nationale sera de coordonner l’action des agences foncières régionales, qui existent déjà, car il faudra travailler avec les territoires.

Cette agence foncière nationale ne devra pas se limiter à réunir cinquante énarques autour d’une table pour déterminer quels sont les terrains disponibles. Je n’ai rien contre les énarques et il en faudra peut-être quelques-uns, mais l’industrie a changé de nature. Pour être exploitable, un terrain doit remplir certaines conditions en matière d’accès à l’énergie et aux réseaux logistiques. Les questions stratégiques doivent être examinées par des industriels et des logisticiens au sein d’un conseil d’orientation, afin de déterminer quels sont les besoins pour les vingt prochaines années. Si l’on ne procède pas de cette manière, il n’y aura pas de réindustrialisation et l’on pourra continuer à créer des commissions pendant trente ans.

Il faut prévoir l’alimentation électrique des terrains, les dépolluer et réaliser les fouilles archéologiques préventives, de telle sorte que l’on puisse proposer quelque chose de disponible en trois jours lorsqu’un investisseur étranger envisage de s’installer. Dans ce cas, on peut l’emporter.

Je connais bien la loi du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux et son objectif zéro artificialisation nette (ZAN) et les questions écologiques, et je sais que l’on va dire que, 50 000 hectares, c’est monstrueux. Mais le pacte vert pour l’Europe prévoit de mettre en jachère 4 % de la surface agricole utile en France, ce qui représente 1,2 million d’hectares. Si l’on peut faire cela d’un trait de plume pour l’agriculture, pourquoi ne pourrait-on pas trouver 30 000 nouveaux hectares pour l’industrie, soit quarante fois moins ? C’est une question de volonté. Veut-on réindustrialiser ?

Il faut donc trouver des terrains, mais aussi mener une politique énergétique et une politique de formation. La réindustrialisation doit devenir une priorité nationale absolue et non être traitée comme un sujet parmi cent autres – du moins si l’on veut être sérieux et que la France reste une grande puissance indépendante.

Indépendant, on ne l’est jamais totalement, mais cela signifierait, pour notre pays, qu’il continue à exprimer ses opinions sur ce qui se passe au Moyen-Orient ou en Asie sans qu’on lui tombe dessus en lui disant de se taire car il n’est rien et n’a pas voix au chapitre. Il faut être une puissance industrielle si l’on veut rester une puissance qui a sa propre vision géopolitique, qui continue à développer son influence culturelle et linguistique.

Nous avons aussi besoin de réarmer, et le réarmement contribuera à la réindustrialisation. Je ne développe pas davantage, mais le patron de Dassault dit qu’il a un problème avec les sous-traitants pour augmenter massivement la production de Rafale. Et les sous-traitants disent qu’ils ont des problèmes de fonds propres et de terrains disponibles pour développer leurs ateliers.

On retombe toujours sur les mêmes sujets : fonds propres, terrains et formation. Mais, si l’on ne se décide pas à agir, il ne se passera rien.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour ce panorama très complet, qui suscitera des questions.

Monsieur Baverez, vous avez théorisé quelques politiques publiques pour permettre à la France de rentrer dans une économie de guerre. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Pouvez-vous également décrire les perspectives des marchés chinois pour une partie de nos entreprises stratégiques ?

M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine. Il est très aimable de me consacrer du temps mais, de manière très modeste, je vous conseillerai de ne pas oublier d’écouter également les patrons de nos principales entreprises mondiales. Écoutez le président de Total, qui a déclaré il y a six mois, devant le Sénat, qu’il n’investirait plus dans l’énergie solaire en Europe. Écoutez le président de Michelin, leader mondial des pneus, qui a expliqué, il y a quelques semaines, qu’il pouvait en fabriquer partout dans le monde de manière profitable, sauf en France. Quant au président de Dassault Aviation, il a déclaré dans une interview, il y a deux jours, que, selon lui, la désindustrialisation allait s’accélérer en France. Ce sont ces gens-là qu’il faut avant tout écouter.

J’ai trois messages pour vous. Le premier ne vous plaira peut-être pas, mais je pense que la désindustrialisation de la France est en fait un choix politique. La globalisation ne nous est pas tombée dessus et les entreprises ne se sont pas désindustrialisées seules. Comme il n’y a plus de croissance en France, on a choisi délibérément de maintenir le pouvoir d’achat grâce à la déflation importée. Quand vous faites passer l’industrie de 20 % à 10 % du PIB, vous perdez certes 10 % des suffrages de ceux qui sont licenciés, mais vous gagnez 80 % des voix de ceux dont le pouvoir d’achat augmente. Cela m’avait été expliqué par un professeur de l’université de Georgetown : lorsque vous faites de la politique, votre véritable ennemi c’est l’inflation – Kamala Harris a pu le constater l’an dernier. Une déflation importée est en fait un gain politique.

Au début ça marche très bien, jusqu’au niveau où cela devient un problème politique, parce que cela vous « pète au nez ». C’est ce qu’a exprimé Scott Bessent, secrétaire du Trésor de M. Trump, avant sa nomination, en expliquant qu’il n’était plus d’accord pour la globalisation parce qu’elle desservait les États-Unis : lorsque la globalisation se fait avec des pays amis, comme l’Europe et le Japon à partir de 1945, elle fonctionne encore quatre-vingts ans plus tard, mais lorsqu’elle implique un pays non ami, comme la Chine, dont la production manufacturière passe de 30 % à 35 % du total mondial durant la crise du Covid, elle crée une dépendance – ce qui est la définition de l’économie de guerre. Lorsque la Chine mène délibérément une politique de pression sur sa population et sur le pouvoir d’achat – à l’exact inverse de la nôtre – pour subventionner des exportations de surcapacité industrielle à perte, on comprend bien qu’il y a rivalité systémique. Les Chinois, qui étaient enfermés à l’usine pendant que nous étions confinés chez nous durant le Covid, ambitionnent d’atteindre 45 % de la production manufacturière mondiale d’ici à 2030, c’est-à-dire de gagner encore dix points de production industrielle ou manufacturing mondial dans les cinq prochaines années. Évidemment, une bonne partie de nos usines sont en première ligne.

Ma première réflexion est donc que, d’une manière contre-intuitive, faire le choix de la réindustrialisation a un coût politique énorme, en raison du coût de pouvoir d’achat que cela représente pour les Français. Le pouvoir politique est-il prêt à prendre ce risque ? Dans les vingt dernières années, le « premier choc chinois », correspondant à l’entrée de l’OMC évoquée par le Pr Saint-Étienne, nous a servis, parce que la Chine a fait ce que nous ne voulions plus faire ou ce qui polluait, ce qui s’est traduit par un gain artificiel de pouvoir d’achat pour les Français.

Ma deuxième remarque est que nous avons à affronter un second choc chinois, bien plus violent et pernicieux que le premier, qui, comme je l’ai dit, nous a partiellement servis. Ce deuxième choc, que nous observons depuis le 20e congrès du Parti communiste chinois en 2022, procède, contrairement à ce qui est dit officiellement, du choix de stopper la croissance de la consommation intérieure chinoise et d’allouer les ressources de l’État uniquement aux subventions de surcapacité industrielle dans des industries-clés qui vendent à perte grâce à ces subventions. Ce modèle inédit repose sur une innovation à faible productivité, contre laquelle nous ne pouvons pas lutter. Alors que, pour nous, l’innovation est un gain de productivité, la Chine innove énormément, comme on l’a vu au Mondial de l’auto, en octobre dernier : face à une Renault R5 électrique à 35 000 euros, on trouve une BYD au même prix qui ressemble à une BMW – sachant que ce prix était celui d’une BMW en 2019 –, ou l’équivalent d’une R5 électrique, mais à 10 000 euros. L’innovation chinoise est en effet très importante – voilà encore deux jours, BYD affirmait avoir inventé la recharge électrique en cinq minutes pour 450 kilomètres d’autonomie –, alors que la productivité est très faible, puisque le gouvernement permet de baisser les salaires et subventionne l’industrie, qui n’a donc de contrainte ni de coût du capital ni de coût du travail.

Si je cite l’exemple de l’automobile, c’est pour pouvoir demander à votre commission de vérifier une statistique qui m’a été donnée et qui me semble si folle que je ne parviens pas à la croire. En effet, l’automobile, qui représente un peu moins de 10 % des emplois en Europe, compte pour 30 % de la recherche et développement et pour 50 % de la recherche et développement privée : pour un Chinois, mettre par terre l’industrie automobile européenne revient à mettre à bas tout l’écosystème de recherche européen. Nos trois leaders de semi‑conducteurs européens – STMicroelectronics, Infineon et NXP, sociétés respectivement franco‑italienne, allemande et hollandaise –, font chacun plus de 50 % de leur chiffre d’affaires dans l’automobile, mais toutes trois sont largement absentes de l’intelligence artificielle.

Nous avons fait un choix technologique de recherche totalement absurde et très concentré sur une industrie qui n’est pas, à mon avis, l’industrie d’avenir. Dans cette industrie, nous avons fait des choix technologiques qui portaient sur les technologies d’hier, et non pas sur celles de demain. Tout notre écosystème de R&D, en Europe comme en France, est donc en danger. Je vous invite, à cet égard, à auditionner des équipementiers automobiles, qui m’ont indiqué, à titre privé, des éléments que je n’ai pas la possibilité de vérifier, mais que votre commission pourra examiner en vertu des pouvoirs dont elle dispose : leur carnet de commandes leur donne une visibilité de deux à trois ans sur leur chiffre d’affaires, correspondant aux futurs modèles qui sortiront de nos usines à cet horizon, or les commandes destinées à leurs usines européennes étaient, l’an dernier, en baisse de 50 % à 70 %, au profit de leurs usines en Chine ou de leurs concurrents chinois. Il peut donc être intéressant pour votre commission de vérifier si, d’ici à deux à trois ans, nous fermerons la moitié de nos usines d’équipements automobiles en Europe.

Pour pousser la réflexion, il semble qu’il y ait, avec une marge brute de l’ordre de 20 %, une différence de coût de l’ordre de 30 points entre les activités réalisées en Chine et en Europe. Il pourrait, à ce titre, être intéressant pour votre commission d’étudier la société BYD, dont la vice-présidente exécutive déclarait voilà un mois, dans Les Échos, que, lorsque sa société vient en Europe, elle perd 15 points de marge. Si donc BYD a 30 points d’avance en Chine et en garde 15 lorsqu’elle vient en Hongrie, cela signifie que l’entreprise dispose de 15 points de subventions étatiques, contre lesquels la Commission européenne devrait lutter. Quant aux 15 points d’avance, ils s’expliquent par le fait que l’entreprise chinoise travaille d’une manière plus productive que ses concurrents européens. Il faut donc demander à ces derniers si, dans le cas où nous prendrions des mesures pour limiter les importations chinoises pendant cinq ans, ils pourraient gagner chaque année deux ou trois points de productivité sur cette période pour rattraper les Chinois.

L’automobile est un secteur très particulier. Mes amis chinois me disent que ce n’est pas eux qui détruisent l’automobile européenne, mais Bruxelles qui l’autodétruit. Il y a donc un second choc chinois, beaucoup plus violent que le premier, dont la sphère politique a bénéficié pendant les vingt dernières années. Nous en sommes à un point de rupture. C’est sans doute ce que veut dire le président de Dassault Aviation lorsqu’il évoque un risque d’accélération de la désindustrialisation en Europe dans les trois à cinq prochaines années.

Mon troisième point porte sur ce que j’appelle la « Chinamérique ». On lit tous les jours dans la presse occidentale que la Chine les États-Unis sont en guerre mais, si c’est vrai sur le plan politique, il y a en réalité, sur le plan du business – celui qui m’intéresse –, une entente, une coopération entre la Chine et les États-Unis : c’est ce que j’appelle la « Chinamérique ». Avec 500 à 600 milliards de dollars d’échanges commerciaux chaque année, les deux travaillent ensemble. J’en donnerai deux exemples, qui concernent deux sociétés emblématiques.

Meta, tout d’abord, qui est la société holding de Facebook, Instagram et WhatsApp, est interdit en Chine, comme tous les réseaux sociaux américains, mais la Chine est le deuxième marché mondial de Meta, qui compte parmi ses cinq premiers clients mondiaux deux sociétés chinoises : Shein et Temu, qui sont les rois de l’e-commerce, notamment pour les produits non-alimentaires. Ces deux sociétés représentent 22 % des volumes de La Poste en France et détruisent quotidiennement – même si j’ignore si cela relève du périmètre de votre commission d’enquête – toute notre distribution non-alimentaire. Je lis dans la presse qu’une loi serait en préparation pour lutter contre la mode éphémère ou fast fashion, mais elle traîne à l’Assemblée nationale et au Sénat depuis un an et n’a toujours pas été actée. À l’inverse, le président Trump, avec tous ses défauts, a signé en une journée un executive order visant à stopper ces envois depuis la Chine. Voilà une première illustration du fait que Chinois et Américains collaborent pour piller l’Europe. Ne croyez donc pas qu’il ne faille prendre de mesures que contre la Chine : soyez généreux dans votre approche et incluez les États-Unis dans votre réflexion.

Mon second exemple est celui de Nvidia, société bien connue qui produit des puces pour l’intelligence artificielle. Sur 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires, 20 % sont réalisés à Singapour, soit environ 20 milliards de dollars américains. La consommation des Singapouriens étant estimée, au maximum, à 1 % de ces puces, 19 % des 20 % qu’ils importent se baladent un peu partout dans le monde. Une partie va en Malaisie, dans des centres de données ou data centers qui appartiennent aux private equities américains, c’est-à-dire aux investisseurs institutionnels privés américains, lesquels les louent pour une fortune à des sociétés chinoises comme DeepSeek, en leur disant qu’avec ces locations, ils pourront leur fournir des puces Nvidia dernier cri, qui sont interdites en Chine. Tout le monde est ravi : Nvidia, qui fait du chiffre d’affaires, les Singapouriens – à l’exception de vingt-deux d’entre eux, qui ont été arrêtés par la police voilà dix jours, sans doute à la demande des Américains – les private equities américains, qui obtiennent avec leurs data centers des rendements sur investissement dont ils ne rêvaient même pas, et la Chine, qui paie certes cher, mais qui considère que c’est, à l’échelle du pays, de l’argent bien investi. Nous, Européens, ne figurons pas dans cette équation qui permet à la Chinamérique de prospérer.

M. le président Charles Rodwell. Comment mesurez-vous les conséquences sur l’industrie française et européenne de la mise en œuvre de l’Inflation Reduction Act (IRA) américain depuis août 2022 et de la politique économique et fiscale mise en œuvre, dans une continuité assez prodigieuse, par les administrations démocrates et républicaines depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies, et accélérée sous l’administration Biden ? Considérez-vous que nous devons accélérer la mise en œuvre des politiques industrielles et l’union des marchés de capitaux à l’échelle européenne, ainsi que la réciprocité des marchés publics à l’échelle française et européenne pour faire face à ces politiques très agressives à notre égard ?

M. Christian Saint-Étienne. Au chapitre des choses désagréables… Je suis libéral, mais au service d’un État fort et d’une nation prospère, et totalement opposé à toutes les propositions de la Commission européenne, notamment à tous les rapports de nos chers amis italiens Mario Draghi et Enrico Letta. Il est curieux que personne ne comprenne que tout cela est au service de certains pays, mais certainement pas du nôtre. Il faut cesser d’être aveugles : ce sont les banques américaines en Europe qui ont, les premières, proposé l’unification des marchés de capitaux européens. Une grande partie de l’épargne européenne part déjà aux États-Unis, et cela ne ferait qu’accélérer le mouvement. J’y suis donc totalement opposé.

La question est complexe. Il faut que l’Europe réagisse, mais doit-elle le faire en confiant tous les pouvoirs à la Commission européenne ou, collectivement, par un concert des nations qui se coordonnent tout en travaillant avec leurs propres forces et poursuivent l’objectif global tout en s’efforçant de respecter leur identité, leurs racines et leurs intérêts ? Je précise que je suis, politiquement, centriste.

Le traité de Rome n’a confié que deux responsabilités à la Commission européenne : le droit de la concurrence et la politique commerciale. Or la Commission s’est plantée dans les deux domaines. En effet, elle a appliqué un droit de la concurrence de nature idéologique, qui n’a pas favorisé l’essor des entreprises européennes et qui était très différent de celui des États-Unis, qui est, quant à lui, dynamique. En Europe, le droit de la concurrence se concentre sur les parts de marché, tandis qu’aux États-Unis il se concentre sur l’innovation, de telle sorte qu’il n’y a pas de problème, aux États-Unis, à ce qu’une grande entreprise innove beaucoup, alors qu’en Europe, elle est considérée comme dangereuse si elle a 45 % de parts de marché. Ce sont là deux visions totalement différentes. Toujours est-il que, dans la pratique, et malgré les grands discours, la Commission européenne s’est plantée dans l’exercice de cette compétence.

En matière de politique commerciale, il est certes bon, compte tenu de la politique de Trump, de développer des accords commerciaux, et il faudrait pouvoir le faire avec l’Inde. Or, en voulant favoriser uniquement la concurrence, on s’adapte toujours trop tard, comme l’illustre l’histoire de Shein et de Temu, que M. Baverez vient de rappeler. Jusqu’à l’arrivée de Trump, on pouvait importer aux États-Unis des produits par la poste américaine jusqu’à une valeur de 800 dollars par jour sans payer de droits de douane, puis l’ordre exécutif de Trump évoqué par M. Baverez a ramené ce seuil à zéro. Il faut faire la même chose en Europe : il ne s’agit pas d’interdire Shein et Temu, mais de dire que c’en est fini de la possibilité de faire entrer des produits sans droits de douane, qui a des effets dévastateurs – on paie des droits de douane lorsqu’on exporte des produits chinois pour 8 000 euros, mais pas si on exporte dix fois pour 800 euros ! Dans un autre cercle, nous dirions qu’il faut arrêter d’être stupides, ouvrir les yeux et nous donner les moyens de réagir.

Trump est assurément un personnage détestable, qui déstabilise, outre lui-même et ses alliés, tout l’ordre international que les États-Unis ont construit pendant quatre-vingts ans mais, sur certains points, ce qu’il fait n’est pas stupide. Biden avait imposé des droits de douane de 100 % sur les voitures électriques, et nous de 10 % sur les voitures de M. Elon Musk, parce qu’il a une usine en Allemagne et qu’on ne voulait pas lui causer trop de problèmes. Au total, nous imposerons à 30 % les voitures électriques chinoises, mais les Chinoises construisent des usines en Europe et, qui plus est, en Hongrie : nous perdons sur tous les tableaux/

Si la réponse française est de tout transférer à l’Europe, y compris la défense, c’est une naïveté incroyable. L’Allemagne s’est donné pour objectif de prendre le leadership militaire en Europe et n’exclut plus, si on lit entre les lignes, de se doter de l’arme nucléaire. Même les Polonais y pensent. Il s’agit donc plutôt d’aller vers un concert des nations, mais cela suppose que la France se réveille, qu’elle se réindustrialise et qu’elle accélère son réarmement.

Quant à l’IRA, ce dispositif, dont Trump remet en cause une partie, m’inquiète moins que le CHIPS and Science Act américain du 9 août 2022. La première faiblesse en matière de souveraineté n’est pas liée à l’énergie, mais au fait de ne pas produire ses propres microprocesseurs. Quand on a compris que nous sommes dans la révolution informatique, on comprend aussi que, si on ne maîtrise pas ses logiciels et ses microprocesseurs, on est à la remorque des autres. Nous avons pourtant reçu une première gifle lorsqu’un problème d’approvisionnement en microprocesseurs, en 2022 ou 2023, a contraint à fermer des usines automobiles en Europe. Les Allemands réagissent en ouvrant deux usines de microprocesseurs pour l’industrie automobile allemande. Si nous étions sérieux, nous aurions une politique industrielle en France.

Une vraie politique industrielle, qui investirait sur les microprocesseurs et développerait des terrains bien situés pour les logisticiens et les industriels, afin d’attirer de l’industrie dans les années qui viennent et de mener une politique énergétique cohérente, ne coûterait que 30 milliards par an, alors que la dépense publique s’élève à 1 500 milliards : pouvons-nous réaffecter 2 % la dépense publique pour nous réindustrialiser ? Le CHIPS and Science Act montre que les Américains ont compris leur niveau de dépendance.

Dans dix ans, on réévaluera très fortement la politique de Biden, qui a très bien servi les intérêts des États-Unis, et on réévaluera dans l’autre sens de celle de Trump, qui détruit le système d’alliances des États-Unis.

M. le président Charles Rodwell. Les critiques les plus virulentes contre le projet d’union des marchés de capitaux proviennent des banques et des fonds d’investissement américains, précisément parce que la France a pris position contre l’introduction des fonds négociés en bourse ou Exchange Traded Funds (ETF) dans ce marché de capitaux, ce qui est une excellente nouvelle pour la souveraineté de notre pays et de notre continent.

M. Christian Saint-Étienne. Je précise que, si je considère qu’il faut se méfier de la réforme de l’intégration des marchés, il en irait autrement si nous étions capables de la faire en instaurant une préférence européenne. Indépendamment de tout cela, je suis favorable à l’évolution de la titrisation.

M. le président Charles Rodwell. C’est tout l’objet de la proposition.

M. Christian Saint-Étienne. La titrisation ne pose pas de problème vis-à-vis des Américains.

M. David Baverez. L’IRA a été un outil très puissant. Par nature, tout d’abord, il s’agit d’une réduction d’impôt, qui peut donc être appliquée très rapidement, à la différence des 750 milliards de subventions promis par Bruxelles à l’occasion du Covid et dont, quatre à cinq ans plus tard, 150 à 200 milliards seulement ont été déboursés. La réduction d’impôt est donc très supérieure à la subvention.

En deuxième lieu, l’IRA s’inscrit dans un ensemble et s’accompagne de mesures portant sur l’énergie, sur la défense et sur les logiciels, afin d’organiser le plus grand transfert de valeur d’Europe vers les États-Unis. Une société européenne ou américaine peut avoir, en croissance organique, des retours sur capitaux de l’ordre de 15 % à 20 %, voire bien plus. J’ai été surpris de constater l’an dernier qu’alors que, compte tenu des différences de valorisation des bourses – l’Europe accusant 50 % de décote par rapport aux États-Unis –, je m’attendais à ce qu’il y ait un grand nombre de fusions-acquisitions opérées par des sociétés américaines achetant des sociétés européennes, il n’y en a pas eu, pour la simple raison que la croissance organique aux États-Unis offrait des rendements supérieurs même à la décote de 50 % des sociétés européennes. C’est dire la puissance de l’IRA l’an dernier aux États-Unis.

Cela repose sur le choix politique de faire des déficits uniquement pour la production, ce qui est la définition de l’économie de guerre, alors qu’en Europe, et particulièrement en France, les déficits publics sont destinés à maintenir artificiellement le pouvoir d’achat et la consommation. Votre question renvoie donc à un vrai choix politique : sommes-nous prêts à changer la nature de nos déficits publics pour les consacrer à la production, et à cesser de favoriser artificiellement la consommation ? Je rappelle que le déficit public des États-Unis représente 8 % à 9 % du produit national brut (PNB), contre 5 % à 6 % pour la France. En économie de guerre, on fait des déficits publics – mais pour la production.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Face à la guerre économique menée à la fois par les États-Unis et la Chine – vous avez dit, monsieur Baverez, que « Chinois et Américains collaborent pour piller l’Europe » et, de fait, ils surinvestissent sur notre continent, cherchent à favoriser les transferts de technologies vers leur pays, subventionnent leurs propres productions et n’hésitent pas instaurer des barrières douanières pour se protéger –, l’Europe taxe les émissions de carbone et bloque les subventions. Ma première question est donc de savoir si elle adopte la bonne stratégie. À titre personnel, je pense que ce n’est pas le cas, comme en témoigne la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) et le droit de la concurrence exacerbée qui pénalise nos industries au bénéfice des industries extra-européennes.

Ma deuxième question est un peu plus constructive : selon vous, qui connaissez bien les écosystèmes économiques américain et chinois, de quelle politique industrielle pourrions-nous nous inspirer à l’échelle nationale et européenne au vu de ce qui marche dans ces pays ? Monsieur Baverez, vous avez donné une première indication en expliquant qu’il valait mieux favoriser les baisses d’impôts plutôt que les plans d’investissement.

Enfin, la réponse de l’Union européenne face aux barrières douanières et tarifaires américaines est-elle à la hauteur et comment l’Union européenne pourrait réagir face à la stratégie chinoise qui vise à produire en surcapacité pour inonder le marché européen ?

M. David Baverez. Cela fait beaucoup de questions pour un seul champion !

Je recommanderais de commencer petit pour monter en puissance, comme le font les Chinois et de le faire sur les quatre industries désignées comme prioritaires dans le rapport Draghi : la défense, la finance, les télécoms et l’énergie. Il s’agirait de réaliser une consolidation paneuropéenne dans ces quatre domaines et de pouvoir ainsi peser à la fois face à la Chine et face aux États-Unis.

Les tarifs ne sont pas le sujet. Dans le cadre d’une négociation, « the art of the deal » consiste à demander initialement ce à quoi je ne tiens pas pour obtenir beaucoup plus tard ce à quoi je tiens vraiment. Le vrai sujet est monétaire : nous allons vers une guerre monétaire. Tout le monde sait – les Américains les premiers et Scott Bessent est parfaitement au courant – que la guerre des tarifs est stupide, mais il s’agit simplement de jouer sur les parités monétaires et de répliquer, d’une façon ou d’une autre, les accords du Plaza de 1985, qui ont détruit la compétitivité japonaise. Ne vous attardez donc pas trop longtemps sur cette guerre des tarifs absurde. Passez plutôt du temps à comprendre les impacts monétaires. En économie, la monnaie est l’équivalent de l’« arme nucléaire » : si je joue avec votre monnaie, je frappe l’ensemble de votre économie.

Quant aux surcapacités de production de l’économie chinoise, je ne vois pas d’autres possibilités que de faire exactement l’inverse de ce qu’a fait le président de la République il y a un an quand il a reçu le président Xi Jinping. Nous avons un problème de définition : les Chinois estiment ne pas être en surcapacité parce qu’ils comparent leur capacité de production à la demande mondiale alors que nous comparons les capacités chinoises à la demande chinoise.

Un exemple concret, celui de l’automobile, permettra de mieux comprendre. Le marché chinois est de 25 millions de voitures et le marché mondial de 90 millions. La capacité de production chinoise est de 50 millions. Nous leur disons qu’ils construisent deux fois plus que ce qu’ils auraient dû construire et ils nous répondent qu’ils doivent encore doubler leur capacité. Nous ne parlons donc pas le même langage.

Nous n’avons pas d’autre choix que d’arrêter les exportations. Nous avons ici une carte à jouer pour les voitures électriques, dont, selon un sondage, 80 % des Français ne veulent pas. En effet, les États-Unis, avec des taxes à 100 %, ont fermé leur marché alors que le marché chinois est saturé puisque, à la fin de période 2024-2025, la Chine aura produit 30 millions de voitures électriques pour un marché de 100 millions de personnes disposant d’un pouvoir d’achat occidental, soit 30 millions de foyers.

M. Christian Saint-Étienne. Un choix fondamental doit être fait. Pour préserver la France, il va falloir en passer par une crise politique majeure en Europe et notamment par une remise en cause massive des relations franco-allemandes. Si nous ne sommes pas prêts à taper sur la table et à remettre en question la politique commerciale, industrielle et monétaire menée en Europe depuis trente ans, nous allons terminer comme une province allemande affaiblie. Nous sommes tellement sous la coupe de l’Allemagne que nous ne pourrons plus rien décider dans aucun domaine.

Je n’observe pas aujourd’hui, au sein des forces politiques françaises, une prise de conscience et une réponse cohérente stratégique à la hauteur des enjeux qui sont devant nous. Dans le contexte politique actuel, il n’y a aucune chance qu’on impose des droits de douane sur les importations de voitures chinoises. Si la France n’est pas capable de se tenir debout à nouveau, quel qu’en soit le coût politique et social, et de confronter l’organisation actuelle de l’Europe et la politique allemande, nous allons continuer d’être laminés.

M. le président Charles Rodwell. Des droits de douane sur l’importation de véhicules électriques chinois sont pourtant déjà appliqués par les pays européens.

M. Christian Saint-Étienne. Oui, mais ce n’est rien du tout, c’est peanuts ! Il faut faire comme les Américains.

M. le président Charles Rodwell. Comment jugez-vous l’utilité de ces droits de douane ?

M. Christian Saint-Étienne. Les Chinois les avalent car ces droits sont inférieurs à l’écart de marge et ne concernent que cinq ou six constructeurs de voitures électriques, dont un seul est à 30 % alors que les autres sont à 15 %. En plus, le yuan est déjà légèrement sous-évalué. La politique chinoise subventionne l’exportation des producteurs.

À moins d’imposer au moins 75 % de droits de douane sur les voitures électriques chinoises, la destruction de l’industrie automobile européenne continuera, mais cela suppose des choix colossaux alors que nous sommes contraints par des murs idéologiques d’une épaisseur phénoménale. L’industrie européenne excelle dans la voiture thermique à faible consommation d’énergie. Si on prend en considération le cycle complet de construction, une voiture thermique consommant 4 litres aux 100 kilomètres est écologiquement propre si on la compare à une voiture électrique produite en Chine grâce à de l’électricité au charbon et transportée par des porte-conteneurs qui fonctionnent au gazole.

Il faut se réveiller ! La politique américaine devrait nous inspirer, car tout ce que les Chinois ne vont pas exporter aux États-Unis, ils vont le déverser en Europe. Ils le font, c’est en cours. Va-t-on attendre la fermeture de milliers d’usines en Europe pour réagir ? De mon point de vue, c’est le dernier moment pour le faire. Tout le monde ici dans cette salle est bienveillant, intelligent et sympathique, mais il ne va rien se passer. On n’aura pas ce choc politique d’une violence telle que les peuples européens eux-mêmes exigeront cette nouvelle politique. Les élites européennes doivent réagir, mais je ne le vois pas venir et je ne suis pas optimiste sur ce point. Quant à une révolte populaire, elle supposerait que le peuple soit informé. Le débat que nous avons ce matin devrait animer l’ensemble des médias tous les soirs à vingt heures pendant trois semaines pour que les gens comprennent ce qu’il se passe.

M. le président Charles Rodwell. Les véhicules chinois sont taxés jusqu’à hauteur de 45,3 % – 35,3 % de surtaxes et 10 % de droits de douane.

M. Christian Saint-Étienne. Il me semble qu’il n’y a qu’une seule entreprise chinoise taxée à hauteur de 35 % et que la surcharge pour les Teslas est à hauteur de 8 %

M. le président Charles Rodwell. Très exactement 7,8 %.

M. Christian Saint-Étienne. Il faut vérifier, car ce ne sont pas les chiffres que j’ai à l’esprit. Peut-être David Baverez a-t-il les chiffres en tête. En tout cas, BYD n’est pas à ce niveau, car ils ont intelligemment négocié avec la Commission européenne.

M. David Baverez. De mémoire, BYD est à 18 %, un taux qui doit être comparé à une différence de marge de 30 points.

Mme Florence Goulet (RN). Le problème est similaire pour les panneaux photovoltaïques : en France, 90 % des panneaux installés sont de fabrication chinoise. Les subventions publiques dans ce domaine sont donc une absurdité économique : l’argent des contribuables subventionne indirectement l’industrie chinoise alors que nous devrions faciliter le développement d’une filière française ou, tout au moins, européenne.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Monsieur Saint-Étienne, vous avez raison de dire que les peuples doivent être mieux informés pour pouvoir mieux se réveiller et se mobiliser. Vous avez raison de dire que, depuis plusieurs décennies, la France a accompagné sa désindustrialisation au lieu de lutter contre elle.

Lorsque les peuples sont consultés, ils comprennent et, comme le peuple français l’a fait en 2005 à propos du traité constitutionnel européen, ils rejettent cette politique de la concurrence libre et non faussée. Malheureusement, on connaît la suite : le traité constitutionnel a été transformé en traité de Lisbonne, qui a été imposé par un coup de force antidémocratique.

Notre réindustrialisation demanderait 50 000 hectares : pour y mettre quelles usines ? Pour y produire quoi ? Pour répondre à quels besoins et dans quelles conditions, particulièrement environnementales, car, à la différence des années 1980 et 1990, les dérèglements climatiques provoquent des ravages un peu partout ?

Le réchauffement climatique est inéluctable et la bifurcation écologique est nécessaire tout simplement pour préserver la vie humaine sur cette planète. Cette bifurcation pourrait être un bien meilleur moteur de la réindustrialisation. Il faut mettre les moyens dans la production innovante d’énergie plus propre et plus durable, avec moins, voire aucune, émissions de gaz à effet de serre et sans rejet de déchets qu’on ne peut pas recycler. Il faut également produire le plus rapidement possible des matériaux permettant une meilleure isolation du bâti.

Vous avez évoqué le réarmement comme moteur potentiel de la réindustrialisation. C’est malheureusement la mode en ce moment. La production d’armes, qu’on finira par utiliser, est-elle un projet d’avenir pour la survie de l’humanité ? Je pense au contraire que c’est la lutte contre le réchauffement climatique pour préserver un environnement propice au maintien de la vie humaine qui doit être le point d’entrée de la réindustrialisation.

M. Christian Saint-Étienne. J’ai beaucoup écrit sur la nécessité d’une réindustrialisation verte. Les usines modernes sont électrifiées, ce qui suppose une électricité propre. Je rappelle que 60 % de l’électricité chinoise est produite à partir du charbon. Ce n’est pas le cas en France, ce qui devrait faciliter une réindustrialisation propre.

Celle-ci devra passer par le nucléaire. Je ne suis pas partisan du tout-nucléaire pour des raisons stratégiques, car les centrales nucléaires seraient la première cible en cas de guerre. Une part de 50 % est suffisante. On annonce une pluviométrie accentuée et des inondations de plus en plus fréquentes. Développons donc l’hydroélectricité sans revenir aux grands barrages : construisons plutôt des milliers de minibarrages répartis intelligemment afin d’améliorer la gestion de l’eau et de garantir une production d’électricité propre.

Il y a vingt-cinq ans, la désindustrialisation n’était pas plus rapide en France qu’ailleurs, mais, depuis, les élites européennes, et spécifiquement françaises, se sont plantées. Pourquoi ? Il y a un lien avec l’idéologie sous-jacente des 35 heures. Je suis d’accord avec M. le rapporteur et avec M. Baverez pour dire qu’on a accompagné la désindustrialisation en pensant que l’industrie était sale par nature. Aujourd’hui, nous savons que l’industrie peut être propre et c’est ce vers quoi nous devons aller.

En 2030, compte tenu des décisions déjà prises, l’Europe représentera 6 % des émissions mondiales de CO2 alors que l’Asie en représentera 60 %. Dans ces conditions, est-il intelligent d’importer autant de produits d’Asie fabriqués avec de l’énergie sale alors qu’on pourrait les produire ici avec de l’énergie propre ?

La réindustrialisation verte demande une stratégie globale sur l’énergie propre, la construction des usines ou l’intégration de la logistique, qui représente 10 % des coûts de production. Une concentration intelligente de zones industrielles bien conçues réduirait les flux. Il faut également y intégrer une politique de filières. Cette vision juste devrait être la mission fondamentale d’un premier ministre.

Les Chinois sont d’une intelligence diabolique. Jusqu’à la révolution de Xi Jinping en 2022, qui a changé la nature du régime, les élites étaient industrielles. Sous Deng Xiaoping, – je parle sous le contrôle de M. Baverez – six des sept membres du bureau politique étaient des ingénieurs. On comprend ainsi mieux comment les Chinois sont parvenus, du jour au lendemain, à dérouler des milliers de kilomètres de ligne de train à grande vitesse.

Les ingénieurs n’ont certes pas que des qualités, mais ils ont disparu des élites dirigeantes au cours des trente dernières années, ce qui est très problématique et ce qui explique en partie pourquoi les questions industrielles ne passionnent plus les élites dirigeantes. Cette expression ne recouvre pas seulement le Parlement et le gouvernement, mais également les cent principaux journalistes et éditorialistes qui font l’opinion. Les entendez-vous parler quotidiennement de la nécessité d’une réindustrialisation verte ? Elle est pourtant évidente, notamment en ce qui concerne le photovoltaïque.

Je suis très réservé sur l’éolien, notamment terrestre. En effet, un des derniers atouts de la France est son art de vivre, qui est un des éléments d’attraction : nous n’avons pas seulement les meilleurs cuisiniers mais aussi les plus beaux paysages. Il faut donc faire attention à l’éolien terrestre.

Le photovoltaïque n’a pas cet inconvénient, mais la loi impose de trouver un terrain de compensation en cas d’installation d’un champ photovoltaïque. Peut-être faudrait-il lever cette obligation, qui est un point de blocage au développement du photovoltaïque. Les panneaux photovoltaïques représentent, sous réserve de vérification, 25 % du coût de l’installation. Ils sont essentiellement importés de Chine, qui en assure 80 % de la production mondiale. Les Chinois se spécialisent dans la production et l’exportation des produits de la transition énergétique fabriqués notamment grâce à des centrales électriques au charbon. Je rappelle que le gouvernement chinois a autorisé le fonctionnement de cinquante de ces centrales au cours des trois ou quatre dernières années. C’est d’une perversité fascinante !

La transition écologique européenne se fait donc grâce à un « Buy Chinese Act ». Nous n’arrivons pas à faire de « Buy European Act ».

M. David Baverez. Nos réponses vont converger.

Je vous invite à écouter l’audition du président de TotalEnergies, qui est plus crédible que moi, au Sénat il y a un an : il y explique pourquoi il ne peut plus investir dans le photovoltaïque en Europe.

La Chine réalise 50 % des investissements mondiaux dans les énergies renouvelables. L’énergie solaire est intermittente et ne peut donc être stockée, ce qui empêche le développement de tout modèle d’affaires ou business model. Le prochain combat pour l’énergie solaire sera donc celui des gigabatteries. Je vous invite à étudier la société chinoise CATL (Contemporary Amperex Technology Co. Limited), qui en produit. Son invasion de l’Europe va commencer cette année et elle s’accélérera l’an prochain. L’objectif net zéro en 2050 passe par une réduction de la part des énergies fossiles de 80 % à 50 % dans le mix énergétique. Ce changement de 30 points se fera à hauteur de 15 à 20 points – cette proportion dépend des pays et elle est sans doute moins élevée pour la France – par l’énergie solaire, qui est donc capitale pour vingt-cinq prochaines années. Le solaire est la meilleure énergie pour atteindre les objectifs de net zéro, mais nous créons une dépendance totale vis-à-vis de la Chine.

Le réarmement est fait pour ne pas faire la guerre. Un grand avocat international iranien, qui mène des négociations internationales contre l’Iran, m’a demandé : qui a peur de l’Europe ? Tant que personne n’aura peur de l’Europe, nous ne serons pas crédibles. Le réarmement n’a donc pas forcément pour seul objectif de tuer des gens, il sert aussi à faire peur pour mieux négocier.

Je ne peux pas résister au plaisir de citer le cas de Schneider Electric, dont le président, Jean-Pascal Tricoire, est mon voisin à Hong Kong. Ce leader mondial dans un secteur d’avenir a fait le choix très contrariant de marier les composants physiques ou hardware et les logiciels ou software. Contre l’avis de tous les marchés financiers, il a acheté la société Aveva au Royaume-Uni, en 2017.

Nous disposons encore d’un avantage important vis-à-vis des Chinois dans l’industrie du software. Pour construire l’industrie du futur, il faut arrêter de raisonner en silo et d’opposer l’industrie aux services. Il faut au contraire mélanger les deux pour proposer notamment des services de proximité pour lesquels les Chinois ne pourront proposer d’offre. Se contenter d’installer des usines en France ne nous permettra pas d’être compétitifs. Il faut favoriser le développement d’écosystèmes reposant sur la confiance autour de sociétés comme Dassault Systèmes, leader français des softwares de travail collaboratif.

Pensez à la confiance. En quatre semaines, après l’élection du président Trump, les investisseurs ont vu qu’elle avait disparu, avec l’État de droit. Il est très facile de la perdre, mais il est très difficile de la reconstruire. L’Europe, et donc la France, est le seul espace au monde où on peut encore signer un contrat en confiance. Dans un contexte d’économie de guerre, il s’agit d’un énorme avantage compétitif vis-à-vis des États-Unis et de la Chine qui n’ont pas la crédibilité de l’Europe et de la France, mais nous ne l’exploitons pas.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Je remercie les intervenants pour leur argumentation frappée au coin du bon sens.

Parmi les nombreux sujets que vous avez évoqués, je souhaite revenir sur le rapport culturel, voire psychologique, au risque. L’Europe et la France devraient être guidées par un esprit d’innovation. Ne pensez-vous pas que l’extension à l’infini du principe de précaution, au nom d’un point de vue pseudo-environnemental, est devenue un poison lent qui empêche toute volonté de réindustrialisation ? Comment retrouver cette culture de l’innovation et de la prise de risque qui me semble avoir disparu, même chez nos élites industrielles ?

M. Pierre Pribetich (SOC). Je remercie à mon tour les intervenants.

M. Saint-Étienne a évoqué la création d’une agence foncière nationale. Au-delà des chiffres – le besoin serait de 50 000 hectares, dont 40 % proviendraient de la revalorisation de friches –, nous devons nous interroger sur notre naïveté sur la production des composants semi-conducteurs. Je le fais d’autant plus volontiers que j’ai été universitaire dans ce domaine. Les choix qui ont été faits, durant des décennies, de ne pas investir massivement dans cette industrie, qui peut être propre, sont aberrants.

Est-il selon vous concevable que la France, en concertation avec les autres pays d’Europe, investisse réellement pour garantir une forme d’indépendance ? La production de composants semi-conducteurs me semble être à la portée de nos ingénieurs et de nos techniciens.

Ma seconde question porte sur notre vision énergétique. Pour alimenter proprement les futurs sites industriels, nous devons sortir du modèle jacobin de la production d’énergie, à cause duquel 10 % de l’énergie se perd dans les câbles. Nous devons être inventifs et développer une stratégie énergétique girondine.

Monsieur Baverez, quelle politique monétaire préconisez-vous pour résoudre les problèmes que vous avez évoqués touchant à la place du pouvoir d’achat, aux choix de dédier la recherche et développement uniquement à l’industrie automobile et à la collaboration entre la Chine et l’Amérique ?

M. Christian Saint-Étienne. La culture du risque est un sujet-clé. Il faudrait donner au principe de responsabilité, plutôt qu’au principe de précaution, une valeur constitutionnelle. Le débat budgétaire de cet automne a ressemblé à un concours Lépine de nouveaux impôts. Or contester l’idée même de rendement revient à contester celle de prise de risque, puisque l’innovation et l’investissement demandent une prise de risque. Nos entreprises n’ont pas renoncé à prendre des risques, puisqu’elles en prennent hors d’Europe, mais le carcan qui a été constitué dessert ceux qui étaient censés en bénéficier.

Le rapport Draghi a mis en lumière ce que tout le monde admet et ce que certains disaient depuis un certain temps : la zone euro est devenue une zone de non-croissance relative. Au cours des vingt dernières années, sa croissance annuelle était de 1 % alors que celle des États-Unis était de 2 % et celle de la Chine, qui s’établit aujourd’hui à 3 ou 4 %, était de 7 à 8 %. Nous nous battons donc avec des pays qui croissent de deux à trois ou quatre fois plus vite et cela se poursuivra au cours des vingt prochaines années. Aussi nous faut-il rétablir une croissance rapide, qui doit être une croissance verte.

Pour développer une filière photovoltaïque, ce que nous savons très bien faire, des droits compensatoires devraient être imposés sur l’importation des panneaux chinois, mais la Commission européenne s’y est opposée. Sans crise politique majeure, nous n’irons nulle part. Le problème est le même pour notre industrie des pompes à chaleur, qui s’affaiblit alors que les Chinois investissent massivement.

Une politique de réindustrialisation doit être menée en cohérence avec une politique commerciale, une politique stratégique et une politique de formation. Celle-ci ne concerne pas que la culture du risque, elle doit également redonner aux gens le goût de l’industrie. Nous formons 60 000 ingénieurs de très bon niveau, mais seuls 15 % d’entre eux iront travailler dans l’industrie, qui n’est pas considérée : être ingénieur dans l’industrie, ce n’est pas chic et c’est sous-payé. Pour faire de l’industrie un enjeu de survie nationale, il faut revaloriser son image dans l’opinion, notamment auprès des jeunes.

La réindustrialisation ne pourra qu’être verte. Elle demande une politique de filières et d’écosystèmes, comme celui du logement propre. Grâce à une politique menée sous l’Ancien Régime, la France dispose de merveilleuses forêts de chênes. Aujourd’hui – summum de l’absurdité – les Chinois achètent notre bois de chêne pour fabriquer des parquets avant de les exporter en France. De telles contradictions, qui sont insupportables, donnent envie de hurler.

Nous avons d’excellents soldats, pas pour faire la guerre, mais pour l’éviter. Il ne faut pas être naïf : quand les autres pays s’arment, c’est pour s’en servir. Les États-Unis ne seraient pas aussi violents vis-à-vis de l’Europe si elle était solide sur le plan militaire. Ils n’osent que parce que nous sommes faibles. Je rêve d’un jardin d’Éden où tout le monde aimerait son voisin, mais cela n’existe pas. Nous devons donc nous préserver.

Nous devons mener une politique industrielle globale. Elle demande des investissements massifs et de mettre fin à cette politique de maintien artificiel du pouvoir d’achat grâce aux importations, qui ont détruit notre industrie. La réindustrialisation, si elle est bien menée, créera des emplois en CDI avec des salaires deux fois supérieurs à ceux des services à la personne et créera, pour chaque emploi industriel, deux à trois emplois dans les services. La réindustrialisation est aussi un moyen de donner un avenir à notre pays et à sa jeunesse.

M. David Baverez. Je voudrais terminer en vous redonnant un peu d’espoir. Pour un jeune de 25 ans vivant en Chine aujourd’hui, il n’y a plus de liberté d’entreprendre après la décision du président Xi, en 2022, de mettre le capital privé sous contrôle étatique. Un jeune aux États-Unis n’a plus la liberté de penser, entravée hier par le wokisme des Démocrates et aujourd’hui par la république technologique des Républicains. Le seul endroit où un jeune dispose aujourd’hui de la liberté de penser et d’agir, c’est l’Europe. La question est de savoir ce que nous voulons en faire.

Les semi-conducteurs sont une très bonne illustration de mes propos sur le second choc chinois. La Chine surinvestit massivement dans cette industrie pour en détruire la rentabilité. Je vous invite à vous pencher sur le cas de la société Soitec, ce bijou technologique français qui souffre considérablement de la production chinoise, dont la capacité par rapport à la demande est largement excédentaire. SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation), le leader chinois, investit 100 % de son chiffre d’affaires en capacités industrielles, ce que nous ne pourrions pas faire.

Enfin, concernant l’énergie, le danger principal auquel la France doit faire face est de se complaire dans le confort nucléaire. J’ai lu dans la presse il y a à peine deux jours que les prochains réacteurs seront mis en service en 2040, dans le meilleur des cas, et que leur énergie coûtera 100 euros du mégawatt, sans compter sur les surcoûts et les dépassements de délai. Arrêtons d’être arrogants avec notre nucléaire et remettons-nous au travail.

M. le président Charles Rodwell. Un grand merci pour votre participation.

Vous pourrez éventuellement compléter ces échanges en transmettant les documents que vous jugerez utiles et en répondant par écrit aux questions posées par le rapporteur et nos autres collègues et au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours en préparation de cette audition.

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*     *

6.   Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Boulogne, directeur général délégué Export, Mme Marie-Cécile Tardieu, directrice générale déléguée Invest, et de M. Guillaume Basset, adjoint à la directrice générale déléguée Invest au sein de Business France

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions en recevant des représentants de Business France.

M. Boulogne, après avoir représenté Business France dans différents postes à l’étranger, en est désormais le directeur général délégué Export. Mme Tardieu, directrice générale déléguée Invest, a notamment été la secrétaire générale de la troisième édition du sommet Choose France. Quant à M. Basset, adjoint à la directrice générale déléguée Invest, il a été directeur général adjoint de Régions de France et délégué aux Territoires d’industrie.

Merci à tous les trois de vous être rendus disponibles dans des délais contraints. Cette audition sera notamment l’occasion de revenir sur la politique de l’offre que nous soutenons au sein du camp présidentiel depuis plusieurs années et qui s’est traduite, même si certains collègues appartenant aux oppositions la contestent, ce qui est leur droit, par une baisse massive des impôts et la création de près de 2,7 millions d’emplois. Quel premier bilan faites-vous en ce qui concerne cette politique ?

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Didier Boulogne, Mme Marie-Cécile Tardieu et M. Guillaume Basset prêtent successivement serment.)

Mme Marie-Cécile Tardieu, directrice générale déléguée Invest de Business France. Par cette audition, votre commission d’enquête nous donne l’occasion de mettre en lumière la dimension internationale de la réindustrialisation de la France.

Tout d’abord, la compétition économique qui détermine où sont localisées les chaînes de valeur industrielles est, par construction, internationale. Les soixante et onze bureaux de Business France, installés dans cinquante-trois pays, contribuent à placer la France dans la course. Il est impératif, en effet, que nos PME (petites et moyennes entreprises) et ETI (entreprises de taille intermédiaire) soient présentes sur les marchés mondiaux ; c’est une condition sine qua non de leur croissance.

En dix ans, 127 000 entreprises ont été accompagnées à l’international par Business France, 400 événements de l’export sont organisés chaque année et 200 conseillers implantés dans les territoires aident les entreprises pour leur stratégie internationale. Les entreprises françaises sont également accompagnées dans le cadre du programme dédié à la jeunesse et près de 12 000 volontaires internationaux en entreprise (VIE) sont en poste.

Didier Boulogne reviendra sur l’affermissement d’un tissu économique de PME et d’ETI qui est le socle de la réindustrialisation. Il est également impératif que des investissements étrangers permettent d’implanter des projets créateurs de valeur et d’emploi en France et que notre pays accueille les talents internationaux.

Pour convaincre de choisir la France, Business France informe, prospecte et accompagne. Comment travaillons-nous ? Nous avons soixante-dix chargés d’affaires dans des bureaux Business France, qui mènent 5 000 entretiens approfondis avec des investisseurs par an. Ces entretiens permettent de déterminer des cahiers des charges pour des projets d’investissement. Notre prospection est orientée vers les secteurs de France 2030, qui représentaient 53 % des projets en 2024. Tous les vendredis, une plateforme dédiée présente environ 37 projets aux agences régionales de développement, qui, du fait de la loi du 7 août 2015 relative à la nouvelle organisation territoriale de la République dite « loi NOTRe », ont la compétence du développement économique. Cela représente 1 884 projets par an. Les agences ont environ six semaines pour faire des offres en fonction du cahier des charges, mais aussi, j’insiste sur ce point, de leurs atouts et de leur vision pour leur propre développement économique.

Quels sont les résultats ? On a arrêté le processus de désindustrialisation et enclenché la réindustrialisation du pays. La France est désormais une destination crédible pour les investissements étrangers, notamment les projets industriels. Depuis cinq ans, selon le cabinet Ernst & Young et associés (EY), nous sommes numéro 1 en Europe pour l’accueil des IDE (investissements directs étrangers).

Quels sont les investissements accompagnés par Business France ? Ils incluent les flux d’investissements directs étrangers comptabilisés par la Banque de France, les transactions en capital et les bénéfices réinvestis. Business France comptabilise, dans son bilan, les investissements physiques avec des décisions d’emploi à trois ans. On compte ainsi 15 231 décisions d’investissement depuis 2014 – nous avons une série statistique longue, de dix ans. Durant cette période, 429 069 emplois ont été créés ou maintenus en lien avec ces projets. Je précise que nous parlons, pour notre part, d’investissements directs étrangers quand au moins 50 % du capital est détenu par un investisseur étranger. Entre 2014 et 2024, les investissements étrangers ont représenté 144 886 emplois associés à des créations d’établissements nouveaux, 227 805 emplois liés au réinvestissement dans des sites existants et 56 378 emplois maintenus.

La compétitivité du site de production France vaut tant pour nos PME et ETI que pour les investisseurs étrangers. Nous observons, dans le cadre de notre action, que les choix économiques d’investissement sont mus ou freinés par plusieurs déterminants. J’avais coutume de parler de trois « F » mais j’en évoque désormais cinq : le foncier, qui inclut l’eau et l’énergie ; la formation, y compris les compétences ; les financements ; la fiscalité ; les formalités. Guillaume Basset reviendra plus précisément sur les attentes concrètes dans ces différents domaines.

M. Didier Boulogne, directeur général délégué Export. J’aborderai la question de la réindustrialisation sous l’angle de l’exportation. Un triptyque est pour nous évident : l’innovation, l’industrie et les performances à l’export. On peut dire qu’il n’y aura pas d’amélioration de nos résultats en matière de commerce extérieur sans réindustrialisation.

Une entreprise industrielle qui est innovante aura mécaniquement du succès à l’international. En se projetant à l’international, elle va diversifier son risque, gagner de la croissance et de l’innovation et rentrer dans un cercle vertueux. C’est lui, d’ailleurs, qui fait que nos principaux concurrents – je pense à l’Allemagne et à l’Italie – ont des performances à l’export meilleures que les nôtres. La part de l’industrie dans le PIB de l’Italie est de 18,6 % – alors qu’elle est de 10 % en France.

On sait que les entreprises industrielles exportatrices ont une propension à exporter plus forte que les autres : elle est de l’ordre de 40 % du chiffre d’affaires, contre 20 % pour les autres entreprises. En Italie, le tissu d’ETI est nettement plus solide : le nombre d’ETI est d’à peu près 10 000, quand nous en avons à peine 6 000. Ce sont, par ailleurs, des entreprises extrêmement maillées sur le territoire national : tout le monde connaît les districts industriels italiens. Les entreprises sont plus industrielles, plus solides et mieux connectées les unes aux autres sur le territoire, de manière à mieux se projeter à l’international. On voit bien le lien entre industrialisation et performance à l’export.

Le lien entre la réindustrialisation et l’action de Business France se fait par le programme France 2030, lancé le 12 octobre 2021. Business France, en effet, a été mandaté par le Gouvernement pour internationaliser mille lauréats du plan France 2030, dans une logique de souveraineté totale. C’est une approche de conquête de marché : on ne va surtout pas chercher des investisseurs pour nos pépites françaises. Le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI) voulait absolument travailler avec Business France, opérateur de l’État, pour être sûr que la logique de souveraineté serait suivie de manière exhaustive.

À ce jour, 787 entreprises ont été sélectionnées pour faire partie du programme France 2030 Export ; 350 ont finalisé un plan d’action sur trente mois et sont d’ores et déjà, avec nos équipes, sur les marchés internationaux. On peut déjà dire que c’est une politique publique qui fonctionne.

Au-delà de ce programme spécifique, le plan France 2030 structure en profondeur l’action de Business France. Nous avons une programmation – le programme France Export – qui est composée de 400 événements, comme l’a dit Marie-Cécile Tardieu. Sur ces 400 événements, 57 % concernent les verticales de France 2030 : c’est assez massif. Cela ne veut pas dire que nous ne travaillons pas pour les autres secteurs, évidemment ; mais nous avons choisi d’épouser franchement la politique industrielle de l’État.

Nous avons de nombreuses solutions pour projeter les entreprises à l’international. Je n’égrènerai pas le catalogue des actions menées par Business France, puisqu’il y en a 400. Je me bornerai à évoquer trois produits assez emblématiques.

Les pavillons France visent à embarquer avec nous des entreprises assez peu aguerries, dans des collectifs ayant le plus d’impact possible dans de grands salons internationaux. Nous en faisons 110 par an, dont une petite quarantaine dans le champ des verticales industrielles.

Les programmes Boosters, initiés depuis octobre 2024, sont des actions d’accélération qui permettent de suivre dans la durée des entreprises correspondant spécifiquement aux verticales industrielles. Nous menons trente-cinq programmes par an, pour 200 entreprises. L’action menée est d’une intensité forte.

Le dernier produit que je citerai est ce qu’on appelle « L’export commence en France ». La logique est complètement opposée : il s’agit d’amener des primo-investisseurs dans des salons français pour faire du B to B, qui peut être le début d’une belle histoire à l’export.

Il est important de noter que les PME et les ETI, avec qui nous travaillons en priorité, sont des entreprises ancrées dans des territoires. Le cercle vertueux dont j’ai parlé tout à l’heure permet de mieux les ancrer encore. Une entreprise qui a du succès à l’export pourra créer de la richesse au niveau local et des emplois.

Quand nous parlons d’export, il s’agit d’entreprises implantées sur notre sol, qui peuvent être françaises mais aussi avoir des capitaux étrangers. Ces dernières ont d’ailleurs une propension à exporter plus forte que les autres.

M. Guillaume Basset, adjoint à la directrice générale déléguée Invest. Qu’elles soient françaises ou étrangères, le développement des entreprises que nous accompagnons à l’export est assez proche.

Les cinq « F » déjà mentionnés ressortent de notre expérience en matière d’accompagnement au quotidien des entreprises et d’une enquête menée auprès de 700 dirigeants d’entreprise étrangères de plus de 200 salariés.

Le premier critère est celui de la disponibilité du foncier, mais aussi de son prix et des « utilités » – les services comme l’eau et l’énergie. Dans ce domaine, nous avions clairement un atout qui était le prix. Il existe toujours, mais nous sommes confrontés à une hausse du prix du foncier. En 2018, la fourchette était de 35 à 350 euros le mètre carré industriel dans les neuf principales agglomérations, alors que les prix allaient plutôt de 50 à 500 euros en Allemagne. La hausse du prix du foncier industriel concerne toute l’Europe, mais elle est plus importante en France. Il faut donc être vigilant à la fois quant à la disponibilité du foncier et quant à son prix. On en parle peu, mais cela représente souvent un tiers des dépenses d’investissement capitalisées au bilan d’une entreprise ou capital expenditures (Capex) pour les projets industriels que nous accompagnons. L’énergie, le raccordement énergétique et l’eau, sujet peu évoqué alors que c’est un facteur indispensable à la décarbonation de l’industrie, que ce soit en matière de capture du carbone ou d’hydrogène, sont également des questions qui comptent.

La formation, les talents – la qualification de la main-d’œuvre – sont aussi un atout vraiment très important dans la concurrence avec d’autres pays. Le premier enjeu concerne les ingénieurs : on n’en forme pas assez – seulement 37 000 par an alors qu’il en faudrait 80 000 par an d’ici à 2030. Le second enjeu est la formation des techniciens – techniciens de maintenance, chaudronniers, etc. France 2030 a permis de renforcer l’offre de formation à travers son volet compétences, ce qui est un point tout à fait important.

Le financement n’est clairement pas le principal critère en matière de décision d’investissement. Selon le baromètre EY de l’attractivité publié en 2024, c’est le huitième critère sur quinze. S’agissant de projets très capitalistiques et très mobiles pour lesquels la France se bat avec d’autres nations, il est néanmoins important de disposer d’outils d’intervention. France relance, depuis le 3 septembre 2020, puis France 2030 ont permis d’en redoter notre pays. Il faut être vigilant à ne pas revenir à une situation antérieure dans laquelle la France ne disposait plus d’outils en la matière, après la suppression de la prime d’aménagement du territoire. C’est un point tout à fait important.

S’agissant de la fiscalité, la France a retrouvé de la compétitivité mais il reste deux points de vigilance. Le premier concerne les impôts de production : nous avons encore un écart de l’ordre de 3 points de PIB avec l’Allemagne. Ensuite, le coût du travail reste élevé, même si nous sommes maintenant dans une situation équivalente à celle de l’Allemagne pour ce qui est de l’industrie.

J’en viens au dernier critère, les formalités, qui font l’objet d’un travail de simplification de la part de la représentation nationale.

Un travail très important a ainsi été mené pour raccourcir les délais – on partait de loin –, notamment dans le cadre de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, qui a prévu des mesures de parallélisation et un objectif maximal de neuf mois pour ce qui est des procédures. D’autres étapes sont prévues, notamment la suppression de la saisine obligatoire de la CNDP (Commission nationale du débat public).

Outre les aspects législatifs et réglementaires, l’application des règles sur le terrain est vraiment essentielle. Des progrès notables ont été accomplis dans le cadre du mode projet piloté par les préfets, pour débloquer les problèmes au cas par cas. Il importe aussi de donner de la visibilité aux investisseurs en matière de délais. Le contrat d’implantation qui a été mis en place dans les Hauts-de-France et sur lequel vous avez insisté, monsieur le président, dans le cadre d’un précédent rapport, est une mesure très importante qui mériterait d’être généralisée.

Au-delà de la gestion projet par projet, il faudrait que des revues d’accélération des projets existent partout au niveau régional. Dans le Grand Est, elles réunissent le préfet et le président de région, ou leurs représentants, et l’ensemble des opérateurs et acteurs concernés afin de partager l’information et de trouver des solutions aux problèmes. Un travail mérite d’être mené en matière d’accompagnement des porteurs de projets.

Mme Marie-Cécile Tardieu. En matière de réindustrialisation, il est de notre point de vue nécessaire d’avoir une vision de l’international à 360 degrés. Le tissu économique dont nous avons besoin dans les territoires sera fortifié s’il est capable de se confronter à la compétition internationale à l’export – c’est important. Que cherchent les investisseurs ? Des clients, des fournisseurs, un écosystème. Nous observons que certains territoires ont réussi à apparaître sur la carte mondiale comme des lieux potentiels d’investissement et de développement économique parce qu’ils avaient un ensemble d’entreprises, de PME et ETI françaises ou de grands groupes français, capables de servir de locomotives.

Par ailleurs, la réindustrialisation a besoin d’une politique de compétitivité et de prévisibilité. Il est essentiel que les projets d’investissement ne soient pas pris dans les soubresauts de politiques menées sur quelques mois ou quelques semaines : ce sont des choix de très long terme pour la France. Notre force pour les attirer tient à nos atouts structurels mais nous avons aussi besoin de prévisibilité, notamment en matière de politique fiscale.

La réindustrialisation passe enfin, et c’est vraiment au cœur de la façon d’agir de Business France, par un travail fait en relais. Nous sommes présents à l’international et nous travaillons avec les territoires ; nous accompagnons, selon les années, entre 57 et 62 % des projets d’investissement. Grâce à ce travail, la performance collective est supérieure à la somme des performances individuelles. C’est grâce à la fluidité du passage de relais entre les équipes de Business France qui sont à l’international et les territoires, qui seront toujours décisionnaires pour le type d’investissement qu’ils veulent accueillir, compte tenu de leurs atouts et de leurs besoins, que l’on pourra gagner la compétition internationale pour la réindustrialisation.

M. le président Charles Rodwell. Nous auditionnerons bientôt Marc Lhermitte à propos du baromètre EY, qui est publié chaque année.

Business France est à la manœuvre pour l’organisation du sommet Choose France, instauré depuis 2018 – vous en savez quelque chose, madame Tardieu – mais vous voyez aussi passer à travers le Comité d’orientation et de suivi des projets étrangers (Cospe) des dizaines et des dizaines de projets d’implantation d’entreprises sur le territoire français. Quels sont les retours des investisseurs que vous rencontrez en ce qui concerne la politique de l’offre, et de baisse des impôts, menée depuis maintenant cinq ans ? Comment est-elle perçue ? Par ailleurs, comment est perçue l’instabilité politique provoquée par une partie des forces politiques de l’hémicycle ? Quelle est l’importance de l’inquiétude due à l’instabilité politique pour les choix d’investissement des acteurs qui souhaiteraient contribuer à la réindustrialisation du pays ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Le sommet annuel Choose France, dont j’ai effectivement été la secrétaire générale lors de sa troisième édition, est devenu un rendez-vous incontournable. Les grands investisseurs l’attendent et d’autres pays essaient de le copier, comme la Grande-Bretagne et la Suède. Je suis régulièrement approchée à ce sujet – par l’Espagne, les Pays-Bas et un Land allemand récemment. On me dit en effet avoir l’impression qu’il s’y passe quelque chose. De quoi s’agit-il ? Il s’y déroule une rencontre entre les investisseurs et les membres du Gouvernement, qui tous ensemble font passer le même message. Il est très important pour les grands investisseurs étrangers d’avoir un accès direct aux décideurs politiques. C’est aussi un rendez-vous au cours duquel les investisseurs peuvent se rencontrer et échanger. Ce fut notamment un moment unique pendant la pandémie.

Le sommet Choose France est le reflet d’une politique qui a permis à la France de faire passer un message alors qu’elle n’était peut-être pas jugée à sa juste valeur, parce que nos atouts structurels sont là depuis bien longtemps. Nous avons réussi, grâce à cette vitrine qu’est Choose France, à positionner notre pays comme une destination qui souhaite avoir des investissements étrangers, mais pas n’importe lesquels. Il est très important pour les territoires que les projets soient créateurs de valeur et liés à leurs atouts ou à leurs contraintes, en matière d’espace et de main-d’œuvre par exemple. Le message fort qui est envoyé porte sur notre volonté d’attractivité mais aussi sur le type d’investissement souhaité – notamment des investissements qui contribuent à la transition écologique de la France, à la transformation de l’économie française. Nous avons ainsi créé un questionnaire sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) destiné à évaluer la qualité des projets. De la même façon qu’on interroge un investisseur sur la nature de son projet – le secteur concerné, la surface et le nombre d’emplois –, on le questionne sur la qualité environnementale et sociale, pour être à même de présenter une vision globale aux régions, qui sont nos interlocuteurs.

La transformation des modèles de production fait partie de la vision de la France chez les investisseurs – c’est très présent quand on les interroge. On voit aussi du côté de certains grands comptes que ce qui est intéressant dans la France, c’est que le consommateur est un pionnier. Cela permet de développer dans notre pays de nouveaux produits qui marcheront ensuite ailleurs. En effet, il y a chez nous une attention à la santé et à la qualité de vie qui fait que le consommateur français est différent. Ce discours tenu par les investisseurs que nous rencontrons a permis de valoriser les atouts de la France.

S’agissant des critiques ou des difficultés dont les investisseurs nous font part, je pense que Guillaume Basset a bien présenté les cinq « F » et que Marc Lhermitte vous parlera du poids respectif des différents enjeux. La question de la stabilité économique et politique, sur laquelle vous nous avez interrogés, revient de façon récurrente. Si vous regardez les derniers baromètres réalisés auprès des filiales américaines – Bain en fait un tous les ans pour la chambre américaine de commerce en France – American Chambre of Commerce in France (AmCham) – vous voyez que cela fait quelques années que la question de l’équilibre des finances publiques et de la soutenabilité de notre modèle social fait partie des préoccupations des investisseurs américains. Ce n’est donc pas une surprise pour les investisseurs étrangers qu’il y ait actuellement en France un débat sur l’assainissement des finances publiques et les moyens engagés dans ce sens. Le point de préoccupation est la prévisibilité. Les investisseurs, et je pense que c’est aussi le message que vous a passé l’intégralité des entreprises françaises, ont besoin de savoir pour faire leurs choix quels seront le régime fiscal, les taux de cotisation et les mesures prises dans le domaine de la santé. Les investisseurs ont ces interrogations et il est vraiment urgent de leur répondre.

Au vu de l’instabilité mondiale à l’heure actuelle et des interrogations dans d’autres pays, les questions politiques françaises sont perçues, très franchement, comme des soubresauts de la vie démocratique et ne sont pas, à ce stade, des obstacles majeurs. En revanche, si la situation conduisait à une absence de prévisibilité concernant la fiscalité ou les différents enjeux économiques, je pense que nous serions confrontés à un certain nombre de difficultés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelle est l’image de la France en matière d’export ? Comment sont perçus les produits français et les entreprises françaises ?

Vous avez présenté d’une manière très claire les cinq freins pour l’attractivité du territoire français sur le plan industriel. Quels sont les atouts à valoriser ?

M. Didier Boulogne. L’image des produits français est bonne : dans pratiquement tous les pays, ils sont perçus comme étant de qualité et innovants. Il faut aussi être capable de les promouvoir et de les mettre en valeur, mais nous faisons toujours partie des pays les plébiscités pour la qualité de leurs produits.

Les entreprises françaises ont souvent un problème de présentation. Prenons l’exemple d’un salon : du côté du pavillon italien, on bouge beaucoup, on va voir, on se renseigne, on rencontre des entreprises. Les entreprises françaises ont tendance à rester assises un peu tranquillement dans leur stand ; il faut donc les dynamiser. Business France a pour objectif de les amener à avoir une exposition suffisante pour bien faire valoir leurs produits. Nous créons des moments de visibilité, avec des concours de présentations rapides tels que des pitchs ou keynotes, et nous amenons des acheteurs internationaux, c’est l’essentiel de notre action. L’idée est que des acheteurs du pays où est organisé le salon, voire de pays limitrophes, puissent rencontrer les entreprises françaises et les savoir-faire français. On voit que cela marche : 60 % des entreprises amenées dans nos pavillons nous disent avoir conclu un contrat dans les mois suivants. Toute l’action de Business France, qui correspond d’une certaine manière aux difficultés des entreprises françaises, est de faire savoir aux autres que nous avons des produits de qualité. D’un point de vue plus général, l’image de la France est excellente : il n’existe pas énormément de pays capables de produire des avions de combat et des sous-marins nucléaires ; le savoir-faire technologique est très reconnu aux quatre coins du monde.

Mme Marie-Cécile Tardieu. Il est important à nos yeux d’attirer les investisseurs en les informant de la transformation qu’a connue l’économie française ces dernières années, car certains pays lointains gardent une image romantique de la France ou ne connaissent que ses secteurs d’excellence traditionnels. Nous avons également à cœur de leur présenter les centres d’innovation et les atouts de chaque territoire. Un investissement étranger s’incarne toujours dans un lieu précis, avec ses forces. Nous travaillons donc avec chaque région pour valoriser sa stratégie de développement et les secteurs d’excellence qu’elle veut promouvoir. À l’occasion des Jeux olympiques 2024, on a célébré la France éternelle, mais aussi ses capacités d’innovation et sa technologie. C’est ce que nous essayons de faire.

M. Guillaume Basset. La France a de nombreux atouts : son positionnement géographique, son marché et la qualité de ses infrastructures, grâce à des investissements publics plus importants que dans les autres pays européens – 1 point de PIB supplémentaire en moyenne ces dix dernières années. Nous avons l’un des réseaux électriques les plus fiables au monde ; d’autres pays, comme les États-Unis, nous l’envient. Le schéma décennal de raccordement du réseau engagé par Réseau de transport d’électricité (RTE) joue un rôle majeur dans la planification territoriale de l’industrie. L’énergie décarbonée a déjà été mentionnée. Enfin, il faut ajouter à cela le crédit d’impôt recherche (CIR), qui est l’un des dispositifs de recherche et développement (R&D) les plus compétitifs au monde : en 2024, dans un contexte difficile, le nombre total de projets a diminué de 7 %, mais le nombre d’emplois en R&D et en ingénierie a augmenté. Le financement de l’innovation est un atout important dans le contexte du rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France a un déficit commercial de plus de 80 milliards d’euros, qui a explosé à la faveur de la guerre en Ukraine avant de se rétracter. Certains secteurs connaissent des excédents records – électricité, chimie, luxe – tandis que d’autres, comme l’aéronautique, sont en récession. Quels sont selon vous les secteurs les plus porteurs à l’export ?

M. Didier Boulogne. L’année 2024 n’a pas été très bonne pour le secteur aéronautique mais il reste porteur et innovant, d’autant que la concurrence nord-américaine n’est pas en forme ; toutefois, il faut s’attendre à une montée en puissance chinoise dans les dix prochaines années. L’automobile, en revanche, est une source d’inquiétude. Les entreprises automobiles ont diminué de 40 % le nombre de volontariats internationaux en entreprise. Nous sommes également inquiets pour l’agroalimentaire, en particulier pour les vins et spiritueux, dont les exportations connaissent des variations fortes selon la politique commerciale des pays étrangers. La filière viticole pèse lourd dans le commerce extérieur français. Nous serons très attentifs à l’évolution de la situation.

Les résultats sont très bons dans les secteurs de l’énergie, de la chimie et des cosmétiques, pour lesquels nous poussons les feux au maximum.

Mme Marie-Cécile Tardieu. Certains secteurs connaissent des transformations majeures qui représentent à la fois une difficulté et l’occasion de positionner la France sur des énergies d’avenir pour attirer les investisseurs. C’est le cas de l’électrification du secteur automobile et de la transition écologique de manière générale.

Si nous voulons réussir la réindustrialisation, il faut reconstruire un écosystème global plutôt que de raisonner par secteur ou par entreprise. Une entreprise ne peut pas se lancer dans l’économie circulaire si l’amont et l’aval ne sont pas organisés pour cela. Il faut adopter une vision large ; en ne développant qu’un bout de la chaîne de valeur, nous risquons de créer une dépendance à certains intrants. Business France, qui prospecte activement auprès des investisseurs étrangers, s’attache ainsi à déterminer à quelle échelle il convient de les attirer.

M. Guillaume Basset. Si certaines filières sont en difficulté – automobile, chimie, agroalimentaire, machinisme agricole –, le dernier baromètre de la direction générale des entreprises pointe quelques filières porteuses tournées autour de l’industrie verte, et plus précisément du recyclage. Le marché de l’économie circulaire croît de 16 % par an à l’échelle mondiale. Nous avons toutefois du mal à attirer et à sécuriser ces projets en raison de la réglementation européenne – je pense ici au règlement du 19 décembre 2024 relatif aux emballages et aux déchets d’emballages. C’est pourquoi les clauses miroir sont un enjeu clé à l’échelle européenne. Les décisions prises par la France sont également très importantes pour nous permettre de mener un travail de conviction et emporter les décisions d’investissement.

Mme Marie-Cécile Tardieu. On peut prendre l’exemple de la vallée de la batterie dans les Hauts-de-France. Un acteur déjà présent, français ou non, en attire d’autres, et l’on remonte petit à petit pour construire l’intégralité d’une chaîne de valeur, ici dans le secteur automobile : on passe de l’assemblage du moteur à la fabrication des batteries, puis des packs et des cathodes. C’est un vecteur d’espoir pour les secteurs en difficulté.

Toutefois, on ne développe pas un secteur sans anticiper les besoins en matière de formation. La fabrication des emballages connaît une importante transformation en raison des contraintes liées à l’allégement et au recyclage ; c’est pourquoi le plan France 2030 a lancé des appels à manifestation d’intérêt pour interroger les entreprises sur les compétences dont elles auront besoin. Il en va de même pour les écoles de production, qui visent à adosser à une entreprise la formation de ses futurs employés. Des initiatives ont été lancées en Nouvelle-Aquitaine, où les usines de fabrication de batteries auront besoin de main-d’œuvre, pour mettre la région en ordre de marche.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La taxe carbone européenne aux frontières (MACF) entrera en vigueur l’année prochaine. Ressentez-vous de la frilosité dans les projets d’investissement sur le sol français en raison de l’application de ce mécanisme qui taxe les intrants nécessaires à l’industrialisation sur le sol européen, et non les produits finis ou semi-finis qui font concurrence à nos industries, ce qui aura pour effet d’augmenter les coûts de production sur le sol européen sans protéger nos industries ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Les acteurs comprennent qu’il faudra rapprocher plusieurs intrants des lieux de production et du consommateur européens. Certes, cela représente un surcoût, mais l’Europe a pris conscience qu’elle ne pouvait pas se permettre de dépendre d’intrants ou d’éléments stratégiques, comme les pompes indispensables pendant le Covid-19. Il y a donc une volonté de penser la régionalisation des chaînes de valeur en Europe. Les investisseurs commencent à comprendre que l’Europe ne restera pas passive dans la compétition internationale et ils s’intéressent désormais aux coûts complets. Une entreprise suisse installée en Roumanie me disait récemment qu’il pouvait sembler moins cher de produire hors d’Europe ou en Europe centrale, où le coût du travail est plus compétitif, mais que la différence était compensée par une main-d’œuvre moins qualifiée qu’en France et par le coût ainsi que les aléas du transport. Une entreprise qui fonctionne en flux tendus a besoin de plusieurs solutions d’approvisionnement. En mobilisant les bons investisseurs, nous pourrons donc renforcer la sécurité et la souveraineté en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les investissements directs à l’étranger (IDE) sont les bienvenus en France où ils contribuent à stimuler l’innovation, à créer des activités et à recapitaliser des entreprises en difficulté, qu’elles soient françaises ou étrangères. Il faut malgré tout se poser la question du contrôle de ces IDE qui, comme le mentionne le site de Business France, peuvent entraîner une certaine dépendance économique et impliquer des transferts de brevets, voire des fuites de bénéfices.

Dans quelle mesure travaillez-vous avec le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), qui a pour mission de protéger nos actifs stratégiques des menaces étrangères, autour des projets d’investissements dans les fleurons français ?

Chaque projet d’investissement en France fait l’objet d’une évaluation environnementale, sociale et de gouvernance (ESG). Ne pourrait-on pas y ajouter un critère relatif à l’atteinte à la souveraineté ?

La prise d’Alstom par General Electric, qui s’était engagé auprès du gouvernement à créer un millier d’emplois en échange de son entrée en capital d’Alstom, s’est soldée par la suppression d’un millier d’emplois. C’est un exemple tragique au cours duquel la parole publique a été méprisée et humiliée. Quelles conditions supplémentaires pourrions-nous imposer aux investisseurs étrangers pour garantir que les contreparties seront respectées en cas d’acquisition d’un fleuron stratégique ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Il est vrai que certaines prises de participation d’investisseurs extra-européens pourraient conduire à une confiscation de technologie. Cette préoccupation est réelle. Le décret du 28 décembre 2023 relatif aux investissements étrangers en France, dit « décret IEF », a donc renforcé la protection de la souveraineté technologique française en augmentant le nombre de secteurs soumis à une autorisation préalable et pérennisé la mesure de contrôle du franchissement du seuil de 10 % des droits de vote par un investisseur. Toutefois, l’action de Business France n’est pas directement liée à ces prises de participation. Quand un grand groupe ouvre son capital, ce n’est pas Business France qui est sollicité, mais des banques ou des cabinets d’affaires. Si nous avons connaissance de projets d’investissements étrangers qui pourraient être soumis à une autorisation préalable dans le cadre de ce décret, nous les renvoyons vers la direction générale du Trésor, qui est chargée du contrôle.

Lorsque nous avons un doute sur l’intérêt pour la France d’accueillir un investissement du fait d’un risque de captation de technologies ou de sous-traitants, ou parce que nous craignons qu’il ne soit réalisé en vue de tuer des industries naissantes avant de repartir en nous laissant dépendants, nous travaillons en mode projet avec la direction générale des entreprises (DGE), qui a une bonne vision de la stratégie sectorielle de la France et des stratégies d’accélération industrielle. Si nous avons des doutes sur la respectabilité de l’investisseur, nous saisissons le Sisse. Nous échangeons aussi avec le secrétariat général pour l’investissement (SGPI), qui accompagne le plan France 2030, pour vérifier que le soutien à un projet étranger ne se fait pas au détriment du soutien à de nouvelles technologies développées par des entreprises françaises. Enfin, nous participons régulièrement à des réunions interministérielles à Matignon pour vérifier que les projets suivis par Business France correspondent bien aux attentes de l’État.

On sous-estime parfois les intérêts de souveraineté. Ils sont évidents dans les domaines de la défense et de l’aéronautique, mais de nombreuses autres entreprises présentent aussi un intérêt stratégique. Il suffit qu’un composant essentiel pour l’agroalimentaire voire une simple vis soient fabriqués hors de France pour nous rendre dépendants. Avec les acteurs des territoires – préfets et agences régionales de développement –, nous travaillons donc à identifier les entreprises stratégiques pour lesquelles Business France, par sa présence à l’international et son dialogue avec les maisons mères, peut vérifier les intentions et la respectabilité de l’investisseur. Le poids d’une entreprise peut suffire à lui conférer un caractère stratégique : si elle représente 57 % de l’emploi privé dans une ville, son maintien en France sera une préoccupation.

Enfin, l’attractivité de la France ne se mesure pas seulement à sa capacité à faire venir de nouveaux investisseurs, mais aussi à conserver les investisseurs présents. Nous sommes donc très vigilants concernant les projets d’extension dont on croit souvent, à tort, qu’ils sont automatiques. Les différents sites des entreprises étrangères se battent pour savoir lequel accueillera le projet décidé par la maison mère et nous devons nous assurer que les investissements seront faits sur les sites français. Nous comptabilisons désormais les investissements de pérennisation, c’est-à-dire les investissements effectués dans la transition écologique, par exemple pour l’efficacité énergétique, ou dans la modernisation numérique.

M. Guillaume Basset. Certains comptes étrangers implantés en France revêtent un intérêt stratégique : en cas de fermeture, des territoires seraient lourdement touchés. Avec la direction générale des entreprises, la direction générale du Trésor et la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises, nous avons lancé la démarche France Résilience afin d’identifier les comptes pour lesquels nous pressentons une revue d’actifs à l’échelle européenne afin de défendre les sites français par anticipation. Les pays européens sont en concurrence pour préserver leurs sites ; quand Bridgestone a eu le choix entre fermer son site français ou son site italien, ils ont choisi de fermer le site français. Or, souvent, le directeur du site est le dernier informé et l’intervention publique est trop tardive. Business France, qui dispose d’un réseau international et parle aux présidents d’entreprise à l’étranger, peut apporter une valeur ajoutée en identifiant les signaux de fragilité et comprendre les critères de décision au niveau des sièges mondiaux.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’ajout d’un critère d’atteinte à la souveraineté ou d’impact sur le territoire vous semble-t-il pertinent ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Il nous arrive d’interroger les acteurs qui disposent d’une vision stratégique mais il serait utile de vérifier plus régulièrement et de manière plus formelle l’impact des projets d’investissement sur notre souveraineté, sur le modèle des cellules chargées de remporter de grands contrats à l’export – métro, centrale nucléaire, satellite. La valeur de l’investissement doit être évaluée à l’échelle de l’intégralité de la chaîne : parfois, un projet en apparence anodin concerne un chaînon d’une filière industrielle stratégique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma dernière série de questions porte sur l’internationalisation du tissu industriel des territoires. Quel est le premier frein à l’export pour une PME française ? Quelles difficultés l’empêchent de passer au statut d’ETI ? Quels sont les avantages et les inconvénients d’avoir 13 stratégies industrielles en France, une par région ? Chacune d’entre elles a sa propre feuille de route en matière de formation et de gestion du foncier et ses propres priorités économiques. Cela ne brouille-t-il pas la lisibilité de l’offre française aux yeux des investisseurs étrangers ? Comment surmonter cet obstacle ?

M. Didier Boulogne. Les difficultés des entreprises varient en fonction de leur maturité à l’export. On pourrait résumer la situation par une matrice : d’un côté, les PME primo-exportatrices ou peu aguerries, opposées aux ETI et aux grands groupes expérimentés ; de l’autre, le proche export, qui inclut le marché européen, et le grand export.

Les PME ont avant tout un besoin d’information et de connaissance. Nous les aidons à construire une stratégie de priorisation à l’international. Pour cela, nous les questionnons sur leurs produits, leurs capacités, leur budget et leur structure, c’est-à-dire l’existence réelle ou envisagée d’un service export. À partir de là, nous définissons des marchés cibles sur lesquels elles pourront se projeter en toute sécurité. Les ETI, elles, sont dans une logique d’accélération : il faut les aider à trouver le bon contact pour dépasser un plafond de verre. Je discutais récemment avec un responsable de Malongo, une entreprise de négoce de café dans le sud de la France, qui me disait : « Je cherche la personne qui prendra la décision au bon moment. »

Pour le proche export, c’est-à-dire des marchés dont les us et coutumes sont proches des nôtres, comme l’Europe et l’Amérique du Nord, l’enjeu est d’aller plus vite que la concurrence. Pour les marchés émergents – Afrique, Amérique latine, Asie du Sud-Est –, nous devons aider les entreprises à dépasser la complexité locale, qu’elle soit réglementaire ou interculturelle.

Mme Marie-Cécile Tardieu. Les investissements s’enracinent dans les territoires, dont les différents atouts permettent d’incarner la France. Il me semble utile pour une région de développer une stratégie, ne serait-ce que pour réfléchir à ses atouts. Cela nous aide à parler de la France et à valoriser des secteurs dans lesquels nous disposons d’éléments utiles à un investissement donné : l’écosystème de sous-traitants, les centres de recherche, les universités, les infrastructures.

Il est également essentiel que les régions trouvent leur place sur la scène internationale en vertu de leurs propres atouts : le Centre national d’études spatiales (Cnes) a ainsi présenté au Japon la solidité de l’industrie spatiale implantée en Occitanie et la région Île-de-France défend l’excellence de l’université Paris-Saclay. Ces atouts spécifiques nous permettent d’étoffer et de préciser notre discours sur la compétitivité globale de l’économie française.

J’en conviens cependant avec vous, le développement des stratégies régionales présente deux risques. Le premier est celui d’une trop grande confiance des régions. Il arrive malheureusement que certaines d’entre elles se croient compétitives dans tous les domaines, ou pensent être attractives dans un secteur donné, alors qu’elles ne remplissent pas les conditions nécessaires. Business France doit alors faire preuve de pédagogie et leur montrer que dans la compétition internationale, certaines spécificités ne sont pas nécessairement des atouts. Grâce à notre connaissance de nombreux projets, il nous est facile d’expliquer qu’il est préférable de disposer d’un port et d’infrastructures logistiques pour attirer un projet d’implantation d’usines de batterie, ou de suffisamment de surface pour attirer un projet de fonderie.

Le second risque consiste à se positionner sur le marché international en ordre dispersé, ce qui affaiblit la lisibilité de l’offre France pour les investisseurs. Lorsqu’il s’agit d’attirer de grands projets, la compétition internationale, intense, ne doit pas être sous-estimée. Plutôt que de laisser différentes régions faire connaître publiquement leurs offres, de façon concurrentielle et désordonnée, nous avons créé en 2021 une salle de données ou data room pour les centraliser dans un espace confidentiel. Les investisseurs y prennent connaissance de l’ensemble des offres, qui ont été complétées par les services de l’État et les parties prenantes.

Chaque région doit pouvoir valoriser ses atouts et incarner l’attractivité du pays, mais de façon organisée, afin de renforcer la France dans la compétition internationale.

M. Thierry Tesson (RN). Vous présentez les choses de façon très positive, mais les médias comme les statistiques nous montrent que notre déficit commercial et notre endettement sont énormes. Nous faisons face à un impératif économique et souverain consistant à recréer une industrie solide.

Comme député du Nord, je suis un peu surpris lorsque M. Basset évoque des infrastructures de qualité : le TGV est souvent en panne, des TER sont fréquemment supprimés et je vous fais grâce des problèmes provoqués par l’application de l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) ou par les zones à faibles émissions (ZFE), auxquels sont confrontés les élus locaux. Cependant, si les normes créent des contraintes, elles sont essentielles pour relancer notre industrie. En 1970, les industries manufacturières représentaient 25 % du PIB, contre 8 % aujourd’hui. Peut-être, comme quelqu’un qui coule, sommes-nous suffisamment proches du fond pour remonter grâce à un vigoureux coup de pied ? Je l’espère !

Je fais partie de la commission de la défense, qui observe avec attention l’environnement de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Celle-ci est véritable miracle industriel : malgré la perte de nombreuses industries, nous sommes parvenus à conserver ce noyau, peut-être grâce à la dissuasion et à la présence d’argent public, mais sans aucun doute parce que les entreprises ont été assez agiles pour exporter. Compte tenu de l’actualité géopolitique et de la volonté de renforcer nos industries exportatrices, est-ce que Business France dispose d’un programme d’accompagnement de la BITD, qu’il faut absolument développer ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. La conjoncture économique européenne et mondiale est incertaine. Cependant, Business France accompagne des décisions portant sur des investissements de long terme, sur de grandes infrastructures dont la construction n’est pas imminente. Nous appliquons un volontarisme tourné vers les technologies du futur et nous ne pouvons nous permettre de tout arrêter en raison des difficultés actuelles.

Les industries de la défense ne sont pas au cœur de l’action de Business France. Ces dernières années, notre stratégie s’est concentrée sur les programmes relatifs à la transition écologique et à l’efficacité énergétique, dans le cadre du plan France 2030 et nous n’avons pas particulièrement mis l’accent sur le secteur de la défense dans notre prospection ciblée.

Étant une agence agile, nous serions capables de répondre à la demande politique qui nous serait faite en ce sens. Le cas échéant, nous réfléchirons à la meilleure façon d’apporter notre contribution, sachant que les grands groupes industriels français de la défense ne sont pas nos interlocuteurs.

M. Thierry Tesson (RN). Ils ont de nombreux sous-traitants !

Mme Marie-Cécile Tardieu. Nous entretenons un dialogue avec les investisseurs étrangers qui sont déjà présents dans ce secteur et avec ceux qui voudraient compléter notre outil industriel, mais si les équipes de Business France devaient mener une action plus offensive dans ce secteur, il serait nécessaire de définir précisément un nouveau cadre de prospection ciblée.

Notre mission est triple : informer, prospecter et accompagner. Plutôt que d’attendre les marques d’intérêt des investisseurs, nous déployons une prospection ciblée et dynamique, qui a plutôt été orientée vers la transition écologique ces dernières années. Cela ne nous a pas empêchés de contacter des investisseurs à l’occasion du sommet de l’intelligence artificielle, où 109 milliards d’investissements ont été annoncés, avant de passer à l’étape suivante.

M. Guillaume Basset. Nos infrastructures sont un atout : nous possédons le deuxième réseau ferroviaire européen en nombre de kilomètres de voies ferrées exploitées et de gares desservies, ainsi que le premier réseau de voies navigables. Toutefois, nous devons être vigilants quant au risque de dégradation de leur qualité. Historiquement, l’investissement public en France représente 5 % du PIB, contre 4 % en moyenne en Europe, mais plusieurs pays européens ont engagé d’importants programmes d’investissement dans leurs infrastructures.

Par ailleurs, nous avons remarqué ces dernières semaines un accroissement de la détection de projets dans le secteur de la défense.

M. Didier Boulogne. Le soutien à l’export des entreprises du secteur de la défense n’est pas notre cœur d’activité, puisque la plupart des entreprises concernées sont soumises à des autorisations d’exportation. Toutefois, nous accompagnons plusieurs entreprises engagées dans une logique duale, comme Lynred, une filiale de Thalès et de Safran implantée dans la région grenobloise, qui exporte vers des marchés étrangers – Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, etc.

Dans ce cadre, et afin de ne commettre aucun faux pas, nous sommes en lien étroit avec la direction générale du Trésor (DGT), qui accorde les assurances de prospection. Nous avons aussi passé un accord de prestation avec le ministère de la défense, notamment pour l’aider à installer un camp de base en Roumanie en toute sécurité.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Vous avez souligné, à juste titre, la nécessité de vérifier la volonté des investisseurs étrangers de rester implantés en France ; vous les recensez dans un répertoire, dans le cadre de la démarche France résilience.

Il faut juguler la concurrence entre pays européens, qui a récemment eu des conséquences terribles à proximité de ma circonscription : parce que Stellantis a décidé de passer ses commandes à une usine implantée dans un pays de l’Est, le site de plasturgie automobile de Novares à Ostwald a fermé, entraînant le licenciement de 122 salariés.

Au-delà de ce recensement, de quels leviers dispose Business France pour favoriser le maintien d’un site identifié comme étant stratégique ? Que pensez-vous de la possibilité de conditionner le versement des aides publiques, qui s’élèvent à plus de 200 milliards par an, pour aider au maintien de l’emploi dans notre pays ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Dans le cadre de notre action France résilience, nous avons compris plusieurs aspects du fonctionnement des grands groupes.

Tout d’abord, depuis le siège mondial, les responsables ne visualisent pas concrètement à quoi correspond un site et n’y sont pas particulièrement attachés. Nous nous efforçons donc de leur présenter une incarnation de chaque site français. Les décisions sont bien évidemment liées aux résultats économiques, mais quand un responsable mondial a constaté sur place la valeur d’un site et l’attachement des salariés, son regard change et il ne prend pas les décisions de la même façon. Contacter les décideurs et leur expliquer ce que représentent les sites peut faire la différence.

Ensuite, il est indispensable d’identifier en amont les facteurs qui pourraient amener à la fermeture d’un site : il faut prendre les devants, en mobilisant par exemple des dispositifs d’aide à l’adaptation et à la modernisation. Anticiper les raisons pour lesquelles un site n’est pas compétitif peut permettre d’éviter sa fermeture. Si malheureusement les difficultés persistent, nous essayons d’identifier des projets qui pourraient accompagner une restructuration et offrir de nouvelles perspectives.

Nous nous chargeons de ce double travail de sensibilisation des décisionnaires à la valeur des implantations françaises et d’accompagnement de celles-ci dans le renforcement de leur compétitivité.

Une entreprise décide d’installer une usine en France non pas pour toucher des subventions, mais pour développer son activité. Le véritable problème est celui que vous avez identifié : si un site n’est pas compétitif faute de commandes, comment mobiliser d’autres acteurs, publics ou privés, susceptibles d’en passer ?

La raison d’être d’un investissement en France, ce sont les contrats et les marchés qui en découleront, pas les subventions. D’ailleurs, de nombreuses entreprises étrangères nous disent qu’elles préfèrent ne pas en percevoir, afin de ne rien devoir – un discours très fréquemment entendu pendant la crise du Covid. Les investisseurs s’interrogent sur les perspectives de développement économiques. Chez Business France, nous devons identifier les décisionnaires, qui sont parfois localisés au siège européen plutôt qu’au siège international ; et lorsqu’un décisionnaire européen doit choisir entre deux sites européens, sa nationalité entre en ligne de compte. Nous menons ce travail de compréhension et d’anticipation grâce à nos contacts privilégiés avec les patrons.

Mme Florence Goulet (RN). Le budget de France Business pour l’année 2025 a subi un coup de rabot de 16 millions. Compte tenu du contexte actuel, considérez-vous disposer de moyens suffisants pour poursuivre vos missions ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Nous n’avons pas encore reçu la notification officielle de notre subvention pour cette année, mais je vous remercie de porter une telle attention à nos moyens financiers.

Notre mission d’accompagnement des projets d’investissement implique un travail sur-mesure. La baisse de nos moyens financiers nous préoccupe, parce qu’elle conduira nécessairement à une diminution de nos effectifs, étant donné que nous ne facturons pas nos prestations aux investisseurs. Faire aboutir un projet d’investissement demande plusieurs années de travail ; nous avons donc besoin d’une subvention à la hauteur des enjeux, pour continuer à recruter des collaborateurs.

M. Didier Boulogne. Notre subvention est aujourd’hui au même niveau qu’en 2017. Depuis, l’inflation s’est élevée à 16 % et nous accomplissons – avec bonheur – des missions supplémentaires : le programme France 2030 et le plan Osez l’export, depuis le 31 août 2023. Ce dernier nous a permis de répondre à un double objectif : plus d’exportateurs et plus d’exportation, avec des produits différenciés.

Bien que nous n’ayons pas encore été notifiés du montant de la subvention, nous sommes déjà inquiets quant à notre capacité à déployer la totalité de notre offre d’accompagnement à l’export auprès des entreprises françaises. Non seulement nos équipes sont très inquiètes mais les entreprises que nous accompagnons également, en particulier les PME, auxquelles nous tenons la main durant toutes les démarches.

Afin de nous préparer aux choix que nous devrons nécessairement faire, nous avons élaboré différents scénarios pour identifier les dimensions les moins essentielles de notre activité. Le soutien à l’export se décline en trois principales activités : les pavillons France, qui permettent la promotion non seulement des entreprises à l’international, mais aussi de l’image de la France ; le conseil, qui va de la mise en relation immédiate – d’un vigneron et d’un acheteur, par exemple – à des programmes d’accélération, en fonction des secteurs et de la maturité des entreprises ; le volontariat international en entreprise, qui est un produit unique sur lequel nous misons énormément. Nous serions d’ailleurs bien incapables de l’instaurer aujourd’hui, sans l’architecture de la coopération du service national qui en était le socle. Nous avons aidé l’État espagnol à créer un système relativement similaire, non sans rencontrer des problèmes en matière de fiscalité, de droit du travail et de droit social.

M. Vincent Thiébaut (HOR). Je suis député d’un territoire du nord de l’Alsace, très industrialisé : ma circonscription compte plus de 8 000 emplois industriels. Ce territoire bénéficie de nombreux investissements industriels étrangers ; des entreprises allemandes, notamment, s’y implantent, s’agrandissent et y rapatrient des productions depuis des territoires situés au-dehors de la zone euro. Un gros projet industriel chinois, qui a beaucoup fait parler de lui, envisage également de s’y installer.

Quand j’interroge ces investisseurs étrangers, je me rends compte que l’environnement économique est très important, notamment la présence d’élus au fait des enjeux économiques et d’agences économiques dynamiques – à l’image de l’agence de développement d’Alsace (Adira). On parle beaucoup de l’État, mais les compétences et les capacités de coordination des territoires sont cruciales.

Certains de ces investisseurs industriels ont procédé à des licenciements dans leur pays, mais pas en France. En réaction à ma surprise, ils m’ont expliqué qu’en France, le niveau de qualification est plus élevé et la masse salariale, charges comprises, y est plus intéressante. Que pensez-vous de cette réponse, qui va à l’encontre de nombreuses idées reçues ?

Mme Marie-Cécile Tardieu. Le travail effectué par les agences régionales ou infrarégionales est essentiel ; nous coopérons étroitement avec elles. Le principe d’une course de relais, c’est de savoir transférer le flambeau au bon moment, lorsqu’il entre dans le périmètre du relayeur suivant. Personne ne fait la course du début à la fin, mais il est nécessaire de faire preuve d’une grande fluidité au moment du passage de relais. En d’autres termes, il faut que l’agence soit prête lorsque nous lui présentons un investisseur auquel nous avons vanté les mérites d’un projet.

Nos équipes travaillent en ayant à l’esprit cette philosophie : il faut compter sur les acteurs locaux. À cet égard, l’implication des maires est fondamentale ; nombreux sont les investisseurs qui savent à quel point l’action de ces derniers a joué un rôle dans la réussite de leur projet.

Les salariés sont souvent attachés à leur entreprise, mais nous constatons aussi un attachement très fort des entreprises à leurs équipes. Certaines, alors qu’elles doivent s’agrandir, refusent de déménager pour ne pas perdre leur main-d’œuvre ; elles choisissent généralement un nouveau site à proximité.

En matière d’attractivité pour la réindustrialisation, nous devons adopter une approche territoriale globale, qui inclut le foncier disponible pour l’investissement, mais aussi les logements disponibles, la qualité de l’offre éducative, la qualité de vie, etc. Ainsi, certaines régions sont moins attractives en raison d’un nombre insuffisant de logements. Pour attirer des cadres internationaux, la présence d’écoles permettant à leurs enfants de suivre une scolarité est un gage d’attractivité. Ces différents aspects de l’attractivité de nos régions et de notre pays peuvent faire la différence.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de nos échanges. Je vous remercie de les poursuivre en répondant par écrit au questionnaire envoyé pour préparer cette audition et en envoyant au secrétariat de notre commission d’enquête tout document que vous jugerez utile à nos travaux.

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7.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant : Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne, M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens, et M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France par une table ronde réunissant des économistes qui travaillent au sein de laboratoires d’idées :

– Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne et administratrice de sociétés, après un parcours professionnel dans l’industrie, notamment chez Naval Group ;

– M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens et ancien directeur financier du groupe Accenture France ;

– et M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode et ancien rapporteur général adjoint du Haut conseil des finances publiques (HCFP).

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, M. Dominique Calmels et M. Olivier Redoulès prêtent successivement serment.)

M. le président Charles Rodwell. Madame de Bailliencourt, à la lumière des multiples fonctions que vous avez occupées et des rapports que vous avez publiés au nom de l’Institut Montaigne, pouvez-vous présenter votre doctrine en matière de sécurité économique, notamment pour nos industries, face à l’extraterritorialité du droit américain et du droit chinois ?

Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne. La question de la sécurité économique a partie liée avec la géopolitique. L’organisation des rapports de force issus de la seconde guerre mondiale a évolué. Les façons de faire désinhibées de l’Amérique et de la Chine prennent l’Europe en étau. L’Europe a investi dans le libre-échange, le marché ouvert, la démocratie et les droits de l’homme ; elle est désormais l’otage de politiques économiques agressives menées par les grandes puissances.

Dans cet étau, elle peine à définir sa stratégie et à organiser la cohésion de sa riposte ainsi que de son éventuelle contre-attaque. La sécurité économique consiste donc à déterminer comment nous doter d’instruments de réponse à la pression économique hégémonique de l’Amérique et de la Chine.

S’agissant plus précisément de la France et de l’efficacité de nos politiques publiques en matière de réindustrialisation, deux observations d’ordre général s’imposent.

Premièrement, nous n’avons pas de véritable stratégie d’ensemble. La loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte affiche l’ambition de faire passer l’activité industrielle de 11 % à 15 % du PIB. Nous avons élaboré des plans et pris des mesures à cet effet – vous-même, monsieur le président, y avez contribué par un rapport qui préconise des mesures visant à attirer les investissements directs étrangers (IDE).

Toutefois, des mesures éparses ne font pas une stratégie, et le saupoudrage échoue à répondre aux besoins. J’en donnerai un exemple simple : 5 milliards, c’est la totalité de ce que la France investit dans la technologie ; 50 milliards, c’est ce que l’entreprise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) investit en un an dans une seule usine à Taïwan. Nous avons un problème d’échelle et il faut le résoudre.

Deuxièmement, les mécanismes de réindustrialisation que nous nous efforçons de mettre en œuvre visent à compenser les effets d’une politique qui, au cours des trente dernières années, a résolument favorisé les services, la délocalisation et la consommation de biens pour la plupart importés. Il en résulte un accroissement de la charge fiscale et administrative pesant sur nos entreprises, un peu comme si nous leur avions attaché un boulet au pied avant de leur proposer des baskets et de leur demander de courir. En rétablissant d’une main ce que l’on a supprimé de l’autre, on crée de la complexité et de la bureaucratie.

Il y a donc beaucoup à faire. La sécurité économique est le premier niveau d’organisation d’une réponse à ce qui pousse contre la France et contre l’Europe, exigeant de notre part des réponses concertées. Avant d’entrer dans le détail des mesures appliquées, j’en citerai les effets pervers, au premier rang desquels la réduction générale des cotisations patronales sur les bas salaires, qui a enserré la réindustrialisation française dans un étau.

L’un des principaux obstacles auxquels nous nous heurtons est le prix de l’énergie, qui est trois fois plus élevé en Europe qu’en Chine. Les analystes s’accordent à dire que, même si nous consentons des efforts colossaux, il demeurera deux fois plus élevé qu’en Chine, en Inde et aux États-Unis à l’horizon 2050.

Il est donc urgent d’adopter une approche ferme et résolue si nous voulons nous maintenir. Qu’on la considère sous l’angle de la technologie, de l’innovation ou de la décarbonation, la décennie à venir est énergétique. Un industriel, pour faire des projets, investir et anticiper, a besoin de stabilité et de visibilité, qu’il s’agisse des composants de son activité, dont l’énergie fait partie, ou de la fiscalité.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur Calmels, quelles sont les méthodes proposées par l’Institut Sapiens dans sa récente note intitulée Dette et déficit : en taxant les produits importés les plus polluants l’État pourrait récupérer 80 milliards d’euros ! pour décarboner notre économie et plus généralement notre industrie tout en les protégeant grâce à des politiques de compétitivité économique et environnementale ?

M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens. Il n’est pas certain que nous sachions pourquoi nous voulons réindustrialiser la France. Or il peut être utile de le savoir pour identifier les freins à la réindustrialisation.

S’agit-il de créer de l’emploi en France pour en augmenter le PIB et la productivité et faire reculer le chômage dans les territoires ? Si tel est le cas, les freins dont souffre la France tiennent à son problème bien connu de coût – celui de la production, induit par les salaires et les charges sociales, et celui facturé au client, induit par les fameux impôts de production, l’un et l’autre grevant notre compétitivité.

Si nous voulons faire revenir de l’emploi en France, encore faut-il qu’il serve à produire des biens qui peuvent être vendus, en France et à l’étranger. Compte tenu de notre compétitivité-prix, cela s’annonce très difficile. Si tel est l’objectif visé, alors il faudra faire des efforts pour réduire le coût de notre production et améliorer notre productivité.

Les leviers pour y parvenir sont connus. Il faut simplifier les normes. Réindustrialiser la France et y faire revenir de l’emploi induira la production de biens qui seront comparés à d’autres issus de pays aux règles complètement différentes des nôtres et parfois bien plus légères. Si nous voulons que nos entreprises réussissent, il ne faut pas les lester de boulets. Peut-être faut-il aussi envisager une campagne de communication pour améliorer l’image de l’industrie.

L’une des questions qui nous ont été adressées est de savoir comment l’intelligence artificielle (IA) révolutionnera l’industrie. Elle peut jouer un très beau rôle. Il est inévitable qu’elle en joue un – tel est déjà le cas. Il faut amplifier le mouvement, d’autant que l’intégration de l’IA aux activités industrielles peut améliorer leur image auprès des jeunes, friands de technologie.

Il faut peut-être aussi généraliser le champ de l’apprentissage. Augmenter le nombre de jeunes en apprentissage et en alternance, sans aller jusqu’à la pratique allemande, améliorerait leur intégration dans l’entreprise dès leur entrée sur le marché du travail.

S’agit-il, en réindustrialisant la France, d’en affermir la souveraineté ? Cette démarche, centrée sur le rapatriement de l’activité, se heurte aux freins économiques précités.

S’agit-il de développer les territoires ? L’idée n’est pas mauvaise mais on ne parachute pas une usine dans un territoire. Préparer nos territoires à recevoir des usines et de l’activité industrielle est un travail de longue haleine. Cela suppose de convaincre les habitants, dont les réactions sont parfois étonnantes, et de régler plusieurs problèmes, au premier rang desquels l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) des sols, les longs délais qu’exige la construction d’une usine, voire l’amélioration d’une friche, l’accès à la 5G et la formation, notamment celle des jeunes, pour assurer la production.

Dans la note que vous évoquez, nous défendons l’introduction d’une TVA spécifique aux importations, non de façon indiscriminée, mais sur la base du constat que nous importons des biens de pays aux pratiques ni très sérieuses ni très raisonnables en matière d’émissions de carbone, qui consomment beaucoup d’énergie, davantage en brûlant du charbon qu’en développant un parc nucléaire.

Certes, taxer les importations a souvent pour effet – l’actualité le rappelle – d’être soi-même taxé en retour. Toutefois, seule une dizaine de pays, dont les pratiques sont particulièrement destructrices des écosystèmes, sont concernés. Les recettes espérées sont de l’ordre de 80 milliards.

M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode. Rexecode diffuse des publications régulières et des études ponctuelles, notamment sur les prélèvements obligatoires, l’industrie et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Nous publions un bilan annuel de la compétitivité française. Nous avons publié l’an dernier un tableau comparatif des stratégies de décarbonation des grandes régions industrielles du monde, étudiant notamment les effets des mécanismes d’atténuation des chocs énergétiques. Nos panoramas et diagnostics sectoriels, notamment dans les domaines de l’automobile, de la pharmacie et des services très qualifiés, qui s’apparentent en partie à une industrie, sont quant à eux réservés à nos adhérents. Nous menons également des enquêtes auprès des très petites, petites et moyennes entreprises (TPEPME) ainsi que des importateurs sans distinction des pays de provenance.

Sur la base de nos travaux, le constat que nous avons formulé récemment est que la réindustrialisation n’a pas vraiment commencé. Nous constatons des amorces et percevons des signes positifs, à tout le moins que nous voulons interpréter comme tels. Nous avons sans doute interrompu la descente amorcée au début des années 2000, sinon avant, d’après les chiffres de la part de la France dans les exportations européennes, dans la valeur ajoutée industrielle européenne et dans l’emploi industriel européen, et d’après ceux du commerce extérieur français dans son ensemble. Ces indicateurs suggèrent qu’une stabilisation a eu lieu au cours des dernières années.

Certes, l’emploi industriel s’est redressé depuis 2017. Toutefois, sa part dans l’emploi marchand non agricole a continué à diminuer. Nous sommes dans un entre-deux, où nous pensons discerner des effets des politiques de l’offre sans apercevoir un franc rebond autorisant à parler de réindustrialisation. C’est sans doute pourquoi nous nous interrogeons toujours collectivement treize ans après la publication en 2012 du rapport de M. Louis Gallois Pacte pour la compétitivité de l’industrie française.

Pour comprendre la situation, il convient d’analyser les facteurs qui gouvernent la décision d’investissement, et de sa localisation, par un chef d’entreprise. Certains l’y encouragent, d’autres l’en dissuadent.

Parmi les premiers, il y a l’écosystème déjà présent, et en son sein le stock de capital. Le capital installé a une force d’attraction de capital supplémentaire. Il y a ensuite l’accès aux ressources, notamment à la main-d’œuvre. Les industriels que nous interrogeons dans le cadre de nos enquêtes de conjoncture disent rencontrer de fortes difficultés de recrutement, comparables à celles qu’ils connaissaient en 2019 et un peu moindres qu’au sortir de la crise du Covid. L’accès au foncier – le ZAN est pour les industriels un sujet de préoccupation majeur – et à l’énergie complète cette deuxième catégorie de facteurs.

Il y a enfin l’environnement de leur activité : les infrastructures, les services publics, notamment de transport, les télécommunications et le logement. Il faut se souvenir que l’industrie est souvent installée dans des territoires ruraux et périurbains, où la question du transport et de son coût est centrale. Le dynamisme du marché intérieur joue aussi. Il a souvent été mis en avant pour attirer les investisseurs étrangers, en oubliant qu’ils viennent en France plus pour profiter de ce dynamisme que pour y produire.

Du côté des facteurs dissuasifs, il y a d’abord le coût : celui du travail, qui découle du niveau des charges sociales ; celui du foncier, qui découle de sa fiscalité ; celui des consommations intermédiaires, notamment l’énergie et les services aux entreprises. Il y a ensuite l’écosystème juridico-administratif, la complexité administrative et les délais d’obtention des autorisations étant deux sujets de préoccupation régulièrement cités par les industriels auxquels nous parlons.

La situation présente s’éclaire à la lumière de la tendance que nous avons eue, en France, à considérer que nos coûts élevés, nos normes exigeantes et notre complexité administrative mal maîtrisée étaient compensés par des avantages en matière de marchés, de services publics et d’infrastructures. Le constat implicite dressé par le rapport Gallois au début des années 2010 est que tel n’est pas le cas. Sous l’effet de la prise de conscience collective d’une désindustrialisation accélérée, notamment par comparaison avec le reste de l’Europe, nous nous sommes efforcés de desserrer les contraintes.

Nous avons fait des progrès, dont il faut toutefois constater qu’ils sont insuffisants. Deux exemples l’illustrent. D’abord, nous sommes toujours le premier pays d’Europe, et de loin, en matière de niveau des prélèvements obligatoires pesant sur les entreprises, qu’il s’agisse des cotisations sociales ou des impôts de production, autrement dit de rentabilité économique ou de valeur ajoutée. Ensuite, les facteurs qui nous avantageaient par rapport à nos partenaires européens, notamment les pays de l’Est de l’Europe, ne sont plus déterminants compte tenu de la convergence collective en matière d’attractivité, et ne justifient plus les surcoûts et le surcroît de complexité attachés à la localisation en France de la production.

Il résulte de ce qui précède que, parmi les freins à la réindustrialisation, le principal est notre insuffisante attractivité. Il faut agir sur les facteurs qui sont à notre main, en vue notamment d’une simplification administrative et d’une réduction des délais, dont le coût est faible pour les finances publiques, mais pas du point de vue de l’acceptation sociale, dans la mesure où cela signifie prendre plus de risques collectivement, lors de l’installation d’une usine par exemple, et en mécontenter les riverains.

Par ailleurs, comme l’a montré une étude que nous avons publiée en début d’année pour la fédération Syntec, la France se distingue par la surfiscalisation du travail qualifié. Les prélèvements obligatoires frappant les rémunérations supérieures à 1,4 Smic sont supérieurs à leurs équivalents ailleurs en Europe, sans que l’écart ne soit compensé par un revenu différé ou par des prestations sociales plus élevées. La question se pose de transférer cette surfiscalité vers d’autres bases fiscales. Sans préjudice d’orientations plus stratégiques sur lesquelles je pourrai revenir, ces deux aspects du problème doivent sans doute être approfondis.

Enfin, il faut favoriser l’accumulation du capital, qui est la condition sine qua non de toute base industrielle. La rentabilité économique est certes un facteur de localisation du capital, mais si nous voulons vraiment développer l’industrie, il faut permettre à la base industrielle de croître, non pendant quelques années mais sur plusieurs décennies. Il faut certes donner des perspectives, mais il faut aussi faire en sorte que le rendement du capital ne soit pas érodé chaque année par une surfiscalité. À trop freiner la croissance de l’arbre, on finit par obtenir un arbrisseau.

M. le président Charles Rodwell. Que pensez-vous, madame de Bailliencourt, de notre réaction à l’extraterritorialité du droit américain et surtout à notre dépendance aux normes comptables et financières des États-Unis ? Nous avons mis en œuvre la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), pour des raisons environnementales et écologiques, mais aussi parce que nous estimions que les normes comptables extrafinancières qu’elle introduit permettaient à la France et à l’Europe de rompre leur dépendance aux États-Unis en la matière.

Par excès de complexité, nous avons abouti à un blocage. Quelles pistes nous recommandez-vous, à nous législateurs, de suivre pour permettre à notre base industrielle de regagner une part d’indépendance vis-à-vis des normes et règlements américains ? Faut-il envisager la refonte de la CSRD ?

Monsieur Calmels, vous proposez de taxer les produits carbonés à leur entrée en Europe sur la base de nos normes écologiques. Quel regard portez-vous sur les mesures prises à l’échelle nationale, notamment la « loi industrie verte », et au niveau européen, notamment le Pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal (CIA), le potentiel Buy European and Sustainable Act (Besa), la taxonomie verte et les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) ? Ces mesures vous semblent-elles à la bonne échelle ? Faut-il envisager des mesures complémentaires ? Que répondez-vous à l’argument selon lequel la taxation de produits importés risque de provoquer de l’inflation ?

Monsieur Redoulès, vous avez publié de nombreuses études sur la quantité de travail et sur son coût. Depuis sept ans, ce sujet nous obsède. C’est pourquoi nous avons mené la réforme des cotisations sociales, de l’assurance chômage et des retraites, adopté les ordonnances du 22 septembre 2017 relatives au dialogue social et aux relations de travail dites « ordonnances travail », mené la réforme de l’apprentissage et engagé celle du lycée professionnel.

Quelle direction faut-il prendre ? Vous avez évoqué la trappe à bas salaires créée par la réduction générale des cotisations patronales introduite par les réformes Fillon de 2010 et 2011. Faut-il rééquilibrer la courbe des cotisations ? Faut-il mener une seconde réforme de l’assurance chômage ? Faut-il alléger le coût du travail en menant une réforme de la retraite par capitalisation pour éviter de faire financer nos retraites uniquement par le travail ? Quelle piste recommandez-vous d’explorer pour alléger le coût du travail au profit de nos industries ?

Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. La première chose que je préconiserais est la fin de la naïveté. L’Europe et la France sont attachées au libre-échange et au marché unique et ouvert, mais, ce faisant, nous omettons de nous doter des outils que les autres – la Chine, les États-Unis – utilisent contre nous. Je pense à l’Inflation Reduction Act (IRA) de M. Biden, qui est une politique de subventions en contradiction directe avec les règles du libre-échange ; aux mesures de coercition ; aux mesures tarifaires. Nous ne jouons pas dans la même cour.

Au fond, la question est de savoir comment utiliser l’échelon européen à la fois comme un marché accessible et comme un marché structuré. Car l’Europe n’est pas un marché structuré : chacun fait ce qu’il veut, la seule contrainte étant que cela s’inscrive dans le marché unique et ouvert et dans le libre-échange. Et nous voyons bien que les États membres, pour des raisons qui leur sont propres, organisent leur défense individuellement. Cela fait soixante-dix ans que nous essayons de faire de l’Europe un outil politique, mais nous n’avons toujours pas décidé s’il devait s’agir d’une fédération d’États, d’une communauté d’intérêts, ou d’autre chose encore. Cette question, qui relève de la souveraineté des États membres, ne se réglera pas instantanément, mais l’Union européenne pourrait à tout le moins consolider son marché continental face à la Chine et aux États-Unis, en répliquant par des mesures antidumping, par des tarifs douaniers, ou encore par le fameux mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) – même si son application me laisse songeuse, nous pourrons en reparler. Dit autrement, il faut que tout le monde joue selon les mêmes règles, car le jeu mondial est tel qu’il ne peut y avoir de bons élèves d’un côté et des dissidents de l’autre.

S’agissant de la directive CSRD, la logique est comparable. C’est une très belle idée, qui suit de très beaux principes, mais il s’agit bien d’un pari selon lequel l’investissement dans le verdissement de l’économie et le renforcement de la responsabilité des entreprises en matière sociale, économique et environnementale constituera un gage de productivité et ira dans le sens que le monde doit prendre. Cela me fait penser aux droits de l’homme et aux principes démocratiques, que nous voulons transposer partout. Or nous voyons bien que les Chinois sont complètement indifférents à cette politique, qu’ils utilisent néanmoins contre nous, pour nous vendre des composants décarbonés ; que l’Inde rejette totalement cette directive ; et que les États-Unis sont en train d’opérer un rétropédalage massif. Dans ces conditions, devons-nous poursuivre dans cette voie ou tout arrêter ?

Pour faire un autre parallèle, la situation est la même concernant l’industrie automobile, avec la fin programmée des véhicules thermiques. Les bons élèves veulent la préserver car cela fait des années qu’ils investissent, que leurs dépenses sont importantes et qu’ils veulent faire les choses bien, quand ceux qui n’ont pas pris le virage souhaitent profiter de la situation.

Mon avis est qu’il ne faut pas renoncer, mais alléger et simplifier les règles de manière drastique, afin de soutenir ceux qui ont accepté de participer. En revanche, il faut mettre un terme à cette ingénierie bureaucratique et administrative complètement hallucinante, qui prévoit des milliers de points de contrôle et qui nécessite de consacrer énormément de ressources humaines et matérielles. Il me semble que les priorités sont ailleurs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comme le président Rodwell, je souhaiterais savoir si vous avez des idées de réforme de la directive CSRD. Ce dispositif se voulait protectionniste, mais, comme vous l’avez montré en insistant sur sa dimension bureaucratique, il se révèle totalement contreproductif.

En matière environnementale, sociale et de gouvernance, les entreprises européennes obéissent déjà à des standards fixés par la réglementation européenne. Pour faire de la directive CSRD un véritable outil de protectionnisme, ne faudrait-il pas le réserver aux sociétés extraeuropéennes, dont nous ne pouvons garantir, justement, qu’elles respectent nos standards ? De cette manière, nos marchés publics ne seraient ouverts aux entreprises étrangères que si elles fournissent ce reporting extrafinancier. Une telle barrière administrative aurait d’ailleurs pour effet de réduire légèrement la compétitivité financière des offres extraeuropéennes vis-à-vis des offres continentales.

Rappelons que les marchés publics américains ne sont ouverts aux entreprises étrangères qu’à hauteur de 30 %, contre 90 % en ce qui concerne l’Union européenne. Dans la mesure où il semble très compliqué d’appliquer une préférence européenne, ne serait-ce pas pertinent de réserver la directive CSRD aux sociétés extraeuropéennes ?

Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Je n’ai pas réfléchi à cette possibilité mais elle me semble difficile à appliquer compte tenu de la nature des entreprises concernées par cette directive. Il s’agit essentiellement de grands groupes, organisés en filiales, et qui importent et exportent. Les grandes entreprises du CAC 40 ne réalisent que 10 % de leur activité sur le territoire national et rapatrient en France les dividendes de leurs filiales. Ces dernières seraient-elles concernées par la directive CSRD ? Votre idée est intéressante, mais je m’interroge sur son application pratique.

S’agissant des normes, je répète que la réflexion doit porter sur les règles du jeu que nous sommes prêts à accepter. Que les États membres adoptent les mêmes règles relatives à la compétitivité et à la comptabilité serait déjà quelque chose. Dans ce dernier domaine, nous avons sciemment choisi de nous mettre dans la roue des normes américaines, ce qui, dans la logique de la globalisation, avait du sens. Mais eu égard à l’actuelle refonte des grands systèmes économiques hégémoniques, ce choix est-il toujours pertinent ? Le fonctionnement de l’administration Trump est-il un phénomène ponctuel ou appelé à durer ? Historiquement, les États-Unis oscillent entre protectionnisme et interventionnisme tous les vingt ou trente ans vis-à-vis de l’Europe. En l’espèce, le balancier est reparti vers le protectionnisme, mais nous ne savons pas pour combien de temps.

Ce que nous constatons, c’est que les grandes chaînes d’approvisionnement et d’interdépendance sont en train de se redessiner. Nous évoquions l’importance de l’intelligence artificielle pour la France, mais 90 % des composants de nos infrastructures numériques ne sont pas produits sur le sol français. Ainsi, jusqu’où le reporting au titre de la directive CSRD devrait-il aller pour les entreprises étrangères ? Devrait-on aller jusqu’au scope 3 ? C’est une question à laquelle je ne saurais répondre dans l’instant et qui demanderait une étude très approfondie.

En tout état de cause, il me semble qu’il faut raisonner non en fonction des mesures, mais de la stratégie que nous poursuivons, de l’impact que nous en attendons et des moyens que nous nous donnons. Nous avons empilé des dispositifs qui, pris un par un, sont tous valides mais qui, réunis, ne constituent une stratégie cohérente ni pour la France, ni pour l’Europe.

M. Dominique Calmels. À la fin de notre note relative aux 80 milliards d’euros que l’État pourrait récupérer en taxant les produits importés les plus polluants, nous prenons l’exemple d’un t-shirt vendu à environ 15 euros pour montrer que l’impact d’une telle mesure sur l’inflation ne serait pas si élevé que cela.

Premièrement, en augmentant le prix d’un produit importé, on pourrait le rapprocher du prix de vente d’un produit fabriqué en France ou en Europe ; s’agissant des vêtements, nous savons où ils sont massivement fabriqués. La réduction de l’écart peut inciter le consommateur à choisir un produit provenant de plus près de chez lui.

Deuxièmement, plusieurs intermédiaires interviennent dans les importations, si bien qu’une hausse de 1 euro sur un produit vendu 15 euros pourrait être progressivement absorbée sans qu’elle ne se répercute sur le prix de vente final. Certes, l’augmentation du coût de départ peut conduire à un prix final plus élevé, mais le jeu en vaut la chandelle eu égard au montant total dont nous parlons.

Enfin, une telle mesure permet de s’interroger sur les conséquences extrêmement néfastes pour la planète des conditions de fabrication de ces produits très bon marché. Le but n’est pas de demander à chaque Français de dire si, oui ou non, cela les dérange de faire ce type d’achat, mais de les alerter et de leur indiquer qu’il convient certainement de dépenser 1 euro supplémentaire. Je répète que le montant global s’élève à 80 milliards d’euros, ce qui n’est pas rien.

En ce qui concerne le potentiel Buy European Act, au risque de me montrer trop réaliste – on a pu me le reprocher, mais c’est le propre des directeurs financiers –, si privilégier les achats européens est, sur le papier, est une formidable idée, est-elle réalisable ? Marie-Pierre de Bailliencourt vient de poser la même question : en nous engageant sur cette voie, sommes‑nous certains de nous en sortir avec des produits européens, que les consommateurs achèteraient ?

Nous savons bien que les géants du numérique dits Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne viennent pas d’Europe, et encore moins de France. Alors que nous accusons une très grande dépendance vis-à-vis d’eux depuis des années, l’Europe ne s’est pas mobilisée pour créer une proposition numérique concurrente. Dans la mesure où nous n’avons pas la même force de frappe, cette démarche ne pourrait être que progressive, mais nous ne l’avons même pas commencée. Dans ce contexte, si se lancer dans la réindustrialisation est une bonne idée, favoriser les achats européens est-elle la stratégie opportune ? Nous essayons d’établir des pare-feux autour de nous, de nous isoler, en estimant que nous sommes suffisamment intelligents et capables de produire et de vendre européen, mais nous voyons bien qu’il faudra des années avant que ce soit une réalité.

Il faut certainement défendre cette idée, car il y a des domaines où nous pouvons y arriver, mais, à l’image des normes comptables, nous risquons de fixer des règles qui contraindront encore davantage nos entreprises. Plutôt que de dépenser de l’argent pour faire tous ce reporting – je connais bien la question pour en avoir eu la charge dans mes fonctions précédentes –, ne faudrait-il pas le consacrer à l’innovation et à la recherche afin de nous mettre au niveau de nos amis chinois et américains ? D’aucuns diront que c’est peine perdue, mais je ne crois pas que ce soit impossible, car nous avons de bons chercheurs qui, s’ils sont motivés et correctement rémunérés, peuvent aboutir à des découvertes. Les grandes innovations ne demandent d’ailleurs plus de lourds investissements industriels, comme lorsque nous devions inventer le moteur à explosion ; elles sont désormais beaucoup moins coûteuses. Le plus important est d’avoir les êtres humains, les équipes qui ont des idées. Nous pouvons atteindre des résultats surprenants si nous libérons la créativité et si nous passons outre certaines règles qui nous ralentissent ; c’est le point de vue de l’Institut Sapiens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mme de Bailliencourt a parlé de stratégie globale : celle de l’Union européenne, fondée sur des instruments protectionnistes, n’est-elle pas contreproductive en matière de réindustrialisation ? Le MACF, par exemple, taxe les intrants, mais pas les produits finis ou semi-finis étrangers qui font concurrence à notre industrie. Quant à la directive CSRD, elle alourdit la bureaucratie.

Au fond, l’Union européenne ne nous mène-t-elle pas dans l’impasse en suivant une stratégie complètement différente de celle de la Chine et des États-Unis, pays qui soutiennent leur industrie par des subventions quand nous préférons taxer au nom de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas œuvrer contre les émissions, ni qu’il faut tout subventionner, mais nous taxons au lieu de soutenir et de nous libérer de règles de concurrence beaucoup trop strictes.

M. Dominique Calmels. Je vais prendre votre question autrement. Nous avons produit un autre rapport soutenant que toute annonce devrait être précédée d’une étude d’évaluation. Nous sommes les champions du monde de l’annonce, mais il faut que nous apprenions à faire des études, rapides et sérieuses, sur les conséquences de nos décisions et propositions.

Par exemple, si l’interdiction de la vente de voitures thermiques à l’horizon 2035 est à première vue une bonne idée, nous nous apercevons qu’elle est difficile à réaliser, qu’elle va tuer une partie de notre industrie automobile et que, de toute façon, certains véhicules sont utilisés pendant vingt ans. Et si nous décidons malgré tout d’emprunter cette voie, alors notre stratégie est incomplète. Que faire, entre autres, des voitures qui ne seront pas électriques en 2035 ?

La logique est la même concernant la réindustrialisation. L’idée est consensuelle, mais nous ne sommes pas allés au bout de la réflexion sur ce que cela implique dans le détail. J’y insiste : nous manquons d’études préliminaires. Je sais que certains, en France, font des plaisanteries sur le commissariat au plan, mais il n’empêche que nous manquons de plan !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président Rodwell vous a aussi interrogé sur les PIIEC : qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, je souscris totalement à ce que vous venez de dire. Je crains en effet que les décisions ne soient davantage prises en fonction des effets de mode et de l’idéologie que de la rationalité. Nous l’avons vu s’agissant du nucléaire ; nous le voyons avec l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique. À ma connaissance, il n’y a aucun indicateur au vert concernant cette mesure, qui va supprimer au moins 100 000 emplois dans le secteur de l’industrie, sans compter la distribution et les services. De plus, comme l’indiquait ce matin David Baverez, cette interdiction va donner un énorme coup de frein à la recherche et à l’innovation en France étant donné que ce secteur est l’un de ceux qui y consacrent le plus de ressources.

M. Dominique Calmels. Si l’arrêt des véhicules thermiques en 2035 est la bonne décision, ou du moins si c’est la nôtre, il faut anticiper les conséquences et établir un plan d’action. Il faudra former et redonner un travail aux 100 000 personnes à reclasser. Dans la mesure où nous avons créé 1 million d’emplois en quelques années, c’est certainement possible, mais il y a des actions à mener.

Quant à votre dernière question, je n’ai pas de commentaire particulier.

M. Olivier Redoulès. En ce qui concerne le MACF, qui consiste à appliquer aux importations les mêmes exigences relatives aux émissions de gaz à effet de serre que celles que nous imposons à nos propres produits, l’idée découlait du bon sens. Cela étant, le dispositif ne s’applique que sur certains intrants, et non sur les produits finis. De plus, nous n’avons pas trouvé le moyen de neutraliser ce mécanisme en ce qui concerne nos exportations, si bien que nous taxons notre propre production. Le MACF illustre bien le fait que des mesures conceptuellement intéressantes se heurtent souvent à d’importantes difficultés opérationnelles.

S’agissant ensuite des stratégies de décarbonation, mon collègue Raphaël Trotignon le dirait mieux que moi : la Chine suit une démarche de mercantilisme vert, la transition écologique ayant constitué une occasion incroyable pour elle de se positionner sur des marchés où elle était absente, comme l’automobile ; tandis que les États-Unis ont adopté une approche fondée sur la valeur, avec des mécanismes de subvention, comme l’Inflation Reduction Act, qui ont rendu rentables les investissements verts. Ils ont donc créé de l’activité économique, car s’ils continuent d’exploiter le gaz de schiste – nous sommes bien placés pour le savoir, puisque nous le payons –, ils valorisent d’autres types d’investissements, proches de la neutralité technologique et grâce auxquels le mégawattheure a peu ou prou le même prix, quel que soit le mode de production, hors ajustements techniques.

Quant à la stratégie européenne, plus que de reposer, comme vous l’avez indiqué, sur la taxation – le marché du carbone étant limité –, elle s’appuie avant tout sur une forte réglementation. Or, si nous avons détruit la valeur du « brun », nous n’avons pas réellement valorisé le « vert ». Je confirme donc qu’il y a un problème dans l’approche industrielle. Certes, un plan comme le pacte vert a été conçu avant le Covid, lorsque nous menions la transition écologique par invocation : on affirmait qu’il fallait faire les choses d’une certaine manière et qu’il fallait se fixer certains objectifs. Le point de pivot n’est arrivé qu’après, quand nous avons évalué les investissements qu’une telle politique supposait et que nous nous sommes rendu compte que les choses devenaient très coûteuses. La France a aussi connu la crise des gilets jaunes, lors de laquelle nous avons compris que des mesures issues d’une approche trop descendante n’étaient pas admises par la population.

J’en viens à la question du coût du travail, qui est le résultat du salaire brut et des cotisations. Or le fait est qu’avec le Smic, nous avons un plancher relativement élevé – on peut trouver cela justifié, mais en comparaison avec le revenu médian des autres pays, c’est le cas – et que nous appliquons au travail un taux normal de prélèvement – je pourrai revenir sur le mot « normal » – également très élevé de 42 %. Il y a donc une singularité française.

Dès lors, le problème vient-il du niveau du smic et de ses effets sur l’échelle des salaires, ou bien du niveau des prélèvements ? Dans le premier cas, la question renvoie au mécanisme de formation des salaires ; dans le second, aux dépenses sociales – sur lesquelles je reviendrai également – que les prélèvements permettent de financer. Ces deux éléments sont à analyser sur les moyen et long termes.

À très court terme, ainsi que nous l’avons dit dans notre note sur la surfiscalisation du travail qualifié en France, nous appliquons aux salaires supérieurs à 1,4 smic des prélèvements supérieurs ou très supérieurs à ceux de nos voisins européens. L’écart s’accroît d’ailleurs à mesure qu’on progresse sur l’échelle salariale, mais sans que cela ne soit justifié par des revenus différés : je pense aux retraites et à l’assurance chômage, sur laquelle je pourrai aussi dire un mot.

Or du point de vue de la compétitivité économique, une surfiscalisation du travail qualifié n’est pas opportune. L’effort devrait être reporté sur d’autres assiettes fiscales, comme la consommation, mais il y a d’autres possibilités. En effet, un tel coût du travail nuit à l’attractivité des emplois. Les employeurs peinent à recruter et les salariés qualifiés, qui ont le choix du lieu de travail et qui voient la différence entre la valeur ajoutée qu’ils doivent créer pour leur entreprise et ce qu’ils touchent à la fin du mois, constatent qu’ils sont moins bien lotis en France que dans d’autres pays européens.

Pour atteindre nos objectifs en matière d’emploi, nous avons fortement baissé le coût du travail et par là introduit une progressivité, qui a considérablement réduit le rendement donc l’accumulation du capital humain et l’investissement éducatif. Cette politique a amputé la capacité d’augmentation des salaires tout au long de la vie professionnelle : il s’agit d’une redistribution avantageant le début de carrière au détriment de l’évolution salariale. Cet effet pervers n’a pas forcément été analysé, lacune qui renvoie à la place des études d’impact préalables.

La retraite par capitalisation pose la question du choix du modèle social. Voulons-nous que la pension de retraite couvre l’ensemble du salaire ? Elle pourrait pour partie relever d’un socle redistributif et pour une autre, contributive, s’apparenter à de la capitalisation. Une telle réforme peut s’envisager dans le temps. La retraite par capitalisation nécessite un patrimoine, lequel peut être constitué des actifs de fonds de pension. Ce système dégage une capacité de financement de l’économie qui ne se retrouve pas dans le modèle par répartition. Ponctionner un revenu pour le rendre dans cinquante ans s’oppose à l’accumulation d’un capital que l’on peut solliciter pour acheter une voiture ou une maison. Des éléments microéconomiques séparent les deux systèmes et incitent à déployer celui par capitalisation à partir d’une rémunération égale à 5 ou 6 smics, voire plus bas.

Les employeurs acquittent des cotisations chômage relativement élevées, de l’ordre de 4 % du salaire brut jusqu’à un plafond lui-même haut. Les cotisations des salariés ont été basculées vers la contribution sociale généralisée (CSG), mais l’effet économique est à peu près identique même si l’extension de la base leur a bénéficié. Ces taux sont deux fois supérieurs au niveau allemand. Certes, le système est relativement protecteur en termes de durée d’acquisition des droits et d’indemnités, mais il ne facilite pas la fluidité du marché du travail. Un mécanisme moins protecteur laissant davantage les gens s’assurer eux-mêmes serait préférable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Rexecode a publié une étude montrant que le coût horaire du travail dans l’industrie manufacturière était inférieur de 1,50 euro en France par rapport à l’Allemagne : notre pays dispose donc d’un avantage de compétitivité-prix par rapport à notre voisin, pourtant il ne semble pas en tirer profit alors que le coût de la main-d’œuvre constitue l’un des freins à la réindustrialisation.

M. Olivier Redoulès. Le coût du travail en France est légèrement inférieur à ce qu’il est en Allemagne ou aux Pays-Bas, mais ce facteur n’est pas le seul à compter. La base industrielle en est un autre, essentiel. Or celle-ci s’est fortement réduite, que l’on prenne comme indicateurs la part de la valeur ajoutée de l’industrie, celle de l’emploi industriel ou celle des exportations du secteur. Lorsque la base industrielle est réduite, les économies d’échelle sont plus faibles, donc la production est moins compétitive, les fournisseurs comme les partenaires sont moins nombreux et les pôles de compétence moins développés. Tout cela génère des coûts structurellement plus élevés.

Nous avons mené des enquêtes régulières auprès de 500 importateurs de six pays européens : nous ciblions les biens de consommation une année sur deux et ceux d’investissement l’autre année. Nous demandions à ces acteurs de situer la France par rapport à une dizaine de pays, dont des partenaires européens, la Chine et les États-Unis, sur la base de plusieurs critères de prix et hors prix. L’Allemagne n’était pas perçue comme très compétitive sur les prix mais elle l’était sur la qualité, alors que la France était moins compétitive sur la qualité tout en étant aussi chère. Le ratio entre la qualité et le prix est inférieur en France, tout comme la variété des fournisseurs, signe de la désindustrialisation.

La compétitivité de l’Allemagne diminue depuis une dizaine d’années. L’apogée du cycle industriel de ce pays date de 2015. Depuis dix ans, on constate une contraction industrielle outre-Rhin. La part des exportations est stable quand la nôtre a fortement baissé, mais le déclin de sa production est très clair depuis la crise sanitaire. Les choix opérés en Allemagne au début des années 2000 ont porté leurs fruits et lui ont permis de dominer l’écosystème industriel européen ; le contexte a également joué un rôle dans cette réussite car le type de production chinois n’était pas ce qu’il est désormais. La situation s’est retournée et l’Allemagne n’est plus le bon étalon auquel se comparer.

Nos concurrents se trouvent de plus en plus dans le sud et l’est de l’Europe et au Maghreb. Les délocalisations dans le secteur automobile depuis 2019 ont bénéficié à ces régions, non à l’Allemagne. Les avantages comparatifs hors coûts qui différenciaient la France de nombreux pays européens se sont considérablement réduits, car certains pays, comme la Slovaquie, ont accumulé une forte base industrielle, notamment grâce à une main-d’œuvre très qualifiée et à la présence d’infrastructures. L’écart de coût entre la production française et celle de ces pays ne peut plus se justifier par les autres facteurs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les impôts de production sont deux fois plus élevés en France qu’en Allemagne : ce facteur pèse sur la compétitivité-prix de notre pays.

La France manque de compétences industrielles de base. Comment jugez-vous l’efficacité des récents plans d’investissements déployés au cours de la dernière décennie ? Le plan France relance, lancé le 3 septembre 2020, visait à soutenir prioritairement les industries dites de base, notamment les PME de la sidérurgie ou de la robinetterie dont les compétences sont nécessaires à l’industrialisation de toute innovation. À l’inverse, le plan France 2030, doté de 54 milliards sur cinq ans, repose sur deux piliers égaux : le premier concerne la recherche et le second l’accompagnement du tissu économique. Ce plan néglige les secteurs du socle commun industriel au profit des start-ups, du financement d’innovations de rupture et de la nécessaire décarbonation. Ces deux types d’aides sont complémentaires, mais le choix stratégique effectué par le président de la République et les gouvernements précédents de privilégier les innovations de rupture au détriment du socle industriel fondamental n’explique-t-il pas le ralentissement économique, les difficultés que nous connaissons à industrialiser les innovations et le rachat de nombreuses pépites et licornes françaises par des fonds étrangers ?

Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Le premier défaut de ces plans est le saupoudrage auquel ils procèdent. Nous devons dessiner une ambition claire puis effectuer des arbitrages courageux. Décider, c’est renoncer – et ce n’est pas simple. La Chine a annoncé qu’elle détiendrait 80 % de parts de marché dans dix secteurs technologiques en 2025 et elle a déjà presque atteint son objectif grâce à une politique conduite à marche forcée. Les États-Unis de Donald Trump ont décidé de redevenir great again et agissent à la hache.

La souveraineté et la dépendance ne sont pas deux termes totalement antinomiques à mes yeux, ils recoupent simplement les choix que nous effectuons. On peut accepter d’être dépendants sur les composants de nos infrastructures numériques tout en étant souverains sur des usages, des données et des applications dans des secteurs sensibles de la défense, de l’innovation, de l’énergie, de la mobilité ou de la santé. Nous pouvons également viser l’excellence dans des activités pour lesquelles nous souhaitons préserver notre compétitivité. À l’inverse, il me paraissait totalement inutile de développer un moteur de recherche français dans lequel nous avons englouti plusieurs dizaines de millions d’euros dix ans après la bataille. Microsoft vient de révéler qu’elle dotait son plan d’infrastructures numériques annuel de 85 milliards de dollars quand notre pays peine à dépenser 1 milliard d’euros. Nous ne pouvons pas lutter, donc il faut refuser les combats perdus d’avance et en privilégier d’autres qui nous correspondent et que nous souhaitons absolument remporter. Nous ne manquons pas d’atouts dans la technologie, l’IA, le quantique ou la biotechnologie. La plupart des sociétés de biotechnologie qui se font actuellement coter à New York sont d’origine française et sont financées par les impôts des Français. Notre marché de capitaux est insuffisant pour amorcer le pied de cuve de la réindustrialisation. Une start-up se voit proposer huit fois moins de capitaux en France qu’aux États-Unis : dans ce contexte, la tentation américaine est grande.

Il ne faut pas se contenter de subventionner les entreprises, car elles ont été étouffées par l’administration et la bureaucratie. Il est urgent d’augmenter la TVA et de baisser les impôts de production pour provoquer un choc de réindustrialisation rapide. C’est certes une question politique sensible dans un pays qui a fait du pouvoir d’achat l’alpha et l’oméga de son économie, mais les pouvoirs publics ont la responsabilité d’expliquer aux citoyens que des efforts sont à réaliser à court terme pour améliorer la situation à moyen et long terme.

Le premier mandat du président Macron fut marqué par des efforts importants sur l’impôt sur les sociétés (IS) mais un rétropédalage est intervenu dans le projet de loi de finances pour 2025, pour les raisons que tout le monde connaît. Ce changement trouble le message de la France. J’ai parlé ce matin devant cinquante investisseurs américains, qui se posent la question de leur départ. Mon devoir patriotique me conduit à tenter de les convaincre de rester grâce à nos atouts, qui ne sont pas toujours visibles, mais les investisseurs étrangers sont fébriles. L’une des raisons qui peut les conduire à rester dans notre pays est la sous-valorisation de nos actifs, car nous nous vendons mal.

Une urgence est attachée à l’enseignement, en particulier des mathématiques. Il faut réinvestir les fondamentaux et déployer des plans de formation destinés à résorber le décalage avec les besoins de l’économie, illustré par le fait que 577 000 jeunes sont sans emploi alors que 300 000 postes sont vacants. Les résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) fait mal à notre pays, qui a su par le passé être un lieu d’excellence.

Les PME et les ETI se trouvent dans une vallée de la mort où elles sont laissées pour compte. La plupart de leurs patrons sont découragés d’investir par les tracas administratifs qu’accompagne la croissance. Les forces vives sont étouffées par le poids des contraintes administratives. J’ai dirigé une entreprise de technologie dans laquelle environ 30 % du bénéfice était englouti par la charge administrative – comptabilité, remontée d’informations, conformité aux normes et à la réglementation. On ne peut pas courir avec ces boulets au pied quand nos voisins et le reste du monde s’organisent de manière très différente.

Dans le domaine de la réglementation, des actions sont à mener à l’échelle européenne et nationale. Pour faire plaisir à M. le rapporteur, je vais donner deux exemples du poids du MACF : les émissions d’un bateau naviguant entre deux ports européens sont taxées à 100 % alors qu’elles ne le sont qu’à 50 % entre un port européen et un port tiers. L’Union européenne organise son propre désavantage compétitif. Par ailleurs, nous ne comprenons pas la chaîne de valeur d’un produit : le prix d’une voiture produite en Europe intègre le coût du quota carbone dont l’industriel a dû s’acquitter pour l’acier alors que le prix d’une voiture chinoise exportée en Europe est délesté du MACF.

Voici deux leviers d’action concrets et immédiats. L’Allemagne s’est révélée un partenaire compliqué dans ce domaine à cause de sa dépendance aux chaînes d’approvisionnement chinoises, qui s’articulait au commerce des composants verts – ou green trading. Le nouveau chancelier Friedrich Merz veut insuffler des évolutions dans ce domaine et souhaite rejoindre la cohorte d’une Europe qui a envie de se défendre.

M. Olivier Redoulès. Je souscris largement aux propos de Mme de Bailliencourt, notamment sur le choix français de privilégier le pouvoir d’achat, destiné à attirer les investisseurs étrangers par une croissance et une consommation plus élevées que dans les autres pays européens. Couplée à des décisions en matière de temps de travail et d’âge de départ à la retraite, cette stratégie a fait des prélèvements obligatoires et du déficit public les variables d’ajustement de la politique économique. Les prélèvements obligatoires n’ont pas les mêmes effets dans tous les secteurs, certains étant moins exposés car davantage protégés de la concurrence internationale. L’industrie ne fait pas partie de cette catégorie, donc la réindustrialisation exige de privilégier la compétitivité sur le pouvoir d’achat. Il faut d’abord produire suffisamment avant de distribuer des revenus, d’abord aux salariés. Le taux de partage de la valeur ajoutée est stable sur longue période : faut-il se satisfaire de ce résultat ? Pas forcément, même si on s’en justifie parfois en constatant la baisse qu’a connue la part salariale dans d’autres pays. Il est parfois préférable de recevoir une petite part d’un gros gâteau qu’une grosse part d’un petit gâteau : la France se situe dans la deuxième configuration car elle a déployé divers instruments pour maintenir la part du revenu des ménages, mais cette politique s’est faite au détriment de la création de richesses.

La Suède est une petite économie ouverte qui a résolu sa crise dans les années 1990 en réformant, comme d’autres pays, les mécanismes de formation des salaires et les prestations sociales. Le principe est de partir de la production de valeur et de la compétitivité, d’abord celle de l’industrie et des biens échangeables puis celle de l’ensemble de la chaîne économique. Peut-être faut-il s’inspirer de ce modèle, d’autant que la Suède n’est pas le pays des petits emplois mal payés – la modération salariale correspond davantage à la politique conduite en Allemagne.

Il faut distinguer la réindustrialisation de l’innovation. Certes, l’industrie est le lieu d’innovations importantes : nos dépenses de recherche et développement (R&D) sont faibles, mais leur niveau est plus flatteur si on le rapporte à notre socle industriel, lui-même limité. La R&D industrielle est liée à la capacité des entreprises à investir et à accumuler du capital : la rentabilité et la fiscalité du capital sont deux paramètres importants en la matière.

Les retours de terrain sur les plans déployés par l’exécutif ces dernières années sont plutôt favorables, à condition qu’ils ne se substituent pas à d’autres formes de soutien mais qu’ils les complètent. On pourrait considérer que ce n’est pas à l’État d’agir dans ce domaine, mais les autres pays, comme les États-Unis, soutiennent beaucoup, de manière plus ou moins avouée, l’innovation. Quelle est la légitimité de l’État par rapport à un investisseur privé ? Quand l’État investit, il doit supporter le coût des éventuelles pertes, alors qu’il serait préférable que le secteur privé essuie celles liées aux investissements risqués. Il faudrait analyser les raisons qui empêchent les investisseurs privés de prendre le relais : cette question mérite une étude approfondie.

M. Dominique Calmels. France Stratégie a publié en septembre un rapport dans lequel on peut lire que l’IA « pourrait augmenter la productivité industrielle française de 20 % d’ici 2030, soit un gain de 200 milliards d’euros. » Petit calcul d’épicier : sur les 200 milliards, 100 milliards serviront à amortir les investissements et à payer les salaires, et les 100 milliards de gains, taxés à 25 %, produiront une recette fiscale de 25 milliards, c’est-à-dire la somme que les pouvoirs publics cherchaient récemment. Il y a donc urgence à déployer l’IA dans l’industrie et dans les entreprises : la tâche est amorcée, mais il faut accélérer.

Les écoles françaises préparant au baccalauréat professionnel continuent à former de nombreux développeurs en informatique, alors qu’on n’en aura plus besoin dans quelques années. Certains jeunes éprouvent déjà des difficultés à trouver du travail dans cette branche. Le monde change ; il faut apprendre à anticiper.

L’enveloppe de 50 milliards du plan France 2030 représente le produit des taxes de production : la suppression de ces prélèvements ne serait-elle pas plus efficace pour notre économie ? Pour les dirigeants de start-up ayant besoin de fonds, le gouvernement pourrait se porter caution.

Il y a cinq ou six ans, nous avons lancé un cycle de conférences intitulé les « les rencontres de la France qui gagne », au cours duquel nous avons mis en avant six secteurs économiques dans lesquels des entrepreneurs pleins d’idées avaient réussi. Il a en revanche été difficile de trouver de tels entrepreneurs dans le domaine de la cybersécurité : nous sommes parvenus à trouver deux Français très compétents, mais ils avaient accompli leur brillant parcours aux États-Unis grâce au patron, français, de Moderna, qui les y a accueillis et qui a financé leur développement dans ce pays. Il faut que cela change.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Madame de Bailliencourt, vous avez confessé la grande naïveté de l’Europe, qui s’est laissé bercer par l’idée d’un commerce globalisé, sans contraintes et reposant sur une concurrence libre et non faussée, et qui se trouve désemparée face à la guerre commerciale que nous livrent désormais les États-Unis, pourtant le phare planétaire du néolibéralisme mondialisé. Vous avez également avoué que la politique conduite durant ces trente dernières années avait favorisé les services, les délocalisations et la consommation importée. Notre commission d’enquête progresse, puisqu’elle vient de mettre le doigt sur un premier frein à la réindustrialisation : la désindustrialisation n’est pas un phénomène subi, elle résulte de choix politiques qui se sont inscrits dans le logiciel du néolibéralisme globalisé. Il faut sortir de la politique économique menée depuis plusieurs décennies et poursuivie par le gouvernement en place.

Monsieur Calmels, vous nous interrogiez sur les raisons pour lesquelles la France voudrait se réindustrialiser. On pourrait invoquer l’objectif suivant : produire pour satisfaire les besoins des Françaises et des Français, à commencer par les besoins primaires – se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner, se déplacer et se chauffer.

Dans ce cas, nous devons partir des besoins et donc abandonner la politique de l’offre et l’obsession de la baisse des coûts, alors que les aides publiques aux entreprises représentent près de 200 milliards par an, en cumulant les aides fiscales et les exonérations de cotisations patronales. Les résultats de cette politique sont nuls voire négatifs, puisque le solde net d’emplois industriels a diminué depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. On prête à Albert Einstein la formule suivante : « La folie, c’est de se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent ». Pourquoi donc répéter la même politique ?

On voit bien que la mise en concurrence avec des espaces économiques aux normes sociales et environnementales moins-disantes est un puits sans fonds, puisqu’il y aura toujours un compétiteur qui produira pour moins cher que nous.

Madame de Bailliencourt, vous considérez que les Français devraient encore faire des efforts, qu’ils doivent consentir à une baisse de leur pouvoir d’achat pour maintenir un système en pleine autodestruction. Mais jusqu’à quel point ? À partir de quand juge-t-on qu’un système n’est pas vertueux pour l’intérêt général, mais produit simplement du malheur ? Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, il y a sept ans, le nombre d’inscrits à l’aide alimentaire a augmenté de 2,5 millions, pour atteindre 8 millions. Dans le même temps, le patrimoine cumulé des 500 plus grandes fortunes est passé de 500 milliards à plus de 1 200 milliards. Il y a un problème systémique, qu’il faut régler.

Vous évoquez le passage d’un système de retraite par répartition à un système par capitalisation, afin de gagner en compétitivité. Un consensus apparaît ainsi entre l’extrême droite, le centre et la droite, pour casser le système actuel de retraite. Quand cela s’arrêtera-t-il ? Quand trouverons-nous un système vertueux qui protège l’environnement et l’intérêt général ?

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour l’objectivité de votre intervention. Vous avez simplement omis d’indiquer que 3 millions de Français ont retrouvé un emploi ces huit dernières années – mais je pense que vous alliez le faire.

Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Monsieur Fernandes, une phrase est correcte, dans votre propos : tout cela est systémique. C’est une réalité. Le système né de l’après-guerre visait à globaliser les chaînes de production, d’approvisionnement et les éléments de la consommation. Il reposait sur un idéal de liberté garantie par le commerce et par le bouclier défensif américain, pour le bloc occidental, par le leadership idéologique de l’URSS puis de la Chine, pour le bloc oriental.

Ce système globalisé a été mis à mal par l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. La politique chinoise, menée à bas bruit depuis 1979, est devenue beaucoup plus offensive. Elle s’est désinhibée, avec un projet affiché de faire du pays le leader économique mondial. La Chine a changé l’organisation des relations internationales et a structuré la dépendance occidentale à ses produits à bas coût, à travers un dumping, non pas pour faire preuve de gentillesse en nous vendant des produits bon marché mais pour conquérir nos marchés. Shein et Temu, les deux principales plateformes chinoises de commerce en ligne, ont vu leurs résultats bondir de 600 % au cours des six derniers mois. Actuellement, elles vendent davantage en France que la plateforme française La Redoute, Amazon et toutes les plateformes européennes.

Si le système se redessine actuellement, c’est également à cause du mouvement de balancier américain vers le protectionnisme, qui a commencé sous Obama. Face à cette nouvelle réalité, nous devons nous réorganiser. Il me semble que les instruments de notre réponse se trouvent à la fois à l’échelle française et à l’échelle européenne. Vous avez raison, le changement de paradigme est radical sur le plan économique. La guerre économique est ouverte depuis à peu près 2015. Nous en payons les frais.

Si nous ne changeons pas nos méthodes, nous produirons plus de malheur. Si nous voulons rendre à la France sa productivité, retrouver des salaires décents, l’envie d’innover, permettre aux Français d’espérer en demain, il faut changer de politique – et non accroître encore le déficit public, ou les soutiens économiques.

Le baromètre des territoires de l’Institut Montaigne montre que la France est très largement désespérée. La paupérisation est assez forte. Un certain nombre de politiques, de droite comme de gauche, doivent être revues, pour prendre en compte le nouveau cadre géopolitique.

M. Olivier Redoulès. Je ne sais pas trop ce qu’est le « néolibéralisme » que vous évoquez. La désindustrialisation française est une singularité au sein de l’Europe. Nous vivons pourtant dans le même système que nos voisins.

Nous observons une inflexion depuis 2022-2023, avec la crise énergétique, et l’accélération d’une stratégie chinoise dont les prémices sont apparues en 2015, avec le plan China 2025 – qui avait déjà suscité une réaction d’Obama.

La désindustrialisation en France au cours des trente dernières années a un caractère unique en Europe. Elle ne s’explique pas par le néolibéralisme. Nous devons plutôt interroger nos politiques publiques, nos choix.

Vous évoquez 220 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Encore faudrait-il préciser le périmètre. Surtout, le ratio entre les prélèvements nets, après aides publiques, dont les entreprises s’acquittent et leur valeur ajoutée est supérieur en France à la plupart des pays européens, si ce n’est à tous. Dans notre modèle économique, la puissance publique prélève beaucoup et redistribue beaucoup. Ce modèle pourrait peut-être être interrogé.

Je ne sais pas d’où sortent vos chiffres concernant le solde net d’emplois industriels : 130 000 emplois industriels salariés ont été créés depuis 2017 dans le secteur manufacturier. On peut se désoler que la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total du secteur marchand ait légèrement baissé. Toutefois, l’emploi manufacturier a augmenté en valeur absolue. Ce sont des chiffres de l’Insee.

En outre, sur les 220 milliards d’aides aux entreprises que vous évoquez, 70 ou 80 milliards sont constitués d’allègements de charges. N’oublions pas que ces allègements correspondent à la prise en charge par la puissance publique de cotisations de salariés. Il serait possible de transformer ces allègements en baisse de cotisations et de diminuer les droits. Ces allègements introduisent une très forte progressivité du coût du travail, en comparaison des autres pays. Ce choix a pour conséquence de tasser très fortement les revenus du travail, au moins entre 1 et 1,6 smic. Une telle vision d’ensemble est nécessaire pour poser le bon diagnostic.

M. Frédéric Weber (RN). Pour réindustrialiser la France, il faudra changer de logiciel. Nous devons trouver un équilibre entre, d’un côté, l’économie libérale, ses besoins, ses difficultés, ses échelles – la France, l’Europe, le monde –, et, de l’autre, la responsabilité sociale.

On pourrait résumer vos propositions à celle de réduire les coûts. Mais pourquoi faire ? Des bénéfices flash ? En 2020-2021, à la suite de la crise du Covid, dans un contexte de difficultés d’approvisionnement, ArcelorMittal a augmenté ses prix et a enregistré 1 milliard d’euros de bénéfices en France. Seuls 60 millions ont été redistribués à ceux qui ont généré cette richesse. Cela nous engage à réfléchir sur le partage de la valeur, sans être spécialement antilibéral. Ce n’est pas un problème d’aider les entreprises, et de fournir un cadre qui leur permette d’être dynamiques, mais la société dans son ensemble doit y trouver son équilibre.

Le patron de Renault estime qu’avec l’entrée en vigueur des nouveaux barèmes issus du règlement du 17 avril 2019 établissant des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs et appelées réglementation CAFE (Corporate Average Fuel Economy), il est plus intéressant pour lui de mettre à l’arrêt les lignes de production du Renault Master – élu véhicule utilitaire de l’année – car il serait taxé s’il en produisait trop.

Le chien aboie, la caravane passe, dit-on. Mais peut-être l’écart est-il trop grand entre le temps de la réalité économique et le temps de la réflexion à Bruxelles. Nous devons mener un vrai débat sur notre réactivité.

Enfin, le groupe Volkswagen – la marque Audi notamment – et ArcelorMittal commencent à bas bruit à externaliser les fonctions support, par exemple l’établissement des fiches de salaire. Ainsi, 15 % des effectifs d’Audi seront transférés dans des pays émergents, tels que l’Inde et la Chine. ArcelorMittal avait déjà transféré une partie de ses activités connexes – fonctions support, chaîne logistique – en Pologne. Elles vont partir en Inde ; la fiche de paye d’un salarié de Dunkerque sera ainsi établie à Bombay. Or il serait évidemment difficile de taxer les flux informatiques avec le MACF. Cela pose de vraies questions.

Comment trouver une position équilibrée entre la nécessité d’aider les entreprises pour permettre leur dynamisme et celle d’assurer qu’elles sont socialement responsables, et partagent la valeur. Certains grands groupes – pas toutes les entreprises – ont mené une politique de rachat d’actions qui n’était pas vertueuse et n’est pas allée dans le sens de l’intérêt général – nous avions échangé sur ce point lors de l’examen du projet de loi de finances.

M. Olivier Redoulès. Je ne sais pas si la France peut être qualifiée de pays « très libéral ». Peut-être que je comprends mal votre intervention, mais il faut se méfier de la tentation protectionniste. Certes, nous risquons d’être amenés à des politiques protectionnistes, car nous entrons dans une phase de fragmentation des échanges mondiaux – qui touche d’ailleurs davantage les biens que les services, même si ceux-ci pourraient également être concernés.

En Asie, les pays ayant adopté des trajectoires protectionnistes ne s’en sont pas forcément mieux sorti que les autres – certains ont plutôt réussi, mais d’autres ont créé une économie sous-optimale, avec des retards de développement. Je ne suis pas foncièrement opposé au protectionnisme, mais il faut garder une vue d’ensemble. Les gains permis par le libre-échange concernent davantage les importations que les exportations. Le libre-échange donne accès, pour le meilleur et pour le pire, a une grande variété de biens et de services. Si nous limitons la capacité des entreprises françaises ou allemandes à externaliser certaines fonctions en Inde, nous accroîtrons leurs contraintes, dans un contexte concurrentiel.

Faut-il seulement prendre en compte les coûts ? Non, la preuve, certains pays européens sont très compétitifs, si l’on en juge par leur balance commerciale et par la part de l’industrie dans leur économie, malgré des coûts élevés. Il faut apprécier l’équilibre d’ensemble, qui comprend les salaires, les infrastructures, la fiscalité et les mécanismes d’ajustement par rapport aux cycles économiques, qui sont plus compliqués à comparer.

De fait, si les investissements industriels n’affluent pas autant que nous le voudrions en France, c’est parce que nous ne sommes pas les mieux positionnés. Nous pouvons agir sur différents facteurs, dont les coûts. L’avantage de ce dernier facteur est qu’il est beaucoup plus mesurable que d’autres, tels que les infrastructures. Par exemple, je constate depuis vingt ans que nous mettons en avant la qualité des infrastructures françaises, mais force est de constater que jusqu’à récemment – puisque d’actuellement, l’Allemagne connaît une récession industrielle –, ce facteur a moins joué que d’autres dans le choix de localisation des investissements.

Sur 1 milliard de bénéfices, ArcelorMittal n’aurait redistribué que 60 millions, dites-vous. Il faut analyser de tels chiffres sur une période longue. Les politiques de distribution des dividendes peuvent être ponctuelles – je ne sais pas, en l’occurrence, si c’est le cas. Par ailleurs, le secteur concerné est très capitalistique. Il n’est donc pas étonnant que les actionnaires bénéficient d’une part importante de la valeur ajoutée. Il faudrait regarder les chiffres en détail.

Les rachats d’actions ont mauvaise presse. Comme le versement de dividendes, ils consistent en une liquidation du patrimoine des actionnaires. Ces pratiques impliquent que les entreprises ont des liquidités, mais pas forcément de perspectives d’investissement. Certes, les entreprises pourraient également choisir d’augmenter les salaires ou de verser des primes – elles le font, en général. En tout cas, en reversant les fonds aux détenteurs des actions, les entreprises permettent de les réallouer de manière plus judicieuse dans l’économie. Cela n’aurait pas de sens qu’une entreprise conserve trop de liquidités, sans perspective d’investissement ou de croissance. Bien sûr, chaque situation doit être évaluée individuellement. Comme partout ailleurs, chez les chefs d’entreprise, certains prennent les bonnes décisions, d’autres non.

M. Dominique Calmels. Une entreprise ne peut pas fonctionner sans ses salariés et le partage de la valeur est une bonne chose. Toutefois, parmi les nombreux systèmes de partage de la valeur, la plupart sont taxés selon un forfait social de 20 %, si bien que les entrepreneurs en viennent à se poser des questions : ne vaut-il pas mieux passer par des augmentations ? Ils renoncent ainsi au partage de la valeur, pour rétablir les choses.

Si le système était plus simple, il serait plus vertueux. Surtout, il ne faut pas forcer les entreprises. Vous répondrez qu’il existe de mauvais employeurs, qui ne donneront rien, mais n’oublions pas les pratiques de mise au pilori ou name and shame : ceux qui ne verseront pas de bonus seront pointés du doigt et ne parviendront plus à recruter. Les employeurs sont toujours rattrapés par leur politique sociale.

En ce qui concerne votre exemple, n’oublions pas la période où Arcelor allait mal et a bénéficié d’aides.

M. Frédéric Weber (RN). Dès que les entreprises vont mal, elles sont aidées.

M. Dominique Calmels. Oui, mais peut-être pas tant que cela. Et il faut maintenir une production d’acier en Europe. Il faudrait étudier les résultats d’ArcelorMittal sur plusieurs années. De même, tout le monde a évoqué les 17 milliards de profits de CMA-CGM, mais nous devons prendre en compte les résultats de cette entreprise pour les dix années précédentes – les pertes étaient catastrophiques.

Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Nous vivons un moment singulier. Les défis et les menaces s’accumulent – notamment la fin de la soutenabilité de notre modèle social, pour des raisons de démographie, de déficit, de compétitivité, et à cause de pressions extérieures. La menace militaire monte, ce qui nous donne l’opportunité de réinvestir des instruments régaliens et de capitaliser sur nos forces. Notre industrie de défense est à l’intersection de beaucoup de ces questions. Elle est organisée en filières d’excellence. Elle est assez bien répartie sur l’ensemble du territoire. Elle est reconnue mondialement pour son expertise. Elle porte l’innovation, le progrès, l’IA, les supercalculateurs, la cybersécurité, le quantique, les évolutions environnementales – avec les matériaux intelligents –, et notre résilience, grâce à ses chaînes d’approvisionnement.

Plutôt que de regarder le verre à moitié vide, nous pouvons nous projeter dans l’avenir, en nous rappelant que nous ne manquons pas d’atouts. L’Europe est également en train de se réveiller. Elle sait désormais qu’il est temps de se défendre – c’est ce que j’appelle la fin de la naïveté. Peut-être un bien sortira-t-il de toutes ces menaces. Croyons en nos forces vives, en notre industrie. Elle n’est pas morte, seulement empêchée. Il ne tient qu’à vous, messieurs les parlementaires, de faire en sorte qu’elle soit libre.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de votre participation et de répondre par écrit aux questions qui vous ont été envoyées.

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8.   Audition, ouverte à la presse, de M. Florian Aragon, président-directeur général de Toyota France, M. Rodolphe Delaunay, président-directeur général du site Toyota Motor Manufacturing France, et Mme Sophie Glémet, responsable affaires gouvernementales et industrielles du bureau de Paris de Toyota Motor Europe

M. le président Charles Rodwell. L’usine que Toyota a ouverte le 6 juin 2001 à Onnaing, près de Valenciennes, est devenue en 2022 la première usine automobile de France, devant Sochaux. Près de 280 000 véhicules en sont sortis en 2024. Cette réussite sera, je crois, un cas d’école pour notre commission d’enquête.

Monsieur Aragon, vous êtes président-directeur général de Toyota France, après y avoir gravi tous les échelons.

Monsieur Delaunay, vous êtes président-directeur général du site Toyota Motor Manufacturing France (TMMF), après avoir occupé des fonctions similaires à la tête du site de Renault Douai.

Madame Glémet, vous êtes responsable « affaires gouvernementales et industrielles » du bureau de Paris de Toyota Motor Europe.

Je vous remercie de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Florian Aragon, M. Rodolphe Delaunay et Mme Sophie Glémet prêtent successivement serment.)

M. Rodolphe Delaunay, président-directeur général du site Toyota Motor Manufacturing France. Vous l’avez dit, Toyota est un acteur industriel présent sur le site d’Onnaing, près de Valenciennes, depuis 2001. À compter de cette date, il y a investi plus de 1,5 milliard d’euros, sans compter les sommes imputables à Toyota France et au centre de design ED2. Nous produisons deux modèles, la Yaris et la Yaris Cross, dans cette usine où travaillent trois équipes et d’où sort une voiture toutes les minutes.

Toyota représente plus de 12 000 emplois directs en France, dont 5 000 sur le site d’Onnaing. À l’échelle européenne, nous employons 27 000 personnes, hors réseau concessionnaire.

Les services de l’État, à tous les niveaux – national comme local, administratif comme technique –, nous ont toujours soutenus lors de notre implantation et du développement de nos projets.

Pour la troisième année consécutive, TMMF est le site qui produit le plus de voitures en France, puisque près de 280 000 véhicules en sont sortis en 2024. Parmi les sept sites industriels de Toyota en Europe, il est aussi celui dont la production est la plus élevée. Nous en sommes particulièrement fiers.

L’origine française de la Yaris est garantie depuis 2012, et celle de la Yaris Cross l’est depuis 2021. C’est ce dernier véhicule que nous avons le plus produit l’année dernière, puisque près de 200 000 exemplaires, essentiellement hybrides, sont sortis de notre usine. Depuis avril 2024, la production est même devenue 100 % hybride, tant pour la Yaris que pour la Yaris Cross.

Pérenniser notre activité, préserver nos emplois et réussir les défis de la transition vers une mobilité bas-carbone : tels sont les trois enjeux majeurs auxquels nous serons confrontés dans les années à venir.

M. Florian Aragon, président-directeur général de Toyota France. Toyota est un constructeur généraliste, qui vend chaque année 1,2 million de voitures en Europe et 140 000 voitures en France. Notre objectif est de proposer des solutions technologiques acceptables par le plus grand nombre : nous avons donc développé une stratégie multitechnologies, orientée vers le client, à qui nous voulons procurer ce dont il a besoin. Ainsi, nous nous tournons vers les moteurs hybrides, hybrides rechargeables, électriques ou à hydrogène – liquide, gazeux ou fonctionnant avec une pile à combustible.

Nous avons été pionniers en nous lançant dans la technologie hybride, il y a plus de trente ans. Depuis lors, nous avons produit 31 millions de ces véhicules à travers le monde.

Dans le cadre de notre stratégie multitechnologies, notre ambition est d’être au rendez-vous de la décarbonation du parc automobile et du respect des normes européennes issues du règlement du 17 avril 2019 établissant des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs et appelées CAFE (Corporate Average Fuel Economy), tout en restant à l’écoute des attentes des clients. Ainsi, après avoir très longtemps développé l’hybride, au point d’en faire un succès, nous avons annoncé il y a quelques jours le lancement, d’ici à 2026, de six nouveaux véhicules électriques, sous la marque Toyota ou Lexus, car nous sommes convaincus que cela répond à une demande de nos clients. Nous avons également annoncé le développement de la troisième génération de notre pile à combustible, qui bénéficiera aux moteurs à hydrogène et permettra de renforcer les infrastructures de véhicules plus lourds tels que les poids lourds et les autocars.

Notre feuille de route est assez claire : nous avons l’ambition d’atteindre la neutralité carbone pour tous nos véhicules, d’ici à 2050 au niveau mondial et d’ici à 2040 au niveau européen, ainsi que pour l’ensemble de nos sites industriels européens, d’ici à 2030. L’ennemi de Toyota, c’est le carbone !

M. le président Charles Rodwell. J’aimerais vous interroger d’abord sur votre implantation originelle. Il est connu que Toyota a bénéficié du soutien d’un sous-préfet dédié, jusqu’au milieu des années 2000, à un moment où le mouvement de désindustrialisation était déjà engagé, notamment dans le secteur automobile. L’implantation de Toyota à Onnaing était donc remarquable, d’une part parce qu’elle était à contre-courant, d’autre part parce qu’un mécanisme spécifique avait été mis en place pour la faciliter du point de vue administratif. Pouvez-vous en décrire le fonctionnement et les enjeux ? Recommanderiez-vous d’appliquer un tel dispositif à d’autres projets d’implantations d’usines en France ?

Ma deuxième question concerne la pénétration par Toyota du marché chinois. Tous les constructeurs automobiles, français et européens, nous ont avisés non seulement du déversement progressif de la production de véhicules électriques chinois sur le territoire européen, mais également de la fermeture progressive du marché chinois aux constructeurs européens, lesquels s’avèrent moins compétitifs et se trouvent confrontés à des normes précisément instaurées pour rendre cet accès plus difficile. Comment les constructeurs japonais, en particulier Toyota, se situent-ils par rapport à ces évolutions ?

M. Rodolphe Delaunay. La politique de Toyota est de produire localement : ainsi, nous produisons 70 % de nos véhicules sur le territoire où nous réalisons nos ventes, les 30 % restants étant importés du Japon. Voilà pourquoi Toyota a souhaité s’implanter en Europe.

Notre démarche a débuté en 1995, alors que nous nous préparions à la fin des quotas à l’importation de véhicules japonais, qui devait intervenir au cours des années 2000. Nous avons commencé à prospecter, à prospecter de manière informelle, ce qu’on appelle faire du nemawashi : pour comprendre le marché, notre président de l’époque s’est régulièrement rendu en Europe, notamment en France, où la construction automobile faisait déjà partie de l’histoire. Nous voulions surtout savoir si nous serions les bienvenus, car il nous importait de nous inscrire dans le paysage local et d’être parfaitement ancrés sur le territoire. En 1997, Toyota a annoncé ses investissements.

Au moment de l’ouverture de l’usine, en 2001, une chose a fait peur à Toyota Motor Corporation : l’application de la nouvelle loi du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail (dite loi sur les 35 heures), qui venait s’ajouter à nos craintes concernant les lourdeurs administratives. L’État a alors décidé de nommer un sous-préfet, M. Laurent Fiscus, pour nous aider dans toutes nos démarches.

Initialement, le projet était celui du territoire. La chambre de commerce et d’industrie (CCI) est allée présenter son projet audacieux au Japon et l’a défendu pendant toute la procédure, de l’établissement de la short list jusqu’au choix final du site de Valenciennes. Toyota n’aurait jamais pu réussir seul : son succès doit beaucoup au soutien du territoire, des collectivités concernées, notamment de la région, ainsi que de l’État, car le projet était suivi par le président de la République, Jacques Chirac, et le premier ministre, Lionel Jospin. Il fallait un engagement mutuel, une volonté de travailler ensemble.

Vingt-cinq ans plus tard, nos liens avec tous ces acteurs sont toujours aussi forts. Nous échangeons régulièrement avec chacun d’entre eux, ne serait-ce que parce que TMMF est un employeur important, dont dépendent 5 000 salariés directs et même 10 000 personnes en comptant les sous-traitants. Je le répète : lorsque nous prospections, il y a plus de vingt-cinq ans, nous voulions être certains que nous serions les bienvenus. Nous avions posé la question à Jacques Calvet, ancien président de PSA, qui avait approuvé notre implantation.

Je l’ai dit, ce travail en commun s’est traduit par la nomination d’un sous-préfet chargé de faciliter nos démarches administratives. Chez Toyota, nous aimons nous concentrer sur la création de valeur, et nous n’aimons pas perdre de temps sur ce que nous appelons des muda, de la « non-valeur ajoutée ». La nomination de ce sous-préfet nous a forcément aidés à remplir nos tâches administratives et à organiser la formation de nos salariés. Néanmoins, nous avons préparé notre implantation dans le moindre détail : nous nous sommes penchés sur les infrastructures, les écoles, et même sur la disponibilité du poisson frais dans les supermarchés ! Voilà ce qui a permis notre réussite et notre présence sur ce territoire aujourd’hui.

M. Florian Aragon. La stratégie de Toyota est la même sur tous les continents : il s’agit toujours de produire localement des véhicules qui répondent aux attentes des clients. C’est pourquoi notre groupe a ouvert plusieurs usines en Chine. Toutefois, la performance et l’implantation de Toyota dans ce pays ne rentrent pas dans mon domaine de compétences. Je propose donc que nous revenions vers vous ultérieurement pour répondre à cette question.

M. le président Charles Rodwell. Volontiers. Vous avez dit que vous produisiez localement des véhicules qui répondent aux attentes du marché : cela signifie-t-il que les voitures que vous produisez en France ne sont pas tout à fait les mêmes que celles que vous produisez en Chine, pour ce qui est du design ou de la conception ? La production est-elle personnalisée, au plus près du marché ?

M. Florian Aragon. Tout à fait. Parmi les 1,2 million de voitures que nous vendons chaque année en Europe, 75 % à 80 % sont construites sur le continent, dans les huit usines, dont celle d’Onnaing, qui produisent les moteurs et les véhicules. Toutes ces voitures, de la plus petite, l’Aygo Cross, jusqu’au SUV de taille moyenne, la Yaris Cross, sont dessinées et créées pour l’Europe, même si certaines peuvent être commercialisées ensuite dans d’autres régions du monde. La même logique est appliquée aux continents américain et asiatique : ils ont des modèles dessinés pour eux, avec des technologies et des designs parfois spécifiques, ce qui n’empêche pas leur exportation en fonction de l’intérêt qu’ils suscitent.

M. Rodolphe Delaunay. Nous avons un centre de design en France, à Sophia-Antipolis, où la Yaris Cross a été dessinée. Partout dans le monde, nous nous inscrivons dans la logique d’être le meilleur ou best in town, chère à Toyota, qui consiste à produire sur le territoire où nous réalisons nos ventes. Les 30 % de véhicules qui ne sont pas produits localement sont importés du Japon. J’ajoute que 18 % des voitures sortant de l’usine de TMMF sont destinées au marché français, les autres étant vendues ailleurs en Europe.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous sommes ravis de vous recevoir, car votre entreprise est un cas d’école : vous êtes, en quelque sorte, les irréductibles qui résistent aux difficultés que rencontre le secteur automobile en France. L’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035 a en effet plongé tous les autres constructeurs dans une crise profonde et structurelle. La Plateforme automobile estime qu’environ 100 000 emplois industriels seront supprimés, sans parler des emplois de la distribution, chez les concessionnaires, ou des services, dans les garages. Or, alors même que des sous-traitants ferment leurs usines et que les plans sociaux se multiplient, vous avez annoncé en novembre dernier le recrutement de près de 600 CDI. Quelle est la raison de ces recrutements massifs, que l’on ne peut évidemment que saluer ? Prévoyez-vous une hausse d’activité, ou à tout le moins le maintien de celle-ci à long terme ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que Toyota souhaitait développer de nouveaux modèles électriques en Europe. Certains de ces modèles seront-ils produits dans votre usine d’Onnaing ? Dans le cas contraire, où le seront-ils ?

M. Rodolphe Delaunay. Alors que TMMF aura 25 ans l’an prochain, mon ambition et mon engagement, en tant que président-directeur général, sont de garantir les vingt prochaines années du site. Nous devons avoir une vision à long terme.

Lorsque nous avons célébré, en novembre dernier, la production de la cinq millionième Yaris en moins de vingt-cinq ans, nous avons effectivement annoncé le développement de nouveaux véhicules électriques afin de préparer l’avenir. Nous devrons recruter et former de nouveaux salariés, ainsi que nouer des relations avec de nouveaux partenaires, qui sont pour nous des members. Nous ne voulons pas sacrifier l’avenir en raison d’un problème de conjoncture.

Nous ne voulons pas non plus nous laisser gagner par le doute. Beaucoup d’observateurs se sont demandé pourquoi nous n’avions pas annoncé, à l’occasion de nos vœux pour 2024, le développement de véhicules électriques. Dans certains titres de presse, on pouvait lire que Toyota, c’était fini, parce que nous avions raté le virage de l’électrique. On entend maintenant la réaction inverse : finalement, Toyota, aurait raison. Ce n’est pas notre problème, car nous ne nous laissons pas emporter par un effet de mode. Le choix final appartient toujours au consommateur. C’est lui qui fait vivre l’entreprise : si nous produisons quelque chose dont il n’a pas envie, nous nous retrouverons dans une situation difficile. L’enjeu, pour nous, est de proposer le bon modèle au bon moment. Tel est le cas pour notre Yaris et notre Yaris Cross, deux modèles 100 % hybrides.

Notre but est d’offrir une mobilité accessible au plus grand nombre. Or la voiture est devenue le deuxième poste de consommation des ménages, après le logement. Les modèles sont de plus en plus chers : si l’électrique ne rencontre pas le succès escompté, c’est parce que le consommateur n’est pas prêt à faire ce choix. La décision d’acheter une voiture électrique dépend de trois critères : le prix, l’autonomie et les infrastructures disponibles. Si le consommateur ne considère pas que ces trois critères sont remplis, il reste dans l’expectative et retarde son achat. Même le fonctionnement d’un véhicule hybride n’est pas toujours clair : certains clients pensent par exemple qu’il faut brancher la voiture chez soi, alors que le moteur se recharge tout seul. Nous avons cependant la chance de proposer aujourd’hui des produits 100 % hybrides qui correspondent à la demande.

Un autre enjeu, pour nous, est de maintenir le fonctionnement de l’usine à un niveau élevé, car ce n’est pas en France que la main-d’œuvre est la moins chère. Pour rester compétitifs, nous devons faire tourner l’usine au maximum de sa capacité. Nous avons atteint notre vitesse de croisière, puisque nous avons produit l’an dernier 280 000 véhicules sur les 300 000 possibles : autrement dit, nous avons trouvé un optimum adapté au fonctionnement de toute la chaîne logistique et aux capacités de nos fournisseurs.

Vous allez bien évidemment me demander quand tout cela va changer. Au risque de vous décevoir, je ne peux pas vous répondre. Personne, dans cette salle, ne roule avec un véhicule 100 % électrique : cela montre bien que, pour l’instant, tout le monde n’est pas prêt. Nous ferons notre transition lorsque le moment sera venu. Nous y travaillons déjà beaucoup : aujourd’hui encore, nous recevions une personne importante venue du Japon pour préparer la suite.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage totalement votre analyse : il n’existe pas encore de marché pour l’électrique en France – s’il y en a un, il demeure très minoritaire, voire marginal.

Vous avez évoqué le critère du prix : il est vrai qu’une voiture électrique reste 30 % plus chère qu’une voiture thermique, même si les prix ont vocation à se rapprocher avec le temps. L’autonomie des véhicules demeure limitée. Quant aux infrastructures, peu de bornes de recharge ont été installées dans l’ensemble du pays.

Il n’empêche que la loi impose de mettre fin aux ventes de véhicules à moteur thermique en 2035. À mes yeux, cet objectif est intenable, pour vous comme pour l’ensemble des constructeurs présents en France. Quel est votre point de vue sur cette question ? Quel sera l’impact de cette décision sur votre réseau de sous-traitants, qui constitue un écosystème localisé autour de votre usine de Valenciennes ?

M. Rodolphe Delaunay. S’agissant de l’échéance de 2035, nous serons évidemment prêts. Nous nous y préparons d’ores et déjà. Quoi qu’il en soit, nous respecterons les engagements pris et les règles européennes. La grande question est celle du moment où nous entamerons notre transition vers le 100 % électrique. Je vous ai dit tout à l’heure que nous ne pouvions pas y répondre pour l’instant, mais que nous y travaillions. Il faudra choisir le bon moment, car il sera indispensable de maintenir nos volumes de production afin de préserver nos 5 000 emplois et ceux de nos sous-traitants. Le consommateur décidera.

M. Florian Aragon. Il y a plus de trente ans, Toyota a fait un choix important en décidant de passer à l’hybride et en essayant d’imposer progressivement cette technologie. Cela nécessitait des investissements lourds mais ne posait pas de problème d’infrastructures, puisqu’il ne fallait pas installer de bornes de recharge. Nous avons donc développé la technologie hybride, depuis le Japon, avant de l’appliquer à de premiers produits – d’abord à la Prius, puis à la Yaris, ensuite à une voiture un peu plus grosse telle que la Corolla, et ainsi de suite.

Nous avons aussi écouté le client, qui considérait que ces véhicules étaient écologiques, agréables, et qu’ils pouvaient être accessibles. Par ailleurs, les particuliers français ont parfois bénéficié d’aides à l’acquisition de ce genre de véhicules bas-carbone : ainsi, l’achat des toutes premières Prius hybrides donnait droit à un crédit d’impôt de 2 000 euros. De telles mesures montrent aux clients la direction à prendre pour favoriser le développement d’une technologie permettant de décarboner le parc automobile.

Nous avons donc poursuivi cette stratégie, jusqu’à ce que nous décidions, il y a cinq ou six ans, d’arrêter de doter de moteurs thermiques la plupart des véhicules de notre gamme. Aujourd’hui, nous avons volontairement choisi de ne proposer notre petite voiture, notre voiture moyenne et notre voiture plus grosse qu’en modèles hybrides.

Nous nous approchons désormais d’une nécessaire transition. M. Delaunay l’a dit, nous respecterons évidemment la loi en 2035. En revanche, nous sommes à l’écoute des clients et ne sommes donc pas convaincus que les prochains modèles commercialisés seront 100 % électriques. Ils devront toutefois garantir une neutralité carbone, car notre ennemi, c’est le carbone !

Nous sommes convaincus qu’une demande de véhicules électriques commence à poindre : c’est pourquoi Toyota a décidé de lancer de nouveaux modèles électriques, qui arriveront sur le marché dans les mois et les années à venir. Il faut cependant faire la différence entre ce qui est imposé et ce que veut le client. La réglementation européenne CAFE oblige les constructeurs à produire toujours plus de véhicules électriques, sans que les consommateurs soient véritablement incités à acquérir ces derniers. Pour continuer de développer cette technologie et atteindre la neutralité carbone, il conviendrait d’adopter des mesures fiscales stables et durables pour orienter le choix du consommateur vers un véhicule qui corresponde à ses besoins, reste accessible et lui permette de participer à la décarbonation du parc automobile.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À titre personnel, je trouve aberrant de sanctionner les constructeurs automobiles qui ne feraient pas suffisamment d’efforts en matière de réduction des émissions de dioxyde de carbone. Ces mesures ont-elles un impact sur votre activité en France ?

Du reste, la Commission européenne a annoncé début mars vouloir assouplir ces contraintes. Je suppose que vous avez accueilli très favorablement cette nouvelle…

M. Florian Aragon. Effectivement. Lors des premières discussions européennes, il y a quelques mois, Toyota avait proposé d’étaler l’objectif de baisse des émissions sur cinq ans : la souplesse qui nous est accordée, en nous octroyant trois ans au lieu d’un, nous paraît donc tout à fait bienvenue. Au-delà de ce qui a été décidé au bénéfice des constructeurs et de la filière automobile, il faut cependant prévoir des mesures afin d’inciter les clients à adopter la technologie électrique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’une des clés de votre réussite est-elle d’être un groupe japonais ? Existe-t-il une culture d’entreprise japonaise, et, si oui, comment se manifeste-t-elle ? Les entreprises françaises, notamment celles du secteur automobile, devraient-elles s’en inspirer ?

M. Rodolphe Delaunay. Notre force vient du fait que nous associons à la culture japonaise notre créativité latine. Toutefois, il n’y a pas de recette magique. Beaucoup nous copient, tant dans le domaine du management – s’agissant, par exemple, de la vision orientée client – que des principes techniques – tel que le diagramme de causes et effets ou diagramme d’Ishikawa. Certains s’en sont inspirés pour écrire des livres à succès. La seule chose qu’on ne peut pas copier, c’est notre état d’esprit, nos valeurs, notre comportement, car ils forment notre ADN depuis la création de l’entreprise. Nous avons une approche fondamentalement pragmatique.

M. le président Charles Rodwell. Lorsque nous avions échangé, la dernière fois, vous m’aviez expliqué pourquoi, lorsque vous vous êtes installés en France, au début des années 2000, notre pays était plus compétitif, du point de vue du ratio coûts-bénéfices, que des pays d’Europe de l’Est. Vous avez choisi de vous installer dans le nord de la France, ainsi qu’au Benelux, plutôt qu’au cœur de l’Europe, du fait de l’écosystème que ces régions abritaient. En effet, me disiez-vous, la valeur ajoutée de votre production provient, pour 20 %, de l’activité de votre usine et, pour 80 %, de vos fournisseurs et de vos sous-traitants. Sous ce rapport, la région présente de nombreux avantages, dispose de bons réseaux de formation et vous offre l’accès aux ports. Me confirmez-vous que telles étaient bien les raisons de votre implantation ? Ce business model est-il toujours d’actualité ? La France bénéficie-t-elle toujours de ce haut niveau de compétitivité ? Tel était, en tout cas, l’objectif des politiques fiscales et économiques qui ont été menées au cours des dernières années.

M. Rodolphe Delaunay. Vous avez très bien résumé les déterminants de notre choix. Lorsqu’on part de zéro, on s’inscrit dans une logique de développement qui s’étend aux fournisseurs, lesquels sont avant tout des partenaires. Les salaires et la logistique représentent chacun 10 % du coût complet d’une voiture, les fournisseurs, 80 %. Il est donc essentiel de s’implanter au cœur d’un tel écosystème. Le fait que la majorité de nos fournisseurs se trouvent à moins de trois heures de TMMF représente un avantage déterminant pour la vente de nos véhicules en Europe de l’Ouest. Transporter une voiture de l’Europe de l’Est à l’ouest du continent représente un coût considérable, de l’ordre de 600 euros ; cela explique que nous ayons mis en place des liaisons ferroviaires entre nos centres de distribution ou hubs situés en République tchèque, à Barcelone et en Angleterre.

Si le système actuel fonctionne, notre grande crainte, pour l’avenir, est de nous retrouver un peu comme en Angleterre, où les fournisseurs quittent le pays. L’enjeu est essentiel en matière de coûts – y compris de l’énergie –, de salaires et de fiscalité. Il faut être vigilant à ce sujet car cela pourrait être une des conséquences de la désindustrialisation. On entend parfois dire que l’on peut taxer les entreprises qui atteignent certains niveaux de chiffre d’affaires et de résultat puisqu’elles ont de l’argent : en un sens, c’est vrai, mais le raccourci est un peu rapide car c’est oublier que la compétition est mondiale. Chacun se compare : je me compare par rapport aux autres usines ; un investisseur ou une entreprise qui réfléchit à son implantation va comparer les coûts existants dans différents pays.

Le risque est qu’à un moment donné, vous décrochiez complètement parce que vos produits sont trop chers. En effet, le consommateur n’est pas prêt à acheter un bien, fût-il made in France, à un prix beaucoup plus élevé. Il faut veiller à ce que les impôts et les taxes frappant les entreprises – en particulier l’industrie – ainsi que le coût de l’énergie qu’elles supportent demeurent à un niveau qui préserve la compétitivité française pour les années à venir.

Mme Sophie Glémet, responsable des affaires gouvernementales et industrielles du bureau de Paris de Toyota Motor Europe. Le plan européen qui a été récemment annoncé nous inspire de l’inquiétude sur un point précis. Nous sommes une entreprise japonaise très implantée localement puisque près de 98 % de nos 5 000 salariés sont français.

M. Rodolphe Delaunay. Notre usine française emploie trente Japonais.

Mme Sophie Glémet. Nous avons pensé nos investissements à un horizon de vingt ans ou plus. Or, d’après ce que nous avons compris, les appels d’offres seront peut-être réservés à certains investissements ou produits exclusivement européens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Toyota a-t-il développé, dans le secteur de Valenciennes, des dispositifs de formation particuliers ? Travaillez-vous avec des établissements d’enseignement, des lycées professionnels ? La formation vous paraît-elle suffisante dans notre pays, ou un industriel comme vous doit-il pallier les défaillances du système de formation français ?

M. Rodolphe Delaunay. La formation est clé chez nous, dans tous les domaines. Nous avons notre propre centre de formation, mais nous nous appuyons évidemment sur la collectivité, le territoire et France Travail. Nous avons été parmi les premiers à employer des salariés qui étaient au chômage de longue durée, avec l’aide du département. Nous avons noué des partenariats avec l’université de Valenciennes, notamment sur la formation technique des maintenanciers. La maintenance est en effet un métier sous tension en France et, plus généralement, en Europe.

Il y a quatre ans, constatant que nous n’arrivions pas à recruter, à moins de proposer un salaire nettement supérieur à celui du marché, j’ai décidé de développer l’apprentissage. Chaque année, nous employons entre vingt-cinq et trente apprentis, que nous formons. Nous nous sommes associés avec l’université de Valenciennes, le territoire et un lycée. Nous avons une classe dédiée dans le cadre de l’université et une autre avec l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) ; la formation dispensée repose sur nos technologies, en particulier les robots Kawasaki et l’automatisme Toyopuc. Chaque année, nous embauchons peu ou prou la moitié des apprentis, sachant que certains souhaitent poursuivre leurs études au sein d’une école d’ingénieurs et que d’autres ne manifestent pas le désir de rester.

La formation est primordiale pour nous permettre d’avoir une industrie forte en France. Il faut veiller à ne pas taxer l’apprentissage, qui est un vecteur important de développement. Malheureusement, à l’heure actuelle, les entreprises sont taxées sur les apprentis. Cela produit des conséquences très concrètes : mon boulanger me disait, la semaine dernière, qu’il ne pourrait garder que deux apprentis sur les trois qu’il emploie. Une entreprise comme TMMF continuera évidemment à recruter des apprentis mais il faut garder à l’esprit que la formation constitue un investissement : on crée de la richesse en développant l’apprentissage ou la formation. Nous disposons de très bonnes écoles, qu’il s’agisse de lycées ou d’universités. À Valenciennes, nous avons notre écosystème, constitué notamment par l’école d’ingénieurs Institut national des sciences appliquées (Insa) et l’Université polytechnique Hauts-de-France (UPHF). Nous travaillons aussi avec l’Institut catholique d’arts et métiers (Icam), à Lille.

M. le président Charles Rodwell. S’il y a bien une réforme que nous sommes fiers d’avoir mise en œuvre au cours des sept dernières années, c’est celle de l’apprentissage, qui a permis de passer de 250 000 à 1 million d’apprentis par an. À l’aune des recrutements que vous avez effectués, estimez-vous que cette réforme a été importante pour vos filières ? La réforme du lycée professionnel, que nous souhaitons engager, vous paraît-elle nécessaire ?

M. Rodolphe Delaunay. Il est difficile pour un jeune de savoir ce qu’il veut faire ; je crois qu’il doit avoir des rêves et être en mesure de les réaliser. Il n’y a rien de pire qu’un étudiant qui ne sait pas à quoi se destiner, voire qui est engagé dans une voie qui ne lui plaît pas, alors que les carrières professionnelles sont de plus en plus longues – c’est une situation destructrice de valeur. Je dis aux jeunes : ayez des rêves et vivez-les. Ils doivent les matérialiser avec leurs parents, leurs enseignants. Ils doivent se projeter à deux, trois ou cinq ans. À partir du moment où on sait ce qu’on veut faire, on peut s’épanouir dans le monde du travail.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Lorsque vous vous êtes implantés, il y a une trentaine d’années, vous avez été parfaitement reçus et accompagnés. Si vous arriviez aujourd’hui en France, pensez-vous que vous bénéficieriez des mêmes aides et que vous rencontreriez le même succès ? Les choses se sont-elles complexifiées ?

M. Rodolphe Delaunay. Lorsque nous nous sommes implantés, ce n’était pas simple. Les 35 heures commençaient à être appliquées. Il fallait y croire ! Cela étant, si c’était à refaire, nous le referions de la même façon. Nous avons été bien reçus. La pédagogie a joué un rôle essentiel. Notre président est venu plusieurs fois. Il a rencontré tous les partenaires sociaux et les acteurs de l’automobile. Ce travail préparatoire était important. La force de Toyota est que nous sommes un groupe de processus : tout est rythmé par notre travail en équipes. Lorsque nous devons nous implanter sur des sites vierges ou greenfields, nous disposons déjà d’une structure globale. Nous referions donc les choses de la même façon, et je pense que nous rencontrerions le même succès.

Mme Sophie Glémet. À l’époque, l’Agence des investissements étrangers en France, dirigée par M. Tordjman, a joué un rôle important, à l’instar de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar). Nous avons toujours d’excellentes relations avec Business France et la direction générale des entreprises (DGE), qui nous consultent. Nous bénéficions d’un suivi constant.

M. Thierry Tesson (RN). Lorsque j’étais inspecteur d’académie, je travaillais, entre autres, dans le bassin de Valenciennes, où la question de la formation se posait de manière récurrente. J’ai observé, au cours des dernières années, un fort développement de l’apprentissage après des décennies d’atonie. Toutefois, on constate que de nombreux apprentis du niveau 5, équivalent à un CAP, ne terminent pas leur formation. Vous faites une description très positive des choses, historiquement, notamment de l’accompagnement dont vous avez bénéficié. Depuis le début de ces auditions, nous avons entendu des analystes et des entrepreneurs dresser des critiques à l’encontre du système de normes et de contraintes qui caractérise l’Europe et, singulièrement, la France. N’êtes-vous jamais confrontés à ce type de difficultés ?

M. Rodolphe Delaunay. On peut faire le choix de se plaindre et de regarder le train passer ou de prendre son destin en main et d’avancer. Tout n’est pas parfait : nous sommes confrontés aux mêmes problématiques que les autres entreprises. Toutefois, notre force vient de notre pragmatisme. Nous essayons de traiter les difficultés avec la plus grande réactivité possible, au bon niveau. Nous avons essuyé des vents contraires. Lorsque nous avons démarré l’hybride, en 1997, cela faisait rire tout le monde. Lorsque Toyota s’est implanté, personne n’y croyait : certains nous ont appelés « l’usine tournevis », pensant que nous allions percevoir les subventions avant de partir.

Nous sommes toujours là parce que nous sommes résilients, tout en restant humbles. Il n’en reste pas moins que nous sommes confrontés aux coûts, impôts, taxes et charges… Les salaires s’élèvent à un peu plus de 12 euros de l’heure en France, contre 2 euros en Turquie, par exemple. Il faut composer avec cela et rester compétitif en faisant différemment des autres. C’est le fruit d’une action globale. Nous sommes performants parce que nous avons des fournisseurs à proximité mais aussi parce qu’un grand nombre de nos pièces sont intégrées : ainsi fabriquons-nous nos pare-chocs avant et arrière, tout comme la planche de bord. Cela fait notre singularité.

Toutefois, rien n’est acquis. Il faut préparer l’avenir, ce qui implique d’avoir une vision de long terme.

M. Florian Aragon. La fiscalité fait partie des vents contraires que nous devons affronter, notamment dans le cadre de la transformation énergétique et technologique. À titre d’exemple, l’écoscore offre la possibilité au client de bénéficier d’un bonus sur l’achat d’un véhicule électrique en fonction du lieu où celui-ci a été produit. Nous comprenons évidemment l’intérêt de la mesure : comme je l’ai dit, le client est au centre de nos préoccupations et c’est en fonction de cet impératif que, depuis trente ans, nous implantons toutes nos installations au plus près de celui-ci. Nous produisons 80 % de nos modèles dans notre région mais, en règle générale, nous commençons par développer les produits au Japon avant de les exporter aux États-Unis, en Chine, en Europe ; nous installons la technologie avant de la démocratiser et de la faire entrer dans nos usines. Or, si un véhicule électrique est produit hors de l’Europe, il n’est pas éligible aux avantages de l’écoscore. Le client n’est donc pas incité à accomplir cette transition. Une loi rétroactive qui fait évoluer les avantages en nature du jour au lendemain n’incite pas non plus les entreprises à mettre à la route des véhicules fiscalement intéressants pour leurs employés. Nous demandons de la clarté, de la stabilité, des mesures incitant à la transition énergétique. Nous sommes satisfaits des succès que nous avons rencontrés mais nous devons nous assurer de la pérennité de l’entreprise. À cette fin, nous avons besoin de l’aide des gouvernements.

M. le président Charles Rodwell. Au cours des dernières années, on nous a reproché d’avoir baissé l’impôt sur les sociétés (IS) et les impôts de production, d’avoir maintenu le crédit d’impôt recherche à son niveau actuel, d’appliquer des crédits d’impôt, par le biais de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, à certains éléments qui touchent, pour une part, votre filière et enfin de pratiquer une fiscalité punitive à l’égard d’une partie des importations de véhicules électriques, notamment chinois, au travers de droits de douane de 10 % et d’une surtaxe qui s’échelonne, selon les constructeurs, entre 35 % et 45 %. Comment jugez-vous ces différentes décisions pour ce qui concerne votre activité ?

M. Florian Aragon. Nous sommes avant tout demandeurs d’une stabilité de la fiscalité et de dispositions marquées par une cohérence entre les échelons européen et français dans le domaine de la transition écologique. Ainsi, les normes européennes CAFE, qui impose un seuil d’émission de CO2 aux constructeurs et, en conséquence, la vente d’une certaine proportion de véhicules électriques, coexiste avec l’incitation fiscale française ; l’une et l’autre peuvent parfois être en adéquation. Pour progresser en matière de décarbonation du parc, il faut une fiscalité stable, qui indique au client la direction qu’il doit emprunter.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Parmi les freins à l’activité de nos industries, monsieur Delaunay, vous avez évoqué le prix de l’énergie. Comment Toyota a-t-il supporté la crise énergétique que nous avons connue ? Cette question est-elle pour vous une source de préoccupation ou disposez-vous de garanties auprès de vos fournisseurs de nature à stabiliser les tarifs à long terme ?

M. Rodolphe Delaunay. Au cours de cette période d’hyperinflation, le coût de l’énergie a été multiplié par trois, ce qui a nécessairement un impact sur le prix de nos véhicules. Si nous voulons parvenir à la souveraineté énergétique, nous devons être compétitifs et nous démarquer des autres pays en ayant une énergie moins chère. C’est important pour l’ensemble des entreprises industrielles, qui cherchent, par nature, à diminuer leurs coûts de production, dont l’énergie représente une part substantielle.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous sommes le pays européen où le coût de production de l’électricité est le moins élevé ; pourtant, nous nous privons de cet avantage compétitif du fait de l’indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz à l’échelle européenne. Les pays d’Europe de l’Est, pour leur part, tirent avantage du coût de la main-d’œuvre. Si nous payions l’électricité à prix coûtant, dans le cadre d’une stabilité des tarifs permise par notre mix hydraulique et nucléaire, la France serait-elle l’eldorado de l’industrie en Europe ?

M. Rodolphe Delaunay. Si la France avait l’énergie la moins chère d’Europe, cela lui procurerait sans aucun doute un avantage compétitif.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nourrissez-vous des inquiétudes à l’égard de la taxe carbone ou, autrement dit, du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui vise à taxer davantage les intrants comme l’acier, l’aluminium et les matières premières que les produits finis et semi-finis, lesquels constituent une concurrence déloyale aux produits fabriqués en Europe par les industriels ?

Mme Sophie Glémet. Nous menons actuellement une réflexion sur cette question importante ; nous avons des rendez-vous à ce sujet. Je vous propose que nous revenions vers vous ultérieurement sur ce point.

M. Frédéric Weber (RN). Le président de Toyota, Akio Toyoda, avait déclaré que le passage au tout-électrique n’était pas réaliste. Soucieux de défendre l’industrie de son pays, il s’opposait à cette idée au motif que des centaines de milliers d’emplois seraient supprimés au Japon à cause de la disparition du moteur thermique. Il plaidait pour une offre plus large incluant les véhicules hybrides.

Le calendrier du pacte vert pour l’Europe est-il selon vous en adéquation avec les aspirations des consommateurs ou faut-il le revoir ?

En ce qui concerne le microhybride, est-ce une solution vertueuse à développer ou déjà dépassée ?

M. Florian Aragon. L’échéance de 2035 est évidemment importante. Nous nous y préparons.

Le groupe Toyota et son président misent sur une stratégie multitechnologies, adaptée à la demande des clients. Nous sommes convaincus de la nécessité de la neutralité carbone mais nous doutons que le 100 % électrique soit la bonne solution pour y parvenir. Pour leur usage quotidien, certains clients auront besoin d’un véhicule électrique, d’autres d’un véhicule hydrogène. Vous devez voir rouler parmi les taxis à Paris des Mirai bleues – nous en avons déployé 800 avec tout l’écosystème nécessaire – car nous sommes persuadés que l’hydrogène répond parfaitement à la demande d’un taxi en ville. Il ne faut pas oublier le véhicule hybride qui répond aussi à un besoin des clients. L’hybride rechargeable est fortement pénalisé par la fiscalité mais la demande est bien réelle.

S’agissant du microhybride, il est difficile de vous répondre à ce stade. Je reviendrai vers vous ultérieurement. Notre stratégie repose aujourd’hui sur la technologie de l’hybride complet –  un gros moteur électrique et une batterie alliés au moteur essence. Cependant, notre gamme compte deux modèles microhybrides.

Mme Sophie Glémet. L’idée est de ne pas opposer les technologies – nous avons connu la compétition entre l’essence et le diesel, lequel représentait 60 % du marché – mais de mettre en avant les complémentarités.

Pour parcourir de la distance avec de la masse – les camions, les transports collectifs, les flottes captives – ou dans l’écosystème parisien, l’hydrogène a du sens. Nous essayons donc d’être présents sur ce segment. Le succès de l’hybride complet tient notamment au fait qu’avec une batterie de véhicule électrique, nous équipons quatre-vingt-dix véhicules, et que ladite batterie est pleinement utilisée, contrairement à certains véhicules électriques.

D’autres solutions, telles que le microhybride, le prolongateur d’autonomie ou range extender, sur lesquels les recherches se poursuivent, viendront compléter la palette.

M. Florian Aragon. L’hybride assure l’accessibilité à la décarbonation. L’ennemi de Toyota, c’est le carbone, pas les technologies.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Votre entreprise est plutôt en bonne santé financière, donc peu menacée par la désindustrialisation.

Vous l’avez dit, la part des fournisseurs représente jusqu’à 80 % du coût d’un véhicule. Vous avez évidemment une responsabilité à l’égard des sous-traitants. Comment assurez-vous leur suivi pour prévenir leurs difficultés ? Y a-t-il une cartographie ? Offrez-vous un accompagnement particulier à ceux qui connaissent des difficultés financières ou stratégiques ?

M. Rodolphe Delaunay. Nous avons environ 200 fournisseurs et nous effectuons un monitorage de chacun d’eux. Pour nous, un fournisseur est un partenaire. Certains sont à nos côtés depuis le début.

On dit à nos fournisseurs : « mauvaise nouvelle d’abord ». En d’autres termes, ils doivent nous informer en premier des problèmes qu’ils rencontrent. Nous disposons d’équipes dédiées, au sein de la Toyota Production System (TPS) ou de mon usine, que nous pouvons envoyer sur place, pour les aider. Nous les accompagnons également en matière de ressources humaines, notamment lors des négociations annuelles obligatoires. Nous sommes très vigilants.

Le suivi est assuré par TMMF, d’un côté, et par les achats, de l’autre. Il donne lieu à des points réguliers. Nous travaillons vraiment en étroite collaboration.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Avez-vous repéré des fragilités particulières chez certains sous-traitants et éventuellement une aggravation de celles-ci ?

M. Rodolphe Delaunay. Les fournisseurs de rang 1 souffrent mais ce ne sont pas les plus touchés.

Les difficultés concernent les fournisseurs de rang 2, 3 ou 4. Certains d’entre eux finissent de rembourser un prêt garanti par l’État (PGE). Ils se heurtent au manque de visibilité et parfois à l’absence de capacité à innover. Or nous sommes à la croisée des chemins. L’ennemi, c’est le carbone, tout le monde le dit. Chacun a engagé la transition vers l’électrique mais les volumes ne sont pour l’instant pas au rendez-vous. Certains se trouvent ainsi à court de trésorerie.

Je connais bien le sujet car je suis aussi le président de l’Association régionale de l’industrie automobile (Aria) des Hauts-de-France. L’industrie automobile compte 56 000 salariés et 400 entreprises dans la région.

Il faut absolument accompagner les sous-traitants. Cela nous prend du temps et de l’énergie mais cela nous évite des perturbations du flux de production ou de la qualité.

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9.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès Bénassy‑Quéré, seconde sous-gouverneure à la Banque de France, professeure d’économie, Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France, et de M. Gabriel Preguiça, chargé de mission

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir et à lever les freins à la réindustrialisation de la France. Nous accueillons aujourd’hui Madame Agnès Bénassy-Quéré, seconde sous gouverneure de la Banque de France, professeure d’économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris. Vous avez également été présidente déléguée du Conseil d’analyse économique et chef économiste de la direction générale du Trésor, parmi vos autres engagements professionnels. Vous êtes accompagnée de Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France, et de M. Gabriel Preguiça, chargé de mission.

Je vous remercie de votre présence et vous invite à une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, qui sera suivie d’un échange de questions-réponses, à commencer par notre rapporteur Alexandre Loubet.

Je vous prie de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « je le jure ».

(Mme Agnès Bénassy-Quéré, Mme Émilie Quema et M. Gabriel Preguiça prêtent serment.)

Mme Agnès Bénassy-Quéré, seconde sous gouverneure à la Banque de France, professeure d’économie. Je vous remercie pour votre invitation. Le sujet de cette commission est fondamental pour les économies avancées. Sans entrer dans tous les détails de ma présentation, je souhaite mettre en lumière quelques points essentiels.

 

L’évolution de la part de l’industrie manufacturière dans le PIB français montre une tendance de long terme à la baisse, passant d’environ 22 % en 1960 à moins de 10 % aujourd’hui. On observe toutefois une stabilisation depuis 2010, comme si un plancher avait été atteint ou que des politiques avaient permis d’enrayer cette baisse.

En comparaison avec d’autres pays européens, la France partait déjà d’un niveau plus bas que l’Allemagne ou l’Italie en 1991. Cependant, notre baisse a été relativement moins prononcée que celle du Royaume-Uni ou de l’Espagne. Ce phénomène de désindustrialisation est commun à l’ensemble des pays avancés, reflétant une transition vers une économie de services, similaire au recul de l’agriculture dans les années 1950.

Il est important de noter que la part de l’industrie dans l’emploi a connu une baisse plus marquée que sa part dans le PIB, en raison des gains de productivité plus importants dans ce secteur que dans les services.

Notre présentation se concentre sur trois aspects principaux : les performances internationales de l’industrie française, analysées à travers la balance des paiements ; les performances des entreprises, étudiées grâce à la base de données Fiben (fichier bancaire des entreprises) et les enjeux de financement de l’industrie dans le contexte européen.

Concernant la balance commerciale, il est crucial de comprendre que le déficit n’est pas une fatalité ; la France a connu des périodes d’excédent. Le solde commercial ne dépend pas uniquement de la compétitivité, mais aussi de facteurs tels que le prix de l’énergie, les décalages de conjoncture entre pays, les soldes budgétaires et les dynamiques démographiques et d’épargne.

La crise énergétique récente a mis en lumière la position relativement moins industrialisée de la France par rapport à des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, ce qui s’est avéré bénéfique dans ce contexte spécifique. Les secteurs intensifs en énergie – dont la consommation intermédiaire d’énergie représente au moins 5% de la valeur ajoutée produite –tels que la métallurgie, le raffinage et l’agroalimentaire, ont été particulièrement impactés.

L’analyse de l’indice de production industrielle du secteur manufacturier en zone euro depuis 2005 révèle une progression du secteur non intensif en énergie, malgré le creux lié à la crise du Covid-19. Cette tendance souligne l’importance croissante des secteurs moins dépendants de l’énergie dans notre économie.

L’indice de production industrielle pour les secteurs à forte intensité énergétique, représenté en rouge, montre une stabilité avant 2022, suivie d’une nette régression, bien qu’une stabilisation récente soit observée. Un zoom sur la période 2019-2024, normalisée à 100 en 2021, juste avant le choc énergétique, illustre clairement cette tendance. En comparant les pays et en se concentrant sur les secteurs manufacturiers énergivores, on constate un décrochage manifeste de l’Allemagne, tandis que la France suit une trajectoire proche de celle de la zone euro. Cette similitude avec la zone euro est bénéfique pour la politique monétaire, car cela signifie qu’elle convient généralement bien à la France, ce qui n’est pas le cas pour tous les pays européens.

Il ne faut pas percevoir la désindustrialisation de manière entièrement négative. Certes, elle a des implications en termes de gains de productivité et d’emplois stables et bien rémunérés, mais elle offre également une certaine résilience face aux défis actuels et futurs, notamment le réchauffement climatique et la transition énergétique. Une économie diversifiée peut constituer un atout dans ce contexte.

Le secteur automobile mérite une attention particulière.

On observe un mouvement de délocalisation de l’assemblage des constructeurs automobiles, visible dans la balance des paiements avec un effondrement du solde des biens, partiellement compensé par le solde du négoce.

Concernant les investissements directs étrangers (IDE), l’industrie représente plus d’un tiers du stock des IDE en France, ce qui est un score plutôt favorable. Cependant, les flux récents montrent une prédominance des IDE dans les services marchands au détriment de l’industrie, indiquant un manque de renouvellement des investissements.

Sur le plan microéconomique, les performances des entreprises industrielles sont globalement en ligne avec celles de l’ensemble de l’économie. Les données sur le taux de croissance du chiffre d’affaires, le taux de marge et le taux d’endettement ne montrent pas de différence significative entre l’industrie manufacturière et l’ensemble de l’économie. En 2023, l’industrie manufacturière a même surpassé l’ensemble de l’économie sur certains indicateurs.

Les cotations récentes des entreprises non financières françaises révèlent que la part des meilleures cotes en matière de crédit est d’environ 60 %, sans différence notable entre l’industrie manufacturière et l’ensemble des secteurs. L’évolution depuis 2019 est également comparable, contrairement au secteur de la construction qui connaît des difficultés plus marquées.

Concernant les encours de crédits mobilisés, on observe un léger repli pour l’industrie par rapport à l’ensemble de l’économie, principalement dans les crédits à court terme. Les crédits à moyen et long terme, qui représentent environ trois quarts de l’encours, restent stables pour l’industrie alors qu’ils augmentent légèrement pour l’ensemble de l’économie. L’encours des crédits mobilisés pour les entreprises industrielles représente environ 12 % de l’encours total.

Les défaillances des entreprises françaises ont connu une chute importante durant la crise du Covid-19 par rapport aux autres pays européens, suivie d’un rattrapage, moins marqué dans l’industrie que dans l’ensemble de l’économie. Actuellement, on observe une stabilisation des défaillances à un niveau légèrement inférieur à la moyenne d’avant Covid. Parallèlement, les créations d’entreprises ont fortement augmenté, y compris dans l’industrie, avant de se stabiliser récemment.

En matière de prêts garantis par l’État (PGE), l’industrie ne se distingue pas significativement du reste de l’économie. Les appels en garantie représentent environ 4 % des montants octroyés pour l’industrie, contre près de 5 % pour l’ensemble de l’économie. Les secteurs de l’immobilier et de la construction ont des niveaux plus élevés, de l’ordre de 5 à 7%.

Le financement de l’industrie reste un défi.

La répartition des portefeuilles financiers des ménages en France montre une part d’actions de 25 %, contre 40 % aux États-Unis, ce qui illustre les difficultés de financement en fonds propres et de l’innovation en France et dans la zone euro. Des réformes sont en cours, notamment dans l’assurance-vie, pour améliorer cette situation.

Le financement bancaire reste majoritaire en Europe, contrairement aux États-Unis. Des projets de titrisation sont envisagés pour donner plus de marge aux banques. La Banque de France soutient activement diverses initiatives, telles que l’union pour l’épargne et l’investissement, la supervision unique, le capital-risque et l’innovation financière, notamment la tokenisation, soit l’action de transformer des actifs réels en actifs numériques sous la forme de jetons ou tokens dans une blockchain, qui pourrait réduire la fragmentation des marchés financiers européens et les coûts d’accès au marché pour les petites entreprises.

M. le président Charles Rodwell. Concernant le financement de l’industrie à l’échelle française et européenne, pourriez-vous préciser la position de la Banque de France sur l’orientation de l’épargne des particuliers et des entreprises ? Vous avez évoqué l’union des marchés de capitaux, la titrisation et la tokenisation. Nous observons une forte pression des géants américains du capital-investissement pour inclure les fonds de placements indiciels ou Exchange Traded Founds (ETF) dans la régulation de l’union des marchés de capitaux, face à la résistance des acteurs français et européens. Pouvez-vous nous éclairer sur cette question cruciale pour le financement de notre industrie ?

Deuxièmement, concernant la politique monétaire, vous avez indiqué que l’évolution de la part industrielle française et sa situation macroéconomique se rapprochent de la moyenne de la zone euro, rendant la politique monétaire européenne plutôt favorable à l’économie française. Pourriez-vous développer ce point en relation avec l’évolution de notre industrie et de notre balance commerciale ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Sur l’orientation de l’épargne, je tiens à clarifier un point important. Le gouverneur souligne que l’Europe bénéficie d’une épargne abondante, excédentaire par rapport à l’investissement. Si davantage d’opportunités d’investissement étaient offertes aux ménages européens, ils les saisiraient. Il ne s’agit pas de diriger l’épargne de manière autoritaire, mais plutôt de créer un environnement propice à l’investissement.

L’union des marchés de capitaux peut y contribuer en améliorant les opportunités de rendement/risque pour les ménages. L’objectif est d’offrir aux ménages européens des produits attractifs qu’ils choisiront librement, tout en maintenant une diversification hors zone euro. Il est important de noter que l’augmentation nette du financement est cruciale, tout en permettant des entrées de capitaux pour soutenir davantage d’investissements.

Du côté des entreprises, cela se traduirait par des coûts de financement réduits, encourageant ainsi l’investissement. C’est l’esprit du rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024: rapprocher l’épargne et l’investissement par des instruments de marché.

Concernant les ETF, je préfère réserver ma réponse pour vous fournir des informations plus précises par écrit.

Quant à la politique monétaire, il faut distinguer deux aspects. D’une part, le cycle d’activité et d’inflation de la France ressemble beaucoup à celui de la zone euro dans son ensemble, en partie parce que la France représente 20 % de la zone euro, mais aussi parce que l’économie française est diversifiée, à l’image de la zone euro. Ainsi, la politique monétaire décidée pour l’ensemble de la zone euro correspond bien au cycle économique français.

D’autre part, concernant l’industrie et les taux d’intérêt, il est important de noter que ce sont les taux longs qui comptent pour l’investissement. Ces taux dépendent des signaux de la Banque centrale européenne (BCE) sur ses intentions futures, mais aussi largement des forces du marché, des équilibres d’épargne et d’investissement en Europe et aux États-Unis, ainsi que des inquiétudes des marchés concernant la soutenabilité de la politique budgétaire. Ce qui compte, ce sont les taux d’intérêt réels, en précisant qu’ils ne dépendent pas principalement de la politique monétaire à moyen et long terme.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous faire un point sur vos premières évaluations des conséquences macroéconomiques de la politique tarifaire et fiscale appliquée par les États-Unis ? Avez-vous également entamé des évaluations sectorielles, notamment sur les conséquences pour l’industrie française et européenne ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Nous avons effectivement mené de nombreux travaux sur ce sujet. La difficulté réside dans l’incertitude du scénario final, ce qui nous a conduits à élaborer différentes hypothèses. Deux idées générales se dégagent.

Premièrement, l’imposition de tarifs sur les importations américaines, avec ou sans mesures de rétorsion européennes, a un impact négatif sur la croissance, tant aux États-Unis qu’en zone euro.

Concernant l’inflation, les effets sont moins évidents. En théorie, une augmentation des tarifs aux États-Unis devrait y générer de l’inflation, entraînant une hausse des taux d’intérêt et une appréciation du dollar. Pour l’Europe, cela se traduirait par une dépréciation de l’euro, provoquant de l’inflation importée. Cependant, le dollar s’est déjà apprécié avant l’application des tarifs, et d’autres facteurs peuvent influencer son évolution.

De plus, un effet de diversion pourrait se produire : les exportations chinoises, ne pouvant plus accéder au marché américain, pourraient alimenter une déflation en zone euro. Finalement, nous restons prudents et estimons que l’impact global sur l’inflation devrait être limité.

Quant à l’activité économique, la France est environ 40 % moins exposée que l’ensemble de la zone euro aux États-Unis. Ainsi, lorsqu’on évalue le coût pour la zone euro en termes de croissance, il faut réduire ce chiffre d’environ 40 % pour obtenir l’impact sur l’économie française. Cela s’explique par une économie française plus diversifiée et moins dépendante des États-Unis.

Il convient d’être prudent car, à travers les chaînes de valeur, l’Allemagne et l’Italie peuvent être fortement exposées. Une réduction des importations d’intrants en provenance de France par les industries allemandes et italiennes aurait un impact sur notre économie. Ces aspects sont actuellement étudiés. Nous disposons de résultats sectoriels que nous pouvons vous transmettre. Bien que je ne me souvienne pas de tous les détails, l’aéronautique figure en tête de liste, suivie notamment par la chimie. Nous pouvons vous fournir ces évaluations, en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’estimations.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Plusieurs de mes interrogations ont déjà été abordées par le président, mais permettez-moi de rebondir sur vos propos. Ma première question concerne le renforcement de l’union des marchés de capitaux. Lors de notre première audition dans le cadre de cette commission d’enquête, nous avons entendu Louis Gallois qui exprimait des inquiétudes à ce sujet. Il craignait que ce renforcement ne conduise l’épargne française et européenne à s’orienter davantage vers des marchés comme les États-Unis, au détriment du soutien à l’industrie européenne et nationale. Quel est votre point de vue sur cette question ? Quels dispositifs pourraient être mis en place pour éviter cette fuite potentielle de capitaux ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. A-t-il détaillé le mécanisme par lequel l’union des marchés de capitaux entraînerait une sortie de capitaux ? D’un point de vue macroéconomique, l’effet inverse devrait se produire. L’union des marchés de capitaux, en rendant le marché financier plus attractif, devrait au contraire attirer des capitaux étrangers. Je suppose que sa préoccupation concernait de grandes banques américaines venant lever des fonds sur le marché des capitaux français.

Généralement, on considère que les portefeuilles des ménages européens, comme dans tout pays, ne sont pas suffisamment diversifiés. La part des investissements domestiques, tant en dette publique qu’en entreprises nationales, est trop importante par rapport à une optimisation risque-rendement. En Europe, cela se double du fait que la partie diversification est trop orientée vers les États-Unis et pas assez vers d’autres pays européens. C’est précisément ce que l’union des marchés de capitaux cherche à corriger.

Il est évident que de grandes entreprises financières auront l’opportunité de développer leurs activités en Europe si le marché devient plus fluide. Cependant, affirmer que cela nuirait à l’investissement en Europe me semble difficile à comprendre. Ces acteurs cherchent à générer des profits. S’il existe des opportunités d’investissement et de diversification des fonds en Europe, ils viendront. L’argent n’a pas d’odeur, comme on dit. Ils réagissent aux stimuli économiques.

Du côté des ménages, je ne vois pas non plus pourquoi cela poserait un problème. Le fait que des firmes américaines viennent prendre des parts de marché en Europe n’empêche pas le financement in fine de l’industrie européenne.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez affirmé que la politique monétaire menée par la BCE convenait finalement, du moins en partie, à l’industrie française. Considérez-vous que ce soit notamment dû au changement de doctrine opéré, à savoir ne plus lutter exclusivement contre l’inflation, mais accepter des assouplissements quantitatifs de la part de la BCE ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je ne pense pas qu’il y ait eu de changement de doctrine. La BCE lutte contre l’inflation, c’est son mandat principal. Lors de la période d’assouplissement quantitatif, qui a duré assez longtemps, elle l’a fait parce que l’inflation était trop basse. L’objectif est de 2 %, et nous étions nettement en dessous de ce seuil de manière durable.

Si l’on prend comme référence ce qu’on appelle la règle de Taylor, selon laquelle le taux d’intérêt réagit de manière égale à l’inflation et à l’écart de production (c’est-à-dire l’écart entre le PIB réel et le PIB potentiel), sur cette période, la BCE aurait dû avoir une politique monétaire plus restrictive. Cela prouve qu’elle a suivi son mandat de maintenir l’inflation à 2 %, en cherchant à la remonter avec une politique monétaire extrêmement expansionniste, malgré une situation économique réelle meilleure que celle de l’inflation.

Concernant la France, je peux vous fournir des graphiques qui le démontrent. Si la France était indépendante monétairement, ce qui n’a jamais été le cas en raison des différents systèmes monétaires historiques, le taux d’intérêt serait plus élevé qu’aujourd’hui pour compenser le risque de change. Cependant, les évolutions au fil du temps correspondraient à celles que nous connaissons actuellement.

Je suis convaincue qu’en rejoignant l’union monétaire, la France a gagné en souveraineté. Auparavant, elle subissait des taux d’intérêt plus élevés en suivant l’Allemagne. Maintenant, elle bénéficie de taux d’intérêt plus bas, adaptés aux besoins de l’économie française. C’est un gain réel.

La question industrielle est légèrement différente car elle concerne davantage le niveau du taux d’intérêt réel à long terme. Je pense que la France a également bénéficié d’une baisse de ces taux, due à la grande crédibilité de la politique monétaire et à la disparition du risque de change. Cette baisse concerne moins les cycles économiques que le niveau général des taux. L’Italie a peut-être encore plus profité de cette baisse des taux d’intérêt réels. En somme, le crédit est devenu moins cher grâce à l’union monétaire, j’en suis absolument convaincue.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président Donald Trump a exprimé le souhait de faire baisser la valeur du dollar, voire de remettre en cause le système de change. Comment percevez-vous, notamment au regard du contexte géopolitique international en crise, les évolutions des politiques monétaires à l’échelle mondiale de manière générale ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. C’est une question que j’ai récemment examinée, ayant publié un article à ce sujet que je peux vous transmettre. La question est de savoir si le système monétaire international est injuste. Des experts comme moi ont été surpris de lire, de la part du chef des conseillers du président Trump, que le système monétaire international était injuste. Généralement, on considère qu’il est injuste, mais favorable aux États-Unis, et non défavorable comme il le suggère. C’est un renversement de perspective.

Concernant votre question spécifique sur la baisse du dollar, c’est l’une des propositions d’un menu largement contradictoire. Si l’on isole cette proposition, on peut la comparer à un accord de change de type Plaza. Les accords du Plaza du 22 septembre 1985 intervenaient dans un contexte particulier, où la valeur du dollar avait doublé entre 1980 et 1985, et dans un environnement de pré-mondialisation financière, avec des marchés financiers différents de ceux d’aujourd’hui et une moindre liberté de mouvement des capitaux.

Il y a eu un accord pour stopper la hausse du dollar et même le faire baisser. L’efficacité de cet accord est débattue dans la littérature, car le dollar avait commencé à baisser avant sa mise en place. De plus, certains pays qui ont accepté d’intervenir sur le marché des changes pour faire baisser le dollar l’ont regretté par la suite, notamment le Japon. Cette intervention a été l’une des causes majeures de la bulle immobilière qui a fini par éclater, plongeant le Japon dans plusieurs décennies de déflation. Je doute que le Japon soit enclin à renouveler une telle expérience.

Actuellement, le bilan des banques centrales représente environ 7,5 % du marché financier mondial, tandis que les réserves de change s’élèvent à environ 2,5 %. Les banques centrales disposent donc de moyens limités. Si les marchés ne sont pas convaincus que la valeur du dollar doit baisser durablement, les interventions des banques centrales créent des opportunités pour le secteur privé. Le dollar ne devient pas moins cher, ce qui incite à l’achat. Rapidement, le dollar revient à sa valeur antérieure. Ce processus n’est pas durable. La littérature sur les interventions de change est très critique, indiquant qu’elles peuvent avoir un effet ponctuel et limité, principalement sur la volatilité plutôt que sur le niveau. De plus, l’existence de tarifs douaniers, comme mentionné précédemment, tend à faire monter le dollar. Si les marchés constatent une baisse artificielle du dollar, ils vont spéculer à la hausse, ramenant immédiatement le dollar à son niveau initial. Cette « stratégie de Mar-a-Lago » manque donc de crédibilité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Effectivement, nous sommes confrontés à un record de défaillances d’entreprises dans notre pays, comme l’indique l’une de vos diapositives. Avez-vous des évaluations permettant de quantifier la part des entreprises dans ce record de défaillances qui est due à un maintien artificiel pendant la crise du Covid-19 ? Plus précisément, pouvez-vous estimer le nombre d’entreprises qui auraient dû être en situation de défaillance pendant la crise si nous n’avions pas vécu la pandémie et bénéficié des PGE ? Disposez-vous de chiffres pour quantifier ces défaillances liées à la crise ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Tout à fait. La direction des entreprises de la Banque de France a effectué ce type de calcul. Elle a estimé quel aurait été le niveau normal de défaillances et le déficit cumulé de défaillances pendant la crise. Ce stock de défaillances manquantes se résorbe progressivement, mais je pense que ce processus commence à s’achever.

Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France. L’estimation du nombre de défaillances évitées pendant la crise du Covid-19 est une approche très statistique. Elle dépend du point de référence choisi : prenons-nous la moyenne des dix années précédentes ou l’année 2019 comme base ? Notre estimation indique qu’environ 40 000 à 50 000 défaillances ont été évitées durant cette période, ce qui est considérable. Les estimations varient entre 30 000 et 50 000. Nous comparons statistiquement à la situation habituelle. Les défaillances étaient tombées entre 25 000 et 30 000 par an au lieu des 60 000 habituels. Actuellement, elles sont remontées légèrement au-dessus de 60 000. Il est difficile de mesurer précisément combien de ces 40 000 à 50 000 défaillances évitées ont été rattrapées, mais nous estimons qu’une bonne partie l’a été. Des travaux publiés par la Direction générale des entreprises (DGE), et d’autres que nous allons publier, montrent que les entreprises qui font actuellement faillite sont généralement les moins productives. Cela indique un phénomène de rattrapage. Les entreprises qui font faillite maintenant sont majoritairement celles qui auraient probablement fait faillite plus tôt sans les divers mécanismes de soutien et dispositifs publics mis en place pour les entreprises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je me réfère à un graphique que vous nous avez transmis, page 11, celui tout à gauche, sur l’indice de production industrielle du secteur manufacturier en zone euro entre 2005 et 2024.

On observe un véritable décrochage de l’industrie électro-intensive, ou du moins intensive en énergie, par rapport aux autres types d’industrie. Comment expliquez-vous cet écart qui apparaît bien avant la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine, puisque la rupture semble se produire vers 2009-2010 ? Quelle est votre analyse de cet écart ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. En effet, nous observons deux phénomènes distincts. Le premier est la crise de 2009 qui provoque une chute générale. Ensuite, la reprise est moins forte pour certains secteurs. Il ne s’agit pas uniquement des industries électro-intensives, mais plutôt de celles dépendantes du prix du gaz et donc de l’énergie en général. Même avant la crise du gaz, il existait déjà un écart important entre l’Europe et les États-Unis concernant les prix de l’énergie. On constate un nouveau décrochage net en 2022, affectant plus particulièrement l’Allemagne que la France, en raison de sa dépendance au gaz russe. Bien que des études aient suggéré que la substitution à court terme était possible, on observe clairement des difficultés pour l’économie allemande depuis 2023-2024. Cela a été un coup dur pour l’Allemagne. Il y a donc deux étapes distinctes dans ce processus. Je peux vous fournir un graphique supplémentaire pour mieux illustrer cette décomposition.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Sur le sujet des freins à la désindustrialisation, vous avez mentionné l’importance du financement bancaire traditionnel pour l’industrie française. Je souhaiterais aborder l’aspect comportemental des banques françaises. En matière d’octroi de crédit, vous êtes en contact quotidien avec elles, qu’il s’agisse de banques généralistes ou mutualistes. N’observe-t-on pas aujourd’hui une aversion au risque vis-à-vis de l’industrie et du financement industriel ? Cette aversion n’est-elle pas renforcée par les contrôles de la Banque centrale européenne ? Par ailleurs, quel est l’impact des politiques ou des engagements RSE sur le financement de certains projets par les banques françaises ? Certaines banques vont-elles jusqu’à rompre des relations avec des industries jugées négativement ? Enfin, en prenant un exemple concret, comment envisagez-vous le futur financement des industries de défense ? Les banques françaises ou celles présentes en France sont-elles prêtes à financer ce secteur ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Si nous nous référons à la page 20, qui illustre l’évolution du crédit, les courbes orangées représentent le crédit à court terme, ou crédit de trésorerie.

On observe la bosse liée au Covid, correspondant au crédit à court terme accordé à toutes les entreprises, y compris industrielles. Ce phénomène est en voie de résorption. Même dans l’industrie, nous percevons quelques signes indiquant de possibles difficultés à obtenir des crédits à court terme. Cependant, il est délicat d’attribuer cela uniquement à une réticence des banques, car cela pourrait aussi résulter d’une baisse de la demande des entreprises. Nous suivons le pourcentage d’entreprises n’obtenant pas totalement ou partiellement le crédit demandé. De mémoire, je n’ai pas noté de rupture récente, mais je n’ai pas examiné en détail la situation de l’industrie par rapport aux autres secteurs. C’est un aspect que nous pourrions approfondir concernant la trésorerie.

Pour le crédit à moyen et long terme destiné à l’investissement, la courbe pointillée verte se situe au-dessus de celle de 2020. Actuellement, nous sommes au-dessus de 140 pour l’industrie. En fait, l’industrie a davantage bénéficié de crédits d’investissement que la moyenne de l’économie. Toutefois, cela ne permet pas de distinguer l’offre de la demande. C’est le résultat de leur interaction. Au niveau agrégé, nous n’avons pas observé de difficulté particulière d’accès au crédit pour les entreprises françaises, bien que nous suivions cela très attentivement. Nous pourrions effectuer une analyse plus ciblée sur l’industrie pour répondre plus précisément à votre question.

Concernant l’industrie de la défense, une difficulté bien identifiée au niveau européen concerne la taxonomie, un sujet en cours de traitement. Il a été constaté que la défense ne correspond pas aux critères de la taxonomie actuelle, ce qui pose effectivement un problème.

M. Lionel Vuibert (NI). Vous avez rappelé tout à l’heure, votre collègue également, le bénéfice des prêts accordés au moment de la crise du Covid qui ont permis à nombre d’entreprises de continuer à exister, même si la mesure a peut-être un effet pervers en prolongeant artificiellement l’existence de certaines des entreprises artificiellement.

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation particulière, du fait, en grande partie, de la situation internationale que l’on connaît, synonyme d’un ralentissement des économies françaises, allemandes, italiennes quasiment en même temps, notamment en matière d’industrie. Je pense au secteur de l’automobile avec les changements imposés, notamment en matière d’abandon du moteur thermique. Je rencontre sur ma circonscription aujourd’hui des entreprises soumises à des difficultés à se financer alors qu’elles doivent s’adapter à la transition de leur marché.

Ne pensez-vous pas que nous devrions revoir notre politique en matière de remboursement des PGE ou d’étalement ou de transformation de ces crédits. Cela permettrait à beaucoup encore de franchir cette étape à laquelle ils sont confrontés ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je séparerai peut-être les deux sujets. En matière de remboursement des PGE, 21 % des entreprises, à ce jour, ont remboursé intégralement leurs PGE. Dans l’industrie, ce taux s’établit à 20 %, donc il n’y a pas vraiment de différence. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, les industries sont beaucoup plus exposées à la question de la transition que les entreprises de service en moyenne, ce qui pose un sujet de financement de la transition.

Notre politique, au niveau du système européen, est de faire en sorte que de plus en plus le marché et les banques discriminent leurs politiques de financement en fonction des objectifs de transition. C’est le travail d’Émilie Quema, au niveau français, à travers le développement d’un indicateur climat, qui va permettre aux entreprises de se situer dans la transition et d’aller utiliser un indicateur certifié par les services de la banque de manière volontaire. Une entreprise qui voudrait montrer à sa banque qu’elle est bien située dans la transition, que son projet d’investissement est cohérent avec une trajectoire de transition, devrait pouvoir utiliser cette information pour obtenir un crédit plutôt moins cher auprès de sa banque. Pourquoi la banque agirait-elle de la sorte ? Parce que la banque, de l’autre côté, est surveillée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) qui va regarder son portefeuille de crédit et exiger que ce portefeuille remplisse un certain nombre de critères favorables à la transition. Il va stresser ce portefeuille avec un risque de transition. In fine, il y aura des implications en termes de ratios de capitalisation.

Nous sommes très actifs, avec l’objectif que le système dans son ensemble en vienne à discriminer positivement les entreprises qui investiraient dans la transition. C’est quand même le travail des banques d’évaluer le risque. Il n’y a pas que le risque de transition. Nous ne voulons pas non plus créer des risques pour les finances publiques.

M. Lionel Vuibert (NI). Je partage votre analyse. C’est le travail des banques de financer l’économie, mais je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas aujourd’hui. J’entends bien le dispositif que vous souhaitez mettre en place. Il y a urgence par rapport à la situation du moment. Des entreprises se voient refuser un financement ou un étalement de leur PGE et se retrouvent dans une situation conjoncturelle qu’elles auront du mal à dépasser sans dispositif nouveau.

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Encore une fois, le PGE n’est pas un dispositif de financement d’investissement. Il répondait à un objectif particulier. Ma réaction par rapport à cela, ce n’est pas de rembourser le PGE, mais de prendre un prêt à plus long terme de manière à financer cette transition. Ce n’est pas forcément un prêt qu’il faut, ce sont peut-être plus de fonds propres. Nous revenons sur le sujet de l’union de l’épargne et de l’investissement. Allons-nous assez vite ? Nous souhaiterions aller très vite. L’Europe, notamment la France, n’est pas sur ce calendrier. Il y a des freins.

Notre objectif est de maintenir l’ambition de l’union de l’épargne et de l’investissement et des objectifs de transition et que l’on facilite la vie des entreprises à travers une vaste simplification. Simplifier ne veut pas dire déréguler, parce que si on revient en arrière, alors ce que vous dites, on ne l’aura jamais. Vous avez totalement raison de dire qu’aujourd’hui, la discrimination ne se fait pas. Par exemple, les obligations émises par les entreprises, dites corporate, qu’elles soient vertes ou brunes, ne font pas varier le taux d’intérêt. Il y a un vrai enjeu. Il faut qu’on aille vite. Franchement, dans toutes les parties de la Banque de France et de l’Eurosystème en général, nous suivons cet objectif.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaiterais aborder la question du coût du travail, en particulier l’évolution de la progression des cotisations en fonction du niveau de salaire. De nombreuses études, y compris les vôtres et celles d’autres institutions, ont démontré que les réformes de 2010-2011 sur les cotisations ont engendré une trappe à bas salaires, rendant la progression salariale très difficile. Cette situation a particulièrement affecté le coût du travail dans l’industrie, comparativement à certains secteurs tertiaires où les salaires sont généralement moins élevés.

Pourriez-vous nous donner votre avis sur les conclusions du rapport d’Antoine Bozio et Étienne Wasmer du 3 octobre 2023 sur l’articulation entre les salaires, le coût du travail et la prime d’activité et à son effet sur l’emploi, le niveau des salaires et l’activité économique, concernant la refonte de la progression du niveau de cotisation ? Par ailleurs, dix ans après sa mise en place, quel bilan tirez-vous du pacte de responsabilité et de solidarité de 2014, qui s’est transformé en 2019 en une baisse généralisée des cotisations ? Notamment, quels ont été ses effets sur la capacité du secteur industriel à fluidifier les progressions salariales et sur l’évolution parallèle du niveau de cotisation ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je vous donne mon avis en train qu’économiste généraliste, et n’ayant pas travaillé moi-même sur ce sujet. Ma lecture des travaux est que tout dépend de l’objectif. Dans un objectif d’emploi, les allègements de charges sur les bas salaires ont fonctionné. Il y a beaucoup d’études qui le montrent et ça fonctionne au niveau du Smic, proche du Smic, ça ne fonctionne plus sur des niveaux plus élevés. Pourquoi ? Parce que ce sont des niveaux où les qualifications sont relativement rares.

Si l’on baisse les charges patronales, cela se transmet en termes de niveau du salaire, net, il y aura un partage du gain entre l’entreprise et le salarié. Le salarié va gagner plus, ce qui est bien pour lui. Cela peut éventuellement l’encourager à aller vers ce métier, encourager les jeunes à aller vers ce métier, mais en tout cas, ce ne sont pas plus d’emplois au niveau agrégé.

S’agissant du rapport Bozio-Wasmer, nous avons quand même changé d’époque. En France, nous avons encore beaucoup de chômage, mais il y a des difficultés de recrutement dans les entreprises, notamment industrielles. L’objectif n’est pas uniquement de créer des emplois peu qualifiés pour des jeunes peu qualifiés. Il peut s’agir de l’incitation, par exemple, à se former pour monter dans l’échelle des salaires. Avec les taux marginaux d’imposition, l’exercice apparaît extrêmement difficile, puisque l’entreprise ne peut pas récompenser les efforts de formation à leur juste valeur. Ça lui coûterait trop cher.

Ce sujet est aussi lié au fait que les emplois industriels sont considérés comme des emplois en moyenne mieux payés, plus stables. Les difficultés de recrutement sont plus évidentes dans ces domaines. Ce sont ce qu’on appelle des « bons emplois ». De plus, il nous faut réfléchir dès aujourd’hui à l’impact de l’intelligence artificielle, qui imposera un effort de formation majeur. Nous savons à quel point il est difficile de motiver les salariés à se former. Quelles sont les perspectives ? Aujourd’hui, il n’y en a pas beaucoup. L’intelligence artificielle risque de transformer beaucoup d’emplois disons moyennement qualifiés, ce qui laisse entendre un vrai sujet d’accompagnement.

Je suis assez sensible à ce rapport Bozio-Wasmer qui essaye de lisser un peu les taux marginaux d’imposition, de « déquantifier » de manière la courbe. Ils proposaient plusieurs scénarios, dont un budget inchangé. Il y a aussi un sujet de simplification, puisque je crois qu’ils calculaient plus d’un milliard de combinaisons possibles de cotisations en France. Cela donne un peu l’idée de la complexité et la complexité est un coût fixe, notamment pour les petites et moyennes entreprises (PME), qui manquent de visibilité. Ce manque de visibilité concerne aussi les salariés. Nous allons bientôt publier un bulletin de la Banque de France qui est assez stupéfiant. Nous menons des enquêtes régulières sur les perceptions des ménages sur l’inflation. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont vu en 2024 que l’inflation avait baissé. Mais la mauvaise nouvelle, c’est qu’ils n’ont pas vu que leur revenu avait augmenté. Même ceux qui sont plutôt en bas, plutôt vers le Smic, qui a augmenté cet objectif, même ceux qui sont retraités, dont les pensions sont indexées, ne voient pas que leur revenu augmente. On a un vrai sujet de perception, de complexité. Ils ne savent pas lire leur feuille de paie, je ne sais pas, mais je pense que c’est un vrai sujet de politique publique d’arriver à rendre plus transparent le sujet des revenus directs, mais aussi indirects, donc différés, et notamment les cotisations retraites.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Avez-vous des études ou comptez-vous en mener sur le coût d’application de ce que j’appelle « les impôts paperasse », c’est-à-dire les normes, notamment issues de l’Union européenne ? La Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP) a conduit une étude très intéressante qui les chiffre à peu près, et je parle seulement du coût d’application, je ne parle même pas de l’impact, qui les chiffre donc à peu près à 20 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises. Si on regarde le rapport Draghi, on pourrait faire une estimation entre 40 et 50 milliards d’euros par an. Je parle encore une fois exclusivement du coût d’application des normes issues de l’Union européenne. Avez-vous des études sur ce sujet ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Nous-mêmes, non. Nous allons publier prochainement un bulletin qui compare les normes de capital, les normes prudentielles en Europe et aux États-Unis. Il montre que les normes, au total, sont à peu près identiques, mais que c’est beaucoup plus compliqué en Europe, où il y a une espèce de millefeuille. C’est aussi une complexité pour les intermédiaires financiers.

Le rapport Draghi reprend un chiffre du Fonds monétaire international (FMI) considéré comme plutôt élevé. Il y a d’autres estimations et nous pourrons revenir sur ce point. Qu’il y ait un coût, c’est évident, et c’est une bonne occasion de regarder le sujet. Il faut aussi prendre en compte le millefeuille territorial. Les entreprises qui veulent, par exemple, implanter un nouveau site de production vivent un cauchemar. Cependant, il y a des choses positives en France. Créer une entreprise, c’est considéré comme très facile ici par rapport à d’autres pays. Il y a des indices, Banque mondiale ou autre, le nombre de jours nécessaires pour créer une entreprise, etc. Nous sommes très bien placés.

S’agissant des défaillances, je crois qu’on a énormément progressé, que le dispositif français est considéré comme plutôt bon, et vous savez que la durée est très importante pour valoriser au mieux les capital et le travail.

Je souscris complètement au fait qu’on a un coût fixe, et notamment par définition, un coût fixe, cela nuit plus aux petits qu’aux grands.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Je voudrais revenir brièvement sur les produits de financement proposés aux entreprises en général et aux industries en particulier. Vous avez justement rappelé que le PGE était un outil conjoncturel qui ne finance pas nécessairement l’investissement. En revanche, le prêt participatif relance a été lancé après la crise du Covid. Son succès me semble mitigé, mais j’aimerais avoir votre avis à ce sujet. Si je me souviens bien, environ 6 milliards d’euros ont été mis en place début 2024, ce qui n’est pas un montant considérable. Comment évaluez-vous le succès relatif de ce produit de financement des investissements ? Est-ce dû à un problème de demande, comme nous l’évoquions précédemment, ou à la complexité du produit ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Ce produit a effectivement rencontré peu de succès. Son lancement n’a pas coïncidé avec une période propice aux investissements des entreprises. Nous sommes confrontés à un double problème de demande et de complexité. De manière générale, il serait judicieux de simplifier le paysage de l’épargne et de l’investissement. La multiplication des produits et livrets a conduit à une fragmentation et une complexification du système. Il faudrait revenir aux fondamentaux en matière de produits financiers. Ma préférence irait vers la création de produits pan-européens permettant aux entreprises de se financer auprès des ménages. Les assureurs-vie et les fonds de pension – bien que nous n’ayons pas de fonds de pension en France, mais des assureurs-vie qui s’en rapprochent – constituent un bon vecteur pour cela. Certes, l’investissement direct sur les marchés actions ou les obligations d’entreprise comporte des risques que tous les ménages ne peuvent pas assumer. C’est pourquoi des intermédiaires sont nécessaires. Les limites des banques ont été mises en évidence, notamment en raison des normes de capital qui restreignent leur capacité à prendre des risques. La titrisation, si elle est bien menée, peut favoriser le financement des entreprises par les banques, malgré les mauvais souvenirs qu’elle peut évoquer.

Concernant l’assurance-vie, 33 % des placements contribuent directement au financement des entreprises, que ce soit par des obligations corporate ou par des fonds actions ou des actions en direct. C’est substantiel, même si aux États-Unis, 40 % du portefeuille financier des ménages est constitué d’actions. Les travaux en cours pour inciter davantage les assureurs-vie à investir à long terme pourraient être très bénéfiques pour les entreprises. L’étape suivante serait de rendre ces produits interopérables au niveau européen, permettant ainsi de capter l’épargne d’autres pays européens et vice versa. Cette approche serait avantageuse pour tous : les entreprises auraient accès à un plus grand volume d’épargne à moindre coût, les intermédiaires pourraient mieux absorber leurs coûts fixes et les ménages en tireraient également profit. C’est véritablement l’esprit de l’union de l’épargne et de l’investissement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour conclure cette audition, j’aimerais aborder l’objectif de réindustrialisation fixé par le gouvernement à 15 % du PIB d’ici 2035. Cette trajectoire vous semble-t-elle réalisable ? France Stratégie a publié une étude présentant quatre scénarios allant de 8 % à 15 % du PIB en 2035. Lors de son audition, le nouveau commissaire au plan, Clément Beaune, a admis que l’objectif de 15 % serait difficile à atteindre et semblait plutôt envisager une réindustrialisation à hauteur de 10 % à 12 % en 2035. Quelles sont vos prévisions à ce sujet ? Disposez-vous d’études prospectives sur cette question ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Ce sujet s’éloigne quelque peu de notre domaine d’expertise principal. Néanmoins, nous constatons que la tendance à la baisse a été enrayée. Nous avons l’habitude de raisonner en termes d’emplois à forte valeur ajoutée, qu’ils soient dans l’industrie ou dans les services. Aux États-Unis, par exemple, on trouve des emplois à très haute valeur ajoutée dans les services, notamment dans le secteur technologique. Ces emplois ont un effet multiplicateur important sur l’emploi global, générant des services annexes et irriguant les territoires.

L’accent mis sur l’industrie est largement lié à un désir de souveraineté et de meilleure répartition territoriale des emplois, les emplois industriels à haute valeur ajoutée étant généralement mieux répartis sur le territoire que ceux des services, souvent concentrés dans les métropoles. Cet objectif est tout à fait pertinent. Cependant, on a peut-être trop insisté sur la souveraineté dans le domaine industriel, parfois au-delà des secteurs véritablement stratégiques, tout en négligeant la souveraineté dans le domaine des services.

Par exemple, dans le secteur des paiements, que nous connaissons bien à la Banque de France, la France est plutôt bien positionnée. Toutefois, certains pays européens sont fortement dépendants des services de paiement américains comme Visa et Mastercard, ce qui pose un réel problème de souveraineté. Il en va de même pour d’autres services informatiques.

Plutôt que de fixer un objectif chiffré de réindustrialisation, je préconiserais de se concentrer sur la répartition des activités sur le territoire. L’objectif devrait être d’attirer des activités innovantes à fort potentiel de croissance et à haute valeur ajoutée, qu’elles soient industrielles ou de services, pour assurer notre souveraineté et un meilleur équilibre territorial. Par exemple, les centres de données ou data centers, qui ne s’implantent pas nécessairement dans les centres-villes en raison des coûts énergétiques et fonciers, peuvent contribuer à cet équilibre.

En résumé, je privilégierais une approche axée sur l’attraction d’activités innovantes et à haute valeur ajoutée, capables de contribuer à notre souveraineté et à l’équilibre des territoires, plutôt que de me focaliser uniquement sur l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur le rapporteur et chers collègues, avez-vous d’autres questions ? Je pense que nous avons fait le tour. Merci beaucoup. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je vous remercie pour votre invitation. Je note que nous devons revenir vers vous concernant plusieurs sujets : les ETF, l’impact des tarifs au niveau industriel, l’évolution des taux d’intérêt en France par rapport à la zone euro, le système monétaire international, le prix de l’énergie et le décrochage de l’industrie à partir de 2009, le rationnement éventuel du crédit à l’industrie, et le coût de la paperasserie administrative.

M. le président Charles Rodwell. Excellent. Voilà un programme de travail bien fourni. Je vous remercie et vous invite, comme vous l’avez mentionné, à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été adressé et aux questions orales posées par le rapporteur.

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10.   Table ronde, ouverte à la presse, sur l’attractivité économique de la France, réunissant : M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting, M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France, et M. David Cousquer, directeur de Trendeo

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Ce matin, nous recevons les auteurs de baromètres destinés à mesurer l’attractivité économique de la France. Je souhaite la bienvenue à :

– M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France, qui publie avec l’American Chamber of commerce in France (AmCham) un baromètre annuel sur l’attractivité de la France auprès des investisseurs américains ;

– M. David Cousquer, directeur de Trendeo, qui publie un baromètre mondial sur les investissements industriels ;

– et M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting, qui publie un baromètre de l’attractivité économique de la France.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Lhermitte, Marchal et Cousquer prêtent serment.)

M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France. Je vous remercie pour votre invitation concernant le sujet critique de l’industrie en France, un enjeu majeur pour notre pays. Je précise en préambule que je m’exprime ici au titre de Bain, en tant qu’observateur depuis une vingtaine d’années des questions relatives à l’attractivité et la compétitivité des entreprises en France.

L’historique de l’évolution de l’industrie en France est désormais bien connu ; 30 ans de déclin. En 1980, le ratio industrie/PIB était similaire en France et en Allemagne. Depuis, celui-ci a baissé de 50 % en dans notre pays contre seulement 15 % outre-Rhin. La raison principale est assez simple ; elle se résume à un déficit de compétitivité. Depuis dix ans, l’hémorragie a été interrompue et un frémissement se fait sentir, se traduisant par une légère remontée du nombre d’emplois et de sites actifs en France. Cependant, cette remontada demeure très timide et l’industrie française demeure en queue de peloton en Europe.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur quelques éléments issus de deux baromètres. Je tiens d’abord à préciser que le contexte politique instable à l’œuvre depuis deux ans a changé la donne. Le moral des industriels est en baisse, ces derniers éprouvent des difficultés à gérer le manque de visibilité et de stabilité.

Le baromètre Bain-AmCham 2025 sur l’attractivité de la France pour les investisseurs américains est établi sur la base de l’expression d’opinions de 151 dirigeants d’entreprises américaines implantées en France et qui y dégagent un chiffre d’affaires global de 95 milliards d’euros.

En 2025, les perceptions de ces entreprises sur les perspectives économiques du pays s’établissent à leur plus bas depuis dix ans. La perception de l’attractivité de la France par rapport aux autres pays européens demeure positive ; 39 % des sociétés américaines ont cette opinion, contre 17 % d’opinions négatives. En revanche, cette bonne perception s’érode de manière assez substantielle cette année, largement en raison du manque de stabilité politique et des perspectives économiques maussades.

Dans le détail, les sociétés industrielles partagent le même constat, dans une tonalité encore plus assombrie. Ainsi, 54 % d’entre elles font état d’un avis négatif concernant les perspectives économiques du pays contre 45 % pour l’ensemble des entreprises et seulement 18 % d’entre elles conservent une perception positive de la France.

De son côté, le baromètre de la compétitivité réalisé par Syntec Conseil interroge depuis une quinzaine d’années 500 entreprises de toutes tailles, des très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME) aux grands groupes. Il témoigne également d’un pessimisme accru sur les perspectives d’activité à court terme, de problèmes de recrutement, de rétention des talents, de préoccupations concernant les coûts de l’énergie, des matières premières et de gestion financière de l’entreprise, pour les sociétés industrielles spécifiquement. Depuis dix ans, les principaux freins identifiés demeurent les mêmes : la fiscalité pesant sur les entreprises ; le coût du travail – notamment du travail qualifié – et les lourdeurs administratives.

Ce baromètre marque également un scepticisme assez prononcé sur la capacité du pays à relever ces enjeux, dans un contexte de manque de stabilité. Les sociétés industrielles témoignent également d’un pessimisme plus prononcé que l’ensemble des entreprises sondées. Quand le pessimisme à l’égard de l’avenir de l’économie se situe en moyenne à 60 %, il s’établit à 64 % pour les sociétés industrielles, qui se déclarent à 76 % pessimistes quant à la capacité du pays à se réformer.

Face à ces constats, quelles sont les options disponibles ? La première consiste à ne pas faire grand-chose ou à poursuivre ce qui a été inscrit dans le budget 2025. Il s’agirait là à terme d’une catastrophe pour l’industrie française qui, je le rappelle, est sous-estimée dans toutes les dimensions. En effet, au-delà de l’estimation du poids de l’industrie dans le PIB, évalué entre 10 % et 11 %, il ne faut pas oublier qu’un emploi industriel génère 1,5 emploi indirect et 3 emplois induits.

Une autre option consiste à mettre en place des mesures techniques. Celles-ci présenteront un intérêt pour certains segments de l’industrie, mais en réalité, elles ne changeront pas véritablement la donne. C’est la raison pour laquelle il convient de mener un travail bien plus systémique. Celui-ci consisterait ainsi à se fixer une grande ambition pour gagner deux ou trois points d’industrie dans le PIB, sur une période de dix ans.

Pour y parvenir, il faudrait lever les freins pesant sur l’attractivité et la compétitivité industrielle et qui portent en pratique sur le coût du travail, la fiscalité et les lourdeurs administratives. Malheureusement, les marges de manœuvre sont nulles dans le contexte financier actuel de notre pays et de son endettement. Cependant, nous pouvons fixer un cap, qui consiste d’abord à offrir de la visibilité aux industriels et permettrait d’amplifier de manière radicale le petit frémissement que j’évoquais précédemment.

À ce titre, cinq choix devraient à mon sens être opérés.

Premièrement, il s’agirait d’investir dans la compétitivité à travers un allègement de la fiscalité et la réduction des cotisations sur le travail, notamment le travail qualifié, puisque les salaires dans l’industrie sont plus élevés qu’ailleurs.

Deuxièmement, il conviendrait d’effectuer des investissements d’avenir dans des domaines incontournables comme la défense et l’innovation, mais également des réinvestissements dans le secteur public, par exemple dans la formation et la rémunération des enseignants.

À cet effet, il importerait, troisièmement, de mettre en œuvre un véritable chantier de modernisation de l’efficacité de la dépense publique, c’est-à-dire réinvestir dans certains domaines tout en diminuant les coûts dans d’autres.

Quatrièmement, il est nécessaire d’accroître le travail en France. À ce titre, je rappelle que le déterminant principal de la prospérité d’un pays ne porte pas sur le nombre d’heures par semaine, ni l’âge de la retraite, mais le nombre d’heures travaillées par habitant. En France, le nombre d’heures travaillées par habitant s’établit à 600 par an ; il est supérieur de 10 % en Allemagne et de 16 % en Europe.

Enfin, le dernier pilier est selon moi le plus important : tout ceci ne peut se réaliser que dans le cadre d’un pacte gagnant-gagnant entre les entreprises et les salariés. Le pouvoir d’achat doit augmenter : un tiers des Français dispose d’un reste à vivre trop faible à la fin du mois. Le salaire net est insuffisant et souffre d’un écart colossal avec le salaire brut.

Nous devons réfléchir à des mécanismes pour faire en sorte que l’effort effectué en faveur de la compétitivité soit directement bénéfique aux revenus des salariés et au pouvoir d’achat des Français.

M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting. Nous révélerons cette enquête dans deux mois, mais je vous fournirai aujourd’hui un certain nombre de ses éléments.

Depuis plus de vingt ans, EY analyse l’attractivité de la France pour les investissements étrangers. Cette observation est essentielle à l’accompagnement de nos clients, grandes entreprises, entreprises de taille intermédiaire (ETI) et PME, françaises ou internationales. Elle l’est aussi pour nos propres décisions d’investissement, notamment en France, où nous sommes présents depuis plusieurs dizaines d’années, et où nous recruterons en 2025 près de 2 000 personnes.

Lors de mon propos liminaire, j’aborderai trois principaux aspects : les leçons que nous pouvons tirer d’une décennie assez dynamique pour l’attractivité de la France, et notamment les investissements industriels ; ce que nous pouvons observer chez nos concurrents européens, notamment ceux qui attirent plus d’emplois et plus de projets et enfin, les messages très concrets, exigeants, mais encourageants, de la part des dirigeants internationaux.

En premier lieu, je souhaite évoquer les jalons et les motifs de satisfaction d’une décennie d’attractivité retrouvée, notamment au plan industriel. En 2013, nous attirions au total 515 implantations et extensions. La France était en troisième position européenne, loin derrière le Royaume-Uni (799 projets) et l’Allemagne (701 projets). Notre image était celle d’un pays coûteux, complexe et changeant – quand les qualités de notre pays étaient peut-être moins mises en lumière – au moment où se déployaient d’importants investissements industriels dans une Europe en voie d’élargissement vers l’Est.

En 2017, après une période de réveil de notre attractivité, qui ne date pas de l’élection d’Emmanuel Macron, mais du rapport de Louis Gallois du 5 novembre 2012 et de l’encouragement offert par la réduction – toute relative – du coût du travail grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), nous avons observé une forte progression des annonces d’investissement et d’implantation étrangers. Cette progression a été accélérée par les mesures annoncées au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, notamment celle concernant la réduction progressive de l’impôt sur les sociétés (IS) et les ordonnances de réforme du marché du travail du 22 septembre 2017 dites « ordonnances Pénicaud ».

En 2018, nous dépassions l’Allemagne pour atteindre la deuxième position et en 2019, nous prenions la première place européenne en nombre de projets. En 2019, c’est particulièrement dans les activités de production, dans les usines que nous avons marqué les esprits : 409 projets en France (soit 34 % des parts de marché en Europe) contre 161 projets en Allemagne et 132 projets au Royaume-Uni. Cette progression était probablement liée en grande partie à un effet de rattrapage.

En 2023, nous avons conservé cette première place européenne pour la cinquième année consécutive avec plus de 1 200 investissements au total, dont 530 implantations ou extensions d’usines, ce qui nous plaçait loin devant le Royaume-Uni (150) affaibli par le Brexit et la Pologne (95).

Quels sont les facteurs de redressement de notre attractivité ? Ces derniers sont évidemment multiples et corrélés à des situations individuelles ou sectorielles, à des marchés ou des modèles économiques très différents. Mais s’il faut retenir un facteur commun, je tiens à souligner aujourd’hui l’environnement de confiance qui a été créé progressivement sur dix ans et qui s’est maintenu ces dernières années, à travers la lisibilité et la stabilité qui l’ont accompagnées, deux conditions importantes pour planifier des investissements dans un environnement international complexe et chaotique.

Quand on les interroge sur la différence française, les industriels mentionnent souvent les grands marchés et donneurs d’ordre, français ou européens, dans l’aéronautique, la grande consommation, la santé, l’énergie et les services. Progressivement, ces industriels ont reconnu une amélioration relative de notre fiscalité – qui demeure néanmoins soumise à de forts reproches –, le maintien d’un haut niveau de compétences et la qualité de nos infrastructures. Mais ils soulignent surtout les promesses tenues par l’État et les acteurs locaux, dont les régions. Progressivement, les entreprises ont repris confiance car les engagements publics ont été respectés dans le temps, malgré la persistance d’une pression fiscale assez lourde. N’oublions pas que parmi les pays de l’OCDE, nous sommes à la fois champions d’Europe de l’attractivité, mais également de la fiscalité.

Simultanément, nos deux grands concurrents, le Royaume-Uni et l’Allemagne, ont connu des mutations institutionnelles, politiques et industrielles très importantes. À titre d’exemple, le Brexit a effacé 40 % des investissements industriels étrangers et l’Allemagne a perdu un peu le cap et sans doute une partie de la confiance, ralentie par des coûts élevés et un affaiblissement de son export qui s’est accentué ces trois dernières années. Ces facteurs, mutations et transformations ont jeté le doute et, in fine, profité à la France.

Certes, les industriels émettent encore des reproches à l’encontre de notre pays, qu’ils trouvent encore coûteux et un peu complexe, mais dans notre enquête d’octobre 2024, 75 % d’entre eux témoignent de leur intention d’investir en France d’ici 2027. La France est ainsi la deuxième économie de la deuxième région économique mondiale.

Néanmoins, l’analyse approfondie des investissements industriels et la dynamique que j’évoquais il y a un instant, comportent des réserves ou des nuances. Nous réattirons des projets industriels, mais ceux-ci ne créent pas suffisamment d’emplois. En 2023, en moyenne, les implantations ou extensions d’usines génèrent 35 emplois en France par projet, loin derrière l’Espagne (364 emplois par projet), l’Allemagne (150) et le Royaume-Uni (100).

Manifestement, la création d’emplois se heurte au coût chargé de la main d’œuvre, parmi les plus élevés en Europe, quand bien même notre productivité corrige en partie cette donnée. Bien que notre droit du travail ait été aménagé pour renforcer la flexibilité, la rapidité et la fluidité, il inspire encore trop de défiance, notamment lorsqu’il s’agit d’envisager les aléas dans le temps et les éventuelles procédures collectives. Ce dernier élément est capital : dans leur plan d’investissement, les entreprises évaluent le risque par pays en cas de retournement de conjoncture.

Ensuite, en France, les investisseurs étrangers procèdent très majoritairement par extension de leurs usines existantes. En 2023, 89 % des investissements industriels ont ainsi été des extensions. Cette répartition est une conséquence des coûts salariaux et de notre droit du travail, mais aussi de la difficulté face aux délais, à l’acceptabilité de projets industriels dans certains territoires par des élus et des populations, au mille-feuille territorial et réglementaire de la France.

Enfin, depuis mars 2022 et au fil des années 2023 et 2024, cette dynamique de réinvestissement semble marquer le pas. Les courbes s’infléchissent, les enquêtes d’opinion témoignent toutes d’un trouble et d’inquiétudes face au contexte mondial, européen et national. Sur le plan mondial, cela se manifeste par l’écart de compétitivité et de moyens avec les États-Unis et la Chine, illustré par le rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024, la puissance des politiques d’attractivité et l’agressivité commerciale américaine. En contrepoint, il faut relever les limites de notre système et de notre compétitivité à l’exportation. Or les industriels investissent notamment en France dans le but d’exporter ensuite depuis le territoire national, en Europe, dans les pays du Sud et le Moyen-Orient. Plus récemment, il convient de souligner la difficulté à prendre des décisions dans un contexte politique différent et l’inflexion de notre politique d’offre sous contrainte budgétaire.

Notre enquête réalisée il y a quelques semaines montre qu’aucune entreprise n’annule ses projets en France sous l’effet d’un contexte national et international plus difficile. En outre, 30 % des 200 dirigeants interrogés les maintiennent, mais 50 % d’entre eux les réduisent ou les reportent face au contexte international et national.

Pour conclure, quels messages les industriels étrangers que nous interrogeons et côtoyons lancent-ils à la France ? D’abord, ils sont en France, ont besoin de la France et veulent plus de France. Cependant, ils nous invitent à prolonger l’effort de compétitivité et de visibilité engagé depuis dix ans, à ne surtout pas l’arrêter en chemin. Selon eux, il est essentiel de maintenir voire de réduire les marqueurs fiscaux qui ont nourri l’augmentation des investissements en France et de limiter leur aménagement à l’élimination de mesures anti-abus ou d’ajustements ponctuels.

Ils nous disent parallèlement, comme une condition sine qua non à la reprise de leurs investissements que les acteurs publics – État, collectivités, protection sociale – doivent produire un effort décisif sur son train de vie. Ils sont prêts à coopérer, à innover, à moins demander, tant que la France améliore sa situation financière. Ils sont très attentifs à ce que le pays s’engage dans la réduction de sa dépense, de ses déficits et de sa dette.

Leur troisième exigence est la suivante : la vie de leur entreprise n’a pas besoin d’être protégée ou privilégiée mais simplifiée et allégée, à commencer par celle des plus jeunes et des plus petites entreprises (équipementiers, sous-traitants, fournisseurs).

Enfin, lors de nos conversations et de nos enquêtes, ils évoquent une exigence fondamentale, qui est apparue même vitale ces dernières semaines. Elle concerne une Europe plus forte, plus offensive et plus décisive, en relai d’une France qui ne peut agir seule dans le domaine industriel. Ils demandent la mise en place d’une véritable union des marchés de capitaux, de coopérations scientifiques et industrielles, d’une décarbonation accélérée par des moyens décuplés tels qu’évoqués par le plan Draghi.

M. David Cousquer, directeur de Trendeo. En préambule, je souhaite dire quelques mots sur Trendeo, un cabinet d’analyse économique que j’ai créé en 2007 et qui a la particularité de travailler à partir ses propres données. Depuis 2009, nous compilons l’information sur l’emploi et l’investissement en France dans tous les secteurs, et depuis 2016 nous collectons les annonces d’investissement industriel au sens large (Recherche et développement, production manufacturée, production d’énergie). Globalement, nous obtenons une bonne corrélation entre nos données sur les variations de l’emploi et les données de l’Insee en France. Nous publions régulièrement des analyses.

Le premier article mentionnant les informations Trendeo date de 2009, à propos de la suppression de plus de 34 000 emplois par la filière automobile en France. Nous avons ensuite construit notre indicateur sur les ouvertures et fermetures d’usines en 2011 à la demande d’un journaliste des Échos, qui a donné lieu à la publication d’un article le 20 décembre 2011 intitulé « Désindustrialisation, près de 900 usines françaises ont été fermées en trois ans ». En juin 2019, avec les données issues de notre base mondiale, nous avons indiqué que l’investissement dans le véhicule électrique et hybride avait dépassé l’investissement dans le moteur thermique. Nous y montrions déjà qu’en Asie, en 2018, 50 % des investissements automobiles se réalisaient dans le véhicule électrique ou hybride, contre 20 % en Europe et 25 % en Amérique.

J’ai beaucoup réfléchi sur le sujet de la réindustrialisation et eu l’occasion de m’y plonger en 2020, puisqu’au milieu du confinement, la Banque des territoires nous a commandé une analyse des dépendances industrielles. La crise avait révélé certaines fragilités dans la chaîne d’approvisionnement française, dont la pénurie de masques au premier chef. Nous avons terminé ce travail par une vingtaine de recommandations, dont les principales sont les suivantes : encourager la robotisation et plus généralement renforcer le secteur des machines en France ; jouer la carte des villes moyennes ; articuler les niveaux d’intervention et distinguer montée en gamme, production en grande série et niveau technologique. À ce sujet, il est souvent indiqué que la solution consiste à monter en gamme. Je crois, à l’inverse, que le problème général de l’industrie française réside dans son incapacité à reconquérir le bas de gamme, d’avoir perdu cette bataille. Le focus sur le haut de gamme conduit à se concentrer sur quelques niches, en ouvrant la place aux productions étrangères pour les objets du quotidien. Pourtant, nous savons faire de l’entrée de gamme en France, comme le montre l’exemple de la société Bic, qui exporte 60 % des produits qu’elle fabrique en France. La situation est similaire pour le modèle Yaris de l’entreprise Toyota, qui est un des rares constructeur a régulièrement augmenté ses effectifs en France. Il importe également de ne pas craindre de monter de grands projets et de produire de grands volumes.

Par ailleurs, il est nécessaire que les régions investissent plus dans leurs champions locaux. Elles ne devraient pas hésiter à entrer au capital des PME les plus prometteuses, pour les suivre, trouver des partenaires et les épauler. Je souligne en outre le rôle de la défense comme donneur d’ordre et l’importance des ports, qui disposent notamment d’importantes surfaces foncières. Je pense notamment à Port-Jérôme, Dunkerque ou Fos : aujourd’hui, les grands projets industriels se réalisent aussi en lien avec les ports. Enfin, la formation est essentielle et à ce titre, il apparaît important de retoucher la réforme récente du baccalauréat qui semble éloigner assez fortement les élèves, notamment les jeunes filles, des spécialisations scientifiques.

Je souhaite terminer mon intervention sur le grand foncier. Depuis au moins les années 2000, aucun terrain de plus de 200 hectares n’est immédiatement disponible en France. Pourtant, il existe un marché pour ce type de projets. Depuis 2016, nous avons recensé, dans notre base mondiale, 1 529 projets supérieurs à cette taille. La France en a obtenu 0,2 %, et occupe la cinquante-quatrième position, entre le Qatar et la Norvège, alors que dans l’ensemble des projets recensés dans notre base mondiale, toutes tailles confondues, la France est en onzième position, derrière l’Allemagne, avec 1,7 % des projets recensés.

Cette question foncière constitue un bon exemple de la complexité des problèmes de la réindustrialisation. Les ressorts sont notamment d’ordre sociologique, d’urbanisme et d’acceptabilité. En effet, il est extrêmement difficile de faire accepter l’ouverture d’une usine et cette difficulté croît avec la taille de l’implantation. Pour éviter de tels freins, il me semble nécessaire de préparer en amont des zones et ne pas attendre la survenue d’un projet. On pourrait par exemple imaginer dans chaque région une zone de plus de 400 hectares pré-aménagée, acceptée, incluant éventuellement des compensations écologiques. De telles solutions faciliteraient les grands projets industriels, les plus compétitifs et les plus robotisés.

Le livre Leadership de Henry Kissinger, publié en 2022, évoque notamment la réussite de Singapour, portée par Lee Kwan Yew. Arrivé au pouvoir en 1959, il avait su relever des défis de toute nature pour faire de Singapour une puissance économique locale. Celui-ci disait que le facteur clef de la réussite avait consisté à climatiser les bureaux. En permettant aux cadres de travailler dans la journée plutôt que seulement tôt le matin et tard le soir, il affirmait avoir enclenché une spirale vertueuse.

J’ignore si le grand foncier en France en 2025 est l’équivalent de la climatisation dans le Singapour des années 1960, mais il faut savoir chercher dans toutes les directions pour réindustrialiser la France.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour la clarté de vos explications.

Quelles conclusions tirez-vous de la politique de l’offre que nous avons menée depuis maintenant huit ans ? Pouvez-vous décrire plus précisément les conséquences concrètes de l’instabilité provoquée par le vote de la censure du gouvernement Barnier et l’introduction d’une hausse de l’IS et de la hausse des cotisations ? Quels éléments de correction rapide devons-nous apporter pour contrer cette chute de la confiance ?

Ma deuxième série de questions concerne le coût du travail et, plus globalement, le financement de nos entreprises. En matière d’évolution des cotisations, la création d’une trappe à bas salaire en 2010-2011 a engendré un effet très néfaste pour l’industrie. Vous êtes-vous penchés sur les travaux de la mission confiée à Antoine Bozio et Ėtienne Wasmer concernant le rééquilibrage de la pente des cotisations ? Surtout, la solution ne réside-t-elle pas dans un système de retraites par capitalisation, afin de diminuer le coût du travail, financer notre système social mais aussi, à terme, nos entreprises industrielles ?

Enfin, vous avez évoqué l’échelon européen et la nécessité d’adopter un régime uniformisé dans un certain nombre de domaines. Vous avez souligné également un besoin criant d’Europe. L’Europe a établi des mécanismes décriés, probablement à juste titre, du fait de leur complexité, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Certains d’entre nous ici présents souhaitent peut-être le supprimer, d’autres l’étendre. Quel est votre avis sur cette question ? Faut-il étendre ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières aux produits finis, pour mieux protéger nos industries européennes de la décarbonation ?

M. Olivier Marchal. La politique de l’offre menée à partir de 2014-2015 a clairement été très bénéfique aux entreprises étrangères qui réfléchissaient à des investissements en France, mais également aux entreprises françaises. Le droit du travail alors beaucoup trop lourd a été assoupli, des efforts substantiels ont été effectués concernant la fiscalité vieillesse et les impôts de production. Un long chemin doit cependant être parcouru en matière d’impôts de production, puisque le surcoût demeure très substantiel par rapport aux entreprises de la zone euro ou aux entreprises allemandes, à hauteur de deux points de PIB, soit 50 à 60 milliards d’euros.

Ensuite, l’arrêt du rebond ne date pas de la dissolution, mais de 2022, comme en témoigne notre baromètre Bain-AmCham. En effet, dès 2022, il n’y avait pas de majorité claire à l’Assemblée nationale et les entreprises étaient conscientes que les bonnes décisions seraient plus difficiles à prendre. Au moment des débats budgétaires, des propositions et annonces ont engendré un effet très néfaste sur l’optimisme des entreprises en France.

Les mesures prises ont ainsi coûté aux entreprises une douzaine de milliards d’euros dans le budget 2025. Après dix ans d’une politique de l’offre qui proposait chaque année des bonnes nouvelles, nous avons ainsi connu de mauvaises surprises, parfois au dernier moment, alors que les entreprises avaient finalisé leur budget quelques semaines auparavant, qu’elles avaient présenté au comité européen ou au siège mondial. Pour les entreprises, un tel changement de paramètres au dernier moment est terrifiant et impacte très durement l’image de la France à l’étranger.

Vous nous avez également demandé ce qu’il faudrait entreprendre pour corriger cette chute de la confiance. À court terme, il faudrait déjà assurer les entreprises qu’elles ne connaîtront plus de mauvaises nouvelles cette année. Même si je suis conscient qu’il ne sera pas envisageable de conduire des actions décisives en matière de fiscalité et de coût du travail en 2025, il s’agit dans l’immédiat de communiquer certains messages, transmettre certains signaux.

Il est nécessaire de rassurer les entreprises industrielles sur le fait que des mesures définies comme temporaires ne deviendront pas définitives. L’idéal consisterait également à atténuer une ou deux des mauvaises surprises précédemment évoquées, mais la véritable bataille à mener concernera l’année 2026.

S’agissant du coût du travail, le problème ne porte pas du tout en France sur les salaires, qui ne sont pas très élevés et sont même parfois trop bas par rapport à ceux de nos partenaires européens. Le véritable enjeu porte en réalité sur les cotisations patronales et salariales, qui in fine pèsent toutes deux sur le coût du travail ; et sur l’écart entre le salaire brut payé par les entreprises et le salaire net effectivement touché par les salariés. En France, cet écart est en effet le plus élevé.

Il a été décidé, pour de bonnes raisons, d’aider le travail peu qualifié, à hauteur de 1 smic, voire 1,5 smic. Pour un smic, le total des cotisations s’élève à 17 % du brut en France, contre 46 % en Allemagne. Mais pour le travail qualifié d’un ingénieur en usine doté de dix à quinze ans d’expérience et payé cinq fois le smic, les cotisations s’établissent à 55 % du brut en Allemagne, et à 80 % en France. Pour un salaire équivalent à dix fois le smic, elles s’élèvent à 49 % en Allemagne, mais à 83 % en France. Il existe donc un écart de 34 % sur le salaire brut, qui constitue un surcoût pour l’entreprise et dont le salarié ne profite pas.

M. David Cousquer. S’agissant de vos questions sur la politique de l’offre et la censure, deux éléments doivent être mentionnés. Depuis 2022, et l’agression russe de l’Ukraine, nous avons constaté un net ralentissement et la dissolution a aggravé cette tendance. Notre indicateur Usines a par exemple plongé au deuxième semestre. En 2024, le comportement des grands groupes a fortement joué : plus que les PME et les ETI, ils ont supprimé de l’emploi et surtout ralenti leurs décisions d’investissement. Or si ces reports de décisions d’investissement sont bien moins douloureux immédiatement, ils sont tout aussi néfastes, à terme.

S’agissant de la politique de l’offre, un aspect me semble important. Il concerne le regard posé sur ce que M. Marchal a appelé le « frémissement » de l’industrie. Si l’on décompose la séquence depuis 2009, on observe que tous les secteurs industriels ont amélioré leur position de 2016 à 2024. Ce rétablissement a été moins prononcé que dans d’autres pays, mais il est malgré tout intervenu. Je ne saurais dire s’il est entièrement lié à la politique de l’offre, mais quoi qu’il en soit, il faut relever que la France a connu une reprise de sa réindustrialisation. Les difficultés actuelles ne doivent pas le faire oublier.

Les impôts de production français demeurent par ailleurs trop élevés par rapport à ceux enregistrés en Allemagne. Il est impossible de maintenir en France un écart de coût équivalent à deux points de PIB par rapport à l’Allemagne.

S’agissant des cotisations sociales, compte tenu de leur structure et du fait que l’industrie connaît souvent des salaires plus élevés, le système actuel est plutôt défavorable aux entreprises industrielles. Dès lors, elles bénéficient moins de mesures favorables de baisse des cotisations. À titre personnel, je suis favorable au basculement de l’intégralité des cotisations sociales sur l’impôt sur le revenu (IR). Je reconnais que cette position est quelque peu radicale, mais certains agissent de la sorte, avec réussite. Elle aurait le mérite d’instaurer une neutralité entre les différents secteurs de l’économie française.

S’agissant du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières en Europe, je ne suis pas compétent pour pouvoir vous répondre. Je relève néanmoins que dans la querelle qui oppose les États-Unis au Canada, l’Ontario a menacé le les États-Unis de représailles tarifaires. En conséquence, il me semble que la rapidité dans la prise de mesures compte tout autant que leur portée et leur forme. Je pense donc que les mesures européennes, quelles qu’elles soient, doivent être réalisées le plus rapidement possible.

M. Marc Lhermitte. La proposition de M. Cousquer sur l’indexation des cotisations sur les revenus me semble particulièrement intéressante.

L’impact de l’instabilité politique est avéré : comme je l’ai indiqué précédemment, quelle que soit la taille des entreprises et le secteur dans lequel elles évoluent, la moitié des dirigeants interrogés en septembre-octobre 2024, au pic de l’incertitude, nous ont indiqué qu’ils reportaient leurs décisions, faute de visibilité.

Dans notre malheur, il faut cependant essayer de demeurer positif et constructif. D’abord, les problèmes de nos compétiteurs sont plus graves que les nôtres. Je le ressens à titre personnel lorsque j’anime nos équipes européennes et que je discute avec mes collègues britanniques ou allemands en ce moment. En Allemagne, le changement de cap politique est très compliqué et fait l’objet de nombreuses discussions. Au Royaume-Uni, plus de 70 milliards de livres de fiscalité supplémentaire ont été annoncés, s’ajoutant au diagnostic désormais consensuel que le Brexit a constitué la pire des erreurs. De leur côté, mes collègues espagnols ont le sourire et les Italiens semblent s’en sortir plutôt bien. Ces éléments nous feront toujours plaider en faveur de plus d’Europe, quelles que soient les reproches que l’on peut adresser à cet ensemble européen trop « réglementeur » et peut-être un peu trop immobile.

Ensuite, dans les enquêtes d’opinion internationales, l’image de la France demeure relativement bonne. Il existe ainsi un très grand contraste entre l’opinion de dirigeants interrogés à New-York, Berlin, Tokyo ou Séoul et celle des dirigeants que nous questionnons en France, qui sont les plus prompts au French bashing, lequel revient en force, à mon grand regret. Ce crédit extérieur doit être pris en compte, tout en apportant les correctifs nécessaires, pour communiquer vis-à-vis de l’extérieur sur les avantages concurrentiels qui demeurent en France, notamment en matière de qualité des infrastructures et des compétences. Il s’agit également de transmettre l’idée que les modifications concernant l’IS ne constituent que des ajustements ponctuels, pourvu que nous tenions ces engagements.

Ensuite, je partage les propos exprimés précédemment par MM. Marchal et Cousquer sur le coût du travail. En Europe, nous sommes malheureusement en tête en matière de pression fiscale sur les entreprises et à la deuxième place en matière de dépense publique. Toutes les actions qui contribueront à modifier cette donne seront donc les bienvenues.

Je suis par ailleurs assez d’accord sur l’analyse de l’exonération de charges sur les bas salaires, qui ne constitue probablement pas la meilleure aventure pour le modèle économique des industriels. De fait, la question de l’abaissement des charges sur le personnel qualifié se pose. Je plaide en faveur d’une diminution de la pression fiscale sur les employeurs et les salariés, qui ne pourra être que bénéfique. Les études d’impact que vous suggérez sur les mesures confirmeront ces éléments.

S’agissant de votre question sur l’Europe, je ne suis pas suffisamment compétent pour vos répondre, mais il existe de très bons spécialistes – notamment chez EY – des questions relatives à l’ajustement carbone aux frontières et son extension aux produits finis. Dans l’enquête que nous menons actuellement et nos conversations quotidiennes avec des industriels européens, trois grands sujets émergent.

Le premier a trait au fossé énergétique, qui demeure un immense problème en termes de raccordement et de vitesse d’exécution. En matière énergétique, la France demeure bien placée, mais la problématique va bien au-delà du territoire domestique.

Le deuxième est directement lié au choc provoqué par la politique commerciale extrêmement agressive de Donald Trump. Nous observons ainsi une hausse très spectaculaire du pourcentage d’entreprises (82 % dans l’enquête que nous dévoilerons la semaine prochaine) qui se déclarent prêtes à participer à des dispositifs et des mesures qui favoriseront l’autonomie stratégique de l’Europe ou de pays membres de l’Europe. Ce taux se situait ainsi autour de 40 % il y a encore peu de temps. Les termes de « souveraineté » ou « d’autonomie stratégique » n’ont jamais été très populaires auprès des entreprises car ils impliquent une forme de protection d’un certain nombre de marchés. Les entreprises y voyaient un bénéfice autant qu’une perte ou un risque. Désormais la vision a évolué et nous sommes même allés un peu plus loin dans l’enquête en identifiant 7 000 produits critiques, qui ne se limitent pas à la défense, à la santé ou aux terres rares. Je partage les propos de mon camarade et ancien associé Olivier Lluansi, que vous avez auditionné le 13 mars dernier, concernant l’importance des achats publics aux niveaux français, et européens pour cette autonomie stratégique.

Le troisième sujet consiste à innover ensemble. De nombreux intervenants vous ont certainement confirmé qu’il n’est plus possible d’afficher une cinquantaine de pôles sectoriels en France, quand il en faudrait cinq en Europe, ni de se satisfaire du si faible niveau de coopération industrielle et scientifique. Les industriels eux-mêmes ont du mal à franchir les frontières dans leurs propres institutions de recherche. Les pays membres doivent collaborer pour faire venir un certain nombre de chercheurs et se doter de certains fonds, que les industriels sont prêts à abonder.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie d’avoir partagé vos analyses. Je souhaite d’abord vous interroger individuellement, avant de vous soumettre des questions collectives. Monsieur Marchal, vous avez mentionné le pessimisme croissant des investisseurs concernant des investissements potentiels qu’ils pourraient effectuer sur le sol français. Ce pessimisme s’exerce-t-il également vis-à-vis des autres pays européens ? Autrement dit, le mal est-il exclusivement français ou plus généralement européen ?

Monsieur Cousquer, je souhaite revenir sur votre indicateur concernant le solde d’ouverture et de fermeture d’usines. Au titre de l’année 2024, vous avez mentionné un solde négatif de dix-neuf, soit une première depuis 2015. En revanche, le baromètre du ministère de l’économie indique un solde positif de quatre-vingt-neuf ouvertures d’usines. Comment expliquez-vous ce différentiel ?

Enfin, monsieur Lhermitte, lors de votre première intervention, vous avez mentionné un contraste entre les stratégies des entreprises. D’une part, les sociétés françaises, toutes tailles confondues, ont tendance à vouloir s’internationaliser et investir à l’étranger. D’autre part, les investisseurs étrangers ont tendance à davantage se tourner vers la France. Comment expliquez-vous ce distinguo ? Comment expliquez-vous le « désintérêt » des investisseurs français pour la France ?

M. Olivier Marchal. Je souhaite nuancer la perception qui a pu être établie de mon propos initial. Je ne voudrais pas donner l’impression que tous les industriels étrangers estiment subitement que la France constitue le dernier endroit où il faut investir. Je parle d’une érosion de la confiance, d’un certain pessimisme quant à l’avenir et d’un scepticisme sur la capacité du pays à se réformer. Dans notre baromètre Bain-AmCham, lorsqu’ils sont interrogés sur l’image de la France dans leurs sièges respectifs aux États-Unis, une majorité d’entre eux considèrent qu’elle demeure bonne ou très bonne. En revanche, cette proportion diminue lorsqu’il s’agit de groupes industriels.

Les entreprises étrangères valorisent des atouts français qui sont parfois sous-estimés. Je pense par exemple au positionnement de la France sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). La France possède une électricité parmi les plus décarbonées d’Europe. Ce critère est très important pour le choix d’ouverture d’une usine, mais également pour un jeune employé américain, qui y attache une forte importance. Je pense également à l’attractivité de notre pays pour les collaborateurs d’une entreprise étrangère. Si l’on interroge 250 traders en leur demandant où ils souhaitent aller s’ils doivent quitter Londres, ils privilégieront Paris à Francfort ou Amsterdam même si l’analyse économique a montré qu’il est 20 % plus onéreux de s’implanter en France pour une entreprise.

Ensuite, notre étude interrogeait des investisseurs américains, mais j’échange également avec des dirigeants français d’entreprises allemandes, japonaises ou scandinaves qui sont présentes en France. Ils me tiennent exactement le même discours que les investisseurs américains. Ils soulignent les mêmes aspects positifs sur la France, raison pour laquelle ils y sont implantés depuis des décennies, mais font part des mêmes critiques, notamment depuis deux ans.

En résumé, il n’existe pas de décalage entre ces perceptions. La France est freinée par des problèmes spécifiques qui nuisent à notre image selon tous les investisseurs et l’Europe dans sa globalité est affectée, elle aussi, par des problèmes spécifiques, concernant notamment le prix de l’énergie. Notre énergie décarbonée ne constitue pas un handicap vis-à-vis de l’Allemagne, mais la comparaison avec les États-Unis n’est pas à notre avantage.

M. David Cousquer. Je me permets de vous transmettre un graphique qui présente deux courbes.

En bleu, figure l’indicateur Trendeo sur les usines, l’indicateur vert étant celui de la direction générale des entreprises (DGE). Le ministère a souhaité intégrer deux niveaux dans son indicateur, quand nous n’en utilisons qu’un seul.

Nous avons créé notre indicateur sur l’ouverture et la fermeture d’usines en France en 2011, à la demande d’un journaliste. Il a d’abord fallu déterminer le périmètre des usines, ce qui n’est pas aisé. Quand nous entrons des données, nous intégrons à la fois le secteur de l’entreprise et le type d’activité du site. Par exemple, Renault évolue indubitablement dans le secteur automobile, mais la société peut poursuivre des projets différents, à la fois des usines, mais également des projets de recherche et développement (R&D), de logistique, de services.

Ensuite, nous avons décidé de nous concentrer exclusivement sur les ouvertures et les fermetures, sans intégrer les réductions d’effectifs ou les extensions, que nous suivons aussi par ailleurs. Je précise à ce titre que les extensions et les réductions d’effectifs représentent une part important des gains et des pertes d’emplois. En outre, la France est un pays dans lequel les extensions exercent un poids de plus en plus important dans le développement industriel. Il me semble que cela est lié à la difficulté de trouver du foncier disponible.

La DGE a créé un indicateur double, en complétant son indicateur sur les ouvertures et fermetures par une comptabilisation des extensions et des réductions d’effectifs significatives. Elle comptabilise les ouvertures effectives, non pas au moment de l’annonce, mais du démarrage de l’usine ; le même raisonnement s’appliquant aux fermetures. De son côté, Trendeo comptabilise les informations lorsqu’elles sont annoncées, souvent douze à dix-huit mois avant l’implantation du site pour les très grands projets.

Le graphique que je vous ai transmis compare l’indicateur de la DGE à l’indicateur Trendeo « cœur », enrichi par l’intégration des extensions et réductions. Vous pouvez constater qu’ils présentent des tendances extrêmement proches. Le ministère a choisi de communiquer sur l’indicateur étendu, qui reste positif, alors que l’indicateur cœur est négatif, aussi bien pour la DGE que pour Trendeo. Il s’agit d’une question de communication et je ne peux reprocher au ministère de ne pas être particulièrement alarmiste dans son approche. Notre indicateur est un choix délibéré, mais il présente également des avantages.

M. Marc Lhermitte. Monsieur le directeur, vous avez raison de mentionner un sujet très intéressant à creuser, qui ouvre de nombreux pans d’action. Les entreprises françaises se sont très fortement internationalisées en dix ans, ce qui constitue selon moi un mouvement bénéfique et salutaire pour elles car elles étaient peu investies à l’international et peu présentes dans les grands appels d’offres internationaux, au Moyen-Orient, aux États-Unis, en Asie, dans les zones émergentes. Il ne s’agit pas seulement des entreprises du CAC 40 ou du SBF 120, mais également des ETI et des PME, qui constatent que ni la France ni même l’Europe ne suffisent plus pour consolider leur chiffre d’affaires ou tout simplement survivre. Les entreprises italiennes avaient d’ailleurs été précurseurs dans ce mouvement, qu’elles avaient entamé une décennie auparavant.

Le contraste que M. le rapporteur mentionne est donc intéressant à relever mais il me semble utile de creuser un champ explicatif. Certaines des entreprises dites à capitaux étrangers sont présentes en France depuis 100, voire 150 ans. Siemens peut par exemple se targuer d’être présente sur le sol français depuis plus longtemps que Renault. De son côté EY est implanté dans l’Hexagone depuis près de cent ans.

Parmi les 20 000 entreprises étrangères présentes en France, un petit groupe d’entre elles, souvent les plus importantes, est particulièrement actif. Vous recevrez d’ailleurs cet après-midi les représentants de DZA Entreprises étrangères en France, un des animateurs principaux de cet écosystème d’entreprises à capitaux étrangers. Ces acteurs ont un avis aiguisé et sont intéressés au redressement de l’attractivité de la France, qui fonde aussi leur crédibilité dans leurs discussions avec leurs collègues. Ils sont d’ailleurs peut-être sous-utilisés au quotidien comme témoins, observateurs et peut être accompagnateurs d’entreprises.

Par ailleurs, si le mouvement d’internationalisation est effectivement indéniable depuis une dizaine d’années, de nombreuses entreprises françaises ne savent pas vers quel interlocuteur – public ou public-privé – se tourner, quand toutes les régions et la plupart des départements disposent d’une agence régionale de développement. De même, Business France réalise un travail formidable dans l’accompagnement des industriels étrangers. En revanche, il n’existe presque pas d’équivalent pour accompagner et argumenter de la même façon auprès des ETI, des PME et des groupes français, qui n’ont pas les mêmes éléments de langage et ne se voient pas aussi souvent.

J’ai ainsi plaidé en faveur de l’idée que des acteurs comme Business France ou des organisations dédiées à l’accompagnement, l’attractivité et le développement économique dans les régions et les intercommunalités, ouvrent leur champ d’action à un certain nombre d’entreprises françaises nées en France et sensibles à une délocalisation. Il faudrait en résumé consacrer des forces plus conséquentes à l’accompagnement d’entreprises françaises, de la même manière qu’on le pratique avec succès pour les entreprises à capitaux étrangers.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué l’enjeu des allégements fiscaux qui ont bénéficié à la compétitivité de nos entreprises. Mais si une baisse de la fiscalité est bien intervenue en faveur des entreprises, leur compétitivité n’a-t-elle pas été plombée par « l’impôt paperasse », c’est-à-dire toutes le coût des lourdeurs administratives que nous pouvons déplorer ?

J’ignore si vous avez la possibilité d’évaluer effectivement la charge que ces lourdeurs peuvent représenter pour la compétitivité des entreprises en France. Mais selon le rapport Draghi, on pourrait estimer à près de 47 milliards d’euros le coût annuel pour les entreprises en France de l’application des normes issues l’Union européenne. Selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), ce montant s’établirait à une vingtaine de milliards d’euros.

Comment ces normes sont-elles perçues par l’ensemble des investisseurs étrangers qui envisagent de venir en France ? Je pense notamment à la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui devrait peser à hauteur de 4 milliards d’euros sur la compétitivité de nos entreprises en France chaque année.

M. Olivier Marchal. En matière de normes, nous sommes confrontés à un double problème. Le problème européen est très bien décrit dans le rapport Draghi, qui explique que l’on a souffert trop longtemps d’une inflation normative incroyable. À la suite de sa parution, des normes qui étaient envisagées ont d’ailleurs été supprimées, notamment dans le domaine des services financiers.

Le cas de CSRD est assez symptomatique. Face à un problème qui mérite de trouver des solutions, de bonnes intentions voient le jour, mais elles se traduisent par des mauvaises mesures car ces dernières sont édictées par des personnes qui ne sont pas connaisseuses de la réalité des entreprises. Ce faisant, on crée une usine à gaz. À titre personnel, je considère que l’effort suscité par CSRD se réalise au détriment du temps qu’une entreprise devrait consacrer pour la gestion et le développement de son activité. Le même raisonnement s’applique à la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D). Mais la France porte également sa part de responsabilité, dans la mesure où elle surtranspose les normes européennes. Il s’agit là d’un mal endémique.

Ces éléments engendrent un impact majeur sur l’attractivité et la compétitivité de la France. Toutes les entreprises implantées en France, qu’elles soient françaises ou étrangères, considèrent que sur le sol national, leur compétitivité est affectée par trois problèmes majeurs, qui sont de manière décroissante les suivants : la fiscalité, le coût du travail et la complexité administrative. Le rapport annuel sur l’index de complexité des affaires dans le monde classe la France à l’avant-dernier rang dans le monde, seule la Grèce parvenant à faire moins bien dans ce classement.

M. Marc Lhermitte. Je partage l’essentiel des propos de M. Marchal. Cette complexité pèse plus qu’elle ne le devrait. Au-delà, il me semble essentiel de préserver l’intention qui était portée par la CSRD ; l’objectif consiste bien à diminuer l’empreinte carbone et à améliorer l’impact écologique de tous les secteurs et tous les pans de l’activité. De plus, il s’agit d’un marqueur positif pour la France, qui a favorablement marqué les esprits dans deux dimensions : la French Tech et la « Green » France, la France verte. Nous devons maintenir cette appréciation positive, ne serait-ce que pour diminuer l’impact sur l’environnement de nos activités, mais aussi parce que cet aspect peut également constituer un différenciateur d’activité, lorsque nous aurons surpassé le maelstrom actuel marqué par les crises, les conflits et les guerres commerciales.

Certes, nous souffrons d’un nombre trop élevé de normes, mais comme M. Marchal l’a souligné, cette complexité administrative française ne figure qu’au troisième rang des problèmes structurels, derrière la pression fiscale sur les entreprises et le coût du travail. Commençons donc par nous attaquer à ces deux premiers freins.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Lhermitte, vous avez indiqué qu’en moyenne, les implantations ou extensions d’usines génèrent 35 emplois en France par projet contre 150 en Allemagne. Quelles en sont les raisons ? N’est-ce lié au fait que les investissements directs étrangers (IDE) se concentrent essentiellement sur des innovations, pour profiter des dispositifs comme le CICE ou le plan d’investissement en France 2030 ? À l’inverse, n’a-t-on pas quelque peu négligé ce socle industriel de base, qui permet finalement le développement économique ? Je relie ce point aux propos de M. Cousquer sur le manque de productions bas de gamme, qui ne sont pas suffisamment assumées.

M. Marc Lhermitte. L’Allemagne connaît un taux de chômage de 3,5 %, avec des bassins d’emplois extrêmement tendus, sauf dans un certain nombre de Länder, essentiellement dans l’ex-Allemagne de l’Est. L’Allemagne a choisi de se concentrer de manière sélective sur l’attraction de projets stratégiques transformants très volumineux, dans le véhicule électrique, dans l’industrie chimique ou dans l’énergie. Ceci s’est accompagné d’une mobilisation extrêmement rapide de très grands fonciers, jusqu’aux portes de Berlin. Je pense notamment à l’implantation d’une usine de véhicules électriques, qui constitue l’un des très gros coups dernières années.

Ensuite, l’Allemagne dispose d’un système d’innovation public-privé très performant, organisé autour du Fraunhofer Gesellschaft, institut allemand spécialisé dans la recherche en sciences appliquées, et d’autres mécanismes régionaux, qu’il s’agisse des Länder, du réseau des caisses d’épargne allemandes ou Sparkassen ou des instituts de transfert de technologie. Ces structures sont plus expérimentées qu’en France, même si des progrès ont été réalisés dans notre pays autour des projets de recherche technologique CEA Tech du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et d’un certain nombre de nos organismes de recherche. Ce système allemand n’a peut-être pas plus de qualités que son équivalent français, mais il bénéficie néanmoins d’une plus grande reconnaissance sur le plan international.

M. le président Charles Rodwell. À quoi correspond le Fraunhofer Gesellschaft ?

M. Marc Lhermitte. Il s’agit d’un institut spécialisé dans la recherche en sciences appliquées, l’équivalent d’un rassemblement de différents instituts français comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les CEA Tech, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria).

M. Olivier Marchal. La France souffre d’un sous-investissement dans la R&D et l’innovation. L’innovation ne sert pas uniquement à créer de nouveaux produits, elle permet également de mieux fabriquer des produits existants, y compris des produits à moins haute valeur ajoutée. L’exemple de la société Bic a été cité un peu plus tôt. Si les produits de cette entreprise sont extrêmement simples, leurs usines sont extrêmement impressionnantes. En France, les dépenses consacrées à l’innovation s’établissent à 2,2 % du PIB, contre 3,2 % en Allemagne et 3,6 % aux États-Unis.

Pour autant, nous ne sommes pas si mauvais : dans notre baromètre, 76 % des entreprises américaines estiment que l’écosystème d’innovation en France est bon, que les ingénieurs qualifiés sont de très grande qualité, de même que nos infrastructures technologiques. De plus, certains dispositifs sont appréciés comme ceux de France 2030 ou le crédit d’impôt recherche (CIR), qui fait par ailleurs l’objet de critiques concernant des effets d’aubaine. Néanmoins, lors de mes discussions avec des chefs d’entreprise, tous me disent que le CIR a été déterminant dans le maintien ou l’implantation de leurs centres de R&D. Ces dispositifs ont ainsi fourni une aide précieuse dans des investissements risqués.

M. David Cousquer. S’agissant de « l’impôt-paperasse » évoqué par M. le rapporteur, il convient également de mentionner l’importance d’un effet taille. Je suis ainsi convaincu que les petites entreprises sont plus directement frappées par le formalisme que les grands groupes, qui disposent de départements ou de directions pour se charger de ces questions. De plus, les grands groupes reportent parfois le formalisme CSRD qui leur est demandé sur leurs fournisseurs. Il devient donc de plus en plus compliqué d’être fournisseur d’un grand groupe, même si l’on est directement exonéré du formalisme. De même, il est difficile pour une PME de dix à quinze salariés de répondre à des appels d’offre ou de remplir des démarches pour le CICE.

Les mêmes observations peuvent être effectuées à propos de France 2030. Le dispositif de France Relance était en revanche très facilitateur pour les entreprises, et notamment les plus petites d’entre elles. À ce titre, l’inversion de tendance ressentie en 2022 a naturellement été provoquée par des événements majeurs comme la guerre en Ukraine ou la hausse des taux d’intérêt, mais l’arrêt de France Relance a également eu un effet très négatif.

Je ne veux pas non plus jeter la pierre aux grands groupes français, qui jouent également un rôle important pour l’écosystème. Mais dans le secteur des semi-conducteurs, je regrette que de belles PME n’aient pas été rachetées par des grands groupes français et soient donc passées sous pavillon étranger. Ainsi, UnitySC qui réalise des outils de détection des défauts sur les semi-conducteurs a été rachetée par Merck en juillet 2024, de même qu’IC’Alps, spécialisée dans la conception de circuits spécifiques, par SealSQ, filiale du Suisse WiseKey. De son côté, Kalray, spécialiste des microprocesseurs de fortes capacités de calcul avec une faible consommation a vendu sa branche Data Acceleration Platform à l’américain DataCore. Enfin, à Cesson-Sévigné, en Bretagne, la société Secure-IC spécialisée dans la sécurité des systèmes électroniques embarqués a été racheté par l’américain Cadence.

Je ne suis pas opposé aux acquisitions, qui peuvent constituer des opportunités de croissance pour une entreprise. Mais lorsqu’elles interviennent de manière un peu systématique dans une branche, cela témoigne d’un défaut, d’un « trou dans la raquette ». Dans un écosystème, les grands groupes ont évidemment leur place, mais je pense que le formalisme et les questions de paperasserie doivent aussi s’adapter à ce phénomène et peut-être prévoir des mesures spécifiques en général pour les petites entreprises.

M. Lionel Vuibert (NI). Ayant effectué trente ans de ma carrière dans l’industrie, je me retrouve dans nombre de vos commentaires. Je crois également que le CIR constitue un atout majeur de nos dispositifs et représente un exemple-type d’un avantage concurrentiel réel pour notre pays. Il permet ainsi à la France d’être à la première place en matière de centres de recherche et d’innovation en Europe. Il est possible de s’interroger sur plus petites structures, mais nous savons pertinemment que l’innovation coûte cher.

Par ailleurs, il me semble que la robotisation peut permettre de résoudre un certain nombre de problématiques qui ont été évoquées. En effet ce domaine connaît de profondes mutations, notamment sous l’effet de l’intelligence artificielle (IA), qui portent à la fois sur les robots mécaniques mais également les cobots. La robotisation est clef pour l’industrie, notamment car elle peut offrir une solution aux problématiques de recrutement ou de fabrication de produits à bas coûts dans l’industrie.

À court terme, une solution ne consisterait-elle pas à mettre en place un système de suramortissement ou d’aide aux entreprises pour pouvoir accélérer dans ce domaine ? Cela me semble d’autant plus nécessaire que nous accusons un très grand retard en matière de robotisation par rapport aux Allemands ou aux Italiens.

M. Olivier Marchal. Je partage ce constat sur le terrifiant retard de la France en matière de robotisation. En France, pour 10 000 employés, il existe 186 robots, contre 264 aux Pays-Bas, 295 aux États-Unis et 429 en Allemagne, certains pays asiatiques étant quant à eux au-delà de 1 000. Ce retard explique notre incapacité à être compétitifs sur des gammes de produits où nous pourrions l’être si nous disposions de la capacité d’investir.

Ce sujet soulève deux questions à mon sens : une question de capacité d’investissement et une question de formation des dirigeants à ces nouvelles technologies manufacturières sur lesquelles ils ne sont pas toujours sensibilisés, particulièrement les patrons d’ETI et de PME. Or il est exact que les Italiens et les Allemands le sont bien plus, par comparaison. Les patrons de ces pays participent régulièrement à des foires administrées industrielles – l’une d’entre elles se déroulera par exemple la semaine prochaine à Hanovre – où ces solutions sont exposées et ils sont globalement mieux sensibilisés, notamment dans les territoires, sur ces nouvelles technologies.

M. Marc Lhermitte. Le premier « réveil » français a porté sur les centres de recherche et le CIR y a indubitablement contribué. Il demeure un outil extrêmement puissant et particulièrement copié ailleurs.

L’opérationnalisation de l’investissement en robotique peut être très lourd et complexe, notamment, pour les PME. Au-delà des robots mécaniques, il faut effectivement mentionner les robots digitaux, qui ne remplaceront pas les femmes et les hommes, mais les accompagneront, les « augmenteront ».

Par ailleurs, j’estime que l’accent doit plutôt être porté sur les crédits d’impôt plutôt que sur d’autres manières de financer. Ces dernières années, les travaux de nos entités réparties à travers le monde sur la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act ou IRA), le CIR ou les dispositifs mis en place dans les pays émergents qui attirent de nombreuses entreprises attestent que le crédit d’impôt constitue ainsi le bon levier, a fortiori pour un pays qui subit une forte pression fiscale.

L’étude de l’IRA américain montre qu’en face des sept années de crédit d’impôt, de très fortes contreparties sont exigées, avec l’implication des états fédérés et un traitement rapide, de l’ordre de quelques semaines. En Europe et singulièrement en France, les entreprises en Europe sont souvent assez étonnées de ne pas se voir imposer autant de contreparties qu’en Californie, au Texas ou au Maryland, contreparties que ces mêmes entreprises acceptent bien volontiers. Dans ces états, l’aide par crédit d’impôt permettant aux entreprises de s’équiper en robots ou en véhicules électriques s’accompagne d’une lettre de garantie d’un certain nombre d’investissements et de créations d’emplois pour une durée donnée, d’ailleurs assez longue.

Il me semble donc que votre commission d’enquête pourrait creuser utilement ce double volet de crédits d’impôt et de contreparties dans le cadre des mesures que vous serez conduits à proposer. Nous pourrions d’ailleurs vous assister dans cette réflexion, si vous le souhaitez. Dans le cas du CIR, l’effet d’aubaine existe certes, mais les contrôles rigoureux doivent également être mentionnés.

M. David Cousquer. J’ai participé il y a une dizaine d’années à une étude sur le potentiel de créations d’emplois dans la robotique en France et avais d’ailleurs interrogé Bruno Bonnell à cette occasion, qui m’avait accordé l’honneur de présenter avec moi les conclusions dudit rapport, à Lille.

Les robots sont essentiels pour moi, car ils constituent des facteurs d’innovation majeurs, notamment lorsqu’ils sont couplés à des secteurs traditionnels. J’avais été par exemple frappé de voir qu’une PME fabriquait des robots pour découper la viande dans les usines de viande, afin de faciliter la sécurité des opérateurs, en minimisant leurs chutes et leurs coupures. D’autres robots, provenant également de PME, servent à nettoyer les coques de bateaux ; des cobots permettent aux handicapés de marcher.

La start-up française Exotec, qui produit des robots pour les entrepôts logistiques, constitue à ce titre l’une de nos licornes ; mais nous ne disposons pas de grands groupes dans ce segment. Nous en sommes curieusement absents alors même que nous possédons des fleurons dans la conception industrielle, à l’image de Dassault Systèmes, qui figure parmi les leaders mondiaux dans son domaine. En résumé, la France survalorise peut-être l’intellect, le cerveau, au détriment de la main.

Je suis également favorable au suramortissement. Lorsque le plan concernant quatorze filières prioritaires avait été lancé, j’avais fait part de mes réticences : quand quatorze filières sont prioritaires, aucune ne l’est vraiment. Encore une fois, les deux filières qui me semblent prioritaires en France sont la robotique et le prix de l’énergie. Nous devons à la fois surinvestir le segment de la robotisation de l’industrie et bénéficier d’une énergie à bas prix.

M. Frédéric Weber (RN). Je vous remercie pour votre travail d’étude et vos analyses, mais tiens à vous faire part d’une remarque personnelle. Deux millions d’emplois ont été supprimés en plus de trente ans ; sans lien avec la censure du gouvernement Barnier.

Ensuite, quelles sont vos pistes de travail pour conforter la R&D ? Vous évoquez par ailleurs le coût du travail, même s’il convient de distinguer en l’espèce les PME et ETI des grands groupes internationaux. En tant que députés de la nation, nous sommes mus par la recherche de l’intérêt général. Dès lors, quand des entreprises dégagent des surprofits, il est nécessaire d’exiger un partage plus équitable de la valeur. Il serait ainsi possible d’envisager une taxation sur les rachats d’actions, qui ne mettraient pas les sociétés en difficulté, puisqu’il s’agit de surprofits. Quelle est votre position à ce sujet ?

S’agissant de la formation, je tiens à évoquer celle des techniciennes et techniciens supérieurs, qui constitue a priori aujourd’hui une vraie difficulté. Je constate en effet que de nombreuses entreprises sont obligées d’aller recruter des personnes dont la formation n’est pas alignée avec leur cœur de métier. Je pense notamment des lignes de production dans l’automobile, les sous-traitants de la sidérurgie ou de la métallurgie. Ces entreprises en viennent parfois à aller jusque dans les prisons, pour recruter des détenus. En conséquence, comment pouvons-nous agir pour redonner à notre jeunesse l’envie de se tourner vers des métiers de l’industrie ?

Enfin, si nous voulons aller de l’avant, il faut également faire preuve de cohérence dans l’ensemble du spectre industriel. À ce sujet, j’attire votre attention sur le fait que la nouvelle convention collective de la métallurgie n’est pas vertueuse pour encourager des salariés à venir rejoindre ce secteur. À titre d’exemple, elle a complètement mis de côté l’ancienneté dans l’entreprise. En outre, elle a été réalisée de manière complètement hétérogène d’une entreprise à l’autre. Renault interprète différemment cette convention collective qu’ArcelorMittal, sans que le Medef ne s’en offusque. Pourtant, de réelles difficultés ont vu le jour, jusqu’à conduire certaines personnes à quitter l’industrie sidérurgique ou métallurgique, à la suite de leur reclassification. Ces aspects doivent être améliorés si nous voulons demain retrouver une industrie réellement pérenne et surtout conserver nos emplois.

M. Olivier Marchal. Vous avez complètement raison de mentionner le rôle de l’intérêt général concernant le coût du travail. Je réfléchis depuis une quinzaine d’années à la manière d’améliorer l’attractivité et la compétitivité de la France et j’estime que les solutions sont à ce titre extrêmement simples. Mais en la matière, le courage nous manque.

Il convient de bien prendre en considération l’intérêt général, et en particulier celui du salarié. Aujourd’hui, la réflexion sur le coût du travail doit s’inscrire dans une démarche « gagnant-gagnant » entre la compétitivité de l’entreprise et le pouvoir d’achat du salarié. Or les facteurs majeurs qui viennent grever ce pouvoir d’achat concernent la trappe à bas salaires et la structuration du financement du système social qui handicape le travail qualifié ou très qualifié et donc l’industrie, où les salaires sont plus élevés.

Des solutions existent néanmoins. Nous devons pouvoir réduire le poids qui pèse sur l’entreprise et donc sur le travailleur, en termes de financement du secteur social. La protection de notre système social est essentiellement financée par le travail, donc par l’entreprise et le salarié. Il importe d’une part d’alléger quelque peu le coût du système social dans certains domaines, mais surtout, d’autre part, de trouver des financements alternatifs.

M. Cousquer a mentionné à juste titre la piste de l’IR pour certaines des cotisations, mais il faut également parler de la TVA. En France, le taux effectif de la TVA (9,7 %) est inférieur à la moyenne européenne. Il serait possible de transférer deux points de cette TVA effective depuis l’entreprise – et donc le travail – vers la TVA affectée à la consommation. Cette opération équivaudrait à quarante milliards d’euros. Ce faisant, si le dirigeant d’entreprise retrouve des coûts plus compétitifs, il diminuera légèrement ses prix pour gagner en parts de marché. Si les partenaires sociaux sont raisonnables dans leur dialogue, ils parviendront à partager cet avantage de compétitivité.

Il s’agit là d’un des seuls moyens disponibles pour réformer notre pays. En matière de compétitivité et d’attractivité, il existe deux manières d’aborder le sujet. Soit nous nous demandons où placer les fauteuils sur le pont du Titanic, soit nous cherchons à discerner où sont situés les icebergs, sur notre trajectoire.

M. Marc Lhermitte. Le raisonnement conduisant à la surtaxation des profits ou des « surprofits » est établi à partir de louables intentions, mais il me semble quelque peu rapide et surtout dangereux.

D’une part, l’étude des mesures établies dans ce domaine par des instituts internationaux neutres, dans d’autres économies, atteste qu’elles ont très rarement fonctionné. L’effet marginal sur la collecte des recettes a été très souvent décevant et même négatif quand on le compare à l’effet induit sur l’image du pays qui l’a pratiquée. Par ailleurs, ce discours constitue une forme d’exception française ; peu de pays l’ont mis en œuvre. Or si nous avons rattrapé une partie de notre retard d’attractivité sur nos concurrents, nous demeurons encore « sous surveillance ». D’une certaine manière, la France agace toujours.

Ensuite, de nombreuses actions doivent être entreprises pour réformer notre système de formation. À ce titre, il semble pertinent de s’intéresser aux expérimentations et actions locales, dans des bassins d’emploi des villes et agglomérations moyennes. Des entreprises, accompagnées par des dispositifs très légers qui ne coûtent pas plus cher peuvent parvenir à reformer et faire évoluer un certain nombre de compétences. Je pense ici au bassin de Dunkerque et ses initiatives dans le domaine des batteries automobiles ou celui de Figeac dans le domaine de la sous-traitance aéronautique. Des expérimentations extraordinaires sont ainsi conduites pour aller chercher plus de compétences là où elles manquent, particulièrement chez les femmes, parfois chez les seniors, dans des métiers de main qui disparaissent un peu, et les attirer dans l’industrie. Ces expérimentations me semblent devoir être étendues et votre commission pourra peut-être soumettre quelques propositions dans ce domaine.

M. Roger Chudeau (RN). Je vous remercie pour vos éclairages très précieux pour la commission. Je souhaite évoquer la question de la main-d’œuvre. Vous avez souligné à juste titre la qualité nos ingénieurs qui sont très créatifs et très recherchés sur le plan international. À l’occasion de son audition devant notre commission, France Stratégie nous a indiqué que pour pouvoir faire passer la contribution de l’industrie à 12 % de PIB, il faudrait former chaque année pendant dix ans 75 000 nouveaux opérateurs de tous niveaux, depuis l’opérateur de base jusqu’à l’ingénieur de de conception. Ce chiffre s’élèverait même à 100 000 personnes en intégrant le remplacement des salariés qui partent à la retraite.

Quel est votre éclairage à ce sujet ? Dans la perspective de la réindustrialisation et du réarmement, à tous les sens du terme, de notre pays, n’y a-t-il pas là un goulet d’étranglement ? Comment le surmonter ?

M. David Cousquer. Je tiens à répondre en premier lieu aux questions de M. Weber. Dans le domaine de la R&D, il est pertinent de disposer de mesures de type CIR. À partir de nos données, nous observons qu’il existe un lien très fort entre le nombre de projets manufacturiers et les projets R&D. Il est toujours possible d’établir des mesures fiscales pour faciliter la R&D, mais les problématiques de recherche naissent très souvent de difficultés rencontrées dans la production, dans l’amélioration d’un produit.

Ensuite, comment attirer plus de personnes dans l’industrie ? L’industrie est particulièrement consciente de cet enjeu et a notamment mis en place l’opération « L’Usine extraordinaire ». Des opérations sont menées sur site, en ouvrant les usines. Il me semble important d’agir de la sorte, d’emmener les classes pour leur montrer comment fonctionne une usine et la grande diversité des activités qui y sont menées.

Ensuite, des efforts doivent être accomplis concernant la formation continue. Mais la principale source d’inquiétude concerne la formation initiale. La proportion d’élèves évoluant dans des classes scientifiques diminue depuis la réforme du baccalauréat. Il est impératif d’inverser cette tendance.

M. Olivier Marchal. La formation constitue effectivement un enjeu essentiel, pour mener à bien la réindustrialisation. Il y a quelques années, la disponibilité de la main d’œuvre en France représentait un atout de notre pays par comparaison avec nos voisions européen, aux yeux des entreprises. Mais cette disponibilité ne cesse de diminuer. Le niveau de formation demeure bon, mais l’adéquation avec les besoins des entreprises n’est pas idéale. Cet enjeu prend naissance dès la maternelle et le primaire. Les classements du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) sont éloquents en la matière. Notre avenir sera sombre si des correctifs ne sont pas immédiatement mis en œuvre.

Deux autres sujets d’importance concernent les lycées professionnels et l’apprentissage. Des efforts considérables ont été entrepris. En dépit des coûts associés et des déperditions massives qui demeurent, l’intention est la bonne dans le domaine de l’apprentissage. Il faut poursuivre dans cette voie, qui permettra d’améliorer les taux d’emploi des jeunes, plutôt que de les orienter vers des « impasses » universitaires, qui conduisent certains Bac+5 à occuper des postes de caissiers dans les supermarchés.

En revanche, le lycée professionnel, qui rassemble un tiers des lycéens français, constitue une grande source d’inquiétude. Environ 80 000 élèves des lycées professionnels décrochent chaque année. À 17 ans, ils se retrouvent sans diplôme, sans formation, et nous savons vers où cela conduit.

Ces enjeux ne se traitent pas efficacement rue de Grenelle, mais dans les territoires, les communes, départements et régions ; impliquant des formes d’autonomie pour pouvoir créer de meilleures passerelles entre la capacité de formations locales et les besoins de l’écosystème des sociétés présentes sur ces territoires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La réforme du lycée a été instaurée en 2019. Entre 2019 et 2022, les filières scientifiques ont vu le nombre d’élèves dramatiquement chuter, passant de 52 % à une trentaine de pourcents. Comment percevez-vous cette évolution, ainsi que la suppression de matières scientifiques obligatoires, en particulier des mathématiques, pour les premières et les terminales ? Elles ont été rétablies, mais malheureusement seulement de manière optionnelle.

M. David Cousquer. Ces aspects attestent de la complexité des problèmes industriels. La France s’est industrialisée en cinquante ans et ne pourra pas remonter la pente de manière immédiate, dans la mesure où ces questions sont systémiques.

J’ai cru comprendre que la réforme du baccalauréat souhaitait mettre un terme au « marquage social » par les mathématiques, qui étaient réservés aux bons élèves. Il a donc été décidé d’établir une filière extrêmement mathématisée, mais de ne pas « imposer » de mathématiques à ceux qui n’en voulaient pas et qui voulaient juste poursuivre de bonnes études. Mais cette louable intention a échoué, en rendant la filière mathématique complètement effrayante, conduisant de nombreux élèves à s’en écarter. Les filières scientifiques sont ainsi devenues une forme d’épouvantail.

Dans une start-up nation, il est important de savoir prendre conscience de ses erreurs. Le principe d’une start-up réside bien dans sa réactivité vis-à-vis des signaux de marché. Ce n’est pas grave de se « planter », mais il importe de s’en rendre compte et de corriger le tir rapidement.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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11.   Audition conjointe, ouverte à la presse, réunissant : M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France et M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques, M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France, et M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Dans un premier temps, nous allons entendre des représentants des entreprises étrangères installées en France. Je souhaite donc la bienvenue à M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France, accompagné de M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques ; ainsi qu’à M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France, société belge née en 2023 de la scission du groupe Solvay, dont elle a récupéré les activités de chimie à haut potentiel, accompagné de M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques. Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Auboyneau, Couesnon, Collardey et Sigrist prêtent serment.)

M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France. Je vous remercie de nous inviter à témoigner devant votre commission d’enquête, qui tombe à point nommé, notamment dans le contexte des annonces de Donald Trump sur les droits de douane dans l’automobile, une industrie vitale en Asie, en Europe et aux États-Unis. Face à ces annonces, il existe néanmoins une mobilisation mondiale, afin de défendre un libre-échange raisonnable.

Mon intervention portera sur notre communauté des entreprises étrangères, qui existe maintenant depuis trente ans et qui est née au moment de l’entrée de la Chine et de l’ex-bloc soviétique dans le libre-échange. Le fondateur de cette communauté, Denis Zervudacki, à l’époque secrétaire général du Medef, souhaitait ainsi que les pouvoirs publics comprennent que les entreprises étrangères constituent des acteurs centraux du développement d’un pays et d’un continent, car ils sont créateurs de richesses et d’emplois.

Ainsi, 200 groupes ont adhéré à cette idée et représentent à peu près 80 % des groupes mondiaux installés en France. Selon les chiffres de l’Insee de 2022, il existe 18 800 entreprises étrangères en France, soit 0,8 % du total des entreprises présentes sur notre sol. En revanche, elles réalisent quasiment 18 % du PIB et représentent 25 % des emplois industriels et 30 % des exportations. En 2023, 35 % des emplois qui ont été créés l’ont été par des entreprises à capitaux étrangers.

Je souhaite ensuite revenir sur quelques éléments historiques. Le premier concerne le choc pétrolier des années 1970, qui a provoqué un chômage massif et a créé une défiance à l’égard de l’industrie. Ensuite, la libre circulation financière établie par les Américains a permis de créer du crédit et de relancer le monde occidental. Cette vague a conduit certains à envisager des entreprises qui seraient devenues sans usines (fabless), et uniquement concentrées sur les services. Cette libéralisation a finalement abouti à la crise des subprimes.

Le début de la prise de conscience date du rapport Pacte pour la compétitivité de l'industrie française de Louis Gallois en 2012. Depuis dix ans, l’arrêt de désindustrialisation a débuté. Les mesures d’incitation et de soutien à l’industrie prises depuis le rapport Gallois sont très importantes. Nous vivons désormais une phase charnière, les dix prochaines années seront à ce titre cruciales.

Dans ce cadre, nous allons être confrontés à trois défis majeurs posés par les États-Unis, la Chine et l’énergie. L’enjeu énergétique est essentiel pour l’industrie et les droits de douane américains sont extrêmement handicapants sur deux aspects. D’une part, les Européens éprouveront de grandes difficultés à vendre des voitures aux Américains. D’autre part, les autres, comme les Chinois, qui ne pourront plus vendre non plus aux Américains reporteront leurs efforts en direction de l’Europe. Il sera donc nécessaire de réagir face à cette déferlante. Simultanément, nous ne pouvons pas réindustrialiser en faisant fi de la prise de conscience récente d’une nécessaire transition écologique, ce qui ne sera pas simple.

Les actions que nous devons mener s’articulent autour de quatre points : la fiscalité, la souplesse du marché du travail, la simplification administrative et la visibilité énergétique. Le projet de loi de simplification est à ce titre parfait. Par ailleurs, il faut souligner que les patrons étrangers sont moins inquiets de l’instabilité politique française que nous ne le sommes nous-mêmes. La stabilité préalable nous offrait un grand avantage concurrentiel, que nous avons perdu, mais nous ne pouvons pas non plus estimer que nous sommes désormais handicapés.

Un deuxième enjeu concernera le prix de l’électricité à la fin de l’année, lorsque le dispositif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) s’achèvera. Il faudra également intégrer le financement de la décarbonation et des transitions, à travers les dispositifs de France 2030, du crédit d’impôt au titre des investissements dans l’industrie verte (C3IV) et la révision des aides d’État. Les entreprises américaines qui ont enclenché une action pour la décarbonation ne l’interrompront pas, notamment parce que les consommateurs souhaitent des produits décarbonés. Il est donc nécessaire de disposer de financements pour poursuivre cette décarbonation. La méthode nous est fournie par le rapport Draghi de septembre 2024.

Je souhaite ensuite formuler trois propositions. D’abord, la politique proactive d’attractivité doit être maintenue car elle est bien perçue à l’étranger. Ensuite, il s’agit d’établir des assises du dialogue social, afin de traiter des points bloquants. Enfin, il importe de maintenir cette politique industrielle comme une priorité nationale. Le sondage mené par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et Ipsos révèle que 80 % sont favorables à une plus grande sécurité et une plus grande protection. Pourquoi n’établirions-nous pas l’industrialisation de la France comme une priorité nationale, au même titre que la défense, avec pour objectif de protéger et de mettre en sécurité les citoyens ?

Au sein des pays occidentaux, la France se singularise : quand une alternance politique, inhérente au bon fonctionnement de la démocratie, intervient, les politiques à destination des entreprises sont immédiatement remises en cause. Cela n’est pas le cas en Italie, ni en Espagne, en Grande-Bretagne ou en Allemagne. En plaçant l’industrie et la réindustrialisation comme un projet national, il serait peut-être possible d’assurer une nécessaire stabilité, quelle que soit la coloration politique du gouvernement.

Au-delà de ces grandes lignes, des mesures plus précises peuvent être évoquées. Le dispositif du guichet unique pour déposer des demandes de subvention, gage de simplicité, doit être privilégié. Le crédit impôt recherche (CIR) fait l’objet d’un plébiscite de la part des entreprises et il serait pertinent de l’élargir aux industries vertes. En effet, le CIR constitue un formidable outil qui permet d’attirer des investissements étrangers en France et donc de renforcer la réindustrialisation.

L’enjeu de l’accompagnement des démarches administratives (ou permitting) doit être relevé. Aujourd’hui, il faut environ dix-huit mois à deux ans pour pouvoir implanter une industrie en France. Idéalement, il conviendrait de diminuer ce délai de moitié pour s’inscrire dans la moyenne européenne. En effet, il faut distinguer le permis de construire du permis d’exploiter, ce dernier arrivant parfois trop tardivement.

Le « made in Europe » et le « made in France » constituent autant de sujets importants pour créer des chaînes de valeur. À ce titre, le modèle allemand fonctionne particulièrement bien. Dans ce pays, la grande entreprise protège la moyenne entreprise, la moyenne entreprise en fait de même avec la petite entreprise, laquelle protège à son tour l’artisan. Cette solidarité le long de la chaîne de valeur doit être une source d’inspiration pour nous.

Par ailleurs, la baisse des impôts de production nous permettrait d’être réellement concurrentiels et performants au niveau européen. De même, les aides d’État sont limitées à 50 % en Europe, quand nos concurrents internationaux ne s’embarrassent pas des mêmes précautions et vendent à des prix artificiellement bas en faisant du dumping dans ce domaine. Face aux manœuvres en cours aux États-Unis et en Chine, nous devons être plus agressifs, afin de soutenir nos industries en France et en Europe, sans aucune hésitation.

La transformation du tissu industriel passe également par le pacte européen pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal et France 2030, un outil très important qu’il faut poursuivre et peut-être simplifier. La stratégie nationale en matière d’hydrogène doit continuer, pour œuvrer en faveur de la souveraineté énergétique.

Parallèlement, il importe d’éviter quelques « irritants », qui doivent faire l’objet d’un dialogue. Je pense ici notamment à la contribution sur les boissons contenant des sucres ajoutés ou « taxe soda », à « l’impôt ascenseur » ou encore aux prises de position de Bruno Lemaire quand il s’est mêlé de la discussion entre les distributeurs et les producteurs agro-alimentaires, aux engrais russes qui concurrencent les fabricants d’engrais européens.

M. le président Charles Rodwell. Avant de vous céder la parole, monsieur Couesnon, je souhaite vous poser une question. Pendant des années, certains ont considéré que le mythe de l’entreprise sans usine pouvait être une réalité, mais nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il s’agissait là d’une hérésie. Ceux qui expliquent aujourd’hui qu’il est possible d’avoir une industrie sans chimie ne commettent-ils pas une erreur du même acabit ?

M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France. Je ne peux que souscrire à ce propos ; la chimie est la mère de toutes les industries, mais elle est malheureusement soumise à de nombreuses contraintes. La chimie dépend énormément de la disponibilité de ses chaînes de valeur, à un bon coût et une bonne proximité. S’il s’agit d’un marché mondial, la chimie est fortement servie par une robustesse locale et régionale, à l’échelle d’un continent ou d’un pays.

Syensqo est une jeune entreprise, mais qui est implantée de longue date sur certains sites. Nous sommes issus de la scission de certains portefeuilles de Solvay, un groupe de chimie belge, lesquels portent sur des produits dits de spécialité. Il peut s’agir de macromolécules ou de composants très particuliers utilisés dans des produits du quotidien.

La haute technicité de nos produits les rend souvent incontournables dans un certain nombre de domaines. Par exemple, un véhicule électrique sur deux et huit avions sur dix qui circulent aujourd’hui dans le monde contiennent des composites fabriqués par Syensqo. De même, un shampooing sur trois contient des matériaux, notamment biosourcés, provenant de notre société.

En tant que groupe de chimie industrielle, le thème de la réindustrialisation est pour nous absolument essentiel. Syensqo emploie 13 000 collaborateurs à travers le monde, dont 2 000 en France, dans les régions. Nous sommes historiquement implantés dans la région Auvergne-Rhône-Alpes et en Bourgogne-Franche-Comté et enfin en Nouvelle-Aquitaine et Île-de-France.

Le secteur de la chimie connaît actuellement de grandes difficultés, qui sont d’ordre multifactoriel. À cet égard, je souscris à l’image de la déferlante développée par M. Auboyneau. Face à ces phénomènes, la réponse doit également être multidimensionnelle.

La chimie industrielle souffre ainsi de l’inflation réglementaire. Je ne nie pas le besoin d’une réglementation. La chimie est un secteur particulier, qui a effectivement besoin de communiquer et d’apporter des réponses aux questions qui peuvent lui être posées. Mais au niveau européen, nous avons malgré tout été confrontés à 14 000 textes supplémentaires, parfois contradictoires, en l’espace de cinq ans. La valeur ajoutée que nous devons consacrer à répondre à ces exigences réglementaires est passée de 4 % à 10 %, soit plus que les efforts de R&D du secteur de la chimie. De ce fait, le temps de développement et de réactivité, est aussi très fortement affecté.

En conséquence, la recherche d’une simplification est essentielle, sans pour autant sombrer dans un schéma caricatural. Nous privilégions des travaux fondés sur des analyses scientifiques. Nous sommes d’ailleurs en liaison permanente avec l’ensemble des autorités et notamment des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) sur le territoire français.

Le deuxième sujet concerne l’accès à l’énergie, autour de deux schémas. Le premier est celui de la négociation actuelle sur le dispositif succédant à celui de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui génère un degré d’incertitude extrêmement fort pour des sites électrosensibles et électro-intensifs, comme ceux de la chimie. Ensuite, des efforts très importants ont été menés pour réduire le coût de l’énergie dans un certain nombre de pays, dont les États-Unis, qui ont développé une politique de déploiement de l’énergie spécifique. Aujourd’hui, en Europe, l’énergie coûte 1,5 fois plus chère qu’aux États-Unis.

Troisièmement, il importe de prendre en compte la perspective d’un « made in Europe » que nous accueillons de manière favorable, en tant qu’industriels. Les politiques européennes en matière de décarbonation et d’électrification des transports ont conduit à pouvoir importer également des produits en provenance de l’étranger, alors même que les technologies sont disponibles en Europe. Les aides, par exemple à l’achat d’un véhicule électrique, doivent être assorties de contreparties de production « made in Europe », afin de contribuer à la montée en puissance de la chaîne de valeur et de l’industrie.

Par ailleurs, l’inflation réglementaire précédemment évoquée mène à une inflation de coûts, mais ne permet pas une différenciation de compétition, ni un avantage, quand il faudrait faire de ces contraintes une opportunité. En effet, les produits importés du reste du monde ne sont pas nécessairement contraints à ces réglementations, notamment en ce qui concerne le mode de fabrication. De plus, il est extrêmement compliqué de le déterminer. Aujourd’hui, au sein de l’Europe, la charge de la preuve doit être apportée par l’agressé, mais celui-ci saigne de plus en plus et par conséquent, est de moins en moins en mesure de se défendre. Il faudrait donc inverser la charge de la preuve, en la faisant porter sur l’agresseur. Les États-Unis ne se privent pas d’adopter de telles approches. En résumé, il faut agir à la fois sur les mécanismes de défense commerciale, pour rétablir une concurrence équitable, mais aussi sur la vitesse de leur mise en œuvre.

Enfin, le dernier point concerne le soutien à l’éducation. La France bénéficie aujourd’hui d’une forte tradition scientifique et produit des ingénieurs de très grande qualité. Néanmoins, nous constatons que l’ensemble de la promotion des filières, notamment d’industrialisation, de génie des procédés, de connaissance de la production, est aujourd’hui atténué au profit des services. Il faudrait donc y consacrer un, effort particulier, afin de rendre l’industrialisation attractive et permettre une élévation des procédés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos éclairants et d’avoir souligné la pertinence non seulement du sujet de cette commission d’enquête, mais également du moment où celle-ci a été lancée. Le contexte compliqué que nous vivons peut constituer, malgré les difficultés, une chance pour l’industrie française de se relever, notamment à travers son industrie de défense, qui pourra irriguer tous les autres secteurs.

Monsieur Auboyneau, vous représentez les entreprises étrangères en France. D’après vous, quels sont les freins, mais également les atouts dont dispose la France pour l’implantation d’une entreprise étrangère dans notre pays, par comparaison avec nos voisins européens ?

Monsieur Couesnon, votre groupe Syensqo est évidemment implanté dans de nombreux sites sur notre territoire. Vous avez souligné l’importance des chaînes de valeur, notamment en lien avec les coûts et la proximité géographique. Comment procédez-vous pour entretenir ce réseau de PME industrielles ? Pouvez-vous nous expliquer les politiques menées en ce sens par votre entreprise ?

M. Christian Auboyneau. La France dispose en effet d’un certain nombre d’atouts, et en premier lieu la force de son marché intérieur, qui est extrêmement puissant. La géographie de la France est de ce point de vue-là extrêmement intéressante pour un investisseur. Nous disposons également d’un véritable réservoir de talents et d’expertises. Nos ingénieurs figurent ainsi parmi les meilleurs du monde et savent construire des usines durables.

Il convient également de citer la qualité de vie et des infrastructures. Il est extrêmement facile de se déplacer en France, notamment grâce à un réseau routier et autoroutier de très grande qualité. La France se distingue par ailleurs par sa créativité, sa capacité d’innovation, la faculté d’établir des partenariats public-privé (PPP).

La formation professionnelle, notamment l’apprentissage, fonctionne bien, même si des améliorations doivent certainement être apportées. Notre pays bénéficie également d’une production verte et écologique, qui lui permet d’enregistrer une baisse de sa production de CO2. Certains investisseurs choisissent des pays pour cette raison précise.

En dépit d’une baisse de la productivité ces dernières années, la France demeure un pays extrêmement efficace. Le fait que la France travaille moins n’est pas tant lié au temps de travail proprement dit qu’au fait que les Français arrivent plus tardivement sur le marché du travail et le quittent plus tôt. Il s’agit là d’un des enjeux bien connus de la réforme des retraites. Mais lorsque les Français sont au travail, ils sont excellents, très productifs et très attentionnés. On nous envie par exemple nos capacités à créer des productions de très bonne qualité. Enfin, le dernier atout concerne l’agenda d’attractivité mis en place depuis un peu plus de dix ans, après la parution du rapport Gallois.

S’agissant des freins, il faut d’abord relever que paradoxalement, la situation économique n’est pas si mauvaise, même si des secteurs souffrent, notamment ceux qui sont électro-intensifs, comme ceux de la chimie, de l’automobile ou du bâtiment. En conséquence, le principal manque concerne le retour de la confiance. En effet, les chefs d’entreprise sont très sensibles à la stabilité et à la visibilité. Le succès des événements de type Choose France ou des rencontres autour de la French Tech atteste de l’intérêt pour développer l’économie. L’écoute et le dialogue ne coûtent pas très cher, mais ils peuvent renforcer cette confiance et attirer des investissements. Des sujets de fond comme la fiscalité ou le coût du travail sont certes essentiels, mais la confiance est première.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous évoquez effectivement des freins structurels, qui sont assez unanimement identifiés. Dans ce cas, comment expliquez-vous que l’année dernière, notre pays ait connu plus de fermetures ou d’ouvertures d’usines, selon l’indicateur Trendeo ? Quelles sont les raisons du léger ralentissement des investissements directs étrangers (IDE) dans notre pays ? Le facteur de la confiance est-il si primordial ?

M. Christian Auboyneau. La dissolution a constitué un réel coup d’arrêt pour les investisseurs, car ils ne s’attendaient pas à la survenue de cette surprise. L’impact a d’ailleurs été mesuré et s’est établi à 0,4 % en termes de PIB, si mes chiffres sont exacts. Un sondage effectué par EY a ainsi montré que la moitié des investissements avaient été gelés au mois de novembre. Mais la situation est rattrapable ; il ne s’agit pas d’annulations.

Ensuite, on a peut-être voulu aller trop vite. Il a fallu dix ans pour interrompre la désindustrialisation de la France. Une usine peut quitter le territoire en un an, suscitant des traumatismes profonds, mais il faut dix ou vingt ans pour la faire revenir. Il faut donc veiller aux entreprises présentes dans notre pays et discuter avec elles des améliorations éventuelles à apporter, en prenant le temps, compte tenu des enjeux. Si nous gardons le cap, je suis certain que nous y parviendrons.

M. Christophe Couesnon. Parmi les atouts, il faut également mentionner le respect du droit, en particulier la défense de la propriété intellectuelle dans les produits à très haute valeur ajoutée.

Monsieur le rapporteur, vous avez mentionné le réseau des PME. Syensqo est très présent sur le territoire français, à Tavaux près de Dole dans le Jura, à Clamecy en Bourgogne, à Melle dans les Deux-Sèvres. Notre réseau de PME locales est extrêmement important et s’est construit avec le temps et la confiance. À cet égard, dans notre relation avec nos sous-traitants, notre priorité porte sur la sécurité, sur laquelle nous sommes très exigeants. Les directeurs de sites assurent une très grande visibilité et une très bonne gestion. Ils reçoivent l’ensemble de leurs partenaires, qu’ils soient publics, privés ou contractuels.

Ensuite, nous dépendons également de la chaîne de valeur ajoutée sur l’ensemble des produits : la chimie est une chaîne de valorisation de sous-produits issus du pétrole ou des huiles naturelles. À ce titre, quand un site critique disparaît, l’ensemble de la chaîne en pâtit. Le dépôt de bilan de Vencorex a ainsi induit des effets en cascade chez un certain nombre de mes confrères. Nous subissons ces fermetures indirectement, à travers le coût des matières premières, qui tend alors à augmenter. De même, notre site de Tavaux, qui fabrique un certain nombre de molécules, est adossé à un confrère, qui travaille sur des dérivés de PVC. Si ce confrère, très exposé au prix de l’énergie, ne pouvait plus assurer une continuité, l’ensemble de notre site en serait très fortement impacté.

Ainsi, l’enjeu ne porte pas seulement sur le réseau des PME. Nous devons nous assurer que l’ensemble de la chaîne de fourniture de nos produits soit effectivement positionnée au bon coût et à proximité. C’est la raison pour laquelle nous diversifions nos achats, pour l’ensemble des matières considérées comme critiques.

Ensuite, la réindustrialisation concerne également la dynamique entretenue, c’est-à-dire les nouvelles unités que nous créons. Dans ce domaine, notre approche porte sur trois axes. Le premier concerne le développement avec des PME et des « jeunes pousses » ou start-ups, avec lesquelles nous travaillons dans un schéma de type contractuel.

Les deux autres schémas propres à Syensqo sont plus originaux. Le premier concerne le développement de recherches communes et implique Axelera, le pôle de référence des filières chimie-environnement situé à Pierre-Bénite dans Lyon. Nous menons des développements communs et des partages de coûts, qui permettent de créer une très grande synergie avec l’ensemble des acteurs. L’autre schéma a trait au capital-risque (venture capital) au sein de la société : après analyse de nos besoins et moyens, nous sommes capables de soutenir une entreprise qui débute sa phase d’industrialisation. Pour elle, il est bénéfique travailler avec un industriel qui fait partie de son domaine d’activité, à travers un partenariat, une aide ou un mentorat. À titre d’exemple, Syensqo a été le parrain de Hello Tomorrow, une initiative qui met en relation des entrepreneurs du secteur des techniques de pointe avec des entreprises et des investisseurs, qui s’est tenue à Aubervilliers il y a quelques semaines. Ont ainsi été a présentés une série de jeunes pousses intéressées par la biotech, les biomatériaux et la décarbonation.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite vous poser une question spécifique sur le secteur de la chimie. Les sujets de notre dépendance en matière de défense, de production de batteries et de semi-conducteurs ont suscité un débat public relativement passionné ces derniers temps. Tel n’a pas été le cas concernant nos dépendances en matière de chimie, alors même que celle-ci est la « mère » de toutes les industries, comme vous l’avez rappelé.

Les grands chimistes allemands ont annoncé des plans d’investissement record notamment à la suite de l’Inflation Reduction Act (IRA) américain. Je pense par exemple aux investissements annoncés par Bayer aux États-Unis et en Chine. Quelle est votre appréciation de l’urgence du redressement de l’industrie chimique sur le sol européen ? Est-il temps désormais d’étendre à l’échelle nationale ou européenne nos mécanismes de protection – je pense par exemple à la taxe carbone aux frontières – à l’ensemble des produits (matières premières et produits finis) qui dépendent des intrants chimiques d’entreprises comme les vôtres, pour pouvoir protéger nos actifs dans votre secteur sur le continent européen ?

M. Christophe Couesnon. L’urgence est là et nous constatons que l’Europe en a pris conscience malgré tout. Trois domaines ont ainsi été intégrés dans le Clean Industrial Deal : l’automobile, l’acier et la chimie. Aujourd’hui, un certain nombre de dialogues interviennent pour caractériser la façon dont le secteur de la chimie pourra être soutenu.

Les mesures de protection peuvent être diverses. À ce titre, nous estimons que le crédit carbone est un schéma imparfait car il peut créer des distorsions extrêmement complexes. Les travaux de France Chimie à ce sujet sont d’ailleurs éloquents. La démarche doit être conduite au niveau européen.

S’agissant de la fragilité de la chaîne de valeur européenne, nous constatons aujourd’hui que les taux d’occupation des sites sont de l’ordre de 72 %, selon les travaux de France Chimie, soit en-dessous du taux moyen de rentabilité. Dès lors, les fragilités sont assez généralisées. La plupart d’entre elles proviennent de deux sujets : les coûts induits, mais aussi la demande. Malheureusement, je ne sais pas comment opérer la traduction de ces enjeux auprès des consommateurs.

Nous considérons que l’ensemble des processus de production doit pouvoir suivre son cours. De notre côté, nous connaissons un cas de dumping des Chinois sur la vanilline. Nous avons commencé à parler de nos difficultés en septembre 2023. Deux visites des équipes de la Commission européenne sont intervenues sur notre site, mais nous attendons toujours une mesure de protection, alors même qu’il est avéré que le seul site qui fabrique de manière artificielle en Europe est aujourd’hui mis sous cocon. En effet, nous ne sommes plus en mesure de répondre à l’agressivité des exportateurs chinois. Or ce délai induit également l’importation de produits et de stocks de sécurité. En conséquence, il nous paraît essentiel que les mécanismes de protection existant se mettent en œuvre et surtout s’accélèrent.

M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques de Syensqo France. Je tiens à compléter ces propos en vous fournissant quelques chiffres spécifiques au secteur de la chimie, qui démontrent l’urgence à agir au niveau européen. La chimie emploie en France un peu plus de 200 000 personnes. Or une étude montre que dans les trois à cinq ans, entre 15 000 et 20 000 emplois sont menacés et que quarante-sept sites sont directement à risque. Au niveau européen, vingt-et-un sites majeurs ont fermé entre 2023 et 2024, entraînant la réduction des capacités de production européenne de onze millions de tonnes.

Dans une déclaration commune à Anvers l’année dernière, les industriels européens ont appelé l’Union européenne à établir la politique industrielle comme l’une de ses priorités. Les défis auxquels l’industrie de la chimie est confrontée sont connus et les réponses doivent être mises en œuvre au plus vite. La Commission européenne s’est engagée en faveur d’un certain nombre de mesures, mais nous ne pouvons plus attendre. Ces mesures doivent être traduites immédiatement en actes concrets par les autorités françaises et européennes.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez parlé de sur-importations de produits chinois. Sont-elles la conséquence de l’anticipation de la fermeture à venir du marché français ou européen, dont les mesures concrètes se font attendre ? Sont-elles plutôt la conséquence de la fermeture du marché américain, le marché européen devenant alors le réceptacle de la surproduction chinoise qui, en d’autres temps, aurait été vendue sur le marché américain ?

M. Christophe Couesnon. Il n’existe pas de mesures d’ordre tarifaire en Europe, alors que les États-Unis ont pris des mesures conservatoires, en deux salves, qui aboutissent à une hausse de 213 % des droits de douane sur le sol américain. En conséquence, il existe une surproduction chinoise, qui se déversera en Europe, en l’absence pour le moment de mesures conservatoires sur notre continent. Le cas de la vanilline constitue un exemple parmi d’autres et les répercussions sur la chaîne de valeur, notamment chez nos fournisseurs, sont dramatiques.

M. Geoffroy Sigrist. Selon les chiffres d’une étude d’Advancy, entre 2018 et 2023, la Chine a augmenté ses capacités de production de 300 millions de tonnes, contre 40 millions de tonnes aux États-Unis et seulement 5 millions en Europe. Les projections pour la période 2023-2028 font état de 100 millions de tonnes supplémentaires pour la Chine, 30 millions pour les États-Unis et une baisse de 5 millions de tonnes pour l’Europe.

Ces chiffres attestent ainsi de la situation surcapacitaire de la Chine, soulignant encore une fois la nécessité absolue de mesures de protection en Europe, mais également d’autres mesures pour rétablir la compétitivité de l’activité industrielle sur notre continent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vos propos témoignent des limites des politiques européennes qui se sont concentrées exclusivement sur le consommateur et l’accès à des produits au prix le plus faible possible, même si leur production n’est pas réalisée sur le sol européen.

Je souhaite également vous interroger sur le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui taxe les intrants et les matières premières nécessaires à la production sur le sol national. Nous avons évoqué les conséquences désastreuses engendrées pour le secteur de la chimie. Monsieur Auboyneau, ce mécanisme consistant à taxer les intrants et non les produits qui nous concurrencent directement n’incite-t-il pas des groupes étrangers à s’installer aux portes de l’Europe pour produire et déverser leurs produits au sein de l’UE, laquelle ne se protège pas pour le moment par des droits de douane ?

M. Christian Auboyneau. La Commission a rendez-vous avec l’histoire. Des décisions doivent être prises, certaines sont déjà intervenues dans les domaines de l’acier et des métaux. Il est urgent d’agir, comme a pu en témoigner Florent Menegaux, président de Michelin, auditionné par la commission des Affaires économiques du Sénat le 22 janvier 2025. Si nous ne le faisons pas maintenant et si nous n’établissons pas une véritable souveraineté européenne, nous ne pourrons pas nous en sortir face aux déferlantes que j’évoquais dans mes propos liminaires. Il est absolument nécessaire d’être solidaires et actifs à tous les niveaux, y compris industriel.

M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques de DZA Entreprises étrangères en France. Les entreprises étrangères qui appartiennent à notre communauté redoutent les conséquences du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM) de l’UE, puisqu’elles sont productrices majoritairement en Europe. Elles craignent que certains pays échappent à l’étanchéité du MACF, à l’instar de la Turquie, de l’Algérie ou de la Chine. En conséquence, le MACF doit être étanche et une protection doit être apportée spécifiquement à des secteurs stratégiques, qui doivent être définis.

M. Frédéric Weber (RN). J’ai siégé pendant de nombreuses années au comité de dialogue social de l’Union européenne en tant que représentant des salariés de l’acier. Le Pacte vert pour l’Europe ou Green Deal était un rêve, mais j’ai l’impression qu’il vire désormais au cauchemar pour les entreprises.

Le dumping existe déjà au sein de l’Europe. Par exemple, lorsqu’ArcelorMittal décide d’ouvrir un nouvel outil de production, il met en concurrence les sites de Brême en Allemagne, de Gand en Belgique et de Dunkerque en France et demande à chaque pays d’être le plus offrant en termes de subventions ou de prix de l’électricité. Il l’a également fait en Espagne, à une époque.

Ensuite, vous avez parlé de l’importation de produits étrangers. ArcelorMittal n’est pas très préoccupée par les taxes américaines car il établit des joint-ventures aux États-Unis, comme il peut le faire en Inde, au Japon ou aux États-Unis. À l’heure actuelle, le groupe réalise de confortables bénéfices en Europe, et notamment en France.

Nous verrons quel sera le contenu du MACF en termes de taxes et il est exact que la question des produits semi-finis se pose. Considérez-vous que les investissements dans la décarbonation soient aujourd’hui maîtrisés ? Je rappelle qu’à l’heure actuelle, ArcelorMittal a retardé son projet d’acier décarboné à Dunkerque. Le temps de la réflexion européenne est-il celui de la réalité économique ?

M. Christian Auboyneau. Dans ce domaine, un certain nombre de mesures ont été prises pour adapter les dispositifs prévus dans le Green Deal. Il n’en demeure pas moins que des aménagements demeurent à réaliser à ce sujet, mais aussi concernant l’accès au foncier.

Ces questions sont difficiles à traiter. La nécessaire réglementation peut conduire à la décroissance. À titre personnel, j’estime que cette décroissance est pire : si tout le monde se retrouve sans emploi, aucun problème ne pourra être réglé. Quand les industriels rencontrent des difficultés, leurs salariés souffrent. Dans ces circonstances, il s’avère nécessaire de procéder à des pauses. À ce titre, il me semble qu’une prise de conscience est intervenue, afin de modifier l’agenda en matière de décarbonation. Il convient de faire preuve de plus de souplesse et de discuter avec les industriels, avec pragmatisme et bon sens.

M. Christophe Couesnon. Syensqo est aujourd’hui très engagé dans la décarbonation et nous avons établi des objectifs mondiaux en termes de réduction de carbone par rapport à l’objectif 2021. Sans rentrer dans les détails, nous considérons la décarbonation des produits que nous consommons et les émissions carbone de nos différents sites. Nous visons ainsi une neutralité carbone en 2040, en France.

Dans le domaine de la décarbonation, nous investissons sur des temps très longs, ce qui nécessite que les politiques demeurent stables. À ce titre, nous avons considéré positivement la volonté de la Commission de poursuivre son œuvre. Il ne faut pas revenir en arrière. Nous bénéficions en Europe et particulièrement en France d’une énergie décarbonée, qui peut constituer un élément de différenciation important.

Mme Florence Goulet (RN). Les patrons de PME et ETI avec lesquels j’ai échangés déplorent l’inflation normative. Depuis 2002, le code l’environnement a crû de 653 %, le code du commerce de 364 %, le code de la consommation de 311 % et le code de la santé s’enrichit de 400 articles chaque année. Le coût de la production réglementaire pour les entreprises est estimé a minima à 3 % du PIB, soit soixante milliards d’euros par an.

Les opérateurs économiques témoignent ainsi d’un certain pessimisme, d’autant plus que les TPE et PME ont subi en 2022-2023 une augmentation des prix de l’énergie de 73 %. Comment avez-vous pu les accompagner dans ce cadre ? La métallurgie et la chimie sont effectivement abandonnées dans notre pays. Enfin, puisqu’il a été question de nos dépendances, je rappelle que 900 produits sont sous contrôle stratégique chinois. Comment pouvons-nous agir pour desserrer cette contrainte ? Quels secteurs pourraient être identifiés ?

M. Christophe Couesnon. En tant qu’entreprise industrielle, lorsque nos coûts augmentent, nous sommes obligés de les répercuter sur nos clients. Si notre activité diminue, nos PME sous-traitantes le subissent malheureusement. Un grand groupe ne peut apporter un soutien particulier sur sa chaîne de valeur, quand l’ensemble des coûts de l’énergie augmentent en Europe.

Il a été démontré que depuis très longtemps, la Chine investit massivement dans la chimie, et particulièrement dans la chaîne amont de la chimie. Le tissu industriel européen n’est pas nul, nous disposons d’un ensemble de chaînes de valeur. La France a émis une proposition concernant un Critical Chemicals Act, afin que la chimie soit considérée comme un secteur « critique », en identifiant dix-huit molécules pour lesquelles nous cherchons à développer la pérennité de l’ensemble de cette chaîne de valeur. Ces travaux sont en cours.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma question concernera la guerre économique qui nous est menée de manière de plus en plus agressive par la Chine et les États-Unis. Dans quelle mesure l’instauration de critères de priorités locales, nationales et européennes vous semblerait-elle pertinente ? Finalement, cela ne reviendrait-il pas à inciter les entreprises étrangères à venir au sein du marché européen, et plus particulièrement en France ? En effet, en France, la somme des commandes publiques (État, collectivités et hôpitaux) s’établit à 90 milliards d’euros.

Monsieur Auboyneau, vous avez plaidé en faveur d’un assouplissement des règles de concurrence européennes, notamment en termes de subventions aux entreprises dans des secteurs stratégiques. Cette position me semble évidemment plus que pertinente. Défendez-vous cette position à l’échelle européenne ? Je déplore pour ma part que la France ne cherche pas à prendre cette direction.

M. Christian Auboyneau. Notre communauté ne regroupe que des filiales de groupes étrangers en France. Cependant, compte tenu de la situation, la dimension européenne voit son importance s’accroître encore plus. Votre question porte-t-elle particulièrement sur des quotas ?

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je pense notamment aux actions menées en Allemagne en intégrant des critères de localisation et des critères qualitatifs, afin que les acheteurs publics ne se focalisent plus exclusivement sur le prix lors de la passation de marchés publics.

Je pense d’ailleurs qu’il est encore plus pertinent d’appliquer une priorité locale, nationale ou européenne, non pas sur la nationalité de l’entreprise, mais davantage encore sur les moyens d’exécution d’un service public. Une entreprise étrangère peut ainsi avoir recours à des prestataires locaux, nationaux voire européens.

M. Christian Auboyneau. Cette préférence européenne a tout son sens à partir du moment où l’ensemble de l’écosystème profite soit au pays, soit au continent. En revanche, nous ne menons pas d’actions spécifiques au niveau européen pour aboutir à un tel résultat. Quoi qu’il en soit, la prise de conscience d’une préférence nationale ou européenne en matière de commande publique me semble tout à fait raisonnable et cohérente.

M. Laurent Croizier (Dem). Ma question complète celle posée par M. le rapporteur. Nous nous plaignons des décisions prises par les États-Unis en matière de droits de douane, mais en tant qu’Européens, ne pourrions-nous pas profiter de ce protectionnisme en mettant en avant notre capacité à être libéraux, plus flexibles, moins protecteurs et plus ouverts, pour attirer davantage d’entreprises internationales, à la fois en France, mais aussi en Europe ?

M. Christian Auboyneau. Certaines projections considèrent effectivement que la politique américaine entraînera in fine une hausse du PIB européen. Nous pourrions ainsi bénéficier de la fermeture des États-Unis. Par ailleurs, nous pouvons nous saisir de ce moment pour mettre en place un certain nombre de mesures au niveau européen pour renforcer à la fois notre attractivité et notre souveraineté. Simultanément, j’attire votre attention sur le fait que les décisions de Donald Trump pourraient également provoquer une récession aux États-Unis, dont les effets se feraient forcément ressentir négativement en Europe.

M. Christophe Couesnon. L’incertitude est aujourd’hui considérable et nous nous interrogeons tous sur la pérennité et la mise en œuvre de l’ensemble des annonces de l’administration Trump. Nous pouvons certainement faire de cette contrainte une opportunité. Mais ne devons néanmoins demeurer lucides, au-delà du volontarisme affiché.

Je pense notamment à l’électrification des transports, si chère à l’Europe. À l’usage, nous nous apercevons que la chaîne de valeur allant des véhicules électriques aux usines de très grande taille ou gigafactories est bien plus complexe à établir que ce qui avait pu être imaginé initialement. La qualification « made in Europe » sur une chaîne de valeur que l’on cherche à établir constitue une formidable opportunité pour créer des nouvelles compétences, des nouvelles usines, de nouveaux emplois, à condition que l’on prenne conscience du temps nécessaire pour y parvenir.

Il ne me semble pas possible de prendre des mesures généralisées, mais il est en revanche pertinent de prendre des mesures ciblées sur les chaînes de valeur auxquelles l’Europe et la France tiennent.

M. Christian Auboyneau. Si je peux me permettre, je souhaite vous faire part d’une anecdote historique. Lorsque Mussolini est arrivé au pouvoir en Italie en 1923, le plus grand festival de cinéma au monde était la Mostra de Venise. Puis il a mis en place des quotas, a contrôlé les films. Les réalisateurs ont alors progressivement décidé qu’il n’était plus possible d’aller à Venise. Un nouveau lieu a été recherché et ils ont jeté leur dévolu sur Cannes, qui n’était alors qu’un petit festival qui débutait. Désormais, il s’agit du festival le plus prestigieux au monde. Transposé à la situation actuelle, nous pouvons souhaiter que l’Europe devienne « le festival de Cannes » de la planète en matière économique.

M. le président Charles Rodwell. Quelle est votre position sur l’Allemagne, à la suite des réformes menées notamment pour soutenir l’industrie et réinvestir massivement dans la production, notamment dans le domaine chimique ?

À l’occasion de rapports précédents, les industriels allemands nous ont nous-mêmes démarchés pour nous faire part de leur inquiétude extrême. Les piliers de la politique économique allemande se sont effondrés, qu’il s’agisse de la fermeture des marchés chinois, de l’absence de la garantie de la protection américaine ou du gaz peu cher en provenance de Russie.

Vos partenaires allemands sont-ils en train de réorienter une partie de leur production ou de refonder leur modèle économique sur le sol allemand ? Quelles conséquences en tirez-vous pour le marché français et pour votre propre activité, compte tenu de l’imbrication de nos deux économies ?

M. Christophe Couesnon. L’Allemagne fait aujourd’hui face à un véritable trouble, puisqu’elle doit revoir son modèle économique. De fait, l’industrialisation de l’Allemagne est beaucoup plus importante que celle que nous connaissons en France. À cet égard, les lignes bougent, notamment à la faveur de la nomination du nouveau chancelier. Pour autant, il existe divers courants de pensée en Allemagne ; les grands groupes et les groupes intermédiaires, dont le réseau est extrêmement dense, ne sont pas forcément alignés. En résumé, les Allemands n’ont pas encore décidé du chemin qu’ils allaient emprunter.

Comme je l’ai indiqué précédemment, dans le cadre du Critical Chemicals Act, la France porte une réflexion sur l’ensemble d’une filière concernant quelques molécules et les arbres technologiques issus de ces molécules. À ce stade, l’Allemagne ne s’est pas encore complètement prononcée sur ces sujets.

M. Christian Auboyneau. Si l’on veut adopter une lecture constructive, il est possible de relever un alignement entre l’Allemagne de Friedrich Merz, la Grande-Bretagne et la France. À ce titre, l’Allemagne a fait appel aujourd’hui à la France afin que des mesures extrêmement fermes soient prises concernant la hausse de 25 % des droits de douane américains pour l’importation d’automobiles.

En revanche, un tel alignement sera peu probable en matière énergétique. Si un cessez-le-feu intervient entre l’Ukraine et la Russie, l’approvisionnement en gaz russe de l’Allemagne pourrait reprendre. À tout le moins, des distorsions pourront réapparaître sur l’origine de l’énergie consommée en Europe.

Mme Florence Goulet (RN). En tant que députée de la Meuse, je tiens à évoquer les investissements allemands dans le Grand-Est. Dans ma circonscription, un fonds a été racheté par un autre fonds d’investissement, d’origine allemande. Or les investissements qui avaient été promis ne sont finalement jamais arrivés et un site a dû être fermé. Une telle mésaventure ne constitue pas un cas isolé dans notre région. En conséquence, je me demande s’il ne faut pas faire preuve de prudence concernant des investissements émanant d’un autre pays européen. Quel est votre avis à ce sujet ? Ne faut-il pas mettre en place des dispositifs de vigilance pilotés par les services de l’État afin d’éviter ce type de situation ?

M. Christophe Couesnon. Syensqo, groupe belge, a décidé d’investir sur des capacités pour un composant de batteries électriques et le choix s’est finalement porté sur le site de Tavaux en Franche-Comté. Mais ces décisions sont prises en tenant compte d’une demande prévisionnelle, qui doit ensuite évoluer dans le bon sens.

L’Europe a envoyé un certain nombre de messages positifs sur l’électrification, le maintien du déploiement des véhicules électriques et des gigafactories. Mais parfois, des vents contraires peuvent apparaître. Par exemple, l’Allemagne a pendant un temps interrompu sa politique de subvention des véhicules. Nous sommes donc tributaires de la demande effective. J’ignore si un pareil cas s’est posé pour le cas que vous évoquez dans votre circonscription. Mais il ne me semblerait pas judicieux d’imposer des mesures de coercition qui pourraient réduire l’attractivité de la France.

Mme Florence Goulet (RN). En l’espèce, un fonds d’investissement en a racheté un autre, en promettant des investissements pour relancer une entreprise et la moderniser, mais au bout du compte, rien ne s’est passé. Je ne tiens pas à empêcher des entreprises étrangères de s’implanter en France. Mais quels garde-fous pourrions-nous éventuellement mettre en place afin que ce genre de situation ne se produise pas ?

M. Christian Auboyneau. L’ouverture d’un marché n’est pas synonyme d’absence de contrôle. Il ne me semble pas pertinent de légiférer de manière restrictive sur les conditions de rachat des entreprises. Les rachats dont l’objectif unique porte sur un démantèlement sont rares. De plus, le tribunal de commerce est généralement actif dans ce type de procédures, pour vérifier l’identité et l’historique de l’acquéreur.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Couesnon, Syensqo dispose à Bordeaux d’un centre de recherche associant recherche privée, financée par votre groupe, et recherche publique relevant de l’université de Bordeaux et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Quelle plus-value retirez-vous de cette collaboration entre recherche publique et recherche privée, qui me semble constituer un excellent dispositif ? Utilisez-vous des dispositifs similaires à l’étranger ?

M. Christophe Couesnon. Cet établissement établi à Pessac a été a pompeusement appelé « Laboratoire du Futur ». Il s’agit effectivement d’une unité mixte associant un site de Syensqo et l’université de Bordeaux. Des chercheurs de l’université viennent dans nos laboratoires, au contact de l’ensemble de notre équipe de recherche. Ce faisant, nous confrontons une recherche très académique avec un besoin d’industriel et de marché.

Cette coopération originale, unique pour nous en France, fonctionne très bien. En règle générale, ce mode de fonctionnement n’est pas employé à l’étranger de manière évidente ; il demeure très spécifique à la France.

Il me semble possible d’améliorer encore plus cette porosité entre la recherche publique et la recherche privée. En effet, il serait erroné de les mettre en opposition. Chaque partie tire profit de cette collaboration, que les chercheurs du CNRS apprécient car elle leur permet de confronter assez facilement les contenus de leurs travaux, afin de pouvoir leur donner plus d’épaisseur.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos interventions extrêmement complètes. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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12.   Table ronde, ouverte à la presse, sur l’intelligence économique, réunissant : M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député, auteur de rapports au Premier ministre sur l’intelligence économique ; M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la sécurité extérieure, ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique ; M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique ; et M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous tenons à présent une table ronde sur l’intelligence économique, réunissant en visioconférence, M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député du Tarn, auteur de rapports au Premier ministre intitulés « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale » en juin 2003 et « À armes égales » en septembre 2006 ; M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique ; M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique (EGE) et M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian. Monsieur Pierucci, tout le monde se souvient comment vous avez été accusé de corruption en 2013 par le gouvernement américain, arrêté puis emprisonné aux États-Unis avant d’être fort heureusement libéré. Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de répondre à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Je vous précise également que si, pour répondre à une question, vous deviez révéler des informations sensibles que vous ne souhaitez pas diffuser publiquement, vous pourrez à la place vous engager à répondre soit ultérieurement, soit par écrit.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Carayon, Juillet, Harbulot et Pierucci prêtent serment.)

M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député. Mon propos s’attachera en premier lieu aux questions de réindustrialisation et de politique industrielle. J’aborderai dans un second temps l’intelligence économique et sa politique publique.

Je me réjouis d’abord de la tenue de cette commission d’enquête, qui succède à d’autres efforts parlementaires. Je me souviens avec un peu de nostalgie du rapport d’information que j’avais rendu en 2005 pour la commission des finances sur les outils de la politique industrielle, et qui m’avait d’ailleurs valu d’être traité de « colbertiste » par le président de la commission des finances. Je le revendique. À cette époque, les questions de politique industrielle, de souveraineté et de patriotisme économiques demeuraient encore des sujets tabous.

Le primat de l’industrie concerne en réalité la révélation d’un « carré magique ». L’industrie constitue le moteur de la recherche et des enracinement locaux, de la promotion sociale et de la souveraineté technologique. Aucun pays dans le monde n’est puissant sans grande industrie, ni sans industrie de souveraineté. De même, il n’existe pas de politique industrielle sans politique publique qui s’y attache.

Quelles sont les conditions générales et politiques de redressement industriel et de réindustrialisation ? Il faut d’abord disposer d’un véritable consensus politique et syndical sur les objectifs, et ensuite d’une véritable continuité dans l’effort, laquelle passe aussi par l’unité de l’État.

Je crois me souvenir qu’en 2015 et 2018, l’État était un peu fracturé sur la question de la transition écologique et de la taxonomie. Ce concept avait été imaginé au ministère de la transition écologique entre 2015 et 2018, en particulier par le conseil général de l’environnement du développement durable, et entériné par la direction générale du Trésor. Cette même taxonomie a empêché la filière nucléaire d’être considérée comme une énergie durable, brisant notamment les conditions de son financement public. Il faut ensuite faire preuve d’un véritable courage diplomatique, en Europe et dans le monde ; le sens de l’intérêt national doit guider les responsables de la politique industrielle.

De plus, il convient d’établir une véritable stabilité fiscale dans le temps et une débureaucratisation des dispositifs publics, très nombreux, qui caractérisent la politique publique française en matière d’industrie. Enfin, il faut réunir des conditions spécifiques. Cette politique publique doit d’abord faire l’objet d’une véritable impulsion au sommet de l’État. Ensuite, la politique énergétique doit être claire et évidemment adossée à la filière nucléaire. À ce titre, à l’occasion de la programmation pluriannuelle de l’énergie, les parlementaires ont l’occasion de s’exprimer sur le sujet et de marquer leur attachement à la filière nucléaire, condition clé du redressement industriel français.

En outre, il est nécessaire de disposer de ressources financières. Je plaide depuis longtemps pour un fonds stratégique français. Le fonds stratégique d’investissement (FSI) en a constitué une des premières étapes, avant la Banque publique d’investissement (BPIFrance), dont j’avais sollicité la création auprès de Nicolas Sarkozy en 2008.

Enfin, il faut des conditions juridiques, qui doivent être négociées, voire imposées en Europe. Il importe en effet de faire évoluer le droit des concentrations et l’interdiction générale des concentrations, qui constitue la doctrine de base de la Commission européenne. Le seul critère pertinent qui doit être retenu doit être celui du marché européen et celui du marché national.

Il convient ensuite d’élargir le périmètre stratégique des activités économiques, justifiant ainsi la dévolution d’aides directes, c’est-à-dire sectorielles, alors que la Commission a toujours privilégié les aides transversales, ce qui est stupide. Je tiens à souligner au passage que le filtrage des investissements extra-européens n’est pas obligatoire. À ma connaissance trois ou quatre pays font exception à l’application d’un filtrage juridique des investissements étrangers non désirés. Ce filtrage doit s’appuyer aussi bien sur des considérations environnementales que réglementaires, thématiques ou sociales.

La Chine n’a pas signé les chapitres essentiels sur le droit syndical et le droit des salariés de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dès lors je ne comprends pas que nous n’en prenions pas acte pour appliquer un principe de réciprocité : dès lors que la Chine ne respecte pas les droits des travailleurs, il n’y a aucune raison d’accepter l’importation de produits qui découlent de l’absence de signature de ces conventions fondamentales.

D’une manière générale, le droit de la concurrence doit être modelé à l’aune des intérêts européens et, à défaut, des intérêts nationaux ; et non pas à l’aune des intérêts de nos partenaires extra européens. Enfin, d’une manière plus spécifique, la protection ne doit pas porter uniquement sur les secteurs stratégiques, mais aussi les métiers stratégiques. Depuis longtemps, les entreprises françaises et européennes font appel à des cabinets anglo-saxons dans le domaine du courtage d’assurance, de la normalisation, de la certification, du conseil financier. Or la porosité de ces cabinets avec les organismes décisionnels centraux est totale.

Ensuite, j’ai créé la politique publique d’intelligence économique à proprement parler et en ai défini la doctrine. Je me suis efforcé d’en assurer la promotion, à travers à peu près un millier de conférences en France. Pour y parvenir, il a été nécessaire de faire sauter un certain nombre de tabous. Les libéraux ne voyaient pas d’un bon œil l’établissement d’une politique publique, ni la définition d’une nationalité des entreprises. Beaucoup considéraient encore à l’époque que les entreprises appartenaient à leurs clients, à leurs actionnaires, ou alors au marché.

Il fallait ensuite faire reconnaître l’existence d’entreprises stratégiques. Je pense notamment à celles intervenant dans les domaines de l’énergie, de la défense, des technologies de l’information, de la pharmacie, de certains pans de l’industrie agroalimentaire, du spatial ou de l’aéronautique. Il était également nécessaire de faire resurgir l’idée d’une politique industrielle, qui avait été l’apanage des années de Gaulle et Pompidou, notamment sous l’impulsion de Bernard Ésambert, le formidable conseiller de Georges Pompidou en la matière. Il fallait en outre rappeler l’urgence d’appliquer le principe de réciprocité dans le libre-échange, lequel réclame du courage.

En résumé, l’intelligence économique constitue naturellement une doctrine de protection technologique, juridique, financière, réputationnelle de nos entreprises. Elle vise également à accompagner nos entreprises sur les marchés internationaux, à influencer les organisations internationales juridiques ou politiques, où s’élaborent les normes qui s’imposent ensuite à nos entreprises. Elle représente en quelque sorte l’éclairage du champ de bataille.

Avant mes travaux, l’intelligence économique n’était qu’une méthode d’entreprise au service des entreprises. Or il s’agit bien d’une politique publique, que j’ai adossée au concept de « patriotisme économique », lequel n’est pas de l’ordre du nationalisme puisqu’il concerne la défense et la promotion de nos intérêts dans le respect de la réciprocité, c’est-à-dire l’application dans le commerce international du principe de courtoisie que nous connaissons dans les relations privées.

M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la Sécurité extérieure, ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique. Nous vivons une véritable guerre économique entre tous les pays, au sein de laquelle nous n’avons pas d’amis. Il suffit de constater les mauvais coups que nos partenaires allemands nous ont joués depuis cinq ans dans le domaine de la défense pour se convaincre que nos plus proches alliés peuvent aussi être nos pires ennemis dans ce marché concurrentiel.

Dans ce conflit économique majeur international, les entreprises et les pays eux-mêmes sont concernés. Dans cette lutte, celui qui gagne est celui qui détient les meilleures informations. La guerre en Ukraine en fournit une illustration parfaite : le plus grand risque qu’encourraient récemment les Ukrainiens concernait une éventuelle rupture de la transmission des renseignements par les Américains.

Il en va de même pour les politiques publiques et pour les stratégies d’entreprise : aujourd’hui, il n’est plus possible de nous en sortir si nous ne disposons pas des bonnes informations. Or ces informations ne sont pas exclusivement disponibles en sources ouvertes, il faut identifier là où elles se trouvent, les récupérer et les traiter, de manière à en extraire les éléments permettant d’optimiser la décision et de choisir la meilleure stratégie. Seule la détention et l’exploitation des bonnes informations offrent la possibilité de changer la situation.

Pour y parvenir, il faut ainsi mettre en œuvre un certain nombre de techniques. À ce titre, l’intelligence artificielle (IA) multiplie aujourd’hui les capacités d’analyse et de synthèse, tout en offrant un certain nombre de précisions. Il convient également de s’attacher aux aspects juridiques. L’exemple des sanctions européennes contre des actifs russes depuis le début de la guerre en Ukraine fournit une illustration de la guerre économique. Mais si la partie adverse est en mesure de les prévoir, elle peut s’en sortir. Les Russes, instruits des premières sanctions après la guerre en Crimée, ont commencé à imaginer quelles seraient les sanctions européennes après l’invasion de l’Ukraine et ont pris les mesures nécessaires pour s’y préparer.

Au-delà de ces éléments juridiques, il faut également envisager la partie financière. Indiscutablement, celui qui possède de l’argent dispose d’un avantage concurrentiel face celui qui n’en a pas. À ce titre, puisqu’il est question d’intelligence économique et de réindustrialisation de la France, nous devons regarder la vérité en face : les banques françaises sont les moins prêteuses du monde vis-à-vis de leurs entreprises. Nous avons perdu l’Afrique francophone non pas en raison de décisions politiques, mais essentiellement parce que toutes les banques françaises ont abandonné l’Afrique, considérant que les risques étaient trop importants face à leurs critères. Elles y ont été remplacées par d’autres, les banques marocaines en particulier, qui y gagnent beaucoup d’argent. De même, nombre de start-ups prometteuses françaises quittent le territoire français pour rejoindre les États-Unis ou la Chine, qui les ont identifiées et les rachètent.

En résumé, une entreprise ou un État doit d’abord identifier ses besoins réels et définir sa stratégie, mais également analyser la concurrence et l’environnement. Quarante-sept technologies clés sont identifiées au niveau mondial. Actuellement, les Chinois en maîtrisent trente-sept, dont huit en situation de monopole ; les Américains en ont sept et l’Europe seulement trois. L’objectif industriel consiste à déterminer lesquelles peuvent être développées ou récupérées, plutôt que de se disperser.

La guerre économique constitue à la fois un moyen de connaissance qui permet d’être plus performant, mais aussi un moyen d’identifier les opportunités, les menaces et les failles de l’adversaire.

M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique. En complément, je tiens à rebondir de manière quelque peu polémique, afin que cette commission d’enquête laisse une trace durable. Je travaille sur ces sujets depuis une quarantaine d’années et je déplore que nous soyons toujours confrontés à un angle mort : en France, nous ne voulons toujours pas intégrer dans notre matrice de raisonnement ce qu’est l’accroissement de puissance par l’économie.

Cet accroissement de puissance par l’économie ne constitue pas simplement un enjeu de politique de grandeur ou de développement grâce à une industrie forte. Il s’agit de bien comprendre que des pays utilisent l’économie dans un cadre global. En France, nous n’avons malheureusement pas voulu nous constituer une mémoire.

En matière de guerre économique, trois dimensions sont à l’œuvre. La première concerne l’économie de guerre, dont on commence un peu à parler aujourd’hui et qui suscite un débat sur sa matérialité. La deuxième est quasiment inconnue, bien que la France y ait réussi de très belles opérations durant le premier conflit mondial. Il s’agit de la guerre économique du temps de guerre, étudiée par l’historien Georges-Henri Soutou et archivée au service historique de la défense. Durant la première guerre mondiale, par des moyens de renseignement mais aussi par des actions, la France a ainsi parasité les échanges de contrebande transitant par les pays neutres. À l’époque, le ministère de la guerre avait fini par créer un véritable système de gestion du renseignement et de l’information à un niveau stratégique, qu’il a voulu confier au pouvoir politique civil, au lendemain de la guerre. Mais le pouvoir politique n’a pas voulu l’intégrer, ce qui est regrettable.

D’autres pays ont pourtant agi de la sorte et ont enregistré de belles réussites. Le Japon a initié l’ère Meiji pour se sauver de la colonisation occidentale. La Corée du Sud a agi de la même manière, à la fin de la guerre de Corée, afin de ne pas être absorbée par la Corée du Nord, qui possédait les usines construites au préalable par les Japonais. La Chine de Deng Xiaoping a usé d’une stratégie de double langage en prétendant tendre la main à l’Occident pour s’éloigner du modèle communiste. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que l’ambassade de France à Pékin commence à envoyer des éléments de compréhension de ce double langage, qui a permis à la Chine de profiter d’immenses transferts de technologie, non pas dans le but de nous rattraper, mais bien nous dépasser.

La troisième dimension concerne la guerre économique du temps de paix, qui est malheureusement un « trou noir » en France. Il s’agit d’un tabou que le monde libéral, mais aussi le monde socialiste, n’a pas voulu étudier en France avant le rapport Martre. À l’époque, nous envisagions l’affrontement uniquement sous l’angle des puissances, en omettant le périmètre des entreprises. Mais le commissariat général du plan nous a interdit de formaliser ce que cela recouvrait.

À l’époque du général de Gaulle, pourtant le président le plus puissant de la Ve République, Ambroise Roux, patron de la Compagnie générale d’électricité (CGE), a freiné les velléités de développement de la politique industrielle dans le domaine de l’industrie informatique. Ce faisant, il a saboté la politique du général de Gaulle dans un domaine de construction de la puissance, au-delà d’une simple politique publique. Lorsque nous avons débuté le rapport Martre, si nous avions voulu aborder ces questions, l’aile ultralibérale et l’aile tiers-mondiste du plan nous auraient interdit d’inscrire cette observation noir sur blanc.

Malgré tous les rapports qui ont été publiés, nous n’avons pas su nous doter en France d’une culture de la guerre économique. À cause de ces interdits, Bernard Carayon a été contraint de se rabattre sur un périmètre, au sein duquel nous avons tenté de faire passer des messages. Mais ces derniers n’ont pas été entendus ; il subsiste encore aujourd’hui un blocage mental sur ces questions.

Or nous ne pourrons jamais envisager une réindustrialisation si nous ne la couplons pas avec une vision de la reconstruction de la puissance de la France. Pour y parvenir, il faudrait que le monde politique dispose de la culture nécessaire. Si face aux présidents américain, chinois, russe ou turc, nous courbons l’échine en ne voyant pas les actions qu’ils mènent et leurs logiques d’affrontement, nous ne pourrons pas nous en sortir.

En octobre dernier, nous avons organisé un colloque international sur la guerre économique du temps de paix. À cette occasion, Greg Kennedy, du King’s College de Londres, nous a indiqué que sur tout l’arc indopacifique, le volet de la sécurité économique a été complété par un volet offensif. À titre d’exemple, les Chinois instrumentalisent leur flotte de pêche dans une logique de provocation et de rapport de force, embarquant par exemple à leur bord des personnels armés pour intimider les pêcheurs étrangers.

Face à ces rapports de force, nous n’opposons que des éléments classiques de nature juridique. Mais pour exprimer la puissance française face à des adversaires qui chercheront à exploiter nos contradictions et nos points faibles, nous devons nous doter d’une culture officielle de la guerre économique, mais aussi mobiliser des forces.

Dans le domaine de la réindustrialisation, à mon modeste niveau, je vois apparaître des gens que l’on ne voyait pas au préalable. Il s’agit de personnes âgées de 50 à 60 ans, qui veulent servir leur pays face à ses adversaires, qu’ils soient situés à l’Est ou à l’Ouest. À l’époque où Alain Juillet exerçait de hautes responsabilités, il n’était pas aisé de trouver des honorables correspondants ou des agents d’appui pour coaliser des forces sur un territoire donné, ne pas se faire piller, développer des projets industriels et se confronter à des forces très importantes.

Je parle ici de véritable combat économique, qu’il faudrait expliquer et enseigner. Quelques initiatives tendent à poindre dans ce domaine, mais elles demeurent extrêmement parcellaires. Au-delà du combat économique, figure le combat informationnel, mais dans ce domaine également, nous campons toujours sur une culture strictement défensive, de type ligne Maginot. Nous observons les menaces, nous les constatons, mais ensuite, que faisons-nous ?

Nous avons les preuves que les Russes qui ont manipulé un certain nombre de hackers pour déstabiliser des hôpitaux français, mais nous avons été incapables, y compris au niveau de la société civile, de manifester devant l’ambassade russe à Paris, le centre spirituel et culturel orthodoxe russe du quai Branly ou auprès des communautés russes à Meudon ou à Boulogne pour leur dire : « vous êtes citoyens français, vous en pensez quoi ? ». Si un pays comme la France n’est pas capable de déclencher une contre-attaque informationnelle et de l’orchestrer comme savent le faire les Anglo-Saxons, par des relais dans la société civile, autant arrêter tout de suite. Nos protestations sont légitimes et il est normal que nous nous exprimions sur ces sujets.

M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian. Je dois vous faire part d’une certaine tristesse : l’ensemble des intervenants que vous recevez ont passé leur vie à parler d’intelligence économique, mais nous nous retrouvons aujourd’hui devant une énième commission, pour ressasser les mêmes propos. J’espère vraiment que votre commission sera la dernière sur l’intelligence économique et que la France passera enfin aux actes.

J’ai passé à peu près un tiers de ma vie en Chine, un autre tiers aux États-Unis, et un dernier tiers en Europe. J’ai exercé des responsabilités dans le monde industriel avant de me lancer dans l’intelligence économique à la suite de l’affaire Alstom que vous avez évoquée. Je partage les propos qui ont été tenus précédemment. Au plus haut niveau, il existe toujours un déni concernant le fait que nous sommes en guerre économique permanente, non pas depuis l’élection de Donald Trump, mais depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

À la fin de la deuxième mondiale, l’ordre mondial a été forgé par les États-Unis, qui ont édicté des règles que nous avons bien sûr appliquées pendant très longtemps. Les Américains dominaient la partie occidentale. Les Européens, les Japonais ont commencé à créer des industries dans les domaines de l’énergie, des télécoms, du spatial. Les États-Unis étaient alors trop occupés à lutter contre l’URSS pour se soucier de notre développement. Mais dès que nous avons commencé à sortir la tête hors de l’eau et à les concurrencer sur certains marchés, des règles ont été édictées et ce phénomène s’est accentuée à la fin de la guerre froide.

À cette époque, toutes les agences de renseignements se sont retrouvées en quelque sorte au chômage et les Américains ont réorienté le renseignement politique vers le renseignement économique. Je pense ainsi que 60 % des effectifs des agences de renseignement américaines se consacrent au renseignement économique depuis les administrations de Gorges Bush Senior et Clinton. Tout le monde le sait, mais le déni de l’existence de la guerre économique persiste.

La guerre économique se distingue de la concurrence loyale par l’aide active de l’État aux entreprises. Aux États-Unis, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du département du Trésor explique aux entreprises du reste du monde avec qui elles peuvent commercer et sous quelles conditions, au besoin en prononçant des sanctions à l’encontre des récalcitrants. Le département du commerce agit quant à lui en parfaite coordination avec la stratégie des entreprises américaines. Le département de la justice établit pour sa part quantité de législations, par exemple la réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international (International Traffic in Arms Regulations ou ITAR), les normes contre la corruption (Foreign Corrupt Practices Act ou FCPA) ou dans le domaine numérique avec le Cloud Act. Les Américains ont également pris le contrôle du système Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) pour espionner toutes les transactions bancaires depuis le Patriot Act.

L’ensemble des actions a eu pour objet d’éteindre la concurrence étrangère, particulièrement européenne. Je rappelle que huit entreprises françaises ont subi de lourdes amendes de la part des États-Unis, au même titre que d’autres entreprises européennes, notamment allemandes. Cependant, les États-Unis ont commis l’erreur de faire rentrer la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), induisant désormais une guerre économique à trois, voire à plus, compte tenu de l’émergence des Brics.

Aux États-Unis, l’alignement entre les services de l’État et les grandes entreprises est total. Celui-ci est en revanche problématique en France, dans la mesure où l’État n’est pas censé servir les intérêts privés. Si nous ne levons pas ce blocage, si nous ne nous alignons pas, nous continuerons à jouer à armes inégales. Le système chinois extrêmement centralisé est à ce titre parfaitement clair et s’inscrit dans des perspectives à long terme. Les Américains, mais aussi les Allemands, agissent de la sorte. La société Siemens, en banqueroute, a reçu 15 milliards d’euros de prêts garantis par l’État pour assurer son sauvetage, sans que le gouvernement allemand ne soit allé à Bruxelles demander l’approbation de la Commission européenne.

Désormais, il n’y a plus de règles. Si nous continuons à nous inscrire dans le déni, nous allons dans le mur et nous continuerons à perdre les dernières industries qu’il nous reste.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos interventions liminaires extrêmement intéressantes. Ma première question concerne notre niveau d’information, notamment la guerre informationnelle que vous avez évoquée. Quel est l’état de la couverture à la fois défensive et offensive, notamment par nos services de renseignement, mais aussi par les différentes lois de programmation qui ont été votées sur ce sujet, tant sur le volet intérieur, le volet militaire et le soutien à l’activité économique ? Notre niveau informationnel est-il suffisant ? Surtout, le niveau de coopération avec d’autres pays, européens ou extra-européens, est-il utile en la matière ?

Ma deuxième question concerne spécifiquement le décret sur le contrôle des investissements étrangers, le fameux décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit « décret Montebourg », réformé à plusieurs reprises pour répondre à la sous-valorisation de nos entreprises face à celle des entreprises américaines. Dans ce décret, le caractère stratégique et les secteurs associés à ce contrôle défensif sont-ils suffisamment bien définis ? Ce débat a resurgi lors de la cession de Doliprane par Sanofi. Certains considèrent ainsi que les filières pharmaceutiques de ce type ne sont pas suffisamment stratégiques pour faire l’objet d’un contrôle. Faut-il réviser les processus de filtrage ?

Enfin, nous considérons communément que la sécurité de nos entreprises passe évidemment par leur financement grâce à des capitaux nationaux. En France, les capitaux nationaux sont quasi exclusivement envisagés sous l’angle des capitaux publics. Or de nombreux pays dans le monde, à commencer par les États-Unis, font toujours ou presque appel à des capitaux privés pour sécuriser le financement de leurs entreprises nationales.

Ces dynamiques se sont accélérées avec l’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration Biden et les mesures prises par Donald Trump depuis son élection. Au-delà du caractère informationnel défensif, devons-nous d’urgence apporter des réformes à notre capacité de mobiliser des capitaux nationaux ? Faut-il réorienter l’épargne des Français à travers des mesures incitatives, adopter un mécanisme de retraite par capitalisation pour créer des fonds de pension qui puissent financer notre industrie dans un moment où nos capitaux publics ne peuvent plus suffire à soutenir nos entreprises françaises ?

M. Bernard Carayon. Aucun d’entre nous ne peut répondre à la question sur la qualité des renseignements économiques procurés par nos services spécialisés. Je peux cependant indiquer que j’étais rapporteur du budget du renseignement et en particulier de la DGSE, il y a une vingtaine d’années. À l’époque, les moyens humains, techniques et financiers de la partie économique de la DGSE étaient très limités. Ils ont fortement progressé au fil des années, mais je crois que dans le cadre des efforts consentis par l’État à la défense, nos services de renseignement devraient être renforcés financièrement. Je pense aussi bien à la DGSE qu’à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi).

À l’époque, j’avais plaidé pour la transformation de la direction centrale de la sécurité des systèmes d’information (DCSSI), rattachée au secrétariat général de la défense nationale (SGDN) de l’époque en une agence permettant de répondre de manière plus souple et plus rapide aux problèmes de sécurité des systèmes d’information des administrations publiques comme des entreprises de souveraineté.

Ensuite, je regrette que le filtrage des investissements étrangers relève du niveau d’un chef de bureau en France. Pour ma part, j’ai voulu créer une politique d’intelligence économique et non une politique administrative gérée par des chefs de bureau. Or une telle politique publique nouvelle, comme l’ont été en leur temps celles de la sécurité routière, des villes ou du développement durable doit être portée au départ par le président de la République. Malheureusement, aucune impulsion n’est venue du sommet de l’État, ni de la part de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy – même s’il a créé sur ma proposition le fonds stratégique d’investissement devenu ensuite secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale –, ou d’Emmanuel Macron, en dépit d’un certain nombre d’efforts.

Le contrôle des investissements étrangers doit d’abord être aussi souple que possible. Les Américains utilisent comme référence la notion de sécurité nationale, qui permet d’utiliser le levier du comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States – CFIUS). Au nom de la sécurité économique nationale, les Américains peuvent bloquer ce qu’ils veulent, y compris le concurrent d’un fabricant de biscuits de guerre aux États-Unis.

En Europe, nous ne sommes pas assez mûrs pour pratiquer une telle politique. La « doctrine d’emploi des forces » de la Commission européenne n’est pas du tout adaptée à la guerre économique, même si celle-ci a commencé à effectuer son aggiornamento depuis la crise du Covid et la guerre en Ukraine. À ce titre, l’un des problèmes majeurs de la réindustrialisation réside dans l’incapacité de la Commission européenne à fermer la parenthèse d’une doctrine iréniste et libérale qui n’a pas de sens. Les États-Unis passent pour être la patrie du libéralisme, mais les Américains sont en réalité extrêmement interventionnistes.

S’agissant de la question du périmètre stratégique, puisque nous n’employons pas la notion de sécurité économique nationale ou de sécurité économique européenne, il faut donc ajouter les secteurs selon l’actualité. Cependant, à partir du moment où le ministre de l’économie et des finances étend par décret les secteurs, des recours peuvent être déposés devant les tribunaux administratifs. Or nous n’avons aucune garantie que la juridiction administrative soit ultra-patriote.

S’agissant des capitaux, je suis partisan de la création d’un fonds stratégique qui serait constitué des participations stratégiques de la Caisse des dépôts et consignations, de BPIFrance et du portefeuille de l’Agence des participations de l’État, soit un total de 200 milliards d’euros. Ce fonds ferait appel à l’épargne des Français sous forme d’emprunts à dix ans, avec un objectif de 100 à 120 milliards d’euros. Les réseaux bancaires traditionnels pourraient distribuer ces produits d’épargne à dix ans, avec une fiscalité dégressive par tranche et par année. Ce fonds serait d’ailleurs complémentaire d’un certain nombre fonds qui sont nés dans les régions à l’initiative de leurs présidents. BPIFrance agit aujourd’hui comme une banque, régulée comme telle par la Banque centrale européenne (BCE), mais ses interventions n’ont pas été majeures au sein des secteurs dans lesquelles nos dépendances sont tragiques.

M. Alain Juillet. Je connais bien le monde des services de renseignement pour y avoir longtemps travaillé et je préside toujours l’amicale des anciens des services spéciaux de la défense. Nous demeurons très en retard dans le domaine de l’information économique fournie par les services, ce qui est très inquiétant, en dépit des efforts consentis ces dernières années. Nous sommes encore très loin du niveau de connaissance de l’économie des services des grandes puissances mondiales, et nous le payons chèrement.

Le premier problème a trait au mode de recrutement des services, qui se concentre sur des spécialistes du cyber, des militaires, des diplômés en sciences politiques. Les services disposent certes de personnes qui comprennent l’économie dans ses grandes lignes, mais n’ont pas de spécialistes des entreprises ou des grands domaines mondiaux auxquels il faut s’intéresser comme l’alimentaire, la santé, la défense, l’aéronautique ou le spatial. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une question de moyens ou d’effectifs, mais de rationalisation et d’affectation des moyens. La situation a heureusement évolué, mais pendant très longtemps, les services se sont surtout concentrés sur la lutte antiterroriste.

Il convient donc de repenser cette organisation, ce qui relève d’abord d’une volonté politique. Les services de renseignement sont généralement dirigés par des personnes très compétentes dans certains domaines, comme la sécurité ou les relations internationales, mais ils méconnaissent souvent le monde économique, le monde des entreprises.

S’agissant du contrôle des investissements étrangers, nous avons créé en 2005 le premier décret dévolu à cet aspect. Mais à l’époque, on nous a rétorqué que c’était interdit par Bruxelles, à l’exception du domaine régalien de la sécurité militaire. En conséquence, nous avons mis en place un décret qui contrôlait les investissements étrangers dans ce domaine. Fort heureusement, le système s’est ensuite agrandi.

Pour répondre à votre question, le format actuel du contrôle des investissements étrangers n’est pas pertinent, dans la mesure où il ne couvre toujours pas l’ensemble des secteurs stratégiques de la France. Il serait pourtant possible de mettre en place des règles intérieures au niveau national pour défendre les intérêts français face à des attaques extérieures, quelles que soient les objections de Bruxelles.

Quand nous avons négocié le décret sur les investissements étrangers, nous avions imaginé que le contrôle des investissements serait piloté au niveau du premier ministre, mais Bercy ne voulait surtout pas qu’il lui échappe. Je pense qu’il s’agit là d’une erreur, dans la mesure où Bercy poursuit des intérêts propres qui ne sont pas forcément les intérêts de la nation. Avec le temps, nous nous sommes rendu compte que très souvent, les entreprises étrangères qui signent les accords avec Bercy ne les respectent pas et contournent l’obstacle. En conséquence, les services de contrôle doivent être en mesure de vérifier régulièrement le respect des engagements.

S’agissant des financements, nous sommes à la lutte avec des grands pays qui agissent tous dans le cadre de partenariats public-privé extrêmement étroits. On ne peut pas comprendre la réussite spatiale d’Elon Musk si l’on oublie que l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace ou National Aeronautics and Space Administration (Nasa) lui a fourni ses dossiers et fourni son expérience, sans contreparties. Les avancées spatiales chinoises ne peuvent se comprendre si l’on ne prend pas en compte le travail permanent de leurs services de renseignement qui espionnent pour eux en permanence et leur envoie des informations sur ce qui est entrepris ailleurs. En France, les services travaillent avec les grands groupes, mais pas avec l’ensemble des entreprises. Pourquoi favoriser quelques grands groupes français au détriment du reste de l’écosystème ? Il y a là une distorsion du droit de la concurrence, sur le plan juridique.

La France connaît un taux d’épargne des particuliers très élevé, mais cette épargne n’est pas suffisamment utilisée. Aujourd’hui, il est question de financer la défense en prenant de l’argent à tout le monde, mais il s’agit d’une erreur ; nous n’inciterons personne à effectuer des investissements en agissant de la sorte. Il faut penser autrement, à travers des fonds tels que ceux qui existent dans d’autres pays, qui sont capables d’investir massivement.

Si tel n’est pas le cas, les entreprises, et particulièrement les plus petites d’entre elles, iront se financer ailleurs. Simultanément, il faut que nos finances inspirent confiance, naturellement.

M. Christian Harbulot. S’agissant des ressources humaines, le ministère de l’intérieur, et notamment la DGSI, avait fourni un effort important pour embaucher des contractuels en dehors de la sphère policière, en particulier pour la contre-ingérence économique. Malheureusement, cet effort s’est tari, en raison de logiques que je qualifierais de corporatistes. Le ministère a ainsi dissuadé des personnes pourtant très motivées à rejoindre cette activité, y compris des énarques. La machine repart en arrière sans pour autant qu’un bilan n’ait été effectué sur la perte d’efficacité et de diversification des connaissances dans le contre-espionnage économique, notamment de nature policière. Il faudrait poser cette question d’efficacité à Céline Berthon, la directrice de la DGSI.

Ensuite, nous ne nous donnons pas les moyens d’agir. Pour échapper au risque d’une lourde sanction américaine en 2016, Airbus a accepté d’engager un cabinet d’avocats américain pour mener un audit interne, qui leur a permis d’accéder à des données stratégiques du groupe. Les services ont alors adopté une posture intéressante, en demandant aux politiques de les laisser perquisitionner ce cabinet à Paris, mais l’autorisation n’est jamais venue. Le politique n’a pas pris ses responsabilités.

M. Bernard Carayon. Je rappelle néanmoins qu’il n’est pas possible d’entrer dans un cabinet d’avocats sans une ordonnance du président du tribunal de grande instance.

M. Christian Harbulot. J’en conviens. Mais nous ne nous sommes pas non plus donné les moyens de convaincre le président du tribunal de grande instance. N’oublions pas qu’à une époque, Charles Pasqua n’avait pas hésité à expulser le chef d’antenne de l’Agence centrale de renseignement ou Central Intelligence Agency (CIA) à Paris, ainsi qu’un certain nombre de ses collaborateurs lorsque ceux-ci avaient tenté d’approcher un haut fonctionnaire français.

Si nous voulons défendre les intérêts vitaux de notre pays, nous devons mettre en place une « machine de guerre » économique, pour pouvoir obtenir des résultats tangibles. Je souscris à la proposition de Bernard Carayon concernant la Caisse des dépôts et BPIFrance, mais il faut être conscient qu’il s’agirait là d’une révolution culturelle dans le monde financier français.

L’enjeu consiste donc bien à créer l’impulsion nécessaire, qui ne peut être que politique. Tant que les partis politiques ou les dirigeants politiques ne s’empareront pas de ce type de mobilisation, tout demeurera très compliqué.

M. Frédéric Pierucci. Les mécanismes de contrôle n’ont jamais fonctionné, comme nous avons pu le constater pour Alcatel ou Alstom. Au-delà, il faut prendre conscience des démarches entreprises par les administrations américaines, quel que soit le parti au pouvoir, depuis Obama. Il existe en effet une véritable continuité dans l’action économique des présidents américains. Ceux-ci incitent les entreprises étrangères, notamment les plus énergivores, à s’implanter sur le sol américain pour bénéficier d’un coût de l’énergie quatre fois inférieur à celui de l’Europe, en plus d’avantages fiscaux non négligeables et d’une protection juridique spécifique.

L’executive order de Donald Trump du 10 février 2025 est à ce titre limpide, puisqu’il prévoit l’arrêt des poursuites contre les entreprises américaines coupables de corruption à l’étranger, tout en les maintenant pour les entreprises non américaines. Ce faisant, il crée un système féodal, en transmettant le message suivant : « Si vous restez dans notre cour, vous serez protégés des foudres de l’administration américaine. Si vous êtes en dehors, vous ne le serez pas ». Le président Trump a produit un autre executive order il y a deux jours, qui interdit à quatre cabinets d’avocats américains de participer aux appels d’offres publics et même de pénétrer dans des bâtiments publics, car ceux-ci défendaient des entreprises qui s’opposaient aux intérêts et aux règles édictées par Trump actuellement.

Ces manœuvres d’intimidation fonctionnent. Les grandes entreprises allemandes de la Ruhr se déploient aux États-Unis pour demeurer compétitives et ce mouvement s’accélèrera. En conséquence, le problème des investissements étrangers en France deviendra bientôt un non-problème. Il s’agira d’y répondre de manière bien plus globale. À ce sujet, nous pouvons intervenir car nous disposons d’un avantage compétitif que nous n’utilisons pas suffisamment : la France produit l’énergie la moins chère d’Europe. Nous devons d’abord nous intéresser à nous avant de nous intéresser au reste du monde, et notamment à l’Europe. Nous ne parviendrons pas à élaborer une réponse commune à vingt-sept États ; il existera toujours des divergences, que les États-Unis savent d’ailleurs initier et exploiter habilement.

Ensuite, il faut des financements, mais surtout des commandes publiques. Les entreprises américaines et chinoises ont été bâties sur ces commandes publiques, comme nous avons également su le faire pour bâtir des entreprises comme Alcatel ou Alstom à une autre époque. Nous ne pourrons pas rattraper le retard sur le numérique si l’État continue à ne pas montrer l’exemple. Chaque décision consistant à transférer nos données sur des clouds de Microsoft, de Google ou d’Amazon accroît un peu plus encore le fossé technologique qui nous sépare des entreprises américaines. Je rappelle ainsi que 80 % de nos données sont actuellement stockées aux États-Unis.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie d’être présents aujourd’hui. Il est bon d’entendre un tel discours pragmatique concernant les menaces économiques qui guettent la France. Je suis moi aussi persuadé que nous sommes en guerre économique, y compris en temps de paix. Si je synthétise la pensée de M. Harbulot, je dirais que la question de l’intelligence économique relève d’abord d’une volonté politique plutôt que d’une organisation, même si davantage de moyens devraient être consacrés aux politiques de renseignement économique.

Je souscris également à la proposition de M. Carayon de constituer un fonds souverain français permettant de mobiliser l’épargne des Français. J’ajouterais que nous pourrions également mobiliser des ressources naturelles non exploitées par la France, dont les ressources d’hydrocarbures non conventionnels, à condition que leur exploitation soit écologique. Un rapport commandé par M. Montebourg en 2012 aurait ainsi démontré qu’une telle exploitation pourrait générer des recettes de près de 100 milliards d’euros sur une trentaine d’années.

Des exemples récents attestent d’agressions économiques de la part d’alliés qui sont en réalité nos concurrents économiques. Je pense notamment aux interventions de l’Allemagne dans une campagne d’influence contre la filière nucléaire. De même, lorsque l’entreprise General Electric s’est emparée d’Alstom, elle s’était engagée à embaucher 1 000 personnes supplémentaires. Finalement, autant d’emplois ont été supprimés.

Au regard de ces deux exemples, quels ont été selon vous les défaillances des dispositifs de renseignement et de la volonté politique ? Dans quelle mesure la France peut-elle finalement défendre ses intérêts en matière d’intelligence économique dans le cadre de l’Union européenne (UE) ? Le marché unique européen n’est-il pas finalement le parfait théâtre d’une guerre économique en temps de paix ? Quels leviers juridiques la France et l’Europe pourraient-elles élaborer pour contrer les agressions permises par l’extraterritorialité du droit américain ?

M. Christian Harbulot. J’estime qu’il est anormal qu’une petite école comme l’école de guerre économique ait été la seule à établir une grille de lecture des actions économiques de l’Allemagne. J’aurais souhaité qu’un tel rapport soit réalisé une institution ou une administration française et que ce rapport constitue ensuite une arme de négociation et même une arme de pression.

La France doit développer des notions de combat indirect pour mener la guerre économique du temps de paix. Les Anglo-Saxons nous ont appris qu’ils nous attaquaient de manière indirecte, essentiellement par des instruments de sociétés civiles, qu’il s’agisse de fondations, d’associations, d’ONG ou de cabinet d’avocats spécialisés. Il est nécessaire d’inventer l’orchestration de ce combat indirect en France. À ce titre, je ne suis pas sûr que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) soit le mieux placé pour agir en ce sens.

M. Bernard Carayon. L’extraterritorialité du droit américain précède l’extraterritorialité du droit chinois. Le Parlement français a répondu par la transposition d’une directive européenne, via le droit civil. Je suis partisan d’une transposition par le droit pénal, le seul qui soit réellement dissuasif. Les Américains n’hésitent pas agir de la sorte, et M. Pierucci peut malheureusement le confirmer, ayant vécu la détention dans une prison américaine. Je rappelle ainsi que la violation du secret des affaires aux États-Unis est passible de vingt-cinq ans ou trente ans de prison maximum.

De telles actions ne peuvent intervenir qu’à la suite d’initiatives bipartisanes. Lorsque j’ai voulu faire voter ma proposition de loi sur le secret des affaires, je me suis heurté à de nombreuses réticences, y compris au sein de l’administration française. Ensuite, les Allemands et Américains sont nos « pires amis ». Il y a quelques années, Naval Group a subi une campagne de déstabilisation, qui arguait à tort que les fiches techniques des sous-marins que nous nous apprêtions à vendre à l’Australie étaient disponibles sur internet. Or il est apparu que cette information avait été diffusée par les Allemands. 

Il faut également évoquer la responsabilité des élites. Lorsque M. Barroso a quitté la présidence de la Commission européenne, il est parti chez Goldman Sachs, qui avait été à l’origine du maquillage des comptes de la Grèce, dont l’UE a dû régler la facture. Trouvez-vous cela normal ? Trouvez-vous normal que l’ancienne commissaire à la concurrence et vice-présidente de la Commission européenne Neelie Kroes soit partie travailler chez Uber en ayant négocié ce recrutement avant la fin de son mandat ? Trouvez-vous normal que Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne et ex-gouverneur de la Banque de France, aille chez Pimco plutôt que chez un gestionnaire d’actifs européen ou français ? Trouvez-vous normal que l’ex-commissaire européen Thierry Breton, qui avait pourtant porté l’étendard des intérêts industriels européens rejoigne Bank of America ? Trouvez-vous normal que l’État français ait recours à des cabinets anglo-saxons pour définir ses stratégies, alors que nous disposons d’excellents experts en France ?

Le haut- commissariat au plan pourrait constituer un formidable outil d’anticipation si nous pouvions y mutualiser l’ensemble des expertises publiques, voire privées, sur tous les sujets stratégiques. Aujourd’hui, la plupart des ministères régaliens dispose d’une direction des affaires, mais leurs travaux ne sont pas mutualisés. La vision de l’État sur les grands enjeux est complètement paralysée, émiettée.

Dans le même ordre d’idées, la France ne dispose pas d’un programme commun d’enseignement universitaire sur les questions de guerre économique. Très rares sont les grandes écoles qui proposent un enseignement de ce type. Seule l’EGE de Christian Harbulot répond justement aux enjeux de l’analyse et de l’action.

M. Alain Juillet. Il faut d’abord définir ce que nous entendons par intérêts stratégiques ou secteurs stratégiques avant de mobiliser les moyens de l’État sur ces sujets. Ensuite, lorsque nous avons débuté l’intelligence économique en France, nous avions suggéré de transformer le commissariat général au plan, alors en sommeil, en une « machine de guerre » pour l’intelligence économique, chargée de mener des travaux de prospective et de rechercher l’information afin d’établir la politique qui pourrait être menée en France. Enfin, l’affaire Alstom illustre à la perfection le déni dont l’administration et le politique ont pu faire preuve, alors même que les informations étaient toutes connues. Lorsque de tels blocages subsistent, il est impossible d’agir.

M. Frédéric Pierucci. Comme vous l’avez souligné concernant le rachat des activités « Énergie » d’Alstom, plus de 1 000 emplois ont été détruits. General Electric a dû payer une amende de 50 millions de dollars prévue dans les accords et le fonds Maugis a été dédié à Belfort pour investir dans des entreprises créant de la richesse sur ce territoire. J’ai recréé une société à Belfort en embauchant des anciens personnels d’Alstom et nous avons essayé de bénéficier de subventions pour redynamiser Belfort. Mais j’ai découvert que General Electric pouvait exercer son veto à l’obtention de ces subventions et, bien naturellement, nous n’avons reçu aucune subvention.

Par ailleurs, à la suite des différentes affaires Total, Technip, Alcatel et Alstom, des initiatives ont été menées. La loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite « loi Sapin 2 », une loi défensive, a permis de récupérer 2,25 milliards sur les affaires Airbus et Société générale. Elle nous permet de « laver notre linge sale en famille » et de faire en sorte que les amendes soient payées au Trésor français plutôt qu’au Trésor américain.

Le deuxième volet de l’extraterritorialité concerne les sanctions économiques. Or en la matière, la France et l’Europe sont intégralement alignées sur les sanctions économiques américaines, alors que nos intérêts divergent dans de nombreux marchés. Dans le domaine numérique, le Cloud Act américain permet aux services de renseignement américains de demander à tous les fournisseurs de services américains de leur transférer les données des entreprises et des individus français, même si ces données sont stockées en France. En réalité le Cloud Act a été établi à la suite des révélations d’Edward Snowden, pour protéger les entreprises américaines qui enfreignaient les lois européennes en transférant des données des Européens et en espionnant des Européens.

Pourtant, après le scandale Snowden, aucun procureur français ou européen n’a poursuivi la centaine d’entreprises américaines qui ont travaillé avec l’Agence nationale de sécurité ou National Security Agency (NSA) pour espionner massivement les entreprises et les élites politiques françaises ou européennes. Nous les laissons nous violer et nous ne disons rien. Non seulement ils continuent, mais ils le légalisent, à travers le Cloud Act. À l’issue du Cloud Act, les États-Unis et l’Europe se sont accordés sur le transfert des données transatlantiques. Après les arrêts « Schrems I » du 6 octobre 2015 et « Schrems II » du 16 juillet 2020 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), de nouvelles négociations sont intervenues. Mais la dernière mouture de l’accord n’est pas plus protectrice.

Pour agir, il faut du courage. Nous en avons fait preuve dans le domaine défensif avec la loi Sapin 2, mais le courage n’est pas venu de l’UE. Les Allemands y étaient opposés, de même que les pays du Nord et de l’Est de l’Europe. Dès lors, nous devons intervenir au niveau national. Les services de renseignement ont clairement indiqué que la meilleure réaction face au Cloud Act consiste à stocker les données stratégiques et sensibles des entreprises et de l’État sur des serveurs français. Mais l’État français a fait le contraire. Comment voulez-vous que les entreprises s’y retrouvent ? Encore une fois, l’État doit montrer l’exemple.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je suis totalement d’accord avec vous pour déplorer un manque de courage politique, une forme de lâcheté, voire de trahison vis-à-vis des intérêts de la nation.

Je souhaite vous soumettre un cas pratique, celui de l’équipementier LMB Aerospace, qui fournit des systèmes de refroidissement pour nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, nos chars Leclerc et nos Rafale. La société Photonis a été sauvée grâce au verrou opposé par Bercy, à la suite d’une intense campagne médiatique. Malheureusement, cette mobilisation semble faire défaut dans le cas de LMB Aerospace, qui pourrait être cédée à l’américain Loar Group. Quel est votre avis à ce sujet ? Les députés d’opposition que nous sommes n’ont-ils pas un devoir d’alerte pour essayer de contraindre le gouvernement sur de tels dossiers ?

M. Bernard Carayon. Sur de tels sujets, majorité et opposition doivent s’allier. En 2011, j’ai appris par un administrateur d’Air France que la compagnie française allait acheter des Boeing pour renouveler sa flotte de longs courriers. J’ai alors réussi à mobiliser 200 députés, depuis le parti communiste jusqu’à la droite de l’UMP. À l’issue d’une intense campagne médiatique, nous avons pu inverser le rapport de force. En conséquence, je ne peux que saluer le combat patriote que vous envisagez de mener concernant LMB Aerospace.

M. Alain Juillet. La médiatisation peut faire partie des solutions. Il m’est arrivé de préconiser à certaines personnes qui venaient me voir d’alerter Le Canard enchaîné ou Mediapart. Simultanément, il faut se méfier des médias, car ils peuvent être achetés par les uns ou les autres. Lors de l’affaire Alstom, General Electric, qui disposait d’importants moyens financiers, a usé de campagnes d’influence pour démolir systématiquement les options qui n’étaient pas les leurs. Il faut réagir, et tous les moyens sont bons pour réagir.

M. Christian Harbulot. L’école de guerre économique constitue en quelque sorte un lieu d’expérimentation du combat indirect. Si vous parvenez à initier une démarche transpartisane sur ce cas d’école, je mobiliserai toutes les forces de l’EGE pour vous appuyer de manière indirecte sur les réseaux sociaux, dans des logiques de résonance, voire à travers des manifestations de rue. Je pense que nous pourrons faire preuve d’une réelle efficacité, laquelle a déjà été démontrée par le passé, dans certains cas très précis.

M. Frédéric Pierucci. Je ne comprends pas pourquoi il n’existe pas de consensus politique sur de tels sujets. Quel parti peut s’opposer à la défense d’une entreprise française stratégique contre des ingérences étrangères ? Aux États-Unis, démocrates et républicains s’allient en pareilles circonstances. En Allemagne, les partis défendent l’industrie. Pourquoi n’arrivez-vous pas à vous mettre d’accord ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je vous remercie pour vos témoignages et le courage dont vous faites preuve depuis longtemps.

Pendant des années, il n’était pas possible de critiquer l’atlantisme dans un média français sans passer pour un complotiste, un fou, un agent russe. Le mot a d’ailleurs presque disparu du vocabulaire politique et médiatique depuis la fin de la guerre froide. Or il existe bien des institutions ayant pignon sur rue, comme l’American Chamber of Commerce (AmCham) ou la Trilatérale, qui ne sont pas des lieux de complot, mais des lieux d’influence.

J’ai présidé en 2023 une commission d’enquête sur les ingérences étrangères. Lors de son audition, le parquet national financier a débuté son intervention par un propos libre, dans lequel il a indiqué que la première des ingérences était constituée par l’ingérence économique américaine. Malheureusement, le rapport de cette commission a indiqué les ingérences américaines se trouvaient « à la lisière » de ses travaux. Vous avez là une partie de la réponse à votre question, M. Pierucci.

Lors de vos différentes carrières, comment avez-vous perçu ces différents réseaux d’influence atlantistes ? Pourquoi existe-t-il une telle omerta les concernant ? Lorsque l’époux de Mme Gaymard – qui a présidé l’AmCham – était député, aucune commission d’enquête n’a été déclenchée au sujet d’Alstom, comme par hasard. Quand celui-ci n’a plus été député, une commission d’enquête initiée par le groupe dans lequel M. Gaymard siégeait a comme par hasard été lancée.

Avez-vous rencontré ces réseaux ? Avez-vous pu étudier leur influence dans l’appareil d’État français et les milieux d’affaires ? La question vaut également pour les milieux d’influence de nos amis allemands. Je rappelle que le terme « couple franco-allemand » n’est même pas traduit à Berlin.

M. Bernard Carayon. Les réseaux atlantistes sont à la fois anciens et puissants. Il est d’ailleurs assez curieux que l’Europe et particulièrement la France ait toujours témoigné une telle admiration pour les Américains qui nous ont pourtant si souvent spoliés. Il ne faut pas oublier que les Américains, qui sont bien sûr nos « amis » ne se sont engagés dans la première guerre mondiale qu’en 1917 après que le Lusitania ait été torpillé. De même, ils ne sont entrés en guerre contre l’Axe que lorsque qu’ils ont été attaqués eux-mêmes par le Japon en 1941. Roosevelt faisait payer chèrement, avec des taux d’intérêt élevés, les sommes qu’il livrait à Churchill au début de la guerre. Les Américains n’ont jamais agi de de manière gratuite. D’une certaine manière, l’Otan a eu pour contrepartie la construction du marché européen dans lequel ils ont souvent, dit-on, tenu le crayon. Des journalistes comme Christophe Deloire ont d’ailleurs écrit très utilement à ce propos, en se fondant sur les archives déclassifiées de la CIA.

Les élites françaises ou européennes trouvent formidable d’avoir la possibilité d’envoyer leurs enfants étudier à Stanford ou à Cambridge. Comment peut-on se brouiller avec des gens qui attirent tant de talents, tant d’argent, tant de puissance ? Lorsque j’ai été le premier parlementaire à évoquer le patriotisme économique, la politique industrielle et la guerre économique, je me faisais à chaque fois attaquer par ceux qui étaient très proches de ces cercles atlantistes. Sur les sujets des droits de l’homme et des migrants, George Soros affecte chaque année plus d’un milliard de dollars des revenus de son capital de vingt-quatre milliards de dollars à des politiques qui sont souvent d’ailleurs contraires aux politiques européennes ou nationales.

M. Christian Harbulot. Lors de la création de l’EGE en 1997, nous avons eu « l’honneur » de recevoir la visite d’une femme que la direction de la surveillance du territoire (DST) a par la suite identifié comme une agente de la CIA, ce qui témoigne du professionnalisme de l’Agence.

De 1945 jusqu’à il y a peu, la plupart des forces vives françaises s’étaient habituées à être dépendantes des États-Unis. Désormais, la plupart des gens proches de l’atlantisme espèrent qu’un changement de cap interviendra dans deux ans aux États-Unis, à la faveur des élections de mi-mandat.

Hélas, ce n’est que l’effondrement de notre système industriel qui permettra d’entraîner une réaction. Cette-dernière viendra de personnes qui disposent déjà d’une certaine expérience, de personnes qui ne se seraient jamais mobilisées au préalable, mais qui sont désormais prêtes à se battre pour ce pays, sur le plan économique et informationnel. Dès lors, à condition que le politique se manifeste sur ce terrain, il est possible d’espérer des avancées.

M. Alain Juillet. À partir du moment où l’on s’attaque à des intérêts américains ou que l’on dévoile des opérations que les États-Unis préparent, il faut s’attendre à affronter, en France, de terribles campagnes de la part d’un groupe de pression qui défend les intérêts américains. J’ai reçu des coups de toutes parts et j’ai pu constater que ce système était particulièrement puissant, à telle enseigne que certains baissent les bras. J’ai par exemple connu plusieurs fonctionnaires et salariés d’entreprise qui ont décidé de baisser pavillon car ils redoutaient les risques encourus. Lutter contre ce phénomène comporte une part d’inconscience, mais il faut bien se dire que l’intérêt national doit primer.

M. Frédéric Pierucci. Il suffit pour s’en convaincre d’établir une cartographie des acteurs français et américains de l’affaire Alstom et d’observer ce qu’ils sont devenus par la suite. Une ébauche a été esquissée par le documentaire Guerre fantôme : la vente d'Alstom à General Electric.

Les Américains n’ont jamais changé, ni caché la stratégie de guerre économique qu’ils poursuivent, quels que soient les présidents. Je vous encourage à lire les différents executive orders des différents occupants de la Maison Blanche. En 2000, James Woolsey, ancien directeur de la CIA, expliquait dans le Wall Street Journal que les États-Unis espionnaient nos entreprises dans des buts de guerre économique.

Mme Florence Goulet (RN). Les ONG constituent également des groupes de pression très importants. Des ONG allemandes proches des écologistes n’ont-elles pas œuvré à déstabiliser la filière nucléaire française ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle des cabinets de conseil dans cette guerre économique ?

M. Robert Le Bourgeois (RN). Vous avez évoqué des actions d’influence, mais nous pourrions également citer le programme Young Leaders de la French-American Foundation, qui cible le plus haut sommet de l’État en France.

À l’inverse, quelles seraient les actions d’influence les plus urgentes que nous pourrions mener, pour autant que nous en soyons capables ? Sur quelles géographies ? Auprès de quels publics ? Comment embarquer les médias français dans cette guerre économique ?

M. Alain Juillet. Le concept d’ONG est né d’une idée extrêmement généreuse, puisqu’il s’agit de défendre l’intérêt général de manière bénévole. Mais en réalité, l’idée a été pervertie par certains, qui les ont transformés en machines de guerre utilisées contre nous. La grande majorité des ONG sont ainsi financées par des États ou des entreprises, et elles nous font du tort. Dans le nucléaire, des ONG ont été financées par les Allemands, pour nous détruire. Les ONG sont devenues une arme de guerre internationale et il faut les considérer comme telles.

Les plus grands cabinets de conseil sont américains et il est certain que les informations qu’ils récupèrent partent aux États-Unis. Je me souviens d’un cabinet de conseil qui conduisait l’informatisation des impôts en France. Nous, professionnels, avons alerté sur les portes dérobées ou les backdoors qui allaient être implantées à cette occasion. De même, l’utilisation à grande échelle de cabinets de conseil américains par certains ministères constitue un scandale.

Ensuite, la presse sert aujourd’hui les actions d’influence, dans la mesure où tous les organes de presse sont orientés et suivent une « ligne éditoriale », qui permet de mener des actions d’influence ou de défendre des personnes et organisations dont ils sont proches. C’est la raison pour laquelle il faut toujours consulter plusieurs médias pour s’approcher de la vérité.

Pour les professionnels, l’action d’influence consiste justement à savoir utiliser ces médias pour faire rentrer dans l’esprit des gens, de manière directe ou indirecte, les messages que l’on veut faire passer. Il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut être mené à travers une seule campagne. Inversement, les professionnels sont capables de détecter, notamment pour le compte des entreprises, les campagnes d’influence conduites par des spécialistes. Quand ces opérations sont identifiées, des contre-mesures peuvent être prises. Malheureusement, peu d’entreprises agissent de la sorte, et l’État français encore moins.

J’ai suivi la création récente du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais des campagnes d’influence sont poursuivies en France par des lobbyistes, en particulier par des agences spécialisées. Ces dernières utilisent tous les moyens disponibles pour influencer les cibles. À ce sujet, Mme von der Leyen n’a pas agi autrement pour promouvoir le Green Deal en Allemagne, en France et ailleurs, afin que les populations, qui y étaient opposées, finissent par l’accepter.

M. Bernard Carayon. La plupart des ONG œuvrent aujourd’hui dans deux secteurs d’activité : l’environnement et l’éthique des affaires. Or dans ces deux domaines, l’opacité de leur financement et le caractère non démocratique de leur fonctionnement sont les deux règles principales. J’en parle en connaissance de cause, ayant par le passé produit un baromètre de transparence et de gouvernance démocratique des ONG. Particulièrement instructif, il ne trouvait malheureusement aucun écho auprès de la presse.

Les ONG environnementales comme Greenpeace et Oxfam, les ONG spécialisées dans l’éthique des affaires comme Trace et Transparency International ont toujours défendu des thèses ou des intérêts hostiles aux intérêts nationaux français. De même, une fédération d’associations environnementalistes, France nature environnement, qui attaque un chantier qui m’est cher, celui de l’autoroute A69 Castres-Toulouse, est financée par l’État, les ministères de la souveraineté industrielle, de l’agriculture, de la transition écologique, de l’éducation nationale, ainsi que par l’Agence de la transition écologique, l’Office français de la biodiversité, la SNCF et La Poste.

De nombreuses ONG sont financées par l’État, mais aussi par des entreprises qui veulent se prémunir du risque d’être attaqué. Je pense notamment à Trace, qui propose des intermédiaires commerciaux « vertueux » à des entreprises, en leur promettant en échange que si elles recourent à ces derniers, elles ne souffriront pas de problèmes de conformité. En revanche, si les entreprises refusent, elles deviennent « blacklistées », impures.

Transparency International conduit depuis de longues années un indice public de corruption complètement « bidon ». Comme par hasard, les pays les plus soumis aux Américains sont toujours en tête du classement. Lorsque la France avait décidé, sous l’impulsion de Jacques Chirac, de ne pas aller faire la guerre en Irak, nous avions perdu une dizaine de places dans ce classement. Pourquoi nous, Européens, n’agirions-nous pas de la sorte ?

M. Christian Harbulot. Certaines ONG rechignent à dévoiler leurs sources de financement. Or en sources ouvertes, nous disposons des moyens de réaliser une cartographie excessivement précise des ONG qui reçoivent des fonds de l’étranger ou de structures privées.

À ce titre, les propos de M. Carayon sont très pertinents : le financement français des ONG est totalement incohérent par rapport aux enjeux d’un pays comme le nôtre, en matière de développement industriel. À l’EGE, nous travaillons sur un aspect qui nous semble très intéressant sur le plan sociologique : les rentes de situation. Ainsi, les ONG comme Médecins du monde ou Médecins sans frontières qui sont apparues au lendemain de la guerre du Biafra étaient initialement composées de médecins bénévoles ou quasi bénévoles. Au fil des décennies, la situation a évolué et les états-majors des ONG les plus puissantes sont désormais constitués de personnes qui touchent le salaire d’un cadre supérieur d’une multinationale. De tels salaires, qui s’apparentent à des rentes de situation, ne les incitent pas à quitter leur emploi.

Nous sommes ainsi capables de dresser une autre cartographie, afin de différencier d’une part les « braves gens » qui répondent à une vocation, se battent pour un idéal et ne reçoivent pas d’argent et d’autre part, ceux qui mènent de véritables carrières à haut revenu dans ces ONG et qui en définissent les stratégies d’action. Grâce à l’établissement de la sociologie du jeu des acteurs, nous pouvons discerner ceux qui ont intérêt à gagner de l’argent le plus longtemps possible, en brandissant comme prétexte des combats de nature humanitaire.

En résumé, nous avons les moyens de nous inscrire dans une confrontation informationnelle et de faire passer des messages, d’autant plus que trop de scandales ont éclaté. Je souligne ainsi qu’un tribunal américain vient de condamner Greenpeace États-Unis à payer plusieurs centaines de millions de dollars à la suite à la plainte déposée par une entreprise américaine. Le vent de l’ouest commence à tourner, les rapports de force s’inversent.

M. Frédéric Pierucci. Vous avez certainement vu que Donald Trump vient de supprimer les financements de l’Agence des États-Unis pour le développement international ou United States Agency for International Development (Usaid), ce qui revient pour les États-Unis à se tirer une balle dans le pied. En effet, cet organisme possède aussi sa face sombre. Usaid a ainsi financé l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), qui regroupe un réseau journalistes d’investigation qui avaient notamment mis à jour les Panama Papers.

Il y a deux mois, Mediapart et deux autres journaux ont révélé que l’OCCRP était en réalité financé par l’Usaid et que les enquêtes de OCCRP étaient dirigées par la Maison-Blanche et le département d’État américain, avec pour mot d’ordre de ne pas enquêter sur les intérêts américains. C’est la raison pour laquelle les Panama Papers ne ciblent aucune entreprise américaine, aucun cabinet d’avocats états-unien. Malheureusement, très peu de monde se fait l’écho de ces révélations pourtant fracassantes, quand on repense aux soi-disant grands scandales sortis par cette organisation de journalistes supposés indépendants.

Dans le même ordre d’idée, lorsque Dassault était en concurrence avec les Américains pour vendre des Rafale à l’Égypte, Transparency International Royaume Uni avait sorti un classement des entreprises de défense sur le volet éthique. L’ONG avait ainsi classé de un à cinq les entreprises les plus éthiques en termes de conformité, d’anticorruption. Au terme de celui-ci, les sociétés américaines obtenaient toutes la meilleure note, quand Dassault devait se contenter de la plus mauvaise, au même titre que Soukhoï par exemple. Or ce classement n’est pas anodin car les banques et autres organismes financiers regardent et utilisent ces données lorsqu’il s’agit d’accorder des prêts aux entreprises.

Ensuite, la DGSI a dévoilé publiquement l’année dernière plusieurs documents qui incitent les entreprises françaises à ne pas utiliser des cabinets anglo-saxons lors de leurs audits. Enfin, toutes les données financières des entreprises ayant bénéficié des prêts garantis de l’État à l’occasion du Covid ont été enregistrées sur le cloud d’Amazon Web Services. En résumé, nous avons offert aux Américains toutes les données des entreprises françaises affaiblies par la pandémie.

En guise de conclusion, je vous indique que je fais partie de l’association appelée Le Retour de l’Industrie en France (RIF), qui réunit des industriels de tous secteurs d’activité. Nous avons produit deux documents, « Reconstruire les fondations de notre industrie » et « La France sous-traitée – Manifeste pour un retour de l’industrie en France ». Je vous invite à les lire, dans la mesure où ils contiennent de nombreuses recommandations formulées par les professionnels eux-mêmes. Peut-être pourriez-vous également inviter utilement le président de cette association lors de vos auditions.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie.

Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit aux questions posées aujourd’hui lors de cette audition – notamment par M. le rapporteur – ainsi qu’au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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13.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des acteurs publics en charge de la sécurité économique : Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ; Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor ; M. Thomas Ernoult, chef du bureau du contrôle des investissements étrangers en France au sein de la direction générale du Trésor, et Mme Camille Brueder, adjointe au chef du bureau ; et M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques au sein de la direction générale des entreprises

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions en tenant une table ronde des acteurs publics en charge de la sécurité économique, réunissant Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ; Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor (DGT) ; M. Thomas Ernoult, chef du bureau du contrôle des investissements étrangers en France au sein de la direction générale du Trésor, accompagné de Mme Camille Brueder, adjointe au chef de bureau du contrôle des investissements étrangers en France ; enfin, M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) au sein de la direction générale des entreprises. Monsieur Celestin-Urbain, je vous félicite pour votre récente nomination à la tête du Campus Cyber, regroupant les acteurs français de la cybersécurité.

Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de répondre à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Au vu du caractère sensible du sujet de cette table ronde, je vous précise que si, pour répondre à une question, vous deviez révéler des informations sensibles que vous ne souhaitez pas diffuser publiquement, vous pourrez, à la place, vous engager à répondre soit ultérieurement, soit par écrit.

Enfin, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mmes Romatet-Espagne, Lemoyne de Forges, M. Ernoult, Mme Camille Brueder et M. Celestin-Urbain prêtent serment.)

Mme Agnès Romatet-Espagne, directrice des affaires internationales, stratégiques et technologiques au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. À titre liminaire, je tiens à mentionner le positionnement un peu singulier du SGDSN, puisque nous ne sommes pas une administration, mais avons une vocation interministérielle et un ancrage sur les sujets de défense et de sécurité nationale. Pour autant notre contribution possible au sujet de la réindustrialisation qui nous occupe aujourd’hui n’est pas négligeable.

En effet, nous assurons une fonction de protection pour les pouvoirs publics au service de la population et des acteurs économiques. Cette protection s’exerce naturellement en matière de défense et de sécurité. Mais face à des menaces hybrides qui s’inscrivent dans des stratégies de long terme et qui attaquent en dessous du seuil de conflictualité et d’attribution nos institutions, nos entreprises et notre population, le SGDSN contribue à l’établissement et au maintien de conditions favorables à l’industrialisation ou à la réindustrialisation de notre pays.

Tout d’abord, nous participons aux dispositifs de sécurité économique qui visent à assurer et à défendre la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la nation. Ces intérêts sont constitués notamment d’actifs matériels et immatériels stratégiques pour l’économie française. Parmi ces dispositifs interministériels figure le comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé), présidé par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, qui est chargée de mettre en œuvre les orientations désignées en conseil de défense et de sécurité nationale en format économique et dont le secrétariat est assuré par le Sisse.

Je tiens également à mentionner le dispositif de contrôle des investissements étrangers, piloté par la direction générale du Trésor, ainsi que la mise en œuvre du plan France 2030, piloté par le secrétariat général pour l’investissement, en particulier pour des secteurs particulièrement sensibles comme le nucléaire civil, la cybersécurité, les fonds marins, les technologies de rupture. Par ailleurs, il convient de relever les réflexions menées en matière de lawfare, c’est-à-dire l’instrumentalisation du droit à des fins économiques et stratégiques, et qui s’intéressent notamment aux questions de l’extraterritorialité du droit ou de normalisation technique. Un mandat particulier a ainsi été confié au SGDSN par le premier ministre dans ce domaine.

Avant de céder la parole aux autres intervenants, je souhaite enfin souligner l’existence d’un dispositif très important piloté à titre principal par le SGDSN, le dispositif dit de protection du potentiel scientifique et technologique de la nation (PPST), ainsi que le dispositif piloté par la direction de la protection et de la sécurité de l’État (PSE) en matière de résilience de nos institutions et de nos entreprises les plus ciblées par des attaques potentielles.

Mme Sabine Lemoyne de Forges, sous-directrice de la politique commerciale et de l’investissement au sein de la direction générale du Trésor. Je vous remercie de nous donner l’opportunité de présenter l’action de la DG Trésor dans le cadre du régime du contrôle des investissements étrangers en France (IEF). Je m’exprimerai en mon nom et ensuite en celui de mon collègue, Thomas Ernoult.

Le contrôle des investissements étrangers en France constitue un instrument qui intervient par exception au principe de liberté des affaires, dans le « dernier kilomètre » de l’action politique de sécurité économique et en complémentarité des outils amont dont sont responsables mes collègues du SGDSN et du Sisse.

Avant de proposer une présentation du régime et sa mise en œuvre, je souhaite attirer votre attention sur deux points. En premier lieu, le contrôle des investissements étrangers en France n’a pas été conçu comme un outil de politique industrielle, mais comme un outil de préservation de l’ordre public, de la sécurité publique et des intérêts de la défense nationale dans la sphère économique. Il ne peut donc protéger que les secteurs de l’industrie qui participent directement ou indirectement à ces objectifs.

En second lieu, dès son apparition, à la fin des années 1960, le régime a été construit sur l’équilibre qui doit être préservé entre la protection des intérêts nationaux et l’attractivité de la France pour les investisseurs étrangers. À ce titre, en vertu du principe de proportionnalité, la direction générale du Trésor et l’ensemble des administrations compétentes veillent à ce que notre régime ne freine pas les investissements nécessaires à l’industrie française.

Le régime de contrôle des investissements étrangers en France est un régime d’autorisation préalable instauré en 1966. Il s’exerce de façon dérogatoire au principe de la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement protégé par le droit de l’Union européenne (UE). Son champ recouvre les seuls investissements étrangers réalisés dans une activité qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève d’activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale. Il ne peut donc être mis en œuvre que pour la préservation des intérêts nationaux, dans le respect des principes de proportionnalité et de non-discrimination entre les investisseurs étrangers.

Le champ d’application du régime a connu des évolutions depuis les années 1960. Ainsi, il s’est recentré, dans les années 1990 à 2000 sur les activités relevant des intérêts de la défense nationale et des missions régaliennes de l’État. Depuis le début des années 2010, et notamment l’adoption du décret du 14 mai 2014, de nouvelles activités participant à la continuité de la vie de la nation ont été réintégrées dans son champ, pour s’étendre aujourd’hui à l’ensemble des activités portant sur des biens, services ou infrastructures qui présentent une sensibilité au titre de l’ordre public, de la sécurité publique et des intérêts de la défense nationale.

Le contrôle des investissements étrangers en France s’applique dès lors que trois critères sont réunis d’un point de vue assez concret. Le premier concerne l’existence d’un investisseur étranger, dont la notion est définie par le code monétaire et financier. Le deuxième critère nécessite la réalisation d’une opération d’investissement, définie également dans ce code. Selon que l’investisseur est européen ou non européen, ces opérations incluent les prises de contrôle d’une entité de droit étranger, l’acquisition de tout ou partie d’une branche d’activité ou certaines prises de participation minoritaire. Enfin, le troisième critère précise que ces investissements doivent concerner une activité de nature à porter atteinte aux intérêts de la défense nationale, à l’ordre public ou à la sécurité publique.

À ce titre, trois types d’activités sont distinguées. Les premières correspondent aux activités éligibles par nature au contrôle, c’est-à-dire celles qui portent nécessairement atteinte aux intérêts nationaux, par exemple l’industrie de défense. Le deuxième type d’activité concerne celles qui peuvent, en fonction de leurs caractéristiques, présenter un risque pour les intérêts nationaux. Il s’agit par exemple des sous-traitants intervenant dans l’approvisionnement en énergie, en transport ou dans le cadre de la santé publique. Le troisième type d’activité a trait aux activités de recherche et développement (R&D) qui portent sur des technologies critiques ou des biens à double usage susceptibles de connaître une application critique.

Dans le secteur de l’industrie, les opérations d’IEF sont ainsi contrôlées lorsqu’elles concernent des entités françaises qui réalisent des activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, la sécurité publique et la défense nationale. Ces activités peuvent, à titre d’exemple, porter sur la conception, la production, la commercialisation de matériel de guerre ou assimilés, d’infrastructures, biens et services essentiels dans la chaîne de sous-traitance d’autres entreprises stratégiques ou, enfin, de technologies critiques susceptibles de connaître des applications stratégiques pour les intérêts nationaux.

En termes de procédure, le régime du contrôle IEF relève de la compétence du ministre chargé de l’économie. La DG Trésor est l’autorité compétente pour l’élaboration et la mise en œuvre du régime. Plusieurs administrations concourent néanmoins à la mise en œuvre du dispositif. Lorsqu’une opération d’investissement étranger soulève un risque pour les intérêts nationaux, par exemple dans le domaine de l’industrie, le ministre dispose d’une large gamme de conditions qu’il peut assortir à l’autorisation donnée et qui visent à assurer la pérennité et la sécurité sur le territoire national des activités de l’entité faisant l’objet de l’investissement ; à assurer le maintien des savoirs et des savoir-faire de l’entité ; à adapter les modalités d’organisation interne et de gouvernance de l’entité ou à fixer les modalités d’information de l’autorité administrative chargée du contrôle. Mais le régime de contrôle IEF ne permet pas d’imposer des conditions qui répondraient à des objectifs exclusivement industriels, qui seraient entièrement décorrélés de la préservation de l’ordre public, de la sécurité publique et des intérêts de la défense nationale.

À titre de bref bilan de la mise en œuvre, il faut souligner que la France dispose désormais d’un des régimes les plus matures et aboutis de contrôle des investissements étrangers au sein de l’Union européenne et les pays de l’OCDE, qui lui offre de nombreux leviers d’intervention liés au champ des activités et des opérations contrôlées, qui a été encore étendu lors de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dite « loi Pacte ». La procédure est aussi précisée, et les pouvoirs de police et de sanction renforcés.

Le régime s’est régulièrement adapté par voie réglementaire pour tenir compte de l’instabilité du contexte économique, de l’émergence de nouveaux défis technologiques et du renforcement de nos dépendances. À titre d’exemple, je note l’abaissement du seuil de contrôle à 10 % des droits de vote des sociétés cotées, l’inclusion des activités de R&D en biotechnologie en 2020, dans le contexte de la crise sanitaire.

Les moyens humains et opérationnels ont aussi été renforcés. Au sein de la DG Trésor comme des autres administrations, près de trente personnes travaillent quotidiennement sur l’instruction des demandes et le suivi des engagements au sein des autres ministères compétents. Enfin, la DG Trésor a développé de nouveaux outils de communication et de pédagogie. Notre objectif consiste à faire connaître le dispositif des investissements étrangers en France aux sociétés françaises et aux investisseurs étrangers qui sont actifs dans les secteurs stratégiques, afin de s’assurer qu’ils en aient la connaissance et déposent bien les demandes d’autorisation.

Ainsi, au cours des dernières années, le gouvernement a pleinement mobilisé cet outil, notamment pour protéger les activités industrielles essentielles aux intérêts nationaux. Pour autant, l’attractivité de la France pour les investissements étrangers ne semble pas, jusqu’à présent, avoir été affectée par le renforcement de ce contrôle : la France est restée pendant cinq années consécutives le pays européen le plus attractif pour les investissements directs étrangers (IDE). Le dernier sommet Choose France a permis d’attirer 15 milliards d’euros d’investissement et la création de 10 000 emplois annoncés.

L’attention portée par le ministère à la lisibilité et à la rapidité de la procédure est réellement importante. Les équipes font ainsi preuve d’une grande vigilance pour maintenir une mise en œuvre dans des délais connus de tous et offrir plus de sécurité aux entreprises et aux investisseurs concernés.

M. Joffrey Celestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) au sein de la direction générale des entreprises. Il existe des synergies très étroites entre la politique industrielle, le soutien à l’innovation et la politique de sécurité économique, qui est coordonnée par le Sisse en interministériel. La politique de sécurité économique constitue un bouclier à l’abri duquel les actifs stratégiques de l’économie française – entreprises, recherche, technologies – peuvent prospérer.

Nous retrouvons donc bien les deux composantes de la souveraineté économique, qui sont la composante capacitaire, c’est-à-dire la robustesse de notre tissu industriel, notamment en France, et la dimension de protection, aujourd’hui appelée sécurité économique. Cela explique aussi le positionnement du Sisse à Bercy au sein de la direction générale des entreprises (DGE), qui est véritablement immergée dans l’écosystème industriel.

Le Sisse a pour objet de sécuriser la production de valeur économique en France et depuis la France, principalement face à trois risques : un risque d’extinction, c’est-à-dire la perte de capacités comme la délocalisation d’usines ; un risque de prédation, soit l’accaparement de capacités industrielles et économiques françaises par des intérêts étrangers ; et un risque de coercition, qui s’apparente à l’exploitation des capacités économiques françaises par un pays tiers à son profit.

Il est donc possible d’appréhender les liens entre sécurité économique et réindustrialisation de plusieurs manières. D’abord, il ne peut exister de base industrielle pérenne sans un système de défense et de contre-prédation économique performant dans le temps. Deuxièmement, il n’existe pas de sécurité économique efficace sans réindustrialisation. En d’autres termes, une politique de sécurité économique qui serait uniquement défensive finirait par détruire de la valeur en l’absence de capacité industrielle domestique suffisamment forte, y compris sur la thématique des financements pour porter le développement des entreprises françaises à partir de la France.

En d’autres termes, nous savons bloquer des opérations de rachat d’entreprises au nom de la souveraineté, mais réussir à trouver en France et en Europe des alternatives économiquement équivalentes à ce que certains acteurs étrangers peuvent proposer constitue un autre défi. Depuis au moins trois ans, le Sisse a ainsi enrichi sa panoplie par une activité d’accompagnement des entreprises menacées de se faire racheter par des intérêts étrangers. Nous essayons d’anticiper ces éléments bien en amont et de trouver avec elles des solutions françaises ou européennes pour éviter que cette opération étrangère ne se réalise avec des risques importants pour la souveraineté. À cet effet, il existe un fonds appelé French Tech Souveraineté, qui nous permet de catalyser des tours de table de financement avec des acteurs privés français pour justement éviter qu’une entreprise ne se fasse racheter.

Troisièmement, on ne peut obtenir de réindustrialisation si la sécurité économique est trop accentuée. Nous évoluons ainsi sur une ligne de crête permanente : les décisions que nous prenons en matière de sécurité économique visent à protéger la souveraineté, mais sans complètement contraindre ces flux d’investissements étrangers qui sont nécessaires pour permettre à l’économie de tourner. Les décisions se prennent donc au cas par cas, selon une notion, d’ailleurs difficile à quantifier, « d’élasticité » des investissements étrangers à la politique de sécurité économique.

Au cours des six dernières années, nous avons bâti un dispositif de sécurité économique dont nous pouvons être fiers et que nombre de pays nous envient. Toutes les administrations ici présentes, mais aussi les services de renseignements savent exactement quels sont les actifs qu’ils doivent surveiller. Cette unité d’action est permise par le dispositif interministériel animé par le Sisse et nous veillons à un équilibre entre ouverture et protection.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces propos liminaires très précis qui contribuent grandement à notre compréhension du sujet. Pourriez-vous apporter votre éclairage sur deux cas d’école auxquels vous avez été confronté, Doliprane et LMB Aerospace ? Dans ces cas précis, comme dans d’autres, de quelle manière vos services sont-ils saisis lorsqu’une opération de rachat se profile ? Que pouvez-vous nous dire, en rappelant que cette audition ne se déroule pas à huis clos ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Je peux répondre à votre question, en évoquant des cas hypothétiques qui peuvent ressembler à ceux que vous avez évoqués. Dans le cas idéal qui est permis par notre système de détection d’alerte précoce, nous ne découvrons pas une opération capitalistique au moment où elle fait l’objet d’une demande auprès du ministre de l’économie. Idéalement, ces opérations sont ainsi décelées suffisamment en amont, au stade de la marque d’intérêt étranger et même du besoin de financement d’une entreprise stratégique. Ici, l’entreprise stratégique vient nous voir en expliquant avoir besoin de capitaux, qu’elle devra donc se tourner vers les marchés financiers et qu’à cette occasion, elle sera susceptible de rencontrer des offres étrangères.

Dans ces circonstances, quand nous bénéficions de l’information entre six mois et un an à l’avance, nous pouvons orienter le tir en précisant à l’entreprise située sur un secteur hyper stratégique ce qu’elle peut et ne peut pas faire. Cette anticipation nous permet de déminer un grand nombre d’opérations potentiellement problématiques pour la souveraineté, avant même d’avoir enclenché la procédure réglementaire de l’IEF. Cela peut marcher comme ne pas fonctionner. Il est ainsi possible de dire à l’entreprise que si elle poursuit son opération, sa due diligence et sa négociation commerciale avec tel ou tel acteur étranger, elle sera bloquée. Dans ce cas, l’entreprise peut renoncer d’elle-même à poursuivre ses négociations et chercher des acteurs financiers plus souverains, français ou européens.

L’autre cas de figure concerne effectivement une opération qui atterrit sur le bureau du ministre et déclenche la procédure IEF. Je laisse ma collègue du Trésor, Mme Lemoyne de Forges vous expliquer les options existantes en pareil cas.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Le contrôle des IEF intervient à partir du moment où un investisseur demande une autorisation. La procédure débute alors par une première phase de trente jours ouvrés durant laquelle nous apprécions l’éligibilité de l’opération au contrôle. À l’issue de cette première phase, le ministre peut rendre une décision d’inéligibilité, une décision d’autorisation simple ou une décision ouvrant une deuxième phase d’examen complémentaire.

Lors de cette deuxième phase, d’une durée de quarante-cinq jours ouvrés maximum, nous déterminons si la préservation des intérêts nationaux peut être garantie en assortissant l’autorisation de conditions, ou si l’opération doit être refusée. La DG Trésor n’agit pas seule ; cette opération fait intervenir un comité des investissements étrangers en France, où sont présentes l’ensemble des administrations qui disposent d’une expertise, notamment sectorielle, sur les opérations qui peuvent être concernées par le champ de notre dispositif et qui contribuent à l’analyse des risques de l’investissement et à la détermination des conditions permettant de remédier à ces risques, ou en tout cas d’en limiter la portée.

Ces conditions sont assez larges et sont généralement au nombre de quatre. Les premières visent à assurer la pérennité et la sécurité sur le territoire national des activités de l’entité faisant l’objet de l’investissement. La deuxième consiste à assurer le maintien des savoirs et des savoir-faire de l’entité ; la troisième concerne l’adaptation des modalités d’organisation interne et de gouvernance ; la quatrième vise à fixer les modalités d’information de l’autorité administrative chargée du contrôle.

Une fois qu’est rendue une autorisation sous conditions, l’investissement réalisé fait l’objet d’un suivi.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous avons développé cette branche du contrôle IEF depuis 2022-2023. Au sein de l’État, nous avons structuré le suivi du respect des engagements par les investisseurs étrangers. La France se caractérise par un taux d’engagement sur l’ensemble des dossiers notifiés particulièrement élevé par rapport aux autres pays européens. Nous émettons des conditions, sur un grand nombre de dossiers et nous nous sommes placés en capacité de suivre le respect de ces conditions dans le temps et de pouvoir détecter des manquements. Si un investisseur étranger ne respecte pas ses obligations, il doit en être comptable devant l’État, d’autant plus que le ministre de l’économie dispose, au terme de la loi Pacte, d’un certain nombre de pouvoirs de police et de sanction.

Sur une période de cinq ans, l’objectif consiste à contrôler l’intégralité du stock de lettres d’engagement, soit en pratique une centaine de lettres d’engagement par an, sur tout le territoire. Avec l’aide de l’ensemble des services de l’État concernés et de trois délégués à l’information stratégique et la sécurité économique, nous décelons des risques de manquements, que nous cherchons ensuite à caractériser, au cours d’une phase contradictoire avec l’entreprise.

De nombreux petits écarts sont décelés, mais il s’agit d’écarts assez formels, qui peuvent être corrigés assez facilement. En revanche, quand des écarts importants sont constatés, nous entrons dans une phase plus « robuste » avec les investisseurs, afin de les corriger. S’ils ne le sont pas, une procédure de manquement peut être engagée.

Sur les 1 000 alertes de sécurité économique que nous avons traitées en 2023 et les 750 en 2024, 55 % étaient des alertes capitalistiques. Une partie de celles-ci passe par le contrôle IEF, quand d’autres sont déminées en amont.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie. Je souhaiterais vivement que vous puissiez répondre par écrit au questionnaire qui vous a été transmis. En effet, il comporte de très nombreuses questions que nous n’aurons pas le temps de traiter aujourd’hui dans les délais impartis.

Ensuite, je souhaite évoquer la fameuse affaire Alstom. Des contreparties avaient été imposées à General Electric, mais elles n’ont pas été respectées, en grande partie. Parmi celles-ci figurait l’obligation de créer un millier d’emplois, mais finalement autant d’emplois ont été en réalité supprimés. De plus, des équipements dans des secteurs stratégiques fournis par Alstom se retrouvent aujourd’hui placés sous l’extraterritorialité du droit américain. Enfin, des transferts de technologie sont intervenus au bénéfice de General Electric, dans le cadre de cette opération.

Monsieur Celestin-Urbain, quelles ont été les suites données à cette affaire ? Quels enseignements devons-nous tirer de ce fiasco pour renforcer nos capacités et les moyens de faire face à des prédations de ce type, qui ont profité de notre naïveté ? Je ne remets pas en cause ni en question les services de l’administration, dont le but est évidemment d’éclairer le politique, mais la décision finale revient au politique.

M. Joffrey Celestin-Urbain. L’un des enseignements a justement concerné la nécessité de renforcer le contrôle aval, qui s’est matérialisé par la mise en place d’un nouveau dispositif qui permet maintenant de contrôler l’intégralité des engagements sur une période de cinq ans, en ciblant les dossiers potentiellement les plus stratégiques, en fonction du profil de risque posé par les investisseurs étrangers.

Ensuite, au fil des années, dans le cadre de l’application de l’IEF, nous avons développé une pratique du retour d’expérience qui nous permet à chaque fois de mieux recalibrer les engagements que nous imposons aux investisseurs étrangers. Dans ce cadre, nous avons assez largement élargi cette palette d’engagements et de conditions, qui portent notamment sur le maintien des savoir-faire, la propriété industrielle et la localisation des sites en France. Désormais, la France fait partie dans pays les plus avancés dans ce domaine en Europe. Globalement au-delà du contrôle des IEF, avant 2020, ce dispositif de sécurité économique sur la propriété intellectuelle, des fuites ou des captations de données sensibles n’existait pas de manière aussi structurée il y a maintenant quatre ou cinq ans. En résumé, objectivement, nous avons réellement progressé dans la partie défensive de ce dispositif.

M. le président Charles Rodwell. Devons-nous tirer des leçons de l’évolution des législations européennes ou extra-européennes en la matière ? À titre d’exemple, les niveaux intermédiaires de contrôle type aux États-Unis, soit dans un certain nombre d’États, soit au niveau fédéral à travers le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis ou Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) permettent à certains investisseurs non américains d’investir dans des secteurs dits ou considérés comme stratégiques sans avoir de droit de regard sur les décisions prises par les directions de ces entreprises.

Considérez-vous que ce type de législation pourrait être pertinent, au moins au niveau national, pour trouver un point d’équilibre sur certaines opérations d’investissement entre d’une part le refus de contrôle ou le refus d’intervention, et d’autre part l’intervention totale pour bloquer certaines opérations ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Je pense que vous faites référence à la pratique de mise en place d’un comité d’administrateurs nationaux agréés par le gouvernement du pays concerné ou proxy board qui peut être mise en place dans certains pays. Nous estimons qu’en l’état actuel de la législation française, il existe déjà de nombreuses possibilités, notamment à travers des comités de sécurité qui permettent de protéger les informations les plus sensibles, les contrats les plus sensibles de certaines entreprises.

L’enjeu consiste ici à bien calibrer le niveau de sévérité des conditions que nous imposons par rapport au caractère stratégique de l’entreprise elle-même. Notre pratique volontairement sélective est rigoureuse et nous permet quand même de protéger de manière assez robuste ce que nous voulons protéger, dans les cas les plus sensibles.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Nous disposons effectivement déjà des moyens de mettre en place ce type de conditions. Au-delà des moyens disponibles pour adapter les modalités d’organisation interne et de gouvernance de l’entité, nous avons également la possibilité d’assurer la protection des informations liées aux activités sensibles en mettant en place, le cas échéant, un cloisonnement des informations sensibles détenues par l’entité française vis-à-vis de l’actionnaire prenant le contrôle de la société.

Mme Agnès Romatet-Espagne. Monsieur le président, vous avez évoqué l’extraterritorialité des législations, notamment américaines. J’ai en tête les dispositifs ITAR (International Traffic in Arms Regulations) sur l’exportation d’armements et de biens à double usage et EAR (Export Administration Regulations) sur l’exportation de biens sensibles.

Le renforcement de ces dispositifs extraterritoriaux américains, copiés quasiment à l’identique par la Chine, représentent en effet une menace majeure pour les acteurs français et européens, ainsi qu’un est un frein potentiel à la réindustrialisation, pour deux raisons. D’abord, ces législations sont particulièrement intrusives et agressives et peuvent conduire des États étrangers à obtenir des informations sensibles et cruciales pour nos entreprises, comme des plans d’affaires ou business plans, des secrets de fabrication ou des secrets industriels. De plus, ces législations sont dotées d’un volet répressif et, en tout état de cause, les coûts induits pour les entreprises qui en font l’objet sont très importants.

Ensuite, dans le contexte d’intensification et de multiplication des crises internationales, doublé d’une quasi-guerre économique, cet « arsenalisation » du droit risque de soumettre nos entreprises à un effet ciseau entre des sanctions américaines et des sanctions chinoises et de les contraindre à se conformer à une double conformité.

Pour faire face à ces effets extra territoriaux, l’arsenal juridique a été consolidé. Il concerne notamment la loi du 26 juillet 1968 dite « loi de blocage », qui date de 1968 mais qui n’était pratiquement pas utilisée. Cette loi a été remaniée et un certain nombre de principes ont été mis en place, notamment celui d’un guichet unique, qui facilite grandement les choses pour les entreprises. Le nombre de saisines du Sisse au titre de la loi de blocage ne cesse de croître, puisqu’il a triplé en trois ans, pour atteindre soixante-quinze saisines en 2024.

Au niveau européen, un dispositif interdit de se conformer, sur le territoire de l’UE, à une série de normes extraterritoriales qui sont précisément listées en annexe d’un règlement.

Par ailleurs, une procédure a été établie pour le dispositif EAR en 2013, entre le SGDSN et le Bureau of Industry and Security du département du commerce, qui est chargé de ces audits et qui doit informer le SGDSN de ses visites et de leur périmètre, avant même de prendre contact avec les entités ciblées. Ensuite, un encadrement analogue a été mis en place pour les outils ITAR, dans le cadre d’un dialogue stratégique franco-américain sur le commerce de défense, qui a été lancé en juin 2022. Le SGDSN participe activement à ce dialogue aux côtés du ministère des armées et du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Il s’agit d’obtenir de la partie américaine une notification préalable des audits et de les encadrer très strictement. Une dynamique assez efficace a été lancée. Il s’agit maintenant de la pérenniser.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre de vos activités respectives, dans quelle mesure travaillez-vous avec les services de renseignements économiques ? Nous avons auditionné juste avant vous Alain Juillet, l’ancien directeur du renseignement de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui a effectivement reconnu que l’ensemble des efforts en matière de renseignement avait été essentiellement focalisé sur la lutte contre le terrorisme. Cet accent, tout à fait légitime, s’est malheureusement opéré au détriment du renseignement économique.

Mme Agnès Romatet-Espagne. Il s’agit d’un travail quotidien et extrêmement profitable avec tous les services de renseignement, y compris ceux qui n’appartiennent pas au premier cercle. Je vous fournirai une contribution plus détaillée si vous le souhaitez.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous travaillons effectivement au quotidien avec les services de renseignement qui constituent une de nos sources principales d’alerte en matière de sécurité économique. Ces services sont très clairement montés en puissance ces dernières années sur la partie économique.

De notre côté, nous jouons un rôle d’orientation des services de renseignement en matière économique, à partir de plusieurs listes d’actifs stratégiques à protéger, qui sont transmises aux services de renseignement. Ces derniers surveillent les entités figurant sur ces listes et les informations qu’ils nous transmettent sont très précieuses car elles nous permettent notamment d’anticiper des négociations ou deals et des menaces. Le renseignement économique constitue pour nous la brique amont de l’information stratégique. Notre métier consiste en effet à exploiter toute l’information stratégique pour y extraire des alertes et les grandes tendances de menaces.

Ensuite, la sécurité économique vise à transformer cette information en décisions de l’État pour neutraliser la menace, dans une logique extrêmement opérationnelle. J’ai évoqué précédemment les 1 000 alertes connues en 2023. L’objectif consiste bien à faire disparaître ces alertes, ce qui prend plus ou moins de temps en fonction de la complexité des sujets.

En résumé, les services de renseignement sont à la racine de cette chaîne reliant renseignement économique et sécurité économique. Nous travaillons avec tous les services de renseignement. Le Sisse n’est pas un service de renseignement, mais est complètement intégré à la communauté des services, en termes opérationnels.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Du côté du contrôle, nous sommes également en lien avec les services de renseignement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelle est votre doctrine lorsque vous recevez une alerte capitalistique, quand l’opération d’une entreprise étrangère peut constituer une atteinte à la sécurité publique ? Dans quelle mesure êtes-vous en capacité d’informer le groupe menacé ? Quelle est votre doctrine quant au partage d’informations avec une entité privée ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Il faut distinguer plusieurs cas de figure. Dans un grand nombre de cas, l’entreprise elle-même peut être la source de l’information que nous traitons ensuite. Dans d’autres cas, l’entreprise n’est pas au courant et après la caractérisation de l’alerte, il nous arrive assez souvent de prendre attache avec cette entreprise, dans les règles de confidentialité, de confiance et de protection de l’information, pour l’en informer. Nous pouvons également travailler avec elle sur les mesures préventives à prendre. Il s’agit là d’une partie informelle, qui peut être à très forte valeur ajoutée.

Le Sisse présente l’avantage d’une certaine hybridité, entre les services de renseignement et d’autres services de Bercy, qui nous permet de naviguer un peu dans ces eaux grises, en offrant un espace de confiance aux entreprises pour qu’elles puissent se confier et que nous puissions leur transmettre des informations qui les intéressent au plus haut point.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Une entreprise a la possibilité de demander une procédure d’examen préalable, c’est-à-dire de s’assurer si elle rentre bien dans les champs de notre dispositif, indépendamment du fait qu’il puisse y avoir une opération d’investissement. Elle peut déposer un dossier, que nous pouvons examiner avec l’ensemble du comité des investissements étrangers en France. Ensuite, nous disposons également d’un pouvoir de régularisation. Si nous identifions qu’une transaction qui aurait dû nous être notifiée ne l’a pas été, nous demandons une notification ex post. Nous procédons alors à un examen de la transaction et le ministre dispose des pouvoirs pour régulariser. Le cas échéant, nous pouvons en tirer les conséquences.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous recevons chaque jour un très grand nombre de signalements et d’informations et notre premier rôle consiste à caractériser les alertes constituant de réelles menaces économiques étrangères, sur lesquelles nous devons agir.

Dans ce cadre, nous opérons à partir de plusieurs critères. S’agit-il d’une entité (entreprise, laboratoire de recherche et technologie) considérée comme stratégique du point de vue de la souveraineté ? Nous regardons également les antécédents de l’investisseur, le profil de risque de l’acteur étranger et ses liens potentiels avec des États. Ce faisceau d’indices et de risques nous permet de caractériser ou non une alerte de sécurité économique. Nous avons une obligation de résultat sur les 1 000 alertes que j’évoquais précédemment.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Etes-vous en contact également avec le réseau diplomatique français, qui est particulièrement développé ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Étant diplomate d’origine, je confirme que le réseau diplomatique participe évidemment à cette captation d’informations, qu’il s’agisse des ambassadeurs, des chefs de service économique et des services de coopération et d’action culturelle. Dans les mois à venir, le SGDSN sera chargé de les sensibiliser davantage à l’ensemble des outils existants, de leur apprendre à détecter les signaux faibles et de leur donner la boîte à outils qui leur permettra de nous signaler plus vite certains sujets, qui pourront par ailleurs être recoupées par des services de renseignement. Nos ambassadeurs ne demandent qu’à être davantage mobilisés, pour pouvoir participer à ce dispositif de protection de la sécurité économique de la France. Dans le même temps, ils représentent aussi les bras armés, avec les services économiques, de l’offre attractive de la France pour les investisseurs potentiels.

M. le président Charles Rodwell. Estimez-vous que l’organisation interministérielle actuelle est efficace et efficiente ? L’organisation de cette coordination devrait-elle être pilotée par exemple par Matignon ? À l’inverse, le cœur du réacteur doit-il être maintenu à Bercy pour le contrôle des investissements étrangers ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. La coordination est parfaite. Le comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé), présidé par le SGDSN, connaît la participation de l’ensemble des services de l’État qui ont voix au chapitre, comme le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, les services de renseignement, le ministère de l’intérieur. Cet outil très opérationnel fonctionne bien. Il prend des décisions très pratiques, le suivi est assuré et des clauses de rendez-vous sont établies et respectées. 

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Cette réponse ne renforce-t-elle pas la nécessité d’une décision finale qui serait prise par le premier ministre, puisque de nombreux ministères sont sollicités dans le cadre du contrôle des investissements étrangers ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Je vous prie de m’excuser. À la question du président Rodwell portant sur le contrôle des investissements étrangers, j’ai en réalité répondu sur le dispositif de pilotage de la sécurité économique.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. La direction générale du Trésor est historiquement, depuis les années 1960, l’autorité qui est chargée de l’élaboration et de la mise en œuvre du contrôle des investissements étrangers. En effet, ce régime est issu du contrôle des changes et relève d’une de nos missions historiques, la régulation des relations financières entre la France et l’étranger. Aujourd’hui, la coordination fonctionne très bien, factuellement. Notre organisation permet d’obtenir l’information et les avis de l’ensemble des autres ministères qui sont compétents sur ces dossiers.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Je souligne également que les préfets sont aussi impliqués dans notre dispositif en tant que détecteurs d’alerte sur le terrain, notamment sur les PME. Nous avons pris soin d’associer de très près l’échelon préfectoral, au niveau régional et départemental, à la remontée d’informations et au premier traitement d’alertes. Par exemple, quand il existe une alerte sur un partenariat potentiellement dangereux avec un acteur de la recherche, le préfet est très bien placé pour transmettre des messages au patron de l’institut de recherche ou au président de l’université.

Mme Agnès Romatet-Espagne. J’en profite pour rappeler le risque existant sur des activités de recherche scientifique et technologique. En concertation avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, nous avons pris la décision d’utiliser les Journées du réseau culturel et de coopération, qui ont lieu au mois de juillet chaque année, pour conduire une action de sensibilisation sur des coopérations à fort risque car il peut y avoir la tentation de mener des coopérations « sans filet » dans le cadre du développement de relations bilatérales. Il y a par ailleurs une sensibilisation aux dispositifs de protection du potentiel scientifique et technologique pour que le personnel du réseau diplomatique culturel, scientifique et technique devienne lui aussi un acteur de ce dispositif à l’instar de ce qui se fait sur les territoires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En matière de sécurité économique, l’intelligence artificielle (IA) induit des enjeux que nous ne parvenons sans doute pas encore à anticiper. Des groupes de travail ont-ils été mis en place à cet effet, afin d’adapter nos dispositifs de sécurité économique ?

Ensuite, nous constatons une augmentation des attaques en matière de cybersécurité, mais aussi d’attaques ciblant les chaînes d’approvisionnement et les chaînes de valeur dans les secteurs dits stratégiques. Quelle réponse pourriez-vous apporter aux inquiétudes des industriels qui pourraient voir leur compétitivité et leur production menacées par de telles attaques ?

M. Joffrey Celestin-Urbain. Nous prenons en compte l’enjeu de l’IA dans notre politique de sécurité économique. D’abord, le secteur des entreprises et des laboratoires de recherche impliqués sur l’IA ou le quantique représente un secteur stratégique, qui est surveillé d’extrêmement près, y compris au stade des start-ups.

Dans ce domaine comme dans d’autres, il existe un sujet de financement privé de l’innovation, qui est fondamental. À ce titre, un immense enjeu consiste à mobiliser les financeurs privés, les fonds d’investissement, les industriels français afin qu’ils puissent financer ce développement.

Par ailleurs, l’intelligence artificielle constitue un outil dont se saisit l’administration pour améliorer sa capacité à détecter des alertes de sécurité économique. Le Sisse a ainsi développé des outils internes mobilisant l’intelligence artificielle qui nous permettent d’automatiser la détection d’alertes.

En résumé, l’IA représente une illustration assez bonne de la variété des enjeux que l’on peut retrouver en matière de sécurité économique, c’est-à-dire des objets à protéger en évolution extrêmement rapide, avec un suivi des technologies sur un pas de temps très court, et des sujets de financement au moins aussi prégnants que les sujets de protection.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez signalé précédemment que la France était, à juste titre, l’une des nations européennes les mieux dotées en matière d’intelligence économique et de contrôle sur les investissements étrangers et de sécurité en matière économique. Une moindre sécurité dans d’autres pays européens parfois victimes d’un atlantisme béat – qui interroge beaucoup – peut-elle constituer une faille pour la sécurité économique de notre propre pays, en raison des coopérations à l’œuvre entre les pays européens, qu’ils soient ou non membres de l’UE ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Pensez-vous en particulier à des coopérations dans le domaine scientifique et technologique ?

M. le président Charles Rodwell. Je pense notamment à l’intelligence économique. À titre d’exemple, je pense à une entreprise étrangère qui mène une opération de rachat sur une entreprise française, alors qu’elle est présente dans un autre pays européen dont le suivi n’est pas aussi efficace qu’en France. Ce manque de suivi de la part de nos partenaires européens peut-il constituer une faille pour la sécurité économique de notre propre pays ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. Selon moi, il n’y a pas de différence. Le risque est identique, quand bien même il serait porté par une entreprise d’un autre pays ou par des acteurs d’un autre pays dans le cadre européen.

M. le président Charles Rodwell. Nous partageons un marché commun, des alliances et programmes industriels communs. Nous avons voté des mesures communes à l’échelle de l’Union européenne sur la protection de nos données, les normes comptables financières et extra-financières, des programmes de défense communs. Il s’agit là de domaines sensibles que nous partageons avec d’autres pays européens, membres ou non de l’Union européenne. Si ces pays n’appliquent peut-être pas une politique de sécurité économique aussi rigoureuse que la nôtre, ils peuvent faire courir un risque à ces programmes communs.

M. Joffrey Celestin-Urbain. Le risque peut survenir sous l’angle des chaînes de valeur. Par exemple, une entreprise française peut être située une chaîne de valeur européenne critique dont l’un des maillons peut faire l’objet d’un rachat par une puissance étrangère. Ces types de rachat peuvent effectivement fragiliser l’ensemble de la chaîne de valeur européenne et, in fine, nos entreprises en aval.

À ce sujet, nous avons justement développé un mécanisme de coopération et de partage d’informations qui permet d’appréhender les risques au niveau européen de manière collégiale. De plus, une bonne partie des pays européens se sont dotés d’un mécanisme de contrôle des investissements, ce qui constitue une bonne nouvelle du point de vue français, puisque cela contribue à homogénéiser le niveau de protection.

Mme Sabine Lemoyne de Forges. Il existe en effet actuellement un mécanisme de coopération en ce qui concerne la question du contrôle au niveau européen, sur la base d’un règlement datant de 2019, dans le cadre d’opérations susceptibles d’affecter la sécurité publique des États membres, un programme ou un projet d’intérêt européen.

Dans ces cas-là, est prévu un mécanisme de notification aux États membres et à la Commission européenne, qui peuvent échanger des informations dans un cadre sécurisé, partager leurs analyses et les risques induits par ces opérations pour l’ordre ou la sécurité publique nationales, ou pour un projet ou un programme d’intérêt européen. La mise en place de ce mécanisme de coopération a suscité un effet d’entraînement sur l’établissement de mécanismes de filtrage au sein des États membres. Aujourd’hui, seulement trois d’entre eux n’en disposent pas.

Par ailleurs, dans le cadre de l’instruction d’une demande, nous avons la possibilité de demander à un autre État membre des compléments d’information, lorsqu’il s’agit de l’examen de certaines de nos transactions, ou de nous appuyer sur des analyses de risques transversales de la Commission européenne.

Enfin, ce règlement est en cours de révision, afin d’en établir une version plus ambitieuse. La proposition de la Commission, présentée en mars 2024, envisage la mise en place d’un mécanisme de filtrage obligatoire dans chaque État membre de l’Union européenne. Nous la soutenons vivement, afin de pouvoir combler certaines lacunes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concrètement, comment procédez-vous dans le cas d’attaques ciblant les chaînes d’approvisionnement d’un industriel ?

Mme Agnès Romatet-Espagne. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) a identifié depuis de nombreuses années les menaces d’attaques informatiques sur les chaînes d’approvisionnement. La transposition de la directive du 14 décembre 2022 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union, dite « directive NIS 2 », actuellement portée par l’Anssi dans le cadre du projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, permettra de répondre à cet enjeu. Cette directive permettra de faire monter en maturité cyber l’ensemble des chaînes de valeur de notre économie et de nos services publics. Ici aussi, nous vous répondrons plus en détail.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Le cas échéant, vous pourrez bien sûr répondre par écrit au questionnaire évoqué par rapporteur, mais également envoyer au secrétariat de la commission tous les documents que vous jugerez utiles à notre commission d’enquête.

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14.   Audition, ouverte à la presse, de M. Xavier Jaravel, président délégué du Conseil d’analyse économique, professeur d’économie à la London School of Economics

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France par l’audition de M. Xavier Jaravel, professeur à la London School of Economics, lauréat en 2021 du prix du meilleur jeune économiste de France et président délégué du Conseil d’analyse économique (CAE) depuis le 18 mars dernier. Monsieur Jaravel, nous vous remercions de répondre à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jaravel prête serment).

M. Xavier Jaravel, président délégué du Conseil d’analyse économique, professeur d’économie à la London School of Economics. Je vous remercie pour cette invitation devant votre commission d’enquête.

Les premiers freins à la réindustrialisation sont de nature macroéconomique. Il existe des raisons structurelles qu’un pays comme la France connaisse une baisse du poids du secteur industriel dans le PIB et une baisse du poids du nombre d’emplois industriels dans l’emploi total. Elles portent notamment sur des effets de revenus – en s’enrichissant, on tend à acheter davantage de services et de moins en moins de biens industriels – et des effets de substitution. En effet, la croissance de la productivité est généralement plus élevée dans l’industrie, induisant une baisse des prix relatifs. Finalement, les consommateurs décident de dépenser davantage sur les services, puisque les biens industriels sont moins chers. Pour l’ensemble de ces raisons, quasiment tous les pays du monde connaissent une baisse tendancielle du poids de l’industrie dans leur économie.

Dans ce contexte, la manière de baisser moins vite la part de son industrie dans le PIB que les autres pays, voire de l’augmenter, consiste à être plus compétitif sur l’industrie et à s’arroger davantage de parts de marché au niveau mondial. Pour y parvenir, il faut disposer de capacités d’innovation et de compétitivité, dans l’industrie, mais aussi plus généralement dans l’économie entière.

Ensuite, je souhaite insister sur deux points. Le premier concerne l’ampleur du phénomène de désindustrialisation. Selon les chiffres d’Eurostat, la France ne se situe pas dans une situation très particulière par rapport à d’autres pays. Nous sommes partis d’une base industrielle plus faible depuis longtemps. Celle-ci a diminué au cours du temps, mais au même rythme que les pays comparables. Par exemple, entre 1995 et 2019, la part de l’emploi industriel dans l’emploi total en France est passée de 14,7 % à 9,1 %, alors que dans l’Union européenne (UE), cette part est passée de 18,9 % à 13,6 % et de 21,1 % à 17,1 % en Allemagne. Les mêmes tendances à la baisse se retrouvent sur la valeur ajoutée industrielle, à l’exception de l’Allemagne, qui l’a à peu près maintenue. Par ailleurs, le périmètre de l’industrie pose également question. Il serait par exemple possible d’intégrer dans cet agrégat les services en ingénierie informatique, qui sont très importants pour les entreprises industrielles elles-mêmes. Dans cette catégorie élargie, l’emploi se maintient au cours du temps.

Le deuxième point concerne notre potentiel d’innovation et de compétitivité, qui n’est a contrario pas très performant et qui induit par conséquent des effets sur tous les pans de l’économie, notamment sur l’industrie. Se posent ici les sujets liés au capital humain et donc la qualité de l’éducation en France. Les enquêtes internationales Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) et Tendances dans l'étude des mathématiques et des sciences ou Trends in International Mathematics and Science Study (Timss) témoignent ainsi d’un recul marqué au cours du temps de la France, non seulement par rapport à d’autres pays, mais également par rapport à elle-même. Nos nouvelles générations font moins bien que les générations précédentes.

Dans une note du CAE de 2022, nous avons effectué ce constat à la fois pour mesurer les baisses de niveau et établir un lien entre ce niveau et la capacité d’innovation, la capacité de diffusion des innovations, et les pénuries de talents et de main-d’œuvre. Le retard pris dans les années 1980 et les années 2010, marquées par une baisse continue des performances éducatives en France engendre un effet important sur la croissance économique et sur la productivité. En conséquence, cette problématique de la diffusion de l’innovation en général pour l’économie française est aussi particulièrement prégnante pour l’industrie.

J’y vois là un des freins principaux sur lesquels il est possible de jouer à long terme, en renforçant le potentiel de notre pays en termes de qualité de l’éducation, d’orientation des talents vers les filières industrielles, les filières scientifiques, les filières d’innovation. Il existe ainsi un potentiel de talents inexploités qui ne se tournent pas vers ces carrières. Il faut également mentionner les sujets liés à la diffusion des innovations, l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) et des robots. Dans ces domaines, nous sommes en retard par rapport à d’autres pays.

Ensuite, d’autres systèmes de soutien efficaces peuvent être imaginés, comme France 2030 ou les appels à projets pour favoriser l’adoption de telle ou telle technologie dans plusieurs secteurs. L’efficacité des dispositifs pourrait être renforcée en évaluant davantage au fil de l’eau l’existence d’effets d’aubaine. Je ne connais pas la part exacte des 50 milliards d’euros de France 2030 qui est dévolue à l’industrie, mais il me semble qu’elle est élevée.

J’ajoute que 70 % de ces 50 milliards d’euros concernent des appels à projets. En séparant les entreprises retenues par France 2030 de celles qui ne le sont pas, il est possible de conduire une analyse statistique pour établir s’il existe des effets d’entraînement ou plutôt des effets d’aubaine. Pour le moment, une telle analyse n’est pas intervenue, alors qu’elle est pratiquée ailleurs, notamment aux États-Unis. Ce faisant, elle permet de redéployer des dispositifs et d’interrompre ceux qui ne sont pas aussi efficaces que d’autres. Renforcer l’efficacité des programmes qui visent à faciliter la diffusion des innovations me semble constituer un autre axe pragmatique et important pour contrer la baisse de l’activité industrielle et, plus généralement, renforcer le potentiel d’innovation du pays.

En résumé, les principaux points concernent le contexte macroéconomique général, l’importance du capital humain et de la diffusion d’innovations et enfin l’efficacité des dispositifs de soutien à l’innovation.

M. le président Charles Rodwell. Ma première question concerne la commission d’évaluation France relance, que vous avez présidée. En comparaison avec d’autres plans mis en œuvre en Europe ou en France comme France 2030, estimez-vous que France relance constitue une référence sur laquelle nous devrions nous appuyer ? À l’inverse, conviendrait-il de faire évoluer la méthode ? Les chefs d’entreprise semblent faire part d’une moindre satisfaction vis-à-vis de France relance, tant sur les secteurs concernés que la méthode employée.

M. Xavier Jaravel. La commission d’évaluation avait analysé plusieurs pans du plan de relance. Il apparaît qu’aucun problème manifeste n’est intervenu dans l’allocation des fonds. Les enveloppes initiales ont été respectées et l’engagement était relativement rapide. En revanche, nous n’avons pu analyser les effets d’entraînement ou les effets d’aubaine que sur certains pans du plan. Quand cela a été possible, les résultats étaient encourageants. S’agissant des aides à l’apprentissage ou de certaines aides liées à la transition énergétique, nous avons ainsi pu constater des effets d’entraînement importants sur l’emploi ou la réduction des émissions, en contrepartie de coûts assez faibles. Les résultats dont nous disposions nous conduisaient à penser que ce plan fonctionnait bien, induisant des effets importants sur l’emploi à court terme, mais aussi des effets sur la transformation de l’appareil productif.

Sur le plan méthodologique, ces plans sont élaborés dans l’urgence, quand une crise survient. Il conviendrait sans doute de prévoir à l’avance les types de « tuyaux » qui peuvent être mobilisés. Par ailleurs, certains dispositifs ont peut-être été maintenus trop longtemps, alors que l’économie était en phase de reprise et que des tendances inflationnistes apparaissaient. Je pense par exemple aux aides aux chômeurs de longue durée, dans un contexte où il existait des pénuries de main-d’œuvre.

Le plan France 2030 concerne plus quant à lui la transformation structurelle de l’économie. Comme je l’indiquais dans mes propos liminaires, en complément des avis des chefs d’entreprises, il est possible de discerner quels appels à projets engendrent des effets d’entraînement et ceux qui n’en produisent pas. Ce qui nous intéresse, c’est d’évaluer si l’argent public a été utilisé de manière efficace.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’expert industriel Olivier Lluansi considère que l’atout de France relance consistait à avoir concentré à peu près un tiers des 100 milliards d’euros dépensés à destination des acteurs dits « de base » dans les territoires, c’est-à-dire le socle industriel de petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) nécessaire pour développer ensuite l’innovation et des solutions, par exemple à travers des start-ups.

Pour sa part, France 2030 se focalise pour moitié sur la recherche et pour l’autre moitié sur la décarbonation. Ce faisant, il néglige totalement ces acteurs industriels de base qui ont été soutenus dans le cadre du plan France relance. Olivier Lluansi affirme ainsi que France relance a permis, entre autres éléments, de maintenir un rythme soutenu d’une centaine de créations d’usines par an, qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de 15 % de réindustrialisation de la France. Or ce dynamisme a brutalement été freiné lors de la mise en œuvre de France 2030. Quel est votre avis sur cette thèse ?

M. Xavier Jaravel. Puisque je suis devant une commission d’enquête à laquelle j’ai juré de dire la vérité, je dois vous indiquer que je ne dispose pas d’un avis tranché sur la question.

Dans ce domaine, l’analyse économique souligne la nécessité de trouver des secteurs où la dépense publique suscitera le plus d’effets d’entraînement. Malheureusement, nous ne disposons pas des moyens de mesurer cet aspect, y compris ex post. Dès lors, certains experts peuvent donc estimer que l’effet d’entraînement est bien plus prononcé avec des ETI et des PME, quand d’autres considèrent que le véritable problème concerne le lien entre recherche et tissu industriel. Il me semble très difficile d’avoir un avis très arrêté sur ces questions. Je n’ai pas d’autre avis que l’utilisation systématique des appels à projets pour essayer de discerner grâce aux données les dispositifs ayant suscité l’effet d’entraînement le plus marqué.

M. le président Charles Rodwell. Quels liens établissez-vous entre les plans de relance – en France et ailleurs – et les dynamiques d’inflation dans un premier temps et donc de perte de compétitivité dans un second temps ?

Au-delà du caractère vital des plans de relance qui ont été déployés en France et en Europe à la suite de la crise du Covid, ceux-ci ont-ils pu engendrer des effets secondaires néfastes, en provoquant notamment un accroissement de l’inflation ayant frappé les ménages, mais également les entreprises, laquelle a ensuite induit une perte de compétitivité ?

M. Xavier Jaravel. Dans le troisième rapport d’évaluation du plan France relance, ont été intégrés des travaux de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Ces derniers indiquaient des effets inflationnistes n’étaient finalement pas intervenus, en raison du bouclier tarifaire. Dès lors, la conséquence néfaste a plutôt porté sur les finances publiques, dans la mesure où les dispositifs n’étaient pas suffisamment ciblés.

S’agissant de la perte de compétitivité induite, les sujets de réallocation doivent être considérés. Certains économistes parlent ainsi de la « zombification » de l’économie : conserver des aides trop longtemps conduit à maintenir des faillites à un niveau faible pendant plusieurs années, avant que celles-ci ne s’accélèrent subitement plus tard, pendant plusieurs années. Je pense notamment aux dispositifs de chômage partiel ou de chômage partiel de longue durée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel est l’instrument le plus pertinent pour soutenir notre tissu industriel ? S’agit-il des appels d’offres, des crédits d’impôts, de la fiscalité ou des subventions, éventuellement conditionnées à des remboursements en cas de réussite, comme le préconise la Cour des comptes ?

M. Xavier Jaravel. Les appels d’offres présentent l’avantage d’évaluer au fil de l’eau ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Un bilan pourrait être effectué tous les cinq ans, période à l’issue de laquelle tous les crédits seraient réalloués.

Une subvention conditionnée à des remboursements peut d’ailleurs se combiner avec des appels d’offres. Il me semble effectivement souhaitable que les entreprises qui, in fine, ont la chance de pouvoir croître et de développer leur activité puissent rembourser des sommes qui sont devenues assez faibles par rapport aux ressources qui sont désormais les leurs.

Le crédit d’impôt recherche (CIR) représente un dispositif majeur pour la politique d’innovation en France, soit 7 milliards d’euros sur les 10 milliards d’euros de cette politique. Les travaux d’évaluation sont concordants : l’effet d’entraînement du CIR est assez faible pour les grands groupes, dont certains sont industriels. Cela se comprend assez facilement : au-delà de 100 millions d’euros de dépenses de R&D, le taux de subvention est assez faible (5 %), quand en-deçà de ce montant, la subvention est de 30 %. Une proposition alternative résiderait dans un dispositif de crédit d’impôt calculé en accroissement des niveaux de R&D pour les grands groupes : si l’entreprise passe de 700 millions d’euros de R&D à 750 millions d’euros de R&D, il y subvention à 30 %, si l’entreprise reste à 700 millions d’euros de R&D, il n’y a pas de subvention au-delà des 100 premiers millions d’euros.

En outre, il serait possible d’envisager des crédits d’impôts sur des sujets différents de la R&D, comme des crédits d’impôts sur l’innovation, sur la diffusion de certaines technologies, comme la robotique, l’IA, domaines dans lesquels nous sommes en retard, notamment vis-à-vis des États-Unis. Mais ceux-ci seront beaucoup plus difficiles à évaluer.

En résumé, je privilégie par ordre décroissant des appels d’offres avec subventions, éventuellement conditionnelles, et ensuite des crédits d’impôt dont l’efficacité doit être maximisée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans sa huitième proposition, le rapport Gallois de 2012 visait la création d’un mécanisme d’orientation de la commande publique vers les innovations et les prototypes élaborés par des PME, dont il établissait un objectif à 2 % des achats courants de l’État, s’inspirant du programme britannique Small Business Research Innovation (SBRI) et du programme américain Small Business Innovation Research (SBIR) de soutien aux PME. Quel est votre avis à ce propos ? Envisagez-vous d’autres dispositifs qui permettraient à la commande publique de favoriser l’innovation dans notre pays ?

M. Xavier Jaravel. Je ne dispose pas d’une vision très détaillée de ces dispositifs, mais a plusieurs travaux de recherche sur le SBIR sont plutôt probants. Cette orientation me semble donc globalement intéressante. Au niveau macroéconomique, la commande publique française demeure aussi orientée vers les acteurs domestiques. Mais en matière d’innovation, cela me semble pertinent, dès lors que l’on peut s’assurer de l’effectivité d’une concurrence entre PME et que l’efficacité de ces approches puisse ensuite être analysée. Les propositions que je porte concernent l’évolution du CIR, le recours plus systématique à l’évaluation et des mesures en direction du capital humain, afin d’orienter les jeunes générations vers la science, l’industrie, l’innovation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelles sont vos propositions pour justement favoriser l’orientation de nos talents, nos jeunes diplômés, vers les métiers de l’industrie, et notamment pour limiter la fuite des cerveaux que connaît notre pays ?

M. Xavier Jaravel. Il faut essayer d’agir à tous les niveaux, dès le primaire. L’objectif consiste à créer des vocations pour l’industrie et l’innovation. La découverte de ces métiers peut passer par des ateliers d’information, de découverte des métiers au collège, au lycée ou même plus tard dans l’enseignement supérieur, à travers le mentorat ou des stages.

Il serait sans doute nécessaire de disposer d’un budget de l’ordre de 500 millions d’euros pour pouvoir déployer ces dispositifs sur le territoire national, en sachant qu’il est naturellement plus difficile de faire découvrir ces métiers dans les zones du pays où le tissu industriel est aujourd’hui plus faible. Ces dispositifs n’engendreraient un effet qu’au bout de quelques années, mais il s’agirait déjà d’un point important.

Ensuite, la fuite des cerveaux que vous évoquez est également liée aux phénomènes de rémunération d’ingénieurs, de chercheurs ou de diplômés qui veulent conduire une thèse. Ces deniers s’aperçoivent qu’ils sont bien mieux traités en début de carrière dans des pays comme la Suisse ou les États-Unis. Un changement de l’allocation des ressources à ce niveau me semble ainsi constituer une priorité importante.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger en tant que président du comité d’évaluation du plan France relance, qui était un plan national. Celui-ci a été en partie financé par le plan de relance européen. Je souhaiterais que vous nous apportiez des réponses chiffrées, quitte à nous les adresser plus tard par écrit.

Concrètement, à ce jour, combien la France a-t-elle touché du plan de relance européen ? Quel montant va-t-elle encore toucher ? Il est question de 37 milliards d’euros à 40 milliards d’euros. Pouvez-vous le confirmer ? Enfin, quelle somme la France devra-t-elle rembourser à l’Union européenne pour avoir bénéficié de ces versements ?

M. Xavier Jaravel. Je reviendrai vers vous avec des chiffres précis. De mémoire, il me semble que le montant s’établit à 40 milliards d’euros.

S’agissant du remboursement, tout dépend de la manière dont l’Union européenne parviendra ou non à trouver des ressources propres pour financer le remboursement du plan de relance européen de 2020 NextGenerationEU, qui débute à partir de 2027. Si des ressources propres sont obtenues au niveau de l’UE, par exemple avec la taxation carbone aux frontières, la France ne remboursera peut-être rien. Si la France doit rembourser, elle devra a priori rembourser plus qu’elle n’a touché, puisqu’elle a une contribution nette positive à l’effort européen. Je crois que ce serait plutôt 60 milliards d’euros à rembourser après avoir touché 40 milliards d’euros, mais je retrouverai ces chiffres.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il s’agirait donc dans ce cas d’un coût net pour le contribuable français, à hauteur de 20 milliards d’euros.

M. Xavier Jaravel. Oui, si l’on raisonne en coûts directs. Ensuite, dans le débat macroéconomique, il est possible de considérer que ce plan a permis de rendre l’Europe plus forte dans son ensemble : sans le plan européen, si le plan s’était limité au territoire national et que l’on avait laissé l’Italie ou l’Espagne s’effondrer, il est probable que notre situation macroéconomique se serait détériorée.

M. Pierre Cordier (DR). Je suis député du département des Ardennes, qui conserve une industrie traditionnelle dans les domaines de la forge, de l’estampage et de la fonderie. Nous savons que si ces entreprises disparaissent, elles ne seront jamais « recréées ». Ces entreprises étaient auparavant orientées en grande partie vers le secteur automobile, qui souffre aujourd’hui. Mais compte tenu du contexte international et des décisions en cours au plus haut niveau de l’État, nous aurons besoin d’elles. Ainsi, un certain nombre d’entreprises ardennaises postulent pour travailler avec les industries de la défense.

Nombre de ces entreprises en difficulté se tournent vers leurs élus et les services de l’État, indiquant qu’elles doivent de l’argent dans le cadre des prêts garantis par l’État (PGE) mis en place il y a quelques années. Elles demandent à l’État de fournir un effort. Si des aides ne sont pas débloquées ou si les PGE ne sont pas annulés, ces entreprises disparaîtront et ne pourront donc pas contribuer à l’effort de la base industrielle et technologique de défense.

M. Xavier Jaravel. Je ne suis pas expert de ce secteur particulier, mais en termes d’analyse économique, il est possible d’élaborer une réponse. Puisque ces entreprises bénéficieront d’une demande plus forte à court et moyen terme comme sous-traitantes de l’industrie de la défense, nous pouvons supposer que celles qui sont en mesure de répondre à cette demande pourront prospérer.

Dans ce cadre, des aides spécifiques pourraient leur être accordées – par exemple le non-remboursement de PGE – pour surmonter leurs difficultés passagères et les aider à passer quelques mois et quelques années. Mais je ne suis pas certain que l’outil PGE soit le plus direct, en comparaison avec des formes de commandes publiques directes ou indirectes sur des sujets spécifiques.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Pour parvenir à sa réindustrialisation, vous avez indiqué qu’il conviendrait que la France soit plus compétitive que les autres sur le marché mondial. Vous faites nécessairement allusion à la compétitivité coût, mais avez également souligné à plusieurs reprises l’importance du capital humain.

À ce titre, la baisse continue des performances éducatives en France depuis 2010 correspond à une baisse continue des budgets de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il s’agirait donc que l’État puisse remettre en œuvre des budgets à la hauteur des enjeux, pour remettre sur les rails l’école publique et nos universités.

S’agissant de la compétitivité internationale, le cadre a totalement changé, notamment avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et la mise en œuvre de droits de douane. Dans le cadre de cette guerre commerciale mondiale et ce contexte de repli, dans quelle mesure ne pensez-vous pas que la relocalisation des productions industrielles pourrait constituer finalement le levier le plus le plus évident pour amorcer une réelle réindustrialisation ? Cette relocalisation serait d’autant plus vertueuse si elle était planifiée autour des besoins de la nécessaire bifurcation écologique. Mais ces questions n’ont pas été abordées jusqu’à présent lors de votre audition.

M. Xavier Jaravel. Je ne sais pas si le levier de relocalisation est le plus évident. Pour être compétitif au niveau international et pour pouvoir innover, il faut disposer d’un marché suffisamment grand. Or le marché français est sur la plupart des sujets trop petit, par exemple dans le secteur de l’aéronautique.

Il est donc difficile de vouloir relocaliser sans s’exposer à la même manœuvre de la part des autres pays. Globalement, nous sommes quand même très tributaires du marché international, a minima du marché européen, pour pouvoir faire vivre notre industrie, innover et être compétitifs. Les États-Unis et la Chine connaissent une situation assez différente, puisque leurs marchés intérieurs très vastes peuvent souvent soutenir une activité plus ou moins autonome.

Dans le cadre des guerres commerciales, l’intervention doit être assez ciblée sur les produits sur lesquels nous sommes vulnérables, dans la mesure où nous sommes aujourd’hui dépendants de puissances étrangères dont les intérêts ne sont pas forcément alignés avec les nôtres. Sur ces sujets spécifiques, le levier de la réindustrialisation peut être utilisé. En 2021, nous avons produit avec Isabelle Méjean une note du Conseil d’analyse économique « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? » qui établissait une cartographie de ces vulnérabilités, dont certaines ont trait à des produits industriels.

S’agissant des aspects écologiques et de la planification, les travaux du secrétariat général à la planification écologique (SGPE) sont extrêmement intéressants, mais il importe ensuite de conduire une planification efficace, sans effets d’aubaine. Je souligne à nouveau l’importance de l’évaluation qui est aujourd’hui sous-utilisée par rapport à ce qu’elle devrait être.

M. le président Charles Rodwell. Quelle évaluation établissez-vous de la taxe carbone aux frontières de l’Europe ? Nous en connaissons les limites, dans la mesure où elle ne concerne aujourd’hui que les matières premières brutes. Certains souhaitent supprimer le mécanisme, quand d’autres voudraient au contraire étendre ce mécanisme aux produits finis, dans une forme protectionnisme « vert » ou environnemental.

Dans le contexte de guerres tarifaires et douanières menées par Donald Trump, considérez-vous que la taxe carbone aux frontières étendue aux produits finis, qui pourrait être compensée par exemple par une baisse de la fiscalité de production sur nos propres entreprises, pourrait constituer un bon moyen de protéger notre tissu économique industriel tout en lui permettant de décarboner ? Quel est votre avis sur ce sujet ?

M. Xavier Jaravel. Mon avis, qui n’est pas particulièrement informé, consiste plutôt à vouloir étendre la taxe aux produits finis. Je privilégierais l’argument environnemental, sans établir de lien explicite avec les guerres commerciales, ni le besoin de de protectionnisme.

M. Pierre Meurin (RN). Nous avons réussi la semaine dernière en commission à faire supprimer les zones à faibles émissions (ZFE). Mais plane encore l’idée chez certains selon laquelle, dans le cadre du plan de relance, la suppression des zones à faibles émissions mobilité (ZFE-m) pourrait coûter trois milliards d’euros à la France. Ce chantage aux milliards européens m’interpelle. Ce sujet sera traité en séance la semaine prochaine et j’aurais donc besoin d’une réponse très précise de votre part. Selon vous, la suppression des ZFE-m coûterait-elle réellement trois milliards d’euros à la France ?

M. Xavier Jaravel. Je vous répondrai par écrit avec des éléments très précis émanant de l’évaluation qui avait été effectuée par France relance.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous apporter une réponse d’ici la fin de la semaine, dans la mesure où ce sujet sera examiné la semaine prochaine à l’Assemblée nationale.

Ensuite, quelle est votre feuille de route, dans le cadre de votre nouvelle fonction de président du CAE, qui a vocation à conseiller le premier ministre sur les politiques économiques de la France ? Quelles seront vos préconisations majeures ? Avez-vous déjà présenté des pistes de réflexion ?

M. Xavier Jaravel. La lettre de nomination sera rendue publique d’ici une semaine ou deux. Celle-ci évoque plusieurs priorités, qui concernent notamment les questions de productivité, les sujets liés au réalignement géopolitique comme le commerce international ou l’évolution du système monétaire international. Elle mentionne en outre les enjeux des finances publiques et de la fracture territoriale, qui regroupent les thèmes du logement et des soins. Le CAE travaillera sur ces éléments, mais à ce stade, je ne peux pas encore indiquer quels seront les axes de propositions sur tel ou tel sujet.

M. Pierre Meurin (RN). Je me permets de rebondir sur les propos du rapporteur pour rappeler une nouvelle fois que nous examinerons en séance la semaine prochaine un sujet à trois milliards d’euros concernant les ZFE. Dans ce cadre, nous aurions vraiment besoin de disposer de réponses précises d’ici la fin de la semaine.

M. le président Charles Rodwell. Je tiens à rappeler que les seuls délais de réponse auxquelles sont tenues les personnes convoquées devant la commission enquête sont fixés par ladite commission.

M. Pierre Meurin (RN). Je précise qu’il s’agit d’une simple sollicitation de ma part.

M. le président Charles Rodwell. Je comprends votre sollicitation, mais tenais également à rappeler ces éléments.

Ensuite, je souhaite vous poser une question concernant l’impact déjà mesurable des annonces de Donald Trump en matière de hausses tarifaires, notamment sur les produits finis, qui concernent l’industrie européenne. Pouvez-vous nous dresser un premier état des lieux des conséquences ? Jugez-vous pertinent que nous prenions des mesures de rétorsion ? Nous portons cette idée sur le plan politique, mais en tant qu’économiste, ces mesures de rétorsion vous apparaissent-elles bienvenues ?

M. Xavier Jaravel. S’agissant de votre première question, je n’ai pas de chiffres très précis en tête. Dans le cadre du Conseil d’analyse économique, Isabelle Méjean, travaille sur ce sujet en ce moment et nous pourrions vous transmettre des éléments rapidement. Au niveau agrégé, en termes de points de PIB, les effets restent très limités à ce stade, en dessous d’un demi-point de PIB, mais les conséquences peuvent être plus importantes pour des secteurs spécifiques. Nous pourrons revenir vers vous.

M. le président Charles Rodwell. Quels secteurs seraient les plus impactés selon vous ?

M. Xavier Jaravel. Je préfère attendre pour pouvoir vous fournir des chiffres certains, n’ayant pas encore travaillé directement sur ce sujet, à ce stade.

En revanche, l’idée générale de mesures de rétorsion me semble être effectivement appropriée. La logique est la suivante : si un pays fait fi des accords commerciaux sur lesquels il s’était engagé, il est justifié de prendre des mesures de représailles – sans plonger dans une escalade – et se montrer solidaires d’autres pays comme le Canada par exemple, qui sont également affectés par cette vague. Je précise que ces compétences relèvent de l’Union européenne.

M. le président Charles Rodwell. Compte tenu des conditions tarifaires et commerciales auxquelles nous sommes soumis, quelles sont vos premières évaluations de l’Accord économique et commercial global ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (Ceta) passé entre le Canada et l’UE, notamment pour l’industrie et, plus globalement, pour les entreprises françaises ?

M. Xavier Jaravel. N’ayant pas travaillé spécifiquement sur le Ceta, je ne peux pas vous fournir un avis particulièrement éclairé.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez souligné que le capital humain était indispensable pour industrialiser le pays. En 2019, Emmanuel Macron a annoncé la suppression des mathématiques en première et terminale. Il est revenu sur cette décision ultérieurement, mais ces matières sont aujourd’hui optionnelles. S’agit-il là selon vous d’une grande erreur stratégique ? Malheureusement, de moins en moins de bacheliers se tournent vers les filières scientifiques et la France se retrouve dernière ou avant-dernière dans les classements européens sur le niveau en mathématiques des élèves.

M. Xavier Jaravel. L’intention initiale était plutôt bonne, puisqu’elle consistait à flexibiliser le système et à offrir davantage de choix. Il se trouve que la solution retenue a conduit à une baisse du nombre de lycéennes dans les filières mathématiques, mais à une hausse dans les matières scientifiques. Certains estiment que ces choix sont révélateurs de décisions qui auparavant se matérialisaient plus tard, puisque les jeunes filles sont moins présentes en prépa ingénieur, mais plus nombreuses en médecine.

Il est problématique que de moins en moins de bacheliers suivent des filières mathématiques à un niveau avancé, ce qui se traduit par une baisse d’élèves inscrits dans les écoles d’ingénieurs depuis quelques années. En conséquence, il faudrait se fixer un objectif sur la part d’une classe d’âge qui se tourne vers les sciences, vers les écoles d’ingénieurs. En effet, cet objectif me semble plus important que celui de la part de l’industrie dans le PIB.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite vous poser deux dernières questions. La première concerne la politique de l’offre. Une bonne part des membres de l’opposition, notamment ceux du Rassemblement National, se sont réjouis d’avoir vaincu la politique de l’offre d’Emmanuel Macron lors du dernier budget. De notre côté, nous considérons que cette politique de l’offre a permis de créer près de 3 millions d’emplois dans notre pays en sept ans et a permis d’atteindre un solde net d’ouverture de 300 usines sur les dernières années. Pouvez-vous nous dresser un premier bilan factuel des méfaits ou des bienfaits de la politique de l’offre menée depuis quelques années ?

Ensuite, nous sommes convaincus que le seul moyen viable, non seulement de protéger les retraites des Français, mais aussi de financer le réarmement industriel de notre pays, consiste à mettre en œuvre une forme de retraite par capitalisation. Ce point ne fait pas consensus à l’Assemblée. Considérez-vous également que ce modèle de retraite par capitalisation est le seul viable pour financer le réarmement industriel de notre pays ?

M. Xavier Jaravel. Vos questions sont passionnantes, mais il est peut-être difficile d’y répondre de manière complètement factuelle. À mon sens, la politique de l’offre a été utile pour le pays. Nous avons notamment enregistré une baisse du chômage, mais il convient de souligner que cette baisse n’a pas été plus rapide que dans le reste de l’Union européenne. Il est donc possible de considérer que sans cette politique de l’offre en France, le chômage aurait été probablement plus élevé.

Les tendances macroéconomiques sur l’emploi et sur les investissements étrangers sont bonnes. Elles l’étaient également sur la productivité jusqu’en 2020, date à partir de laquelle la productivité s’est dégradée, notamment dans l’industrie. Cette baisse est souvent liée à l’apprentissage, au plan de relance, au fait d’avoir maintenu des entreprises à bout de bras et d’avoir réduit la réallocation des ressources. Par ailleurs, l’autre sujet concerne les finances publiques. La politique de l’offre faisait le pari que la hausse de l’emploi permettrait de rétablir les finances publiques, ce qui ne s’est finalement pas produit.

À mon avis, la politique de l’offre est intéressante dans son inspiration macroéconomique, mais elle a été insuffisamment financée, insuffisamment évaluée et insuffisamment efficace. Il est possible de s’améliorer sur ces points et d’inventer une politique de l’offre qui pourrait simultanément réduire les inégalités. À ce titre, l’éducation et la démocratisation de l’accès aux carrières scientifiques et l’innovation me semblent importantes.

Enfin, la réflexion sur les retraites par capitalisation m’apparaît intéressante. En revanche, la transition entre le système actuel de retraites et le système par capitalisation est compliquée et j’ignore ce que vous avez en tête à ce sujet. Je ne sais pas s’il s’agit du seul moyen viable de protéger les retraites des Français, mais encore une fois, cette piste me semble intéressante.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je pense que la compétitivité de nos entreprises aurait pu profiter de ces allègements fiscaux de l’ordre de 30 milliards d’euros ces dernières années. En revanche, je considère qu’elle a été plombée par ce que j’appelle « l’impôt paperasse », c’est-à-dire l’ensemble des normes qui pèsent sur la compétitivité de nos entreprises.

Selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), la seule application des normes de l’Union européenne coûterait environ 20 milliards d’euros chaque année à nos entreprises françaises. De son côté, le rapport de Mario Draghi l’estime à 47 milliards d’euros par an. Or je parle ici uniquement du coût d’application de ces normes, auquel il faudrait rajouter celui de leur impact, mais aussi celui de la surtransposition, ce mal français qui étouffe davantage encore nos entreprises. Compte tenu de votre vision internationale, estimez-vous que l’Europe souffre d’une frénésie de régulation qui freine finalement la production sur le sol européen ?

M. Xavier Jaravel. Le rapport Draghi est intéressant, mais il est également possible de considérer que certaines régulations sont importantes pour faire vivre certaines valeurs européennes, comme la régulation des réseaux sociaux ou celle de l’IA. Il s’agit donc là d’un choix politique ; qui entraîne effectivement un impact sur notre capacité à adopter certaines nouvelles technologies comme l’IA, mais qui génère également des bénéfices, par exemple concernant les réseaux sociaux.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit à la question posée par le rapporteur, mais aussi au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours, et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Renaud Dutreil, ancien député, ancien secrétaire d’État puis ministre des PME, du commerce, de l’artisanat et des professions libérales, responsable du capital-investissement chez Mirabaud Asset Management

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Renaud Dutreil. Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Vous avez mené notamment trois carrières successives. Après une première carrière au Conseil d’État, vous êtes entré en politique en étant élu député de l’Aisne puis de la Marne, pendant huit années. Vous avez ensuite été secrétaire d’État, puis ministre aux PME, au commerce, à l’artisanat, aux professions libérales et à la consommation. Dans ce cadre, vous avez porté le projet de loi pour l’initiative économique en 2003. Vous avez également été ministre de la fonction publique et de la réforme de l’État. En 2008, vous avez quitté la vie politique pour diriger la filiale américaine du groupe LVMH, avant de vous engager et d’investir dans plusieurs entreprises du patrimoine vivant. Vous êtes aujourd’hui notamment responsable du capital investissement chez Mirabaud Asset Management.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Dutreil prête serment.)

M. le président Charles Rodwell. En préambule, pourriez-vous nous expliquer la genèse du fameux pacte Dutreil, ainsi que la méthode parlementaire et politique que vous avez mise en œuvre pour faire voter une telle réforme ? Ensuite, considérez-vous qu’il serait aujourd’hui nécessaire de mettre à jour ce pacte Dutreil, compte tenu des enjeux auxquels sont confrontées les entreprises ? Je pense notamment à la robotisation et la numérisation, entre autres domaines.

M. Renaud Dutreil, ancien député, responsable du capital-investissement chez Mirabaud Asset Management. J’ai quitté la vie politique depuis quelque temps. Mais ces dernières années, mes activités ont été assez étroitement associées à des entreprises de caractère industriel, sujet qui me tient à cœur.

En préambule, la France constitue l’un des pays qui s’est le plus désindustrialisé. Environ 90 % de la responsabilité de cette désindustrialisation repose sur les politiques. Cette situation renvoie au lointain écho de Saint-Simon qui, en 1840, avait frappé les esprits avec sa parabole sur la querelle des abeilles et des frelons ; les abeilles industrieuses et les frelons politiques. Cette fable demeure toujours d’actualité.

Les 10 % restants de cette responsabilité sont partagés entre le patronat et les syndicats. En effet, la vocation des organisations patronales et des organisations syndicales aurait été de défendre notre industrie, ce qui n’a pas été le cas. Le patronat, a été passif dans ce combat pour défendre l’industrie française. De leur côté, les syndicats ont très largement agrandi leurs sujets d’intérêt et de lutte, au lieu de défendre les salariés de l’industrie.

Ensuite, quand il est question d’industrie, il faut s’intéresser aux modes de capitalisme que l’on souhaite privilégier ou combattre. Aujourd’hui, il existe trois formes de capitalisme, dont les caractéristiques sont très liées aux différentes nations. Le premier est un capitalisme d’État, qui a repris une certaine vigueur récemment, étant représenté par la Chine et la Russie, pays dans lesquels existent des entrepreneurs, mais ces derniers sont étroitement contrôlés par un appareil politique. Mais l’on voit également revenir en force aux États-Unis un tel capitalisme d’État. Dans celui-ci, le pouvoir politique prend des décisions de caractère économique et s’immisce dans la vie des entreprises.

Le deuxième capitalisme, essentiellement anglo-saxon, est le capitalisme financier. Il repose sur l’abondance des liquidités dans des pays qui possèdent une grande capacité à drainer l’épargne vers les entreprises de façon fluide et naturelle, à travers des professionnels de la finance. Aux États-Unis, notamment à partir d’une certaine taille, seulement 20 % des sociétés sont des entreprises familiales. La plupart des détentions de capital majoritaire y sont liées à des professionnels de la finance, des fonds d’investissement ou des marchés financiers.

Le troisième capitalisme est peut-être celui qui est le plus proche de notre identité, en Europe et en France. Il s’agit du capitalisme familial, dans lequel la majorité du capital est très souvent détenue par un entrepreneur ou la famille de cet entrepreneur. En France, les entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui représentent 25 % des salariés du secteur privé, disposent pour 52 % d’entre elles d’un actionnaire familial comme actionnaire majoritaire. De plus, près de 17 % d’entre elles ont un actionnaire familial minoritaire, qui joue un rôle important dans la gouvernance de l’entreprise. En Europe, ce type de capitalisme est extrêmement fort en Allemagne – chacun connaît le rôle du Mittelstand, cette idée d’une entreprise familiale, indépendante, avec un attachement fort à son territoire – mais aussi en Italie, en Suède et il est également marqué aux Pays-Bas.

Dans ce monde où les capitalismes s’affrontent, l’Europe et la France ont plutôt fait le choix du capitalisme familial, auquel notre industrie est particulièrement liée. À ce sujet, l’État actionnaire a connu des réussites, mais a également commis de nombreuses erreurs, qu’une famille, et peut-être même des fonds d’investissement, n’auraient pas commises. Il suffit notamment de penser en France aux errements de la politique énergétique et du nucléaire.

Dans notre pays, le capitalisme financier paraît très difficile à implanter, pour des raisons évidentes. Ainsi, notre épargne n’est pas canalisée vers les entreprises. Cependant, la France est un pays d’épargnants, puisque cette épargne s’élève à 6 000 milliards d’euros, hors immobilier, soit deux fois la dette publique. Mais cette épargne travaille très peu. Or dans un pays, la vocation naturelle de l’argent est bien de travailler et, si possible, dans l’intérêt dudit pays.

En France, les comptes à vue représentent près de 700 milliards d’euros, soit une épargne réglementée, sans parler d’une très large partie de l’assurance-vie, qui sert à financer la dette publique. Notre capitalisme financier est donc extrêmement malade. Le fait que notre système de répartition des retraites ne permette pas de canaliser vers les entreprises une partie des retraites constitue évidemment un autre handicap. Il nous reste donc le capitalisme familial. Celui-ci est encore très solide et il nous faut à tout prix le préserver.

L’industrie s’organise autour de deux facteurs, deux inputs : le capital et le travail. Premièrement, le capital se rémunère sur le risque qu’il prend. Dès lors, toute politique qui dissuade le risque pénalise l’industrie. De son côté, le facteur travail est frappé par une aberration typiquement française : on a fait porter sur le travail, notamment le travail industriel, l’essentiel du financement de la protection sociale. Il s’agit là d’un véritable suicide collectif. Le fait que dans notre pays l’écart entre le salaire net et le coût pour une entreprise d’un salarié soit le plus important du monde industriel prouve que la France n’a vraiment pas compris comment il fallait financer son système de protection sociale.

Des pays comme le Danemark, qui souhaitent conserver leur industrie, disposent de systèmes de protection sociale extrêmement généreux, mais n’ont pas pour autant sacrifié leur industrie pour le financer. En conséquence, il ne s’agit pas de libéraliser ou de ne pas libéraliser le système de protection sociale, mais de trouver un mode de financement qui préserve l’industrie. Malheureusement, nous n’y sommes pas parvenus en France.

En résumé, parmi les trois capitalismes possibles, je pense qu’il faut privilégier le capitalisme familial. De plus, parmi les deux facteurs essentiels pour disposer d’une industrie forte, il faut privilégier la rémunération du risque, qui entraîne les décisions d’affectation du capital. Enfin, il faut alléger de manière draconienne le coût du travail dans l’industrie, en transférant le financement de la protection sociale sur d’autres acteurs de la société que ceux qui travaillent dans l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Parmi les différents modèles existants, quel modèle de financement par capitalisation recommanderiez-vous, à la lumière vos activités actuelles et des responsabilités politiques et publiques qui ont été les vôtres par le passé ? Enfin, s’agissant du basculement du financement de la protection sociale, quels différents modèles préconisez-vous ? Par exemple, faut-il assumer de basculer une partie du financement de la protection sociale sur la consommation, notamment à travers le financement par la TVA ?

M. Renaud Dutreil. Ce que je vais vous proposer exige une immense dose de courage, pour des responsables politiques qui doivent se faire élire. Si l’on voulait uniquement poursuivre l’intérêt du pays, il conviendrait d’abord de réduire très fortement les cotisations des salariés pour rapprocher le salaire net du salaire brut. J’évalue à peu près à 80 milliards d’euros le transfert que l’on pourrait ainsi réaliser des cotisations sociales payées par ceux qui travaillent vers d’autres acteurs de l’économie. Ce faisant, il serait possible de créer un treizième mois de pouvoir d’achat allant directement dans la poche des salariés.

Cette mesure privilégie volontairement ceux qui travaillent. En France, la tendance consiste très souvent à privilégier ceux qui travaillent entre 1 smic et 1,6 smic. J’y suis opposé et estime qu’il faut privilégier l’ensemble des salariés, quels que soient leurs revenus. En effet, l’industrie de demain fera de plus en plus faire appel à des gens qualifiés, dont les salaires sont supérieurs à cette fourchette de 1 à 1,6 smic. Si l’on veut attirer les talents dans l’industrie, il faut attirer des personnes dont les rémunérations peuvent aller jusqu’à deux fois, trois fois, quatre fois le smic, voire plus. En conséquence, il ne faut pas plafonner le transfert.

Il est aussi possible d’imaginer réaliser des économies sur notre système de protection sociale. Nous ne sommes pas obligés de réaliser un transfert de prélèvements obligatoires. Sur ces 80 milliards d’euros, nous pourrions réaliser des économies entre 15 milliards d’euros et 20 milliards d’euros, ce qui suppose un sacrifice de la part de ceux qui bénéficient de ce système de protection sociale. Mais cela fait partie de l’équation.

Où trouver les 60 milliards d’euros restants ? Mon idée consiste à transférer le financement de la protection sociale de ceux qui produisent à ceux qui ne produisent pas. Le meilleur outil pour y parvenir a été inventé en France ; il s’appelle la TVA. Je considère qu’une grande partie du transfert du financement de la protection sociale, notamment pour tout ce qui relève plutôt de la solidarité, devrait passer à la TVA.

Je suis conscient de la difficulté pour un candidat à une élection d’inscrire à son programme la hausse de la TVA. Cependant, je considère qu’il serait envisageable de faire passer la TVA de 20 % à 25 %, tout en élargissant la TVA à taux réduit, afin que le choc de pouvoir frappe moins ceux dont les revenus sont les plus faibles, ainsi que les produits indispensables à ces derniers. Autrement dit, il y a probablement un arbitrage à réaliser entre la TVA à taux plein et la TVA à taux réduit, voire une TVA zéro, notamment pour des produits comme les fruits ou les légumes, qui sont aussi nécessaires en termes de santé publique.

En résumé, l’équation concerne un transfert, depuis ceux qui produisent vers ceux qui ne produisent pas, parmi lesquels figurent naturellement les retraités. Cela implique donc le courage d’indiquer qu’un arbitrage entre les générations doit intervenir. Mais si nous ne l’opérons pas, nous aboutirons à une impasse financière concernant les retraites, puisque la capacité à produire finance la protection sociale. En étouffant petit à petit notre industrie, le résultat sera bien pire que le fait de transférer le financement de la protection sociale sur ceux qui ne produisent pas, via la TVA.

Je n’oublie pas non plus de souligner la nécessité de réaliser des économies sur la protection sociale. En observant les cinquante dernières années, on constate que les dépenses sociales et les dépenses publiques ont progressé de onze points de PIB et les prélèvements obligatoires ont augmenté de six points, les cinq points de différence correspondant à la dette. Ces derniers ont été financés par le pari que les Français seraient capables de rembourser un poids de plus en plus lourd de dette publique. Il s’agit là d’un très mauvais calcul qu’aucun entrepreneur n’aurait jamais réalisé, mais que le monde politique a choisi d’opérer. Sur les onze points de dépenses sociales, sept sont liés aux retraites, trois à la santé et un aux différents revenus de solidarité. La France a préféré privilégier ceux qui ne produisent pas par rapport à ceux qui produisent.

J’en viens ensuite à votre question. Pourquoi avons-nous élaboré en 2002 cette loi qui a perduré jusqu’ici, que la gauche et la droite ont validé ? Une forme de consensus s’était en effet établie autour du pacte Dutreil, mais je constate qu’il n’existe plus aujourd’hui. J’ai regardé attentivement les amendements qui ont été déposés en commission des finances pour la loi de finances 2025. S’ils étaient votés, ils se traduiraient par la destruction de notre capitalisme familial, pourtant le pilier le plus important de notre économie. Je pense que ceux qui sont à l’origine de ces amendements rêvent d’une société appauvrie dans laquelle les producteurs seraient vraiment réduits à la portion congrue.

Le capitalisme familial souffrait énormément en 2002, après l’augmentation très marquée de la fiscalité sur la transmission décidée par la majorité socialiste élue en 1981, qui avait fait passer les taux marginaux de transmission à des montants extrêmement élevés, lesquels sont d’ailleurs encore en vigueur. Entre 1981 et 2001, un très grand nombre d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) françaises ont disparu, quand elles ont augmenté en Italie, en Angleterre, en Allemagne et en Suède.

La plupart des familles qui détiennent un patrimoine économique l’ont placé pour l’essentiel dans leur entreprise. Par conséquent, lorsque l’État leur demande de payer 45 % d’impôts au titre de la transmission, elles se retrouvent fragilisées. Ensuite, pour s’acquitter de cet impôt, l’entreprise doit la plupart du temps, soit distribuer énormément de dividendes, soit céder du capital. À l’époque, un très grand nombre d’ETI françaises étaient donc rachetées, non pas par des familles françaises, mais par des entreprises étrangères.

En 2002, nous avons donc décidé de créer cet avantage fiscal pour la transmission, dicté uniquement par un intérêt patriotique. Il s’agissait essentiellement de protéger la détention par des familles françaises d’entreprises françaises. Je compare toujours les entreprises familiales à des arbres, dont les racines sont implantées dans les territoires, en zone rurale ou dans des petites villes.

Si l’on change la nature du capital et si le capital passe dans des mains qui n’ont pas de lien avec ce territoire, on rentre alors dans une autre logique, une logique de performance financière, qui domine le capitalisme anglo-saxon. Je ne remets pas en cause cet objectif de performance financière, qui a ses mérites. Mais quand le propriétaire d’une ETI française est à New York à Singapour ou en Allemagne, il n’attache pas d’intérêt au territoire sur lequel elle a grandi. À partir du moment où le seul critère devient la performance de l’entreprise, il peut être conduit à décider de délocaliser les actifs de l’entreprise, qu’ils soient matériels ou humains.

Dans ce cas, vous courrez un très grand risque que cet arbre se transforme en bois de chauffe qui peut être transporté sur des camions et implanté dans un autre pays. Les entreprises qui ne sont pas familiales ne sont plus des arbres, mais des entreprises « à roulettes ». Elles se déplacent très facilement en fonction des différents intérêts de leurs actionnaires.

De leur côté, les actionnaires familiaux entretiennent la plupart du temps un lien fort avec le territoire d’implantation. Prenons l’exemple de deux industries manufacturières très classiques, qui ne sont pas liées à des technologies d’innovations : l’industrie de la chaussure et l’industrie de la maroquinerie. Dans l’industrie de la chaussure, dans les années 1990, il y avait autant d’emplois en France qu’en Italie, c’est-à-dire entre 80 000 et 90 000 emplois. Désormais, il n’y en a plus que 3 000 en France, mais toujours 90 000 en Italie. Les Italiens ont ainsi réussi à conserver une industrie manufacturière de la chaussure, qui représente des dizaines de milliers d’emplois, quand nous avons complètement perdu notre savoir-faire et notre industrie manufacturière. À l’inverse, dans la maroquinerie, qui effectue un travail assez voisin – des activités de couture et de découpe de produits liés au cuir –, nous avons créé plus d’emplois industriels qu’il n’y en avait il y a trente ans.

Pourquoi avons-nous connu des tendances opposées dans deux industries voisines ? L’un des raisons essentielles est liée aux familles qui ont incarné en France l’industrie de la maroquinerie et qui ont voulu conserver un lien très fort avec notre pays. Ainsi, des entreprises comme Vuitton ou Hermès vendent dans le monde entier l’idée du « made in France ». Elles ne vendent pas uniquement un objet fonctionnel, elles vendent aussi une culture et un savoir-faire et elles considèrent que dans la valeur du produit figure le savoir-faire des ouvriers et des artisans français. À l’inverse, dans l’industrie de la chaussure, les familles qui avaient fondé les marques ont disparu très rapidement. Une marque française comme Louboutin produit l’intégralité de ses chaussures en Italie, faute d’avoir pu trouver en France des ateliers capables de produire les modèles que son dirigeant voulait créer.

Une politique qui s’attaque aux entreprises familiales et à la transmission familiale des entreprises s’attaque à ses racines et risque de provoquer une très forte perte du patrimoine industriel d’un pays. Tous les pays d’Europe qui ont conservé un capitalisme familial extrêmement fort ont mis en place des systèmes fiscaux favorisant la transmission familiale des entreprises. En France, depuis vingt ans, le nombre de nos ETI a progressé pour atteindre le nombre de 6 000 entreprises. Partout en France, la transmission intrafamiliale entreprise fonctionne mieux qu’auparavant. Malgré tout, nous demeurons très en retard. En Suède, le taux de transmission intrafamiliale atteint 80 %, contre près de 70 % en Italie et 65 % en Allemagne. Dans notre pays, il est inférieur à 25 %. En conséquence, elles sont plus vulnérables, dans la mesure où lorsqu’elles sont transmises hors de la famille, elles sont parfois rachetées par des professionnels de l’investissement, des fonds de capital investissement, qui ont vocation à revendre assez rapidement – dans une période de moins de dix ans – les actifs qu’ils développent.

Exerçant moi-même ce métier, je constate que la principale différence entre ces formes de capitalisme tient dans le rapport au temps. Les marchés financiers ont une vision du temps qui est quasiment la seconde ou la nanoseconde ; le capital investissement a de son côté un horizon entre cinq et dix ans, mais le capitalisme familial regarde bien plus loin.

Jamais un fonds d’investissement américain n’aurait pris la décision de créer une entreprise comme Dassault Systèmes. En effet, il a fallu une dizaine années sans dividende avant que Dassault Systèmes ne devienne une entreprise rentable pour l’actionnaire. Ce choix très risqué n’a pu être assumé que par un actionnaire familial, en l’occurrence Serge Dassault, qui déployait une vision du long terme. Or cette entreprise est aujourd’hui un des plus beaux fleurons de notre industrie.

Un pays comme la France ne peut ni s’appuyer sur un capitalisme d’État capable de mobiliser de la ressource financière, puisque notre État extrêmement endetté est incapable aujourd’hui de financer des projets industriels ; ni sur un capitalisme financier extrêmement embryonnaire en France, notamment du fait de nos choix de de financement des retraites. Notre seule solution réside donc dans le capitalisme familial, qu’il faut le défendre à tout prix.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous justement nous dire un mot sur la retraite par capitalisation ? 

M. Renaud Dutreil. Je suis à l’origine d’un système de retraite par capitalisation, puisque j’ai mis en place un décret créant le seul fonds de pension français dans la fonction publique, qui avait été vigoureusement combattu par la plupart des syndicats à l’époque. Mais il faut du temps avant qu’un système de retraite par capitalisation ne produise du rendement. Or les décisions politiques sont court-termistes.

Entre le moment où l’on établit un système par capitalisation et le moment où l’accumulation du capital génère un rendement capable de servir des retraites de façon importante, une vingtaine d’années sont nécessaires. En revanche, une fois qu’il est mis en place, il est bien plus intéressant pour les retraités. Aujourd’hui, la façon dont l’épargne des Français est gérée produit un rendement très faible, lié à l’endettement public et au taux que l’État sert. En revanche, les rendements liés à l’investissement dans les entreprises sont beaucoup plus élevés. Les retraités français ne profitent pas du succès des entreprises puisque leur système de retraite n’est pas actionnaire de cette économie.

De son côté, l’État rémunère très peu cet argent, dans son propre intérêt. Dès lors, il s’oppose à ce qu’une partie de l’assurance-vie soit dirigée vers les entreprises. La direction du Trésor n’a aucun intérêt à ce qu’une partie des 2 000 milliards d’assurances finance l’industrie française plutôt que le gouffre abyssal de la dette publique. En conséquence, la combinaison de notre système de gestion de l’épargne et de notre système d’endettement public empêche l’industrie d’accéder à une ressource prête à prendre du risque.

Or, l’industrie a toujours reposé sur la prise de risque. Lorsque la France est devenue l’une des plus importantes puissances industrielles d’Europe, cette révolution n’a pas été financée par l’État, mais par l’épargne des Français, qui se détermine en fonction du rendement proposé. Si nous voulons financer non seulement l’industrie mais aussi nos grandes transitions (la transition énergétique, la transition démographique, la transition cognitive, la transition éducative), nous devons nous tourner vers des épargnants, comme au XIXe siècle. Il y a eu des abus, des dérives, des excès, et cetera, mais ce moment d’apogée économique a davantage été financé par l’épargne des paysans que par l’État français.

Cela implique de réaménager un certain nombre de dispositifs. Je suis favorable à ce qu’une part de 10 % de l’assurance vie, environ 200 milliards d’euros, soit fléchée vers les entreprises françaises et que l’avantage fiscal de ce dispositif dépende de ce fléchage. Ce système serait dans l’intérêt de tout le monde : l’épargnant verrait le rendement de son portefeuille d’assurance-vie amélioré, les entreprises bénéficieraient d’un afflux de capitaux et nous parviendrions à financer de façon saine notre impératif de grandes transitions.

À l’opposé, les régimes de retraite des professions libérales connaissent une situation absurde. Ces régimes disposent de réserves techniquement « longues », afin d’investir sur de longues périodes. J’ai essayé de réformer un décret de 2002, mais la technostructure française s’y est opposée sans raison. Celui-ci limite à 5 % des réserves des caisses de retraite des professions libérales les montants qui peuvent être investis dans les entreprises. Ce niveau est très faible quand on le compare aux autres régimes de retraite très prudents dans le monde, qui placent 15 % à 20 % de leurs réserves longues dans des entreprises, ce qui leur permet de générer des rendements plus élevés. Ainsi, des milliards qui pourraient être débloqués pour les entreprises françaises sans augmentation des prélèvements obligatoires. Cet exemple atteste de l’existence de solutions peu coûteuses, mais qui ne sont pas utilisées. Le principal opposant à ce système est la direction de la sécurité sociale (DSS), une administration extrêmement perturbatrice de notre efficacité économique et qu’il faudrait probablement supprimer. J’avais d’ailleurs proposé qu’elle soit intégrée à Bercy.

En résumé, le capitalisme familial offre un très grand potentiel, dès lors que l’on crée de la stabilité fiscale, pour augmenter le nombre d’ETI françaises capables de donner des emplois à nos concitoyens. Ces sociétés sont en mesure de mener des opérations de rachat en France et à l’extérieur. Or l’économie d’aujourd’hui a besoin de consolidation, le changement de taille est impératif. Ensuite, ces ETI françaises sont dotées de grandes capacités d’innovation et sont très agiles. Ayant vécu dix ans aux États-Unis, je peux d’autant plus louer l’ingéniosité des entrepreneurs français, leur capacité à combiner le rationnel, indispensable dans la gestion d’une entreprise, et la créativité. Notre culture est à la fois cartésienne, mais accorde également une grande place à l’imprévu, à la créativité, à l’innovation. Nous sommes un pays extrêmement doué pour entreprendre, mais le système dans lequel les entrepreneurs évoluent est culturellement hostile ; il n’existe pas de soutien populaire à la réussite entrepreneuriale en France. De fait, de nombreux entrepreneurs sont enclins à partir s’installer dans des pays plus accueillants, ce qui doit nous alerter.

Ensuite, notre pays est aujourd’hui très tributaire des ETI plus que des grands groupes qui, dans un monde déglobalisé, cherchent à produire sur leurs marchés. De plus en plus, les grands groupes ajusteront leurs capacités de production aux marchés dans lesquels ils veulent chercher de la croissance. Aujourd’hui, la logique d’export est contrecarrée par la déglobalisation lancée par le président américain, notamment à travers la hausse des droits de douane. Dès lors, nous avons encore plus besoin des ETI, nous devons les conforter dans leur développement, au titre d’une priorité nationale en matière industrielle.

Ces entreprises ont besoin de stabilité, mais sont traumatisées par l’incertitude politique qui pèse aujourd’hui et qui se manifeste notamment à l’Assemblée nationale depuis quelques mois. Elles ne peuvent pas prendre de décision, établir des plans à dix ou quinze ans quand l’environnement fiscal, juridique et politique devient instable. Aujourd’hui, de nombreuses décisions d’investissement sont stoppées en France parce que le système politique est entré en turbulences, entraînant un véritable gâchis pour notre économie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre point de vue sur le pacte Dutreil, qui favorise la transmission familiale des entreprises et a suscité des effets extrêmement bénéfiques pour la croissance de nos entreprises, leur pérennité et leur ancrage territorial. En outre, il constitue un instrument de protectionnisme et je relève avec satisfaction que vous avez pu le préciser. De quelle manière ce pacte devrait-il selon vous évoluer aujourd’hui, au regard des enjeux contemporains ?

M. Renaud Dutreil. La première réforme devrait consister à supprimer cet impôt sur la transmission. Les bons impôts sont ceux qui taxent les flux, de façon régulière. Or cet impôt taxe l’entreprise une fois tous les vingt à vingt-cinq ans. De fait, pour apprécier le coût et le bénéfice pour la collectivité des pactes Dutreil, il faudrait être capable de mesurer sur vingt ans la situation d’une entreprise qui reste en France par rapport à celle d’une entreprise qui a été rachetée par un fonds de pension américain, c’est-à-dire la TVA et l’impôt sur les sociétés générés, le nombre d’emplois créés. Dès lors, s’interroger sur le coût des pactes Dutreil dans le budget est absurde et traduit juste une méconnaissance de ce qu’est l’économie aujourd’hui.

L’impôt sur la transmission est un mauvais impôt, car il vient frapper l’entreprise à un moment de fragilité, dans des périodes très éloignées les unes des autres. Je prône donc sa suppression. Si on ne le supprime pas, il me paraîtrait pertinent d’allonger la durée de détention des titres dans des pactes à dix ans – un « super Dutreil » – contre six ans aujourd’hui. Mais il faudrait assortir cette contrainte supplémentaire d’une forme de bonus en contrepartie, c’est-à-dire une réduction supplémentaire des droits de transmission. Cette piste me semble intéressante, dans la mesure où elle rejoint l’intérêt national. Vous avez d’ailleurs raison de souligner que ces dispositifs fiscaux doivent être lus à l’aune de l’intérêt du pays. L’intérêt du pays consiste ainsi à garder ces entreprises en France, les territoires, et à leur assurer une continuité.

Ensuite, lorsque cette loi Dutreil a été votée en 2003, puis en 2005, j’ai commis une erreur, puisque j’ai introduit une obligation de participation d’un membre ou de plusieurs membres de la famille à l’opérationnel. En effet, ces entreprises ont été la plupart du temps créées et développées par un individu doué, mais la biologie ne garantit pas que ses enfants ou petits-enfants le soient tout autant et montrent de réelles prédispositions au management. Dès lors, il faut distinguer la gouvernance familiale et le management opérationnel ; accepter que dans une entreprise familiale un manager soit recruté sur le marché du travail en fonction de sa compétence. Hermès, l’une des entreprises les plus performantes de notre pays a la chance de posséder de bons dirigeants, qui sont aussi des membres de la famille, mais elle a réussi à créer une gouvernance familiale qui, aux côtés du management, joue son rôle. Or ce rôle rejoint l’intérêt national, c’est-à-dire garder les emplois en France, former les salariés et bien les rémunérer.

En résumé, mes deux propositions consistent donc à créer ce « super pacte Dutreil » et à lever la condition de management parmi les membres de la famille.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le retrait de cette conditionnalité d’appartenance à la famille me semble effectivement très pertinent. Une deuxième critique également adressée au pacte Dutreil concerne son contournement, notamment l’optimisation fiscale qu’il peut permettre. Quels garde-fous pourraient-ils éventuellement être opposés à de telles pratiques ?

M. Renaud Dutreil. Ce problème est inhérent aux bons dispositifs : ils ont toujours attiré des « super malins » qui essayent de les employer pour des raisons qui n’ont pas été voulues par le législateur. Heureusement, la France possède un système extrêmement puissant de contrôle du juge, qui peut sanctionner l’abus de droit si des excès voient le jour.

Mais tirer parti de quelques exemples qui ont été montés en épingle, comme le chalet à Megève ou le yacht de Saint-Tropez qui sont inclus dans un pacte Dutreil, me paraît surtout constituer un argument pour ceux qui veulent démanteler ce dispositif. Or aujourd’hui, la législation est déjà extrêmement complexe, bien plus que lorsque j’ai fait voter cette loi. En effet, l’administration fiscale a créé de l’incertitude et de la complexité pour en réduire l’impact.

Lorsqu’il ne peut pas passer par le législateur, l’État a comme seul instrument la doctrine, puis la jurisprudence. Il crée ainsi de la complexité et de l’incertitude, qui constituent des facteurs rédhibitoires pour les décisionnaires et, in fine, découragent un certain nombre de personnes à recourir à ce dispositif fiscal. En réalité, il revient au juge de sanctionner les excès, les abus, et le juge dispose aujourd’hui de tous les moyens pour agir en ce sens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez fait l’éloge du capitalisme familial, ce dont je ne peux que me réjouir. Lorsque qu’il n’existe pas de solution pour une transmission d’entreprise au sein de la famille, ses dirigeants ont tendance à se tourner vers leurs voisins ou un échelon localisé de proximité. Vous avez créé par le passé des fonds d’investissement de proximité (FIP), qui visaient à mobiliser en partie l’épargne des Français en faveur du financement de l’industrie locale. Quel jugement portez-vous sur ce dispositif ?

Ensuite, ne pensez-vous pas que nous pourrions faire appel à un fonds d’investissement à l’échelle nationale, par exemple un fonds souverain français, puisque j’ai tendance à considérer la communauté nationale comme une deuxième famille ?

Ce fonds souverain pourrait reposer sur les atouts de la France, avant même de remettre en question notre système de retraite. Comme vous l’avez effectivement évoqué, le XIXe siècle a vu la France bénéficier d’un essor industriel majeur, d’une révolution qui a été permise grâce à l’épargne des Français. La France dispose de gisements gaziers qui pourraient être exploités de manière écologique. Ne pensez-vous pas que la rente énergétique qu’ils constituent pourrait venir abonder ce fonds souverain ?

M. Renaud Dutreil. BPIFrance constitue déjà une forme de fonds souverain, qui joue un rôle très important. Aujourd’hui, la majorité des fonds d’investissement français voient BPIFrance figurer parmi ses actionnaires ou investisseurs. En tant que fonds de fonds, BPIFrance joue un rôle essentiel pour stimuler l’industrie du capital investissement.

Si nous voulions aller beaucoup plus loin, nous serions obligés de trouver des ressources pour ce fonds souverain. Comme vous l’avez souligné, tous les grands fonds souverains du monde en Norvège, en Russie ou dans les pays du Golfe tirent aujourd’hui leurs moyens des ressources énergétiques. Ces dernières génèrent ainsi des marges brutes considérables, qui permettent à ces fonds souverains d’être alimentés en liquidités. Il faudrait donc trouver une ressource de cette nature en France.

Mais si nous parvenions déjà à disposer d’une industrie nucléaire permettant aux industriels d’avoir une énergie peu coûteuse, cela constituerait un formidable atout de compétitivité pour notre pays. Le choix de la filière nucléaire s’impose aujourd’hui. L’énergie demeure coûteuse, mais un jour, elle sera illimitée et gratuite. Entre temps, cette filière constitue l’unique solution et elle peut également créer une rente collective, dont une partie peut être canalisée vers les entreprises, soit par un coût de l’énergie faible, soit parce qu’une partie de la ressource collectée par l’État irrigue des fonds d’investissement, lesquels financent nos entreprises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel jugement portez-vous sur les fonds d’investissement de proximité ?

M. Renaud Dutreil. Pour moi, il s’agit d’un échec ; je ne connaissais pas cette industrie lorsque j’ai créé un fonds d’investissement de proximité. L’idée de fonds régionaux d’investissement est une bonne idée, mais à l’époque j’ai obéi à un peu un réflexe typique de de Bercy, qui consiste à créer un bonus fiscal pour l’épargnant. Une telle création aboutit à en réalité à fausser le parcours d’investissement du fonds. Dans le cadre des FIP, les gérants des fonds expliquaient ainsi aux souscripteurs qu’ils avaient déjà gagné 25 % de rentabilité grâce à l’avantage fiscal.

Au lieu d’aller chercher la performance par leur travail d’investisseurs, ces gérants de fonds sont devenus ce que les Américains appellent des « fat cats », des chats bien gras, qui se sont extrêmement bien rémunérés avec des frais de gestion au lieu d’aller chercher de la performance. Cet argent n’a donc pas joué son rôle d’accélérateur de la performance des entreprises en France. Si c’était à refaire, je le referai sans la « carotte » fiscale.

En revanche, l’idée d’avoir des fonds régionaux qui finance des petites et moyennes entreprises est pertinente. Cependant, dans le secteur du patrimoine vivant que j’apprécie particulièrement, il ne faut pas se bercer d’illusions. Un investissement chez un artisan verrier ne dégagera jamais un taux de rentabilité interne (TRI) impressionnant. Dès lors, il est très difficile de créer des fonds d’investissement de proximité en espérant financer les entreprises de ma région qui sont peu ou moyennement rentables. La logique des fonds d’investissement consiste malgré tout à dégager des niveaux de performance assez élevés, ce qui nécessité de très bons entrepreneurs et des modèles d’entreprise performants. Mais dans certains métiers, il est malheureusement difficile de créer de la valeur, ce qui rend le financement de ces entreprises compliqué.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans ce cas, l’échelle nationale ne vous apparaît-elle pas plus pertinente, tout en intégrant des guichets d’entrée localisés, des interlocuteurs de proximité à l’échelle régionale ?

L’éclatement de la compétence économique accordée aux régions dans notre pays ne dilue-t-il pas tous les efforts de financement ou toute vision globale en matière industrielle et, par conséquent, ne freine-t-il pas les ambitions d’une véritable réindustrialisation en France ? Ne faut-il pas privilégier la déconcentration à la décentralisation ?

M. Renaud Dutreil. Il semble effectivement nécessaire de privilégier des fonds nationaux plutôt que des fonds régionaux, dotés de verticales d’expertise. Les fonds généralistes, aujourd’hui très nombreux, ne sont pas forcément les plus appropriés pour défendre l’intérêt d’un pays, car ils chercheront davantage la performance financière.

Je préfère des fonds nationaux, idéalement dessinés pour soutenir une activité stratégique pour le pays, lié à ses grandes transitions et abondés par un mix de fonds publics et de retour sur investissement comme BPIFrance. Je demeure persuadé qu’il faut aller chercher l’épargne des Français, non pas pour leur confisquer, mais pour mieux les rémunérer. Dans ce cadre, l’assurance-vie représente une source évidente pour ces fonds nationaux, puisque l’État consent aux souscripteurs d’assurance-vie un avantage fiscal. Or tout avantage fiscal doit disposer d’une contrepartie en termes d’intérêt national. C’est pourquoi j’ai préalablement indiqué ma préférence en faveur d’un fléchage de 10 % de l’assurance-vie vers les entreprises françaises.

M. Frédéric Weber (RN). Le but de cette commission d’enquête consiste à trouver de manière transpartisane des solutions pour l’industrie et la France. Je souhaiterais obtenir des éclaircissements sur des propos que vous avez tenus. Ainsi, vous avez longuement évoqué le capitalisme familial. En étant légèrement provocateur, on pourrait estimer que Mittal constitue dans son genre une forme d’entreprise familiale.

Ensuite, vous vous êtes déclaré favorable au transfert du financement de la protection sociale vers la TVA. Cela doit-il être envisagé de la même manière pour une très petite entreprise (TPE), une PME, une petite et moyenne industrie (PMI) et une multinationale ? Concernant la vertu ou non de ce processus, je voudrais donner un exemple. La TVA a été diminuée dans la restauration dans l’idée de permettre une augmentation des salaires. Malheureusement, la réussite n’a pas été au rendez-vous. En réalité, ce n’est que parce que la main-d’œuvre a manqué que les salaires ont été réhaussés.

M. Renaud Dutreil. Pour diverses raisons liées au progrès technique, à l’allongement de la durée de la vie en bonne santé et à la qualité des infrastructures, notre société devient une société de loisirs. Mais dans cette société du dé-travail, le travail doit être payant ; il doit être revalorisé. Ceux qui travaillent doivent voir leur pouvoir d’achat augmenter. La mesure que je propose agit en ce sens, puisqu’elle se traduit par un treizième mois. Elle consiste en un transfert des cotisations salariales – et non des cotisations patronales – qui se trouvent dans le bas de la feuille de paye. Ce transfert se ferait ainsi au profit de tous ceux qui travaillent, sans plafonnement. Il y a une double injustice pour les travailleurs entre ce que coûtent les salariés pour l’entreprise et ce qui tombe réellement sur le compte bancaire des salariés. L’employeur trouve qu’il paie beaucoup quand les salariés trouvent qu’ils ne touchent pas beaucoup. Il s’agit d’un marché faussé ou d’une injustice du système. Il faut rapprocher la perception du salaire de l’employeur et du salarié en diminuant toutes les couches intermédiaires de prélèvement qui viennent diminuer ce qui arrive sur le compte en banque du salarié.

Aujourd’hui, les jeunes ont le sentiment qu’ils doivent payer pour les retraites de gens qui vont vivre de plus en plus âgés. Ceux qui rentrent sur le marché du travail aujourd’hui à 25 ans savent bien que dans un système par répartition, leurs cotisations ne servent pas à leur propre retraite. Mais ils constatent que le nombre de personnes à la retraite, vivant de plus en plus âgées, ne cesse de croître.

À l’époque où j’ai commencé à travailler, la situation était très différente ; le ratio entre actifs et retraités était bien plus élevé. Le système par répartition était juste, mais il est aujourd’hui devenu injuste ; il impose aux générations entre 25 ans et 50 ans un fardeau qui est beaucoup plus lourd que celui de leurs prédécesseurs. Cette injustice générationnelle engendre un effet dissuasif sur le travail.

Si nous voulons que les jeunes Français aient envie de travailler, il importe de bien les payer. Un ingénieur français qui a suivi des études pour être très performant doit être très bien payé, au moins autant qu’un ingénieur en Allemagne. Il faut revaloriser le travail et, partant, redonner du pouvoir d’achat à ceux qui travaillent. Ce faisant, nous en prendrons un peu à ceux qui ne produisent pas, mais il s’agit aussi d’une manière de pérenniser et de garantir leur retraite.

Si nous maintenons le système en l’état, dans un pays qui aura extraordinairement vieilli du fait de la baisse de la natalité, un déséquilibre interviendra au profit des populations vieillissantes, où une partie des gens n’auront pas intérêt à travailler et où notre industrie sera réduite comme peau de chagrin, soit une économie de consommation. Si tel est le cas, nous serons confrontés à une impasse majeure, quelles que soient nos opinions politiques. En effet, l’endettement, qui n’est que solution facile à court terme, a désormais atteint ses limites.

Il faut anticiper le financement des retraites pour des personnes qui partent à la retraite maintenant, mais qui seront probablement en bonne santé à 95 ans et auxquels il faudra assurer un train de vie et un pouvoir d’achat. La seule manière d’y parvenir consistera à s’appuyer sur une économie très performante, avec des gens qui produisent suffisamment pour qu’une partie de la richesse qu’ils créent puisse être orientée vers la population vieillissante. Si tel n’est pas le cas, nous nous heurterons à une impasse financière qui sera tragique.

La solution consistant à taxer les riches est une solution évidemment séduisante, car elle touche une faible partie de la population. Naturellement, tous ceux qui ne s’incluent pas dans la catégorie des riches estiment qu’ils ne paieront pas. Je comprends l’existence d’une forme de consensus pour faire payer les riches. Mais ces riches sont des individus libres, qui peuvent librement décider de partir, ne comprenant pas pourquoi ils resteraient dans un pays qui les taxe à ce point.

La France a déjà connu pareil exil, au moment de la révocation de l’édit de Nantes. Les protestants, dont nombre d’entre eux étaient entrepreneurs, sont partis à l’étranger créer des entreprises dont certaines existent toujours à Hambourg, en Hollande et ailleurs. Les travaux des historiens ont ainsi établi que le résultat a été désastreux pour notre pays, puisque nous avons fait partir des entrepreneurs qui créaient de la richesse. De même, dans les années 1980, la France a également connu un exode important d’entrepreneurs. Il est possible de les mettre en prison, de les empêcher de quitter la France, mais sa performance risque de diminuer très fortement.

Aujourd’hui circule l’idée d’une fiscalité applicable lors du départ de France, ou exit tax qui serait tellement importante qu’elle empêcherait les entrepreneurs de partir, et en ferait en quelque sorte des prisonniers financiers. Mais ces entrepreneurs trouveront toujours des moyens de partir. Ils seront probablement prêts à sacrifier leur patrimoine en France pour aller en recréer un ailleurs, forts de leur capacité à créer de la valeur.

La personnalité des entrepreneurs que je connais, qui sont très riches sur le papier, n’est pas définie par leur compte en banque. En réalité, ils sont toujours dans un mouvement de création et ont toujours envie de créer, d’entreprendre et de lancer de nouveaux projets. Si on les empêche de le faire, ils iront le faire ailleurs. Je ne vois donc pas de solution ; taxer les riches me semble être une mauvaise « bonne » idée.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Je souhaite revenir sur un sujet qui me paraît intéressant et que vous portez depuis longtemps, celui des entreprises du patrimoine vivant. En 2005, vous avez créé ce label de grande valeur et avez contribué à son développement. Quelles sont aujourd’hui ses perspectives de développement ? Depuis l’origine, 3 600 labels ont été créés, mais aujourd’hui le stock plafonne à 1 000. De manière un peu incantatoire, le gouvernement prétend revenir à 2 500 entreprises labellisées fin 2025.

Certains leviers existent, à l’instar d’un crédit d’impôt assez minime ou de référents dans les chambres de commerce, qui sont sans doute insuffisants pour faire vivre et développer ce label, qui entretient pourtant une partie de notre patrimoine industriel, dans les territoires, notamment dans ma région, la Normandie. Comment envisagez-vous l’avenir de ce label qui, encore une fois, me paraît essentiel pour la réindustrialisation ? Quels leviers devrions-nous mettre en place afin que les objectifs annoncés soient respectés ?

M. Renaud Dutreil. Je vous remercie pour cette question. Je suis effectivement très attaché à ce label. Je l’avais créé en m’inspirant de ce que les Japonais ont réussi à réaliser autour de leur identité nationale dans les entreprises. Les Japonais l’ont conçu à leur manière, en établissant un statut qui est non pas lié à l’entreprise mais à la personne, le statut de trésor national vivant. Ce pays est très attaché à la transmission des savoirs et valorise fortement les trésors vivants, qui sont souvent des artisans disposant d’un savoir-faire artisanal exceptionnel. En France, nous avons transposé cette idée, mais en l’appliquant aux entreprises plutôt qu’aux personnes.

Ensuite, j’ai été très déçu de la manière dont mes successeurs ont sous-utilisé ou ignoré ce label, dans la mesure où il dispose d’un immense potentiel. Il est aujourd’hui attribué à des géants comme Dior ou Vuitton, mais aussi à des artisans sans aucun salarié. Ces entreprises partagent en commun un savoir-faire accumulé par des générations dans notre pays. Grâce aux grands entrepreneurs de l’industrie du luxe, ce savoir-faire qui se traduisait essentiellement par des produits manufacturés, est devenu un soft power, non pas un pouvoir lié à des objets, mais un pouvoir lié à la capacité d’orienter le désir des consommateurs dans le monde entier. Nous devons aux grands acteurs du luxe cette grande réussite d’avoir créé dans le monde entier une désirabilité pour des produits fabriqués en France. Aujourd’hui une Brésilienne, une Chinoise ou une Polonaise ont en commun d’avoir envie d’acheter un parfum français plutôt qu’un parfum roumain.

Nous pourrions appliquer ce soft power dans d’autres secteurs que les vins et spiritueux ou l’industrie du luxe, qui est essentiellement l’équipement de la personne, notamment les vêtements, les bijoux, les parfums, les chaussures. Dans l’art de la table ou le domaine de la maison, nous n’avons pas réussi. En effet, nous aurions également dû créer une industrie du meuble française capable de réussir aussi bien que l’industrie du parfum. Un intérieur français, une « déco » française fascine aussi bien un Japonais qu’un Chinois, qu’un Américain. À titre d’investisseur, j’ai essayé d’apporter ma contribution en investissant dans une très petite entreprise, Les Manufactures Alain Ducasse, qui produit du chocolat très haut de gamme, qui est cher, mais offre une proposition assez moderne : plus de goût, moins de sucre, moins de gras, moins de sel.

Nous sommes capables de créer des géants dans l’assiette, mais ce sujet nous renvoie aux problèmes de notre agriculture qui a été écartée de cette stratégie et, pour partie, happée par la gigantesque broyeuse qu’est la grande distribution française. Il ne faut pas sous-estimer le tort que des dirigeants comme Michel-Édouard Leclerc ont causé dans notre pays, avec leur modèle essentiellement axé sur le prix bas. Nous aurions dû réussir pour l’assiette, ce que nous avons réalisé pour les vins et spiritueux. En effet, dans le monde entier, les gens consomment moins en volume, mais plus en qualité, et nous aurions dû être présents face à cette révolution. Il en va de même pour la maison. Nous devrions être capables de vendre des meubles dans le monde entier. Les Belges sont bien meilleurs que nous dans le secteur de l’ameublement et les Italiens ont également gardé une industrie de l’ameublement extrêmement puissante à l’international.

En résumé, il existe des domaines où ce patrimoine vivant est lié à cet art de vivre français, dont l’origine tire ses racines chez un roi mégalomaniaque, Louis XIV. En effet, celui-ci a financé dans tous les secteurs ce qu’il y avait de mieux, en faisant venir les plus grands talents du monde entier. Il est par exemple allé chercher des artisans spécialistes des miroirs en Italie, donnant naissance à la manufacture des Glaces de miroirs en 1665, devenue ensuite Saint-Gobain. De fait, il est impressionnant de constater à quel point cet art de vivre à la française remonte à cette époque. C’est notre patrimoine, soyons en fiers. Des filières entières doivent être reconstruites sur ce savoir-faire.

Monsieur le député, vous êtes élu d’une région spécialisée dans le lin. Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des agriculteurs très performants et une terre qui est parfaite pour le lin, mais nous avons quasiment détruit notre système de production centré autour de la filature, du tissage, de la teinture. Mais rien n’est irréversible. Demain, dans d’autres secteurs du patrimoine vivant, nous pourrions devenir aussi bons et aussi créateurs d’emplois que le sont nos maroquiniers ou nos parfumeurs. J’estime donc que ce label mériterait effectivement d’être soutenu beaucoup plus qu’il ne l’est aujourd’hui. À l’époque d’ailleurs, j’avais créé des incitations fiscales qui ont été supprimées par mes successeurs, dont un crédit impôt apprentissage, afin de faciliter la transmission des savoirs. En effet, ces métiers dépendent en grande partie de la transmission d’un savoir-faire d’un maître à un jeune apprenti.

Il existait en outre un avantage fiscal lié à l’innovation. En effet, il ne s’agit pas uniquement de reproduire les produits d’avant. La grande réussite des grands du luxe français a précisément consisté à combiner le passé et l’innovation, en faisant leur la formule « le passé qui rassure et le futur qui excite ». Les Japonais adorent notre passé, mais ils ont besoin aussi d’être un peu excités, provoqués. Les designers permettent précisément d’apporter cette touche d’originalité et d’innovation.

En conséquence, il faut inciter ces entreprises du patrimoine vivant à investir dans le design, les nouvelles technologies, de nouveaux outils. Elles doivent être capables de se moderniser. Quoi qu’il en soit, il existe un très grand potentiel dans le patrimoine vivant français. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la part de l’industrie horlogère en Suisse, qui constitue son propre patrimoine vivant et qui est en grande partie issue d’un savoir-faire de Franche-Comté.

Nous aussi, nous pouvons réussir dans les domaines de la maison, de l’assiette, du sport, de l’architecture et de la construction. Dans certains secteurs, il faut « premiumiser », monter en gamme et être capable de créer de la désirabilité pour créer des marges brutes plus élevées. Il faut donc échapper à la « grande distribution », où les marges sont faibles et où les grandes entreprises sont incapables d’investir dans l’innovation, dans l’internationalisation, dans la consolidation. La grande distribution française a condamné nos PME à rester petites et moyennes. Tel est le résultat du système qui a été mis en place dans les années 1960 avec des entreprises comme Leclerc, ou d’autres.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous étiez ministre durant les années 2000. Vous avez donc connu depuis le gouvernement la libéralisation du marché de l’énergie à l’échelle nationale, mais aussi européenne. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce processus et notamment sur les règles européennes de tarification du prix de l’électricité, qui ont été beaucoup décriées à la suite de la guerre en Ukraine ? Celles-ci indexent indirectement le prix français de l’électricité, parmi les moins chères à produire d’Europe, sur le prix européen du gaz.

Pensez-vous que la France se prive d’un atout compétitif majeur, d’autant plus qu’au regard de la volatilité des marchés mondiaux, nous avons été contraints de débourser plus de 70 milliards d’euros pour venir en aide aux entreprises et aux particuliers ? Depuis 2007, le prix de l’électricité a ainsi doublé.

M. Renaud Dutreil. Je ne suis pas un spécialiste des questions d’énergie, mais en tant que citoyen, je constate que les marchés européens ont été construits sur un présupposé de globalisation et de libéralisation. Nous sommes désormais passés dans un autre monde, qui est un monde de déglobalisation et de délibéralisation, qui nous oblige à nous adapter. Il importe de jouer maintenant en Europe un patriotisme européen qui ait du sens.

La France isolée de l’Europe est un nain ; la France, meneuse ou leader en Europe, est une puissance. Il faut utiliser l’Europe comme un levier et non comme une machine à réglementer, à régulariser, à s’occuper de la vie quotidienne des gens sur tous les sujets. Il convient d’opérer une bascule complète de l’Europe, afin qu’elle se concentre sur des sujets essentiels.

Parmi ceux-ci, figure la capacité à bénéficier d’une énergie peu coûteuse, domaine dans lequel la France peut être une grande gagnante. Ainsi, il faut instituer un rapport de force avec l’Allemagne, dont la ligne actuelle est différente, afin que la France produise une énergie nucléaire et puisse la vendre avec une certaine liberté. Il faut effectivement retrouver notre souveraineté sur le prix de l’énergie, mais en essayant également de pouvoir la vendre à nos voisins qui n’ont pas créé comme nous une industrie nucléaire puissante.

M. le président Charles Rodwell. Ma question concerne le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui a été mise en œuvre en 2023, mais de manière incomplète et imparfaite, puisqu’elle taxe les matières premières et les matières brutes, sans taxer les produits finis carbonés qui arrivent sur le territoire européen.

Certains d’entre nous souhaitent supprimer ce mécanisme. D’autres veulent au contraire l’étendre aux produits finis, dans une logique de « protectionnisme environnemental », à une période de démondialisation où l’ensemble des zones économiques mondiales, notamment les États-Unis, augmentent leurs droits de douane et taxent les importations dans leur propre espace économique. Estimez-vous que ces instruments poursuivent une bonne direction et pourraient permettre, par exemple, de financer la baisse massive d’impôts, tels que les impôts de production, qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie française ?

M. Renaud Dutreil. Je ne connais pas très bien le sujet de la taxe carbone, mais je pense qu’il faut passer d’une fiscalité « stupide » à une fiscalité « intelligente », autrement dit à une fiscalité qui sert les intérêts du pays plutôt qu’à une fiscalité qui les pénalise.

Nous avons parlé précédemment de la proposition consistant à alléger les prélèvements obligatoires qui pèsent sur ceux qui produisent et de basculer ces prélèvements sur ceux qui consomment. Le président américain considère pour sa part que la TVA est un tarif. Mais il s’agit d’une idée fausse, puisque tout le monde la paye quand on consomme. Il ne s’agit pas d’un tarif qui s’applique aux produits étrangers, mais il est vrai que lorsque l’on accroît la TVA, on augmente un prélèvement sur les produits qui sont fabriqués en dehors du pays.

La fiscalité « intelligente » doit épouser en réalité des stratégies industrielles. Aujourd’hui, il faut penser l’impôt comme venant au secours d’une stratégie économique et industrielle, et non pas comme un simple outil de redistribution. Cet effet redistributif représente un objectif tout à fait louable, mais il ne sert pas nécessairement l’intérêt du pays à long terme.

M. le président Charles Rodwell. À l’aune de ces crédits d’impôts qui servent une stratégie industrielle, quelle évaluation établissez-vous aujourd’hui, trois ans après leur mise en œuvre, des premières mesures liées à l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis ? À notre échelle, nous avons essayé de s’inspirer de l’IRA pour voter les crédits d’impôt liés à la loi relative à l’industrie verte et au projet de loi de finances rectificative qui s’en est suivi. Faut-il adopter cette logique à l’échelle nationale et européenne ?

M. Renaud Dutreil. Il existe déjà un outil de cette nature, le crédit d’impôt recherche (CIR), dont l’effet est extrêmement puissant. De nombreuses entreprises m’ont ainsi indiqué que ce CIR leur permet de payer leurs ingénieurs à des salaires comparables à leurs concurrents étrangers. Il s’agit d’une compensation à la trop forte taxation du travail qualifié en France.

Si l’on allégeait la feuille de paye comme je le préconise, il serait possible de recadrer ces mécanismes de compensation, qui n’existent en réalité que pour compenser le fardeau des charges sociales. De fait, très souvent, nous créons en France un crédit impôt parce que le système de taxation général est devenu excessif et destructeur de l’intérêt général. Les pactes Dutreil relevaient de la même logique : si la fiscalité de la transmission s’établissait à 20 %, peut-être n’auraient-ils jamais été créés, car ces 20 % auraient été intégrés dans les stratégies des familles.

En résumé, il s’agit toujours du même problème, celui d’une fiscalité très lourde qui crée en compensation des îlots de protection. Il serait pertinent que ces îlots de protection soient moins nombreux, mais la fiscalité générale beaucoup plus basse.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous parlez de la nécessité de mettre la fiscalité au service de l’intérêt général, et notamment des intérêts du pays, idée que je partage évidemment. Mais il conviendrait également de mettre la dépense publique, même si elle est excessive, au service de l’intérêt national. Par conséquent, je souhaite connaître votre avis sur la mise en place d’une priorité locale, un critère de localisation dans les marchés publics permettant aux acheteurs publics, s’ils le souhaitent, de réaliser un choix qualitatif et non pas seulement quantitatif dans l’attribution des marchés publics. Cette pratique est notamment à l’œuvre en Allemagne. D’après une étude d’un expert de l’industrie, Olivier Lluansi, cela permettrait d’augmenter de près de 15 milliards d’euros les achats manufacturiers, compte tenu des 90 milliards d’euros de marchés publics actuels. Cette proposition vous semble-t-elle aller dans le bon sens ?

M. Renaud Dutreil. Cela me semble constituer une très bonne idée. Il est tout à fait envisageable de procéder par paliers. Sous certains seuils, le maire de la commune pourrait ainsi choisir ses fournisseurs sans passer par des procédures trop lourdes.

Je possède une boulangerie dans un territoire rural, qui en compte quatre au total. Le pain acheté par les écoles provient d’un industriel situé à 300 kilomètres. Nos quatre boulangeries se sont ainsi réunies pour rendre visite au président du syndicat intercommunal des écoles élémentaires et lui proposer d’acheter son pain localement. Il nous a répondu que les règles de d’appel d’offres lui interdisaient. Cette situation est absurde. Nous ferions mieux de relocaliser un certain nombre de marchés publics pour des montants faibles, tout en conservant la concurrence, qui va dans l’intérêt de l’usager. À la manière d’autres pays, il s’agirait de ne pas privilégier systématiquement les concurrents asiatiques par rapport aux producteurs locaux.

Dans un autre registre, par exemple pour les uniformes de nos soldats ou de nos policiers, il est quand même parfois navrant de voir que des entreprises du patrimoine vivant de ce secteur en France soient exclues de tels marchés pour de faibles écarts de prix, au profit d’entreprises situées en Asie. En conséquence, il faudrait certainement instituer une priorité pour les entreprises, notamment celles du patrimoine vivant, en matière de marchés publics.

M. le président Charles Rodwell. Nous sommes sur le point d’achever cette audition. Monsieur le ministre, souhaitez-vous ajouter quelques mots en guise de conclusion ?

M. Renaud Dutreil. En conclusion, je voudrais simplement ajouter une note d’optimisme : nous pouvons redevenir un pays industriel, parce que nous disposons encore d’ingénieurs. Il faut continuer à former les bons ingénieurs.

Nous sommes également un pays qui possède une épargne très abondante, qui peut être mise à la disposition de ces ingénieurs afin qu’ils explorent le futur, qui est rempli de ressources. Nous ignorons ce que sera l’humanité demain, mais de nombreuses choses restent à inventer. Pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe siècle, un très grand nombre des inventions dont l’humanité a profité ont été l’œuvre de cerveaux français. Il existe effectivement une fierté française, qui est très liée au respect de la science et des scientifiques et qu’il faut aussi diffuser à l’école pour avoir, demain, de nombreux entrepreneurs dans un pays qui les soutient, les reconnaît, les valorise et les finance.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer cette audition et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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16.   Table ronde, ouverte à la presse, relative aux Territoires d’industrie, réunissant : M. Stanislas Bourron, directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires ; M. François Wohrer, directeur de l’investissement de la Banque des territoires ; Mme Audrey Le-Bars, présidente-directrice générale du GIP Chemparc, directrice de projet Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes ; et M. Dominique Mockly, président-directeur général de Teréga, référent industriel du Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Notre première table ronde concerne le programme Territoires d’industrie et nous recevons :

– M. Stanislas Bourron, ancien directeur général des collectivités locales et directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) ;

– M. François Wohrer, directeur de l’investissement de la Banque des territoires au sein du groupe Caisse des dépôts ;

– Mme Audrey Le-Bars, présidente-directrice générale du groupement d’intérêt public (GIP) Chemparc et directrice de projet Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes dans ses fonctions précédentes,

– et M. Dominique Mockly, président-directeur général de Teréga, référent industriel du Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes.

Madame et messieurs, avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Audrey Le-Bars, MM. Bourron, Wohrer et Mockly prêtent serment.)

M. Stanislas Bourron, directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires. Je commencerai par présenter le programme Territoires d’industrie, un programme national créé en 2018 et lancé sous le pilotage conjoint de l’ANCT et la direction générale des entreprises (DGE). Ce dispositif vise à accompagner la réindustrialisation à travers une approche nouvelle.

Aujourd’hui, 2 000 projets ont pu être accompagnés dans le cadre de ce programme. Dans la deuxième phase de Territoires d’industrie, débutée en novembre 2023, 183 territoires d’industrie ont été labellisés pour la période 2023-2027. Ils regroupent 630 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), soit plus de la moitié des EPCI de France. L’objectif du programme consiste à apporter un soutien et à encourager une politique de développement industriel territoriale grâce à une collaboration étroite entre élu local et industriel du territoire. Ce binôme travaille afin d’accélérer les projets industriels, identifier les forces du territoire et trouver les leviers en compagnie d’un écosystème local.

Aujourd’hui, la mécanique de ce programme est semblable aux autres programmes dont nous avons la charge – souvent en lien avec la Banque des territoires – comme Action cœur de ville ou Petites villes de demain, programmes territoriaux qui reposent sur une double approche : un travail territorialisé avec des acteurs de terrain et un accompagnement en ingénierie associé à un dispositif de soutien à l’investissement. Pour faire émerger et accompagner ces projets, nous avons besoin d’un réseau d’opérateurs partenaires tels que la Banque des territoires, BPIFrance, l’Agence de la transition écologique (Ademe), Business France, mais aussi France Travail et Action Logement, qui interviennent chacun dans leur champ de compétences pour permettre le déploiement des actions.

Dans le cadre de la deuxième phase de Territoires d’industrie, quatre grands enjeux ont été identifiés pour encourager la réindustrialisation et sont ensuite déclinés localement. En effet, chaque territoire identifié détermine ensuite sa feuille de route spécifique.

Le premier grand thème concerne la compétence et l’attractivité. Il s’agit d’un sujet récurrent dans le cadre des actions menées sur chacun des territoires. En effet, l’image des métiers industriels et l’attractivité des emplois représentent un immense enjeu.

Le deuxième thème a trait à la transition écologique et énergétique, qu’il concerne la décarbonation de l’industrie ou la gestion de la ressource en eau, pour faire en sorte que notre industrie soit plus propre, mais aussi plus efficace.

Le troisième enjeu relatif au foncier est extrêmement important, notamment pour certains projets qui exigent des surfaces extrêmement importantes ou des raccordements à l’électricité, lesquels sont particulièrement déterminants pour la capacité d’implanter ou de développer un projet industriel. Avec l’ensemble des acteurs, nous avons ainsi pu déployer les cinquante-cinq sites « clés en main ».

Le quatrième et dernier axe porte sur l’innovation, en lien avec des actions déjà existantes, des pépinières d’entreprises et des incubateurs, le travail avec le monde universitaire. Il s’agit de développer des écosystèmes favorables à une augmentation de la valeur et des produits fabriqués par nos industries au niveau territorial.

L’objectif de ce programme consiste à donner les leviers et les outils aux territoires pour mettre en œuvre des actions concrètes et lever les freins à la réindustrialisation. Mais il faut avoir conscience que la réindustrialisation est un sujet complexe, qui ne s’arrête pas à un programme d’actions porté par les acteurs notamment ici présents. Elle est dépendante d’éléments macroéconomiques, voire internationaux et sociétaux, qui sont déterminants sur la capacité à développer l’emploi et l’activité industrielle.

Le rapport publié par la Cour des comptes le 21 novembre 2024 sur le programme Territoires d’industrie montre que sur 183 territoires d’industrie, 150 ont connu un recul de l’emploi industriel pendant la période 2007-2020. Depuis 2020, et malgré la période de la pandémie de Covid, nous constatons un retournement de tendance. Ainsi, sur 150 de ces territoires, 109 ont recréé de l’emploi industriel. En conséquence, ces phénomènes peuvent être ajustés et évoluer.  L’étude révèle également que si les territoires n’ont pas nécessairement créé un très grand nombre d’emplois, les industries ont considérablement amélioré leur situation financière. Ainsi, les capacités à faire face à des déploiements futurs sont bien meilleures que celles qui existaient au début du programme, avant 2018. Ces créations d’emploi se déploient dans toutes les régions, y compris les régions historiquement les plus industrielles du nord et de l’est de la France.

M. François Wohrer, directeur de l’investissement de la Banque des territoires. Mon intervention s’attachera à présenter l’action de la Banque des territoires en matière d’industrie. En 2018, au moment du lancement du programme Territoires d’industrie, la Banque des territoires ne disposait pas véritablement d’une offre spécifique pour l’industrie, puisque l’essentiel de l’activité avait été transféré à BPIFrance. Depuis, nous avons mis en place une offre structurée qui a permis de dégager 1,5 milliard d’euros sur la période 2020-2023, afin de financer plus de quarante-cinq usines.

Je souhaite également présenter les sujets qui nous animent depuis le renouvellement du programme en 2023 et qui nous motivent pour les années à venir. Sur la période 2023-2027, nous avons prévu d’investir dans l’industrie en général près de 1 milliard d’euros. Sur ce montant, 600 millions d’euros seront consacrés essentiellement à la transition écologique, un des axes clés de la Banque des territoires. Celle-ci porte notamment sur la décarbonation de l’industrie, mais également tous les éléments qui peuvent permettre d’accélérer cette transition écologique, dont l’efficacité énergétique. En effet, il semble essentiel de pouvoir disposer d’une industrie propre pour faire face aux enjeux que nous rencontrons.

Sur ces 600 millions d’euros, un autre axe important concerne la formation. Beaucoup a été réalisé en matière d’écoles de production, soit sur nos fonds propres, soit en utilisant les fonds mis à disposition par France 2030. Le dispositif « Compétences et métiers d’avenir », qui nous a été confié et s’élève à 1,5 milliard d’euros, arrive en fin de mandat. Nous pensons qu’il est très important de poursuivre cet effort en matière de formations. Au-delà de l’école de production, il faut également travailler sur l’attractivité des métiers de l’industrie. En effet, les écoles créées se remplissent parfois difficilement, en raison d’un manque d’attractivité du secteur industriel.

Le troisième axe concerne le foncier. En matière de dépollution, lorsque nous n’investissons pas directement, nous investissons dans des fonds d’investissement, notamment Brownfields et Ginkgo. Ensuite, notre portail France Foncier + est un site web recensant l’offre de foncier disponible, soit plus de 800 sites, à destination des investisseurs intéressés. Nous insistons fortement sur l’enjeu du foncier. En effet, si pour des raisons mondiales et macroéconomiques, nous assistions à une vague de relocalisations massives de l’industrie en France, nous serions confrontés à un véritable problème. L’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) et la faible rentabilité des projets fonciers par rapport aux rendements proposés par l’immobilier se renforcent pour complexifier un grand mouvement de relocalisation.

Nous pensons effectivement qu’il est très important de se focaliser sur cet aspect et qu’à ce titre, la puissance publique joue un rôle clé. Aujourd’hui, le fonds vert constitue le principal instrument de subvention existant sur ce genre de projet. Pour nous, il est fondamental que la puissance publique contribue à ce que ces projets de foncier à destination du secteur industriel obtiennent des seuils de rentabilité qui justifient des risques mis en œuvre.

M. le président Charles Rodwell. Je cède la parole à Mme Le-Bars et M. Mockly, afin qu’ils nous présentent une forme de cas d’école pour la réussite des territoires d’industrie, sur le bassin Lacq-Pau-Tarbes.

Mme Audrey Le-Bars, présidente-directrice générale du GIP Chemparc, directrice de projet Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes. Le projet Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes a été labellisé dès la première vague du programme et a constitué un territoire pilote. Dans ce cadre, nous avons travaillé conjointement avec les services de l’État, l’ANCT, la Banque des territoires et tous les opérateurs pour construire une feuille de route stratégique. Nous avons ainsi construit localement une vision de réindustrialisation de notre territoire.

Elle était fondée sur le renforcement du capital humain, à travers la mise en place, très rapide d’une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences territoriales. Nous avons pu également travailler sur la décarbonation, en essayant d’accompagner nos industriels sur les enjeux d’une industrie propre, mais également assurer l’accompagnement au titre de la souveraineté et de la diversification des marchés. Pour y parvenir, il nous a fallu embarquer tous les acteurs dans une démarche collective et dans le cadre d’un écosystème qui constitue l’une des forces du territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes.

Le GIP Chemparc existe depuis vingt ans sur le territoire en charge de la réindustrialisation du bassin de Lacq. Il était important pour nous de disposer d’un outil public-privé qui nous permette désormais de piloter toutes les composantes, afin de contribuer à la réindustrialisation du territoire. Aujourd’hui, une école de production est sortie de terre ; nous avons été lauréat du dispositif « Compétences et métiers d’avenir ». Nos sites industriels « clés en main » ont été labellisés et nous sommes également lauréat du programme zone industrielle bas-carbone (Zibac). Les labels, opérations et démarches initiés au niveau national ont trouvé un écho très favorable sur le territoire.

M. Dominique Mockly, président-directeur général de Teréga, référent industriel du Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes. Je vous remercie de nous avoir invités à présenter ce territoire d’industrie. En tant qu’industriel, je souhaite évoquer les caractéristiques permettant à Lacq-Pau-Tarbes d’avoir, peut-être, un impact supérieur à d’autres programmes.

Tout d’abord, notre territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes est incarné. En effet, nous conduisons une véritable gestion de projet et intervenons dans le cadre d’une véritable coanimation. Les réunions mises en place interviennent à deux niveaux : un niveau stratégique sur la feuille de route, et un niveau plus opérationnel, pour accompagner régulièrement des entreprises industrielles de taille moyenne ou petite.

Ensuite, la première phase a prolongé des dynamiques de projet qui existaient sur le territoire au moment de la sortie de TotalEnergies du site de Lacq. Les organismes mis en place se sont orientés vers des projets qui permettent de recréer des emplois ou de les maintenir sur le territoire. Nous ne partions donc pas de zéro.

Le réseau énergétique connecte tout le monde ; Teréga participe par exemple à un grand nombre de projets. Mais la santé de notre entreprise est également liée à celle des autres acteurs et nous accompagnons donc l’ensemble du dispositif. Ces trois facteurs me semblent importants à prendre en compte.

Par ailleurs, la fédération de l’ensemble du dispositif, réalisée par l’équipe de projet, est essentielle. Les thématiques que nous avons choisies portent sur le long terme. Qu’il s’agisse de la transition énergétique ou de la décarbonation, l’essentiel consiste à créer la dynamique. En revanche, les décisions des industriels prendront deux à trois ans à se dessiner même si elles sont accompagnées de subventions associées ou d’un dispositif d’accompagnement. En fonction de la nature des projets, les fruits des dynamiques initiées peuvent être recueillis deux ans, cinq ans, voire dix ans plus tard ; mais l’essentiel consiste à agir et à ne pas lâcher les rênes. C’est la raison pour laquelle nous sommes heureux que les phases 1 et 2 aient vu le jour.

Enfin, pour les industriels que nous sommes, le programme permet de régler le « socle » industriel dont nous avons besoin. Ce socle industriel nous aide à nous développer ou à transformer nos compétences vers les métiers de demain. En outre, lors de la première phase, nous avons également traité les aspects logistiques. Dans nos discussions avec les industriels, il peut ainsi arriver que nous discutions de l’échange domanial.

Nous avons également traité le numérique, élément essentiel pour la compétitivité de toutes les industries. Les entreprises comme les nôtres, qui disposent d’un peu plus de moyens et de facilité que les autres, ont une responsabilité vis-à-vis du territoire, afin d’aider l’ensemble des entreprises à passer le seuil de l’utilisation des outils modernes digitaux.

En résumé, une belle dynamique peut intervenir à partir du moment où l’ensemble des parties prenantes s’inscrit dans un enjeu local, qui peut consister à accompagner des entreprises, afin qu’elles se portent mieux. Dans tous les cas de figure, il existera un retour. Chacun doit bien le prendre en compte, ce qui est effectivement le cas dans notre territoire.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos présentations liminaires particulièrement détaillées. Avant de céder la parole au rapporteur, je souhaite poser une question à chacun d’entre vous.

Monsieur Bourron, ma question concerne le cadre de la phase 2 qui a été déployée. L’estimez-vous suffisant et surtout suffisamment financée ? Au vu de l’évolution de la situation macroéconomique, mais aussi des besoins des industries et des projets que vous rencontrez, français ou étrangers, pensez-vous qu’il faille réorienter la feuille de route des Territoires d’industrie sur des missions nouvelles ? Faut-il laisser de côté certaines missions qui sont aujourd’hui « réglées », afin de calibrer au mieux le programme dans ses phases futures ?

Monsieur Wohrer, vous avez mentionné le portail France Foncier +, qui a connu un certain retentissement lors du dernier sommet Choose France. Un an après sa présentation, pouvez-vous nous dresser un point d’étape, un retour d’expérience sur les premiers usages de ce portail ? Estimez-vous qu’il a répondu aux besoins des industriels que vous rencontrez ? Quelles mesures faudrait-il prendre pour pouvoir répondre encore mieux à ce type de besoins exprimés par les industriels ?

Madame Le-Bars, vous avez mentionné le détail des actions menées. Pouvez-vous nous fournir des exemples concrets de réussite ou à l’inverse nous faire part d’axes d’amélioration de ces territoires ? Surtout, de nombreux dispositifs existent sur nos territoires, qui peuvent être mis en œuvre par les agglomérations, les régions, l’État et ses multiples services déconcentrés. Estimez-vous que le programme Territoires d’industrie est venu percuter d’autres dispositifs qui existaient auparavant ou qui ont été mis en œuvre par la suite ? Je pense notamment aux pôles de compétitivité. Faudrait-il procéder à une rationalisation ?

Monsieur Mockly, vous avez esquissé la thématique de l’équilibre entre le public et le privé. Estimez-vous que la part donnée aux chefs d’entreprise qui animent ces territoires d’industrie est suffisante ? Estimez-vous que les industriels de votre territoire si emblématique sont suffisamment associés à ce type de programme ? La gouvernance devrait-elle évoluer ?

M. Stanislas Bourron. La deuxième phase du programme s’étale de 2023 à 2027. Ces programmes ont des durées de vie assez réduites, qui sont plutôt alignées avec la durée des mandats locaux, notamment municipaux. À chaque échéance, nous nous interrogeons sur le contenu et la manière de procéder.

S’agissant de votre question sur la réorientation de la feuille de route, le contexte actuel évoluant très vite, il serait peut-être pertinent d’ici quelques mois ou un an de conduire un point d’étape et d’évaluer la pertinence de réajuster les conditions d’intervention et prioriser certains aspects par rapport à d’autres. Mais un point doit être impérativement priorisé : la nécessité de s’adapter aux contextes locaux. En effet, la force de ces programmes réside dans l’appropriation des programmes par les acteurs locaux, qui s’emparent du sujet, même si des échecs sont aussi parfois à regretter.

À mon avis, il est essentiel de ne pas décider depuis Paris de la manière dont chaque territoire doit fonctionner. Je suis convaincu que ces programmes produisent des résultats parce qu’ils fournissent aux acteurs locaux les leviers pour leur permettre d’avancer, à partir d’un cahier des charges général. Dès lors, il peut être pertinent pour les acteurs d’orienter leurs choix à partir d’outils permettant d’aller plus loin sur certains sujets.

Ensuite, s’agissant du financement, l’État intervient en garantissant la prise en charge de postes d’ingénierie, qui a été confirmée dans la loi de finances 2025 adoptée le 14 février dernier et que nous espérons voir se poursuivre, dans la durée du programme. Il s’agit là d’une des priorités des ministres en charge du dossier.

La partie investissement est principalement accueillie aujourd’hui par l’État dans le fonds vert, au sein d’une enveloppe qui a permis de mobiliser 63 millions d’euros en 2024, autour de soixante projets financés. Les moyens ne sont plus disponibles aujourd’hui pour accompagner les missions « Rebond industriel », des objets très intéressants, mais plus ponctuels que le programme Territoires d’industrie, plus structurel.

Tout en restant à ma place et en respectant les décisions qui seront prises le moment venu par les autorités ministérielles et le Parlement, il me semble important de conserver ces leviers financiers dans le cadre du fonds vert, pour permettre cette capacité d’accompagner notamment les traitements de friches. Si nous voulons être raisonnables dans l’utilisation de notre sol, y compris préserver les terrains agricoles et conduire un développement raisonné de nos territoires, il importe également de savoir réutiliser le bâti déjà existant, artificialisé, notamment les anciens bâtiments industriels. Il faut donc disposer de fonds spécifiques, car il s’agit d’opérations coûteuses.

Il nous semble que le fonds vert, qui a été mis en œuvre pour la première fois en 2024 sur ces crédits, a très bien fonctionné, à la satisfaction de tous, y compris des différents opérateurs. Dans ce cadre, il serait souhaitable que nous puissions continuer à avancer de cette manière. Bien évidemment, cela dépendra d’arbitrages qui ne sont pas de mon ressort.

M. François Wohrer. Le portail France Foncier + constitue clairement un succès, qui se matérialise par un succès extrêmement satisfaisant. Il répond donc à un véritable besoin. À l’heure actuelle, près de 800 sites sont ainsi répertoriés, y compris les cinquante-cinq sites « clés en main ». Le fait de pouvoir disposer d’un lieu unique où l’on peut synthétiser l’ensemble des informations disponibles permet effectivement de proposer un outil particulièrement utile à des tierces parties.

Aujourd’hui, nous travaillons à la fois sur une amélioration quantitative et qualitative du site. Il s’agit ainsi d’améliorer l’exhaustivité des sites disponibles. Nous voudrions les sites privés soient répertoriés, ce qui n’est pas le cas actuellement, mais également que l’ensemble des agents publics soit motivé à intervenir et à transmettre les données. C’est la raison pour laquelle nous envisageons un changement de gouvernance de ce site ; en associant de façon beaucoup plus étroite les collectivités locales, et notamment les régions. Sur le plan qualitatif, nous continuons d’investir dans le site, afin de faire en sorte que les données soient mises à jour régulièrement.

La contrainte foncière constitue un élément majeur, dans la mesure où une opération foncière qui implique le secteur industriel est globalement moins rentable que celle qui se construit autour d’un commerce, d’un logement ou du tertiaire. En conséquence, si nous voulons que ces sites soient disponibles pour le secteur industriel, nous devons trouver un moyen. Dans ce cas précis, la logique subventionnelle a du sens pour faire en sorte que ces projets industriels soient véritablement compétitifs.

Mme Audrey Le-Bars. Dans les années 2000, notre territoire s’est désindustrialisé. Face à la tertiarisation de l’économie, il a fallu mener un grand travail pour relancer l’attractivité des métiers de l’industrie. Les industriels du bassin Lacq-Pau-Tarbes ont fait part de leur souhait de travailler très rapidement sur une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences sur le territoire (GPECT) à la sortie de la crise du Covid.

La GPECT nous a permis de mener un travail prospectif à horizon de trois ans ; les résultats de ce diagnostic prospectif nous ont rassurés, puisqu’il a établi que 3 000 emplois allaient pouvoir être créés sur le territoire. En conséquence, les acteurs de l’emploi, de la formation et des compétences, très nombreux, ont décidé d’adapter les besoins de formation au niveau du territoire. La cartographie de l’offre de formations offerte par les plans régionaux de formation (PRF) sur le territoire que nous avons établie a révélé des carences, des « trous dans la raquette ». Nous nous sommes donc appuyés sur les dispositifs nationaux pour répondre véritablement à nos besoins, au plus près des bassins industriels.

Nous avons ainsi établi par exemple une école de production sur la chaudronnerie-soudure à Tarbes, mais aussi travaillé avec les industriels de la métallurgie sur l’avion décarboné de demain dans le cadre d’un consortium de dix acteurs. Nous avons pu massifier le projet pour répondre aux enjeux et les industriels ont investi 57 millions d’euros pour les besoins de formations et de compétences sur le territoire. Un campus des métiers et des qualifications émergera également sur le bassin de Lacq, autour de la transition écologique.

Grâce à cette vision prospective, nous avons pu répondre aux besoins concrets des industriels, dans un temps assez court. Nous avons ainsi décroché 23 millions d’euros de subventions au titre de la formation professionnelle sur notre territoire, dans le cadre d’une relation de confiance et de solidarité avec les industriels.

Le deuxième enjeu concerne la continuité industrielle au niveau du foncier, notamment des friches. Des porteurs de projets de démantèlement de friches ont été identifiés sur notre territoire et devraient bénéficier très rapidement de 3 milliards d’euros d’investissement afin de prendre en compte le coût de compensation environnementale.

Le millefeuille administratif est souvent évoqué par les industriels, qui préconisent un guichet unique, mais celui-ci ne pourra pas nécessairement être obtenu. En revanche, nous nous efforçons de faire de Territoires d’industrie un « parlement de l’industrie », localement, afin de rassembler toutes les composantes qui travaillent sur l’industrie. À partir du moment où il existe une feuille de route claire sur la réindustrialisation d’un territoire, les parties prenantes s’alignent.

M. Dominique Mockly. Face à ce millefeuille, l’un des rôles de Territoires d’industrie consiste précisément à en faciliter la compréhension par les industriels, qui se mobilisent à partir de projets, sur leur territoire.

Faudrait-il modifier la gouvernance ou la façon dont les industriels interagissent avec les organismes publics ? Je ne peux vous répondre qu’à la lumière de notre expérience locale. Sur le territoire Lacq-Pau-Tarbes, nous sommes deux référents ; pour ma part je me concentre surtout sur Lacq-Pau. Notre rôle consiste notamment à proposer des relais d’animation, pour donner une âme au programme Territoires d’industrie autour de projets, de manière collective. La démarche est d’ailleurs semblable à celle qui est à l’œuvre dans une entreprise. De manière modeste, nous essayons de nous aligner sur le rythme des sollicitations.

En résumé, après une phase d’anticipation stratégique, nous proposons un accompagnement quotidien du dispositif, avant de susciter une mobilisation assez forte lorsqu’il s’agit de concrétiser les projets.

M. Alexandre Loubet, rapporteur de la commission d’enquête. Avant de vous poser des questions transversales, je souhaite m’adresser à chacun d’entre vous.

Monsieur Bourron, pouvez-vous nous présenter les différentes missions de l’ANCT en faveur de la réindustrialisation, par-delà le programme Territoires d’industrie ?

Monsieur Wohrer, pouvez-vous détailler les rôles respectifs de la Banque des territoires et de BPIFrance, ainsi que leur complémentarité sur nos territoires industriels ?

Madame Le-Bars et monsieur Mockly, vous représentez à la fois les acteurs publics et privés actifs dans le cadre de Territoires d’industrie. Quelles sont les principales difficultés rencontrées dans la mise en place et la mise en œuvre du programme ? Quelles pistes d’amélioration pourriez-vous suggérer ?

M. Stanislas Bourron. L’ANCT est compétente sur les thématiques d’aménagement et de développement des territoires, notamment les plus fragiles. Parmi ses champs d’intervention, figure le développement d’activités économiques, notamment industrielles. Ce programme reflète la volonté des ministres de l’industrie et de l’aménagement du territoire, dans le cadre interministériel d’un co-portage, constitutif de nos missions.

L’Agence ne prétend aucunement porter la politique industrielle du territoire. En revanche, à travers des leviers spécifiques, nous fournissons la mécanique de travail que j’évoquais précédemment ; la logique d’ingénierie accompagnant la logique d’investissement. Il s’agit ainsi de donner les moyens aux écosystèmes locaux de pouvoir travailler dans de bonnes conditions et, ensuite, pouvoir porter des investissements.

Trois leviers ont ainsi été déployés depuis la création de l’Agence. Le premier, le plus structurant, est naturellement Territoires d’industrie. Il s’organise autour d’un écosystème local, que nous animons grâce à une « boîte à outils » fournie aux acteurs locaux en lien avec des grands partenaires, dont la Banque des territoires. Il offre des financements d’investissement, des chefs de projet d’ingénierie, que nous animons ; mais également des capacités permettant de lancer des études d’accompagnement en ingénierie ponctuelle, en plus d’une animation régionale également financée par l’État. Il s’agit ainsi de renforcer la coordination régionale entre l’État et les régions. Les chefs de projets et les binômes sont identifiés et ont pour vocation consiste à faire avancer les dossiers.

Le deuxième levier porte sur les sites « clés en main », visant à offrir des terrains compatibles avec les règles d’urbanisme et disponibles pour une activité industrielle. C’est ainsi que cinquante-cinq sites « clés en main » ont été identifiés sur le territoire national pour pouvoir attirer des investissements. Cet aspect est essentiel pour la visibilité nationale, voire internationale. Il se trouve que ces sites correspondent assez souvent à des territoires d’industrie.

Le troisième levier s’attache à intervenir sur des situations difficiles, à travers le dispositif « Rebond industriel ». Lancé au tournant des années 2020, il avait pour vocation à répondre aux difficultés, notamment rencontrées dans le secteur automobile en raison de la transition vers le moteur électrique. Celles-ci entraînent des effets majeurs sur la sous-traitance et sur le fonctionnement de l’ensemble de l’écosystème. Des missions « Rebond » ont ainsi été mises en place, c’est-à-dire des accompagnements dévolus à des territoires plus restreints, généralement autour d’une entreprise ou d’un bassin de vie, parfois plus petit que le territoire d’industrie. L’objectif consiste ici à identifier, sur ces bassins de vie, d’autres projets et la manière de les faire émerger, pour recréer de l’emploi industriel et attirer de nouvelles entreprises.

Ces missions ont rencontré un très grand succès. Elles s’articulent en deux temps : un premier temps d’investigation à travers une mission d’étude d’ingénierie pour réaliser un inventaire, identifier les stratégies, les leviers et les objets qui peuvent être soutenus ; et un deuxième temps, organisé autour des enveloppes de soutien, entre 1 et 3 millions d’euros par site, pour intervenir en subvention de façon raisonnée et raisonnable sur les projets qu’il faut soutenir pour permettre l’effet de levier.

L’objectif consiste bien de répondre à une crise grâce à des outils permettant de rebondir et d’initier une nouvelle dynamique positive, et de retrouver des capacités de création d’emplois sur un territoire. Chacune des thématiques aborde des angles différents : les infrastructures de fond à moyen et long terme avec Territoires d’industrie ; des sites pouvant accueillir demain de grands projets industriels avec le dispositif « clés en main » ; des missions ponctuelles sur des sites en difficulté, à travers les missions Rebond.

M. François Wohrer. Monsieur le rapporteur, vous m’avez interrogé sur la répartition des rôles entre la Banque des territoires et BPIFrance. Tout d’abord, nos relations sont excellentes. Je rappelle par ailleurs que la Caisse des dépôts possède 50 % du capital de BPIFrance. Nous voulons éviter la survenue de situations de concurrence entre nos deux institutions. Nous avons établi à ce titre une règle très simple : un dossier qui sera rejeté par l’une ne sera jamais approuvé par l’autre.

Quand un projet développe une dimension fortement territoriale, plutôt immobilière et locale, la Banque des territoires intervient. Ainsi, la Banque des territoires se concentre plutôt sur l’immobilier d’entreprise, sur les territoires. Lorsqu’il s’agit du fonds de commerce d’une opération au niveau de l’entreprise elle-même, BPIFrance est activée.

Ces règles s’adaptent néanmoins lorsque des situations particulières voient le jour, afin que chaque dossier soit traité de façon efficace. À titre d’exemple, je peux citer la mégausine Verkor, dans le nord de la France. Sur un tel dossier emblématique, la Banque des territoires et BPIFrance interviennent de concert : la Banque des territoires a engagé 150 millions d’euros de prêts subordonnés et BPIFrance agit à partir de ses fonds propres et de financements bancaires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi de me faire l’avocat du diable. Compte tenu de vos excellentes relations, de vos règles communes et malgré une répartition des rôles qui semble assez claire, pourquoi n’existe-t-il pas une seule entité plutôt que deux ?

M. François Wohrer. Cela tient d’abord à une question de répartition des risques, illustrée par exemple dans le dossier Verkor. De plus, sur certains dossiers, BPIFrance ne dispose pas des moyens d’agir seule. Ensuite, la Banque des territoires se focalise sur l’impact territorial, qui n’est pas au cœur de l’expertise de BPIFrance. Mais encore une fois, sur le plan organisationnel, je peux certifier de l’inexistence de doublons. En ce moment, nous travaillons par exemple de manière conjointe sur un dossier de petits réacteurs nucléaires, que nous instruisons ensemble et dans lequel nous investirons chacun à hauteur de 10 millions d’euros.

Mme Audrey Le-Bars. La principale difficulté que je discerne dans notre cas est liée au périmètre. Ainsi, notre territoire d’industrie ne correspondait pas à un périmètre administratif, puisque le projet était à cheval sur deux régions, regroupant onze intercommunalités pour un total de 536 000 habitants, mais également des élus et des industriels qui se connaissaient assez peu. Nous sommes donc partis d’une « feuille blanche » et il a fallu convaincre, expliquer le contenu et la valeur ajoutée du programme et de la labellisation. Nous sommes parvenus à impliquer tout le monde sur un territoire où l’industrie avait été quelque peu oubliée.

Nous avons heureusement eu la chance d’interagir avec de bons référents, qui nous ont permis d’accompagner le projet et de s’assurer de sa continuité, grâce à leur animation. La deuxième vague a été particulièrement utile à ce titre, en permettant l’accompagnement à l’ingénierie de projet, qui nous a permis d’accélérer les démarches. Aujourd’hui, notre territoire est structuré, validé et reconnu.

Néanmoins, nous identifions un certain nombre de freins. Ils concernent particulièrement les infrastructures énergétiques ou de transport. Je pense notamment aux carences en matière logistique et ferroviaire, alors même qu’il est demandé aux industriels de travailler sur des mesures de gaz à effet de serre sur la chaîne de valeur d’entreprise (Scope 3). Le GIP Chemparc a certes signé une convention avec Réseau de transport d’électricité (RTE) et Enedis, pour obtenir un éclairage sur notre territoire, mais il est exact que le défi des infrastructures nous dépasse quelque peu au regard des enjeux, notamment les enjeux de décarbonation.

Ensuite, les plateformes, notamment chimiques, disposent d’un premier label, mais qui ne correspond pas forcément aux enjeux de notre territoire. Il conviendrait donc de travailler sur une « action » plateforme. Par ailleurs, nous voyons apparaître des sujets d’acceptabilité de la réindustrialisation sur les territoires, particulièrement sur des territoires plus ruraux, connaissant moins d’industries que l’Est ou le Nord de la France. Il s’agit ainsi de concilier les enjeux de réindustrialisation et l’acceptation sociétale sur les territoires.

M. Dominique Mockly. Je partage ces propos. J’ajouterai qu’initialement, les régions ont un peu subi la mise en place du dispositif, avant de s’adapter. Il aurait sans doute été possible d’agir plus rapidement et plus efficacement si le dispositif avait dès le départ allié les dimensions nationales et régionales.

Nous arrivons la plupart du temps à surmonter les difficultés, qui portent sur des problèmes d’alignement, particulièrement dans le domaine des infrastructures. Dans notre feuille de route stratégique locale figure par exemple l’enjeu de l’hydrogène, lequel ne dispose pas encore de sa propre feuille de route stratégique nationale. De temps en temps, nous sommes ainsi confrontés à ce genre de décalage, qui contribue à ralentir un certain nombre de programmes.

Au-delà, il peut également exister des problèmes d’alignement de systèmes de soutien, certains relevant de l’échelon national et d’autres de l’échelon régional. De plus, dans un même projet, les différents industriels ne sont pas toujours éligibles au même système, notamment en raison de leur taille respective. Le millefeuille administratif dont nous parlions précédemment, complique parfois nos interventions. Nous sommes donc obligés d’adapter le projet que l’on pourrait sans doute massifier si ce millefeuille n’existait pas.

Enfin, un point d’amélioration demeure ; il concerne la sensibilisation des populations à l’acceptabilité des nouveaux sujets, en anticipant le déploiement d’un certain nombre de projets. Nous devons mieux expliquer auprès du grand public les différentes étapes et l’ambition que souhaite porter le territoire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie. Le premier thème transverse que je souhaiterais aborder, qui me semble être le plus indispensable, concerne le foncier. Si nous souhaitons réindustrialiser la France et faire en sorte que l’industrie s’établisse à 15 points du PIB d’ici 2035 – objectif gouvernemental qui semble peu réaliste –, il faudrait dégager à peu près 30 000 hectares de foncier disponible.

Les cinquante-cinq sites « clés en main » couvrent à peu près aujourd’hui 2 900 hectares. Existe-t-il un objectif à l’horizon 2030 ou 2035 dans ce domaine, afin de couvrir davantage d’hectares, qui seraient facilement accessible pour de nouveaux industriels désireux de s’implanter ? Ensuite, quelles pistes préconiseriez-vous pour assouplir la règle dite du zéro artificialisation nette (ZAN) ? Aujourd’hui, les intercommunalités de France considèrent qu’au regard des objectifs fixés actuellement par l’objectif ZAN, 90 % d’entre elles n’auront plus de foncier disponible pour l’industrie en 2030. Dès lors, l’ambition de libérer 30 000 hectares semble complètement intenable. La proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, dite « proposition de loi Trace », actuellement en discussion au Sénat, a bien pour objet de libérer 10 000 hectares sous cinq ans, bien en deçà des objectifs. Quelles pistes préconisez-vous pour assouplir les contraintes en matière d’artificialisation ?

M. Stanislas Bourron. L’enjeu du foncier est effectivement essentiel. Le dispositif « clés en main » existe depuis quelques années et s’est déployé à partir de plusieurs vagues successives. Une partie de ces sites n’a pas été mobilisée à ce jour. Les enjeux portent à ce titre sur la volumétrie, la localisation et les acteurs. En effet, les demandes sont extrêmement variables en termes de tailles d’implantation. Il faut également évoquer la desserte électrique, c’est-à-dire la capacité à amener les réseaux électriques nécessaires pour établir une industrie décarbonée. Dès lors, certains critères sont parfois exogènes au strict sujet de foncier.

L’ANCT a agi en collaboration avec les acteurs départementaux, régionaux puis nationaux à partir des 200 sites initialement sélectionnés pour le programme « clés en main », pour finalement en retenir 55 répondant à l’ensemble des critères. Il s’agit d’une machinerie assez lourde pour aboutir finalement à une logique de labellisation, au sein de laquelle la Banque des territoires peut effectuer des accompagnements financiers. Par ailleurs, d’autres dispositifs parallèles sont établis par d’autres acteurs publics. À titre d’exemple, une région a elle-même lancé ses propres sites « clés en main ».

D’autres manières de fonctionner nous semblent envisageables. Il s’agirait par exemple de s’appuyer sur un inventaire du foncier disponible, notamment à travers le portail France Foncier +, mais également de le porter à connaissance. Plutôt que de privilégier des « salves » de labellisation, il apparaît opportun d’organiser un système d’auto-labellisations. Dans cette optique, les sites qui considèrent avoir un foncier disponible entrent dans une logique de réponse à un cahier des charges national et sont ensuite labellisés comme des sites « clés en main ». Cette réflexion s’inscrit donc dans un système plus déconcentré, à partir d’un cahier des charges minimal, de plus grande proximité. À ce stade, il s’agit d’une ébauche de réflexion, qui a pour objet d’établir un système plus local.

Vous avez également mentionné les projets de zéro artificialisation nette (ZAN). L’ensemble de nos programmes vise à éviter l’extension urbaine au sens large, qui impacte notre monde agricole et notre écosystème. En conséquence, il faut d’abord réinvestir les terrains déjà artificialisés. De fait, il existe des espaces artificialisés, encore mobilisables aujourd’hui, mais il est exact que la démarche n’est pas aisée. C’est la raison pour laquelle il nous faut encore travailler sur les outils que l’État pourra mobiliser en compagnie des grands opérateurs, afin de rendre ces opérations crédibles.

En résumé, au-delà du nombre d’hectares, l’objectif consiste ici à se concentrer sur les zones déjà artificialisées, où de belles opérations peuvent être réalisées.

M. François Wohrer. Selon moi, la problématique ne consiste pas à libéraliser le ZAN, mais à faire en sorte que les friches soient disponibles. Vous avez mentionné 30 000 hectares qui seraient nécessaires, mais selon les estimations du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), il existe déjà 100 000 hectares de friches. À cet effet, la Banque des territoires va lancer un nouveau portail, intitulé Friches+, grâce à des subventions de l’Union européenne.

Mme Audrey Le-Bars. De nombreuses friches sont également présentes sur notre territoire. À ce titre, nous ne pouvons que déplorer que les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) n’existent plus. En effet, lorsqu’un porteur de projet arrive sur un territoire ou souhaite s’implanter, il est confronté à des servitudes qui sont regardées à la parcelle. Il manque une vision « collective » à l’échelle d’une plateforme ou d’une zone friche. Se pose également la question des financements. À un moment donné, un fonds friches a été créé, mais nous n’en entendons plus parler. Dès lors, nous éprouvons des difficultés à accompagner des porteurs de projets.

Pour contourner ces difficultés, nous travaillons avec les intercommunalités pour établir des orientations d’aménagement et de programmation (OAP) et essayer d’établir un nouveau programme lisible sur ces zones friches. Face aux difficultés de récupérer le foncier, certaines intercommunalités engagent le pari d’acheter des friches, dont les implications sont à la fois politiques et financières. Malheureusement, les dispositifs d’accompagnement ne sont pas forcément alignés.

En résumé, les intercommunalités ont compris les enjeux du ZAN et la nécessité d’établir une vision programmatique des friches. Mais elles s’interrogent sur l’avantage de mobiliser une friche quand elles sont obligées d’établir des compensations environnementales aussi importantes que s’il s’agissait de terres agricoles ou de zones naturelles.

M. Dominique Mockly. Je partage encore une fois les propos de Mme Le-Bars. La question des friches est pour nous à la fois prioritaire, mais également très compliquée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Malheureusement, les Territoires d’industrie ne sont pas encore tous des sites « clés en main », de même que les friches. Je souhaite mentionner une proposition qui me tient particulièrement à cœur et que j’ai l’habitude d’évoquer avec bon nombre d’industriels dans mon territoire d’élection dans l’est de la Moselle. Elle n’a pas la prétention de résoudre tous les problèmes, mais elle vise à accorder une dérogation aux règles environnementales lors de l’implantation ou de l’extension d’un site, au titre de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM).

Cette dérogation est appliquée de manière quasi systématique pour l’implantation d’éoliennes, mais ces dernières ne créent pas d’emplois de manière directe à l’endroit elles sont implantées, contrairement à un projet industriel. Je souhaiterais proposer que tout projet industriel créateur de nombreux emplois soit qualifié de manière systématique de RIIPM à la condition qu’il s’implante sur une friche industrielle. Naturellement, des possibilités de recours et d’opposition y seraient également attachées. Quelle est votre position sur ce sujet ?

M. François Wohrer. Cette idée me semble a priori intéressante. En effet, il n’est pas pertinent de remettre à niveau des terres agricoles pour ensuite y implanter une industrie potentiellement polluante. La problématique de dépollution a atteint un tel niveau d’exigence, qui n’est pas forcément nécessaire à la lumière d’une implantation industrielle ultérieure. Votre question me prend de court, mais j’éprouve à son endroit une certaine sympathie.

Mme Audrey Le-Bars. Je partage la même opinion. Cette proposition me semble aller dans le bon sens, notamment pour des projets sur notre territoire qui requièrent un tel accompagnement, afin d’être accélérés.

M. Dominique Mockly. Je suis aligné sur cette position. Nous connaissons de nombreuses friches, qui présentent des problèmes de ce type. Si nous ne nous en occupons pas, nous parviendrons toujours à implanter ces activités de type éoliennes, certes utiles pour la production d’énergie, mais qui ne sont pas créatrices d’emplois, localement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour cette unanimité. J’ai évoqué les éoliennes à dessein, dans la mesure où il me semble absurde qu’une telle dérogation ne soit pas appliquée pour des projets créateurs de très nombreux emplois ou des projets très innovants. Je précise que cette dérogation est appliquée depuis la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, dite « loi industrie verte ».

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite précisément revenir sur la loi industrie verte. Monsieur Bourron, comment évaluez-vous l’impact de cette loi sur les labels créés et les crédits d’impôt ? Les crédits d’impôt, établis par exemple sur les pompes à chaleur ou sur certains domaines d’extraction de matières premières, seraient-ils de nature à être élargis, sur le modèle de ce qui a été réalisé aux États-Unis, à travers l’Inflation Reduction Act (IRA) ? Enfin, les dispositions prises en matière foncière vous semblent-elles aller dans le bon sens ? Faudrait-il élargir ces dispositifs après les avoir votés lors de la loi industrie verte ?

M. Stanislas Bourron. Je reconnais une relative incompétence personnelle concernant l’évaluation de cette loi. Les acteurs directement au contact de ses effets pourront certainement vous apporter un avis plus éclairé que le mien.

Simplement, pour établir un lien avec le sujet précédent, l’un des enjeux cruciaux concerne l’acceptabilité de l’industrie. La réindustrialisation du pays est aujourd’hui devenue un sujet assez consensuel, mais cela n’était pas le cas il y a encore quinze ans. Désormais, tout le monde veut aller plus loin et évoque les questions de foncier et de compétences, mais le sujet de l’acceptabilité des populations est également essentiel.

L’ANCT est confrontée à des situations de tension liées à l’imaginaire suscité par l’industrie, qui est encore marqué par les grandes cheminées qui crachaient une fumée noire, que nos arrière-grands-parents et grands-parents ont pu connaître. Dans certains endroits où l’on demande d’intervenir pour réaliser des travaux, nous sommes obligés de déployer de nombreuses réunions de concertation et de participation, pour essayer d’embarquer la population et lui faire accepter des projets d’extension d’activités industrielles, quelle que soit leur taille.

La tertiarisation de notre activité économique a rendu l’industrie moins familière qu’elle a pu l’être, y compris dans certains territoires qui possèdent un passé industriel. Dès lors, l’acceptation du retour de l’activité industrielle dans une nouvelle norme exige un investissement et une communication renouvelée de la part des industriels et des écosystèmes. Cette tâche est particulièrement ardue.

M. François Wohrer. Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais la loi n’a été promulguée qu’à la fin 2023. Il me semble donc prématuré de pouvoir réaliser un retour d’expérience, notamment parce que l’industrie est un sujet de temps long. Je souligne par ailleurs la nécessité de normes stables.

Mme Audrey Le-Bars. Sur notre territoire, la décarbonation et le basculement sur les nouvelles énergies sont extrêmement concrets. Ces enjeux ont d’ailleurs été intégrés par les industriels bien avant la promulgation de la loi, notamment à travers les problématiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et de responsabilité territoriale des entreprises (RTE). Compte tenu des événements géopolitiques des derniers mois, les actions en faveur de la décarbonation des industriels, très consommatrices en dépenses d’investissement (capital expenditure ou Capex), ont tendance à ralentir. Je pense particulièrement aux industriels de taille plus modeste comme les très petites entreprises (TPE), les petites et moyennes entreprises (PME) ou petites et moyennes industries (PMI). Sur notre territoire, elles préfèrent investir dans des équipements productifs. Pour elles, le choix entre décarbonation et stratégie de diversification vers l’industrie de défense est assez vite opéré.

M. Dominique Mockly. Des dispositifs existent néanmoins en matière de décarbonation. Notre territoire d’industrie est très impliqué dans le programme zone industrielle bas-carbone. Ces dynamiques sont essentielles et permettent d’ajuster les solutions les plus acceptables pour le territoire et les industries. En tant qu’opérateurs, notre rôle consiste précisément à expliquer aux industriels quelles sont les meilleures solutions.

Aujourd’hui, les industriels essayent de voir comment, sans dépenser trop de Capex, ils peuvent adapter leur consommation à travers tous les dispositifs existants, par exemple en rachetant des certificats. De notre côté, nous leur rappelons la nécessité d’anticiper les échéances.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué un peu plus tôt la nécessité de disposer d’un socle industriel de base, composante qui a manqué ces dernières années, voire décennies en France. En conséquence, certaines innovations n’ont pas été développées sur le territoire national. Malheureusement, notre manque de compétence, notre perte de savoir-faire nous ont fragilisés, par exemple dans la filière nucléaire.

Comment percevez-vous, à travers vos différents rôles, échelons et fonctions, le plan France 2030 avec lequel vous travaillez conjointement ? France 2030 poursuit des objectifs tout à fait louables, qui consistent pour moitié à financer la recherche et pour l’autre moitié la décarbonation et le soutien aux acteurs dits émergents comme les start-ups. Cependant, contrairement au plan France relance, qui lui a précédé, France 2030 néglige le socle industriel de base, les PME et ETI, qui constituent pourtant les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France.

Comment le ressentez-vous, notamment dans le Sud-Ouest ? Comment considérez-vous ce plan massif d’investissement, qui reflète finalement la politique d’investissement d’un gouvernement ? Est-il suffisant pour soutenir les acteurs industriels de base ?

M. Stanislas Bourron. France 2030 et Territoires d’industrie sont effectivement articulés. Nous travaillons également avec les équipes du secrétariat général pour l’investissement (SGPI), afin qu’elles obtiennent une meilleure vision territoriale de l’impact de leur investissement. Au départ, l’enjeu portait surtout sur les filières, mais, elles ont perçu l’enjeu d’identifier la territorialisation, la localisation. Par ailleurs, 70 % de l’industrie, en France est située en dehors des grandes métropoles, dans le territoire rural ou périurbain.

M. François Wohrer. La Banque des territoires est opératrice pour le compte de France 2030, à hauteur de 5,5 milliards d’euros. Sur cette somme, 2 milliards d’euros ont été employés pour des investissements et les 3,5 milliards d’euros restants ont plutôt été orientés vers des subventions.

Je ne pense pas qu’il faille opposer les deux aspects. France 2030 produit un travail extraordinaire. L’impact du mandat « Compétences et métiers d’avenir » est extrêmement notable en matière de formation, y compris d’écoles professionnelles. Certaines subventions pour les appels à projets Première Usine, opérées par BPIFrance, engendrent des effets particulièrement évidents.

S’agissant d’innovation, nous avons déjà évoqué les petits réacteurs modulaires nucléaires. Sans le SGPI et sans France 2030, nous n’aurions pas pu progresser dans ce domaine. Cela ne signifie pas qu’il faille nécessairement se contenter des dispositifs existants, mais je demeure positif vis-à-vis de l’action de France 2030.

Mme Audrey Le-Bars. Notre territoire d’industrie produit de très bons résultats, notamment grâce à la présence de sous-préfets France 2030, qui accompagnent au quotidien les orientations vers les guichets et les dispositifs. Nous avons également profité du dispositif « Rebond industriel ». Même si l’enveloppe associée est relativement modeste, elle nous a permis d’aider principalement les TPE et PME.

Ensuite, il est exact qu’initialement, France 2030 était assez centralisé au niveau du SGPI. Désormais, nous commençons à bénéficier de financements régionalisés à travers des conventions avec les régions, qui nous permettent d’adapter les filières nationales à des filières régionales, qui correspondront plus à notre thématique.

En revanche, nous aurions besoin de bénéficier d’une meilleure visibilité dans les futurs appels à projet qui émergeront bientôt. Cette visibilité pourrait ainsi être établie de manière annuelle, afin de connaître les grands renouvellements des appels à projet, selon les thématiques. Ce faisant, nous pourrions mieux mobiliser les industriels et faire en sorte d’être au rendez-vous, pour leurs projets.

M. Dominique Mockly. Je partage entièrement les propos qui viennent d’être tenus, mais souhaite apporter un élément complémentaire. Si nous voulons réindustrialiser notre pays, il est essentiel de bénéficier des grands programmes d’investissement pour identifier les produits que nous ne fabriquons pas aujourd’hui et demander aux industriels en question de venir implanter des usines chez nous.

Laissez-moi illustrer ce propos par deux exemples. Le premier concerne Framatome, qui a initialement été créée pour exploiter la licence Westinghouse dans le domaine des réacteurs à eau pressurisée, une technologie initialement américaine. Ce rachat s’est traduit par un succès. Ensuite, nous avons dernièrement investi dans la société Hydrogène de France, qui a signé un contrat de transfert de technologie avec le fabricant de piles à combustibles canadien Ballard Power.

Si nous voulons aller vite, industrialiser de manière souveraine, nous devons être capables de faire ce qu’ont fait les autres pays, quand ils se sont dotés d’industries en venant les prendre en France. Ces dispositifs doivent permettre de rapatrier l’industrie à travers des accords partenariaux. Je parle de partenariat, dans la mesure où aucun industriel ne viendra implanter son usine en France s’il n’y voit pas un intérêt à la fois en fourniture et en retour sur investissement, à travers des dividendes. Au niveau européen, nous devons agir de la sorte, pour contrebalancer le fait qu’une grande partie de l’industrie est partie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Un pôle de compétitivité est implanté à Pau, le pôle Avenia. Pouvez-vous nous expliquer la complémentarité entre vos deux entités ? Se superposent-elles ? Travaillez-vous ensemble ? Peut-on envisager à terme une fusion ?

Mme Audrey Le-Bars. Le pôle de compétitivité Avenia travaille effectivement sur les filières géosciences et les sciences du sous-sol. Nous travaillons effectivement ensemble et je suis membre de son conseil d’administration. Il faut cependant préciser que le périmètre de ce pôle est national ; il travaille à l’échelle nationale pour structurer la filière des géosciences et du sous-sol. Son action est plus prospective que la nôtre, puisque son travail spécifique porte sur les ruptures technologiques, l’innovation, quand nous œuvrons plus sur du « concret », un accompagnement d’industriel multi-filières.

Plus largement, lorsque nous nous interrogeons sur des industriels qui souhaiteraient venir sur le territoire, nous sollicitons les « sachants » sur certaines filières, pour nous permettre de proposer un meilleur accompagnement. Par exemple, si nous voulons travailler sur les nouvelles technologies agricoles ou dans l’agroalimentaire, nous discutons avec Agri Sud‑Ouest Innovation.

En résumé, nous intervenons en complémentarité avec le pôle de compétitivité, mais nous n’exerçons pas le même métier, ni n’exerçons sur des périmètres et des échelons identiques.

M. Dominique Mockly. Pour ma part, je suis également adhérent du pôle de compétitivité Avenia. Mon entreprise possède des réservoirs et a donc besoin de s’appuyer sur un pôle de compétitivité performant en matière de sous-sol. Au niveau local, il nous permet d’interagir avec un grand nombre d’entreprises très compétentes et il étend également son champ au niveau européen.

Lorsque nous attirons un certain nombre d’industriels pour s’implanter sur le territoire, ils sont satisfaits de savoir qu’ils pourront trouver sur place un pôle qui saura leur trouver les meilleures compétences en matière de sous-sol, qu’il s’agisse aujourd’hui de géothermie ou de stockage d’hydrogène, demain. Il faut l’utiliser comme un outil de compétences au service de tous les enjeux du territoire local et, bien évidemment, du territoire national.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma dernière question porte sur le volet compétences et formations. Vous avez créé une école de production sur la chaudronnerie-soudure à Tarbes. Comment s’est déroulée cette création ? Quelle a été la place des industriels, des acteurs privés, dans le financement, l’identification des besoins locaux, mais aussi la gouvernance de cet établissement aujourd’hui ? Plus généralement, quelle est leur place dans les projets que vous pouvez soutenir ?

Mme Audrey Le-Bars. Grâce à Territoires d’industrie, nous avons pu obtenir un fonds dédié aux écoles de production, notamment pour l’amorçage et des premiers investissements. Ce projet est une réussite, car il a été véritablement porté par les industriels. Dans le cadre de la GPECT, nous avions identifié dans la région tarbaise des problématiques d’attractivité des métiers et l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) a été localement le fer de lance concernant cette production.

Nous avons donc calibré cette école en fonction des besoins des industriels, à qui nous avions indiqué dès le départ qu’il serait nécessaire de procéder initialement à nombreux accompagnements. Nous avons bénéficié de subventions au niveau national, sur tous les dispositifs. La Banque des territoires nous a accompagnés dans cette démarche. Des grands comptes nous ont également aidés, notamment la Fondation TotalEnergies, qui a initié des investissements. S’agissant du fonctionnement, nous avons sollicité la région Occitanie, qui nous a accompagnés ; et l’Éducation nationale nous a accordé une labellisation sur cette école.

Les industriels, qui siègent au conseil d’administration, créent le chiffre d’affaires de l’école de production. Tout le monde a joué le jeu, notamment les filières ferroviaires et métallurgiques. L’école entame aujourd’hui sa deuxième année d’existence et nous accompagnons désormais trente jeunes au quotidien. Nous déployons maintenant le traitement de surface et nous réfléchissons à une autre école de production sur un autre secteur, peut-être la restauration, afin d’accompagner la dynamique d’une zone d’activités économiques.

M. François Wohrer. L’expérience évoquée par Mme Le-Bars est révélatrice de ce que nous constatons globalement. Ainsi, pour pouvoir être viables, les écoles de production doivent être soutenues par le privé, afin de pouvoir répondre à un besoin réel, identifié localement.

Ensuite, il faut relever qu’elles s’adressent à des publics très locaux, qui ne se déplacent pas dans un rayon supérieur à trente kilomètres de leur lieu d’habitation, quelles que soient la qualité et la renommée de l’école de production. En conséquence, le public accueilli est extrêmement réduit, de dix à trente personnes ; il n’est pas possible de massifier les effectifs.

Enfin, si nous pouvons saluer le travail effectué concernant ces écoles de production, le principal problème concerne leur attractivité. Il ne suffit pas de créer ces écoles, encore faut-il pouvoir les remplir. Or certaines d’entre elles peinent à attirer des jeunes. Il est donc nécessaire de fournir un grand travail de communication.

M. Stanislas Bourron. L’Agence a effectivement pu accompagner une trentaine de projets d’écoles de production, des projets très locaux, qui nécessitent l’engagement des industries présentes sur place et doivent répondre à leurs besoins identifiés. L’attractivité est effectivement déterminante à partir d’un vivier de proximité, permettant de répondre à des enjeux territoriaux.

Ensuite, le dispositif des journées Usine ouverte vise justement à présenter un regard nouveau sur l’industrie d’aujourd’hui et permettre de faire découvrir ces activités à des agents qui ne sont pas familiers avec ces métiers, lesquels se sont renouvelés et sont extrêmement attractifs.

M. Dominique Mockly. Le dispositif des écoles de production répond aux territoires d’industrie au sens large et montre les synergies qui peuvent être déployées en commun pour des entreprises de taille modeste. L’idée consiste effectivement à proposer un dispositif pour répondre à des besoins d’entreprises, localement.

Mme Florence Goulet (RN). Je souhaite aborder avec vous le plan France très haut débit (PFFTHD). En effet, nous constatons encore aujourd’hui l’existence dans ce domaine de nombreuses inégalités entre les différents territoires, qu’il s’agisse de zones blanches ou de zones grises. Comment pouvez-vous agir auprès des opérateurs pour accélérer la couverture et le déploiement des nouvelles technologies, qui participent aussi à la réindustrialisation ?

M. Stanislas Bourron. L’Agence suit le déploiement du plan France très haut débit. S’il est vrai que certaines zones ne sont pas encore couvertes, des progrès immenses ont été accomplis, en une dizaine d’années, notamment dans les zones dites rurales. De manière simplifiée, il existe trois zones : les zones très denses, c’est-à-dire les grandes villes ; des zones péri-urbaines dans lesquelles les opérateurs se sont positionnés ; et les zones dites d’initiative publique, celles où les opérateurs n’ont pas voulu aller. Dans ces dernières, l’initiative est portée par des collectivités locales – régions, départements, syndicats mixtes. L’État a également dépensé plus de 3,5 milliards d’euros, en soutien.

Il y a dix ans, le taux de couverture de la fibre était de 90 % sur les zones très denses, mais de 30 % sur les zones rurales. Aujourd’hui, nous avons multiplié par cinq les locaux raccordables au réseau, soit un taux national de 93 % pour les zones très denses et 88 % pour les zones rurales. L’effet de rattrapage est donc considérable pour les zones où se situe notre tissu industriel. Dans le nord de la France, le taux de couverture est de 90 % à 95 %, y compris dans les zones rurales ; il est de 100 % à La Réunion par exemple.

Ce niveau est désormais parmi les meilleurs en Europe et le succès doit être mis au crédit de l’ensemble des acteurs locaux et nationaux. L’objectif de 100 % en 2025 ne sera pas pleinement atteint dans certaines zones. Si des difficultés de raccordement à la fibre subsistent, elles demeurent limitées et devraient être résorbées dans les années à venir.

M. François Wohrer. Je partage ces derniers propos ; il s’agit d’un incroyable succès, en sachant que les investissements pour la couverture en haut débit ont débuté dans les années 2000. Des zones posent encore problème, notamment en Bretagne et dans l’Ouest, mais globalement, le rattrapage a été assez extraordinaire. La Banque des territoires a investi dans le très haut débit plus d’un milliard d’euros et ce domaine est un exemple d’un très bon travail effectué par les acteurs publics.

M. Dominique Mockly. Concrètement, dans les territoires d’industrie, des industriels peuvent demander une amélioration des débits. Dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, ces demandes sont généralement traitées par le conseil départemental. Je fais d’ailleurs partie du comité innovation du conseil départemental, qui est chargé de traiter ces sujets. Au début du territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes, le sujet de la digitalisation des procédés de fonctionnement des entreprises m’inquiétait plus que le sujet de la connexion.

M. François Wohrer. Sur les 19 millions de personnes qui résident dans les zones les moins denses, nous en avons connecté 16 millions. Le bilan n’est pas encore parfait, mais il me semble satisfaisant, compte tenu du niveau initial.

M. Frédéric Weber (RN). J’habite à Briey, une sous-préfecture, où la fibre a été déployée depuis deux ans par une intercommunalité. Actuellement, cette zone n’est pas dégroupée. Le groupe Orange souhaite y installer la fibre, mais un litige juridique les opposant à l’intercommunalité l’en empêche. Aujourd’hui, ma ville est privée du tarif dégroupé et de la fibre de très haute qualité. Quel est votre avis sur ce sujet ? De nombreux territoires souffrent-ils du même problème en France, en raison de conflits entre des intercommunalités et les opérateurs ?

M. Stanislas Bourron. Ne connaissant pas ce cas d’espèce, je demeurerai prudent. Cependant, il y a une dizaine d’années, l’État a indiqué aux opérateurs qui s’étaient déjà déployés sur certains territoires, qu’il fallait s’accorder sur la répartition d’interventions entre trois catégories : les zones très denses, les zones appel à manifestation d’engagements locaux (Amel) et les zones d’initiative publique. Selon la zone dans laquelle se situe Briey, le régime juridique peut varier.

Dans la première catégorie, une parfaite concurrence s’applique ; dans la deuxième, un opérateur a été désigné comme étant l’acteur pour réaliser le déploiement ; et dans la troisième, celle de l’initiative publique suivie par l’Agence au titre de la politique d’aménagement du territoire, les collectivités locales sont désignées comme les acteurs. Ces dernières peuvent établir une délégation de service public auprès d’opérateurs.

Des débats locaux peuvent à ce titre voir le jour, y compris sur des qualités de déploiement, liées à des sujets de génération de réseau. Si vous le souhaitez, nous pourrons étudier avec mes équipes la situation que vous avez évoquée et nous pourrons revenir vers vous, en lien avec le préfet, afin d’éclaircir le sujet.

Dans certains endroits, il existe également des débats entre des acteurs publics regroupés dans des syndicats, notamment des syndicats mixtes, avec les prestataires délégataires qui ne sont pas forcément d’accord sur les conditions de mise en œuvre du cahier des charges initialement signé. De notre côté, nous intervenons en lien avec le ministère, pour voir comment dénouer ces difficultés ponctuelles, qui affectent peut-être votre territoire.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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17.   Audition, ouverte à la presse, de M. Etienne Tichit, directeur général de Novo Nordisk France, et M. David Ester, vice-président « projets »

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête. Nous entendons aujourd’hui M. Etienne Tichit, directeur général, et M. David Ester, vice-président « projets » de Novo Nordisk France. Messieurs, je vous souhaite la bienvenue.

Monsieur Tichit, vous avez gravi les échelons au sein de Novo Nordisk et vous êtes également vice-président de PolePharma, cluster regroupant les industriels du médicament implantés en Centre-Val de Loire, Île-de-France et Normandie.

Votre réussite est celle de Novo Nordisk, entreprise danoise spécialisée dans les traitements contre le diabète mais aussi dans l’hémostase, l’hormone de croissance, les traitements hormonaux et l’obésité. Du fait du succès de certains traitements, dont le célèbre Ozempic, Novo Nordisk est désormais la première capitalisation boursière européenne ; elle représente 4 % du PIB danois et 1 % des emplois dans le pays. Depuis 1961, elle dispose d’un site de production en France à Chartres.

Je vous remercie par avance de nous déclarer tout intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Étienne Tichit et David Ester prêtent successivement serment.)

M. le président Charles Rodwell. Pourquoi les investissements de Novo Nordisk en France ont-ils atteint un niveau record ces dernières années ? Ce choix est-il confirmé aujourd’hui ? À quels enjeux votre entreprise est-elle confrontée dans notre pays ?

M. Étienne Tichit, directeur général de Novo Nordisk France. Novo Nordisk est une entreprise danoise de santé qui a choisi la France il y a plus de soixante-six ans. Les récents investissements, très conséquents, montrent que ce choix s’est renforcé au fil du temps.

Les engagements de Novo Nordisk la distinguent. Nous avons pour ambition d’apporter de la santé à large échelle face à des maladies chroniques qui connaissent malheureusement un fort développement sur notre territoire comme dans le monde entier. En tant que Français, notre ambition est aussi de défendre l’attractivité de notre pays.

À l’heure où la France connaît des difficultés économiques et budgétaires importantes, je salue la volonté du législateur de maintenir le dialogue avec les acteurs économiques et de santé que nous sommes. Notre objectif est le même : faire le point sur ce qui fonctionne et déterminer ce qu’il faudrait corriger pour améliorer le tir. Je vais expliquer les raisons qui ont motivé nos choix d’investissement et, surtout, les leçons que l’on peut en tirer.

Je précise au préalable que Novo Nordisk n’est pas un acteur économique comme les autres : détenue par une fondation, cette entreprise veille à concilier la préservation de l’environnement avec des enjeux de santé importants. Le secteur de la santé, très réglementé, impose une qualité de travail irréprochable, la disponibilité des médicaments majeurs et une attention constante à la souveraineté, européenne et française. Pour reprendre les propos tenus la semaine dernière par Théo Guillaumot, directeur de projets Relocalisation des industries de santé à la direction générale des entreprises (DGE), la régulation économique doit être adaptée et en cohérence avec les enjeux de souveraineté. Cela vaut de l’économie industrielle, notamment dans le secteur de la santé.

Par ailleurs, notre filiale cherche à valoriser l’attractivité du territoire français, dont nous sommes un ambassadeur auprès de nos maisons mères dans un contexte de compétition interne entre les différents sites lorsqu’il s’agit d’augmenter nos capacités de production et de verdir notre production.

Novo Nordisk est spécialisée dans les maladies chroniques, comme le diabète et l’obésité, mais aussi dans des maladies rares, comme les troubles de la croissance et l’hémophilie. Elle emploie 77 000 personnes à travers le monde, dans 80 pays, et met ses solutions à disposition dans 170 pays. Le diabète et l’obésité sont un vrai défi tant en matière de santé publique que du point de vue industriel. Face à la multiplication du nombre de personnes touchées, il faut trouver des solutions à grande échelle, décarbonées et disponibles partout. On estime qu’il y aura en 2035 dans le monde environ 800 millions de diabétiques et 3,3 milliards de personnes – trois fois plus qu’actuellement – en situation d’obésité. Il faut donc de l’innovation, de la recherche et développement (R&D), mais aussi un outil industriel qui réponde à la demande de façon à délivrer la valeur en santé.

Notre identité danoise guide chacune de nos décisions. La fondation qui nous détient cherche à apporter des traitements de pointe dans des aires thérapeutiques à fort impact pour la vie, mais travaille aussi sur d’autres maladies aux effets majeurs – comment se préparer aux futures pandémies, lutter contre l’antibiorésistance ou accélérer la prévention des maladies infectieuses et la lutte contre elles. En 2024, la fondation a investi 1,35 milliard d’euros, soutenu 1 800 projets et permis plus de 6 000 publications de recherche. Dans notre modèle d’entreprise, les revenus générés par les différentes entités commerciales contribuent à soutenir la fondation et ses grands projets mondiaux.

Novo Nordisk a un lien historique fort avec la France. Il s’agit du premier site industriel en Europe en dehors du Danemark, avec le développement d’une filiale en 1959 et l’ouverture d’un site industriel à Chartres en 1961 – un site emblématique, spécialisé dans la production de cartouches et de flacons d’insuline, qui fournit aussi un assemblage de tout premier plan de stylos préremplis prêts à l’usage, pour l’ensemble des patients. Grâce à un investissement de 130 millions d’euros réalisé en 2019, nous avons, en 2022, commencé le conditionnement d’un médicament de la classe des analogues du GLP-1, ce qui nous permet d’évoluer dans les gammes thérapeutiques les plus pointues de notre portefeuille.

Le site de Chartres compte actuellement près de 1 800 salariés, soit un total de 2 200 collaborateurs en France en incluant la filiale. Nous sommes fiers d’être le premier employeur d’Eure-et-Loir et de fournir du made in France à plus de 10 millions de patients dans 85 pays. C’est une success story, au service de la France et de 84 autres pays. En juin 2022, notre entreprise a reçu de la chambre de commerce et d’industrie France International et de Business France le trophée de la meilleure implantation étrangère en France. Cela prouve notre valeur économique et même écologique. Cette histoire franco-danoise a connu une étape importante en novembre 2023 : Novo Nordisk a investi un montant historique – 2,1 milliards d’euros – pour le site de Chartres, dans la perspective d’un doublement de la taille de l’usine.

Au-delà des aspects économiques, il existe une coopération entre les États, dont témoigne la visite d’État qui a eu lieu en France il y a quelques jours, avant que le Danemark ne prenne, au mois de juillet, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Cette collaboration est importante, en raison des enjeux de souveraineté en matière de défense, d’énergie et de santé, trois sujets majeurs et stratégiques pour l’Europe. Par ailleurs, depuis 2019, nous avons mis en place une alliance de santé franco-danoise avec cinq acteurs dont nous partageons les racines : ils sont détenus par des fondations, disposent de sites industriels en France et accélèrent leur décarbonation. Ensemble, nous avons rédigé un manifeste visant à rendre le système de santé plus résilient, souverain et puissant sur le sol français.

Si nous avons fait le choix de la France, c’est qu’elle possède de formidables atouts : une main-d’œuvre hautement qualifiée et reconnue ; un très bon ancrage dans le territoire, avec des partenaires et des fournisseurs locaux ; des infrastructures de pointe ; du foncier à disposition ; un accompagnement local. De plus, la France est compétitive dans le domaine de la décarbonation, ce qui permet la production de médicaments verts. Il existe un certain nombre d’éléments facilitateurs : le crédit d’impôt recherche (CIR), dont nous souhaitons qu’il perdure, voire qu’il soit abondé ; le dispositif du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), qui permet aux entreprises de santé de bénéficier de mesures d’attractivité.

Le virage économique pris par la France depuis 2017 pour réindustrialiser le territoire a connu une phase d’accélération dans le cadre de Choose France et de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte dite « loi industrie verte ». Ces excellents signaux permettent d’envisager des investissements à grande échelle, en faveur de la santé verte, sur notre site de Chartres.

Notre pays a plus que jamais besoin de fierté et d’optimisme. Nous essayons de porter haut les couleurs de la France au Danemark. Cependant, une prise de conscience s’est opérée en matière de compétitivité : il nous est difficile de continuer à envisager une accélération en l’absence d’une prévisibilité suffisante des taxes et des prix, voire du contexte général. La concurrence internationale s’est exacerbée, si bien que l’attractivité de la France représente un défi permanent.

Nous réalisons nos investissements en fonction de l’attractivité macroéconomique et sectorielle dans les différents pays. Elle repose sur trois leviers : les conditions de production – les savoir-faire, l’énergie, la localisation en lien avec les lieux de production, la faisabilité en termes d’accès ; la prévisibilité financière et normative ; la régulation économique spécifique aux produits de santé – l’inflation, le coût du travail et de la mise aux normes ne sauraient être reportés sur le patient et sur le consommateur final. Ces particularités mettent notre secteur sous pression depuis l’épisode du Covid-19.

Depuis plusieurs années, nous constatons un déséquilibre entre les leviers d’attractivité. Il s’explique par un décrochage sectoriel. Si les coûts de production n’ont jamais constitué un atout pour la France eu égard à d’autres pays, ils sont plus que jamais sous pression, en raison de l’absence de revalorisation et de la très faible reconnaissance de l’innovation sur le sol français. Par ailleurs, le cadre réglementaire est devenu instable et imprévisible, privant nos entreprises des perspectives à moyen terme nécessaires à la conciliation des enjeux industriels, de recherche et développement et de santé.

Les conditions de production sont de plus en plus difficiles. Elles sont caractérisées par une fiscalité toujours plus élevée et des coûts globaux en nette hausse, en particulier ceux de l’énergie. L’inflation normative – la sur-régulation du médicament – est quant à elle devenue totalement imprévisible, allant à contresens des leçons qu’il aurait fallu tirer de la crise du covid-19 : renforcer notre souveraineté sanitaire.

Je prendrai deux exemples pour illustrer mon propos. Tout d’abord, la clause de sauvegarde – une fiscalité spécifique aux industriels du médicament en cas de dépassement par rapport à ce que prévoit le budget de la sécurité sociale –, qui était censée être exceptionnelle, a littéralement explosé depuis dix ans, ce qui prive les industriels d’une partie significative du produit de leur développement. Je peux en témoigner, étant aux commandes de Novo Nordisk depuis plus de cinq ans et depuis plus de vingt-cinq ans dans l’entreprise. Elle réduit une industrie stratégique à une variable d’ajustement budgétaire ; les difficultés d’approvisionnement en produits de santé commencent à en faire prendre conscience. S’y ajoute le fait que le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), voté chaque année, n’offre aucune perspective de pluriannualité pouvant garantir la stabilité.

Deuxièmement, une politique d’évaluation et d’accès au marché du médicament particulièrement complexe et restrictive. On pourrait dire qu’elle se caractérise par l’application du principe de précaution ou par l’évaluation excessive. Elle aussi réduit une industrie stratégique à une variable d’ajustement. Il est vraiment difficile d’obtenir la reconnaissance d’une innovation par le maintien du prix du médicament dans le temps, comme d’avoir des perspectives en matière de taxation. En France, les politiques de régulation et d’accès aux médicaments sont des freins considérables. Il faut les intégrer dans un modèle économique global, à l’heure où nos voisins européens renforcent leur politique pro-business et gagnent ainsi en attractivité, dans la recherche et développement comme dans la production.

À l’échelle mondiale, la production française est passée de 5,8 % en 2008 à 2,9 % en 2023. Autrefois à la première place en matière d’accès aux médicaments, la France figure désormais au sixième rang des pays producteurs de médicaments en valeur, derrière la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni. Le constat est inquiétant : sur les 508 médicaments autorisés en Europe entre 2017 et 2022, 48 seulement sont fabriqués en France, contre 122 en Allemagne, 97 en Irlande, 74 aux Pays-Bas. Ce n’est pas la taille du pays qui est en cause, mais les mesures en matière d’attractivité.

Le décrochage de la France en matière d’industrie pharmaceutique a de lourdes conséquences, en raison du caractère stratégique du secteur – pierre angulaire de notre souveraineté et de notre compétitivité – pour la France et pour l’Europe. Notre dépendance aux importations de médicaments s’est accrue et constitue aussi une perte de chance pour les citoyens. Comme le préconise le rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024, il convient de renforcer la compétitivité européenne, afin de réduire les dépendances et de mettre en cohérence les politiques industrielle et de santé.

Nous gardons toutefois espoir dans l’avenir et avons décidé de maintenir notre investissement en France. Celle-ci dispose d’un beau potentiel industriel, à condition d’activer les bons leviers. La réindustrialisation est liée à la possibilité du maintien de nos industries, pour les acteurs déjà présents, et de l’implantation de nouveaux venus.

Parmi les éléments qui la favoriseraient, la pluriannualité des politiques publiques, en matière de dépenses ou d’investissement, garantirait une meilleure prévisibilité. La simplification administrative gagnerait à s’appliquer au champ du secteur particulier du médicament, qui doit toujours être en avance sur les standards européens pour être compétitif localement. Il faut également valoriser notre production décarbonée, marque distinctive de l’industrie pharmaceutique en France.

Il nous faut donc trouver les conditions économiques permettant aux acteurs de santé d’investir et de construire leurs usines ; le prix du médicament et la régulation doivent encourager la réussite des entreprises sur le sol français.

Telles sont les conditions pour que Novo Nordisk continue à investir et que d’autres acteurs industriels s’établissent en France, étendent leurs sites industriels et les décarbonent. Voilà ce qui permettrait de concrétiser l’ambition d’autonomie stratégique défendue depuis le covid, dans un contexte géopolitique désormais particulièrement chahuté.

M. le président Charles Rodwell. Au-delà de votre pouvoir de conviction, quel rôle la politique de l’offre menée ces dernières années a-t-elle joué dans la décision prise par votre maison mère de faire confiance à la France en y investissant plus de 2 milliards d’euros ? Je pense à la baisse des impôts de production, de l’impôt sur les sociétés, au maintien du crédit d’impôt recherche ou au crédit d’impôt figurant dans la loi industrie verte.

À la lumière de votre expérience au sein non seulement de votre entreprise, mais aussi du comité stratégique de filière, considérez-vous comme suffisants les efforts réglementaires et financiers du gouvernement pour accompagner la décarbonation d’entreprises comme la vôtre ?

Ma dernière question concerne l’enjeu de la production de médicaments en France. Vous avez dressé un constat sans appel, que nous partageons tous, sur la perte de compétitivité de la France en matière industrielle dans le secteur du médicament. Quelles mesures recommanderiez-vous pour redresser la barre ? Quels sont les modèles économiques existant dans d’autres pays, notamment européens, soumis à la même réglementation et qui s’en sortent mieux ? Au-delà de la clause de sauvegarde et de l’absence de visibilité d’un PLFSS à l’autre, la perte de compétitivité sur le prix du médicament constitue un gros enjeu en France. De quelles clés de compréhension et de quelles propositions pouvez-vous nous faire part, à l’heure où l’industrie européenne, dont votre secteur, est touchée par la guerre tarifaire et commerciale menée par Donald Trump ?

M. David Ester, vice-président projets de Novo Nordisk. En 1961, Novo Nordisk s’est dotée d’un site français parce que l’entreprise grossissait et voulait s’implanter hors du Danemark, dans un pays européen situé à proximité des patients. Chartres a été choisie pour plusieurs raisons : sa proximité avec Paris, la qualité des infrastructures routières et ferroviaires, les liaisons aériennes, la stabilité de la fourniture d’énergie – critère essentiel pour l’industrie – et le foncier disponible. La surface du site, qui a connu un développement continu, a été multipliée par dix depuis l’origine. L’investissement record de 2 milliards d’euros couronne une croissance et une confiance continues : rappelons que nous avons investi plus de 500 millions dans ce site au cours des vingt dernières années. Le site est stratégique, car il fut le premier à être ouvert hors du Danemark et demeure notre plus grosse implantation à l’étranger. La croissance de l’emploi y a été significative puisque le nombre de collaborateurs employés à Chartres est passé de 600 à 1 800 en vingt ans. Cette évolution témoigne de la confiance de notre groupe.

Une des raisons essentielles du récent investissement a été le facteur temps : le temps de mise en œuvre du projet et le délai au bout duquel les premiers produits arrivent chez nos patients. Aujourd’hui, tout évolue vite, qu’il s’agisse de la situation mondiale, de l’innovation ou de la concurrence. Nous avons pu concourir et mener à bien ce projet grâce à la libération rapide du foncier nécessaire à l’extension du site. C’est l’un des premiers critères que l’on prend en considération avant de lancer un tel investissement. Il n’est pas si simple de passer de 11 à 23 hectares. L’objectif était que les délais soient compatibles avec les besoins de nos patients et la demande croissante de produits.

Nous nous sommes appuyés, forts de l’expertise accumulée depuis plus de soixante ans à Chartres, sur les personnes, les ressources et les compétences disponibles sur place. Nous sommes considérés comme un centre d’excellence pour lancer de nouvelles lignes, de nouveaux produits et développer de nouvelles technologies dans le cadre de ces investissements. Nous l’avons prouvé par le passé ; nos investissements et notre croissance continus l’attestent.

Pour résumer, la réalisation rapide du projet et la prompte mise en route des équipements constituaient deux facteurs clés.

À cela s’ajoute la dimension économique et fiscale. Un des éléments importants qui conduit à s’engager dans un tel projet est le retour sur investissement. Nous avons analysé, en interne, ce que nous allions produire et le retour sur investissement attendu, en nous projetant à une certaine échéance. Un laboratoire pharmaceutique comme le nôtre déploie son activité dans un environnement très régulé ; nous sommes soumis à un grand nombre d’autorisations réglementaires. Aussi faut-il compter plus de cinq ans entre le lancement d’un projet de cette envergure et l’arrivée du premier produit chez le patient. Les contraintes réglementaires applicables à notre profession allongent les délais, ce qui rend indispensable la prédictibilité en matière de coût du travail et des énergies, de prix de vente des produits et, plus généralement, concernant tout ce qui entre dans le calcul du retour sur investissement. Il est primordial de pouvoir anticiper la fiscalité. La réduction du coût du travail est évidemment un élément favorable, mais le facteur essentiel est la prédictibilité pour pouvoir adapter l’outil industriel au retour sur investissement souhaité.

M. Etienne Tichit. Les entreprises de santé retirent certes un bénéfice de la diminution des impôts, tels que l’impôt sur les sociétés, mais elles sont soumises à des taxes sectorielles, y compris environnementales, et à la clause de sauvegarde. Les taxes sectorielles ont représenté pour notre société, entre 2019 et 2024, un montant cumulé de 200 millions d’euros, à rapporter à un chiffre d’affaires annuel de quelque 650 millions d’euros. Le montant de la clause de sauvegarde, qui présente un caractère imprévisible, a été multiplié par treize au cours de cette période, ce qui va à l’encontre des mesures de soutien à l’investissement. Nous nous sommes efforcés, malgré tout, de maintenir nos investissements. Nous espérons une amélioration dans ce domaine. Nous souhaitons que le budget du médicament soit recapitalisé afin que nous ne subissions plus la clause de sauvegarde. On pourrait à tout le moins envisager un dispositif permettant de déduire les investissements industriels du montant fixé. Il convient, en tout état de cause, de faire en sorte que celles et ceux qui font l’effort d’être en France et de décarboner leur industrie puissent sortir de cette assiette et de cette spirale horrible.

Je suis chargé de la mise en œuvre de la feuille de route de la décarbonation des industries et technologies de santé, qui regroupent le médicament, la chimie fine, le dispositif médical et le diagnostic, soit près de 2 000 entreprises. Nous avons remis à la puissance publique un premier rapport sur le médicament et la chimie fine en novembre 2023. Nous avons constaté que les entreprises étaient très volontaires sur le sujet, mais qu’elles étaient confrontées à une difficulté de mise en œuvre qui appelle plusieurs correctifs.

Moderniser l’outil de production, relocaliser et lancer de nouveaux processus plus verts représente évidemment un coût. En France, nous avons tout pour gagner en attractivité, en particulier une électricité 50 à 100 fois moins carbonée que dans les pays asiatiques. Les entreprises peuvent donc tirer un bénéfice de la relocalisation de productions énergivores. Le nucléaire représente une chance à cet égard.

Cela étant, il faut assurer une reconnaissance, d’une façon ou d’une autre, des efforts de développement, de modernisation et d’installation des industries de santé en France. Le meilleur moyen de le faire est d’augmenter les prix pratiqués en France, qui sont les plus bas d’Europe, pour les inscrire dans la moyenne européenne. Par ailleurs, on peut faire en sorte que la commande publique s’oriente vers des produits verts, sans compromettre, évidemment, le bénéfice pour la santé, qui doit demeurer la priorité. À molécule et dose équivalentes, il faut privilégier les produits plus verts.

Il existe déjà un certain nombre d’outils, à l’image du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) et différents types d’aides, qui relèvent tant de l’Union européenne que de la France – ces dernières étant accordées par des structures locales, régionales et nationales. Toutefois, nombre d’entreprises ne les sollicitent pas car, pour remplir les dossiers, elles doivent faire appel aux prestations de sociétés de conseil dont le coût excède souvent le montant de l’aide. En outre, le délai d’attente avant le versement de cette dernière est souvent incompatible avec le temps dont disposent les entreprises. Notre industrie est extrêmement normée. Il faut tester les lignes et s’assurer que le produit sera de la plus haute qualité possible lorsqu’il arrivera chez le patient. Il faut obtenir les certifications de la part des différentes agences. Trois à cinq ans sont nécessaires entre l’émergence d’une idée et la mise à disposition du médicament auprès du patient.

Nous avons donc proposé la création d’un guichet unique auquel les entreprises pourraient adresser les dossiers, qui se présenteraient tous sous un même format et seraient ensuite remis à l’agence concernée, qu’elle soit française – locale ou nationale – ou européenne.

Il conviendrait également d’harmoniser les normes et les références françaises et européennes, la question étant de savoir qui doit s’aligner sur qui. Face à la multiplicité de normes, les industriels ne savent plus comment procéder. Ils privilégieront toujours un pays qui applique les normes les plus proches de celles du marché régional – en l’occurrence, du marché européen.

S’agissant du développement de procédés de récupération et de recyclage, il faut tenir compte du fait que, par exemple, on ne peut pas réutiliser un plastique qui a servi à la réalisation d’un dispositif injectable pour fabriquer un dispositif du même type. La norme joue ici un rôle extrêmement important. Chaque fois, qu’il s’agisse de dispositifs médicaux ou de processus industriels, il faut refaire la validation – réenregistrer les dossiers, procéder au marquage CE, etc. –, ce qui demande du temps et de l’argent. Pour décarboner, il faut adapter la production, mais aussi gérer la partie administrative.

Notre secteur va subir, en France, une taxe nouvelle sur l’eau, destinée à la dépollution des eaux urbaines, qui va nous coûter près de 1,2 milliard par an pendant dix ans. Curieusement, seules les industries de la santé et des cosmétiques seront soumises à cette taxation.

Nous avons identifié un certain nombre de leviers d’action mais, comme on le voit, des pressions supplémentaires font leur apparition, tant dans le domaine des normes que sur le plan fiscal.

M. David Ester. Dans le cadre des projets menés en France, chacun intègre, désormais, l’enjeu environnemental : on fait des bétons et des aciers décarbonés, par exemple. Cela devient un standard dans de nombreux domaines. Nos racines et notre expérience danoises nous conduisent à prendre en considération, au-delà des projets individuels, l’écosystème dans son ensemble, autrement dit les zones industrielles, les villes, les agglomérations. Nous regardons comment les rejets de l’un pourraient être utilisés par l’autre et, ce faisant, créer une symbiose. Nous nous sommes associés à l’agglomération de Chartres pour être labellisés Territoires d’industrie avec Cosmetic Valley, qui est proche de nous. Nous essayons de favoriser une réflexion globale, en nous demandant, par exemple, si nos rejets d’eau ne pourraient pas être utilisés par une blanchisserie voisine, etc. Il existe des initiatives et des incitations, mais il serait intéressant de créer quelque chose dans cet esprit à une échelle plus large.

M. Etienne Tichit. Dans le cadre de la feuille de route, nous traitons de la mutualisation. On peut produire de l’énergie à partir de la biomasse ou de capteurs solaires dans une usine, mais on peut aussi mutualiser la production à l’échelle d’une zone d’aménagement concerté (ZAC).

L’enjeu, pour nous, est d’avoir une production différenciée. S’il ne s’agissait que de produire à grande échelle, à un faible coût, en respectant des normes environnementales souples, la France ne serait pas le pays idéal où s’installer. Nous acceptons de produire en France à un certain tarif notamment parce que nous avons pour ambition de décarboner entièrement notre entreprise d’ici à 2045. Dans cette optique, le choix de la France se justifiait par l’existence de l’énergie nucléaire. L’extension de notre site nous permettra d’aller un peu plus vite tout en renforçant la décarbonation et en apportant des garanties de qualité concernant les produits que nous fournissons au reste du monde.

Si nous fabriquons des produits décarbonés, c’est en vue de répondre à une commande européenne. Les pays scandinaves valorisent à hauteur de 30 % les critères environnementaux dans la note attribuée à leurs médicaments. L’Angleterre a une position similaire : le National Health Service (NHS) a intégré des critères environnementaux dans son évaluation. En France, nous travaillons avec la DGE, dans le cadre de la feuille de route, sur l’emploi de critères environnementaux pour parvenir à des traitements plus propres. Si l’industrie est plus propre et plus verte, elle deviendra plus compétitive et sera à même de répondre à une commande européenne en croissance.

Nous fournissons près de 1 million de patients en France, mais le site industriel de Chartres produit pour 10 millions de patients : l’exportation vers les pays voisins est donc un enjeu essentiel. Faire fonctionner une usine pour fournir des personnes vivant au coin de la rue ne répond à aucune logique industrielle. En revanche, mettre à l’échelle un outil industriel de grande taille, ou le faire revenir en France, le décarboner et vendre des produits au reste de l’Europe, c’est un bon modèle. Parallèlement, il est important d’avoir accès au marché français et de voir l’innovation et l’investissement reconnus en France.

M. le président Charles Rodwell. Pourrez-vous nous envoyer des informations complémentaires concernant la future écotaxe sur la pollution des eaux usées à laquelle sont soumis les secteurs de la santé et des cosmétiques ? Nous souhaiterions comprendre pourquoi vous êtes ciblés spécifiquement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le choix que vous avez fait d’investir plus de 2 milliards d’euros à Chartres pour produire un nouvel antidiabétique va à l’encontre de ce que nous disent beaucoup d’industriels. Vous avez installé des centres de recherche au Danemark et au Royaume-Uni et un site de production en France. Comment expliquer que vous ne cherchiez pas à développer également la recherche sur le sol français malgré l’existence de dispositifs comme le crédit d’impôt recherche et la possibilité de recevoir des financements dans le cadre des appels à projets de France 2030 ?

M. Etienne Tichit. L’Angleterre valorise la recherche et l’innovation, par le prix, et les produits pharmaceutiques de pointe, auxquels elle donne un accès rapide. Cela étant, nous investissons aussi en France : en janvier 2024, j’ai mis à l’échelle un centre de recherche, essentiellement pour des médicaments en phase III d’essais cliniques, qui emploie une quarantaine de personnes. Nous menons en France des travaux de recherche exclusivement clinique. Mon ambition est de faire en sorte que tous les essais cliniques menés par Novo Nordisk aient une résonance en France. Cela étant, notre fondation, qui exerce une forte influence sur nos choix et nos valeurs, nous dit que nous ne devrions pas faire de recherche médicale dans des pays où nous ne sommes pas sûrs de pouvoir commercialiser nos produits. Cela peut compliquer certains projets.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans quelle mesure le principe de précaution, qui a valeur constitutionnelle dans notre pays, freine-t-il l’innovation dans votre secteur ?

M. Etienne Tichit. Ce principe explique en grande partie que, depuis mon retour sur le territoire français, il y a cinq ans, je n’aie commercialisé aucun produit ou innovation de santé remboursé en France. L’un de nos produits est commercialisé et remboursé, depuis 2021, en Roumanie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France subit de plus en plus de pénuries, notamment de médicaments essentiels ; 70 à 80 % des principes actifs pharmaceutiques sont fabriqués en Inde et en Chine. Je reviens à une question du président à laquelle vous n’avez pas tout à fait répondu. Eu égard aux pratiques menées dans d’autres pays, notamment européens, quels dispositifs, au-delà des enjeux généraux de compétitivité, pourraient inciter à la relocalisation d’industries pharmaceutiques en Europe et en France ?

M. Etienne Tichit. Aucun industriel de santé ne peut accepter les pénuries. Nous mettons tout en œuvre, avec les autorités de santé, pour fournir les traitements dans l’ensemble des territoires. Toutefois, le marché se caractérisant par la libre circulation des produits, il y a toujours un risque que des pays viennent piocher dans les réserves de la France, où les prix sont les plus bas. En tant qu’industriels, nous le déplorons et faisons tout pour l’éviter : notre objectif est de produire des médicaments pour répondre aux besoins des patients dans un certain nombre de territoires. La question du prix est importante. Si l’on neutralise les effets de bord sur les prix, il y a de fortes chances que les traitements restent au sein des territoires.

J’insiste sur le fait que ces situations ne sont pas imputables à l’industriel. Le principe de précaution est important, mais ne doit pas compromettre la santé des Français. Les mesures prises en Europe, qui permettent d’avoir un point d’entrée pour les études cliniques, un protocole unique, sont bénéfiques à notre industrie et à l’Union. L’évaluation centralisée du bénéfice du médicament en Europe pourrait améliorer les choses, pour peu que les États ne procèdent pas à une réévaluation. Il faut s’assurer que chacun a un accès identique au médicament, dans le cadre d’un marché véritablement unique. À l’heure actuelle, une personne vivant en Roumanie a plus de chances d’avoir accès à certains médicaments qu’une personne vivant en France. Il faut mener une politique de santé à l’échelle européenne.

La France pourrait améliorer son attractivité en ayant un niveau de taxation soutenable et, surtout, en offrant de la prévisibilité budgétaire. Si l’on n’a pas de perspectives pendant trois à cinq ans, cela compromet les projets de recherche et développement (R&D), les projets industriels et cela peut même conduire à s’interroger sur la nécessité d’opérer dans un pays qui, comme la France, représente 4 % du marché mondial.

Notre ambition, en tant que Français, est de porter haut les couleurs de notre pays et de faire en sorte que la France soit perçue comme attractive au sein de notre groupe. Nous nous employons à contribuer à la souveraineté sanitaire, qui est essentielle. Si nous réalisons 2,1 milliards d’investissement sur l’outil de production en France – à rapporter aux 10 milliards investis par Novo Nordisk l’année dernière –, c’est pour être sûrs que les patients puissent bénéficier de tous les traitements nécessaires à l’avenir. Nous avons bien conscience des enjeux capacitaires et de l’importance de fournir des produits verts pour répondre à une demande qui accordera de plus en plus d’importance aux critères environnementaux.

Dans ce contexte, il faut articuler politique industrielle et politique de santé – ou, à tout le moins, politique du médicament.

M. David Ester. Je l’ai dit, quand nous mettons en fonctionnement de nouvelles capacités de production, la question du temps est décisive pour fournir les patients au plus vite. Or, pour prendre un exemple, l’approbation du permis de construire est bloquée tant que la Commission nationale du débat public (CNDP) n’a pas évalué le projet ; cette évaluation est liée au montant des investissements, et non à leur impact environnemental. La démarche, aussi intéressante soit-elle, ne devrait pas être bloquante. Quand nous avons annoncé le projet de Chartres, il était passé par de nombreuses étapes en interne jusqu’à sa validation par le conseil d’administration (board) et nous avions déjà lancé les demandes de permis de construire. Nous avons ensuite bénéficié d’un processus de rattrapage accéléré, avec le soutien de la CNDP. Si nous avions suivi le processus habituel et annoncé le montant de l’investissement avant de lancer la demande de permis de construire, cela aurait allongé les délais d’un an et nous n’aurions pas obtenu l’accord de la maison mère pour une implantation en France. C’est un vrai frein à ses yeux.

M. le président Charles Rodwell. Voilà un point sur lequel nous sommes en mesure de vous rassurer. Notre assemblée examine actuellement un projet de loi de simplification de la vie économique qui propose de sortir les projets industriels du giron de la CNDP. Il devrait être adopté, à défaut d’unanimité, par une large majorité. Dans un deuxième temps, j’espère que nous supprimerons purement et simplement cette commission.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous avions déjà proposé la suppression de la CNDP dans le cadre du projet de loi relatif à l’industrie verte. Je ne suis pas choqué par l’existence d’un organe permettant aux industriels qui le souhaitent d’organiser des débats publics avec des arbitres reconnus dans le cadre de leur stratégie d’acceptabilité sociale et d’ancrage territorial, c’est-à-dire de leur stratégie en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cependant, telle qu’elle existe, la CNDP ne fait qu’allonger les délais, alourdir les procédures et donner une voix à des associations systématiquement opposées à tout projet.

Je me permets de vous poser une question concernant un frein que vous semblez avoir rencontré. Vous avez déclaré que la libération du foncier pour l’extension de votre site de production s’était faite assez facilement. Toutefois, dans une déclaration que cite le questionnaire que nous vous avons envoyé, le vice-président de Chartres Métropole chargé du développement économique affirme que « la loi ZAN [zéro artificialisation nette] est venue perturber les choses ». Pouvez-vous expliciter cette contradiction ?

M. David Ester. La question du foncier se pose très tôt dans le processus, avant même de soumettre le dossier en interne. Nous avons donc rapidement engagé des discussions avec les élus locaux pour savoir ce qu’il était possible de faire. Les dispositions « Zéro artificialisation nette » de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dites « loi ZAN » n’ont pas été un frein direct au développement du site dans la zone industrielle ; cependant, en limitant la construction de logements, elle pose un problème d’attractivité pour les nouveaux collaborateurs. Le projet de Chartres s’accompagne de 500 embauches. Comme nous ne souhaitons pas entrer en guerre avec nos voisins, nous devons attirer dans le bassin d’emploi des compétences venues du reste de la France et de l’Europe. Les premières questions que l’on nous pose sont : y a-t-il des médecins, des écoles, des infrastructures sportives, de quoi loger ma famille ? Nos collaborateurs veulent une maison et un jardin.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour cet éclairage pertinent. Nous avons reçu ce matin le directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et le directeur de l’investissement de la Banque des territoires, avec lesquels nous avons évoqué la question du foncier nécessaire pour réindustrialiser la France, mais il est vrai que le foncier induit n’est pas pris en compte dans les 25 000 à 30 000 hectares nécessaires pour atteindre l’objectif d’une part de l’industrie dans le PIB de 15 % en 2035. Nous allons nous pencher sur le sujet.

Le projet d’extension a-t-il été retardé par des études environnementales complémentaires liées à la biodiversité ou avez-vous eu la chance d’être préservés de l’installation d’un crapaud d’une couleur particulière ou d’une alouette au surnom étonnant ?

M. David Ester. Nous n’y avons pas été confrontés. L’extension du site de Chartres s’est faite sur une friche industrielle autour du site existant ; il n’y a donc pas eu d’artificialisation des sols. Mais cela pourrait être le cas ailleurs.

M. le président Charles Rodwell. Avez-vous fait appel au dispositif emploi-logement pour loger les employés impatriés et les personnes recrutées hors département avec l’aide de l’agglomération et de la région Centre-Val de Loire ? Ce mécanisme est destiné à aider les entreprises dans les secteurs où le marché immobilier est particulièrement tendu.

M. David Ester. Je ne crois pas, mais nous sommes en relation avec Action logement et les acteurs locaux et nous nous sommes rapprochés de la ville de Chartres dès la phase de lancement du projet pour nous assurer des capacités de logement à venir et faire part des attentes des candidats. Du point de vue quantitatif, il n’y a pas de problème ; c’est le type de logement qui ne convient pas, car beaucoup de nos collaborateurs ne souhaitent pas vivre en appartement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’énergie est au carrefour des trois exigences que vous avez évoquées : prévisibilité, décarbonation et coûts de production. Vous avez dit, monsieur Tichit, que les industriels français devraient bénéficier d’une facture correspondant plus ou moins au coût de production plutôt qu’au prix moyen européen. Était-ce bien le sens de votre pensée ?

M. Étienne Tichit. Je ne me suis pas prononcé sur le coût de l’énergie. Quand je parlais du prix moyen européen, c’était surtout par rapport au prix du traitement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez subi l’explosion des factures énergétiques pendant la crise. Je suppose que vous avez bénéficié du bouclier tarifaire. Dans quelle mesure avez-vous dû adapter la production à la crise énergétique ?

M. David Ester. Le site de Chartres consomme à la fois de l’électricité et du gaz. Nous avons été directement touchés par la hausse du tarif de l’électricité. Toutefois, par hasard, six mois avant la crise, nous avions mis en service la chaudière à biomasse installée dans le cadre d’un dispositif visant à réduire à zéro les émissions de carbone liées à la production, ce qui a fortement limité l’impact de la hausse du prix du gaz. Le retour sur investissement a été plus rapide que prévu ! Au total, cependant, la crise énergétique s’est traduite par la hausse du coût unitaire de production tandis que le prix de vente n’a pas évolué. Cette contrainte est une source de stress.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je terminerai par une question similaire à celle que j’avais posée au patron de Toyota France lorsque nous l’avons auditionné. Vous êtes un groupe danois qui a fait le choix de la France. Selon vous, quels sont les atouts de la culture industrielle danoise dont la France devrait s’inspirer ?

M. David Ester. Vu du siège, il est complexe, voire nébuleux, de faire aboutir un projet en France. L’obtention des autorisations et la coordination des services y sont plus compliquées que ce dont les Danois ont l’habitude, chez eux ou dans d’autres pays. La question de la simplification et de l’accompagnement pourrait être résolue par un guichet unique. Du fait de notre implantation historique et du caractère très réglementé de l’environnement pharmaceutique, nous avons bénéficié d’un accompagnement de proximité dès la phase de lancement du projet, grâce à une charte d’accueil signée par la préfecture et le département qui a permis de réunir les acteurs locaux chargés de faire avancer le projet ; ces mêmes personnes ont siégé au sein du comité de pilotage qui en a assuré le suivi.

Il me semble que Toyota a bénéficié de l’aide d’un sous-préfet dédié. Voilà une piste d’amélioration : une seule personne servant de point d’entrée pour simplifier les démarches, coordonner les actions et synchroniser les agendas afin de faciliter la compréhension du parcours et la maîtrise du temps. Cela existe dans d’autres pays européens pour les projets d’investissement significatifs.

M. Étienne Tichit. Dans la culture danoise, et plus généralement dans le secteur de la santé, la solution passe toujours par l’innovation. Le Danemark considère la santé comme un secteur stratégique et la R&D y est plus simple grâce à une validation plus rapide des protocoles. Il y a des normes et des réglementations, sans surtransposition excessive. La logique est la suivante : accélérer la recherche et la mise en service de l’outil de production, c’est accélérer l’accès au médicament et garantir une certaine stabilité. Certes, le niveau de taxes y est élevé, mais il est équilibré par un environnement prévisible, par des mécanismes d’accompagnement relativement simples et par la reconnaissance de l’innovation par le prix.

Nous avons besoin d’accélérer pour améliorer la souveraineté sanitaire et industrielle française et réduire les dépendances vis-à-vis de l’étranger. Les entreprises de l’industrie de la santé créent des emplois qualifiés et porteurs de sens : quand on va à l’usine, c’est pour sauver des vies, en soignant des maladies chroniques qui, souvent, affectent des personnes que l’on connaît. La France doit faire le choix de l’innovation. Cela implique de simplifier au maximum, d’accompagner le secteur par des mesures lisibles et de lui donner de la prévisibilité en ce qui concerne les budgets, les taxes et la reconnaissance de l’innovation par le prix.

Nous essayons de faire valoir auprès de notre groupe que la France peut devenir un champion européen, mais le siège a encore besoin de nous en raison de la complexité française et de la difficulté d’opérer sur le marché français. C’est le moment d’agir. Nous croyons qu’il est possible d’assurer une production différenciée à grande échelle, de créer de l’emploi et d’améliorer la santé du plus grand nombre, notamment face aux maladies chroniques qui envahissent notre quotidien. Il faut réconcilier le modèle économique de santé avec le modèle économique industriel : on ne peut pas ouvrir des usines sans servir les patients français, de même qu’on ne peut pas servir les patients français sans usines.

M. David Ester. Une autre surprise pour la maison mère est la faible attractivité de l’industrie auprès des étudiants en France. Il y a des préjugés sur l’industrie. Elle fait peur : on croit que c’est sale et que cela fait du bruit, alors que ce n’est plus du tout le cas. Nous participons à des initiatives pour la faire connaître au niveau local, nous assurons des tournées en bus pour faire découvrir l’industrie pharmaceutique et nous ouvrons largement nos portes, mais nous avons de vraies difficultés à recruter pour faire tourner les sites de production. La pénurie est particulièrement visible pour les techniciens de maintenance : il est difficile d’attirer des jeunes, de trouver des écoles et même des parcours de formation adaptés pour les personnes sans emploi. De même, nous souhaitons attirer des profils compétents dans les nouvelles technologies, l’informatique, l’automatisation, la robotisation et l’intelligence artificielle afin d’innover pour que nos projets soient encore performants dans trente à cinquante ans.

Il y a une action à mener au niveau national pour nous aider à faire connaître l’industrie aux élèves et à leurs familles. N’importe quel chef de projet ou responsable d’entreprise vous dira qu’il a du mal à recruter des conducteurs de ligne et de techniciens de maintenance ; s’il y parvient, il faut souvent un ou deux ans pour que la personne soit opérationnelle. D’autres pays privilégient la formation de ces profils et le soutien à l’industrie.

M. Thierry Tesson (RN). J’ai trouvé votre description précise et nuancée, mais aussi contradictoire et un peu négative. Cette approche correspond au paradigme qui commence à émerger au sein de la commission : tous les entrepreneurs que nous recevons parlent de difficultés liées à la prévisibilité – c’est une évidence –, à la reconnaissance de l’innovation et à la temporalité, notamment dans l’industrie de la défense.

En tant qu’ancien inspecteur d’académie, je connais bien le problème de la formation, toujours difficile à résoudre. Je dis parfois aux entrepreneurs : « Adoptez le circuit court, assurez la formation vous-mêmes ! » Les lycées professionnels ont été conçus comme des prestataires pour les entrepreneurs, mais il existait autrefois des écoles industrielles.

Vous prenez le risque d’installer une nouvelle unité de production à Chartres, où vous êtes implantés depuis 1961. Est-ce un pari parce que, en dépit de tout ce que vous nous avez expliqué, les choses ne vont pas si mal ? Ou avez-vous un espoir qu’elles s’améliorent ?

M. Étienne Tichit. Votre question est frappée au coin du bon sens. Nous avons eu la même réflexion en interne. Le site de Chartres permettait une certaine rapidité d’exécution : nous savons opérer sur ce territoire, nous avions un accès au foncier et aux compétences. S’il avait fallu créer une usine à l’autre bout de la France, nous serions peut-être allés ailleurs.

Voilà le message que je voudrais faire passer : il faut prendre soin de l’existant, car il peut toujours partir. On veut rapatrier pour rapatrier, mais le retour de molécules peu intéressantes sur le sol français ne doit pas se faire au détriment des entreprises qui fabriquent des traitements de pointe. Celles-ci, même quand elles ne s’étendent pas, investissent pour devenir plus vertes, recrutent et mobilisent des compétences locales. Au départ, nous n’avions en Europe que des sites en France et un site au Danemark. Nous venons d’acquérir un site industriel en Italie et un autre en Belgique. La concurrence interne va augmenter.

M. Thierry Tesson (RN). Et en Algérie !

M. Étienne Tichit. Nous n’opérons pas directement en Algérie.

Les choix se feront en fonction de critères rationnels, mais aussi de la stratégie de l’entreprise, qui est de produire à proximité des patients. Nous avons des usines dans chaque zone géographique – Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe, Asie. En cela, Novo Nordisk se distingue d’autres entreprises qui choisissent de tout produire en Asie et de ne relocaliser que certaines tâches. Le site de Chartres couvre les besoins des pays proches depuis 1961.

Je reste optimiste en ce qui concerne la France. J’ai vécu sept ans à l’étranger pour Novo Nordisk – je m’occupais de l’accès aux marchés en Europe –, je pourrais très bien ne pas faire le choix de la France, mais j’aime mon pays et je veux m’assurer qu’il ait toutes les clés dans ce moment charnière. Comme David Ester, je pense que nous ne devons pas lâcher la France et nous dérober en partant à l’étranger. C’est la raison pour laquelle nous défendons notre secteur en France. Mon engagement auprès de Polepharma vise à faire fonctionner toute la filière, et pas seulement une entreprise qui commercialise des médicaments. Pour cela, il faut mettre en commun les compétences. La décarbonation est l’occasion d’aller plus vite en s’appuyant sur de nouveaux critères qui peuvent faire gagner la France. Allons-y ! En dialoguant avec la puissance publique, j’essaie de contribuer à créer l’équation qui permettra d’avoir un champion de la santé en France. C’est un débat qui dépasse la seule question de l’outil industriel.

M. Frédéric Weber (RN). L’entreprise Novo Nordisk est solide et ses résultats, qui viennent de paraître, laissent présager un développement favorable.

Le plan de M. Macron pour sauver l’industrie pharmaceutique en 2023 a-t-il amélioré la continuité de l’approvisionnement en médicaments ? Une question posée hier dans l’hémicycle semble indiquer le contraire.

Novo Nordisk vend-il ses produits au même prix en France et en Roumanie ?

M. Étienne Tichit. Des efforts ont été faits pour accompagner le secteur pharmaceutique – loi relative à l’industrie verte, allégement de l’impôt sur les sociétés –, mais la volonté de réindustrialisation se télescope, à l’étape de la commercialisation, avec des taxes et des baisses de prix. Il faut assurer la cohérence entre ces deux volets : du côté industriel, il faut simplifier et accompagner les entreprises avec un guichet unique ; de l’autre côté, il faut une stratégie de santé qui investisse dans la santé des Français. Sans cela, on propulse la fusée, mais elle heurte un plafond et finit par retomber au sol.

La tarification varie d’un pays à l’autre. Pour le médicament dont nous parlions tout à l’heure, il n’y a pas eu de discussion sur le prix car les études cardiovasculaires qui ont été publiées cette année n’étaient pas encore disponibles ; le médicament n’a donc pas été considéré comme un traitement antidiabétique du fait du principe de précaution. Pourquoi est-il autorisé en Roumanie ? Le gouvernement roumain a certainement considéré qu’il allait changer la vie des patients en remplaçant les injections par des comprimés. En France, la Haute Autorité de santé a fait un choix différent. Si nous voulons réellement une Europe de la santé, il faut aussi bâtir une Europe de la R&D, avec une politique industrielle et une tarification homogènes. Il me semble qu’une convergence se prépare en la matière.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette présentation. Nous aurions aimé vous poser de nombreuses autres questions, notamment sur l’emploi, qui fera l’objet d’une table ronde juste après cette audition. Vous pourrez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé et en nous transmettant tous les documents que vous jugerez utiles.

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18.   Table ronde, ouverte à la presse, relative à la formation professionnelle pour l’industrie et réunissant : M. Aymeric Morin, directeur général adjoint en charge de l’offre de services de France Travail ; M. Hugues de Balathier, directeur général adjoint de France compétences ; M. Pascal Le Guyader, vice-président de l’opérateur de compétences interindustriel Opco 2i, et Mme Stéphanie Lagalle-Baranès, directrice générale

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions de la journée par une table ronde relative à la formation professionnelle pour l’industrie réunissant M. Aymeric Morin, directeur général adjoint en charge de l’offre de services de France Travail, M. Hugues de Balathier, directeur général adjoint de France compétences, M. Pascal Le Guyader, vice‑président de l’opérateur de compétences interindustriel Opco 2i, et Mme Stéphanie Lagalle-Baranès, directrice générale

Madame, messieurs, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Stéphanie Lagalle-Baranès, MM. Hugues de Balathier, Pascal Le Guyader et Aymeric Morin prêtent successivement serment.)

M. Pascal Le Guyader, vice-président de l’opérateur de compétences interindustriel Opco 2i. L’opérateur de compétences (Opco) 2i, qui a été créé en application de la loi du 5 décembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, représente vingt-neuf branches, qui réunissent 80 000 entreprises – un peu plus de 80 % d’entre elles comptant moins de cinquante salariés – et emploient 3 millions de salariés. Il couvre les secteurs suivants : la métallurgie, la pharmacie, la chimie, la plasturgie, l’énergie, le pétrole, les matériaux de construction, le papier carton, le caoutchouc, l’industrie créative du textile et de la mode et du luxe, l’ameublement.

Nos valeurs fondatrices sont, d’une part, la cohérence sectorielle – toutes les entreprises produisent des biens manufacturés – et, d’autre part, la mutualisation des moyens. Il n’était pas question d’empiler les outils des trois Opca (organismes paritaires collecteurs agréés) dont la fusion est à l’origine de l’Opco. Le préambule de notre accord constitutif témoigne de notre volonté farouche de disposer des moyens pour être plus efficaces et plus performants.

Nous avons également fait le choix d’une gouvernance assez souple : un conseil d’administration réunissant quarante administrateurs, soit vingt employeurs et vingt salariés – c’était forcément un multiple de cinq puisqu’il faut représenter les cinq organisations syndicales représentatives en France ; cinq commissions statutaires, qui travaillent sur des sujets comme l’alternance, le plan de développement des compétences pour les entreprises de moins de cinquante salariés, la certification, les mesures d’urgence, la gestion des emplois et des parcours professionnels en entreprise (GEPP) ou l’observatoire Compétences Industries ; un comité d’audit et des finances ; douze commissions régionales, pour irriguer le territoire et faire remonter les besoins de nos entreprises.

Notre première mission est d’accompagner l’ensemble des branches et des entreprises dans tous leurs travaux prospectifs en matière de formation et de compétences. C’est notre cœur de métier d’analyser l’évolution des métiers et les enjeux pour les différentes branches afin d’adapter l’outil de formation aux besoins de compétences. Notre observatoire réalise des études prospectives, qui sont essentiellement macroéconomiques mais peuvent porter sur un métier selon ses spécificités ou sur un territoire puisque nos branches professionnelles sont réparties sur l’ensemble du territoire. Nos grandes études sur la transition écologique, la digitalisation ou l’intelligence artificielle (IA) sont communes à toutes les branches mais elles comportent des déclinaisons selon les métiers et les territoires.

Nous avons également pour mission d’appuyer les branches en matière de certification professionnelle. En effet, nous pouvons créer des diplômes de branche, qui viennent compléter l’offre de formation initiale de l’éducation nationale ou de l’enseignement supérieur. Lorsqu’il n’existe pas de certification correspondant à des compétences dont les entreprises ont besoin, nous pouvons y remédier en demandant l’enregistrement de celle-ci auprès de France Compétences. Cette certification permet de reconnaître les compétences d’un collaborateur dans nos usines ou nos entreprises – elle valide ainsi le parcours de formation qu’il a suivi – et de favoriser la mobilité. Là encore, nous essayons de viser des certifications communes aux vingt-neuf branches et de ne pas les multiplier.

Nous gérons également la prise en charge pour le plan de développement des compétences des entreprises de moins de cinquante salariés, selon un barème unique, quel que soit la branche ou le secteur industriel. En ce qui concerne l’alternance, nous jouons un rôle d’appui auprès de branches, qui définissent les coûts contrats avec France Compétences, en leur donnant des parangons ou benchmarks et différentes données.

Pour remédier au déficit d’attractivité de nos métiers, depuis 2023, nous avons développé la marque « Avec l’industrie, on a un avenir à fabriquer ». L’objectif est de changer l’image vieillissante de l’industrie afin d’attirer les jeunes. Alors que les besoins de main-d’œuvre sont importants – il y a une pénurie pour certains métiers –, il faut en finir avec l’image des années 1970 – un toit incliné, une cheminée qui fume –, qui ne renvoie pas à la transition écologique, ni à la digitalisation, deux domaines dans lesquels nous avons besoin de compétences.

L’Opco joue enfin un rôle de soutien de proximité aux entreprises. Plus de 300 collaborateurs conseillers vont démarcher les entreprises, notamment celles de moins de cinquante salariés, pour les orienter vers les différents dispositifs mais aussi les informer des outils collectifs à leur disposition, par exemple des diagnostics de transition écologique ou RH (ressources humaines), qui les aideront à adapter leur politique dans ces matières.

Nous développons et nous finançons, grâce à la dotation attribuée par France Compétences, l’alternance, qui représente environ 136 000 contrats par an pour notre Opco.

Les difficultés que nous rencontrons sont de trois ordres. Elles concernent d’abord le recrutement. La désindustrialisation a été contenue entre 2020 et 2023 ; l’évolution des effectifs salariés repart à la hausse avec 150 000 créations nettes d’emplois mais on note une hétérogénéité selon les secteurs : certaines branches recrutent beaucoup – le luxe, l’énergie ou la santé –, d’autres sont plutôt en involution d’emploi – le caoutchouc, le papier carton ou la chaussure. Cette hétérogénéité s’observe aussi dans les territoires. Selon nos constats et les remontées des conseillers, sur 216 000 recrutements en 2024, 60 % ont été jugés difficiles. Les métiers les plus cités sont : la maintenance générale et mécanique, en électricité, en électronique ; la chaudronnerie ; les soudeurs ; la conduite d’équipement et le contrôle qualité. Les difficultés de recrutement concernent toutes les catégories de collaborateurs – les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs. Nous employons beaucoup d’ingénieurs et de cadres, contrairement à l’idée répandue d’une industrie composée seulement d’ouvriers et d’ouvriers non qualifiés. Aujourd’hui, nos secteurs industriels embauchent des collaborateurs qui ont au minimum un niveau brevet de technicien supérieur (BTS), donc bac + 2.

La deuxième difficulté concerne les choix budgétaires – je ne vais pas faire plaisir à mes deux voisins mais ce n’est pas très grave, nous pourrons en discuter.

Pour financer le développement de la formation professionnelle, les entreprises payent une contribution de 1,68 % de leur masse salariale, qui est collectée par les Urssaf et reversée à France Compétences. Cela représente 2,2 milliards d’euros pour le secteur interindustriel. Sur ce montant, France Compétences restitue à l’Opco un peu moins de 1,5 milliard, le reste servant à la mutualisation. Nous ne reprochons pas à France Compétences d’appliquer les règles, mais nous demandons que celles-ci soient modifiées. En vertu de ces règles, lorsque notre activité se développe, notre masse salariale augmente, donc notre contribution aussi, mais notre dotation n’évolue pas. Par le passé, nous avons résolu cette équation budgétaire en mobilisant nos réserves et en faisant appel à du cofinancement. Or compte tenu du contexte budgétaire, non seulement les réserves sont vides désormais, mais le cofinancement diminue. Nous aurons donc des arbitrages à faire entre le plan de développement de compétences et les études prospectives, qui permettent pourtant de préparer l’avenir.

En ce qui concerne le plan de développement de compétences des entreprises de moins de cinquante salariés, notre dotation est de 38 millions d’euros, notre besoin est de 100 millions. S’agissant de l’apprentissage, nous avons perdu 35,7 millions entre 2020 et 2023 et près de 12 millions en 2024 alors que nous l’avons développé sur les quatre dernières années de plus 31 % et sur 2024 de plus 2 % dans le contexte économique que vous connaissez.

Le dernier frein tient à la complexité des différents dispositifs. D’abord, nous avons des interlocuteurs multiples, notamment pour accompagner la reconversion. Ensuite, l’alternance entre la mise en place d’une mesure et sa suppression, le stop and go, est très désagréable. On passe notre temps à arrêter puis recommencer. Les entreprises ont besoin de visibilité, donc le stop and go freine leur dynamisme. Je prends l’exemple du contrat de professionnalisation expérimental, qui est très orienté vers les petites entreprises. Nous demandons aujourd’hui qu’il soit revu, les différents cabinets sont d’accord mais il nous manque un véhicule législatif pour le faire.

J’en viens aux solutions envisagées face aux difficultés de recrutement. Il est nécessaire de poursuivre la politique d’attractivité des métiers de l’industrie. Il faut y associer l’ensemble des acteurs. Je pense en particulier à l’éducation nationale avec laquelle un partenariat pourrait être noué afin de pouvoir orienter les jeunes vers des métiers dès le lycée et de travailler sur les mathématiques et les sciences, qui sont l’objet d’un désintérêt de la part des jeunes alors que nous avons besoin de scientifiques. Il faudrait aussi revaloriser les métiers d’ingénieurs, notamment auprès des jeunes filles. À cet égard, le travail de communication que nous effectuons depuis 2023, et que nous suivons avec un baromètre Ipsos, semble porter ses fruits car nous avons gagné 17 points. Cela se mesure dans la durée.

En ce qui concerne les arbitrages budgétaires, si la convention d’objectifs et de moyens (COM) pour la période 2026-2028 que je dois signer avec la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) ne nous donne pas les moyens nécessaires, nous devrons mettre un terme à la politique d’attractivité. C’est pourtant un travail qui doit s’inscrire dans le long terme. Je souhaiterais également que puissent être revus les financements de mutualisation afin que l’Opco 2i puisse assumer les orientations stratégiques qui lui sont fixées.

Je conclurai sur la constante contradiction dans laquelle nous sommes pris. D’un côté, le gouvernement, les différents cabinets, les ministères, la représentation nationale nous disent qu’il faut réindustrialiser la France. De l’autre, les arbitrages aboutissent à des saupoudrages. Si l’industrie est véritablement stratégique, il faut bien guider les financements.

M. Hugues de Balathier, directeur général adjoint de France Compétences. France Compétences a été créée par la loi du 5 septembre 2018. Issu la fusion de plusieurs structures, il a vocation à centraliser davantage les financements de la formation professionnelle afin de pouvoir les répartir en fonction des besoins de l’économie. Auparavant la répartition entre les dispositifs ou les acteurs aboutissait à des manques dans certains cas et à des surplus et de la trésorerie dans d’autres.

France Compétences est un établissement public administratif, sous la tutelle du ministère du travail, doté d’une gouvernance quadripartite. L’État, les partenaires sociaux, tant les représentants des employeurs que les représentants des salariés, et des représentants des conseils régionaux, soit les quatre acteurs historiques concernés par la formation professionnelle, sont membres du conseil d’administration, auquel s’ajoutent diverses commissions qui permettent d’associer et d’entendre l’ensemble des acteurs nationaux, régionaux et interprofessionnels.

Pour ce qui est de ses missions, l’établissement marche sur deux jambes : le financement et la régulation. S’il est devenu un acteur assez central, il n’est pas le seul ; les autres acteurs sont légitimes et disposent de moyens financiers importants.

Le budget de France Compétences est de 14 milliards d’euros pour 2025.

La formation professionnelle, c’est d’abord un marché avec un nombre important d’acteurs, publics ou privés. On dénombre quelque 94 000 organismes de formation de toutes natures – public, privé, consulaire, etc. Le marché est très dispersé : outre quelques gros acteurs, il comporte beaucoup d’acteurs moyens et une myriade d’intervenants individuels, parfois sous-traitants des précédents, ce qui relativise l’impression de dispersion. Le chiffre d’affaires des organismes de formation en 2023 s’élève à près de 29 milliards d’euros.

Il faut y ajouter les aides aux entreprises et les aides aux individus pour atteindre les 55 milliards de dépenses pour la formation professionnelle en 2023. Sur ce montant, 22 milliards sont payés par les employeurs – 15 milliards pour les employeurs privés et 7 milliards pour les trois fonctions publiques. Il reste donc 33 milliards financés par les politiques publiques. Les onze Opco financent pour plus de 12 milliards, l’État pour 8,5 milliards, les régions pour 4 milliards, France Travail et d’autres organismes exerçant une mission de service public tels que la Caisse des dépôts, l’Agefip – je ne rentre pas dans le détail –, ainsi que les ménages eux-mêmes pour 2 milliards.

Ces dépenses vont vers les demandeurs d’emploi pour 9,6 milliards, vers les actifs pour 7,8 milliards et vers les jeunes au titre de l’apprentissage quasi exclusivement pour 15,4 milliards. Voilà le paysage global.

Le budget de France Compétences, qui s’élève à 14 milliards, est alimenté essentiellement par la contribution des entreprises, à laquelle s’ajoute une dotation de l’État. Environ 800 millions retournent à l’État pour le financement des demandeurs d’emploi. Le reste bénéficie à la formation des salariés. Le principal poste est, pour 9,4 milliards, l’alternance. Nous finançons pour l’essentiel les Opco, et, dans une moindre mesure, les conseils régionaux. Cela concerne l’apprentissage mais aussi d’autres dispositifs comme le contrat de professionnalisation et quelques autres.

Je n’entre pas dans le détail de toutes les lignes budgétaires. Nous versons environ 2 milliards à la Caisse des dépôts et consignations, qui gère le dispositif, pour financer le compte personnel de formation (CPF).

Nous finançons le plan de développement des compétences des entreprises de moins de cinquante salariés à hauteur de 550 millions au profit des Opco ; des dispositifs de reconversion qui sont gérés par des organismes paritaires au niveau régional – les associations de transition professionnelle – qui permettent de financer le dispositif appelé projet de transition professionnelle, c’est-à-dire des projets de formation de longue durée.

Nous votons annuellement la répartition des ressources selon les besoins des différents dispositifs, même si celle-ci fait toujours débat.

Avec 14 milliards dans un marché de 55 milliards de dépenses, le financement apporté par France Compétences est un levier parmi d’autres. La mission de régulation du marché a une portée plus générale. L’opérateur dispose de divers outils, certains très forts, d’autres qui relèvent plus de l’influence, du soft power. De nombreux autres acteurs agissent en matière de régulation, notamment dans le champ de la qualité des formations dans lequel les leviers principaux sont plutôt pilotés par l’État par le biais de la certification Qualiopi.

Nous intervenons, par le biais de plusieurs dispositifs, pour adapter au mieux l’offre aux besoins de l’économie, donc de l’industrie. France Compétences n’a pas forcément une approche sectorielle. Nous essayons d’abord de mettre en place des mécanismes, qu’il s’agisse de la répartition des financements ou de la régulation du marché, pour que l’intégralité de l’écosystème réponde de manière vertueuse à l’adaptation de l’appareil de formation aux besoins de l’économie.

De quels leviers disposons-nous ? D’abord, en amont même de la formation, nous travaillons à réguler le marché de l’offre de certification professionnelle. Les Opco aident les branches à élaborer les certifications, mais beaucoup d’autres acteurs sont concernés. Outre les acteurs publics, les organismes de formation peuvent eux-mêmes créer des diplômes, des titres et des certificats. Mais ils doivent ensuite les faire enregistrer par France Compétences, afin qu’ils soient reconnus au niveau national et éligibles au financement public. Ce levier, puissant, suppose de la réactivité : nous essayons de répondre aux demandes et d’enregistrer les certifications dans les meilleurs délais ; pour les nouveaux métiers, par exemple, il existe des procédures dérogatoires allégées. De plus, nous devons nous assurer de la qualité de la certification et de son adaptation aux besoins de l’économie ; pour y parvenir, nous menons un travail rigoureux, en nous fondant sur des textes juridiques, afin de nous assurer que les critères sont remplis. La procédure est sélective : environ 50 % des 2 400 dossiers que nous recevons chaque année sont approuvés, avec des variations selon les domaines. La valeur d’usage sur le marché du travail, qui se mesure à l’aide du taux d’insertion professionnelle, constitue l’un des principaux critères.

Deuxièmement, France Compétences participe à adapter l’offre de formation aux besoins de l’économie. Nous avons créé la grande bibliothèque des travaux des observatoires prospectifs des métiers et des qualifications (OPMQ). Grâce notamment à son moteur de recherche, tout acteur de l’écosystème de la formation peut facilement accéder à l’ensemble des travaux. Les branches fournissent une ample matière ; France Compétences y apporte une valeur ajoutée. Il faut que les acteurs de l’offre de formation se saisissent de la connaissance des besoins pour adapter leur offre.

Par ailleurs, nous contribuons à structurer l’offre de formation à l’aide du levier du financement. Dans le domaine de l’apprentissage en particulier, nous participons, avec les branches professionnelles, à déterminer la prise en charge des contrats d’apprentissage de chaque certification, à l’intérieur de chaque branche – chacune ayant ses propres capacités de modulation. Ainsi, nous travaillons au plus près des besoins, en fonction des coûts observés et des remontées des Opco. Les branches peuvent donc développer leur propre politique, afin de structurer l’offre en fonction des besoins qu’elles ont identifiés.

Troisièmement, nous travaillons sur l’attractivité. En novembre 2023, un rapport conjoint de l’Inspection générale des finances (IGF), de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (Igesr) et l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) relevait un paradoxe : il existe des tensions de recrutement dans l’industrie alors que l’appareil de formation fournit le nombre suffisant de personnes, même légèrement plus. Plusieurs problèmes se posent, au nombre desquels l’attractivité de l’industrie en général, et de ses métiers. Il faut donc adapter la formation aux besoins des individus.

Pour y parvenir, nous disposons de deux leviers, modestes. Dans chaque région, France Compétences sélectionne un opérateur de conseil en évolution professionnelle (CEP), service public auquel peut recourir tout individu actif, salarié ou indépendant, qui veut retravailler ou repenser son parcours professionnel. Le conseiller l’éclaire sur les besoins locaux du marché du travail – la démarche n’est pas prescriptive. Ensuite, j’ai mentionné le projet de transition professionnelle, que les partenaires sociaux et les associations déploient au niveau régional, en sélectionnant les dossiers à financer, dans le cadre des recommandations de France Compétences. Pour établir l’ordre de priorité, on établit une cotation, qui donne un poids prépondérant à deux critères : le métier d’origine et celui de destination. Venir d’un métier en déclin et se diriger vers un métier en tension ou porteur offre davantage de points. Là encore, nous avons ciblé un dispositif existant pour favoriser la transition.

M. Aymeric Morin, directeur général adjoint chargé de l’offre de services de France Travail. L’approche de France Travail pour soutenir le secteur de l’industrie est globale.

Il faut d’abord travailler sur l’attractivité, en faisant la promotion des métiers concernés. On sait que le problème concerne non seulement les demandeurs d’emploi mais aussi les jeunes qui sortent du système scolaire. Il faut ensuite accompagner les entreprises dans leurs besoins de recrutement. Il faut également adapter l’offre de formation, notamment en anticipant les besoins en compétence ainsi que les mutations économiques, en particulier la transformation des métiers.

S’agissant de la promotion des métiers de l’industrie, je veux d’abord souligner la grande diversité des secteurs – les industries du médicament, du nucléaire et de l’automobile connaissent des problèmes différents. Nous organisons des semaines thématiques, avec nos partenaires. Comme tous les ans, une semaine des métiers de l’industrie aura lieu en novembre sous l’égide de l’État. C’est une action d’ampleur, constituée de plus de 8 000 événements, qui vont de la découverte des métiers aux rencontres professionnelles ou jobs datings, en passant par des formations, dont 2 200 sont organisés par France Travail ; nous touchons 38 000 demandeurs d’emploi. Forindustrie est une autre initiative qui mobilise beaucoup de partenaires, en particulier Opco 2i : le grand public découvre les métiers de l’industrie grâce à des plateformes numériques. Il existe également une Journée usines ouvertes. Avec l’Union nationale des missions locales (UNML), nous organisons Avenir pro, pour intervenir dans les lycées professionnels ; dès la rentrée prochaine, le dispositif complet sera déployé dans tous les lycées. Il s’agit de présenter aux élèves de terminale professionnelle ou de CAP (certificat d’aptitude professionnelle) les enjeux du marché du travail, de leur donner des premières techniques de recherche d’emploi et de les accompagner. La promotion des métiers de l’industrie constitue une des priorités du dispositif. Enfin, nous travaillons à féminiser les métiers de l’industrie, en particulier avec l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), fortement mobilisée sur le sujet. L’industrie emploie environ 30 % de femmes : dans le cadre de la réindustrialisation, c’est un enjeu majeur. Avec l’UIMM, nous avons établi des parcours de bout en bout, afin d’accompagner des demandeuses d’emploi de la découverte des métiers de l’industrie à leur intégration. De même, le projet Fema (Féminisons les métiers d’avenir) permet de mener des actions à destination de ces publics.

Afin d’anticiper les besoins en compétence et de s’y adapter, France Travail agit au plus près du terrain, avec les acteurs de la formation professionnelle des demandeurs d’emploi. Ainsi, dans les Hauts-de-France, les ateliers territoriaux de compétences réunissent tous les partenaires concernés pour agir en fonction des besoins locaux : d’une entreprise à l’autre, l’exercice d’un même métier peut exiger des compétences différentes. L’industrie se caractérise notamment par la rapidité de l’évolution de ses métiers, en particulier dans le cadre de la transition écologique – la décarbonation est un enjeu majeur, et le gouvernement la soutient activement. Le passage du moteur thermique au moteur électrique dans le secteur automobile l’illustre bien.

Avec le réseau des centres d’animation et de ressources de l’information sur la formation et des observatoires régionaux emploi formation (Carif-Oref), France Travail développe un observatoire à même de faire connaître, par secteur et par bassin d’emploi, les compétences des demandeurs d’emploi et celles que les entreprises recherchent, et de les confronter avec l’offre de formation. Cet outil aidera les acteurs publics à prendre des décisions.

Dans le contexte de contrainte budgétaire que nous avons évoqué, notre stratégie consiste à mobiliser nos moyens, qu’il s’agisse de notre budget propre ou des crédits alloués par l’État dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences (PIC), pour les formations qui offrent le meilleur taux de retour à l’emploi. En mettant l’accent sur les préparations opérationnelles à l’emploi, collectives et individuelles, les POEC et les POEI, nous voulons former pour faire recruter. Les entreprises industrielles apprécient particulièrement ce dispositif, qui leur permet d’adapter la formation à leurs besoins, dans une logique gagnant-gagnant : elles recrutent. France Travail finance le coût de la formation et la rémunération du stagiaire.

Enfin, nous accompagnons les entreprises. En moyenne, 23 % de celles qui recrutent sont clientes de France Travail ; dans l’industrie, ce chiffre monte à 31 % environ. Comme nous avons mené de nombreuses actions dans ce secteur, c’est un signe positif. Nous participons par exemple au programme Territoires d’industrie depuis sa création ; plus largement, notre stratégie consiste à nous concentrer en priorité sur les secteurs les plus en tension, comme ceux du nucléaire et du médicament, et à aller vers les entreprises. Nous réunissons des groupes de travail ou task forces, constitués de l’ensemble des partenaires du service public de l’emploi, dont l’Opco 2i, pour travailler de manière coordonnée et leur apporter toutes les solutions à même de satisfaire leurs besoins.

Le contexte se dégradant, les difficultés de recrutement diminuent, mais elles restent élevées – en 2024, elles ont concerné 59 % des offres dans l’industrie, soit 2 points de plus que la moyenne nationale. France Travail y a trouvé l’occasion de promouvoir l’inclusion. Il est essentiel d’augmenter la part des personnes en situation de handicap dans les entreprises industrielles, où elles ont évidemment leur place, comme la part des jeunes et des publics les plus éloignés de l’emploi.

Pour terminer, nous aidons les secteurs les plus affectés par les évolutions économiques, grâce un accompagnement spécifique des demandeurs d’emploi concernés.

M. le président Charles Rodwell. La féminisation de l’industrie est un angle mort que nous cherchons en vain à résoudre depuis des années, voire des décennies. Avez-vous des propositions ? Faut-il appliquer une politique de quotas ou d’incitation financière ? Faut-il favoriser la sensibilisation dès le plus jeune âge ?

Ma deuxième question concerne l’organisation des formations à l’échelle nationale et à l’échelle régionale. Nous avons effectué beaucoup de déplacements et discuté avec des acteurs de nombreuses filières. Deux exemples contradictoires illustrent la difficulté à trouver le bon équilibre. Les besoins de la filière nucléaire sont fortement concentrés en Normandie, au point que les pénuries de recrutement dans certains métiers ont provoqué des dynamiques de spéculation salariale et de grosses difficultés industrielles. Grâce aux résultats très positifs de l’Université des métiers du nucléaire, ces dernières sont en train d’être résorbées. Le principe est simple : les apprentis étudiants disposent d’un logement d’où ils peuvent à la fois aller se former à l’université et travailler dans l’entreprise. Oyonnax, dans l’Ain, a déployé le même dispositif, avec de superbes plateaux de formation, afin de relancer la filière de la plasturgie, au plus près d’entreprises d’excellence. Or, loin de provoquer une dynamique de formation favorable à ces entreprises, les plateaux sont vides. En adoptant la même stratégie de localisation, on a accru le problème de formation et la pénurie de recrutement. La même politique publique déployée pour résoudre des problèmes similaires a abouti à des résultats opposés.

M. Pascal Le Guyader. Le problème de la non-féminisation des métiers industriels vient d’abord de l’orientation des jeunes. La communication sur les métiers industriels est défaillante. Nous multiplions les salons, mais il faut surtout parler aux parents, qui sont prescripteurs. Nous devons donc adapter la communication, sans oublier que c’est un travail de longue haleine. Il faut présenter les métiers différemment, en faisant connaître leur modernisation. J’en ai fait l’expérience : quand on parle de l’industrie, on a un mal fou à intéresser des gens attirés par le numérique car ils ne perçoivent pas la place qu’il occupe dans ce secteur. Quant aux jeunes filles, il faut leur montrer les métiers de l’industrie, pour qu’elles se disent qu’elles peuvent y avoir un avenir. Ce n’est pas un domaine uniquement masculin : on ne travaille pas forcément sur une chaîne de production, ou comme chaudronnier – ce terme même pose problème. C’est toute une acculturation, qui prend du temps. Or nous n’y parviendrons pas seuls : nous devons travailler avec l’éducation nationale. J’ajoute que la réforme du bac n’était pas opportune : on constate une désaffection pour la filière scientifique, dont on ne sait d’ailleurs pas si elle existe encore – et ceux qui la choisissent s’orientent vers des métiers commerciaux. Ce problème concerne autant les garçons que les filles.

Je n’ai pas la clé de la réussite. Le secteur du médicament, qui emploie 56 % de femmes, a communiqué sur des métiers ouverts à la fois aux femmes et aux hommes.

M. Aymeric Morin. J’ajoute qu’il faut agir à toutes les étapes du parcours : de l’enseignement scolaire – il a beaucoup été question des écoles d’ingénieurs dans l’actualité –, en faisant découvrir les métiers, au recrutement ciblé. Sur le terrain, on voit l’efficacité des parcours de bout en bout, que nous tâchons de développer. Nous allons « sourcer » – c’est le terme que nous employons – des demandeuses d’emploi, nous leur faisons découvrir le métier concerné, puis nous leur proposons une immersion professionnelle. Il est essentiel de les accompagner sur le terrain pour casser les idées reçues et empêcher l’autocensure, très courante : beaucoup se disent que ce n’est pas pour elles, que cela ne leur plaira pas ou qu’elles n’auront pas les compétences. Elles peuvent ensuite suivre une formation, comme une préparation opérationnelle à l’emploi. De telles opérations ont par exemple été organisées pour des postes de conducteur de travaux chez EDF. Les parcours de bout en bout nécessitent une forte implication et prennent du temps : il faut aller chercher les publics et les accompagner.

M. Hugues de Balathier. Je vais dire une banalité, mais on peut peut-être apporter une réponse commune à vos deux questions en soulignant l’importance du diagnostic. Je ne connais pas les exemples que vous avez cités en Normandie et dans l’Ain ; peut-être le même levier n’a-t-il pas produit les mêmes effets faute d’un diagnostic assez précis.

S’agissant de la féminisation, il faut se demander si le problème relève de l’offre ou de la demande. Si les entreprises expriment parfois encore de la réticence à employer des seniors, celles de l’industrie seraient très désireuses de doubler leur marché de recrutement. Les difficultés viennent donc peut-être plutôt des femmes, pour de nombreuses raisons. Vous évoquez la possibilité d’une incitation financière : qui serait visé ? Sans me prononcer sur le principe même des quotas, je pense que ce n’est pas le bon levier – étant donné qu’on ne peut imposer une orientation aux individus, ils ne pourraient s’appliquer qu’aux entreprises.

M. le président Charles Rodwell. Ne pourrait-on instaurer des quotas dans les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) ou à l’entrée des écoles ? Les membres de certaines forces politiques, auxquelles je n’appartiens pas, posent la question.

M. Pascal Le Guyader. Pour les industriels, la féminisation n’est aucunement un problème ; tous les métiers sont ouverts aux femmes.

M. le président Charles Rodwell. Moins de 20% des métiers de l’industrie sont occupés par des femmes, ce qui montre qu’il y a bien un problème.

M. Pascal Le Guyader. Nous comptons 30 % de femmes dans le secteur des entreprises liées aux médicaments. La difficulté, c’est que les candidats sont plus nombreux que les candidates : le nombre de jeunes filles qui s’orientent vers nos formations et nos métiers est insuffisant. Je n’ai jamais été témoin d’aucune discrimination ; je n’ai jamais entendu un industriel dire qu’il préférait embaucher un homme.

M. le président Charles Rodwell. Ma question portait non sur une éventuelle discrimination mais sur les biais de l’orientation.

M. Pascal Le Guyader. Quand on discute avec les professeurs lors des salons de l’orientation, on s’aperçoit qu’il faut déconstruire la représentation des métiers, caricaturale. Certains sont perçus comme des métiers d’homme, donc présentés comme tels – on dit « chaudronnier », pas « chaudronnière ». Notre communication passe par plusieurs acteurs : nous devons les aider à déconstruire les discours qu’ils ont tenus jusqu’à présent. Aucun métier n’est réservé aux hommes ; tous sont ouverts aux femmes. Nous voulons la mixité parce qu’elle simplifie les relations de travail, tout simplement.

M. Aymeric Morin. Il existe certes des stratégies par secteur, notamment dans le cadre des filières du Conseil national de l’industrie (CNI), mais ma conviction est qu’il faut toujours partir des besoins du territoire. La population des demandeurs d’emploi et les enjeux de mobilité varient en effet selon les bassins. À Douai, où se sont installées de nombreuses entreprises industrielles, la part des allocataires du RSA parmi les demandeurs d’emploi dépasse 50 %, un niveau très supérieur à la moyenne nationale. Les entreprises ont donc veillé à recruter des habitants du Douaisis et, dans le cadre du réseau pour l’emploi, les acteurs locaux ont adapté les formations aux enjeux de mobilité et de garde d’enfants auxquelles la population est confrontée. Des modules d’activités sportives ont même été mis en place pour s’assurer qu’une fois dans l’entreprise, les personnes formées pourraient suivre le rythme.

Nous croyons beaucoup aux nouveaux comités locaux pour l’emploi, qui inversent la logique descendante habituelle : ils établissent une feuille de route à partir de l’analyse du diagnostic local, puis la font remonter au niveau départemental et régional. Les solutions adaptées à certains secteurs et territoires ne le sont pas forcément à d’autres.

Mme Stéphanie Lagalle-Baranès, directrice générale de Opco 2i. S’agissant de la féminisation, je voudrais insister sur deux points. D’abord, ce qui se passe à l’école primaire a une importance majeure. Ensuite, il faut proposer des dispositifs de Test and Learn aux jeunes filles, par exemple dans le cadre des POE. Le public féminin est un vivier essentiel pour répondre aux besoins des métiers en tension. Lorsqu’elles dépassent certaines idées reçues et passent les tests, les jeunes femmes réussissent ! Il faut les faire parler de leur parcours. Les nouvelles technologies ont permis de surmonter les difficultés et la pénibilité liées à certains métiers – par exemple, le port de charges – et d’ouvrir aux femmes des métiers jusqu’alors considérés comme réservés aux hommes.

Je partage l’avis de M. de Balathier sur la nécessité d’établir d’abord un diagnostic très précis. Dans l’ensemble des territoires, Opco 2i passe ainsi au scanner les besoins en compétences, à une maille très fine. Ensuite, il faut vérifier que l’offre de formation est en adéquation avec ces besoins. Aujourd’hui elle l’est partout, mais elle peut se heurter à des problématiques de mobilité ou de logement. Pour les surmonter, il faut une bonne coordination des acteurs, chacun dans son rôle ; c’est ce que permet le réseau pour l’emploi mis en place par France Travail. Les acteurs sont moins efficients lorsqu’ils se marchent sur les pieds et que leurs missions sont redondantes. J’entends que des Carif-Oref font des diagnostics ; or il ne me semble pas utile d’en faire de nouveaux, même s’ils sont pertinents. C’est une déperdition de temps et de financements. Faisons des diagnostics efficaces et partageons-les.

Si la démarche mise en place dans le nucléaire fonctionne, c’est parce qu’elle coche toutes les cases. De surcroît, l’Université des métiers du nucléaire – fortement soutenue par l’Opco 2i – assure à la fois un pilotage national et une déclinaison opérationnelle très proche du terrain, avec une bonne coordination des acteurs.

Nous allons nous pencher sur le cas du bassin d’Oyonnax, que je ne connais pas spécifiquement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans la mesure où nous disposons d’un temps limité, je vous serais reconnaissant d’apporter une réponse écrite à l’ensemble des questions qui vous ont été adressées.

Monsieur Le Guyader, vous avez indiqué que, s’agissant notamment du financement de l’apprentissage, les arbitrages politiques se traduisaient par du saupoudrage. Pourriez-vous expliciter vos propos ? Signifient-ils que les pouvoirs publics n’impulsent aucune vision, qu’elle soit globale ou par filière ?

M. Pascal Le Guyader. Les Opco sont tenus par une convention d’objectifs et de moyens signée pour trois ans avec la DGEFP. Or lorsque celle-ci doit appliquer un arbitrage décidé par Bercy, il est plus simple pour elle de le répercuter sur les onze Opco – et elle fait ainsi moins de mécontents. C’est la raison pour laquelle j’ai employé le terme de saupoudrage.

L’Opco 2i a conclu une convention avec la DGEFP fin 2023, alors qu’un exercice budgétaire était entamé et qu’un arbitrage avait déjà été rendu. Je précise que notre budget de fonctionnement s’établit approximativement à 100 millions d’euros, répartis entre les frais de structure – nous avons 700 collaborateurs – et les frais de mission. Lorsque nous avons signé la convention, nous ne sommes pas partis du budget de 2022 mais du réalisé, alors que nous avions décalé des recrutements et des plans de développement : déjà, les bases n’étaient pas bonnes. Lors du conseil d’administration qui s’est tenu la semaine dernière, le rapporteur du gouvernement – nommé par la DGEFP – nous a invités à revoir notre copie pour 2025, en application d’une clause de revoyure visant exclusivement la section alternance : les crédits de celle-ci passent ainsi de 11,5 millions à 8 millions d’euros. Quand on pilote un Opco, ce type d’arbitrage est un peu compliqué à intégrer en cours d’exercice, fût-il de trois ans.

Je voudrais vous donner un autre exemple : nous avons, à l’Opco 2i, une capacité à bien gérer les fonds – alors que nous pourrions mal le faire, en nous passant de tout produit financier. Il est assez détestable dans ces conditions que notre convention d’objectifs et de moyens soit fixée en fonction des résultats financiers ! Cela ne m’incite pas à négocier avec les banques et à dédier des forces vives à la gestion financière. Sur l’exercice 2024, notre résultat financier atteint 8 millions d’euros ; seront-ils pris en compte dans la prochaine convention ?

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour ces explications très claires.

Monsieur Morin, pourriez-vous nous indiquer le nombre d’offres d’emploi concernant des métiers industriels, et le nombre de demandeurs d’emploi dans l’industrie ?

M. Aymeric Morin. Depuis 2023, plus de 370 000 offres concernant les métiers de l’industrie ont été déposées, et 6 % des demandeurs d’emploi sont inscrits sur ces métiers. Parmi les 1,5 million d’entreprises qui recrutent, environ 95 000 sont industrielles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en déduis que vous faites une estimation du nombre d’emplois vacants dans l’industrie bien inférieure à celle que l’on trouve dans la presse, selon laquelle il y en aurait 60 000. Savez-vous d’où vient ce chiffre ?

M. Aymeric Morin. Nous allons vérifier ce point et vous répondrons dans le cadre du questionnaire. Ce que nous savons, c’est que dans le secteur industriel, le taux de satisfaction des offres est élevé – il dépasse 76 %. L’industrie se caractérise par des tensions de recrutement un peu plus élevées que dans le périmètre tous secteurs mais le taux et le délai de pourvoi des offres y sont aussi bons.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour atteindre l’objectif de 15 % de réindustrialisation d’ici 2035 – qui n’est pas tenable et ne sera pas tenu –, il faudrait 800 000 à 1 million de personnes formées en plus, soit 100 000 personnes par an environ. Notre capacité de formation semble suffisante puisque, tous métiers industriels confondus, environ 120 000 personnes sont formées chaque année. Cependant, le taux d’évaporation est particulièrement élevé à l’issue de ces formations, de l’ordre de 50 %. À quoi est-il dû selon vous, monsieur de Balathier ? Si l’offre est adaptée aux besoins, cela signifie-t-il qu’il y aurait une crise des vocations ?

M. Hugues de Balathier. Il y a au moins trois explications à l’évaporation. La première est temporaire et liée au temps que mettent les jeunes formés à s’insérer dans le marché du travail. Les dispositifs mis en œuvre par France Travail visent à réduire ces délais.

Mais le principal facteur expliquant ce taux est l’évaporation durable. D’abord, certains jeunes formés aux métiers de l’industrie – des ingénieurs, par exemple – basculent à un moment vers des postes d’encadrement, voire n’exercent jamais le métier pour lequel ils ont été formés. Cette problématique est assez générale – la relation entre emploi et formation n’est pas aussi stricte qu’on l’imagine – mais touche sans doute davantage le champ de l’industrie. Se pose ensuite la question de la définition du périmètre : certaines personnes peuvent exercer le métier industriel auquel elles ont été formées dans un périmètre qui n’est pas strictement celui de l’industrie, par exemple dans le secteur de la construction.

Sachant que le lien entre emploi et formation n’est pas strict, sans doute faut-il former davantage. Mais la question n’est pas forcément celle de l’offre de formation, car la capacité est supérieure au chiffre de 120 000 personnes : comme le souligne le rapport IGF-Igesr-Igas mentionné précédemment, toutes les places disponibles ne sont pas occupées. Ce rapport montre aussi que chacun des trois facteurs d’explication du taux d’évaporation n’a pas la même importance selon le type de métier.

L’enjeu qualitatif, s’il n’est pas nul, n’est donc pas l’enjeu majeur. Le sujet est avant tout celui de l’attractivité des métiers et des formations elles-mêmes : il concerne les salaires – même s’ils sont plutôt corrects dans l’industrie – et les conditions de travail, objectives comme subjectives : pour changer l’image de ces métiers, il faut les faire découvrir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel est votre avis sur la réforme du lycée général, au regard des besoins en ingénieurs notamment ? Alors que 52 % des bacheliers obtenaient un baccalauréat scientifique avant la réforme, ils n’étaient plus que 27 % en 2022. J’aimerais aussi avoir votre opinion sur la suppression des mathématiques du tronc commun par Emmanuel Macron, en 2019, et sur leur rétablissement – en tant qu’option malheureusement. Enfin, nombre d’industriels déplorent d’être dans le nécessité de former eux-mêmes leurs futurs salariés – comme le fait Michelin, qui dispose de sa propre école. Comment expliquez-vous qu’ils doivent pallier les défaillances du système de formation français ?

M. Pascal Le Guyader. Nous avons du mal à attirer les jeunes vers les formations scientifiques et j’y vois, pour ma part, une corrélation avec la réforme du baccalauréat. Peut-être faudrait-il revoir certaines choses et communiquer sur les modules de formation de l’enseignement général identifiés comme scientifiques. C’est une position personnelle, et non celle de l’Opco 2i.

M. Aymeric Morin. Je reviens à une question précédente sur le pourcentage d’offres non pourvues. Il est vrai qu’il était beaucoup plus élevé il y a deux ans, tout comme les tensions de recrutement. L’enquête 2025 sur les besoins en main-d’œuvre, que nous publierons prochainement, fournira des chiffres plus récents, mais on sait déjà qu’au cours des premiers trimestres de 2024, le nombre d’offres déposées a baissé de près de 10 % par rapport à 2023. Cette dynamique doit être prise en compte dans la lecture des chiffres.

Même s’il ne faut pas généraliser – les filières et les entreprises peuvent être confrontées à des problématiques différentes –, on constate que nombre d’entreprises industrielles plébiscitent les formations les plus adaptées possibles aux postes : les POEI notamment, dont la part est trois fois supérieure à ce qu’elle est dans les autres secteurs, ou encore les actions de formation en situation de travail (Afest). Il est important que France Travail concentre sa capacité d’achat sur ces formations individuelles, qui enregistrent des taux de sortie en emploi très élevés : nous ne pouvons qu’encourager les entreprises à faire appel à nos services – comme le fait déjà Michelin.

Mme Stéphanie Lagalle-Baranès. Lorsque les entreprises assurent elles-mêmes les formations, c’est pour dispenser des savoirs très spécifiques ; c’est le cas par exemple d’Hermès.

À l’issue des parcours en alternance, il n’y a pas d’évaporation ou très peu. Le taux d’insertion dans un emploi industriel atteint 75 % à 80 %, voire 100 % au sein de certaines promotions. L’offre de formation par apprentissage – assurée, dans le secteur industriel, par 2 000 centres de formation d’apprentis (CFA) – répond bien aux besoins des entreprises, sans problème d’insertion à l’issue.

Il est un dispositif dont nous aimerions la réactivation car il répond à des besoins spécifiques et facilite la vie des plus petites entreprises, notamment pour former en situation de travail : il s’agit du contrat de professionnalisation expérimental. Depuis qu’il a été arrêté fin 2023, nous sommes incités à le financer, mais il manque un véhicule législatif pour le sécuriser.

M. Hugues de Balathier. Je confirme l’intérêt de l’apprentissage et de l’alternance, en général, pour répondre aux besoins de l’économie. Là où les autres dispositifs impliquent deux acteurs, celui-ci a la spécificité d’en réunir trois – le jeune, le CFA et l’entreprise –, ce qui limite le taux d’évaporation. Sans doute faudrait-il privilégier l’ensemble des dispositifs qui créent un lien direct avec l’employeur dès le démarrage, comme l’alternance et la POEI.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Avez-vous le sentiment que la réforme du lycée général nécessite une adaptation des formations après le baccalauréat, au regard notamment du niveau en mathématiques ou de la chute des effectifs en filière scientifique ?

M. Hugues de Balathier. Je n’ai ni avis personnel ni expertise particulière, dans la mesure où France Compétences intervient sur la formation continue et l’apprentissage. Quant à la baisse des effectifs des lycées professionnels dans le champ industriel, elle doit être mise en regard du développement considérable de l’apprentissage, qui l’a plus que compensée.

M. Thierry Tesson (RN). C’est à la fois en tant qu’ancien inspecteur d’académie et en tant que député de Douai que je m’exprime. La formation est la mère de toutes les batailles car, sans travailleurs, on aura du mal à alimenter la réindustrialisation. Ce qui me frappe depuis longtemps, c’est que ceux qui parlent de la formation professionnelle y mettent rarement leurs enfants – ce qui explique sans doute pourquoi celle-ci coince un peu en France. Les déterminants sont complexes et liés à l’environnement familial, économique ou social, voire à l’image. On peut travailler sans diplôme, ou sans le diplôme adéquat. On peut aussi être formé sur le tas, l’idéal étant de suivre une formation qui corresponde exactement au poste. Lorsque je travaillais pour l’éducation nationale, les industriels se plaignaient souvent de devoir former les élèves après l’obtention de leur diplôme. Cela démontre probablement l’inadaptation de la formation initiale, marquée par une rigidité extrême. Lorsqu’un lycée professionnel décide d’abandonner une formation pour en proposer une autre, se pose par exemple la question du devenir des enseignants – sachant que les reconversions sont très difficiles.

La réforme de 2018 a permis une augmentation du nombre de contrats d’apprentissage, surtout dans les niveaux supérieurs, et un développement important des CFA. La clé, c’est évidemment l’adaptation au marché et aux besoins, ainsi que la rapidité. Lorsque j’étais en activité, je me suis efforcé de creuser un sujet qui reste un échec : celui de la validation des acquis professionnels (VAP) et de la validation des acquis de l’expérience (VAE). Il est terrible que nous ne parvenions pas à reconnaître, en France, les habiletés et les compétences acquises au cours de la vie professionnelle ; c’est probablement l’une de nos rigidités les plus importantes.

J’en viens à ma question, sans doute un peu radicale. J’ai le sentiment qu’il y a trop d’intervenants, pour un budget colossal de plus de 60 milliards d’euros. Ne faudrait-il pas – au niveau national bien sûr, le terrain étant évidemment la clé – simplifier tout cela ?

M. Hugues de Balathier. Je ne me prononcerai pas sur le lycée professionnel car je ne suis pas un expert de ce sujet.

Même si le nombre de contrats ciblant des diplômes de niveaux 3, 4 et 5 reste moins important, le fort développement de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur, dans la lignée de la réforme de 2018, a contribué à changer l’image de cette modalité de formation. Au-delà des aspects purement quantitatifs, il s’agit là d’un succès important de ces dernières années.

Vous avez évoqué le dispositif de VAE. Dans le cadre de sa mission d’enregistrement des certifications professionnelles, France Compétences veille scrupuleusement à ce que ces dernières soient organisées par blocs de compétences. Cela permet de fluidifier les parcours de formation : lorsqu’un usager a validé un bloc dans le cadre de la VAE, il peut accéder à une qualification plus facilement en complétant sa formation par les blocs manquants.

Dans un monde complexe, il ne faut pas forcément chercher à mener des politiques publiques trop simplifiées car il est toujours nécessaire de répondre à des besoins très spécifiques. La réforme de 2018 a tout de même représenté un gros effort de simplification des dispositifs et des acteurs : ainsi, France Compétences a été créée en fusionnant quatre opérateurs, tandis que le paysage des Opco a été simplifié. Cependant, l’enjeu n’est pas tant la simplification que la recherche d’une cohérence sectorielle, comme Pascal Le Guyader l’a expliqué dans son propos liminaire.

S’il reste du chemin à parcourir, beaucoup de choses ont donc été faites dans le monde assez riche de la formation professionnelle.

M. Aymeric Morin. France Travail a l’expérience des fusions, puisque c’est ainsi que Pôle emploi avait été créé. Ce sont alors des mécanismes très lourds, pas forcément très souples, qui sont à l’œuvre.

Dans la loi du 18 décembre 2023 pour le plein emploi transparaît la conviction qu’au-delà de la simplification, la coordination des acteurs peut aussi montrer son efficacité et produire assez rapidement des résultats. Nous devons arriver à travailler ensemble, sur le fondement d’un diagnostic partagé et d’une stratégie commune. Évidemment, il faut aussi rester humble : cette démarche prend du temps et se met en place à un rythme variable selon les territoires, en fonction des dynamiques de partenariat déjà à l’œuvre. On sait par exemple que la refonte des cartes scolaires sera longue, même si elle constitue un aspect essentiel de la réforme des lycées professionnels.

Je prendrai deux exemples. Sur la base d’un diagnostic partagé, France Travail et le conseil régional des Pays de la Loire ont mis en commun leurs capacités formatives afin de mener une action coordonnée dans le domaine de la formation professionnelle préalable à l’embauche. De même, j’ai évoqué tout à l’heure les ateliers territoriaux de compétences mis en place dans les Hauts-de-France : nous conduisons cette action partie du terrain en lien avec un ensemble de partenaires, dont fait partie le conseil régional, dans le cadre d’une stratégie commune.

Nous expérimentons cette démarche depuis quatre ans dans le cadre d’un rapprochement entre Pôle emploi, devenu France Travail, et le réseau Cap emploi. Nous avons créé une offre de services commune, de sorte que les conseillers Cap emploi interviennent aujourd’hui dans les agences France Travail, au sein de « teams handicap ».

De la même façon, nous croyons beaucoup aux alliances de travail avec des entreprises et des lycées professionnels : ainsi, l’expérimentation Avenir Pro menée par les missions locales montre toute l’efficacité d’un travail commun avec le personnel éducatif, que nous accompagnons. Bien que la coopération prenne parfois du temps, nous parvenons de mieux en mieux à conduire des actions coordonnées, même dans un pays comme la France, qui se caractérise, en matière d’emploi et de formation, par un paysage complexe et des cultures différentes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Venant moi-même de l’industrie lourde, j’ai l’impression d’entendre la même chose depuis vingt ans. J’ai retrouvé des extraits d’émissions de France Inter diffusées dans les années 1980, qui évoquent les mêmes métiers en tension et les mêmes lieux communs. À la fin des années 1990, mon père, qui dirigeait une petite usine, avait déjà du mal à recruter des chaudronniers et d’autres professionnels que vous avez cités. En 2012, avant le second tour de l’élection présidentielle, Sarkozy dénonçait déjà les 30 milliards d’euros consacrés à la formation professionnelle qui ne servent à rien. Douze ans plus tard, rien n’a changé : les montants sont à peu près les mêmes, les métiers en tension aussi, et cette situation justifie toujours les mêmes politiques, ou plutôt la même absence de politique. Quand je travaillais chez General Electric et que nous avions les mêmes problèmes de recrutement, on nous proposait les mêmes solutions, et on nous disait aussi que tout allait bien ou que les choses allaient s’améliorer.

Franchement, je ne comprends pas : cela fait vingt ans que l’on dépense, au bas mot, plus de 30 milliards d’euros pour la formation professionnelle – je ne parle même pas de l’enseignement secondaire –, mais que l’on compte, selon les années, entre 4 et 7 millions de chômeurs, dont une part considérable sont de longue durée et vivent dans des territoires ayant une tradition industrielle marquée – je pense notamment au Douaisis, à mon département de la Somme, ou encore à la Lorraine, la région de M. Loubet. Ces gens savent travailler et connaissent la valeur du travail. Je passe mon temps à recevoir des gens qui viennent de l’industrie et cherchent à y retourner, en vain. Dans le privé, si une entreprise obtenait de si mauvais résultats malgré tous ces moyens financiers et humains accordés, elle ferait faillite et tout le monde serait viré. Non, vraiment, je ne comprends pas ce qui se passe.

On parle du manque de soudeurs dans l’industrie nucléaire en déplorant que la filière nucléaire française ait été très maltraitée. On a recruté des soudeurs américains, sachant que la filière nucléaire américaine est presque en extinction depuis l’accident de Three Mile Island en 1979. Il y a un problème de formation. Je suis désolé de vous poser une question aussi simple, pour ne pas dire basique, mais au bout d’une heure et demie d’audition, je n’ai pas plus de réponse qu’au moment où je suis entré dans cette salle.

M. Aymeric Morin. Votre question, très lourde, est évidemment essentielle. Je pense que nous nous rejoignons s’agissant de la nécessité de renforcer l’efficacité et l’efficience de la formation professionnelle ; je reviendrai tout à l’heure sur les actions que l’on pourrait conduire dans ce but. En revanche, je ne suis pas tout à fait sûr de partager votre diagnostic. Bien que la situation économique commence à se dégrader, le taux de chômage actuel est estimé entre 7,6 % et 7,8 %, selon que l’on retient les chiffres de la Banque de France ou de l’Insee : il se situe donc à l’un de ses niveaux les plus bas depuis quarante ans. Cette situation, ainsi que les tensions de recrutement assez fortes qui en ont résulté ces dernières années, à la suite de la crise du Covid, en dépit de l’action des pouvoirs publics, paraissent assez exceptionnelles, et en tout cas très différentes de ce que l’on connaissait précédemment. Il faut donc se réjouir que notre économie ait été en si bonne santé ces dernières années, et tenir compte du fait que la situation du marché du travail, notamment dans l’industrie, a été particulière.

Je le disais, je vous rejoins s’agissant de la nécessité de toujours renforcer l’efficacité de l’action publique, a fortiori dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons et que nous continuerons probablement de connaître au cours des prochaines années.

Dans l’industrie, le taux de retour à l’emploi après dix-huit mois est élevé, puisqu’il dépasse 76 % : la formation est en effet un levier permettant une insertion forte dans l’emploi. De manière générale, on considère souvent que la formation professionnelle permet de relever de 9 points le taux d’insertion dans l’emploi à six mois : elle a donc un effet réel, objectif, sur tous les publics, qu’ils soient proches de l’emploi ou qu’ils en soient plus éloignés. Tout cela est bien documenté.

Néanmoins, il faut bien sûr concentrer notre effort sur les formations ayant le meilleur taux de retour à l’emploi, d’autant que France Travail subit une réduction des moyens consacrés à la formation professionnelle, notamment une baisse des crédits alloués au plan d’investissement dans les compétences. Aussi avons-nous fait le choix de concentrer plus fortement nos moyens sur les formations individuelles, qui permettent d’atteindre des taux de retour à l’emploi parfois 20 points plus élevés que les formations collectives conventionnées. Je ne parle pas de la POEC, dont les taux sont élevés, mais plutôt des achats plus classiques de formation.

C’est un enjeu, pour nous, que de sélectionner non seulement les formations ayant le meilleur taux d’accès à l’emploi, mais aussi celles qui s’adaptent le mieux aux besoins des territoires et des entreprises. Il convient enfin de veiller à la bonne adéquation des parcours, car vous avez beau offrir une formation de grande qualité, si un usager a besoin d’acquérir ou de retrouver des compétences de base avant de pouvoir bénéficier d’une formation plus poussée, il faut le lui permettre. En suivant ces trois axes, nous pourrons encore nous améliorer.

M. Pascal Le Guyader. Je ne sais pas si ma réponse va vous satisfaire, mais sur les 140 000 apprentis formés par l’Opco 2i, 80 % trouvent un emploi dans l’industrie. Nous formons donc des professionnels pour les industriels, en suivant des référentiels élaborés avec ces derniers. Dans certaines filières, c’est même 100 % des apprentis qui trouvent un emploi. Si je pouvais faire entrer davantage de jeunes sur le marché du travail, je le ferais.

Alors que le système fonctionne bien, les arbitrages budgétaires qui pourraient être rendus prochainement risquent de le casser. D’aucuns estiment qu’il faudrait supprimer ou réduire l’apprentissage dans l’enseignement supérieur. Ce serait une bêtise, car l’extension de cette modalité de formation a amélioré son image : l’apprentissage n’est plus considéré comme une voie de garage, comme dans les années 1970 et 1980. La possibilité de suivre un apprentissage en licence ou en master a également permis d’attirer dans ces niveaux de qualification des jeunes qui ne s’y seraient pas risqués dans le cadre d’un enseignement traditionnel ; au sein de l’entreprise, ils voient concrètement ce que sont les mathématiques ou les sciences appliquées au poste de travail. Il y a aussi un enjeu de justice sociale, car les apprentis sont payés, ce qui leur permet de financer leurs études. En supprimant l’apprentissage dans l’enseignement supérieur, on réduirait donc le nombre de jeunes briguant ces diplômes.

Dans mon propos liminaire, j’ai déploré l’insuffisance du financement des plans de développement des compétences dans les entreprises de moins de cinquante salariés. Alors que l’industrie reçoit actuellement une dotation annuelle de 38 millions d’euros, 100 millions seraient nécessaires pour couvrir les besoins de formation de nos entreprises ; or l’ensemble des secteurs d’activité bénéficient d’une enveloppe globale d’environ 700 millions d’euros au titre de la formation professionnelle. Nous demandons simplement que soit envisagée une modification des règles de répartition de cette somme, afin de répondre au réel besoin de financement des plans de développement des compétences dans les entreprises industrielles de moins de cinquante collaborateurs.

M. Hugues de Balathier. J’irai dans le même sens que les deux précédentes interventions et nuancerai le constat assez sombre que vous avez dressé. Beaucoup de choses ont été faites en matière de formation, même s’il reste encore bien du chemin à parcourir. Nous avons essayé, les uns et les autres, de vous montrer que nous agissions et que nous faisions des efforts : j’ai ainsi expliqué comment France Compétences comptait adapter, avec les moyens dont elle dispose, l’offre de certification et de formation.

Je souligne à nouveau l’importance du diagnostic. Si un certain nombre de problèmes demeurent, c’est parce que la formation n’est pas toujours la réponse à tout. Il est quelque peu paradoxal que ce soit France Compétences qui le dise. En cas de tensions sur le recrutement, le premier réflexe est de penser à un problème de formation, d’ordre quantitatif ou qualitatif, mais de nombreux autres facteurs entrent en ligne de compte – je les ai énumérés tout à l’heure, je n’y reviendrai donc pas. Cette table ronde porte sur la formation professionnelle, mais je sais que vous organisez beaucoup d’autres auditions, qui vous permettent d’aborder de nombreux autres sujets structurants. En fonction du diagnostic, il faut trouver les bons leviers à actionner pour apporter les bonnes réponses.

M. le rapporteur a déploré le saupoudrage des moyens, mais nous essayons, pour notre part, de fixer des priorités. Mes voisins ont sans doute été déçus que je n’apporte pas de réponse à la question du financement du plan de développement des compétences soulevée par M. Le Guyader, mais France Compétences ne décide pas du montant de l’enveloppe globale dont elle dispose. Nous ne faisons que répartir les crédits, en fonction du nombre d’entreprises et surtout du nombre de salariés. L’Opco 2i souhaiterait que nous retenions un critère de masse salariale, qui permettrait de prendre en compte non seulement le nombre de salariés, mais aussi le niveau des salaires. Or, ce que nous accordons à un Opco, nous le prenons à un autre. Ainsi, la prise en compte de la masse salariale favoriserait les secteurs économiques où les salaires sont plus élevés que la moyenne, notamment l’industrie – donc l’Opco 2i –, mais aussi la banque, l’assurance et le conseil – des secteurs qui dépendent de l’Opco Atlas –, au détriment des métiers de l’artisanat et de l’agriculture. Pourtant, tous ces sujets sont importants. Les critères de répartition renvoient donc à de vrais choix de politique publique. Ces choix, de même que le niveau global de l’enveloppe à répartir, ne relèvent pas de l’opérateur, mais bel et bien des autorités politiques.

M. Pascal Le Guyader. Nous demandons, pour notre part, que soit revu le niveau de l’enveloppe, qui reste toujours le même tandis que notre masse salariale augmente.

Mme Stéphanie Lagalle-Baranès. S’agissant du manque d’attractivité des métiers, vous avez raison, il n’y a rien de nouveau : certaines difficultés remontent à très longtemps. Ce qui change, en revanche, c’est la prise de conscience collective : alors que les industriels et les branches agissaient autrefois de manière séparée, ils mènent désormais des actions communes, car ils savent qu’ils seront plus efficaces à plusieurs.

Du fait du contexte actuel, les tensions de recrutement diminuent quelque peu. Cependant, si l’enjeu est de réindustrialiser dans les secteurs que vous évoquez – le nucléaire, l’énergie, l’aéronautique –, il faut agir sur le temps long et penser des projets industriels à dix ans, qui nécessiteront des compétences dont on sait déjà qu’on ne les trouvera peut-être pas.

L’industrie est aussi confrontée au défi du renouvellement générationnel, puisque près de 20 % des salariés ont plus de 55 ans. Si l’on ne prend pas dès aujourd’hui à bras-le-corps la question de l’attractivité, qui n’est effectivement pas nouvelle, notre inaction sera un frein à la réindustrialisation du pays.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’entends ce que vous dites, et je vous remercie pour vos réponses. Je ne suis pas dans la caricature : je ne dis absolument pas qu’il ne s’est rien passé. Je reconnais que France Travail fait du très bon travail sur mon territoire : à chaque fois que j’envoie quelqu’un à l’agence de Doullens, il y est bien mieux traité qu’à l’époque de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE).

Vous dites à juste titre que les défis de l’attractivité sont anciens, et que cela fait dix ou vingt ans que nous sommes confrontés aux mêmes problèmes. Ce qui m’inquiète, sans vouloir vous mettre en cause personnellement, c’est que je n’entends pas proposer de solution nouvelle qui permettrait de changer les choses. Nous avons récemment visité le site de Flamanville : la présentation que l’on nous a faite n’était pas aussi radieuse que ce que vous venez de nous exposer. Comment résoudre les problèmes qui subsistent ? Avez-vous des idées nouvelles ? Devons-nous, en tant que parlementaires, travailler sur des sujets nouveaux ? J’ai l’impression que nous continuons ce qui n’a pas assez bien marché, alors même que nous faisons face au défi du renouvellement des générations et que nous poursuivons une ambition de réindustrialisation. Voilà pourquoi je reste sceptique, au terme de nos échanges.

M. Pascal Le Guyader. Vous dites que notre action depuis vingt ans n’est pas efficace, mais nous avons tout de même permis une hausse de l’activité industrielle sur le territoire, en tout cas dans certaines branches.

Peut-être pourrions-nous poursuivre cette discussion dans un autre cadre, car nous sommes tous deux des industriels. Je suis preneur de propositions, qui pourraient être débattues par un conseil d’administration avant d’être éventuellement mises en œuvre.

M. Aymeric Morin. Je suis moi aussi très preneur de propositions, sur lesquelles nous pourrions échanger.

Même s’il faut rester humble face aux défis et que certains secteurs continuent d’avoir du mal à recruter, je mettrai en avant quelques actions qui permettent de changer les choses. Tout d’abord, nous travaillons ensemble, ce qui n’était pas forcément le cas il y a dix ou quinze ans. Ainsi, nous pouvons lancer des dynamiques de manière beaucoup plus coordonnée, ce qui entraîne un véritable effet levier.

En matière de formation professionnelle, nous nous efforçons désormais de concentrer nos efforts sur les dispositifs les plus efficaces. On peut d’ailleurs constater les effets de ce virage dans la hausse des taux de retour à l’emploi.

Par ailleurs, l’ensemble des acteurs de l’emploi adoptent une démarche beaucoup plus proactive à destination des jeunes, en se rendant notamment dans les lycées professionnels.

Enfin, nous disposons de nouveaux outils. Nous investissons beaucoup dans l’intelligence artificielle pour préqualifier des viviers de demandeurs d’emploi et les faire coïncider avec les besoins. La révolution numérique peut aussi être un levier d’amélioration : nous avons déjà parlé de Forindustrie, qui permet de découvrir en ligne les métiers du secteur.

Le fait que l’enjeu demeure et se renouvelle sans cesse peut donner une impression de permanence, mais il y a vraiment des choses qui bougent. Nous espérons pouvoir démentir votre constat dans les prochaines années.

M. le président Charles Rodwell. Merci à tous pour vos interventions. Vous avez permis de nuancer un peu le constat dressé par M. Tanguy, puisque vous avez accompagné la création de près de 3 millions d’emplois au cours des sept dernières années.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le solde d’emplois créés est de 130 000 dans le secteur industriel.

M. le président Charles Rodwell. Ah non ! Je parle bien d’une création nette de 2,7 millions d’emplois, à l’échelle du pays, en grande partie grâce à votre accompagnement.

Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer cette table ronde et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à notre commission d’enquête.

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19.   Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France, Mme Élodie Jacquier-Laforge, directrice générale d’Intercommunalités de France, et M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Nous allons entendre à présent M. Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France, accompagné de Mme Élodie Jacquier-Laforge, ancienne députée et désormais directrice générale d’Intercommunalités de France, et M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France. Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de répondre à notre invitation.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Jacquier-Laforge, MM. Martin et Chevrier prêtent serment.)

M. Sébastien Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France. Je suis très heureux de me retrouver avec vous ce matin pour parler d’un sujet qui me tient à cœur, à la fois au nom d’Intercommunalités de France, mais également à titre personnel, étant élu du territoire Grand Chalon qui, tout au long de son histoire, a connu des accidents industriels mais a toujours su rebondir.

Aujourd’hui, nos industries sont confrontées à un double phénomène à la fois conjoncturel en raison d’une crise internationale marquée par l’instabilité ; mais également structurel, en lien avec les défis des compétences, du foncier et de l’accompagnement de nos entreprises. Après quelques années durant lesquelles la thématique de la réindustrialisation était au cœur des préoccupations, nous avons le sentiment que depuis plusieurs mois, et plus particulièrement depuis cet été, cette thématique a connu un mouvement de recul.

En conséquence, les travaux de votre commission arrivent au bon moment pour relancer la mobilisation autour d’un sujet qui doit s’inscrire dans le temps long. De fait, il n’est pas possible de corriger d’un coup de baguette magique, en quelques mois, les conséquences de plusieurs décennies de désindustrialisation de la France. Vous connaissez le constat sur la situation de notre pays en la matière, je n’y reviendrai pas.

Je préfère axer mon intervention sur quelques points clés qui me semblent nécessaires pour progresser sur les solutions à notre portée, en évoquant particulièrement trois points : la question du foncier, l’enjeu des compétences et le défi de l’accompagnement de l’industrie dans sa transformation, particulièrement à travers la transformation de nos politiques industrielles.

J’ai d’ailleurs observé que le rapporteur de votre commission avait réagi à un article de La Tribune du 10 mars 2025 dans lequel nous avons formulé une proposition concernant l’artificialisation des sols. Il est évident que l’enjeu foncier représente l’un des enjeux majeurs. Nous avons ainsi réalisé une enquête dont les résultats indiquent que près de 75 % des présidents d’intercommunalité ont renoncé à des projets ou n’avoir pas pu en accueillir en raison de problématiques foncières.

Par ailleurs, la problématique du foncier ne se limite pas à la question du terrain ; il faut également intégrer l’immobilier d’entreprise. Sur le Grand Chalon, lorsque l’entreprise Kodak est partie, elle nous a laissé des terrains, mais également un certain nombre de bâtiments. Avant-hier, j’ai ainsi visité d’anciens bâtiments industriels de Kodak qui servaient auparavant à entreposer des pellicules photos et qui sont aujourd’hui occupés par une magnifique tôlerie qui développe son chiffre d’affaires, notamment autour de l’industrie de défense.

S’agissant des terrains, nous croyons toujours énormément à la logique des sites industriels « clés en main », à condition de parler de véritables sites industriels et que leur cartographie soit mieux établie qu’elle ne l’est aujourd’hui, même si la Banque des territoires a récemment produit le portail France Foncier + qui référence l’ensemble des disponibilités foncières sur le territoire. Il s’agit d’un outil précieux, dont nous devons assurer encore plus la promotion. Nous devons encore mieux l’articuler avec les outils nationaux qui attirent notamment les projets exogènes.

La logique des sites industriels clés en main est la bonne pour essayer de répondre aux enjeux d’accès facilité, sur le territoire. Un véritable site « clés en main » est ainsi un site sur lequel un industriel n’a plus qu’à déposer une demande d’enregistrement pour une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE). Cela signifie que sur ce site, doivent déjà avoir été réalisés les inventaires « quatre saisons » et faune-flore, les études archéologiques et les opérations des viabilisations.

À ce sujet, sur les cinquante sites France 2030 présentés il y a deux ans, peu sont en réalité des sites « clés en main ». De la même manière, nous avons proposé que le fonds friches sanctuarise la moitié de ces crédits autour de la réindustrialisation. Par ailleurs, la réindustrialisation intervient en très grande partie dans les territoires dits intermédiaires, c’est-à-dire des agglomérations ou des communautés de communes de taille moyenne. Dans ces territoires, ont également été conduits des programmes comme Action cœur de ville ou Petites villes de demain.

Mais il nous faut être cohérents : si nous souhaitons privilégier l’aménagement des cœurs de ville, des centres-villes et du commerce et soutenir une politique de réindustrialisation, il importe de l’accomplir en tenant compte de pondérations dans le cadre de l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Ces éléments peuvent ensuite être déclinés dans les documents d’urbanisme, mais l’objectif consiste bien à accorder la priorité à la réindustrialisation.

Le deuxième sujet majeur pour la réindustrialisation des territoires porte sur les compétences. L’enseignement supérieur et l’université ont suivi le mouvement de tertiarisation de notre économie. Or la tertiarisation à forte valeur ajoutée s’est surtout exercée dans les territoires métropolitains, beaucoup plus que dans les territoires intermédiaires. Il existe certes quelques exceptions, à l’instar de l’implantation de sociétés d’assurance dans la ville de Niort, qui a réussi à attirer de nombreux services à forte valeur ajoutée. Mais dans les territoires intermédiaires, les services éprouvent souvent des difficultés à recruter et les rémunérations y sont rarement élevées.

En conséquence, si l’accent est désormais placé sur la réindustrialisation, l’université doit donc accompagner ce mouvement, comme elle a su le faire pour le tertiaire. Cela passe par la réorientation partielle de l’enseignement supérieur autour des territoires industriels. Dès lors qu’il existe des filières techniques capables se déployer, il est essentiel que ce déploiement puisse s’effectuer plutôt à proximité des territoires industriels qui ont besoin de cette valeur ajoutée. Parmi les députés présents aujourd’hui à cette audition figurent notamment des chefs d’entreprise, qui sont conscients du besoin des territoires en matière de PME innovantes, de matière grise, d’ingénieurs, dont les parcours de formation les conduisent plutôt vers les métropoles que vers les territoires intermédiaires.

À ce titre, nous avons proposé l’idée d’académie industrielle, à l’image de ce que nous avons tenté de réaliser dans le Grand Chalon, c’est-à-dire la construction d’un parcours débutant avant le baccalauréat, avec plusieurs opérateurs de l’enseignement supérieur ou de la formation. À cet effet, nous nous sommes fortement appuyés sur le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qui constitue un outil formidable pour accompagner la réindustrialisation dans les territoires. Nous avons ainsi concentré sur un territoire ou dans un même lieu des parcours de formations qui vont de Bac-3 jusqu’à Bac+3, voire au-delà, afin d’établir un continuum de formation.

Nos intercommunalités sont extrêmement bien positionnées pour être des partenaires du monde académique, mais également pour accompagner les politiques de l’emploi et des salariés sur nos territoires, à travers nos compétences en matière de mobilité, de petite enfance, de culture. Nous avons mis en place sur notre territoire un service comparable à celui d’une conciergerie. Au Grand Chalon, nous disposons ainsi d’une personne à temps plein qui accompagne les entreprises, à l’instar de Framatome, qui recrute de nombreux salariés en provenance de toute la France. Cette personne leur fait connaître les lieux de convivialité, les renseigne sur les écoles et les logements.

Enfin, le dernier sujet clé porte sur la nature même de nos politiques industrielles. Nous sommes nombreux à considérer que le temps des politiques pompidoliennes, marquées par la centralisation des décisions depuis Paris, est désormais en partie révolu. En conséquence, nous avons défendu le programme Territoires d’industrie, afin d’associer les territoires à la politique de réindustrialisation.

Pour pouvoir mener à bien cette politique, il convient en effet de l’articuler autour d’un triptyque essentiel organisé autour des entreprises, d’une vision stratégique nationale, mais aussi la mobilisation des élus locaux dans les territoires, gage de sa réussite. À ce titre, sur le Grand Chalon, nous avons regretté que la relance du programme Territoires d’industrie ait pris autant de temps, mais également que l’enveloppe de 100 millions d’euros accordée au titre du fonds vert pour accompagner des projets portés par les entreprises ait été immédiatement rabotée de 30 %. Heureusement, les moyens consacrés aux chefs de projet « Territoires d’industrie », des animateurs au service de plusieurs intercommunalités, ont été maintenus. Ils permettent d’apporter de l’ingénierie à des territoires qui en étaient parfois dépourvus.

En revanche, l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Rebond industriel », qui permet d’accompagner des territoires ayant vocation à mener une stratégie industrielle, ne dispose plus désormais de crédits. Je le regrette, dans la mesure où il pourrait effectivement être fort utile. De même, au sein de France 2030, il faut parvenir à trouver un équilibre entre des moyens immenses consacrés à la « tech » ou aux ruptures technologiques et l’accompagnement offert par les services de l’État en direction des territoires d’industrie dynamiques et labellisés.

N'oublions pas que l’âge moyen du parc machines s’élève aujourd’hui en France à dix-sept ans, contre neuf ans en Allemagne, et que nous présentons une moyenne de 186 robots pour 10 000 salariés, contre 219 dans l’Union européenne (UE), 228 en Italie et 427 en Allemagne, sans parler de la Corée du Sud où c’est plus de 1000.

France relance s’est appuyée sur la logique des territoires d’industrie pour accompagner la modernisation du parc de machines. Ne reproduisons pas l’erreur du Concorde, mais inspirons-nous de la réussite d’Airbus. Les grandes ruptures technologiques, les grands enjeux, doivent aujourd’hui être portés au niveau européen, au sein d’une coopération avec nos voisins sur des sujets comme l’intelligence artificielle (IA).

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos propos liminaires.

En tant que président de l’agglomération du Grand Chalon, pouvez-vous partager avec nous votre expérience sur le travail que vous avez effectué à la suite de la fermeture de l’usine Kodak, portant sur la réhabilitation des sols et des friches, pour y attirer de grandes entreprises ? Nous nous sommes rendus sur place et j’ai été très marqué par votre expérience. Pouvez-vous nous expliquer l’intérêt du contrat d’implantation ? Celui-ci peut-il permettre d’accélérer l’implantation d’entreprises industrielles dans des agglomérations comme la vôtre ?

Ma deuxième question s’adresse plutôt au président d’Intercommunalités de France. Estimez-vous que les compétences économiques et d’attractivité sont bien réparties entre les différents niveaux de collectivités territoriales ? En effet, dans de trop nombreux territoires, nous assistons à un affrontement entre les agences de développement économique de l’agglomération, du département et de la région, sans parler des services de l’État. Ce niveau de concurrence aboutit à une perte d’efficience, qui est problématique. Cette répartition des compétences est-elle pertinente, selon vous ?

Ma troisième question concerne le travail que vous avez mené sur le programme Territoires d’industrie. La semaine dernière, nous avons auditionné l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) en compagnie de personnes qui avaient été impliquées sur différents territoires d’industrie. Estimez-vous que le format du programme, organisé autour d’un binôme réunissant un chef d’entreprise et un élu, est le bon ? Ce programme ne vient-il pas concurrencer d’autres outils existants comme les pôles de compétitivité ? À l’inverse, si vous jugez que cet outil est le bon, lesquels faudrait-il supprimer, par souci de simplification ?

M. Sébastien Martin. En 2005, l’entreprise Kodak a indiqué à Dominique Juillot, l’un de mes prédécesseurs à la présidence de l’agglomération, qu’elle allait quitter le territoire sous trois ans maximum. Dans notre malheur, la cessation d’activité a été rapide ; elle ne s’est pas réalisée au bout d’une lente et longue agonie douloureuse, comme cela a pu être le cas pour d’autres industries.

La société Kodak n’est pas partie « en cachette », elle s’est efforcée de nous accompagner à travers un campus industriel, en ouvrant le site et en vendant des activités à d’autres sociétés, afin que ce site ne ferme pas ses portes du jour au lendemain et ne se transforme pas en friche. De fait, d’autres activités ont pu s’y implanter.

En 2009, un autre de mes prédécesseurs, Christophe Sirugue, a acheté la réserve foncière de Kodak, soit une surface de 110 hectares. En 2014, époque pendant laquelle Éric Michoux était président délégué chargé du développement économique au Grand Chalon, nous avons considéré qu’il était nécessaire d’aménager cette opportunité foncière. Ce faisant, nous étions obligés d’effectuer des choix et nous nous sommes immédiatement inscrits dans une logique de sites industriels « clés en main », avant même que ceux-ci ne deviennent une politique nationale. Ainsi, nous avons piloté et financé l’ensemble des études, afin de permettre aux industriels de s’implanter rapidement sur le site. Nous avons ajouté une nouvelle desserte routière – en compagnie du conseil départemental – puis autoroutière avec APRR pour construire un demi-échangeur supplémentaire.

Nous avons donc construit un produit extrêmement intéressant dans un bassin économique de 250 000 personnes, à proximité du Creusot, de l’autoroute A6 et de la gare TGV. Une fois cet écosystème bâti, il a fallu du temps pour le faire connaître, mais il témoigne de la possibilité existant en France d’implanter des entreprises industrielles sur nos territoires. Le dernier exemple en date concerne l’entreprise Atlantic, qui est en train de s’installer sur un foncier de dix-neuf hectares, avec 40 000 mètres carrés de bâtiments sur la première tranche, et 30 000 mètres carrés supplémentaires sur la deuxième tranche. Après avoir nous avoir choisi en octobre 2023, l’entreprise a débuté les terrassements en septembre 2024 et l’usine démarrera sa production en janvier 2026. Cet exemple atteste bien que lorsque l’on s’inscrit dans une logique de sites industriels « clés en main », il est possible d’y implanter des projets de taille conséquente.

Ensuite, vous nous avez demandés si les intercommunalités maîtrisaient bien ces éléments. Pour y parvenir, il est essentiel de confier le pilotage des projets à un pilote unique.

Par ailleurs, la loi est claire : le foncier relève normalement d’une compétence exclusive des intercommunalités. Dès lors, il importe de conforter l’intercommunalité dans son rôle d’aménageur du territoire. Dans ce cadre, les plans locaux d’urbanisme (PLU) sont évidemment essentiels si nous voulons établir une organisation foncière autour du développement économique et du développement industriel.

Au-delà, il est tout aussi important de disposer d’une contrepartie fiscale. Comment est-il encore possible que la taxe d’aménagement sur une zone d’activité économique ne revienne pas, au moins en partie, à l’intercommunalité, qui a pourtant financé l’intégralité des aménagements liés à l’activité économique sur ce foncier ? Malheureusement, à quelques jours du 1er janvier 2025, cette mesure a été supprimée, au dernier moment.

De même, nous avons réussi à construire une solidarité territoriale sur le Grand Chalon. Mais plus généralement, il faut établir un partage du foncier bâti sur une zone industrielle, quand tous les investissements ont été portés par l’intercommunalité. Dans notre agglomération, cette question a suscité de longs mois de débats. En effet, nous avions calculé que le foncier bâti qui serait généré par l’implantation d’usines sur les 100 hectares de réserves foncières allait rapporter 2,5 millions d’euros à deux communes de 1 500 habitants, ce qui ne nous semblait pas juste.

Nous sommes parvenus, par le dialogue, à trouver une solution dans le cadre d’un pacte financier et fiscal. Ainsi, nous avons établi un partage : des recettes sont conservées par les communes qui accueillent la zone d’activité, d’autres sont attribuées à l’intercommunalité et la troisième partie est fléchée vers les communes. Ce faisant, la dynamique économique réalisée à un endroit sur l’agglomération est répartie, à travers un effet de solidarité. Pour autant, il est impossible de décorréler totalement ces questions de la logique dont vous parliez précédemment. À cet effet, il faut renforcer les outils dont disposent les intercommunalités.

Vous avez évoqué ensuite le programme Territoires d’industrie. Un pôle de compétitivité répond à une organisation, une structuration et un cadre bien définis et bénéficie de moyens plus conséquents qu’un territoire d’industrie. Une logique de territoire d’industrie permet de partager sur un même bassin une même vision autour d’un développement industriel souhaité.

À ce titre, le pilotage partagé des Territoires d’industrie entre élus et industriels me semble pertinent ; tous les Territoires d’industrie fonctionnent très bien. Certes, dans certains endroits, la dynamique met du temps à se mettre en place. Mais encore une fois, en l’absence du triptyque industriels-État-territoires organisés, nous n’arriverons pas à relever un défi aussi colossal que celui consistant à faire croître la part de l’industrie dans le PIB français, laquelle n'est que de 10 % à l’heure actuelle.

J’ai regretté que le programme ne conduise à établir des territoires d’industrie de taille trop grande. Par exemple, sur le Grand Chalon, nous avons refusé d’être intégré dans un très grand territoire d’industrie qui partait de Dijon pour aller jusque dans le Charolais. En effet, un tel défi stratégique doit être piloté avec force dans un territoire, et nous ne pouvons pas être plusieurs à tenir le volant.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour vos très intéressantes interventions. Je tiens à me concentrer tout d’abord sur une question de portée très générale, en lien avec votre propos liminaire concernant les programmes d’investissement mené par l’État. Vous avez ainsi évoqué France relance, plan d’investissement de 100 milliards d’euros qui s’étendait sur la période 2020-2022, et dont un tiers était concentré sur les industries dans les territoires, afin de les accompagner. Vous l’avez comparé avec le plan France 2030, qui se concentre davantage sur les innovations de rupture, la recherche et la décarbonation.

Je pense que, comme moi, vous partagez la conviction que nous avons besoin de ces deux éléments ; c’est-à-dire à la fois soutenir le socle industriel de base représenté par nos PME, mais aussi l’innovation, la décarbonation et la recherche. En tant que patron des intercommunalités de France, considérez-vous que les industries de base dans nos territoires ont été progressivement négligées par ces programmes ? Ensuite, comment avez-vous concrètement ressenti cette différence ? Comment les industriels de vos territoires l’ont-ils également ressentie ?

M. Sébastien Martin. Il faut d’abord préciser que les régions continuent malgré tout à investir, elles fournissent en cumulé 4 milliards d’euros d’aides sur ce sujet. Cependant, en passant de France relance à France 2030, les industriels ont eu le sentiment que leurs interlocuteurs ne parlaient plus le même langage. Une industrielle m’a ainsi confié que le jury France 2030 est particulièrement exigeant. De fait, de nombreux responsables de PME, PMI et ETI se sentent quelque peu éloignés de ce programme France 2030. En revanche, le mode de fonctionnement de France relance était plus centré sur un dialogue avec les territoires, un dialogue facilité par les sous-préfets à la relance.

Il est nécessaire de retrouver un outil plus simple que France 2030, pour continuer à accompagner la modernisation de notre outil productif. N’oublions pas que la croissance endogène représente une part essentielle du PIB de l’industrie dans notre pays, mais aussi des emplois qui y sont associés. En conséquence, il n’est pas possible de se fonder sur une stratégie, « hémiplégique », essentiellement basée sur la rupture technologique, voire sur l’implantation de projets exogènes, et négliger simultanément l’accompagnement du rattrapage de nos entreprises industrielles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaiterais à présent aborder la question du foncier. Intercommunalités de France avait déclaré que 90 % des intercommunalités de France n’auraient plus de foncier disponible pour l’industrie en 2030 si les objectifs de zéro artificialisation nette (ZAN) de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi ZAN », étaient appliqués comme prévu. Pour pouvoir tenir les engagements de réindustrialisation du pays, il est nécessaire d’assouplir les objectifs de la loi ZAN.

Nous savons que si l’on souhaite implanter des usines, il faut également accompagner ce mouvement par des constructions de logements, voire de nouvelles écoles, lesquelles nécessitent à leur tour plus de foncier disponible. Je souhaiterais connaître votre avis sur la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus locaux dite « proposition de loi TRACE » adoptée par le Sénat le 18 mars 2025, qui vise à assouplir la loi ZAN. Quelle est la position d’Intercommunalités de France à ce propos ?

Ensuite, vous avez mentionné votre proposition de pondération, qui vise à favoriser le foncier pour l’industrie plutôt que pour les implantations commerciales. A-t-elle retenu l’intérêt des pouvoirs publics, et notamment du gouvernement ? Avez-vous eu l’occasion de la lui soumettre ?

M. Sébastien Martin. Il y a un an, le Sénat nous avait expliqué que la disposition de l’hectare rural allait régler tous les problèmes suscités par la loi ZAN. Désormais, ceux qui promouvaient cette idée constatent que cela n’a pas été le cas. Nous sommes nombreux à déplorer les modifications constantes des règles ; nous ne pouvons pas nous permettre de subir des va-et-vient permanents, de dépenser de l’argent pour adapter nos documents d’urbanisme, puis être informés six mois plus tard que les règles sont finalement remises en cause. Les décideurs politiques et économiques s’accordent pour dire qu’une règle qui change tout le temps est pire qu’une mauvaise règle. Franchement, il faut cesser de penser que la loi permettra de trouver systématiquement des réponses à des problématiques locales. La loi pose des objectifs en matière de sobriété foncière. Il serait possible de mettre en place des conventions spécifiques et de travailler en bonne intelligence avec les préfets. Honnêtement, nous ne sommes pas favorables aux réflexions en cours ; il est invivable pour les élus de ne jamais savoir sur quel pied danser.

Ensuite, nous avons transmis notre proposition de pondération à un certain nombre de parlementaires au Sénat. Pour le moment, elle n’a pas été retenue et le gouvernement n’y était pas non plus favorable lorsque nous avions évoqué ce sujet avec lui. Désormais, nous allons concentrer notre travail auprès de l’Assemblée nationale, qui va étudier ce texte.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comment expliquez-vous que la construction de la loi ZAN ait autant négligé l’avis des acteurs locaux, qu’il s’agisse des régions, des intercommunalités et même des industriels ? En effet, je me souviens que cette loi a suscité une levée de bouclier de la part des industriels.

M. Sébastien Martin. Je ne suis pas parlementaire, monsieur le député. Je ne sais pas comment le dialogue s’est opéré ou non à l’époque. Je ne remets pas en cause le pouvoir du législateur, mais j’estime que nous produisons des lois beaucoup trop bavardes, qui entrent trop dans les détails et rendent de facto les capacités d’adaptation locale extrêmement difficiles. Il est souvent question du fameux pouvoir réglementaire des collectivités locales, mais plus la loi est détaillée, moins celui-ci peut s’exprimer. Un autre exemple est fourni à ce titre par la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables.

En conclusion, je n’ai pas la réponse à la problématique que vous avez soulevée. Il est normal que les parlementaires utilisent leur droit d’amendement et veuillent intégrer dans les textes un certain nombre d’éléments. Mais à trop vouloir entrer dans les détails, on dépèce les collectivités locales de leurs capacités d’adaptation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez mentionné les sites « clés en main ». Je crois sincèrement en ce dispositif qui mérite bien évidemment d’être très étendu, puisqu’il reste aujourd’hui encore relativement limité. Pensez-vous qu’un dispositif assoupli permettrait de généraliser ce dispositif de manière bien plus rapide, peut-être en confiant davantage de compétences à l’échelon local ?

M. Sébastien Martin. Oui. Il faut absolument déployer un plus grand nombre de sites industriels « clés en main ». À cet effet, il importe de sanctuariser les moyens du fonds friches, les moyens liés à la dépollution, les moyens d’ingénierie qui peuvent les accompagner. La Banque des territoires constitue à ce titre un très bon outil d’accompagnement, notamment sur les études. Elle est très présente à nos côtés.

Il est essentiel de continuer à conforter les intercommunalités en matière de foncier économique, qui constitue une de leurs compétences exclusives. Malheureusement, j’observe que dans de nombreux endroits, d’autres échelons territoriaux demeurent très présents. Or je ne suis pas convaincu que cette présence contribue à clarifier la situation pour les acteurs économiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Rassurez-vous, notre commission s’inscrit dans une démarche très bienveillante. Pouvez-vous détailler l’implication des autres collectivités qui contribuerait à alourdir toujours plus le millefeuille administratif et la complexité ? Il s’agit naturellement d’essayer de trouver des solutions aux problèmes.

M. Sébastien Martin. Certaines zones d’activités économiques sont encore portées par des départements. De la même manière, des communes veulent parfois absolument conserver leurs zones d’activité. Il faut respecter la dévolution des compétences en matière de développement économique, d’aménagement économique et de ressources financières associées, dans le cadre d’un partage avec les communes présentes sur leur territoire. Cependant, cette « verticalité » doit être claire.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite revenir sur ma question concernant les compétences, en espérant qu’elle vous occasionnera plus d’amis que d’ennemis. Cependant, certaines collectivités disposent de compétences qui se rapprochent très clairement de compétences d’activité économique. Je pense par exemple à la compétence tourisme, qui implique encore grandement les départements. Or dans notre pays, le tourisme est vecteur d’implantation d’entreprises et conserve un lien déterminant avec l’activité économique d’un territoire.

Au cours de nos auditions, nous avons clairement identifié que ce sujet pouvait brouiller la répartition des compétences entre les intercommunalités et les départements. Estimez-vous que nos textes doivent clarifier ces compétences, qui emportent des conséquences indirectes sur l’économie et l’industrie, afin de vous permettre d’accélérer la dynamique de la réindustrialisation ?

Ensuite, vous avez mentionné le portail France Foncier +, qui a été annoncé il y a presque un an lors du sommet Choose France par la Banque des territoires et les partenaires « Territoires d’industrie ». Considérez-vous que ce portail est opérant, à la fois pour les investisseurs étrangers et les investisseurs français que vous êtes conduit à rencontrer ? Il s’agit là aussi pour nous de procéder à une clarification et une accélération des procédures sur le territoire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je me permets de prolonger la question du président. La Cour des comptes a justement déploré le doublonnage des outils de recensement des sites industriels disponibles, entre le France Foncier + et le site du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).

M. Sébastien Martin. Le Cerema et France Foncier + travaillent ensemble et il me semble que leurs sites ont fusionné.

L’outil France Foncier + doit être mieux connu, mais au-delà, il est nécessaire de mieux professionnaliser notre manière de faire atterrir les projets dans les territoires. Chaque semaine, Business France échange avec les agences de développement économique des régions, qui présentent leurs disponibilités. Mais grâce aux données et à l’IA, il est encore possible de s’améliorer nettement, même si cela n’a pas empêché le Grand Chalon d’enregistrer à l’heure actuelle neuf projets d’usine en cours de construction.

Vous avez également mentionné le doublonnage des compétences. Une première solution consisterait déjà à appliquer la loi et à éviter de détricoter les intercommunalités pour en faire des syndicats « à la carte ». Honnêtement, les outils dont nous disposons sont bons. Si je prends l’exemple du Grand Chalon, je pense qu’une grande partie de notre réussite est liée à notre maîtrise du foncier, notre compétence en matière d’eau et d’assainissement, de transports et de service instructeur des documents d’urbanisme.

Désormais, je reçois systématiquement un porteur de projet avec le sous-préfet pour montrer que les services de l’État ont également envie de jouer un rôle de facilitateur, sur notre territoire. Grâce aux outils techniques dont disposent les intercommunalités, un partage avec la région – notamment en raison des plans de formation à mettre en place –, France Travail, le sous-préfet, les services de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), nous parvenons à progresser.

En compagnie du préfet, nous réalisons un « pré-examen » des projets pour permettre au porteur de projet de savoir s’il est en autorisation, en déclaration ou en enregistrement en matière d’ICPE. De son côté, la Dreal peut prodiguer des conseils, de la même manière que notre service d’urbanisme.

Cette centralisation autour de l’intercommunalité permet ainsi de gagner du temps, car elle en est le pilote. L’objectif consiste bien à diffuser cette idée de contrat d’implantation, démarche initiée par Xavier Bertrand dans les Hauts-de-France, en réunissant tous les acteurs autour de la table. L’intercommunalité, sur le territoire, est ainsi le « traducteur » de l’administration auprès des industriels. Honnêtement, si les compétences de l’intercommunalité sont confortées, les principaux problèmes seront réglés.

Vous avez évoqué le tourisme, mais en matière d’industrie, les entreprises qui viennent nous voir pour parler de leurs projets sont d’abord et avant tout concernées par le foncier, les compétences humaines, les infrastructures de transport, la recherche, l’enseignement supérieur et les outils de formations présents sur le territoire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nos territoires sont souvent confrontés à des freins pour implanter des projets industriels, notamment du fait de la présence d’espèces protégées. Aujourd’hui, la France dispose de 100 000 à 150 000 hectares de friches industrielles.

Je souhaite mentionner une proposition qui me tient particulièrement à cœur, qui vise à accorder une dérogation aux règles environnementales lors de l’implantation ou de l’extension d’un site industriel, au titre de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Je souhaiterais proposer que tout projet industriel créateur de nombreux emplois soit qualifié de manière systématique de RIIPM, à la condition qu’il s’implante sur une friche industrielle.

M. Sébastien Martin. En matière de friches industrielles, qui sont tellement compliquées à reconfigurer, toute proposition simplificatrice est bonne à prendre, pour faciliter la vie des porteurs de projet. Je rappelle que le rapport de la mission interministérielle de mobilisation pour le foncier industriel présidée par Rollon Mouchel-Blaisot en juillet 2023 a souligné l’existence d’un immense potentiel dans ce domaine. Ainsi, le potentiel nécessaire correspond à peu près 20 % du potentiel de friche. De fait, il n’est pas nécessaire de rechercher l’intégralité des friches pour réindustrialiser le pays. Sur le Grand Chalon, nous proposons depuis le début 2025 une friche de sept hectares, la friche industrielle Nordéon, aux entreprises souhaitant implanter une usine sur notre territoire.

Dans le domaine des friches, nous devons mettre en place un modèle économique. Aujourd’hui, ces opérations coûtent cher car notre modèle d’aménagement a toujours été basé sur du terrain nu. Demain, le modèle économique de la dépollution ou du désamiantage pourra coûter moins cher, à partir du moment où nous en ferons de plus en plus et où nous obtiendrions des économies d’échelle sur les processus de dépollution des sols, de désamiantage, de déconstruction des bâtiments.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous nous fournir de plus amples détails sur le sujet des fameuses « académies industrielles » que vous proposez pour les territoires. Quelle est leur singularité par rapport au système de formation actuel ? Comment envisagez-vous leur financement ? Quelle serait l’implication des intercommunalités vis-à-vis des régions qui disposent aujourd’hui de la compétence de la formation ?

M. Sébastien Martin. D’abord, les intercommunautaire disposent de compétences optionnelles en matière d’enseignement supérieur. En outre, elles sont de plus en plus associées aux comités locaux pour l’emploi. Par ailleurs, il ne s’agit pas de produire une loi, mais d’organiser un appel à manifestation d’intérêt sur une vingtaine de territoires d’industrie qui souhaiteraient être accompagnés pour réunir dans un même lieu des acteurs de la formation et de l’enseignement supérieur.

À Chalon-sur-Saône, nous avons expérimenté cette académie industrielle au sein d’une friche d’un ancien moulin d’une sucrerie datant de 1823, désormais appelée l’Usinerie. De l’autre côté de la Saône est située l’École nationale supérieure d’arts et métiers (Ensam), qui propose un master 1 et un master 2 en réalité virtuelle et en réalité augmentée. En compagnie du Cnam, nous avons bâti une licence en numérique. Dans le même quartier est situé le centre de formation d’apprentis (CFA) de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). L’UIMM est venu s’ajouter au projet de l’Usinerie et, en compagnie de l’Ensam et du Cnam, ils ont créé un titre d’ingénieur sur l’intelligence artificielle et les mégadonnées ou le big data.

Ces académies industrielles doivent être des lieux proposant plus d’horizontalité et de coopération entre des acteurs différents de l’enseignement supérieur, mais aussi de la recherche. Elles sont impulsées par une collectivité qui prend une initiative, en sachant qu’un un appel à manifestation d’intérêt peut amorcer le projet.

M. le président Charles Rodwell. Nous n’arrivons pas à trouver le bon modèle pour déterminer les filières à soutenir à l’échelle nationale et redéployer les compétences dans des agglomérations, dans des bassins économiques industriels comme le vôtre.

On nous dit que pour améliorer les filières et pour répondre aux besoins des chefs d’entreprise, il faut rapprocher au maximum les filières de formation des entreprises. Un deuxième objectif consisterait à permettre aux étudiants en apprentissage d’avoir un seul logement pour à la fois suivre leur formation et aller travailler. À ce titre, un bon exemple est fourni par l’université du nucléaire qui a été déployée en Normandie, au plus près des chantiers de Penly, de Flamanville, du site Orano à La Hague ou de Cherbourg, pour répondre à des bassins différents mais relativement proches. De nombreux acteurs nous ont indiqué que cette décision avait été particulièrement pertinente.

À l’inverse, un contre-exemple est symbolisé par le secteur de la plasturgie à Oyonnax. De nombreux chefs d’entreprise nous expliquent qu’il s’agit là d’une filière d’excellence, mais qui souffre de problèmes de formation et de recrutement, dans un département qui manque de main-d’œuvre. Les acteurs ont également essayé de rapprocher les filières de formation au plus près des entreprises et d’installer des plateaux techniques, des plateaux de formation de grande qualité. Ce déploiement a coûté plusieurs millions d’euros d’argent public et de fonds privés, sur le même modèle que celui du nucléaire. Malheureusement, du jour au lendemain, le problème de recrutement s’est empiré, sans doute en raison du déficit d’attractivité dont souffre le territoire.

Ces deux exemples montrent bien qu’un même modèle peut se traduire par des résultats opposés, en dépit de la bonne volonté des chefs d’entreprise, des élus et des pouvoirs publics. Vous parcourez la France au titre de vos fonctions. À votre avis, quels sont les modèles que nous pouvons déployer pour répondre à cet enjeu de formation ?

M. Sébastien Martin. Le modèle qui a bien fonctionné concerne la filière de nucléaire, qui s’inscrit dans une dynamique extrêmement positive. Mais au-delà, la région a effectué un portage très fort et a su s’appuyer sur chaque bassin économique pour définir de manière collective la stratégie à mettre en œuvre, en s’appuyant sur les besoins de compétences identifiés par les territoires et, partant, des formations à déployer.

Je pense ici au fameux sujet de la carte des formations, qui est notamment établie par les conseils régionaux. Elle doit faire l’objet d’une vision globale des moyens et des compétences exercées par la région, mais à partir des stratégies économiques de chaque bassin de vie. Il est évident qu’au sein d’une même région, les besoins ne sont pas identiques ; dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, les besoins de Grenoble et d’Oyonnax ne sont évidemment pas les mêmes. À ce titre, le cas de la Normandie autour de la filière nucléaire a été exemplaire, même s’il peut exister ici ou là des difficultés.

Je suis très attaché à ce modèle qui associe la région et les intercommunalités, qui doivent ensemble construire une stratégie qui se fonde d’abord sur les besoins des territoires. J’observe que de nombreux territoires s’impliquent dans cette démarche. À titre d’exemple, je suis allé à Marmande, territoire qui a connu d’importantes difficultés économiques. En collaboration avec le Cnam, la région et d’autres opérateurs, les acteurs ont reconfiguré l’ancienne usine de tabac pour en faire un outil de formation, garder leurs jeunes et accompagner le tissu économique local.

En conclusion, le duo région intercommunalités-région reste indispensable dans ce dialogue. C’est aussi la raison pour laquelle je déplore que l’AMI « Rebond » n’existe plus ; car il s’agissait d’un très bon outil pour définir au mieux les bonnes stratégies territoriales, dans chaque bassin d’emploi.

M. Éric Michoux (UDR). Je partage l’interrogation du président Rodwell, qui consiste à savoir pourquoi une même stratégie fonctionne à un endroit et pas à un autre. Cette question concerne à la fois les acteurs territoriaux et les entreprises. En réalité, cela tient très souvent à une idée à la fois simple et compliquée, qui a trait aux notions d’ambition et d’objectif : où voulons-nous aller, comment y parvenir, sous quelles perspectives ?

Simultanément, je partage les propos de M. Martin sur la manière de faire atterrir tel ou tel projet à un endroit donné. Pourquoi un projet réussit ici, mais ne fonctionnerait pas ailleurs ? Finalement, cela nous ramène au territoire, à son image, ce qu’il inspire, y compris la manière dont il peut faire rêver. Dans notre région commune, la ville de Beaune, qui est plus petite que Chalon-sur-Saône, dispose d’une très belle image et parvient à attirer de nombreux projets industriels à forte valeur ajoutée, qui enrichissent la collectivité. De quelle manière la ville de Chalon-sur-Saône a-t-elle travaillé son image ? Est-elle inspirante pour un industriel ? L’image industrielle de Chalon-sur-Saône peut parfois être perçue comme industrieuse, voire faire peur.

Ensuite, il ne s’agit pas non plus d’installer des unités de production ou des hangars, qui ne constituent que des zones de stockage sans grande valeur ajoutée, lesquels reposent sur des salaires assez bas et entraînent une forme de smicardisation, un déclin de la collectivité. Dès lors, comment établir un indicateur de la réussite des opérations de réindustrialisation ? Une piste est celle de la valeur du mètre carré des logements. Quand celle-ci est aujourd’hui inférieure à 1 000 euros, peut-on considérer que la politique a réussi ? Aujourd’hui, j’ignore l’image que Chalon-sur-Saône inspire.

M. Sébastien Martin. Je pense que monsieur Michoux, qui est député de Saône-et-Loire a déjà quelques réponses aux questions qu’il pose, du moins je l’espère, pour lui et pour ses électeurs.

Ensuite, il ne s’agit évidemment pas d’installer des hangars vides ; nous avons fait le choix de l’industrie et non de la logistique. Vous vous doutez bien que nous aurions pu facilement commercialiser en tant que plateformes logistiques nos 110 hectares de réserves foncières, connectés à l’autoroute A6, l’un des axes de communication les plus importants en Europe.

Nous avons à l’inverse fait le choix de l’industrie, un choix que je revendique et que je défends. Industrie ne signifie pas industrieux ou poussiéreux. Aujourd’hui, Saôneor est la première zone industrielle entre Paris et Lyon où neuf entreprises industrielles s’établissent et créent des emplois, dont la valeur ajoutée est à mon avis plus intéressante que d’autres types d’emplois qui ont pu exister par le passé sur le territoire. Ce territoire connaît aujourd’hui un taux de chômage de seulement 6,5 % et au-delà, notre taux d’activité est supérieur de deux points à celui de la moyenne nationale.

Je ne suis pas là aujourd’hui pour entrer dans un débat « localo-local ». Mais quoi qu’il en soit, je n’ai pas à rougir des actions que nous avons réalisées sur le Grand Chalon ces dix dernières années, bien au contraire.

M. Laurent Croizier (Dem). Cher Sébastien, nous avons en commun d’être fortement attachés à l’échelle intercommunale. Je partage d’ailleurs la volonté d’Intercommunalités de France d’assumer de plus nombreuses responsabilités en matière économique. Selon vous, les intercommunalités sont-elles suffisamment outillées, disposent-elles de suffisamment de compétences pour accueillir davantage d’industries ?

Ensuite, quel bilan Intercommunalités de France tire-t-elle du programme Territoires d’industrie ?

M. Sébastien Martin. Le fait intercommunal est marqué par son extrême diversité. L’intercommunalité concerne ainsi à la fois des communautés de communes, mais aussi des métropoles. Aujourd’hui, les statistiques indiquent que 91 % des intercommunalités disposent d’un service de développement économique. En revanche, il est évident qu’une petite communauté de communes ne peut avoir autant de compétences humaines qu’une métropole. Dès lors, les moyens d’accompagnement sont nécessairement différents. Cependant, plus je me déplace, plus je suis optimiste concernant les actions des élus. Dans votre département, j’ai vu des élus qui mènent des actions de structuration, disposent de chefs de développement économique, et consacrent des moyens à ces sujets.

Ensuite, le bilan du programme Territoires d’industrie a été présenté par le gouvernement et la Cour des comptes y a également consacré un rapport. Il apparaît que si ce bilan est perfectible, le programme a réussi à susciter un véritable élan de remobilisation des élus autour de ces questions. Cet élan est de fait plus important que toutes les statistiques financières qui peuvent être avancées. En effet, il y a encore peu de temps, le pays et les élus avaient oublié l’industrie, ils étaient prêts à tourner la page.

Le programme Territoires d’industrie a justement permis de replacer les territoires. Les présidents des intercommunalités se sont mobilisés et partagent une forme de volontarisme. Ils s’accordent aujourd’hui pour soutenir que la désindustrialisation n’est pas une fatalité. Il est possible de réimplanter des projets industriels sur nos territoires, d’intégrer l’industrie dans nos documents d’urbanisme, dans nos choix stratégiques, dans nos plans de formation.

Par ailleurs, les territoires qui ont été labellisés « Territoires d’industrie » ont vu leurs dépenses d’action économique augmenter de 16 % sur la période 2008-2023, quand ces dernières baissaient de 8 % dans les autres territoires. Ne cassons pas cet élan de mobilisation sous la pression de tableurs Excel qui sont censés nous expliquer ce que doit être le développement économique.

Ce développement économique repose aussi sur du volontarisme politique et du courage, qui seuls permettent de privilégier l’industrie sur les territoires et de donner confiance aux chefs d’entreprise, qui sont dès lors plus enclins à y investir car ils savent que les élus ont envie de les accompagner. Si l’on ne comprend pas cet aspect, à la Cour des comptes ou ailleurs, cela signifie que l’on n’a rien compris au programme Territoires d’industrie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour en revenir à la question d’un potentiel doublon entre le portail France Foncier + et le site du Cerema, je constate que ces deux outils proposent des cartes très distinctes. Ainsi, le site du Cerema recense plus de 10 000 friches avec et sans projets et près de 13 000 friches potentielles. En revanche, le portail de la Banque des territoires recense 810 sites disponibles en matière de foncier. Je partage donc l’idée d’une nécessaire fusion des outils.

M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France. En réalité, le premier outil nourrit le second. France Foncier + rassemble les données des agences régionales, de la Banque des territoires et du Cerema, pour les intégrer dans un portail spécifiquement dédié à l’activité économique. France Foncier + poursuit l’objectif d’intégrer les données que peuvent proposer les collectivités et l’État aux entreprises. Dès lors, l’outil pourrait sans doute être clarifié lorsqu’il est présenté à un industriel. Néanmoins, il est également nécessaire de disposer en parallèle d’outils et de cartes pour aider les collectivités dans leur stratégie.

Il faut rappeler que 91 % des intercommunalités disposent d’un service de développement économique. Dans le détail, les intercommunalités les plus rurales, les communautés de communes, ont produit un effort notable dans ce domaine, puisqu’elles sont aujourd’hui 85 % à bénéficier d’un tel service contre seulement 60 % il y a une dizaine d’années. Toutefois, elles ne disposent pas du même nombre d’agents pour conduire ces services que dans le grand urbain. Cette ressource humaine moins nombreuse affecte fortement la capacité d’identifier sur le terrain le foncier industriel.

M. le président Charles Rodwell. La diversité des opérateurs de financement de projets entraîne-t-elle une moindre visibilité selon vous ? Vous avez ainsi cité deux acteurs qui jouent un rôle fondamental pour le financement de la réindustrialisation notre pays : la Banque des territoires et la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Mais il en existe également d’autres, comme l’Agence de la transition écologique (Ademe), Business France, les chambres de commerce et d’industrie, les différents fonds régionaux. La cartographie des financements est-elle suffisamment claire ? Faut-il améliorer la lisibilité de ces dispositifs ?

M. Sébastien Martin. Nous avons réclamé la réunion de l’assemblée générale des territoires d’industrie pour rappeler aux opérateurs la nécessité de cibler leurs moyens sur ces territoires, de bien déployer et bien expliciter leur offre de services aux binômes élus-industriels qui pilotent ces territoires.

Aujourd’hui, l’articulation entre opérateurs et territoires doit sans doute voir son fonctionnement amélioré. En revanche, on ne peut pas véritablement parler de concurrence. En effet, la Banque des territoires et BPIFrance financent des objets différents et s’adressent à des acteurs différents. BPIFrance s’attache ainsi aux projets d’investissement majeurs des entreprises, quand la Banque des territoires est concernée par d’autres types de projets.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon ultime question sera relativement générale. Vous avez parlé plus tôt de la nécessité d’une volonté politique pour réindustrialiser. Ressentez-vous, en qualité de présidents des Intercommunalités de France, un mouvement, une dynamique, un volontarisme accrus de la part de nos élus ?

Par ailleurs, cette réindustrialisation ne peut intervenir sans son acceptation par les populations. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Quels sont les critères indispensables qu’il nous faut réunir afin que la population accepte aujourd’hui de voir des usines s’implanter à proximité de leurs habitations, même si les usines françaises font partie des plus vertueuses au monde ?

M. Sébastien Martin. S’agissant de l’acceptabilité des projets, je pense que la France possède sans doute une chance extraordinaire, dans la mesure où elle compte encore des territoires industriels, qui ont conservé une culture spécifique. C’est d’ailleurs dans ces territoires que le potentiel est le plus élevé, à condition que nous nous organisions bien pour les faire atterrir.

Comme je l’ai indiqué un peu plus tôt, dans notre territoire, neuf usines sont en construction et nous n’avons essuyé aucun recours, alors même qu’ils concernent des projets aussi variés que de la plasturgie, de l’agroalimentaire, des pompes à chaleur, du recyclage de matériaux stratégiques, une maroquinerie ou du contrôle non destructif. Pourtant, ces sites sont situés à proximité de deux villages de 1 500 habitants ; seulement 300 mètres séparent la première usine et les premiers logements.

De fait, les territoires qui éprouvent plus de difficultés sont ceux dont la sociologie a changé en raison de l’évolution économique globale ou de mouvements de population post-Covid. Dans ces territoires, « l’habitude à l’industrie » s’est amoindrie, voire a disparu. Certaines populations n’ont jamais vraiment été confrontées à ces sujets. À titre d’exemple, la sociologie de la Bretagne a fortement évolué durant ces dernières années. Les territoires dotés d’une culture industrielle ne connaissent pas ces phénomènes.

S’agissant de votre première question, nous vivons dans un pays parfois schizophrène, qui valorise à la fois la décentralisation, mais qui éprouve en même temps le besoin de connaître un message unitaire « descendant ». C’est la raison pour laquelle j’ai mis l’accent dans mon audition sur la nécessité de faire atterrir les projets de réindustrialisation. Or cet atterrissage ne pourra intervenir sans l’implication des territoires.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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*     *

20.   Audition, ouverte à la presse, de M Geoffroy Roux de Bézieux, président d’honneur du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Notus Technologies, auteur du rapport sur la sécurité économique des entreprises remis au Président de la République

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions et nous achevons notre séquence dédiée à la sécurité économique en entendant M. Geoffroy Roux de Bézieux. Après avoir fondé plusieurs opérateurs téléphoniques et avoir été investi dans de nombreuses entreprises, vous êtes aujourd’hui président du fonds d’investissement Notus Technologies. De 2018 à 2023, vous avez été président du Mouvement des entreprises de France, le Medef. Aujourd’hui, nous vous interrogerons essentiellement, mais pas uniquement, au titre du rapport sur la sécurité économique des entreprises que vous avez remis au président de la République l’année dernière.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Au vu du caractère sensible du sujet de cette audition, je vous précise que si pour répondre à une question, vous devez révéler des informations sensibles que vous ne souhaitez pas diffuser publiquement, vous pourrez à la place, soit solliciter un entretien à huis clos, soit vous engager à y répondre par écrit.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Roux de Bézieux prête serment.)

M. Geoffroy Roux de Bézieux, président d’honneur du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Notus Technologies. En préambule, je souligne que la sécurité économique des entreprises constitue l’un des sujets de la réindustrialisation, mais je considère qu’il ne s’agit pas du volet central. En conséquence, je serais heureux de pouvoir élargir le débat en fin d’audition.

J’ai effectivement réalisé un rapport sur la sécurité économique des entreprises à la demande du président de la République. En arrivant à la tête du Medef en 2018, j’avais déjà créé une commission qui s’appelait « souveraineté et sécurité économique ». Ce sujet a été délaissé à la fois par l’État et par les entreprises dans les trente dernières années. La menace semblait avoir disparu, même si quelques affaires ressurgissaient çà et là. Depuis le rapport du groupe de travail « Intelligence économique et stratégie des entreprises » du Commissariat général au Plan, présidé par Henri Martre en 1994, ce sujet était redescendu au bas des priorités du côté des entreprises, quand les services de l’État, notamment les services de renseignement, concentraient leur attention ailleurs, notamment sur le contre-terrorisme, de manière tout à fait justifiée.

J’ai mené ce rapport de l’été 2023 à l’été 2024, ai auditionné 180 personnes, dont les services de l’État, l’essentiel des patrons du CAC 40, une partie importante des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et un échantillon significatif de start-ups, plutôt fortement technologiques ou de la deeptech, du quantique, de la biotech et du nucléaire. L’originalité de ce rapport consiste à avoir réalisé l’essentiel de ses auditions auprès des entreprises, autour de trois éléments clefs : l’état des menaces, la manière dont les entreprises s’organisent pour se protéger et leurs demandes vis-à-vis de l’État dans ce domaine.

La sécurité économique nécessite d’abord d’être définie, pour éliminer des sujets qui sont périphériques, comme ceux ayant trait à la délinquance, aux atteintes aux biens ou aux personnes sur les lieux de travail. Cette sécurité économique concerne en revanche l’ingérence menée par un État étranger contre une entreprise française, dans le but de la déstabiliser, de récupérer des données, des secrets technologiques ou industriels.

En premier lieu, l’ensemble des patrons interrogés nous ont dit que la géopolitique était revenue en force dans les conseils d’administration. Ensuite, il importe de relever le fort accroissement des menaces et des ingérences. Ainsi, selon le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), les alertes constatées d’ingérence étrangère ont été multipliées par trois entre 2020 et 2023. Même si celles-ci sont également plus perçues parce qu’elles sont mieux surveillées, il n’en demeure pas moins que le durcissement de la géopolitique se traduit notamment par un durcissement des ingérences étrangères.

Un troisième élément, plus complexe, tient à la question suivante :  qu’est-ce qu’une entreprise française ? Je me suis efforcé de traiter cette question, que j’ai posée à tous mes interlocuteurs, notamment les grandes entreprises d’origine française qui réalisent 95 % de leur chiffre d’affaires à l’international, dont 60 % à 70 % des actionnaires et une partie significative des membres de l’équipe de direction ne sont pas Français et vivent dans un autre pays que la France.

Cette question est importante, dans la mesure où le rôle de l’État français consiste à aider, défendre et promouvoir les entreprises françaises. La réponse que je peux fournir s’établit à partir d’un faisceau d’indices, qui porte sur la localisation du siège et de la R&D, de la nationalité des dirigeants. Mais en réalité, la vraie réponse m’a été fournie par l’une des personnes interviewées, dirigeant d’une entreprise très internationalisée, lorsqu’il m’a indiqué : « Je pensais être une entreprise internationale jusqu’au jour où je me suis rendu compte que, dans le regard des autres pays, j’étais vécu, désigné ou considéré comme une entreprise française. Quand les Chinois ont à choisir entre mon entreprise et une entreprise chinoise, ils considèrent que je suis une entreprise française ». Nous assistons au fond à une forme de « retour des nationalités » des entreprises, la séquence actuelle autour des droits de douane en fournit d’ailleurs une illustration assez parfaite.

La première des menaces d’ingérence porte sur les données. Désormais, toutes les entreprises numérisent et placent leurs données sur les serveurs de l’informatique en nuage ou cloud. Aujourd’hui si quelqu’un veut récupérer les plans d’une aile d’avion, il ne fracture pas une chambre d’hôtel, mais utilise des hackers. Un service de renseignement qui y consacre suffisamment de temps et de moyens peut récupérer d’une manière ou d’une autre l’information ou la donnée qu’il souhaite.

Le rapport est classifié, mais en accord avec le président de la République, j’ai souhaité mener une action de sensibilisation auprès des entreprises, à travers la parution d’articles, mais également une tournée dans les treize régions de France, que j’organise avec les préfectures de région et où nous réunissons des entreprises dont nous pouvons penser qu’elles sont susceptibles d’être menacées. Sans trahir ce qui ne doit pas être révélé, je sensibilise donc les entreprises, notamment les PME et les ETI.

Les entreprises ont été évidemment alertées sur le risque à travers les menaces de cybersécurité et elles ont toutes plus ou moins renforcé leurs défenses, à des niveaux différents selon leur taille. Les attaques sont visibles lorsqu’elles ont pour objet d’obtenir une rançon, mais sont invisibles quand un opérateur étranger aspire des données de manière confidentielle.

Si le niveau d’alerte a progressé, des faiblesses demeurent. D’abord, les grands donneurs d’ordre sont souvent victimes, soit de piratage, soit d’aspiration de données par la chaîne de sous-traitance. À Lyon, nous avons entendu le témoignage intéressant d’un sous-traitant aéronautique de petite taille – environ une dizaine de millions d’euros de chiffre d’affaires –, victime d’un collaborateur qui est parti avec des informations concernant uniquement l’un des grands donneurs d’ordres pour lequel il travaille. Il est donc probable que l’entité qui voulait récupérer des informations ne visait pas ce sous-traitant, mais le donneur d’ordre en question.

Le deuxième point de faiblesse que j’ai pu observer est lié aux prestataires de services, qui sont utilisés massivement dans les grandes entreprises. À titre d’exemple, un courtier en assurance qui assure des usines, des centrales nucléaires ou des centres de recherche, dispose d’un nombre d’informations sur l’objet ou le lieu qui est assuré. Fréquemment, les exigences de sécurité informatique appliquées sur l’entreprise ne le sont pas au même niveau sur le prestataire.

Le troisième élément, plus complexe, concerne la priorité de cartographier les données sensibles, de les classifier et de les stocker sur un cloud souverain ou, encore mieux, sur site. En revanche, le stockage de données sensibles sur un cloud américain peut être source de difficultés, dans la mesure où une loi permet au gouvernement américain d’y accéder si les intérêts des États-Unis – dont le périmètre est assez large – sont mis en cause. En outre, il convient également de réaliser une cartographie des personnes en fonction de leur accès à telles ou telles données. Malheureusement, cette cartographie croisée des données et personnes n’est pas toujours réalisée. Une partie du travail de sensibilisation que j’effectue auprès des grandes entreprises porte en conséquence sur cet aspect.

Le deuxième type de menace concerne les ressources humaines. Les habilitations, fondées sur les enquêtes d’honorabilité, courantes dans les entreprises en lien avec le monde militaire ou de la défense, n’existent pas dans les autres entreprises civiles. Une autre faiblesse intervient lorsque le salarié quitte l’entreprise, notamment lorsqu’il s’agit de jeunes retraités. Il est établi que certaines puissances étrangères contactent ainsi des jeunes retraités de secteurs sensibles, notamment sur LinkedIn, pour leur proposer de participer à un congrès ou une conférence. Une loi permet d’exiger d’un ancien fonctionnaire qu’il demande une autorisation, mais tel n’est pas le cas dans le civil.

Un autre aspect concerne le lawfare, c’est-à-dire l’utilisation abusive du droit. Tout le monde connaît le cas médiatisé d’Alstom, mais je peux également mentionner une affaire plus récente, impliquant les douanes chinoises, au sujet de l’industrie cosmétique. Elle permet également d’illustrer l’intérêt de la loi de blocage, puisque les industriels se sont adressés à Bercy, qui leur a enjoint de ne pas répondre aux demandes de l’administration, permettant de mettre fin à cette attaque.

Un élément plus complexe porte sur le capital des plus petites entreprises ou des start-ups. Le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France est assez bien bâti, mais comporte néanmoins deux faiblesses : le suivi des engagements dans la durée et le manque d’anticipation, notamment pour les entreprises qui ont des fonds d’investissement à leur capital. Or ces fonds investissent pour une durée entre cinq et dix ans. J’ai suggéré la mise en place d’une procédure d’anticipation de leur sortie, afin d’éviter de connaître à nouveau un cas comme celui de Photonis, où il avait fallu trouver en urgence une solution. De leur côté, les fonds d’investissement n’y sont pas opposés, car ils privilégient des règles du jeu stables, claires et prévisibles plutôt qu’une incertitude.

Ensuite, une autre menace gagne du terrain. Elle est relative aux attaques réputationnelles dont des entreprises peuvent être victimes. Nous constatons ainsi de plus en plus de campagnes sur les réseaux sociaux, sur internet, contre des entreprises françaises. L’attribution est toujours délicate à prouver, mais un certain nombre d’indices laissent à penser qu’elles sont orchestrées, parfois à travers des ONG créées spécifiquement pour l’occasion ou dont l’existence peut paraître illégitime, et qui essayent de créer des dommages à la réputation d’une marque ou d’une entreprise.

Le dernier sujet de menace est relatif aux chaînes d’approvisionnement. Un travail assez complet a été mené sur la base industrielle et technologique de défense (BITD), mais cela n’est pas encore le cas sur les filières industrielles civiles. Nous n’avons pas encore cartographié les dépendances, non seulement les nôtres, mais également celles de pays étrangers à notre endroit. Par exemple, nous posons et réparons en France une partie significative des câbles sous-marins mondiaux. Dès lors, connaître ce qui pourrait être utilisé en cas de tension constitue un élément important de souveraineté.

En conclusion, je souhaite évoquer deux points. Premièrement, mon rapport n’a pas porté sur l’Europe, mais j’ai malgré tout pu constater l’absence de doctrine de sécurité économique européenne. Ici règne le « chacun pour soi ». Cela peut se comprendre, dans la mesure où les pays européens demeurent concurrents entre eux, sur le plan économique. Cependant, des coopérations pourraient avoir lieu, sur un certain nombre de sujets. À titre illustratif, il existe vingt-sept doctrines différentes vis-à-vis de l’opérateur chinois Huawei.

Deuxièmement, je souhaite vous alerter sur la protection des données que les entreprises françaises transmettent aux agences de supervision européennes. Par exemple, les laboratoires français essaient de protéger leurs formules et leurs brevets dans le périmètre de l’entreprise, mais ces éléments remontent à l’Agence européenne du médicament, dont le niveau de sécurité est questionnable.

Enfin, nous demeurons un pays d’économie de marché, d’économie ouverte, et à ce titre, nous cherchons à attirer les investissements étrangers. Dès lors, il s’agit de trouver une ligne de crête en doctrine de sécurité économique entre l’attractivité et la protection. Mais cette ligne de crête est étroite.

M. le président Charles Rodwell. Parmi les propositions qui ont été rendues publiques, vous avez notamment évoqué la question des conseils d’administration nationaux ou proxy boards, tant sur le volet de l’investissement que sur le volet des fonctionnements ou process internes des entreprises. Pouvez-vous nous détailler votre proposition dans ce domaine, en référence au modèle du Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States ou CFIUS).

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il s’agit là de deux sujets assez différents. Le premier renvoie au sujet de l’habilitation civile. Si une entreprise, un laboratoire de recherche public ou privé, mène un projet de nature civile sur lequel travaillent plusieurs chercheurs, souvent sur des lieux différents, il n’existe pas de solution pour habiliter ou refuser des candidatures internes ou externes.

La solution existant porte sur les zones à régime restrictif (ZRR), soit un lieu physique sur lequel ne peuvent entrer que certaines personnes qui ont été habilitées. Mais aujourd’hui, les chercheurs ne sont pas tous regroupés sur le même site, ils travaillent en réseau, à distance, dans des pays différents. Nous avons donc imaginé un dispositif, appelé projet à régime restrictif (PRR). Il s’agit ainsi de définir un projet et une liste de personnes qui y travaillent et de le soumettre à une autorité étatique – qui reste à désigner – chargée de conduire les mêmes enquêtes d’honorabilité que pour les ZRR.

Par ailleurs, certaines fonctions stratégiques de l’entreprise pourraient faire l’objet d’une habilitation civile. À titre d’exemple, le directeur de l’audit interne d’une grande entreprise dispose d’un accès quasiment illimité à toutes les informations. Cependant, le droit actuel ne prévoit pas la possibilité de vérifier son parcours, ses antécédents, ses liens familiaux.

Ensuite, s’agissant des investissements étrangers en France (IEF), nous avons relevé l’existence des proxy boards, qui existent dans certains pays anglo-saxons, notamment les États-Unis et l’Australie, et que nous avons traduit par « conseil d’administration national ». Quand Thales achète aux États-Unis une société qui travaille pour la défense américaine, lui sont fixées certaines conditions, notamment sur le lieu de la R&D, le dépôt de brevets et, éventuellement, la nationalité du dirigeant.

Pour vérifier dans le temps que ces conditions sont respectées, un deuxième conseil d’administration national est créé, qui se surajoute au conseil d’administration classique. Ce conseil d’administration national, composé de membres choisis par les services de l’État américain, dispose d’un droit de veto sur un certain nombre de sujets listés. Cet outil, utilisé par des pays de l’OCDE, est bien connu des fonds d’investissement et des acheteurs internationaux. Il présente l’avantage de vérifier au fil des années la bonne exécution des engagements pris. En France, la difficulté porte sur le suivi des engagements inscrits dans la lettre d’engagement.

M. le président Charles Rodwell. En France, les possibilités d’intervention et de montée au capital, par exemple de la part de la Banque publique d’investissement (BPIFrance) ou d’autres fonds, sont-ils suffisants à vos yeux ?

Par ailleurs, nous n’utilisons pas suffisamment nos capacités de financement par des capitaux privés, en France et en Europe. Je pense évidemment à l’épargne des ménages, mais aussi à la mobilisation des capitaux en fonds propres, contrairement à ce que font les États-Unis ou la Chine. À ce titre, l’adoption d’un modèle de retraite par capitalisation constitue-t-il selon vous un enjeu de sécurité nationale, à la fois pour protéger les retraites des Français, mais aussi pour créer des fonds de pension ? Ces derniers nous permettraient d’investir dans nos propres entreprises et ainsi éviter que le CAC 40 soit, comme il l’est actuellement, possédé à plus de 40 % par des fonds américains qui mettent aujourd’hui en péril la souveraineté de nos entreprises ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il est exact que l’épargne des Européens n’est pas assez investie dans les entreprises européennes. L’aversion au risque des épargnants européens est malheureusement beaucoup plus forte que celle des épargnants américains. Cependant, je reste convaincu que, collectivement, nous devons pouvoir flécher une partie de cette épargne européenne vers les entreprises européennes.

Ensuite, je souhaite évoquer la question spécifique des start-ups de la deeptech. En France, nous avons la chance de disposer d’un nombre assez élevé d’entrepreneurs dans des domaines comme le quantique, la biotech, le nouveau nucléaire, le spatial. Ces entreprises sont conduites assez rapidement à chercher des capitaux étrangers, dans la mesure où la capacité des fonds de capital-risque français et européens est insuffisante. Mais nous ne pourrons résoudre ce problème par des interventions étatiques. En effet, l’État n’est pas le bon investisseur. Il peut éventuellement intervenir en co-investisseur, mais il faut laisser le marché décider.

En conséquence, un grand nombre d’entreprises de la deeptech française ont fortement recours à des fonds d’investissement, essentiellement américains, qui entrent au capital uniquement pour gagner de l’argent. Mais dans certains cas, les intentions sont quelque peu différentes et peuvent avoir pour objet de rapatrier du savoir-faire. Dans ce cadre, les proxy boards ont tout leur intérêt. Il est possible de dissocier les droits économiques et les droits de gouvernance, en tout cas en partie. Mistral AI, le grand espoir de la tech française et européenne en matière d’intelligence artificielle, a levé plus de 600 millions d’euros, l’essentiel provenant de fonds américains. Mais sa gouvernance reste française, aujourd’hui.

Si la France et l’Europe disposaient de fonds de capital-risque dotés des mêmes moyens que ceux des Américains, nous nous interrogerions moins sur la souveraineté. Néanmoins, lors la rédaction de mon rapport, j’ai pu constater que les services de renseignement français, notamment la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) étaient parvenus – particulièrement grâce à France 2030 – à bien identifier quelques possibles pépites et à initier des logiques de sensibilisation assez prononcées.

M. le président Charles Rodwell. La France a assumé de mener une politique d’attractivité depuis maintenant sept ans, afin d’attirer des capitaux étrangers, européens et extra-européens, sur le territoire français pour recréer la richesse et pour recréer de l’emploi dans notre pays. Son apport est unanimement reconnu. Selon vous, cette politique d’attractivité doit-elle être revue, notamment vis-à-vis des investisseurs américains, en raison du découplage géostratégique entre la puissance américaine et les États européens ? En témoignent aujourd’hui des décisions prises par l’administration Trump concernant les droits de douane.

Ensuite, il existe aujourd’hui une opportunité d’attirer un certain nombre de chercheurs, d’investisseurs, de cadres d’entreprises américains qui sont en désaccord fondamental avec la politique menée par la nouvelle administration américaine. Considérez‑vous que l’attraction de ces talents constitue une opportunité économique et politique pour notre pays ? À l’inverse, l’attraction de ces talents pose-t-elle, à terme, un problème pour la sécurité économique de notre pays, notamment si ces talents accèdent à des postes de haute responsabilité dans notre économie ou dans notre sphère de recherche ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il est exact que depuis une dizaine d’années, la France attire les investisseurs étrangers. Je crois qu’il faut poursuivre cette politique, à part à l’égard des pays qui sont totalement sur liste noire, ou « blacklistés ». Mais il convient également de bien estimer la création de valeur sur le long terme. À terme, la valeur ajoutée d’une usine et d’un entrepôt Amazon n’est pas identique. L’argent n’a pas d’odeur, mais il n’a pas tout à fait la même valeur dans la durée.

Par ailleurs, le facteur numéro un d’attractivité et de compétitivité, avant le coût du travail, concerne la stabilité. Aucune entreprise, surtout dans l’industrie, n’investit dans un pays ou dans une région pour trois mois ou six mois. Elle investit d’abord et avant tout si elle considère que les facteurs de compétitivité, c’est-à-dire les conditions d’exercice, le prix de l’énergie, la facilité de transport et le niveau d’éducation perdureront. Par conséquent, l’incertitude nuit gravement à l’attractivité. La France a connu une période d’incertitude depuis un an et demi qui affecte forcément son attractivité. Mais les Américains vont également découvrir que l’incertitude qu’ils provoquent s’exercera à leurs dépens.

S’agissant des talents, il faut d’abord souligner que l’expatriation est une décision majeure, qui ne se prend pas à la légère. La période actuelle offre certainement une opportunité, mais il est également envisageable de considérer que la période Trump ne durera pas. Les États‑Unis parviennent à attirer les meilleurs chercheurs grâce aux salaires, mais également aux moyens qu’ils mettent à leur disposition. En conséquence, pour pouvoir attirer des chercheurs américains, il faudrait pouvoir leur proposer les mêmes conditions.

Enfin, il est toujours difficile de raisonner avec des a priori sur la potentielle déloyauté vis-à-vis de l’entreprise de ses hauts responsables. En réalité, seul leur comportement importe. Il faut d’ailleurs observer que très souvent, dans les grandes entreprises, les équipes de chercheurs sont multinationales.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le temps qui nous est imparti, je ne pourrai malheureusement pas vous poser toutes les questions que j’aurais voulu formuler. Je vous invite donc, si vous l’acceptez, à répondre par écrit aux questions qui vous ont été envoyées.

Je souhaite revenir sur vos conditions de travail dans le cadre du rapport remis au président de la République. Quel a été votre cahier des charges ? Lorsqu’il vous a été commandé, ce rapport avait-il vocation à être rendu public ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. La lettre de mission était très claire et non confidentielle. Il s’agissait de dresser un état des lieux sur la sécurité économique des entreprises françaises, le niveau de menace perçu, le niveau d’organisation des services de l’État et les actions à entreprendre pour améliorer la situation. Dès le départ, il était prévu que les auditions et le rapport soient classés secret-défense.

Comme je l’ai indiqué, à l’issue de la présentation du rapport, j’ai obtenu de pouvoir mener ensuite un travail de sensibilisation auprès des entreprises. Plusieurs centaines d’entreprises sont traitées par les services, mais plusieurs milliers d’entreprises détiennent des morceaux d’information, de savoir-faire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre de votre tournée, ressentez-vous une prise de conscience de ces enjeux ? Surtout, estimez-vous qu’elle sera suivie d’effets ? Pensez-vous que les acteurs de notre « socle industriel de base », c’est-à-dire essentiellement les acteurs de la chaîne de valeur des domaines les plus stratégiques disposent des capacités, notamment financières, de pouvoir relever ce défi de protection ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Si vous m’aviez posé la question il y a cinq ans, j’aurais probablement répondu par la négative. À titre d’anecdote, lorsque j’ai créé la « commission souveraineté et sécurité » au Medef, j’ai surtout rencontré un succès d’estime de la part de mes pairs. De fait, la situation n’était vraiment pas la même en 2018.

Les réunions que nous menons en région, organisées par les préfectures et le Medef, sont plutôt suivies et j’ai le sentiment que la prise de conscience existe, à des degrés divers. La principale difficulté consiste à faire comprendre à toutes les entreprises qu’elles peuvent être concernées, même si elles ne fabriquent pas des missiles ou des centrales nucléaires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il existe des dispositifs de soutien financier variés, provenant de plusieurs échelons administratifs de l’État ou des régions, par exemple pour accompagner la décarbonation de nos entreprises. Pensez-vous que les politiques publiques visant à accompagner les entreprises dans leur protection sont suffisantes à l’heure actuelle ? Devraient-elles être beaucoup plus développées ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Le rapport que j’ai écrit est peut-être le seul qui ne demande pas d’argent public, ni d’effectifs supplémentaires. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question de moyens. L’enjeu porte plus sur une prise de conscience, particulièrement par les dirigeants, que quelle soit la taille de l’entreprise. Si l’impulsion pour trouver cet équilibre entre attractivité, compétitivité et protection n’est pas donnée par le dirigeant, rien ne peut avancer.

Les services de l’État sont par ailleurs assez bien organisés, puisque le Sisse dispose d’une déclinaison régionale, à travers les délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques (Disse).

En revanche, par rapport aux États-Unis, je constate l’absence de liens et de lieux de rencontre entre les dirigeants d’entreprise, y compris les grandes entreprises, et les dirigeants des services de d’enseignement. À titre anecdotique, lorsqu’ils partent à la retraite, les directeurs de l’Agence centrale de renseignement ou Central Intelligence Agency (CIA), de l’Agence nationale de sécurité ou National Security Agency (NSA) ou du Bureau fédéral d’enquête ou Federal Bureau of Investigation (FBI) deviennent administrateurs de grandes entreprises cotées aux États-Unis. J’en déduis intuitivement qu’il y existe plus de passerelles, de capacités à travailler ensemble. Il convient donc d’exercer des efforts en ce sens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le soutien financier public ne serait-il pas davantage pertinent dans l’accompagnement des acteurs qui cherchent des solutions de cybersécurité ? En effet, ce domaine nécessite une innovation permanente, une compétitivité mondiale, face à des géants qui sont capables d’investir des milliards de dollars. Finalement, la solution ne réside-t-elle pas dans le renforcement de champions nationaux, voire européens ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Dans le domaine cyber, nous sommes plutôt performants, à l’échelle européenne. Encore une fois, je ne pense pas que nous ayons besoin d’argent public, l’essentiel repose sur une prise de conscience.

Par ailleurs, j’ai omis de mentionner l’enjeu de l’intelligence artificielle, que de très nombreux salariés utilisent sur leur lieu de travail. Or lorsqu’il s’agit d’informations stratégiques, il existe un risque non négligeable de fuite de données, ce qui légitime encore plus d’accompagner la création de champions européens ou nationaux. Nous avons perdu la bataille des moteurs de recherche sur internet, mais celle de l’IA reste encore à mener.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Plusieurs rapports se sont succédé sur l’intelligence économique, sans parvenir pour autant à susciter l’intérêt des pouvoirs publics. Comment expliquez-vous justement ce désintérêt ? La prise de conscience me semble très récente.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Le rapport Martre de 1994 appelait à la création d’une industrie nationale de l’intelligence économique privée. Celle-ci existe actuellement, autour d’une trentaine d’acteurs de taille différente, et les grandes entreprises françaises sont très utilisatrices de leurs services.

La prise de conscience a été tardive, les milieux économiques tous été en quelque sorte chloroformés par le sentiment que la « mondialisation heureuse » allait produire une espèce de grande paix mondiale, oubliant la phrase prêtée au général de Gaulle, selon lequel « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Mais le réveil a eu lieu : tous les patrons des grandes entreprises françaises sont conscients que nous sommes à nouveau rentrés dans une compétition extrêmement dure.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À ce titre, je souhaite évoquer les actions entreprises par deux États alliés. L’Allemagne a par exemple mené une manœuvre d’entrave par le biais d’ONG qui ont conduit des campagnes d’influence contre le nucléaire français. De son côté, l’affaire Alstom a correspondu à une campagne de prédation menée par les États-Unis et General Electric n’a pas respecté sa parole. L’entreprise s’était ainsi engagée à créer 1 000 emplois à Belfort, mais en a finalement supprimé autant, tout en procédant à des transferts de technologie afférents.

Selon vous, quelles ont été les défaillances des services de renseignement, notamment sur ces deux dossiers ? La récente prise de conscience est-elle suffisante pour éviter, autant que possible, que de telles situations ne se reproduisent ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne peux pas vous répondre sur ces deux dossiers, que je ne connais qu’à travers la lecture des journaux.

Tous les pays pratiquent l’ingérence à des degrés différents. Par exemple, la Chine diffère des États-Unis ou de l’Allemagne par l’intensité de ses actions et les méthodes employées. Ensuite, dans le cadre de ce rapport, j’ai été frustré de ne pas avoir pu effectuer de parangonnage ou benchmark, puisqu’il n’existe pas de données publiques sur de tels sujets.

Pour autant, il existe des différences en matière de renseignement offensif ou défensif entre un pays démocratique et un pays non démocratique. Au sein des pays démocratiques, le système français est plutôt de bon niveau, depuis une quinzaine d’années, proche de celui des Anglo-Saxons, où les relations entre le monde économique et le monde du renseignement sont plus fluides.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous partager avec nous des recommandations formulées auprès du président de la République afin de créer une doctrine de sécurité économique à l’échelle européenne, que vous avez mentionnée un peu plus tôt ? Puisque que tous les États, y compris des pays membres de l’Union européenne, mènent à des degrés divers des ingérences à notre égard, comment cette doctrine de sécurité économique à l’échelle européenne peut-elle s’articuler avec une doctrine nationale de sécurité économique ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il faut relativiser la situation. Encore une fois, il existe une véritable différence de degré et d’intensité entre des ingérences de pays amis au sein de l’Europe et des ingérences de pays extra-européens.

La situation est plus complexe sur le plan continental, mais je reste cependant persuadé que des échanges peuvent intervenir entre pays européens, à l’instar de ceux qui existent en matière de terrorisme. Par exemple, si une chercheuse étrangère postule dans plusieurs centres de recherche en France et que l’on s’aperçoit qu’elle a pour objectif de soutirer des informations, il ne serait pas inutile de pouvoir le signaler aux autres pays. Je pense donc à une forme de coopération, de partage d’informations.

M. le président Charles Rodwell. Estimez-vous que certains pays européens présentent des failles en matière de sécurité économique ? Vos analyses doivent-elles nous inciter à demander à l’exécutif de mener des travaux complémentaires, notamment sur la coopération européenne dans ce domaine ? Par exemple, lorsque l’Espagne confie la gestion de ses réseaux numériques ou téléphoniques à Huawei, nous pouvons supposer que cette action pose une question de sécurité pour l’architecture numérique et téléphonique européenne.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne peux pas vous répondre précisément. Mais il est certain que les compétences, les effectifs et les moyens attribués aux services de renseignement varient énormément selon les pays, ne serait-ce qu’en raison de leur taille et de leur poids économique.

Un très petit pays de quelques millions d’habitants a nécessairement un rapport très différent avec les investissements extra-européens. La culture du renseignement n’y est pas non plus la même que celle du Royaume-Uni et de la France, qui ont une tradition de longue date, issue notamment de la deuxième guerre mondiale. Enfin, la sécurité des institutions européennes constitue également un autre enjeu.

Pour répondre à votre question, monsieur le président, il existe bien un sujet, que j’ai identifié, mais n’ai pas traité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Lors de vos interventions dans la presse au sujet de votre rapport, vous avez indiqué que les principales menaces économiques pour la France provenaient essentiellement de la Chine et dans une moindre mesure de la Russie. Qu’en est-il des États-Unis ? Estimez-vous que la menace en matière de sécurité économique se soit accrue depuis l’élection de Donald Trump ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Encore une fois, nous n’avons pas d’amis, mais le degré d’animosité dépend de la proximité géographique et stratégique. En réalité, chaque pays déploie un mode d’action spécifique : la Russie joue beaucoup sur la réputation, par exemple de la France en Afrique ; la Chine cherche à obtenir des données, notamment par l’utilisation des ressources humaines ; les Américains emploient plus le lawfare et ciblent le capital.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite également vous interroger en votre qualité d’ancien président du Medef. Il ne s’agit pas de de considérer tout projet d’investissement étranger en France comme une menace potentielle. Chaque projet d’investissement fait l’objet d’une évaluation selon des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Serait-il pertinent d’ajouter un critère d’atteinte à la souveraineté, lorsqu’un domaine stratégique est concerné par un projet d’investissement ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je crois que cette surveillance est assurée de facto par les services lorsque les enjeux le nécessitent. Surtout, il importe surtout de surveiller les rachats d’entreprise, ce qui nous ramène au dispositif de contrôle des investissements étrangers en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Avez-vous des recommandations à formuler concernant la mise en place de leviers juridiques pour tenter de faire face à l’extraterritorialité du droit américain, à l’échelle nationale ou européenne ? Lors de son audition, M. Carayon recommandait d’activer le levier pénal.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. J’ignore ce que M. Carayon a en tête. Selon les acteurs économiques que j’ai interrogés, la loi de blocage récemment renforcée constitue un bon moyen de s’opposer à des demandes d’informations de la part de juridictions étrangères. Pour protéger nos voisins européens ou des filiales étrangères de sociétés françaises, une possibilité pourrait consister à instituer une loi de blocage européenne. Il existait d’ailleurs un projet en ce sens.

Plus largement, la législation européenne se caractérise par une grande transparence, notamment la transparence des comptes. Il existait également un projet de standard minimum de la déclaration pays par pays (country by country reporting), pour obliger les grandes entreprises à fournir les comptes de résultats de chacune de leurs filiales. Ces informations en sources ouvertes peuvent profiter à des concurrents, que leurs pays ne soumettent pas aux mêmes obligations, créant là une asymétrie d’information.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ces dernières années, des politiques de baisse de la fiscalité sur les entreprises ont été menées, à hauteur d’environ 30 milliards d’euros. Considérez-vous aujourd’hui que ces allègements fiscaux améliorent la compétitivité des entreprises françaises ou que celle-ci a été plombée par le coût des normes ?

En effet, selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), la seule application des normes de l’Union européenne coûterait environ 20 milliards d’euros chaque année à nos entreprises françaises. De son côté, le rapport Draghi l’estime entre 40 milliards d’euros et 50 milliards d’euros par an.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Tout d’abord, il faut distinguer la compétitivité coût et la compétitivité hors coût. S’agissant strictement des coûts, la fiscalité française se caractérise par un poids disproportionné pesant sur le coût du travail, et notamment le travail qualifié.

À niveau de fiscalité équivalent, les facteurs de production travail sont plus taxés en France que dans d’autres pays. La fiscalité a été allégée sur les bas salaires, mais est plus importante sur les salaires plus élevés, qui sont plus nombreux dans l’industrie. Je ne vous étonnerai pas en vous indiquant que la politique qui a été menée sous l’appellation de politique de l’offre est la bonne.

S’agissant de la fiscalité française, il faut avoir en tête que si les impôts nationaux ont été diminués, les impôts locaux ont augmenté, notamment parce qu’ils sont souvent assis sur la masse salariale. À titre d’exemple, le versement mobilité s’établissait en 2023 à 8 milliards d’euros.

Ensuite, il est exact que le poids des normes, notamment européennes, est plus élevé qu’il ne l’est ailleurs. Il explique en partie – mais en partie seulement – la désindustrialisation, qui est un phénomène occidental, amplifié en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon vous, cette inflation normative à l’échelle européenne ne constitue-t-elle pas un facteur accélérant le décrochage de l’Europe face aux deux superpuissances qui que sont les États-Unis et la Chine ? L’Europe n’est-elle pas en train de décrocher alors qu’elle est dotée de nombreux atouts en termes d’innovation, d’outils industriels ? Cette inflation normative ne constitue-t-elle pas un facteur rédhibitoire pour un investisseur qui souhaiterait venir s’installer en Europe, aussi bien que pour un investisseur européen qui souhaiterait produire et innover ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. La norme n’est pas un mal en soi ; nous avons besoin de normes. Mais le problème intervient lorsque ces normes créent de l’instabilité, de la complexité. Par exemple, il existe six ou sept manières de calculer la TVA en fonction du pourcentage du chocolat.

Un industriel extra-européen est attiré par notre marché de 450 millions de consommateurs, mais peut être rebuté par les difficultés à y produire, s’y installer. Pour autant, il ne faut pas tout mettre sur le dos de l’Europe. Les Américains, qui ont moins de normes que nous et qui vont probablement déréguler sous Trump, souffrent également d’un problème de désindustrialisation massif et il est erroné de croire que cette administration pourra faire revenir des industries à fort coût de main-d’œuvre aux États-Unis.

De fait, le terme « réindustrialisation » recouvre des réalités très différentes. Certaines filières connaissent des réussites en France, comme le luxe, l’aéronautique, le médicament. Dès lors, la situation est plus complexe, moins binaire que d’imaginer simplement que tout est lié aux normes ou au coût du travail. Je viens de Châtellerault, où un sous-traitant de Vuitton crée des emplois de manière massive. Il est confronté au même coût du travail que toutes les autres entreprises, mais la valeur ajoutée qu’il génère est bien plus élevée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur une norme en particulier, la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Celle-ci constitue un exemple parmi d’autres de normes qui pénalisent fortement des entreprises en Europe. Ce standard qui, me semble-t-il, est le plus vertueux au monde, ne pénalise-t-il pas finalement davantage nos entreprises ? À l’inverse, pourquoi ne réserverait-on uniquement pas de telles normes à des entreprises extra-européennes qui viendraient postuler sur les marchés publics européens ? Autrement dit, il s’agirait d’utiliser ce que nous savons malheureusement produire de mieux, c’est-à-dire la norme, comme un instrument de protectionnisme plutôt que comme un instrument pénalisant les entreprises européennes, dont les entreprises industrielles.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Avec la CSRD ou la taxonomie carbone, la production en Europe, plus vertueuse, est également plus chère, par construction. Pourquoi pas ? Mais simultanément, nous sommes une union douanière qui laisse passer tout le monde. Cet aspect souligne le débat sur la taxe carbone aux frontières. Par ailleurs, la complexité de la CSRD rendait le coût de remplissage du questionnaire kafkaïen, pour des entreprises de taille moyenne.

Au fond, la philosophie du modèle économique européen n’est pas complètement claire. Sommes-nous un lieu de production compétitif, quoi qu’il en coûte ? Nous ne le sommes pas complètement, nous ne serons jamais le Vietnam. Sommes-nous un lieu qui ne se consacre qu’à la production de valeur ajoutée, ce qui implique moins d’usines ? Entre l’Europe des consommateurs qui veut le moins de barrières douanières pour acheter le moins cher possible et l’Europe des producteurs, il existe deux logiques parfois difficilement conciliables. Ce débat n’est pas clarifié.

M. le président Charles Rodwell. Certains souhaitent supprimer le mécanisme de la taxe carbone aux frontières, quand d’autres voudraient au contraire l’étendre aux produits finis et en consacrer les ressources au financement de la baisse massive des impôts, notamment les impôts de production de nos propres entreprises. Partagez-vous cette logique ?

Ensuite, je souhaite vous interroger sur la robotisation de nos entreprises. Quel est le meilleur modèle économique et fiscal à déployer pour accélérer la robotisation de nos entreprises ? Faut-il privilégier la relance de l’industrie robotique sur le territoire national, dont la construction et la production de robots, domaine dans lequel nous accusons un fort retard, et par conséquent ralentir la robotisation de nos entreprises ? À l’inverse, faut-il assumer de financer la robotisation des entreprises avec des robots étrangers pour accélérer cette dynamique au détriment de la filière de robotique française, qui est aujourd’hui restreinte, mais qui est aussi en redéveloppement ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. S’agissant de votre première question, il faut que la compétition soit loyale. Je ne suis pas favorable au libre-échange, mais au juste échange. Ensuite, le diable est dans les détails : il ne sert à rien de monter une usine à gaz, impraticable. Il faut procéder étape par étape, débuter par quelques matières premières et évaluer si le principe fonctionne. Il ne s’agit pas d’instaurer en vingt-quatre heures une taxe généralisée, dont il est impossible de connaître les effets.

Par ailleurs, en matière de robotisation, nous sommes effectivement très en retard, mais les Américains le sont également, globalement. Les États-Unis sont tellement performants sur le numérique que la vieille industrie américaine est très peu compétitive, compte tenu de toutes les usines qui ont été ouvertes au Mexique et au Canada.

Au-delà, dans ce domaine, le bon outil porte sur l’amortissement accéléré, sur vingt-quatre mois au lieu de cinq ans ou dix ans. Ce faisant, il permet de diminuer la masse taxable, tout en produisant des gains de productivité importants. De plus, on obtient un retour sur investissement fiscal : puisque la marge de l’entreprise augmente, à un moment ou un autre, son bénéfice fiscal s’accroîtra.

À ce sujet, Bercy n’adopte jamais un raisonnement pluriannuel sur les recettes fiscales. Or des investissements de baisses d’impôts se révèlent productives sur le rendement fiscal, mais sur une durée déterminée. Les entreprises commencent par perdre de l’argent avant d’en gagner. Malheureusement, ce raisonnement est très difficile à discerner concernant le niveau fiscalité nationale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur le domaine de l’énergie. Quel est votre avis sur les difficultés rencontrées par les industries électro-intensives pour décrocher des prix attractifs auprès d’EDF ? Que pensez-vous de la volonté d’EDF d’instituer des enchères à l’échelle européenne, au détriment des industriels français ?

La réforme du marché européen de l’énergie était orientée dans la bonne direction de mon point de vue, parce qu’elle permettait à de conserver un prix intéressant pour nos industries électro-intensives. Mais au nom de quoi nos PME et ETI ne bénéficieraient-elles pas également de tarifs aussi attractifs, alors même que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France reposent sur ces entreprises ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Le facteur compétitivité énergie est essentiel dans un certain nombre de secteurs, par exemple dans la chimie. Or dans ce domaine, l’Europe est historiquement soumise à de grands problèmes de dépendances et de coûts. Il se trouve que la France dispose dans le domaine de l’énergie d’un très grand atout, qui a été malheureusement négligé pendant vingt ans. Depuis l’invasion de l’Ukraine, il semble que l’opinion publique ait évolué. Les industriels basés en France doivent pouvoir en profiter, au prorata de leur consommation.

L’attitude de Luc Rémont a été quelque peu maladroite dans ce domaine. L’entreprise EDF a pourtant été nationalisée, au service du pays, dans un équilibre entre sa propre rentabilité et celle des acteurs électro-intensifs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous évoluons au sein d’un marché unique européen, mais la France souffre d’un déficit commercial considérable avec ses partenaires européens, de plus de 30 milliards d’euros annuels. Certains pays, notamment d’Europe de l’Est bénéficient d’un un atout compétitif sur le coût de la main-d’œuvre. Grâce à notre production nucléaire et hydraulique, nous disposons d’une énergie peu chère, la moins chère d’Europe, à un prix relativement stable sur des décennies. Or le prix de l’électricité français est plus ou moins indexé sur le prix européen du gaz, qui est de son côté particulièrement volatil.

Non seulement, cela pose des questions sur la stabilité des prix dans le temps, mais cela soulève également des interrogations concernant notre dépendance stratégique. La France ne pourrait-elle pas être l’eldorado de l’industrie en Europe si elle retrouvait tout ou partie de sa compétitivité prix, en élargissant cette fourchette accordée aux électro-intensifs à l’ensemble de nos industriels ? D’autre part, ne faut-il pas revenir sur la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures, dite « loi Hulot », qui interdit l’exploitation et la recherche des hydrocarbures ? Selon un rapport commandé par Arnaud Montebourg, il serait possible d’assumer notre indépendance stratégique en matière de gaz, en exploitant la ressource disponible sur le sol français, voire européen, si les États le souhaitent.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. S’agissant des prix de l’énergie, je pense que nous devons plus bénéficier de nos investissements historiques. En outre, il ne faut pas sous-estimer l’énergie hydraulique dans le mix français. En matière de mix décarboné, la péninsule ibérique est également bien placée, grâce à la combinaison d’éolien et de solaire. Mais si nous pouvions être plus agressifs sur le prix de l’énergie au bénéfice d’un plus grand nombre d’entreprises, nous pourrions évidemment renforcer notre compétitivité et notre attractivité, pour les industries électro-intensives.

Ensuite, par principe, je suis opposé aux interdictions d’exploration et de recherche. Cependant, il est possible de disposer d’un mix énergétique sans gaz de schiste français, si le programme nucléaire est relancé.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Certes, mais dans l’attente de l’électrification des usages et de la montée en puissance de notre parc nucléaire, qui commence malheureusement déjà à prendre du retard, pourquoi continuer d’importer alors que nous disposons de telles ressources ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne suis pas spécialiste de ces questions, je ne peux évaluer ce potentiel.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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21.   Table ronde, ouverte à la presse, relative au foncier industriel et réunissant : M. Rollon Mouchel-Blaisot, préfet de la Somme ; M. François Noisette, ancien inspecteur général de l’environnement et du développement durable, chargés de la mission nationale de mobilisation pour le foncier industriel ; M. Stéphane Raison, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, directeur en charge de l’installation de grands sites de consommation au sein d’EDF, ancien président d’Haropa Port et du Grand Port maritime de Dunkerque ; M. Christophe Simonnet, directeur général de Faubourg Promotion (groupe IDEC), et Mme Delphine Laffay, directrice générale adjointe de la société Faubourg Aménagement (groupe IDEC)

M. le président Charles Rodwell. Dans le cadre d’une table ronde relative au foncier industriel, nous accueillons des membres de la mission nationale de mobilisation pour le foncier industriel, ayant rendu son rapport le 25 juillet 2023 : M. Rollon Mouchel-Blaisot, préfet de la Somme, et M. François Noisette, ancien inspecteur général de l’environnement et du développement durable, actuellement directeur de projet chez Kalutere-Polis. Nous recevons également M. Stéphane Raison, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, directeur en charge de l’installation de grands sites de consommation chez EDF, et ancien président d’Haropa Port et du Grand Port maritime de Dunkerque. Enfin, nous accueillons deux représentants du groupe IDEC, spécialistes de l’immobilier d’entreprise, de l’aménagement et de la promotion des parcs d’activité et logistique : M. Christophe Simonnet, directeur général de Faubourg Promotion, et Mme Delphine Laffay, directrice générale adjointe de Faubourg Aménagement.

Je vous rappelle l’obligation de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

(M. Rollon Mouchel-Blaisot, M. François Noisette, M. Stéphane Raison, M. Christophe Simonnet et Mme Delphine Laffay prêtent serment.)

M. Rollon Mouchel-Blaisot, préfet de la Somme, chargé de la mission nationale de mobilisation pour le foncier industriel. Nous apprécions particulièrement l’attention que vous portez aux enjeux fonciers, que nous avons examinés avec François Noisette dans le cadre de notre mission. Notre tâche consistait à concilier réindustrialisation et sobriété foncière, dans le contexte des objectifs de protection des espaces naturels, agricoles et forestiers établis par la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi Climat et Résilience ». Le gouvernement nous a demandé d’objectiver les besoins en foncier industriel, démarche essentielle face aux débats parfois mal informés sur le sujet. Au niveau macro-économique la France n’a pas de problèmes de foncier.

Nos conclusions, fondées sur un scénario de croissance ambitieux de 2 % du PIB sur dix ans, indiquent un besoin de 20 000 à 25 000 hectares pour soutenir la réindustrialisation. Ce chiffre est relativement modeste comparé à d’autres secteurs comme le résidentiel, qui consomme environ 60 % du foncier.

Pour répondre à ces besoins, nous préconisons d’abord l’utilisation du foncier existant. La France dispose en effet de 170 000 hectares de friches et de nombreuses zones économiques et industrielles sous-densifiées. Nos visites dans divers bassins industriels ont révélé un potentiel de densification de 20 à 30 % dans de nombreuses villes moyennes. De plus, la tendance à la compacité des implantations industrielles libère du foncier pour de nouveaux projets. Nous estimons pouvoir répondre à la majorité des demandes en utilisant des surfaces déjà artificialisées. Néanmoins, environ 8 000 à 10 000 hectares d’artificialisation nouvelle seront probablement nécessaires, ce qui impliquera des choix politiques.

Si nous n’avons pas de problème macro-économique de foncier, des défis micro‑économiques persistent. Les terrains disponibles ne correspondent en effet pas toujours aux souhaits d’implantation des entreprises et d’autres contraintes peuvent intervenir comme l’installation sur les sites Seveso. Notre conviction est que le problème n’est pas quantitatif mais qualitatif. La qualité du foncier, sa maîtrise, et son adéquation avec les besoins en énergie, en eau, en numérique, et en main-d’œuvre sont cruciales. Un terrain n’a de valeur que s’il possède les attributs recherchés par les entreprises. De plus, le foncier est une matière vivante. Le stock de friches évolue constamment, avec des reconversions et de nouvelles créations. Nous devons raisonner en flux plutôt qu’en stock, notamment concernant les zones commerciales périphériques, dont la France détient le record européen.

Nos recommandations incluent la préparation d’une dizaine de très grands terrains, tout en reconnaissant que 85 % des besoins fonciers concernent des surfaces inférieures à un hectare. Nous soulignons également l’importance d’améliorer la connaissance précise du foncier disponible et de fluidifier les interactions entre tous les acteurs impliqués, des intercommunalités aux opérateurs et experts.

En conclusion, notre analyse démontre que la France dispose du potentiel foncier nécessaire à sa réindustrialisation. Les défis résident dans l’optimisation de l’utilisation de ce foncier et dans l’amélioration de sa qualité et de son adéquation aux besoins industriels.

La question du zéro artificialisation nette (ZAN) se pose avec acuité. Nous avons proposé d’adapter sa gestion dans les territoires industriels en adoptant une approche consolidée. Celle-ci ne se limite pas aux terrains à artificialiser pour accueillir de nouvelles entreprises, mais englobe également les besoins en logements et en équipements publics liés à l’augmentation de la population. J’ai préconisé l’utilisation d’outils existants pour établir un consensus local, tout en reconnaissant que certaines zones peuvent être prioritaires en raison de leurs enjeux industriels spécifiques.

De plus, la maîtrise foncière s’avère cruciale. Nous avons constaté de nombreux phénomènes spéculatifs sur le foncier, ce qui soulève deux aspects importants. D’une part, il est nécessaire d’assurer une certaine maîtrise publique du foncier pour permettre aux collectivités locales de conserver un droit de regard sur l’évolution du bassin industriel. D’autre part, il convient d’explorer de nouveaux modèles de gestion du foncier, tels que les baux emphytéotiques ou les occupations temporaires, pour s’adapter aux besoins évolutifs des industriels qui ne souhaitent pas nécessairement acquérir les terrains.

Enfin, l’anticipation et l’efficacité administrative sont primordiales. Notre pays doit se doter d’une stratégie foncière permanente, impliquant tous les acteurs, notamment les collectivités locales. Il est essentiel de reconstituer les stocks de terrains utilisés et d’anticiper les besoins à moyen et long terme, tout en résolvant les problématiques à court terme pour certains projets industriels.

Concernant l’efficacité administrative, la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, appliquée seulement depuis peu, montre déjà son importance. Dans le cadre de projets d’implantation, il est crucial que l’ensemble des acteurs (État, régions, intercommunalités, acteurs économiques) anticipent les besoins et s’engagent auprès des investisseurs. Nous devons être en mesure de leur présenter clairement les procédures, les critères et les délais, avec un engagement formel des autorités compétentes. Cette approche vise à « dérisquer » les projets et à éviter les mauvaises surprises.

Un point crucial, souvent perçu comme un frein potentiel, concerne la compensation environnementale. Nous avons suggéré de réformer les sites naturels de compensation, permettant ainsi aux porteurs de projets de s’acquitter de leurs obligations sur des sites prédéterminés. L’enjeu pour un investisseur n’est pas tant le principe de la compensation que la prévisibilité du processus. Notre objectif est de réduire l’incertitude qui peut dissuader les investissements.

M. Stéphane Raison, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, directeur en charge de l’installation de grands sites de consommation au sein d’EDF, ancien président d’Haropa Port et du Grand port maritime de Dunkerque. Mon parcours de quinze ans dans l’aménagement portuaire m’a conduit à des conclusions significatives concernant l’implantation industrielle. J’ai débuté à Dunkerque en 2009, en pleine crise mondiale, en tant que directeur général adjoint et directeur de l’aménagement. La situation était critique : toutes les filières industrielles étaient à l’arrêt, y compris la sidérurgie, et l’usine d’aspartame subissait une forte concurrence internationale. Cette période coïncidait avec la seconde réforme portuaire – inscrite dans la loi du 4 juillet 2008 après la réforme des dockers du 9 juin 1992 – et instaurait une nouvelle gouvernance et organisation, ainsi que l’élaboration des premiers projets stratégiques des ports.

Cette programmation à long terme a permis aux ports de structurer leur approche de l’aménagement, mettant en lumière l’importance cruciale de l’anticipation. À Dunkerque, avec un domaine portuaire d’environ 7 000 hectares, nous avons décidé de planifier la création de zones d’activité industrielles sur 300 hectares, soit environ 10 % du foncier disponible. Parallèlement, nous avons élaboré un document cadre à long terme pour la compensation environnementale des opérations industrielles, appelé schéma directeur du patrimoine naturel (SDPN), validé à l’unanimité par les deux commissions du Conseil national de la protection de la nature (CNPN) en 2011.

Après un passage à La Réunion pour la réforme de son port en 2012, je suis revenu à Dunkerque en 2014, en tant que directeur général, lorsque Patrice Vergriete devient maire de Dunkerque. Nous avons alors lancé les états généraux de l’emploi local pour définir une stratégie de réindustrialisation acceptée par le territoire. Deux facteurs clés ont émergé : le délai de mise sur le marché (DMT) ou time to market (TTM), imposant des délais d’investissement courts, généralement de deux à trois ans au maximum, et la capacité d’accueil des territoires, c’est-à-dire détenir les ressources en eau, en énergie suffisantes pour attirer de nouvelles industries. Entre 2011 et 2016, nous avons obtenu les autorisations administratives pour nos zones d’activité, incluant les compensations environnementales. Les travaux ont été achevés entre 2018 et 2020, dix ans après le lancement du projet stratégique. Cette planification à long terme et la mise en place des infrastructures nécessaires, notamment en eau industrielle et en électricité – avec notamment un nouveau transformateur électrique cofinancé par Dunkerque-Port, Enedis et RTE –, ont permis l’implantation d’usines de batteries et d’autres industries comme SNF Floerger, le deuxième chimiste français, ainsi que des entreprises agro-alimentaires.

Cette expérience démontre l’importance de la préparation du foncier et des infrastructures pour attirer les investissements industriels. Cette idée avait été introduite lors de la loi du 19 juin 1965 sur les ports maritimes autonomes. Le terrain appartenait au Grand port maritime (GPM) et il a été préparé pour accueillir des activités industrielles. Entre 2020 et 2024, les mêmes principes ont été appliqués lorsque le gouvernement de Jean Castex me charge de la réforme des ports du Havre et de la Seine : se concentrer sur la compensation environnementale, l’identification des utilités et du foncier. Entre janvier 2021, moment où je saisis RTE pour le renforcement du Havre et de Port-Jérôme-sur-Seine avec un doublement de la ligne de 400 000 volts et mon départ en octobre 2024, cette approche a permis d’annoncer l’arrivée de trois nouveaux grands industriels sur la zone du Havre, seulement trois ans après le début du projet.

L’acceptabilité industrielle représente un facteur déterminant dans les circonscriptions portuaires. Des territoires comme Dunkerque ou Le Havre, forts de leur histoire industrielle, offrent un terrain propice à l’implantation d’industries décarbonées, contribuant ainsi à la transformation des principaux sites émetteurs de CO2.

Aujourd’hui, chez EDF, nous poursuivons cette approche. En tant que troisième propriétaire foncier de France avec 45 000 hectares, EDF dispose de friches industrielles bien connectées aux réseaux de transport et aux postes de transformation à forte puissance. Nous participons à l’effort gouvernemental en mettant ces terrains à disposition pour attirer de nouveaux industriels dans des écosystèmes favorables, contribuant ainsi à la compétitivité de l’industrie française.

M. Christophe Simonnet, directeur général de Faubourg Promotion. Le groupe IDEC, peu connu mais actif sur des projets à Dunkerque et Fos, est un opérateur immobilier global et familial. Nous sommes cinq associés, avec le CIC comme partenaire bancaire au capital. Le groupe compte environ 600 collaborateurs et prévoit un chiffre d’affaires de 600 millions d’euros.

IDEC se compose de plusieurs branches d’activité. Initialement constructeurs de bâtiments d’activité et d’immobilier d’entreprise en région Centre, nous avons élargi notre champ d’action. Nous avons créé une branche foncière pour investir au nom de clients ne souhaitant pas immobiliser leurs capitaux dans l’immobilier. Cette branche s’est étendue avec la création d’un fonds d’investissement dédié aux start-ups, visant à les accompagner dans leur développement.

Parmi les entreprises que nous soutenons figure Verkor, dont nous sommes l’un des fondateurs. Notre implantation à Grenoble et à Chambéry a facilité notre engagement initial auprès d’eux, aboutissant à leur décision d’implanter leur giga-usine ou gigafactory à Dunkerque. Nous sommes également actionnaires de Gravity, une gigafactory qui prévoit à Fos une opération de 2 milliards d’euros sur 67 hectares. Notre participation au capital d’InnoEnergy nous permet d’identifier et d’accompagner des start-ups industrielles prometteuses, telles qu’HoloSolis à Sarreguemines et Heliup, cette dernière étant spécialisée dans les panneaux solaires ultralégers.

La troisième branche d’IDEC se concentre sur la promotion et l’aménagement. Nous collaborons avec les collectivités pour développer les territoires et mener des activités de promotion immobilière dans divers secteurs : industriel, logistique, tertiaire, services et résidentiel. Notre portefeuille foncier actuel s’élève à 600 hectares. Mme Delphine Laffay, directrice générale adjointe de la société Faubourg Aménagement, s’occupe spécifiquement de cette branche.

IDEC Énergie, notre quatrième branche, se positionne comme installateur, producteur et investisseur dans les systèmes énergétiques, principalement solaires, mais aussi éoliens et géothermiques. Nous soutenons également des start-ups spécialisées dans ces domaines.

Enfin, nous développons nos activités à l’international, particulièrement en Europe du Sud – Espagne, Italie, Portugal – et en Asie – notamment au Vietnam – pour diversifier nos opérations et poursuivre nos activités d’entrepôts logistiques, devenues plus complexes en France.

L’implantation de Verkor à Dunkerque résulte de notre capacité à accompagner les start-ups financièrement, dans leur recherche foncière et dans leur construction. Étant donné qu’une gigafactory mesure a minima 50 hectares, il est difficile de trouver des espaces prêts à accueillir une industrie. Le port de Dunkerque s’est distingué par son anticipation et sa préparation, offrant les infrastructures et les utilités nécessaires, facteurs déterminants pour une implantation rapide, cruciale pour les industriels. De même, à Fos-sur-Mer, notre acquisition de 250 hectares, majoritairement propriété du GPM de Marseille, et notre anticipation des études environnementales, comme le diagnostic quatre saisons qui dure un an, nous ont permis d’attirer deux gigafactories. Cette approche proactive, bien que coûteuse, s’avère décisive pour répondre aux besoins urgents des industriels, contrairement au GPM de Marseille, qui n’avait pas anticipé ces demandes malgré son vaste foncier.

En conclusion, notre stratégie d’anticipation et de préparation des terrains, malgré les coûts initiaux, s’est révélée être un atout majeur pour attirer et faciliter l’implantation rapide d’industries innovantes.

M. François Noisette. Il est crucial que les propriétaires et les collectivités s’alignent dans le cadre d’un accord pour optimiser les procédures. Nous disposons désormais d’outils contractuels permettant de mener ces procédures en parallèle, plutôt que de les enchaîner séquentiellement. La clé réside dans l’établissement d’une confiance politique solide entre les élus, l’industriel, et l’ensemble des parties prenantes, y compris les fournisseurs d’utilités et les associations environnementales.

Il est tout à fait envisageable de conclure des accords de compensation, à condition qu’ils soient élaborés en collaboration avec les associations concernées pour garantir leur validité et leur acceptation. Certaines régions ont déjà mis en place avec succès de tels accords.

Néanmoins, des points faibles subsistent dans la législation et les pratiques actuelles. Prenons l’exemple des compensations environnementales : un aménageur ne peut actuellement pas prendre d’engagements de compensation qui s’appliqueraient aux futurs permis de construire. Cette situation peut engendrer des complications lorsqu’un industriel souhaite modifier l’agencement d’un terrain déjà préparé. Il est impératif que l’industriel soit prêt à adapter son projet, à condition que cela n’entraîne pas de délais supplémentaires.

La législation actuelle impose de recommencer toute la procédure environnementale au moment du permis de construire, ce qui constitue un obstacle. Nous devrions envisager d’autoriser un aménageur à s’engager sur l’emplacement et la surface maximale d’un bâtiment, tout en reconnaissant l’impact inévitable sur la biodiversité à cet endroit précis. Cette approche permettrait d’améliorer l’efficacité du processus sans compromettre ni l’environnement ni la compétitivité.

M. Rollon Mouchel-Blaisot. Une préconisation majeure, qui concerne autant le législateur que le pouvoir réglementaire, et que tous les industriels ont soulignée, porte sur l’instabilité des règles. Nous proposons d’instaurer une période de stabilité réglementaire de cinq ans à partir de l’obtention d’une autorisation. Si le projet économique ne se concrétise pas dans ce délai, une réévaluation serait alors envisagée. Cette mesure apporterait une sécurité cruciale pour les investisseurs.

Concernant la préservation des zonages industriels, nous recommandons une plus grande précision dans les documents d’urbanisme. Il est préférable de définir clairement des zones industrielles plutôt que des zones d’activité économique plus générales, où il peut y avoir du commerce, des activités tertiaires, etc. Cette approche permet non seulement de maîtriser les coûts, mais aussi de limiter la spéculation foncière.

Mon expérience dans la Somme m’a montré que les projets industriels évoluent souvent considérablement au cours du dialogue avec l’État, les collectivités et les opérateurs locaux. Prenons l’exemple du projet d’usine Verkor, annoncé lors du sommet Choose France 2024, représentant un investissement de 1,3 milliard d’euros. Bien que le processus industriel ne soit pas encore finalisé, nous observons une véritable co-construction entre l’entreprise et l’ensemble des acteurs locaux. Cette approche collaborative nécessite de la part de l’administration et des collectivités à la fois de la directivité et de la flexibilité, car nous travaillons souvent sur plusieurs scénarios simultanément.

Enfin, concernant la logistique, nos travaux se sont davantage concentrés sur la logistique industrielle que sur la logistique de distribution de produits importés. Notre objectif est de favoriser la reconquête de la capacité productive française. Nous avons constaté que l’administration et les collectivités sont souvent confrontées à des intermédiaires ou des brokers, ce qui complique parfois l’identification des véritables porteurs de projets.

M. le président Charles Rodwell. Messieurs Mouchel-Blaisot et Noisette, quel bilan tirez-vous des dispositions de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, notamment concernant la parallélisation des procédures d’implantation industrielle ? Estimez-vous que vos préconisations ont été correctement mises en œuvre ?

Monsieur Raison, pourriez-vous nous éclairer sur les mécanismes de compensation environnementale et leur optimisation ? Par ailleurs, dans vos fonctions actuelles, comment abordez-vous la question de l’approvisionnement en électricité des sites industriels potentiels ? Je pense notamment à des sites comme Châteauroux, où 300 hectares restent inexploités faute d’infrastructures électriques adéquates. Pouvez-vous nous présenter le calendrier de RTE sur ces questions ?

Monsieur Simonnet et Madame Lafay, concernant les sites « clés en main », les critères actuels sont-ils suffisamment adaptés ? La révision des critères pour les sites France 2030 a-t-elle permis d’atteindre une crédibilité suffisante en termes de délais pour les porteurs de projets industriels souhaitant s’implanter en France ?

M. Rollon Mouchel-Blaisot. L’application de la loi Industrie verte n’est effective que depuis six mois. Dans mon département, nous nous préparons à la mettre en œuvre sur d’importants projets à venir, bien que nous n’ayons pas encore de retour d’expérience complet sur l’ensemble du processus. Il est cependant certain que cette loi permet de réduire les délais. Elle s’applique principalement aux projets d’envergure nécessitant une autorisation environnementale, et non aux simples déclarations. Des avancées significatives sont également constatées concernant la loi sur l’eau.

Nous expérimentons actuellement cette nouvelle approche sur des projets ambitieux, comme l’usine d’engrais bas carbone que vous avez mentionnée. Nous mettons en place le processus d’industrie verte, qui permet de réduire la phase de vérification de la complétude et de la régularité du dossier. Contrairement à l’approche administrative traditionnelle, nous adoptons désormais une démarche davantage parallèle et itérative, permettant d’initier le travail sans attendre la constitution d’un dossier exhaustif.

La loi introduit également la possibilité d’un avis informel. Les industriels, et d’autres acteurs, peuvent ainsi solliciter l’administration pour obtenir une indication préalable sur sa position concernant certains aspects de leur projet. Cette procédure s’inscrit dans une logique d’accompagnement, sans préjuger de l’avis final.

Enfin, il est désormais possible de mener simultanément la concertation et l’approfondissement du dossier. L’objectif de réduire les délais jusqu’à 12 ou 6 mois est ambitieux mais réalisable. La réussite de ces nouvelles procédures dépend largement de la qualité du dossier déposé initialement. Les services de l’État, bien que bienveillants et facilitateurs, sont souvent confrontés à des dossiers de qualité inégale, pour rester diplomatique. C’est pourquoi la phase d’accompagnement en amont est cruciale.

Nous sommes confrontés à un problème de compétence des bureaux d’études. Face à la complexité croissante des législations, tous ne sont pas en mesure de produire des dossiers à la hauteur des exigences. Je suggère personnellement la mise en place d’un système d’agrément ou de labellisation, similaire à celui existant pour les artisans du bâtiment. Cela permettrait de gagner du temps et d’assurer un meilleur accompagnement des porteurs de projets.

Il est également impératif de renforcer les compétences des services de l’État. Après quatre décennies de désindustrialisation, nous avons perdu une partie de notre expertise. Dans de nombreux domaines, nous n’avons même plus la capacité d’être maître d’ouvrage. C’est pourquoi, avec François Noisette, nous avons préconisé dans notre rapport que l’ensemble de la haute fonction publique soit formé non seulement à la transition écologique, mais aussi à la réindustrialisation.

M. François Noisette. En complément, il est essentiel que l’industriel, les collectivités, l’État et les différents partenaires s’engagent véritablement dans une dynamique de projet pour faire avancer les choses. Cette dynamique et la confiance qui s’établit entre les partenaires permettent également d’évaluer la détermination de l’industriel à mener son projet à terme. Il arrive parfois qu’un industriel hésite à investir 20 000 euros pour une enquête sur un projet de 1 milliard d’euros, ce qui n’est pas sérieux. J’ai personnellement été témoin de telles situations.

M. Stéphane Raison. Il m’est difficile de répondre spécifiquement sur la situation de Châteauroux en raison de la séparation entre EDF et le transporteur RTE. Nous ne sommes pas habilités à influencer les décisions de RTE ni les conditions de raccordement. Néanmoins, je souhaite vous apporter quelques éléments sur le positionnement de la France en matière d’approvisionnement électrique.

L’année dernière, la France a établi un record historique en exportant 89 TWh d’électricité, ce qui équivaut à la consommation de la Belgique. Cette production a été principalement exportée vers l’Italie (52 TWh), l’Allemagne (28 TWh), et l’Espagne (8 TWh en solde net d’exportation). En termes d’intensité carbone, l’électricité française se distingue avec seulement 33 grammes d’équivalent CO2 par kWh, contre 295 pour l’Italie, 333 pour l’Allemagne et 125 pour l’Espagne. Concernant les prix, au 7 avril, le mégawatt-heure (MWh) se négociait à 63 euros en France, 100 euros en Italie, 82 euros en Allemagne et 60 euros en Espagne.

La question de la capacité d’accueil et de la desserte électrique d’une zone est cruciale pour l’implantation de nouvelles industries, comme nous l’avons constaté avec les centres de données ou data centers. Les 35 sites labellisés, annoncés par le président de la République lors du sommet de l’intelligence artificielle de février, ont été sélectionnés notamment pour leurs caractéristiques favorables en termes de desserte électrique. EDF a participé à ce travail en collaboration avec RTE pour identifier les terrains les plus appropriés pour accueillir des projets de data centers à forte puissance, en utilisant notamment nos 45 000 hectares de foncier disponible.

Dès mon arrivée chez EDF, nous avons immédiatement cherché à optimiser notre foncier pour répondre aux besoins urgents des opérateurs en développement, où le time to market est resserré. Nous avons ainsi analysé notre base foncière de 45 000 hectares selon 45 critères distincts, couvrant notamment l’urbanisme, l’environnement et le raccordement électrique. Notre priorité a été de favoriser la réutilisation des friches industrielles, sujet qui nous occupe aujourd’hui. Nous nous efforçons de transformer d’anciennes centrales thermiques en nouveaux outils industriels au service de la France. Cette démarche se poursuit activement, notamment sur un de nos sites à fort potentiel électrique, actuellement en phase de manifestation d’intérêt.

La réindustrialisation que nous menons implique de nombreux projets énergivores : usines d’électrocarburants, de batteries, data centers, etc. L’électricité constitue l’enjeu central de cette bataille, sans oublier l’importance de l’eau dans certains bassins contraints. La capacité d’exportation quotidienne de 14 gigawatts de la France vers ses voisins représente un atout majeur pour la relocalisation industrielle.

Concernant la compensation environnementale imposée par la directive du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que des espèces de la faune et de la flore sauvages dite « directive Habitats », je suggère une modification permettant d’étaler les mesures compensatoires sur le moyen terme, plutôt que de les exiger intégralement au moment de la réalisation du projet. Cette flexibilité faciliterait grandement la mise en œuvre des projets industriels.

Un autre point crucial concerne la directive européenne du 13 décembre 2011 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement. Les investisseurs internationaux, lorsqu’ils envisagent une implantation en Europe, considèrent généralement une zone englobant les Pays-Bas, la France, la Belgique et l’Allemagne. Proposer des plateformes industrielles déjà aménagées, comme ce fut le cas pour Verkor à Dunkerque en 2020, constitue un avantage décisif. Cela offre aux industriels un site prêt à l’emploi, avec des procédures achevées, des utilités en place, une accessibilité optimale et une acceptabilité territoriale établie. Une légère modification de cette directive, permettant de préparer ces plateformes sans les lier à un usage industriel spécifique, accélérerait considérablement l’implantation d’entreprises. Une fois l’infrastructure de base en place, les procédures d’instruction pour les projets spécifiques s’en trouveraient grandement simplifiées.

M. François Noisette. Pour préciser le point évoqué précédemment, il s’agit bien de la discussion sur la notion de projet au sens de la directive, afin de clarifier pour les personnes moins familières avec ces aspects procéduraux.

M. Christophe Simonnet. Concernant les sites « clés en main », l’analyse et le référencement effectués s’avèrent effectivement plus détaillés et complets, ce qui est plutôt favorable. Cependant, certains aspects moins maîtrisables soulèvent des interrogations quant au déroulement du projet. La mise en place d’un comité de pilotage constitue un excellent outil, particulièrement lorsqu’il est présidé par le sous-préfet ou le préfet local, comme nous le pratiquons fréquemment, notamment sur Fos.

Néanmoins, nous rencontrons des difficultés, notamment sur les questions d’évitement, de réduction et de compensation. Bien que les sites « clés en main » soient considérés comme constructibles, nous constatons la présence d’espèces protégées sur pratiquement tous les sites en France, quelle que soit leur taille. Lors du dépôt de nos dossiers, nous éprouvons des difficultés à rencontrer les services instructeurs en amont, particulièrement des organismes comme le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), avant ou pendant l’instruction. Cette situation engendre des complications pour l’ensemble des industriels. La possibilité de les rencontrer, de discuter de nos opérations et de co-construire les projets avec eux me semble cruciale pour trouver les meilleures solutions.

Un autre problème concerne la répétition des procédures et des enquêtes publiques pour les sites « clés en main ». Nous nous retrouvons parfois à redéposer des dossiers déjà traités dans le cadre d’une zone d’aménagement concerté (ZAC), puis à nouveau pour chaque permis de construire successif. Cette redondance allonge considérablement les délais. Il serait judicieux, une fois qu’une zone a été désignée pour une activité spécifique et a fait l’objet d’une enquête publique préliminaire, d’éviter la multiplication systématique des enquêtes publiques pour chaque nouveau projet, ce qui ralentit significativement le processus et peut décourager les industriels.

Enfin, certaines autorisations administratives, telles que les permis de construire ou les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), ne sont toujours pas soumises à des délais d’instruction définis. L’absence de ces échéances pour l’examen de nos dossiers par certains services peut entraîner des retards importants, risquant de faire perdre des opportunités avec des industriels ou des clients potentiels. Il est crucial d’adresser ces problématiques procédurales pour améliorer l’efficacité de nos démarches.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Tout d’abord, je m’adresse à monsieur Noisette et à monsieur le préfet : quel regard portez-vous sur la ZAN et sur son évolution à travers la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, dite « proposition de loi Trace », adoptée par le Sénat le 18 mars 2025 ? Comment percevez-vous cette évolution ?

Par ailleurs, une question complémentaire, principalement destinée à monsieur Noisette, faisant suite à un point évoqué par le président. Vous avez mentionné dans votre intervention liminaire la nécessité de paralléliser certaines procédures. La loi Industrie verte a effectivement permis de paralléliser les procédures administratives avec les procédures de consultation du public, permettant ainsi un gain de temps estimé à près de huit mois. Concrètement, quels autres types de procédures pourraient être parallélisés pour optimiser davantage les délais, au-delà de la concertation nécessaire que vous avez évoquée ?

M. Rollon Mouchel-Blaisot. En tant que représentant de l’État, il ne m’appartient pas de commenter le débat parlementaire en cours sur les différentes propositions de loi, dont certaines s’inspirent d’ailleurs de notre contribution. Néanmoins, je peux souligner que, si les enjeux macro-économiques ne posent pas de difficultés majeures, nous rencontrons de nombreux défis à l’échelle micro-économique. Nous avons parfois regretté une application trop uniforme des dispositifs, ne tenant pas suffisamment compte des spécificités territoriales. Certains territoires ont fait preuve d’une grande vertu dans la décennie précédente, tandis que d’autres ont été moins exemplaires. De plus, les réalités démographiques et les besoins futurs varient considérablement d’une région à l’autre, tout comme les perspectives de développement industriel.

En tant que praticien de terrain, je déplore parfois le manque de flexibilité et l’insuffisance du dialogue avec les collectivités locales concernées pour ajuster les « allocations » en fonction des réalités territoriales. Cependant, ayant eu l’honneur de piloter pendant cinq ans la politique prioritaire du gouvernement Action Cœur de Ville, visant à revitaliser nos villes moyennes et à lutter contre l’étalement urbain, j’ai pu constater que nos approches en matière d’aménagement urbain restent parfois obsolètes. Il est frappant de constater, par exemple, l’absence de corrélation entre l’étalement urbain et l’évolution démographique.

Concernant spécifiquement le foncier industriel, nous avons élaboré dans la Somme une feuille de route départementale, co-construite avec l’ensemble des acteurs locaux, établissant un diagnostic partagé et des orientations communes. Cette démarche collaborative, tout en respectant l’autonomie de chacun, s’est avérée particulièrement fructueuse.

En tant que représentant de l’État, je préconise une approche beaucoup plus frugale, non seulement dans nos projets d’aménagement, mais aussi dans notre consommation foncière. La Somme, deuxième surface agricole utile du pays, possède parmi les meilleures terres agricoles de France. Il est impératif de réfléchir à deux fois avant de les sacrifier. Ce discours trouve un écho de plus en plus favorable dans les territoires. Nous assistons à une multiplication des projets de reconversion de friches, que ce soit pour de nouvelles activités économiques ou pour la construction de logements.

Si je devais formuler une recommandation générale, tout en garantissant une application loyale des décisions du législateur, ce serait d’accorder davantage de souplesse aux territoires. Cela, tout en maintenant l’objectif global qui n’est nullement incompatible avec le développement urbain et industriel. Cette approche nous oblige, chacun dans nos fonctions, à établir des priorités claires. Le ZAN ne constitue pas un frein au développement ou à l’aménagement, mais il nous contraint collectivement à faire des choix. En ce qui nous concerne, convaincus que c’est l’avenir du pays, nous considérons que le foncier industriel doit être prioritaire dans les choix d’artificialisation.

M. François Noisette. Concernant les procédures complémentaires à optimiser, il est crucial d’effectuer, dès le démarrage d’un projet, un inventaire exhaustif et minutieux de tous les aspects qui devront être traités à un moment ou à un autre.

J’ai en mémoire un projet, certes non industriel, où des problématiques de sécurité publique ont émergé tardivement. La discussion préalable avec les services de police pour anticiper leurs besoins, comme un espace de stationnement pour quelques véhicules lors d’événements particuliers, s’est avérée complexe mais nécessaire.

Dans un autre cas, sur un site comportant plusieurs installations classées Seveso, un industriel a découvert tardivement un problème de sécurité incendie avec une installation voisine existante. Cette découverte a entraîné un investissement imprévu de dix millions d’euros pour la construction d’un mur de séparation renforcé entre les deux sites. Bien que le coût financier n’ait pas représenté le problème principal, le délai supplémentaire de trois mois engendré par cette modification a constitué un véritable défi. Une anticipation de cette problématique aurait permis une meilleure gestion du projet, tant en termes de coûts que de délais.

Il est également crucial d’anticiper les questions liées aux plans de circulation. Ces derniers ne peuvent être modifiés rapidement, et leur inadéquation peut entraîner des répercussions importantes, notamment sur l’accès des services de secours. La présence d’établissements sensibles à proximité, comme une école, ou des contraintes d’accès préexistantes doivent être prises en compte dès le début du projet.

L’expérience montre que lorsque ces questions sont anticipées, elles trouvent généralement des solutions satisfaisantes. Les parties prenantes ne sont pas opposées par principe aux investissements bénéfiques pour le territoire. Les difficultés surgissent lorsque ces aspects sont découverts tardivement, sans qu’une réflexion préalable n’ait été menée sur les compensations ou les adaptations nécessaires.

En somme, il n’existe pas de liste exhaustive prédéfinie, mais plutôt une nécessité impérieuse d’effectuer un inventaire complet avec l’ensemble des partenaires concernés. Cette démarche permet d’identifier et de résoudre en amont les potentielles difficultés, évitant ainsi des complications de dernière minute qui peuvent s’avérer coûteuses en temps et en ressources.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Simonnet, vous avez mentionné que parmi les autorisations déposées auprès de l’administration, toutes n’étaient pas synchronisées. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur les autorisations en question ?

Plus généralement, en tant qu’accompagnateur des entreprises et des acteurs économiques dans leur recherche de foncier, quel est votre avis sur les différents portails existants ? Je pense notamment au portail du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) et à celui réalisé par la Banque des territoires. La Cour des comptes a soulevé la question de la pertinence de ces outils. Quelle est votre évaluation de l’efficacité de ces dispositifs en matière de référencement des friches pour les acteurs économiques souhaitant s’implanter ?

Mme Delphine Laffay, directrice générale adjointe de Faubourg Aménagement. Notre approche dans l’évaluation d’un site, qu’il s’agisse d’une friche industrielle ou d’un nouveau terrain, s’inscrit dans une démarche d’anticipation proactive. Notre objectif est de nous positionner en amont du développement foncier, plutôt que de simplement réagir à une demande existante. Nous analysons les sites selon diverses échelles, car notre ambition va au-delà de la simple création de gigafactories. La réindustrialisation de la France nécessite une offre foncière diversifiée, adaptable à différents besoins industriels.

Plusieurs critères sont déterminants dans notre sélection de sites. L’approvisionnement en électricité, tant en termes de puissance que de décarbonation, est primordial. Nous évaluons également les ressources en eau, l’état et l’adaptabilité des infrastructures existantes, ainsi que la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée ou facilement formable. Notre processus d’évaluation initiale s’étend sur une année, incluant des études saisonnières complètes et des analyses de trafic. Nous examinons aussi l’environnement immédiat du site pour anticiper d’éventuelles complexités.

L’engagement précoce avec les services de l’État est crucial, mais il doit être judicieusement programmé. Nous organisons des réunions de pré-cadrage dès que nous disposons d’éléments substantiels, afin d’identifier et de résoudre conjointement les principales contraintes. Cette approche collaborative se concrétise par la mise en place de comités de pilotage.

Nous constatons parfois des divergences entre la planification territoriale et les aspirations locales en matière de développement industriel. Notre démarche vise à obtenir l’adhésion de toutes les parties prenantes (État, élus, agglomérations, régions) pour définir les meilleurs outils de mise en compatibilité des documents d’urbanisme.

Toutes les friches industrielles ne sont pas nécessairement destinées à une reconversion économique. Certains sites peuvent révéler une biodiversité inattendue qu’il convient de préserver. Nous devons faire preuve de maturité dans notre approche et reconnaître que parfois, la meilleure option est de laisser un site évoluer naturellement. Il est essentiel de ne pas considérer systématiquement les friches comme seules sources de sites « clés en main ». Cette réflexion s’inscrit dans une démarche d’évitement, de réduction et de compensation des impacts environnementaux. Les élus doivent parfois « faire le deuil » quant à la non reconversion d’un site pour l’emploi ou pour l’habitat, par pur opportunisme, puisque certaines friches sont parfois situées à un endroit éloigné des flux routiers.

Dans le cadre de notre processus de pré-cadrage, nous cherchons à déterminer rapidement la nécessité ou non d’obtenir une dérogation pour la sauvegarde des espèces protégées. Notre objectif est de concilier le développement industriel avec un aménagement végétal qualitatif, tout en anticipant les exigences réglementaires. Cette approche proactive vise à simplifier les procédures ultérieures, notamment en ce qui concerne la démonstration de l’intérêt public majeur et l’absence de solutions alternatives.

Nous rencontrons parfois des difficultés liées aux avis consultatifs émis hors du champ d’application spécifique de certains organismes. Ces avis peuvent influencer indûment la consultation publique ou ajouter des contraintes supplémentaires non justifiées. Notre préoccupation est d’intégrer tous ces éléments au bon moment du processus, en tenant compte de la notion de projet au sens de l’évaluation environnementale.

Enfin, une approche équilibrée dans la gestion des projets multi-acteurs sur un même site s’impose. Il est crucial d’éviter les ralentissements dus à une vision trop globale qui pourrait retarder le développement de projets individuels en attente d’une évaluation complète des impacts cumulés.

M. Christophe Simonnet. Permettez-moi d’illustrer quelques points de simplification nécessaires dans nos procédures actuelles. Premièrement, lors d’un porté à connaissance sur un dossier d’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), aucun délai n’est prescrit pour son instruction. Deuxièmement, pour le dépôt d’un dossier en enregistrement, il n’existe pas de délai de recevabilité défini. Troisièmement, il arrive fréquemment que les services instructeurs, notamment de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), décident après plusieurs mois d’instruction qu’un dossier initialement déposé en enregistrement doit basculer en autorisation. Cette situation est particulièrement problématique, car elle n’est pas prévisible au moment du dépôt initial, malgré l’expertise des bureaux d’études impliqués. L’industriel se trouve ainsi confronté à un changement de procédure inattendu après une période d’instruction déjà conséquente.

M. le président Charles Rodwell. Cette situation explique effectivement l’absence de durée de recevabilité que vous avez mentionnée précédemment.

M. Christophe Simonnet. Le problème ne tient pas à l’absence de durée de recevabilité, mais plutôt à un changement parallèle du régime d’instruction des dossiers au niveau des ICPE. La conséquence directe de ces modifications est un allongement systématique des délais, ce qui s’avère particulièrement difficile à justifier auprès de nos industriels. Nous nous trouvons dans une situation où nous leur expliquons initialement la procédure d’enregistrement de leur dossier, pour ensuite, trois mois plus tard, les informer d’un basculement vers une procédure d’autorisation, sans réelle explication sur l’origine de ce changement. Cette complexité et cette imprévisibilité peuvent décourager les investisseurs. À titre d’exemple, l’industriel Bridor, pour lequel nous devions construire une importante usine, a finalement décidé d’investir ailleurs en Europe, suite à ces complications.

M. le président Charles Rodwell. Cet exemple constitue un cas d’école emblématique de la non-acceptabilité de certains projets en région Bretagne. Il met en lumière l’instrumentalisation de ces situations par des associations dont les motivations sont toujours présentées comme légitimes.

M. Christophe Simonnet. Un exemple récent souligne les difficultés liées aux délais de procédure et aux instructions. Dans le cadre d’une de nos opérations majeures, portant sur l’aménagement d’un foncier de près de 50 hectares destiné à accueillir divers actifs, nous avons reçu deux avis défavorables du CNPN. Cette situation rejoint mes précédentes remarques concernant la difficulté de dialoguer avec certaines instances. Face à ces deux avis défavorables du CNPN, bien que consultatifs, le préfet se trouve dans une position délicate pour lancer l’enquête publique relative au permis d’aménager. Pendant ce temps, les industriels, confrontés à ces incertitudes et ces délais, sont contraints d’explorer d’autres options.

La gestion et l’explication de ces situations s’avèrent particulièrement complexes. Les opérations d’aménagement s’inscrivent dans des temporalités longues, et lorsque nos instructions se heurtent à des avis défavorables sans possibilité de dialogue avec les émetteurs de ces avis, nous nous trouvons dans une impasse. Cette situation affecte en premier lieu les élus locaux, et c’est à eux que s’adresse cette problématique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur le préfet, pourriez-vous nous éclairer, du point de vue de l’administration, sur les raisons de ces délais excessifs pour des procédures qui ne sont pourtant soumises à aucune contrainte temporelle réglementaire ?

M. Rollon Mouchel-Blaisot. Monsieur le député, vous n’êtes pas sans savoir que les politiques publiques sont souvent confrontées à des injonctions contradictoires que nous devons arbitrer au quotidien. Nous sommes face à l’impératif de construire davantage tout en préservant les espaces concernés par ces projets. Cette dualité fait partie intégrante des contraintes que nous devons gérer. Je comprends parfaitement les difficultés évoquées précédemment, et j’en ai une preuve flagrante : la totalité de nos décisions fait l’objet de contentieux, ce qui soulève également des questions sur la formulation de nos lois et règlements.

Prenons l’exemple du secteur de l’énergie, notamment les éoliennes. Il arrive que le juge administratif, saisi en cour administrative d’appel en plein contentieux, ordonne l’autorisation d’un projet initialement refusé par le préfet, et ce malgré les avis défavorables des services de l’État, y compris patrimoniaux. Le préfet se voit alors contraint d’autoriser le projet sous peine d’astreinte. Cette confusion des responsabilités, résultant de la rédaction actuelle des lois, contribue à l’incertitude des porteurs de projets quant aux instances décisionnaires.

Je n’ai pas intégré le service public il y a plus de quarante ans pour me consacrer exclusivement au contentieux. Mes collaborateurs au sein de la préfecture et des services de l’État ont pour mission d’assister nos concitoyens et les entreprises, non de passer leurs journées à rédiger des mémoires en défense. Bien que nous devions assumer la responsabilité de nos actes, il me semble que nous avons peut-être excessivement dessaisi l’autorité administrative de certaines responsabilités.

Par ailleurs, la multiplication des agences et autorités au sein même de l’État contribue à ralentir les processus d’avis et de décision. Ce dont nous avons réellement besoin, c’est d’ingénierie, tant auprès du préfet que des collectivités locales et des porteurs de projets. Il serait judicieux de réduire le nombre d’agents dédiés uniquement au contrôle procédural au profit d’une ingénierie renforcée dans nos services déconcentrés, capable d’accompagner et de faciliter les projets.

Concernant votre suggestion, je l’ai mise en œuvre dans le cadre d’un grand chantier en France, le canal Seine-Nord Europe, pour lequel je suis le préfet coordonnateur de l’autorisation environnementale. J’ai réussi à limiter le document-cadre à 300 pages, ce qui représente déjà un effort considérable pour un projet de cette envergure.

M. le président Charles Rodwell. Effectivement, 300 pages pour l’ensemble du projet représentent une prouesse remarquable.

M. Rollon Mouchel-Blaisot. Il s’agit du document-cadre pour ce qui est considéré comme le chantier du demi-siècle en France dans ce domaine. Bien que peu médiatisé, ce projet revêt une importance capitale. Il est vrai qu’à l’époque de Freycinet, la construction de canaux était probablement plus rapide, notre réglementation actuelle n’étant pas toujours adaptée à des chantiers d’une telle ampleur. D’ailleurs, pour certains projets d’envergure, des lois d’exception sont parfois nécessaires.

Dans le cadre du canal Seine-Nord Europe, j’anime une équipe regroupant les services de l’État et la société du canal. Nous recevons chaque mois plusieurs dizaines de « porter à connaissance », reflétant l’avancement des travaux. Nous nous apprêtons à signer une charte lors du prochain comité de pilotage, dans laquelle nous nous engageons à répondre, en principe sous un mois, à l’ensemble de ces portées à connaissance. Cela représente un travail colossal pour les services instructeurs, mais je comprends parfaitement le besoin de visibilité des opérateurs économiques.

Notre objectif est de traiter rapidement les portées à connaissance ne posant pas de problème particulier et d’informer promptement les porteurs de projet en cas de difficultés anticipées. Bien que ce projet ne concerne pas directement le foncier industriel, il impliquera la création de zones industrielles. Nous établissons donc conjointement des règles visant à garantir un délai de réponse maximal pour chaque portée à connaissance. L’ampleur du travail administratif est considérable, mais cette approche nous permet d’offrir plus de prévisibilité et d’efficacité dans le traitement des dossiers.

M. François Noisette. De nombreuses procédures administratives ne sont actuellement soumises à aucun délai légal, notamment les dérogations pour les espèces protégées et les dossiers ICPE. Cette situation engendre des incertitudes considérables pour les porteurs de projets. Par ailleurs, l’attitude des services administratifs joue un rôle crucial dans le traitement des dossiers. Prenons l’exemple des questions liées à la sécurité incendie, qui sont normalement encadrées par le permis de construire. Pour un industriel, l’enjeu majeur réside dans l’élaboration, en amont, de mesures potentiellement dérogatoires ou adaptées à la spécificité de son processus industriel. L’efficacité de cette démarche dépend grandement de l’interlocuteur au sein des services d’incendie et de secours. Dans certains cas, un travail collaboratif permet de finaliser le dossier en deux mois, avec un engagement du service à le réexaminer lors des demandes de permis et d’autorisation ICPE. Dans d’autres situations, ce dialogue s’avère plus complexe. Cette problématique concerne aussi bien les industries que les équipements publics, et ce dans de nombreux domaines. Il s’agit d’un sujet particulièrement sensible car il touche à la sécurité publique, dépassant le cadre strict de l’environnement. Les services d’incendie et de secours portent des responsabilités considérables, impliquant des enjeux de vies humaines. Néanmoins, cette situation génère actuellement de nombreuses incertitudes et des délais importants pour de multiples projets.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Raison, permettez-moi de m’écarter brièvement de la question du foncier, sujet que nous n’avons malheureusement pas pu traiter de manière exhaustive dans le cadre de cette commission d’enquête. J’aimerais aborder la question des infrastructures. En tant qu’ancien directeur du port de Dunkerque, comment expliquez-vous l’absence de ports français parmi les dix premiers ports à conteneurs européens ?

M. Stéphane Raison. La France bénéficie d’une géographie exceptionnelle pour le transport maritime, avec des ports comme Dunkerque, Le Havre et Marseille offrant des qualités nautiques comparables à celles de nos grands voisins européens, notamment Anvers et Rotterdam. Cependant, plusieurs facteurs expliquent notre retard dans le domaine des conteneurs.

Toutefois, les investissements français dans les infrastructures portuaires ont été tardifs et d’une ampleur moindre par rapport à nos concurrents. Par exemple, Rotterdam a investi 5 milliards d’euros dans le terminal Maasvlakte, offrant une capacité qui dépasse les 15 millions d’équivalents vingt pieds, bien au-delà des capacités du Havre ou de Marseille. Les investissements français, comme Port 2000 au Havre, livré en 2006, ou Fos 2XL à Marseille, sont restés de taille modeste en comparaison.

De plus, la situation géographique des ports français les désavantage en termes d’accès aux principaux bassins de consommation et de production européens. À l’exception de la région parisienne, l’accès à la « banane bleue » industrielle allemande est plus aisé via Rotterdam ou Anvers. Les connexions multimodales, notamment ferroviaires, ont longtemps fait défaut pour relier efficacement nos ports à ces zones économiques majeures.

Par ailleurs, les délais de réalisation des projets d’infrastructure en France sont considérables. À titre d’exemple, le débat public sur l’extension des bassins à Dunkerque, lancé en 2017, prévoit des travaux pour 2029, soit douze ans plus tard. De même, les retombées industrielles significatives des investissements portuaires peuvent prendre des décennies à se concrétiser, comme l’illustre l’annonce récente de MSC d’investir 1 milliard d’euros au Havre, seize ans après la livraison de Port 2000.

Enfin, je souligne l’importance cruciale de l’industrie pour le développement portuaire. Un port ne peut prospérer sans un écosystème industriel fort. La transformation des marchandises sur place génère de la valeur ajoutée et crée de l’emploi. C’est un élément clé de la réussite d’Anvers, deuxième pôle ou cluster chimique mondial. En France, nous manquons de ces écosystèmes industriels portuaires, notamment en raison de l’absence d’infrastructures essentielles comme des réseaux privés d’hydrogène ou d’eau industrielle, qui constituent la base des places de marché industrielles performantes.

Pour redresser la situation, il est impératif d’accélérer la réindustrialisation de nos zones portuaires en créant ces places de marché industrielles, en s’appuyant sur nos atouts géographiques et en investissant massivement dans des infrastructures modernes et des connexions multimodales efficaces.

M. le président Charles Rodwell. Le rôle de la Commission nationale du débat public (CNDP) dans l’implantation industrielle fait actuellement débat. Certains proposent de la rendre optionnelle pour les projets industriels, laissant le choix aux élus ou aux porteurs de projets d’organiser une concertation. D’autres suggèrent sa suppression pure et simple, notamment pour des raisons d’économie. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Ensuite, pensez-vous que le dispositif France Expérimentation offre aujourd’hui un cadre juridique suffisamment solide pour créer des conditions spécifiques adaptées à certaines implantations confrontées à des défis particuliers ? Je pense par exemple à l’entreprise Novo Nordisk qui, au cours de ses extensions successives à Chartres, a fait appel à ce type d’expérimentation pour surmonter les difficultés locales.

Enfin, les Dreal et les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) disposent d’une autorité au niveau régional, avec un rattachement hiérarchique à leur ministère de tutelle au niveau central. Cette structure crée parfois un manque de clarté dans la chaîne de commandement, notamment vis-à-vis des autorités préfectorales départementales et régionales. Estimez-vous nécessaire de clarifier, par voie législative ou réglementaire, l’autorité du préfet sur l’ensemble des directions déconcentrées de l’État, y compris les DRAC et les Dreal ? L’objectif serait d’aligner l’action de ces administrations sous l’autorité du préfet pour faciliter les projets d’implantation.

M. Rollon Mouchel-Blaisot. L’utilisation de la CNDP pour certains grands projets dans la Somme s’avère bénéfique lorsqu’elle est mise en œuvre précocement. Loin d’être un facteur de retard, elle permet de présenter les projets de manière objective et potentiellement de les délimiter plus efficacement. Cette approche est particulièrement pertinente pour des projets d’envergure, comme en témoigne notre récente conférence de presse sur un projet de giga-usine de batteries. Malgré une communication préalable extensive impliquant les autorités régionales et locales, l’engagement d’une concertation objective sous l’égide de la CNDP apporte un élément rassurant supplémentaire. L’intégration de cette démarche dès le début, notamment pour des projets s’étalant sur plusieurs années en raison de leur complexité intrinsèque et non des procédures administratives, ne constitue pas un frein. Au contraire, elle vient consolider le projet.

Quant à France Expérimentation, que je connais peu, je préconiserais plutôt un renforcement de France Simplification, initiative lancée le 28 octobre 2024 par le Premier ministre Michel Barnier. J’ai d’ailleurs mis en place une démarche similaire au niveau départemental, Somme Simplification, offrant aux élus locaux une procédure de recours auprès du préfet.

La possibilité de saisir France Simplification, sous l’autorité du cabinet du Premier ministre qui coordonne l’ensemble des ministères, est particulièrement intéressante. J’ai personnellement fait appel à ce dispositif il y a quelques mois pour tenter de résoudre des problématiques réglementaires industrielles complexes, en forçant des arbitrages interministériels et la recherche de solutions concrètes. Il serait judicieux d’amplifier et, si je puis dire, d’« industrialiser » ce processus de simplification.

Concernant l’autorité des préfets, des travaux sont en cours sous l’égide du ministère de l’intérieur et du Premier ministre pour renforcer la capacité d’animation des services de l’État. Nous n’éprouvons pas de difficultés à collaborer avec les services de la DRAC et de la Dreal. Lors de dossiers importants, ces services interviennent dans les départements pour apporter leur expertise. Il est crucial de renforcer ce pilotage des politiques publiques sous l’autorité du préfet, qui doit en assumer la responsabilité.

Cependant, comme je l’ai souligné précédemment, le véritable problème réside dans la création de structures autonomes qui revendiquent une indépendance et adoptent une posture d’inspecteurs des travaux finis. Cette approche est particulièrement problématique pour ceux qui sont en première ligne.

M. François Noisette. La CNDP introduit une instance de médiation essentielle pour les projets complexes, simplement en raison de leur envergure. Cette médiation impose un travail approfondi sur le vocabulaire, une explication détaillée du projet et une écoute attentive des objections. La CNDP dispose d’experts hautement qualifiés dans ce domaine. Ces professionnels facilitent l’émergence du compromis nécessaire, car tout projet finit par être un compromis entre divers enjeux parfois contradictoires.

L’intervention d’un médiateur, agissant comme caisse de résonance de ce travail préparatoire, s’avère véritablement utile. J’ai pu observer des médiateurs exiger des réponses précises à certaines questions, qu’elles concernent des aspects industriels ou administratifs, afin de pouvoir répondre efficacement aux interrogations soulevées. Cette démarche apporte une réelle clarté au processus.

M. Stéphane Raison. Fort d’une longue expérience en matière de débat public, je ne me prononcerai pas sur les débats d’infrastructure. En revanche, je souhaite aborder la récente consultation sur la suppression de la ligne « industrie » dans l’article R. 121-2 du code de l’environnement, concernant les projets entre 300 et 600 millions d’euros.

Prenons l’exemple d’une usine d’électrocarburants dans un port, produisant 30 000 tonnes de carburant aérien durable ou sustainable aviation fuel (SAF). Un tel projet, nécessitant un investissement d’un milliard d’euros, déclencherait automatiquement un débat public. Pourtant, il n’occuperait que 12 hectares sur une zone industrielle de 10 000 hectares, dans un environnement déjà entièrement dédié à l’industrie.

Par ailleurs, je me souviens qu’en 2018, à Dunkerque, nous avons tenté d’attirer le projet d’usine Tesla, finalement implanté à Berlin. L’unique préoccupation de l’industriel était le facteur temps, ce que j’appelle le délai de mise sur le marché (DMT) ou time to market (TTM). Lorsque nous avons évoqué la nécessité d’un an de débat public pour une usine à 3 milliards d’euros, ils ont immédiatement abandonné le projet. Bien que nous puissions aujourd’hui nous estimer chanceux de ne pas l’avoir obtenu, cet exemple illustre l’importance cruciale du temps dans les décisions industrielles.

Concernant l’expérimentation, je rejoins entièrement les propos de monsieur le préfet sur la nécessité de simplification. Il est impératif de simplifier nos processus et de disposer d’instances capables de répondre efficacement à ce besoin de simplification. Nous revenons toujours à cette notion de temps industriel, qui me semble fondamentale.

M. Christophe Simonnet. Concernant nos opérations de développement, tant sur nos propres terrains que sur ceux adjacents du Grand Port maritime de Marseille, plusieurs industriels sont soumis à la procédure de la CNDP. Nous comptons cinq ou six projets concernés, chacun nécessitant des commissions hebdomadaires qui mobilisent l’ensemble des acteurs, parfois avec des temporalités légèrement décalées.

Notre réflexion porte sur la possibilité de rationaliser ce processus. Ne pourrait-on pas réduire le nombre de commissions par opération, voire en mutualiser certaines ? Nous constatons que de nombreuses questions sont récurrentes et pourraient être traitées collectivement pour l’ensemble des porteurs de projets. Pour autant, nous partageons l’avis général sur l’utilité de la CNDP en tant qu’instance d’arbitrage capable de peser le pour et le contre de ces opérations. Notre position est de maintenir cette commission, tout en cherchant à la simplifier et à la mutualiser lorsque plusieurs projets se développent sur un même territoire.

Quant aux procédures France Expérimentation et France Simplification, nous ne sommes malheureusement pas familiers de ces dispositifs.

Un cas concret illustre les défis auxquels nous sommes confrontés en termes de cumul de procédures et de contraintes de délai. Nous avons acquis un terrain, ancienne base militaire, nécessitant une dépollution pyrotechnique. Pour des raisons de délai, nous nous sommes engagés à prendre en charge cette dépollution sur une profondeur de 2.5 mètres. Cependant, l’instruction de notre dossier exige un diagnostic archéologique préventif avant la dépollution pyrotechnique. Cette séquence nous impose des délais supplémentaires considérables, sans parler des coûts additionnels. Paradoxalement, si nous découvrions des vestiges archéologiques lors de la dépollution pyrotechnique, cela serait traité dans le même temps. Or la procédure actuelle nous oblige à commencer par l’archéologie, puis à procéder à la dépollution pyrotechnique, ce qui soulève des questions de sécurité et d’efficacité.

Mme Delphine Laffay. Dans la gestion de sites industriels, nous sommes confrontés à plusieurs défis majeurs. La coordination entre les opérations de dépollution pyrotechnique et les fouilles archéologiques s’avère complexe. Bien que nous ayons proposé de mener ces activités en parallèle pour des raisons de sécurité évidentes, liées à la présence réelle d’explosifs, les services compétents ont insisté pour que l’archéologie précède notre intervention. Cette situation illustre la nécessité de mutualiser ces démarches pour optimiser les processus.

De plus, nos actions sont fortement contraintes par les autorisations administratives, notamment les dérogations relatives aux espèces protégées. Ces contraintes temporelles réduisent considérablement notre fenêtre d’intervention, souvent limitée à quelques mois par an. Cette accumulation de délais et de coûts successifs impacte négativement l’attractivité de nos sites, dissuadant parfois les industriels de s’y implanter en raison des incertitudes persistantes.

Concernant la CNDP, nous reconnaissons l’importance de ces échanges pour communiquer sur les projets futurs. Cependant, il convient de souligner que les industriels, en phase de conception de leurs projets, ne disposent pas toujours de toutes les informations relatives aux risques, impacts et effets cumulés. Ces éléments nécessitent un temps d’élaboration et de concertation avec les services de l’État avant d’être présentés au public.

Par ailleurs, nous constatons des divergences entre le code de l’urbanisme et le code de l’environnement, notamment en ce qui concerne la densification des projets. Alors que nous cherchons à optimiser l’utilisation de l’espace par une construction plus verticale, les contraintes environnementales nous obligent souvent à nous étaler horizontalement.

Dans un scénario idéal, nous préconiserions une rationalisation des procédures de consultation publique. Si une phase préalable approfondie est menée, il serait judicieux de reconsidérer la nécessité de multiplier les enquêtes publiques et les participations électroniques lors des étapes ultérieures du projet. Cette simplification permettrait d’éviter la confusion du public face à la multiplicité des consultations et renforcerait la clarté du processus décisionnel. Notre objectif est d’améliorer la lisibilité des procédures pour le public, en favorisant son rôle d’accompagnateur plutôt que de frein au développement des projets industriels.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il apparaît clairement que l’anticipation, l’accélération et la simplification sont des axes majeurs d’amélioration. Le dispositif site « clés en main » semble prometteur et mériterait d’être étendu pour faciliter l’implantation rapide de projets industriels.

Concernant les terrains ne relevant pas de ce dispositif, j’aimerais recueillir votre opinion sur une proposition qui gagne en popularité : qualifier de « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM) tout projet industriel créateur d’emplois significatifs s’implantant sur une friche. Cette qualification permettrait de bénéficier du régime dérogatoire au principe de protection des espèces et de l’habitat. Bien entendu, des possibilités de recours subsisteraient, reconnaissant que toutes les friches ne sont pas nécessairement adaptées à l’accueil d’usines, notamment en milieu urbain. J’ajoute que cette qualification serait soumise à deux conditions essentielles : la reconnaissance du caractère d’intérêt public majeur et l’impératif d’un terrain public majeur. Quelle est votre position sur cette proposition ?

M. Rollon Mouchel-Blaisot. Le témoignage d’IDEC souligne l’importance de dépasser le simple pouvoir de dérogation du préfet pour aller vers une modification du droit commun dans certains cas. Concernant le rôle des préfets, je suggère qu’ils soient chargés de déterminer la procédure la plus adaptée pour atteindre les objectifs des différentes priorités publiques. Il est crucial de passer d’une culture de la procédure à une culture du résultat, en confiant aux préfets le pouvoir d’adapter les méthodes sans négliger les objectifs industriels, environnementaux, économiques ou urbanistiques.

Il est également essentiel d’adopter une approche équitable pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille. Nous devons veiller à ce que nos lois, procédures et postures administratives accordent la même attention à la PME locale souhaitant s’agrandir qu’à un projet de grande envergure.

La maîtrise foncière est un élément clé qui nécessite des moyens d’intervention adéquats, tels que les établissements publics fonciers (EPF) ou d’autres outils similaires. Le fonds Friches, bien que récent, apparaît comme une évidence dans ce contexte. Ces dispositifs sont essentiels pour faciliter le développement industriel tout en préservant nos objectifs environnementaux et sociaux.

Nous avons estimé les besoins de réhabilitation à 2 000 hectares de friches industrielles. Il est impératif de maintenir les moyens du fonds friches ou des dispositifs équivalents, ainsi que les moyens de décarbonation. Actuellement, certains projets risquent d’être suspendus ou ralentis, notamment dans l’industrie verrière ou dans les sucreries. Ces investissements colossaux peuvent conférer à nos industries un avantage en termes d’attractivité et de compétitivité, mais cela nécessite un soutien public conséquent et durable.

Nous avons également identifié un besoin crucial d’ingénierie. Il est essentiel de réduire les procédures superflues et de renforcer l’accompagnement en ingénierie auprès des décideurs. Une logique d’aménagement du territoire s’impose. Lors de nos visites avec François Noisette, j’ai été particulièrement frappé par certains constats, qui font écho à mon expérience antérieure dans le milieu territorial. Nous devons rester vigilants. Certes, la stratégie avant-gardiste des ports qui ont anticipé le développement de leur foncier est louable. Cependant, toutes les entreprises n’ont pas vocation à s’implanter dans une enceinte portuaire. Pour éviter un nouveau déménagement industriel en France, il est crucial d’exploiter les nombreuses friches disponibles dans des régions comme le Grand Est. Néanmoins, la réindustrialisation doit concerner une grande diversité de territoires dans notre pays, au-delà de quelques niches ou filières spécifiques. Nous sommes donc confrontés à un véritable enjeu d’aménagement du territoire. Sans une attention particulière, nous risquons un second déménagement industriel.

Il est impératif d’élaborer une stratégie nationale pérenne. C’est ce que nous nous efforçons de démontrer, tout en insistant sur une mise en œuvre totalement décentralisée et déconcentrée. Pour conclure sur ce point, je tiens à souligner un message essentiel : il serait désastreux d’interrompre l’effort engagé. Au contraire, nous devons le poursuivre, l’intensifier et nous fixer des objectifs à moyen et long terme.

M. François Noisette. Concernant les projets prioritaires à l’international, si les obstacles se limitent aux questions d’espèces protégées, il convient de rappeler que vous avez récemment voté un article dispensant certains projets de la procédure de dérogation, sous réserve d’un examen approprié des mesures de compensation. Cet outil législatif offre désormais la possibilité d’avancer sur ces dossiers. Bien que le dispositif RIIPM traite également d’autres aspects, il est crucial de ne pas confondre les enjeux.

Des améliorations restent nécessaires, notamment pour éviter la renégociation systématique des mesures à chaque permis de construire lorsque l’aménageur a déjà géré ces questions en amont. Il est contre-productif de multiplier les commissions de la SNDP sur un même site, aboutissant inévitablement à des recommandations divergentes. Nous sommes confrontés à un réel problème de mutualisation, tant dans la durée que dans l’espace, particulièrement lorsque plusieurs grands projets coexistent sur un même territoire.

Il est impératif de rationaliser les procédures. Les citoyens aspirent à une cohérence globale et ne souhaitent pas multiplier les réunions pour chaque projet industriel distinct. De même, les associations environnementales préfèrent une approche holistique plutôt que des discussions fragmentées sur des problématiques similaires avec différents interlocuteurs.

La préservation de la nature exige une vision d’ensemble, tout comme les questions d’emploi et de formation. Il serait inefficace de traiter la formation séparément pour chaque industriel. C’est à l’échelle du bassin d’emploi que nous devons travailler, sous l’égide des collectivités locales, de la région, de l’intercommunalité, de l’éducation nationale et des acteurs de la formation professionnelle, trop souvent négligés dans ces projets. À titre d’exemple, dans la zone d’Ambert, nous avons constaté la fermeture de nombreuses filières de formation industrielle, malgré un passé industriel riche. Il est urgent de réactiver ces formations, d’autant plus que les infrastructures existent encore, bien que menacées de fermeture.

M. Stéphane Raison. Le dispositif de RIIPM s’avère être un outil efficace dans un contexte de compétition internationale, particulièrement lorsqu’il s’agit de déterminer l’implantation d’un projet pour un marché spécifique. Cet atout est d’autant plus significatif dans un pays comme le nôtre, où 95 % de l’électricité est décarbonée, ce qui constitue un avantage majeur dans la décarbonation mondiale.

J’insiste sur l’importance cruciale de la planification, notamment en ce qui concerne la capacité d’accueil des territoires. Il est essentiel de reconnaître que tous les territoires français ne disposent pas des mêmes potentialités. Chaque territoire présente des caractéristiques et des dominantes spécifiques. Certains peuvent accueillir certaines filières, d’autres non. Malheureusement, l’absence de planification adéquate nous prive d’une vision claire des possibilités d’accueil de chaque territoire.

Il serait judicieux de réévaluer la capacité d’accueil des 183 Territoires d’industrie en France. Cette démarche permettrait de gagner un temps précieux et d’éviter des coûts échoués en matière de réseaux et d’utilités. Il est irréaliste d’envisager de fournir un gigawatt de puissance électrique partout en France, car cela nécessiterait des centaines de milliards d’euros d’investissements. Une approche sélective s’impose, basée sur un diagnostic approfondi, afin d’identifier les territoires où nous pouvons agir rapidement et efficacement.

Mme Delphine Laffay. Nous reconnaissons l’intérêt de cette approche, mais il est crucial de ne pas négliger les petits industriels et les activités de moindre envergure. Adoptons une vision plus large, car ce sont ces acteurs qui constituent majoritairement le tissu économique français. Ils ont des besoins d’extension et doivent rester à proximité de leurs sources d’approvisionnement et de leurs clients. Il est impératif qu’ils bénéficient également de simplifications administratives et d’une sécurité juridique dans leur développement. Nous devons penser globalement et inclusivement, sans nous limiter à une approche uniforme.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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22.   Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (BPIFrance)

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions en entendant M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (BPIFrance) depuis 2013, mais votre parcours professionnel inclut notamment des expériences chez France Télécom et Capgemini.

Vous avez auditionné 47 entrepreneurs, politiques, syndicalistes et fonctionnaires pour votre livre publié en juin 2022 et intitulé La Désindustrialisation de la France (1995-2015). Cet ouvrage dresse un état des lieux des politiques industrielles menées en France depuis 30 ans, présente vos conclusions et propose des perspectives pour l’avenir, au-delà de votre mandat à la tête de BPIFrance.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas Dufourcq prête serment.)

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Je me remémore avoir été entendu par une commission d’enquête parlementaire sur la désindustrialisation qui s’est tenue il y a quelques années, présidée par Guillaume Kasbarian. Mon livre synthétise les entretiens que j’ai menés et retrace l’histoire d’un passé qui nous a longtemps accompagnés et peine à s’estomper.

Le contexte intellectuel de 2021-2022 était marqué par l’après-Covid. Nous étions en plein plan de relance, dans une dynamique post-Covid très positive. L’économie se portait remarquablement bien et nous lancions France 2030. L’idée prévalait qu’avec de la discipline, une bonne organisation, de la volonté, de la détermination et des capitaux suffisants, nous pourrions atteindre nos objectifs en appliquant des protocoles simples.

Un excès d’enthousiasme s’est alors manifesté. Certains évoquaient la possibilité de remonter à 15 % du PIB industriel, alors que nous atteignions à peine 10 %. J’ai toujours fait preuve de lucidité et de prudence, conscient que nous traitons de l’histoire longue et des structures profondes de la société française. On ne résout pas ces problèmes du jour au lendemain par décret.

J’ai toujours estimé qu’en étant particulièrement performants, en attirant des investissements privés du monde entier, en nous déployant largement sur une période de quinze ans, nous pourrions envisager de remonter vers 12 % du PIB, lui-même croissant annuellement de 1 %. L’objectif était d’augmenter progressivement, point de base par point de base, le potentiel de la France, notamment pour financer l’État-providence et une société équilibrée.

Cette ambition impliquait le recrutement de 600 000 à 700 000 personnes, le rééquipement de la France avec un nombre considérable de réacteurs nucléaires pour une nouvelle industrie électrique, la formation de nombreux ingénieurs, techniciens, préparateurs et ingénieurs des méthodes nécessaires à l’industrie. Cela supposait également un changement, un aggiornamento culturel et mental important, visant à raviver le désir d’industrie.

C’est dans cette optique que nous avons lancé, il y a près d’une décennie, le mouvement de la French Fab, avec comme label le coq bleu. Nous l’avons conçu comme l’étendard nécessaire à cette nouvelle armée d’entrepreneurs, d’industriels et d’ingénieurs qui allaient réindustrialiser le pays. À l’instar d’une formation militaire qui a besoin d’une fanfare, nous avons fait composer un French Fab Anthem qui est disponible en version électro et en version grand orchestre. Nous vous la transmettrons. Un drapeau, un emblème étaient nécessaires, car l’industrie est profondément ancrée dans la société, la région, le territoire, la géographie. Il faut du temps pour espérer une remontée.

Le temps a passé. Que constatons-nous ? Notre diagnostic n’était pas erroné. Nous commencions déjà à l’époque à prendre conscience que d’autres pays lançaient également des initiatives remarquables dans l’industrie. L’Allemagne, par exemple, a publié une stratégie de réindustrialisation, ce qui est notable pour un pays déjà fortement industrialisé. Tous les pays s’y sont mis, rendant l’environnement très compétitif.

Nous savions que la Chine préparait quelque chose, mais nous n’avions pas mesuré l’ampleur de ses projets. Durant la période de la pandémie de Covid, une certaine arrogance occidentale s’est manifestée, considérant que la Chine avait mal géré la crise, que sa croissance était artificielle, que sa consommation était en berne. L’Occident dans son ensemble a péché par arrogance en sous-estimant ce qui se passait réellement en Chine. Il suffisait de s’y rendre. Certes, pendant un certain temps, les déplacements étaient impossibles, mais la réouverture s’est opérée fin 2022, début 2023. En y retournant, nous avons découvert que les Chinois avaient construit et continuaient de construire des surcapacités gigantesques dans toutes les filières industrielles, y compris les plus technologiques et les plus avancées scientifiquement. Aujourd’hui, on trouve en Chine des usines aux dimensions colossales. L’usine BYD, par exemple, s’étend sur six kilomètres sur sept, soit sept fois la taille de l’usine Tesla au Texas. Les produits qui en sortent sont extraordinairement digitalisés, bien conçus et intéressants. La qualité peut parfois être discutable, mais nous avons dépassé ce stade.

Le défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui équivaut à trente fois ce que représentait le Japon dans les années 1990. Si vous interrogez les grandes fédérations industrielles, qu’il s’agisse de la mécanique, de la chimie, de la pharmacie ou des acides aminés, toutes font face à au moins cinq concurrents chinois de qualité, proposant des produits ultra-compétitifs à des prix 50 à 80 % inférieurs aux produits occidentaux.

Cette compétitivité s’explique en partie par des subventions massives. Le modèle chinois repose sur un financement régional des usines, la région se rémunérant en prenant 3 % du capital de l’entreprise, elle-même surévaluée. Ainsi, chacune des 55 régions chinoises ambitionne d’avoir sa propre usine de microprocesseurs, d’acides aminés, de batteries, chacune voulant être l’équivalent d’une France industrielle.

La Chine déploie une stratégie industrielle d’une ampleur considérable, avec des plans tels que Wuhan 2030, Shenzhen 2030 et Xiamen 2030, tous soutenus par des investissements publics massifs. Ce modèle hyper-darwinien garantit que le vainqueur de la compétition chinoise devient inévitablement le meneur ou leader mondial dans son domaine.

En comparaison, bien que la France ait mis en place des initiatives ambitieuses comme le plan de relance, France 2030 et le plan start-up industriel, nous n’avons pas anticipé l’étendue de la surcapacité que la Chine allait développer. Nous avons sous-estimé cette évolution, croyant qu’elle s’orienterait vers un modèle de consommation et de services, comme elle l’avait elle-même annoncé.

Nous avons également mal évalué l’évolution des salaires en Asie. Contrairement à nos attentes d’une augmentation salariale, les pays asiatiques ont adopté une politique de rigueur salariale similaire à celle de l’Allemagne dans les années 2000, maintenant ainsi une forte compétitivité en termes de coûts du travail. Cette tendance, que nous pensions temporaire, s’est en réalité pérennisée.

Par ailleurs, nous avons surestimé les limites sociétales potentielles en Chine et dans d’autres pays asiatiques comme le Vietnam, la Corée ou Taïwan. Nous pensions que les travailleurs se lasseraient des semaines de 70 heures et des congés limités à dix jours par an. Or cette culture du travail acharné persiste, alimentée par un sentiment de fierté nationale et une volonté de puissance. Ce phénomène transcende les régimes politiques, comme en témoigne l’exemple de Taïwan, démocratie où les jeunes ingénieurs acceptent des conditions de travail similaires à celles de la Chine continentale. Cette détermination collective visant la réussite économique se manifeste même face à des défis tels que le chômage des jeunes en Chine, qui atteint 20 % mais ne semble pas freiner la dynamique du pays.

Nous sommes donc confrontés à un défi colossal : si nous ne trouvons pas de parade à cette situation, qui s’apparente à du dumping massif via des subventions, une grande partie de nos espoirs de réindustrialisation risque de s’évanouir, non seulement en France, mais dans l’ensemble des pays développés. Les États-Unis ont pris la mesure de cette menace et ont érigé des barrières commerciales importantes pour protéger leur marché. L’Europe, en revanche, n’a pas encore adopté une telle posture défensive. Cette situation pourrait avoir des répercussions indirectes, notamment avec la possible réorientation vers l’Europe des exportations japonaises et coréennes bloquées aux États-Unis.

Concernant spécifiquement la France, il est crucial de souligner que les tarifs américains, bien que problématiques pour certains secteurs comme le luxe et les spiritueux, n’affectent qu’une part limitée de nos exportations, environ 7 %. Paradoxalement, notre désindustrialisation relative nous protège en partie de ces mesures, contrairement à des pays comme l’Italie, l’Allemagne ou la Suède. La véritable menace pour notre industrie vient de la Chine, non des États-Unis dont la prédation est principalement digitale.

Un autre obstacle majeur à notre réindustrialisation réside dans les archaïsmes persistants de notre système français. Nous peinons à nous défaire d’une suradministration, d’une surrèglementation et d’une culture du contrôle excessif, particulièrement préjudiciables au secteur industriel. Or l’industrie requiert avant tout de la flexibilité, non seulement en termes d’emploi, mais dans tous les aspects de son fonctionnement. Cette agilité est indispensable pour faire face à des concurrents extrêmement dynamiques.

La jeunesse, la flexibilité et l’adaptabilité caractérisent les économies émergentes, qualités que la France peine encore à atteindre pleinement. Nos enquêtes mettent en lumière des défis récurrents : le foncier, l’emploi, les difficultés de recrutement et la formation. Néanmoins, je tiens à souligner une dynamique globalement positive. Le véritable enjeu réside dans l’ampleur et la rapidité des transformations nécessaires.

L’Éducation nationale, par exemple, amorce une évolution significative. Pour la première fois, nous organisons des conférences destinées aux inspecteurs généraux sur l’enseignement professionnel et l’industrie, initiative impensable il y a peu. Les recteurs s’impliquent activement, facilitant les visites d’élèves dans les usines. Ces changements, bien que progressifs, sont substantiels.

La problématique du foncier persiste, certes. Concernant le capital, la réindustrialisation nécessite des investissements colossaux, comparables à ceux de nos concurrents internationaux. L’industrie se distingue par sa complexité, surpassant largement celle du secteur numérique. Elle s’apparente à une traversée ardue, jalonnée d’obstacles successifs avant d’atteindre le succès. Même les grands groupes industriels comme Stellantis, Thalès ou STMicroelectronics font face à des défis considérables. Dans le domaine de la chimie ou des semi-conducteurs, les investissements se chiffrent en centaines de millions d’euros, avec des cycles de développement pouvant s’étendre sur une décennie avant la commercialisation. Cette réalité contraste avec l’approche chinoise, caractérisée par une disponibilité massive de capitaux, fruit d’excédents commerciaux conséquents.

L’Europe dispose des capitaux nécessaires, mais leur allocation diffère. Les investisseurs privilégient souvent le tourisme, l’immobilier ou les valeurs américaines. Le défi n’est pas tant la canalisation de l’épargne vers l’industrie que la stimulation d’un désir d’innovation et de prise de risque. La Chine et les États-Unis manifestent un appétit prononcé pour l’inconnu, qualité qui fait défaut en Europe.

Une enquête sur les grandes fortunes européennes révélerait une tendance à la préservation plutôt qu’à l’investissement audacieux dans des secteurs d’avenir comme les lanceurs spatiaux, les satellites, ou les biotechnologies. En Europe, après un succès entrepreneurial, on observe souvent un repli vers des investissements plus conservateurs : immobilier, tourisme, viticulture. Je déplore que les entrepreneurs de la French Tech, après leur réussite, ne réinvestissent pas davantage dans l’innovation industrielle.

En conséquence, ce sont principalement les États qui assument les risques capitalistiques majeurs pour l’industrie du futur en Europe. L’implication prépondérante des États dans le financement de l’innovation industrielle marque un tournant significatif. Cette approche, initiée en France avec le Fonds stratégique d’investissement et le grand emprunt, témoigne d’un retour à une forme de planification inspirée du colbertisme, en réaction à la désindustrialisation. Cette stratégie a donné naissance à des institutions comme BPIFrance et au programme France 2030.

Initialement perçue avec scepticisme par nos partenaires européens, cette politique industrielle proactive s’est avérée efficace, incitant d’autres pays à adopter des approches similaires. La France bénéficie d’une expertise développée sur plusieurs décennies dans la gestion de ces dispositifs, fruit d’une collaboration étroite entre secteurs public et privé.

L’Union européenne a progressivement intégré ce concept, encourageant la création d’équivalents de BPIFrance dans chaque État membre et allouant des fonds conséquents à travers divers plans d’investissement. L’Espagne, par exemple, a reçu près de 20 milliards d’euros pour développer des secteurs technologiques stratégiques. Cependant, la pérennité de ces initiatives soulève des interrogations face aux contraintes budgétaires croissantes des États européens. Dans son rapport, Mario Draghi a souligné l’ampleur des investissements nécessaires pour maintenir la compétitivité européenne face aux grandes puissances mondiales.

Le défi majeur consiste à concilier le financement du vieillissement démographique avec les investissements massifs requis pour la réindustrialisation.

M. le président Charles Rodwell. Est-ce que la solution ne réside pas dans la retraite par capitalisation ?

M. Nicolas Dufourcq. La retraite par capitalisation apparaît comme une piste prometteuse. En France, des avancées ont été réalisées avec l’introduction du plan d’épargne retraite (PER). Bien qu’il offre des opportunités d’investissement plus diversifiées que les dispositifs antérieurs, en étant notamment branché sur l’épargne d’entreprise, il ne collecte pas grand-chose

Néanmoins, la question fondamentale demeure : les Européens sont-ils prêts à assumer davantage de risques dans leurs investissements ? La France génère annuellement environ 150 milliards d’euros d’épargne, mais ces fonds sont majoritairement orientés vers des placements sûrs plutôt que vers des investissements productifs à risque. Cette tendance à la prudence excessive pourrait compromettre notre capacité à financer l’innovation et la croissance future.

Parmi les obstacles à la réindustrialisation, le circuit financier actuel constitue un frein majeur. Les Français privilégient massivement des placements à faible risque tels que le livret A, les comptes à terme ou les fonds monétaires. Ces investissements financent l’État, qui s’endette à hauteur de 150 milliards d’euros par an pour financer les prestations sociales. Paradoxalement, une partie significative de ces prestations, notamment les retraites, est à son tour épargnée par les bénéficiaires, principalement les plus de 55 ans. Ce mécanisme crée un cercle vicieux où l’épargne alimente l’endettement public sans stimuler l’investissement productif. Pour favoriser la réindustrialisation, il est impératif de décourager cette tendance à l’épargne excessive sur des produits sans risque et de réorienter ces capitaux vers des investissements plus dynamiques.

M. le président Charles Rodwell. Tout d’abord, considérant le succès et l’expansion du modèle de la BPI en Europe, pensez-vous qu’une institution similaire à l’échelle européenne serait pertinente pour financer des projets structurants dans l’Union ? Par ailleurs, l’approfondissement des projets importants d’intérêt européen communs (PIIEC) et la création d’un véritable marché des capitaux européen, capable d’orienter l’épargne des citoyens vers l’économie et les entreprises du continent, vous semblent-ils désormais incontournables ? Ces initiatives constituent-elles la voie la plus efficace pour financer massivement la réindustrialisation de l’Europe, face aux défis que vous avez si justement identifiés dans votre intervention précédente ?

M. Nicolas Dufourcq. Je suis convaincu que les entrepreneurs ont avant tout besoin d’acteurs financiers proches d’eux, ancrés dans leur territoire et prêts à prendre des risques à leurs côtés. Le modèle que nous avons développé en France avec la BPI répond parfaitement à ce besoin. Avec 50 agences réparties sur tout le territoire, nous offrons une gamme complète de services financiers, du financement en fonds propres aux garanties d’exportation, en passant par les crédits à court et long terme, le tout sans garantie et avec un soutien à l’innovation.

Ce modèle devrait être répliqué dans toute l’Europe. Nous préconisons la création de banques de développement nationales, soutenues et garanties par l’Union européenne. Cette approche permettrait de combiner une présence locale forte avec la puissance financière de l’Union. Nous sommes tellement convaincus de l’efficacité de ce modèle que nous encourageons activement son adoption dans d’autres pays européens, de l’Estonie à la Suède. Imaginez l’impact que pourrait avoir un réseau de 700 agences à travers l’Europe, toutes dédiées au soutien des entrepreneurs. Les possibilités de partenariats, de co-investissements et de co-financements entre ces institutions nationales seraient considérables.

En revanche, je reste sceptique quant à l’impact qu’aurait une union des marchés de capitaux. Actuellement, rien n’empêche une start-up française de lever des fonds auprès d’investisseurs étrangers, qu’ils soient américains ou européens. Lorsque la BPI lance ses produits d’épargne ou de retail, y compris le produit en matière de défense, il est possible de donner le passeport européen à un belge ou à un danois pour leur permettre d’investir dans ces produits. Le véritable défi réside dans la volonté des épargnants et des intermédiaires financiers d’investir dans des projets risqués plutôt que dans des placements sûrs.

Ce qui manque cruellement en Europe, c’est l’entrepreneuriat financier. Nous avons besoin de plus de structures financières créées par des entrepreneurs audacieux. Malheureusement, l’attrait des places financières anglo-saxonnes détourne souvent ces talents de l’Europe continentale. Sans la création de grandes maisons d’investissement européennes comparables à Blackstone ou Blackrock, nous resterons dépendants des acteurs publics pour stimuler l’investissement dans les secteurs innovants. Combien en France et en Europe on fait cela ? Il y a Dominique Senequier qui a créé Ardian ; la famille Wallenberg qui a fait EQT ; Urs Wietlisbach, Marcel Erni et Alfred Gantne qui ont monté Partners Group : Tikeo Invest qui est parti de rien. À l’échelle européenne, il devrait en avoir cent mais il n’y en a que dix. Je crains même que l’union des marchés de capitaux, si elle n’est pas correctement encadrée, ne facilite la domination des grandes institutions financières américaines sur le marché européen.

M. le président Charles Rodwell. Il est révélateur que ces institutions d’outre-Atlantique soient les premières à s’opposer à nos efforts pour faire avancer ce projet d’union des marchés de capitaux. Le déséquilibre actuel en matière d’investissement en capital-risque est frappant : les États-Unis représentent plus de 50 % du financement mondial, l’Asie et la Chine environ 40 %, tandis que l’Europe ne pèse que 5 %. Notre modèle de financement, principalement bancaire, montre aujourd’hui ses limites face aux besoins de financement massifs requis pour la transition numérique et le développement des technologies de pointe, domaines dans lesquels les États-Unis ont pris une avance considérable grâce à leurs modes de financement plus diversifiés et dynamiques.

M. Nicolas Dufourcq.  Les limites du crédit s’expliquent par l’insuffisance de fonds propres dans les entreprises. Notre mission est d’écouter les besoins de la France, ce qui nous a conduits à créer le plus important dispositif mondial d’investissement en fonds propres pour les entreprises. Selon les baromètres comme Pitchbook, la France se classe systématiquement première ou deuxième au niveau mondial en termes de nombre d’investissements en fonds propres annuels, particulièrement dans les petites et moyennes entreprises (PME), et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). En incluant nos investissements conséquents en capital-risque, nous sommes probablement le numéro un mondial en nombre d’opérations de fonds propres par an.

Cependant, il est impératif d’intensifier nos efforts, notamment pour les entreprises contribuant à la réindustrialisation, qui nécessitent environ cinq fois plus de capitaux que les start-ups de la French Tech. La recherche d’investisseurs prêts à prendre des risques dans des secteurs stratégiques comme le quantique, les microlanceurs ou les petits réacteurs modulaires ou small modular reactors (SMR) français est souvent ardue. Bien que l’État joue un rôle, avec une participation de 10 à 15 %, il est crucial de mobiliser 80 % de capitaux privés. Cette quête nous amène à nous tourner vers l’étranger, principalement dans le Golfe et aux États-Unis, face à la difficulté de trouver ces financements en France ou en Asie.

M. le président Charles Rodwell. Quel bilan tirez-vous de l’Inflation Reduction Act (IRA) mis en œuvre par l’administration Biden depuis août 2022 ? Malgré les tentatives de l’actuelle politique fiscale de Donald Trump d’en minimiser l’impact, cette loi semble avoir été un succès considérable pour les États-Unis. En France, nous privilégions traditionnellement le soutien aux projets par subventions ou investissements, que ce soit par la dette ou les fonds propres. L’Inflation Reduction Act, quant à lui, repose principalement sur l’utilisation massive de crédits d’impôt d’une simplicité remarquable. Avec un investissement public initial d’environ 350 milliards de dollars, il aurait généré un effet de levier attirant plus de 1 200 milliards de dollars d’investissements privés, selon des études qui nous ont été communiquées. Pouvez-vous confirmer ces ordres de grandeur ?

Par ailleurs, cette approche fondée sur des crédits d’impôt massifs a-t-elle été imitée en France et en Europe ? Je pense notamment aux mesures prises en Allemagne pour l’industrie verte ou en France pour les pompes à chaleur, bien qu’à une échelle plus modeste. Considérez-vous que cette logique de crédit d’impôt pourrait simplifier considérablement nos procédures de soutien aux projets par rapport à un système de subventions multiples ? Enfin, estimez-vous que les crédits d’impôt sont aussi efficaces pour réduire les risques des projets que les garanties de financement ou les prises de participation en fonds propres ?

M. Nicolas Dufourcq. Je souhaiterais disposer d’une étude approfondie sur les coûts et les bénéfices réels de l’Inflation Reduction Act. Il faut noter que les États-Unis ont simultanément mis en place l’IRA, le Chips Act du 9 août 2022 et d’autres initiatives. Ce que j’observe concrètement, c’est que dans le domaine des énergies vertes, ils ont réalisé des investissements colossaux en infrastructures d’électricité alternative. Concernant les semi-conducteurs, ils sont en train d’implanter une usine de Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) de 50 milliards de dollars en Arizona, utilisant les technologies les plus avancées de 2 à 3 nanomètres. Contrairement au Japon et aux Etats-Unis, l’Europe n’a pas réussi à attirer un tel projet malgré ses ambitions affichées.

Il est important de souligner que l’Inflation Reduction Act a parfois eu un effet inflationniste. Par exemple, le coût de construction d’une giga-usine ou gigafactory de batteries aux États-Unis est actuellement deux fois plus élevé qu’en Europe, notamment en raison de l’augmentation des coûts des matériaux et de l’ingénierie.

Concernant les instruments financiers, je m’inquiète du fait que la subvention ne soit plus l’outil privilégié en Europe. Les produits les plus efficaces sont désormais les garanties, qui permettent de réduire les risques et de répondre à l’aversion au risque caractéristique de l’Europe. Les garanties présentent l’avantage d’être relativement peu coûteuses, car de nombreux projets réussissent une fois qu’ils sont correctement accompagnés. L’effet multiplicateur des garanties peut être très important : sur certains fonds de garantie de la BPI pour le crédit aux PME, nous obtenons parfois un effet multiplicateur de 15, c’est-à-dire qu’un euro investi génère 15 euros de crédit.

M. le président Charles Rodwell. Vous affirmez que la garantie est l’instrument le plus efficace. Pouvez-vous nous indiquer, parmi les projets que vous garantissez, quelle est la proportion de ceux qui échouent et pour lesquels la garantie est donc activée ?

M. Nicolas Dufourcq. Les fonds de garantie sont actuellement sollicités pour compenser les défauts de sinistralité à hauteur d’environ 350 millions d’euros par an, sur un volume de crédit de 20 milliards d’euros annuels pour les crédits risqués et garantis en garantie domestique. Cet effet multiplicateur est remarquable. Il inclut notamment des prêts à l’innovation, à l’amorçage et aux start-ups à haut risque. C’est précisément cette approche qu’il convient de développer.

L’Europe, dans un contexte de nécessaire frugalité, doit se concentrer sur des produits de garantie particulièrement avantageux. Les taux de garantie peuvent varier de 50 % à 100 %. Certains pays, dans une optique de réindustrialisation, mettent en place ce que l’on nomme la garantie de projet stratégique. Il s’agit en réalité d’une extension de la « garantie export » à des projets domestiques, engageant le bilan de l’État. La garantie de BPIFrance est établie sur le bilan de celui-ci : lorsque nous garantissons un projet comme le métro du Caire, cela engage le bilan de l’État et non celui de BPIFrance. Désormais, nous pouvons garantir la construction d’une usine en France sur le bilan de l’État via cette garantie de projet stratégique. Cette pratique se généralise dans de nombreux pays pour stimuler la réindustrialisation. Ce produit, bien qu’excellent, doit être démocratisé. Il ne faut pas se limiter à une dizaine d’opérations annuelles, mais étendre son utilisation, y compris pour des montants inférieurs à 10 millions d’euros.

Concernant le crédit d’impôt, je suis entièrement d’accord sur son utilité. Cependant, les entreprises bénéficiaires ne peuvent le mobiliser auprès des banques. Contrairement au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ou au crédit d’impôt recherche (CIR), qui pouvaient être préfinancés, les crédits d’impôt actuels ne peuvent pas faire l’objet d’une cession de créance de type Dailly. Il est impératif de résoudre cette question technique avec les services fiscaux.

Par ailleurs, il est nécessaire de développer des prêts sans garantie, c’est-à-dire des prêts en blanc à très long terme, jusqu’à quinze ans, sans prise de collatéral. Cette approche fonctionne particulièrement bien dans le secteur privé.

Quant aux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), leur importance est capitale. Il est essentiel d’assurer un équilibre au niveau européen, en évitant une concentration excessive sur un nombre limité de zones géographiques, comme cela a pu être le cas en Allemagne. Cela nécessite un pilotage politique fin à Bruxelles. J’ai personnellement bénéficié de PIIEC successifs dans le cadre de projets nommés Nano 2012, 2017, 2022 et 2027. Représentant chacun entre 200 et 400 millions d’euros, ils ont permis de mener des recherches à très long terme et à haut risque, essentielles pour l’innovation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je tiens tout d’abord à saluer l’engagement, le professionnalisme et l’expertise des équipes de BPIFrance. En tant qu’élu d’une région fortement industrialisée en Moselle, je rencontre régulièrement des industriels, souvent de petites et moyennes entreprises, qui louent sincèrement la qualité du travail de vos équipes. Cette reconnaissance mérite d’être soulignée, car malheureusement, toutes les administrations auxquelles nos acteurs économiques sont confrontés ne bénéficient pas d’une telle appréciation.

Vous avez relativisé l’impact des tarifs douaniers imposés par Donald Trump sur les produits français, en précisant qu’ils concerneraient principalement 7 % de nos exportations, essentiellement dans les secteurs du luxe et du vin. En tant que dirigeant de BPIFrance, envisagez-vous la mise en place de dispositifs de soutien spécifiques pour ces filières menacées par les tarifs douaniers américains ?

M. Nicolas Dufourcq. Effectivement, dès l’annonce de ces mesures, nous avons immédiatement réfléchi aux réponses potentielles. La pause annoncée hier est cruciale, car le nombre d’économistes prédisant une probabilité de récession aux États-Unis supérieure à 50 % augmentait de manière inquiétante. Une récession américaine aurait des répercussions majeures sur l’ensemble de l’économie occidentale. Dans de telles circonstances, nous sommes sollicités pour déployer nos instruments habituels : prêts garantis, reports d’échéances bancaires. Nous avions déjà mis en place avec les banques françaises des dispositifs similaires aux prêts garantis à 90 % par l’État. Cette pause offre un répit face à ces craintes.

Néanmoins, ces inquiétudes se traduisent, dans un pays comme la France dont la croissance est principalement tirée par la consommation et insuffisamment par l’investissement, par de nouvelles prévisions économiques. La perte potentielle de 0,2 point de produit intérieur brut en 2025, annoncée hier soir par le ministère des finances, représente une baisse significative des recettes fiscales, malgré les efforts d’économie déjà réalisés. Un pays qui s’approche progressivement d’une croissance de 0,5 %, 0,4 % ou 0,3 % nécessite un soutien accru à l’investissement, y compris pour les PME non directement exposées au marché américain.

Dans notre portefeuille, nous sommes particulièrement attentifs à la filière automobile, notamment Stellantis, qui reste en négociation avec l’administration américaine et possède une forte présence dans l’espace de l’Accord États-Unis, Mexique et Canada (USMCA). C’est également le cas de l’entreprise Valeo présente dans la zone nord-américaine, exportant principalement du Mexique vers les États-Unis. Les droits de douane de 25 % sur les produits non-USMCA du Mexique ou du Canada vers les États-Unis impactent directement les comptes de ces entreprises françaises. Elles doivent soit répercuter ces coûts sur les prix, ce qui est inflationniste pour les consommateurs américains, soit absorber ces pertes, qui peuvent se chiffrer en milliards.

Le secteur des semi-conducteurs n’est pour l’instant pas touché, ce qui épargne notamment STMicroelectronics. La chimie est peu affectée, Arkema approvisionnant le marché américain depuis ses usines locales. EssilorLuxottica, qui a acquis de nombreuses marques de lunettes en Italie et au Brésil et exporte vers les États-Unis, subira certainement des conséquences importantes.

Les effets de ces mesures sont principalement inflationnistes pour les consommateurs américains. Je suis davantage préoccupé par un scénario de stagflation et ses répercussions sur la santé globale des entreprises françaises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelle réponse l’Europe doit-elle apporter à la surcapacité de production chinoise et à sa volonté d’inonder le marché européen, notamment dans le contexte des tarifs douaniers américains qui risquent d’accentuer l’afflux de produits chinois vers l’Europe ?

Ensuite, concernant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui entrera en vigueur au 1er janvier 2026, n’est-il pas paradoxal de taxer les intrants et matières premières nécessaires à la production européenne, plutôt que les produits transformés qui constituent une concurrence déloyale pour nos producteurs ?

Enfin, lors du récent Conseil national de l’industrie, plusieurs industriels ont souligné la complexité technique du MACF, qui nécessiterait presque une approche par pays et par produit. Quel est votre avis sur ce point, particulièrement face aux surcapacités chinoises et aux risques qu’elles représentent ?

M. Nicolas Dufourcq. Il est essentiel de partir du terrain, des entrepreneurs et des produits pour appréhender la réalité du marché. Les industriels sont parfaitement capables d’identifier les situations de dumping ou vente à perte. Michelin a dû fermer deux usines face à des concurrents chinois vendant au simple prix de la matière première. Face à ces pratiques, nous devons adopter une approche méthodique et musclée. Il faut faciliter et accélérer le traitement des plaintes pour dumping déposées par les industriels européens. Cela nécessite un renforcement significatif des effectifs de la direction générale du commerce de la Commission européenne. L’objectif est d’éviter les situations où une plainte déposée met des années à être traitée, rendant la décision finale inefficace. Nous avons besoin d’une instruction rapide et de mesures de sauvegarde immédiates.

Concernant les barrières douanières, bien que ce ne soit pas mon domaine d’expertise principal, je peux affirmer qu’il aurait fallu, il y a déjà trois ans, augmenter les tarifs douaniers sur les véhicules chinois. Il était injustifiable que la Chine taxe les voitures européennes à 30 % alors que nous ne taxions les leurs qu’à 10 %. Malgré les difficultés initiales à construire un consensus européen sur ce sujet, en raison de la dépendance variable des différents pays, nous avons finalement réussi à mettre en place ces mesures.

Aujourd’hui, il est crucial d’étendre ces tarifs non seulement aux véhicules finis mais également à leurs composants, afin d’éviter que l’Europe ne devienne qu’une simple plateforme d’assemblage. Nous devons encourager un contenu européen substantiel dans notre production.

Plus généralement, il est temps d’appliquer à la Chine les mêmes stratégies qu’elle a utilisées pour nous rattraper dans les années 2000. Nous devons comprendre que la situation s’est inversée : l’Europe est désormais le pays émergent face à une Chine développée. Cette réalité, encore considérée comme hérétique il y a peu, commence à être largement reconnue.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Effectivement, il faut reconnaître que dans de nombreux secteurs, notamment celui des véhicules électriques, la France et l’Europe accusent un retard d’une à deux générations par rapport à la Chine. Ne devrions-nous pas adopter, dans certains domaines, des stratégies similaires à celles des pays en développement ? Par exemple, en conditionnant l’accès au marché européen, notre principal atout avec ses nombreux consommateurs et sa richesse, à des transferts de technologies et à l’implantation d’usines étrangères sur notre sol ? Cette approche permettrait de combler notre retard technologique, à l’instar de ce que la France pratique avec l’Inde pour le Rafale ou avec le Brésil pour les sous-marins.

M. Nicolas Dufourcq. Je suis entièrement d’accord avec cette proposition. Le modèle des années 2000, qui imposait des co-entreprises, des transferts de technologies et des tarifs élevés en Chine, doit maintenant s’appliquer à l’Europe. Nos partenaires chinois, en tant qu’hommes d’affaires avisés, comprennent parfaitement cette évolution de la situation. Ils anticipent déjà ces changements et gèrent des sites en Europe. Cependant, ces implantations ne doivent pas se limiter pas à de simples sites d’assemblage. Nous devons exiger un véritable transfert de valeur et de technologie pour assurer un développement durable de notre industrie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Revenons à la politique industrielle nationale, en particulier sur la complémentarité entre le rôle de BPIFrance et les divers programmes d’investissement étatiques. Le plan France Relance, doté d’environ 100 milliards d’euros entre 2020 et 2022, a consacré un tiers de ses investissements à nos territoires, bénéficiant ainsi à nos PME et ETI. Ce plan a notamment permis la création d’une centaine de sites industriels par an.

Le plan France 2030, quant à lui, se concentre sur l’innovation, la recherche et la décarbonation, ciblant particulièrement les acteurs émergents comme les start-ups. Bien que ce soit essentiel pour notre avenir technologique, ne risque-t-on pas de négliger les acteurs industriels traditionnels qui sont pourtant le socle du développement économique et de l’innovation ?

Dans ce contexte, BPIFrance ne joue-t-elle pas un rôle compensatoire face à cette possible lacune ? Et cette situation ne se reflète-t-elle pas dans le ralentissement actuel des créations et implantations d’usines que nous observons ?

M. Nicolas Dufourcq. Nous sommes opérateur de France 2030, ce qui signifie qu’une part substantielle des 54 milliards d’euros, plus précisément 38 milliards d’euros déjà déployés, l’ont été par l’intermédiaire de la BPI et de ses équipes. Cela mobilise environ 250 ingénieurs titulaires d’un doctorat, qui élaborent l’ensemble des appels à projets. Dans le cadre de France 2030, nous gérons les années innovation, les concours et les démos innovantes. Ce dispositif inclut un volet industriel conséquent, notamment à travers les appels à projets « premières usines ». Nous finançons ces dernières par le biais de subventions ou d’avances remboursables, avec une préférence croissante pour cette seconde option. La demande est considérable, ce qui nous contraint à une sélection rigoureuse. Initialement, nous acceptions un projet sur trois ; désormais, ce ratio est passé à un sur quatre. Cette sélectivité accrue, bien qu’elle engendre inévitablement des déceptions, témoigne d’une discipline nécessaire.

L’industrie est omniprésente dans France 2030, mais le programme exige un haut degré d’innovation. Ainsi, un projet industriel, même prometteur en termes d’emplois et d’implantation, ne sera pas retenu s’il ne présente pas une innovation technologique significative. Pour les projets de réindustrialisation moins disruptifs technologiquement, d’autres sources de financement doivent être mobilisées. Cela peut inclure le capital-investissement traditionnel ou encore la garantie de projets stratégiques évoquée précédemment. Nous nous efforçons de développer une boîte à outils complète pour répondre à ces besoins.

M. le président Charles Rodwell. Vous soulevez une question cruciale concernant l’utilisation des crédits de France 2030. Il est vrai que France Relance a été largement saluée pour son efficacité, tant dans l’engagement que dans le décaissement des fonds, alliant exigence et simplicité opérationnelle. En revanche, des critiques ont été formulées à l’encontre du secrétariat général pour l’investissement concernant les méthodes adoptées pour France 2030. En tant qu’opérateur majeur, bien que non exclusif, de ce plan, votre perspective sur ce point est particulièrement intéressante.

Par ailleurs, j’aimerais aborder la question du financement de la robotisation de nos entreprises. Nous sommes face à un dilemme stratégique : devons-nous accélérer la robotisation en acceptant de financer l’acquisition de robots étrangers, qu’ils soient allemands, chinois, japonais, américains ou suisses, ou bien privilégier une stratégie de relocalisation de la production robotique sur le territoire français ? Cette seconde option impliquerait de ne pas financer l’achat de robots étrangers, au risque de ralentir la robotisation de nos entreprises le temps que la production nationale se développe. Les arguments en faveur de chacune de ces approches sont solides, mais une décision politique doit être prise rapidement sur cette question cruciale.

M. Nicolas Dufourcq. Concernant la robotisation, nous devrions nous inspirer de l’approche chinoise des années 2000. La Chine n’a pas attendu de développer sa propre filière robotique pour investir massivement dans ce domaine. Leur priorité était la croissance économique et l’industrialisation, avec l’objectif ambitieux de porter l’industrie à 40 % de leur PIB, ce qu’ils ont réussi. Ce n’est qu’ensuite qu’ils sont devenus leaders en robotique, notamment en acquérant Kuka, une entreprise allemande majeure du secteur. Ils ont procédé par étapes : d’abord la puissance économique, puis la conquête des parts de marché et enfin la montée en gamme dans la chaîne de valeur de la robotique elle-même.

Nous n’avons pas d’autre choix que de suivre une trajectoire similaire. Attendre le développement d’une filière robotique française serait contre-productif, étant donné notre retard considérable. Nous disposons d’un tiers des robots de l’Italie, même si son tissu industriel est plus important. Cependant, nous avons des atouts, comme l’entreprise Stäubli dans la région d’Annecy, qui produit des robots très avancés technologiquement, intégrant de plus en plus d’intelligence artificielle.

Nous devons nous donner des objectifs clairs. Dans un premier temps, cela impliquera inévitablement un déficit commercial. Si ce déficit est vis-à-vis de l’Allemagne, c’est moins problématique que s’il est vis-à-vis de la Chine. Si les robots chinois menacent une offre alternative française par des pratiques de dumping, il faudra protéger notre industrie nationale.

France 2030 me paraît comme un véritable miracle : 54 milliards d’euros dédiés à la réinvention de notre économie par l’innovation, malgré une situation financière publique tendue. Ce choix audacieux nous a permis de réaliser énormément de choses. Naturellement, de nombreux acteurs ont souhaité bénéficier de ce programme transformateur. Le processus d’appels à projets et de sélection par des comités d’experts a été décidé collectivement par les ministères, reflétant un regain d’intérêt pour la planification et la politique industrielle.

Le bilan de France 2030 est impressionnant. La question cruciale désormais est de savoir comment maintenir cette dynamique et cette énergie pour le programme qui succédera à France 2030. Il est impératif de ne pas s’arrêter là, au risque de rendre vains tous nos efforts initiaux.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le successeur de France 2030 devra probablement, malgré les contraintes budgétaires de l’État, maintenir un niveau de financement similaire pour l’innovation, la recherche et le développement de la décarbonation. Il devra également soutenir les acteurs fondamentaux que sont les PME et les ETI, en complément des actions que vous menez déjà chez BPIFrance.

M. Nicolas Dufourcq. Je suis convaincu que la réindustrialisation passera par trois voies principales. Premièrement, par de grandes cathédrales industrielles telles que les gigafactories. Ces projets sont très coûteux et risqués, comme le montrent les usines de batteries où la concurrence chinoise reste en avance. Deuxièmement, par les start-ups industrielles, créées par des entrepreneurs issus du monde de la recherche. Troisièmement et de manière significative, par les PME innovantes. À la BPI, nous constatons une réinjection d’innovation dans ce secteur. Une nouvelle génération de dirigeants, incluant d’ailleurs de plus en plus de femmes à la tête de PME, aspire à participer au succès de la French Tech et son coq rouge, mais dans le domaine de la French Fab, symbolisée par le coq bleu. J’ai pu observer cette tendance lors du salon Global Industries et dans la délégation que nous avons menée au grand salon industriel allemand. Ces industriels, souvent en baskets blanches comme dans les start-ups, sont des patrons de PME qui intègrent l’innovation dans leurs processus industriels. Ce phénomène générationnel, visible dans vos territoires, représente une promesse considérable pour notre pays.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France dispose d’un atout sous-exploité : l’épargne des Français. Comme vous l’avez mentionné, celle-ci finance actuellement le tourisme, les actions américaines et l’immobilier. Pour réorienter ces fonds vers l’industrie, ne serait-il pas judicieux de créer un produit d’épargne-industrie dérisqué, où l’État jouerait le rôle de garant ?

M. Nicolas Dufourcq. En réalité, l’industrie n’a pas tant besoin de liquidités. Le système bancaire français, exceptionnel et omniprésent sur les territoires, fournit déjà les crédits nécessaires. Ces crédits requièrent parfois des garanties, certes, mais cette liquidité provient déjà de l’épargne des Français. Le véritable besoin de l’industrie réside dans les fonds propres. Garantir les fonds propres est cependant complexe et coûteux, car ils sont environ dix fois plus risqués que le crédit. Tous les États se sont penchés sur cette question, cherchant à réduire le risque, souvent par le biais de subventions. Cependant, les ressources à cet égard sont désormais limitées.

Il faut mettre en avant le fait que les fonds propres, lorsqu’ils sont bien gérés, peuvent être très rentables. C’est l’approche adoptée par les Américains. Leurs fonds propres ne sont pas garantis, mais ils investissent massivement dans la réinvention constante de leurs dispositifs industriels. L’industrie financière américaine prend ses propres risques.

Actuellement, le principal enjeu concernant les fonds propres en France est lié aux normes dites « Solvabilité II » issues de la directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, qui limitent les investissements des compagnies d’assurances, ainsi qu’à l’absence de fonds de pension due au manque de capitalisation. Ces contraintes nous obligent à rechercher des fonds propres à l’étranger, ce qui est frustrant.

Le PER a seulement collecté 140 milliards d’euros en quelques années, ce qui équivaut aux retraites des Français de janvier à mi-mai. C’est un début prometteur, mais encore insuffisant. Idéalement, les Français devraient investir annuellement 150 milliards d’euros dans le PER, qui peut être massivement investi en fonds propres. Cette approche serait bien plus bénéfique que des placements sur des comptes à terme ou des produits monétaires.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête

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23.   Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Andriès, directeur général de Safran, et Mme Suzanne Kucharekova, directrice des affaires publiques

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons nos auditions en entendant le directeur général et la directrice des affaires publiques de Safran.

Monsieur Andriès, après une première carrière au sein de l’administration, vous êtes entré dans l’industrie chez Lagardère et Airbus, puis vous avez gravi les marches au sein de Safran, grand groupe industriel et technologique français présent dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de la défense. Vous êtes également président du conseil d’administration de l’École nationale supérieure des mines de Paris.

Vous êtes accompagné de Mme Suzanne Kucharekova, directrice des affaires publiques de Safran.

Je vous remercie de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Andriès et Mme Suzanne Kucharekova prêtent successivement serment.)

M. Olivier Andriès, directeur général de Safran. Safran est un chef de file ou leader mondial, reconnu dans les domaines de l’aéronautique, de la défense et de l’espace, et plus particulièrement de la propulsion aéronautique et des équipements – notamment les équipements critiques pour la sécurité des vols, comme les trains d’atterrissage, les nacelles d’avions et les systèmes électriques, mais aussi les intérieurs d’avions, en particulier les sièges, et les équipements de défense. Dans le domaine spatial, notre filiale commune avec Airbus, ArianeGroup, réalise à la fois les fusées Ariane, dont Ariane 6, et des systèmes pour la force de dissuasion nucléaire, notamment des missiles balistiques.

Dans chacun de nos domaines d’activité, nous sommes soit le numéro 1, soit le numéro 2 mondial. Cette position est le fruit de l’histoire.

Puisque l’on parle de réindustrialisation, j’aimerais revenir sur une étape fondamentale pour le groupe Safran, qui s’appelait alors Snecma : la signature, en 1974, d’un partenariat avec l’américain General Electric (GE), pour nous lancer dans les moteurs d’avions civils. Nous avons fêté le cinquantième anniversaire de ce partenariat l’an dernier.

À l’époque, la Snecma était une société détenue par l’État, qui faisait principalement des moteurs d’avions militaires – ceux des avions de combat de Dassault. La vision du directeur général de l’époque, partagée par le gouvernement et par le président de la République Georges Pompidou, était que pour se développer, il fallait absolument que la Snecma entre dans les moteurs d’avions civils. Airbus démarrait tout juste. Il n’était pas encore ce qu’il est devenu, et les grands avionneurs étaient américains : Boeing, Lockheed et Douglas. Il fallait donc s’allier avec un partenaire américain. Alors qu’il subissait quelques oppositions, ce projet de partenariat est remonté au niveau des présidents Richard Nixon et Georges Pompidou, qui ont décidé de le lancer à l’occasion du sommet de Reykjavik. Nous sommes donc le fruit de la politique menée à l’époque par Georges Pompidou. C’est un élément de fierté, qui montre que les positions se construisent dans la durée.

Ce partenariat nous a permis de développer un moteur en rupture, d’abord pour Boeing qui a été le premier à nous faire confiance. Airbus n’est venu qu’après, des années plus tard, quand il a lancé l’A320 avec un moteur CFM – du nom du partenariat que nous avions noué avec GE. Nous sommes ainsi devenus leader mondial des moteurs d’avions, en ayant l’honneur de motoriser à la fois des avions Airbus et Boeing.

Nous couvrons 70 % du marché mondial des moteurs d’avions moyen-courrier, lesquels représentent environ 80 % des avions commerciaux livrés.

Nous avons reproduit ce succès dans les années 2010, en lançant un successeur au moteur de l’époque. Ce successeur, le moteur Leap, motorise les Boeing 737 Max en simple source et l’A320neo, offert avec deux moteurs et pour lequel nous détenons 60 % de part de marché chez Airbus. Nous avons par ailleurs100 % de part de marché chez Boeing. Nous avons également été retenus par l’avionneur chinois Comac.

Le mouvement audacieux opéré il y a cinquante ans a donc fait ce que nous sommes.

Par ailleurs, la position que nous avons acquise dans les moteurs a permis à la Snecma de consolider autour d’elle un certain nombre d’acteurs français dans le domaine des équipements aéronautiques qui, à un moment ou l’autre de leur histoire, étaient potentiellement en difficulté. Nous avons ainsi consolidé autour de nous des sociétés aussi prestigieuses que Labinal, Turbomeca, leader mondial des moteurs d’hélicoptères situé à Pau et bien connu de notre premier ministre, mais aussi Sagem – Safran est d’ailleurs le fruit de la fusion de la Snecma et de Sagem, qui nous a permis d’entrer dans le domaine de la défense et des équipements de défense – et Zodiac, qui est la dernière grande acquisition que nous avons faite, il y a sept ans.

C’est aussi ce qui explique notre présence géographique sur le territoire métropolitain, où nous avons quatre-vingts sites de production. Nous sommes présents dans toutes les régions métropolitaines, et le premier employeur industriel dans une vingtaine de départements. Nous faisons vivre de nombreux bassins d’emploi, comme Pau où nous employons près de 3 000 personnes, Montluçon dans l’Allier, Issoudun dans l’Indre ou Fougères aux marges de la Bretagne.

Nous réalisons 90 % de notre chiffre d’affaires à l’export, et 50 % de nos effectifs ainsi que 90 % de nos activités de recherche et de technologie sont en France. Nous sommes un groupe international, qui participe à la balance commerciale du pays – avec Airbus et le reste du secteur aéronautique, nous pesons pour 30 milliards d’excédent commercial. Nous sommes malgré tout français. Nous avons des racines françaises, et comme je l’ai dit, nous sommes enracinés dans un certain nombre de territoires en France. Nous employons 100 000 personnes dans le monde, dont 50 000 en France. C’est important et nous en sommes fiers.

Nous effectuons environ 50 % de nos achats en France. Nous avons derrière nous toute une filière industrielle de petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) dans le domaine de l’aéronautique et de la défense. Nous réalisons 20 % de notre chiffre d’affaires dans la défense, et nous en sommes fiers, à la fois dans le domaine des moteurs militaires, ceux des avions de combat de Dassault et ceux du Rafale, dans celui des équipements critiques, dans l’électronique de défense et dans les technologies de souveraineté, comme la navigation inertielle que nous développons depuis cinquante ans en partenariat avec la force de dissuasion nucléaire française. La navigation inertielle est une technologie que la France est le seul pays, en dehors des États-Unis, à maîtriser en Occident. Elle permet à n’importe quel objet – sous-marin, bateau, fusée, missile, avion – de connaître exactement sa position sans avoir besoin de se reposer sur les constellations, lesquelles peuvent être brouillées ou leurrées.

Nos grands enjeux stratégiques sont la décarbonation et la souveraineté.

Nous sommes un acteur important de l’aéronautique, et tous les acteurs de la filière sont collectivement engagés à décarboner le secteur aérien pour parvenir à la neutralité carbone à horizon 2050. Pour atteindre cette cible, nous pouvons nous appuyer sur la technologie, qui doit nous permettre de parcourir environ 30 % du chemin, et sur les carburants durables. La technologie, ce sont essentiellement l’aérodynamique de l’avion et le moteur – qui devrait, à lui tout seul, apporter 20 % d’économies. En tant que leader mondial dans les moteurs d’avions, nous avons décidé d’être disrupteurs, en proposant pour le futur moyen-courrier d’Airbus et de Boeing un moteur en rupture, qui devrait apporter 20 % d’économies de carburant par rapport aux toutes dernières générations de moteurs, lancées il y a à peine quelques années.

L’aéronautique est probablement le seul secteur industriel complet pour lequel la France peut jouer un rôle mondial de décarbonation. De fait, elle a un leader mondial dans le domaine des avions – Airbus – et un leader mondial dans le domaine des moteurs, Safran. En outre, la réduction de seulement 50 % des émissions de gaz carbonique dans le secteur aérien au niveau mondial représenterait autant que la décarbonation totale de toute la France. C’est un enjeu stratégique, dans lequel la France peut avoir un rôle. Ce n’est pas joué et nous nous y préparons, surtout pour les nouvelles générations d’avions moyen-courriers qui seront lancées par Airbus et par Boeing à l’horizon du milieu de la prochaine décennie. C’est la raison pour laquelle nous sommes dans une période de très forte intensification de notre effort de préparation de l’avenir et nous investissons plus de 1 milliard par an en recherche et technologie. C’est aussi pour cela que nous sommes honorés d’avoir le soutien de l’État français, au travers du Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) et du crédit d’impôt recherche.

L’autre enjeu est celui de la souveraineté. Nous sommes fiers d’être un acteur de la défense, secteur décrié durant des années, notamment au regard des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). La situation est en train de se retourner, d’une part parce que les acteurs européens se rendent compte, avec l’invasion de l’Ukraine, qu’il faut se défendre, d’autre part parce que pour intensifier l’effort de défense, il est important que tous les auteurs du secteur soient bien orientés. Pour nous et pour nos équipes, c’est une fierté de penser que nous sommes l’arsenal de la démocratie et que nous avons des valeurs à défendre. C’est un message que je souhaite porter : travailler dans le domaine de la défense peut être une fierté.

J’en viens à la notion d’attractivité territoriale, importante pour la réindustrialisation.

Safran compte de nombreux sites à l’international et 50 % de ses effectifs sont en dehors de France, dont 25 % en Amérique du Nord – au Mexique, au Canada et aux États-Unis. Nous avons aussi des effectifs, au Royaume-Uni, en Allemagne, au Maroc, en Tunisie et en Pologne. Nous développons nos activités en Inde et nous en avons quelques-unes en Chine. Cette implantation mondiale est le fruit à la fois de nos acquisitions et de notre politique de développement à l’international.

Nous sommes un grand fournisseur de Boeing. Nous lui fournissons des moteurs et des équipements – des trains d’atterrissage et des câblages d’avions. Or, pour développer nos activités en Amérique du Nord, l’accès au marché passait par une implantation locale. C’est bénéfique pour tout le monde : nos centres de développement sont principalement en France, mais nous avons des activités industrielles en Amérique du Nord. Nos sites au Canada, au Mexique et aux États-Unis servent prioritairement nos grands clients américains, au premier rang desquels Boeing, mais aussi des acteurs de la défense, et toutes les compagnies aériennes nord-américaines au travers de nos activités de maintenance et de réparation de moteurs et d’équipements critiques.

Outre nos acquisitions et notre volonté d’accéder aux marchés d’autres zones géographiques, notre implantation mondiale vise à répondre à des enjeux de compétitivité globale.

Je prendrai l’exemple de ce que nous avons fait à Casablanca. Nous sommes numéro 2 mondial dans le domaine des nacelles d’avions. Ces berceaux dans lesquels se trouvent les moteurs sont un équipement critique compte tenu de ses fonctionnalités. En l’occurrence, nous faisons les nacelles des Airbus A320neo. Or, il y a quelques années, Airbus a exprimé le souhait de réinternaliser cette production. Cette perspective n’était pas neutre pour nous, dans la mesure où les nacelles sont construites sur le site du Havre, qui emploie 1 500 personnes. Aussi avons-nous accepté une baisse des prix pour conjurer la menace d’une internalisation par Airbus. En contrepartie, il nous a fallu trouver les moyens de baisser les coûts. Alors que nous étions dans une période de montée en cadence, nous avons décidé de créer un site jumeau au Maroc, avec une future répartition équilibrée entre Le Havre et Casablanca. Cela n’a pas eu impacté les effectifs du Havre et nous avons maintenu la charge. Mais le fait de développer le site de Casablanca, dont les coûts sont moins élevés que ceux du Havre, nous a permis d’abaisser le coût moyen des nacelles livrées à Airbus, donc de maintenir notre compétitivité. C’est un exemple typique de politique industrielle : le site que nous avons développé à Casablanca nous a permis de sauver celui du Havre. Sans cela, il ne nous aurait pas été possible de suivre la demande d’Airbus tout en préservant le site du Havre en l’état.

C’est un exemple de la dynamique de compétitivité mondiale dans laquelle nous nous trouvons.

Par ailleurs, nous pensons qu’Airbus et Boeing lanceront des avions nouvelle génération entre 2028 et 2030, pour une entrée en service autour de 2035. Dans cette optique, ils mettront les équipementiers en concurrence. C’est logique et normal. C’est la dynamique du marché. Notre ambition est d’être les meilleurs, pour être retenus. Le contenu français est important dans l’actuel A320 d’Airbus. Au-delà de ce que fait l’avionneur, il y a une valeur ajoutée française puisque nous faisons les trains d’atterrissage, les nacelles, les câblages et les systèmes électriques. Mon ambition, légitime, est de reproduire cette situation pour la prochaine génération d’avions. Mais nous serons mis en concurrence. Il nous appartient donc de veiller à rester compétitifs, au meilleur niveau de l’innovation en apportant le meilleur produit, mais aussi au meilleur prix.

Bidos, le site de 1 000 personnes dans lequel nous produisons les trains d’atterrissage d’Airbus, se situe à Oloron-Sainte-Marie. Nous y sommes le principal industriel. La réussite de notre stratégie pour nous positionner sur les avions de demain aura un impact important pour ce site et pour notre maillage territorial. Nous sommes conscients de cette responsabilité.

J’en viens aux clés d’attractivité d’un territoire.

La première est l’énergie, a fortiori pour des activités aussi consommatrices que la fabrication de freins carbone, dans laquelle nous sommes leader mondial. Nous devons d’ailleurs décider de l’implantation d’une quatrième usine carbone – ce dossier a été quelque peu médiatisé. La France a longtemps disposé d’un atout fantastique avec l’énergie nucléaire et le système d’accès régulé à l’électricité nucléaire (Arenh). Mais ce système arrive à sa fin et l’on discute de ce qui arrivera post-Arenh, avec les contrats d’allocation de production nucléaire (CAPN). La France n’a plus la même compétitivité dans le domaine de l’énergie que celle qu’elle a eue pendant des dizaines d’années. Les atouts se cultivent et s’entretiennent, mais pendant quelques années, on l’avait oublié concernant le nucléaire. C’est dommage, même si tout le monde vient de reprendre conscience que l’énergie doit rester un atout pour le territoire français. En Amérique du Nord, y compris au Canada, le prix de l’énergie est très compétitif, voire plus compétitif que celui de l’énergie nucléaire française.

Le deuxième atout de notre pays, toujours reconnu comme tel, est l’excellence de nos écoles d’ingénieurs. C’est elle qui a incité des entreprises étrangères, notamment dans le domaine du numérique, à venir s’installer en France. Mais, depuis quelques années, le niveau d’exigence en mathématiques à l’école n’a fait que s’émousser. C’est triste, parce que c’est une bombe à retardement. Les mathématiques sont fondamentales, pas par principe mais parce qu’elles forment l’esprit et la rigueur intellectuelle, en particulier des ingénieurs qui ont à résoudre des problèmes complexes. Elles ne devraient donc pas seulement être une option. Elles ont fait la force de l’enseignement français pendant des années, mais nous ne pouvons que constater que cette force s’émousse.

S’agissant des compétences de façon générale, je salue la politique engagée depuis quelques années par le président de la République en matière d’apprentissage. Elle a participé à la réindustrialisation du pays ces dernières années. Entretenir l’idée selon laquelle il fallait avoir son bac était une grande faiblesse par rapport à l’Allemagne. On a même eu des politiques visant 80 % de bacheliers. Il est aisé de fixer une telle cible : il suffit d’abaisser le niveau ! Pardon d’être « brut de fonderie », mais c’est la réalité. Il est indispensable de remettre à l’honneur les filières industrielles et d’apprentissage, en les valorisant comme elles le sont en Allemagne. Ces métiers sont précieux et font la force industrielle d’un pays.

Les infrastructures sont aussi un atout, de même que le crédit d’impôt recherche. Il est tentant de le démanteler – à chaque fois qu’il y a un nouveau gouvernement, le sujet revient sur le tapis –, mais ce serait une grave erreur. L’attractivité de ses écoles d’ingénieurs et la compétitivité de ses activités d’engineering font encore la force de notre pays. Mais le coût des ingénieurs en France est très élevé, à cause des cotisations patronales. C’est le deuxième coût le plus élevé dans le monde, après les États-Unis. Or le crédit d’impôt recherche permet de rendre nos activités de recherche et de développement compétitives. L’enjeu n’est pas seulement d’avoir des bureaux d’études et des centres de recherche : enraciner des activités de développement en France permet de conserver des activités industrielles. En effet, dans le monde industriel, il faut une proximité entre le développeur, c’est-à-dire l’ingénieur qui conçoit un produit, et le producteur, c’est-à-dire l’industriel qui va devoir le produire, pour permettre un dialogue nourri entre les deux. La proximité entre nos centres de développement et nos centres de production est d’ailleurs ce qui fait notre maillage, en France.

J’insiste, le crédit d’impôt recherche est fondamental pour maintenir une activité de développement, d’étude et de recherche – au sens de recherche appliquée, et pas seulement fondamentale. Ce faisant, il a un impact sur l’enracinement d’activités industrielles. Les aides à l’innovation sont importantes également.

J’en viens aux freins à l’attractivité de notre territoire. Ce sont d’abord les impôts de production. Même si un effort a été consenti depuis 2017 avec la diminution de moitié de la contribution sur la valeur ajoutée, une note de l’Institut Montaigne montre que ces impôts correspondent encore à 3,8 % du PIB en France, contre 2,5 % en moyenne en Europe et 1,5 % en Allemagne. Ils représentent donc un boulet.

L’autre point négatif sont les cotisations patronales, qui représentent 50 % du salaire brut que nous versons à nos 50 000 employés en France. Alors que notre masse salariale s’élève à environ 3 milliards d’euros, nous versons à peu près 1,5 milliard de cotisations patronales. Une étude de Rexecode montre que les cotisations patronales représentent 34 % du salaire brut versé en Europe, et 30 % en Allemagne. La situation française s’explique par le fait que notre pays fait porter au travail l’essentiel de son modèle social. Un ingénieur français coûte donc plus cher qu’un ingénieur allemand, même si à la fin, il reçoit un salaire brut reçu moins élevé que celui de son homologue allemand. Or cet élément entre en ligne de compte dans l’attractivité du territoire.

Je mentionnerai aussi le temps de travail. Je vous invite à regarder la part de l’industrie dans le PIB depuis la décision du passage aux 35 heures. La courbe parle d’elle-même.

Pour finir, j’évoquerai l’enjeu de la visibilité et de la stabilité dans la décision d’implantation industrielle d’une entreprise. La politique tournée sur les affaires ou « pro-business » instaurée en 2017 a été très importante, à cet égard. On en a d’ailleurs vu les résultats, avec une amorce de réindustrialisation du pays. Il est fondamental de maintenir une stabilité fiscale, mais aussi politique. Il n’est rien qu’un industriel déteste plus que l’instabilité et l’incertitude.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. J’ai une première question, relative à vos filières d’approvisionnement en France. Lors de la sortie de la crise du Covid et de la relance de votre filière, on a évoqué des difficultés de montée en cadence. Le groupe Airbus a été particulièrement vocal à ce sujet, concernant ses filières de sous-traitance. Quel est l’état des lieux de vos capacités de montée en cadence, et quelles mesures prônez-vous pour soutenir celles des filières ?

Ma deuxième question concerne le marché américain. Alors que vous êtes implantés au Mexique et aux États-Unis, de quelle manière la politique tarifaire menée par l’administration Trump, en lien direct avec la politique fiscale conduite à travers l’Inflation Reduction Act (IRA) par l’administration Biden, peut-elle guider vos choix d’investissement dans les deux à trois ans à venir ? Dans vos activités civiles de maintenance et de moteurs, êtes-vous soumis à des restrictions liées aux normes américaines sur le trafic d’armes au niveau international ou International Traffic in Arms Regulations (ITAR) et aux mesures du Cloud Act américain, entre autres ?

Ma troisième question porte sur l’aviation civile en Chine. Vous avez évoqué le groupe Comac. Les mesures prises par le président Xi Jinping et ses administrations en matière de restriction d’accès aux marchés stratégiques chinois impactent-elles votre activité ? Doit-on s’attendre à l’émergence d’un Safran chinois dans les deux à trois ans, qui mènerait une compétition vitale pour votre activité sur ce marché en croissance ?

Enfin, sur le volet militaire, vous avez évoqué la question du financement. Ma question sera plus large. La France et l’Europe ont-elles la capacité de livrer un moteur de nouvelle génération pour l’aviation militaire en toute indépendance vis-à-vis de la Chine et des États-Unis ? Je pense au programme Scaf (système de combat aérien du futur) ou à son équivalent purement français.

M. Olivier Andriès. Comme d’autres, depuis 2020, le secteur de l’aéronautique a subi une succession de chocs, commencée avec la pandémie de Covid. En mars 2020, le trafic aérien mondial s’est écroulé de 80 %. Cela ne s’était jamais vu. Il y avait déjà eu des chocs, mais leur impact avait été momentané et le trafic était vite reparti. Là, le choc a été d’une ampleur sans précédent, qui a fortement déstabilisé l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement ou supply chain.

Dans un grand nombre de pays, en effet, les entreprises n’ont eu d’autre choix que de se séparer d’un certain nombre de leurs collaborateurs. La baisse de 40 % de notre chiffre d’affaires nous a conduits à nous séparer d’environ 20 000 collaborateurs dans le monde. Le seul pays dans lequel nous n’avons pas réduit nos effectifs a été la France, parce que le gouvernement a instauré le dispositif d’activité partielle de longue durée (APLD) et parce que nous avons passé un accord dit de solidarité avec nos partenaires sociaux. Cela nous a permis de maintenir l’emploi et les compétences.

Quand le trafic est progressivement revenu, il a fallu réembaucher – ce que toutes les entreprises aéronautiques du monde ont fait. Mais, les réductions d’effectifs s’étant traduites par le départ de personnes expérimentées et par une perte de compétences, les entreprises ont réembauché des personnes plus jeunes et moins expérimentées, qu’il a fallu prendre le temps de former. Cette forte perturbation des chaînes d’approvisionnement a expliqué les difficultés de la remontée en puissance après le Covid.

Puis, alors que le trafic commençait à bien repartir vers la fin 2021, le deuxième choc est survenu en février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il a eu un impact considérable sur l’amont de nos chaînes de valeur, dès lors que la Russie est un important producteur de matières premières comme le nickel, l’aluminium ou le titane. De ce choc en amont, il a résulté un choc énergétique et un choc inflationniste, qui n’ont pas aidé à stabiliser la situation. L’ensemble des fournisseurs se sont trouvés dans une situation dans laquelle la demande était forte – notamment la demande de montée en puissance des avionneurs, avec la reprise du trafic aérien –, mais la chaîne d’approvisionnement était fragilisée par cette succession de chocs.

Fin 2024, la situation a commencé à s’améliorer. Nous traitons progressivement les sujets. Les situations dites critiques sont en baisse. Nous travaillons beaucoup. En France, nous cherchons à créer une solidarité de filière, laquelle est soutenue par les quatre grands donneurs d’ordre. Toutefois, la guerre commerciale lancée par les États-Unis devrait probablement continuer à perturber les chaînes d’approvisionnement.

Vous me demandez quelles mesures prendre pour aider la montée en cadence. Qui dit montée en cadence, dit besoin en fonds de roulement, pour constituer des stocks et acheter des matières premières et des équipements. Or de nombreuses PME et ETI sont confrontées à une situation de liquidité ou cash difficile : leur besoin en fonds de roulement est élevé, mais on leur demande de rembourser les prêts garantis par l’État (PGE) attribués post-Covid. J’ai demandé à Bercy s’il était possible de reporter les remboursements de ces PGE, mais je comprends que cette négociation ne se passe qu’au niveau européen, ce qui ne facilite pas les choses.

J’en viens à votre question sur les filières d’approvisionnement. C’est un sujet stratégique. Quand on est dans le militaire, notamment dans l’aviation de combat, il faut avoir une souveraineté totale. Il n’est pas de souveraineté sans aviation de combat. C’est la force d’un pays comme la France qui est encore, en dehors des États-Unis dans le monde occidental, le seul capable de faire un avion de combat de A à Z.

Par ailleurs, il n’est pas de souveraineté dans l’aviation de combat sans souveraineté dans les moteurs, en particulier dans les parties chaudes – ces parties les plus sensibles qui fonctionnent à des températures très élevées. La souveraineté dans les moteurs nécessite donc une souveraineté dans l’élaboration des matériaux dont sont constituées les parties chaudes, comme la turbine haute pression et les aubes de turbine haute pression. C’est la première raison stratégique pour laquelle nous avons souhaité racheter Aubert & Duval. Cette société, que le groupe Eramet souhaitait vendre, était en grande difficulté après des années de crise opérationnelle et de crise qualité. Nous l’avons reprise avec Airbus et Tikehau, avec qui nous avions monté un fonds pour accompagner la filière en 2020.

Pour un motoriste, il est stratégique de travailler avec un élaborateur d’alliages. Et pour nous, il était fondamental de travailler avec un élaborateur français. Or dans le monde occidental, ils sont tous américains à l’exception d’Aubert & Duval. Pour la maîtrise de notre souveraineté et pour notre capacité à préparer les matériaux dont nous avons besoin pour le moteur nouvelle génération, celui du Scaf, il était essentiel de reprendre le contrôle de cette entreprise. C’est avec elle qu’il y a près de quarante ans, nous avons développé les matériaux nécessaires pour le moteur du Rafale. C’est avec elle que nous allons développer ceux nécessaires au moteur du Scaf.

En outre, j’associe souvent la notion de résilience à celle de souveraineté. En l’occurrence, nous avons aussi une stratégie de résilience de notre supply chain. Nous ne sommes plus dans un monde de globalisation heureuse. Cela semble évident aujourd’hui, mais nous le voyions venir depuis quelques années. Aussi avons-nous pris la décision de systématiquement développer une double, voire une triple source dans nos chaînes d’approvisionnement. Ne pas avoir de point de défaillance unique est notre boussole. Chaque pièce du moteur Leap a ainsi une double source, voire une triple source. Généralement, il y a une source française, mais il peut aussi y avoir une source à l’étranger. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous diversifions nos chaînes d’approvisionnement. Cette boussole vaut également pour l’approvisionnement matières.

Dans certains domaines comme la fonderie et la forge, nous sommes confrontés à un oligopole américain. Nous avons donc pris la décision de racheter Aubert & Duval, pour avoir un forgeron. Nous étions le seul motoriste à être déjà forgeron, mais nous avons renforcé cette capacité. Nous avons également décidé de développer l’activité de fonderie d’aubes de turbine – et, dans la mesure où il s’agit d’une activité stratégique dans les domaines militaire et civil, nous avons décidé de le faire en France. Il y a un an, nous avons annoncé notre installation à Rennes et la création de 500 emplois. Nous avons bien travaillé avec la maire socialiste de Rennes et avec le conseil régional, qui nous ont soutenus, et nous nous sommes installés dans une zone précédemment utilisée par Stellantis, en respectant l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN). Mais nous avons été surpris, dès l’annonce de ce beau dossier, d’être critiqués par les écologistes qui ont mis en cause la majorité municipale de Rennes et nous ont jeté des tomates sur le thème : « C’est scandaleux, c’est l’aéronautique, c’est l’avion – ils vont polluer – et c’est le militaire, ce n’est pas bien ! »

Je serai très clair : il n’est plus question d’investir en France dans une ville détenue par une majorité écologiste. Ce n’est plus possible. Je ne le ferai pas. Si c’est pour se faire accueillir par des tomates, quand on crée 500 emplois dans une région, ce n’est pas la peine ! Je ne le ferai pas. Chaque fois que nous devrons décider d’une localisation, je bannirai toute offre faite par une ville détenue par une majorité écologiste. Ce n’est pas politique, mais à partir du moment où l’on oublie l’intérêt national, où l’on a une attitude égoïste et où l’on ne comprend pas que créer 500 emplois est important pour le territoire concerné et pour la vie des personnes, il n’est pas question pour nous d’investir.

J’en viens à votre troisième question. Dans le domaine de la défense, notre stratégie est de ne pas être soumis aux normes ITAR, d’être « ITAR-free », pour ne jamais avoir à demander à la Maison-Blanche l’autorisation d’exporter tel ou tel de nos produits. En matière de défense, pour mémoire, l’exportation est interdite sauf autorisation de l’État. Nous agissons donc toujours dans un cadre étatique. Pour autant, il est hors de question d’avoir une quelconque dépendance vis-à-vis d’un pays tiers. Je cite souvent l’exemple du Gripen suédois. Cet avion de combat étant motorisé par un moteur américain, la Suède ne peut l’exporter où que ce soit sans l’autorisation de la Maison-Blanche.

Pour finir, vous m’avez interrogé sur la Chine. Ce pays représente 20 % du marché mondial dans le domaine de l’aéronautique. Il est donc important pour Airbus, pour Boeing et pour nous. La Chine a l’ambition légitime de développer son industrie aéronautique. Elle a commencé en développant un avionneur et elle cherchera aussi à développer ses compétences dans le domaine des moteurs d’avions – nous ne nous faisons pas d’illusion sur ce point.

Nous sommes présents en Chine, où nous avons quelques activités de production et de maintenance. Nous servons la maintenance de nos clients compagnies aériennes chinoises à partir de ce pays. C’est donc une activité locale pour le marché local. L’objectif est de créer de la résilience et de ne jamais être dépendants d’un point de défaillance unique ou d’une source unique. Par ailleurs, notre politique consiste à ne partager aucune avancée technologique. Nous vendons des équipements, mais nous ne faisons aucun partage de technologie. Et pour cause, nous ne voulons pas favoriser l’arrivée d’un concurrent. En revanche, nous entretenons une relation classique client-fournisseur avec nos clients chinois.

Enfin, les équipements critiques que sont les moteurs nécessitent une connaissance approfondie des matériaux et de la métallurgie. Une arrivée sur ce marché se fait nécessairement sur le long terme, et je ne vois pas un concurrent motoriste chinois arriver dans les cinq à dix ans. Mais je n’ai aucun doute qu’à moyen terme, la Chine sera capable de développer à la fois des avions et des moteurs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté de témoigner devant nous. Je pèse mes mots, d’autant que plusieurs de vos sous-traitants, dans ma circonscription de Moselle, font partie de la base industrielle et technologique de défense (BITD) et sont souvent fiers de dire qu’ils fournissent des produits Safran. Safran est une fierté française, et je vous remercie d’avoir souligné que dans vos objectifs, il y a la décarbonation – enjeu planétaire – et la souveraineté, enjeu national malheureusement de plus en plus mis de côté et parfois considéré comme un gros mot.

Vous n’avez pas complètement répondu à la question du président concernant les répercussions, pour vos activités civiles, de la politique commerciale agressive menée par les États-Unis à notre encontre ? La réponse européenne envisagée à court terme vous semble-t-elle à la hauteur ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que pour fournir Boeing aux États-Unis, la contrepartie était d’implanter des sites industriels sur le sol américain. Cette logique doit-elle être adoptée en Europe, pour réindustrialiser le continent et plus précisément notre pays ?

Enfin, êtes-vous défavorisés, dans les marchés publics européens, par l’absence d’une véritable préférence européenne ?

M. Olivier Andriès. L’évolution des tarifs douaniers affecte l’ensemble des flux que nous livrons à nos clients américains en provenance du Mexique ou du Canada – même si les dernières décisions en date relativisent un peu le sujet, nous ne sommes pas totalement revenus à la situation qui prévalait avant l’arrivée de M. Trump à la Maison-Blanche. C’est également vrai pour les nombreux équipements que nous livrons depuis l’Europe. Or pour le groupe Safran, les flux internes d’Europe vers les États-Unis représentent plusieurs milliards de dollars.

Les moteurs que nous livrons à Airbus et à Boeing sont franco-américains. Dans le cadre du partenariat que je mentionnais, ils ont un contenu à 50 % français et à 50 % américain. Une taxe est appliquée pour la partie française quand ils sont livrés aux États-Unis. Si l’Europe devait apporter une riposte symétrique, le même dispositif s’appliquerait de l’autre côté.

Nous sommes proactifs en matière de mitigation ou management du risque, en travaillant à l’optimisation de nos flux. Certaines pièces transitent par les États-Unis pour livrer des compagnies aériennes qui ne sont pas américaines. Nous évitons donc de passer par ce pays si ces pièces n’ont pas à y être transformées. Ce travail d’optimisation de nos flux permettra de contenir un peu le sujet. Quoi qu’il en soit, cette affaire de tarifs crée déjà des perturbations dans la chaîne d’approvisionnement. Certains fournisseurs commencent à faire savoir qu’ils arrêteront de nous livrer, à moins que les tarifs douaniers ne soient payés par Safran. De notre côté, nous engagerons des discussions avec nos clients américains concernant le paiement de ces tarifs, car il n’y a pas de raison que nous les absorbions.

Ma conviction est que cette politique commerciale une mauvaise nouvelle pour tout le monde, mais surtout pour nos clients américains. Dans l’aéronautique, c’est d’abord Boeing qui souffrira, car il achète de nombreux équipements européens. Les compagnies nord-américaines souffriront aussi : quand elles achèteront des pièces de rechange pour continuer à voler, elles les paieront plus cher que n’importe quelle compagnie aérienne ailleurs dans le monde. Les messages passés à ce sujet la semaine dernière ont d’ailleurs probablement amené l’administration américaine à reculer. C’est mon interprétation.

Par ailleurs, je ne pense pas que la réponse européenne doive être totalement symétrique. Parfois, la réponse peut être plus douloureuse que l’action initiale.

L’industrie aéronautique étant globale, les flux sont nombreux entre l’Europe et les États-Unis : Airbus achète beaucoup d’équipements américains, et Boeing achète beaucoup d’équipements européens. Depuis 1979, un accord bilatéral exemptait cette industrie de droits de douane, ce qui lui a permis de prospérer des deux côtés de l’Atlantique et de représenter un excédent de la balance commerciale aux États-Unis et en Europe, en particulier en France. Cet accord était donc gagnant-gagnant. Nous aspirons à revenir à cette situation, que nous considérons comme la meilleure. Je crois comprendre que c’est aussi la position de nos partenaires et clients américains. Je ne pense pas que l’industrie américaine dans son ensemble suive la politique de l’administration actuelle.

Sans être symétrique, parce qu’elle doit être bien pesée, la réponse de l’Europe doit être ferme. Nous insistons pour que tel soit le cas. La décision a été prise de suspendre cette réponse pendant quatre-vingt-dix jours pour se donner le temps de la négociation. Il ne faut pas faiblir, pour que l’Europe soit prête, si la négociation n’est pas possible, à répondre fermement. Quand elle est unie, l’Europe est forte. Elle dispose de tous les moyens de répondre fermement, y compris en utilisant l’instrument de la coercition. En d’autres termes, la réponse européenne ne doit pas nécessairement être symétrique, mais elle doit être ferme et faire mal.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour compléter ma dernière question, l’absence de véritable préférence européenne dans les marchés publics a-t-elle déjà défavorisé le groupe Safran, ou vous favorise-t-elle ? Considérez-vous qu’il existe une certaine naïveté de la part de l’Europe de ne pas conditionner l’accès au marché par des implantations obligatoires, à l’instar des États-Unis ?

Par ailleurs, une implantation sur un autre continent est-elle nécessairement synonyme de transfert de technologies ?

M. Olivier Andriès. L’Europe achète près de 75 % de ses équipements militaires en dehors d’Europe, pour l’essentiel aux États-Unis. Il existe donc un déséquilibre.

Le seul pays européen qui a toujours eu en tête les enjeux de souveraineté, depuis le général de Gaulle, est la France. Mais nous avons été très isolés, en la matière. Personne ne nous écoutait. Il est intéressant de constater que depuis quelques semaines, ce sujet commence à percoler davantage dans les autres pays en Europe.

Nous sommes favorables à ce qu’il y ait une préférence européenne claire pour les équipements de défense. Aux États-Unis, après tout, il y a un Buy American Act. Ce ne serait donc qu’une opération symétrique. Mais certains pays préfèrent ne pas se poser la question et acheter américain. C’est, de leur point de vue, la meilleure garantie d’avoir une protection américaine.

Deux arguments ont été avancés lors des discussions dans le cadre du plan européen ReArm Europe, dans lesquelles la France a été en pointe pour défendre la notion de préférence européenne. À mon avis, ces arguments sont aisément balayables, au moins partiellement.

Le premier était qu’il y a urgence à se réarmer, ce qui impose d’ouvrir les portes en grand à des équipements américains. Certes, il y a urgence. Mais les industriels américains sont également confrontés à une forte demande partout dans le monde, y compris aux États-Unis. Ils ne sont donc pas forcément les mieux placés pour y répondre. J’en veux pour preuve que la Pologne nous a sollicités, parce que son partenaire américain pour un produit particulier n’était pas en mesure de livrer suffisamment d’équipements et de pièces de rechange. On nous a appelés à l’aide.

Le second argument était celui de la plus grande performance des équipements américains. Ce n’est pas systématiquement vrai. Nous n’avons pas à avoir honte de la performance des nôtres, bien au contraire.

En les entendant à Bruxelles, où nous nous sommes rendus il y a quelques semaines avec Mme Kucharekova, je me suis permis de dire que ces deux arguments étaient une prophétie autoréalisatrice : les mettre en avant conforte le fait d’aller chercher un équipement américain sans se poser la question d’acheter européen. Il faut donc les combattre.

Je suis, comme toute l’industrie aéronautique française, en faveur d’une forte préférence européenne, au sens d’un contenu européen à hauteur de 65 % et d’une autorité de conception européenne. Car, si vous produisez en Europe un équipement qui a été conçu aux États-Unis, vous n’avez pas la maîtrise de son utilisation. Le critère le plus important est celui de l’autorité de conception européenne.

Par ailleurs, pour répondre à votre autre question, les implantations ne sont pas nécessairement liées à des transferts de technologie. Elles peuvent très bien ne concerner qu’une simple activité de production. Cela étant, dans le domaine de la défense, de plus en plus de pays nous demandent de faire du making, c’est-à-dire de la fabrication sur place, et même du transfert de technologie. Cela fait d’ailleurs partie des critères d’implantation. L’Inde en est un exemple typique. La France a un grand partenariat avec ce pays, qui nous achète beaucoup d’équipements de défense, et qui est friand – c’est logique – d’avoir des implantations industrielles et du transfert de technologie, ce que nous sommes prêts à faire dans une certaine mesure.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’ai quelques questions concernant ArianeGroup, que vous détenez avec Airbus. La première porte sur la règle européenne du retour géographique, qui vous impose près de six cents sous-traitants pour le programme Ariane 6, avec la volonté que chacun des treize États contributeurs reçoive une charge de travail alignée sur sa contribution financière. Est-ce une véritable contrainte, ou est-elle surmontable sans freiner l’innovation ?

M. Olivier Andriès. J’ai été l’un des premiers à critiquer cette règle du retour géographique. Je ne critique pas le principe en soi, mais j’en critique les modalités dans le cas d’espèce.

Ariane est un programme magnifique. Ce sont cinquante ans de politique spatiale européenne, qui ont été une grande réussite. Nous sommes désormais défiés par SpaceX et nous devons nous adapter à cette nouvelle compétition d’un lanceur non seulement réutilisable, mais aussi fortement soutenu par le gouvernement américain. Il ne faut pas être naïf, dans cette affaire. Ariane 6 permet certes de réduire le coût des lancements, par rapport à son prédécesseur Ariane 5, mais il est confronté à cette compétition de SpaceX. Nous devons donc être compétitifs en matière de prix.

Je respecte parfaitement le fait qu’à partir du moment où un pays accepte de financer à hauteur de x % un programme tel qu’Ariane, il demande en retour x % de la charge industrielle. Ce serait la position que l’on prendrait en France. Aussi faut-il respecter le fait que c’est une position légitime de tous les pays qui participent à ce programme. Je ne critique donc pas le principe en soi, mais la modalité. En général, en effet, il n’y a qu’un ou deux acteurs par pays. Le partenaire sélectionné est donc incontournable – c’est le cas en Suède, en Suisse, en Belgique ou en Espagne. On nous dit qu’il faut travailler avec cet acteur. Soit ! Mais, ce qui me gêne un petit peu, c’est que le partenaire en question fasse une offre de prix pour sa prestation, c’est-à-dire pour sa partie de la fusée Ariane – son composant ou son module – sans qu’ArianeGroup soit en position de négocier ce prix, au risque que le pays du partenaire ne passe pas d’accord. Cela ne fonctionne pas, car ArianeGroup est confronté à cette pression sur le marché des prix, tandis que ses partenaires, imposés en quelque sorte, sont dans une situation d’arsenal.

Nous sommes au milieu du gué, avec une très forte concurrence américaine par rapport à Ariane 4 et Ariane 5, une pression sur les prix et un système totalement « arsenalisé ».

La bonne approche eût été de considérer que si un pays a financé x % du programme Ariane 6, son industriel a le droit d’obtenir x % du prix, quel que soit ce prix. Tout le monde serait ainsi confronté à la même pression compétitive et concurrentielle du marché, et tout le monde s’astreindrait à faire des efforts de compétitivité. Ce principe de partage du risque, ou risk sharing, existe dans toutes les relations partenariales dans l’aéronautique. Nous participons nous-mêmes à des programmes de gros moteurs faits par notre partenaire General Electric selon un modèle de partage du risque. Ce système aurait été sain. Mais nous sommes dans un système d’arsenal, dans lequel les partenaires que j’appelle les « sept magnifiques » ne se heurtent à aucune force qui les amènerait à être plus compétitifs. C’est une leçon à apprendre pour la suite.

Pour le prochain programme, le système devra être plus sain – toujours européen, car dans le domaine spatial, les forces centrifuges que l’on sent, de la part de l’Italie d’un côté et de l’Allemagne de l’autre, n’auraient pas de sens. Nous devons rester vigilants en la matière. Nous plaidons pour maintenir cette dynamique européenne qui a réussi pendant cinquante ans et pour aborder le défi de SpaceX ensemble, dans un cadre plus sain de partage des risques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président exécutif d’ArianeGroup, M. Martin Sion, a récemment déclaré qu’il sera « nécessaire de créer un modèle européen original » pour le programme qui succédera à Ariane 6. Quel sera ce nouveau modèle européen original ? Craignez-vous la fin du monopole d’ArianeGroup, notamment pour les lanceurs lourds, et qu’elle débouche sur la dispersion des forces européennes, tant sur le plan des efforts budgétaires qu’en matière de demande – laquelle n’est déjà pas très volumineuse, et se retrouverait potentiellement atomisée ?

En comparaison à des puissances comme les États-Unis, la Chine ou la Russie, considérez-vous qu’en France, le secteur du spatial soit suffisamment soutenu ?

M. Olivier Andriès. Il n’y a aucune garantie qu’ArianeGroup sera l’entité européenne sélectionnée pour faire la suite d’Ariane 6. Lors de la conférence de Séville, les principaux pays européens ont convenu qu’un appel d’offres sera ouvert – et que le meilleur gagnera. Il faut donc inventer un nouveau modèle, plus compétitif. Dans cette optique, ArianeGroup devra travailler avec des partenaires, dans un cadre plus sain dans lequel chacun sera confronté à la même pression compétitive. La logique d’arsenal a bien fonctionné pendant cinquante ans, mais nous ne sommes plus dans cette logique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez déclaré que la France n’a plus la même compétitivité que par le passé, s’agissant de ses tarifs énergétiques, mais que l’énergie doit rester un atout pour notre territoire.

Une réforme vise à accorder un prix attractif à nos groupes électro-intensifs, correspondant à peu près aux coûts de production nucléaire et hydraulique. Elle va dans le bon sens, mais reste insuffisante. De nombreuses études, à commencer par celle de la Banque publique d’investissement (BPIFrance), affirment que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France reposent sur nos PME et nos ETI, qui sont complémentaires avec nos grands groupes et notre socle industriel de base. Au nom de quoi priverions-nous ces PME et ces ETI de l’avantage attractif que peut constituer le prix de l’énergie ?

Alors qu’au sein du marché unique européen, la France peut se trouver pénalisée par les coûts de main-d’œuvre attractifs d’Europe de l’Est, ne pourrait-elle pas devenir l’eldorado de l’industrie en Europe si elle retrouvait sa souveraineté énergétique en matière de prix, sans remettre en question les flux et les échanges d’électricité au travers des interconnexions ?

M. Olivier Andriès. Il ne faut pas opposer les grands groupes, les PME et les ETI, car nous formons un écosystème complet et cohérent. Pour un grand groupe, ne pas avoir de fournisseurs est une fragilité. Je l’ai dit, nous effectuons 50 % de nos achats en France. Avec Airbus, nous entretenons une filière aéronautique. Cela crée un ciment.

Le sujet de l’énergie est d’ordre prioritaire pour les activités électro-intensives. Mais pour celles d’assemblage, par exemple, qui ne sont pas très consommatrices d’énergie, ce n’est qu’un critère parmi d’autres.

Par ailleurs, les industriels ont besoin d’une énergie compétitive et décarbonée, mais aussi d’une visibilité sur le long terme.

J’ai comparé le prix de l’énergie de nos entités dans le domaine des freins carbone, dans lequel nous sommes leader mondial – nous équipons un avion sur deux dans le monde. Nous avons trois usines : une à Villeurbanne en France, une dans le Kentucky aux États-Unis et une en Malaisie. En 2019, le prix de l’énergie était assez comparable dans ces trois zones géographiques. Mais, entre 2019 et 2023, le prix a été multiplié par cinq en France, tandis qu’il est resté relativement stable aux États-Unis et qu’il a légèrement augmenté en Malaisie. Cela crée un vrai sujet de compétitivité.

Depuis le pic de 2023, le prix de l’électricité a baissé. Il n’empêche que cela donne une leçon. La volatilité en Europe s’explique par le fait que le marché est européen et fonctionne sur la base de la dernière centrale mise en ligne. Or un industriel ne peut pas vivre avec une volatilité de cette nature. Nous avons besoin d’une énergie compétitive et décarbonée, avec une visibilité sur une dizaine d’années au moins. C’est le type de proposition qu’on peut vous faire en Amérique du Nord.

Pour des processus industriellement assez lourds, comme les nôtres, la livraison d’énergie doit rester stable. Autrement dit, une électricité qui repose uniquement sur les renouvelables, avec des intermittences, ne fonctionne pas. Pour cette fameuse quatrième usine carbone que nous voulons développer, les critères sont les suivants : une énergie soit nucléaire soit hydraulique – ce sont des énergies stables –, décarbonée – le nucléaire et l’hydraulique le sont par nature –, avec la possibilité d’un contrat sur dix ans. En Europe, il est très difficile d’avoir un contrat sur dix ans. C’est ce à quoi cherche à répondre de CAPN.

Au Québec, où nous avons des activités, le prix de l’électricité est de 50 dollars du mégawattheure. Je ne dis pas qu’il faut y coller, d’autant qu’il augmentera au fil du temps. Mais le prix de l’électron est un vrai sujet de compétitivité et d’attractivité du territoire. Or l’une des missions d’EDF est d’être un élément de compétitivité du territoire français – et pas simplement pour les gros industriels électro-intensifs. Regardez la situation qu’ont vécue les boulangers pendant la période de pic du prix de l’électricité, en 2023. Le service doit être rendu à tout le monde.

L’énergie est un véritable atout, qu’il faut cultiver.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. De votre point de vue, la compétitivité énergétique permettrait de compenser les freins que vous avez mentionnés, comme celui du coût du travail, dans l’appréciation de l’implantation d’une usine en France – alors que vous en avez déjà une aux États-Unis et une en Malaisie. C’est très intéressant.

Safran est le premier groupe français à déposer des brevets et 90 % de ses dépenses en recherche et développement se concentrent sur le territoire national. Pouvez-vous revenir sur les dispositifs d’aide dont vous bénéficiez, en particulier le crédit d’impôt recherche ?

M. Olivier Andriès. Chaque année, nous sommes le premier ou le deuxième déposant sur le podium, avec Stellantis et Valeo en général. Mais en valeur absolue et sur plusieurs années, c’est effectivement le groupe Safran qui détient le plus gros portefeuille de brevets.

Le crédit d’impôt recherche est une manière de compenser le coût des ingénieurs en France. C’est un élément important, pas simplement pour avoir des bureaux d’études, mais aussi pour l’attractivité industrielle, compte tenu de la proximité nécessaire entre concepteurs et producteurs.

Nous sommes également bénéficiaires des aides du Corac, qui a été créé en 2020 alors que nous étions tous percutés par le Covid et qu’il fallait intensifier l’effort de préparation de l’avenir pour décarboner le secteur aérien. Aux États-Unis aussi, l’industrie est très fortement soutenue par les pouvoirs publics. Ce soutien existe aussi en Angleterre et en Allemagne.

Ce dispositif a bien fonctionné. Depuis le démarrage, nous avons bénéficié en moyenne d’environ 160 millions de financements du Corac par an. Ce montant baissera car, compte tenu de la situation budgétaire du pays, les budgets alloués au Corac ont été réduits depuis 2023.

Je précise que, d’une part, pour chaque euro reçu, Safran investit 1 euro d’autofinancement. D’autre part, 36 % des fonds que l’on reçoit ruissellent vers des PME et des ETI à 100 % françaises. Nous embarquons ainsi avec nous, dans nos programmes de préparation de l’avenir, des PME et des ETI françaises qui n’ont pas les moyens d’autofinancer leur part.

M. Sébastien Huyghe (EPR). En 2003, j’ai remis au Premier ministre un rapport sur l’attractivité de la France pour les sièges sociaux des grands groupes internationaux, dans lequel je démontrais que pour avoir des unités de production dans notre pays, il fallait de préférence avoir les centres de décision ainsi que ceux de recherche et développement. Je constate que rien n’a changé et que ce paramètre est toujours aussi important.

Vous avez évoqué la quatrième usine pour les freins carbone, dont vous devez décider de l’implantation à la mi-2025. En 2019, votre prédécesseur avait poussé un « coup de gueule » face aux difficultés du groupe à implanter deux usines en France du fait des complexités administratives. Sans dévoiler de secret, quels sont les critères que vous listez pour le choix de l’implantation d’une usine dans notre pays, outre le prix de l’énergie ? Il est important, pour notre commission, de savoir sur quels points appuyer pour faciliter la réindustrialisation.

Par ailleurs, vous avez évoqué vos déboires à Rennes. En tant que député du Nord, je vous invite à venir dans les Hauts-de-France ! Le président de région Xavier Bertrand a voulu en faire une région « pro-business ». Nous serons heureux de vous y accueillir. Dans ma circonscription, un terrain est même tout prêt à vous accueillir, pas loin de l’usine de votre partenaire Dassault, à Seclin. Il pourrait parfaitement faire l’affaire de Safran.

M. Olivier Andriès. En 2018, nous avons décidé d’implanter un site du côté de Valenciennes dans le cadre d’une coentreprise ou joint-venture avec Air France, pour faire de la réparation de pièces aéronautiques.

Pour cette quatrième usine, nous prendrons la décision dans les mois qui viennent.

Le critère prédominant est celui de l’énergie – nucléaire ou hydraulique –, car elle représente plus de 30 % du coût de fabrication des pièces. Les autres critères sont presque secondaires.

La question du raccordement au réseau est importante. Or il n’est pas toujours facile d’être raccordé au réseau, en France, et les délais sont longs.

Enfin, je vous ai parlé du prix de l’électron, mais il y a aussi celui du transport, même si des efforts sont faits pour les groupes électro-intensifs. Se pose aussi la question de la fiscalité relative à l’énergie. Là encore, l’État est prêt à accorder des exemptions de taxes aux groupes électro-intensifs, mais c’est un élément important à sécuriser – d’où l’enjeu de la stabilité fiscale dont je parlais tout à l’heure.

Je le répète, le critère de l’énergie est d’ordre numéro 1. Même si le coût salarial est un peu plus élevé dans telle ou telle région, pour l’activité précise des freins carbone, c’est secondaire si je puis dire.

M. le président Charles Rodwell. Qu’en est-il par rapport aux autres pays ? Quels sont les délais comparés pour implanter une usine ? Quelles sont les complexités administratives qu’une implantation entraîne, en France ou dans un autre pays ?

M. Olivier Andriès. Il est vrai que ce n’est pas toujours simple, en France. Cela étant, je constate qu’il existe une bonne collaboration entre l’État et les collectivités locales concernées. Au niveau local, la volonté de piloter le dossier collectivement et efficacement est réelle. Quand je vois la manière dont cela s’est passé pour notre dernière implantation à Rennes, je n’ai strictement aucun reproche à faire aux réponses globales que l’on a eues, de la part de l’État, de la mairie et de la région.

Ce n’est pas toujours simple, car notre organisation territoriale n’est pas simple, entre l’État, la région, le département et les communautés de communes. Mais, globalement, quand on identifie un site et quand on commence à entrer dans un dialogue avec les partenaires locaux, il y a du répondant. Bien sûr, tout le monde ne répond pas de la même façon. Mais on sent qu’il y a du répondant. Il y a des efforts de simplification à faire. Quant à la simplification en Europe, c’est un autre sujet.

Dans le cas de la quatrième usine, le principal sujet est celui du raccordement au réseau, qui peut prendre beaucoup de temps. C’est potentiellement un critère éliminatoire.

M. le président Charles Rodwell. Concernant le financement de l’industrie de la défense, estimez-vous qu’à court terme, les annonces conjointes du ministère des armées et du ministère de l’économie et des finances d’un soutien par des capitaux publics et privés – de particuliers et d’entreprises – sont de nature à répondre à vos besoins d’investissement ?

Pour le long terme, l’approvisionnement en capitaux publics ne suffit plus. Quels sont les pays qui ont déployé des capacités massives de financement de leur industrie de défense par des capitaux privés, que vous recommanderiez d’observer ? Nous sommes un certain nombre à étudier le sujet du passage d’une retraite par répartition à une retraite par capitalisation pour protéger la retraite des Français, mais aussi nourrir des fonds de pension capables de financer le réarmement industriel dont notre pays a besoin. D’autres modèles existent-ils ailleurs, dans des pays petits ou grands ?

M. Olivier Andriès. Ce sujet d’un système complémentaire de retraite par capitalisation répond à la problématique des cotisations patronales et du financement du modèle social. Je note d’ailleurs que les seules personnes qui bénéficient d’un tel système sont les fonctionnaires.

Par ailleurs, pour que les industriels investissent et montent en cadence, il faut une visibilité concernant les commandes. C’est la question du budget du ministère de la défense et, plus généralement, celle du budget. Sans commandes, il n’y a pas de montée en cadence. C’est tout simple.

L’autre point est le financement de toute la supply chain, pour qu’elle puisse suivre cette montée en cadence. Cela passe par le soutien du monde financier et bancaire aux industries de défense. L’initiative prise il y a quelques jours par le ministre de l’économie et des finances et celui de la défense de réunir à Bercy un certain nombre d’acteurs pour parler du financement de l’industrie était plus que bienvenue. Faire valoir qu’investir dans la défense n’est pas honteux était fondamental. Au contraire, c’est servir son pays et les valeurs de la démocratie, dans le contexte actuel.

Il fallait aussi débloquer ou « cracker » le problème selon lequel en Europe, la plupart des fonds investissant en capital et la plupart des banques faisant du financement pour le besoin en fonds de roulement évitent le secteur de la défense, celle-ci étant perçu comme étant exclu des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Ce phénomène n’existe pas aux États-Unis. Les investisseurs américains n’ont aucun état d’âme à investir dans les entreprises de défense, car ils considèrent que ces valeurs sont l’arsenal de la démocratie.

Le changement de paradigme que nous vivons se prête à une évolution des mentalités. D’ailleurs, la plupart des grands banquiers et des représentants du monde financier qui étaient présents se sont engagés à financer non pas l’effort de guerre, car ce n’est pas ce dont il est question, mais la préparation à une montée en cadence dans le domaine de la défense. Les financiers ne se substitueront pas au budget, car les commandes sont passées par l’État. Mais ce mouvement de montée en cadence a besoin d’être accompagné par les financiers.

Cette initiative était donc une bonne chose.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos explications claires, qui apporteront beaucoup à notre commission d’enquête. Nous vous proposons, le cas échéant, de compléter nos échanges par les réponses et les documents que vous jugerez utiles.

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24.   Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, président de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), accompagné de M. Bruno Giorgianni, directeur des affaires publiques et sûreté de Dassault Aviation, et de Mme Fanny Forest-Baccialone, directrice des relations extérieures de l’UIMM

M. le président Charles Rodwell. Nous recevons à présent M. Éric Trappier. Monsieur le président, vous avez fait toute votre carrière et gravi les échelons au sein du groupe Dassault. Vous êtes également à la tête de l’UIMM, qui regroupe plusieurs filières industrielles de pointe ; par son réseau de pôles formation, elle forme chaque année près de 130 000 salariés et 35 000 personnes en alternance.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Trappier, M. Bruno Giorgianni et Mme Fanny Forest-Baccialone prêtent successivement serment.)

M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, président du groupe industriel Marcel Dassault et président de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM). Je remercie la commission d’enquête pour cette invitation à m’exprimer sur l’avenir de l’industrie en France.

L’UIMM représente 42 000 entreprises, soit environ 1,5 million de salariés et 50 % de l’industrie française. L’organisation est implantée dans les territoires : nous comptons 58 UIMM territoriales, 12 organisations professionnelles et 30 pôles de formation qui regroupent 130 sites où sont formées 130 000 personnes chaque année. Enfin, nos 35 000 apprentis contribuent fortement à la réussite de l’apprentissage.

Nous connaissons depuis quelques jours un contexte de guerre commerciale généralisée qui, malgré l’accalmie d’avant-hier, aggrave les problèmes généraux de l’industrie.

Dans les années 1960, la France s’était fortement industrialisée, principalement dans les domaines du nucléaire militaire et civil – le premier pour assurer la souveraineté de la dissuasion nucléaire française, le second afin de garantir une indépendance énergétique fondamentale pour l’industrie –, de l’aviation civile et militaire – outre le groupe que je représente, il faut compter les réussites d’Airbus et de Safran –, du train, avec le TGV, et de l’automobile, grâce aux décennies d’expérience de Peugeot, Renault et de leurs sous-traitants, qui ont tous contribué à la réussite du moteur thermique en France. Depuis quelques décennies, la France est dans une phase de désindustrialisation : alors qu’elle représentait 20 % du PIB, l’industrie n’en représente désormais plus que 10 %. Je date le début de ce mouvement désastreux à la décision prise par certaines grandes entreprises des télécommunications de délaisser l’industrie au profit des services en se disant que la Chine serait notre fournisseur et notre fabricant.

Le Covid a révélé que la souveraineté de notre industrie était nécessaire pour répondre à la demande de nos concitoyens, mais aussi pour faire entrer les impôts et les cotisations sociales dans les caisses de l’État grâce au commerce extérieur. En réalité, la prise de conscience avait eu lieu un peu plus tôt. Je salue à cet égard la politique de l’offre lancée par le président de la République entre 2017 et 2022 : l’impôt sur les sociétés a été ramené de 35 % à 25 %, ce qui place la France dans la bonne moyenne européenne, proche des États-Unis, et la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a pérennisé l’allégement des charges identifiées par le rapport Gallois de 2012 entre 2,5 et 3,5 smic. En complément, le maintien du crédit d’impôt recherche (CIR) a été fondamental pour permettre aux entreprises, grandes ou petites, d’innover ; sans innovation, il n’y a pas d’industrie.

L’activité partielle de longue durée (APLD), inventée au sein de l’UIMM, a sauvé les emplois durant le Covid en permettant de conserver les savoir-faire au sein des entreprises, ce qui a été plus difficile dans d’autres pays. Elle a permis une forte reprise en 2021, laquelle s’est accompagnée de nouveaux problèmes, notamment de montée en puissance qui sont encore sensibles dans l’aéronautique.

Au même moment, la volonté de l’Europe et de la France de réellement s’investir dans la transition environnementale a conduit à une inflation normative qui, combinée à d’autres facteurs, a eu des conséquences sur le secteur automobile. Je ne remets pas en cause la volonté de lutter contre le réchauffement climatique, mais je rappelle que celle-ci a un coût et un calendrier. Or, au cours des dernières décennies, l’industrie chinoise est montée en puissance, appuyée par son gouvernement : elle n’est plus seulement une industrie de sous-traitance, mais un acteur industriel majeur. La compétition automobile porte désormais sur la fabrication, le recyclage et l’amélioration de la performance des batteries ; dans ce domaine, la Chine est en avance. Le passage à la voiture électrique, encouragé par l’Europe, favorise donc l’automobile chinoise. L’industrie automobile européenne est confrontée de graves difficultés : le moteur thermique vit ses dernières années – même si ce point mériterait une discussion plus approfondie. Les industriels ne sont pas en mesure de produire des moteurs hybrides durant une période suffisamment longue pour réinvestir et innover dans les moteurs thermiques afin de respecter les nouvelles normes Euro 7.

J’en viens aux freins à la réindustrialisation.

Le principal frein identifié, et le plus ancien, est le manque de compétitivité de l’industrie française. C’est pourquoi le rapport Gallois avait préconisé un allégement de charges pour permettre aux industries de haut niveau de continuer à se développer. Les impôts de production, comme leur nom l’indique, taxent davantage la production industrielle que les services, ce qui n’encourage pas les entreprises à maintenir la fabrication en France. Une première baisse avait été enclenchée il y a quelques années ; la deuxième partie a été mise au frigo en attendant d’y voir plus clair sur le budget. Le budget pour 2025, qui a fait repasser l’impôt sur les sociétés à 35 %, n’a pas été une bonne nouvelle.

Le deuxième grand frein identifié est le manque de personnes formées. L’attractivité des métiers de l’industrie a baissé ces dernières années ; la désindustrialisation, notamment dans la métallurgie et la sidérurgie, a laissé des traces dans certaines régions. J’ajouterai que l’on n’éduque pas suffisamment les jeunes à la nécessité de s’orienter vers les métiers de l’industrie – ingénieur, technicien supérieur, technicien ou compagnon. L’UIMM et ses petites et moyennes entreprises (PME) s’efforcent d’ouvrir les portes de l’industrie pour montrer que nous ne sommes plus au temps d’Émile Zola, que l’industrie est désormais un environnement organisé et moderne, avec beaucoup de numérique et de robots à programmer et à maintenir, sans oublier qu’elle rémunère mieux que les autres filières et permet de contribuer aux besoins du pays.

Le troisième frein est lié aux contraintes environnementales. Les députés européens et français ont voté beaucoup de règles sans toujours en mesurer les conséquences pour l’industrie à court, moyen et long terme. Nous ne sommes pas opposés à ces nouvelles normes, mais nous souhaitons que des études d’impact sur l’industrie – et pas seulement des études environnementales – soient réalisées en amont pour éviter les complications. En général, les grandes entreprises arrivent à s’organiser ; c’est plus compliqué pour les petites, et cela pèse dans les territoires.

Le quatrième frein tient au prix de l’énergie. Avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), nous bénéficiions d’une électricité à prix fixe en situation de crise. Depuis la remise en activité de toutes les centrales, le prix a baissé, mais les turbulences de 2022, où le prix s’est parfois envolé au-dessus de 300 euros par kilowattheure, ont démontré les bénéfices d’un mécanisme qui permet aux industriels de se projeter indépendamment du prix du marché. La fin de l’Arenh est prévue pour cette année et nous ne savons pas encore par quoi il sera remplacé. C’est un sujet d’inquiétude. Nous militons pour que le nouveau dispositif, tout en respectant les contraintes imposées par la Commission européenne, soutienne les industries électrosensibles – les électro-intensifs négociant de gré à gré avec leur fournisseur d’énergie.

Le cinquième frein réside dans le recul de l’apprentissage. Les dirigeants de petites entreprises, que je rencontre une fois par mois, trouvent dommage d’avoir touché à cet outil, qui était une réussite française. Les grandes entreprises seront plus touchées ; elles prendront moins d’apprentis, et cela pèsera sur toute la filière.

Enfin, le dernier frein tient aux normes. Je prendrai l’exemple des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées désignées comme PFAS, qui ont récemment intéressé l’Assemblée nationale. Bien sûr qu’il faut étudier les conséquences de ces produits sur la santé, mais il convient d’identifier lesquels de ces milliers d’items sont dangereux – tous ne le sont pas – et d’envisager les protections possibles avant de prononcer leur interdiction pure et simple. Il faut également donner à l’industrie le temps de les remplacer, sur le modèle du règlement européen du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques ainsi que les restrictions applicables à ces substances, dit « règlement Reach », car ces matériaux sont utilisés dans tous les domaines et leur remplacement a un coût. Une interdiction rapide des PFAS mettrait immédiatement le secteur à l’arrêt.

Que faire ? Personnellement, je crois fortement à l’industrie en France.

Il faut tout d’abord renouer avec l’attractivité des métiers de l’industrie. C’est un secteur qui embauche : l’UIMM cherche 200 000 nouvelles personnes tous les ans.

Il faut ensuite encourager l’innovation, ce qui nécessite de ne pas remettre en cause le CIR chaque année – l’inquiétude n’est pas propice aux investissements –, et inciter les chercheurs à trouver des passerelles entre le monde académique et la recherche appliquée.

Il faut également attirer davantage de femmes. Nous visons 30 % de femmes dans les métiers de l’industrie, contre 22 % actuellement. Cela nécessite des campagnes pour montrer que l’industrie est sûre. Si l’on diffuse tous les soirs, à vingt heures, des clips de prévention qui montrent toujours un métier industriel en arrière-plan, les parents ne voudront pas y envoyer leurs enfants, et encore moins leurs filles. Je sais que cela semble un peu sexiste, mais c’est malheureusement du vécu. Il est de notre responsabilité d’industriels d’assurer la sécurité au travail et de montrer que n’importe qui peut venir y travailler.

En parallèle, il faut alléger les charges sociales des entreprises. Cela pose la question de notre modèle social : si l’on veut alléger les charges pour rendre les entreprises plus compétitives et, en même temps, augmenter les salaires nets, il faudra bien s’attaquer aux dépenses sociales. Les modalités devront être discutées avec les partenaires sociaux ; sur ce sujet, l’UIMM est à la pointe. Dans les années à venir, il faudra travailler un peu plus longtemps dans la vie et un peu plus dans l’année. Je constate une grande différence dans le nombre d’heures travaillées aux États-Unis et en France ; cela joue contre la compétitivité française.

Enfin, il faut alléger les normes. La France est le premier pays à avoir transposé la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD », ce qui ne va pas dans le sens de la compétitivité, d’autant que 17 pays de l’Union européenne ne l’appliquent pas encore. Je pense qu’il serait possible d’aller plus loin dans l’allégement de ces contraintes que les propositions de directives européennes dites « omnibus » déposées le 26 février 2025.

À l’échelle européenne, toujours, il faut trouver une solution concernant le prix de l’électricité.

Même en faisant tout cela, nous resterons loin des États-Unis et de la Chine. On a souvent tendance à comparer la France à l’Allemagne, mais celle-ci est confrontée aux mêmes problèmes que nous : le secteur automobile allemand est en grande difficulté compte tenu de la poussée chinoise et, désormais, des droits de douane américains. Il faut regarder le reste du monde.

L’aéronautique va bien, mais elle a encore besoin de temps pour monter en puissance. Chez Dassault, le Rafale connaît un succès croissant ; sa production 100 % française depuis le début de la Ve République est un gage de souveraineté en matière de dissuasion nucléaire. Dans l’aviation civile, Airbus va de réussite en réussite. Ces deux moteurs entraînent l’ensemble du tissu industriel français.

La sidérurgie, elle, est dominée à 50 % par les Chinois : si nous voulons décarboner la fabrication d’acier tout en restant dans les prix du marché, il faudra d’importantes subventions européennes pour maintenir une industrie de transformation en Europe. Ce constat vaut aussi pour l’aluminium.

À l’UIMM et chez Dassault, nous croyons à l’industrie en France, mais le ciel n’est pas sans nuages. Le pire d’entre eux est l’instabilité fiscale. En effet, le retour sur investissement est fonction de la fiscalité appliquée au capital ; celle-ci doit donc être connue en amont. Je me réjouis que la grande majorité des investisseurs dans les PME que je rencontre aux réunions mensuelles de l’IUMM soient des investisseurs familiaux, comme en Allemagne, et qu’une grande famille française soit l’actionnaire principal du groupe Dassault. C’est ce qui assure notre souveraineté. Je rappelle que 70 % des parts des grandes sociétés françaises mises sur le marché sont détenues par des fonds américains.

Enfin, l’instabilité politique crée des interrogations dans les entreprises. Couplée à l’« effet Trump », depuis quelques semaines, elle coupe la volonté d’investir et baisse celle d’embaucher.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ce propos liminaire concis, précis et éclairant. Permettez-moi également de vous féliciter pour la décision prise par l’Inde de poursuivre ses commandes de Rafale. Nous faisons partie des députés qui se réjouissent du succès des grands groupes industriels français plutôt que de les dénoncer publiquement.

Je concentrerai mes questions sur le financement de l’industrie de la défense, qui a récemment fait l’actualité nationale et européenne.

Premièrement, estimez-vous que notre modèle fondé sur l’exportation et sur l’autonomie est pérenne ou faut-il prendre des décisions politiques complémentaires pour le soutenir ? Je vous pose la question dans le contexte système de combat aérien du futur (Scaf) : il apparaît que nos partenaires n’ont pas la même notion de l’autonomie, notamment s’agissant des réglementations américaines sur le trafic d’armes au niveau international ou International Traffic in Arms Regulations (ITAR).

Ma deuxième question porte sur la commande publique. Pensez-vous que les récentes annonces européennes sur le financement européen de la défense sont de nature à soutenir l’industrie de la défense française et européenne ? Considérez-vous que les annonces faites il y a dix jours à Bercy par le ministère des armées et le ministère de l’économie et des finances sont suffisantes pour répondre à vos besoins à court terme ?

Enfin, parmi les pays qui possèdent leur industrie de défense, en connaissez-vous qui financent leur industrie de défense par des capitaux privés ? La question sous-jacente étant : est-il possible de financer notre industrie de défense autrement que par l’adoption d’un régime de retraite par capitalisation qui permettrait de faire baisser le coût du travail en France, de financer la retraite des Français et d’allouer des capitaux au réarmement industriel de notre pays par le biais de fonds de pension ?

M. Éric Trappier. Le Rafale est une fierté française ; c’est le résultat d’un travail d’équipe et d’une expérience de plusieurs décennies. Ses origines datent d’avant la Ve République ; le projet s’est trouvé renforcé par la volonté de doter la France de la dissuasion nucléaire – donc d’avions et de sous-marins, ainsi que des missiles associés –, pour assurer sa souveraineté. Nous sommes les seuls en Europe à avoir ce modèle, à disposer des technologies afférentes et à les alimenter. Bien sûr, être seul a un coût. Mais c’est avant tout une affaire de volonté : celui qui ne veut pas faire dit que ça coûte cher, tandis que celui qui veut faire en prend la décision, comme le général de Gaulle. Aujourd’hui, avec la montée des menaces, nous l’applaudissons.

Dassault emprunte peu mais la question du financement est cruciale pour nos sous-traitants, en particulier les plus petits d’entre eux. Outre qu’il n’existe pas de préférence européenne, la taxonomie était même, il y a quelques années encore, défavorable à l’armement, et le système bancaire français l’a déclinée en France. La finance devait être durable et la finance durable excluait l’armement. Cela a été quelque peu corrigé. D’abord, le terme d’« armement controversé », qui n’existe pas, a été remplacé par celui d’« armement interdit » – il est évident qu’il ne faut pas financer un armement interdit. Puis l’exclusion a été abandonnée au début de la guerre en Ukraine : à Bruxelles, les gens se sont dit que si nous ne fabriquions pas nos propres armements, il faudrait les acheter à l’extérieur, ce qui nous rendrait dépendants. Pour nous, qui voulons rester souverains, c’est un problème, mais ce n’est pas le cas d’autres pays européens : ils considèrent comme acceptable une dépendance aux États-Unis, lesquels participent à la défense européenne dans le cadre de l’Otan.

Le problème de la taxonomie mis à part, que peuvent les financements européens ? La proposition de règlement relatif à l’établissement du programme pour l’industrie européenne de la défense – European Defence Industry Programme (EDIP) vise à financer en commun des dépenses d’armement. La question de savoir si les commandes pourraient être passées à des sociétés non européennes n’a pas encore été tranchée. Nous parlons ici d’entreprises et non d’États car, si j’ai bien compris, chaque pays reste souverain en matière de défense. Nous avons demandé qu’on vérifie au moins que les technologies étaient issues de sociétés européennes mais, là encore, nous avons échoué. Depuis plus de trente ans, je milite pour la préférence européenne en matière de défense. Dans les faits, la préférence est plutôt américaine, et je ne suis pas convaincu que cela changera : je me suis fait observateur, afin d’être agréablement surpris si cela arrivait – je ne demande qu’à l’être.

Une réflexion sur le problème des retraites est en cours au sein du « conclave » réunissant les partenaires sociaux. Il serait sûrement bénéfique d’ajouter au système par répartition un système par capitalisation, voire de généraliser ce dernier, dans le cadre d’un dialogue social. Certains l’affirment déjà. Mais il faut savoir qui finance : le but n’est pas d’augmenter encore les charges sociales qui pèsent sur les entreprises. La question demande une analyse approfondie, mais si elle était encore taboue il y a quelques mois, on peut désormais y travailler – il est bon que les partenaires sociaux s’en emparent.

L’export est indispensable parce que la production nécessaire à la France ne suffit pas pour assurer la validité de son modèle industriel. Dassault a surtout exporté vers les pays non alignés, qui, dans les années 1960, 1970 et 1980, ne voulaient être dépendants ni des États-Unis ni de l’Union soviétique. Cette ligne a perduré : nous vendons du Rafale en Inde, en Indonésie, au Moyen-Orient – à des pays qui se disent beaucoup plus neutres que d’autres. En vendrons-nous davantage en Europe ? Nous en avons vendu à des pays du Sud, comme la Grèce, la Croatie et la Serbie, qui est en Europe même si elle n’appartient pas à l’Union européenne. Nous verrons si d’autres pays passeront de fournisseurs américains à des fournisseurs français.

S’agissant du Scaf, l’union fait la force, à condition d’être bien pensée. Certains prônent le codéveloppement et veulent impliquer tout le monde à égalité. Je serais plus directif : ceux qui mettent l’argent sur la table doivent désigner celui qui a le plus de compétences pour assurer la gouvernance ou le leadership. En effet, il s’agit de mener à bien un projet industriel qui réponde à des besoins opérationnels importants en matière de défense et de garantir la bonne utilisation des fonds publics. Sinon, on fera de la coopération pour la coopération, avec un juste retour vers les pays qui ont mis de l’argent dont on fera travailler les industriels, au besoin en dupliquant des travaux. Outre la bonne organisation, une volonté commune est nécessaire, celle d’atteindre la souveraineté. La coopération implique d’abandonner à d’autres certains savoir-faire : il faut assumer la dépendance mutuelle à très long terme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est une fierté pour nous de recevoir le patron du fleuron national qu’est Dassault. Je vous interrogerai d’abord comme tel, puis comme président de l’UIMM.

Vous avez déclaré récemment que vous n’aviez besoin des compétences de personne pour construire un avion de combat, mais que vous étiez prêt à coopérer et à partager. Aidé par des industriels français, votre groupe serait capable de développer un système aérien de combat équivalent au Scaf. Quel serait pour vous le bénéfice de cette coopération dite européenne – en réalité avec l’Allemagne ? Ne constitue-t-elle pas un transfert de technologie dont nous pourrions nous passer, c’est-à-dire une perte de souveraineté ?

M. Éric Trappier. Je ne cherche ni à me montrer arrogant ni à me substituer aux États : c’est à eux qu’il revient de décider des coopérations. Dans la phase actuelle, avec Safran pour le moteur, Thalès pour l’électronique et tous les sous-traitants français, nous avons les compétences pour construire un avion de combat. Quand on sait construire un Rafale, dont on connaît la réussite, on sait faire le suivant. Pour le reste, c’est un problème de financement, de capacité et de volonté politique, laquelle relève des États.

Aujourd’hui, dans le cadre du Scaf, j’apprends, parce qu’on apprend toujours en travaillant, mais je n’apprends pas de mes coopérants. Cependant, je ne m’oppose pas à la coopération, si elle permet une contribution financière ; je n’ai pas de problème pour faire travailler des sociétés allemandes et espagnoles – pour le démonstrateur de drone de combat furtif européen Neuron, nous avons fait travailler des Suédois, des Espagnols, des Italiens, des Grecs et des Suisses. En revanche, mettre tout le monde à égalité et placer dans le panier commun le résultat et le savoir-faire reviendrait à disséminer en très peu de temps et pour très peu d’argent les connaissances technologiques et les compétences accumulées pendant plusieurs décennies. Il faut un équilibre. Je demande qu’on nous confie le leadership, en particulier en nous laissant le choix des sous-traitants, comme c’est toujours le cas pour réaliser un projet industriel, afin que nous puissions désigner ceux qui satisfont parfaitement à nos demandes. Nous ferons évidemment travailler des sociétés européennes : il y a des Allemands et des Espagnols tout à fait compétents, mais il faut un chef de projet pour les conduire. De la même manière, je suggère que les États qui participeraient au financement ne décident pas tous à égalité ; il faut faire confiance à l’un d’entre eux pour assurer la gouvernance. À mon sens, dans le domaine de l’aviation de combat, ce rôle devrait revenir à la France, et à Dassault pour la construction. J’ai été très critiqué en Allemagne en raison de cette position, qui n’est pas du tout anti-allemande, bien au contraire : il s’agit de bien faire le travail industriel qui m’est demandé et de garantir que nos armées auront l’avion de combat qu’elles recherchent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. N’est-il pas paradoxal de développer un système aérien de combat en diluant le leadership entre plusieurs États, dont l’un a encore récemment annoncé qu’il maintenait ses commandes de F-35 américains ?

M. Éric Trappier. Je vous laisse en juger. Bien sûr, l’achat de l’avion final sert de contrepartie à l’investissement. Quand on rentre dans un système F-35, il est ensuite difficile d’en sortir. Encore une fois, cette discussion relève des États.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La Commission européenne a annoncé un plan doté de près de 800 milliards d’euros pour relancer notre outil de défense. Il faut relativiser cette somme : 650 milliards étaient déjà inscrits dans les budgets des États. Sur les 150 milliards de nouveaux financements, assurés par des prêts, 90 milliards, soit 65 %, devraient être soumis à une règle de préférence européenne. Évaluez-vous le montant dont vous pourriez bénéficier ? Le dispositif va-t-il assez loin ? À part le levier politique, comment pensez-vous que la France puisse peser pour insérer une clause de préférence européenne dans le milieu de la défense ? Dans le secteur nucléaire, comme toujours, elle se retrouve en concurrence quasi-exclusive avec les États-Unis sur le sol européen ; bon nombre de nos « partenaires » choisissent les technologies américaines.

M. Éric Trappier. C’est l’une des principales questions. Je me réjouis que l’Europe ait instauré cette préférence européenne et qu’elle veuille investir dans les activités de défense ; il faut maintenant savoir quelle sera la méthode choisie. Jusqu’à présent, selon les projets de la Commission européenne, nous ne percevons que de petites sommes pour mener des études très en amont, avec de nombreuses contraintes, y compris celle de lui donner un droit de regard sur l’export, ce qui serait problématique pour le modèle français, et sur la propriété intellectuelle, que les sociétés ont pourtant le devoir industriel de protéger, avec le soutien de l’État, lequel a tout intérêt à ce que ce savoir-faire reste dans les entreprises qui l’ont développé. De gros chiffres sont sur la table ; nous attendons de voir comment la Commission veut dépenser les fonds. S’agissant d’un futur avion de combat, c’est plutôt à la France de décider comment procéder ; il faut une locomotive, un architecte compétent, qui connaisse exactement les besoins spécifiques à l’appareil, avec à la clé la dissuasion nucléaire et la capacité à opérer depuis un porte-avions, ce que nous sommes les seuls en Europe à avoir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je m’adresse désormais au président de l’UIMM en même temps qu’au capitaine d’industrie.

Les États-Unis mènent une guerre commerciale agressive, en particulier à l’Europe. Selon vous, la réponse européenne est-elle à la hauteur ? Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) vise à taxer les intrants, les matières premières nécessaires à l’industrialisation sur le sol européen et non les produits qui nous font concurrence. De mon point de vue, cela revient à tirer une balle dans le pied des industriels européens. Qu’en pensez-vous ? Le contexte n’offre-t-il pas l’occasion de l’élargir aux produits transformés ?

M. Éric Trappier. Les États-Unis nous imposent une taxe de 10 % sur les avions ; elle s’appliquera à Airbus comme à Dassault mais, pour nous, cela vient s’ajouter à l’absence de soutien de l’Europe, qui s’apparente déjà à une taxe. Je suis en quasi-procès avec la Commission parce que Dassault est exclu de la taxonomie alors que nos appareils utilisent davantage les carburants alternatifs que l’aviation commerciale. Puisque l’exclusion n’est pas fondée sur des critères environnementaux, je voudrais savoir quel en est le prétexte. D’ailleurs je le dis : supprimons les taxonomies, qui sont un boulet au développement industriel et économique ; il faut garder la volonté de décarboner, mais selon des règles justes, et non uniquement décidées dans les sous-sols de Bruxelles.

La taxe MACF est complexe, peu lisible pour les entreprises et, finalement, permissive. Je doute qu’elle atteigne les objectifs prévus. Des quotas carbone avaient été définis pour atténuer le problème des importations de produits étrangers depuis des pays qui ne souscrivent pas aux mêmes règles que nous. Une taxe carbone serait sûrement une solution, mais le MACF est très complexe : France Industrie demande qu’il soit réformé avant la fin de 2025 pour le rendre beaucoup plus efficace.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concrètement, prônez-vous un élargissement aux produits finis et semi-finis ou une réforme complète, par exemple en le remplaçant par une taxe définie par secteur et par pays d’origine ? Si j’ai bien compris, c’est ce qu’a évoqué, lors du dernier Conseil national de l’industrie (CNI), le patron de France Industrie, M. Alexandre Saubot, que nous auditionnerons demain.

M. Éric Trappier. Je suis sur la même ligne qu’Alexandre Saubot. Il ne s’agit pas de dire qu’on ne veut pas du MACF en tant que tel, mais d’expliquer pourquoi, étant permissif, il n’atteint pas les objectifs, afin de le remplacer par un dispositif beaucoup plus simple et compréhensible.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez dénoncé l’inflation normative qui découle des impératifs environnementaux qu’impose la lutte contre le réchauffement climatique. Si les intentions sont louables, ces normes pénalisent lourdement nos entreprises. Considérez-vous que la décision européenne de réguler plutôt que de favoriser la production ait été l’une des grandes erreurs de ces dernières années ? S’agissant de la France, estimez-vous que les récents allégements fiscaux, qui allaient dans le bon sens, en particulier la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) et celle des impôts de production, ont servi la compétitivité des entreprises ou que l’accumulation des normes, que j’appelle l’impôt paperasse, en a annulé le bénéfice ? En effet, si la fiscalité sur les entreprises a diminué de 30 % environ, la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP) estime que l’application des normes européennes leur coûte quelque 20 milliards par an – 40, selon le rapport Draghi –, sans même compter les surtranspositions et les réglementations que nombre de parlementaires se plaisent à leur imposer.

M. Éric Trappier. Le rapport de Mario Draghi établit un bon diagnostic de l’état de l’industrie en Europe – d’ailleurs, tout le monde l’a applaudi. Les solutions restent à bâtir. Cela demande du temps, mais l’Europe en prend plus que les États-Unis. Or, s’il ne faut pas précipiter les décisions, il est nécessaire d’avancer.

Ce rapport recommande de simplifier les normes. Avec le projet de directive omnibus du 26 février 2025, la Commission européenne a repris la suggestion à son compte. C’est un bon début, mais la réforme est trop lente et trop restreinte. Je pense en particulier à la directive CSRD – selon nous, il ne faut pas entrer dans l’application de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive dite « directive CS3D », parce qu’il sera trop compliqué de déterminer comment faire. Même si les plus petits entrepreneurs peuvent être en partie exonérés, les derniers rapports CSRD sont de gros bouquins indigestes ; on exige la certification de commissaires aux comptes presque exclusivement américains et, parfois, la publication de données sensibles. Des révisions sont donc nécessaires. Sans mauvais jeu de mots, l’accumulation de papier n’est pas bonne pour l’environnement : essayons de simplifier réellement l’exercice.

Il faut équilibrer les obligations environnementales avec les contraintes des industriels, lesquels doivent être capables d’exporter et de concurrencer des entreprises qui ne connaissent pas les mêmes difficultés. Nous ne demandons pas de tout mettre à la poubelle : nous sommes très engagés, pour l’environnement et pour la mixité en particulier, mais les calendriers doivent être tenables. Ce que nous reprochons au pacte vert, c’est d’imposer d’aller toujours plus vite. Dans certains domaines, il faut se donner du temps. En gardant le moteur thermique le temps de faire monter en puissance le moteur électrique, on rendrait peut-être les voitures européennes plus compétitives sur le long terme. Surtout, cela aurait l’avantage de retarder leur mise en concurrence avec les voitures chinoises, qui sont beaucoup plus compétitives et beaucoup moins chères. La tenue des batteries sera un critère primordial ; avec 25 % de taxes à l’entrée sur le marché américain, le secteur souffrira encore davantage.

L’UIMM avait prévu la perte de 100 000 emplois : on va rapidement y arriver. Tous les jours, on constate des défaillances. On nous dit que ce n’est pas grave, qu’il suffit de reconvertir les emplois dans l’aéronautique. C’est vrai, et l’UIMM consacre une partie de ses centres de formation à la reconversion des chômeurs et des employés de secteurs en difficulté, mais la mobilité géographique aussi est difficile, d’autant que s’y ajoute le problème du logement. Par conséquent, cela ne se fera pas en quelques jours ni en quelques années : il faut un plan sur le long terme. Nous demandons un peu de temps, et qu’on écoute les industriels concernés, afin de rendre les normes plus acceptables. Surtout, il faut arrêter les interdictions : on est toujours en train d’interdire alors que cela provoque la disparition de secteurs entiers ; la transformation est plus acceptable. Nous prônons un meilleur équilibre. Nous autres, industriels, n’allons sans doute pas assez vite, mais nous sommes la solution au problème : il faut nous inscrire dans l’équation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’interdiction des véhicules thermiques en 2035 entraînera la suppression de près de 100 000 emplois industriels, sans parler de la distribution ni des services. Comme vous, j’estime que ce délai est intenable pour les industriels. La semaine dernière, la Commission européenne a annoncé que des négociations étaient en cours avec la Chine pour supprimer la surtaxe appliquée aux véhicules chinois importés. Vous êtes-vous exprimé sur cette annonce ?

M. Éric Trappier. Je n’ai pas connaissance de telles négociations. En revanche, je connais celles qui se tiennent entre la Commission et le secteur automobile français : je soutiens la filière de l’automobile, qui doit exprimer ses besoins. De manière générale, l’industrie automobile va vers le tout-électrique, peut-être en passant par l’hybride : il faut la soutenir dans cette démarche et écouter les entreprises pour savoir comment procéder, combien de temps cela prendra et quels investissements seront nécessaires. Il sera difficile d’être compétitifs ; sans droits de douane, le marché européen sera inondé par les voitures chinoises. Je l’ai déjà dit, les Chinois ne sont pas des sous-traitants, ce sont maintenant des architectes de voitures : ils les dessinent, avec une ligne tout à fait agréable ; le moteur électrique est très simple, la technologie concerne plutôt la batterie ; et ils bénéficient du concours de tous les équipementiers européens et chinois. Ils font donc des voitures de très bon niveau, mais beaucoup moins chères que les voitures européennes – ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. On peut se dire qu’ils ont gagné la partie.

Pour moi, il faut néanmoins continuer à fabriquer des voitures en Europe. En tout cas, nous ne devons pas sacrifier cette industrie sur l’autel de la croyance que demain, il n’y aura plus de voitures. On dit la même chose des avions, mais c’est faux : il faut construire des avions plus propres. Olivier Andriès, directeur général de Safran, vous a sûrement expliqué comment on fabrique des moteurs qui consomment moins ; pour notre part, nous travaillons à élaborer des formes plus aérodynamiques et à intégrer plus de carburant alternatif afin de diminuer les émissions carbone – de 50 % aujourd’hui, de 100 % demain. Ce sont autant de solutions, mais elles prennent du temps et demandent des efforts spécifiques. Tous les industriels seraient favorables à une aide de l’Europe, laquelle doit soutenir l’industrie plutôt que certaines théories et pratiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon la Banque publique d’investissement (BPIFrance), nos entreprises petites, moyennes et de taille intermédiaire (PME-ETI), qui travaillent en complémentarité avec les grands groupes français et possèdent un véritable savoir-faire, représentent les deux tiers de notre potentiel de réindustrialisation. Ne considérez-vous pas que ce socle industriel a été négligé ces dernières années ? En effet, en finançant pour moitié la recherche et pour moitié la décarbonation et les acteurs émergents, le plan France 2030 va dans le bon sens mais, contrairement à France relance, il ne finance pas les industries dites de base, qui disposent pourtant d’un socle commun de compétences nécessaires au développement économique d’un grand nombre d’innovations. Par ailleurs, à l’image des électro-intensifs auxquels la réforme du marché européen de l’énergie a accordé une dérogation tarifaire, nos PME et ETI ne mériteraient-elles pas de bénéficier du tarif attractif d’un prix souverain français ?

M. Éric Trappier. S’agissant des programmes d’investissement, mon approche est un peu différente : je pense qu’il faut aider ce qui marche et ne pas vouloir innover sans cesse, même s’il faut évidemment financer de nouveaux types d’industrie et des start-ups. Il y a un équilibre à trouver entre l’aide destinée aux nouveaux entrants et le renforcement de notre base industrielle dans les domaines qui fonctionnent ou dont l’État estime qu’ils sont nécessaires à la préservation de notre stratégie industrielle – défense et énergie nucléaire, notamment. Mettre de l’argent pour décarboner dans de nouvelles filières comme l’hydrogène vert, c’est bien, mais il faut aussi aider les filières plus conventionnelles qui ont besoin de rester au top. Face à ces deux formidables pays industriels que sont les États-Unis et la Chine, il est important que la France conserve une certaine autonomie. L’argent public, qui se raréfie depuis quelque temps, doit être mis au service de succès garantis.

Les électro-intensifs négocient et participent à l’investissement, grâce au soutien d’investisseurs, qu’il ne faut pas oublier, pour être sûrs d’avoir un prix régulé. S’agissant des électrosensibles, la discussion est toujours en cours, non sans tensions. Enfin, en 2022, les PME ont été particulièrement exposées à la hausse des tarifs de l’énergie. Certaines, qui s’étaient engagées sur le long terme, ont pu conserver des prix corrects, les autres ont été frappées de plein fouet. Nous recommandons de garantir un prix qui permette aux PME de faire leurs investissements. En réalité, c’est surtout d’une visibilité qu’elles ont besoin – pour l’énergie et la fiscalité. L’absence de chiffres est catastrophique. Comme pour l’Arenh, il faut un chiffre fixé à l’avance, qui permette à l’entreprise d’estimer le véritable coût de ses charges. Bien sûr, il reste une part d’imprévisible – la pandémie de Covid, la hausse des droits de douane – mais ce qui est prévisible doit être prévu.

M. le président Charles Rodwell. Deux logiques de financement pour robotiser nos PME et nos entreprises intermédiaires s’affrontent : déployer nos capacités de production de robots sur notre territoire – de très belles entreprises y travaillent mais se disent incapables de répondre à la demande ; assumer l’achat de robots qui ne sont pas français. Dans ce domaine, nos entreprises accusent un très grand retard, ne serait-ce que par rapport à leurs concurrents européens. Faut-il financer une robotisation plus rapide, quitte à ne pas financer que des robots français, ou uniquement notre propre filière ? Quelle est, selon vous, la bonne stratégie ?

M. Éric Trappier. Qui dit robots dit numérique ; nos entreprises, les PME en particulier, ont consenti de lourds investissements dans ce domaine. Pendant la pandémie de Covid, les subventions afférentes ont suscité un engouement de leur part. En sortie de l’épisode du Covid, les financements n’étaient plus là, alors que les sociétés devaient aller au bout de leur numérisation. Le Conseil national de l’industrie a rappelé cette priorité.

La France est en retard : il faut absolument accélérer sa robotisation. Les Chinois, qui sont nés avec les robots, sont robotisés de manière conséquente, malgré leur importante main-d’œuvre. Si l’on peut avoir des robots français, c’est mieux, mais s’interdire d’aider les entreprises faute de robots français, ce serait une double peine. À défaut de pouvoir subventionner les robots, il faut au moins subventionner la robotisation.

Il faut continuer d’aider les entreprises à se numériser, sans quoi cela ne sert à rien d’avoir des robots, puis robotiser pour augmenter leur compétitivité. Se posera ensuite la question de l’emploi. Nous cherchons du monde au sein de la métallurgie, alors même que le taux de chômage est assez élevé. Le robot n’est pas forcément un adversaire de l’emploi, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

M. Lionel Vuibert (NI). La robotisation, couplée à l’avènement de l’intelligence artificielle, représente une opportunité extraordinaire de rattraper notre retard dans plusieurs domaines. C’est une priorité pour nos entreprises, en particulier nos PME, notamment pour répondre aux problèmes de recrutement. Le CIR constitue une réussite à la française en matière de recherche et de développement ; ne faudrait-il pas créer un dispositif de suramortissement, afin d’accélérer ou booster l’investissement et de prendre de l’avance en matière de robotique ? Cela coûte de l’argent au départ mais en rapporte ensuite : nos entreprises seront plus performantes et leurs résultats pourront être fiscalisés. On peut aussi imaginer un crédit d’impôt.

M. Éric Trappier. Le système ad hoc n’est pas forcément facile à trouver. Au problème de l’investissement – le suramortissement est une piste – s’ajoute celui de l’accompagnement. Les PME qui ne savent pas comment se numériser ou se robotiser se tournent vers des sociétés et des consultants coûteux. L’État pourrait conseiller ceux qui veulent franchir le pas. Dans l’aéronautique, nous développons des programmes pour faire monter nos PME à bord, en cohérence avec l’ensemble de la filière. Nous avons d’ailleurs été précurseurs dans les plans numériques, avec BPIFrance. Tout ce qui vient aider l’investissement industriel est une bonne chose, parce que, comme vous le dites, à un moment donné, on s’y retrouve.

La robotisation favorise l’embauche. Elle va attirer dans l’industrie les jeunes qui sortent de l’école pour créer des programmes, programmer des robots, faire de la maintenance robotique. Nous avons vraiment intérêt, sur tous les plans, à robotiser. Reste à trouver les bonnes sources d’aides, compte tenu des restrictions budgétaires. N’oublions pas que plus on industrialise le pays, plus on embauche et plus on fait cotiser les entreprises. Si l’on est compétitif, on exporte ; si l’on exporte, on ramène de l’argent dans nos territoires pour payer les impôts et les charges sociales. À l’inverse, augmenter la fiscalité et le coût du travail réduit l’activité – c’est un mécanisme démoniaque.

M. Sébastien Huyghe (EPR). La commune de Seclin, où vous avez un bel établissement qui fabrique des ailes d’avion, fait partie de ma circonscription. Je souscris à ce que vous avez dit sur la nécessité de faire connaître l’industrie et de changer son image. La dernière fois que je suis allé dans votre entreprise – c’était il y a longtemps, il faudra que j’y retourne –, je me souviens que l’on aurait pu y manger par terre. L’industrie n’a pourtant pas cette image ultramoderne.

Je voulais aussi profiter de votre présence pour avoir une pensée émue pour notre ancien collègue, Olivier Dassault, qui nous a quittés trop tôt.

Vous avez évoqué plusieurs critères d’implantation d’un établissement industriel : prix de l’énergie, stabilité fiscale et politique, durée hebdomadaire du travail – les Français ont une bonne productivité mais ils ne travaillent peut-être pas assez longtemps. Quels sont les autres ?

Quelles sont les conséquences sur l’industrie de la révolution de l’intelligence artificielle ?

Certains critiquent beaucoup l’Europe. Moi, qui suis un Européen convaincu, je me demande si nous ne souffrons pas de l’inachèvement de l’Europe plutôt que de son excès. En effet, les règles du jeu ne sont pas les mêmes dans tous les pays. Il faudrait poursuivre l’harmonisation fiscale, sociale et environnementale pour que la concurrence ne soit pas faussée.

M. Éric Trappier. Je vous invite à revenir à Seclin ! Il y a quelque chose d’extraordinaire là-bas : l’œil des chaudronniers. Le chaudronnier est fier de vous recevoir, de vous montrer son métier et de vous expliquer comment il va taper avec un énorme marteau au milieu d’une voilure conçue par des outils numériques et comment la matière travaille. Vous allez voir des robots mais aussi la main humaine. Entre le moment où un chaudronnier est embauché et celui où il est autorisé à taper sur le milieu de la voilure, il y a sept ans de formation – vous comprendrez que nous fassions tout pour éviter les plans sociaux ! Cette fierté est essentielle et elle contribue à l’attractivité. J’ai proposé un poste à Seclin à un jeune qui habitait sur la côte atlantique et possédait une formation de chaudronnier. Il s’y est fait embaucher et vit désormais dans la région lilloise. Ses parents ne le voient plus ! On peut favoriser la mobilité par l’attractivité.

Je crois que nous sommes tous Européens. Le problème, c’est la méthode. Être Européen, ce n’est pas s’en remettre exclusivement à une Commission qui est une sorte de Bercy européen. Il faut un Bercy mais aussi un chef d’État, un ministre de la défense, etc. Le Parlement vote, comme vous, beaucoup de lois, qui donnent lieu à des règlements, qui ne passent pas forcément par vous. Ensuite, ces lois sont interprétées par la pratique ou par les juges. Elles sont trop nombreuses. Nous voulons une Europe efficace. Est-ce que l’Europe pèse dans le combat entre les États-Unis et la Chine ? En théorie, elle le devrait. Les inventions industrielles, comme l’automobile, l’aviation, étaient en Europe avant d’être aux États-Unis. Qu’est-ce qui fait qu’elle ne pèse plus ?

Le problème de l’harmonisation, c’est qu’elle est à sens unique. Alors que la France est déjà la championne du monde du modèle social, l’Europe vient lui imposer de nouvelles règles. Mais ce que nous faisons, nous, et qui nous coûte une certaine somme n’est jamais imposé aux autres. Pourquoi ? Le coût du travail n’est pas le même partout en Europe. Il y a une concurrence. Il y a des règles de marché. Mais ce n’est pas le sujet. La vraie question est : comment mon industrie pèse face aux autres et qui décide ? Le rapport Draghi pose l’équation. Il faudra un jour ou l’autre réformer la manière dont l’Europe fonctionne du point de vue stratégique.

L’intelligence artificielle n’est que la conséquence nécessaire de l’accumulation des données, qui a été rendue possible grâce à des réseaux et à des calculateurs plus puissants. Le problème, c’est qu’il faut ordonner ces données, les traiter, savoir ce que l’on veut en faire. Or qui pousse les boutons des algorithmes ? Les géants américains du numérique ou Gafa, principalement. Je me félicite de la présence sur ce marché de certaines sociétés françaises ou européennes, dont Dassault Systèmes, qui est le leader mondial des logiciels industriels. En France, il y a Le Chat de Mistral AI. Il faut se pencher sur la question complexe de la régulation. Les Gafa sont très puissants, comme les États-Unis. Plus l’Europe sera puissante, plus le règlement sur les données le sera aussi.

Quant aux critères d’installation, c’est du cas par cas. Il y a de plus en plus de règles. La loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets dite « loi climat et résilience » n’a pas facilité la tâche. Nous nous sommes battus à l’époque sans vraiment obtenir gain de cause. C’est un équilibre à trouver. Entre les contraintes du préfet et celles de la région, il est difficile d’implanter un site industriel car il n’y a pas de friches industrielles partout. Ne contraignons pas trop ceux qui veulent le faire. Mieux vaut fabriquer des voitures qu’installer une éolienne !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je ne rebondirai pas sur les éoliennes, même si ce n’est pas l’envie qui me manque…

Que pensez-vous de l’évolution des chambres de commerce et d’industrie (CCI), en particulier depuis la réforme de leur mode d’élection en 2016 ? Plusieurs petites et moyennes industries (PMI) de ma circonscription regrettent de voir leur rôle de conseil et d’expertise s’amenuiser, au profit de celui des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) ou d’autres services administratifs.

Par ailleurs, que diriez-vous de créer un fonds souverain français qui mobilise non seulement l’épargne des Français, à condition bien sûr que l’État s’en porte garant, mais également notre rente énergétique ? Nous avons en effet des gisements gaziers très importants qui pourraient être exploités selon des méthodes écologiques. Un rapport fameux, qui avait fuité dans la presse, avait été remis au ministre Montebourg en 2014. Ces ressources ne permettraient-elles pas de nous réapproprier nos sociétés, dont vous avez rappelé que 70 % des parts de marché étaient détenues par des fonds américains ?

M. Éric Trappier. Nous sommes favorables à la création de fonds souverains, pourvu qu’il y ait une certaine stabilité des règles du jeu. Si c’est l’épargne du petit contribuable français, mieux vaut assurément la garantir. Il y a eu les emprunts d’État, qui étaient garantis tant que l’État était solvable. C’est tout un état d’esprit qu’il faut changer. Les gens doivent être incités à mettre leur argent au service d’une cause, afin qu’il serve à la fois leur intérêt personnel et un autre plus global. Le rapport à l’argent est compliqué en France, parce qu’il faut encore faire accepter que, dès lors que le travail rapporte, le travail de l’argent doit aussi rapporter. L’argent appellera l’argent. Pourquoi y a-t-il autant de fonds aux États-Unis ? Parce qu’il y a des fonds de pension, ce qui nous ramène à la question de la retraite par capitalisation. Si vous demandiez aux Français d’épargner pour avoir une meilleure industrie, une meilleure défense, beaucoup seraient d’accord pour aller vers ce système, non sans demander des taux garantis, évidemment.

S’agissant du gaz, il existe des ressources dans le Sud-Ouest. On sait également que notre sous-sol contient du gaz de schiste. Il faut intervenir d’une manière compatible avec la préservation l’environnement, en définissant des règles de compatibilité rationnelles. La priorité, c’est tout de même l’énergie nucléaire, une énergie propre qui permet de produire en grande quantité – c’est mieux que de rouvrir les mines de charbon.

Concernant les CCI, je parlerai pour l’UIMM. Nous avons mené une campagne de presse #FiersDeFaire. Ce n’est pas tout à fait pareil que ce que font les chambres de commerce. Nos adhérents cotisent pour avoir un service de soutien, principalement dans le domaine social, qui a fini par devenir un soutien économique, parce que l’on ne fait pas de social sans économie. Je n’ai pas d’avis particulier sur les CCI. Sans doute faudrait-il les aider à se tourner un peu plus vers l’international.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces échanges fructueux.

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25.   Audition, ouverte à la presse, de M. Yann Vincent, directeur général d’Automotive Cells Company (ACC), M. Matthieu Hubert, secrétaire général, et Mme Natasha Castro Pouget, directrice des affaires publiques

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons cette journée d’auditions en entendant trois représentants d’ACC – Automotive Cells Company. Créée en 2020 par le groupe Stellantis et Total, rejointe ensuite par Mercedes-Benz, ACC développe et fabrique des batteries lithium-ion, notamment à Douvrin et Billy-Berclau dans le Pas-de-Calais. Les batteries représentent aujourd’hui un enjeu majeur pour la décarbonation de l’automobile et se trouvent au cœur de la compétition économique mondiale, particulièrement face à la Chine.

Je vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Yann Vincent, M. Matthieu Hubert et Mme Natasha Castro Pouget prêtent serment.)

M. Yann Vincent, directeur général d’Automotive Cells Company (ACC). ACC a été créée en 2020 à l’initiative de PSA, devenu depuis Stellantis, et de Saft Total, avec l’ambition stratégique clairement affirmée de concevoir et fabriquer des batteries pour véhicules automobiles en Europe. Cette décision s’est imposée face au constat qu’à l’aube d’une transformation profonde vers une mobilité électrique, il devenait inconcevable de dépendre exclusivement d’un approvisionnement asiatique, voire uniquement chinois, pour un composant aussi essentiel que la batterie, celle-ci représentant en effet environ 40 % du coût d’un véhicule électrique et jouant un rôle déterminant dans ses performances.

La situation mondiale a, depuis lors, peu évolué, puisque cinq ou six entreprises chinoises figurant parmi les dix principaux acteurs du secteur concentrent encore à elles seules 65 % des parts de marché. Les entreprises coréennes, quant à elles, en détiennent entre 20 % et 25 %, tandis que le reste revient essentiellement à des acteurs japonais, avec Panasonic, et américains, avec Tesla.

Le projet d’ACC s’inscrit également dans une dynamique stratégique européenne, ce dont témoigne la subvention obtenue dans le cadre du projet important d’intérêt européen commun (PIIEC) sur les batteries. Depuis 2020, plusieurs jalons structurants ont été posés. Un centre de recherche et développement a été établi à Bordeaux, où travaillent environ 800 personnes, tandis qu’une usine pilote a été construite à Nersac, près d’Angoulême, pour un investissement de 135 millions d’euros. Cette dernière est équipée, à l’échelle 1, des mêmes installations que celles déployées dans notre giga-usine ou gigafactory.

La première gigafactory d’ACC, dont la construction a commencé au début de l’année 2022 et s’est achevée fin 2023, impressionne par ses dimensions, puisque le premier bloc mesure 600 mètres de long, 100 mètres de large et atteint 35 mètres de hauteur. Depuis le début de l’année 2024, l’usine produit ses premières batteries, dans un premier temps afin de permettre à notre client principal, Stellantis, d’homologuer ses véhicules et de valider le produit. Depuis septembre dernier, ces batteries équipent des véhicules de série, notamment les nouveaux Peugeot 3008 et 5008, le nouvel Open Grandland ainsi que, prochainement, la Citroën DS8.

Nous nous trouvons actuellement dans une phase de montée en cadence de cette première unité, tandis qu’un deuxième bloc est en cours de construction à proximité. Cette gigafactory, implantée sur des terrains à Billy-Berclau et Douvrin, cédés par Stellantis, constitue une réponse partielle mais significative au défi social que la diminution progressive de la production de moteurs thermiques aurait inévitablement posé.

À ce jour, ACC emploie 2 100 personnes, réparties entre plusieurs sites. Environ 800 travaillent à Bordeaux au sein du centre de recherche, 200 à 250 sont affectées à l’usine pilote, une cinquantaine sont basées à Paris et le reste de l’effectif exerce ses fonctions dans l’usine principale, où les recrutements se poursuivent activement afin d’accompagner la montée en puissance de l’activité.

M. le président Charles Rodwell. La pertinence même de la production de batteries électriques sur le sol européen suscite aujourd’hui des débats politiques nourris. Fort de votre expérience acquise au cours des cinq dernières années, depuis les prémices du projet jusqu’à l’entrée en production actuelle, ne pensez-vous pas que l’Europe, et la France en particulier, interviennent trop tard pour espérer produire des batteries électriques véritablement compétitives à l’échelle mondiale ?

Vous avez par ailleurs évoqué le PIIEC, au sein duquel vous êtes impliqué. Ce dispositif, reposant sur une collaboration entre l’État et les entreprises, a permis de financer une partie de vos infrastructures. Estimez-vous que ce type de partenariat constitue une réponse pertinente pour soutenir et structurer le réarmement industriel de notre pays et de notre continent, en particulier dans des domaines technologiques fondamentaux tels que les batteries, mais également la production d’hydrogène ou les semi-conducteurs ?

M. Yann Vincent. S’agissant de votre première question, ma conviction repose sur plusieurs éléments. À ce jour, le véhicule électrique constitue la seule solution réellement efficiente pour parvenir à une mobilité individuelle propre. L’analyse de l’empreinte carbone sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule, depuis l’extraction minière jusqu’à sa fin de vie, en passant par les étapes de fabrication et d’usage, démontre un bilan globalement favorable comparé aux véhicules thermiques. Ce constat reste valable même lorsque l’énergie utilisée pour la fabrication des batteries ou pour recharger le véhicule est carbonée, ce qui, par ailleurs, n’est pas le cas en France. J’estime qu’à terme, cette solution finira par s’imposer, dès lors que les obstacles à son déploiement auront été levés. À mes yeux, deux obstacles principaux subsistent. Le premier tient au prix, qui demeure aujourd’hui sensiblement plus élevé que celui des véhicules thermiques. Le second concerne les infrastructures, ou plutôt les incertitudes qui persistent à leur sujet, avec des disparités encore très marquées selon les pays européens. Je suis donc convaincu que le véhicule électrique se généralisera.

Il importe de rappeler que la batterie représente environ 40 % du coût total du véhicule électrique. Entre 2005 et 2010, la Chine a pris une décision stratégique forte en orientant résolument son industrie vers le véhicule électrique. Ce choix s’expliquait par une double ambition, qui était à la fois de réduire sa dépendance au pétrole et de compenser son retard dans la production de véhicules thermiques, encore dominée à l’époque par les entreprises chinoises et occidentales. Ce positionnement précoce a permis l’émergence d’un écosystème complet, maîtrisant l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis les équipements industriels jusqu’aux entreprises chimiques fournissant les produits nécessaires, en passant par le raffinage et la production de cellules.

Dans ce contexte, est-il viable à long terme que les constructeurs automobiles européens s’approvisionnent exclusivement auprès d’acteurs chinois pour un composant qui représente une part aussi considérable du prix du véhicule ? Au-delà des importants risques géopolitiques qu’impliquent cette dépendance, cette situation place les entreprises européennes dans une forme de vulnérabilité stratégique, puisque les fournisseurs chinois pourraient, à l’avenir, imposer à l’envi des hausses tarifaires considérables. L’enjeu fondamental ne réside donc pas uniquement dans la fabrication des batteries, mais dans la préservation même de l’industrie automobile européenne.

S’agissant du retard accumulé, il est exact que nos concurrents bénéficient d’une avance de quinze ans. Lorsque nous avons lancé notre entreprise en 2020, nous nourrissions l’espoir de pouvoir compenser ce décalage en accélérant grâce à une stratégie reposant sur des partenariats avec des universités, des laboratoires et des industriels européens. Il faut toutefois reconnaître que, dans le même temps, nos concurrents ont également renforcé leur maîtrise technologique, notamment en consolidant leurs propres partenariats académiques, avec le soutien d’institutions d’une ampleur sans commune mesure avec celles que nous pouvons mobiliser en Europe. Nous avons donc dû nous résoudre à admettre que ce retard ne pourrait être comblé uniquement par nos moyens propres, même avec l’appui de nos importants actionnaires tels que Saft. C’est pour cela que nous avons choisi de nouer des partenariats avec des entreprises chinoises. Un accord a d’ores et déjà été conclu dans le but de nous accompagner dans notre montée en cadence, avec la présence, depuis quelques semaines, de représentants d’un fabricant chinois de cellules sur notre site.

Nous avons aujourd’hui la conviction que les rôles se sont inversés car, de professeurs, nous sommes passés à élèves. Il devient dès lors essentiel de favoriser des transferts de technologies vers l’Europe, en promouvant la création de coentreprises, selon un modèle inspiré de ce qu’ils ont eux-mêmes mis en œuvre dans le secteur automobile ou dans des domaines connexes comme le ferroviaire. Une telle démarche permettra d’accélérer notre propre montée en compétence.

Nous sommes actuellement en discussion avec ces entreprises chinoises pour envisager des coopérations allant au-delà de l’accompagnement dans la phase de montée en cadence. Nous étudions la possibilité de développer ensemble des batteries économiquement plus compétitives, voire d’envisager une industrialisation conjointe. À ce jour, seule la collaboration sur la montée en cadence est actée, toutes les autres pistes demeurent ouvertes.

S’agissant du PIIEC, il faut comprendre que cette industrie est confrontée à trois difficultés majeures. Elle est fortement capitalistique, elle présente une complexité technique élevée et elle cible un marché, celui de l’automobile, dont les marges sont historiquement très faibles. Aussi, sans le soutien déterminé de la puissance publique, ce projet n’aurait tout simplement jamais pu voir le jour. Nous avons bénéficié d’un montant total d’aides publiques avoisinant les 850 millions d’euros, comprenant notamment 35 millions apportés par la région Nouvelle-Aquitaine, 121 millions en provenance des Hauts-de-France et le solde versé par l’État. La construction du premier bloc de production a nécessité un investissement d’un milliard d’euros. Le second bloc, dont le chantier débutera en fin d’année, mobilisera une enveloppe équivalente. Ces chiffres illustrent à quel point l’intervention publique a été déterminante dans la concrétisation de ce projet.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le PIIEC étant un instrument encore relativement récent, quels en sont, selon vous, les atouts et les inconvénients ? Quel retour d’expérience pouvez-vous partager à ce sujet ? Il est souvent fait état d’une certaine lourdeur administrative, notamment en ce qui concerne les nombreux échanges avec la Commission européenne pour obtenir les autorisations nécessaires. À votre connaissance, quels seraient les points susceptibles d’être améliorés dans ce processus ?

M. Yann Vincent. L’un des aspects les plus positifs du PIIEC réside dans le fait qu’il permet de bénéficier de subventions dérogatoires au droit commun. Les montants que j’ai mentionnés n’auraient, en effet, jamais pu être obtenus dans le cadre d’un dispositif classique. Toutefois, le montage du dossier s’est effectivement révélé particulièrement complexe et long, puisqu’il a nécessité environ un an et demi de travail. Si certains aspects peuvent donc s’avérer délicats ou lourds à gérer pour une entreprise industrielle, ce dispositif reste néanmoins très bénéfique, dans la mesure où il permet d’accéder à des montants d’aides particulièrement significatifs.

M. Matthieu Hubert, secrétaire général d’Automotive Cells Company (ACC). Après plus de quatre années d’existence, notre entreprise est désormais confrontée aux réalités concrètes du marché et de la production de batteries à grande échelle. Le dispositif du PIIEC, qui présentait initialement une réelle pertinence pour poser les fondements techniques et industriels du projet, ne correspond plus tout à fait aux exigences de notre situation actuelle. À mesure que nous entrons dans une phase de montée en cadence, ce mécanisme ne permet plus de répondre à nos besoins. Il devient donc nécessaire de concevoir de nouveaux outils de soutien, ce que nous nous efforçons actuellement d’expliquer à la Commission européenne. La période que nous traversons s’avère particulièrement exigeante sur le plan financier et le PIIEC ne permet pas de couvrir les coûts associés à cette nouvelle étape de notre développement.

Nous faisons face à deux défis principaux. Le premier consiste à assurer le financement de la montée en cadence, sur une période estimée à environ deux ans. Le second, qui dépasse le cadre du PIIEC comme celui de notre situation présente, consiste à garantir la compétitivité de nos produits face à l’offre asiatique, déjà bien implantée sur le marché, lorsque nous aurons atteint une production à très grande échelle. Il apparaît clairement que les outils d’accompagnement indispensables pour faire face à ces défis n’existent pas encore. Il s’agit là de l’une des limites du PIIEC, qui permet effectivement de créer les conditions de démarrage d’un projet, mais ne prévoit aucun accompagnement structurant sur l’ensemble de sa trajectoire ni à chacune des étapes de son développement.

M. Yann Vincent. J’ai la conviction que nous serons en mesure d’atteindre, dans un avenir relativement proche, un niveau de compétitivité comparable à celui des batteries chinoises fabriquées en Chine. À ce jour, l’écart de prix s’élève à environ 25 %, mais je suis persuadé que nous pourrons réduire cette différence à un niveau acceptable, compris entre 0 et 5 %, dans un délai de cinq ans.

Pour atteindre cet objectif, plusieurs leviers doivent être activés, certains relevant de notre responsabilité directe, d’autres appelant une intervention des pouvoirs publics. Le premier concerne le coût de l’énergie, puisque la fabrication des batteries constitue une activité fortement consommatrice d’électricité. Le coût moyen de l’énergie en Europe s’élève actuellement à 190 euros par mégawatheure. La France bénéficie d’une situation plus favorable, avec un coût avoisinant 100 euros par mégawatheure. Toutefois, la Chine et les États-Unis disposent d’un avantage compétitif significatif, avec un coût énergétique estimé à 50 euros par mégawatheure. Il apparaît donc indispensable de consentir un effort important sur ce paramètre.

Le second levier concerne l’approvisionnement en matières premières critiques. Les acteurs chinois bénéficient d’accords conclus d’État à État pour l’accès au nickel, au cobalt ou encore au lithium, et détiennent parfois des actifs en propre dans ces territoires. Cette stratégie leur permet de se procurer ces ressources au coût de fabrication, auquel s’ajoute une marge minime, plutôt qu’aux prix du marché. Cet avantage est considérable et j’estime qu’il est impératif que l’Europe adopte une posture équivalente afin de sécuriser ses approvisionnements stratégiques.

Un dernier levier, fondamental lui aussi, réside dans notre capacité collective à innover. Il serait, selon nous, pertinent de regrouper les ressources d’ingénierie qui demeurent aujourd’hui éparpillées à travers l’Europe. L’avenir de Northvolt en Suède demeure incertain, mais son centre de recherche et développement se distingue par la qualité de ses infrastructures et de son personnel. D’autres initiatives sont en cours, notamment chez Verkor, au sein de notre propre entreprise ou encore chez PowerCo, porté par Volkswagen. Cependant, nos moyens restent limités au regard de ceux des géants chinois. Le leader mondial, CATL, emploie à lui seul 20 000 ingénieurs en recherche et développement, un seuil que nous ne pourrons jamais atteindre individuellement. C’est pour cela que nous avons engagé des discussions avec nos homologues européens en vue d’une éventuelle mutualisation des efforts.

Je reste convaincu que la mise en œuvre coordonnée de ces différents leviers nous permettra d’atteindre une compétitivité raisonnable face à la Chine. Toutefois, se pose immédiatement la question de notre stratégie à court terme, car nous ne pouvons raisonnablement pas proposer à nos clients des batteries affichant un coût supérieur de 25 % à celui des produits chinois. C’est la raison pour laquelle nous plaidons en faveur de mécanismes de soutien temporaire, à l’image de ceux déployés dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis. Nous pensons notamment à des aides à la production versées sous forme d’un montant forfaitaire, exprimé en euros par kilowattheure produit. Un tel dispositif permettrait de compenser, de manière transitoire, notre désavantage concurrentiel, le temps que nous parvenions à résorber cet écart grâce à nos propres efforts, complétés par un appui public structurant.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous décrire la stratégie adoptée par vos concurrents américains concernant la production nationale de batteries et le financement, notamment leur capacité à mobiliser des capitaux privés pour déployer leur propre industrie de batteries électriques ? Quelles comparaisons effectueriez-vous avec votre propre émergence au cours des cinq dernières années ?

M. Yann Vincent. Nous avons étudié à plusieurs reprises, de manière approfondie, l’éventualité d’une industrialisation en Amérique du Nord. Cette réflexion a été amorcée dès le début de l’année 2021, en raison de l’évolution des normes relatives aux émissions de CO₂ aux États-Unis. Ces modifications réglementaires prévoyaient qu’à compter du début de l’année 2025, les constructeurs souhaitant commercialiser leurs véhicules sur le marché américain devraient proposer une proportion plus importante de modèles électriques, ce qui impliquait mécaniquement la nécessité d’implanter une capacité de production de batteries sur le continent nord-américain.

Cette étude a donc été conduite dès les premiers mois de 2021, à l’initiative de PSA, qui exprimait alors un besoin spécifique en ce sens. Nous avons finalement pris la décision de ne pas engager ce projet. Je considère rétrospectivement que cette décision fut heureuse, non pas en raison des récentes incertitudes entourant les dispositifs incitatifs à l’achat de véhicules électriques, mais parce qu’une double implantation, en Europe et aux États-Unis, aurait immanquablement fragilisé la qualité de nos opérations. Une telle simultanéité aurait représenté une charge organisationnelle et industrielle considérable, que nous n’aurions probablement pas été en mesure d’assumer dans de bonnes conditions.

À la suite de cette décision de ne pas nous implanter sur le territoire américain, Stellantis a été contraint de rechercher d’autres solutions. L’entreprise a ainsi conclu deux coentreprises ou joint-ventures, l’une avec LG, en vue de construire une usine en Ontario au Canada, et l’autre avec Samsung, pour une implantation aux États-Unis, dans l’Indiana. Ces décisions remontent à l’année 2021, une période antérieure à l’instauration des mesures d’application de l’IRA.

À la fin de l’année 2023, nous avons procédé à une nouvelle évaluation de ce scénario, dans un contexte cette fois marqué par l’entrée en vigueur des dispositifs IRA. Ces mesures auraient pu permettre un investissement rentable, ou du moins de compenser une partie substantielle des surcoûts liés à la construction d’une usine sur le territoire américain. Toutefois, nous avons à nouveau choisi de ne pas donner suite en raison, tout d’abord, des incertitudes croissantes qui émergeaient quant à l’avenir du véhicule électrique aux États-Unis et des orientations que pourrait adopter la nouvelle administration présidentielle. Stellantis considérait en outre que les capacités issues de ses deux coentreprises avec LG et Samsung lui garantissaient une couverture suffisante à court terme. Ces éléments nous ont conduits à privilégier la consolidation de notre présence en Europe plutôt que l’ouverture d’un nouveau front industriel en Amérique du Nord.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les difficultés que vous rencontrez aujourd’hui semblent s’expliquer principalement par deux facteurs. Le premier tient à un ralentissement significatif de la demande sur le marché européen des véhicules électriques, dû notamment la diminution du pouvoir d’achat, à la réduction progressive des dispositifs incitatifs à la consommation ou à la montée en puissance de la concurrence exercée par les véhicules électriques chinois sur le marché européen. Le second facteur, d’ordre structurel, relève davantage de l’organisation interne de votre entreprise, puisque vous avez initialement fait le choix de privilégier un certain type de batterie, au détriment des batteries lithium-fer-phosphate (LFP).

Comment interprétez-vous une telle situation ? S’agit-il d’une défaillance initiale dans la définition du cahier des charges, tel qu’il a été intégré à votre modèle économique ? Ou s’agit-il plutôt d’un marché en mutation extrêmement rapide, dont le rythme d’évolution aurait pu dépasser les anticipations stratégiques formulées au moment du lancement du projet ? Il est également permis de s’interroger sur les délais d’instruction et de mise en œuvre du dispositif PIIEC. Ces délais ont-ils pu retarder votre mise sur le marché et entraver le temps du business par une forme d’alourdissement administratif, venant s’ajouter au retard technologique plus général que l’Europe accuse encore vis-à-vis de la Chine ?

M. Yann Vincent. Bien que notre choix technologique, à savoir l’utilisation de batteries nickel-manganèse-cobalt (NMC) demeure pleinement pertinent, il est néanmoins nécessaire d’élargir notre gamme de produits à une solution plus économique, possiblement fondée sur la technologie LFP.

Notre projet industriel prévoyait initialement la construction de cinq blocs de production, avec deux dans les Hauts-de-France, à Billy-Berclau et Douvrin, un en Allemagne et deux en Italie. Ce déploiement, soutenu par un financement structuré en mode projet, reposait sur la signature de quatre contrats avec nos partenaires Stellantis et Mercedes, garantissant une utilisation optimale des capacités de ces cinq blocs. Nous étions ainsi prêts à lancer la construction du site allemand en mai 2024, puis celle du site italien à la fin de la même année. Mais entre février et mai 2024, plusieurs signaux alarmants sont venus remettre en question la stabilité du marché. L’exemple le plus marquant est celui de l’Allemagne, où une décision gouvernementale, prise en décembre 2023, a conduit à la suppression immédiate des subventions à l’achat, provoquant un effondrement brutal du marché. Une dynamique comparable est observable en Espagne et en Italie, où l’absence d’incitations financières a conduit à une pénétration très faible du véhicule électrique, qui ne représente que 3 à 4 % des ventes.

Face à ces incertitudes, et en étroite concertation avec nos clients actionnaires, Mercedes et Stellantis, nous avons considéré qu’il était plus prudent de suspendre les projets de construction en Allemagne et en Italie. En conséquence, notre capacité de production, initialement prévue à hauteur de 75 gigawattheures, a été ramenée à 30 gigawattheures, cette réduction s’expliquant par le passage de quatre à trois contrats actifs. Malgré cette diminution, nous ne rencontrons à ce jour aucune difficulté en matière de charge d’activité.

Dans le même temps, nos clients constructeurs nous ont sollicités pour développer une solution plus économique, sous la forme de la technologie LFP. Son processus de fabrication étant comparable à celui des batteries NMC, avec seules les composantes chimiques qui diffèrent, cela rend possible une reconversion d’une ligne de production vers l’autre sans difficulté majeure.

Notre analyse du marché nous conduit à envisager une coexistence durable des deux technologies. Le LFP, bien qu’économiquement plus avantageux, présente une densité énergétique moindre, ce qui se traduit par une autonomie réduite. Cette caractéristique peut convenir à certains usages, mais d’autres exigeront une autonomie plus importante. Nos prévisions à l’horizon 2030 tablent sur une répartition de 70 % pour la technologie NMC et de 30 % pour le LFP. Ces estimations peuvent évoluer mais il est peu probable que le LFP remplace totalement le NMC.

Il convient également de ne pas occulter les limites du LFP. Son recyclage, en l’état actuel, n’est pas économiquement viable, car les matériaux récupérés présentent une faible valeur marchande. À ce jour, il n’existe d’ailleurs aucune filière de recyclage pour cette technologie en Europe. De surcroît, la chaîne d’approvisionnement du LFP reste encore largement à structurer.

En conclusion, nous considérons que notre choix initial en faveur du NMC ne constitue pas une erreur stratégique. Nos deux principaux clients continuent d’exprimer des besoins concernant les deux technologies, même si nous ne sommes pas encore en mesure de proposer une offre LFP. Notre stratégie consiste à répondre à cette double demande, afin de nous adapter aux évolutions d’un marché en pleine transformation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant l’obligation de diffusion des connaissances dans le cadre des PIIEC pour servir de vecteur à la R&D européenne, ne pensez-vous pas que cette pratique pourrait révéler une certaine naïveté européenne ? N’existe-t-il pas un risque de fuite de technologies vers des organisations européennes, voire vers des puissances concurrentes extra-européennes ?

M. Matthieu Hubert. Je ne pense pas que cette préoccupation soit fondée. En tant que président du groupe de facilitation du programme PIIEC, je peux affirmer que les partenariats sont effectivement encouragés, mais dans un cadre juridique très strict. Des accords de confidentialité ou Non Disclosure Agreement (NDA) sont mis en place entre les acteurs, limitant la divulgation d’informations à un cercle très restreint.

Les rapports produits par chaque acteur auprès de son État membre, dans notre cas la France à la direction générale des entreprises (DGE), sont hautement confidentiels. Je n’ai pas accès aux rapports de mes collègues et partenaires, ce qui démontre le cloisonnement rigoureux des informations. De plus, nous appliquons une logique de protection de la propriété intellectuelle par le biais de brevets dans chaque pays.

Je ne suis donc pas inquiet quant au risque de fuite ou à une supposée naïveté. Nous opérons dans un système d’échanges très organisé et réglementé et aucun acteur n’a intérêt à divulguer des informations au-delà du cercle autorisé.

Mme Natasha Castro Pouget, directrice des affaires publiques d’Automotive Cells Company (ACC). J’ajoute que ce système présente l’avantage de favoriser la coopération entre le secteur public et le secteur privé. Il offre un cadre d’échanges pratique et efficace entre des institutions publiques telles que le CNRS et des organisations privées comme la nôtre. Ce dispositif stimule donc la réflexion collective plutôt que de la contraindre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ne pensez-vous toutefois pas que l’expérience du groupe ACC, qui poursuit un objectif tout à fait légitime de développement d’une autonomie stratégique dans le domaine de la fabrication de batteries électriques, met également en lumière les limites de cette approche ? Dès lors que nous reconnaissons un retard technologique estimé à une ou deux générations par rapport à la Chine, ne conviendrait-il pas d’envisager dès l’origine une stratégie fondée sur le transfert de technologie ?

Une telle démarche consisterait à conditionner l’implantation industrielle et le transfert technologique sur le territoire européen, en vue de développer et de perfectionner ces technologies en y intégrant nos propres savoir-faire en matière d’innovation. Dès lors, l’exemple d’ACC ne plaide-t-il pas en faveur d’une telle orientation, plutôt que pour un investissement massif, engagé dès le départ, dans une technologie où notre retard structurel reste particulièrement marqué ?

Cette stratégie pourrait s’apparenter à celle que suivent certains pays en voie de développement dans des domaines technologiques ciblés, qui visent d’abord l’implantation, avant de procéder à une appropriation et à une adaptation locale des solutions importées.

M. Yann Vincent. Je suis malheureusement enclin à partager votre point de vue. Lorsque PSA s’est engagé dans ce partenariat avec Saft Total, l’entreprise ne possédait aucune expertise en matière de batteries. Saft, bien qu’excellente dans des marchés de niche tels que le spatial, le militaire et le ferroviaire, opère sur des segments différents de l’automobile, notamment en termes de volumes de production. À l’époque, nous avons considéré que ce partenaire français était le choix idéal. Avec le recul, je dois admettre que si c’était à refaire, nous procéderions différemment.

Mme Natasha Castro Pouget. Je tiens à insister sur l’importance déterminante d’une industrie contrôlée par des acteurs européens, car elle permet l’émergence d’un véritable écosystème industriel sur le sol européen. Si nous envisagions le scénario dans lequel des entreprises chinoises viendraient implanter leur production en France ou, plus largement, en Europe, il est hautement probable que la chaîne de valeur resterait en grande partie localisée en Chine. En adoptant une vision plus large, il apparaît clairement que notre démarche actuelle permet à l’Europe, ainsi qu’aux territoires concernés, de se doter d’une opportunité unique pour développer l’ensemble de la chaîne de valeur sur le continent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’adhère pleinement à vos propos. Il est en effet primordial d’associer des entreprises françaises et d’autres pays européens, tout en conditionnant l’accès au marché européen à un transfert de technologie. Cette stratégie s’inspire d’ailleurs de la méthode française appliquée avec l’Inde ou le Brésil dans le cadre de livraisons de Rafale ou de sous-marins. Je suis convaincu que d’une situation initialement perçue comme une erreur peut émerger un résultat positif. Nous avons tout intérêt à nous développer dans de multiples secteurs, en reconnaissant que des transferts de technologie sont parfois nécessaires.

M. le président Charles Rodwell. Quelle analyse faites-vous des mesures de rétorsion prises par la Commission européenne concernant l’importation de véhicules électriques chinois ? Considérez-vous ces mesures comme viables et correctement calibrées ? Pensez-vous qu’elles soient réellement de nature à stimuler la production de véhicules électriques sur le sol européen ? Concrètement, ont-elles un impact bénéfique sur votre production ?

M. Yann Vincent. Le soutien à notre production repose principalement sur la dynamique de la demande en batteries, laquelle demeure étroitement corrélée au développement du marché des véhicules électriques. Si les mesures tarifaires appliquées à l’entrée sur le territoire européen peuvent effectivement favoriser l’industrialisation sur notre continent, notamment à travers l’arrivée de projets portés par des constructeurs chinois tels que BYD ou Chery, ces derniers devront, dans tous les cas, s’approvisionner en batteries produites localement en Europe. À ce titre, j’estime que ces mesures pourraient s’avérer bénéfiques, à condition toutefois qu’elles demeurent limitées.

Cela dit, un défi majeur se pose aujourd’hui aux constructeurs automobiles européens. L’écart de prix observé entre un véhicule chinois et un véhicule européen, à niveau de prestation équivalent, s’élève actuellement à environ 30 %. Il apparaît dès lors indispensable que nos constructeurs parviennent rapidement à identifier des leviers permettant de résorber cette différence.

S’agissant de l’éventualité d’une taxation des batteries chinoises importées en Europe, je considère qu’il s’agirait d’une erreur stratégique. À ce jour, nous faisons face à un écart de prix de l’ordre de 25 % entre les batteries produites en Chine et les nôtres. Pour combler cette différence, nous pouvons soit renchérir artificiellement le produit concurrent par l’instauration d’une taxe, ce qui présenterait, du point de vue des finances publiques, un intérêt immédiat, soit adopter une logique de soutien à la production, à l’image du dispositif américain de l’IRA.

Je suis cependant convaincu qu’une taxation des batteries aurait des effets particulièrement dommageables pour les constructeurs automobiles européens tels que Stellantis, Renault ou Mercedes, qui continueront encore pendant quelque temps à s’approvisionner en Chine. Imposer une augmentation des coûts sur les batteries qu’ils importent ne ferait donc qu’aggraver les difficultés auxquelles ils sont déjà confrontés.

M. le président Charles Rodwell. Il me semble que les taxes mises en œuvre par la Commission européenne portent sur les produits finis, c’est-à-dire les véhicules électriques chinois complets, et non sur les batteries, précisément pour la raison que vous venez d’évoquer. Avez-vous un retour sur l’impact de cette taxation des véhicules électriques finis ?

M. Yann Vincent. Cette question relève davantage de la compétence des constructeurs automobiles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Effectivement, des droits de douane allant jusqu’à 35 % étaient appliqués aux véhicules électriques chinois à leur entrée sur le marché européen. Malheureusement, nous avons récemment appris que l’Union européenne acceptait d’engager des négociations avec la Chine en vue d’une suppression de ces taxes. J’espère sincèrement que ces discussions n’aboutiront pas, car ces barrières douanières constituent encore un rempart, certes fragile, mais essentiel, à la protection de notre industrie.

Votre entreprise a connu une croissance d’une rapidité remarquable, rendue possible par des efforts publics considérables, tant au niveau national qu’européen et régional. Elle représente aujourd’hui près de 2 000 emplois, ce qui en fait un acteur économique de premier plan. Quelles ont été les principales difficultés rencontrées au cours de cette montée en puissance rapide ? Nous avons déjà abordé les enjeux technologiques, mais qu’en est-il du capital humain ? Avez-vous rencontré des obstacles particuliers en matière de recrutement et de formation ? J’imagine que vous avez dû déployer un effort de formation conséquent pour accompagner cette dynamique.

M. Yann Vincent. La situation est, en effet, particulièrement complexe. Notre effectif actuel, qui compte environ 2 100 personnes, se base sur un ensemble remarquablement diversifié, puisque pas moins de 54 nationalités sont aujourd’hui représentées au sein de notre entreprise. Bien que la majorité de nos salariés soient français, nous comptons également un nombre significatif de collaborateurs originaires d’Asie ainsi que d’autres nationalités.

La première difficulté majeure à laquelle nous avons été confrontés tient au fait que cette industrie n’existait pas auparavant en Europe. Il nous a donc fallu recruter un nombre très limité de personnes disposant d’une expérience préalable dans des entreprises coréennes ou chinoises spécialisées dans le secteur des batteries.

Le second point, qui s’est finalement révélé être un véritable atout, concerne notre usine pilote située à Nersac. Nous sommes partis d’un terrain vierge pour y ériger une installation de 25 000 mètres carrés, équipée à l’échelle 1 des mêmes machines que celles que nous utilisons aujourd’hui à Billy-Berclau et Douvrin. La seule différence réside dans le nombre d’unités installées, les fournisseurs et les équipements étant identiques. Cette stratégie a été déterminante, car elle nous a permis de nous approprier la maîtrise de ces équipements, de les ajuster avec précision et, surtout, de former efficacement nos équipes. À l’heure actuelle, une part importante de nos nouvelles recrues, en particulier parmi les agents de maîtrise, est préalablement formée à Nersac.

Le troisième défi, plus structurel, concerne la maintenance. Nous rencontrons encore aujourd’hui des difficultés importantes pour recruter des professionnels qualifiés dans ce domaine. Bien que nos machines présentent certaines spécificités techniques, le socle de compétences requis demeure proche de celui qui peut se trouver dans des secteurs comme l’industrie pharmaceutique, les semi-conducteurs ou l’automobile. Or les profils possédant ce type de savoir-faire restent particulièrement rares sur le marché du travail.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous entendons souvent dire que pour la filière hydrogène, qui en est également à ses débuts, environ 20 % des ressources humaines nécessitent des compétences spécifiques liées à la molécule d’hydrogène, tandis que 80 % relèvent du socle de compétences de base telles que sidérurgie, mécanique, tuyauterie ou robinetterie. Êtes-vous en mesure d’établir une répartition similaire pour la filière batterie, en distinguant les compétences de base, applicables à diverses industries, de celles spécifiques à votre développement industriel ?

M. Yann Vincent. Je souhaiterais partager ici un retour d’expérience concret concernant l’acquisition de compétences dans notre secteur d’activité. Nous avons constitué une petite entité de vingt personnes en Chine, dont la mission principale consiste à servir d’interface entre notre groupe et nos fournisseurs chinois d’équipements ou de composants. Il y a environ dix-huit mois, nous avons chargé cette entité d’identifier une dizaine d’experts ayant une expérience significative au sein de gigafactories chinoises, susceptibles d’intégrer nos équipes. À l’issue de ce processus, nous avons recruté dix consultants expérimentés. Dans un premier temps, leur intervention sous forme de prestations de conseil s’est révélée décevante, tant de leur point de vue que du nôtre. Ils avaient le sentiment que nous ne mettions pas en œuvre leurs recommandations, tandis que, de notre côté, nous ne constations aucune amélioration sensible dans les résultats obtenus. Face à cette impasse, nous avons pris la décision de leur confier la responsabilité directe d’une partie du processus de production. Depuis le début de l’année, les résultats enregistrés sont tout à fait spectaculaires. Parmi ces douze experts, trois ont été recrutés en contrat permanent, tandis que les neuf autres poursuivent leur mission dans le cadre de prestations. Les performances qu’ils atteignent dépassent nettement celles que nos équipes françaises étaient en mesure de réaliser jusqu’à présent. Nous nous trouvons actuellement dans une phase de transfert progressif de compétences vers nos équipes nationales.

Cette expérience illustre avec clarté l’existence d’une véritable courbe d’apprentissage dans notre domaine d’activité. Je considère qu’il s’agit là d’une excellente nouvelle, car cela vient conforter la pertinence des choix que nous avons effectués en matière d’équipements. Il ne suffit pas de posséder ces machines pour en tirer pleinement parti, il est nécessaire, pour savoir les exploiter, de disposer d’un niveau d’expertise élevé qui ne s’acquiert qu’avec le temps et l’expérience.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Je suis député du Nord et ma circonscription est située à proximité immédiate de Billy-Berclau, à la frontière entre le Nord et le Pas-de-Calais, non loin de votre site industriel.

Ma première question concerne le partenariat que vous avez évoqué avec une entreprise chinoise, conclu il y a environ deux semaines. Pourriez-vous nous en préciser la nature exacte ? S’agit-il d’une prise de participation au capital de votre entreprise ou plutôt d’un accord portant sur l’acquisition de technologies ?

La seconde porte sur la filière de recyclage. Votre entreprise y est-elle directement impliquée ou d’autres acteurs prennent-ils en charge cette activité, en vous fournissant ensuite des matériaux issus de ce recyclage ?

M. Yann Vincent. S’agissant de notre collaboration avec l’entreprise chinoise, il s’agit d’un contrat de prestation au terme duquel cette société met à notre disposition des experts dont les performances sont suivies à l’aide d’indicateurs précis et mesurables. Leur intervention est prévue jusqu’à la fin du mois de juillet de cette année, période à l’issue de laquelle nous procéderons à une évaluation globale de la situation. Il n’est nullement question d’une prise de participation au capital mais uniquement d’un achat de prestations de services.

Concernant le recyclage, il s’agit pour nous d’un enjeu tout à fait fondamental. Même si la responsabilité principale, au moment où les batteries arrivent en fin de vie, incombe aux constructeurs automobiles, nous sommes néanmoins directement concernés à plusieurs niveaux. En premier lieu, nous devons assurer le recyclage de nos propres rebuts de production, qui constituent aujourd’hui la principale source d’approvisionnement des acteurs du recyclage. Par ailleurs, dans la perspective d’une généralisation à grande échelle des véhicules électriques, le recyclage deviendra un levier essentiel pour éviter l’épuisement progressif des ressources, notamment en lithium. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes fixé l’objectif ambitieux d’atteindre un taux de recyclage de 95 % pour nos batteries en fin de vie.

À ce jour, nous collaborons activement avec Umicore et Orano, qui a créé une coentreprise avec le groupe chinois XTC, en vue d’une implantation à Dunkerque. Cette entité sera chargée à la fois de produire de la matière active de cathode et d’assurer les opérations de recyclage. Ce partenariat présente pour nous un intérêt stratégique majeur, dans la mesure où nous comptons nous approvisionner auprès d’eux en matière active de cathode pour les batteries que nous produirons à destination de Mercedes, à partir de la fin de l’année 2023. Par ailleurs, le procédé de recyclage qu’ils déploient repose sur l’hydrométallurgie, une technologie plus écologique et plus efficace que la pyrométallurgie traditionnelle. Elle permet en effet d’extraire une proportion plus importante de matières à partir des batteries usagées, ce qui en renforce l’intérêt à la fois environnemental et industriel.

M. Lionel Vuibert (NI). Je souhaite connaître votre avis sur les batteries au sodium, dont certains vantent les performances. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

M. Yann Vincent. Les batteries sodium-ion peuvent effectivement constituer une alternative aux batteries LFP. Nous sommes actuellement en discussion avec la start-up française Tiamat, qui travaille sur cette technologie, concernant les aspects liés au processus de fabrication. Bien que de taille modeste, cette entreprise possède une expertise solide en matière de produit, héritée du laboratoire des matériaux de l’Université d’Amiens. Actuellement, Tiamat produit de petites batteries sodium-ion en Chine et nous explorons la possibilité de les fabriquer nous-mêmes.

Il faut néanmoins noter que les batteries sodium-ion présentent une densité énergétique faible. Lorsque le lithium est peu coûteux, les batteries LFP restent plus performantes. Notre intérêt pour cette technologie est donc modéré, mais nous la surveillons pour ne pas passer à côté d’une opportunité potentielle. L’avantage principal du sodium-ion réside dans sa moindre dépendance à des matières premières volatiles, le sodium étant disponible en quantité quasi illimitée.

M. le président Charles Rodwell. Pour rebondir sur vos propos concernant la coentreprise XTC-Orano, avez-vous tiré des enseignements de ce modèle pour constituer votre propre coentreprise ? Pensez-vous que ce type de partenariat devrait être étendu à d’autres secteurs de votre activité pour combler notre retard de plusieurs générations par rapport aux Chinois ?

Ensuite, concernant le projet Imerys d’extraction de lithium sur le territoire français, considérez-vous ce type d’initiatives comme vitales pour votre activité ? Existe-t-il d’autres domaines ou matériaux pour lesquels vous recommanderiez notre implication afin de faciliter ce type d’extraction ?

Enfin, que pensez-vous des dispositions que nous avons prises dans la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, notamment en termes d’accélération des procédures et de crédits d’impôt spécifiques pour une partie de l’industrie française ? Estimez-vous que ces dispositifs soient suffisamment efficaces ? Faudrait-il les étendre à une part de votre activité pour accélérer votre développement ?

M. Yann Vincent. La constitution de la coentreprise entre XTC et Orano est intervenue postérieurement à la nôtre et nous entretenons des échanges réguliers avec ces deux entités, aussi bien conjointement que séparément. Je suis convaincu que notre implantation dans la région a constitué un facteur déterminant dans leur décision de s’y établir également, ce qui représente, à mes yeux, une excellente nouvelle pour l’ensemble de notre secteur. XTC est en effet un fournisseur de tout premier plan dans le domaine des matériaux chimiques, tandis qu’Orano bénéficie d’une expertise reconnue dans le recyclage industriel. Leur proximité géographique avec notre site ouvre des perspectives réelles de collaboration technologique et d’échanges croisés en matière d’ingénierie.

Je me réjouis par ailleurs du bon fonctionnement de notre propre coentreprise, même si certaines tensions ponctuelles, que je qualifierais cependant de saines, peuvent apparaître. Total adopte généralement une posture prudente et défend une politique de maximisation des prix de vente, tandis que nos deux autres partenaires souhaitent accélérer les processus et réduire les coûts. Malgré ces différences d’approche, notre collaboration s’inscrit dans une dynamique globalement très positive.

Concernant notre approvisionnement en matières premières, il convient de préciser qu’à l’exception du graphite, nous ne procédons pas à des achats directs et passons systématiquement par des chimistes intermédiaires. Le composant le plus onéreux d’une batterie est le matériau actif de cathode (CAM) qui nous est fourni par Umicore. Pour sécuriser l’approvisionnement en matières premières nécessaires à la fabrication de ce CAM, nous avons mis en place une double stratégie. Nous nous appuyons d’une part sur la politique d’achats diversifiés d’Umicore, qui se fournit auprès de plusieurs exploitations minières, et nous bénéficions d’autre part indirectement d’accords passés entre les constructeurs automobiles et certaines mines spécifiques. À titre d’exemple, Stellantis a noué un partenariat avec Vulcan, une start-up allemande qui développe une technologie d’extraction de lithium par géothermie dans la région du Rhin, tandis que Mercedes collabore avec Rock Tech, une entreprise canadienne. Le projet porté par Imerys suscite également un réel intérêt de notre part, même si nous n’envisageons pas, à ce stade, d’achats directs auprès de cette entreprise.

C’est en revanche le graphite, utilisé pour la fabrication de l’anode, autrement dit le pôle négatif de la batterie, qui constitue à ce jour notre matière première la plus critique. Or son raffinage est aujourd’hui quasi exclusivement contrôlé par la Chine, ce qui pose un problème stratégique majeur. Il apparaît donc impératif de développer en Europe une filière de production de graphite artificiel, qui pourrait notamment reposer sur l’utilisation de résidus issus de l’industrie pétrolière, ainsi que des capacités de raffinage associées. Bien que plusieurs projets européens émergent actuellement dans ce domaine, ils demeurent encore à un stade très précoce de développement.

Mme Natasha Castro Pouget. S’agissant du crédit d’impôt recherche (CIR), il convient de préciser que nous ne sommes pas encore parvenus au stade de développement nous permettant d’en bénéficier, puisque notre entreprise affiche actuellement un bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement ou Earnings before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization (EBITDA) négatif, ce qui rend ce dispositif inapplicable à ce jour. Nous prévoyons d’y accéder pour la première fois à partir de l’année 2025, ce qui témoigne du niveau encore relatif de maturité de notre structure au regard des mécanismes d’aide existants.

Bien que nous anticipions naturellement un recours à ces dispositifs dans les années à venir, notre situation actuelle souligne combien il est crucial d’assurer un soutien adapté durant la phase de montée en puissance, une période caractérisée par des résultats fortement déficitaires en termes d’EBITDA. Cette phase transitoire constitue pour nous une période de grande vulnérabilité, qui appelle la mise en œuvre de mesures d’accompagnement spécifiques et renforcées.

Certes, les dispositifs d’aide existent, mais leur accès demeure conditionné à un certain niveau de maturité économique que nous n’avons pas encore atteint. Cette réalité justifie pleinement l’appel à des formes de soutien supplémentaires pendant cette phase critique de notre développement.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie et je vous invite à compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été transmis ou en faisant parvenir au secrétariat tout document que vous jugeriez utile à notre commission.

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26.   Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fiscus, préfet, directeur de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions, ancien sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine Toyota

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous entamons cette journée par l’audition de M. Laurent Fiscus, directeur de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai), ancien préfet du Calvados, après avoir été le « sous-préfet Toyota ».

C’est en cette qualité, monsieur le préfet, que nous sommes heureux de vous auditionner. En 1998, vous avez été nommé sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine Toyota à Onnaing, près de Valenciennes. Par la suite, vous avez été conseiller auprès du ministre délégué à l’industrie, chargé des redéploiements industriels et des projets d’investissements étrangers.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Fiscus prête serment.)

M. Laurent Fiscus, préfet. Je vous remercie de m’offrir la possibilité de mettre mon témoignage, mon expérience et quelques réflexions au service de votre commission d’enquête. J’ai grand plaisir à vous revoir, monsieur le président, vous qui travaillez depuis longtemps sur l’attractivité de notre territoire – dont il faut aussi avoir une conception offensive, pour faciliter et encourager les projets d’investissements français ou étrangers. J’ai aussi grand plaisir à retrouver M. Huyghe, député du Nord, département où j’ai sévi il y a bien longtemps et pour lequel je garde une amitié et une attention particulières.

Lorsque nos amis anglais ont appris, en décembre 1997, que Toyota allait créer sa première usine en France, ou plutôt s’isoler sur le continent, comme ils aiment à le dire, ils ont expliqué à son président, le docteur Shoichiro Toyoda, que cet investissement était voué à l’échec. Ils lui ont représenté l’enchevêtrement institutionnel – État, collectivités locales, pouvoirs déconcentrés, pouvoir central, cabinets ministériels, chambres de commerce et d’industrie, acteurs locaux, syndicats, j’en passe et des meilleures – résultant du millefeuille administratif français. Surtout, ils lui ont dit que jamais la partie française ne tiendrait les délais, ce qui était particulièrement effrayant pour des Japonais, qui ont le respect des horaires quasiment inscrit dans leur patrimoine génétique, et a fortiori pour une entreprise comme Toyota, inventeur du « juste-à-temps industriel ».

L’usine d’Onnaing a pourtant été créée, et le lancement de la production a eu lieu le 31 janvier 2001, soit très exactement le jour prévu par le planning de l’entreprise lorsque le groupe Toyota a fait part de sa décision de s’implanter en France, près de Valenciennes, en décembre 1997. Si l’on doit apprendre de ses échecs, on peut aussi apprendre de ses succès, collectif en l’espèce, même près de vingt-cinq ans après. Mes fonctions ont pris fin le 6 juin 2001, à l’occasion de l’inauguration de l’usine par le premier ministre Lionel Jospin.

L’usine d’Onnaing de Toyota Motor Manufacturing France demeure un succès éclatant. Initialement, la capacité de l’usine devait être de 150 000 véhicules produits par an ; elle dépasse 300 000. La cadence de production devait être de 400 véhicules par jour ; elle est, d’après les amis que j’ai conservés chez Toyota, de 1 400. Les emplois promis lors de la présentation du projet étaient prudemment situés entre 1 500 et 2 000 CDI : non seulement ce seuil a été atteint bien plus tôt que prévu, mais Toyota emploie de nos jours à Onnaing, à ma connaissance, 5 200 personnes en CDI. C’est le premier site de production automobile de France, en unités produites et en emplois.

Analyser les freins à la réindustrialisation et comment ils ont été surmontés à l’aune de cette expérience et de quelques autres que j’ai eues dans ma carrière préfectorale – au cours de laquelle je me suis occupé un peu plus que la moyenne de développement économique et territorial – constituera, je l’espère, une contribution utile aux travaux de votre commission d’enquête. Par ailleurs, vingt-cinq ans après, le contexte a changé : il conviendra d’identifier de nouveaux freins et de nouvelles méthodes.

Je voudrais commencer par deux remarques.

La première est une vérité d’évidence qu’il n’est pourtant pas inutile de rappeler : toute décision industrielle appartient à l’entreprise concernée et à elle seule. Il est arrivé à la puissance publique – État, collectivités territoriales ou autres acteurs – de l’oublier. L’entreprise est libre de décider de la localisation de son implantation et de ses modalités, selon l’attractivité des territoires.

C’est une décision centrale de l’entreprise, qui résulte d’une combinaison d’éléments – sa stratégie de développement, son produit, sa technologie, son positionnement sur un marché, son anticipation de l’avenir. S’y ajoutent des critères de choix classiques, comme l’accessibilité de la main-d’œuvre, les infrastructures, les voies de communication, les clients, les marchés, les débouchés futurs.

Il me semble que deux des facteurs qui président aux décisions de localisation sont décisifs. Le premier est la démographie, au sens général, soit la capacité à recruter des collaborateurs au sein d’un bassin d’emploi de gens formés suffisamment dense pour anticiper l’avenir, surtout s’il est prévu de recruter beaucoup d’employés – tel était le cas de Toyota à Onnaing, et tel est le cas de projets industriels actuels sur lesquels la France s’est bien positionnée.

Le second est le temps. Tout projet repose sur la rapidité d’exécution, la prévisibilité et la garantie des délais. Tout acteur économique, comme tout parent par exemple, a besoin de visibilité pour s’organiser. C’est d’autant plus le cas pour les décisions d’investissement en matière industrielle qu’elles sont souvent longuement mûries et mobilisent des montants importants. Elles doivent donc s’inscrire dans un avenir sinon maîtrisé, du moins aussi prévisible que possible.

Ma seconde remarque porte sur le contexte nouveau dans lequel s’inscrivent nos efforts non d’industrialisation, mais plutôt de réindustrialisation – puisque votre commission comme d’autres travaux ont constaté la baisse structurelle, ces dernières années, de la valeur ajoutée industrielle dans notre PIB. Ce constat est encore plus préoccupant lorsqu’on le compare à la moyenne européenne, puisque beaucoup de nos voisins font mieux, en matière tant de compétences que de poids de l’industrie.

Ce contexte nouveau a trois causes principales, dont aucune n’était tout à fait prévisible. La première est la crise du Covid-19. Peu de gens avaient imaginé que tout allait s’arrêter, en France, en Europe et dans le monde en général, et que nous nous retrouverions confinés pour faire face à une crise sanitaire sans précédent. Ce choc a énormément changé la donne dans les échanges et les investissements mondialisés. Nous nous sommes avisés que la mondialisation, qui avait rapproché le lointain, peut être interrompue par une crise sanitaire amenant les entreprises et les autorités des États en compétition pour l’accueil d’investisseurs étrangers à repenser au moins en partie leurs schémas.

Le président de la République, et de nombreux acteurs français à sa suite, ont évoqué la nécessité de retrouver une souveraineté industrielle dans plusieurs domaines, à commencer par la production de médicaments, mais pas seulement. Ce choc a fait basculer certains paramètres des projets industriels, selon que leur marché s’entend à l’échelle mondiale, désormais associée à un risque de rupture logistique, pour l’approvisionnement comme pour l’export, ou à l’échelle zonale.

Pour la plupart des grandes usines implantées en Europe, le marché est européen. C’était le cas dès le départ pour l’usine Toyota d’Onnaing, qui exporte également en Afrique et au Moyen-Orient, et un peu en Amérique latine. L’activité des entreprises de taille intermédiaire (ETI), qu’elles soient sous-traitantes ou exportatrices pour leur compte, est, elle aussi, rarement limitée à l’Hexagone.

Au choc de la pandémie de Covid, qui a remis en question, de façon brutale mais essentielle, les paradigmes de la mondialisation industrielle, a succédé le choc la guerre en Ukraine. Nous avons tous fait preuve de naïveté. Rares sont ceux qui étaient clairvoyants sur le Mage du Kremlin, ou qui imaginaient qu’une guerre de haute intensité, avec des forces blindées, des tranchées et des volumes de munitions quotidiens proprement ahurissants, allait éclater aux portes de l’Union européenne. Pour les investisseurs, c’est le retour du risque politique – sous la forme non d’un changement de majorité ou de politique fiscale, mais de la guerre. Je pense qu’il faut l’intégrer à la réflexion sur les freins à la réindustrialisation.

Le troisième choc, nous sommes en train de le vivre. Il n’est pas complètement surprenant, dans la mesure où M. Donald Trump nous avait déjà habitués, pendant son premier mandat, à des initiatives déroutantes, mais la guerre commerciale mondiale lancée par le président des États-Unis, quelle qu’en soit l’issue – pour l’heure, les tarifs douaniers changent chaque jour ou presque – est d’ores et déjà un paramètre essentiel. Elle est notamment facteur d’imprévisibilité.

Quel que soit l’atterrissage de la politique commerciale extérieure des États-Unis à l’égard de leurs partenaires commerciaux dans le monde, elle oblige les acteurs économiques à réviser leurs prévisions, et les pouvoirs publics, notamment ceux qui concourent au développement économique des territoires, à se rendre compte que nous avons changé de monde. Les politiques industrielles doivent être réexaminées à l’aune de ce dernier choc, mais en gardant à l’esprit les deux précédents, toujours actuels, et ce qu’ils disent de la fragilité du modèle de mondialisation développé jusqu’en 2020.

Mais il ne faut pas s’y tromper : ce climat économique, certes particulièrement difficile pour les entreprises, les citoyens et les pouvoirs publics, peut, comme toute crise, offrir des opportunités. La remise en question de la mondialisation n’a pas que des côtés négatifs. Il nous appartient, à nous, Français, collectivement, de saisir ces opportunités, de soutenir nos entreprises et celles que nous accueillons sur notre territoire et de les aider à concevoir de nouveaux projets.

À ce titre, avant même d’envisager une réindustrialisation, il faut veiller à garder nos entreprises et nos activités industrielles, en prenant la mesure du risque qu’elles ne fuient. En effet, l’objectif de l’administration américaine, en augmentant les tarifs douaniers, est de capter des investissements supplémentaires au profit du territoire américain. Le premier effet de cette politique douanière doit donc être de nous amener à réfléchir sur les moyens de conserver notre tissu industriel et notre excellence, car nous avons de nombreux champions, de toutes tailles – grandes entreprises françaises ou étrangères, ETI, PME, start-up. Il conviendra ensuite d’adopter une attitude offensive et d’envisager les moyens et les méthodes pour réindustrialiser notre territoire mieux et plus vite.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous rappeler le déroulement précis de l’implantation de Toyota au début des années 2000, que vous avez pilotée ? Nous avons déjà entendu l’actuelle équipe dirigeante. Le responsable japonais de l’implantation, lui, a fait part publiquement, à plusieurs reprises, des raisons pour lesquelles Toyota avait choisi la France. Il s’est félicité de sa coopération avec vous, considérant même le fait d’avoir été déchargé, administrativement et même mentalement, des procédures comme un facteur essentiel de la réussite de cette implantation.

Sur la base de cette expérience, quelles mesures réglementaires et législatives préconiseriez-vous ? Faut-il prévoir de mettre des préfets à la disposition des entreprises ou des territoires pour faciliter l’implantation rapide et efficace de projets industriels spécifiques ?

M. Laurent Fiscus. Je suis heureux de voir que, chez Toyota, les générations se succèdent et la mémoire du travail collectif, qui continue à porter ses fruits, demeure. Ce travail est d’abord celui des habitants de la région Nord-Pas-de-Calais – désormais partie intégrante des Hauts-de-France – et du Valenciennois plus particulièrement.

L’entreprise qui a décidé de s’implanter à Onnaing ne l’a pas fait sans inquiétudes, alimentées notamment les Britanniques. À l’époque, Toyota n’avait que deux usines en Europe, une usine de moteurs et une usine d’assemblage, toutes deux au Royaume-Uni. La première usine du groupe en France fut aussi la première sur le continent européen. Il s’agissait d’un changement de culture.

Le président-directeur général, le docteur Toyoda, qui avait une relation ancienne d’amitié avec le président Chirac, grand connaisseur et ami du Japon, avait émis le vœu d’avoir un coordinateur. Ses équipes étaient inquiètes de la capacité française à se coordonner, à faire l’interface avec l’entreprise et à tenir les délais, lesquels étaient leur obsession. Mais, à bien y réfléchir, ces obsessions sont celles de tout chef d’entreprise, et je dirais même de tout fonctionnaire pour l’application de la loi.

Leur référence était, de manière un peu surprenante, l’implantation près de Paris du parc EuroDisney. Il se trouve que j’ai eu à connaître de la fin de ce chantier, en tant que sous-préfet auprès du préfet d’Île-de-France à l’époque. Ce projet était très différent, puisqu’il reposait pour une part considérable sur des infrastructures publiques relevant de l’État et des collectivités locales – le foncier, l’autoroute, le TGV, la gare desservant le parc. Un délégué interministériel au projet, dont j’ai plus tard été l’adjoint, avait été nommé et doté de moyens spécifiques, du fait de l’importance des infrastructures concernées.

L’entreprise Toyota s’était néanmoins référée à cet exemple car elle estimait que son projet d’usine avait le même niveau d’importance pour le groupe que le projet EuroDisney pour Disney. Les autorités françaises ont entendu sa demande d’avoir un coordinateur et décidé de monter un dispositif exceptionnel. Si les préfets et sous-préfets ont toujours été compétents en matière de développement économique, c’était en effet la première fois que l’un d’entre eux se consacrait intégralement à un projet industriel unique, qui plus est étranger : des sous-préfets avaient déjà été chargés d’assurer la coordination dans le cadre de grands événements comme les Jeux olympiques d’Albertville, mais jamais pour un tel projet industriel.

Le premier facteur de réussite a donc été la capacité de la France à écouter l’entreprise, à analyser ses besoins et à innover. En l’occurrence, lorsque Toyota a pris sa décision, en décembre 1997, je me trouvais en mobilité au Japon, comme conseiller commercial de l’ambassade de France – où j’étais plutôt chargé de la démarche inverse, c’est-à-dire d’aider les entreprises françaises à s’implanter et à exporter leurs produits, dans le contexte de la préparation de l’Année de la France au Japon, événement parrainé par le président de la République. J’ai été honoré qu’on pense à moi, c’est-à-dire qu’on me demande de confirmer une candidature que je n’avais pas déposée – vous savez comment fonctionne le ministère de l’intérieur –, mais j’ai tout de même pu, avant d’accepter, échanger sur le projet. On m’avait alors demandé de faire part de mon regard sur la façon dont devrait se dérouler la mission.

La première observation était qu’à l’évidence, je ne remplacerais pas le sous-préfet de Valenciennes, Henri Masse, qui devait rester sous-préfet de plein exercice. Je fus pour ma part un sous-préfet chargé de mission, qu’il nous a semblé pertinent de placer auprès du préfet de la région Nord-Pas-de-Calais, car les incidences d’un tel projet industriel, de dimension européenne, ne s’arrêtaient pas aux frontières de l’arrondissement. Il s’agissait en l’espèce d’Alain Ohrel, puis de Rémy Pautrat, qui est décédé il y a quelques jours et à qui je rends hommage car il a été, pour moi comme pour beaucoup d’autres, un très grand patron et un très grand monsieur.

La décision de nommer un « sous-préfet Toyota » fut donc une innovation pour le corps préfectoral, qui fonctionne d’habitude selon une logique de territoire : on est sous-préfet d’arrondissement, secrétaire général d’une préfecture de département ou secrétaire général pour les affaires régionales (Sgar) d’une région. Quant à moi, j’étais un sous-préfet in partibus, rattaché seulement à un projet. Mon rôle consistait, dans le respect des compétences de chacun – le sous-préfet de Valenciennes, le secrétaire général de la préfecture du Nord, le Sgar de la préfecture du Nord-Pas-de-Calais – à traverser toutes les frontières administratives pour veiller à la bonne coordination de la partie française. Du point de vue des Japonais en effet, et c’est vrai pour toute entreprise, seule comptait la position de « la partie française », indépendamment de nos bisbilles, de notre millefeuille administratif et même des différents acteurs du monde de l’entreprise français. Ce positionnement était intéressant et a d’ailleurs été en partie dupliqué par la suite.

L’autre élément très important était le caractère « chrono-dégradable » de ma mission : il était prévu, et cela avait été annoncé à l’entreprise, qu’elle s’arrêterait le jour de l’inauguration de l’usine. Le lancement de la production est intervenu le 31 janvier 2001, conformément au planning établi trois ans plus tôt, et ma mission s’est arrêtée le 6 juin, après l’inauguration du site par le premier ministre et le président de l’entreprise. Ensuite, nous sommes revenus dans le droit commun : mon collègue sous-préfet de Valenciennes est redevenu, avec les élus locaux, le premier interlocuteur de l’entreprise. Alors qu’on a tendance, en France, à monter des structures provisoires qui durent, il me semble sain de définir parfois des missions temporaires, assorties d’objectifs très clairs.

Ce modèle a été dupliqué. Il y a eu des commissaires au redressement productif, des référents uniques pour l’investissement (RUI). Laurent Guillot, dans son rapport Simplifier et accélérer les implantations d’activités économiques en France, recommande de nommer au sein du Sgar des sous-préfets clairement identifiés, dédiés aux projets industriels, qui pourraient intervenir soit de façon temporaire, pendant une étape définie, soit de façon plus structurelle, en lien avec les élus locaux et sans se substituer aux autres acteurs, notamment le sous-préfet d’arrondissement.

Au cours même de ma mission, mon collègue sous-préfet à Cambrai m’avait d’ailleurs sollicité, dans le cadre du projet d’implantation d’une imprimerie qui devait se traduire par l’embauche de 200 personnes, pour que je l’aide à faire comprendre aux différents acteurs la nécessité de se coordonner. Le plus souvent, il n’est pas nécessaire de créer une direction avec bureaux, chefs, sous-chefs et chefs de section – bref, de « réinventer l’armée mexicaine ». Pour conduire ma mission, je n’ai eu que deux choses : une lettre de mission, très ferme, du préfet de la région Nord-Pas-de-Calais – qui avait été relue et approuvée par le président de la République, ce qui lui donnait un certain poids –, adressée à tous les chefs de service de l’État ainsi que, pour information, aux collectivités locales partenaires pour annoncer ma nomination ; et une secrétaire ainsi qu’une voiture. La réussite d’un projet n’est pas une question de moyens, mais de coordination.

Cette coordination, à mon sens – et je le dis en respectant pleinement les élus et les compétences décentralisées de chaque niveau de collectivités locales – ne peut être assurée que par le représentant de l’État, c’est-à-dire le préfet lorsque les circonstances l’exigent et le sous-préfet dans la gestion quotidienne. C’est bien l’État qui porte la responsabilité de la coordination de l’action publique : aux yeux des chefs d’entreprise, à la fin des fins, c’est le représentant de l’État qui a autorité. Certes, lorsque des difficultés surviennent, elles sont réglées collectivement. Il n’est pas question, vingt-cinq ans plus tard, de tirer la couverture à moi : notre succès fut collectif – même si l’échec, s’il était survenu, aurait probablement été assez personnalisé. L’administration des territoires est un sport d’équipe. En revanche, la coordination ne peut être assurée que par l’État, parce qu’il est responsable au bout du compte, a fortiori quand des investisseurs étrangers sont impliqués, mais aussi parce qu’il dispose de compétences et de réseaux, en France comme à l’étranger, qu’il possède une mine d’or d’informations – même s’il est parfois difficile de les trouver –, qu’il est partenaire des collectivités territoriales et des acteurs économiques, et qu’il est impartial.

Voilà les deux leçons principales de cette aventure, qui restent à mon sens tout à fait pertinentes – je pourrai, si vous le souhaitez, détailler les autres innovations que nous avons déployées, et dont certaines restent peut-être d’actualité. Ces enseignements valent aussi bien pour les projets industriels que pour d’autres projets délicats nécessitant une coordination dans la durée – en l’occurrence, j’ai été pressenti en décembre 1997, j’ai pris mes fonctions en mai 1998 après avoir effectué plusieurs allers-retours entre la France et le Japon, et je savais dès le départ que ma mission durerait jusqu’à l’inauguration de l’usine.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous, si ce n’est pas confidentiel, décrire le modèle d’aides au financement du projet, notamment les mécanismes de subventions et de crédits d’impôt ? Les dirigeants du groupe nous ont donné trois arguments principaux qui ont pesé en faveur de cette usine : l’organisation de l’implantation, que vous avez parfaitement décrite ; la proximité de l’ensemble de leurs fournisseurs, concentrés dans un rayon de 100 à 150 kilomètres, ce qui, au vu de la répartition de la valeur du véhicule – 20 % pour l’assemblage en usine et 80 % pour les pièces livrées par les fournisseurs – était un facteur de compétitivité important ; et la nature des aides au financement perçues.

Au vu des enseignements que vous avez tirés de cette opération, que pensez-vous des dispositions de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, qui prévoit par exemple d’accorder des crédits d’impôt massifs à certains secteurs de l’économie, comme les pompes à chaleur, les batteries ou les semi-conducteurs ? La parallélisation des différentes procédures administratives – l’autorisation des directions régionales des affaires culturelles (Drac) et des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), les procédures environnementales relatives à l’eau ou aux installations classées pour la protection de l’environnement (IPCE) – vous semble-t-elle permettre un réel gain de temps ?

M. Laurent Fiscus. S’agissant des aides, tout est parfaitement public. Le schéma d’aides accordées par la France – puisque c’est l’État qui notifie les aides, même si les collectivités locales versent elles aussi des subventions importantes – a d’ailleurs été approuvé par la Commission européenne. L’investissement total était d’environ 4,5 milliards de francs, soit un peu moins de 700 millions d’euros. Le taux d’aides sur le total de l’investissement éligible – conformément à la méthodologie très compliquée appliquée par Bruxelles – était de 7,9 %.

Il n’y a pas eu d’argent caché. Je tiens à le préciser, parce que c’est toujours une inquiétude, ou un fantasme, quel que soit le type d’investissement concerné : des acteurs locaux, des citoyens, des journalistes pensent que si une entreprise s’installe, c’est qu’elle a reçu un gros chèque. Ce ne fut pas le cas. Le taux d’aides versées aurait d’ailleurs pu être plus élevé – il l’avait été pour l’installation d’autres usines automobiles, au Royaume-Uni comme en Europe continentale. C’est important, car cela signifie que l’entreprise avait des raisons objectives de choisir le site et qu’elle n’agissait pas comme un chasseur de primes. À ma connaissance, une entreprise qui se lancerait dans un projet industriel aussi important dans le seul but de toucher des aides, cela n’existe pas. En tout cas, on pourrait s’interroger sérieusement sur la solidité du projet d’une entreprise qui menacerait d’aller ailleurs si elle ne recevait pas assez d’aides.

Il ne faut pas se leurrer : nous vivons dans un monde de compétition. Dès lors que les règles sont les mêmes pour tous – ce qui est vrai à l’intérieur de l’Union européenne, sinon à l’extérieur –, les aides ont vocation à accompagner l’entreprise dans ses besoins particuliers et à compenser le différentiel de compétitivité qui peut exister avec d’autres sites. Rappelons qu’on dénombrait à l’époque quarante sites concurrents en Europe. Je ne suis pas sûr que les habitants du Valenciennois se soient pleinement rendu compte que, pour obtenir ce très beau succès, ils n’avaient pas été en compétition avec Hambach en Lorraine et un ou deux autres sites français, mais avec l’ensemble de l’Europe.

Dans le traitement des projets industriels, il ne faut donc faire ni trop, ni trop peu : il faut être à l’écoute des besoins des entreprises et déterminer ce qu’il est possible de faire pour y répondre dans le respect des règles françaises et européennes, et ce tout en se montrant exigeant. Bien sûr que, contrairement à ce que certains médias prétendent, les conventions attributives d’aides passées par l’État ou les collectivités locales comportent toujours des clauses de remboursement. Je reste sidéré que certains croient qu’on accorde des aides sans demander de contrepartie. Ainsi, parmi les aides de l’époque, la prime à l’aménagement du territoire, qui n’existe plus aujourd’hui, dépendait du montant des investissements réalisés et du nombre d’emplois promis. Ensuite, c’est l’administration – délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), puis direction générale des collectivités locales (DGCL) et enfin Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) – qui est chargée de surveiller la bonne exécution de ces clauses. Des années après, on continue de vérifier si l’entreprise tient bien ses engagements.

Je ne me souviens pas du montant détaillé de chaque aide, mais les composantes en étaient très classiques. La première était une prime à l’aménagement du territoire. En effet, si le Valenciennois avait énormément d’atouts, il affichait alors un taux de chômage de près de 20 %. Il présentait la particularité d’avoir subi trois crises industrielles presque simultanément : celle de la mine, celle du textile et celle de la sidérurgie. Pour m’être ensuite occupé de nombreux territoires dans le cadre de mes fonctions à la Datar, je crois pouvoir affirmer que très peu de bassins d’emploi ont subi une telle concomitance. La France avait donc orienté les recherches de Toyota vers ce site, même si la décision revenait évidemment à l’entreprise.

D’autres aides provenaient des fonds structurels européens – deuxième budget de l’Union européenne – qui, à travers notamment le Fonds européen de développement régional (Feder), constituent un levier puissant pour le développement des régions présentant un manque de croissance ou d’infrastructures. On trouvait encore des aides à l’emploi et à la formation professionnelle, pilotées par le conseil régional et les autres partenaires du service public de l’emploi.

Je crois important de souligner l’importance de ce devoir, voire de cette obligation de transparence des aides publiques. Je le répète, à l’époque, les acteurs locaux ne croyaient pas autant que l’entreprise en leurs atouts et ne mettaient son installation que sur le compte d’aides importantes. Il a fallu leur expliquer qu’il s’agissait d’un gage de confiance dans les nombreux atouts de la région.

D’après les notes que j’ai rédigées il y a vingt-quatre ans, au moment de l’inauguration de l’usine, 94 % des salariés avaient été embauchés en Nord-Pas-de-Calais, dont 80 % dans le Nord et 32 % dans le Valenciennois. Parmi les personnes recrutées, plus de 43 % étaient des demandeurs d’emploi ; on trouvait également des personnes en emploi précaire, des bénéficiaires du revenu minimum de solidarité (RMI) et des travailleurs handicapés. En partenariat avec l’entreprise et l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), nous avons veillé à ce que les dossiers des candidats qui avaient le plus besoin d’un emploi soient examinés en priorité – la décision d’embaucher ou non revenant bien sûr à l’entreprise.

Parmi les engagements pris par l’entreprise en contrepartie de nos aides, figurait celui de recruter au minimum 75 % des employés de l’usine dans le Valenciennois ou dans la région. Au moment de l’inauguration, ce taux était de 93 %. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’entreprise a joué le jeu – et les pouvoirs publics y ont veillé.

À l’époque de l’inauguration, Toyota avait sélectionné cent équipementiers automobiles de premier rang – c’est-à-dire des sous-traitants directs. Parmi eux, les trente-sept qui produisaient leurs pièces en France représentaient 50 % de la valeur ajoutée et les treize qui produisaient dans le Nord-Pas-de-Calais représentaient 20 % de la valeur ajoutée. Certains équipementiers, qu’ils soient français ou japonais, avaient créé des unités spéciales proches de l’usine et dédiées à celle-ci – ainsi de Faurecia à Somain. Bref, il y a eu des retombées économiques. Nous les avons vérifiées, car la confiance n’exclut pas la vérification, et elles ont perduré.

Vous évoquez la loi relative à l’industrie verte et la capacité des pouvoirs publics à modifier les règles pour accélérer la transition écologique. Ces incitations, importantes et puissantes, vont dans le bon sens. Je remarquerai simplement que l’Union européenne – c’est-à-dire nous, puisque nous acceptons ses règles – est allée trop loin, à mon sens, sur deux points de la réglementation des aides d’État.

D’abord, il y a eu un bannissement progressif des aides directes – le subventionnement ou cash donné pour un projet en fonction du nombre d’emplois créés et du montant des investissements nécessaires. Elles existent encore pour la recherche et développement (R&D) et dans le cadre du mécanisme créé il y a quelques années pour les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permet de suspendre les règles concernant les aides à finalité régionale et d’autoriser les États membres à financer de très grands projets correspondant aux besoins d’une filière européenne – par exemple les grandes usines de fabrication de batteries nécessaires à l’électrification des véhicules. Ce mécanisme a permis d’accorder des aides considérables à des projets de dimension européenne, notamment dans le Nord.

Dans le passé, la prime à l’aménagement du territoire, qui était une aide directe, constituait un levier plus rapide et plus efficace que ce qui se fait actuellement pour les entreprises, notamment les ETI, moins habituées que les grands groupes à prendre en compte les mesures fiscales, à se projeter dans le temps et à répondre à des appels à projets. À cet égard, les mécanismes prévus dans le cadre du plan France 2030 en France ont bénéficié à de nombreuses PME, et c’est une très bonne chose. Mais on voit bien que le coût de l’investissement pour une ETI, a fortiori pour une PME, n’est pas le même que pour un grand groupe, surtout quand le mécanisme d’aide est un peu complexe.

Bref, les aides financières directes se sont atrophiées pour ne plus concerner que le champ de la R&D et certains programmes sectoriels, par exemple dans la nanotechnologie. Il faudrait réfléchir à les rétablir pour les ETI et les PME, notamment dans votre optique de réindustrialisation et pour des territoires marqués par des difficultés.

Deuxième point, le régime des aides et les règles de concurrence entre entreprises ont été fixés comme si l’Union européenne était un vase clos. À Bruxelles, la direction générale de la compétitivité de la Commission européenne étudie avec la plus grande attention la compétition entre membres de l’Union européenne, pour s’assurer qu’elle est honnête. C’est nécessaire, mais il faut également s’intéresser aux pays tiers – la Chine et les États-Unis bien sûr, mais pas seulement – où les entreprises bénéficient d’aides considérables, en cash, en mesures fiscales ou en nature. Les barrières réglementaires y sont parfois inexistantes, par exemple en matière environnementale – la suspension de la réglementation dans ce domaine peut constituer une aide indirecte considérable par rapport à nos propres entreprises – ou de sécurité – nos enfants ont eu pendant quelques années des jouets fabriqués hors de l’Union européenne qui ne respectaient pas nos règles de sécurité. C’est un défaut collectif de vigilance de l’Union concernant le respect de nos normes par les produits importés. Pendant trop longtemps, la surveillance des aides d’État de l’Union s’est concentrée sur la compétition entre ses membres sans s’intéresser aux autres pays.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Considérez-vous que votre nomination comme sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine a été déterminante dans la décision d’implantation de Toyota en France ? Autrement dit, la complexité administrative française constituait-elle déjà, il y a vingt-cinq ans, un repoussoir pour les investisseurs ? Par ailleurs, à quelles difficultés administratives avez-vous fait face, de manière concrète, dans le cadre de cette mission ?

M. Laurent Fiscus. J’ai l’immodestie de croire que mon rôle a été déterminant, mais pas pour la décision d’implantation. Le travail pour persuader l’investisseur de l’excellence du site a été mené par d’autres, avant ma nomination : le préfet et le sous-préfet de l’époque, la chambre de commerce, le maire de Valenciennes – Jean-Louis Borloo – mais aussi les équipes du conseil régional et du conseil départemental du Nord. En somme, j’ai assuré le service après-vente. Mais pour la mise en œuvre du projet, mon travail de coordination a été utile et précieux, tant pour la partie japonaise que pour la partie française.

S’agissant des difficultés administratives, il a fallu, afin de tenir les délais, mener les procédures en parallèle plutôt qu’à la suite les unes des autres – la parallélisation des procédures constitue d’ailleurs une des avancées de la loi industrie verte à laquelle vous faisiez référence. Après, les difficultés administratives, c’est la vie : dans tout projet, on se heurte à des obstacles plus ou moins compliqués à dégager.

L’essentiel est que la coordination soit efficace. Il ne s’agit pas simplement de nommer un sous-préfet dédié, mais de faire en sorte que chaque entité recoure à des méthodes de gestion de projet, qui n’ont elles-mêmes rien de révolutionnaire. Trop longtemps, les administrations publiques – pas uniquement l’État – se sont concentrées sur les procédures, alors qu’il faut, pour Toyota comme pour toute autre opération industrielle, agir en mode projet.

J’ai donc demandé que chaque service de chaque entité – qu’il s’agisse des administrations déconcentrées, à tous les échelons, ou des collectivités locales – nomme un correspondant Toyota, à un niveau suffisamment élevé pour être proche de la décision politique, mais suffisamment opérationnel pour connaître les sujets et se sentir en charge. Tout cela s’est fait sans création d’emploi. Le dispositif ne reposait donc pas que sur un sous-préfet Toyota, mais sur un réseau de correspondants.

Avec cette méthode, nous avons fait face à des difficultés nombreuses, mais qui ont toutes été levées. Nous avons prouvé à nos amis japonais – et à ceux de nos compatriotes qui en doutaient – que la France est un pays merveilleux, avec des fonctionnaires et des entreprises de talent. Nous avons collectivement su faire du « juste-à-temps administratif » – pour reprendre les obsessions de Toyota – et du zéro défaut administratif.

Ainsi, les procédures d’urbanisme, environnementales et relatives aux installations classées ont été instruites de manière exemplaire – et même remarquable, quand on connaît les procédures. L’entreprise avait décidé de s’implanter sur un site sans maîtrise foncière. Les 234 hectares de l’emprise étaient détenus par 165 propriétaires différents, dont de nombreux agriculteurs. Nous avons mené un travail de persuasion et de coordination avec la chambre d’agriculture, les propriétaires et les agriculteurs, qui nous a permis d’acquérir les terrains sans recours et donc sans délais. Pour l’autorisation d’installation classée et les procédures environnementales, nous avons créé une sorte de document certifiant que le dossier était complet et pouvait donc être instruit parallèlement aux autres procédures – démarche que la loi a depuis essayé de cadrer.

Puisqu’il s’agissait d’investisseurs étrangers, il fallait également faire instruire des titres de séjour – la question n’est pas neutre, à l’heure où certaines frontières se ferment dans le monde. Ayant travaillé à l’ambassade de France au Japon, je connaissais bien le personnel diplomatique concerné. À l’époque, il était prévu que seulement une vingtaine de familles de cadres japonais résideraient en permanence sur place – je ne sais pas combien elles sont actuellement. C’est surtout la construction de l’usine et la formation du personnel qui a nécessité des allées et venues ou une noria permanente, avec presque 500 expatriés temporaires. Nous avons créé un système fluide d’obtention des visas. Nous avons également dû régler la question de leur logement.

Autre domaine, qui est un classique des travers français : le recrutement et la formation. Au départ, le service public de l’emploi avait très envie d’imposer ses méthodes de formation à l’entreprise, suscitant une crispation bien normale de ses dirigeants, qui ne voulaient pas changer leurs méthodes et leurs prérequis. Après avoir échangé, nous avons instauré le dispositif souhaité par l’entreprise. À l’issue d’une convention signée entre Toyota Motor Manufacturing France, le directeur général de l’ANPE et le préfet, un point emploi dédié a été créé – les 1 500 embauches initiales ayant donné lieu à 28 000 candidatures spontanées, difficiles à traiter par l’entreprise. Nous avons fait de même avec l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Apfa). Une mini-chaîne de production fictive a été montée sur le futur site pour former et tester les habiletés professionnelles des candidats, conformément à la méthode Toyota : il s’agissait d’évaluer comment les candidats manipulaient les pièces et travaillaient en équipe, de les chronométrer, de les débriefer. Cette chaîne de production fictive a été montée dès février 2000, soit plus d’un an avant l’inauguration du site.

Notre travail portait également sur la construction de l’usine elle-même, et le terrassement. Le chantier, qui s’étendait sur 234 hectares, était à l’époque l’un des plus grands de France. Nous avons donc aidé des entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP) à trouver des sous-traitants locaux et de la main-d’œuvre.

Pour rapprocher les futurs salariés permanents de leur lieu de travail, nous avons lancé un programme de construction de 2 000 logements neufs à caractère social. Le préfet de région et moi-même avons obtenu les enveloppes nécessaires.

Il fallait en outre loger pendant le chantier la noria de formateurs, de monteurs et d’ajusteurs venant du Japon ou d’Europe. Or l’offre de logements temporaires – aussi bien l’offre hôtelière en chambre ou appartements que les logements chez l’habitant – était quasiment inexistante dans le Valenciennois. Le maire de Valenciennes et moi-même avons donc pris une initiative qui me semble intéressante, et dont j’espère qu’elle a été dupliquée.

Pendant la construction de l’usine, nous avons identifié deux projets de résidences, l’une pour personnes âgées, l’autre pour personnes handicapées. Nous les avons transformés, le temps de la construction de l’usine, en résidence hôtelière pour les Japonais – avec les cuiseurs de riz ou rice cookers et chaînes japonaises par satellite compris, pour qu’ils ne soient pas trop désorientés. Du point de vue administratif, cela signifiait qu’il fallait obtenir des dérogations afin que le caractère social des résidences, et donc les bonifications prévues par la Caisse des dépôts, l’État et les collectivités locales, soient reconnus, mais suspendus pendant la période où elles servaient de résidence hôtelière. Soyez rassurés, les clients japonais n’étaient pas facturés au prix d’un logement social ou d’une résidence pour personnes âgées : ils payaient très cher un séjour court dans une structure hôtelière, car aucune autre offre n’existait. Après le chantier, ces structures sont devenues, comme c’était prévu à l’origine, des résidences pour personnes âgées et personnes handicapées. Pour obtenir cette dérogation-là, j’ai dû remonter jusqu’au ministre du budget de l’époque – cela tombait bien, c’était Christian Sautter, un grand connaisseur du Japon, qui avait été mon premier patron en tant que préfet de la région Île-de-France.

Je m’arrête là, mais les innovations ont été nombreuses, y compris concernant la scolarisation. Certaines ont été fructueuses ; j’espère qu’elles ont été dupliquées. D’autres n’ont pas eu de suite.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous trouvez pertinent de nommer des sous-préfets à l’échelle régionale en charge des questions industrielles. Comment percevez-vous la création, en 2023, de sous-préfets « France 2030 et accélération des projets industriels » ?

Et pourquoi est-il nécessaire de nommer de tels sous-préfets ? Pourquoi les services déconcentrés dans les départements et les arrondissements ne suffisent-ils pas ? Est-ce un problème d’engorgement, de manque d’effectifs, ou parce que les questions industrielles sont si spécifiques qu’elles nécessitent des coordinateurs spécialisés ?

M. Laurent Fiscus. La nomination de coordinateurs est une bonne pratique, et il est bon que ce soient des sous-préfets, qui sont identifiés comme représentants de l’État, avec tout ce que cela veut dire.

À l’époque, j’avais demandé que cette mission soit attribuée à un sous-préfet – moi ou un autre – et non à un chargé de mission d’une administration centrale qui habiterait à Paris et ferait des allers-retours avec le terrain. En effet, la casquette préfectorale est connue et reconnue par tous les acteurs publics et privés, français ou étrangers – y compris par nos partenaires japonais, car le grade équivalent de sous-préfet existe dans le pays. La mission doit être incarnée. Ce n’est pas une question de compétence – les sous-préfets ne sont pas plus compétents qu’un ingénieur des mines en matière de process industriel – mais de coordination et de mise en musique des compétences.

Il me semble donc que la nomination de sous-préfets régionaux chargés des questions industrielles dans le plan France 2030 a été utile. Des collègues me le confirment, et j’en avais vu les prémices dans le cadre de mon poste de préfet du Calvados. Précédemment, lorsque j’étais secrétaire général pour les affaires régionales de la préfecture de la région Île-de-France, un référent unique pour les investissements jouait à peu près le même rôle, avec succès.

La nécessité de cette structure de coordination n’est pas le signe d’un échec de l’organisation administrative. Comme je l’ai dit, les services administratifs gèrent des procédures : ils le font en silo, en suivant leurs calendriers et leurs priorités. Or certains projets nécessitent un travail transversal : le directeur de la Dreal et son homologue de la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) sont compétents dans leurs périmètres respectifs, mais une coordination est indispensable. Le préfet de région et le préfet du département font eux-mêmes de la coordination, chacun à son échelle, mais ils n’ont pas toujours beaucoup de temps à y consacrer.

De plus, l’équilibre entre les compétences déconcentrées – celles des structures étatiques à l’échelle territoriale – et décentralisées – celles des collectivités territoriales – a évolué.

Enfin, diverses agences ont fait leur apparition, dont certaines ont des implantations territoriales, notamment l’Agence de l’environnement pour la maîtrise de l’énergie (Ademe), la Banque publique d’investissement et la Banque des territoires. Elles doivent être pleinement intégrées au travail de coordination opéré par le représentant de l’État.

Lorsque j’étais préfet du Calvados, je réunissais une fois par mois non seulement les chefs des services de l’État, mais aussi les représentants de ces agences. Je respectais leurs compétences, et je leur demandais de respecter les miennes. Le représentant de l’État dans le département ou la région doit avoir connaissance d’éventuelles divergences de vues avec les agences et en débattre, dans un respect mutuel, car, pour les acteurs territoriaux, l’État doit être incarné par un représentant unique. Une règle s’est d’ailleurs imposée progressivement, dans le respect de la gouvernance interne des agences : le préfet est leur représentant territorial, quand bien même elles auraient une représentation locale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué la question du foncier, qui est importante tant pour implanter une usine que pour fournir les logements, temporaires ou permanents, nécessaires au développement économique d’un territoire. Quel regard portez-vous sur les dispositions relatives à l’objectif de zéro artificialisation nette au sein de loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dites « loi ZAN », et sur l’évolution envisagée dans la proposition de loi sénatoriale visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus locaux, dite « proposition de loi Trace », qui vient qu’être votée au Sénat ?

Les dispositions relatives au ZAN ne permettent pas de remplir les objectifs de réindustrialisation fixés par le gouvernement, puisque 90 % des intercommunalités affirment qu’elles ne disposeront plus de foncier disponible pour l’industrie en 2030.

Par extension, quel est votre avis sur le dispositif des sites « clés en main », qui accélère de nombreuses procédures relatives notamment aux études environnementales ou aux fouilles archéologiques, et qui permet une implantation rapide des sites industriels ? Avez-vous identifié des améliorations à y apporter ?

M. Laurent Fiscus. Les deux aspects du foncier – la construction de l’installation et le logement des personnels – soulèvent des problèmes distincts.

La question du ZAN renvoie à la difficulté essentielle de toute politique publique : il faut tout concilier. Force est de constater que l’étalement urbain, ou plutôt rurbain, a entraîné un mitage des campagnes, qui est un sujet de préoccupation pour les habitants concernés compte tenu de ses externalités négatives. Le développement des banlieues et des lotissements des villes petites et moyennes produit des difficultés en matière de transport, d’adduction d’eau, mais aussi de préservation des paysages, voire de démocratie locale lorsque les résidences secondaires sont nombreuses.

Il nous faut redevenir sobres. Les lois successives à ce sujet ont bien montré qu’il existait un consensus national quant à la redensification des constructions – lorsque c’est possible. Le foncier est une denrée rare, parfois inexistante dans certaines communes, qui font pourtant face à un accroissement des activités et des populations à héberger. Le cap fixé me semble donc tout à fait raisonnable, dès lors qu’il s’agit d’assurer un avenir à nos enfants, mais il n’est pas facile à tenir.

L’objectif zéro artificialisation nette vise à préserver des terres agricoles, mais aussi des bois ou des forêts, pourvoyeurs de qualité de vie – l’une des ressources de notre pays. Dans ce contexte, comment envisager le développement de projets industriels ?

À cet égard, le développement de projets « clés en mains » est une très bonne chose. Cela permet d’avoir une offre disponible, avec un certain nombre de procédures déjà effectuées. Mais, il y a vingt-cinq ans, la réglementation était déjà dense et l’usine d’Onnaing a été construite en un temps record : c’est que le respect du calendrier et la tenue des engagements sont les enjeux principaux, indépendamment de l’inflation réglementaire et législative constatée depuis. Bref, les projets « clés en mains » – qui concernent essentiellement des sites de grande taille – sont utiles, dès lors qu’on garde à l’esprit d’une part qu’il n’est pas garanti qu’un investisseur viendra tourner la clé, et d’autre part qu’il est tout à fait possible d’accueillir une implantation industrielle sans y recourir.

Quant au problème de la rareté du foncier, rappelons que nous avons toujours plus de 100 000 hectares de friches industrielles à reconvertir. Il est plus judicieux de réutiliser du foncier, moyennant des démarches de réaménagement et de dépollution, que d’accaparer un foncier rare et précieux.

S’agissant de la question du logement maintenant, la délivrance des permis de construire est une compétence décentralisée qui relève des maires. Ces derniers ont parfois besoin d’aide, pour améliorer certains projets en matière de densité, d’utilisation des espaces et de répartition des logements sociaux. Bien souvent, ce n’est pas un problème de volonté politique – les maires cherchent généralement à être économes du foncier disponible – mais un problème de programmation et d’architecture. Il est possible de faire plus avec peu. Les services de l’État sont efficaces dans ce domaine. Ils pourraient l’être davantage s’ils avaient davantage de moyens pour remplir ce rôle de conseil.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Monsieur le préfet, même vingt-cinq ans plus tard, vous demeurez une star. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour vous remercier de ce que vous avez fait pour le département du Nord : les chiffres que vous avez rappelés, en progression depuis vingt-cinq ans, en sont l’illustration.

Lors de la construction de l’usine elle-même, avez-vous bénéficié de procédures dérogatoires par rapport à la réglementation et à la législation alors en vigueur ?

Vous avez évoqué Jean-Louis Borloo, qui a joué un formidable rôle de moteur politique auprès des élus locaux et des collectivités territoriales. Pour atteindre un tel succès, vous semble-t-il nécessaire que l’ensemble des élus concernés œuvrent de concert ? Hier, lors de son audition, un industriel a expliqué ne plus vouloir s’implanter dans des territoires gérés par des élus écologistes, compte tenu des difficultés que cela entraîne. Quelle est pour vous l’influence des élus locaux dans de tels projets ?

Serait-il possible, encore aujourd’hui, de monter en trois ans un projet comme celui de l’usine Toyota ? Les délais sont plutôt désormais de cinq à dix ans, même pour un site plus modeste, compte tenu des nombreuses réglementations et études préalables nécessaires. Ainsi, l’étude faune-flore « quatre saisons » dure un an et doit être menée préalablement à d’autres démarches administratives. Serait-il possible de mener ces différentes études en parallèle pour gagner du temps ?

Enfin, vous n’avez pas évoqué les recours, qui sont devenus une difficulté importante. Les mentalités ont évolué et ces recours sont devenus nombreux, parfois farfelus. Certains visent simplement à ralentir les projets industriels et font effectivement perdre un temps considérable.

M. Laurent Fiscus. Je vous remercie pour vos aimables propos, mais je ne crois pas être une star, d’autant que cette belle aventure était avant tout collective. Il est assez unique, dans une carrière, de voir les fruits de son travail, et qu’ils perdurent aussi longtemps.

Pour commencer par votre dernière question, oui, je pense qu’un projet similaire serait encore faisable. Il y a plus de contraintes et de réglementations, mais lorsqu’émerge une « union sacrée », notamment des élus locaux, notre pays sait faire de très grandes choses. Il ne faut pas être défaitiste. En revanche, il faut être exigeant, ne pas perdre du temps ni se tromper de méthode. Les choses doivent être claires : s’il y a une coordination, c’est qu’il n’y a pas de pouvoir de blocage ni de partenaire qui tire dans l’autre sens.

S’il y a davantage de réglementation, les préfets disposent désormais dans certains domaines d’un pouvoir de dérogation, limité et placé sous le contrôle du Conseil d’État. Nul besoin d’augmenter par avance la liste des dérogations potentielles : il faut simplement l’utiliser de façon pragmatique. Le préfet doit pouvoir, en cas de blocage ou de retard, alerter les autorités politiques et leur demander un coup d’accélérateur, sous la forme d’une décision administrative ou de la modification d’un texte. Mes collègues le font déjà.

Les recours sont une furie française. J’ai évoqué tout à l’heure les 165 propriétaires fonciers concernés par la construction de l’usine Toyota : seulement vingt ou vingt-cinq recours ont été déposés. Tous ont été réglés, essentiellement à l’amiable, le juge administratif ayant reconnu qu’il s’agissait d’un projet d’intérêt général (PIG). Mais ces recours ne portaient que sur le montant de l’indemnisation. D’autres existent désormais, visant à bloquer ou empêcher les projets. C’est un autre sujet. En ce domaine, la loi peut beaucoup.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Voulez-vous dire qu’il est nécessaire de faire évoluer la loi ?

M. Laurent Fiscus. La loi ne peut pas tout déterminer par avance. Il faut donc qu’elle prévoie des exceptions pour les projets d’intérêt général – cela existe déjà en partie. Le pouvoir réglementaire définit ensuite le cadre, afin de respecter l’esprit de la loi, sinon sa lettre. Encore une fois, il faut être pragmatique : si l’on veut tout préciser à l’avance, soit on n’est pas opérationnel, soit on crée trop de barrières.

S’agissant des élus, vous avez évoqué Jean-Louis Borloo, auquel je rends hommage ; permettez-moi d’y associer Cécile Gallez, maire de Saint-Saulve et présidente de ce qui était alors la communauté de communes de la vallée de l’Escaut. C’était une élue admirable, comme les élus locaux savent l’être bien souvent. Je n’oublie pas non plus les élus régionaux, comme Michel Delebarre, qui a succédé pendant la période à une présidente écologiste à la tête du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Il y a véritablement eu une forme d’« union sacrée » des élus locaux de tous bords, et plus largement de tous les acteurs publics.

Je l’ai dit, l’administration des territoires est un sport collectif : chacun doit jouer en équipe, indépendamment de son dossard. Je pense que cette capacité de cohésion peut et doit se retrouver pour des projets de moindre importance – c’est d’ailleurs souvent le cas. Les plus difficiles à convaincre ne sont pas les élus ou les fonctionnaires, mais certains citoyens, parfois abreuvés d’inepties par les réseaux sociaux, auxquels il peut être difficile de faire entendre raison sur la réalité d’un projet.

Enfin, nous avons eu besoin de peu de dérogations pour l’usine Toyota. Outre le logement temporaire, que j’ai évoqué tout à l’heure, il y en a eu concernant le schéma douanier. Pour faire court, nous avons réussi à capter par le port de Dunkerque trois flux sur quatre, dont le transfert des presses d’emboutissage en provenance du Japon, qui a demandé six semaines entre Dunkerque et l’usine ; les conteneurs de machines et de matériels, transférés par voie d’eau jusqu’à un port fluvial à proximité d’Onnaing ; et le flux de conteneurs assurant l’approvisionnement de l’usine – qui, au bout de quelques années, a été transféré au port de Rotterdam, la rupture de charge étant devenue trop importante pour les logisticiens de Toyota. Cette belle bataille nous a permis d’obtenir une dérogation administrative des douanes, ce qui a contribué à renforcer l’offre et la compétitivité du port de Dunkerque vis-à-vis des géants du Benelux Anvers et Rotterdam.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette audition passionnante et bien trop courte. Vous pourrez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire et en transmettant tout document que vous jugeriez utile.

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27.   Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Guillot, directeur général du groupe Emeis, auteur du rapport « Simplifier et accélérer les implantations d’activités économiques en France »

M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons à présent M. Laurent Guillot, directeur général du groupe Emeis, anciennement Orpea. Ce ne sont pas cependant pas vos fonctions actuelles, monsieur le directeur général, que nous sollicitons ici, mais votre expertise en matière d’implantations industrielles. En effet, après avoir passé vingt ans au sein de la direction de Saint-Gobain, vous avez remis au gouvernement, en janvier 2022, un rapport qui concernait la simplification et l’accélération des implantations d’activités économiques en France.

Je vous remercie de déclarer tout intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Guillot prête serment.)

Je vous remercie et vous laisse la parole.

M. Laurent Guillot, directeur général du groupe Emeis, auteur du rapport « Simplifier et accélérer les implantations d’activités économiques en France ».  J’ai passé une vingtaine d’années chez Saint-Gobain pour manager des métiers qui avaient trait, essentiellement, à l’innovation. Le marché était mondial, même si les productions étaient réalisées en France, en Allemagne, en Chine ou aux États-Unis. En ce sens, la localisation, la compétitivité et la concurrence internationale figuraient au cœur des préoccupations.

Quelle est la philosophie que l’on doit adopter en matière de localisation ? Je la résumerai sous la forme de trois C. Le premier est celui de la certitude, non quant aux marchés finaux, aux produits ou aux procédures ou process, pour lesquels les risques sont inhérents au métier d’industriel, mais dans les domaines réglementaire ou fiscal, où le risque ne peut guère être géré, par exemple par la formation de personnels. Si toutefois il peut l’être, c’est beaucoup plus difficile.

Il faut constamment rappeler qu’une implantation industrielle est appelée à durer des dizaines d’années. La première décennie est fondamentale, car c’est au cours de cette période que l’on peut essayer d’avoir un retour sur investissement. Cependant, on sait que certains sites industriels restent actifs pendant vingt, trente ou cinquante ans, voire davantage, comme en témoigne l’usine de Saint-Gobain qui est implantée à Pont-à-Mousson, en Meurthe-et-Moselle, depuis 1856. Choisir la localisation d’une activité industrielle est le fruit d’une réflexion longue et approfondie sur l’environnement, lequel doit être aussi fiable que possible. Toutes les mesures de stabilité et de simplification réglementaire et fiscale sont donc fondamentales et prises en compte par les entreprises. À cet égard, si le président des États-Unis veut que des activités industrielles soient relocalisées dans son pays, sa valse-hésitation quant aux taxes, si elle peut donner satisfaction à ceux qui sont déjà sur place, risque de faire hésiter ceux qui réfléchissent à investir sur le sol américain.

Le deuxième C est celui de la compétence. Je me souviens d’une réflexion que nous avions menée, au sein de Saint-Gobain, au sujet d’une localisation en France ou en Allemagne. Si les écarts de coûts ou d’aides publiques entraient en ligne de compte, l’un des critères fondamentaux de la décision était la possibilité, ou non, de mener à bien l’innovation envisagée avec les compétences disponibles sur place – ou que l’on pouvait faire venir. La proximité des centres de R&D – recherche et développement –, les dispositifs de soutien à l’innovation, les écoles, les lycées professionnels, l’apprentissage ou l’enseignement de la science étaient essentiels. J’ajouterai que, depuis quelques années, les compétences numériques, en intelligence artificielle (IA) notamment, sont de plus en plus indispensables pour rendre les usines performantes.

Quant au troisième C, le coût – travail, énergie, fiscalité, etc. –, je ne m’y attarderai pas car il en a déjà été beaucoup question. Il me semble toutefois que, si l’on veut soutenir la réindustrialisation, il faut être drastiquement sélectif. Lorsque l’on n’a pas beaucoup d’argent, et dès lors que les dépenses publiques ne sont pas extensibles à l’infini, il faut privilégier, et de façon massive, les entreprises qui pourraient être remplacées par des concurrentes étrangères, celles qui sont à haute valeur ajoutée et celles qui sont un vecteur de souveraineté. A contrario, un soutien généralisé dilue l’efficacité des aides.

Ces trois C – certitude, compétence et coût – me semblaient donc être les critères sur lesquels nous nous fondions pour décider d’une implantation industrielle.

C’est au titre de mon expérience et de mes années passées chez Saint-Gobain que le gouvernement de Jean Castex m’a confié une mission sur la simplification et l’accélération des installations, en France, d’activités industrielles. Mon approche a été concrète, quantitative et comparative. Le plus important, selon moi, était de disposer de données chiffrées opposables en matière de délais réels d’implantation, que l’on puisse comparer à celles en vigueur à l’étranger.

Si l’on considère les délais théoriques en France et en Allemagne, deux pays soumis aux mêmes réglementations européennes, on constate que ces délais sont proches, à un mois près. Ils sont en revanche bien plus courts en Pologne, pourtant soumise, elle aussi, aux règles communautaires. Bruxelles n’est donc pas en cause en la matière. Les délais réels sont quant à eux très différents ; en France – dix-sept mois –, ils sont même deux fois plus longs que les délais théoriques, donc, globalement, deux fois plus longs qu’en Allemagne – neuf mois – et trois fois plus longs qu’en Pologne – cinq ou six mois en Pologne.

Qu’est-ce que cela signifie ? Que ces délais ne relèvent, principalement, ni des lois ni des règlements, mais de leur application. En allant sur le terrain, dans les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) ou les préfectures, j’ai rencontré des fonctionnaires de bon niveau, engagés et défenseurs de l’intérêt public. Par conséquent, le problème tient au management public et à la définition des priorités. Ces fonctionnaires de bonne qualité, appréciés, sont confrontés à des instructions contradictoires entre lesquelles on leur demande d’arbitrer, ce qui très difficile lorsque des intérêts s’opposent. Il convient donc de définir des priorités publiques et de les suivre grâce à des indicateurs, tels que le délai moyen d’obtention.

Cela implique un changement profond, d’ordre culturel. Nous sommes en effet dans une culture de contrôle ex post plutôt que dans une culture d’appui ex ante. Un exemple : un fonctionnaire de la Dreal nous a confié que, si un industriel lui demandait où construire une usine, il lui dirait de le faire à tel ou tel endroit parce que les préoccupations environnementales y sont moindres ; et si ce même industriel pose la même question à un maire, celui-ci lui répondra qu’il dispose, sur son territoire, d’un terrain adéquat alors que, toujours selon ce fonctionnaire, ledit terrain se trouve dans une zone extrêmement sensible en matière environnementale. Remplacer le contrôle ex post par le conseil ex ante est donc l’un des changements proposés dans notre rapport. Dans une culture de conseil et d’appui ex ante, la question du foncier est cruciale, notamment en matière de préparation des sites. Certaines autorités publiques ont des préoccupations environnementales légitimes, cependant que les maires et les collectivités locales en ont d’autres, tout aussi légitimes. Il faudrait une structure capable d’arbitrer en vue de préparer des sites « clés en main ». Que nous apprend l’exemple polonais ? Que, s’il ne faut que cinq mois pour obtenir toutes les autorisations et pour commencer les travaux, c’est parce que le site a été préparé en amont, qu’il a été relié aux réseaux, partant qu’il est beaucoup plus simple à exploiter.

J’aimerais aussi formuler quelques propositions qui iront un peu plus loin que celles de mon rapport.

Pour ce qui est de la certitude – et même si cela peut sembler banal –, une certaine abstinence réglementaire et fiscale est nécessaire, et elle permettrait de lever un frein à l’investissement. La gestion par indicateurs et grands objectifs, en donnant par exemple aux administrations chargées de la réindustrialisation un délai pour réduire de la réglementation, pour délivrer une autorisation ou un nombre de terrains disponibles, irait également dans le bon sens.

La question des compétences est compliquée, car elle relève de l’éducation, de la réforme de la formation professionnelle et de l’investissement dans les sciences, tous domaines qui s’inscrivent dans le temps long. À plus court terme, et alors que l’effort consenti en France me semble moins important que chez nos voisins, un investissement massif dans le numérique et l’intelligence artificielle, à l’échelle de toute la population, est indispensable.

Enfin, pour ce qui est des coûts, je ne vais pas vous proposer des économies ou des réductions de charges sociales, car le budget de la France ne permet pas. En revanche, il faut de la sélectivité, encore de la sélectivité, toujours de la sélectivité. Il est nécessaire d’investir d’abord dans l’industrie de demain, celle qui est délocalisable, à forte valeur ajoutée et qui revêt un enjeu de souveraineté. Et il faut, au contraire, des aides moins saupoudrées et moins ciblées sur les entreprises et services non délocalisables.

Voilà, en résumé, ce que j’ai pu apprendre de mes vingt années passées dans l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. Quel retour d’expérience pouvez-vous faire des mesures qui ont été mises en œuvre à la suite de la publication de votre rapport ? Je pense notamment au déploiement des sous-préfets à l’investissement, qui ont été déclinés dans chaque département ou chaque arrondissement. Quels enseignements cette mesure vous inspire-t-elle ?

Concernant la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, également élaborée après certaines de vos recommandations, comment jugez-vous la mise en œuvre des crédits d’impôt sectorisés et très précisément ciblés que nous avons votés ? Que vous inspire la parallélisation des procédures, également mise en œuvre dans le cadre de cette loi ?

Quelles leçons tirez-vous de l’Inflation Reduction Act (IRA) américain de 2022 et de la politique tarifaire et douanière de Donald Trump mis en œuvre aux États-Unis ? Certaines de ces mesures doivent-elles nous inspirer pour notre propre politique industrielle, en France et en Europe ?

M. Laurent Guillot. Comme vous le savez, peu après la publication du rapport j’ai pris d’autres fonctions, qui m’ont quelque peu éloigné de ces questions. Le temps consacré au redressement d’Orpea, à l’époque, puis d’Emeis ne m’a pas permis de faire le suivi exhaustif de ce que j’avais proposé. Je serai donc modeste quant aux conclusions que je pourrais faire.

Ce dont je suis convaincu, c’est que la parallélisation des procédures est une bonne chose pour la rapidité de mise en œuvre des investissements – laquelle a été légèrement améliorée –, mais également pour la qualité du débat public. Une précision cependant : les indicateurs que j’appelais de mes vœux, d’après ce que j’ai pu observer, n’ont pas été suivis ; de sorte que l’effet réel sur la rapidité n’est pas encore mesuré de façon tout à fait objective. Il s’agissait pourtant de l’un des points fondamentaux du rapport. De fait, la loi a été modifiée et nous disposons de chiffres qui peuvent servir d’indicateurs de l’efficacité de l’administration. Or, en l’absence de suivi, les résultats ne peuvent être objectivés. Il serait pourtant très facile, de mon point de vue, de demander aux services de l’État de fournir ces indicateurs afin d’évaluer l’impact réel des mesures concernées.

La difficulté, néanmoins, est que mon rapport se concentrait pour l’essentiel sur l’amélioration de l’efficacité des services puisque, comme je l’ai rappelé dans mon propos liminaire, les délais théoriques étaient de neuf mois, contre dix-sept pour les délais réels. Améliorer la loi nous permettrait de passer de neuf à six ou sept mois de délais théoriques, mais le gros du travail porte sur leur alignement avec les délais réels. Or, faute de mesure, on ne peut pas savoir ce qui a réellement changé.

S’agissant des crédits d’impôt, je n’ai pas d’avis. Quant à l’IRA, les retours sont excellents. Beaucoup d’investissements faits aux États-Unis s’appuient sur des aides ; c’est une bonne façon de faire de la politique industrielle car elle permet bien entendu de baisser les coûts, mais aussi de donner une forme de sécurité et de visibilité à long terme.

Je ne puis évidemment avoir totalement le même avis sur la politique tarifaire et douanière mise en place par l’administration Trump. On pourrait discuter d’une politique tarifaire stable, qui aurait réellement un impact, mais qui, je pense, renchérirait l’ensemble des coûts pour toute l’économie américaine. Si l’on impose des droits de douane de 10 % – et même si l’économie américaine n’est pas très ouverte –, il y aura un petit effet inflationniste général, qui peut se discuter. En revanche, les variations quasi quotidiennes de ces droits, pour tel ou tel pays, et l’incertitude dans laquelle se trouvent les industriels ont, j’en suis sûr, des effets très négatifs pour qui souhaite investir aux États-Unis.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Peut-être avez-vous vu que, dans le cadre de d’examen du projet de loi de simplification de la vie économique qui vient de passer en séance publique à l’Assemblée nationale, le recours à la Commission nationale du débat public (CNDP) avait été supprimé pour les grands projets industriels. En matière d’implantation de projets industriels, considérez-vous la saisine de cette instance indispensable ou, au contraire, facultative ?

Le projet de loi « industrie verte » prévoyait la parallélisation des procédures administratives, avec la consultation du public. Identifiez-vous d’autres procédures qui pourraient être parallélisées pour raccourcir les délais ?

M. Laurent Guillot. Concernant la CNDP, ce qui est important, à la fois vis-à-vis de la communauté et des principes démocratiques, c’est qu’il y ait une concertation. Si elle est bien menée, elle est fondamentale pour un industriel car elle permet de nouer une relation avec le territoire, et ce dans la durée. Je le répète, la stabilité est très importante pour un industriel, et une telle relation contribue à cette stabilité. On sait que la concertation donnera lieu à des oppositions – personne n’a envie d’avoir une usine dans son jardin, c’est normal –, mais l’engager le plus tôt possible permet d’avoir des discussions approfondies avec les citoyens et les pouvoirs publics. Quant aux modalités de son organisation, elles peuvent être flexibles dans l’ensemble des pays européens. Une saisine systématique de la CNDP ne me paraît pas justifiée, mais il ne s’agit pas d’un point dirimant dès lors qu’une telle saisine, je le répète, permet de gagner du temps.

En matière de parallélisation des procédures, les choses semblent se faire normalement. Auparavant, la procédure prévoyait une instruction par un premier service de l’État, puis une instruction par les autorités environnementales – cela faisait donc deux instructions – et, enfin, la consultation du public. Il s’agissait d’une approche historiquement très française, selon laquelle, une fois que toutes les consultations au sein de l’État avaient été faites et que ce dernier avait donné son accord, il était possible de proposer le projet à la population – laquelle, en réalité, n’avait plus grand-chose à dire puisque tout avait été « tamponné » en amont. Désormais, le fait de consulter les citoyens au début du processus permet aux industriels et aux services de l’État de tenir compte de leur perception et d’incorporer leurs commentaires dans leur propre travail. De même, grâce à la consultation des associations, qui ont parfois une meilleure connaissance du terrain que les services publics, on peut améliorer l’acceptabilité et réduire les délais.

Fondamentalement, les délais sont acceptables lorsqu’ils sont respectés. Le sont-ils ? Les délais sont suivis à la direction générale de la prévention des risques (DGPR), mais ces données ne sont pas publiques, alors qu’il serait intéressant de suivre leur évolution.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelles préconisations feriez-vous, concrètement, pour améliorer les relations entre les services déconcentrés et les services décentralisés, notamment pour dégraisser le millefeuille administratif qui, par son existence même, représente une très grande complexité pour les entreprises, notamment étrangères, qui souhaiteraient s’implanter dans notre pays ?

M. Laurent Guillot. Je ne me prononcerai pas sur le millefeuille administratif car cette question, très complexe, requiert des compétences que je n’ai pas.

Ce qui a été déployé et que j’avais préconisé, à savoir la mise en place de points de contact, permet de gérer l’ensemble des relations, mais aussi de faire de la gestion de projet. Ces points de contact – en l’occurrence les sous-préfets –, qui représentent l’État dans l’ensemble de ses compétences, ont la capacité de gérer à la fois les projets et les fonctionnaires qui en ont la charge. Normalement, dans une telle organisation, où les délais sont suivis par des indicateurs très clairs, les performances doivent s’améliorer très rapidement – et ce indépendamment du millefeuille administratif.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En ce qui concerne le foncier, la France est un des pays les moins denses d’Europe ; les objectifs de zéro artificialisation nette au sein de loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi ZAN », sont souvent décriés par les industriels et par les élus locaux. L’association Intercommunalités de France estime ainsi que 90 % des intercommunalités n’auront plus de foncier disponible en 2030 pour accueillir des usines – et je ne parle même pas du foncier qui peut être nécessaire pour bâtir des logements, conséquence induite par l’implantation d’usines. Quel regard portez‑vous sur la loi ZAN telle qu’elle a été votée ? Même question pour la proposition de loi Trace – trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux –, qui en permet un léger assouplissement.

M. Laurent Guillot. Les motivations initiales de la loi ZAN sont louables, et il suffit de voir ce que sont devenues les périphéries des villes pour les comprendre. Ces zones sont le résultat du manque de planification ; imposer quelques contraintes sur le foncier était une bonne idée. L’étude d’impact de la loi a cependant loupé quelques points importants, notamment pour ce qui est du foncier disponible. Partant, le fait qu’elle soit légèrement amendée pour apporter un peu de flexibilité va dans le bon sens ; il faudra sans doute aller un peu plus loin encore. En attendant, voyons comment se développe l’industrie ; si les contraintes sont trop fortes, il faudra les desserrer. Les besoins en matière de foncier industriel, dans le cadre d’une politique dynamique de réindustrialisation, sont assez importants. Comme je l’ai dit tout à l’heure, ce qui est crucial est de parvenir à produire très rapidement du foncier disponible pour réindustrialiser, c’est-à-dire du foncier « clés en main ». Concrètement, c’est ce qui se fait dans les zones industrielles ou d’activités, qui sont préparées à l’avance, raccordées à l’eau et à l’électricité, voire au réseau ferroviaire. Il s’agit en somme d’aménagement du territoire, travail du ressort des élus – avec le soutien de la puissance publique –, qui doivent planifier, organiser et s’assurer que du foncier est disponible pour l’industrie. Il nous faut une production continue de foncier, pilotée au niveau régional, à l’échelon responsable en matière de planification. Beaucoup de projets de taille moyenne, parfois de grande ampleur, butent encore sur des problèmes de foncier. En revanche, quand il s’agit de projets gigantesques, tous les pouvoirs de l’État se mobilisent et finissent par trouver une solution. Quant au logement, c’est encore un autre sujet.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les sites « clés en main » que vous évoquez permettent à une entreprise de s’installer immédiatement, ou presque. Environ 2 900 hectares relèvent de ce dispositif en France : comment expliquez-vous les difficultés qu’il y a à le généraliser ? S’agit-il d’un manque d’effectifs dans nos préfectures ou plutôt d’une méconnaissance – je suppose que ce n’est pas le cas – de la part des collectivités pour sélectionner des territoires, voire d’une relative indifférence ? Pourquoi, selon vous, ces sites « clés en main » ne sont pas davantage développés ?

M. Laurent Guillot. C’est une bonne question, sur laquelle nous ne nous sommes pas penchés dans le cadre du rapport. La loi ZAN était clairement identifiée comme un frein par les élus. Quant aux services de l’État, je ne pense pas qu’ils soient sous-dotés. Ils ont certes beaucoup de priorités, mais si on leur demande de se concentrer sur celle-là, ils le feront avec vélocité et plaisir. C’est très difficile pour un élu – vous en êtes un, vous savez cela mieux que moi – d’accepter l’implantation d’une usine sans savoir ce qu’elle fait, ce qu’elle produit – dans ce cas, le risque est que l’élu n’ait finalement pas envie de voir arriver cette usine. Il faut faire preuve de pédagogie en disant, par exemple, que le terrain en question ne sera peut-être jamais utilisé. Le niveau d’incertitude est très élevé et je pense qu’il s’agit du principal frein au développement des sites « clés en main ». Le rôle des services de l’État et des élus est de réserver des terrains, peut-être en instaurant des catégories, mais sans rendre le dispositif trop complexe.

La méthode employée par un petit industriel pour trouver un site d’implantation est encore, souvent, celle d’un amateur : il cherche, rencontre un maire et, si la prise de contact se passe bien, il décide de s’installer. Ces entreprises doivent être mieux accompagnées car, en matière de recherche de terrain, nous en sommes encore à l’ère préindustrielle, malgré le travail accompli par Business France, les services déconcentrés ou ceux de Bercy. En Pologne ou en Chine, des zones industrielles gigantesques sont construites car les questions de destination se posent moins et il suffit de choisir un terrain. Mais j’imagine que c’est plus compliqué pour de petites entités.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’implantation d’une industrie dépend de son écosystème, que ce soit, par exemple, en matière de raccordement électrique ou de présence à proximité de sous-traitants pertinents pour son activité. Or j’ai le sentiment que le déploiement des sites « clés en main » ne se fait pas tellement avec la volonté de développer certaines filières spécifiques, mais au gré de la disponibilité de certains fonciers. En conséquence, peut-être ne répondons-nous pas comme il le faudrait aux demandes de groupes français ou étrangers qui souhaiteraient s’implanter. Avez-vous un avis sur ce point ?

M. Laurent Guillot. Vous avez raison. Ce qui est difficile, lorsque l’on recherche un terrain pour s’installer, c’est qu’il faut réunir les trois C précédemment évoqués, mais aussi qu’il y ait du foncier disponible. Le cas de Dunkerque, où l’on a installé un pôle et développé des compétences autour de lui, prouve cependant que l’on peut et que l’on sait spécialiser une zone. Mais il est très compliqué de répondre ex ante à tous les besoins spécifiques d’un industriel sans le connaître. Nous buterons toujours sur cette difficulté et, à cet égard, nos voisins ne sont pas franchement meilleurs que nous. Il n’y a pas de recette miracle : il faut prendre chaque dossier et le traiter de manière spécifique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ces sites « clés en main » permettent d’anticiper les besoins des industriels. Si cette anticipation est primordiale, elle n’est pas la seule à l’être : l’accélération des procédures l’est également. En effet, tous les terrains sur lesquels les industriels souhaitent s’installer ne sont pas forcément « clés en main ». Que pensez-vous de la mise en place d’une mesure qui permettrait d’accélérer les procédures environnementales, notamment dans les situations qui relèvent de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) ? De même, que pensez-vous de l’idée d’appliquer cette RIIPM à tout projet industriel créateur de nombreux emplois qui s’implanterait sur une friche industrielle – bénéficiant d’un statut défini par la loi –, ce qui leur permettrait notamment, pour aller plus vite, de déroger aux règles de protection d’une espèce ou d’un habitat naturel protégés ? Précisons que les éoliennes bénéficient très régulièrement – mais pas systématiquement – d’un tel dispositif alors que, à ma connaissance, elles ne créent pas d’emplois directs sur place, là où elles sont installées. Il me semblerait pragmatique et pertinent, au vu de ce « deux poids deux mesures », d’accorder une telle dérogation à tout projet industriel créateur de nombreux emplois qui s’implante sur un site qui, par définition, est déjà artificialisé.

M. Laurent Guillot. Votre question est très pointue. Le sujet des friches industrielles est particulier. Un industriel ne rêve pas spécialement de s’installer sur un tel site, qui représente un coût à court terme et qui implique une part d’incertitude quant aux produits que son sol renferme. La réglementation en vigueur peut en effet changer si l’on découvre, quinze ans après l’installation de l’entreprise, qu’un produit enfoui dans le sol est toxique. Or l’industriel ne sait rien de cette réglementation ni de son évolution future lorsqu’il s’installe. Dès lors, comment lui donner une forme de rescrit pour qu’il ne prenne pas de risque financier potentiellement considérable, tout en respectant et en préservant l’intérêt public ? Un équilibre délicat doit être trouvé : cela explique en partie les difficultés que l’on rencontre à réindustrialiser les friches, alors qu’elles restent la meilleure option en ce qu’elles permettent d’éviter le recours à des terrains vierges, agricoles notamment. En outre, les friches abritent souvent une biodiversité riche, qui peut paradoxalement être liée aux produits déposés dans le passé. Ce sont alors de véritables pièges, qui nécessitent une approche spécifique.

Dès lors, faut-il déroger complètement aux règles environnementales ? Je pense plutôt qu’il faut trouver un équilibre et que l’on n’échappera pas, à un moment ou à un autre, à l’analyse de la richesse environnementale de la friche. Il vaut mieux, dans ce cas-là, procéder à un « inventaire quatre saisons » et voir comment préparer le terrain, très en amont, plutôt que d’accorder une exemption complète à un industriel. L’enjeu est de trouver un équilibre entre les populations, l’environnement et l’installation d’entreprises nécessaire pour l’emploi.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Une proposition tout à fait pertinente a retenu mon attention dans le rapport de M. Mouchel-Blaisot et de M. Noisette, qui consiste « à garantir pendant cinq ans la stabilité des règles environnementales opposables aux projets par la création d’un certificat environnemental ». Les auteurs évoquent notamment les entreprises qui s’installent sur des sites « clés en main ». J’aimerais connaître votre avis sur cette approche – même si vous partagez sans doute le point de vue MM. Mouchel-Blaisot et Noisette.

M. Laurent Guillot. Tout à fait, et je trouve même que le délai de cinq ans n’est pas assez long. Pour une nouvelle usine, un retour sur investissement ou payback avant dix ans est un bon résultat. Pour des projets d’industrie lourde, c’est parfois plus long. Par conséquent, assurer une certaine stabilité, sous toutes ses formes – à l’image, par exemple, de la clause de la nation la plus favorisée –, qui permettrait de garantir que la situation ne sera pas demain plus difficile que ce qu’elle est aujourd’hui, serait très favorable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Actuellement, le délai d’instruction des dossiers pour les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) est de près d’un an, ce que déplorent souvent les industriels. Considérez-vous, d’après les échanges que vous avez pu avoir avec les différents services de l’administration, qu’il serait possible de réduire ce délai de quelques mois ou, au contraire, l’estimez-vous justifié et difficilement compressible ?

M. Laurent Guillot. Grâce à la « loi industrie verte », qui a permis la parallélisation, un objectif de six à neuf mois – selon la complexité des projets – me paraît envisageable. C’est ce que font nos voisins, dans le cadre de la même réglementation communautaire, et c’est ce que prévoient nos délais théoriques. Un dossier complexe pouvait théoriquement être instruit en neuf mois avant la réglementation « industrie verte » ; il peut désormais l’être en sept ou huit mois. C’est donc tout à fait possible, mais cela nécessite un changement d’organisation et de pilotage au sein des services de l’État, qui coordonnent l’ensemble des actions. Une publication transparente des délais réels moyens, année après année, permettrait aussi de fournir des éléments d’incitation aux équipes, au sein des Dreal et des territoires, pour les aider à s’améliorer. C’est un indicateur qu’il serait important de suivre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il existe un organisme au sein du ministère de l’écologie, le Conseil national de protection de la nature (CNPN), qui passe souvent sous les radars. L’avez-vous auditionné ou avez-vous rencontré ses membres dans le cadre de votre rapport ? Il joue, en effet, un rôle central puisque la justice s’appuie sur ses avis lorsqu’il est question de problématiques environnementales, notamment lors de recours face à des projets industriels. À en croire votre réaction, vous ne semblez pas avoir eu affaire au CNPN. Pouvez‑vous cependant me donner votre avis sur la pertinence de cet organisme ?

M. Laurent Guillot. Nous n’avons pas pu étudier la question des recours dans le détail car nous n’avions pas de chiffres. Or ce qui est important est de pouvoir s’appuyer sur des données – pas sur les impressions des uns et des autres – pour savoir combien de recours ont réellement été déposés, notamment contre des projets industriels, pour connaître leur durée moyenne ou leur impact sur la décision finale. Nous nous sommes pourtant rendus au ministère de la justice, mais nous n’avons pas pu obtenir ces chiffres.

M. Sébastien Huyghe (EPR). J’ai l’impression que le dépôt de recours, divers et variés, notamment contre des projets industriels, est devenu un sport national. J’ai en tête l’annulation des autorisations qui ont permis de lancer la construction de l’autoroute A69 – qui n’est pas un projet industriel, mais d’infrastructure –, en Occitanie. Cette autoroute était en cours de construction et je ne vois pas très bien comment on peut remettre les terrains en état.

Que peut-on faire pour dissuader plus fortement les recours infondés, mais aussi pour accélérer les délais de réponse à ceux qui le sont et lancer ainsi la construction de l’outil industriel ?

Comme vous l’avez détaillé au début de cette audition, parmi les trois C figure celui de la certitude, en l’occurrence la certitude de pouvoir implanter une activité industrielle sur notre territoire dans des délais raisonnables. Nous avons reçu avant vous l’ancien « sous-préfet Toyota », M. Fiscus, qui estime possible de renouveler l’exploit qui a permis d’autoriser en trois ans l’implantation de l’usine du constructeur japonais. Mon avis est plus mitigé, notamment en raison des recours.

M. Laurent Guillot. J’ai été mandaté par quatre ministres, mais pas par celui de la justice. C’était un motif de frustration. Je ne sais si cela a eu un effet sur notre capacité à avoir accès à des données chiffrées sur les recours ou si l’outil statistique ministériel ne permettait pas de sortir ces données. Il serait important de le savoir et d’assurer un suivi de notre mission sur cette question, qui est fondamental.

En outre, nous n’avons pas rencontré beaucoup d’industriels qui avaient dû faire face à un recours et qui en avaient tiré des conséquences quant aux délais. Nous avons essayé d’explorer cette piste autant que possible, mais nous n’avons pas avancé. Au bout du compte, comme nous ne pouvions pas nous appuyer sur des chiffres, il nous était difficile de faire une proposition qui aurait reposé sur quelques témoignages d’industriels seulement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Revenons à l’A69. Les travaux de construction ont été interrompus, alors qu’ils étaient bien avancés, au motif que le chantier menacerait des espèces protégées. Comment peut-on éviter de tels dysfonctionnements, qui relèvent du scandale pur et simple, alors que la construction de cette autoroute est un projet d’intérêt supérieur pour le pays ?

M. Laurent Guillot. Vu de loin, ce dossier paraît très compliqué et il est de l’intérêt public de bien l’étudier. Mais je ne me prononcerai pas sur ce sujet, car je ne le connais pas.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Des responsables de petites et moyennes entreprises et industries (PME-PMI) de ma circonscription me font souvent remarquer que, dès lors qu’il s’agit de grands projets, que ce soit ceux de Notre-Dame, d’EuroDisney, de Toyota ou encore des fameux projets d’intérêt national majeur (PINM), l’État accorde de multiples dérogations – c’est en tout cas leur ressenti. En revanche, les PME ou les ETI – entreprises de taille intermédiaire –, qui constituent notre socle industriel et qui, sans vouloir minorer, loin de là, le rôle des gros industriels et des grands projets, représentent les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France, n’y ont malheureusement pas droit. La dérogation générale ne devrait-elle pas devenir la norme, en matière de règles environnementales notamment ?

Je reviens sur la proposition que j’ai faite tout à l’heure, à savoir accorder le régime dérogatoire de la RIIPM aux projets industriels, en le limitant aux friches industrielles – pour ne pas faire n’importe quoi sur des terrains vierges. Ces friches, qui sont des sols déjà artificialisés – même si la nature a pu y reprendre un peu ses droits – et qui, en ce sens, participent de la sobriété foncière, représentent au minimum de 100 000 à 150 000 hectares dans notre pays. Cette dérogation offrirait, qui plus est, un bonus à un industriel qui accepterait de s’installer sur ce type de terrain déjà artificialisé, alors même que, vous l’avez rappelé, il ne sait pas ce que le sol de cette friche abrite, inconnue qui laisse planer le risque d’une éventuelle dépollution.

M. Laurent Guillot. Oui, il y a clairement une différence de traitement entre les grands projets et les projets plus modestes, et c’est légitime. L’installation d’un site industriel comme celui de Toyota change profondément le territoire, et ce pour des dizaines d’années, peut-être même des siècles. Qu’il y ait un dispositif public particulier, de suivi et d’accompagnement notamment, pour permettre à ce genre d’entreprise de s’installer est normal. On critiquerait sans doute vertement, et à juste titre, tout gouvernement qui s’en affranchirait.

Il est tout aussi normal que le dirigeant d’une PMI se demande pourquoi il n’a pas droit au même traitement. C’est justement l’objet, dans notre rapport, du dispositif d’accompagnement à l’investissement par le sous-préfet, lequel aiderait le dirigeant à passer tous les obstacles administratifs. Un tel dispositif n’est pas très différent de celui qui est prévu pour les grands projets, si ce n’est que, pour ceux-ci, le gestionnaire est le préfet, lequel prend ses ordres directement auprès du gouvernement, avec une capacité d’action beaucoup plus grande. Mais, à son niveau, le sous-préfet dispose potentiellement des mêmes prérogatives.

Les éléments dirimants ne sont pas si fréquents que cela, pour peu que l’on s’y prenne suffisamment en amont. En revanche, si l’on s’entête à s’implanter sur un terrain qui abrite des espèces très protégées, les choses deviennent plus compliquées car il est nécessaire de faire respecter les lois de protection de l’environnement. Je ne suis pas d’avis que l’on s’en affranchisse, et je reste prudent sur la question de l’équilibre entre l’environnement et l’industrie. C’est une question qui peut être réglée si l’on anticipe et si les services de l’État aident les industriels à s’installer au bon endroit. Cela d’autant que, comme vous l’avez rappelé, l’Hexagone ne manque pas de terrains. En outre, si l’on passe en force, il risque d’y avoir des procédures contentieuses plus tard, ce qui représente une grande source d’incertitude. Peut-être avez-vous entendu parler, par exemple, de l’installation de l’usine Tesla en Allemagne – pays pourtant très accueillant en matière d’investissements –, qui a pris beaucoup de retard à cause de normes environnementales non respectées.

M. le président Charles Rodwell. Avez-vous procédé à une comparaison avec d’autres pays européens en matière de gestion foncière ? Si oui, quelles recommandations pourriez-vous faire en matière de gestion des friches, de parallélisation des procédures ou de négociations entre les autorités responsables de l’environnement et celles qui ont en charge l’implantation d’activités industrielles ?

Que pensez-vous d’une proposition d’incitation fiscale sur les friches ? Il s’agirait, tout en respectant la propriété privée, de fiscaliser la détention de friches, puis d’alléger cette fiscalité, grâce à un crédit d’impôt, si des mesures de dépollution du terrain sont prises. Une fois dépolluée et mise à niveau, cette friche pourrait être vendue. Ce peut être le cas, par exemple, lorsqu’une friche industrielle se trouve en centre-ville ou dans une zone d’activités et qu’elle nuit à l’écosystème environnant. Ce sont les élus qui décideraient ou non de mettre en œuvre cette fiscalité, selon leurs problématiques locales.

M. Laurent Guillot. Nous avons effectivement fait une comparaison entre quelques pays européens concernant les procédures et les modes de fonctionnement. C’est d’ailleurs ce qui nous a permis de conclure que la France était le seul pays d’Europe à faire une consultation du public à la fin de la procédure, une fois que l’ensemble du travail des administrations était achevé. La plupart des pays européens procèdent à cette consultation dès le début, parallèlement à toutes les autres étapes de la procédure. Nombre d’administrations et de conseils – y compris juridiques – que nous avons consultés nous ont pourtant affirmé que le droit communautaire empêchait que cette consultation intervienne au début. La comparaison avec d’autres pays européens nous a permis de signaler que la question ne relevait pas du droit communautaire mais du droit interne, lequel est modifiable ; d’où notre proposition mise en œuvre à travers la loi « industrie verte ».

Concernant la gestion du foncier nous n’avons pas remarqué de différences considérables, si ce n’est qu’il est difficile de trouver du foncier de taille significative en Allemagne et que, au contraire, des terrains de ce type sont disponibles en quantité au sein d’immenses zones industrielles dans des pays plus « neufs », comme la Pologne.

La question des friches est, j’en suis d’accord, tout à fait centrale. Il s’agit de foncier déjà exploité, parfois dégradé, et qu’il faut réutiliser. Votre proposition me paraît un peu compliquée et je ne suis pas sûr de l’avoir totalement comprise. J’en ai bien saisi le mécanisme, mais je ne suis pas sûr d’en voir les avantages ou les inconvénients, ni quelles sont les incitations possibles dans un tel dispositif.

M. le président Charles Rodwell. Il s’agit d’inciter à la vente de friches. Cette proposition m’a été faite par plusieurs associations d’élus locaux, lesquels déclarent que, au cœur de leur stratégie de réindustrialisation et d’implantation de nouvelles entreprises dans leur territoire, une partie des friches, qui sont détenues par des propriétaires privés – et ils respectent bien sûr la propriété privée – nuisent à la dynamique globale de leur centre-ville ou de leurs zones d’activités. Quels outils pourrait-on leur fournir afin d’inciter à la dépollution de ces friches en vue de les vendre, de les mettre à disposition ou de les allouer à de nouvelles activités ?

M. Laurent Guillot. Je comprends cette question lorsqu’elle concerne un centre-ville qui abrite une « dent creuse », une ancienne usine dont le sol est pollué, sur lequel il est difficile de créer des logements et que le propriétaire veut garder pour se protéger des recours environnementaux. C’est un sujet qui mérite que l’on s’y penche. Il est parfois nécessaire de faire évoluer la propriété foncière en centre-ville mais, pour une friche située en pleine campagne, je doute de l’intérêt public d’une fiscalité particulière – mais ce n’est que mon intuition.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour votre présence et pour cette audition très intéressante. Je vous rappelle que vous pouvez compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été adressé et en envoyant à notre secrétariat tout document que vous jugerez utile pour les travaux de notre commission d’enquête.

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28.   Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, directeur général du groupe Haulotte, accompagné de M. Vincent Moulin Wright, directeur général de France Industrie, et de Mme Murielle Jullien, directrice des affaires publiques

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite la bienvenue à nos invités de France Industrie : M. Alexandre Saubot, directeur général du groupe Haulotte, vice-président du Conseil national de l’industrie et président du conseil d’administration de France Travail, M. Vincent Moulin Wright, directeur général de France Industrie, et Mme Murielle Jullien, directrice des affaires publiques. Nous vous remercions de votre présence dans le cadre de notre commission d’enquête sur les freins à la réindustrialisation de la France.

Je vous invite à débuter par une brève intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange de questions et réponses à commencer par celles de notre rapporteur. Je vous prie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure »

(M. Alexandre Saubot, M. Vincent Moulin Wright et Mme Murielle Jullien prêtent serment).

M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, directeur général du groupe Haulotte. Je vous remercie, mesdames et messieurs, de nous offrir l’opportunité de partager nos réflexions sur la désindustrialisation et les solutions envisageables pour inverser cette tendance. Mon propos s’articulera en deux parties.

Tout d’abord, j’aborderai brièvement l’historique de la désindustrialisation. Depuis le milieu des années 1990, avec une accélération après 2000, la France a été confrontée à une conjonction d’événements macroéconomiques auxquels elle n’a apporté que peu de réponses en termes de compétitivité. Historiquement, la France régulait sa compétitivité par la dévaluation du franc face à ses principaux partenaires commerciaux, notamment les États-Unis et l’Allemagne. L’entrée dans l’euro a supprimé ce levier. Simultanément, la réduction du temps de travail a affecté notre compétitivité. De plus, l’intégration d’une dizaine de pays d’Europe de l’Est dans l’Union européenne au tournant des années 2000 a créé une vaste zone de libre-échange avec des conditions de concurrence inégales. Enfin, l’admission de la Chine à l’OMC a considérablement modifié le paysage concurrentiel de notre industrie.

Face à ces changements, la France n’a pas suffisamment adapté son soutien à l’industrie, notamment en termes de réglementation, de flexibilité, d’impôts et de charges. Actuellement, le taux de prélèvement sur nos entreprises est supérieur de quatre à cinq points à la moyenne européenne, et davantage encore par rapport à l’Allemagne. Cette situation a entraîné une désindustrialisation constante de 1995 à 2015-2016, réduisant de moitié le poids de l’industrie dans le PIB et entraînant la perte d’environ un million d’emplois.

Un tournant s’est opéré au début des années 2010 avec le rapport de Louis Gallois en 2012 et les décisions prises dans la seconde moitié du quinquennat de François Hollande, poursuivies au début du premier mandat d’Emmanuel Macron. La mise en œuvre d’une véritable politique de l’offre a permis d’enrayer cette dégradation. Depuis le point bas de 2015, nous avons regagné plus de 100 000 emplois industriels. La règle se veut assez simple : l’industrie en permanence s’adapte à son environnement. À un jeu de contraintes données, elle produit ce qui reste possible et compétitif sur son territoire. Quand la compétitivité et l’environnement se dégradent, sa production baisse, sans chocs très violents, mais avec une dégradation lente et régulière. Depuis 2017, nous constatons une amélioration assez régulière, certes insuffisante si l’on veut réindustrialiser la France, mais laissant voir des écarts significatifs par rapport à la tendance précédente.

Concernant les actions à entreprendre pour poursuivre cette dynamique, nous identifions deux principaux freins. Le premier concerne la compétitivité, englobant le coût du travail et les impôts de production. La France a choisi de financer une grande partie de sa protection sociale par des prélèvements sur le travail, contrairement à d’autres pays qui ont opté pour des prélèvements par l’impôt ou la consommation, notamment pour les dépenses devenues des garanties universelles offertes par l’État, comme l’assurance maladie.

Des mesures d’allègement des charges ont été prises, mais les deux derniers budgets ont écrêté ces allègements de manière particulièrement défavorable à l’industrie. En effet, l’industrie est le seul grand secteur de notre économie soumis à la concurrence internationale dont les trois quarts de la masse salariale se situent au-dessus de 1,6 Smic. L’écrêtement par le haut a donc particulièrement pénalisé ce secteur.

Le second frein concerne les impôts de production, où la France se situe nettement au-dessus de la moyenne européenne. Il convient toutefois de nuancer, car ces impôts recouvrent des réalités très diverses, allant de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) à la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), en passant par l’imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER), des taxes sectorielles et la taxe sur les salaires. Les deux impôts les plus emblématiques, dont la CVAE qui faisait l’objet d’une trajectoire d’extinction, pèsent sur l’industrie à hauteur de presque deux fois son poids dans le PIB. Suspendre les décisions de baisse ou de suppression de ces impôts qui surtaxent l’industrie va à l’encontre de l’objectif de réindustrialisation.

Nous sommes pleinement conscients à France Industrie et dans nos entreprises de la situation des finances publiques et de l’insoutenabilité de notre trajectoire budgétaire, comme l’a rappelé le premier ministre ce matin. Notre ligne de conduite est de veiller à ce que les mesures prises n’entraînent pas une surtaxation de l’industrie par rapport aux autres grands secteurs, étant donné que nous sommes les plus exposés à la concurrence internationale.

La question de la compétitivité industrielle se pose aujourd’hui avec une acuité particulière, notamment autour de trois enjeux majeurs : l’énergie avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), la réglementation et la fiscalité.

Concernant l’énergie, nous faisons face à un changement de paradigme. Dans un monde carboné, le prix de l’énergie, indexé sur celui du pétrole, était relativement uniforme et ne constituait pas un facteur de différenciation compétitive entre les territoires. La transition vers un monde décarboné, où l’électricité prend une place prépondérante, modifie profondément cette donne. Le prix de l’électricité devient désormais un élément crucial de compétitivité, d’autant plus que les systèmes électriques et les niveaux de soutien public varient considérablement d’une région à l’autre, créant des disparités significatives, notamment entre l’Europe, l’Amérique et la Chine.

Dans ce contexte, il est impératif d’examiner notre système électrique dans sa globalité. Les annonces récentes concernant la relance du programme nucléaire et le renforcement du réseau électrique, impliquant des investissements de plusieurs centaines de milliards d’euros, auront inévitablement un impact sur le prix de l’électricité facturé aux consommateurs et aux entreprises. Par conséquent, la maîtrise du coût de revient de l’ensemble de ces éléments devient un facteur déterminant de notre compétitivité.

L’autre point qui me semble important concerne la réglementation, qu’elle soit européenne ou française. Nous observons une tendance à la multiplication des normes et des règles, souvent sans considération suffisante pour la capacité des acteurs économiques à les mettre en œuvre dans des conditions raisonnables. Certes, des initiatives récentes comme la simplification de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD », ou le report de la mise en application de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive, dite « directive CS3D », vont dans le bon sens. Cependant, de nombreuses inquiétudes persistent quant à l’applicabilité de certaines réglementations, telles que la taxonomie ou le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Ces dispositifs, s’ils ne sont pas gérés avec précaution, risquent de devenir une formidable incitation à délocaliser la production hors d’Europe.

D’autres réglementations, comme celle sur la protection des forêts, bien qu’animées d’intentions louables, imposent des contraintes qui semblent disproportionnées aux utilisateurs de bois. À cela s’ajoute une tendance française à la surtransposition des directives européennes, créant des contraintes supplémentaires pour nos industries.

Un exemple particulièrement préoccupant est l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) des sols. Bien que nous partagions l’ambition de réindustrialisation, cette mesure ajoute une contrainte supplémentaire dans l’instruction des projets industriels. Nous plaidons pour une exonération des projets industriels de cet objectif, considérant que l’industrie ne représente que 4 % des surfaces artificialisées, elles-mêmes limitées à environ 11 % du territoire national. De plus, deux tiers des nouveaux projets s’implantent déjà sur des zones préalablement artificialisées. Cette contrainte risque de décourager particulièrement les petits projets d’extension des petites et moyennes industries (PMI), essentiels à notre tissu industriel.

Notre approche vise à lever en amont le maximum de contraintes pesant sur la réalisation des projets industriels. Malgré notre soutien aux diverses lois de simplification, force est de constater que la complexité réglementaire s’accroît plus rapidement qu’elle ne se réduit. Il faut comprendre que la simplification ne consiste pas à ajouter de nouvelles mesures, mais bien à supprimer des complexités existantes.

Dans le contexte géopolitique et économique tendu que nous connaissons, l’industrie s’affirme comme le premier instrument de la souveraineté française et européenne. Il est donc impératif de trouver un meilleur équilibre entre réglementation et production. Cela implique d’évaluer systématiquement l’applicabilité et l’impact de toute nouvelle réglementation sur notre capacité productive, en gardant à l’esprit l’objectif partagé de réindustrialisation.

Enfin, le budget 2025 suscite de vives inquiétudes dans le secteur industriel. Le rabotage du crédit d’impôt recherche, l’écrêtement des charges sociales et la mise en place d’une surtaxe qui pénalise davantage les entreprises produisant en France que celles important leurs produits, sont autant de mesures qui semblent aller à l’encontre de l’ambition de réindustrialisation. Il est indispensable que le projet de loi de finances (PLF) pour 2026 adopte une orientation différente, sous peine de voir les porteurs de projets industriels se détourner de la France, voire de l’Europe.

Pour préserver notre souveraineté et poursuivre l’élan de réindustrialisation amorcé ces dernières années, il est impératif d’adopter une approche plus favorable à l’industrie dans nos politiques énergétiques, réglementaires et fiscales. C’est à cette condition que nous pourrons maintenir notre compétitivité et notre capacité à produire dans un environnement économique de plus en plus concurrentiel.

Je souhaite aborder un dernier point : les récentes annonces de l’administration américaine concernant l’instauration de droits de douane conséquents. Cette situation ajoute une difficulté supplémentaire et souligne l’importance de bien comprendre le contexte dans lequel nous évoluons. L’incertitude n’est jamais favorable à l’industrie, qui s’inscrit dans une perspective de long terme. La stabilité et la prévisibilité de l’environnement économique sont des facteurs déterminants pour les décisions d’investissement. Actuellement, nous observons que les industriels, lorsqu’ils n’ont pas de contraintes opérationnelles majeures, ont tendance à suspendre leurs projets dans l’attente d’une meilleure visibilité.

Dans ce contexte d’instabilité mondiale, il serait primordial que la France et l’Europe offrent à nos industriels un cadre le plus stable possible. Cela implique une véritable trajectoire de restauration de la compétitivité et une réelle démarche de simplification. Je tiens à souligner clairement que les propositions de directives européennes dites « omnibus », telles qu’annoncées il y a quelques semaines par l’Union européenne, bien qu’elles témoignent d’une prise de conscience, restent largement insuffisantes au regard des défis auxquels nous sommes confrontés pour créer un environnement réglementaire adapté.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie vivement pour votre présentation liminaire, à la fois précise et concise. Permettez-moi de vous poser quelques questions avant de donner la parole à notre rapporteur.

Premièrement, concernant la compétitivité de nos entreprises, quel bilan tirez-vous, six ans après, de la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse généralisée des charges, mise en œuvre en 2018-2019 ?

Deuxièmement, vous avez évoqué le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Nous convenons qu’il est actuellement mal calibré, ne s’appliquant qu’aux matières premières. Préconisez-vous sa suppression pure et simple, ou son extension aux produits finis, secteur par secteur ? Dans cette dernière hypothèse, seriez-vous favorable à l’affectation des ressources ainsi générées à la réduction des impôts de production de nos entreprises françaises ?

Enfin, vous avez mentionné le poids de la protection sociale sur nos cotisations. Quelle est votre position sur la mise en place d’un système de retraite par capitalisation ? Cette approche pourrait potentiellement résoudre les difficultés du régime actuel tout en créant des fonds de pension capables de financer notre protection sociale et de soutenir le réarmement industriel de notre pays, à l’instar de ce qui a été fait dans certains pays anglo-saxons.

M. Alexandre Saubot. Concernant la compétitivité, l’élément fondamental reste le coût du travail. Le choix de l’outil par les pouvoirs publics pour atteindre cet objectif est finalement secondaire. Néanmoins, sur la question spécifique du CICE, deux points méritent d’être soulignés.

D’abord, le crédit d’impôt compétitivité emploi était versé avec un décalage d’un an, ce qui, compte tenu des débats politiques de l’époque, a pu altérer une partie de son efficacité liée à l’anticipation des acteurs économiques. D’un point de vue conceptuel, un allègement de charges immédiat, visible mensuellement ou trimestriellement sur les cotisations Urssaf, a probablement un impact légèrement supérieur pour un montant identique. Cependant, le niveau absolu de l’allègement reste le facteur prépondérant.

Ensuite, nous avons constaté que les allègements de charges portant sur des régimes contributifs non gérés par l’État, notamment les retraites, soulèvent des questions d’équilibre financier. Dans une logique de systèmes paritaires bien définis, il me semble que les allègements de charges ne devraient pas concerner ces systèmes contributifs gérés par les partenaires sociaux. Ces derniers devraient pouvoir gérer ces systèmes de manière autonome, tout en respectant les grands objectifs fixés par le Parlement.

Par ailleurs, lors de la transformation du CICE en baisse de charges, l’effort a été concentré et légèrement réduit. L’annonce initiale d’une augmentation de 6 % à 7 % n’a pas été pleinement concrétisée. Il est indéniable que le nouvel outil est plus efficace, malgré certaines limites que j’ai évoquées.

Cependant, les systèmes d’allègements très dégressifs engendrent des effets pervers, largement documentés, notamment dans le rapport de la mission confiée à Antoine Bozio et Ėtienne Wasmer concernant le rééquilibrage de la pente des cotisations. La concentration des allègements sur les bas salaires crée une incitation à la faible qualification, ce qui pose des problèmes en termes d’ascenseur social et d’investissement dans la formation. Cette situation est particulièrement préoccupante pour l’amélioration de la productivité et la mobilité sociale. Nous avons construit un système qui, économiquement, décourage des pratiques vertueuses tant pour les entreprises que pour leurs collaborateurs et pour le pays dans son ensemble.

Nous préconisons donc des schémas qui, sans détruire massivement l’emploi peu qualifié, permettraient d’aplatir cette courbe pour en limiter au maximum les effets négatifs. C’est une approche que nous soutenons particulièrement dans l’industrie.

L’industrie a été fortement pénalisée par les deux écrêtements successifs en 2022 et 2024. Cette situation soulève des questions de cohérence avec les objectifs de compétitivité et de souveraineté que nous avons évoqués en introduction.

Rappelons que le crédit d’impôt compétitivité emploi comportait deux notions essentielles : la compétitivité et l’emploi. Il ne faut pas perdre de vue ces deux aspects dans nos réflexions et nos actions futures.

Je tiens à souligner qu’il est largement admis qu’on ne peut atteindre deux objectifs distincts avec une seule mesure. L’emploi dans l’industrie résulte de la compétitivité et non des allégements de charges sur les bas salaires. Certes, des problématiques liées au coût du travail non qualifié ont été exacerbées par certaines mesures prises au début des années 2000, que les allégements de charges ont cherché à corriger. Il s’agit cependant de deux enjeux bien distincts.

Concernant le MACF, trois points méritent notre attention. Sur le plan philosophique, l’idée de mettre un prix au carbone pour mesurer et inciter à des pratiques favorables à la planète et à la décarbonation de nos économies fait globalement consensus. Néanmoins, pour que ce système soit efficace, deux conditions doivent être remplies. Premièrement, il doit être appliqué universellement. Or, actuellement, l’Europe représente l’essentiel de la taxation du carbone, alors qu’elle ne constitue qu’une part limitée de l’économie mondiale. L’Amérique du Nord ne taxe pas le carbone, tandis que la Chine le fait de manière très marginale, sans réellement le répercuter sur ses exportateurs. Cette situation crée un biais de concurrence, que l’on retrouve également dans le prix de l’électricité. C’est pour cette raison que des systèmes de quotas gratuits ont été accordés à certains secteurs afin de préserver leur compétitivité en Europe et à l’international.

Intellectuellement, l’idée d’évoluer vers un système de taxation du carbone, avec une augmentation progressive de son prix pour inciter à la décarbonation tout en maintenant une acceptabilité sociale, semble pertinente. En effet, la mise en place d’un prix du carbone augmente le coût des produits carbonés. Je suis convaincu que vous êtes tous, au sein de cette représentation nationale, sensibles aux questions de pouvoir d’achat de nos collaborateurs et de nos concitoyens, ce qui est une préoccupation légitime.

Il est donc impératif de trouver les bons équilibres dans ce domaine et d’adopter une démarche progressive. Nous constatons que cette approche n’existe qu’en Europe, et le MACF visait à limiter les effets de bord liés au fait que nous étions les seuls à facturer significativement le carbone. Nous sommes aujourd’hui dans une phase d’expérimentation pour les matières de base, et nous avons identifié deux difficultés majeures. La première concerne le contournement : le système étant basé sur une déclaration, il est difficile de vérifier si les produits importés ont été fabriqués avec de l’énergie carbonée ou non. La capacité de certains pays, comme la Chine, à produire des certificats pour s’exonérer de la taxe à l’entrée pose un problème. La seconde difficulté, que vous avez évoquée dans votre question, concerne le risque de déplacement de la production : si l’on taxe le tube d’acier mais pas la pièce fabriquée à partir de ce tube, il devient plus avantageux de transformer le tube d’acier en une pièce non soumise au MACF hors d’Europe pour éviter la taxe.

Face à ces défis, deux approches sont envisageables. La première consiste à déterminer si nous sommes capables d’évaluer correctement le contenu carbone des produits semi-finis et finis. France Industrie travaille sur cette question depuis plus de trois ans, mais nous n’avons malheureusement pas encore trouvé de réponses satisfaisantes. Contrairement à l’application de droits de douane ou de TVA, qui se basent sur un prix facturé, l’évaluation du contenu carbone d’une pièce complexe s’avère extrêmement difficile.

Notre position est donc la suivante : nous demandons que ce dispositif n’entre pas en vigueur tant que nos interrogations n’auront pas trouvé de réponses satisfaisantes. Si nous devons néanmoins avancer dans cette direction, nous préconisons plutôt une taxation forfaitaire par pays, basée sur l’appréciation de la décarbonation de l’économie concernée. Cette approche soulève cependant des questions complexes dans le contexte actuel de tensions commerciales, notamment vis-à-vis de pays comme le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, la Chine ou les États-Unis.

Dans l’intervalle, nous recommandons de ne pas passer à la phase opérationnelle de ce dispositif au 1er janvier 2026, comme prévu initialement. Les récentes annonces de la Commission européenne ne traitent que partiellement le problème en exonérant les petits importateurs, ce qui ne résout pas les enjeux de compétitivité liés aux gros volumes de CO2 et aux coûts importants supportés par les grands acteurs.

Dans ce contexte, nous sommes très attachés au maintien, voire à l’élargissement dans certains cas, des quotas gratuits. Ces quotas constituent aujourd’hui le seul outil et la seule garantie de compétitivité en Europe et hors d’Europe pour certains secteurs comme l’acier, le ciment, la chimie et l’aluminium.

Concernant le poids de la protection sociale, deux aspects méritent notre attention. Comme je l’ai mentionné en introduction, certaines activités liées à la famille et à la maladie, qui ne sont plus directement liées au travail, font toujours l’objet d’une cotisation pesant sur le travail. Il convient de réfléchir à une autre assiette pour ces contributions. Diverses pistes ont été évoquées par des économistes, telles que la TVA, la contribution sociale généralisée (CSG) ou les droits de succession. Toute mesure visant à alléger le coût direct du travail, notamment pour l’industrie, est naturellement accueillie favorablement par notre secteur.

Cependant, il faut être conscient que si l’on ne fait que déplacer la charge sans la modifier, les effets sur nos concitoyens et nos collaborateurs, que ce soit en termes d’inflation ou de surcharge, se répercuteront inévitablement dans les négociations salariales. Par conséquent, les modalités et le calendrier de mise en œuvre de ces changements sont des éléments à prendre en compte.

Concernant une éventuelle modification de la TVA, nous estimons chez France Industrie que cette mesure pourrait être envisagée sous deux conditions précises. Premièrement, elle serait opportune dans un contexte économique favorable, où la dynamique salariale compenserait naturellement le risque inflationniste potentiel. Deuxièmement, elle pourrait être pertinente en période de forte dépression économique avec une inflation quasi nulle. Dans ce cas, les entreprises, déjà contraintes d’accorder des augmentations minimales malgré la faible inflation, absorberaient en partie la hausse des prix liée à la TVA. Ces deux scénarios offrent donc un terrain propice à une telle réforme, avec une efficacité collective maximale, tout en gardant à l’esprit la complexité et l’importance d’une telle mesure.

En matière de retraite, il est crucial de distinguer l’enjeu actuel d’équilibrage du système par répartition de la question de la capitalisation. La capitalisation ne résout pas le déséquilibre du système existant. Des dispositifs de capitalisation facultative sont déjà en place, comme le plan d’épargne retraite (PER). L’instauration d’une capitalisation obligatoire soulèverait la question de charges supplémentaires pour les entreprises et les salariés, ce qui n’est pas souhaitable dans le contexte économique actuel.

M. le président Charles Rodwell. Ne pourrait-on pas envisager la création d’un fonds d’amorçage pour la retraite par capitalisation, qui éviterait d’alourdir davantage les charges sur le travail ?

M. Alexandre Saubot. Nous examinerons toutes les propositions avec attention. Cependant, l’enjeu principal reste l’équilibre de notre régime par répartition, qui doit être traité indépendamment des systèmes complémentaires. La capitalisation ne résout pas le déséquilibre à moyen terme de notre système, principalement affecté par l’évolution démographique défavorable du ratio actifs-retraités.

Il est impératif de travailler collectivement pour préserver cet équilibre. Deux options se présentent : soit augmenter les prélèvements sur les salaires, ce qui serait préjudiciable dans un contexte où le pouvoir d’achat, la croissance économique et le coût du travail sont des enjeux majeurs ; soit réduire les prestations, ce qui nécessite une extrême prudence, même si la France est l’un des rares pays européens où le niveau de vie global des retraités est légèrement supérieur à celui des actifs.

Nous préconisons donc de maintenir le ratio actifs-retraités. Cela implique d’agir sur l’âge de départ à la retraite et le nombre de trimestres cotisés, mais aussi d’améliorer le taux d’emploi. Il est crucial de former plus efficacement nos jeunes pour qu’ils intègrent plus rapidement le marché du travail, sachant qu’actuellement, un jeune Français y entre en moyenne deux ans plus tard que ses homologues européens à qualification égale.

De même, il faut s’attaquer au faible taux d’emploi des seniors. Nous observons un « effet horizon » : les comportements changent à l’approche de l’âge de départ à la retraite. Il est donc nécessaire de revoir les dispositifs qui incitent à cesser l’activité prématurément, tels que la filière senior de l’assurance chômage.

Par ailleurs, il convient d’améliorer l’adéquation entre le système de formation et les besoins du marché du travail. Cela implique une meilleure intégration du monde économique dans la définition des cursus de formation, un travail déjà engagé par le directeur général de France Travail, en collaboration avec les régions et le ministère du travail.

En conclusion, je recommande de dissocier la question de la capitalisation du débat sur les retraites. Se focaliser sur la capitalisation pourrait nous détourner des véritables enjeux que sont l’augmentation de la quantité de travail, particulièrement chez les jeunes et les seniors, et l’équilibrage de notre système par répartition.

M. le président Charles Rodwell. Je ne souhaite pas m’engager dans un débat approfondi sur les retraites, bien que le sujet soit vaste. Je respecte votre point de vue, mais je diverge quant à la pertinence de la capitalisation face aux défis démographiques majeurs auxquels nous sommes confrontés. L’effet d’horizon que vous avez évoqué constituait l’une des principales motivations de notre soutien à la réforme des retraites proposée en 2023.

J’aimerais cependant aborder la question du financement de notre industrie par les capitaux privés. La création de fonds de pension à l’échelle française et européenne pourrait-elle constituer une solution viable pour financer les réformes industrielles de notre pays ?

La politique de l’offre que nous assumons avoir menée depuis 2017, bien que critiquée aujourd’hui, repose principalement sur une réduction massive des impôts, mais aussi sur des réformes, notamment les ordonnances du 22 septembre 2017 de réforme du marché de travail, la du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel dite « loi Pénicaud » et la réforme de l’apprentissage. Avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, estimez-vous que ces réformes aient été bénéfiques pour notre pays ? Considérez-vous que la réforme du lycée professionnel, constituant le troisième volet de cette stratégie après les ordonnances de réforme du marché du travail et la réforme de l’apprentissage, s’inscrit dans une perspective de soutien à l’effort de réindustrialisation de notre pays ?

M. Alexandre Saubot. Permettez-moi de clarifier deux points essentiels. Je tiens à préciser que je n’ai exprimé aucune opposition à la retraite par capitalisation ou aux fonds de pension. Ma préoccupation porte sur le contexte actuel : si nous mettons en place un tel système aujourd’hui, les actifs devront supporter une triple charge. Ils devront financer le système actuel non équilibré, supporter une augmentation de leurs cotisations pour le nouveau dispositif, et investir dans un système dont ils ne bénéficieront que dans quinze à vingt ans. Cette situation sera d’autant plus critique que nous n’aurons pas équilibré le régime par répartition. Mon objectif est donc de bien distinguer ces différents enjeux.

Concernant le financement de l’industrie, nous sommes effectivement favorables à des capitaux s’engageant sur le long, voire très long terme. Dans ce domaine, les fonds de pension, déjà présents dans certains pays étrangers, représentent des acteurs du très long terme, ce qui est particulièrement bénéfique. Ils se distinguent avantageusement des mécanismes actuels tels que les achats à effet de levier ou leveraged buy-out (LBO) ou d’autres formes de capital-investissement ou private equity qui, par nature et sans que cela soit une critique, opèrent sur des horizons beaucoup plus courts. Néanmoins, j’insiste sur l’importance de dissocier ce débat de celui de l’équilibre du régime des retraites, afin de traiter efficacement l’ensemble des problématiques.

Concernant la politique de l’offre, je ne qualifierais pas nécessairement la situation actuelle de « remise en cause ». Cette politique a indéniablement produit des résultats depuis son initiation au milieu des années 2010, comme en témoigne l’inversion de la courbe de destruction d’emplois industriels. L’analyse sur le long terme révèle une baisse continue de 1995 à 2015, suivie d’une stabilisation coïncidant avec les premières mesures, puis d’une reprise progressive à partir de 2017. Ce changement de tendance correspond clairement aux suites du rapport Gallois et aux diverses mesures favorables adoptées, suggérant un lien direct entre ces initiatives et l’amélioration constatée.

Quant aux ordonnances de 2027 de réforme du marché du travail, France Industrie porte un jugement très positif. Contrairement aux craintes initiales, elles n’ont pas entraîné une précarisation de l’emploi. Au contraire, le taux d’emploi en CDI a augmenté, et les inquiétudes liées à la séparabilité se sont atténuées, comme le montrent les enquêtes du ministère du travail et de nos grandes fédérations industrielles, notamment la métallurgie. Le dialogue social ne semble pas avoir été significativement affecté. Dans l’entreprise que je dirige, par exemple, nous maintenons toujours une centaine de réunions annuelles avec nos organisations syndicales à tous les niveaux, preuve qu’un dialogue social de qualité reste possible et productif.

Ces réformes nous ont rapprochés des standards observés chez nos principaux voisins européens en matière de gestion des ressources humaines. Elles ont notamment permis une meilleure adaptation des effectifs aux fluctuations de l’activité économique, comme nous l’avons constaté lors de la crise sanitaire de 2020 et plus récemment face au ralentissement économique. Les dispositifs de chômage partiel, en particulier, se sont révélés particulièrement pertinents, permettant aux entreprises de s’adapter tout en préservant le lien avec leurs collaborateurs, à l’instar du modèle allemand.

Concernant la formation, et plus spécifiquement la formation initiale, la réforme des lycées professionnels a été lancée il y a environ un an. Il est important de noter que l’industrie ne représente qu’une partie des filières des lycées professionnels, moins de la moitié des cursus. Dans ce domaine, nous constatons que là où existe une collaboration étroite avec le monde économique, notamment via nos fédérations présentes sur le territoire, les résultats sont généralement positifs. En revanche, l’absence d’échanges peut conduire à des inadéquations en termes de filières ouvertes ou d’équipements utilisés pour la formation, ce qui impacte négativement l’employabilité des diplômés dans un secteur industriel soumis à de fortes contraintes de compétitivité et de réactivité.

Face à ces défis, de nombreux secteurs industriels ont développé leurs propres centres de formation pour pallier ces insuffisances, que ce soit en volume ou en contenu. L’apprentissage s’est considérablement développé, bien que cela ait représenté un coût important. Dans l’industrie, l’utilisation de ces dispositifs a été très bénéfique, particulièrement dans un contexte de reprise et face au défi majeur du renouvellement des compétences. Nous estimons qu’un million de salariés sur les trois millions que compte l’industrie quitteront le secteur pour des raisons démographiques dans les dix prochaines années, une situation sans précédent dans l’histoire récente.

La réindustrialisation représente un défi colossal qui nécessite une collaboration étroite entre le monde économique et le monde académique. Il est crucial d’optimiser le contenu des formations, l’ouverture des classes et les volumes d’étudiants. Deux aspects me semblent particulièrement importants : l’évaluation de la motivation des candidats à l’entrée et l’adéquation entre la formation et les besoins du marché du travail.

Nos études, notamment dans les centres de formation d’apprentis de l’industrie, démontrent qu’une évaluation pertinente de la motivation des candidats améliore significativement le taux de réussite du cursus et l’insertion professionnelle. Cet aspect est d’autant plus important que ces formations représentent un investissement conséquent pour la collectivité. La différence entre un taux d’insertion de 25 % et de 75 % a un impact considérable sur le retour sur investissement.

Il est donc essentiel d’approfondir ces questions en lien étroit avec le monde économique. Cela peut se concrétiser par la présence de bureaux des entreprises dans les lycées professionnels ou par une représentation accrue du monde économique dans les conseils d’administration des établissements de formation. L’objectif est de trouver un équilibre entre les aspirations des jeunes et les besoins économiques, garantissant ainsi une meilleure utilisation des fonds publics ou quasi-publics.

Former des personnes pour des secteurs saturés ou sans tenir compte de leurs compétences et motivations n’est bénéfique pour personne, à commencer par les individus concernés. Dans un contexte de contraintes budgétaires, il semble préférable d’assurer une meilleure adéquation entre l’appareil de formation et les besoins du monde économique. Cette démarche est d’autant plus cruciale face aux défis de la décarbonation, du numérique et de l’intelligence artificielle.

Dans certains domaines, le contenu exact des formations n’est pas toujours défini à l’avance. Nous le construisons sur le terrain, en combinant l’acquisition de savoirs fondamentaux et des compétences qui évolueront dans les années à venir. Cette réalité renforce la nécessité d’une collaboration étroite entre l’appareil de formation et le monde économique pour relever les défis de demain.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le premier sujet que nous devons aborder concerne la riposte face à la guerre commerciale menée par les États-Unis. Considérez-vous que la réponse européenne à court terme soit suffisante ? Faut-il envisager une réponse proportionnée, notamment par la mise en place de tarifs douaniers de la part de l’Union européenne ?

Concernant le moyen et long terme, vous avez déjà évoqué la question de la taxe carbone aux frontières européennes, sur laquelle je partage votre analyse. Qu’en est-il de la fin d’une certaine naïveté européenne quant à l’accès à nos marchés publics ? Le taux d’ouverture des marchés publics européens s’élève à environ 80 %, contre un peu plus de 30 % aux États-Unis. Préconisez-vous formellement la mise en place d’une préférence européenne dans des secteurs stratégiques comme la défense et le nucléaire ?

Pouvez-vous également développer la position de France Industrie sur l’instauration d’une priorité locale, similaire à celle existant en Allemagne et conforme au droit européen de la concurrence ? Selon les études évoquées par Olivier Lluansi, une telle mesure permettrait d’augmenter la production d’achats manufacturiers français d’environ 15 milliards d’euros si elle était appliquée et si l’on autorisait les acheteurs publics français à favoriser les entreprises nationales et locales.

M. Alexandre Saubot. Concernant la situation avec les États-Unis, nous sommes au début d’un processus complexe. Notre objectif principal est la désescalade. Nous n’avons jamais considéré que les relations transatlantiques posaient un problème majeur de concurrence pour la France et l’Europe, compte tenu du niveau de vie et de l’imbrication des chaînes de valeur. Nos préoccupations se concentrent davantage sur les pays à bas coûts et la Chine.

Notre ambition est de revenir, autant que possible, à la situation qui prévalait avant les récentes annonces de l’administration américaine. Nous estimons qu’une réponse ferme est nécessaire, ce qui peut inclure l’instauration de droits de douane. Cependant, il faut noter que les annonces américaines ont eu des effets négatifs sur leur propre économie. Il serait donc contre-productif de simplement répliquer cette approche en Europe.

La réponse doit être nuancée et adaptée à chaque secteur. Notre objectif est de renforcer notre position de négociation avec les États-Unis. Cela implique d’évaluer notre capacité de production locale avant d’envisager des mesures protectionnistes. Il est essentiel de s’assurer que nous sommes en mesure de produire en Europe ce que nous cherchons à protéger.

Je considère qu’il n’est dans l’intérêt de personne de simplement répercuter les droits de douane sur le consommateur européen. Il est crucial d’examiner au-delà de cette question, notamment en ce qui concerne les achats publics. Nous plaidons depuis longtemps pour l’instauration d’un « Buy European Act », permettant aux acheteurs publics, à leur discrétion, de réserver certains marchés aux acteurs implantés dans l’Union européenne. Notre approche n’est pas sectorielle, mais générale, laissant à chaque pays la liberté d’appliquer ou non cette disposition selon son évaluation des capacités locales de production.

L’exemple que vous citez sur le taux d’ouverture des marchés publics illustre bien les marges de progression possibles. Dans cette optique, nous avons demandé à nos filières d’identifier des mesures qui, tout en nous affectant, impacteraient davantage nos partenaires commerciaux. Il serait contre-productif d’adopter des mesures coûteuses pour l’économie européenne sans conséquence significative pour les États-Unis, par exemple. Cette démarche nécessite une analyse fine, secteur par secteur, voire sous-secteur par sous-secteur.

Prenons l’exemple de l’industrie automobile : les importations de voitures américaines en Europe sont marginales, ne correspondant pas aux préférences du marché européen. Imposer des taxes sur ces importations n’améliorerait en rien notre position de négociation. Dans l’aéronautique, les chaînes de valeur sont fortement intégrées, avec des composants traversant l’Atlantique à plusieurs reprises.

Il est donc impératif de travailler en étroite collaboration avec les acteurs économiques de chaque secteur pendant la période de négociation de quatre-vingt-dix jours qui s’ouvre. Notre objectif est de fournir à nos négociateurs les arguments les plus pertinents pour contribuer efficacement à une désescalade.

Concernant le contenu local, nous devons trouver un juste équilibre. Le principe de liberté du marché en Europe a une grande valeur. Sur des territoires restreints, certains pays savent bien travailler sur les motivations et l’applicabilité. Cependant, revenir à une forme de protectionnisme par pays en Europe aurait des effets plus néfastes que bénéfiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’incertitude persiste donc concernant les risques venant de l’ouest. Si nous nous tournons vers l’est, vers la Chine, nous savons que la puissance chinoise produit en surcapacité, en violation flagrante des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La fermeture du marché américain risque de réorienter ces produits vers le continent européen. Quelle réponse durable et structurelle l’Europe peut-elle apporter de votre point de vue, au-delà du dispositif MACF qui pourrait être réformé ?

M. Alexandre Saubot. Je considère qu’aujourd’hui, c’est effectivement le principal risque pour l’industrie européenne. Nous avons formulé trois demandes simples. Premièrement, nous réclamons la mise en place immédiate d’une surveillance, un monitoring des flux en provenance de Chine vers l’Europe. Cela nous permettra d’observer les évolutions potentielles, car ce sont ces changements qui peuvent causer des dommages à court terme. Ce monitoring apportera un premier élément de réponse crucial : y a-t-il réellement un phénomène en cours ou non ?

Deuxièmement, en cas de mouvements significatifs, nous demandons une réponse rapide avec des mesures de sauvegarde quasi immédiates. Attendre douze, dix-huit ou vingt-quatre mois pour mener des enquêtes pourrait entraîner des dommages considérables dans la conjoncture actuelle.

Troisièmement, nous insistons pour que le niveau des mesures de protection soit adapté au risque et produise une réelle efficacité. Il est préférable d’agir fermement au début, quitte à assouplir ensuite, plutôt que d’intervenir trop timidement et de fragiliser le tissu industriel européen.

Par ailleurs, il est essentiel de surveiller un autre phénomène potentiel : la réorientation des exportations chinoises vers d’autres zones où nous sommes également très présents, comme l’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine. Dans mon expérience personnelle, j’ai constaté que le principal effet concurrentiel des droits de douane américains a été une agressivité commerciale accrue des concurrents chinois dans ces régions, impactant significativement des marchés où nous étions établis.

Il ne s’agit pas de préconiser des droits de douane pour ces pays tiers, mais d’intégrer l’ensemble de cette problématique dans notre analyse des conséquences potentielles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aborderai brièvement un sujet qui vous tient particulièrement à cœur : la question de la CSRD. Dans quelle mesure la proposition de directive omnibus permet-elle d’alléger ce dispositif de la CSRD ? J’ai eu l’occasion d’exprimer, dans le cadre du Conseil national de l’industrie, que les entreprises françaises et européennes, au regard des standards, des réglementations et des lois en vigueur sur le continent et plus précisément dans notre pays, répondent déjà à des critères vertueux en matière d’environnement, de social et de gouvernance. Ne pensez-vous pas que l’on pourrait exonérer nos entreprises de la CSRD, sachant qu’il existait déjà un rapport extra-financier antérieur extrêmement exigeant ? En revanche, ne pourrions-nous pas imposer les standards CSRD aux entreprises extra-européennes qui souhaiteraient postuler aux marchés publics européens ? Cela constituerait une mesure relativement protectionniste, avantageant légèrement les entreprises européennes tout en alourdissant la charge pour les entreprises extra-européennes.

M. Alexandre Saubot. Je suis convaincu que la simplicité doit être notre objectif dans ce domaine. La CSRD, selon les estimations, comprend entre 1 200 et 1 600 points de données. Je considère qu’une cinquantaine d’indicateurs judicieusement choisis et ciblés devraient suffire pour traiter efficacement la question de l’impact climatique. C’est pourquoi nous plaidons pour une simplification drastique, contrairement à l’approche européenne qui maintient la complexité à court terme et se contente d’exempter ou de reporter les obligations pour les plus petites entreprises.

Je rappelle que ces petites entreprises fournissent souvent de plus grandes structures. Elles seront donc inévitablement confrontées aux exigences de leurs donneurs d’ordres si la complexité du système perdure. Nous observons une problématique similaire avec la CS3D, où l’on cherche à limiter son application en relevant le seuil de taille des entreprises concernées. Concernant la CS3D, notre position est claire : nous demandons un report sine die de ce dispositif qui, selon nous, fragilise gravement l’industrie européenne.

Quant à l’application de ces réglementations à d’autres acteurs mais pas à nous-mêmes, je préconise une approche différente. À l’instar de ce qui a été fait pour le MACF, nous devrions nous engager dans un travail de persuasion sur les enjeux, et œuvrer à l’élaboration d’un cadre réglementaire international simple et applicable. Ce cadre devrait se concentrer sur une cinquantaine d’indicateurs et quelques sujets clés pour le climat, étant donné que nous partageons tous la même planète.

Nous devrions ensuite adopter le principe d’une application synchronisée avec nos concurrents. Concrètement, nous mettrions en œuvre ces règles lorsque nous constaterions que nos principaux rivaux, notamment chinois et américains, appliquent effectivement les mêmes normes que nous : simples, praticables et ciblées.

Cette approche s’apparente à la logique des clauses miroirs, que l’on retrouve dans l’agriculture et dans de nombreux autres domaines. L’application judicieuse de ces clauses consiste à n’autoriser l’importation que des produits respectant nos normes. Cependant, tant que nous ne sommes pas en mesure d’appliquer cette disposition, la réglementation européenne ne devrait pas s’imposer aux producteurs européens. Dans le cas contraire, nous imposerions des contraintes à nos producteurs tout en permettant l’entrée d’importations non conformes, ce qui pénaliserait les producteurs européens sans bénéfice pour le consommateur.

Il est impératif d’appliquer pleinement le principe des clauses miroirs. La réglementation ne doit pas peser sur le producteur, mais sur le régulateur. Ce dernier ne devrait mettre en œuvre la réglementation que lorsqu’il la juge souhaitable et qu’il peut garantir que toutes les importations s’y conforment. Cette approche nous ramène aux enjeux de négociations stratégiques avec nos partenaires brésiliens, canadiens et autres, dans le cadre des accords de libre-échange.

À France Industrie, nous défendons des conditions de concurrence équitables favorables au libre-échange. Cependant, le libre-échange ne doit pas se traduire par l’imposition de contraintes disproportionnées à nos producteurs par rapport à celles imposées à d’autres acteurs autorisés à importer chez nous. C’est sur cet équilibre que nous devons concentrer nos efforts.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Lors de notre discussion sur la compétitivité, vous avez critiqué l’inflation normative, principalement issue de l’Union européenne, mais également surtransposée au niveau national par le Parlement. La politique de l’offre menée ces dernières années, bien qu’elle ait inclus des allègements fiscaux que je considère personnellement comme positifs, n’a-t-elle pas été finalement neutralisée par ce que l’on appelle « l’impôt paperasse », ou ce que France Industrie nomme « l’impôt papier » ? Le coût de cette bureaucratie est estimé par la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP) à près de 20 milliards d’euros uniquement pour l’application des normes européennes, sans même parler de la surtransposition, et à près de 47 milliards d’euros selon le rapport Draghi. En fin de compte, l’opération n’est-elle pas neutre ? La compétitivité de nos entreprises n’est-elle pas restée relativement similaire à ce qu’elle était avant cette politique de l’offre ? Je me dis que sans ces allègements fiscaux, la situation de la compétitivité de nos entreprises serait probablement catastrophique face à tous ces excès normatifs imposés par l’UE.

M. Alexandre Saubot. Monsieur le rapporteur, je pense qu’il faut distinguer deux aspects. D’une part, nous avons la politique de compétitivité centrée sur l’offre, que j’ai saluée dans mon propos liminaire et dont je souhaite la reprise et la poursuite au-delà des aléas de 2024-2025, contexte que j’ai évoqué en introduction. D’autre part, nous avons la question de l’empilement réglementaire que nous avons connu depuis une dizaine d’années en Europe et en France.

Il est regrettable que les effets positifs de la politique de l’offre aient été partiellement atténués ou réduits par cette accumulation de réglementations. Cependant, je ne suis pas convaincu que l’absence de politique de l’offre aurait empêché cet empilement réglementaire et ses conséquences. Il convient de traiter ces deux sujets séparément.

Concernant la politique de compétitivité, nous demandons simplement que le niveau de prélèvement sur nos entreprises soit aligné sur la moyenne européenne, comparable à celui de nos grands voisins italiens, allemands ou espagnols. Nous ne réclamons pas d’avantages fiscaux particuliers. Dans le débat sur les aides aux entreprises, il est important de rappeler qu’après déduction de ces aides, nous payons toujours quatre points de PIB de plus que la moyenne européenne. Cela explique en grande partie nos difficultés dans les activités soumises à la concurrence internationale, notamment en Europe.

Le second défi consiste à réduire cet « impôt papier », à procéder à une détransposition et à une « dé-surtransposition ». Force est de constater que nous peinons à progresser sur ce front.

En faisant le bilan des dix dernières années, voire plus, nous constatons que malgré une réelle volonté de soutenir l’industrie et de mener une politique de l’offre, celle-ci n’a pas été accompagnée d’une politique réglementaire adaptée. Nos entreprises ont continué à supporter une charge réglementaire élevée.

Pour illustrer concrètement, l’entreprise que je dirige fait partie de la première vague d’application de la CSRD. Le coût de notre rapport CSRD cette année représente 5 % de notre budget de R&D. J’espère une baisse l’année prochaine, mais je n’en suis même pas certain. Ce qui est particulièrement frustrant, c’est que ce rapport ne contient aucune information utile qui ne figurait déjà dans nos rapports annuels précédents. Nous avions déjà mis en place un bilan d’émissions de gaz à effet de serre (BEGES), une stratégie climat, et nous présentions déjà de nombreuses informations pertinentes. Malgré cela, nous avons dû consacrer l’équivalent de 5 % de notre budget de R&D à ce nouveau rapport.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite mettre en perspective la question de la compétitivité globale en comparant les allègements fiscaux et le coût des normes. Prenons l’exemple de la baisse de la CVAE, qui représente 4 milliards d’euros d’allègements en termes de production. Parallèlement, le coût annuel de l’application de la CSRD pour nos entreprises nationales s’élèvera également à près de 4 milliards d’euros. C’est pourquoi j’ai établi cette comparaison entre 30 milliards d’allègements fiscaux d’un côté, et 20 à 47 milliards de coûts uniquement pour les normes européennes de l’autre.

J’aimerais à présent aborder un autre sujet. Quelle est la position de France Industrie concernant la programmation pluriannuelle de l’énergie présentée par le gouvernement ? Cette programmation, qui représente un investissement d’environ 300 milliards d’euros sur plusieurs années à la charge des contribuables, prévoit un développement massif des énergies intermittentes. Or, nous savons que ces énergies non seulement affectent la qualité de notre parc nucléaire, mais ne répondent pas non plus aux impératifs de réindustrialisation.

De plus, dans l’attente d’une montée en puissance de notre production nucléaire, déjà repoussée de trois ans, et de l’électrification généralisée des usages industriels dans notre pays, comment considérez-vous notre dépendance aux importations de gaz, notamment de Russie et des États-Unis ? Ne pensez-vous pas que la France a commis une erreur en interdisant la recherche et l’exploitation des hydrocarbures sur notre sol avec la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement, dite « loi Hulot » ?

Un rapport remis en 2014 à M. Arnaud Montebourg, alors ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, affirmait la possibilité d’exploiter des gisements de gaz dans notre pays de manière écologique, sans recourir à la fracturation hydraulique. Ces gisements pourraient largement couvrir la consommation actuelle de la France. Dans l’attente de l’électrification des usages et de la montée en puissance du nucléaire, ne serait-il pas pertinent pour l’industrie française d’exploiter notre propre gaz ?

M. Alexandre Saubot. Concernant la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), il est impératif d’avoir un nouveau texte. Le document actuel, qui fixe encore un objectif de 50 % pour le nucléaire, contient de nombreux éléments qui ne correspondent plus à la réalité. Nous partageons donc l’idée qu’une nouvelle PPE s’avère nécessaire.

En examinant le texte proposé, je constate qu’il reflète une approche trop cloisonnée, sans prendre suffisamment en compte l’impact sur le système énergétique global. Il me semble important de réévaluer ce travail en fonction des trajectoires de besoins. Nous observons que la hausse de notre consommation électrique, notamment liée à la voiture électrique, est inférieure aux prévisions établies il y a quelques années. La question du coût doit être au cœur de cette réflexion.

Je ne souhaite pas relancer le débat, parfois idéologique, entre le nucléaire, le gaz, l’éolien et le solaire. Il appartient à la représentation nationale et au gouvernement de faire les grands choix stratégiques. La France semble avoir opté pour une approche diversifiée. Dans ce contexte, notre tâche est de déterminer l’équilibre optimal entre ces sources d’énergie pour garantir un coût et une disponibilité de l’électricité optimaux pour nos citoyens et nos entreprises.

La principale faiblesse de la PPE actuelle réside dans l’absence de réponse à cette question cruciale. Nous sommes confrontés à des trajectoires parallèles, prônant à la fois le développement des énergies renouvelables et l’expansion du nucléaire, sans réelle réflexion sur leur complémentarité. Par exemple, si la production solaire ne fait que se substituer à la production nucléaire, on peut légitimement s’interroger sur sa pertinence. En revanche, si nous parvenons à aligner la consommation sur la production solaire, cette option pourrait devenir intéressante.

L’enjeu est donc de définir nos besoins, d’évaluer nos capacités actuelles, et d’adopter une approche systémique. Cette approche doit englober tous les outils de production ainsi que le réseau de distribution, car des investissements considérables sont également prévus par RTE et Enedis, se chiffrant en dizaines de milliards d’euros, qui impacteront in fine les factures des consommateurs.

Il est temps de dépasser les querelles idéologiques. La France a choisi de maintenir le nucléaire comme une source importante de production d’électricité. Nous devons en tirer toutes les conséquences et construire un système électrique cohérent avec ces choix. Notre situation diffère radicalement de celle de l’Allemagne, qui a renoncé à l’énergie nucléaire et remplace ses centrales à gaz ou à charbon par des panneaux solaires ou des éoliennes. Les contextes étant différents, nos réponses doivent l’être également.

Je tiens à souligner l’importance de remettre en question l’objectif européen de part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique des pays. L’essentiel est la décarbonation de l’énergie, pas la proportion d’énergies renouvelables. Cela permettrait à chaque pays de faire ses propres choix.

Sans vouloir me substituer aux décisions de la représentation nationale et du gouvernement, je préconise une articulation judicieuse des différents outils énergétiques, visant à minimiser les investissements et à maîtriser les coûts. L’objectif doit être de fournir une énergie électrique décarbonée, pilotable et compétitive. Cette approche transversale et économique ne semble pas suffisamment présente dans le texte actuel, mais nous pouvons continuer à y travailler et à le faire évoluer.

Je n’ai pas répondu à la question sur le gaz de schiste. En tant qu’ingénieur, je suis toujours surpris par l’idée de s’interdire d’explorer certaines possibilités. Il appartient certes au pouvoir politique de prendre les décisions finales, mais s’interdire d’étudier ou de connaître certaines options me semble peu judicieux.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant les plans d’investissement menés par l’État, j’aimerais connaître votre opinion sur le plan France 2030, son accessibilité pour nos entreprises et ses priorités. Ce plan, doté de 54 milliards d’euros sur cinq ans, finance pour moitié la recherche et pour l’autre moitié les acteurs émergents tels que les start-ups et la décarbonation. Je considère que cette initiative va dans la bonne direction.

Cependant, contrairement au plan France Relance qui le précédait et disposait d’un volume de dépenses nettement supérieur, France 2030 semble négliger notre socle industriel de base, nos PME et nos entreprises de taille intermédiaire (ETI). Avec France Relance, près de 30 milliards d’euros leur étaient consacrés, ce qui n’est plus le cas avec France 2030.

Ressentez-vous actuellement un manque de soutien public en matière d’investissement de la part de l’État pour notre socle industriel de base ? Ce dernier est non seulement essentiel au développement économique de l’ensemble des filières, mais représente également les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France. De plus, ces entreprises jouent souvent un rôle structurant dans les territoires où nous sommes élus.

M. Alexandre Saubot. Je porte un jugement très positif sur France 2030. Ce dispositif de soutien à l’innovation s’inspire largement du rapport du collège d’experts dirigé par Benoît Potier « Faire de la France une économie de rupture technologique » de février 2020, qui reflète les préoccupations de nos grandes filières industrielles. Ses objectifs et ses méthodes sont pertinents. Bien que le processus de candidature par appel à projets implique un contrôle rigoureux et des dossiers parfois complexes à remplir, cela se justifie par l’utilisation de fonds publics et la nature des sujets traités. Il est évident que les petites structures rencontrent plus de difficultés à formuler leurs demandes, ce qui est inhérent à ce type de dispositif, couramment utilisé dans de nombreux pays.

En complément de France 2030, la politique de l’offre, notamment la réduction des impôts de production, vise à restaurer la compétitivité structurelle du pays. Cette approche répond à la partie capacitaire du défi, tandis que France 2030 se concentre sur l’innovation, dans le respect des règles européennes. Les politiques sectorielles de soutien à l’offre étant limitées par Bruxelles, la réduction des impôts de production, particulièrement ceux pesant sur le secteur industriel, constitue aujourd’hui le meilleur levier accessible à toutes les entreprises.

Concernant l’innovation, outre France 2030, le crédit d’impôt recherche (CIR) joue un rôle important. Nous défendons fermement son maintien, malgré les réductions successives dont il a fait l’objet. La suppression récente de l’entretien des dépenses de brevets entraîne des conséquences graves pour nos entreprises, touchant au cœur de leur avenir. Bien que certains critiquent l’utilisation du CIR par de grands groupes, il est essentiel de considérer l’ensemble des bénéficiaires. La décision de réduire le CIR de 500 millions d’euros plutôt que de demander un effort équivalent aux collectivités locales est, à mon sens, discutable dans le contexte actuel des défis de notre pays. Sans animosité envers les collectivités locales, je pense qu’il aurait été préférable de préserver la capacité d’innovation et d’investissement de nos entreprises industrielles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Abordons maintenant la question de la formation, d’autant plus pertinente que vous présidez le conseil d’administration de France Travail. Dans quelle mesure France Travail anticipe-t-elle les enjeux liés à l’intelligence artificielle dans ses formations ? Par ailleurs, quel est votre avis sur la réforme du lycée général, qui a entraîné une diminution du nombre de bacheliers dans les filières scientifiques ? Que pensez-vous de la suppression des mathématiques au lycée et de leur rétablissement uniquement en option, ce qui pourrait freiner l’émergence d’une nouvelle génération d’ingénieurs ? Enfin, l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) propose de s’inspirer du modèle des lycées agricoles pour les filières industrielles dans les lycées professionnels, en suggérant leur transfert sous l’égide du ministère de l’industrie. Soutenez-vous cette proposition ?

M. Alexandre Saubot. Concernant l’intelligence artificielle, nous sommes aux prémices de son intégration. Ce sujet est pris en compte par l’ensemble des acteurs, y compris France Travail, mais nous devons encore construire une approche structurée. L’enjeu réside dans la prise de conscience et l’élaboration progressive de solutions adaptées. Il nous faut collaborer étroitement entre le monde économique et le monde académique pour développer et faire évoluer en temps réel les cursus et formations en fonction des besoins émergents.

Quant à la réforme du lycée et à la place des mathématiques, je pense que le problème se situe en amont. La priorité devrait être la maîtrise des savoirs fondamentaux, particulièrement le calcul et la résolution de problèmes, dès l’école primaire. Les débats sur les conséquences de la réforme du lycée persistent, notamment concernant la baisse du nombre d’élèves en filières scientifiques. Cependant, pour les sciences approfondies qui alimentent nos filières d’ingénieurs, les écarts sont moins marqués grâce aux options et aux spécialités proposées.

L’enjeu principal reste la maîtrise des savoirs fondamentaux à la sortie de l’école primaire. Les difficultés observées au lycée, notamment en sciences et en mathématiques, sont le reflet de lacunes antérieures. Les élèves arrivant au lycée avec une maîtrise insuffisante s’orientent naturellement vers d’autres domaines. C’est sur ce point qu’il faut concentrer nos efforts.

Concernant la proposition de l’UIMM d’adopter un modèle inspiré des lycées agricoles pour les filières industrielles, je soutiens toute initiative visant à renforcer la collaboration entre le monde professionnel et le monde académique. L’idée de rattacher ces filières au ministère chargé de l’industrie peut être intéressante, mais l’essentiel est de garantir une coopération étroite dans l’élaboration des programmes, le choix des équipements et l’ensemble du processus éducatif. Cette collaboration est la clé du succès pour répondre aux besoins en formation de l’industrie et soutenir la réindustrialisation. Tout ce qui facilite cette synergie entre le monde académique et le monde professionnel, en particulier l’industrie que je représente, est crucial pour atteindre nos objectifs de formation et de développement industriel.

M. Lionel Vuibert (NI). Je tiens à vous remercier, Monsieur le président Saubot, ainsi que votre équipe, pour votre présence qui s’avère importante pour le bon déroulement de cette commission d’enquête. Je souscris à la majorité de vos diagnostics. Cependant, je m’interroge : notre pays ne devrait-il pas, au-delà des mesures d’allègement de charges, de simplification, de réduction des coûts énergétiques et de formation, adopter une politique industrielle ciblée ? Ne devrions-nous pas clairement privilégier nos champions industriels actuels et potentiels ?

Il est évident que la France, tout comme l’Europe, ne peut exceller dans tous les domaines. Le président de Dassault nous a d’ailleurs récemment exposé les défis inhérents aux collaborations européennes, notamment dans le secteur de la défense, sans compromettre notre expertise industrielle. Ne devrions-nous pas concentrer nos efforts sur des secteurs stratégiques tels que le nucléaire, le luxe, l’aéronautique et certaines industries de défense ? Il s’agirait de nous donner les moyens de maintenir ou d’atteindre l’excellence dans ces domaines spécifiques, sans pour autant négliger les autres secteurs.

Ce qui me frappe, c’est que malgré l’existence de plans comme France 2030, nous peinons à effectuer des choix clairs et à long terme. Cette démarche me semble pourtant indispensable si nous voulons préserver notre singularité sur la scène internationale. Je doute que nous puissions rivaliser à armes égales, même en réduisant drastiquement les charges et en simplifiant au maximum nos processus.

M. Alexandre Saubot. La question de la compétitivité se pose principalement vis-à-vis de nos voisins européens. Notre objectif n’a jamais été d’atteindre des conditions de compétitivité équivalentes à celles de pays comme la Chine ou le Vietnam. C’est pourquoi la formation et l’innovation sont cruciales. Notre véritable défi réside dans le fait que nous sommes moins compétitifs que l’Italie, l’Espagne, et même pendant un certain temps, l’Allemagne. C’est le cœur de notre réflexion sur la politique de l’offre.

Concernant les choix stratégiques, je pense qu’ils s’opéreront naturellement. Les priorités de France 2030 ont été définies en collaboration avec le monde industriel, nos champions et sur la base d’analyses approfondies. Nous excellons dans certains secteurs que vous avez mentionnés, tandis que dans d’autres, notre capacité limitée produira peu d’emplois.

Je suis réticent à l’idée qu’un bureau à Bercy ou ailleurs puisse définir unilatéralement les secteurs d’avenir. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, la décarbonation et le numérique, de nouveaux métiers apparaissent constamment. Il est essentiel de laisser la sélection naturelle opérer. France 2030 a précisément identifié les domaines où l’action publique peut avoir un impact maximal, compte tenu des ressources limitées.

En matière de compétitivité, d’impôts de production et d’environnement réglementaire, il serait risqué de se concentrer exclusivement sur certains secteurs. Des innovations inattendues peuvent émerger, comme l’illustrent les exemples de Mistral ou des petits réacteurs nucléaires ou small modular reactors (SMR), initialement considérés comme marginaux.

Notre système a longtemps freiné la croissance de nos ETI et PMI, notamment à cause de l’ISF et des effets de seuil. En levant ces obstacles, nous augmentons les chances de voir émerger de nouveaux champions.

France 2030, malgré les lourdeurs administratives inhérentes à la gestion de fonds publics, est bien conçu et mis en œuvre. Parallèlement, nous devons créer des conditions de concurrence équilibrées, aligner nos réglementations sur la moyenne européenne et cesser les surtranspositions.

Dans les années à venir, nous verrons probablement émerger les champions que nous avons identifiés, mais aussi des surprises inattendues. Notre pays dispose d’une intelligence collective et d’une qualité de travail remarquables. En adaptant progressivement nos réglementations et contraintes, tout en maintenant nos objectifs climatiques, nous libérerons le potentiel de ceux qui travaillent et innovent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il est indéniable que la France et l’Europe accusent un retard technologique dans de nombreux domaines, bien que nous excellions dans d’autres. Concernant le programme France 2030, malgré ses qualités, n’a-t-il pas parfois misé sur des technologies où notre retard apparaît trop important ? Prenons l’exemple des batteries électriques : le groupe ACC, que nous avons auditionné hier, rencontre des difficultés.

La France ne devrait-elle pas adopter des stratégies similaires à celles des pays en développement, en conditionnant l’accès à son marché à des transferts de technologie ? Cette approche pourrait s’appliquer également à la robotisation de nos entreprises, sujet cher au président Rodwell. Devrions-nous développer nos propres robots ou rattraper notre retard en acquérant des technologies chinoises ou coréennes, les meilleurs dans ce domaine, en échange de transferts de connaissances ? Cela nous permettrait de partir de leurs standards pour ensuite développer nos propres solutions.

M. Alexandre Saubot. Je tiens à souligner deux points essentiels. Premièrement, les priorités de France 2030 ont été élaborées à partir d’une analyse approfondie menée en concertation avec le monde économique, notamment le secteur industriel. Nous avons ciblé les domaines où nos atouts laissaient présager un retour sur investissement prometteur. Il convient toutefois de rappeler que nous évoluons dans le domaine de l’innovation de rupture, caractérisé par des projets à haut risque. L’identification d’une opportunité ne garantit donc pas sa concrétisation. Dans ce contexte, j’attends avec une certaine appréhension le prochain rapport de la Cour des comptes. Il est crucial de ne pas se focaliser uniquement sur les échecs. Dans ce type d’activité, l’échec fait partie intégrante du processus, bien qu’il ne doive pas être systématique. C’est une caractéristique inhérente à l’innovation de rupture.

Concernant le second volet de votre question, notamment sur les transferts de technologie, je préconise une approche pragmatique. Prenons l’exemple des batteries : il s’agissait avant tout d’un enjeu de souveraineté. Nous avons estimé qu’une dépendance totale dans ce domaine était inacceptable. Par conséquent, nous avons fait le choix de développer une capacité de production européenne, malgré notre retard initial. Avons-nous sous-estimé certaines difficultés, notamment l’avance considérable des Chinois ? Très probablement.

Dans ce domaine, je revendique le plus grand pragmatisme. Comme pour le gaz de schiste et les autres sujets évoqués, adoptons une approche agnostique en matière d’énergie. Convenons de choisir in fine la solution offrant les meilleures perspectives de réussite. Si, à un moment donné, en raison de l’avance prise par d’autres, le transfert de technologie s’avère être la meilleure option pour rattraper notre retard plutôt que de passer deux décennies à tâtonner, je n’y vois aucune objection. Cependant, ce n’est pas une solution universelle. Nous devons mettre toutes les options sur la table et avancer, en connaissance de cause, vers ce qui sert au mieux la souveraineté française et, par extension, son industrie.

Ce pragmatisme éclairé devrait nous guider. En tant qu’ingénieur, j’apprécie l’idée d’explorer toutes les solutions possibles avant de sélectionner, de la manière la plus objective possible, celle qui semble la plus pertinente. Chaque fois que nous nous imposons des contraintes politiques, idéologiques ou autres, nous restreignons le champ des possibles et diminuons nos chances d’atteindre les meilleurs résultats. Certes, de nombreux domaines connaissent des succès, mais face aux défis actuels, limiter nos options pour des questions de posture ne favorisera pas la réindustrialisation. Je suis déterminé à faire tomber toutes les barrières, quelles qu’elles soient.

Il existe évidemment des domaines où nous déciderons de ne pas intervenir, soit pour des raisons de souveraineté, soit en raison d’une dépendance trop importante. Il est également possible qu’en approfondissant certains sujets, nous constations que la technologie ne tient pas ses promesses. Par exemple, nous pourrions découvrir que la fracturation hydraulique respectueuse de l’environnement est en réalité irréalisable. Je n’ai pas de certitude à ce sujet, mais je plaide pour que nous examinions tous les aspects, que nous établissions un constat objectif de ce qui peut fonctionner ou non, de ce qui répond à nos priorités nationales et collectives et de ce qui n’y répond pas. Cette approche, j’en suis convaincu, contribuera à la réindustrialisation et au renforcement de notre souveraineté.

M. le président Charles Rodwell. Je constate que vous avez répondu à l’ensemble de mes questions, ainsi qu’à celles du rapporteur. Je suis particulièrement satisfait de pouvoir échanger avec vous, comme nous en avons l’habitude. Je vous remercie de votre disponibilité constante. Vos contributions, ainsi que celles de vos collègues et homologues participant à cette commission d’enquête, sont extrêmement précieuses pour nos travaux. Je vous invite à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été transmis.

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29.   Audition, ouverte à la presse, de M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP, accompagné de M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons cette journée d’auditions en recevant M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP (Aéroports de Paris), accompagné de M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace.

Cette organisation fédère l’ensemble des acteurs de la place financière de Paris (entreprises émettrices, investisseurs, banques, sociétés d’assurance, intermédiaires financiers, professions auxiliaires) dans le but de promouvoir et développer ses activités.

Je vous invite, messieurs, à prendre la parole pour une intervention préliminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions-réponses, initié par notre rapporteur, Alexandre Loubet. Je vous rappelle l’obligation de déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations.

Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Augustin de Romanet et Olivier Vigna prêtent serment).

M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP.  Le financement de la réindustrialisation s’inscrit dans un contexte plus large de désindustrialisation des pays développés, particulièrement marqué en France ces deux dernières décennies. L’industrie française est passée de 14,7 % du PIB en 1995 à 9,1 % en 2019, avec une légère remontée à 9,7 % fin 2023, avant de redescendre à 9,3 % fin 2024. Cette baisse générale, commune aux pays développés, s’explique par l’intensité capitalistique de l’industrie, les coûts élevés de main-d’œuvre et des régimes de protection sociale plus coûteux, affaiblissant sa compétitivité face aux pays en développement. Au point que certains chefs d’entreprise ont pu théoriser le fait que notre pays pourrait être sans usine.

L’importance de l’industrie réside dans sa capacité à générer un écosystème d’emplois de services associés, un phénomène non réciproque. Quand vous avez une usine qui produit des automobiles, vous avez autour des experts comptables, des juristes, des sociétés de nettoyage et des sociétés de maintenance. En revanche, quand une société de maintenance s’installe, ce n’est pas pour cette raison qu’il va y avoir des usines autour.

L’industrie joue un rôle crucial dans l’emploi et l’aménagement du territoire, occupant souvent de vastes espaces répartis sur l’ensemble du pays.

Un consensus émerge aujourd’hui pour considérer que la désindustrialisation engendre des méfaits en termes de cohésion sociale, de chômage, d’équilibre territorial, de souveraineté – au sujet des chaînes d’approvisionnement - et de maîtrise énergétique. L’enjeu majeur consiste à mobiliser l’épargne européenne, estimée à 300 milliards d’euros par an selon le rapport remis par Mario Draghi le 9 septembre 2024 sur l’avenir de la compétitivité européenne (dit « rapport Draghi »), actuellement investie aux États-Unis, pour la réorienter vers l’Union européenne.

La France fait face à deux handicaps spécifiques. Premièrement, elle manque d’une tradition d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), particulièrement dans le secteur industriel. Lorsque j’étais à la tête de la Caisse des dépôts, je m’étais interrogé sur la raison pour laquelle l’Allemagne compte 17 000 ETI contre seulement 4 700 en France, dont à peine 700 dans l’industrie hors services, banque et immobilier – c’est-à-dire 7 par département français. L’ambassadeur d’Allemagne, que j’avais interrogé à l’époque, expliquait que durant le Saint-Empire romain germanique, il y avait 500 princes, et chacun avait deux objectifs de guerre : de belles entreprises pour les recettes fiscales et de bonnes universités pour le prestige. En revanche, en France, à la même époque, sous le roi Louis XIV, dès que quelqu’un réussissait : il fallait qu’il aille à Paris et, surtout, qu’il arrête de faire du commerce. Nous avons en France une tradition de négligence et de non-respect vis-à-vis de l’industrie ainsi que du commerce, qui n’existe pas dans les autres pays.

Deuxièmement, la France ne dispose pas de fonds de pension et les allemands partagent cette préoccupation de la non détention de leurs entreprises par les épargnants domestiques. ‘ Par exemple, 49 % du capital de TotalEnergies est détenu par des investisseurs américains. Les chefs d’entreprises familiales françaises ont longtemps été réticents à ouvrir leur capital, pour ne pas avoir « d’intrus » chez eux, bien que cette tendance s’inverse progressivement depuis une quinzaine d’années, notamment grâce à l’action de la Banque publique d’investissement (BPIFrance).

Le marché des actions présente également des difficultés, avec une diminution des introductions en bourse, particulièrement pour les petites et moyennes entreprises. Cette situation est exacerbée par le manque d’analystes financiers suivant ces sociétés, conséquence notamment de la directive du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers dite « directive Mifid » qui a interdit la rémunération de la recherche par les investisseurs.

Pour relancer l’industrie française, il convient de revisiter les grands projets historiques comme le nucléaire et le ferroviaire, tout en adaptant des secteurs clés tels que l’automobile, l’aviation et la décarbonation aux nouvelles technologies.

Concernant les leviers de réindustrialisation, le professeur Lluansi en a identifié cinq : le financement, les formalités, la formation, le foncier et la fiscalité. Sur ce dernier point, la stabilité est cruciale pour l’industrie, caractérisée par des investissements lourds à cycle long. Toute modification de la fiscalité des entreprises par l’Assemblée génère de l’incertitude, freinant ou retardant les investissements.

Je souhaite mettre en lumière l’importance cruciale du pacte Dutreil, dispositif instauré par la loi du 1er août 2003 relative à l’initiative économique dite « loi Dutreil ». En 2002, alors que j’occupais le poste de directeur de cabinet au ministère du budget sous Alain Lambert, nous avons été alertés par des chefs d’entreprise du nord de la France d’un problème majeur. Les actionnaires de leurs entreprises familiales envisageaient de s’établir en Belgique, car les dividendes perçus ne leur permettaient pas d’acquitter l’impôt sur la fortune en France. Alain Lambert a immédiatement saisi l’enjeu d’intérêt général que représentait le maintien en France des patrimoines et des centres de décision de ces entreprises. Il a donc initié la création d’un dispositif, qui est devenu par la suite le pacte Dutreil. Le ministre du budget a estimé judicieux de confier ce dossier au ministre des PME, Renaud Dutreil, qui s’en est remarquablement acquitté devant le Parlement.

J’insiste sur l’importance du pacte Dutreil, car nous assistons actuellement à un certain nombre d’interventions. Il est primordial, en matière de législation, de ne pas légiférer pour des cas particuliers. La loi doit être générale, et les cas d’abus doivent être traités par les dispositifs existants, notamment l’abus de droit. Certes, on m’a rapporté des cas d’utilisation abusive du pacte Dutreil, impliquant par exemple la transmission de yachts ou d’autres biens inappropriés. Ces situations doivent être sanctionnées par le biais de l’abus de droit et des poursuites individuelles. Cependant, je tiens à souligner solennellement que remettre en cause le pacte Dutreil aujourd’hui constituerait un recul considérable pour les entreprises industrielles familiales, qui n’auraient pas les moyens de rester sur notre territoire.

En matière de fiscalité, je me limiterai à dire que toute modification des règles d’imposition de l’outil de travail peut être regrettable.

Concernant le foncier, il est important de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation environnementale, particulièrement pour des industries stratégiques comme la production de carburants d’aviation durables. Cette filière, qui repose notamment sur la production d’hydrogène vert, est cruciale pour l’avenir. Si la France impose des délais d’autorisation de deux ans pour construire une usine de production d’hydrogène, en raison de toutes les autorisations environnementales, alors que d’autres pays n’exigent que trois à six mois, nous nous pénalisons gravement. Rappelons que pour atteindre la neutralité carbone de l’aviation en 2040, plusieurs millions de tonnes de carburant d’aviation durable seront nécessaires, alors que la France n’en produit actuellement que quelques centaines de milliers. Ce secteur représente donc une opportunité majeure de réindustrialisation, qui nécessite une simplification des règles d’utilisation du foncier.

Concernant le financement, l’enjeu principal est d’orienter l’épargne des Français vers l’économie réelle. Plusieurs freins existent actuellement. J’en citerai deux principaux.

Premièrement, la titrisation : aux États-Unis, 1,3 % des bilans bancaires font l’objet de titrisation, contre six fois moins en Europe. Développer la titrisation permettrait d’alléger les bilans bancaires et de mobiliser plus efficacement l’épargne pour financer l’économie.

Je soulève aussi la question des introductions en Bourse et de l’accès des particuliers aux actions, qui est liée à la problématique des fonds de pension. La question des fonds de pension a toujours été un sujet sensible en France, souvent diabolisé. Je tiens à clarifier qu’il n’est nullement question de remettre en cause le système de retraite par répartition, dont les vertus sont indéniables. Cependant, pourquoi ne pas favoriser des dispositifs complémentaires de retraite qui appliquent la « règle dite d’Einstein » ou « règle des 72 » ? Einstein aurait dit que « les intérêts composés sont la huitième merveille du monde. Celui qui le comprend s’enrichit ; celui qui ne le comprend pas le paie ». Cette règle, méconnue de nombreux Français, illustre la puissance des intérêts composés. Elle stipule que pour doubler un capital, il faut diviser 72 par le taux d’intérêt annuel pour obtenir le nombre d’années nécessaires. Par exemple, à 1 % d’intérêt annuel, il faut 72 ans pour doubler un capital, mais à 8 %, seulement 9 ans.

Prenons l’exemple de deux personnes investissant 1 000 euros à 25 ans. La première place son argent à 2 % dans une assurance-vie en euros, doublant son capital en 35 ans. La seconde investit dans un fonds de capital investissement dans les valeurs non cotées ou private equity avec un rendement de 7 %. Au bout de 40 ans, en supposant une absence d’inflation, la première personne aura 2 200 euros, tandis que la seconde disposera de 16 000 euros. Cette possibilité d’accéder à la capitalisation, courante dans d’autres pays, n’est offerte qu’à une minorité de Français, principalement dans certains secteurs comme la fonction publique avec le régime additionnel.

Il est donc crucial de favoriser l’orientation de l’épargne des Français vers l’économie réelle, en s’inspirant de cette règle des 72. Je suis à votre disposition pour approfondir les points évoqués dans le questionnaire reçu.

M. le président Charles Rodwell. Vos explications nous permettent d’aborder les différents éléments que vous avez développés avant de donner la parole au rapporteur. Je souhaite vous interroger sur le financement de notre économie et de notre réindustrialisation, tant à l’échelle nationale qu’européenne.

Au niveau national, nous sommes conscients du déséquilibre marqué entre les financements bancaires et les financements en fonds propres et en capital, une problématique qui touche la France et l’Europe. Ce déséquilibre place l’Europe en position de faiblesse par rapport aux États-Unis et à la Chine en termes de capacité de financement. Pour remédier à cette situation, plusieurs mesures ont été envisagées dans différents pays, y compris en France. J’aimerais connaître votre opinion sur ces dispositifs.

D’abord, concernant les garanties de financement accordées aux banques ou à d’autres organismes financiers pour réduire les risques liés aux investissements industriels en France. Je pense notamment à la garantie de projets stratégiques annoncée par le président de la République lors du dernier sommet Choose France, le 13 mai 2024. Quelle est votre appréciation de l’efficacité de ces mécanismes de garantie pour mobiliser des capitaux privés vers notre industrie ?

Ensuite, au sujet des crédits d’impôt, nous disposons désormais d’un recul de près de trois ans sur le déploiement de l’Inflation Reduction Act (IRA), initié par l’administration Biden en 2022. Ce dispositif a mis en place des crédits d’impôt massifs aux niveaux étatique et fédéral pour favoriser l’implantation d’industries de pointe et décarbonées sur le sol américain. Comment évaluez-vous cette approche de crédits d’impôt à grande échelle pour attirer les investissements privés aux États-Unis ? Dans cette optique, quel est votre avis sur les crédits d’impôt que nous avons introduits en France via la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, dite « loi industrie verte », certes plus ciblés et limités, mais effectifs depuis l’été 2023 ?

Enfin, concernant la retraite par capitalisation que vous avez évoquée, votre exemple sur la règle des 72 était particulièrement éclairant. Une question se pose quant au fonds d’amorçage nécessaire pour initier cette capitalisation, même en envisageant une montée en puissance sur vingt ans. Parmi les diverses options existantes pour répondre à cet enjeu, quelles sont celles que vous préconiseriez, compte tenu de votre expérience à la tête de Paris Europlace et des modèles observés dans d’autres pays, notamment chez nos partenaires européens ?

M. Augustin de Romanet. J’ai toujours très favorable aux garanties. L’avantage principal de ce système réside dans sa nature intrinsèquement responsabilisante. En effet, pour qu’une garantie soit effective, un agent économique doit prendre un risque initial, sachant que la couverture n’est jamais totale. C’est précisément l’existence de ce ticket modérateur qui rend le dispositif responsabilisant.

Prenons l’exemple des prêts garantis par l’État durant la crise du Covid. Malgré les craintes initiales de défaillances massives pouvant mettre les banques en difficulté, ce scénario ne s’est pas concrétisé jusqu’à présent. La raison en est simple : les banques étaient responsabilisées par le fait que la garantie n’était pas intégrale. Même une part symbolique non couverte incitait les banques à évaluer soigneusement les risques, sachant qu’elles pouvaient être exposées financièrement en cas de mauvaise appréciation.

Ce principe de garantie s’apparente à la mutualisation mise en place par nos ancêtres alsaciens lors de la création des premières mutuelles sociales. Une difficulté dans l’application de ce système par l’État réside dans l’obligation, depuis la loi organique du 1er août 2021 relative aux lois de finances (Lolf), de faire autoriser les garanties par la loi de finances. L’administration montre parfois des réticences à utiliser cet outil, craignant le passage devant le Parlement. Je pense qu’il ne faut pas hésiter à solliciter l’approbation parlementaire pour les garanties. Il faut assumer que la garantie est un instrument extrêmement intéressant, permettant de mutualiser les risques avec l’État comme assureur de dernier recours, tout en maintenant la responsabilisation des acteurs grâce à une couverture partielle.

Concernant l’IRA, je ne dispose pas des éléments techniques suffisants pour affirmer sa supériorité par rapport aux dispositifs français comme France 2030, lancé en octobre 2021, qui cible des secteurs spécifiques plutôt que l’ensemble de l’industrie. Néanmoins, je peux souligner l’exemple des carburants d’aviation durables ou sustainable aviation fuel (SAF). Les États-Unis ont pris des mesures décisives en offrant des incitations fiscales à l’ensemble des industriels pour la production de SAF. Il serait opportun d’envisager des mesures similaires en Europe, car nous avons pris du retard dans la décarbonation du transport aérien faute de carburants durables. C’est un enjeu que je souligne depuis plusieurs années et qui commence enfin à être reconnu comme crucial par les acteurs du secteur.

Quant aux dispositifs fiscaux de la loi industrie verte, je ne les ai plus précisément en tête. Nous pourrons vous fournir une fiche détaillée sur ce sujet ultérieurement.

Pour ce qui est de l’amorçage de la retraite par capitalisation, je préconise le recours à des incitations fiscales. Il s’agirait d’offrir à l’ensemble des salariés la possibilité d’épargner mensuellement, en franchise d’impôts, des sommes investies prioritairement en actions pour les plus jeunes. Au fur et à mesure que l’on se rapproche de la retraite, il conviendrait de « dérisquer » progressivement le placement en modifiant la répartition entre actions et obligations. Sur une carrière de quarante ans, on pourrait envisager un investissement majoritairement en actions durant les vingt à vingt-cinq premières années, puis une désensibilisation progressive du portefeuille à l’approche de la retraite.

Je pense qu’une négociation entre l’État et les compagnies d’assurances privées est nécessaire pour mettre en place des dispositifs garantissant, d’une part, que les frais perçus par les assureurs restent strictement limités, et d’autre part, qu’il y ait des incitations efficaces. Quant aux formes techniques précises que pourraient prendre ces incitations, il est peut-être prématuré pour moi de m’engager sur ce point aujourd’hui.

M. le président Charles Rodwell. Avant de passer la parole au rapporteur, j’aimerais aborder une dernière question concernant l’échelle nationale. Quel est votre avis sur les mécanismes de suramortissement ? Je pense particulièrement aux efforts considérables que doivent désormais entreprendre nos ETI et PME en matière de robotisation et de digitalisation. Le retard de l’économie française et de nos entreprises dans le domaine de la robotisation est criant, et cela s’ajoute à l’effort financier nécessaire pour digitaliser massivement leurs processus. Comment évaluez-vous l’efficacité des mécanismes de suramortissement, tels qu’ils existent dans certains pays, pour répondre à ces défis ?

M. Augustin de Romanet. Je crains de vous décevoir, mais mon approche budgétaire rigoureuse et mon attachement à la stabilité m’incitent à la prudence concernant le suramortissement. Certes, cette mesure peut stimuler l’investissement, mais elle comporte aussi des risques. Elle pourrait encourager des investissements mal ciblés, simplement pour profiter de l’avantage fiscal. Le véritable danger réside dans un suramortissement ponctuel, rappelant le plan Fourcade de 1975. Ces plans exceptionnels tendent à gonfler artificiellement les carnets de commandes des fabricants de machines-outils étrangers. À mon sens, le suramortissement n’est pertinent que s’il s’inscrit dans la durée, et non comme une mesure temporaire.

M. le président Charles Rodwell. Votre analyse est très claire et souligne effectivement les écueils fréquents de ce type de dispositifs. Concernant l’union des marchés de capitaux au niveau européen, quel est votre avis sur les avancées concrètes ? Estimez-vous que les premières conclusions publiées par la Commission européenne et le Conseil des ministres, à la suite des recommandations consensuelles des autorités de régulation, sont suffisantes pour commencer à dynamiser l’épargne française ? Vous avez évoqué la titrisation dans ce contexte, pourriez-vous nous en dire plus ? Par ailleurs, quelle est votre évaluation de l’efficacité réelle du financement de la réindustrialisation européenne via les alliances industrielles, les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) ? Ces partenariats, associant capitaux publics et privés, États et entreprises de différentes nationalités européennes, ciblent des secteurs stratégiques comme l’hydrogène, les batteries ou les semi-conducteurs. Ces alliances industrielles vous semblent-elles correctement calibrées à l’échelle européenne pour soutenir efficacement notre effort de réindustrialisation ?

M. Augustin de Romanet. Concernant l’union des marchés de capitaux, rebaptisée « union de l’épargne et de l’investissement », je dirais que la situation est mitigée. Il y a quelques années, ce sujet suscitait peu d’intérêt. Aujourd’hui, l’attention qu’on lui porte a considérablement augmenté, au point de justifier ce changement de nom. Les rapports de Mario Draghi, Enrico Letta et Christian Noyer ont tous souligné l’abondance de l’épargne européenne, un atout majeur pour notre continent. Pour illustrer, l’épargne financière des Français est estimée à environ 6 000 milliards d’euros, soit environ 100 000 euros par personne, un chiffre considérable.

Nous progressons sur deux fronts principaux. D’une part, vers une supervision bancaire unifiée, malgré les réticences de certains petits pays qui n’y voient pas d’intérêt. D’autre part, nous avançons vers la création de produits financiers européens homogènes, une sorte de label, favorisant l’investissement en actions européennes. Cette démarche visant à promouvoir l’investissement dans les entreprises européennes est initiée. Mon récent séjour à Francfort m’a permis de constater l’inquiétude des Allemands quant à la détention du capital de leurs entreprises, notamment lors de la tentative d’acquisition de Commerzbank par Unicredit.

La Suède est souvent citée en exemple pour son marché d’actions dynamique et sa promotion des introductions en bourse des petites sociétés, ayant réussi à augmenter significativement la détention nationale de ses entreprises. Bien que nous n’en soyons qu’au début de ce processus pour l’union de l’épargne et de l’investissement, le mouvement est désormais lancé. Il faudra certes beaucoup de détermination, mais les acteurs de la finance européenne s’accordent aujourd’hui sur la nécessité de promouvoir cette union.

Quant au financement de la défense en Europe, deux observations s’imposent. D’abord, il est crucial que les pays européens historiquement attachés à la relation transatlantique - comme la Pologne, la Belgique ou le Danemark - fassent évoluer leur position. Le cas du Danemark est emblématique : malgré des tensions avec les États-Unis concernant le Groenland, il persiste à vouloir acquérir des F-35 américains plutôt que des Rafale européens. Avant d’envisager des initiatives financières, il est donc impératif de prendre conscience de la nécessité de privilégier les achats européens. Si on fait des initiatives pour financer une défense européenne et qu’on continue à acheter à l’étranger, ce n’est pas idéal.

Ensuite, le financement de la défense a souvent été dual dans l’histoire, combinant investissements publics et privés. Les financements publics ont généralement joué un rôle crucial pour encourager des investissements à long terme, parfois peu rentables à court terme. Je suis donc favorable aux financements « par le haut ». Cependant, n’étant pas expert des PIIEC, je préfère ne pas me prononcer sur leurs détails spécifiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Romanet, j’aurais plusieurs questions à vous poser, notamment au regard de vos diverses expériences à la tête de la Caisse des dépôts, d’ADP et actuellement d’Europlace.

Ma première question concerne le financement bancaire de nos entreprises industrielles. Sachant que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France reposent sur nos PME et ETI, selon les estimations de la BPI, quels sont, selon vous, les principaux obstacles au financement de ces entreprises par le système bancaire et assurantiel ?

Deuxièmement, estimez-vous que les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ont entravé l’accès au financement pour les entreprises du secteur de la défense ? Observez-vous une évolution des mentalités dans le secteur bancaire concernant l’octroi de financements à l’industrie de défense ?

Troisièmement, pensez-vous qu’il soit nécessaire d’assouplir les réglementations internationales telles que Solvabilité II et Bâle III pour réduire les contraintes en matière de fonds propres imposées aux assurances et aux banques dans leurs investissements ?

Enfin, quel est votre avis sur l’évolution de la doctrine de la BCE, notamment concernant l’assouplissement de la politique monétaire européenne ? La BCE n’a pas hésité, malgré ses dogmes initiaux, à mettre en œuvre des politiques d’assouplissement quantitatif ou quantitative easing. Considérez-vous cette orientation positive ?

M. Augustin de Romanet. Je souhaite apporter des précisions sur le financement des PME et des ETI, domaine dans lequel de nombreuses avancées ont été réalisées. Un aspect crucial concerne le rapprochement des établissements bancaires des différents territoires français, une nécessité mise en lumière par la crise de 2008. À cette époque, la médiation du crédit, dirigée par René Ricol, a révélé que de nombreuses entreprises, notamment dans le centre de la France et les Pays de la Loire, ne connaissaient pas leurs banquiers.

J’ai eu l’occasion, lors d’un colloque, d’exprimer à un dirigeant d’une grande banque française mon inquiétude quant à la centralisation excessive des centres de décision à Paris. Cette situation privait les agences bancaires locales de leur capacité à prendre des décisions de crédit. Contre toute attente, ce dirigeant a reconnu la pertinence de cette observation, admettant que leurs agences étaient souvent dotées de personnel jeune et insuffisamment formé pour attribuer des crédits.

Depuis 2008, des efforts importants ont été consentis pour redéployer les centres de décision dans les territoires. Si les banques mutualistes avaient déjà cette culture de proximité, l’ensemble du secteur bancaire, y compris les plus grandes banques de réseau françaises, a désormais réorganisé ses dispositifs pour permettre une prise de décision au niveau local.

Concernant les fonds propres, il convient de saluer l’initiative du président Chirac qui, lors de ses vœux en 2006, a lancé le programme ayant donné naissance à CDC Investissement. Il avait demandé que la Caisse des dépôts consacre 2 milliards d’euros aux PME en fonds propres. Ce dispositif a servi de base au Fonds stratégique d’investissement, créé en décembre 2009 en réponse à la crise des subprimes, engendrant tout un écosystème de financement en capital des entreprises via le dispositif alors nommé France Investissement, aujourd’hui connu sous le nom de BPIFrance.

Depuis 2010, la France a considérablement développé les acteurs du financement en fonds propres et renforcé la proximité avec les entreprises. Ce mouvement doit être intensifié. Bien que n’étant plus à la Caisse des dépôts depuis douze ans, j’observe une explosion de l’investissement des Français dans le private equity. Cette tendance, bien qu’encore modeste, est très positive. Elle permet aux Français d’accéder à des placements peu liquides mais à long terme, appliquant ainsi la règle des 72 sur les rendements.

Il est crucial de poursuivre le développement de ce mouvement. De plus, l’exemple suédois en matière de cotation des petites et moyennes entreprises est à suivre. La remise en question des effets néfastes de la directive Mifid, qui interdit la rémunération des intermédiaires pour la recherche et l’analyse financière des PME cotées, va dans la bonne direction.

Concernant les critères ESG, la guerre en Ukraine a profondément modifié la donne. Auparavant, tout ce qui touchait à la défense était proscrit. Aujourd’hui, les entreprises font une distinction claire. Elles refusent de financer les armes contraires à l’éthique, telles que les armes à sous-munitions ou celles qui brûlent la peau, considérées comme barbares et devant être interdites indépendamment du contexte. En revanche, la plupart des entreprises reconnaissent désormais la nécessité de financer les défenses traditionnelles comme les avions ou l’artillerie, pour permettre aux pays de se défendre.

Les critères ESG, initialement bloquants car trop généraux, sont maintenant appliqués avec plus de nuance. Les banques et les compagnies d’assurance ont développé des critères sophistiqués pour distinguer les financements militaires nécessaires de ceux à éviter. Concernant l’arme nucléaire, une approche similaire est adoptée. Le financement de l’industrie nucléaire est accepté pour l’armement et l’énergie, bien que des débats persistent avec les Allemands, un peu jaloux du succès français, sur certains aspects de l’industrie nucléaire.

Quant à Solvabilité II et Bâle III, ce sont deux réglementations distinctes.

La directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « Solvabilité II », s’applique aux assurances et vise à garantir qu’elles disposent toujours des fonds propres nécessaires pour faire face aux risques, notamment exceptionnels. Par exemple, une compagnie de réassurance doit être capable de couvrir sa part d’un risque survenant tous les deux cents ans, comme un tremblement de terre à Los Angeles. Cela nécessite des fonds propres suffisamment stables pour honorer à tout moment les engagements pris envers les clients.

Cependant, ces règles pour les assurances sont jugées tellement prudentes qu’elles ont pratiquement interdit le financement en actions. Il serait judicieux d’envisager un assouplissement permettant aux compagnies d’assurances d’investir davantage en actions et en actifs légèrement plus risqués.

Les accords de Bâle III publiés le 16 décembre 2010, quant à eux, concernent la solvabilité des banques. Ce sujet mérite une note technique détaillée que je vous ferai parvenir ultérieurement, car il implique des propositions d’une grande complexité qui dépassent le cadre de cette réunion.

M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace. Je tiens à souligner que la France occupe une position avantageuse au niveau européen en termes d’équilibre entre les financements intermédiés par les banques et les financements de marché. La part du crédit dans l’ensemble de la dette des sociétés non financières en France s’élève à 67 %, contre 87 % en Allemagne et 79 % en zone euro. Bien que les États-Unis affichent un taux de 38 %, la France se rapproche davantage du modèle américain que d’un système purement bancaire pour le financement des entreprises.

L’évolution de l’encours des financements aux entreprises, qui dépasse les 2000 milliards d’euros, montre que les deux tiers proviennent de financements bancaires. Les derniers chiffres de la Banque de France en février 2025 indiquent une progression de l’encours de crédits bancaires supérieure à 1 %, avec des taux d’intérêt repassés sous la barre des 5 %. Cette tendance est d’autant plus remarquable que le contexte économique est particulièrement difficile, la production industrielle française stagnant depuis environ quatre ans.

Il convient de noter que les réglementations mentionnées par Augustin de Romanet s’appliquent à différents niveaux. Solvabilité II, par exemple, est une spécificité européenne mise en place après la crise financière, sans équivalent dans d’autres juridictions. Cette situation crée une distorsion de concurrence évidente par rapport aux assureurs établis dans d’autres régions du monde.

Concernant Bâle III, nous constatons des accusations légitimes de certains acteurs envers des autorités ayant fréquemment surtransposé les accords internationaux conclus dans le cadre du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire. En effet, les orientations proposées par le Comité de Bâle ont été ignorées dans certaines juridictions connues, mais plus qu’appliquées dans l’Union européenne, créant ainsi une distorsion de concurrence.

Notre priorité principale au niveau européen pour financer l’industrie et l’ensemble des secteurs économiques est la titrisation. Nous avons élaboré un rapport en septembre dernier, présentant huit recommandations pratiques que nous pourrons vous communiquer. Malheureusement, la titrisation souffre encore d’une image négative, étant perçue par de nombreuses autorités comme la cause de la crise financière en Europe. Cette perception persiste malgré des taux de défaut bien inférieurs en Europe par rapport aux États-Unis, et une réduction significative du marché européen de la titrisation, passant de 85 % du marché américain lors de la crise financière à seulement 10 à 15 % aujourd’hui. Nous estimons que relancer la titrisation constituerait une solution efficace pour répondre aux besoins de financement.

Le deuxième pilier que nous préconisons est la création d’un label européen pour les États volontaires, applicable aux produits d’épargne existants, assorti d’un cadre fiscal attractif pour orienter l’épargne. Cette proposition favoriserait également l’égalité entre les épargnants. En développant l’éducation financière et en encourageant une épargne financière régulière, même de faible montant, nous contribuerions à réduire les inégalités entre épargnants sur le long terme.

Nous poursuivons ce travail à l’échelle européenne, notamment dans le contexte de la retail investment strategy visant à améliorer le rendement d’investissement des produits financiers pour les clients. Contrairement à l’approche de la Commission européenne qui visait à réduire les frais pour les épargnants, nous estimons crucial de maintenir une qualité de conseil élevée pour assurer des financements à long terme aux entreprises. Cela implique une information adéquate des épargnants et le maintien d’une distribution de qualité pour ces produits financiers.

La compétitivité nous apparaît comme un élément fondamental pour un bon financement de l’industrie. Cette compétitivité concerne non seulement les entreprises, notamment en termes de coût du travail, mais également les acteurs financiers. Nous observons qu’au Royaume-Uni, les autorités réglementaires, à savoir la Financial Conduct Authority (FCA) et la Prudential Regulation Authority (PRA) ont reçu depuis deux ans un mandat secondaire les obligeant à soutenir la compétitivité du secteur financier et à promouvoir la croissance économique à long terme. Nous souhaitons vivement que les trois autorités de supervision européenne bénéficient d’un mandat similaire, s’ajoutant à leurs missions de stabilité financière et de protection des investisseurs, afin de renforcer leur soutien à l’industrie.

M. Augustin de Romanet. Concernant la politique monétaire, sujet particulièrement sensible, il convient de distinguer deux aspects. Tout d’abord, la situation actuelle représente un contexte normal où la Banque centrale européenne, à l’instar de la Federal Reserve, a pour objectif principal d’assurer la stabilité des prix. De manière factuelle, nous pouvons affirmer que la politique monétaire européenne a connu un grand succès, l’inflation étant revenue aux alentours de 2 %, objectif considéré comme souhaitable.

Je m’abstiendrai de commenter la politique monétaire actuellement menée. Cependant, je souhaite apporter une réflexion sur la période où les taux d’intérêt étaient très bas, voire négatifs. Je partage l’opinion de Jacques de Larosière, qui estime que ces taux extrêmement bas ont favorisé des financements trop faciles, risquant d’encourager des dépenses publiques excessives et d’accroître un endettement potentiellement préjudiciable pour l’avenir.

Ce débat est complexe. En période de crise grave, certains arguaient que sans ces taux bas, l’économie risquait l’asphyxie. D’autres considéraient que ces taux extrêmement faibles donnaient une sorte de licence à la dépense publique, anesthésiant la responsabilité publique et engendrant une dette publique conséquente. Je tends à adhérer à cette seconde perspective, tout en reconnaissant la complexité de la situation, notamment dans un contexte de compétition internationale où les États-Unis pratiquaient une politique monétaire très accommodante, limitant ainsi les marges de manœuvre de l’Europe pour s’en écarter significativement.

M. le président Charles Rodwell. Vos précédentes réponses m’amènent à vous interroger sur l’union des marchés de capitaux (UMC), particulièrement concernant les produits pouvant être intégrés dans les dispositifs d’UMC et l’orientation de l’épargne, notamment l’intégration des produits tels que les fonds négociés en bourse ou exchange traded fund (ETF) et les produits dits simples. Nous sommes sollicités par de nombreux fonds et gestionnaires d’actifs français qui estiment qu’il serait crucial pour l’indépendance et la souveraineté de notre pays et de notre continent de limiter l’accès à l’union des marchés de capitaux à des produits complexes. À l’inverse, d’autres acteurs, souvent d’origine transatlantique, suggèrent d’élargir l’union des marchés de capitaux et son accès à l’orientation de l’épargne à des produits simplifiés, notamment les ETF. Quel est votre avis sur cette question, sachant que ces produits sont aujourd’hui plébiscités par les épargnants français et européens ?

M. Augustin de Romanet. La question des ETF est effectivement complexe et mérite une analyse approfondie. Les ETF sont des instruments financiers qui permettent aux investisseurs d’acquérir des paniers d’actifs diversifiés, par exemple un ETF sur les matières premières aux États-Unis ou un ETF investissant dans le bitcoin. Ces produits se caractérisent par leur capacité à traiter de très grands volumes et par leurs frais de gestion réduits, estimés environ dix fois inférieurs à ceux des sociétés d’investissement à capital variable (Sicav) traditionnelles ou des organismes de placement collectif en valeurs mobilières.

Il est important de noter que des acteurs français, tels qu’Amundi, l’un des leaders européens, produisent également des ETF. Ces produits connaissent un grand succès auprès des investisseurs en raison de leur cotation en continu, leur diversification intrinsèque et leur perception favorable par les autorités européennes. En effet, ces dernières les considèrent comme particulièrement adaptés aux particuliers du fait de leurs faibles frais.

Cependant, comme l’a souligné Olivier Vigna, nous estimons au sein de Paris Europlace que certains frais peuvent être justifiés pour assurer un conseil de qualité et promouvoir l’éducation financière. En effet, l’achat d’un ETF s’apparente à un achat en libre-service, sans conseil personnalisé de l’établissement vendeur.

Les autorités européennes voient également d’un bon œil les ETF pour leur capacité à faciliter la diversification des placements. Il est en effet plus aisé pour un investisseur d’acheter un ETF d’actions malaisiennes ou singapouriennes que d’acquérir directement ces actions ou même des Sicav ou des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) spécialisés sur ces marchés.

Ainsi, la question de l’intégration des ETF dans l’union des marchés de capitaux soulève des enjeux importants en termes de compétitivité, de diversification et d’accessibilité pour les investisseurs, tout en nécessitant une réflexion sur l’équilibre entre simplicité d’accès et qualité du conseil financier.

Les ETF présentent des avantages indéniables, notamment des frais très faibles et l’absence de rétrocessions entre établissements, ce qui les rend attractifs pour de nombreux acteurs et grands gestionnaires d’actifs. Cependant, une focalisation exclusive sur les ETF pourrait potentiellement entraver des stratégies de diffusion de proximité nécessitant un financement par le biais de commissions ou de rétrocessions. Il est crucial de ne pas opposer systématiquement les ETF à des produits plus spécialisés, qui permettent par exemple d’accéder à des petites capitalisations. Nous avons évoqué précédemment l’importance pour les épargnants de pouvoir investir dans des PME et des ETI. Or, il est peu probable qu’à court terme, des ETF soient créés pour inclure dans leur indice une ETI nouvellement cotée ou une PME non cotée.

Nous devons donc être vigilants à ce que les atouts réels des ETF ne conduisent pas à deux écueils majeurs. Premièrement, une gestion grégaire des titres : si tous les détenteurs d’ETF décidaient soudainement d’acheter des ETF sur l’or, par exemple, cela pourrait provoquer une flambée du cours de l’or. À l’inverse, si l’or venait à perdre de son attrait, des comportements atypiques pourraient survenir. Deuxièmement, et c’est le point le plus crucial, l’ETF n’est pas adapté à une gestion de proximité, tant en ce qui concerne le choix des investissements que la nature des conseils prodigués.

M. Olivier Vigna. Effectivement, comme l’a souligné Augustin de Romanet, nous sommes confrontés à deux défis majeurs. Le premier est un défi de concurrence sur le marché de l’épargne, où l’épargnant choisit les produits les plus rentables. Pour le système financier européen, l’enjeu est de pouvoir proposer, à armes égales et dans le respect de la réglementation prudentielle et des exigences en capital, des produits similaires à ceux offerts par des établissements extra-européens. C’est un défi de concurrence réglementaire.

Le second défi consiste à ne pas se focaliser uniquement sur les grandes capitalisations ou les grandes entreprises. Il est primordial que les ETF soient conçus pour favoriser un financement diversifié de l’économie. Les institutions qui élaborent ces produits doivent s’efforcer de répliquer des indices incluant des ETI, voire des entreprises de taille intermédiaire. Cela permettrait d’éviter un déséquilibre entre le financement par actions et par obligations, tout en ne privilégiant pas exclusivement l’accès aux grandes entreprises.

Concernant la notion de produit complexe évoquée précédemment, il nous semble que d’autres produits, notamment les cryptoactifs, sont bien plus complexes que les ETF. Pourtant, selon les chiffres publiés par l’Autorité des marchés financiers (AMF), les Français investissent dans ces actifs. Ce sont ces derniers qui nous paraissent bien plus problématiques que les ETF.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour rebondir sur les propos de M. Vigna concernant le marché de l’épargne où l’épargnant fait ses choix, j’aimerais aborder la question du fléchage de l’épargne des Français vers nos PME et ETI. Quels dispositifs préconisez-vous pour atteindre cet objectif ? Faut-il renforcer les mécanismes existants tels que le plan d’épargne retraite (PER) et le plan d’épargne en actions (PEA), ou est-il nécessaire de créer un nouveau produit d’épargne spécifique, comme un livret d’épargne dédié ?

Nous savons que le système bancaire et assurantiel se montre souvent réticent face à de telles innovations, principalement en raison des risques associés. Comment pourrions-nous surmonter cette frilosité ? L’État devrait-il se porter garant d’un tel produit d’épargne pour faciliter la réindustrialisation de notre pays ?

Monsieur de Romanet, vous avez évoqué l’audition d’Olivier Lluansi, qui a présenté des chiffres intéressants. Pour atteindre l’objectif ambitieux de porter l’industrie à 15 % du PIB d’ici 2035, il faudrait mobiliser environ 200 milliards d’euros, ce qui ne représente que 2 à 3 % de l’épargne française actuelle. Il est surprenant que nous ne parvenions pas à mobiliser cette part relativement modeste de l’épargne sur une décennie.

Selon les études citées par M. Lluansi, un produit d’épargne offrant une rémunération d’environ 5 % pourrait être attractif. Si le principal obstacle à la mise en place d’un tel produit réside dans le risque qu’il représente pour le système bancaire et assurantiel, comment pourrions-nous atténuer ce risque ?

M. Augustin de Romanet. Tout d’abord, il existe déjà un produit adapté à cette problématique : le PEA-PME. Malheureusement, il est très peu utilisé par les Français. Il serait judicieux d’en faire davantage la promotion. Par ailleurs, nous devrions nous interroger sur les règles imposées aux conseillers bancaires lorsqu’ils proposent des placements aux particuliers.

Je peux illustrer ce point par une expérience personnelle récente. Un individu souhaitant investir dans des actifs risqués s’est vu soumettre un questionnaire par un conseiller bancaire. Ce questionnaire était si complexe que même le conseiller ne maîtrisait pas tous les acronymes utilisés. Face à cette complexité, l’investisseur potentiel a systématiquement opté pour les réponses correspondant aux options les moins risquées, faute de comprendre les questions.

Cette situation met en lumière un déficit d’éducation financière, exacerbé par la rigueur des réglementations visant à protéger les banques de tout risque vis-à-vis de leurs clients. Il s’agit d’un problème quotidien pour nos concitoyens, qui se voient systématiquement découragés de prendre des risques et privés d’une véritable éducation financière.

Le PEA-PME, bien que peu diffusé, offre la possibilité d’investir dans des sociétés non cotées, y compris dans des petites industries locales dont l’investisseur connaît personnellement le dirigeant. C’est un axe de développement à privilégier, sans nécessairement recourir à une garantie de l’État.

Je tiens également à saluer l’initiative de Nicolas Dufourcq, directeur général de BPIFrance, qui a entrepris de populariser l’investissement dans le private equity de manière innovante. Le private equity concerne les actions de sociétés non cotées en bourse, dont la valeur est évaluée annuellement par des experts. Permettre aux Français d’investir dans ces sociétés présente l’avantage d’une volatilité moindre par rapport aux actions cotées, dont le cours peut fluctuer considérablement sans rapport avec leur valeur intrinsèque.

Paradoxalement, il serait moins risqué d’encourager les Français à investir dans ces actifs moins volatils, à condition qu’un certain nombre de banquiers et d’investisseurs garantissent le sérieux des projets. En diversifiant suffisamment les investissements sur un grand nombre d’entreprises, on peut obtenir une volatilité plus faible tout en conservant des perspectives de rendement significatives.

C’est dans cette voie, ouverte par la Banque publique d’investissement, qu’il convient de s’engager. D’ailleurs, les compagnies d’assurances sont désormais tenues d’investir une partie de leurs fonds dans le private equity pour certains produits. Cette obligation devrait contribuer à structurer une industrie facilitant le développement de ce type de placements.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Compte tenu du temps qui nous est imparti, j’aimerais aborder la question des prêts garantis par l’État (PGE). Près de 140 milliards d’euros de PGE ont été accordés à environ 700 000 entreprises pour faire face à la crise du Covid-19. Quels retours de terrain avez-vous pu recueillir à ce sujet ? Estimez-vous nécessaire de solliciter les institutions européennes pour un report des échéances de remboursement des PGE ? Il est évident que le nombre record de défaillances d’entreprises est en grande partie lié au fait que les PGE ont permis de maintenir sous respiration artificielle, si je puis m’exprimer ainsi, de nombreuses entreprises pendant la crise sanitaire.

M. Olivier Vigna. Permettez-moi d’apporter quelques éléments de réponse. Les montants engagés durant la crise sanitaire ont effectivement été considérables, dépassant les 140 milliards d’euros. Actuellement, l’encours est légèrement supérieur à 30 milliards d’euros, avec des amortissements mensuels avoisinant les 2 milliards. Il est important de souligner que les PGE constituaient une solution temporaire face à une crise exceptionnelle. Ils ne sont probablement pas l’outil le plus adapté pour financer l’investissement à long terme, ayant été conçus comme des solutions de survie pendant la période de la pandémie de Covid. Le faible taux d’appel en garantie, actuellement d’environ 4 %, témoigne du succès de cette mesure. Dans le contexte actuel, où la crise sanitaire est derrière nous, les professionnels ne jugent pas impératif d’étendre ce dispositif à d’autres utilisations. Pour le financement de l’investissement en situation conjoncturelle normale, d’autres solutions plus pérennes semblent plus appropriées, telles que la création d’un label européen, une simplification des procédures, ou encore le développement de l’éducation financière.

M. Alexandre Loubet, rapporteur.  Monsieur de Romanet, si vous me le permettez, j’aimerais aborder un sujet un peu moins technique. Dans votre ouvrage Non aux trente douloureuses publié en 2012, que j’ai parcouru en préparation de notre entretien, vous plaidez pour le retour d’un État stratège capable de reprendre le contrôle de la finance dans un contexte mondialisé, avec une vision à long terme. Selon vous, ces éléments sont essentiels pour redonner à la France une véritable ambition. Pourriez-vous développer cette idée ?

M. Augustin de Romanet. L’État stratège se définit par sa capacité à assurer la prospérité de ses citoyens grâce à sa réflexion et ses moyens financiers. Dans mon ouvrage, j’abordais la question du financement de l’économie, notamment à travers l’émergence des fonds souverains. Je soulignais l’importance de mobiliser des investissements conséquents pour financer l’industrialisation du pays, orienter l’économie vers la décarbonation, garantir l’indépendance énergétique et assurer notre souveraineté en matière de défense. L’État stratège se caractérise par sa vision à long terme et une gestion des finances publiques garantissant son indépendance.

Cette approche s’inscrivait dans la continuité de mon expérience à la Caisse des dépôts, où j’ai pris mes fonctions en 2007. À mon arrivée, l’institution disposait de ressources importantes à la suite de la vente de Natixis pour 7 milliards d’euros, mais semblait avoir perdu de vue sa raison d’être. Nous avons alors identifié quatre priorités nationales – en sachant que la Caisse des dépôts est une institution au service de l’intérêt général, et que celui-ci diffère en fonction des générations, je m’étais donc interrogé sur l’intérêt général de 2007 – : le logement social, le développement durable, le soutien aux PME et le développement des universités.

Concernant le soutien aux PME, nous avons développé CDC Entreprises pour alimenter des fonds de fonds, avec une attention particulière portée aux territoires. Je salue l’initiative de Nicolas Dufourcq qui a concrétisé l’idée de réunir Oséo et la Caisse des dépôts pour créer des fonds territoriaux et offrir des services de conseil en haut de bilan dans les régions. Cette démarche répondait au constat que les banques d’investissement ne s’aventuraient guère au-delà du périphérique parisien, rendant difficile l’accès à des conseils financiers de qualité dans des villes comme Casteljaloux ou Oyonnax.

Notre priorité était de favoriser le développement des PME, qui constituent le vivier des futures ETI, dont la France ne compte actuellement que 700 dans le secteur industriel. Nous avions également identifié la nécessité d’améliorer la situation matérielle des universités, dont l’état déplorable incitait de nombreux étudiants à partir à l’étranger ou à se tourner vers des écoles privées, une tendance que nous jugions préoccupante. Malheureusement, diverses circonstances ont entravé le plein développement de ce projet. Les deux autres axes prioritaires concernaient le développement durable et le logement social.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez dirigé le Fonds stratégique d’investissement, précurseur en quelque sorte de la BPI. Il est unanimement reconnu que cet instrument financier joue un rôle crucial dans nos territoires, offrant une expertise locale de qualité. Que penseriez-vous de la création d’un fonds souverain français, s’inspirant de l’action de la BPI, qui s’appuierait non seulement sur les dispositifs existants, mais aussi sur la mobilisation de l’épargne des Français, dont nous avons discuté, et potentiellement sur la rente énergétique française ? Je pense notamment à la rente nucléaire, une fois notre outil de production électrique relancé, mais aussi, sans préjuger de votre opinion sur la pertinence de cette idée, à l’exploitation de nos gisements gaziers. Cela pourrait contribuer à réduire notre dépendance vis-à-vis des États-Unis actuellement, et de la Russie à l’avenir si nous devions reprendre des relations commerciales.

M. Augustin de Romanet. Permettez-moi deux observations. Tout d’abord, il est important de noter qu’un fonds souverain français existe déjà de facto. Par définition, un fonds souverain est détenu par l’État. La BPI remplit ce critère, étant détenue à 50 % par l’État et à 50 % par la Caisse des dépôts. Ce fonds souverain est donc une réalité, doté initialement d’un capital de 20 milliards d’euros pour le fonds stratégique d’investissement, un montant qui n’a pas significativement évolué depuis.

Ma seconde observation porte sur l’importance de protéger ces fonds de l’ingérence politique. Durant mon mandat à la direction générale de la Caisse des dépôts, j’ai présidé le fonds de réserve des retraites. Ce fonds, remarquablement géré par des professionnels de la gestion d’actifs, affichait de bonnes performances financières. Il avait pour mission de financer le déficit des retraites à partir de 2035 ou 2040. Malheureusement, une décision politique a mis fin à la capitalisation de ce fonds, le mettant en « extinction » pour utiliser ses ressources à des fins immédiates, une pratique que l’on pourrait qualifier de ponction dans les caisses.

L’idée d’un fonds souverain est certes séduisante, particulièrement lorsqu’on observe le modèle norvégien. Grâce à sa rente pétrolière, la Norvège a constitué un fonds souverain d’environ 1 000 milliards d’euros, assurant une prospérité exceptionnelle aux générations futures. Cette situation est similaire à celle de certains pays du Golfe, caractérisés par une faible population et d’importantes ressources pétrolières.

Pour un pays comme la France, l’idée d’utiliser la capitalisation pour constituer des réserves et financer des dépenses futures me semble pertinente. Cependant, il est crucial de mettre en place des garde-fous solides pour protéger ces ressources des tentations politiques à court terme et garantir leur utilisation conformément à leur mission initiale.

Je souhaite aborder un sujet d’actualité, celui des autoroutes. Les citoyens s’interrogent sur l’avenir de ces infrastructures lorsqu’elles reviendront dans le domaine public. Une proposition innovante serait d’utiliser les autoroutes comme garantie pour le financement des retraites, compte tenu de leurs rendements prévisibles. Concrètement, nous pourrions confier l’entretien des autoroutes, la gestion des péages et des stations-service à une société privée rémunérée pour ces tâches. En revanche, la rente autoroutière, patrimoine commun de tous les Français, serait affectée au financement des retraites. Cette approche permettrait un transfert intergénérationnel intéressant : les retraités les plus âgés, qui utilisent peu les autoroutes, bénéficieraient des péages payés par leurs arrière-petits-enfants, dont le montant augmenterait progressivement.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Monsieur de Romanet, nous nous connaissons depuis 2002, notamment par votre collaboration avec MM. Lambert et Le Maire. Ma question porte sur les conséquences de la crise financière de 2008. Comment les nouvelles obligations et règles prudentielles imposées aux établissements financiers, en particulier aux banques, ont-elles impacté le financement des entreprises ? Ces règles ont-elles effectivement conduit les banques à restreindre l’octroi de prêts, rendant ainsi l’accès au crédit plus difficile pour nos entreprises françaises, notamment les PME ? Ou ont-elles simplement servi de justification à une politique de crédit plus restrictive ?

M. Augustin de Romanet. Il est difficile d’affirmer catégoriquement que ces règles ont restreint l’accès au crédit, étant donné que les entreprises en France et en Europe sont financées à 75 % par le crédit bancaire. Nous ne pouvons donc pas parler d’un véritable resserrement du crédit ou credit crunch pour les entreprises. Cependant, il est indéniable que le volume de ces crédits pourrait être considérablement augmenté en recourant à la titrisation dans des proportions similaires à celles observées aux États-Unis. Olivier Vigna mentionnait que seulement 0,2 % du bilan des banques européennes est titrisé, contre 1,3 % aux États-Unis. Une augmentation de cette pratique permettrait de libérer des ressources supplémentaires dans le bilan des banques pour accroître les prêts aux PME.

Néanmoins, nous n’avons pas le sentiment que les règles de Bâle III aient excessivement entravé la capacité des banques à prêter. Ce qui est certain, c’est qu’elles ont réduit la rentabilité de leurs capitaux engagés et diminué leur avantage comparatif par rapport aux banques américaines, qui ne respectent pas ces règles du Comité de Bâle. Cette situation soulève d’ailleurs des interrogations quant à la participation future des États-Unis aux travaux du Comité de Bâle, compte tenu de la nouvelle administration. Nous sommes confrontés à une situation particulièrement préoccupante en termes d’inégalité de compétitivité entre les banques européennes et américaines.

M. Olivier Vigna. La force de l’économie française réside effectivement dans la taille de son secteur financier. En termes de total de bilan des banques et des compagnies d’assurance, nous occupons la première place en Europe. Le capital-investissement, ainsi que la gestion d’actifs, constituent également des atouts majeurs pour la France. Cependant, face à nos concurrents extra-européens, les distorsions de concurrence induites par des réglementations telles que Solvabilité II et Bâle III pénalisent l’évolution des bilans et la rentabilité des acteurs logés dans l’Union européenne.

L’un des défis consiste à enrayer la croissance relative des banques situées dans d’autres juridictions par rapport aux acteurs européens. Il y a quinze ans, la taille et la capitalisation boursière des grandes banques françaises leur permettaient de rivaliser avec leurs homologues anglo-saxonnes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il est donc essentiel d’instaurer une concurrence équitable. Les autorités de régulation doivent contribuer à cette équité concurrentielle, non seulement au sein de l’Union européenne, mais également entre les grandes régions économiques mondiales.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Romanet, lorsque vous dirigiez Egis, vous avez ouvert le capital de cette filiale de la Caisse des dépôts à hauteur de 25 % aux salariés, créant ainsi une opération exemplaire d’association des collaborateurs à la vie de l’entreprise. Selon vous, comment pourrait-on démocratiser l’actionnariat salarié ? Cet enjeu me semble crucial à plusieurs titres : il favorise la performance de l’entreprise en impliquant ceux qui la font vivre, il représente un levier de pouvoir d’achat en permettant à tous de bénéficier de la croissance de l’entreprise, et enfin, il constitue un enjeu de souveraineté, car une détention par les salariés est préférable à celle de fonds étrangers. Quelles sont vos réflexions et recommandations sur ce sujet ?

M. Augustin de Romanet. Je vous remercie pour cette question qui aborde deux aspects distincts : l’actionnariat salarié dans les sociétés non cotées et dans les sociétés cotées. Concernant Egis, cette expérience reste un excellent souvenir. Egis, une entreprise d’ingénierie, envisageait une fusion avec Iosis, une société organisée en partenariat avec un actionnariat salarié. Les dirigeants de Iosis, dignes de confiance, proposaient de vendre leur entreprise à un prix que je jugeais très raisonnable, basé sur un faible multiple de l’actif net.

J’ai alors pensé qu’impliquer les salariés d’Egis dans ce partenariat présenterait un double avantage. D’une part, cela les inciterait à s’investir davantage dans la gestion de l’entreprise. D’autre part, en cas de vente future par la Caisse des dépôts, la valorisation serait probablement bien supérieure, permettant aux salariés de s’enrichir légitimement, parallèlement à la Caisse des dépôts. Malgré des réticences initiales au sein de l’écosystème de la Caisse des dépôts, nous avons mené à bien cette opération. Aujourd’hui, Egis s’est remarquablement développé, devenant un leader français de l’ingénierie. Je suis convaincu que cette fusion avec Iosis, exemple de partenariat intelligent en actions non cotées, a significativement contribué au succès de l’entreprise. L’implication des employés qui se sentent responsables de la gestion de leur entreprise ne génère que des effets positifs.

Concernant l’actionnariat dans les sociétés cotées, je peux citer l’exemple du groupe ADP, dont j’ai eu la responsabilité. Lors de son introduction en Bourse en 2006, l’État a offert aux salariés la possibilité d’investir à un prix avantageux, environ 38 euros par action, alors que le prix d’introduction était d’environ 52 euros. À mon arrivée en 2012, le cours avait légèrement progressé, atteignant environ 55 euros. Rapidement, il a dépassé les 100 euros, niveau autour duquel il se maintient aujourd’hui, représentant ainsi un doublement de la valeur initiale.

Malgré les défis successifs tels que la crise du Covid, la crise financière et l’imposition de taxes particulièrement atypiques, le cours de l’action de notre entreprise a doublé. Cette performance remarquable n’échappe à aucun salarié d’ADP. Il est d’ailleurs notable que la grande majorité d’entre eux choisit d’investir l’essentiel de leur intéressement et de leur participation dans l’entreprise.

L’actionnariat salarié revêt une importance capitale. Il permet à nos collaborateurs d’envisager leur retraite avec sérénité, que ce soit pour acquérir une résidence secondaire ou pour financer les études supérieures de leurs enfants, y compris dans des destinations prestigieuses comme la Colombie-Britannique ou Singapour. Dans de nombreuses grandes entreprises françaises, l’actionnariat salarié représente souvent plus de 100 000 euros par personne en fin de carrière.

Au sein du groupe ADP, l’actionnariat salarié s’élève à environ 1,8 % du capital. Concrètement, pour une capitalisation boursière de 10 milliards d’euros, cela représente 180 millions d’euros répartis entre approximativement 6 000 personnes, soit une moyenne de 30 000 euros par individu. Il convient de noter que ce chiffre fluctue en fonction des entrées et sorties de l’entreprise. Néanmoins, je suis convaincu que la plupart des salariés présents depuis 2006 quittent ADP avec un patrimoine supérieur à 100 000 euros, à condition d’avoir systématiquement placé leur intéressement et leur participation.

L’actionnariat salarié présente un double avantage. D’une part, il concrétise la participation à la règle des 72 évoquée précédemment. D’autre part, il sensibilise nos collaborateurs à l’importance de l’épargne.

Je tiens à illustrer l’impact positif de l’actionnariat salarié par un exemple concret. Lors de la crise du Covid, notre chiffre d’affaires s’est effondré à zéro, nos aéroports étaient fermés, et je craignais que nous ne puissions plus assurer le paiement des salaires. Face à cette situation critique, nous avons contracté un emprunt colossal de 4 milliards d’euros entre avril et juin 2020.

Les agences de notation nous ont accordé leur confiance, conditionnée à notre engagement de réaliser des économies substantielles. Nous avons alors expliqué à nos équipes : « Les agences de notation nous font confiance, il est de notre devoir d’honorer cette confiance. Nous devons donc impérativement réaliser des économies. » Malgré quelques mouvements sociaux, nous avons réussi à réduire les salaires de l’ensemble de nos collaborateurs de 3 à 5 % pendant deux ans. Ces mesures drastiques ont permis à l’entreprise de survivre, puis de redémarrer. Aujourd’hui, nous constatons avec satisfaction que le cours de l’action a repris une trajectoire ascendante.

Je suis profondément convaincu que l’essence même de la vie de l’entreprise réside dans ce que le Général de Gaulle exprimait dans ses Mémoires d’espoir : associer les salariés et leur restituer la dignité de la participation aux fruits de leur travail. Cette vision s’est concrétisée à travers les ordonnances sur l’intéressement et la participation de 1966-1967, qui ont contribué à forger un pacte social solide au sein des entreprises du CAC 40 en France.

J’ai toujours considéré que la véritable ligne de démarcation au sein du salariat français ne se situe pas entre cadres et non-cadres, mais entre ceux qui ont accès au capital via leur entreprise et ceux qui en sont privés. Prenons l’exemple d’un employé administratif dans une station-service Total à La Défense ou dans une PME de douze salariés : sans intéressement ni participation, il partira à la retraite sans le moindre patrimoine lié à son entreprise. À l’inverse, un salarié de TotalEnergies, qui bénéficie d’une politique d’actionnariat salarié exemplaire, aura accès à un patrimoine significatif grâce à cette capitalisation.

M. le président Charles Rodwell. En guise de conclusion, permettez-moi de vous interroger sur votre expertise en tant que dirigeant d’ADP. Dans notre pays, on évoque fréquemment les zones industrielles portuaires. Pourriez-vous nous éclairer sur la situation des zones industrielles aéroportuaires ? J’aimerais notamment aborder deux aspects.

Premièrement, la logistique. La plateforme ou hub FedEx de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle constitue, à mon sens, un atout majeur pour l’attractivité de notre pays, tant pour le transport de biens que pour certains services. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Deuxièmement, j’aimerais évoquer un sujet plus délicat : le triangle de Gonesse, situé à proximité de l’aéroport de Paris. Je sais que cette question a été complexe pour vous et pour de nombreux acteurs locaux. Êtes-vous directement concerné par ce dossier, compte tenu du statut de cet espace ?

Auriez-vous des recommandations à formuler concernant d’éventuelles dispositions réglementaires ou législatives que nous pourrions mettre en place pour faciliter l’accès aux zones industrielles aéroportuaires pour nos entreprises et nos industries ?

Par ailleurs, les acteurs locaux du Val-d’Oise, qu’il s’agisse des élus ou de l’agence d’attractivité, nous ont sollicités. Comment pourrions-nous leur donner davantage de moyens et d’outils pour faire des choix stratégiques quant aux entreprises implantées sur ces territoires ? Ces terrains ont une valeur inestimable étant donné leur emplacement stratégique. Comment permettre à ces acteurs de les valoriser au mieux, non pas dans une logique d’investissement financier à court terme, mais plutôt dans une perspective de valorisation stratégique à long terme de ces espaces ?

M. Augustin de Romanet. Je vous remercie pour ces questions pertinentes. Concernant la logistique et le fret, l’aéroport Charles-de-Gaulle traite environ 2 millions de tonnes de cargo chaque année. Cette performance le place au premier rang européen, à égalité avec Francfort. Chaque année, nous nous disputons la première place, l’écart se jouant à quelques tonnes près. Charles-de-Gaulle s’affirme donc comme un hub essentiel pour le fret en Europe.

L’importance stratégique de ce hub s’est particulièrement manifestée durant la crise du Covid, notamment pour l’acheminement des masques. FedEx, que vous avez mentionné, représente directement 3 000 à 4 000 emplois, et si l’on considère les emplois induits, ce chiffre atteint 10 000. Il s’agit de l’un des trois grands hubs mondiaux de FedEx, aux côtés de Memphis et Shanghai.

La position stratégique du hub parisien de FedEx s’explique notamment par le fait que tous les colis américains à destination de l’Afrique transitent par Paris. Cela présente un double avantage : d’une part, cela contribue à maintenir le réseau africain, en particulier celui d’Air France. D’autre part, cela permet de remplir les soutes des avions d’Air France, puisque de nombreux colis FedEx arrivant à Paris sont ensuite acheminés dans les soutes d’avions à destination du monde entier.

Vous avez raison de souligner l’importance de la logistique. C’est pourquoi nous menons des discussions annuelles avec FedEx pour les inciter à réduire l’empreinte sonore de leurs avions. L’un des avantages comparatifs exceptionnels du hub de Charles-de-Gaulle réside dans sa capacité à accueillir des vols de nuit. En contrepartie, nous devons impérativement limiter les nuisances sonores. Chaque année, nous négocions avec FedEx pour les encourager à moderniser leur flotte et à supprimer les appareils les plus bruyants. Le nombre de créneaux nocturnes est strictement encadré et contrôlé, et le groupe ADP s’efforce de réduire progressivement les nuisances sonores des avions de FedEx.

Concernant le triangle de Gonesse, je vous suggère de solliciter mon successeur pour obtenir une note détaillée, car c’est lui qui est désormais au cœur des enjeux liés à ce projet. La région du Val-d’Oise a longtemps souffert d’un déficit de développement économique. Contrairement aux Yvelines, qui ont bénéficié de l’impulsion d’une communauté d’ingénieurs des Ponts ou des Mines et de scientifiques retraités pour stimuler le développement économique de l’ouest parisien, le nord de l’Île-de-France n’a pas connu une telle dynamique.

Concernant certains dossiers stratégiques, notamment ceux liés au transport, il est impératif de préserver le nord de l’Île-de-France et du Val-d’Oise. C’est pourquoi je considère qu’il faut absolument maintenir le projet de la ligne 17 du Grand Paris. Cette ligne desservira le nord de la plateforme de Charles-de-Gaulle au Mesnil-Amelot, traversera l’aéroport Charles-de-Gaulle et passera par le triangle de Gonesse. Actuellement, certains acteurs remettent en question la pertinence de la station de métro au triangle de Gonesse, arguant que l’abandon du projet EuropaCity entraînerait un trafic insuffisant. Je considère personnellement que cette position est une hérésie. L’interruption de la ligne 17 compromettrait gravement sa reprise ultérieure. Prenons l’exemple du CDG Express, initialement lancé en 2006, puis arrêté en 2010, relancé en 2013, et qui ne verra finalement le jour qu’en 2027. Ainsi, dans l’intérêt de la prospérité du Val-d’Oise, département trop longtemps délaissé, il est crucial de maintenir la ligne 17, même si cela implique une faible fréquentation initiale de l’arrêt triangle de Gonesse. Il est essentiel, comme vous le soulignez, de réunir toutes les parties prenantes afin d’explorer les possibilités d’utilisation intelligente de ces terrains à forte valeur, dans le respect de l’environnement, tout en favorisant l’emploi et le développement économique de la zone.

J’exprime par ailleurs un profond regret concernant l’absence de réalisation du barreau de Gonesse. Cette infrastructure aurait permis aux habitants de Gonesse et de Sarcelles de rejoindre l’aéroport Charles-de-Gaulle en seulement un quart d’heure. Malheureusement, un résident de Sarcelles souhaitant se rendre à Charles-de-Gaulle en transports en commun est actuellement contraint de passer par la gare du Nord. Cette situation est également aberrante.

M. le président Charles Rodwell. C’est précisément pour cette raison que nous nous mobilisons en faveur de la ligne 18, destinée à desservir l’ouest et le sud de l’Île-de-France.

M. Augustin de Romanet. J’ai effectivement soutenu le projet de la ligne 18 dès ses débuts.

M. le président Charles Rodwell. Nous vous sommes reconnaissants pour cet engagement, notamment en ce qui concerne Paris-Saclay et le bassin de Saint-Quentin-en-Yvelines jusqu’à Orly.

Monsieur le président, je vous remercie vivement pour le temps que vous nous avez accordé et pour votre contribution extrêmement enrichissante à notre commission. Je vous invite à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été transmis. Vous pouvez également faire parvenir au secrétariat tout document que vous jugerez utile pour les travaux de cette commission d’enquête.

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30.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Bénédicte de Bonnechose, vice-présidente exécutive du groupe Michelin, membre du comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques

M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons aujourd’hui deux représentantes du groupe Michelin : Mme Bénédicte de Bonnechose, vice-présidente exécutive, membre du Comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport, et Madame Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques du groupe.

Nous débuterons par votre intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions-réponses, en commençant par notre rapporteur.

Je vous prie de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations et je vous informe que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mmes de Bonnechose et Goyeneche prêtent serment).

Mme Bénédicte de Bonnechose, vice-présidente exécutive du groupe Michelin, membre du comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport. Mon propos liminaire s’articulera autour de trois axes : le contexte de Michelin en France, les enjeux de compétitivité du groupe en France et en Europe, et enfin quelques recommandations issues de notre expérience pour soutenir la réindustrialisation de la France.

La France occupe une place prépondérante pour Michelin. Notre siège social mondial y est implanté, ainsi que notre centre de recherche et développement (R&D). Nous comptons 19 000 salariés répartis sur quinze sites industriels. La moitié de nos effectifs de R&D est concentrée en Auvergne, dans notre centre de Ladoux, représentant un investissement annuel d’environ 400 millions d’euros. Sur la dernière décennie, nous avons investi plus de 2,6 milliards d’euros en France, dont 1,5 milliard dédié à la modernisation de notre outil industriel. Il est important de souligner que l’histoire de Michelin, vieille de 130 ans, est profondément ancrée en Auvergne.

Concernant le contexte concurrentiel, nous faisons face depuis plus de vingt ans à une concurrence internationale particulièrement intense, notamment en Europe et en France. La part de marché des pneus asiatiques est passée de 5 % en 2000 à 20 % du marché mondial aujourd’hui. En Europe, nous avons perdu 11 points de part de marché sur les pneus tourisme-camionnette et 8 points sur le marché du transport au cours de la dernière décennie. Les importations asiatiques dans le secteur du transport ont doublé en Europe sur cette même période, sachant que la Chine représente 50 % des capacités mondiales de fabrication de pneus pour poids lourds.

Face à cette situation, l’Union européenne a instauré des droits anti-dumping envers la Chine en 2017, prolongés en 2022. Cependant, en moins de deux ans, les industriels chinois ont rapidement contourné ces mesures en délocalisant leur production dans les pays asiatiques voisins tels que le Vietnam, la Thaïlande et l’Indonésie.

La concurrence s’est encore intensifiée ces cinq dernières années en raison de deux facteurs majeurs. D’une part, le conflit en Ukraine a engendré une forte tension sur les coûts énergétiques et une inflation généralisée impactant l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris la masse salariale. D’autre part, le ralentissement du marché intérieur chinois a poussé les producteurs de pneus chinois à rediriger massivement leurs exportations vers le reste du monde, particulièrement vers l’Europe, leur première destination.

Ces éléments ont considérablement dégradé notre compétitivité, rendant nos exportations depuis l’Europe difficilement viables. Les coûts de fabrication ont plus que doublé en 2024 par rapport à l’Asie cinq ans auparavant. Nos coûts énergétiques sont également nettement supérieurs : le coût de l’électricité en Europe est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis, et celui du gaz trois fois supérieur.

La compétitivité de nos usines françaises, déjà fragilisée par une fiscalité pesante, s’est encore détériorée. Les impôts de production représentent 4,5 % du PIB en France, soit 2,5 points de plus que la moyenne européenne. Les prélèvements obligatoires s’élèvent à plus de 45 % en France contre une moyenne de 40 % dans l’UE. De plus, les coûts salariaux pèsent lourdement sur notre compétitivité : pour un salaire brut de base 100, l’employeur en France paie 140, contre 120 en Allemagne, tandis que le salarié français perçoit 77,5 % net, contre 80 % pour son homologue allemand.

Cette dégradation de notre compétitivité est devenue structurelle et extrêmement problématique. Elle s’ajoute aux déséquilibres existants dans l’accès aux marchés internationaux, complexifiant davantage notre situation. L’accès au marché européen est libre de droits, mais nous, acteurs européens avec une forte base industrielle en Europe, rencontrons des difficultés pour exporter et vendre certains de nos produits, notamment en Inde. Ce pays a instauré depuis plus de trois ans des licences d’importation qui limitent les volumes de pneus que nous pouvons y vendre, imposent des investissements locaux et finissent par suspendre les licences d’importation accordées après deux ou trois ans. Ainsi, d’un côté, nous constatons une absence de droits de douane pour entrer en Europe, et de l’autre, la mise en place de mesures entravant le libre-échange commercial.

Cette situation s’inscrit dans un contexte réglementaire européen et français particulièrement complexe. Michelin a toujours soutenu les réglementations exigeantes en faveur de l’environnement. Cependant, force est de constater qu’actuellement, en France et en Europe, les entreprises peinent à répondre à toutes les exigences réglementaires. De plus, nous observons que la puissance publique ne met souvent pas en œuvre les moyens nécessaires pour contrôler l’application effective de ces réglementations.

En tant qu’industriel, nous investissons massivement pour nous conformer aux nouvelles normes. Le règlement européen du 31 mai 2023 relatif à la mise à disposition sur le marché de l’Union et à l’exportation à partir de l’Union de certains produits de base et produits associés à la déforestation et à la dégradation des forêts ou Regulation on Deforestation-free Products (EUDR) dit « règlement sur la déforestation », en est un exemple frappant. Sa mise en œuvre représente plus de 100 millions d’euros de dépenses pour le groupe Michelin. Ce règlement, dont l’intention de lutter contre la déforestation est louable, exige une traçabilité jusqu’à la parcelle. Il convient de rappeler que dans la première mouture du règlement présentée par la Commission européenne, le caoutchouc naturel ne figurait pas parmi les biens visés. Il a été réintégré après le vote du Parlement européen.

Cette réglementation nous a contraints à suivre, par une localisation GPS, plus de deux millions de parcelles et de producteurs. Le caoutchouc est cultivé à partir de l’hévéa par des millions de petits producteurs travaillant sur des parcelles de deux ou trois hectares en moyenne. Nous avons dû déployer des moyens considérables et solliciter l’aide du gouvernement thaïlandais. J’ai personnellement rencontré le premier ministre thaïlandais pour obtenir son soutien dans la mise en place de cette procédure administrative et pour effectuer ce suivi GPS.

Malgré nos investissements et notre préparation, l’application du règlement a été reportée en octobre 2024, deux mois avant sa mise en œuvre initialement prévue. Nous demandons désormais une simplification de la partie aval, qui s’avère extrêmement complexe. Les pneumatiques sortant de nos usines seront conformes et auront fait l’objet du travail de traçabilité requis. Cependant, imposer le même suivi à tous les intermédiaires de la chaîne de distribution jusqu’au garage final semble irréaliste. De plus, la capacité de l’État français à contrôler toutes ces procédures nous paraît extrêmement limitée.

Pour simplifier cette situation, nous formulons plusieurs recommandations. Premièrement, les politiques publiques et les réglementations doivent être harmonisées au niveau européen, simplifiées et stabilisées. L’Europe constitue l’échelon pertinent pour faire émerger des champions européens solides, capables de s’imposer au niveau mondial. Cela implique probablement une inflexion de la politique européenne en matière de concurrence. En effet, pour soutenir la transition énergétique et la décarbonation de l’industrie, des investissements massifs sont nécessaires. Une entreprise seule ne peut y parvenir sans soutien et sans alliances. Des réponses de filière et des démarches de coopétition devront être mises en œuvre.

Nous préconisons également de favoriser les règlements plutôt que les directives pour éviter la surtransposition ; le logo Triman est un exemple emblématique, que nous pourrons détailler par la suite si cela vous intéresse. Notre présence dans de nombreux pays européens nous permet de constater les différences flagrantes de transposition d’un pays à l’autre, créant souvent des distorsions de concurrence au sein même de l’Europe.

Il nous semble important de systématiser les études d’impact et d’associer les acteurs industriels dans une démarche de coconstruction, ce qui n’est pas suffisamment pratiqué actuellement.

Nous estimons qu’il ne faut pas édicter de lois ou de réglementations si la puissance publique n’est pas en mesure d’en contrôler la bonne application. Cela engendre un travail considérable et des coûts importants pour une mise en œuvre qui ne peut être effective.

Enfin, nous jugeons intéressante la suggestion de l’Institut Montaigne de rapprocher les agents du secteur privé et du secteur public en imaginant des parcours mixtes pour favoriser une meilleure compréhension mutuelle.

Les politiques publiques doivent soutenir la compétitivité industrielle française. Cela passe par la défense de la compétitivité, comme l’a souligné le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne du 9 septembre 2024 de Mario Draghi, en mettant l’accent sur l’innovation et le plan de décarbonation. Il est crucial de réduire nos dépendances par le biais d’un investissement européen massif. L’ampleur du soutien apporté aux États-Unis avec l’Inflation Reduction Act (IRA) est sans commune mesure avec ce qui a été fait en Europe. Nous devons fédérer nos investissements pour soutenir notre industrie à l’échelle européenne.

Il s’agit aussi de défendre les avantages compétitifs des entreprises européennes qui investissent dans l’innovation. L’innovation représente l’activité et les emplois de demain. Le crédit d’impôt recherche a contribué à l’attractivité de la France ces dernières années. Nous estimons important de maintenir et de soutenir ce dispositif. Michelin rappelle que la moitié de ses effectifs de recherche et développement se trouve en France. Les technologies de demain sont essentielles, et nous constatons aujourd’hui que l’Europe accuse un retard par rapport aux États-Unis, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la robotisation et de l’automatisation.

Il est nécessaire d’apporter un soutien à des filières stratégiques, comme celle de l’hydrogène. Les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) nous semblent être un outil important qu’il faut pérenniser. Nous avons besoin d’une véritable stabilité des politiques publiques et des soutiens dans ces filières, sans revenir en arrière deux ans après avoir défini une stratégie.

Enfin, l’investissement dans la formation pourrait également contribuer à soutenir l’attractivité des métiers de l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. Nous avons écouté attentivement les récentes déclarations de votre président, M. Menegaux, notamment lors de son intervention au Sénat, le 18 mars dernier, où il a pris une position ferme concernant l’impact des normes sociales et environnementales sur le modèle économique de vos entreprises. Il est important de souligner que les parlements français et européens ne fonctionnent pas en vase clos, mais interagissent constamment avec les entreprises, les associations, les syndicats et la société civile.

Pour nombre d’entre nous, la première réaction à l’écoute de M. Menegaux a été de faire le lien avec le rôle historique de Michelin en tant que défenseur de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Je pense notamment aux normes comptables extra-financières, à la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), et à de nombreuses autres réglementations que M. Menegaux et Michelin remettent aujourd’hui en question, peut-être à juste titre.

Ma question porte sur les raisons de cette évolution dans votre position publique. Est-ce dû aux changements de la conjoncture économique et internationale, ou à une surtransposition de ces règles aux niveaux européen et national ? Au nom de plusieurs de mes collègues ici présents, je souhaite comprendre pourquoi cette prise de position a été si marquée, reconnue dans le tissu économique de notre pays, mais en apparente contradiction avec certaines positions antérieures du groupe Michelin, notamment sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Je tiens à souligner que, pour le groupe Michelin, la responsabilité sociale et environnementale demeure primordiale. Elle est au cœur des valeurs et de la stratégie de l’entreprise depuis toujours. Je pense que M. Menegaux a voulu mettre en lumière l’écart entre l’intention initiale, sur laquelle nous sommes tous d’accord, et la mise en œuvre concrète de certains règlements, qui s’avère plus complexe.

Prenons l’exemple du règlement européen sur la déforestation. Michelin s’est efforcé de s’y conformer, investissant plus de 100 millions d’euros, ce qui représente une somme considérable. Cependant, le règlement a été reporté, et nous anticipons des difficultés majeures dans le contrôle de son application. C’est ce type d’incohérence que M. Menegaux a cherché à mettre en avant.

Un autre exemple est la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD ». Bien que transposée en France, elle ne l’est pas encore en Allemagne. L’objectif initial de la CSRD était de clarifier le reporting extra-financier, ce qui était louable. On peut certes débattre du nombre de critères retenus, mais l’intérêt principal était de permettre une comparaison de la performance environnementale des entreprises, ce qui était très positif. Néanmoins, c’est dans l’application concrète que la situation se complique. C’est précisément ce point que M. Menegaux a souhaité souligner.

Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques du groupe Michelin. Effectivement, notre position peut sembler contradictoire à première vue, mais elle ne l’est pas fondamentalement. Michelin a toujours soutenu et continuera de soutenir des réglementations, à condition qu’elles répondent à certains principes essentiels.

Premièrement, ces réglementations doivent avoir un véritable impact social ou environnemental. Prenons l’exemple du règlement sur la déforestation, qui est particulièrement emblématique. L’obligation pour tous les intermédiaires de fournir des déclarations de diligence raisonnable, incluant les coordonnées GPS, n’apportera pas nécessairement d’amélioration concrète dans la lutte contre la déforestation sur le terrain.

Lors des discussions avec les autorités publiques au moment de l’adoption du texte, nous avions soulevé une préoccupation majeure : un règlement excessivement complexe risque d’exclure les acteurs les plus vulnérables de la chaîne de valeur, notamment les petits planteurs isolés difficiles à tracer. Est-ce vraiment l’objectif que nous visons ?

Concernant d’autres réglementations, comme celles portant sur les aspects techniques des pneumatiques, Michelin continue de soutenir et a soutenu par le passé des règlements qui renforcent l’impact environnemental positif, par exemple sur l’abrasion et les émissions de particules. Nous sommes convaincus de leur intérêt social et environnemental.

Le deuxième principe directeur de notre soutien aux réglementations est l’équité concurrentielle et la réciprocité. Cela rejoint le point soulevé par Bénédicte de Bonnechose sur notre capacité à assurer un contrôle effectif. Il n’y a donc pas de contradiction dans notre approche, mais une volonté de nous assurer que ces réglementations ont un impact réel et ne dégradent pas davantage la compétitivité de certains acteurs en raison de difficultés de contrôle.

M. le président Charles Rodwell. J’entends vos arguments et je tiens à souligner que notre main reste tendue pour collaborer avec vous. En tant que député, j’ai mené quatre missions au cours des deux dernières années et demie, portant sur l’export, le rapport du gouvernement à l’attractivité et le projet de simplification administrative. À chaque fois, mes collègues et moi-même avons sollicité la participation de Michelin et des autres entreprises du CAC 40. Malheureusement, Michelin figure parmi les rares, sinon la seule entreprise, à n’avoir jamais donné suite à nos propositions de collaboration sur ces réglementations.

Je tiens à réaffirmer notre entière disponibilité pour travailler ensemble sur ces textes, afin de nous assurer que nous ne surtransposons pas ces réglementations.

Il est crucial que les dirigeants d’entreprises emblématiques de notre pays s’expriment sur la perte de compétitivité. Vos interventions sont salutaires, particulièrement au vu des résultats que vous publiez et de la perte de parts de marché face aux entreprises chinoises, qui bénéficient d’une plus grande compétitivité en raison de contraintes moindres.

Nous souhaiterions pouvoir compter sur votre soutien lorsque nous prenons des décisions difficiles, souvent critiquées par l’opposition, comme cela a été le cas ces dernières années. Votre appui pourrait démontrer le bien-fondé de la politique de l’offre que nous menons depuis sept ans.

À titre d’exemple, j’aimerais connaître la position de Michelin concernant la réduction de l’impôt sur les sociétés de 33 % à 25 %, une mesure que nous avons votée malgré une forte opposition et une certaine impopularité. Considérez-vous que cette décision était judicieuse ? Michelin soutient-il la poursuite de la baisse de l’impôt sur les sociétés, une position que notre groupe continue de défendre ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Je réponds par l’affirmative. Depuis 2017, la France a entrepris des efforts louables pour réduire la fiscalité directe, notamment à travers l’impôt sur les sociétés et la suppression prévue de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Ces mesures ont incontestablement amélioré le cadre fiscal, le rendant plus prévisible. Cette prévisibilité est cruciale pour nous, industriels, car notre secteur s’inscrit dans une temporalité longue. Nos décisions d’investissement nécessitent du temps pour se concrétiser, et un cadre fiscal fluctuant compromettrait leur mise en œuvre. Nous saluons ces décisions courageuses et vous encourageons à les poursuivre, sous réserve, bien entendu, de trouver un mode de financement adéquat au niveau macroéconomique, un sujet qui dépasse le cadre de notre discussion actuelle.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour votre position, particulièrement concernant les impôts de production. Notre groupe propose leur suppression, compensée par une augmentation de la taxe carbone aux frontières. D’autres groupes, légitimement, préconisent la suppression de cette taxe carbone, jugée mal calibrée. Nous estimons qu’elle nécessite un ajustement, notamment en l’étendant aux produits finis. Quelle est la position de Michelin à ce sujet ? Préconisez-vous l’instauration de droits de douane ? J’ai noté votre intervention, mais certains acteurs du secteur pneumatique ont critiqué l’application de la taxe carbone aux frontières, alors que nous souhaitons l’étendre pour protéger une partie de l’industrie européenne. Quelle est l’opinion de Michelin sur l’extension de cette taxe aux produits finis, qui permettrait de financer une réduction généralisée des impôts de production ? Vous pouvez répondre maintenant ou nous transmettre votre réponse ultérieurement par écrit, ou relayer cette question à Florent Menegaux.

Mme Fabienne Goyeneche. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) mérite une discussion approfondie. Actuellement, ce dispositif prévoit la taxation de certains produits semi-finis entrant dans la composition du produit final à partir de 2026. Pour l’heure, nous sommes tenus à une obligation de reporting, qui s’étendra à une partie de nos intrants. Cela soulève évidemment des interrogations. La question de l’extension au produit fini se pose légitimement. L’enjeu majeur, comme l’évoquait Bénédicte, est de concevoir un système équitable pour tous les secteurs. Si nous envisageons une taxe aux frontières sur le produit fini, il est impératif d’ouvrir un débat approfondi, secteur par secteur. Prenons l’exemple du pneumatique : il se compose de plus de 200 éléments, bien au-delà du simple caoutchouc. Il est donc important de mener une étude d’impact rigoureuse, d’évaluer la faisabilité de son application et de son contrôle. Nous sommes disposés à approfondir cette discussion.

M. le président Charles Rodwell. J’invite Florent Menegaux à collaborer sur cette question. J’espère que cet appel sera entendu.

J’aimerais aborder le projet de loi de simplification de la vie économique, en cours d’examen l’Assemblée. Quel bilan tirez-vous de ce projet pour votre entreprise, à la suite de la loi du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique et des lois relatives au foncier visant à accélérer sa mise en œuvre ? Je pense également à la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte sur la parallélisation des procédures pour faciliter l’extension ou l’implantation de vos sites. Cela m’amène à vous demander un point sur la situation de Michelin à Cholet.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant les récentes mesures de simplification que vous avez évoquées, nous les considérons comme positives. Toutes les initiatives visant à simplifier les procédures, qu’il s’agisse des aspects fonciers, des enquêtes publiques, ou de la création de nouveaux sites industriels, sont bénéfiques. Bien que notre industrie ne soit pas directement concernée par la construction de nouveaux sites en France, contrairement à d’autres secteurs nécessitant une accélération des procédures, nous estimons que toute simplification est bienvenue pour réduire les délais. Comme je le mentionnais précédemment, les acteurs chinois ont réussi à déplacer leur base industrielle de la Chine vers les pays du Sud-Est asiatique en moins de deux ans. Une telle rapidité est actuellement inconcevable en France et en Europe.

M. le président Charles Rodwell. Qu’en est-il de la situation à Cholet ? Florent Menegaux s’est déjà exprimé lors de la commission d’enquête sénatoriale sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Aujourd’hui, quelle visibilité pouvez-vous offrir aux sous-traitants de vos usines sur place, à vos entreprises, et aux salariés, qui sont notamment soutenus par notre député Denis Masséglia, élu à Cholet ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant notre site de Cholet, un plan de sauvegarde de l’emploi a été signé le 24 mars dernier par trois organisations syndicales sur quatre. Ce plan prévoit des mesures d’accompagnement pour tous nos salariés impactés. Comme Florent Menegaux l’a exprimé à plusieurs reprises, la fermeture d’un site industriel est toujours un moment extrêmement douloureux pour une entreprise. C’est une décision que nous prenons en dernier recours, après avoir exploré de multiples solutions pour sauver le site. C’était le cas pour l’usine de Cholet depuis longtemps. Actuellement, nos salariés collaborent avec les équipes Michelin pour examiner les différentes options d’accompagnement, que ce soit par le biais de mobilité interne, externe, ou de formules de préretraite.

Nous sommes également attentifs au tissu industriel et aux sous-traitants environnants. Nous avons recensé tous les sous-traitants pour évaluer dans quelle mesure nous pouvons les faire travailler sur nos autres sites français. Notre objectif est d’éviter les difficultés pour ceux dont le niveau de dépendance à notre usine de Cholet est jugé trop important. Nous étudions actuellement les possibilités de les intégrer dans nos autres sites.

M. le président Charles Rodwell. Concernant la compétitivité et le coût du travail, facteurs cruciaux dans la fermeture de sites pour votre groupe, quelle est votre position sur la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse généralisée des charges sociales, décidée en 2018 ? Par ailleurs, notre groupe propose une réduction de 20 milliards d’euros des cotisations patronales, compensée par une baisse équivalente de la dépense publique, ciblant notamment les aides sectorielles aux entreprises. Quel est votre avis sur cette proposition ?

Nous sommes convaincus que la pérennité de notre système de retraite dépend de la sauvegarde de la compétitivité de nos entreprises. Il est impératif de cesser de faire reposer le financement de la protection sociale uniquement sur le travail, en ponctionnant les salaires. C’est pourquoi nous défendons ardemment la mise en place d’une retraite par capitalisation. Quelle est la position de Michelin sur ce sujet ? Pourriez-vous nous détailler votre politique en matière d’épargne-retraite et les dispositifs mis en œuvre pour encourager vos salariés à cotiser en complément du régime par répartition actuel ? Ce dernier nous apparaît non seulement comme un système pyramidal, mais aussi insuffisant pour assurer un financement adéquat des retraites des Français une fois l’âge de départ atteint.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Les points que vous soulevez concernant les moyens de réduire le coût du travail en France sont effectivement importants. Toute mesure visant à alléger ce coût sera bénéfique pour la compétitivité de nos entreprises. La transformation du CICE en baisse de charges directe sur les bas salaires a été positive. Cependant, il faut comprendre que dans l’industrie, la majorité de nos salaires se situent dans la tranche médiane. Nous estimons qu’une meilleure répartition des aides, s’étendant jusqu’au salaire médian de l’industrie, aurait un impact plus significatif sur notre compétitivité.

Concernant le financement des retraites, sujet d’actualité délicat, je pense qu’une refonte globale du système est nécessaire. C’est un défi complexe, touchant au cœur de notre modèle de cohésion sociale et impliquant des enjeux intergénérationnels. En tant que citoyenne française, j’estime qu’il faut avoir le courage de repenser en profondeur notre système et d’envisager de nouvelles méthodes de financement, en s’inspirant potentiellement d’exemples étrangers.

Quant à nos dispositifs d’épargne retraite, je vais laisser Fabienne compléter sur ce point.

Mme Fabienne Goyeneche. Nous pourrons vous fournir des informations plus détaillées par écrit concernant notre politique de rémunération globale chez Michelin. Notre approche va au-delà du simple salaire et englobe divers mécanismes tels que les plans d’épargne retraite, les plans d’épargne entreprise, et l’actionnariat salarié. Nous proposons régulièrement des plans d’actionnariat pour permettre à nos employés de devenir actionnaires de l’entreprise. Cet ensemble constitue une part importante de notre stratégie de rémunération chez Michelin. Nous vous fournirons volontiers des précisions supplémentaires par écrit ultérieurement.

M. le président Charles Rodwell. Nous apprécierions grandement ces informations complémentaires, car elles sont au cœur de nos travaux. Ma dernière question, avant de céder la parole au rapporteur, concerne l’harmonisation à l’échelle européenne que vous avez évoquée dans votre introduction. Pourquoi considérez-vous qu’il est vital pour votre entreprise d’harmoniser nos normes et notre politique économique au niveau européen ? Cette question est fondamentale pour de nombreux citoyens qui suivent nos auditions, bien que certaines forces politiques de cette assemblée rejettent cette harmonisation. Depuis 2017, nous militons clairement pour une harmonisation de certaines politiques économiques et fiscales à l’échelle européenne. Vous avez mentionné l’importance des alliances industrielles entre États et entreprises européennes, que nous jugeons cruciales face à la compétition entre les États-Unis et la Chine. Concrètement, comment cette harmonisation des normes européennes et ces alliances industrielles, notamment avec l’Allemagne et l’Italie, contribuent-elles à préserver votre industrie et à renforcer la compétitivité de votre entreprise ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Comme vous l’avez souligné, le monde a considérablement changé ces cinq dernières années, notamment depuis la pandémie de Covid-19 et les tensions géopolitiques actuelles, y compris la guerre en Europe. Face à la domination des deux hyperpuissances que sont les États-Unis et la Chine, il est évident que l’Europe ne peut être compétitive et trouver sa place dans l’environnement de demain que si elle est unie.

La mondialisation a peut-être atteint ses limites, et l’un des défis majeurs de l’Europe est de corriger certains excès de cette globalisation en reprenant le contrôle de son destin industriel. Nous devons réduire notre dépendance stratégique, notamment vis-à-vis de la Chine, et réindustrialiser. Cette démarche ne peut se faire qu’à l’échelle européenne.

Je comprends les inquiétudes de ceux qui insistent sur l’importance de la France. Certes, la France est cruciale, mais son périmètre est trop restreint face aux enjeux mondiaux actuels. Pour avoir un réel impact et être compétitifs à l’échelle internationale, nous devons agir au niveau européen. Cependant, il est essentiel d’harmoniser les politiques françaises dans ce cadre européen. La France a souvent de bonnes idées qu’il faut valoriser, à condition qu’elles soient en accord avec les autres pays et qu’elles s’intègrent dans une stratégie européenne globale.

Pour une entreprise comme la nôtre, qui possède plus de 25 à 30 sites industriels en Europe, il est crucial d’avoir une réglementation harmonisée. Devoir s’adapter à des réglementations différentes dans chaque pays entrave notre agilité, notre rapidité et notre compétitivité sur les marchés de demain. L’harmonisation européenne est donc vitale pour notre capacité à opérer efficacement et à rester compétitifs à l’échelle mondiale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite approfondir certains points et en explorer de nouveaux. Tout d’abord, concernant la dimension internationale de Michelin, votre président-directeur général (PDG), M. Menegaux, a déclaré que la stratégie du groupe consistait à produire autant que possible dans les pays où il commercialise. Cette approche vous protège-t-elle des tensions commerciales, notamment face aux tarifs douaniers imposés par les États-Unis ? Considérez-vous que cette stratégie soit indispensable pour les groupes français dans un contexte de libre-échange de plus en plus restreint ?

Enfin, madame la vice-présidente, vous avez souligné l’asymétrie entre l’absence de droits de douane pour entrer en Europe et l’existence de dispositifs entravant le libre-commerce ailleurs, citant l’exemple des pneus agricoles en Inde. Préconisez-vous l’instauration de tarifs douaniers européens sur les pneus, notamment pour contrer les surcapacités chinoises ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant notre stratégie de production locale, il est essentiel de comprendre les spécificités de l’industrie du pneumatique. Notre secteur est à la fois capitalistique, avec des investissements dépassant 500 millions d’euros par usine, et intensif en main-d’œuvre malgré la robotisation et l’automatisation croissante. Pour rester compétitifs, nous devons trouver un équilibre entre la massification des sites de production, nécessaire à leur rentabilité, et la proximité des marchés servis. Cette approche nous a conduits à produire, par exemple, 70 % de nos ventes aux États-Unis localement. Cette stratégie présente également des avantages environnementaux en réduisant l’empreinte carbone de notre chaîne d’approvisionnement.

Concernant les tensions commerciales actuelles et la position américaine, nous déplorons l’escalade des droits de douane, étant fondamentalement favorables au libre-échange. Il est encore trop tôt pour évaluer précisément l’impact de ces mesures, les négociations étant en cours.

Quant aux droits de douane anti-dumping, nous estimons qu’ils peuvent être pertinents dans certains cas, notamment lorsque des industries exportatrices vers l’Europe sont subventionnées, comme ce fut le cas pour les pneus poids lourds. Bien que généralement en faveur du libre-échange, nous reconnaissons la nécessité de pouvoir réagir face à des pratiques commerciales déloyales.

Mme Fabienne Goyeneche. Il faut souligner que l’enjeu principal réside dans le respect des règles du commerce international. Les mesures prises par la Commission européenne concernant les pneumatiques poids lourds chinois visent à corriger des pratiques non conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’objectif est d’assurer un commerce international à la fois libre et équitable, dans le strict respect des normes établies par l’OMC.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous confirmer que la Chine représente actuellement le principal concurrent et la principale source de concurrence déloyale pour votre activité pneumatique en Europe ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Effectivement, la Chine constitue notre principal concurrent en termes de concurrence déloyale. Il est important de noter que cette concurrence s’étend au-delà des frontières chinoises, incluant la base industrielle chinoise implantée à l’étranger, qui a ainsi contourné les droits anti-dumping instaurés par l’Europe.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre de vos activités de lobbying auprès des autorités françaises et européennes, quelle est la réaction des dirigeants nationaux et européens face à cette problématique ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Nous constatons une prise de conscience croissante de la nécessité d’examiner ces mécanismes de protection. L’exemple des droits anti-dumping sur les pneus poids lourds, mis en place en 2017 et renouvelés en 2022, illustre cette évolution. Nous estimons qu’il serait bénéfique que la Commission européenne envisage d’étendre ces mesures à d’autres segments de notre activité, tels que les pneus agricoles ou les pneus TC (Tubeless Crochet).

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre point de vue sur la pertinence de l’échelon européen pour répondre aux défis commerciaux actuels. Vous avez évoqué l’importance de faire émerger des champions à l’échelle européenne, un objectif qui n’a malheureusement pas été atteint ces quinze dernières années dans aucun secteur. L’Union européenne semble prendre conscience des obstacles posés par le droit de la concurrence européen. Quelle est votre évaluation du dispositif des PIIEC ? Quels en sont les avantages et les inconvénients selon vous ? Si ce sujet technique nécessite une réflexion plus approfondie, je vous invite à nous fournir une réponse écrite détaillée ultérieurement.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant l’évolution du droit de la concurrence en Europe ces dernières années, la Commission européenne a privilégié la défense du consommateur. Notre enjeu actuel est de rééquilibrer cette approche en faveur des producteurs, notamment dans la perspective des investissements massifs nécessaires à la décarbonation de notre industrie. L’objectif de neutralité carbone en 2050 implique une véritable révolution pour notre secteur. Prenons l’exemple de notre industrie pneumatique : produire des pneus 100 % issus de matériaux renouvelés et recyclés nécessite des technologies que nous ne maîtrisons pas encore totalement. Nous y travaillons activement, notamment grâce au crédit d’impôt recherche, mais nous ne pourrons pas relever ce défi seuls. Cette situation plaide pour une prise de conscience au niveau européen afin d’ajuster le droit de la concurrence et permettre l’émergence de groupes européens capables de répondre efficacement à ces enjeux.

S’agissant des PIIEC, nous considérons qu’il s’agit d’une excellente initiative. Elle vise à clarifier les filières dans lesquelles l’Europe aspire à devenir leader, préservant ainsi son indépendance et sa souveraineté. Réinvestissons dans les domaines où cela est encore possible, car certains pans entiers de chaînes de valeur ont déjà quitté l’Europe. La délocalisation massive des procédés chimiques en Chine est particulièrement préoccupante pour nous. Notre dépendance vis-à-vis de la Chine s’est accentuée lorsque nous avons dû quitter précipitamment la Russie, nous obligeant à réapprovisionner 30 % de nos matières premières, principalement en Chine.

Nous soutenons activement le PIIEC relatif à la mobilité hydrogène, que nous jugeons particulièrement pertinent. Cependant, l’enjeu réside dans la capacité à maintenir ce soutien sur le long terme, en accord avec les temporalités propres à l’industrie. Il serait contre-productif de lancer des PIIEC et d’accorder des soutiens à certaines entreprises pour les interrompre après seulement deux ou trois ans. Cette problématique se pose actuellement pour l’hydrogène, et une telle instabilité est inacceptable pour un acteur industriel.

Mme Fabienne Goyeneche. Pour compléter sur la question des PIIEC, comme l’a souligné Bénédicte, cette approche représente une méthode particulièrement intéressante pour élaborer une vision industrielle et de filière à l’échelle européenne. Une fois cette vision définie, il est impératif de la soutenir durablement. Concernant la mobilité hydrogène, nous espérons vivement que les États membres maintiendront leur engagement. Nous sommes quelque peu préoccupés par l’approche française dans sa stratégie nationale pour l’hydrogène. Nous sommes convaincus que la perspective à long terme est cruciale pour développer les filières de demain.

Par ailleurs, la mise en œuvre des PIIEC est perfectible. Les procédures d’instruction des dossiers sont excessivement longues. Néanmoins, il convient de préserver et de poursuivre l’esprit de cette initiative, tout en cherchant à l’améliorer en tirant les leçons de cette première expérience.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi de rebondir sur vos propos. Pourriez-vous préciser en quoi la stratégie nationale hydrogène vous semble insuffisamment ambitieuse ? Quels sont, selon vous, les principaux obstacles au déploiement effectif de cette stratégie ?

Mme Fabienne Goyeneche. Nous constatons que la question de l’hydrogène fait actuellement l’objet de débats, car il s’agit de filières en cours de développement nécessitant un soutien continu. La stratégie nationale hydrogène reconnaît certes l’importance de l’hydrogène dans la mobilité, mais met davantage l’accent sur la mobilité non routière. Nous espérons que la France continuera également à soutenir la vision d’une mobilité routière hydrogène, qui constitue l’un des piliers de la décarbonation de la mobilité, aux côtés de la technologie des batteries. Chez Michelin, nous sommes convaincus de la nécessité de mobiliser toutes les solutions disponibles pour décarboner efficacement la mobilité routière.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aimerais revenir sur un sujet évoqué précédemment, que votre PDG a également abordé à plusieurs reprises. Il fait référence à des « cauchemars administratifs » en France, notamment en ce qui concerne la CSRD. Nous partageons évidemment son point de vue. J’aurais plusieurs questions à ce sujet. Avez-vous une évaluation, au travers d’un indice ou d’un coût financier précis, de la mesure que représente ce coût administratif dans la compétitivité de vos activités en France ? Si tel n’est pas le cas, pourriez-vous tenter de nous apporter un tel élément au regard de vos activités internationales ?

Estimez-vous que les allègements fiscaux, qui auraient permis d’insuffler un peu d’oxygène à nos entreprises françaises, ont finalement été confrontés à la lourdeur de l’impôt paresse ? Le coût de ces normes n’a-t-il pas été annulé l’ensemble des allègements fiscaux ? La Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP) précise que le coût d’application de normes européennes s’élève à plus de 20 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises. Le rapport Draghi cite pour sa part un montant supérieur à 40 milliards.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Nous ne disposons pas actuellement du chiffre précis du coût de mise en œuvre de la CSRD pour notre entreprise, mais nous vous le fournirons après vérification.

Il convient de reconnaître que l’intention initiale de la CSRD est louable. Certains aspects de cette directive sont pertinents, notamment ceux visant à clarifier et à rendre comparables les performances extra-financières des entreprises. Cependant, son déploiement s’est avéré extrêmement contraignant pour nous. Nous avons consacré plusieurs années à sa mise en place. Nous vous communiquerons des éléments plus précis sur ce point ultérieurement.

Je ne suis pas en mesure de vous dire si les allègements fiscaux mis en œuvre, à commencer par la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS), compensent le coût de cette norme. Néanmoins, le coût de la norme représente une réalité tangible pour l’entreprise. Bien que je ne dispose pas d’un chiffrage précis pour la CSRD, je peux vous affirmer que son impact reste très significatif. En revanche, concernant le règlement européen sur la déforestation, nous avons effectué une analyse approfondie : son coût s’élève à 100 millions d’euros, ce qui est considérable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Poursuivons sur le thème des normes, en abordant des sujets potentiellement plus délicats. À la suite du règlement sur le marquage CE, la France a souhaité aller plus loin avec l’introduction du logo Triman. Vous avez évoqué dans votre propos liminaire votre souhait de développer ce point. Je vous donne donc l’opportunité de vous exprimer à ce sujet.

Mme Fabienne Goyeneche. Concernant les marquages et la réglementation européenne, Michelin soutient pleinement les initiatives qui améliorent la sécurité et l’impact environnemental. L’homologation européenne actuelle se traduit par des marquages sur les pneumatiques et un étiquetage énergétique, facilitant ainsi le choix éclairé du consommateur. Ces mesures, appliquées à l’échelle européenne, favorisent l’innovation technologique dans notre secteur.

La question du logo Triman a soulevé des défis particuliers. L’objectif était d’informer le consommateur sur le recyclage des pneumatiques usagés. Cependant, la situation est complexe, car les consommateurs ne jettent généralement pas eux-mêmes leurs pneus, ce processus étant géré par des professionnels dans le cadre d’une filière de responsabilité élargie du producteur (REP) très efficace, avec un taux de collecte avoisinant les 99 % en France.

Plusieurs options ont été envisagées pour l’apposition du Triman : sur l’emballage (inexistant pour les pneus), sur le flanc du pneu (nécessitant des modifications coûteuses des moules de production), ou sur l’étiquette énergétique européenne (ce qui a été refusé par les autorités européennes). Finalement, il a été décidé que le Triman figurerait sur la facture à partir d’octobre 2025.

Cette situation illustre notre approche : nous ne nous opposons pas aux réglementations bénéfiques pour la société. Nous soutenons les initiatives qui aident les consommateurs à faire des choix éclairés en matière d’impact environnemental et de sécurité. Notre préoccupation concernait les surcoûts industriels potentiels pour un logo dont l’impact pourrait être limité, étant donné l’efficacité actuelle de la collecte des pneumatiques en France.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Pour atteindre la neutralité carbone, notre objectif est de fabriquer des pneumatiques composés à 100 % de matériaux recyclés et renouvelés. Cela nécessite de modifier le statut du pneumatique usagé, actuellement considéré comme un déchet. Cette évolution est nécessaire pour développer des filières de recyclage efficaces et permettre la réutilisation du pneu dans la fabrication de nouveaux pneumatiques. Actuellement, l’absence de ce changement de statut constitue un frein majeur à la mise en place d’une véritable économie circulaire dans notre secteur. Nous appelons les pouvoirs publics à agir rapidement sur cette question pour faciliter la transition vers une industrie plus durable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourquoi, selon vous, les pouvoirs publics semblent-ils réticents à faire évoluer le statut de déchet des pneus usagés vers celui de matière première secondaire ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Les raisons de cette réticence ne sont pas claires. Il est possible que la perturbation potentielle des filières de revalorisation existantes, comme l’utilisation des pneus usagés comme combustible alternatif dans certaines industries, soit un facteur. Cependant, cette situation me semble aberrante, et je ne comprends pas pourquoi nous ne progressons pas plus rapidement sur ce sujet important pour l’économie circulaire.

Mme Fabienne Goyeneche. L’échelon européen est essentiel pour créer une véritable économie de la matière première secondaire. Des travaux sont en cours au niveau européen, mais le processus est trop lent. Nous avons besoin du soutien des États membres pour accélérer la sortie du statut de déchet à l’échelle européenne. Cette approche s’inscrit parfaitement dans les objectifs de l’Union européenne et de la France en matière de recyclage et de réduction des dépendances stratégiques. Le marché intérieur européen est le niveau pertinent pour traiter efficacement ces enjeux et accélérer la transition vers une économie circulaire plus performante.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La réutilisation des pneus usagés entraînerait-elle une hausse significative des prix pour le consommateur final, comme c’est le cas pour certains plastiques recyclés ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Notre approche ne se focalise pas uniquement sur l’aspect tarifaire. Pour atteindre la neutralité carbone, nous devons introduire de nombreuses innovations sur le marché. La viabilité économique de ces nouveaux produits pour le consommateur final est certes un élément clé, mais nous pensons que l’intervention des pouvoirs publics sera nécessaire pour rendre ces innovations durables et accessibles.

Nous estimons que la réglementation devra progressivement imposer la vente de produits intégrant ces innovations, ce qui permettra de répartir les coûts sur l’ensemble du marché. Actuellement, nous investissons massivement dans diverses start-ups pour développer les technologies de demain. Bien que ces investissements aient un coût, nous pensons qu’une réglementation progressive rendant obligatoire l’utilisation de matériaux renouvelés dans la fabrication des pneumatiques permettra de répartir équitablement les surcoûts initiaux entre tous les acteurs du marché.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez mentionné précédemment que les pouvoirs publics ne fournissent pas toujours les moyens nécessaires pour accompagner les industriels dans leurs objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Concernant l’électrification des usages dans l’industrie, notamment dans la cuisson des pneus où l’électricité semble plus efficace que le gaz, comment évaluez-vous les dispositifs d’accompagnement actuels ? Sont-ils suffisants ? Que faudrait-il améliorer, surtout à la lumière des récentes annonces d’ArcelorMittal qui semblent indiquer que certaines industries considèrent cette transition comme un obstacle majeur ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant la décarbonation de notre industrie, notamment par l’utilisation de presses électriques, nous avons établi un plan d’investissement échelonné sur plus de quinze ans afin d’absorber l’ensemble des coûts associés. L’électrification d’une usine avec des presses électriques implique souvent une refonte complète de son agencement, allant bien au-delà du simple remplacement des équipements. Cette transformation nécessite des investissements conséquents, remettant en question le schéma de fonctionnement global de l’usine. Dans ce contexte, nous n’avons pas de remarques particulières à formuler concernant le soutien dont nous bénéficions. Notre plan d’investissement a été conçu en fonction de notre capacité d’autofinancement, complétée ponctuellement par des subventions étatiques lorsque nécessaire. L’électrification de notre outil industriel ne constitue donc pas un frein en soi pour notre entreprise.

Mme Fabienne Goyeneche. Néanmoins, le soutien par les aides publiques à la décarbonation reste toujours bienvenu. Il convient de souligner la problématique actuelle liée à la taxonomie européenne, un sujet peu abordé. Dans le cadre du reporting taxonomique, nous ne pouvons pas valoriser ces investissements de décarbonation. Le règlement actuel ne permet pas de reporter dans la taxonomie les investissements en Capex liés à notre usine de pneumatiques, malgré leur importance. Cet exemple illustre le besoin impérieux de cohérence dans l’ensemble de la réglementation. Nous appelons à une harmonisation qui valorise positivement tous les efforts d’un industriel pour décarboner son activité.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Dans notre industrie, la décarbonation ne se limite pas à nos usines et notre chaîne d’approvisionnement. L’enjeu majeur réside dans la réduction des émissions de CO2 liées à l’utilisation du pneumatique. Bien que nous nous efforcions de réduire l’empreinte carbone de notre outil industriel et de notre chaîne logistique ou supply chain, plus de 80 % de nos émissions de CO2 sont imputables à la phase d’utilisation du produit. Le pneumatique est responsable de 25 % des émissions de CO2 d’un véhicule. Nos investissements et innovations visent en priorité à réduire cet impact. L’enjeu en termes d’émissions pour la planète est nettement plus important sur cet aspect que sur la décarbonation de notre outil industriel en tant que tel.

M. le président Charles Rodwell. Concernant les textes que nous avons régulièrement proposés à l’Assemblée sur l’électrification des flottes de véhicules, qui n’ont pas encore abouti, nous nous sommes concentrés sur la réglementation des flottes de véhicules d’entreprise et de l’État. Nous considérons que ces flottes peuvent avoir un effet de masse intéressant pour accélérer l’électrification du parc automobile. Dans ce contexte, estimez-vous que la réglementation des flottes pourrait avoir un impact positif sur votre activité, notamment en termes d’adaptation des pneumatiques et de nouveaux usages ? Cette réglementation serait-elle susceptible d’accélérer la mise en œuvre de pratiques vertueuses, bénéfiques à la fois pour votre compétitivité et pour la responsabilité sociale et environnementale de votre entreprise ? Si tel est le cas, quelles mesures spécifiques préconiseriez-vous ? Nous sommes bien entendu à votre disposition pour approfondir ces échanges.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Toute initiative visant à accélérer l’électrification des flottes, en commençant par celles des entreprises, est effectivement positive. Les industriels engagés dans la transformation de leur outil de production, tels que les constructeurs automobiles, les équipementiers et les fabricants de poids lourds, font face à un défi majeur. Ils doivent investir massivement dans de nouvelles technologies tout en faisant face à une évolution du marché qui ne suit pas toujours le rythme souhaité. Toute mesure favorisant cette accélération est donc bienvenue.

Cependant, il ne faut pas négliger l’impact environnemental du pneumatique dans ce processus d’électrification. L’électrification des véhicules entraîne une augmentation de leur poids, notamment due aux batteries, ce qui modifie le couple et accroît l’usure des pneus de 25 à 30 %. Il devient donc primordial de développer des pneumatiques à très faible résistance au roulement, tout en maintenant une longévité optimale.

Une approche globale, combinant la promotion de l’électrification et l’encouragement à l’utilisation de pneumatiques écologiquement performants, capables de concilier une faible résistance au roulement et une durée de vie prolongée, serait extrêmement bénéfique pour l’ensemble des acteurs concernés.

Mme Fabienne Goyeneche. Le pneumatique offre un potentiel de décarbonation immédiat, y compris pour les véhicules à moteur thermique. La résistance au roulement des pneumatiques peut influencer jusqu’à 20 % des émissions de CO2 d’une voiture. Considérant que l’âge moyen d’un véhicule en Europe est de 11 ans, le simple fait de remplacer les pneus par des modèles offrant une meilleure résistance au roulement peut avoir un impact immédiat et significatif sur les émissions de CO2. Pour les poids lourds, cet impact peut atteindre 30 %.

L’étiquetage européen des pneumatiques permet aux consommateurs de faire des choix éclairés. Encourager l’utilisation de pneumatiques à basse résistance au roulement, que ce soit pour les flottes d’entreprises ou via les marchés publics, est une démarche complémentaire et non contradictoire avec la nécessité de décarboner par le biais de véhicules zéro émission.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant la question énergétique, la France bénéficie d’une électricité parmi les plus décarbonées et les moins chères à produire en Europe, grâce à son parc nucléaire et hydraulique. Cependant, votre PDG a récemment déclaré au Sénat que l’exportation depuis l’Europe n’avait plus de sens économique depuis quelques années, notamment en raison de l’explosion des prix de l’énergie.

Cette situation résulte des règles européennes de tarification de l’électricité, basées sur la préséance économique ou merit order et le coût marginal de la dernière unité de production, indexant de fait le prix de l’électricité sur celui du gaz à l’échelle européenne. Face à la volatilité des marchés et aux incertitudes géopolitiques actuelles, ne pensez-vous pas que la France se prive d’un atout compétitif majeur ?

Les dirigeants d’industries présents ont reconnu que la France pourrait devenir l’Eldorado de l’industrie en Europe si nous parvenions à retrouver l’attractivité de notre prix de l’énergie, en le faisant correspondre au coût réel de production sur le sol français. Dans ce contexte, quelle est votre position sur l’opportunité de réformer ce système de tarification pour mieux valoriser l’avantage compétitif français en matière d’énergie ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Vous soulevez un point important et complexe. La France a longtemps bénéficié d’un accès à l’énergie nucléaire à coût maîtrisé grâce au mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), représentant 60 % de notre électricité. Bien que nous ne soyons pas une industrie électro-intensive, l’énergie constitue environ 30 % de notre coût de production, hors matières premières. Il est donc essentiel que la France fasse évoluer la réglementation européenne du prix de l’énergie pour mieux valoriser l’atout nucléaire auprès des industriels français. Cette question doit être traitée à l’échelle européenne, au-delà des clivages politiques, car elle impacte directement la compétitivité de l’industrie française et européenne. Les enjeux de renouvellement du parc nucléaire d’EDF sont considérables et justifient le débat actuel sur les enchères et les engagements des industriels. Ces sujets structurants nécessitent une approche dépassionnée, centrée sur les intérêts économiques à long terme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage entièrement votre analyse. Abordons maintenant la question des chaînes de valeur, particulièrement les PME et ETI françaises avec lesquelles vous collaborez. Ces entreprises, souvent négligées dans le débat public, représentent pourtant les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France et sont cruciales pour l’activité des grands groupes comme le vôtre. Constatez-vous des difficultés au sein de ce tissu industriel depuis la hausse des prix de l’énergie ? Par ailleurs, quelle stratégie Michelin adopte-t-il envers ces PME et ETI sous-traitantes dans vos territoires d’implantation ? Comment les intégrez-vous dans vos stratégies et leur assurez-vous une pérennité d’activité ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Vous abordez un enjeu fondamental pour la France : le développement d’un tissu industriel d’entreprises de taille intermédiaire (ETI). Comparativement à l’Allemagne notamment, la France accuse un retard significatif dans ce domaine. Renforcer ce tissu d’ETI est crucial pour l’emploi dans nos territoires. Cette différence s’explique en partie par l’histoire : la France a une tradition centralisatrice, tandis que l’Allemagne s’est construite sur un modèle plus décentralisé avec ses grandes régions, aboutissant à des écosystèmes industriels très différents.

La France excelle dans la création de start-up, grâce à sa créativité et ses formations d’excellence. Cependant, nous peinons à développer l’échelon intermédiaire entre ces start-up et les grands groupes. C’est précisément ce maillon qu’il faut renforcer pour améliorer la répartition de l’emploi sur l’ensemble du territoire, au-delà des seules zones urbaines.

Concernant notre écosystème de fournisseurs, nous accordons une grande importance à des politiques d’achat et de partenariat qui préservent les petites et moyennes entreprises. Durant la crise du covid-19, nous avons déployé de nombreuses solutions pour les soutenir, notamment en maintenant nos achats, contrairement à d’autres entreprises. Cette approche s’est appliquée même à l’international, comme avec les petits producteurs de latex et de caoutchouc naturel, dont nous avons volontairement maintenu les achats en pleine crise, précisément en mars 2020, pour éviter leur faillite.

Pour nous, notre écosystème de fournisseurs constitue un véritable partenariat. Nous cherchons à les préserver et à les accompagner dans l’innovation, car notre propre capacité d’innovation dépend souvent de la leur. En leur offrant de la visibilité sur nos besoins, un horizon temporel clair et des engagements, nous les soutenons au mieux.

En conclusion, le développement d’un tissu robuste d’ETI reste un défi majeur pour la France, essentiel pour renforcer notre compétitivité industrielle et l’emploi dans nos territoires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’interdiction de la vente de véhicules à moteur thermique en 2035 devrait entraîner la suppression de 100 000 emplois industriels en France, principalement chez les sous-traitants et dans les activités annexes des constructeurs automobiles. Estimez-vous que cette échéance de 2035 fragilise significativement l’écosystème d’entreprises, vos fournisseurs et sous-traitants dans nos territoires, qui sont souvent ces PME et ETI dont nous parlons ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Votre question est pertinente. L’échéance de 2035 découle de l’objectif de neutralité carbone fixé pour 2050. À mesure que nous nous en rapprochons, la transition devient effectivement plus difficile et douloureuse. La décarbonation de l’industrie, en particulier du secteur automobile, est pleinement justifiée. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer la soutenabilité de ces politiques pour l’écosystème des entreprises existantes.

Le défi majeur de cette transition réside dans la recherche du bon rythme, permettant à la fois d’avancer vers nos objectifs environnementaux et de soutenir l’adaptation de notre tissu industriel. Il s’agit d’accompagner les entreprises dans la modification de leurs activités et le développement de nouvelles opportunités, ce qui n’est pas une tâche aisée.

Parallèlement à la fixation d’objectifs ambitieux, il est crucial d’accorder une attention particulière au soutien de cet écosystème. Cela implique de déployer des programmes de formation professionnelle ou upskilling et de reconversion professionnelle ou reskilling pour le personnel, tout en facilitant la création de nouvelles entreprises. En effet, toute évolution technologique majeure entraîne inévitablement le déclin de certaines entreprises liées aux anciennes technologies, mais favorise également l’émergence d’un nouveau tissu industriel axé sur les technologies d’avenir.

Le rôle des pouvoirs publics est donc de gérer au mieux l’équilibre entre ces deux dynamiques pour assurer la viabilité de l’ensemble du processus. Un report de l’échéance de 2035 pourrait être envisagé comme solution potentielle, mais il faut garder à l’esprit que cette date est étroitement liée à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Toujours concernant l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035, nous constatons qu’elle s’accompagne d’une baisse significative de la production de véhicules en France et par les constructeurs français durant cette phase de transition. Avez-vous réalisé une étude d’impact sur la réduction de production que cela pourrait impliquer pour les activités de Michelin, sachant que vous collaborez étroitement avec les constructeurs français ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Il faut bien comprendre que notre activité liée aux constructeurs automobiles ne représente qu’environ 10 % de notre groupe. Nous nous concentrons principalement sur le marché du remplacement, c’est-à-dire le changement de pneus après la première monte. Notre champ d’action s’étend bien au-delà du secteur automobile, englobant le transport routier, l’aviation, le génie civil, l’exploitation minière, la construction et l’agriculture. Actuellement, nous observons des difficultés significatives pour les constructeurs automobiles européens, qui réduisent leur production pour 2025, impactant l’ensemble du secteur. Cette tendance n’est pas limitée à l’Europe. Parallèlement, nous constatons le dynamisme remarquable des constructeurs chinois, qui exportent des véhicules électriques de qualité croissante. Leur progression en matière d’innovation est notable, notamment grâce au recrutement de designers européens, améliorant considérablement l’esthétique de leurs véhicules. Ces évolutions posent des défis majeurs à l’industrie automobile européenne.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aimerais aborder trois sujets supplémentaires. Commençons par l’innovation. Votre PDG a souligné que, bien que les résultats du groupe Michelin soient principalement générés hors de France, vous avez l’avantage de maintenir votre siège social et l’essentiel de vos activités de R&D sur le territoire français. Au-delà du crédit d’impôt recherche que vous avez mentionné précédemment, quels sont, selon vous, les atouts spécifiques de la France en matière de recherche et développement ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Le premier atout incontestable de la France réside dans le soutien continu apporté par le crédit d’impôt recherche, un dispositif crucial pour les industriels comme nous. Le deuxième avantage est l’accès à une main-d’œuvre qualifiée, issue de filières d’excellence. La France jouit d’une réputation internationale pour ses formations d’ingénieurs, particulièrement prisées à l’échelle mondiale. Nous bénéficions également de nombreux partenariats avec des organismes tels que le CNRS, des laboratoires privés et des universités françaises, créant ainsi un écosystème d’innovation précieux. La pérennité et la stabilité du soutien français à l’innovation constituent, à nos yeux, des éléments clés de la réussite de la France dans ce domaine. Cette prévisibilité représente l’un des véritables facteurs d’attractivité du pays, qu’il est impératif de préserver dans les années à venir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Michelin a créé sa propre école de formation, baptisée la Manufacture des talents. Pourriez-vous nous expliquer la philosophie qui sous-tend cette école et son enseignement ? Par ailleurs, j’aimerais que vous commentiez les déclarations de votre PDG au Sénat, qui appelait à « réenchanter les mathématiques » et déplorait la suppression des mathématiques obligatoires au lycée. Considérez-vous que la création de votre école vise à pallier les lacunes des systèmes de formation actuels, tant dans l’enseignement supérieur que dans l’enseignement primaire et secondaire ? Ou s’agit-il plutôt d’une école centrée spécifiquement sur les activités propres à votre groupe ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. La Manufacture des talents, lancée il y a quelques années, a pour vocation d’accompagner les grandes transformations des métiers de l’industrie au sein de notre entreprise. Notre objectif est de favoriser l’upskilling et le reskilling, permettant à nos salariés d’évoluer face aux changements technologiques, notamment avec le déploiement de l’intelligence artificielle. Cette initiative vise à adapter les compétences de notre personnel aux évolutions futures de l’entreprise.

Conscients des mutations à venir, nous avons mis en place ce centre de formation pour accompagner l’ensemble de notre corps social dans l’évolution de ses compétences. Cela concerne notamment la robotisation et l’automatisation dans nos usines, ainsi que le déploiement de l’intelligence artificielle dans la chaîne d’approvisionnement. Notre objectif est de permettre à nos employés de se former à de nouveaux métiers, renforçant ainsi leur employabilité.

Parallèlement, nous avons lancé l’initiative Hall 32 en collaboration avec Limagrain, la Banque de France, l’éducation nationale et la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ce projet vise à soutenir les emplois industriels dans la région, particulièrement dans les domaines de la maintenance industrielle, de la robotisation et de l’automatisation, où nous manquons souvent de candidats. C’est un exemple supplémentaire de notre engagement, en partenariat avec des acteurs privés et publics, pour améliorer la formation d’une main-d’œuvre qualifiée, essentielle pour l’avenir de nos usines.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant le constat de votre PDG sur la dégradation généralisée du niveau scolaire en France, pensez-vous que cela puisse constituer un frein majeur à l’innovation future dans notre pays ? Votre école de formation vise-t-elle à compenser cette baisse de niveau, notamment en mathématiques ? Votre PDG a insisté sur l’importance cruciale de l’enseignement des mathématiques dès le plus jeune âge, soulignant son rôle dans le développement de la logique, l’approche des probabilités et la compréhension du monde environnant. Pouvez-vous développer ce point ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. L’enseignement des mathématiques est effectivement un élément crucial pour l’avenir de l’innovation en France. Pour maintenir notre capacité d’innovation, il est essentiel que nous formions des individus capables de comprendre les fondements de l’innovation, à commencer par les mathématiques elles-mêmes. C’est souvent en suscitant l’intérêt des jeunes que nous parvenons à créer des vocations et à former davantage d’ingénieurs pour demain, qu’il s’agisse de garçons ou de filles.

L’enjeu est également de démontrer, à travers un apprentissage adapté des mathématiques dès le plus jeune âge, que cette discipline n’est pas réservée aux garçons. Nous devons encourager la réussite des filles dans ce domaine. Florent Menegaux a raison de souligner le désamour actuel pour les mathématiques, alors qu’elles constituent la base de toute innovation future.

La France a longtemps excellé dans le domaine des mathématiques, mais a malheureusement perdu du terrain ces dernières années, tout en maintenant une formation d’excellence dans certaines écoles de haut niveau. Pour l’ensemble de la population scolaire, de l’école primaire au lycée, nous devons relever le défi de rendre l’enseignement des mathématiques plus attractif et ludique dès le plus jeune âge. C’est un enjeu crucial pour notre capacité d’innovation future. Nous avons besoin de cette reprise en main de l’enseignement des mathématiques dès l’école primaire pour assurer notre compétitivité et notre capacité d’innovation à long terme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous pose ma dernière question, volontairement un peu provocante. Michelin est toujours donné en exemple s’agissant du paternalisme d’entreprise. Ce concept est-il aujourd’hui considéré comme désuet ? Que subsiste-t-il de cette approche au sein de Michelin ? Je fais ce parallèle en tant qu’élu de l’ancien bassin houiller lorrain, où les Charbonnages de France menaient une politique sociale étendue, couvrant de nombreux aspects de la vie de leurs employés et de leurs familles, allant jusqu’à subventionner leurs vacances et leur garantir un approvisionnement en chauffage à vie. Qu’en est-il aujourd’hui de la notion de ville-usine, encore enseignée dans nos manuels scolaires avec Michelin comme exemple-type ? La participation des salariés au fonctionnement de l’entreprise peut-elle être considérée comme une forme moderne de ce paternalisme d’entreprise ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Cette question est loin d’être provocante. Au contraire, elle revêt une importance capitale. En tant que dirigeants du groupe Michelin, nous sommes constamment confrontés au défi de maintenir la cohésion sociale de l’entreprise tout en la préparant aux enjeux futurs. L’entreprise est un organisme vivant qui doit s’adapter, et les cinq dernières années ont été particulièrement éprouvantes, nécessitant une agilité et une flexibilité sans précédent, remettant en question nos stratégies établies de longue date.

Notre rôle de dirigeant consiste à trouver un équilibre constant entre la prise de décisions importantes pour la pérennité de certaines branches de l’entreprise et le respect de nos valeurs, tout en préservant la cohésion sociale. C’est cette recherche d’équilibre qui caractérise l’approche de Michelin.

Le paternalisme historique que vous évoquez a naturellement évolué et n’a plus sa place sous sa forme originelle. Néanmoins, nous maintenons une préoccupation sincère pour le bien-être de nos employés. Nous nous efforçons d’assurer des salaires décents, de mettre en place un socle de protection sociale universelle, et d’impliquer nos salariés dans la vie et les résultats de l’entreprise, notamment en développant l’actionnariat salarié. Ces initiatives visent à garantir la pérennité et la performance du groupe pour les décennies à venir, en conservant notre identité d’entreprise française aux racines tricolores, tout en opérant à l’échelle mondiale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi maintenant d’aborder un sujet plus polémique. En référence à la récente controverse initiée par M. Menegaux concernant les retards de la SNCF, je souhaiterais savoir si vous avez personnellement expérimenté des retards en venant de Clermont-Ferrand ce matin. Plus fondamentalement, les infrastructures françaises actuelles sont-elles à la hauteur des ambitions d’un grand groupe comme le vôtre, notamment en ce qui concerne le maintien de son siège social en province ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Cette question est particulièrement pertinente. L’attractivité d’un groupe dépend en grande partie de sa capacité à attirer des talents, et l’accessibilité de nos sites, notamment en Auvergne et à Clermont-Ferrand, est fondamentale. Maintenir un siège social en région peut effectivement représenter un défi majeur aujourd’hui en France. Nous y sommes néanmoins profondément attachés en raison de nos racines historiques.

Nous attendons des pouvoirs publics qu’ils prennent conscience de cet enjeu. La France dispose certes d’infrastructures de qualité, mais celles-ci sont majoritairement centrées à Paris et sa région, reflet de la tradition centralisatrice du pays. Les liaisons interrégionales sont souvent problématiques. Clermont-Ferrand, en particulier, souffre d’un déficit flagrant en termes de connexions ferroviaires. La qualité des liaisons avec notre ville est nettement inférieure à celle observée dans d’autres régions françaises, ce qui constitue un véritable frein à notre attractivité. Il est impératif que la SNCF apporte rapidement des solutions concrètes à cette problématique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je tiens à souligner que Clermont-Ferrand n’est malheureusement pas un cas isolé en termes de desserte ferroviaire déficiente.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces échanges fructueux. Je vous invite à compléter nos discussions en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été transmis, en particulier sur les points abordés lors de cette audition. Je vous prie également de bien vouloir faire parvenir au secrétariat tout document que vous jugerez utile à la commission d’enquête.

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31.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex

M. le président Charles Rodwell. Nous entendons à présent M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex.

Monsieur Jean-Luc Béal, votre parcours professionnel dans l’industrie chimique des plastiques vous a conduit à la direction de plusieurs entreprises au sein de groupes majeurs tels qu’Elf, Atofina, Alphacan, Arkema et Trinseo, avant votre nomination comme président-directeur général de Vencorex.

Face à une concurrence accrue, notamment sur le marché des isocyanates, Vencorex a été placée en redressement judiciaire en septembre dernier et, le 10 avril 2025, le tribunal de commerce a retenu l’offre de BorsodChem, filiale hongroise d’un groupe chinois, pour reprendre la plateforme chimique.

Notre échange portera sur les enjeux liés à l’emploi dans le cadre de cette reprise d’activité, ainsi que sur les implications pour la filière chimique du Sud-Isère. Certains s’inquiètent en effet de la perte potentielle de capacités industrielles stratégiques.

Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Luc Béal prête serment.)

M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex. Vencorex est une entreprise intermédiaire de la chimie dont la base industrielle est située sur la plateforme chimique du Pont-de-Claix, en Isère. Notre production, entièrement intégrée, s’étend de la fabrication du sel à celle du chlore, de la soude, des monomères isocyanates aliphatiques et de ses dérivés. Ces derniers constituent notre cœur de métier et sont utilisés dans la formulation de revêtements, principalement pour les industries de la construction et de l’automobile.

Le groupe Vencorex est également présent en Asie et en Amérique pour la fabrication et la vente de dérivés produits à partir des monomères isocyanates aliphatiques fabriqués principalement sur le site du Pont-de-Claix. En 2023, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 300 millions d’euros et employait près de 600 personnes dans le monde, dont 470 en France. Vencorex France représente 85 % du chiffre d’affaires global du groupe.

Nos sites français comprennent, outre le site principal du Pont-de-Claix, le site administratif de Saint-Priest dans le Rhône, le centre de recherche de Saint-Fons dans le Rhône également et la mine de sel de Hauterives dans la Drôme, propriété de notre société sœur Chloralp.

La dégradation de la situation de l’entreprise s’explique par plusieurs facteurs. Depuis plusieurs années, Vencorex France présentait des résultats opérationnels tout juste équilibrés, mais ils se sont nettement détériorés début 2023, entraînant des pertes significatives et un fort besoin de financement. Cette évolution négative trouve son origine dans des changements majeurs sur le marché des isocyanates aliphatiques, associés à une perte de compétitivité. Le marché mondial des isocyanates de spécialité est en effet devenu extrêmement concurrentiel et la demande des clients a baissé dès fin 2022, coïncidant avec le démarrage de nouvelles capacités de production en Asie, principalement en Chine. Lancées pendant la période de forte demande après la pandémie de Covid, elles ont créé une situation de surcapacité et une concurrence intense entre les grands acteurs mondiaux, européens et asiatiques, entraînant une forte pression sur les prix que Vencorex n’a pas pu suivre.

Cette situation a mis en évidence les lacunes de compétitivité des installations industrielles de Vencorex face à des concurrents disposant de capacités plus récentes et plus productives, ainsi que d’un accès plus compétitif à l’énergie et aux matières premières. Tout d’abord, la plateforme vieillissante du Pont-de-Claix, devenue surdimensionnée suite à une baisse de production de plus de 30 %, n’a pas pu s’adapter suffisamment rapidement. Ensuite, le coût d’accès à l’énergie, particulièrement critique dans l’industrie chimique, est nettement plus élevé en Europe qu’en Amérique ou en Asie. Les prix du gaz peuvent être quatre à cinq fois supérieurs en Europe que sur le continent américain et ceux de l’électricité une à deux fois plus élevés. Enfin, le déficit de productivité des unités de Vencorex est en partie dû à des coûts élevés de mise en conformité réglementaire, surtout que la plateforme est classée « Seveso ». Sur les dix dernières années, 60 % des investissements ont ainsi été consacrés à la mise à niveau et au maintien des homologations réglementaires. De plus, environ 50 millions d’euros d’investissements supplémentaires étaient prévus pour se conformer aux nouvelles réglementations sismiques et sur les canalisations de saumure.

Face à ces défis, Vencorex a mis en place dès fin 2022 des plans de réduction des coûts qui se sont avérés insuffisants. En septembre 2023, un plan de retournement plus ambitieux a été élaboré avec le partenaire extérieur AlixPartners, visant 80 millions d’euros d’économies, soit plus de 30 % du chiffre d’affaires. Malheureusement, il n’a pas abouti.

Nous avons aussi travaillé en étroite collaboration avec les services de l’État pour trouver des solutions, notamment à travers des investissements de décarbonation visant à améliorer la productivité et à réduire notre dépendance au gaz naturel. C’est ainsi que nous avons collaboré étroitement avec la Direction interministérielle des restructurations d’entreprises (DIRE) pour identifier des solutions viables, notamment en impliquant d’autres partenaires industriels français. Notre objectif était de restructurer une plateforme de coûts devenue obsolète et excessivement onéreuse pour l’activité résiduelle de Vencorex.

Face à l’échec du projet de redressement, nous avons décidé, en accord avec notre actionnaire principal, de ne pas poursuivre le financement d’un plan sans perspective de retour à l’équilibre. En conséquence, nous avons déposé un dossier auprès du tribunal administratif et économique de Lyon, plaçant Vencorex France en redressement judiciaire. Cette démarche visait principalement à identifier des repreneurs potentiels, ce qui était impossible dans le cadre de nos engagements contractuels extrêmement contraignants et coûteux. La recherche de repreneurs a débuté le 10 septembre 2024. Tout au long de ce processus, nous avons travaillé en étroite collaboration avec la DIRE pour rencontrer les acteurs, industriels ou non, manifestant un intérêt pour tout ou partie des activités de Vencorex France.

Concernant la préservation de la plateforme du Pont-du-Clay, nous avons redoublé d’efforts après avoir pris connaissance du seul projet de reprise, qui s’est avéré décevant par son ampleur limitée. Notre priorité était d’assurer la pérennité de la plateforme pour éviter l’effondrement des autres acteurs et préserver le potentiel de revitalisation future du site. Nous avons œuvré pour fédérer l’ensemble des parties prenantes autour d’un mode de fonctionnement commun, ce qui a permis à BorsodChem de confirmer son offre le 10 avril 2025.

M. le président Charles Rodwell. Votre exposé apporte un éclairage nécessaire alors que l’acquisition de votre entreprise soulève des interrogations et, à mon sens, des allégations fallacieuses concernant son caractère stratégique et l’ingérence présumée de la puissance chinoise dans notre industrie de défense.

Pouvez-vous confirmer que 99 % de la production de sel n’est pas destinée à l’industrie de défense ? Pouvez-vous préciser si le groupe acquéreur ne rachète pas la mine de sel en tant que telle, mais plutôt les autres activités de l’entreprise, notamment la peinture industrielle, qui ne sont pas directement liées au secteur de la défense ?

M. Jean-Luc Béal. L’usage stratégique du sel ne représente qu’un peu plus de 1 % du volume et moins de 0,1 % du chiffre d’affaires de Vencorex. Par conséquent, nous ne pouvons pas considérer cette activité comme stratégique pour notre entreprise, car elle n’est pas en mesure de s’autofinancer ni de jouer un rôle significatif dans ces débouchés stratégiques.

Je confirme par ailleurs que la mine de sel elle-même n’est pas concernée par cette transaction. La saumure, solution contenant 30 % de sel, provient d’une mine située à Hauterives dans la Drôme, propriété de la société Chloralp. Cette mine et le pipeline acheminant la saumure jusqu’au Pont-de-Claix ne font en aucun cas partie du périmètre de Vencorex France. Le repreneur des actifs de Vencorex France acquiert effectivement l’ensemble des actifs incorporels, c’est-à-dire le savoir-faire, mais pas les installations de production situées sur le site du Pont-de-Claix. Ces dernières, qui assuraient la purification et la cristallisation, pourront être vendues par le liquidateur une fois la société liquidée.

M. le président Charles Rodwell. Ces éclaircissements réfutent de nombreuses allégations fallacieuses circulant depuis trois semaines. Vous confirmez donc qu’il n’y aura pas de sel d’origine chinoise dans les missiles français assurant la sécurité de notre pays.

M. Jean-Luc Béal. Je confirme que la société BorsodChem ne reprend que l’activité des dérivés isocyanates de Vencorex France.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous confirmer qu’Arkema France détient la maîtrise du processus technique en aval, qui constitue la véritable valeur ajoutée industrielle de l’exploitation du sel, notamment dans son application à l’industrie de défense ?

M. Jean-Luc Béal. Je le confirme. Nous sommes fournisseurs de sel, spécifiquement celui extrait de la mine de Hauterives. Il était soit utilisé par Vencorex dans ses électrolyseurs pour la production de chlore, soit vendu à Arkema, qui l’employait dans ses propres électrolyseurs, dont certains servent à la fabrication de produits destinés aux activités de défense.

M. le président Charles Rodwell. Vous confirmez donc qu’il n’y a aucun transfert de la maîtrise du processus industriel de traitement du sel sous contrôle chinois dans cette opération. Est-ce bien exact ?

M. Jean-Luc Béal. Je le confirme.

M. le président Charles Rodwell. Le ministère des armées déclare s’être préparé à l’éventualité d’une fermeture de la mine de Hauterives en accumulant notamment plusieurs années de stock de sel à utiliser dans notre industrie de défense. Nous le confirmez-vous ?

M. Jean-Luc Béal. Nous n’entretenons pas de relations directes avec les utilisateurs finaux des produits à des fins stratégiques, notamment le ministère de la défense. Nos relations se limitent à notre client, la société Arkema. À ce titre, nous avons vendu des quantités significatives de sel avant l’arrêt de l’unité en octobre 2024 et lors de la brève reprise de la production. Nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur la constitution de stocks importants par Arkema, n’ayant pas connaissance précise de ses besoins. Cependant, nous disposons encore de stocks de sel conséquents sur le site, non vendus, qui pourraient être cédés à Arkema ou à d’autres acteurs de la chaîne de valeur, si nécessaire.

M. le président Charles Rodwell. À titre personnel, j’ai été très choqué par le procès en trahison dont vous et votre entreprise avez fait l’objet ces dernières semaines. J’imagine la pression psychologique considérable que vous avez dû subir. Pouvez-vous nous confirmer que le processus de liquidation d’une partie de vos activités et la proposition de reprise ont scrupuleusement respecté le cadre légal et ont fait l’objet d’une offre ouverte ? Pourriez-vous nous détailler davantage le processus par lequel votre entreprise a été sélectionnée par ce groupe hongrois, lui-même lié à un groupe asiatique ?

M. Jean-Luc Béal. Nous avons suivi un schéma rigoureusement encadré par les instances judiciaires. Conformément à toute procédure de ce type, le tribunal a nommé des administrateurs judiciaires en tant que comandataires de la société dès l’ouverture de la procédure de redressement. Nous avons scrupuleusement respecté les étapes classiques d’un redressement judiciaire.

En amont du dépôt de bilan début septembre 2024, nous avions déjà entamé des discussions avec certains acteurs pour tenter de trouver une solution, éventuellement en dehors du cadre du redressement judiciaire. Ces mêmes interlocuteurs ont été recontactés au début de la procédure, dont la première phase consiste à rechercher des repreneurs potentiels.

Nous avions déjà effectué un travail préparatoire durant l’été et identifié environ cinquante sociétés et fonds d’investissement susceptibles d’être intéressés. Tous ont été approchés. Une quinzaine d’entre eux ont manifesté un intérêt et ont eu accès à une plate-forme d’accès aux données confidentielles de l’entreprise ou data room pour approfondir leur compréhension de notre entreprise. Huit entités sont venues visiter notre site et ont mené des entretiens approfondis avec nous ainsi qu’avec les services de l’État, ces derniers étant intervenus auprès des sociétés ayant démontré un intérêt significatif.

À l’échéance fixée, le 21 octobre 2024, nous n’avons reçu, à notre grande surprise, qu’une seule offre : celle de BorsodChem.

Toutes les données pertinentes ont été mises à disposition de l’ensemble des acteurs qui se sont manifestés, que ce soit auprès de nous ou des administrateurs judiciaires. Cela inclut également le projet porté par les employés, arrivé tardivement, mais auquel nous avons immédiatement donné accès aux informations nécessaires, en répondant du mieux possible à leurs interrogations. Tous les acteurs qui se sont présentés durant la procédure de redressement judiciaire ont donc bénéficié du même niveau d’information et ont été traités de manière équitable. Ils ont tous eu la possibilité d’échanger avec la direction pour obtenir des réponses à leurs questions et de visiter le site s’ils le souhaitaient.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez évoqué l’intervention des services de l’État. Contrairement aux allégations de complot dont vous et d’autres avez fait l’objet, pouvez‑vous nous confirmer que l’ensemble des dispositifs de contrôle sur les investissements étrangers ont été rigoureusement appliqués dans le cadre de cette opération ? Pouvez-vous également confirmer que, premièrement, la mine de sel n’est pas concernée par le rachat du groupe chinois, deuxièmement, que le processus industriel sous la maîtrise d’Arkema n’est pas affecté par cette opération, troisièmement, que le ministère des armées a constitué un stock suffisant pour répondre à nos besoins, notamment en matière de défense, sur plusieurs années et qu’il travaille à l’émergence d’une offre alternative française, et enfin que vous avez satisfait à toutes les exigences légales en matière de redressement judiciaire et de reprise de votre activité ? Ces éléments justifieraient donc que les services de l’État aient validé la possibilité de rachat de cette partie de votre entreprise, considérant qu’elle ne porte pas atteinte à nos intérêts nationaux, en particulier dans le domaine de la défense.

M. Jean-Luc Béal. Je peux vous confirmer que la société BorsodChem a effectivement obtenu l’autorisation des services de l’État concernant les investissements étrangers en France. Cette autorisation a été présentée au tribunal des affaires économiques préalablement à l’entrée en vigueur de la décision faisant suite à l’audience du 10 avril 2025.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous donner quelques premières indications sur l’accompagnement prévu pour les salariés qui intégreront la nouvelle entité issue de l’opération de rachat en cours ? Par ailleurs, quid de l’accompagnement des salariés qui ne pourront pas faire partie de cette nouvelle structure ?

M. Jean-Luc Béal. Le projet de BorsodChem prévoyait initialement la reprise de 54 salariés, dont 30 pouvaient être automatiquement transférés conformément à la législation sociale française et 24 devaient être volontaires. Pour ces 24 postes, un appel à volontaires a été lancé auprès d’un groupe d’environ 110 personnes, mais seules 14 se sont portées volontaires. Ainsi, à ce jour, 44 personnes rejoindront BorsodChem : 30 par transfert automatique, poste pour poste, et 14 volontaires pour des postes similaires à ceux qu’ils occupaient précédemment.

Ces 44 personnes ont déjà commencé leurs nouvelles fonctions chez BorsodChem, qui s’est engagé à maintenir, dans un premier temps et conformément à la loi, les accords en vigueur chez Vencorex France. BorsodChem a aussi annoncé la semaine dernière l’octroi d’une prime de bienvenue aux salariés arrivants.

Le départ des autres salariés s’effectue en deux vagues. Une première a eu lieu en avril 2025, il y a une semaine, et une seconde est prévue pour les salariés restants. Ces départs s’inscrivent dans un cadre globalement équivalent à un plan social tel qu’il existe dans l’industrie chimique française, offrant un traitement financier qu’on peut qualifier de correct et des propositions d’aide au reclassement, que ce soit en termes de mobilité géographique, de formation ou de création d’entreprise. Des aides sont prévues pour chacun de ces aspects.

Bien que nous soyons dans le cadre d’une société en redressement, ce qui ne permet pas la mise en place d’une cellule de reclassement identique à celle d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) classique, tous les salariés seront éligibles au contrat de sécurisation professionnelle (CSP). Ils bénéficieront ainsi d’un accompagnement pendant une durée d’un an, avec un soutien financier d’un très bon niveau.

M. le président Charles Rodwell. Quel est votre avis sur la politique menée ces dernières années pour améliorer la compétitivité des entreprises ? Je pense notamment à la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) de huit points, à la réduction des impôts de production de 10 milliards d’euros et à la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse de charges. Estimez-vous que nous devons poursuivre cette politique pour renforcer notre compétitivité-coût, tant sur le plan fiscal que sur celui du coût du travail, afin de permettre à des entreprises comme la vôtre de maintenir leur activité sur le territoire français ?

M. Jean-Luc Béal. Effectivement, je soutiens pleinement cette orientation. Bien que Vencorex n’ait pas été assujettie à l’IS depuis l’arrivée de son actionnaire actuel, les autres dispositifs, en particulier le crédit d’impôt recherche (CIR), sont extrêmement bénéfiques pour les entreprises souhaitant développer des activités à forte valeur ajoutée. C’est un point crucial, comme l’ont souligné à maintes reprises les acteurs du secteur : l’innovation est primordiale et le soutien dans ce domaine est essentiel.

Le coût du travail est indéniablement plus élevé en France que dans d’autres pays. Par conséquent, toute mesure visant à l’améliorer est bienvenue. Sans porter de jugement sur le niveau exact, la tendance à la réduction du coût du travail et le soutien au développement de technologies et de produits à forte valeur ajoutée me semblent aller dans la bonne direction.

M. le président Charles Rodwell. Je m’étonne de l’absence d’autres repreneurs potentiels hormis cette filiale hongroise d’un groupe asiatique.

En tout cas, nous estimons que le financement intégral de la protection sociale par le travail n’est pas viable, notamment pour notre système de retraites. Le régime par répartition est, à terme, une pyramide de Ponzi qui mettra en péril les retraites des Français. Nous proposons donc l’idée d’une retraite par capitalisation, qui présenterait deux avantages majeurs. D’une part, elle permettrait de sécuriser les retraites des Français, en assurant le financement des pensions de nos aînés et des nôtres à venir. D’autre part, elle favoriserait le déploiement de fonds de pension français et européens capables de financer l’économie européenne et des entreprises telles que la vôtre ou celles susceptibles de reprendre votre activité. Le problème structurel majeur de notre économie face aux investisseurs étrangers n’est en effet pas tant le contrôle, qui est parfaitement assuré par les services de l’État, que l’absence d’alternatives françaises ou européennes suffisamment solides pour rivaliser avec la concurrence asiatique, comme l’illustre votre situation.

Quelle est votre vision du financement de votre activité et de l’économie française en général ? En lien avec cette question du coût du travail, pensez-vous que la retraite par capitalisation pourrait être l’une des solutions permettant remédier à ces deux faiblesses de notre modèle économique ?

M. Jean-Luc Béal. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le fond de ces questions. En tant qu’industriel, je me positionne principalement sur la rentabilité et l’efficacité du système. Effectivement, je considère le coût du travail comme un handicap. Toute mesure visant à améliorer l’efficacité du système irait dans la bonne direction.

Concernant la retraite par capitalisation, je ne prendrai pas position sur son opportunité. Cependant, toute initiative qui permettrait d’alléger la charge des entreprises en matière de coût du travail, au-delà d’une contribution raisonnable, serait bénéfique. Il est logique que les entreprises participent au financement de la protection sociale via les salaires, mais au-delà d’un certain seuil, cela devient problématique. Toute mesure allant dans le sens d’une réduction du coût du travail, particulièrement par rapport à nos concurrents économiques, y compris en Europe, serait positive. Nous devons également nous comparer à d’autres pays européens sur ce point.

M. le président Charles Rodwell. Il me semble que la plateforme du Pont-de-Claix est actuellement à l’arrêt, ce qui soulève la question de la dépollution du site ou du moins de sa réhabilitation, sachant qu’il a accueilli successivement de nombreuses usines chimiques depuis plus d’un siècle. Pouvez-vous nous exposer les enjeux opérationnels concrets de ce site ? Estimez-vous qu’il est prêt à accueillir de nouvelles activités, éventuellement complémentaires et dans d’autres domaines, à court ou moyen terme ? Pourriez-vous nous dresser un état des lieux de cette plateforme ?

M. Jean-Luc Béal. Il s’agit effectivement d’une plateforme vieille de plus d’un siècle. Elle a vu passer de nombreux acteurs, et il est important de préciser que Vencorex n’en est aujourd’hui que l’un des acteurs. Bien que nous occupions une part importante de la surface du site, celui-ci accueille aujourd’hui d’autres activités encore en fonctionnement. Plusieurs sociétés y sont toujours actives et poursuivent leurs opérations. Nous avons veillé à ce que ces activités puissent se poursuivre dans un cadre sécurisé par le plan de prévention des risques technologiques (PPRT).

Certaines zones sont réutilisables assez rapidement. Néanmoins, il faut être réaliste : une grande partie des surfaces ont été utilisées ou comportent encore des installations qu’il faudra démanteler et réorganiser. C’est un fait incontournable. L’objectif d’une revitalisation sera de trouver à la fois le modèle économique adapté et les sociétés intéressées, mais je peux vous confirmer qu’il y en existe, et je pense que certains acteurs locaux vous le confirmeront. Cependant, il est nécessaire que le terrain soit préparé pour pouvoir les accueillir. Or Vencorex ne peut assumer seul la responsabilité de cent ans d’activité chimique sur une plateforme dont elle n’est pas propriétaire du sous-sol, mais seulement d’une partie des surfaces. De nombreux acteurs sont encore présents sur la plateforme. La revitalisation nécessitera donc un travail conséquent et prendra un certain temps, c’est indéniable.

M. le président Charles Rodwell. Nous ne ferons jamais partie de ceux qui vous accuseront de trahison. Nous reconnaissons pleinement tous les efforts que vous avez déployés depuis plusieurs années pour sauvegarder l’activité de cette entreprise, pour préserver la partie stratégique, notamment celle liée à l’industrie de la défense qui est hors du champ de ce rachat, et pour organiser la reprise d’un maximum d’emplois. Nous sommes profondément reconnaissants de tous les efforts que vous engagez dans cette opération.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’issue de ce dossier Vencorex est, à mon sens, un drame à plusieurs niveaux. Tout d’abord, c’est un drame social, car nous ne devons pas oublier les 400 personnes qui perdent leur emploi de manière directe. Je n’ose imaginer le nombre de personnes qui pourraient être touchées indirectement, que ce soit au sein d’Arkema ou parmi vos sous-traitants. Nous y reviendrons. C’est également une perte considérable de savoir-faire industriel et, indéniablement, une atteinte à notre souveraineté, étant donné que vous fournissiez des composants essentiels pour le missile nucléaire M51, les centrales nucléaires, ainsi que pour la fusée Ariane 6.

Je souhaiterais que nous examinions ensemble les raisons qui vous ont conduit à déposer le bilan. Vous en avez évoqué plusieurs, mais j’aimerais tout d’abord aborder la question de la concurrence déloyale à laquelle vous avez été confronté. Il me semble que nous assistons à la chronique d’une certaine passivité des pouvoirs publics, tant au niveau national qu’européen. Pour résumer la situation tragique, vous avez constaté dès la fin 2022 que l’Asie, et notamment la Chine, amorçait une production en surcapacité de vos propres produits, proposés à des prix environ 30 % inférieurs aux vôtres. Sauf erreur de ma part, ni l’Union européenne ni la France n’ont tenté de compenser ce dumping mené par la Chine, que ce soit par des droits de douane ou par des enquêtes sur les pratiques déloyales dont votre activité a fait l’objet. Avez-vous sollicité les pouvoirs publics concernant ces deux leviers potentiels qui auraient peut-être pu préserver votre activité face à cette concurrence déloyale mondiale ?

M. Jean-Luc Béal. Concernant la question du dumping, il convient de nuancer. Les acteurs du marché, pas uniquement chinois, ont effectivement pratiqué des prix très bas, mais sans pour autant nécessairement descendre sous leurs coûts de production ou sous les tarifs appliqués dans leurs zones habituelles. Techniquement, nous ne sommes donc pas dans un cas avéré de dumping. Il nous est donc impossible de prouver l’existence d’un dumping, les prix pratiqués n’étant pas systématiquement les plus bas, y compris en Asie. Pour constituer un dossier de dumping, nous avons examiné les structures de coûts présumées et les prix pratiqués dans toute la région, en concertation avec les instances européennes. Cependant, le deuxième acteur majeur étant européen, il n’a pas jugé pertinent de poursuivre cette démarche. Il est important de rappeler que nous ne sommes pas en position de leader mondial dans le domaine des isocyanates. Dans ce contexte, nous manquions d’éléments probants pour étayer un dossier visant à protéger les activités de Vencorex.

Nos analyses approfondies menées fin 2022 ont révélé que la structure de coûts de Vencorex constitue un handicap majeur, significativement déconnectée de celle d’autres producteurs, y compris européens. Nous ne pâtissons donc pas d’un dumping flagrant, mais plutôt de la difficulté à faire évoluer une plateforme historique fortement imbriquée, dans un contexte de marché et de besoins changeants, nécessitant une adaptation des structures de coûts et de prix. Le véritable enjeu réside davantage dans cette problématique d’adaptation que dans une logique de protection. Protéger une activité économiquement non viable reviendrait à financer des pertes permanentes, ce qui, de mon point de vue, s’apparente à un combat d’arrière‑garde.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant la structure des coûts, facteur crucial de la compétitivité des entreprises françaises et élément déterminant dans votre perte de clientèle, pouvez-vous évaluer l’évolution des prix énergétiques depuis le début de la crise ? Dans quelle mesure cette évolution a-t-elle impacté votre compétitivité ? Disposez-vous de chiffres précis à nous communiquer sur ces coûts ?

M. Jean-Luc Béal. L’électricité et le gaz naturel représentent 40 % de nos coûts variables sur la plateforme, répartis de manière quasi équitable entre ces deux sources d’énergie. L’impact sur notre structure de coûts a été considérable, particulièrement en raison des fortes hausses du prix du gaz naturel avant 2022. Bien que nous ayons dépassé le pic de 2020-2023, il reste deux fois supérieur à son niveau pré-crise. Il est important de souligner qu’il est quatre à cinq fois plus élevé qu’aux États-Unis et une à deux fois supérieur à celui pratiqué en Asie. En 2023, alors que nous recourrions à tous les dispositifs disponibles – le consortium Exeltium, l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), le tarif d’utilisation du réseau public d’électricité (Turpe) – notre coût énergétique s’élevait à 67 euros par mégawatt-heure. Or, au-dessus du seuil de 50 euros, nous nous retrouvons en situation de désavantage concurrentiel manifeste.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage entièrement votre constat. Cette commission d’enquête met en lumière un paradoxe français : notre pays dispose d’un atout considérable en termes d’attractivité, de décarbonation et d’abondance électrique, mais nos industriels ne peuvent en bénéficier pleinement, principalement en raison des règles européennes de tarification de l’électricité. Notre mix énergétique, alliant nucléaire et hydraulique, nous permet de produire l’électricité la moins chère d’Europe. Cependant, nos industriels n’en profitent pas. Estimez-vous que si nos industriels bénéficiaient d’une tarification de l’électricité alignée sur les coûts de production français, nous deviendrions l’un des leaders industriels en Europe, avec des prix avoisinant les 55 à 60 euros le mégawatt-heure ?

M. Jean-Luc Béal. Effectivement, au-delà d’un chiffre précis, l’enjeu est de retrouver des niveaux de compétitivité énergétique, et ce constat s’applique à l’ensemble de l’Europe. Il est impératif qu’elle revienne dans son ensemble à des coûts énergétiques plus compétitifs. La France, en particulier, bénéficie potentiellement d’une des électricités les moins chères, sous réserve des investissements nécessaires pour optimiser cet accès. Cependant, il ne faut pas occulter l’importance du gaz naturel dans l’industrie chimique. Or, pour le gaz, les leviers d’action sont plus limités. Concernant l’électricité, la logique voudrait que nous puissions être beaucoup plus compétitifs. Malheureusement, la tendance actuelle semble aller à l’encontre de cet objectif, notamment avec la suppression de l’Arenh. Nous observons une augmentation continue des prix de l’électricité, au lieu d’un retour vers les niveaux historiquement bas dont la France bénéficiait il y a quelques années.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi de nuancer votre propos concernant l’absence de leviers pour le gaz. Dans ma circonscription, qui abrite la plateforme pétrochimique de Carling comprenant notamment un site Arkema, nous disposons de gisements de gaz à proximité immédiate. Une exploitation écologique de ces ressources, utilisant des méthodes alternatives à la fracturation hydraulique, pourrait fournir un gaz peu polluant grâce à un circuit court et économiquement attractif du fait de sa production locale. Je déplore que depuis 2017, la recherche et l’exploitation d’hydrocarbures soient interdites en France, nous privant de ces opportunités.

Revenons à la reprise de Vencorex. Aucun repreneur ne s’est manifesté pour l’ensemble de vos activités, principalement en raison des difficultés économiques évoquées concernant les activités stratégiques. Seules les activités de peinture industrielle ont trouvé repreneur. Compte tenu des obstacles que rencontre ce secteur, pensez-vous qu’il soit réaliste d’envisager l’émergence d’un acteur français capable de proposer des solutions comparables ?

M. Jean-Luc Béal. Concernant l’ensemble des activités de Vencorex en France, il est rapidement apparu évident, après avoir contacté plus de cinquante acteurs potentiels et mené des discussions approfondies avec certains d’entre eux, que la structure de notre plateforme constituait un obstacle majeur à une reprise globale. La complexité de sa modification et de sa restructuration, sans une remise à plat complète et des réinvestissements conséquents, rendait l’opération économiquement peu viable, particulièrement pour des activités principalement axées sur des produits de commodité.

Il faut comprendre que nous parlons ici de produits tels que le sel industriel, vendu à peine plus cher que le sel classique, la soude et le chlore, qui sont des produits de base dont les prix se situent dans une fourchette de quelques euros à quelques dizaines d’euros par tonne. Ce ne sont pas des produits à haute valeur ajoutée.

Tous les grands acteurs du secteur, qu’il s’agisse des leaders du sel, de la chlorochimie ou des isocyanates, ont examiné la situation. Leur conclusion unanime était que la structure actuelle de la plateforme ne permettait pas d’atteindre une rentabilité satisfaisante. La solution qui a émergé avec BorsodChem repose sur sa capacité à apporter des isocyanates monomères sur le site, permettant ainsi une production compétitive de dérivés à partir de ces monomères. L’ensemble des acteurs est arrivé à la même conclusion, que ce soit en raison des contraintes d’accès à l’énergie ou de la taille des unités de production. La structure actuelle de la plateforme ne permet tout simplement pas d’atteindre une compétitivité suffisante dans le contexte économique actuel.

Cette plateforme, particulièrement la partie concernant les monomères, a subi dès 2013-2014 l’arrêt de sa principale activité qui générait le volume de la plateforme. Cependant, les composés extérieurs fournissant les matières premières et les utilités n’ont pas été redimensionnés. Il est désormais impératif de procéder à ce redimensionnement afin d’adapter les coûts à la taille actuelle de l’activité. Cette nécessité a été reconnue par l’ensemble des acteurs. Notre analyse, partagée par le management et le cabinet qui nous accompagne, conclut qu’il n’est pas envisageable de retrouver une situation économique viable à long terme sur ce même périmètre. Dans l’industrie, nous projetons généralement sur une dizaine d’années. Selon notre évaluation, il s’avère extrêmement complexe de trouver des solutions pérennes pour la plateforme dans sa configuration actuelle.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En l’absence d’offre privée pour reprendre vos activités, un projet de coopérative industrielle a émergé, regroupant notamment plusieurs collectivités, des sous-traitants et des fédérations d’activités chimiques. Pouvez-vous expliquer les raisons pour lesquelles le tribunal de commerce a rejeté cette offre ? Par ailleurs, pourquoi la direction a-t-elle refusé de reporter l’audience au tribunal, privant ainsi les porteurs de ce projet de coopérative du mois de délai supplémentaire qu’ils sollicitaient pour finaliser leur proposition ?

M. Jean-Luc Béal. Ce projet nous est parvenu quelques jours seulement avant l’audience prévue, que nous pensions être l’une des dernières, compte tenu de la situation critique de la trésorerie de la société. Effectivement, une initiative portée par un groupe de salariés, soutenue par diverses collectivités locales et d’autres acteurs, a émergé. Ce projet a été élaboré dans les semaines précédant l’audience. Malheureusement, lors de celle-ci, le tribunal a constaté deux problèmes majeurs. Premièrement, le financement n’était pas finalisé et toutes les conditions nécessaires à l’évaluation du dossier n’étaient pas réunies, rendant impossible une analyse approfondie à ce stade. Deuxièmement, la demande formulée en séance par les porteurs du projet d’obtenir quatre semaines supplémentaires entrait en conflit avec notre prévision de trésorerie, sur lequel nous étions extrêmement vigilants. Notre priorité était de pouvoir achever la mise en sécurité du site et de financer le départ des salariés dans les délais prévus. Un report de quatre semaines, sans garantie de succès du projet, aurait compromis ces objectifs essentiels.

La décision du tribunal a été motivée par ces considérations. Notre marge de manœuvre en termes de trésorerie se limitait à deux semaines. Un délai de quatre semaines représentait donc un risque inacceptable. De plus, le dossier n’a pu être évalué en profondeur faute d’éléments suffisants. Il est important de souligner que le management n’a rien refusé, la décision relevant entièrement du tribunal. Nous avons présenté l’état de la trésorerie et les risques associés à un report, et le tribunal a estimé que quatre semaines supplémentaires constituaient un risque trop important pour l’ensemble des salariés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La question de la nationalisation a été évoquée. Quel est votre point de vue sur cette option et pour quelles raisons, je présume, y étiez-vous opposé ?

M. Jean-Luc Béal. Je tiens à préciser que nous n’avons pas formulé d’opposition formelle. J’ai cependant exprimé des réserves quant au plan d’affaires associé à ce projet de nationalisation. Il reposait sur le projet de redressement qui n’avait pas abouti et qui nous avait conduits, en septembre 2024, avant le dépôt du dossier, à conclure que la société nécessitait 200 millions d’euros de trésorerie pour financer son plan d’affaires. Il prévoyait un retour à l’équilibre de trésorerie extrêmement fragile, voire nul, et incluait une hypothèse de retournement du marché pesant pour environ 200 millions sur la durée du plan.

Nos dernières évaluations, fondées sur le volume actuel du marché, indiquent un besoin non plus de 200 millions, mais de 370 millions exactement. Notre analyse en tant que management était donc la suivante : il s’agit d’un projet nécessitant 370 millions d’euros et qui ne parvient jamais à l’équilibre. Par conséquent, la question se pose : nationaliser, mais dans quel but ? Notre rôle n’est pas de nous prononcer au-delà de l’analyse du plan d’affaires, mais nous avons eu exactement la même discussion avec la Banque publique d’investissement (BPIFrance) en juin. Des propositions de financement avaient été émises, et notre réponse avait été claire : en l’absence de retour à l’équilibre, nous nous retrouverions dans la même situation problématique un, deux ou trois ans plus tard. Sans un plan d’affaires pérenne, il n’est pas envisageable de solliciter un financement de la BPI aujourd’hui ou de procéder à une nationalisation, car nous serions confrontés à la même problématique dans quelques années.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France dispose de deux ans de stock de sel, selon les informations parues dans la presse, pour les besoins des fusées Ariane 6, du missile nucléaire M51 et de nos centrales nucléaires. J’ai également appris que le groupe Arkema, détenteur du procédé de transformation des sels pour ces usages stratégiques, serait en train de qualifier un nouveau fournisseur allemand. Une telle procédure nécessiterait, selon Mediapart, la réalisation de trois essais de missiles M51, chacun coûtant environ 200 millions d’euros aux contribuables français. En d’autres termes, la qualification des sels allemands coûterait 600 millions d’euros à l’État français, toujours selon Mediapart. Cette somme représente presque le double de ce qui serait nécessaire sur dix ans pour relancer votre entreprise. Dans ce contexte, une prise de participation de la BPI ou, idéalement, d’un fonds souverain français ne serait-elle pas moins coûteuse pour le contribuable ? Cette option n’aurait-elle pas permis de sauvegarder près de 400 emplois, de préserver un savoir-faire qui s’évapore aujourd’hui et d’assurer l’approvisionnement souverain de nos fusées aériennes, de nos missiles nucléaires et de nos centrales nucléaires ?

M. Jean-Luc Béal. Je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer l’estimation de 200 millions d’euros par missile. Nous ne sommes pas acteurs dans ce type de produit et je ne dispose pas d’informations à ce sujet. Permettez-moi de distinguer deux aspects : les produits stratégiques pour la défense et ceux destinés au nucléaire. Concernant le nucléaire, il s’agit essentiellement de chlore, lequel est largement disponible en Europe, les capacités de production européennes étant utilisées à 65 % seulement. Certes, il faudra peut-être le faire venir d’un peu plus loin qu’aujourd’hui, ce qui pourrait légèrement augmenter les coûts, mais je ne vois pas de problème majeur concernant l’approvisionnement pour le secteur nucléaire.

Quant aux chiffres que vous avez mentionnés, je ne suis pas en mesure de les valider. Il me semble prudent de suggérer que ces estimations nécessitent une vérification approfondie, car elles paraissent effectivement considérables. Cependant, n’étant pas à la direction générale de l’armement, je ne suis pas habilité à connaître ou à déterminer les processus de ré-homologation de nouveaux produits dans ce domaine. Je m’abstiendrai donc de tirer des conclusions hâtives sur ces chiffres sans une analyse plus approfondie par les autorités compétentes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les chiffres évoqués par Mediapart m’ont interpellé. D’autres sources évoquent même des montants beaucoup plus élevés. C’est la raison pour laquelle je vous interrogeais, mais encore une fois, il s’agit d’une décision venant des pouvoirs publics, des ministères et non pas, évidemment, de Vencorex.

Je voudrais en venir à la question des brevets technologiques. Le repreneur hongrois ne reprend que l’activité des peintures industrielles, qui ne revêt pas de caractère stratégique, mais aussi des brevets qui relèvent d’un enjeu stratégique. Nous avons trouvé sur des sites d’intelligence économique chinoise des articles qui se vantaient justement de cette prise de technologie française. Ne pensez-vous pas que l’attaque de concurrence que vous avez subie, suivie de la démarche de reprise d’une partie de votre entreprise relève d’une opération d’intelligence économique venant d’acteurs chinois ?

M. Jean-Luc Béal. Le portefeuille de Vencorex se compose à 90 % de brevets portant sur les dérivés des isocyanates, seule activité couverte par la R&D, à Saint-Fons. Ils ont effectivement été repris par BorsodChem. Vencorex en détenait trois autres : l’un concernant l’électrolyse et deux les monomères isocyanates. Seuls ces deux brevets ont été repris, probablement dans une logique de protection, afin d’empêcher d’autres acteurs, notamment des concurrents chinois d’utiliser cette technologie. En effet, deux autres acteurs chinois essaient de monter des capacités en Chine et recherchent des connaissances et de l’expérience concernant les procédés utiles à la réalisation du produit ou know-how.

À cet égard, il faut souligner que le savoir-faire est constitutif des unités qui ont été reprises, qui sont uniquement celles des dérivés. BorsodChem a acquis la totalité du savoir-faire. Cependant, le jugement du tribunal stipule clairement que BorsodChem s’engage à laisser l’usage gratuit de ce savoir-faire à toute société qui reprendrait les actifs amont de l’isocyanate.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’électrolyseur présent dans votre usine a été financé à 50 % par le contribuable français. Pouvez-vous préciser les montants engagés et le devenir de cet équipement ?

M. Jean-Luc Béal. Il a été mis en service en 2016 et s’inscrit dans un projet initié entre 2011 et 2013. Son installation répondait aux nouvelles exigences du plan de prévention des risques technologiques (PPRT). L’investissement total s’est élevé à 103 millions d’euros. Étant donné que la société présentait depuis longtemps des résultats opérationnels tout juste équilibrés, cet investissement a nécessité un financement externe. Sur ce montant, 43 millions d’euros ont été subventionnés par l’État, la région et la collectivité locale de Grenoble.

Actuellement, les actifs industriels, y compris l’électrolyseur, sont sur site et pourront être acquis auprès des liquidateurs. Le jugement du tribunal précise que le savoir-faire associé à l’électrolyseur sera cédé à son éventuel repreneur. L’électrolyseur, ainsi que la fabrication de sel, sont disponibles à la reprise. La société Chloralp n’est pas totalement arrêtée, bien qu’elle n’approvisionne plus Pont-de-Clay. Tous ces actifs existent et le savoir-faire sera accessible à tout repreneur potentiel dans le cadre d’une situation post-liquidation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Arkema, qui dispose des activités stratégiques liées au nucléaire, a annoncé la fermeture d’un de ses deux ateliers suite à vos difficultés, entraînant la suppression de 150 emplois. Cette situation représente une perte de souveraineté et un drame social. Pouvez-vous estimer l’impact en termes d’emplois indirects dans le territoire, au-delà des 400 salariés de votre entreprise qui perdront leur travail ?

M. Jean-Luc Béal. Il est difficile d’estimer précisément l’impact total. Nous connaissons les conséquences directes sur la chaîne industrielle, dont la décision d’Arkema, désormais publique. Un autre impact concerne l’activité d’Air Liquide sur le site, qui employait une dizaine de salariés et qui s’arrête également, Vencorex étant son unique client.

Les répercussions s’étendront aux sous-traitants et à la collectivité. Si les emplois ne sont pas recréés dans le même bassin, cela affectera le maintien des emplois indirects. Les estimations généralement avancées évoquent un impact indirect de quatre à cinq fois le nombre d’emplois directs.

M. Frédéric Weber (RN). La situation est dramatique, avec la disparition de plus de 90 % des emplois d’une entreprise de 450 salariés. En retraçant l’historique, on constate que l’activité de Chloralp, issue du groupe Rhône-Poulenc, a été rachetée successivement par différentes entreprises qui ont dégagé des profits pendant des décennies.

Trouvez-vous normal que l’État, donc le contribuable, assume la charge de la dépollution après que plusieurs sociétés anonymes ont bénéficié financièrement du site pendant 120 ans ? Considérez-vous par ailleurs que les normes européennes, notamment environnementales, ainsi que les risques juridiques liés à des poursuites, comme celles engagées par la CGT en 2014 pour des expositions à l’amiante entre 2002 et 2005, ont contribué à fragiliser financièrement la société, conduisant à sa situation actuelle ?

M. Jean-Luc Béal. Concernant la dépollution, je tiens à souligner que les acteurs principaux en charge de cette responsabilité sont toujours présents sur le site. Vencorex, qui existe depuis 2008, n’a généré qu’une pollution extrêmement faible au cours des douze dernières années. De plus, les études menées pour l’acheteur chinois ont confirmé l’absence d’évolution significative de la pollution historique. Les sociétés responsables de cette pollution historique sont toujours en place et n’ont pas quitté le site.

Par ailleurs, la revitalisation d’une plateforme industrielle ne nécessite pas systématiquement une dépollution totale. Prenons l’exemple de celles de Carling ou de Porto Marghera en Italie : aucune dépollution complète n’a été réalisée, mais de nombreuses activités compatibles ont pu être implantées. Ces plateformes centenaires sont, dans la pratique, quasi impossibles à dépolluer entièrement. L’objectif principal est de les revitaliser avec des activités adaptées à la situation existante.

Actuellement, les personnes qui circulent sur celle du Pont-de-Claix et y travaillent ne sont pas exposées à des risques majeurs. Des contrôles sont effectués en cas de suspicion, garantissant ainsi que le site peut être utilisé. Il est néanmoins complexe de déterminer l’étendue exacte de la responsabilité d’un industriel en matière de dépollution. Si tous les industriels de la chimie devaient provisionner l’arrêt total de leurs activités, cela signifierait la fin de l’industrie chimique. Nous devons composer avec un héritage industriel issu d’une époque où la considération environnementale était moindre qu’aujourd’hui. Il serait injuste d’imputer l’entière responsabilité à une société comme Vencorex, car cette responsabilité est, dans une certaine mesure, collective.

La mise en place des normes environnementales européennes est positive. L’industrie chimique européenne a su répondre à ces exigences, ce qui constitue un élément de différenciation et de compétitivité. Cependant, il convient de trouver un équilibre : nous devons progresser vers une chimie plus respectueuse de l’environnement, tout en veillant à ne pas créer des écarts trop importants avec d’autres régions du monde. L’enjeu est de concilier les impératifs environnementaux avec les réalités économiques et la concurrence internationale.

Certes, les impacts de certains règlements européens mériteraient une analyse approfondie avant leur transposition en droit français. Néanmoins, cette orientation vers une industrie plus respectueuse de l’environnement est bénéfique, car elle génère également de la valeur pour les entreprises qui se mettent à niveau. Tout est question de mesure : une progression trop rapide ou trop ambitieuse risquerait de compromettre la compétitivité des industriels sur le marché international.

M. Frédéric Weber (RN). En complément de vos propos, je souhaite souligner l’importance de trouver un juste équilibre. La situation environnementale est certes préoccupante, mais nous ne pouvons ignorer les aspects positifs apportés par l’industrie. Si nos actions conduisent à la disparition pure et simple des entreprises, quel bénéfice en tirerait la société ? Notre objectif doit être de concilier écologie et production responsable, tout en préservant les emplois et la richesse nécessaire au bien-être de chacun. Nous ne cherchons pas à revenir à un mode de vie primitif.

Par ailleurs, dans le bassin d’emploi local, existe-t-il des besoins en techniciens qui faciliteraient le reclassement ? La pyramide des âges de vos employés a-t-elle permis une gestion socialement responsable des licenciements ? Il est évident que l’impact n’est pas le même selon qu’on licencie des personnes de 30 ans ou de 58 ans. Enfin, pouvez-vous détailler les conditions du plan de sauvegarde de l’emploi ? S’agit-il simplement d’indemnités négociées avec les syndicats ou bien avez-vous mis en place des partenariats, notamment avec de grandes entreprises, pour faciliter le reclassement des salariés ?

M. Jean-Luc Béal. Le plan de sauvegarde de l’emploi ne se résume pas à un simple chèque. Nous avons mis en place un ensemble de mesures d’accompagnement. En France, nous disposons de dispositifs de soutien conséquents pour ces situations. Je citerai notamment le contrat de sécurisation professionnelle (CSP), qui offre une aide aux salariés pendant douze mois pour faciliter leur reclassement.

Nous sommes conscients de la difficulté que représente la situation pour nos employés, particulièrement pour ceux qui travaillaient chez Vencorex depuis de nombreuses années. C’est pourquoi nous avons mobilisé diverses structures, financées par l’État et les salariés, autour de France Travail, pour faciliter leur reclassement.

Nous n’avons pas attendu passivement. Dès septembre, notre direction des ressources humaines a contacté des entreprises ayant récemment investi dans la région, notamment sur la plateforme de Jarrie, pour les informer de la situation et explorer les possibilités de reclassement. Nous avons également créé une sorte de forum sur lequel les acteurs économiques de notre réseau nous transmettent leurs offres d’emploi, que nous proposons ensuite directement aux salariés de Vencorex.

À ce jour, la majorité des salariés ont quitté l’entreprise ou sont sur le point de le faire. L’accompagnement se poursuivra au sein des cellules de reclassement, notamment via le dispositif CSP. Nous avons fait notre possible pour aider au reclassement, bien que la gestion de 400 personnes représente un défi considérable pour une structure de management et de gestion des ressources humaines réduite, comme celle de Vencorex. Néanmoins, nous avons déployé tous les efforts possibles pour faciliter cette transition.

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32.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des administrations et organismes publics chargés de l’instruction environnementale ou de la consultation publique des projets industriels : M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public (CNDP) ; M. Laurent Michel, président de l’Autorité environnementale de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable ; M. Baptiste Perrissin-Fabert, directeur général délégué de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ; et M. Régis Passerieux, rapporteur au sein de la direction interministérielle de la transformation publique, ancien commissaire à la transition industrielle, écologique et énergétique de la zone Fos-Berre auprès du préfet des Bouches-du-Rhône

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France par une table ronde réunissant administration et organismes publics chargés de l’instruction environnementale ou de consultation publique des projets industriels.

Je souhaite donc la bienvenue à M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public (CNDP) ; M. Laurent Michel, président de l’Autorité environnementale de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable ; M. Baptiste Perrissin-Fabert, directeur général délégué de l’Agence de la transition écologique (Ademe) ; M. Régis Passerieux, ancien commissaire à la transition industrielle, écologique et énergétique de la zone Fos-Berre auprès du préfet des Bouches-du-Rhône.

Messieurs, je vous remercie de répondre à notre invitation. Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Papinutti, Michel, Perrissin-Fabert et Passerieux prêtent serment.)

M. Marc Papinutti, président de la Commission nationale du débat public. La Commission nationale du débat public (CNDP) a été souvent évoquée dans le cadre de votre commission d’enquête sur l’examen des freins à la réindustrialisation de la France. Nous sommes une autorité administrative indépendante (AAI) chargée de veiller au respect de la participation du public au processus d’élaboration des projets d’aménagement d’équipements d’intérêt national, portés par des personnes publiques ou privées, qui présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. Son rôle consiste à assurer la participation du public et le respect de la convention d’Aarhus du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement.

La CNDP est composée de vingt membres qui représentent l’ensemble de la société, dont deux représentants d’associations environnementales. Son rôle n’est pas de se prononcer sur le fond des projets, mais simplement d’informer et d’associer le public aux décisions le concernant. La CNDP ne peut pas s’autosaisir. Elle intervient fondamentalement, dès que le projet se prépare, afin de voir si les solutions et options proposées peuvent être modifiées et que le public puisse exercer une réelle influence. Ces droits ont été consacrés et bien utilisés par les entreprises ou par les collectivités.

Nous intervenons dans une phase très en amont, bien avant les phases aval d’enquête publique et toutes les autorisations. Sur la période 2021-2023, nous avons connu trente saisines industrielles ayant entraîné des concertations et deux débats publics : sur l’eau en Île-de-France et sur le projet de mine de lithium dans l’Allier. En conséquence, les projets industriels ne génèrent pas massivement des débats publics. De plus, ces saisines industrielles sont de plusieurs types : six concernaient des extensions d’usines existantes, une trentaine portait sur des créations d’entreprises, et sept autres avaient trait à des modernisations ou des reconversions. Ces participations publiques interviennent tellement en amont que, parfois, les dossiers ne sont pas totalement prêts, ce qui provoque parfois un léger retard.

Ensuite, les entreprises nous indiquent que les saisines constituent pour elles un moyen de « s’accrocher » aux territoires ou de revenir sur des territoires qui ne disposent plus d’industries. Dans ces derniers cas, les entreprises apprécient souvent ces concertations, qui lui permettent de retisser des liens avec les territoires et les habitants.

S’agissant des équipements industriels, le délai moyen est de neuf mois entre la saisine de la CNDP et le rendu final des entreprises, selon le déroulé suivant : trois mois pour la préparation de la concertation (parfois accélérée à deux mois, voire un mois), neuf semaines pour la phase de concertation, un mois pour le rapport et deux mois pour les rendus des entreprises. Parfois, les maîtres d’ouvrage porteurs de projets ont rendu immédiatement les documents à la suite du compte rendu établi par le bilan.

M. Laurent Michel, président de l’Autorité environnementale de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable. Je souhaite évoquer devant vous le rôle de l’Autorité environnementale de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable, ainsi que des missions régionales d’autorité environnementale (MRAE).

Notre rôle est défini la fois par le code de l’environnement et le code de l’urbanisme, en grande partie en application de directives européennes. Il s’agit pour nous de donner des avis émanant d’un organisme tiers, neutre et objectif sur des projets de natures diverses : infrastructures, raccordements électriques, zones d’aménagement concerté (ZAC), projets d’usines, projets industriels, secteurs nucléaires ou énergétiques. Nous travaillons aussi sur des plans et programmes des politiques publiques nationales ou locales comme les schémas de cohérence territoriale (Scot) ou les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI), par exemple.

Nous intervenons dans le cadre des procédures d’autorisation ou d’approbation, au regard de l’environnement. Nos avis sont prononcés après avoir examiné deux éléments : d’une part, la qualité et la complétude de l’étude d’impact et d’autre part, la prise en compte des enjeux environnementaux. Nous agissons avant ou pendant l’enquête publique ou la consultation, selon les types de procédures. Les textes et la pratique indiquent que ces avis ont trois types de destinataires : le public, puisque les avis rendus sont publics et peuvent fournir des éléments d’appréciation et d’information ; le maître d’ouvrage, à qui s’adresse en premier lieu les recommandations pour faire évoluer son dossier, voire son projet ; et l’autorité décisionnelle, en général le préfet pour les projets industriels au titre des installations classées. Certains projets peuvent nécessiter des autorisations de ministres, s’agissant par exemple des permis de construire. Malgré notre titre, nous ne sommes pas une autorité décisionnaire, mais plutôt une autorité qui alimente le débat à l’image de la CNDP.

Nos avis ne sont ni favorables ni défavorables à la différence d’autres organismes qui peuvent rendre des avis consultatifs, voire conformes ; ils se présentent sous forme de constats et recommandations. Au niveau national et des missions régionales, tous types de projets et programmes confondus, nous avons rendu environ 4 000 décisions pour les projets intermédiaires, dont un grand nombre de PLUI et de Scot. S’agissant de l’Autorité environnementale nationale, nous traitons environ de quatre-vingts projets par an, sur quatre grandes zones d’activité en 2024. L’année dernière, il s’agissait de sept usines intervenant dans la fabrication de biocarburants, la vente d’éoliennes en mer, la fabrication de panneaux solaires, des usines du cycle nucléaire ou de production de batteries par exemple, ainsi que la mine et l’usine de traitement du lithium Imerys dans l’Allier, précédemment évoquées par Marc Papinutti. Nous traitons également régulièrement les projets d’aménagement des zones portuaires, par exemple à Dunkerque ou Marseille récemment. Parmi les dossiers étudiés, il faut également relever de nombreuses zones d’activités, des infrastructures routières, ferroviaires, mais aussi le renforcement du réseau électrique. Les autres projets, quand ils sont soumis à évaluation environnementale, ce qui n’est pas toujours le cas, relèvent des MRAE. Le délai moyen de remise d’un avis est de deux mois, voire trois mois pour un programme de type PLUI.

Cette activité nous conduit à établir des constats sur les facteurs de difficulté, progrès et réussites dans la définition des projets, particulièrement l’importance de la planification amont dans les plans locaux d’urbanisme (PLU), PLUI, Scot et schémas des grands ports. Il importe ainsi d’identifier des potentielles zones d’activité, voire de les pré-aménager, en évitant les enjeux environnementaux les plus sensibles ou en les anticipant, y compris par des compensations.

Ensuite, lorsque nous passons au niveau du projet, il s’agit de faire en sorte que cette même vision d’anticipation soit réellement itérative. Avant même d’être saisis de projets, nous sommes parfois en contact avec des porteurs de projets qui se posent un certain nombre de questions et peuvent faire évoluer leurs projets. Par exemple, récemment, deux entreprises travaillant sur le même territoire ont décidé de mener une étude d’impact unique, car elles étaient confrontées à la même problématique.

Dans le cadre du travail amont, de nombreux échanges sont conduits entre les services de l’État, les collectivités et les porteurs de projets pour identifier les enjeux, pour préparer les dossiers. Les autorités environnementales peuvent d’ailleurs intervenir lors de cette phase, puisque la loi a prévu la possibilité pour un porteur de projet de demander à l’autorité administrative un cadrage préalable, porté sous forme de questions s’adressant au préfet, à l’Autorité environnementale, ou aux deux. Cette possibilité nous permet de conduire un dialogue pour l’instruction et d’émettre un avis.

Il faut également souligner l’importance des questions internes aux porteurs de projets, le rôle de son organisation et de ses liens avec les bureaux d’études. Ces derniers doivent véritablement être associés pour identifier les enjeux et les faire prendre en compte. Il est nécessaire de disposer de compétences internes, parfois compliquées à établir, pour bien dialoguer avec ces bureaux. À ce titre, je constate une montée en puissance des bureaux d’études et des grands porteurs de projets, voire d’établissements publics ou de collectivités plus petits, en termes de capacité, de méthodologie et d’appréciation des enjeux, par exemple sur la biodiversité.

Les retours d’expérience s’accumulent, sur les planifications sur des grands espaces, au travers des Scot, des schémas des zones industrialo-portuaires, des organisations dans les grands ports, des zones à préserver, voire les éléments qui serviront à la compensation des impacts. Un des enjeux porte ainsi sur l’anticipation des raccordements de dessertes énergétiques ou de transports. Dans tous ces domaines, nous observons des démarches intéressantes.

A contrario, nous constatons encore un certain nombre de difficultés méthodologiques, voire des choix d’implantation qui contribuent à multiplier les impacts et susciter un certain nombre d’inconvénients, lesquels pourront aller jusqu’à engendrer des contentieux. En résumé, il existe encore des difficultés d’anticipation d’un certain nombre de problèmes. Des projets doivent ainsi se réorienter ou voient leur durée s’allonger en raison de contentieux. Enfin, les constats sont contrastés, mais j’imagine que nous aurons l’occasion d’aborder ces éléments, y compris au travers d’exemples.

M. Baptiste Perrissin-Fabert, directeur général délégué de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). L’Ademe est une agence de l’État, dont l’objectif consiste à accélérer la transition écologique. Dotée d’environ 1 000 équivalents temps plein (ETP), nous sommes pourvus d’une forte présence territoriale. Nos bureaux se déploient dans toutes les régions et en outre-mer ; notre siège est situé à Angers et nos antennes sont situées à Montrouge et à Valbonne.

L’Ademe exerce deux métiers principaux : l’expertise et le financement qui sont indissociables. L’Agence instruit et finance les projets. Dans ces conditions, son expertise n’est pas « hors sol » et s’appuie véritablement sur les projets qu’elle accompagne depuis des années. Cette expertise technique permet d’engager de l’argent public en obtenant un maximum d’effet sur les bons projets, grâce à notre accompagnement.

La force de notre modèle repose donc sur un continuum d’intervention très apprécié par les entreprises, qui porte sur la prospective, l’accompagnement méthodologique, les diagnostics sur les économies d’énergie, les économies de ressources, mais aussi des subventions, des études de faisabilité et des subventions aux investissements pour les projets. Notre budget repose sur différentes sources. La première source est la subvention que l’État nous confie chaque année qui permet d’alimenter principalement le fonds chaleur, le fonds économie circulaire, mais aussi la R&D, notre expertise et notre accompagnement territoriaux. Nous nous voyons également confier des budgets pour compte de tiers. Ainsi, le secrétariat général pour l’investissement (SGPI) nous confie des enveloppes France 2030, le ministère de l’agriculture nous transmet également une enveloppe et nous recevons une partie du fonds Vert, à travers les dispositifs de reconquête des friches industrielles et Territoires d’industrie. En 2024, nous avons a été le premier financeur public des entreprises, à hauteur de 2,5 milliards d’euros : aujourd’hui, 75 % de notre budget est dédié à l’accompagnement des entreprises.

Le contrat d’objectif qui nous lie à l’État repose sur trois mots clés – décarbonation, souveraineté et transition juste –, lesquels guident notre doctrine d’intervention. À titre d’illustration, le fonds chaleur permet notamment de décarboner de la chaleur industrielle et d’éviter des importations de gaz fossiles ; chaque année, grâce au fonds chaleur, les économies s’élèvent ainsi entre un et quatre milliards d’euros, qui viennent améliorer notre balance commerciale. En outre, nous sommes convaincus que la décarbonation constitue un enjeu clef pour l’industrie et la pérennité des emplois.

Il convient également de mentionner l’action que nous menons pour le compte du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique sur les éco-scores des véhicules électriques, afin de conditionner les bonus qui y sont associés. À ce sujet, nous avons créé un éco-score pour valoriser la production française et européenne. En matière de politiques publiques, il existe donc bien une convergence entre les enjeux environnementaux et les enjeux de souveraineté industrielle.

En conclusion, nous essayons à la fois d’accompagner l’industrie existante à se transformer et à se décarboner ; mais également d’inventer l’industrie dont nous aurons besoin dans un monde décarboné. Cela implique la création de nouvelles usines de la bioéconomie, la fabrication de tous les équipements nécessaires à celle-ci, des véhicules légers, des pompes à chaleur. Encore une fois, il s’agit pour nous d’un enjeu de pérennisation des emplois et de création de nouveaux emplois.

M. Régis Passerieux, ancien commissaire à la transition industrielle, écologique et énergétique de la zone Fos-Berre. La zone Fos-Berre n’avait pas enregistré depuis quarante ans d’installation de grands projets industriels, avant de connaître à partir de la fin de l’année 2021 un regain assez exceptionnel et surprenant.

Aujourd’hui, nous recensons trente-quatre projets pour au moins 15 milliards d’euros d’investissements privés, hors infrastructures publiques, sur un territoire très marqué par la problématique de décarbonation, dans la mesure où il est très orienté vers les industries fossiles. Dans cette zone, la sensibilité environnementale est également très élevée, puisqu’elle se situe au carrefour de la Camargue, de la Côte Bleue, de l’étang de Berre, de la réserve nationale de la Crau.

Le territoire concentre ainsi 25 % des émissions de CO2 nationales, trois projets nationaux d’intérêt majeur, sept concertations CNDP en un an et demi sur les projets industriels. Face à cet afflux de projets, nous avons géré le « dernier kilomètre » avec les moyens à disposition. J’y ai d’abord contribué en tant que sous-préfet de l’arrondissement d’Istres, puis comme commissaire à la transition industrielle, avec comme équipe un attaché, pour coordonner l’ensemble des administrations.

J’ai ainsi pu tirer un nombre d’enseignements très pragmatiques sur les procédures d’accueil industriel et de transformation : sur les 15 milliards d’euros d’investissements privés, 4 milliards d’euros concernent ainsi des transformations de sites, comme c’est le cas pour Arcelor dans le Nord.

Le premier enseignement concerne l’émiettement institutionnel des acteurs, notamment publics, très préjudiciable à la réussite des projets de développement et de conversion industrielle. Nous l’avons tout particulièrement perçu dans la zone Fos-Berre, où l’espace du port ne recoupe pas l’ensemble du périmètre industriel. Il n’y existe donc pas une unité de lieu, une unité institutionnelle. Il faut également mentionner un éloignement du centre de la métropole et les problèmes de transport associés ; à l’inverse de Dunkerque ou du Havre par exemple. D’expérience, il m’apparaît que ce problème d’émiettement est global.

Le deuxième enseignement, lié, est le suivant : la complexité des procédures, qui est réelle et suscite le plus grand nombre d’inquiétudes, n’est peut-être pas le problème le plus important. En effet, ce problème peut être traité en mode projet, ainsi que nous l’avons fait avant même l’application de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, qui a resserré les procédures d’instruction et de concertation en trois mois. Devant la charge de travail à laquelle nous étions confrontés, j’ai ainsi suggéré au préfet de mettre en place des comités opérationnels qui réunissaient une journée par mois l’ensemble des administrations de l’État et des opérateurs, dont l’Ademe, la SNCF, la région, la métropole, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), RTE ou Enedis. En auditionnant les entreprises et en travaillant en transversalité grâce à des comptes rendus très précis des schémas de suivi, nous avons délivré les autorisations environnementales en l’espace de sept mois et les permis de construire du projet du premier projet instruit. Celui-ci concernait les panneaux photovoltaïques de la société Carbon, dans un terrain qui n’était pas dé-risqué. En résumé, les problèmes ne portent pas tant sur les procédures elles-mêmes que les parties prenantes et les animateurs, qui peuvent les bloquer ; ils concernent plus les « freineurs » que les freins. Aujourd’hui, les procédures sont surmontables.

Le troisième enseignement est le suivant : nous ne nous sommes pas donné collectivement les moyens de trancher des contradictions juridiques, doctrinales voire idéologiques sur les points d’arbitrage à réaliser pour développer les projets industriels. Ici aussi, la problématique est liée à l’émiettement. Il existe des forces sous-jacentes, avec des commissions, des comités, des administrations différentes qui rendent des avis qui s’entremêlent, complexifient les procédures et fragilisent les contentieux. Si l’industrie constitue véritablement une priorité, il nous faut accomplir deux actions. Il s’agit de disposer, d’une part, de critères standards – je pense notamment à la démarche compensation – et, d’autre part, des autorités qui puissent trancher vite et fermement. Les choix doivent être clairs et courageux.

Le quatrième enseignement est le suivant : l’acceptabilité n’est pas un véritable problème. Nous avons su démontrer sur la zone Fos-Berre que l’accueil des projets industriels par les populations est possible si l’on associe toutes les parties en amont. Avec méthodologie, nous l’avons fait en créant le laboratoire territorial Industrie Fos-Berre, qui était pilote sur le plan national, et qui a permis de réunir à la fois les administrations, les collectivités territoriales, les citoyens et les élus. Ce travail a permis de disposer de prérequis et surtout de faire évoluer les points de vue des parties prenantes du territoire, de manière globale et adulte. Cet aspect est à mon avis tout à fait transposable dans de nombreux autres secteurs.

En résumé, les problèmes très pénalisants sont liés à l’émiettement institutionnel des acteurs et aux contradictions dans la hiérarchie des objectifs, laquelle est liée à cet émiettement ; devant la complexité des procédures et les enjeux d’acceptabilité.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur Papinutti, quel est votre avis sur les premiers effets de la mise en œuvre de la du loi 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte ? Je pense par exemple à la parallélisation des procédures, à l’encadrement du droit au recours. Que pensez-vous de l’émiettement mentionné par M. Passerieux ? Que pensez-vous du bien-fondé de permettre aux projets industriels de rendre optionnelle la saisine de la CNDP ?

Monsieur Michel, je voudrais également vous interroger sur cet émiettement des acteurs. Par exemple, les difficultés d’analyse et de traitement rencontrées par les agents des Dreal sont souvent liées aussi à l’obligation de saisine d’un grand nombre d’autorités différentes, comme les autorités préfectorales, les autorités environnementales, les différentes administrations centrales ou déconcentrées. Pouvez-vous partager avec nous différentes recommandations sur la simplification des procédures de traitement des autorisations ?

Monsieur Perrissin-Fabert, je m’interroge sur l’efficacité et l’efficience de l’allocation des fonds qui sont accordés à l’Ademe. L’Agence a-t-elle besoin par exemple d’une équipe « Ademe international » ? Les fonds accordés à l’Agence en matière de dépenses de fonctionnement ou d’investissement sont-ils affectés de manière optimale ? Faut-il revoir une partie de ces procédures et autorisations de financement ? Le fonds Vert est-il alloué de manière optimale ?

Monsieur Passerieux, vous avez évoqué l’accélération des procédures qui a été permise à Fos-sur-Mer par l’organisation de votre laboratoire au niveau local, en associant toutes les parties prenantes. Considérez-vous que certaines d’entre elles font double emploi ? Je pense aux procédures en matière d’autorisation patrimoniale, historique, industrielle, les normes Seveso, les normes d’accès à l’eau, d’accès à l’énergie. Quelles mesures de simplification draconiennes pourrions-nous porter ?

Ensuite, les actions que vous avez déployées sur le port de Fos-sur-Mer peuvent-elles être reproduites de manière uniforme au niveau national ou faut-il laisser au contraire une marge de manœuvre nécessaire à tous les acteurs locaux pour s’organiser à l’échelle de chaque région, département, agglomération et s’adapter aux réalités de chaque échelon local ? Enfin, estimez-vous que France Expérimentation soit suffisamment connue pour offrir un cadre juridique sécurisant et répondre à des enjeux spécifiques ?

M. Marc Papinutti. L’outil présenté plus tôt par M. Passerieux, dont il a assuré l’animation de manière remarquable, a été extrêmement important pour nous. Il a été utilisé une fois à Fos-sur-Mer, mais pas à Dunkerque, dans la mesure où le territoire s’est organisé différemment. De fait, il est important de signaler que chaque territoire présente des particularités.

Ensuite, je ne peux vous renseigner véritablement sur les effets directs de la transformation de la chaîne avale, car nous intervenons très amont. La fabrication de l’avis du public tel qu’il est reporté par nos garants constitue une introduction à la partie aval. À notre niveau, les études d’impact ne sont pas complètement réalisées, le projet est souvent modifié parce qu’il n’est pas complètement construit.

Je souligne par ailleurs la remarquable préparation du débat sur la loi industrie verte. Lorsque je me suis rendu une première fois en juillet 2023 à l’une des réunions de pilotage organisées par Régis Passerieux, j’ai pu observer la force du collectif, qui est particulièrement prononcée dans les sites où l’industrie est connue. La préparation du débat est plus difficile à établir lorsque ces sites n’ont pas été industrialisés ou ont connu une désindustrialisation rapide, à plus forte raison si les sites ont laissé des traces négatives, notamment sur l’environnement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel regard portez-vous sur la volonté du gouvernement, que mon groupe du Rassemblement National a soutenu, de ne plus recourir à la CNDP dans le cadre des projets d’intérêt national majeur (PINM) ? Par extension, quel regard portez-vous sur la possibilité de ne plus rendre obligatoire le recours à la CNDP dans le cadre de l’installation de nouveaux projets industriels, voire d’extension ?

M. Marc Papinutti. La procédure du PINM, que j’ai vécue lors du débat sur la mine de lithium dans l’Allier, est assez éloignée des nôtres. Elle est essentiellement orientée autour de l’urbanisme. L’industriel a lui-même indiqué qu’il envisageait bien une procédure d’urbanisme pour simplifier son implantation technique.

La question de la suppression du recours à la CNDP constitue un débat actuellement mis en exergue. Les textes fondateurs de la CNDP s’attachent à l’environnement, à la possibilité offerte aux publics d’être informés et de pouvoir peser sur la décision. De manière très terre-à-terre, les entreprises se rendent dans les territoires, sur les marchés, parfois dans des supermarchés, pour présenter leurs projets. Il ne faut pas sous-estimer l’enjeu de présentation par une entreprise d’un sujet industriel complexe, parfois très novateur, à des territoires qui ne connaissent pas toujours ces sujets : par exemple, les sites classés Seveso.

Les entreprises ont besoin de ce rapport avec le territoire, et je pense que la CNDP y contribue. Nous ne donnons pas d’avis sur les projets, mais offrons un cadre permettant la qualité des échanges avec les publics. Lorsque sur un territoire, un objet nouveau s’implante, il est important de pouvoir permettre aux individus de s’exprimer. Le champ législatif est ainsi fondé sur cette logique permettant aux publics de s’exprimer. La question de la simplification serait particulièrement pertinente si la procédure actuelle faisait perdre beaucoup de temps, ce qui n’est pas le cas. En effet, le temps de la concertation intervient à un moment très en amont du projet.

Je fais partie de ceux qui pensent que nous pouvons être à côté de Business France quand des décisions se proposent, pour préparer le territoire. La présentation d’une entreprise, de son projet, de ses subtilités, de ses besoins en énergie, en mobilité, en formation me semble ainsi essentielle, au-delà de l’enjeu de réduction des contentieux si la concertation n’est pas organisée.

M. Alexandre Loubet. Si je devais me faire l’avocat du diable, je soulignerais que plusieurs reproches sont adressés à la CNDP. Premièrement, dans la mise en œuvre des missions fixées par la loi, il est parfois estimé que les actions de la CNDP allongent les délais. Comment proposeriez-vous concrètement de simplifier ces actions pour réduire les délais de mise en œuvre des projets industriels ? Le deuxième reproche concerne le coût induit pour le porteur de projet et le troisième est le suivant : l’organisation de ces concertations peut être un facteur de multiplication des contentieux.

M. Marc Papinutti. La loi nous a conféré des délégués régionaux, qui pratiquent le contact. Ce procédé nous a permis de trouver des entreprises qui arrivaient sur le territoire, dont certaines ont même découvert l’existence de la CNDP et de la procédure. Nos délégués régionaux se rendent dans les comités de l’administration régionale (CAR), rencontrent les agents des Dreal et tous ceux qui sont chargés de donner des autorisations. J’écris aux entreprises pour leur indiquer qu’elles ont répondu à un appel à projets pour une installation à tel ou tel endroit, et qu’elles seront soumises à une procédure qui, si elle est prise très en amont, est très loin de celles dont nous parlons.

Ensuite, le coût est à la charge des entreprises. Il est assez maîtrisé et correspond au coût classique de réunions publiques ou de réunions en visioconférence, que nous développons de plus en plus. La plupart des entreprises poursuivent ce fonctionnement et conservent ce système d’information jusqu’à l’enquête publique, voire plus loin, jusqu’à la fin du projet. Il permet en effet d’apporter des réponses à des questions publiques simples. Ce point de contact permet aux entreprises d’évoluer et de faire comprendre à chaque fois leur projet. J’échange avec les entreprises et les assistants à maîtrise d’ouvrage (AMO).

Les territoires, l’État et l’ensemble des acteurs ont intérêt à mettre en commun ces sujets. Il vaut mieux connaître le plus tôt possible les opposants à un projet plutôt que les découvrir trop tard, probablement à des mauvais moments, notamment les moments de contentieux, si les sujets ne sont pas traités en amont avec l’Autorité environnementale ou le délégué territorial local. Si l’entreprise ne saisit pas dès le début que son projet est source de clivage, la situation peut difficilement être corrigée par la suite, car l’opposition se cristallise.

M. Laurent Michel. À partir de la question de l’émiettement des acteurs, vous avez évoqué le sujet de la simplification. Je précise que je n’exprimerai pas une position du ministère, mais que je peux témoigner de mon expérience, ayant travaillé au niveau déconcentré ou au niveau national sur la mise en œuvre de procédures d’autorisation, notamment en matière d’environnement.

Les deux sujets relatifs à l’émiettement et aux difficultés des décisions sont liés. De nombreux acteurs de la vie des projets comme ceux qui établissent les plans urbains, ceux qui amènent les réseaux d’énergie ou d’autres gestionnaires, ont des rôles à jouer dans la planification et la réalisation. Ils disposent eux-mêmes de leurs propres procédures décisionnelles.

Aujourd’hui, 95 % des décisions relèvent en France de l’État, comme celles qui concernent les installations classées, les installations nucléaires, les grandes infrastructures énergétiques. Dans des États fédéraux comme en Allemagne, les choix sont plus fréquemment réalisés au niveau des Länder. Les autorités locales accordent des autorisations. Il existe des enjeux multiples, qui peuvent être contradictoires, mais d’une certaine manière, il est normal que les enjeux d’environnement fassent l’objet d’expressions. Plus tôt ces enjeux sont posés de la manière la plus transparente, plus tôt ils sont défendus, plus ils sont intelligibles.

En matière de simplification, il faut distinguer les outils et la pratique. S’agissant des outils, certains éléments peuvent être consolidés. Des évolutions sont par exemple intervenues pour diminuer le nombre d’étapes des contentieux. Ces évolutions nécessiteront d’évaluer les retours d’expérience. Cependant, il convient d’être vigilant : la faculté de mener des contentieux fait partie des caractéristiques de la démocratie. Désormais, un certain nombre de grands projets sont parfois jugés directement par les cours administratives d’appel, voire directement au Conseil d’État, mais cette procédure ne peut pas non plus être généralisée.

Il peut exister également un débat sur l’unification des procédures, qui vise à rassembler plusieurs autorisations dans une seule procédure. Tel est le cas aujourd’hui, dans 75 % à 80 % des cas. En outre, il est sans doute possible de simplifier certains dossiers. Par exemple, il serait certainement envisageable de réunir l’étude d’impact, le dossier d’autorisation pour les installations, ouvrages, travaux et activités soumis à autorisation ou à déclaration « loi sur l’eau » et le dossier de dérogation « espèces protégées » dans un même document, afin de faciliter le travail d’élaboration et d’analyse, mais aussi de consultation.

Ensuite, il me semble essentiel de se concentrer surtout sur la pratique, à travers le besoin d’anticipation de la planification. Il s’agirait ainsi que l’espace soit préparé pour pouvoir accueillir ces projets, de manière souple et résiliente. Un certain nombre de dispositions législatives ont également eu pour objectif d’anticiper et de globaliser les approvisionnements énergétiques, voire les moyens de transport. Il convient également d’anticiper en amont de projets.

S’agissant des autorisations environnementales, je suis favorable à l’idée que les autorités environnementales soient plus souvent sollicitées en matière de cadrage, afin d’évoquer les enjeux. La CNDP l’a d’ailleurs demandé à certains porteurs de projets ou préfets, par exemple lors du débat global de territoire à Fosse-Berre. Sur la base de questions précises, le préfet nous a ainsi demandé notre avis sur la manière dont il pensait aborder les questions environnementales. À mes yeux, les anticipations sont ainsi essentielles, à travers des acteurs qui assurent le lien entre la complexité d’un dossier et les porteurs de projet.

J’ai débuté ma carrière en Lorraine, comme chef de la division environnement industriel et il existait à l’époque de nombreux projets d’origine japonaise, américaine ou allemande. L’association pour l’expansion industrielle de la Lorraine (Apeilor) et le commissaire à l’industrialisation consacraient l’essentiel de leur temps à identifier les prospects et le foncier, à discuter avec les collectivités, mais aussi à rendre visite à l’administration en charge des procédures, pour nous proposer les porteurs de projets le plus en amont. Nous étions également avertis qu’un dossier arrivait ; nous pouvions ainsi nous organiser et anticiper les points de tension.

Les époques ne sont pas comparables, mais il faut privilégier une prise en main en amont et une coordination des acteurs pour faciliter les procédures nécessaires et la réalisation concrète des différentes étapes. Cette coordination des acteurs nécessite évidemment des moyens humains suffisants pour traiter ces sujets, ainsi qu’un travail dans la durée.

En définitive, il s’agit d’une matière vivante, complexe, technique, juridique. Nous avons parfois besoin de stabilité et de temps pour faciliter la compréhension de ces nouvelles réglementations par les porteurs de projets, les bureaux d’études, les services de l’État, les acteurs dans les collectivités. De fait, une procédure non maîtrisée leur fait perdre beaucoup de temps.

Toutes les parties prenantes doivent pouvoir se situer au sein de ces processus. Les dossiers qui remontent attestent que certains territoires se sont appropriés les nouvelles dispositions, quand pour d’autres, les démarches demeurent plus hésitantes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ces questions ramènent au débat entre déconcentration et décentralisation. Comment percevez-vous l’émergence ex nihilo de nouveaux acteurs, à l’échelle départementale, régionale, parfois même intercommunale, c’est-à-dire des autorités environnementales locales sans lien direct avec votre organisme ? Leur avis est-il réellement pertinent ? Leur présence ne constitue-t-elle pas une complexification inutile, dans la mesure où votre autorité dispose déjà a priori de standards suffisamment exigeants et d’une expertise reconnue ?

M. Laurent Michel. Au-delà des acteurs officiels, il me semble difficile d’interdire l’organisation spontanée par les collectivités ou par des acteurs de la société civile de telle ou telle instance. Il serait possible d’en décider autrement, mais j’estime que notre administration d’État fournit, sous la houlette des préfets, un certain nombre de garanties quant au sérieux de l’instruction, la prise en compte des impacts environnementaux, l’expérience dans la conduite des actes administratifs et des actes d’enquête. Ces éléments me semblent constituer une des forces des Dreal, des directions départementales des territoires (DDT).

Nous vivons une situation où la décentralisation a non seulement été souhaitée, mais où elle est également réelle et positive. Dès lors, il est normal que les territoires puissent développer divers modes d’expression et d’organisation. Je pense par exemple aux parcs naturels régionaux (PNR), qui correspondent à des lieux où les collectivités, les acteurs, ont souhaité prendre en main un certain nombre de sujets. Dès lors, il n’est pas illogique qu’ils s’expriment.

À l’inverse, il serait néfaste que ces collectivités ou acteurs expliquent vouloir fournir un avis propre parce qu’ils n’ont pas confiance dans les actions des préfets. Cependant, je ne connais pas de cas qui relèveraient de cette logique. Il est important que les collectivités soient consultées pour leurs compétences ; mais il ne me semblerait pas opportun de multiplier des organismes dupliquant l’expertise des services et établissements de l’État. En matière de biodiversité, la Dreal, la DDT et l’Office français de la biodiversité travaillent ensemble et nous transmettent des avis qui reflètent la vision du terrain. En conséquence, il n’est pas nécessaire de créer une nouvelle agence. Je n’ai pas en tête des cas où des organismes auraient exprimé des avis concurrents aux nôtres.

En résumé, il faut veiller à la stabilité du paysage et se garder de toute duplication. Il n’en demeure pas moins que la démocratie permet aux uns et aux autres de s’exprimer, ce qui est normal.

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Monsieur le président, vous m’avez interrogé sur l’organisation et l’efficacité globale de l’Ademe. Je souhaite à ce titre vous fournir quelques chiffres : 92 % de notre budget sont consacrés au soutien de projets structurants sur les territoires. Le reste du budget sert à financer des expertises et la mise en sécurité de sites industriels dont les responsables sont défaillants. Concrètement, quand une usine fait faillite, est insolvable, le préfet écrit au président de l’Ademe pour lui demander d’intervenir et de mettre en sécurité le site s’il existe des risques d’ordre public dans l’environnement proche de ce site industriel défaillant.

Ensuite, les frais de fonctionnement et la masse salariale de l’Agence s’élèvent à 120 millions d’euros. À ce sujet, l’Ademe a réalisé des gains de productivité assez gigantesques au cours des cinq dernières années, puisque nos volumes d’intervention ont été multipliés par cinq, quand nos effectifs restaient quasiment constants. Nous avons produit des efforts d’optimisation très importants dans nos systèmes d’information, notamment à travers une digitalisation intégrale de tous les dossiers ou la création d’une plateforme de dépôt très ergonomique pour les projets des collectivités et des entreprises, particulièrement appréciée par nos bénéficiaires. De même, lors des quatre dernières années, nos frais de fonctionnement par ETP sont restés stables, signifiant que l’inflation a été absorbée par des mesures de sobriété internes.

Ensuite, le président de l’Agence est particulièrement attentif à l’efficacité carbone de chaque euro investi. Tous nos projets sont pilotés à l’aune des euros publics investis par mégawattheure d’énergie renouvelable produit (9 euros par mégawattheure en moyenne) ou des euros investis par tonne de CO2 évitée par l’argent public (44 euros par tonne de CO2 évitée).

Ensuite, l’équipe chargée de l’international à l’Ademe comporte une douzaine de personnes et sa stratégie a été recentrée sur l’Europe, le couple franco-allemand et quelques enjeux comme la décarbonation de l’industrie ou l’économie circulaire. Cette équipe nous permet ainsi de mobiliser des fonds européens, en identifiant les projets Horizon, les projets Life que nous pourrons récupérer. À titre d’exemple, nous allons nous associer à nos homologues allemands dans le cadre d’un projet financé par l’Instrument financier pour l’environnement (Life) sur l’intelligence artificielle et l’environnement. Il faut également relever les enjeux d’influence auprès de la Commission européenne sur des sujets où nous sommes pionniers en France, comme les éco-scores que je mentionnais précédemment.

Enfin, vous m’avez interrogé sur le fonds Vert, dont nous sommes opérateurs de deux de ses lignes. La première concerne la reconversion des friches polluées, pour 30 millions d’euros. Ce dispositif est particulièrement apprécié par les collectivités, car elle permet de faciliter l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) et d’aller reconquérir du foncier industriel. La deuxième concerne le dispositif Territoires d’industrie et nous a permis d’accompagner 160 projets pour 60 millions d’euros. Ce dispositif a trouvé sa demande, à travers des projets d’industrie dans la bioéconomie, le recyclage, la réindustrialisation du vélo et le textile. J’ajoute que la relation avec les préfets se déroule très bien dans le cadre de ce dispositif.

M. le président Charles Rodwell. Sur quelle base vous fondez-vous pour estimer que 92 % de votre budget sont consacrés au soutien de projets structurants sur les territoires ? À quoi correspond un projet « structurant » ? Ensuite, comment percevez-vous les critiques qui vous sont adressées par les entreprises qui ne parviennent pas à postuler aux appels d’offres de financement Ademe sur un grand nombre de fonds ?

Par ailleurs, comment coordonnez-vous au quotidien votre action avec la Banque publique d’investissement (BPIFrance) et les préfectures ? Aujourd’hui, de nombreux moyens financiers sont rendus disponibles pour décarboner et industrialiser notre pays, mais les guichets sont extrêmement nombreux, qu’il s’agisse des chambres de commerce et d’industrie (CCI), de l’Ademe, de BPIFrance, des régions, des départements et des préfectures.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je me permets de prolonger la question du président. Vous êtes opérateur du programme France 2030 pour un montant d’à peu près 8 milliards d’euros. Quels sont très concrètement les critères d’attribution pour les entreprises dans le cadre de ces appels d’offres ? Comment définissez-vous cette « structuration » du territoire ? Cela se concentre-t-il exclusivement sur la décarbonation ? Par ailleurs, comment définissez-vous cette décarbonation ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Parmi les projets structurants, je peux mentionner le dispositif territorial de zone industrielle bas carbone (Zibac), qui existe à Fos-sur-Mer, à Dunkerque, sur l’axe Seine Normandie, dans la vallée de la chimie ou à Saint-Nazaire. Plutôt que de décarboner usine par usine, l’idée consiste à déployer une approche territoriale à l’échelle de ces grandes zones industrialo-portuaires, pour mutualiser des infrastructures de décarbonation. Pour y parvenir, il a fallu s’organiser, mobiliser la collectivité et les industriels pour établir les emplacements des tuyaux, la collecte de la chaleur, la captation du CO2 dans certaines industries, dans l’idée de le réutiliser pour d’autres usages, dont les des carburants de synthèse fabriqués en utilisant de l’électricité décarbonée ou e-carburants ou de l’enfouir quelque part en mer du Nord. Il va en va de même pour l’hydrogène.

À l’échelle de ces zones industrielles, ces opérations sont très structurantes. Nous avons lancé ce dispositif dont un grand nombre d’études sont en cours et nous permettront d’apporter des soutiens en investissement. Ces derniers sont bien plus pertinents que si nous n’avions pas conduit cette démarche CO2.

M. le président Charles Rodwell. Ma question concerne les critères de choix. Les fonds à votre disposition sont constitués par de l’argent public. En tant que parlementaires, nous avons besoin de connaître le fondement objectif de vos choix d’investissement dans un territoire, un département, une collectivité, une région. Comment établissez-vous ces choix qui permettent ensuite d’investir l’argent des Français dans des projets structurants pour notre pays ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Le classement des projets répond à des règles européennes. À la suite d’un appel à projets, nous recevons les candidatures, qui font l’objet d’une instruction technique. J’ai déjà esquissé une partie de la réponse lorsque j’ai évoqué les deux grands critères d’impact : les euros par mégawattheure et les euros par tonne de CO2. Nous classons ainsi les projets en fonction de leur efficience sur ces critères. Nous formulons des recommandations, et pour des projets qui dépassent un certain montant, la comitologie de France 2030 décide de l’attribution de l’aide. Quoi qu’il en soit, l’instruction technique permet ce classement selon les deux critères objectifs que j’ai mentionnés, mais également des calculs de taux de retour sur investissement, pour nous assurer de l’absence d’effets d’aubaine.

M. le président Charles Rodwell. Évaluez-vous systématiquement votre impact ? Évaluez le succès des opérations dans lesquelles vous investissez ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. L’une des marques de fabrique de l’Ademe consiste en effet à suivre ses projets dans la durée, pour pouvoir capitaliser et nourrir l’expertise dont je vous parlais lors de mes propos liminaires. L’expertise et le financement vont de pair.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez parlé de critères objectifs, mais votre établissement public a lancé il y a peu le label VertVolt qui vise « à réaliser une sorte de fact checking des offres d’électricité de nombreux fournisseurs d’électricité en France ». Sur le site « Agir pour la transition », qui est piloté par l’Ademe, il est indiqué que « certaines offres d’électricité se déclarent vertes, car le fournisseur achète à des producteurs européens d’électricité renouvelable des certificats appelés garanties d’origine, alors qu’il achète en réalité de l’électricité à un autre producteur utilisant du gaz, du charbon ou du nucléaire pour fabriquer de l’électricité ».

En tant qu’établissement public, qui vit d’argent public et qui dépense de l’argent public, c’est-à-dire l’argent du contribuable, trouvez-vous qu’il est objectif de considérer que l’électricité électronucléaire produite par nos centrales nucléaires décarbonées n’est pas verte ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Nous n’avons jamais prétendu que l’électricité décarbonée n’était pas verte. Le label VertVolt vise justement à redonner de la confiance sur un marché où il existait une défiance quant à l’origine de l’électricité. Ce label ne porte que sur l’énergie renouvelable, l’électricité renouvelable. C’est la raison pour laquelle l’électricité nucléaire n’est pas concernée.

M. le président Charles Rodwell. Pourtant, l’électricité nucléaire définie par les politiques du gouvernement est considérée comme une énergie verte et décarbonée. En conséquence, l’élément souligné par M. le rapporteur est tout simplement surprenant.

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Je suis d’accord, mais le label VertVolt ne vise pas cette électricité, il concerne l’électricité provenant d’énergies renouvelables.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À partir du moment où l’on qualifie une offre d’électricité comme étant « verte », cela signifie qu’elle est décarbonée. Je n’ai aucune appétence pour les énergies renouvelables intermittentes, mais reconnais qu’elles produisent de l’énergie décarbonée. Simultanément, avez-vous l’honnêteté intellectuelle d’en dire autant concernant le nucléaire ? Au nom de quoi ne qualifiez-vous pas la production électrique nucléaire comme une offre d’électricité verte ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. L’électricité nucléaire est par définition décarbonée. Il s’agit donc d’une électricité verte. Cependant, elle ne rentre pas dans les critères de ce label.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mais encore une fois, sur votre site, il est question de ce label qui a pour objet de « qualifier des offres d’électricité comme vertes ». Dès lors, ce que vous affirmez n’est factuellement pas vrai, ou alors il vous faut modifier ce qui est indiqué sur votre site internet, de même que les critères d’attribution, voire de qualification du label. Vous pouvez toujours créer un label « électricité renouvelable », mais ne parlez pas d’un label d’offre d’électricité verte. Avec l’argent du contribuable, vous financez ce qui a été dénoncé tout à l’heure, c’est-à-dire une propagande idéologisée.

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Ce label a pour objet d’orienter les consommateurs d’électricité qui sont aussi prêts à payer un peu plus pour obtenir de l’énergie renouvelable électrique. L’argent de l’Ademe n’est pas dépensé sur ce sujet ; il s’agit simplement de recréer de la confiance dans ce marché. Enfin, l’électricité nucléaire est évidemment décarbonée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous comprenez bien malgré tout que la formulation retenue relève de la désinformation, puisque vous qualifiez le nucléaire comme n’étant pas une offre d’électricité verte.

Ensuite, ma deuxième question est la suivante : combien de fois avez-vous porté votre costume avant de le laver, Monsieur le directeur général délégué ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. Vous faites référence ici à des éléments du guide grand public qui avait été publié par l’Ademe et qui a enregistré un très grand succès, de très nombreux téléchargements. Dans notre contrat d’objectif avec l’État, il est en effet question de sensibiliser le grand public. Ce guide grand public traitait de vrais sujets sur la qualité de l’air intérieur, en fonction des détergents que l’on utilise. De fait, il est possible de porter un certain nombre de fois un costume avant de le laver.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Très honnêtement en dehors de vos missions de financement, j’éprouve des difficultés à identifier la pertinence, l’utilité de l’Ademe. Pourriez-vous tenter de me convaincre s’il vous plaît ?

M. Baptiste Perrissin-Fabert. L’une de nos missions consiste à éclairer le débat public sur ces enjeux, qui sont complexes et controversés. Face à cette complexité, nous nous efforçons d’apporter des éclairages sur des faits objectifs, en capitalisant sur l’expertise de l’Ademe.

Ensuite, la mission « grand public » ne constitue qu’une faible part de la mission de l’agence. Les missions principales concernent l’accompagnement des collectivités, des entreprises pour la transition. À titre d’illustration, les ministres Christophe Béchu et Agnès Pannier-Runacher ont créé le réseau Élus pour Agir, qui s’adresse à des élus municipaux ayant besoin de clés de décryptage de la transition écologique, quand ils doivent voter leur budget, opérer des choix d’investissement. Il s’agit de leur permettre de disposer de quelques réflexes en termes d’adaptation au changement climatique, en termes de rénovation de leurs bâtiments publics. Aujourd’hui, 4 000 élus font partie de ce réseau, lancé il y a un an et demi. Ils participent tous les trois mois à des webinaires que nous organisons et ils y trouvent des informations utiles.

Notre action à destination des entreprises est également importante. Aujourd’hui, nous sommes les acteurs de référence pour la décarbonation de l’industrie. Nous avons établi pour les secteurs les plus émetteurs, des plans de transition sectoriels et financés par un projet européen, notamment grâce à notre cellule européenne qui est allée chercher ces fonds. France Industrie, toutes les fédérations professionnelles de l’acier, de la chimie, du ciment ont travaillé avec nous pour construire ces feuilles de route de décarbonation à l’horizon 2050. Cet outil permettra ensuite de calibrer l’argent public dont nous avons besoin pour accompagner la décarbonation de ces secteurs. Comme je l’avais indiqué en propos liminaire, la décarbonation représente un enjeu de pérennité pour ces pour ces acteurs.

En résumé, nos trois cibles sont le grand public, les collectivités et les entreprises. Pour chacune de ces cibles, nous produisons de l’expertise, de l’accompagnement, de la mobilisation d’écosystèmes. Aujourd’hui, l’Ademe est une marque reconnue qui apporte dans le débat des informations utiles et appréciées par ses bénéficiaires.

M. Régis Passerieux. Votre première question portait sur les mesures de simplification draconiennes à mettre en œuvre. Je réitère mes propos initiaux : il existe certainement des gains en termes d’amélioration juridique des procédures, mais ils n’entraîneront sans doute pas des gains massifs de productivité. Encore une fois, nous sommes confrontés à un problème pragmatique d’application en raison de l’émiettement des acteurs, qui doit faire l’objet du travail principal.

Du haut en bas, il existe une multiplicité d’acteurs : direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), direction générale des entreprises (DGE), direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (Dgaln), direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (Dgitm), Ademe, SGPI, BPIFrance, Banque des territoires, OFB, Commission de régulation de l’énergie (CRE), Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), sans compter les commissions. Chacun énonce un avis sur la manière dont les règlements doivent être interprétés, mais personne n’arbitre, ni ne tranche réellement. Cet émiettement, qui entraîne des perceptions différentes, aboutit à des décisions difficiles et délicates, qui menaceront en outre le contentieux.

La difficulté pour un industriel n’est pas seulement de traiter une procédure administrative mais de la traiter en parallèle d’autres nombreuses actions : la levée de fonds, le raccordement électrique, etc. Les arbitrages doivent donc être extrêmement rapides si l’industriel veut sortir son projet dans les temps. L’émiettement des procédures aboutit à des situations délicates qui peuvent aggraver le contentieux. 

Je peux vous donner des exemples concrets sur les procédures de compensation environnementale et sur le financement. Il existe aujourd’hui des demandes de la part de plusieurs sites, qui ont écrit aux directions en leur demandant d’harmoniser et de clarifier les méthodologies de compensation environnementale.

J’ai connu plusieurs projets qui se sont présentés sur des zones humides. Nous avons posé le problème de la compensation et avons été confrontés à des doctrines toutes différentes. Par exemple, le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage) prévoit une compensation multipliée par quatre. Il a fallu que je déniche une jurisprudence du Conseil d’État de 2019 qui établit que l’on ne peut appliquer pas les critères du Sdage directement sur le plan local, si des règles de planification intermédiaire ne sont pas établies. Après avoir obtenu la compensation des seules fonctionnalités mises en place, j’ai été amené à définir ces fonctionnalités. Dans la commission de projet que nous avions mise en place, l’OFB est arrivée avec son guide pratique qui aurait valeur de norme : je tiens à souligner qu’il ne s’agit pas d’une loi. Il a fallu exercer mon autorité pour maintenir le principe de compensation des dégradations seules. Le problème est que les élus, les gestionnaires portuaires nous ont demandé de trancher ce point.

En Allemagne, les procédures sont plus standardisées. En France, nous avons à l’inverse l’impression d’une absence d’arbitrages, en raison de l’émiettement des acteurs. En outre, les administrations centrales et locales ne sont pas toujours facilitatrices. Par exemple, au sein d’une même direction régionale, il peut exister des « avis sincères » différents.

À ce titre, je souhaite vous faire part d’un arbitrage que nous ne parvenons pas à obtenir, mais qui changerait pourtant la donne. Le Grand port maritime de Marseille (GPMM) pratique la démarche « Éviter-réduire-compenser ». Sur les 10 000 hectares de la zone du port de Fos-sur-Mer, 4 000 hectares sont protégés, dont 2 600 sont déjà gérés. Mais chaque fois qu’une parcelle est aujourd’hui placée en aménagement industriel, il est non seulement demandé d’établir des mesures d’évitement, mais également de mesurer les effets globaux. Pourtant, la compensation a déjà eu lieu, à travers les 4 000 hectares protégés, précisément pour compenser. Mais lorsque nous demandons qui peut arbitrer, personne ne répond. En outre, ces zones sont bien gérées par le port et ne sont pas dégradées. En conséquence, pour les 700 hectares qui restent à aménager, nous n’arrivons plus à trouver des terrains assez dégradés pour pouvoir compenser en proximité. Vous constatez donc bien l’absurdité à laquelle l’absence de décision nous conduit.

Par ailleurs, les avis divergent sur ces compensations. Au-delà du problème de la réglementation, il faut également s’interroger sur la composition d’un certain nombre de commissions, qui portent avec sincérité des points de vue alors qu’elles devraient se contenter de formuler des avis techniques. Par exemple, je respecte la composition du Conseil national de protection de la nature (CNPN), mais il doit se restreindre aux compétences qui lui sont conférées, c’est-à-dire son savoir sur des espèces protégées, et non se prononcer pour savoir si un projet industriel présente ou non un intérêt majeur. Pourtant, ce qu’il dit ou écrit induit des conséquences sur le contentieux. De la même manière, au sein de la CNDP, ne figurent pas uniquement des spécialistes de la concertation, mais aussi des personnes qui disposent d’un avis sur telle ou telle question environnementale. Encore une fois, il faudrait s’inspirer de la procédure allemande, qui rend des avis purement techniques.

Les mêmes conséquences gênantes suscitées par l’émiettement interviennent en matière de financement. Prenons l’exemple de la méthodologie employée par France 2030 pour attribuer des financements. Il existe aujourd’hui un carburant d’aviation électro-durable ou electric sustainable aviation fuel (e-SAF) qui fonctionne bien par rapport à l’hydrogène vert qui est produit en usine par électrolyse et utilisé dans le processus de synthèse de carburant. Aujourd’hui, l’hydrogène n’est pas rentable à plus de 7 000 euros la tonne par rapport au gaz. La société H2V a subi un refus de la part de la commission d’instruction de l’appel à projets Carb Aéro. Pourtant ce projet était prêt ; il disposait de clients et de réseaux : cette zone est proche des aéroports, qui ont la possibilité d’être desservis par un pipeline.

Le problème tient au fait que dans ces appels à projets, le travail est trop analytique et insuffisamment synthétique. Aujourd’hui, dans la décarbonation, il est nécessaire de disposer de planification industrielle territoriale, car les enjeux sont d’ordre systémique. Une trop grande parcellisation analytique nuit à la prise en compte des enjeux stratégiques, qui sont pourtant au cœur du développement industriel. Les acteurs sont trop nombreux, au détriment de l’impulsion stratégique d’ensemble. Je pense que nous paierons très cher ce type de difficultés. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une planification industrielle territoriale forte, articulée avec des objectifs stratégiques de filière.

Je tiens également à répondre à la deuxième question posée par M. le président. J’ai milité et plaidé en faveur de la transversalité. En effet, aujourd’hui, l’ensemble des problèmes (logement, localisation, desserte multimodale, arrivée d’énergie, réseau de vapeur, boucle de vapeur, réseau d’hydrogénoducs, compensation environnementale) est intégré, dans un système complexe, lequel caractérise l’industrie nouvelle. En outre, il est nécessaire de massifier très rapidement, pour pouvoir saisir la chance d’un nouveau cycle industriel. Malheureusement, je ne suis pas très optimiste en la matière.

Mon raisonnement est le suivant : il faut partir des territoires, dans une démarche de subsidiarité. J’ai plaidé en faveur de transversalités à travers un commissaire à la transition industrielle, pour dépasser les effets d’émiettement. Nous avons besoin de chefs d’orchestre, à plusieurs niveaux. Au niveau national, il faut établir une coordination. Aujourd’hui, la DGE ne veut parler que de filières, la Dgaln se concentre sur l’aménagement du territoire, la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (Dgitm) se préoccupe surtout de ses grands ports.

La clarté fait défaut, depuis le niveau national jusqu’au niveau local. Il est urgent de mettre en place des structures capables d’harmoniser, sur plusieurs étages. Le territoire doit disposer de fédérateurs, qui puissent rapidement faire appel à des autorités supérieures, selon les spécificités du territoire. Par exemple, à Fos-Berre, si nous ne menons pas une opération d’intérêt national avec un établissement public, nous manquerons le cycle de quarante ans qui s’ouvre devant nous. Ailleurs, il faudra employer d’autres méthodologies, peut-être traiter tous les territoires d’industrie au niveau de la préfecture de région, à l’aide d’un même commissaire.

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’agir rapidement. Si nous n’établissons pas une articulation très forte en créant un effet dynamique, cela signifie que l’industrie n’est pas en réalité une priorité nationale. À ce titre, je dois admettre que j’ai à la fois gagné, puisque j’ai démontré que les procédures étaient possibles, mais j’ai également perdu parce que je n’ai pas réussi à suffisamment convaincre que les outils aujourd’hui mis en place sur l’industrie ne sont pas appropriés. Il faut être capable d’inventer quelque chose de nouveau, une administration de mission à étages, entre le local et le national. Une fois encore, l’enjeu concerne aujourd’hui la décision, l’impulsion, la rapidité de l’action entre la politique de filière et la politique territoriale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souscris à l’intégralité de vos propos. Je souhaiterais connaître votre avis sur les sites « clés en main » et surtout le moyen de les généraliser pour justement rendre disponibles le plus grand nombre de terrains et accélérer l’ensemble des procédures pour l’implantation de sites industriels, notamment en matière environnementale et d’urbanisme.

Je souhaiterais également connaître votre point de vue sur un cas d’école, celui de l’autoroute A69. Selon vous, quels ont été les dysfonctionnements en amont sur ce dossier ? En effet, alors que les travaux étaient presque achevés, une décision de justice est venue les interrompre en se fondant sur de possibles atteintes à des espèces protégées. Lorsque des projets d’intérêt national comme celui-ci sont lancés, est-il pertinent de maintenir autant de possibilités d’interruption ?

M. Régis Passerieux. Les sites « clés en main » constituent une très bonne initiative, sur le principe. Mais une fois encore, le problème réside dans la décision rapide de l’allocation des sommes pour débloquer des friches industrielles. L’instruction des dossiers est trop lente.

M. Baptiste Perrissin-Fabert. L’Ademe n’intervient pas sur le sujet de l’A69. Le principe des sites « clés en main » est effectivement pertinent. L’outil structurant dont dispose l’Agence concerne les zones industrielles bas carbone, qui permettent de coordonner les collectivités et les industriels dans les grands projets d’investissement des infrastructures mutualisées, pour la décarbonation.

M. Régis Passerieux. À Fos-Berre, le Zibac correspond à 9 millions d’euros, pour la première phase. L’enjeu essentiel porte sur la coordination des crédits d’investissement.

M. Laurent Michel. On ne peut que souscrire à l’idée d’anticipation, pour établir des sites propices à des installations rapides et performantes, sur le plan environnemental. En effet, les études environnementales doivent être anticipées pour aboutir à un vrai dispositif « clés en main » ; une zone humide ne doit pas être découverte durant la procédure.

J’ai par exemple en tête un projet industriel de soixante hectares sur un site qui était classé comme réservoir de biodiversité à protéger dans le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet), à cinquante mètres d’une zone Natura 2000 et à 80 % en zone humide. Le projet n’avait pas été dé-risqué avant. En résumé, le dispositif « clés en main » doit véritablement être creusé, en amont.

S’agissant de l’autoroute A69, l’autorisation environnementale date de 2022. De manière générale, le déroulement des grands projets d’infrastructures suit deux phases : la déclaration d’utilité publique (DUP) et la déclaration de projet (DP). Très souvent, au stade de la DUP, les projets ne peuvent pas demander d’autorisation concrète, car ils ne connaissent pas tous leurs impacts, ni leurs mesures de compensation. C’est la raison pour laquelle intervient une deuxième phase de demande d’autorisation, en général environnementale, sur la base d’un dossier éprouvé.

Dans le cas de l’A69, l’autorisation environnementale a été contestée, mais les travaux ont débuté avant que le contentieux n’ait été purgé. Idéalement, demander la DUP et l’autorisation environnementale en une seule fois permet de réunir l’ensemble des procédures, mais cela est relativement rare pour des grands projets routiers. La question porte sur la gestion de l’enchaînement d’une phase d’utilité publique en amont, puis de l’autorisation. Dans ce dossier, deux sujets sont évoqués : sa caractérisation d’intérêt public majeur et la qualification des atteintes à l’environnement. Il ne me revient pas de commenter des décisions de justice, d’autant plus que le processus se poursuit.

M. Marc Papinutti. S’agissant de l’A69, je suis soumis à un devoir de déport à la CNDP, en raison de précédentes fonctions. La CNDP a participé au débat public sur l’A69 en 2008, quand la décision de mise en concession datait de 2005.

Nous avons la chance de posséder des zones portuaires « clés en main ». Dans le cadre des dossiers CNDP, nous constatons que certaines entreprises disposent de projets bien établis, fortes de leur histoire industrielle, quand de nouveaux arrivants cherchent parfois à s’insérer dans des « mécanos » de filières, en ajoutant une brique supplémentaire dont certaines n’existaient pas il y a quelques années, comme celle du carburant aérien e-SAF. Ce type de mécano n’est pas très bien connu et rend son explication plus difficile auprès du grand public. Il y a là un décalage avec la vision industrielle « néoclassique » que nous avons pu connaître par le passé.

Mme Florence Goulet (RN). Je souhaite vous poser deux séries de questions. D’abord, quel est votre avis en fait sur la transposition des normes européennes en droit français, qui aboutit malheureusement à établir des contraintes plus lourdes pour nos entreprises, au détriment de leur compétitivité, notamment industrielle ?

Monsieur Michel, les avis rendus par l’Autorité environnementale sont-ils réellement plus pertinents que ceux de la Dreal, qui est perçue comme compétente et connectée au terrain industriel ? Quelle est la valeur ajoutée de votre Autorité ? Comment expliquez-vous que vos avis, bien que non contraignants, soient souvent repris pour fonder les jugements en contention environnementaux, leur conférant de fait une portée normative, mais sans responsabilité assumée ?

M. Laurent Michel. Je ne dirais pas que nos avis sont plus ou moins pertinents que ceux de la Dreal. La loi n’organise pas une concurrence entre nous ; simplement notre avis relève d’un registre différent. La Dreal fait partie des services instructeurs. Elle instruit un projet sur la base de son analyse et elle est chargée de proposer une décision, généralement aux préfets, parfois aux ministres. Cet avis s’inscrit dans une double vision d’ensemblier et d’application du droit de l’environnement.

L’avis de l’Autorité environnementale a été conçu comme un moment d’éclairage en amont, tourné vers le public, le maître d’ouvrage et l’autorité décisionnaire ; et nous pointons un certain nombre de recommandations sur l’environnement, concernant par exemple la clarification de l’état initial ou la reprise de telle ou telle mesure. Ensuite, le maître d’ouvrage effectue une réponse publique et fait évoluer son dossier sur la forme, voire le fond du projet. L’Autorité environnementale joue en quelque sorte le rôle d’une assurance qualité, de la part d’un organisme neutre qui étudie les projets de manière dépassionnée.

S’agissant du contenu, les membres proviennent d’horizons diversifiés et ont été choisis pour les compétences qui leur sont prêtées. L’entité regroupe ainsi à la fois des spécialistes et des généralistes, s’appuie sur l’analyse des dossiers et des échanges avec le porteur de projet, que nous rencontrons systématiquement, généralement sur place. Nous consultons pour avis le préfet de département – parfois le préfet de région – et l’agence régionale de santé (ARS), afin d’avoir un éclairage sur sa vision des impacts sanitaires du projet. Nous discutons avec les services de l’État pour leur demander un certain nombre de précisions. Nos avis ne sont donc pas « hors-sol », mais nourris d’échanges, y compris avec les services de l’État.

En termes de contenus, nous étudions chaque année des dossiers de dix à quinze routes, cinq à dix projets ferroviaires, quatre à dix projets sur les grands ports maritimes, dix à quinze grands projets de raccordements électriques et autant de zones d’aménagement urbain. Nous essayons ainsi de capitaliser sur ces grandes typologies de projets.

En résumé, je ne prétends pas que notre expertise soit meilleure que celle de la Dreal, mais nous nous nourrissons de l’ensemble des projets que nous étudions pour fonder notre expertise. Nous ne sommes pas en concurrence. De leur côté, les missions régionales d’autorité environnementale s’efforcent également d’échanger avec la Dreal, les DDT ou l’OFB.

M. Régis Passerieux. Je souhaite brièvement répondre à la question du président sur France Expérimentation. Lorsqu’il n’existe pas de réglementation ou de loi permettant de traduire une innovation dans la réalité, France Expérimentation permet, pendant une durée expérimentale, de mesurer l’impact en établissant une réglementation provisoire. Elle joue donc un rôle plutôt complémentaire dans l’architecture globale.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour votre présence. Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à cette commission d’enquête.

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33.   Audition conjointe, ouverte à la presse, réunissant : M. Philippe d’Ornano, co-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI) et président de Sisley, et M. Alexandre Montay, délégué général du METI ; M. Michel Picon, président de l’Union des entreprises de proximité (U2P) ; M. Gilles Mure-Ravaud, membre de la section industrie de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), président du groupement des métiers de l’impression et de la communication, et Mme Jennifer Bastard, responsable fiscalité de la CPME

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous allons à présent entendre les responsables d’organisations qui représentent des dizaines de milliers d’entreprises dans notre pays. Nous sommes très heureux de pouvoir accueillir M. Philippe d’Ornano, co-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI) et président de Sisley, M. Alexandre Montay, délégué général du METI, M. Michel Picon, président de l’Union des entreprises de proximité (U2P), M. Gilles Mure-Ravaud, membre de la section industrie de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), président du groupement des métiers de l’impression et de la communication, et Mme Jennifer Bastard, responsable fiscalité de la CPME.

Je vous remercie de déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations. Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Bastard, MM. d’Ornano, Montay et Mure-Ravaud prêtent serment.)

M. Philippe d’Ornano, co-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire. Le sujet de l’industrie concerne un grand nombre d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) que nous que nous représentons. Les ETI françaises sont au nombre de 7 200 ; elles se caractérisent par un chiffre d’affaires allant de 50 millions d’euros à 1,5 milliard d’euros et un nombre de salariés compris entre 250 et 5 000. Cette catégorie propre, créée en 2008, permet d’intégrer un tissu d’entreprises moyennes et grandes, dont 40 % sont industrielles. Elles assurent le tiers des exportations de notre pays ; 86 % d’entre elles sont exportatrices et pour la moitié d’entre elles, les exportations représentent 50 % de leur chiffre d’affaires.

Le premier enjeu de l’industrialisation ou plutôt de la désindustrialisation française concerne la transmission d’entreprises, puisque l’un des grands faits ayant provoqué la diminution du nombre d’ETI en France porte sur le blocage des transitions d’entreprises, lequel a provoqué un affaiblissement industriel considérable. Le doublement en 1983 des droits de succession et l’impôt sur la fortune sur une partie des actifs d’entreprise a provoqué la vente massive de nombre d’ETI françaises entre les années 1980 et les années 2000. Il existait en 1980 autant d’ETI en France qu’en Allemagne, mais la situation s’est considérablement modifiée par la suite : en 2008, il y en avait 4 600 en France contre 12 500 en Allemagne – patrie du Mittelstand – 10 500 en Angleterre et 8 500 en Italie. À bas bruit, en vingt ans, a été provoquée la vente d’un nombre important des entreprises qui avaient réussi depuis l’après-guerre. Je pense par exemple à celles de la filière ski, à l’instar des entreprises Rossignol ou Salomon.

La transmission des entreprises demeure un enjeu majeur et à partir des années 2000, des pactes ont été instaurés – pactes Sauter, Migaud, Strauss-Kahn, puis Dutreil – qui ont permis de rendre cette transmission à nouveau possible. De fait, le long terme est essentiel en matière industrielle : il faut du temps pour construire une entreprise industrielle, pour l’amener à une certaine taille. En France, 21 ans sont nécessaires en moyenne pour arriver à la taille d’ETI.

Ensuite, la compétitivité du coût du site France constitue le deuxième enjeu essentiel. Lors des quarante dernières années, la France a mis en place un système de droits de douane « à l’envers », qui a rendu la production et le travail en France beaucoup plus coûteux que dans l’environnement européen. Ce faisant, nous avons provoqué progressivement une désindustrialisation de tous nos territoires.

Les deux premiers facteurs expliquant le positionnement des entreprises françaises en matière de coût ne concernent pas l’impôt sur les bénéfices, mais d’une part les taxes de production, à hauteur de deux fois la moyenne européenne (soit 40 milliards d’euros supplémentaires pour les entreprises françaises) et d’autre part le coût du travail qualifié, qui concerne l’économie de la montée de gamme, les chercheurs, les ingénieurs, les ouvriers qualifiés. La moyenne européenne des charges sociales patronales s’établit à 1,21 %, contre 1,45 % pour les cadres et 1,41 % hors cadres, à l’exception des bas salaires avec la suppression du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Ces deux facteurs différenciants expliquent que la production est plus chère en France, induisant la disparition de savoir-faire, la perte d’unités de production dans les territoires.

La troisième difficulté, à la fois française et européenne, porte sur la complexification. Je rappelle ainsi que les normes ont été multipliées par sept depuis 2010, soit 28 milliards d’euros de coûts additionnels estimés pour les ETI françaises. À ce titre, l’enjeu n’est pas tant de simplifier que d’interrompre la complexification, qui se matérialise notamment aujourd’hui par la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), mais également d’autres dispositifs. Les raisons sont souvent légitimes, mais les mesures d’impact ne sont pas suffisamment établies, induisant des effets considérables sur l’économie française, qui pénalisent l’industrie et favorisent la désindustrialisation.

Le quatrième fait majeur est relatif à l’énergie. Les deux dernières années ont été particulièrement difficiles ; les ETI ont payé jusqu’à dix fois leurs factures d’électricité alors que le prix de la production d’électricité restait le même. Les importants profits générés par les énergéticiens ont pour partie été fiscalisés et le coût a été payé par les industriels. Les contrats qui sont signés aujourd’hui sont plus raisonnables, mais le prix de l’électricité achetée demeure plus de deux fois supérieur à celui des États-Unis. Ce facteur affecte nécessairement la compétitivité de notre industrie en économie ouverte.

Pour autant, il ne s’agit pas d’une fatalité. Il est possible de réaligner la France sur son environnement européen. La compétitivité, qui consiste à placer les entreprises en situation où elles sont compétitives dans l’environnement européen, génère un retour sur investissement, qui se finance. Depuis 2017, les impôts concernant les entreprises ont tous augmenté en masse, au moment où l’on baissait simultanément l’impôt sur les sociétés et la taxation des dividendes. De fait, la baisse du taux d’imposition n’a pas provoqué une baisse des recettes fiscales liées, sans parler des externalités positives induites : la baisse du nombre de chômeurs, le retour de l’activité dans les territoires.

En conclusion, il ne s’agit pas de baisser les impôts, mais de les réaligner sur l’environnement européen pour produire de la richesse et permettre une réindustrialisation en France.

M. Michel Picon, président de l’Union des entreprises de proximité. Je souhaite par ma part compléter ces propos en évoquant les 29 000 petites entreprises françaises de l’artisanat, du commerce, mais aussi de l’industrie. Ces entreprises sont actives dans la sous-traitance, essentiellement dans la sous-traitance non alimentaire et 82 % d’entre elles sont artisanales. Elles emploient 97 000 salariés et en réalisent plus de 14 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit 22 % du secteur industriel.

Les secteurs principaux dans lesquels ces petites entreprises sont présentes sont le décolletage, la mécanique industrielle, la chaudronnerie, les traitements des métaux, les forges, fonderies et plasturgies électroniques. Ces entreprises sont essentiellement implantées en région Auvergne-Rhône-Alpes. Je rappelle également que 92 % du tissu économique de notre pays sont constitués de petites entreprises de moins de onze salariés. Ces entreprises artisanales progressent en termes de sous-traitance, avec une hausse de 11 % de l’activité entre 2012 et 2016, portée par le régime de l’autoentreprise, plutôt dans des secteurs de services adossés à l’activité industrielle.

Ces entreprises partagent les difficultés et fragilités de toutes les petites entreprises, notamment celles présentes dans le secteur industriel. Elles éprouvent des difficultés à recruter, en raison de l’absence de compétences, faute de formation. Le coût du travail pèse également, de même que les marges en forte érosion pour 40 % des entreprises artisanales de sous-traitance. Situées en bout de chaîne, elles pâtissent en outre de la forte pression exercée par leurs donneurs d’ordre, qui y sont eux-mêmes exposés. En conséquence, 40 % d’entre elles font face à des difficultés de trésorerie. Elles sont également de plus en plus confrontées à des retards de paiement.

S’agissant de leur financement, ces entreprises artisanales de sous-traitance ont deux fois plus recours aux prêts bancaires que la moyenne de l’artisanat. Une fois encore, les recrutements sont en forte tension, puisque dans certaines spécialités, 87 % des projets de recrutement sont jugés difficiles. Le secteur soutient donc particulièrement la formation en apprentissage : 40 % des apprentis des métiers de la sous-traitance sont formés dans l’artisanat.

L’artisanat constitue un maillon essentiel de la chaîne industrielle. En tant que sous-traitant, l’artisan joue un rôle de proximité, d’adaptabilité, d’innovation incrémentale en soutien aux donneurs d’ordres, dont il dépend bien évidemment. Dès lors, la réindustrialisation ne peut se dérouler sans les entreprises artisanales industrielles ; elle doit prendre en compte l’ensemble du tissu productif. Soutenir les entreprises artisanales contribue également à renforcer la souveraineté industrielle du pays.

Il faut favoriser les investissements productifs, notamment l’accès au crédit, parce que leurs fonds propres ne sont pas suffisants, mais aussi nous aider à lutter contre les délais de paiement abusifs. Un travail est déjà accompli en ce sens ; nous agissons avec la Banque de France et l’ensemble des dispositifs. Surtout, il convient de ne pas abandonner la politique de formation par l’apprentissage, qui est particulièrement indispensable dans ce secteur, compte tenu des difficultés de recrutement précédemment évoquées.

Ces entreprises éprouvent également des besoins d’accompagnement, pour leur permettre de gravir une étape supplémentaire et conserver l’espoir de devenir un jour une ETI. Elles ont besoin d’un soutien un peu particulier : beaucoup auraient la capacité de croître, car elles disposent de la compétence et de l’envie, mais sont freinées par le manque de personnels. Enfin, la transmission-reprise constitue également une préoccupation. À l’image de la population française, nombre de nos chefs d’entreprise artisanaux vieillissent et s’interrogent pour savoir comment organiser leur sortie et la reprise de leur activité. Des dispositifs ont été mis en place pour permettre l’amortissement de l’achat du fonds commercial, mais cette expérience s’achèvera en 2025. La dernière préoccupation concentre l’amélioration des relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants.

M. Gilles Mure-Ravaud, membre de la section industrie de la Confédération des petites et moyennes entreprises. La CPME est la première organisation patronale en nombre d’employeurs. Elle compte aujourd’hui environ 240 000 entreprises et 5,5 millions de salariés. Son maillage y est très fort, à travers 113 unions territoriales, 122 fédérations professionnelles. Au sein de l’industrie, on dénombre trente-six fédérations professionnelles, dans des domaines très vastes comme l’agroalimentaire, la métallurgie, le bâtiment, le textile, la carrosserie, la papeterie, l’imprimerie.

Alors que la réindustrialisation s’impose comme un impératif stratégique pour notre souveraineté économique, les entreprises industrielles de petite taille intermédiaire sont malheureusement les grandes oubliées des politiques publiques. Pourtant, elles irriguent sur les territoires l’emploi local innovant, qui fait vivre le tissu productif. Il est temps de leur donner les moyens d’agir.

L’industrie française constitue en effet la colonne vertébrale de notre souveraineté économique et connaît aujourd’hui un virage crucial. De nombreux efforts ont été réalisés en matière de réindustrialisation, mais l’objectif de relancer durablement nos tissus industriels au travers des PME n’est malheureusement pas atteint aujourd’hui, face à aux nombreux obstacles existants.

Aujourd’hui la réindustrialisation est freinée par un empilement de normes, qui provoquent des délais excessifs et un manque de lisibilité. Comme la taille de nos entreprises est limitée, elles manquent de personnels pour travailler sur la partie administrative. Nous en appelons donc à un véritable choc de simplification. De même, nous avons besoin d’un environnement fiscal stable et d’une stratégie d’aménagement du territoire fondée sur la confiance.

Par ailleurs, une autre urgence concerne le foncier. Dans de nombreuses régions, nous sommes confrontés à certains dispositifs qui limitent les zones industrielles. De même, les zones franches urbaines (ZFU) souffrent d’un manque de visibilité quant à leur avenir. Ensuite, les sites industriels « clés en main » représentent une bonne initiative, mais celle-ci n’est pas forcément bien adaptée à la taille de nos entreprises. En outre, ce dispositif est plus spécifiquement axé sur certaines filières.

Enfin, face à la hausse de l’énergie, les aides ont permis d’amortir le choc, mais nombre d’entreprises ont subi des défaillances, qui ont également été provoquées par les retards de paiement. La situation est aujourd’hui très compliquée. En conclusion, les deux mots fédérateurs que je souhaite porter devant vous sont simplification et maillage territorial.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite vous poser une série de questions, avant de céder la parole au rapporteur. La première fait écho à l’audition de l’ancien ministre Renaud Dutreil, qui nous a parlé du financement de la croissance des PME, afin de leur permettre de devenir des ETI. Il l’a illustré en comparant la situation de la France à celle de l’Allemagne et de l’Italie.

Vous avez parlé notamment de la compétitivité-coût du travail. Quel est votre point de vue sur le financement de notre modèle social, notamment de nos retraites ? Considérez-vous que la retraite par capitalisation puisse constituer une réponse, à la fois pour éviter que le coût de nos retraites repose uniquement sur le travail, mais aussi pour permettre à la France, comme tant d’autres pays l’ont fait, de créer ses propres fonds de pension ? Ces derniers viseraient ainsi à financer la croissance de nos PME, pour leur permettre de devenir des ETI, puis des grandes entreprises. Nous avons déjà mené plusieurs politiques pour baisser le coût du travail, notamment sur le volet des cotisations salariales. L’étape suivante n’est-elle pas le passage à un nouveau mode de financement de notre protection sociale ?

Ensuite, ma deuxième question concerne les délais de paiement et plus globalement la constitution des chaînes d’approvisionnement. Les filières particulièrement résistantes et résilientes en France sont confrontées à l’enjeu de la solidification de leur chaîne d’approvisionnement sur des maillons clés. À ce titre, la question des délais de paiement ressort fréquemment, à la fois en lien avec la commande publique et les relations entre sous-traitants. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Enfin, pouvez-vous dresser un état des lieux des mécanismes de financement et des mécanismes de commande publique en France ? En effet, les centrales d’achat du ministère de la santé ou du ministère des armées font souvent l’objet de polémiques régulières, parfaitement légitimes. Par ailleurs, les mécanismes de subventions multiples d’organismes comme l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ou la Banque publique d’investissement (BPIFrance) font l’objet d’interrogations de la part d’une bonne part de vos adhérents. Considérez-vous que l’effort en direction de la politique de l’offre aille dans le bon sens ? Quelles sont les prochaines étapes de réforme que vous nous recommandez de poursuivre dans cet objectif ?

M. Philippe d’Ornano. La retraite par capitalisation existe déjà en France en quelque sorte, pour les fonctionnaires. Il est certain que la retraite est l’un des postes importants qui génère potentiellement une forte dépense publique et un déficit important. La retraite par capitalisation semble être à ce titre pertinente et permettrait de surcroît aux Français de bénéficier d’une partie du bon fonctionnement de leurs entreprises cotées.

Il n’en reste pas moins qu’en matière de réindustrialisation, le sujet de la dépense publique n’est pas connecté avec celui de la compétitivité. Certes, il faut effectivement traiter les sujets relatifs à la dépense publique et aux retraites. Mais en réalité, le sujet de la compétitivité, de la création de l’activité et de la richesse est déconnecté ; il intervient dans le cadre européen, lequel représente 60 % de nos échanges. Nous devons produire un effort afin de réaligner compétitivement notre pays et créer de l’activité.

Ensuite, la relation avec la sous-traitance constitue un sujet très important, y compris dans les secteurs où la France demeure très compétitive. En effet, c’est à travers la sous-traitance que nos filières peuvent être affaiblies. Cet affaiblissement peut provoquer la perte des savoir-faire. Nous voyons ainsi apparaître de nouveaux centres de production et de sous-traitance dans des grandes zones ou des grands pays, avec des compétiteurs financés et soutenus par des États, mettant en péril les points forts qui demeurent en France. Il est donc crucial de porter une attention particulière aux filières, à la sous-traitance et, plus globalement, à la chaîne de valeur. Dans mon secteur de la cosmétique, troisième poste d’exportation de la France, le comité de filière qui permet des échanges entre l’État et les industriels existe seulement depuis quatre ans.

Encore une fois, les enjeux portent essentiellement sur le réalignement compétitif. Les grands plans d’aides et de subventions sont difficiles à gérer et coûteux dans leur mode de fonctionnement. Plutôt que de mettre en place ces systèmes de distribution d’argent, il serait beaucoup plus efficace de conduire simplement un alignement compétitif raisonnable sur l’environnement européen. Nous y gagnerions en efficacité. Les entreprises qui peuvent fonctionner se développeraient, grandiraient de manière vertueuse.

Par ailleurs, la commande publique ne doit pas affecter les efforts de bon achat ; elle ne doit pas devenir l’équivalent des droits de douane de Trump, c’est-à-dire une manière de protéger des rentes de situation. L’acheteur public est aussi responsable pénalement ; s’il achète mal faute de disposer des bons barèmes, il ne pourra prendre de bonnes décisions et pourrait même se retrouver dans l’illégalité.

Il s’agit en réalité de bien prendre en compte toutes les externalités positives qu’une production en France peut apporter à notre pays, par exemple des externalités positives sociales, mais également écologiques. Ainsi, il faut souligner que la France est un des pays dont la production industrielle est parmi les plus décarbonées en Europe. De fait, si l’on est favorable à la décarbonation, il vaut mieux produire en France que dans d’autres pays européens. Cet aspect devrait être pris en compte. Il faudrait établir des barèmes permettant à l’acheteur public d’agir dans des conditions de sécurité juridique.

Encore une fois, plutôt que de mettre en place des subventions, des aides, des grands plans, nous sommes favorables à la poursuite d’un réalignement compétitif et une mesure du retour sur investissement de ce réalignement, pour regagner des parts de marché, des savoir-faire, de la production et de l’emploi en France.

M. Michel Picon. Monsieur le président, en évoquant le financement de la protection sociale, vous avez mis en lumière un sujet qui préoccupe beaucoup l’U2P. Nos concitoyens y sont très attachés, mais il faut bien comprendre que les ce financement pèse sur le coût du travail et la capacité des entreprises à pouvoir le supporter. De fait, leurs salariés souffrent par contrecoup de la différence entre le brut, le « super brut » et le net perçu, qui seul permet de les faire vivre.

Nos entreprises sont des entreprises à taille humaine et sont conscientes des difficultés que leurs salariés rencontrent, qui les conduisent parfois le 20 du mois demander un acompte parce que la vie est trop dure pour eux. Ces difficultés impactent la productivité et provoquent également des problèmes en matière de recrutement : certains Français arbitrent entre la reprise d’un travail et la perception d’aides sociales pendant quelques mois.

Quoi qu’il en soit, il est essentiel pour nous d’alléger le poids du financement de la protection sociale sur le travail. L’U2P y travaille depuis plusieurs mois et s’apprête à formuler des propositions très rapidement. Ce financement doit ainsi être redéployé sur d’autres supports. Il s’agira ensuite à la représentation nationale d’arbitrer entre ces différents supports, dans le compromis entre le travail et la rente ; le travail et la retraite ; le travail et l’héritage.

Vous nous avez également interrogés sur la retraite par capitalisation ; nous y sommes naturellement favorables, même s’il ne s’agit sans doute pas de la solution unique, compte tenu de l’aversion de nos concitoyens pour le risque. Les Français sont habitués à l’assurance-vie, mais ils sont plutôt déployés sur des fonds euros sans risque plutôt que sur des unités de compte, qui pourraient financer l’économie de notre pays.

Nous pensons qu’il faudra effectivement mettre en place un régime par capitalisation qui viendra diversifier le régime par répartition. Il restera ensuite à établir le bon dosage entre ces deux aspects. Pour autant, je ne crois pas que cela permettra de résoudre les problèmes relatifs à l’équilibre de nos caisses de retraite. En effet, les effets de la capitalisation ne se matérialisent que sur le temps long, à peu près le temps d’une carrière. Selon nous, un certain pourcentage de capitalisation viendrait compenser la baisse de la démographie, qui va se poursuivre, compte tenu de la diminution du taux de natalité.

Ensuite, je ne peux guère apporter de contribution utile à votre deuxième question sur la chaîne d’approvisionnement. En revanche, les entreprises que je représente ne sont pas concernées par la commande publique. D’une part, elles ne sont pas équipées pour répondre à toutes les contraintes qui pèsent sur le dossier à remplir pour pouvoir concourir à une commande publique. D’autre part, elles ne sont sans doute pas outillées pour répondre aux volumes qui sont demandés par la commande publique.

Nous ne sommes pas dans la ligne de mire des dispositifs mis en place par des institutions comme BPIFrance ou l’Ademe. Il a fallu que j’écrive à l’Ademe pour qu’elle nous intègre aux groupes de travail qu’elle a mis en place avec des représentants du Medef ou de la CPME. En oubliant l’U2P, l’Agence oublie toutes les petites entreprises que nous représentons. Des organismes comme BPIFrance ou l’Ademe devraient disposer de services spécialisés sur les aides et les conseils. Les petites entreprises ne demandent pas toujours d’argent ; elles ont intégré l’idée que les aides d’aujourd’hui étaient les impôts de demain. En revanche, elles demandent un coup de pouce en matière de conseil, de lisibilité, de facilité.

M. Gilles Mure-Ravaud. S’agissant de la retraite par capitalisation, la CPME se positionne aujourd’hui au cœur du sujet. Vous avez d’ailleurs certainement entendu les prises de position de notre président Amir Reza-Tofighi en faveur de la capitalisation. Il existe naturellement plusieurs modalités techniques pour mettre en place ce mode de financement.

Ensuite, le sujet des délais de paiement concerne tout particulièrement le milieu industriel, qui se caractérise par une chaîne composée de plusieurs maillons. Aujourd’hui, certaines branches de l’industrie se retrouvent « coincées » en amont et en aval par de mesures injustes. Dans le secteur du papier carton et l’imprimerie, nous sommes coincés entre d’une part des fournisseurs qui nous demandent de payer avec des délais très courts et d’autre part des clients de l’édition qui payent à quatre-vingt-dix jours. Il y a trente ans, le secteur du papier, du carton et de l’imprimerie représentaient 5 % du PIB contre 0,7 % à 1 % aujourd’hui. Les imprimeries étaient au nombre de 6 000 il y a vingt ans, elles ne sont plus que 3 000 aujourd’hui.

S’agissant des commandes publiques, je partage les propos qui ont été tenus par mes prédécesseurs. Nous avons l’impression que les acheteurs manquent de formation et s’arc-boutent sur des positions extrêmement rigides face à des petites entreprises qui n’ont pas les moyens de remplir des appels d’offres d’une manière très fine. Nous les aidons, mais elles demeurent confrontées à des procédures complexes.

S’agissant des mécanismes de financement, de nombreuses actions ont été entreprises, mais il est possible d’aller encore plus loin. Par exemple, une partie de l’assurance vie pourrait être plus fléchée vers l’industrie, afin de porter le taux actuel de l’ordre de 15-20 % à 50 %.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite revenir sur la question de la formation que vous avez évoquée précédemment, en revenant sur un exemple et un contre-exemple d’une même politique publique, appliquée de la même manière sur le territoire national, mais dont les effets ont été inverses.

Face aux problèmes de pénurie de recrutement sur la filière nucléaire en Normandie, dans le département de la Manche et dans le département de Seine-Maritime, une Université des métiers du nucléaire a été déployée en Normandie, au plus près des chantiers de Penly, de Flamanville, du site d’Orano à La Hague ou de Cherbourg, pour répondre à des bassins différents, mais relativement proches. De nombreux acteurs nous ont indiqué que cette décision avait été particulièrement pertinente, car ces formations sont de qualité et localisées au plus près des sites et des besoins. Très concrètement, les étudiants en apprentissage ont un même logement pour suivre leurs études et se rendre sur le site sur lequel ils travaillent. En résumé, en rapprochant la filière de formation des sites, il a été possible de résorber une partie des problèmes de pénurie.

À l’inverse, un contre-exemple est symbolisé par le secteur de la plasturgie à Oyonnax. De nombreux chefs d’entreprise nous expliquent qu’il s’agit là d’une filière d’excellence, mais qui souffre de problèmes de formation et de recrutement, dans un département qui manque de main-d’œuvre. Les acteurs ont également essayé de rapprocher les filières de formation au plus près des entreprises et d’installer des plateaux techniques, des plateaux de formation de grande qualité. Ce déploiement a coûté plusieurs millions d’euros d’argent public et de fonds privés, sur le même modèle que celui du nucléaire. Malheureusement, du jour au lendemain, le problème de recrutement a empiré, en raison du déficit d’attractivité dont souffre le territoire. En faisant partir une partie de ces formations de Paris, Lyon et Saint-Étienne pour les installer à Oyonnax, la pénurie s’est en réalité accrue.

Ces deux exemples montrent qu’une même décision prise en coordination avec l’État, la région, les pouvoirs politiques locaux et entrepreneurs locaux, a entraîné des effets inverses. Au-delà du financement de l’aide à l’apprentissage, que pouvons-nous faire de plus pour rapprocher les filières de formation des besoins des entrepreneurs ?

Par ailleurs, notre pays souffre d’un très grand retard en matière de robotisation et de numérisation des PME et des ETI, notamment par rapport à l’Allemagne, sans parler des pays asiatiques, la Corée du Sud notamment. Faut-il financer des entreprises qui fabriquent des robots en France ? Ce faisant, le temps que ces entreprises se développent, nous prendrons encore plus de retard pour financer la robotisation des PME et des ETI françaises. À l’inverse, assumons-nous d’acheter des robots qui ne sont pas français pour accélérer la robotisation de nos entreprises ?

M. Philippe d’Ornano. La désindustrialisation a éloigné les jeunes des carrières liées à l’industrie, qu’il convient de réhabiliter. Ensuite, l’attractivité est également spécifique à chacun des territoires. De ce point de vue, il est important de travailler de manière plus décentralisée. Dans le domaine des projets industriels, nous travaillons fréquemment avec les territoires, dont un grand nombre sont très à l’écoute de l’installation de projets, aident les entreprises, voire financent eux-mêmes des formations.

Il est certain que la situation est différente entre, d’une part, le secteur du nucléaire qui profite des commandes de l’État ou d’entreprises publiques et, d’autre part, la plasturgie qui connait une forte concurrence. Le premier financement est l’autofinancement, ce qui permet de faire le lien avec votre deuxième question. Il y a quatre fois moins de robots en France qu’en Allemagne. Il y a six ans, nous avions réalisé une étude qui montrait que lorsque l’on plaçait une ETI française en Allemagne, elle réaliserait 70 % de profits en plus chaque année.

Grâce à ces profits, elle pourrait se moderniser, acheter des robots, investir dans des équipes pour chercher des marchés à l’export. L’objectif ne consiste pas à fournir des aides ou à se demander s’il faut acheter des robots français ou non. Entre parenthèses, j’observe que dans les filières fortes, les robots sont d’origine française. Dans la cosmétique par exemple, les mélangeurs qui sont utilisés sont français.

En réalité, si nous voulons réindustrialiser la France, l’objectif consiste à donner aux entreprises françaises les marges de manœuvre et l’autofinancement qui leur permettront d’acheter des robots, si elles en ont besoin, de manière à être compétitives. L’enjeu consiste donc bien à assurer à nos entreprises un autofinancement équivalent à celui de ses concurrents. Si l’on obtient cette équivalence, la France devrait être en mesure de faire aussi bien, sinon mieux que l’environnement européen, grâce sa position géographique et la productivité de ses employés.

M. Michel Picon. Il convient de mieux adapter, à travers nos centres de formation d’apprentis (CFA), les offres de formation aux besoins des entreprises, y compris dans les territoires. De fait, il faut aussi relever les réussites : la France est passée de 340 000 apprentis à près d’un million et 80 % des apprentis qui sont passés par nos entreprises ont ensuite trouvé un emploi. À ce titre, je tiens à saluer le travail effectué en collaboration avec France Travail, qui est allé vers les petites entreprises pour les aider à définir leurs besoins ou à rédiger des offres d’emploi. Ce déploiement engendrera des résultats ; j’en suis convaincu.

Simultanément, nous conduisons actuellement une action avec la ministre du travail sur le redéploiement des types de formation, en fonction des besoins des branches professionnelles. À ce titre, il est possible d’imaginer des financements différenciés selon les besoins d’un territoire, des entreprises dont les besoins sont réels. Je pense évidemment à l’hôtellerie, la restauration, les services à la personne, le bâtiment. À ce jour, 480 000 emplois ne sont pas pourvus. Je rappelle également que les entreprises ont créé 2 000 000 d’emplois, contribuant à faire diminuer le chômage de 9 % à 7 %. Il s’agit donc de mieux cibler l’accompagnement des demandeurs d’emploi vers des secteurs qui sont porteurs.

Ensuite, je ne peux que confirmer les propos de M. d’Ornano sur le soutien aux équipements de robots, de machines. Il est souvent reconnu que la France possède les meilleurs chercheurs, produit des technologies de pointe. Mais nous ne sommes pas toujours capables de les mettre en œuvre. Il faut soutenir tous ceux qui pourraient concourir à donner des outils de production performants et améliorer la productivité de nos entreprises.

M. Gilles Mure-Ravaud. La France est bien placée dans le domaine nucléaire, considéré comme une énergie « propre », quand l’image de la plasturgie est sans doute moins valorisée. Cela me conduit à souligner le travail nécessaire pour améliorer l’image de l’industrie auprès de nos jeunes. À cet effet, le syndicat patronal national du papier carton, que je préside, a lancé une campagne nationale, comportant notamment des affichages dans le métro, sur le média papier et imprimé. De telles actions de communication contribuent à modifier les mentalités.

J’ajoute par ailleurs que les CFA sont essentiels et qu’ils disposent d’un maillage très intéressant. Nous disposons là d’un bon outil, que nous devons continuer à développer. S’agissant toujours de l’image, j’ai en tête une statistique selon laquelle un jeune diplômé sur deux d’une école scientifique change de métier très rapidement. Sur les 100 000 jeunes considérés, 50 000 passent ainsi d’une filière à l’autre.

Nous sommes effectivement sous-équipés en termes de robots. Dans ces circonstances, créer des usines de fabrication de robots me semble constituer une très bonne idée. Simultanément, si nous voulons combler le retard actuel, il est également nécessaire de s’équiper de robots existants, performants et d’un bon rapport qualité-prix. Dans le domaine de l’imprimerie et de la papeterie, il n’existe plus aujourd’hui de fabricants français de machines à imprimer. Nous sommes donc obligés de nous équiper avec des machines fabriquées à l’étranger, en Allemagne ou ailleurs.

À ce sujet, un exemple me vient à l’esprit, concernant une société qui voulait construire des robots pour l’imprimerie et produire des tirages en petite quantité. Basée à Nevers, elle disposait d’un modèle économique ou business model intéressant, mais elle n’a pas réussi à trouver les financements, notamment parce que le marché n’était pas très porteur. En conséquence, elle a malheureusement dû se résoudre à cesser son activité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie à mon tour d’avoir accepté notre invitation. Il nous tenait véritablement à cœur de vous recevoir parce que vous représentez justement ce tissu de TPE, PME et ETI qui constitue, en complémentarité avec les grands groupes, ce socle industriel de base. Ces acteurs permettent non seulement de faire vivre l’économie de la nation d’abord, mais constituent également le fondement sur lequel repose le potentiel de réindustrialisation de notre pays. BPIFrance a ainsi communiqué sur un chiffre passionnant, qui doit guider nos travaux : les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France résident dans nos PME et ETI. Je n’oublie pas non plus le maillage des très petites entreprises représentées aujourd’hui par l’U2P, qui sont évidemment indispensables à la vie de ces PME et de ces ETI.

Avant d’évoquer des sujets transverses, je souhaiterais interroger chacun d’entre vous sur les freins à la croissance que rencontrent vos entreprises en raison de leurs tailles respectives. Monsieur Picon, vous avez évoqué le fait que beaucoup de petites entreprises de moins de onze salariés auraient les capacités, les ressources et même l’envie de croître, mais qu’elles auraient besoin d’un accompagnement pour y parvenir. De quelle manière cet accompagnement devrait-il prendre forme ? S’agit-il de mettre en place des services spécialisés au sein des différentes agences ou entités comme BPIFrance ?

Monsieur d’Ornano, vous avez souligné que nos ETI sont non seulement au cœur de l’activité industrielle de notre pays, mais également qu’elles contribuent fortement à nos exportations. Ceci est essentiel, compte tenu du terrible déficit commercial dont souffre la France, à hauteur de 81 milliards d’euros l’année dernière. Il est évidemment indispensable de tout entreprendre pour relocaliser un maximum d’activités et exporter. Aujourd’hui, quelles réformes préconiseriez-vous concernant le pacte Dutreil ? Je rappelle que celui-ci a permis le maintien, la pérennisation et la croissance d’entreprises comme les ETI.

Monsieur Mure-Ravaud, en tant que représentant des PME, quelles sont vos recommandations pour augmenter le nombre d’adhérents des métiers du METI ? Quels sont les principaux freins rencontrés par les PME dans le passage vers le statut d’ETI ?

M. Michel Picon. La majorité des PME souhaitent effectivement se développer et franchir un palier. Comme vous le suggérez dans votre question, il s’agit effectivement que tous les organismes qui accompagnent les entreprises à passer des étapes et à se développer fassent preuve d’une vision orientée vers les TPE. Il s’agit surtout pour elles de considérer que leurs interlocuteurs n’ont pas toujours le temps, ni les moyens de s’approprier les normes qui paraissent simples à certains ; car elles concentrent leur énergie sur leur production, leur activité. Ces organismes devraient ainsi être dotés d’un département spécifiquement dévolu aux TPE.

Il est coutume d’opposer l’organisation que je représente avec le Medef et les grandes entreprises qu’il rassemble. De fait, la production des normes s’adresse essentiellement à ces grandes entreprises, charge ensuite aux plus petites de s’y adapter. Nous recommandons la démarche inverse : il faudrait établir des normes simples, adaptées aux petites structures, puis créer des spécificités pour les plus grandes entités. Pour y parvenir, le dénominateur commun est la simplification. À ce titre, l’exposition pénale des chefs d’entreprise est importante non pas en raison d’une volonté de violer la loi mais parce que cette dernière est incompréhensible ; il faut être accompagné d’une ribambelle d’avocats pour éviter des amendes. Je rappelle que le code du travail et le code du commerce n’ont cessé de connaître une inflation du nombre de leurs articles.

La norme doit être simplifiée, au même titre que les contraintes qui pèsent sur les chefs d’entreprise ; je ne cesse de rencontrer des entrepreneurs qui ignorent s’ils sont dans la légalité ou non. Le 1er mai, les commerçants n’arrivent parfois pas à déterminer s’ils sont « essentiels » et autorisés à ouvrir ou non. J’ai pu assister à une scène où des gendarmes se sont rendus chez des fleuristes pour leur demander si telle ou telle personne était bien salariée. Ce constat vaut pour toutes les entreprises, mais il est encore plus prégnant pour celles qui ne disposent pas d’équipe en nombre suffisant. Les franchissements de seuil sont difficiles : pour un chef d’entreprise, passer de dix-neuf à vingt salariés ou de quarante-neuf à cinquante salariés est particulièrement angoissant. Cela ne peut être accompli sans être accompagné par des spécialistes ou une administration bienveillante qui vous facilite le travail. S’il n’existe pas de baguette magique, il est vital de prendre en compte les spécificités des plus petits.

M. Philippe d’Ornano. Je le redis : au début des années 1980, il y avait autant d’ETI en France qu’en Allemagne de l’Ouest. Si nous avions conservé la même proportion, le déficit de notre balance commerciale n’atteindrait pas de telles proportions ; les sous-jacents économiques de notre pays seraient bien plus solides, ce qui nous permettrait d’aborder de manière plus sereine un certain nombre de défis.

Le deuxième enjeu concerne la transmission : une ETI sur deux sera transmise lors des sept prochaines années. Se joueront alors les vingt prochaines années de l’économie française. Nous avons perdu trente ans en raison de ce blocage des transmissions d’entreprises, qui n’a été corrigé qu’au début des années 2000. L’objet du pacte Dutreil consiste précisément à ne pas payer d’impôts tant que l’on ne vend pas son entreprise.

L’Europe l’a très bien compris depuis la fin des années 1990, puisque le taux moyen d’imposition pour les transmissions est de 5 %. En France, compte tenu de la taxation des dividendes qu’il faut distribuer pour pouvoir financer une transmission d’entreprise, le taux est de 17,5 % en ligne directe et de 22 % à 23 % en ligne indirecte, avec les pactes Dutreil. En résumé, il faut aujourd’hui sortir de l’entreprise 17,5 % de sa valeur pour pouvoir la transmettre. Au préalable, ce taux était de 55 %.

J’ajoute qu’au sein de l’Union européenne, sept pays exemptent les entreprises de taxation lorsqu’il s’agit d’une transmission d’entreprise. Nous préconisons l’établissement d’un pacte long terme, à côté du pacte Dutreil. Ce pacte comporterait un engagement encore plus long, avec le passage de 75 % à 90 % d’abattement en contrepartie d’une conservation qui serait portée à dix ans, soit une durée extrêmement longue. Ce faisant, cela permettrait à la France de se réaligner sur l’environnement européen et de regagner en compétitivité.

Ensuite, il ne faut pas établir en France un système de droits de douane à l’envers. Les entreprises devraient pouvoir produire en France dans un environnement compétitif similaire à celui de l’environnement européen. Si l’on arrive à recréer cet écosystème compétitif, il permettra de générer de l’activité et de l’emploi dans les territoires. Cela bénéficierait aux salariés : grâce à la baisse du chômage, les salariés reprendraient le pouvoir et les entreprises seraient obligées de mieux former.

Ce cercle vertueux a commencé à être mis en place dans les années 2010, d’abord avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) sous François Hollande, puis avec le réalignement d’une partie de la fiscalité sous Emmanuel Macron. Il demeure un écart qui est important, de l’ordre de 130 milliards d’euros. Mais il ne coûte pas à l’État ; il s’agit d’un investissement qui engendrera un retour d’activité, lequel permettra à l’État de retrouver sa recette fiscale et à nos concitoyens de connaître une situation économiquement bien plus solide.

En résumé, ces mesures associent la facilitation de la transmission d’entreprises et la mise en place d’un écosystème aligné sur l’environnement européen. Il ne s’agit pas d’une politique de l’offre telle qu’elle est pratiquée par les Allemands ou les Chinois ; mais d’un début de politique de réalignement compétitif. Si nous parvenons à nous réaligner, le retour sera important pour notre pays.

M. Gilles Mure-Ravaud. Pour passer au niveau supérieur, il n’existe pas une recette unique, cela passe par la conjugaison de plusieurs actions. La première concerne la simplification. Il convient de faciliter les démarches des PME et PMI, qui doivent être aidées. Les dispositifs tels que « Territoires d’industrie » sont louables, mais ils doivent être poursuivis. La simplification concerne naturellement les normes ; la moindre certification ISO 9 002 ou 14 0001 est très onéreuse. En outre, nos compétiteurs étrangers bénéficient d’une fiscalité différente. Dans des secteurs comme la chimie ou la papeterie, nous sommes confrontés à des concurrents frontaliers (Espagne, Italie, Allemagne), qui profitent d’une fiscalité bien plus favorable.

Ensuite, pour pouvoir franchir un cap supérieur, il faut également protéger l’activité en amont et en aval. Je pense notamment à la chimie ; vous avez certainement entendu parler du cas de Vencorex, qui produisait des produits chimiques notamment destinés à des activités souveraines comme le nucléaire ou la défense. Aujourd’hui, un plan de continuation a été mis en place au niveau de la filière.

Enfin, il faut souligner le rôle des investissements. Je pense notamment à l’Italie, qui a mis en place des zones industrielles réunissant de très petites entreprises intervenant dans le même secteur d’activité, constituant ainsi des effets de grappe. En France, ce type d’organisation demeure beaucoup plus rare. Il importe donc de changer également les mentalités.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Avant d’évoquer les questions de compétitivité, je souhaite vous interroger sur les stratégies d’investissement public. Pour pouvoir se développer, une entreprise doit naturellement remplir son carnet de commandes. Mais l’État mène également des plans d’investissement, sur lesquels je souhaiterais vous interroger. Le plan France Relance 2020-2022 a déployé près de 100 milliards d’euros, dont 30 milliards d’euros étaient concentrés essentiellement sur nos territoires, nos PME et nos ETI.

Le plan France 2030 l’a ensuite remplacé. Son objectif, louable, consiste à se concentrer essentiellement sur les innovations dites de rupture. Considérez-vous que le plan France 2030 (54 milliards d’euros sur cinq ans) néglige le socle industriel de base que vous vous représentez au travers des ETI, PME et TPE, et qui est à mes yeux essentiel pour l’industrialisation de l’ensemble des filières, mais aussi des innovations ? Vous sentez-vous négligés par les objectifs d’attribution de ces investissements, mais aussi par les méthodes qui ont été choisies, c’est-à-dire le passage par des appels d’offres ?

M. Alexandre Montay, délégué général du METI. Lors du plan France Relance, nous avons relevé la mise en place d’une véritable « équipe de France » à travers les collectivités territoriales, l’État et des préfets, qui a produit une mobilisation assez forte sur des appels à projets, lesquels ont été bien structurés en direction des territoires. Ceux-ci ont permis aux ETI d’en bénéficier, puisqu’elles ont obtenu 18 % des appels à projets « réindustrialisation ». Le bilan est donc assez satisfaisant, dans la mesure où ces actions ont contribué à redynamiser l’investissement industriel.

Le bilan France 2030 est à ce stade beaucoup plus mitigé, puisque 6 % des ETI y sont éligibles. En effet, les grandes lignes directrices de l’investissement de France 2030 ne sont pas dirigées vers le socle industriel que vous mentionnez, mais vers des technologies de rupture, quand les ETI se positionnent plutôt dans l’innovation incrémentale. Il me semble que 53 milliards d’euros sont mobilisés dans le cadre de France 2030. Si un tel montant était accordé à l’effort de redressement compétitif, le retour serait majeur. De fait, les ETI seraient beaucoup plus réceptives à une amélioration de l’écosystème de compétitivité.

Les retours du terrain sur les méthodes d’appels d’offres sont extrêmement compliqués. J’ai encore discuté la semaine dernière avec un panel d’ETI de santé. Bien que la santé constitue un enjeu stratégique d’indépendance et de souveraineté, nous déplorons la très grande difficulté des entreprises de ce secteur à pouvoir émarger à France 2030 et à remplir les conditions d’attribution de ces appels à manifestations d’intérêts ou appels à projets.

M. Michel Picon. Les entreprises de proximité sont assez peu associées à ces plans, même si elles sont concernées au bout de la chaîne d’approvisionnement, en leur qualité de sous-traitants.

M. Gilles Mure-Ravaud. Si les ETI sont éligibles à 6 % des appels à projets de France 2030, les PME le sont encore moins. Nous n’y sommes pas vraiment associés, mais souhaitons que les appels d’offres soient plus lisibles, que les délais soient plus longs pour nous permettre de répondre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À mes yeux, il est indispensable de soutenir financièrement et d’investir dans les filières d’innovation technologique, mais il ne faut pas non plus négliger le socle industriel de base. Si tel est le cas, ces innovations seront développées industriellement à l’étranger.

Je souhaite par ailleurs évoquer le sujet du financement. Avant de bouleverser tout un modèle social – sur lequel je ne porte pas de jugement –, ne pensez-vous pas que la France ne mobilise pas suffisamment les atouts dont elle dispose déjà ? En effet, la France est dotée de près de 6 600 milliards d’euros d’épargne financière, qui pourrait être en partie mobilisée sur la base du volontariat.

Si l’on suit les études d’Olivier Lluansi, qui font relativement consensus, pour atteindre l’objectif de réindustrialisation à 15 % du PIB en 2035, il faudrait pouvoir disposer chaque année de 20 milliards d’euros supplémentaires de financement, soit près de 200 milliards d’euros sur dix ans. Or ces 200 milliards d’euros représentent moins de 2 % du stock actuel de l’épargne financière française.

Selon vous, ne faudrait-il pas créer un livret épargne industrie, qui semble constituer l’Arlésienne des derniers gouvernements ? Ne faut-il pas amplifier l’action de BPIFrance, créer un véritable fonds souverain français en mobilisant l’épargne des Français et en tirant parti de la rente énergétique de la France ? En effet, une fois amorti, le nucléaire pourrait nous apporter une rente intéressante. En outre, je suis favorable à l’exploitation des ressources gazières françaises, à condition évidemment d’y procéder de manière écologique. Notre sous-sol recèle ainsi d’une rente dormante de 200 milliards d’euros, que nous refusons d’exploiter depuis 2017.

M. Gilles Mure-Ravaud. Cette masse financière dormante peut effectivement faire songer à un gaspillage. Mais pour mobiliser le « bas de laine » des Français, il conviendrait de mener une campagne de communication bien adaptée, auprès du plus grand nombre. Un tel mouvement de l’assurance-vie nécessite en effet de faire preuve d’une grande pédagogie. Je serais pour ma part le premier à accepter de diriger mon argent dormant en direction de l’industrie, mais encore faut-il trouver des segments intéressants. Ensuite, BPIFrance peut être comparée à une Ferrari dont le moteur serait sous-dimensionné, ce qui est regrettable, tant cet organisme est envié par de nombreux États.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie. Comme je l’ai précisé dans ma question, il s’agirait de mobiliser l’épargne des Français uniquement sur la base du volontariat. J’ajoute d’ailleurs que dans son étude, Olivier Lluansi estime que nonobstant le risque que représenterait un tel produit, la rémunération serait a priori au rendez-vous. Il considère en effet que le rendement serait environ de 5 %, à comparer avec la très faible rémunération offerte par le livret A, compte tenu de l’inflation. Dès lors, il est raisonnable de penser que les Français seraient enclins à se tourner vers un tel produit.

M. Michel Picon. Je connais bien le monde de l’assurance vie, pour avoir vendu des produits financiers pendant de longues années à nos concitoyens. Je me dois de préciser que ces derniers sont averses au risque, mais au fond, il en va également de même des établissements bancaires et des assureurs. Je ne suis pas certain que les détenteurs de ces milliards d’euros d’assurance vie soient conscients que leur argent est aujourd’hui plus fléché vers les États-Unis que vers les entreprises françaises. Si on leur expliquait, peut-être l’abriteraient-ils de manière différente. En revanche, les retours sur investissement, non pas pour l’épargnant lui-même, mais pour les intermédiaires que sont les grands acteurs financiers comme les assureurs et les banquiers bancaires, seraient moins élevés.

En conséquence, peut-être conviendra-t-il que le législateur et au-delà, les pouvoirs publics, incitent plus les acteurs financiers à agir de la sorte. Quoi qu’il en soit, leurs clients ne leur interdisent pas de le faire. La plupart des gens qui versent tous les mois 150 euros, voire 200 euros dans une assurance-vie ne donnent pas une instruction sur l’allocation de ces sommes. Les acteurs financiers choisissent où ces montants sont placés ; ils arbitrent entre le risque et la sécurité, conscients que leurs clients en assurance vie ne placent pas leur argent sur les marchés boursiers.

Il convient donc d’organiser ce fléchage vers les entreprises, notamment les petites entreprises. Il est très difficile pour nos entreprises d’avoir recours à tous les soutiens existants, d’abord parce qu’elles les méconnaissent. Aujourd’hui, il existe de nouveaux métiers dont l’objectif consiste précisément à « chasser » les aides et différents soutiens. Une disposition s’achevant à la fin de l’année 2025 porte sur l’amortissement du fonds commercial dans la reprise d’entreprises, afin que l’acheteur dispose d’une trésorerie plus améliorée lui permettant de plus investir dans le projet, notamment en rééquipement des machines ou dans les ressources humaines.

En résumé, je partage votre proposition, compte tenu de l’aversion au risque des banquiers vis-à-vis des petites entreprises. Si une entreprise de sept à huit personnes n’a pas le soutien d’un fonds de cautionnement – il en existe quelques-uns mis en place avec les organismes professionnels de l’artisanat ou des professions libérales –, il lui est difficile de trouver un banquier acceptant de l’accompagner. Il ne faut pas oublier que le banquier est lui-même soumis à des contraintes de solvabilité.

M. Philippe d’Ornano. La mobilisation de l’épargne financière des Français semble constituer une bonne idée, sur le papier. Mais il s’agit également d’une très grande responsabilité, y compris si l’on procède par des incitations et sur la base du volontariat. En réalité, il convient de respecter le bon timing, en procédant étape par étape.

Si l’on n’a pas redressé au préalable l’environnement compétitif, il est vraiment dangereux d’inciter les Français, déjà averses au risque et aux marchés financiers, à investir leur épargne dans des projets industriels. Encore une fois, il convient d’abord de procéder à ce réalignement compétitif.

Ensuite, il faut relever les nombreux débats, voire contre-vérités sur le rendement et la fiscalisation de la prise de risque de l’investisseur. En France, un investisseur est, au total, taxé à 72 % ou 73 %. D’abord, je rappelle le taux de 55 % attaché à la fiscalité dans l’entreprise. Certains économistes font remarquer qu’il faut effectivement intégrer l’impôt sur les sociétés, mais en réalité l’investisseur a injecté de l’argent dans un projet, a développé une entreprise, payé ses salaires, acheté ses machines. Celui-ci paye un impôt sur les sociétés sur son résultat, mais aussi les taxes de production, qui sont à peu près 30 % plus élevées que l’impôt sur les sociétés. Si l’on considère cet ensemble, en moyenne, l’investisseur est fiscalisé dans l’entreprise à 55 % et 34 % en distribution.

Je constate simplement qu’il s’agit d’une très lourde fiscalité, en tout cas supérieure celle du travail, contrairement à ce que l’on entend très souvent dire, à tort. Dès lors, cette question doit être abordée si l’on veut que plus en plus de personnes se dirigent vers l’investissement productif, le soutien aux entreprises.

Le premier point consiste à réaligner compétitivement la France pour que les entrepreneurs aient une chance d’obtenir un retour sur investissement. Ensuite, il doit pouvoir gagner raisonnablement, prendre sa marge, ce qui est peu le cas en France. Par conséquent, le marché de l’investissement est beaucoup plus faible en France qu’aux États-Unis, ce qui pénalise la croissance et le développement des entreprises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Venons-en à présent à la question de l’alignement compétitif. La France dispose d’un atout comparatif et compétitif majeur, notamment au sein du marché unique européen : le coût de production de son énergie. Comme vous l’avez bien souligné, pendant la crise énergétique que nous avons traversée, le coût de production est resté le même, mais les prix ont très fortement augmenté, étant parfois multipliés par dix.

Une réforme du marché européen de l’énergie a été négociée. Elle permet aux activités électro-intensives, aux grands groupes énergivores, de pouvoir bénéficier de prix attractifs dans le cadre de leurs activités. Malheureusement, l’ensemble des entreprises de l’économie française se retrouve privé de cet atout compétitif fourni par la production électrique française, notamment grâce au nucléaire, qui est également décarbonée et en quantité suffisante.

Par conséquent, appelez-vous à un élargissement de l’assiette des acteurs économiques qui peuvent bénéficier du prix attractif de la production électronucléaire ? En appelez-vous à une décorrélation des prix de production de l’électricité française, parmi les moins chers d’Europe, de ceux du gaz, à l’échelle européenne ? Souhaitez-vous que les règles européennes de tarification de l’électricité soient entièrement réformées ?

Je précise que nous sommes dans un marché unique et que vos entreprises se retrouvent évidemment en compétition directe avec des pays d’Europe de l’Est, qui bénéficient d’un atout comparatif, grâce à un coût de main-d’œuvre nettement plus faible. Je ne souhaite évidemment pas remettre en question le marché unique. Mais nous souffrons de 36 milliards d’euros de déficit commercial avec les autres pays de l’Union européenne. Retrouver notre atout compétitif en matière de prix de l’énergie permettrait selon moi de pouvoir jouer avec des règles à peu près loyales face à ces pays de l’Europe de l’Est.

M. le président Charles Rodwell. Je me permets de compléter la question de M. le rapporteur. Comment jugez-vous le fait qu’un million de TPE et de PME françaises aient vu la hausse de leurs factures d’électricité limitée grâce à l’investissement des Français et de l’État pour les protéger face à la crise énergétique qui les a frappés ?

M. Michel Picon. Nos entreprises intervenant dans le secteur industriel ne sont pas particulièrement énergivores. Cependant, dans le secteur de l’artisanat, l’État a aidé certaines professions fortement consommatrices d’électricité, comme les boulangers, à tenir au moment de la crise de l’énergie. Je pense qu’une partie de nos problèmes est héritée des atermoiements qui existaient il y a quelques années au sujet de la politique énergétique du pays. Les entreprises ont été victimes des signaux contradictoires successifs dans ce domaine.

En tant que législateurs, vous savez pertinemment que les entreprises ont besoin de lisibilité et de stabilité. Elles sont décontenancées lorsque le prix des matières premières explose. Des amortisseurs sont donc nécessaires. Par ailleurs, dans ce domaine, la simplification est également essentielle. Les petites entreprises doivent affronter un véritable parcours du combattant pour connaître les outils permettant d’accéder à une énergie moins chère.

M. Philippe d’Ornano. Monsieur le rapporteur, vous avez raison de souligner que les entreprises industrielles françaises ont payé leur électricité à un prix injuste en raison de la guerre en Ukraine, qui l’a décorrélé du coût de production. Si celles-ci avaient le malheur de signer leur contrat ou leur renouvellement de contrat à un mauvais moment, elles pouvaient payer jusqu’à dix fois plus cher. De mon côté, mon entreprise a subi une multiplication des coûts par quatre, dont l’impact a été encore plus violent pour nos sous-traitants. Simultanément, les énergéticiens ont enregistré de très forts profits. Au moment même où il était question de réindustrialiser le pays, les impacts ont été extrêmement violents.

Si nous voulons mener une véritable politique de réindustrialisation, deux objectifs doivent être poursuivis : une énergie compétitive, donc la moins chère possible ; mais également la plus décarbonée possible. Aujourd’hui, selon les énergéticiens français et les comparaisons avec les autres pays, le prix de production est environ de 60 euros le mégawattheure, contre 30 dollars aux États-Unis.

Dès lors, il convient de se demander si nous payons le bon prix. Ne faudrait-il pas par exemple moderniser les installations hydroélectriques en compagnie de l’Europe ? Le parc nucléaire est-il utilisé à son plein potentiel, lequel permettrait de faire baisser le prix de revient ? Ces enjeux sont vitaux pour la réindustrialisation. Notre parc électronucléaire constitue certes un avantage, mais sommes-nous sûrs de le valoriser suffisamment si nous voulons véritablement aider un certain nombre d’entreprises électrointensives ? Les aides à ces entreprises étaient d’ailleurs comptabilisées à hauteur de 1.7 milliard d’euros par Rexecode.

Si ce choix est effectivement un réel objectif, les pouvoirs publics doivent en tirer les conséquences et fournir des aides aux entreprises électro-intensives, lesquelles ne sont pas toujours des grandes entreprises, mais parfois aussi des ETI. À mon avis, les législateurs et les pouvoirs publics doivent se poser la question.

M. Alexandre Montay. Par ailleurs, le débat ne doit pas se limiter à l’électrointensivité, mais doit également concerner le secteur diffus industriel, composé par les entreprises « électrosensibles ». Sans être électrointensives, ces dernières présentent néanmoins des consommations importantes, à l’image de la verrerie ou de la plasturgie par exemple. Lors de nos discussions avec les énergéticiens et le gouvernement, nous nous sommes ainsi efforcés de remettre au cœur du sujet le secteur diffus industriel. Il s’agit là aussi d’ETI et de PMI.

M. Gilles Mure-Ravaud. Pendant longtemps, le gisement de Lacq fournissait du gaz ; mais désormais, nous n’en entendons plus parler. J’ai découvert en écoutant M. le rapporteur que le sous-sol français recèle d’importantes quantités de gaz. Si tel est le cas, il s’agit naturellement d’une heureuse nouvelle. De son côté, la CPME prône une décorrélation du prix de notre électricité de celui du gaz. Nous disposons en effet d’une filière nucléaire mondialement reconnue, mais je n’ai pas le sentiment que tout est entrepris pour permettre aux industriels d’en bénéficier.

Les petites entreprises peuvent parfois être affectées à deux niveaux. D’une part, elles sont souvent sous-traitantes et d’autre part, elles utilisent des produits provenant de grandes entreprises qui ont malheureusement été profondément touchées. Nous souffrons donc à la fois en amont et en aval. Dans le secteur du papier et de l’imprimerie, une seule machine grande consommatrice d’énergie peut constituer à elle seule 20 % à 30 % des coûts totaux de l’entreprise. Une simple variation de quelques pourcents peut donc facilement entraîner un dépôt de bilan.

Il convient de prêter une attention particulière aux filières et de mener une politique bien plus massifiée. Parmi les 66 000 entreprises qui ont déposé le bilan, il serait intéressant de savoir le nombre de celles qui y ont été conduites principalement en raison de la hausse des coûts de l’énergie. En résumé, il est nécessaire de mener une réflexion globale, bien au-delà de celle qui a été menée jusqu’à présent. La France ne dispose pas d’un très grand nombre d’avantages comparatifs, mais l’électricité d’origine nucléaire en fait partie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Mure-Ravaud, vous avez parlé de 66 000 défaillances d’entreprises. Nous savons qu’en début d’année, il restait à peu près 40 milliards d’euros de prêts garantis par l’État (PGE) à rembourser sous deux ans. Cet élément explique à mon sens en partie le grand nombre de défaillances que notre pays a enregistrées. Vos organisations respectives appellent-elles au report des échéances du remboursement des PGE ?

M. Philippe d’Ornano. Il peut toujours exister quelques cas particuliers, mais il ne s’agit pas véritablement d’un sujet général pour les ETI.

M. Michel Picon. Nous demandons pour notre part un étalement dans le temps du remboursement, pour les entreprises qui en ont besoin. Nous demandons aux banques de refinancer l’opération, avec le soutien de l’État. Cette prolongation intervient parfois, mais au cas par cas.

M. Gilles Mure-Ravaud. L’État a déjà énormément contribué. La CPME réfléchit quant à elle à un étalement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La question de la commande publique a déjà été évoquée tout à l’heure. Nous savons qu’il s’agit d’une dépense relativement immuable et contrainte. Or à l’heure actuelle, deux tiers des achats publics en matière de biens manufacturiers sont importés. Seriez-vous favorable à ce que nous nous inspirions du modèle allemand, conforme aux règles européennes de la concurrence des marchés publics ? Celui-ci prévoit ainsi une clause de localisation pour autoriser les acheteurs publics à favoriser une entreprise ou les moyens d’exécution d’un marché public pour un motif de proximité géographique. Aujourd’hui, la clause environnementale peut être invoquée en ce sens, à défaut d’une clause de « priorité nationale », qui ne serait pas conforme au droit européen.

M. Michel Picon. Je réponds par l’affirmative, même si je ne mesure pas les tensions que cela pourrait susciter par ailleurs, pour certaines entreprises. La commande publique doit favoriser le tissu d’entreprises localisées dans son secteur.

M. Philippe d’Ornano. Il me semble dangereux de mettre en place ce type de système. En revanche, il faut pouvoir bonifier les externalités positives françaises. Lors du débat sur la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, nous avions agité une idée, qui suit d’ailleurs son cours, d’un standard environnemental européen. Celui-ci se rapproche ainsi du dispositif de haute qualité environnementale (HQE). Il s’agit d’un standard volontaire que les entreprises sont libres d’intégrer ou non. Il présente l’avantage de pouvoir objectiver les externalités positives françaises, notamment pour les acheteurs publics, les investisseurs, les consommateurs, mais aussi éventuellement les politiques publiques de subvention.

La France dispose en la matière d’un certain nombre d’atouts, qui pourraient être pris en compte. Il ne s’agirait pas de donner une priorité à l’achat en France, mais plutôt de bonifier en fonction d’une certaine grille et d’un certain nombre de facteurs, pour permettre à l’acheteur public de prendre en compte l’avantage de la production en France. Un travail est actuellement mené sur ce sujet.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Sans vouloir déclencher de débats entre vous, ne pensez-vous pas qu’un tel mécanisme constituerait justement une barrière d’accès aux marchés publics pour les PME, dans la mesure où de tels standards seraient particulièrement discriminants pour elles ?

M. Philippe d’Ornano. Je ne crois pas. J’ai déjà pratiqué un process HQE pour un bâtiment. L’avantage d’un tel dispositif réside dans sa simplicité et sa nature adaptée à la taille de l’entreprise, mais aussi au secteur. Quels que soient la taille ou le secteur d’activité, cela permet de rentrer dans un dispositif qui offre la possibilité à de nombreuses tierces parties de se positionner. Je pense ainsi à la Banque de France, aux acheteurs publics, aux investisseurs intéressés par un positionnement dans des secteurs plus verts, et aux consommateurs.

Il nous semble très intéressant que la France préempte ce dispositif. Si nous n’agissons pas de la sorte, je ne suis pas certain que les avantages, notamment écologiques, à produire en France soient pris en compte par l’ensemble de l’Union européenne. Je rappelle en effet que la France fait partie des favoris ou leaders de la production décarbonée en Europe.

M. Gilles Mure-Ravaud. De notre côté, nous préconisons surtout d’y voir plus clair en matière d’approvisionnement, ou de sourcing et d’allotissement, c’est-à-dire des éléments qui sont essentiels pour les PMIE et les PME. Nous conduisons à ce titre une réflexion sur ces sujets, mais elle n’a pas encore abouti.

M. le président Charles Rodwell. Notre audition s’achève. Je pense que M. le rapporteur partage ma frustration ; nous aurions aimé pouvoir encore discuter avec vous, mais nous devons accueillir notre prochain invité. Je vous remercie d’avoir participé à cette audition. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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34.   Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, et M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques France

M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, accompagné de M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques France.

M. le président, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Votre parcours professionnel s’est principalement déroulé au sein du groupe Airbus depuis 1998, d’abord chez Eurocopter, puis dans la branche aviation commerciale, à l’exception d’un passage chez PSA Peugeot Citroën. Vous occupez également la fonction de président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS). C’est à ces deux titres que nous sommes particulièrement heureux de vous recevoir ce jour.

Je vous cède la parole pour une intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, messieurs, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Guillaume Faury et M. Fabien Menant prêtent serment).

M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus. Je vous remercie pour votre accueil. Mon intervention portera principalement sur mes fonctions chez Airbus, tout en abordant certains aspects relatifs à l’ensemble de la profession, en ma qualité de président du GIFAS.

Airbus, entreprise mondialement reconnue, occupe une position de leader dans plusieurs domaines clés. Nous sommes le premier acteur mondial de l’aviation commerciale et des hélicoptères, ainsi que le leader européen dans le secteur des satellites. Notre groupe détient également des participations significatives dans le domaine de la défense, notamment à travers des coentreprises avec Leonardo et BAE Systems pour MBDA dans les missiles, et avec Safran pour ArianeGroup dans le spatial. Nous sommes par ailleurs actionnaires d’Avions de transport régional (ATR) avec Leonardo, leader mondial dans son domaine.

En 2024, notre chiffre d’affaires a atteint environ 70 milliards d’euros, retrouvant ainsi le niveau de 2019, avant la crise du Covid. Cependant, il convient de noter que cette reprise s’est faite dans un contexte d’inflation de 15 à 20 %, ce qui signifie qu’en matière d’activité réelle, nous n’avons pas encore totalement retrouvé notre niveau d’avant crise. Dans le secteur de l’aviation commerciale, nous sommes passés de 863 avions livrés en 2019, année record, à 300 avions de moins en 2020. Bien que nous ayons depuis augmenté notre production de 200 unités par rapport à ce point bas, nous n’avons pas encore atteint les chiffres de 2019. Ces données illustrent l’ampleur de la crise traversée et son impact persistant, particulièrement dans le domaine civil.

La répartition de notre chiffre d’affaires se décompose comme suit : environ 50 milliards d’euros pour l’activité avions commerciaux, 12 milliards d’euros pour la défense et l’espace, et 8 milliards d’euros pour les hélicoptères. L’activité hélicoptères est elle-même équilibrée entre civil et militaire. Au total, nos activités de défense représentent environ 20 % de notre chiffre d’affaires, soit 14 milliards d’euros, ce qui nous positionne comme la première entreprise de défense en Europe continentale, hors Royaume-Uni.

Airbus joue un rôle central dans les exportations françaises. En 2024, notre contribution nette positive à la balance commerciale de la France s’élève à environ 30 milliards d’euros, faisant de nous le premier exportateur net du pays, une position que nous avons maintenue pendant la crise du Covid, malgré la baisse significative de notre activité. Cette performance souligne l’importance stratégique de notre secteur pour l’économie française.

Notre ancrage européen est particulièrement fort, avec près de 90 % de nos effectifs basés en Europe. Plus précisément, nous comptons environ 50 000 employés en France, 50 000 en Allemagne, et 50 000 dans le reste du monde, principalement dans d’autres pays européens, avec une présence croissante aux États-Unis, en Inde et en Chine. Ainsi, deux tiers de nos effectifs sont répartis entre la France et l’Allemagne, un tiers étant basé en France.

Cette forte présence en France se traduit non seulement par nos activités propres, mais aussi par un volume important d’achats auprès de la chaîne d’approvisionnement française. Il s’agit d’une caractéristique particulière du secteur aérospatial et de défense en France : nous disposons sur le territoire national de l’ensemble des compétences nécessaires à travers notre chaîne de fournisseurs.

Enfin, notre engagement en matière de recherche et développement (R&D) est également fortement ancré en Europe, avec environ 40 % de nos activités de R&D réalisées en France et 90 % en Europe.

Je souhaite désormais aborder les facteurs-clés de réussite de notre modèle et sa contribution à l’industrie française. Notre secteur est le principal moteur de l’activité industrielle en France, avec deux sites d’Airbus figurant parmi les trois principaux sites industriels du pays. Le site de Toulouse occupe la première place, tandis que celui de Marignane, dédié à Airbus Helicopters, se classe en troisième position.

Notre modèle repose sur plusieurs paramètres essentiels. Premièrement, nous évoluons dans des domaines de développement et de fabrication de produits complexes et volumineux, produits en quantités limitées. Cette spécificité implique des investissements considérables, dont l’amortissement s’effectue sur un nombre restreint de produits.

Dans ce contexte, l’effet d’échelle s’avère fondamental. Nous devons nous regrouper dans nos métiers, car l’union fait la force. C’est précisément le regroupement des activités aéronautiques de plusieurs pays européens (Allemagne, France, Royaume-Uni et Espagne) qui a conféré à Airbus, il y a 35 à 40 ans, l’envergure nécessaire pour réaliser ces investissements à long terme, accéder à toutes les compétences requises et se positionner en concurrent des constructeurs américains, principalement McDonnell Douglas et Boeing.

Nous avons su créer en Europe cet effet d’échelle au fil du temps dans le domaine de l’aviation commerciale. Airbus Avions réalise un chiffre d’affaires de 50 milliards d’euros et occupe la position de premier constructeur mondial depuis six ans. Nous sommes également leader mondial dans le secteur des hélicoptères. Nous avons consolidé les activités hélicoptères de Messerschmitt-Bölkow-Blohm GmbH (MBB) et de la Division Hélicoptères d’Aérospatiale, ainsi que des activités de Civil Aviation Safety Authority (CASA), créant ainsi un acteur qui domine aujourd’hui le marché mondial, tant dans le domaine civil que militaire.

Nous avons adopté des approches similaires à travers des programmes rassemblant des acteurs européens dans les domaines de la défense, du spatial et des missiles. Dans le secteur des missiles, le modèle de MBDA, constitué il y a plus de 20 ans, repose également sur la mise en commun des activités missiles de BAE Systems, Airbus et Leonardo, créant ainsi un leader mondial dans son domaine. Nous avons procédé de même avec ATR, à plus petite échelle, en collaboration avec Leonardo, pour créer un acteur qui est aussi leader mondial.

Nous le faisons également à travers des programmes de coopération comme l’Eurofighter, une structure qui rassemble les investissements, les compétences et le savoir-faire de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie et du Royaume-Uni, à travers la coopération de BAE Systems, Airbus et Leonardo.

Cette mise à l’échelle dans des domaines nécessitant des investissements considérables permet de mutualiser les efforts et d’obtenir un impact technologique significatif, tout en amortissant les coûts sur des volumes plus importants. Cela s’avère essentiel pour assurer la pérennité à long terme de ces programmes.

Le deuxième paramètre essentiel à la réussite actuelle et future de nos activités réside dans les technologies. Nous opérons dans des domaines de haute complexité, impliquant des objets très sophistiqués et technologiquement avancés, qui mobilisent un grand nombre de technologies. Cet avantage compétitif doit être maintenu, en travaillant constamment sur ces aspects. Notre compétitivité à long terme dépendra de notre capacité à disposer de l’ensemble des technologies au meilleur niveau au moment du lancement de nouveaux programmes.

Prenons l’exemple du remplacement de l’A320, qui constitue notre prochain grand défi pour réduire significativement les émissions de carbone tout en préservant notre avantage compétitif économique. Il est particulièrement important de préparer toutes les technologies nécessaires en amont. Lors des appels d’offres, nous sélectionnerons les meilleurs fournisseurs. Pour maximiser les chances que ces fournisseurs soient français, les entreprises françaises actuelles, entreprises de taille intermédiaire (ETI) et équipementiers, doivent investir au bon moment dans ces technologies. Ainsi, lorsque nous lancerons les appels d’offres, ils seront en mesure de proposer les meilleures solutions, correspondant à nos besoins et à la structure de coûts appropriée.

Cette dynamique s’inscrit dans un contexte à la fois français et européen, avec des ailes principalement conçues et fabriquées au Royaume-Uni, et des composants importants produits en Allemagne et en Espagne. Pour maintenir cette compétitivité, le partenariat État-entreprises, historiquement établi et continuellement animé à travers le Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac), ainsi que le crédit d’impôt recherche, joue un rôle central.

Dans le contexte de la réindustrialisation et de la compétitivité, le coût du travail en France représente actuellement un désavantage compétitif majeur pour l’activité industrielle. L’environnement fiscal, tant par ses montants absolus que par sa variabilité et son manque de prévisibilité, constitue un autre facteur défavorable. Il est donc essentiel de capitaliser sur nos avantages compétitifs restants. La capacité à développer les bonnes technologies au bon moment est clairement un paramètre favorable.

Nous continuons à entretenir un écosystème propice grâce à l’éducation, la formation et l’attractivité pour l’ensemble des talents susceptibles de nous rejoindre, avec des compétences significatives. L’objectif est d’orchestrer cet écosystème, afin que les entreprises soient prêtes (sur le plan de la compétitivité économique et environnementale), au moment du lancement de grands programmes, en ayant développé les bonnes solutions et compris les enjeux. Elles doivent également être en mesure de répondre aux exigences du produit lui-même, de s’intégrer dans un nouvel environnement en termes de cybersécurité et de numérique, autant de dimensions nouvelles à prendre en compte.

L’animation de notre secteur repose sur une collaboration étroite entre l’État et les entreprises, avec une feuille de route commune et un cofinancement des activités de recherche et développement. Cette synergie favorise le développement autour de ces compétences technologiques et encourage l’industrialisation locale. Sans un tel écosystème, il est fort probable que les analyses d’implantation industrielle ne privilégieraient pas la France, en raison du coût du travail, de la fiscalité et des contraintes réglementaires.

Concernant la réindustrialisation, le secteur aéronautique, spatial et de défense en France est déjà fortement industrialisé sur le territoire national. Nous produisons et développons majoritairement en France, avec une forte propension à l’exportation. Ce modèle contribue significativement au succès économique français. Il est impératif d’en préserver les fondements pour l’avenir, afin d’éviter une désindustrialisation.

J’ai rappelé en début d’année l’exemple édifiant de l’industrie automobile. Il y a deux décennies, ce secteur apportait une contribution positive de 20 milliards d’euros à notre balance commerciale. Aujourd’hui, nous accusons un déficit de 10 milliards d’euros, soit une perte nette de 30 milliards d’euros en 20 ans. Cette détérioration doit nous servir d’avertissement.

Si nous ne prenons pas soin de notre secteur « Aerospace and Defense », nous ne pouvons nullement garantir le maintien de sa contribution actuelle à la balance commerciale ni le niveau d’emploi et d’activité qu’il génère. Cette industrie nécessite une attention constante, un développement soutenu et une protection vigilante.

Dans ce contexte, notre position de leader mondial dans l’aviation commerciale nous offre des opportunités uniques d’investissement. C’est précisément ce que nous avons décidé d’entreprendre au début de cette décennie, en pleine crise du Covid, en établissant une feuille de route décennale État-entreprises. Le Corac a estimé nécessaire un investissement de 10 milliards d’euros en recherche et technologie sur la décennie pour développer le meilleur avion décarboné et atteindre nos objectifs de décarbonation à l’horizon 2050.

Initialement, nous avions convenu d’un cofinancement à parts égales entre l’État et les entreprises, soit 5 milliards d’euros chacun. Cependant, la situation a considérablement évolué. Le coût total est désormais estimé à 14 milliards d’euros, tandis que la participation de l’État a significativement diminué. Le financement annuel du Corac par l’État est passé de 450 millions d’euros à 285 millions d’euros, sur une perspective de quatre ans. Par conséquent, les entreprises assument une part beaucoup plus importante que prévu.

Malgré ces changements, nous restons pleinement engagés dans la réussite de ce projet. La reprise économique après la pandémie de Covid nous aide, et nous comprenons les contraintes budgétaires de l’État. Néanmoins, il est essentiel de maintenir cet engagement collectif. Sans cette synergie, nous risquons de compromettre notre capacité à relever les défis de l’aviation du futur et à préserver notre outil industriel.

Notre position de leader mondial, bien que solide, reste fragile. Nous faisons face à une concurrence internationale acharnée, avec des offres très attractives pour délocaliser nos activités industrielles. La France doit impérativement rééquilibrer le coût élevé de son modèle social avec la capacité des entreprises à générer de la richesse. Sans ce rééquilibrage, nous risquons de faire peser un fardeau croissant sur un nombre d’activités de plus en plus restreint, compromettant ainsi leur compétitivité et accélérant leur délocalisation.

En conclusion, notre secteur, malgré sa force actuelle, nécessite une attention et un soutien constants pour maintenir sa compétitivité et sa contribution essentielle à l’économie française. L’enjeu est de taille : préserver notre leadership industriel tout en relevant les défis de l’innovation et de la décarbonation.

Le modèle social français, malgré ses avantages, engendre des coûts considérables qui pèsent lourdement sur notre compétitivité économique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’augmentation constante de ces coûts a progressivement érodé notre avantage concurrentiel, mettant notre tissu économique sous une pression croissante et favorisant les délocalisations. Ce constat, bien que largement reconnu, appelle des actions concrètes, qui s’avèrent difficiles à mettre en œuvre. En effet, nous atteignons les limites de ce que le monde économique et les entreprises peuvent supporter en matière de charges.

La comparaison avec nos voisins européens est défavorable, et l’écart se creuse davantage lorsqu’on élargit la perspective au-delà de l’Europe. Face à cette situation, nous devons capitaliser sur nos atouts. Nous devons investir massivement dans la recherche, la technologie, le savoir-faire et les compétences. Il est essentiel de financer la recherche et d’encourager l’implantation technologique en France pour garantir que les développements futurs s’y déroulent. Malgré le coût élevé du travail, nous devons favoriser l’implantation d’activités industrielles autour de nos centres d’expertise actuels.

L’encouragement et le maintien des sites industriels sont essentiels, car ils génèrent de l’activité, des compétences et du savoir-faire. Tout obstacle à l’activité industrielle aujourd’hui se traduira par une désindustrialisation demain, un risque que nous devons absolument éviter.

Dans certains secteurs, nous ne bénéficions plus de l’effet d’échelle nécessaire. Si nous maintenons cet avantage dans les domaines des avions commerciaux, des hélicoptères et des missiles, nous souffrons particulièrement dans le secteur spatial, notamment dans les satellites. Face à l’émergence d’acteurs américains bénéficiant d’investissements colossaux et d’un effet d’échelle supérieur, nous devons nous unir au niveau européen.

Un projet de rapprochement entre Leonardo, Airbus, Thales est en cours pour créer une entité comparable à MBDA dans le domaine des satellites. Cette initiative est particulièrement importante pour retrouver l’effet d’échelle nécessaire, mutualiser les investissements et les volumes de production. L’aboutissement de ce projet est vital, car les satellites et l’espace représentent des enjeux majeurs de souveraineté et de compétitivité pour les pays européens.

Dans le domaine de la défense, le déséquilibre est flagrant. Les États-Unis dépensent environ cinq fois plus que l’Union européenne (UE) en acquisitions de matériel militaire, et s’approvisionnent presque exclusivement auprès de fournisseurs américains. En comparaison, l’UE n’achète que 20 % de ce que les Américains acquièrent, et sur ce montant, environ deux tiers proviennent de fournisseurs non européens. Ainsi, les achats européens auprès de fournisseurs européens ne représentent que 7 à 8 % des achats américains auprès de leurs propres fournisseurs. De plus, ces achats sont fragmentés, chaque pays favorisant ses champions nationaux, ce qui nous prive de l’effet d’échelle nécessaire.

La défense implique des systèmes complexes et coûteux, nécessitant des investissements considérables. Nous devons donc nous rassembler. Lorsque nous y parvenons, comme pour l’A400M, le NH90, ou l’Eurofighter, nous obtenons des succès technologiques, industriels et militaires. Nous devons trouver des solutions pour multiplier ces collaborations.

Pour nos industries à fort niveau d’investissement et orientées sur le long terme, il est fondamental d’avoir une visibilité sur les budgets et les besoins, ainsi qu’une stabilité des conditions d’activité. L’instabilité fiscale, notamment concernant l’impôt sur les sociétés et le coût du travail, compromet les efforts de politique de l’offre et constitue un désavantage compétitif majeur.

Finalement, l’industrialisation, la désindustrialisation et la réindustrialisation sont des questions de compétitivité soumises aux lois de l’économie. Ces lois, comme celles de la physique, ne se plient pas aux décisions des dirigeants. La concurrence est une réalité incontournable : le produit le plus compétitif l’emporte sur les marchés. Nous devons être conscients de nos forces et de nos faiblesses. Notre position de leader mondial dans certains secteurs témoigne de nos atouts, qui doivent être protégés.

Pour maintenir ce secteur comme moteur de l’industrialisation en France, contribuant significativement à la balance commerciale, aux recettes fiscales, à la formation, au développement des compétences et aux écosystèmes régionaux, nous devons agir. Notre présence dans presque toutes les régions de France, avec les plus grands sites industriels, fait de nous le premier employeur privé dans certaines régions comme l’Occitanie et la Provence-Alpes-Côte d’Azur. Nos savoir-faire, nos compétences et nos avantages compétitifs doivent être préservés, tout en travaillant sur le coût du travail et la fiscalité.

Enfin, la surrèglementation constitue un frein majeur. Sans remettre en question la pertinence de chaque réglementation prise individuellement, force est de constater que nous sommes confrontés à un « maquis réglementaire » d’une complexité telle qu’il ralentit considérablement notre activité, en particulier pour les grandes entreprises. De nouvelles approches doivent être trouvées pour atteindre nos objectifs, tout en allégeant ce fardeau réglementaire.

Je suis généralement en accord avec les objectifs des réglementations. Cependant, leur mise en œuvre, leur complexité et leur lourdeur freinent l’innovation et l’investissement, parfois de manière plus dommageable que la fiscalité elle-même. Simplifier ces réglementations serait moins coûteux et aurait moins de conséquences négatives. De plus, il existe souvent des moyens alternatifs d’atteindre les mêmes objectifs.

J’exhorte vivement l’Europe dans son ensemble à reconsidérer les conditions dans lesquelles nous souhaitons mener une activité industrielle. Cette problématique dépasse le cadre français et concerne l’ensemble de l’Union européenne, bien que nous observions parfois une surtransposition et une complexification supplémentaire des réglementations européennes au niveau national. L’activité industrielle est intrinsèquement complexe et particulièrement sensible à l’impact réglementaire. Lorsqu’un environnement est excessivement réglementé, il devient beaucoup plus simple et économique de délocaliser l’activité.

Permettez-moi d’illustrer mon propos par un exemple concret, non pas pour critiquer par plaisir, mais pour mettre en lumière la réalité de la situation. Actuellement, lorsque nous développons un logiciel intégrant de l’intelligence artificielle destiné à être déployé dans un environnement cloud (ce qui est fondamental dans le domaine du numérique), nous sommes soumis à un enchevêtrement de réglementations :

– le Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act dit « Cloud Act » américain,

– le règlement européen du 13 décembre 2023 concernant des règles harmonisées portant sur l'équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données dit « Data Act »,

– le règlement européen du 17 avril 2019 relatif à l’ENISA (Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité) et à la certification de cybersécurité des technologies de l’information et des communications dit « Cyber Security Act »,

– et le règlement européen du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dit « AI Act ».

Je vous invite à parcourir l’AI Act, une tâche que j’encourage également mes équipes à entreprendre.

En conséquence, lorsque nos développeurs doivent créer un module logiciel pour le cloud, ils se trouvent contraints de consulter le département juridique pour s’assurer de la conformité de leur travail. Malheureusement, le département juridique, submergé par des demandes similaires et confronté à la complexité de ces réglementations, peine souvent à fournir une réponse rapide. Cette situation nous pousse à envisager le développement de ces logiciels en dehors de l’Europe, ce qui va à l’encontre de nos intérêts. Si nous aspirons à devenir des leaders mondiaux dans le domaine du numérique, de l’industrie et de l’intelligence artificielle, nous devons impérativement simplifier ces processus.

L’exercice de l’activité industrielle doit être considérablement facilité. Je n’ai pas encore abordé les réglementations européennes telles que la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD », la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive, dite « directive CS3D » et le règlement du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables dit « règlement taxonomie », qui ont récemment mobilisé une grande partie de notre temps et de nos ressources, au détriment de notre activité industrielle principale. Le résultat, notamment en ce qui concerne la CSRD, s’avère particulièrement décevant. Nous avons consacré un temps considérable à la production de rapports, dont l’utilité et les destinataires restent flous. Cette démarche n’a en rien modifié nos ambitions en matière d’environnement, de gouvernance et dans le domaine social.

La problématique réglementaire revêt une importance au moins égale à celle de la fiscalité, des taxes et des charges. Cependant, son impact est plus difficile à quantifier. Je peux aisément chiffrer le coût d’une taxe spécifique, mais il m’est impossible d’évaluer précisément le coût de la surrèglementation, ce qui tend à la faire négliger. Pourtant, elle constitue un frein considérable à l’industrialisation, alors qu’elle est censée garantir une industrialisation efficace et respectueuse de certains principes fondamentaux sur lesquels nous sommes généralement d’accord. Le problème ne réside pas dans l’intention, mais dans la manière dont nous, Européens, avons abordé cette question.

Cette problématique est éminemment européenne, bien qu’elle comporte également une dimension nationale, avec des réglementations spécifiques qui compliquent parfois l’implantation de sites industriels, imposant des délais incompatibles avec nos objectifs et décourageant l’investissement. Pendant ce temps, d’autres pays nous accueillent à bras ouverts, déterminés à attirer des activités industrielles de haute technologie. Si nous ne résolvons pas ces problèmes, nous risquons de perdre notre avantage compétitif à long terme.

Certes, nous bénéficions de certains avantages cruciaux qui expliquent notre position actuelle. Notre groupe investit massivement en Europe et en France, car nous croyons en cet écosystème et en sa capacité à se projeter dans l’avenir. Néanmoins, nous sommes particulièrement préoccupés par les entraves réglementaires et la charge fiscale excessive qui pourraient compromettre l’implantation de futurs sites industriels.

Je tiens à souligner que nos grands sites industriels actuels devront être renouvelés et réinvestis pour les prochaines générations d’avions et de satellites. Nous devons être extrêmement vigilants quant à la perte de compétitivité de notre environnement économique et industriel. Cette situation me préoccupe grandement. Si d’autres pays, comme les États-Unis (bien que la tendance y soit différente ces derniers mois), l’Inde ou d’autres nations asiatiques, offrent des environnements plus propices, il deviendra difficile de maintenir notre activité en Europe, et encore plus de rapatrier des activités délocalisées.

Nous devons donc miser davantage sur la technologie, le savoir-faire, les compétences et, dans notre cas, le Corac, car nous excellons dans ces domaines. Les écosystèmes fonctionnels doivent être protégés. Si nous voulons que l’industrie aéronautique reste en France et en Europe, nous devons la soutenir activement, éviter de lui mettre des bâtons dans les roues, de lui imposer des taxes supplémentaires ou de l’affaiblir. Comme je l’ai déclaré en début d’année, nous ne serons ni une vache à lait ni un bouc émissaire. Trop souvent, nous avons l’impression d’être les deux à la fois. Ce n’est pas ainsi que l’on maintient ou développe son industrie.

Enfin, il est essentiel de s’attaquer aux freins qui affectent l’ensemble des industries : le coût du travail, la taxation et la complexité réglementaire. Ce chantier est douloureux et difficile, il effraie beaucoup de monde, mais en repoussant constamment sa mise en œuvre, nous risquons de tout perdre collectivement. Une fois perdu, il sera très difficile de récupérer notre avantage. Plus tôt nous nous y attaquerons, mieux ce sera. Je ne sous-estime pas la difficulté de la tâche, je sais qu’elle est considérable, mais il est absolument nécessaire de l’entreprendre, car plus nous attendrons, plus ce sera ardu.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour votre intervention liminaire. C’est précisément pour cette raison que les échanges que vous entretenez avec le pouvoir politique, notamment législatif, revêtent une importance capitale. Bien que nous ne soyons pas chefs d’entreprise, nous disposons de la capacité d’adapter notre législation au service de la prospérité et de la sécurité économique de notre pays. C’est pourquoi nous sommes ravis de votre présence parmi nous aujourd’hui.

Ces échanges sont importants, car ils ont notamment guidé la politique de l’offre que nous menons depuis plusieurs années. Cette politique est aujourd’hui remise en question, avec les félicitations de certains d’entre nous, mais nous constatons immédiatement les conséquences sur la compétitivité de notre pays. Ces discussions sont également essentielles, comme vous l’avez souligné, pour éviter certains atermoiements. Je pense par exemple à ceux liés à la CSRD. Nous observons que certains acteurs, pas vous en l’occurrence, se plaignent de la mise en œuvre de la CSRD, alors qu’ils étaient les premiers à la promouvoir il y a quelques années au sein de nos instances nationales et européennes.

C’est la raison pour laquelle nous chérissons ces échanges avec des chefs d’entreprise comme vous, tant aujourd’hui que dans les années à venir. Je vous confirme également que nous avons bien pris note de votre première audition sur les aides aux entreprises lors de la séance au Sénat.

Je souhaiterais vous poser trois questions avant de donner la parole au rapporteur. La première concerne le financement de vos activités industrielles. Vous avez évoqué la compétitivité liée au coût du travail dans notre pays. Nous avons généralisé la baisse des charges en transformant le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). De plus, nous avons défiscalisé les heures supplémentaires et mis en place des primes défiscalisées. À modèle constant, notre politique de compétitivité en la matière atteint ses limites. Certains d’entre nous envisagent de mettre en œuvre une transformation du financement de notre modèle social.

Compte tenu de votre expérience internationale et de l’implantation de votre groupe, quel est votre point de vue sur la retraite par capitalisation ? Ce système pourrait non seulement financer nos retraites dans un contexte démographique en évolution, mais aussi créer des fonds de pension français et européens capables de soutenir une partie de vos activités, à l’instar des modèles existants outre-Atlantique, dans les pays scandinaves ou certains pays d’Europe centrale et orientale.

Concernant le financement, vous avez fortement insisté sur l’importance de la collaboration, affirmant qu’il faut « travailler ensemble ou mourir ». Dans le domaine civil, comment percevez-vous la formation des alliances industrielles entre entités publiques, notamment étatiques, et privées ? Je pense notamment aux initiatives souvent qualifiées d’« Airbus » dans les secteurs des batteries, des semi-conducteurs ou de l’hydrogène. Quelle est votre opinion sur la constitution de ces alliances ?

Pour le volet militaire, vous avez évoqué l’Eurofighter, un exemple fréquemment cité tant par les partisans que par les détracteurs du Système de combat aérien du futur (SCAF). Estimez-vous qu’aujourd’hui, la conception d’avions ou même de satellites en collaboration avec des groupes de différents pays, ayant des objectifs stratégiques et militaires distincts, peut répondre de manière optimale aux besoins de défense des diverses nations européennes ? Ce type d’alliance, mentionné pour le secteur civil, a-t-il réellement un avenir dans le domaine militaire selon vous ?

Ma deuxième question porte sur les chaînes d’approvisionnement. Vous vous êtes exprimé, comme d’autres dirigeants de grandes entreprises aérospatiales, sur les difficultés liées à certaines montées en cadence après la crise Covid. Vos partenaires soulignent souvent deux éléments : les obstacles à l’extension de sites liés à certains approvisionnements critiques nécessaires à votre activité, et la problématique des délais de paiement affectant une partie de vos sous-traitants. Quelles mesures recommanderiez-vous à la représentation nationale concernant la chaîne d’approvisionnement, tant sur l’extension des entreprises que sur les délais de paiement ?

Ma troisième question concerne les tensions de la guerre économique actuelle auxquelles Airbus est confronté. Pouvez-vous nous dresser un état des lieux de la situation de Boeing, l’un de vos principaux concurrents ? Je constate l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sur vos activités, notamment le Patriot Act, le Cloud Act et les normes International Traffic in Arms Regulations (ITAR). Pensez-vous que la législation française et européenne, ainsi que nos efforts d’harmonisation à l’échelle européenne, peuvent mieux protéger vos groupes et renforcer le contrôle sur les investissements étrangers dans vos activités ou celles de vos sous-traitants ?

M. Guillaume Faury. Concernant le financement du modèle social et la retraite par capitalisation, je tiens à préciser que ce n’est pas mon domaine d’expertise. Ma compétence se situe davantage dans la gestion des entreprises, l’aéronautique et la défense. Néanmoins, je souhaite souligner deux points importants.

Premièrement, la retraite par capitalisation ne doit pas devenir un moyen direct ou indirect d’augmenter la fiscalité des entreprises. Si tel était le cas, que ce soit par l’ajout d’un nouveau dispositif ou pour éviter de réformer le système de retraite par répartition, cela ne serait pas une solution viable. Une telle approche pourrait entraîner des répercussions négatives sur la compétitivité des entreprises.

Deuxièmement, le modèle de retraite par capitalisation, tel qu’il est mis en œuvre aux États-Unis, présente un cercle vertueux de financement de l’innovation qui nous fait défaut. Ce système s’est enrichi et auto-entretenu au fil des décennies outre-Atlantique. Sans faire l’apologie du modèle américain, il faut reconnaître que l’utilisation des fonds de retraite par capitalisation pour financer l’innovation et l’entreprise est extrêmement efficace. Ce mécanisme accentue l’écart de richesse entre les États-Unis et l’Europe au fil des ans.

Nous devons réfléchir à la mise en place d’un système qui génère les mêmes effets positifs pour le financement de l’innovation et de l’investissement. Adopter la retraite par capitalisation sans intégrer ce moteur économique serait manquer l’un des enjeux majeurs de cette réforme.

Au-delà de la recherche de nouveaux modes de financement, il ne semble pas pertinent de se précipiter vers la retraite par capitalisation sans rééquilibrer le rapport entre le coût du modèle social et la création de richesses par les entreprises et l’activité économique. Ce déséquilibre me semble être la priorité à traiter de toute urgence.

Concernant la collaboration, il faut être lucide : ce n’est pas une solution universelle. Le regroupement pour réussir ensemble est efficace lorsque l’effet d’échelle est un facteur clé de succès et que nous parvenons à le créer par la coopération. La demande et l’offre doivent être consolidées simultanément. Un regroupement industriel qui ne mènerait pas à une rationalisation des produits et des développements n’apporterait pas nécessairement d’avantages. De même, consolider la demande pour ensuite la disperser sur un grand nombre d’acteurs créerait une complexité contre-productive.

L’objectif est de concevoir ensemble des systèmes qui seront utilisés par ceux qui se regroupent. Dans le domaine de la défense en particulier, les États doivent s’accorder sur leurs besoins communs. Cela permettra ensuite de partager les investissements, de travailler en équipe plutôt qu’individuellement. Comme le dit l’adage, « seul on va vite, ensemble on va loin ». Parfois, il est préférable d’agir seul pour des projets à petite échelle nécessitant de la rapidité. Cependant, pour des investissements importants et durables, mobilisant des technologies, des savoir-faire et des compétences diverses, la fédération des forces est un facteur de réussite.

Vous m’avez interrogé sur la transposition de ces principes du civil au militaire. Nous avons des exemples probants dans le domaine militaire. L’Eurofighter est une réussite incontestable. Cet avion est tout à fait comparable au Rafale français, et se retrouve d’ailleurs souvent en compétition à l’international. Cependant, nous ne jouons malheureusement pas dans la même génération d’avions et nous n’avons pas, en tant qu’Européens, investi des montants comparables à ceux des Américains pour le F-35.

Nous sommes actuellement confrontés à une situation où, en Europe, le nombre de pays ayant opté pour le F-35 dépasse la somme de ceux ayant choisi l’Eurofighter et le Rafale. Cette réalité soulève des interrogations légitimes sur la pertinence des stratégies adoptées, qu’elles soient individuelles ou collaboratives. L’exemple américain est particulièrement éloquent à cet égard. Leur programme, bien qu’impliquant également des partenaires, a bénéficié d’un effet d’échelle considérable. Les ressources financières mobilisées, environ dix fois supérieures à celles allouées au Rafale ou à l’Eurofighter, ont permis de générer un impact et une puissance de feu incontestables.

La coopération européenne s’avère donc essentielle, à condition qu’elle permette de créer un véritable effet d’échelle. Cela implique nécessairement un consensus entre les pays clients potentiels sur les objectifs communs à atteindre. En l’absence d’un tel accord, la collaboration n’est pas systématiquement recommandée. Cependant, face aux investissements colossaux nécessaires pour réarmer l’Europe et développer des capacités souveraines, la coopération devient incontournable. Il faut reconnaître que les États-Unis, ayant investidavantage que l’Europe, disposent aujourd’hui de systèmes nettement plus avancés. Cette avance technologique pousse souvent les Européens à s’approvisionner outre-Atlantique, faute d’avoir su mobiliser le temps, les ressources et la volonté collective nécessaires pour développer leurs propres systèmes.

Pour un réarmement souverain de l’Europe, il est impératif d’augmenter les dépenses, de privilégier les investissements européens et d’optimiser leur utilisation. Cela passe par une mutualisation des efforts pour éviter la dispersion des ressources, tout en garantissant un impact et une efficacité maximale. Certes, la coopération est plus complexe que les initiatives individuelles, mais elle est indispensable pour faire émerger des leaders mondiaux. L’exemple d’Airbus est particulièrement probant. Sans la décision visionnaire prise il y a 40 ans de rassembler les forces allemandes, françaises, britanniques et espagnoles, nous n’aurions pas aujourd’hui de constructeur aéronautique européen capable de rivaliser avec Boeing.

Cette approche collaborative est essentielle pour le développement des grands systèmes spatiaux et militaires futurs. Les initiatives européennes dans des domaines tels que les batteries, les semi-conducteurs ou l’hydrogène, souvent qualifiées d’« Airbus de quelque chose », témoignent de cette volonté de coopération. Néanmoins, ces projets doivent répondre aux besoins du marché, s’appuyer sur les technologies appropriées et atteindre un niveau de compétitivité suffisant.

Concernant les chaînes d’approvisionnement, la crise Covid a mis en lumière leur vulnérabilité. Nous avons déployé des efforts considérables pour éviter les ruptures, avec un succès globalement supérieur à nos attentes initiales. Nous n’avons pas toujours été performants dans le diagnostic que nous avons dressé. Bien que certaines mesures se soient révélées plus efficaces que d’autres, cette expérience a été globalement positive. Notre chaîne d’approvisionnement européenne a démontré une résilience supérieure à celle des États-Unis durant cette période, en partie grâce à la protection de l’emploi et des savoir-faire et nous avons eu l’opportunité d’avoir eu un cycle produit favorable alors que notre concurrent principal a dû mettre à l’arrêt ses activités.

Actuellement, les défis de la chaîne d’approvisionnement se concentrent sur des points spécifiques, notamment les moteurs CFM à court terme et Pratt à long terme, tous deux affectés par des problématiques liées aux chaînes d’approvisionnement américaines. Pour l’A350 et l’A220, les difficultés de Spirit à augmenter sa production ont conduit Airbus à racheter récemment une partie significative de ses activités aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne. Cette acquisition vise à reprendre le contrôle d’activités importantes, nécessitant des investissements et des compétences spécifiques pour soutenir notre montée en cadence.

En conclusion, nous passons d’une problématique liée à la crise Covid à des défis plus structurels, nécessitant une approche stratégique et collaborative à l’échelle européenne pour maintenir notre compétitivité et notre souveraineté technologique.

Je souhaite également aborder la question des tarifs douaniers, qui marque l’entrée dans une nouvelle crise multidimensionnelle et globale. Les États-Unis ont imposé des taxes d’importation élevées à la quasi-totalité de leurs partenaires commerciaux, avec des montants particulièrement importants concernant la Chine. Cette situation nous affecte de plusieurs manières.

Premièrement, en supposant un maintien du programme de production et de livraison, nous subissons l’impact mécanique des tarifs. Par exemple, une usine américaine assemblant des avions avec des composants majoritairement européens se voit imposer une taxe de 10 % à l’importation, potentiellement portée à 20 % après 90 jours. Pour les équipements en provenance du Canada, le taux atteint même 25 %. Ces mesures augmentent considérablement nos coûts de production aux États-Unis. Cet avion assemblé aux Etats-Unis va être ensuite livré à un client américain qui n’aura pas à payer de taxe d’importation alors que notre coût de production sera plus élevé.

Deuxièmement, les avions produits en Europe et livrés aux États-Unis sont soumis à une taxe d’importation de 10 %. Bien que ce coût soit supporté par nos clients, il représente une charge considérable pour les compagnies aériennes, compromettant leur équation économique. Cette situation nous contraint à explorer des solutions alternatives, telles que le report des livraisons ou la réaffectation des appareils à d’autres clients.

Un aspect potentiellement plus grave concerne l’impact sur notre chaîne d’approvisionnement, particulièrement entre les États-Unis et la Chine. Des taxes d’importation atteignant 125 % à 145 % risquent d’interrompre les flux de pièces, entraînant des arrêts de production et de livraison. Il faut comprendre que, contrairement à un supermarché qui peut continuer à fonctionner malgré l’absence de quelques références, un avion ne peut être livré s’il manque ne serait-ce que trois pièces sur les trois millions qui le composent. Cette spécificité explique notre obsession pour la gestion méticuleuse de la chaîne d’approvisionnement.

Nos concurrents américains sont encore plus exposés à ces risques. Paradoxalement, ces tarifs représentent une menace majeure pour l’industrie aéronautique américaine elle-même. Les chiffres de 2023 montrent que l’aéronautique civile américaine a exporté pour 120 milliards de dollars et importé pour seulement 20 milliards de dollars. L’imposition de tarifs dans ce contexte apparaît donc comme une décision contre-productive.

Notre objectif, partagé avec nos concurrents américains, est de revenir à la situation antérieure, régie par l’accord de 1979, qui a largement bénéficié aux acteurs Américains, aux Européens ainsi qu’à Airbus dans sa capacité à servir à une échelle globale. La situation est aujourd’hui très difficile, nous nous mobilisons activement pour prévenir toute rupture d’approvisionnement, fort de notre expérience acquise pendant la crise Covid. Bien que nos stocks actuels nous prémunissent contre les risques à court terme, l’industrie américaine et l’Europe doivent œuvrer au rétablissement d’un cadre plus favorable à l’ensemble du secteur aéronautique.

En l’absence de progrès par la négociation, l’Europe pourrait être contrainte, comme il y a cinq ans, d’imposer des tarifs symétriques sur les avions et hélicoptères américains. Cette escalade créerait une situation « perdant-perdant », qui devrait logiquement inciter toutes les parties à revenir à la table des négociations pour établir un accord mutuellement bénéfique. Néanmoins, j’espère que nous ne serons pas emmenés à aller sur ce terrain au vu des difficultés rencontrées par l’industrie américaine depuis l’introduction de ces taxes.

Ce contexte de guerre économique multidimensionnelle souligne notre importance stratégique pour l’Europe, tant en matière économique que technologique et d’emploi. Nous avons déjà entrepris une certaine régionalisation de nos activités, avec des implantations d’assemblage aux États-Unis et en Chine. Dans un monde de plus en plus « déglobalisé », nous devrons probablement accentuer cette tendance pour continuer à servir les marchés américain et potentiellement chinois, face à des barrières douanières croissantes.

Ces enjeux stratégiques nous imposent une vigilance accrue quant à la souveraineté de certaines technologies et savoir-faire. Nous nous efforçons de sécuriser nos approvisionnements critiques, soit en interne, soit auprès de partenaires fiables sur le long terme. Néanmoins, pour rester compétitifs, nous devons encore nous appuyer sur des technologies américaines, notamment dans le domaine du numérique. C’est d’ailleurs dans ce secteur, ainsi que dans celui des matières premières et des composants électroniques, que les chaînes d’approvisionnement européennes présentent leurs plus grandes fragilités.

La dépendance numérique vis-à-vis des acteurs américains soulève des préoccupations majeures en matière de gestion et de protection des données, particulièrement critiques dans nos activités militaires. Nous sommes constamment tiraillés entre la nécessité d’utiliser les meilleurs outils informatiques et les exigences de protection de la propriété industrielle et de la souveraineté. Cette tension nous oblige à rechercher en permanence un équilibre optimal entre protection et compétitivité, dans un environnement en évolution rapide qui ne permet jamais de solution parfaite, mais nous impose d’ajuster constamment nos choix.

M. Lionel Vuibert (RE). Votre intervention, M. le Président, confirme les problématiques déjà évoquées concernant les coûts du travail, la fiscalité et la réglementation, qui pénalisent actuellement notre industrie et l’économie françaises.

En tant que leader mondial et grande entreprise, vous vous appuyez sur un réseau important de sous-traitants, notamment des petites et moyennes entreprises (PME), comme l’a démontré la période Covid. À ce sujet, j’aimerais vous poser deux questions.

Premièrement, quelles actions mettez-vous en œuvre pour favoriser et consolider ce réseau de sous-traitants ? Nos PME ont besoin de visibilité et d’une intégration substantielle dans vos processus et produits.

Deuxièmement, estimez-vous que notre pays devrait accorder une attention accrue à nos PME, particulièrement en matière d’investissement et d’accès aux financements ? De nombreuses PME rencontrent des difficultés de développement et d’investissement, ce qui limite leur capacité à répondre aux exigences de donneurs d’ordre tels que vous. Je pense notamment à la mise en place d’un dispositif de suramortissement, pour accélérer leur développement, ainsi qu’à des mesures facilitant leur accès au crédit. Ces deux aspects sont intrinsèquement liés. En résumé, que pouvez-vous faire pour renforcer ce réseau, ce qui est dans votre intérêt, et quelles mesures l’État pourrait-il mettre en place pour accélérer ce processus en France ?

M. Guillaume Faury. Je vous remercie pour ces questions. En effet, il est dans notre intérêt de disposer d’un écosystème de fournisseurs performant. Le GIFAS, dont je suis le président, joue un rôle fédérateur essentiel. Notre groupement, référence en Europe (aux côtés du groupement automobile allemand), se distingue par sa capacité à animer l’ensemble du secteur, incluant les grands groupes, les entreprises de taille intermédiaire, les PME et les start-up. Avec plus de 500 adhérents, dont près de 100 start-up, nous avons géré collectivement la crise Covid.

Il est étonnantde constater à quel point les PME et les équipementiers du GIFAS reconnaissent le soutien des grands groupes et l’efficacité de l’animation de la filière. Nos actions ne se limitent jamais à nos seuls intérêts, mais englobent systématiquement l’ensemble de la filière. Nous avons notamment mis en place deux fonds d’investissement : le premier pendant la crise Covid, le second récemment pour accompagner la montée en cadence. Ces fonds, alimentés par les grands groupes (avec une contribution particulièrement importante d’Airbus), des fonds publics et des investisseurs privés, visent à apporter des fonds propres aux entreprises du secteur.

Cette initiative, quasiment unique, a été partiellement reproduite en Espagne sur un modèle plus restreint. Cependant, nous avons initialement sous-estimé certaines difficultés des petites entreprises. Paradoxalement, elles se sont retrouvées avec un excès de trésorerie lors de la baisse d’activité, car nous avons continué à honorer nos commandes et à payer les livraisons, malgré la réduction de cadence. Airbus a ainsi mobilisé sept à huit milliards d’euros de son bilan pour soutenir la chaîne d’approvisionnement.

La reprise d’activité a posé de nouveaux défis, notamment en matière de besoins en fonds de roulement. Certaines entreprises n’ont pas anticipé correctement cette situation, utilisant leur trésorerie excédentaire de manière inadéquate. Néanmoins, dans l’ensemble, la crise a été relativement bien gérée, grâce à notre contribution significative.

Nous poursuivons nos efforts pour soutenir la filière en France, notamment à travers le financement de la recherche de technologies d’avenir. Le Corac joue un rôle de chef d’orchestre, alignant les acteurs autour des orientations stratégiques définies par la Direction générale de l’Aviation civile (DGAC). Ce soutien est central, car les PME manquent souvent de visibilité sur les technologies requises et de moyens pour investir.

Le problème de compétitivité affecte également les PME. Elles dégagent moins de rentabilité que leurs homologues étrangères, limitant leur capacité à investir dans la transformation numérique, la cybersécurité, la formation et l’outil industriel. Il est donc essentiel d’améliorer leur compétitivité en réduisant les coûts du travail, la fiscalité et les charges liées à la complexité réglementaire.

Concernant l’accès au financement, nous avons pris des initiatives comme la reprise d’Aubert & Duval avec Safran et Tikehau, pour garantir notre souveraineté dans le domaine des alliages de haute performance. Nous travaillons également à la construction d’une filière titane européenne.

Un défi majeur reste la discrimination financière envers les entreprises du secteur aérospatial et de la défense. Nous avons été particulièrement choqués par la Taxonomie européenne qui désigne l’activité de défense comme non éligible, alors qu’elle est essentielle à la sécurité, la prospérité et, indirectement, à la décarbonation. Nous continuons à plaider pour une reconnaissance de la légitimité de ces activités auprès des autorités européennes et nationales, ainsi que du secteur bancaire et des assurances. La situation s’améliore, mais elle n’est pas encore satisfaisante et reste loin de celle observée dans le monde anglo-saxon, où le financement de la défense est considéré comme légitime et bénéfique pour la société.

La filière aéronautique française est dynamique et nous sommes à son service. Nous sommes pleinement conscients que la défaillance de quelques acteurs pourrait fragiliser l’ensemble du secteur. C’est pourquoi nous avons développé une culture d’entraide en cas de difficultés.

Concernant les défis actuels, bien que la représentante des PME et des entreprises de taille intermédiaire soit plus à même d’en parler précisément, je peux évoquer les principaux enjeux que j’observe. L’accès aux ressources humaines, qui a été une préoccupation majeure ces dernières années, particulièrement en 2021-2022, semble s’être atténué. Les coûts énergétiques ont également posé de sérieux problèmes.

Aujourd’hui, l’enjeu principal réside dans la compétitivité fondamentale : la capacité à générer des marges suffisantes dans un contexte de concurrence mondiale. Cela implique une nécessaire réduction du coût du travail, un allègement de la fiscalité et un assouplissement de l’environnement réglementaire. Ces aspects sont particulièrement critiques pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire, bien plus vulnérables que les grands groupes face à ces défis.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie sincèrement pour votre participation à cette commission d’enquête. C’est un honneur de recevoir le représentant d’un groupe qui sert de modèle à l’échelle européenne, capable de rivaliser avec les plus grands constructeurs américains, et qui dynamise l’économie de la région toulousaine, que je connais bien pour y être né et y avoir longtemps vécu.

Je suis parfaitement conscient de l’importance de champions industriels tels que le vôtre, ayant de nombreux proches travaillant pour Airbus ou ses sous-traitants.

Je souhaite approfondir certains points déjà évoqués, en évitant les sujets traités lors de votre audition sur les aides publiques. Permettez-moi de vous poser plusieurs questions sur le contexte international.

L’ensemble des filières nationales subissent à l’Ouest les risques des tarifs douaniers en provenance des Etats-Unis et subissent également à l’Est une concurrence en production, notamment en provenance de la Chine. Premièrement, estimez-vous que le retard technologique de la Chine dans le secteur aéronautique soit aujourd’hui quasiment comblé ?

Deuxièmement, comment percevez-vous l’ambition de Commercial aircraft corporation of China (Comac) d’accéder aux marchés européen et américain (particulièrement européen) ?

Troisièmement, quelle réaction attendez-vous des autorités françaises et surtout européennes face à cette situation ?

Enfin, considérant que Comac s’est principalement développé grâce aux commandes d’Air China, pensez-vous que les compagnies nationales européennes devraient davantage contribuer à l’achat d’avions européens ?

M. Guillaume Faury. La situation à l’Ouest est effectivement très dynamique et marquée par des tendances fortement protectionnistes. Cela nous interroge sur notre positionnement en tant qu’Européens face à cette politique.

Dans notre secteur, je pense que l’industrie américaine sortira affaiblie de cet épisode. Une approche sage et lucide doit être adoptée dans nos réponses, afin de ne pas aggraver la situation du côté européen. Bien que la situation soit mauvaise en Europe, elle semble pire aux États-Unis. Si aucune solution n’est trouvée, nous devrons envisager des mesures de protection, comme l’instauration de tarifs symétriques. Cependant, cela risquerait d’isoler les États-Unis, car ces tarifs ne concerneraient probablement qu’eux, et non d’autres pays.

Concernant la Chine, nous sommes face à une stratégie claire et de longue date visant à intégrer le domaine de l’aviation commerciale. Cette ambition s’appuie sur des investissements à très long terme et sur des mécanismes propres à la Chine. Le marché chinois représente 20 % du marché mondial. Comac est une entreprise d’État et les principales compagnies aériennes chinoises sont également sous contrôle étatique. L’introduction de l’appareil chinois se fait par le biais de commandes « imposées » par l’État aux compagnies aériennes nationales, indépendamment de leur volonté, car il s’agit d’une décision stratégique de l’État chinois qui contrôle à la fois le constructeur et les opérateurs.

Il est donc très probable que la Chine réussisse à mettre en service et à augmenter la production de ses appareils. Nous assistons déjà à ce processus. À terme, il est envisageable de voir cet avion largement utilisé en Chine, aux côtés de l’A320 d’Airbus et du 737 de Boeing.

L’ambition de Comac est de servir le marché mondial et d’entrer en compétition avec l’A320 d’Airbus et le 737 de Boeing sur l’échiquier international. Ils ont initié une demande de certification auprès de l’Agence européenne de sécurité aérienne (EASA), il y a plusieurs années. Selon le directeur de l’EASA, ce processus nécessite encore du temps, car Comac doit se conformer à la réglementation européenne et à son interprétation, pour atteindre un niveau comparable à celui exigé d’Airbus et des autres acteurs européens.

Comac fait preuve de constance dans ses intentions et mobilise les ressources nécessaires pour atteindre ses objectifs. S’ils y parviennent, ils disposeront d’un avion certifié, leur permettant de concurrencer directement Airbus et Boeing. Leur industrie repose sur une structure de coûts et un cadre réglementaire très différents des nôtres. Par conséquent, Comac doit être considéré comme un acteur potentiellement compétitif, et donc dangereux à moyen ou long terme, malgré le temps nécessaire pour s’établir pleinement.

Cependant, Comac présente certaines vulnérabilités. Ils dépendent largement d’équipements et de systèmes occidentaux, notamment pour les moteurs. Certaines entreprises occidentales, à l’exception d’Airbus qui reste un concurrent, aident ainsi Comac à intégrer le cercle des grands constructeurs. Cette situation soulève des questions pour les régulateurs, notamment sur l’équité de la concurrence et le soutien apporté à l’industrie chinoise. Nous constatons un écart par rapport au fonctionnement antérieur basé sur les règles de l’organisation mondiale du commerce (OMC), particulièrement dans le domaine de l’aviation commerciale.

Comac est déterminé à réussir et à pénétrer le marché européen. Ils sollicitent déjà des clients en Asie du Sud-Est, dans des pays sous influence chinoise. Il est probable qu’ils proposeront des packages de financement et divers outils pour gagner des parts de marché. Leur objectif est bien de devenir un acteur mondial dans le secteur des avions monocouloirs, qui représente pour Airbus trois quarts de ses ventes et livraisons, principalement avec la gamme A320.

Les difficultés actuelles de Boeing, tant en tant que constructeur avec les crashs du 737, ses problèmes industriels et de qualité, sa crise financière, ainsi que l’attitude américaine qui l’affaiblit davantage, créent une opportunité inattendue pour Comac. Cette conjoncture pourrait accélérer leur progression.

Nous assistons à l’évolution d’un duopole vers un marché à trois acteurs. Cette transition doit être prise en compte lorsque nous évoquons la compétitivité de la prochaine génération d’avions ou même la pérennité de notre outil industriel actuel. Comac bénéficie de plusieurs avantages compétitifs, notamment en termes de coût du travail, de fiscalité et de réglementation. Cette situation nous oblige à réfléchir sérieusement à la protection de notre activité économique essentielle, non seulement par des moyens externes, mais aussi par l’amélioration de notre propre compétitivité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Estimez-vous que les compagnies aériennes européennes soutiennent suffisamment la demande envers le constructeur européen ? Nous savons que votre futur concurrent, Comac, bénéficie principalement du soutien des compagnies chinoises pour stimuler sa demande, y compris sur le marché européen.

M. Guillaume Faury. En excluant la situation particulière de Comac et son accès privilégié aux grandes compagnies chinoises, les compagnies aériennes mondiales jouent actuellement le jeu de la concurrence entre Airbus et Boeing de manière équitable. Cette dynamique permet aux compagnies européennes d’acheter des avions américains et vice versa. Les États-Unis représentent d’ailleurs un marché particulièrement important pour Airbus.

Nous avons évolué dans un environnement où la concurrence était relativement peu faussée, ce qui a été bénéfique pour Airbus. Grâce à la qualité de nos avions, nous avons pu accéder aux compagnies européennes, bien que cet accès ne soit pas exclusif. Certaines compagnies européennes n’achètent pas du tout Airbus, d’autres combinent les achats entre Airbus et Boeing. Je tiens à remercier celles qui nous font confiance.

Ce soutien dont Airbus aurait eu besoin il y a 30 ou 40 ans n’est plus vraiment d’actualité. Je suis satisfait que les compagnies européennes choisissent nos avions parce qu’elles sont convaincues de leur supériorité. Actuellement, face à nos difficultés de production pour répondre à la demande, je respecte le choix de tous les clients. Nous cherchons à les convaincre avec des arguments solides, mais je ne pense pas qu’il soit judicieux d’imposer aux compagnies européennes d’acheter européen, du moins pour le moment.

Cependant, si la tendance à la régionalisation ou à l’isolationnisme s’accentue aux États-Unis, les compagnies américaines pourraient se voir contraintes d’acheter principalement Boeing pour des raisons économiques, notamment si des tarifs douaniers élevés sont imposés. Dans ce cas, l’Europe devrait reconsidérer sa position. J’espère que nous n’en arriverons pas là, car une telle situation serait préjudiciable pour tous les acteurs du secteur.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage entièrement votre point de vue. Permettez-moi d’aborder la question de l’extraterritorialité du droit américain, sans revenir sur les tarifs douaniers. Nous savons qu’Airbus devait s’acquitter d’une amende de plus de 3 milliards d’euros en 2020. Des évolutions législatives ont été mises en place pour tenter de nous protéger de cette extraterritorialité. Vous avez mentionné précédemment des stratégies pour contourner les réglementations américaines sur le trafic d’armes au niveau international ou International Traffic in Arms Regulations (ITAR), stratégies dites « ITAR-Free » consistant à éviter les composants soumis à l’extraterritorialité du droit américain.

Selon vous, quelles évolutions législatives seraient nécessaires, particulièrement à l’échelle européenne, pour protéger non seulement le secteur aéronautique, mais également d’autres filières susceptibles d’être affectées par les réglementations américaines ?

M. Guillaume Faury. Concernant l’amende liée à la convention judiciaire d’intérêt public, ou Deferred prosecution agreement dans le droit anglo-saxon, il est important de rappeler que l’enquête a été menée conjointement par les autorités américaines, françaises et britanniques. Elle a abouti à une amende totale de 3,6 milliards d’euros, dont 2 milliards d’euros au fisc français, 1 milliard d’euros aux Britanniques et 500 millions d’euros aux Américains.

L’existence d’une convention judiciaire d’intérêt public s’est avérée fondamentale, permettant une résolution commune et offrant à Airbus l’opportunité de tourner la page, tout en renforçant ses pratiques de conformité.

Cependant, l’extraterritorialité du droit américain soulève des questions légitimes. Cette extension du pouvoir juridique au-delà des frontières des États-Unis entraîne des répercussions considérables sur les entreprises. Face à l’expansion et à l’impact croissant de ces règles, l’Europe doit développer des mécanismes équivalents, afin d’imposer et faire respecter ses propres normes. L’objectif est de rééquilibrer les rapports de force et d’éviter une domination américaine préjudiciable.

Face à l’émergence de réglementations américaines à portée extraterritoriale, l’Europe doit concevoir des dispositifs adaptés, qu’ils soient défensifs ou offensifs, visant à préserver l’équilibre économique, souverain et technologique. Cette démarche nécessite une cohésion européenne renforcée. Si certaines mesures défensives peuvent être mises en œuvre à l’échelle nationale, les stratégies offensives doivent être élaborées au niveau européen pour être efficaces.

L’Europe pâtit actuellement d’un manque de consensus sur la posture à adopter vis-à-vis des États-Unis, notamment concernant les limites de l’acceptable en matière d’extraterritorialité. Il faut reconnaître que l’application de lois extraterritoriales comporte des coûts, que les Européens ne sont pas toujours prêts à assumer. Paradoxalement, certains aspects de l’extraterritorialité américaine finissent par nuire à la compétitivité de l’industrie américaine elle-même. Néanmoins, face à l’agressivité et à l’intrusion de ces pratiques, l’Europe doit impérativement se doter de moyens de défense efficaces.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aborderai deux points essentiels concernant ArianeGroup, dont vous détenez la moitié avec Safran. Premièrement, le président-directeur général d’ArianeGroup a récemment souligné la nécessité d’une coopération européenne renforcée pour le successeur d’Ariane 6, garantissant un accès souverain à l’espace.

Craignez-vous la fin du monopole d’ArianeGroup dans le domaine des lanceurs lourds et une fragmentation des demandes européennes ?

Considérez-vous que la règle européenne du retour géographique, qui vous impose près de 600 sous-traitants dans divers États contributeurs, constitue un frein à l’innovation, particulièrement face à des concurrents comme l’américain Starlink ?

M. Guillaume Faury. Je suis globalement d’accord avec M. Andries, directeur général de Safran, concernant Ariane. Nous faisons face à une situation frustrante. Ariane a longtemps dominé le marché mondial du lancement commercial de satellites. Cependant, durant la transition entre Ariane 5 et Ariane 6, nous avons vu l’émergence de SpaceX, avec un modèle économique radicalement différent et des ressources financières considérables, tant privées que publiques. Le rythme de lancement de SpaceX leur confère une capacité d’industrialisation et d’innovation technologique pratiquement inégalable aujourd’hui.

Ariane 6 a certes pris du retard, ce qui n’est pas inhabituel dans les programmes spatiaux, mais surtout, elle s’est retrouvée confrontée à un paysage technologique et économique profondément transformé par les développements américains. Néanmoins, Ariane 6 surpasse actuellement les attentes initiales. Ce n’est pas un échec de réalisation, mais plutôt la conséquence d’un environnement qui a radicalement changé.

Par ailleurs, certains acteurs et pays européens ont envisagé de développer leurs propres capacités, inspirés par le succès apparent de SpaceX en tant que start-up. Cette perception est cependant erronée, car SpaceX a bénéficié de quinze ans d’investissements de la National Aeronautics And Space Administration (NASA), notamment dans le développement du moteur du premier étage de la fusée Falcon. Des erreurs d’interprétation ont été commises. Nous devons également reconnaître que nous avons probablement sous-estimé la capacité de SpaceX à faire de la réutilisation un succès technologique.

Face à cette situation, les Européens doivent se réunir à nouveau. Le secteur spatial, plus que tout autre, nécessite une collaboration étroite, en raison de la sophistication des projets et des ressources limitées. Malheureusement, nous assistons actuellement à des divisions entre Européens plutôt qu’à une coopération renforcée.

Les pays membres de l’Agence spatiale européenne ou European Space Agency (ESA) ont opté pour une compétition concernant le successeur d’Ariane 6. La France a décidé de participer à cette compétition avec le projet MaiaSpace, visant à se doter des moyens nécessaires pour remporter ce défi. Cependant, cette approche entérine malheureusement la division actuelle.

Je suis convaincu qu’il sera nécessaire de regrouper nos forces à nouveau. Nous faisons face à des concurrents, en particulier SpaceX, qui réalisent plus de 100 lancements par an, alors que nous n’en effectuons que quelques-uns. Si nous fragmentons davantage nos efforts, nous n’atteindrons jamais l’échelle nécessaire pour rattraper notre retard.

Ariane a longtemps été un modèle de réussite européenne, comparable à Airbus dans son domaine. Nous devons retrouver cette dynamique de succès collectif. Notre objectif est de rétablir une forme de souveraineté, voire de domination, dans certains segments de l’activité spatiale, en unissant nos efforts. Actuellement, les principaux pays européens peinent à définir une feuille de route commune, bien qu’ils reconnaissent individuellement que la situation actuelle nous fragilise. J’espère que la raison finira par l’emporter, conduisant à une collaboration européenne renforcée.

Concernant la règle du retour géographique, elle constitue effectivement une vulnérabilité majeure en matière de compétitivité. Cette contrainte représente un handicap considérable face à nos concurrents internationaux.

La situation actuelle d’Ariane s’explique par le mode de financement de l’Agence spatiale européenne. En effet, l’ESA est financée non seulement par les grandes puissances spatiales comme l’Allemagne, la France et l’Italie, mais aussi par des pays moins avancés dans ce domaine. Ces derniers, en investissant des fonds publics, exigent légitimement des retombées économiques sur leur territoire. Cette logique, bien que compréhensible, engendre des effets pervers. Le marché spatial étant restreint et peu fluide, elle favorise l’émergence de monopoles locaux, qui nuisent à la compétitivité globale.

Ariane, en tant que maître d’œuvre, se trouve ainsi entravée dans sa capacité à sélectionner les fournisseurs et équipementiers les plus performants, contrairement à nos principaux concurrents américains, qui optimisent efficacement leur chaîne d’approvisionnement.

Ce système, jadis pertinent et efficace, est aujourd’hui obsolète et doit être réformé. Le défi consiste à concevoir un nouveau modèle qui préserve l’engagement de l’ensemble des acteurs européens tout en améliorant la compétitivité globale. La solution n’est pas évidente, mais elle passe nécessairement par l’élaboration d’un véritable plan industriel spatial européen. Ce plan devra intégrer judicieusement les pays moins avancés dans le domaine spatial, afin qu’ils puissent y trouver leur intérêt et continuer à contribuer au projet commun.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez affirmé être en accord avec M. Andries. Dans cette optique, je souhaite vous interroger sur un point précis. Le groupe Airbus est-il aujourd’hui disposé à investir dans des municipalités dirigées par des majorités écologistes ? Considérez-vous que de telles configurations politiques locales pourraient constituer un frein au développement de vos activités ?

M. Guillaume Faury. Je ne souhaite pas m’engager sur ce terrain. Mon alignement avec M. Andries concerne spécifiquement les questions relatives à Ariane.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les activités de défense représentent 20 % du chiffre d’affaires d’Airbus. Dans ce contexte, préconisez-vous l’instauration d’une préférence européenne pour les achats publics dans ce secteur ? Nous savons que depuis 2020, les deux tiers des importations d’armement en Europe proviennent des États-Unis. Estimez-vous que le dispositif en cours d’élaboration, qui ne concerne que 90 milliards d’euros sur les 800 milliards d’euros du plan de défense européen, est suffisant pour promouvoir cette préférence européenne ?

M. Guillaume Faury. Comme je l’ai souligné dans mon propos liminaire, les pays européens doivent augmenter significativement leurs investissements dans les équipements de sécurité et de défense. Cette nécessité découle directement de l’environnement sécuritaire actuel, qui exige une réponse à la hauteur des enjeux. Ce constat, bien que peu réjouissant, doit être affronté de manière lucide.

Par ailleurs, pour garantir une véritable souveraineté européenne dans la conception, la fabrication et l’approvisionnement de ces équipements importants pour notre sécurité, il est indispensable d’orienter massivement nos achats vers des solutions européennes. Enfin, nous devons optimiser nos processus d’acquisition, en favorisant les achats groupés, ce qui permettra de gagner en efficacité.

Je suis donc favorable à l’instauration d’une préférence européenne, dont les modalités restent à définir précisément. Il faut néanmoins tenir compte du fait que certains systèmes n’existent pas encore en Europe, du fait de l’avance considérable prise par les États-Unis en matière d’investissements sur le long terme. Une préférence européenne à 100 % n’est donc pas envisageable dans l’immédiat.

Il convient également de prendre en considération les divergences de points de vue entre les pays européens, qui s’expliquent par leurs situations respectives en matière de pourcentage d’acquisitions hors Europe et de densité de leur tissu industriel de défense nationale. Malgré ces différences, un consensus émerge sur la nécessité d’accroître la part des achats intra-européens et d’établir une règle acceptable pour tous.

Dans ce contexte, nous avons pris position, d’abord au sein du GIFAS, puis de l’Académie spatiale de défense (ASD), en faveur d’un objectif de 65 % d’achats européens. Cette proposition a recueilli l’adhésion d’une grande majorité des entreprises membres de l’ASD.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous avons récemment auditionné Louis Gallois, l’un de vos prédécesseurs, à la tête d’EADS (European Aeronautic Defence and Space). Je l’ai interrogé sur la possibilité, au regard des règles actuelles du droit de la concurrence, de voir émerger aujourd’hui un projet comparable à celui d’Airbus. Sa réponse a été négative, bien qu’il ait noté certaines évolutions récentes, notamment avec le dispositif relatif aux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). Quel est votre point de vue sur cette question ? Pensez-vous qu’un projet de l’envergure d’Airbus pourrait voir le jour dans le contexte réglementaire actuel ? Je rappelle qu’à l’époque, quatre États avaient uni leurs forces, mobilisant leurs ingénieurs, leurs ressources publiques et leurs champions industriels, sans intervention de la Commission européenne.

M. Guillaume Faury. N’ayant pas vécu personnellement la création d’Airbus, je me dois d’aborder cette question avec prudence et humilité. Cependant, nous sommes actuellement confrontés à un cas d’étude particulièrement pertinent. Nous travaillons en effet à la constitution d’un « MBDA des satellites », un projet qui présente de nombreuses similitudes avec la genèse d’Airbus. Cette initiative fournira bientôt des réponses concrètes.

La réussite d’un tel projet repose sur la convergence de trois volontés : politique, entrepreneuriale et technologique. Dans le domaine spatial, nous disposons incontestablement des compétences technologiques requises. Avec mes homologues Patrice Caine, président de Thales et Roberto Cingolani, directeur général de Leonardo, nous démontrons actuellement une forte volonté entrepreneuriale de créer ce que l’on pourrait appeler un « Airbus des satellites » avec ces trois acteurs.

Nous sommes désormais dans une phase importante, où nous pourrons évaluer la volonté et la capacité politiques à concrétiser ce projet. Nous devons, de notre côté, élaborer un dossier solide et le présenter de manière convaincante.

Ce projet bénéficie globalement d’un accueil favorable dans les différents pays européens où nous sommes implantés. Nous sommes donc à un moment charnière qui nous permettra de juger de notre capacité collective à mener à bien une telle initiative.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous soulignez à juste titre l’importance de la volonté politique. Cependant, lorsque des obstacles réglementaires se dressent, le politique peut se heurter à des processus de modification qui s’inscrivent dans le long terme. Concrètement, dans le cadre de ce projet d’« Airbus du satellite », quels sont les principaux freins juridiques et réglementaires auxquels vous êtes confrontés ?

Il est frappant de constater qu’aucun nouveau champion industriel européen n’a émergé depuis 15 ou 20 ans. Forts de votre expérience dans la conduite de ce projet, quels sont, selon vous, les principaux freins que les responsables politiques devraient s’attacher à lever pour faciliter ce type de coopérations, au-delà du simple soutien de principe ?

M. Guillaume Faury. Le droit de la concurrence européen est l’élément déterminant dans cette situation. Les autorités compétentes en la matière décideront si notre dossier justifie ou non une évolution. Cette idée n’est pas nouvelle. Par le passé, des projets avancés ont déjà été élaborés pour atteindre un objectif similaire. Cependant, à l’époque, l’absence d’une concurrence extérieure suffisamment forte et la relative bonne santé du secteur en Europe ont empêché leur concrétisation.

Aujourd’hui, le contexte a radicalement changé. Nous faisons face à une concurrence internationale accrue avec l’émergence de SpaceX, Kuiper et des grandes constellations chinoises. De plus, les acteurs européens majeurs, tels que Thales Alenia Space et Airbus Defence and Space connaissent des difficultés financières importantes dans certaines de leurs activités spatiales. Cette nouvelle réalité augmente considérablement nos chances de réussite dans ce projet.

Néanmoins, il est légitime de se demander si nous aurions bénéficié du même soutien si nous avions anticipé cette situation avant l’arrivée de SpaceX et l’émergence de ces menaces concurrentielles. J’en doute fortement.

Cette problématique dépasse le cadre entrepreneurial et relève du droit. Le droit et la philosophie européenne en matière de concurrence, fondée sur une vision du monde désormais obsolète, privilégie la maximisation de la compétition interne, au détriment de la compétitivité globale de l’Europe. Cette approche, visant à favoriser les intérêts des particuliers et des entreprises à court terme, s’avère contre-productive dans les secteurs nécessitant des économies d’échelle et des acteurs puissants.

En effet, le droit européen de la concurrence, dans sa forme actuelle, entrave l’émergence de champions continentaux dominants. Cette doctrine, bien qu’elle puisse être efficace dans certains domaines, s’avère particulièrement préjudiciable pour nos industries. Elle nous empêche de développer des acteurs de taille suffisante pour rivaliser avec nos concurrents américains ou chinois, qui évoluent dans des environnements réglementaires plus favorables à l’émergence de géants industriels.

Cette philosophie doit être repensée, si nous voulons permettre l’émergence de grands acteurs européens dans les secteurs où la taille critique est un facteur clé de succès. Notre industrie est précisément au cœur de cette problématique.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite revenir sur la question des barrières douanières et réglementaires évoquée précédemment. Dans de nombreux secteurs économiques français et européens, nous constatons que les mesures protectionnistes américaines, notamment celles initiées par Donald Trump à l’encontre des produits chinois, pourraient avoir pour effet secondaire de rediriger les productions chinoises et asiatiques vers le marché européen. Considérez-vous que ce risque existe pour une partie de vos activités ?

Par ailleurs, lorsque vous suggériez précédemment que seuls les États-Unis devraient faire l’objet de barrières douanières en réponse à leur agressivité économique, ne serait-il pas judicieux d’envisager également des mesures protectionnistes pour nous prémunir de cet effet de déversement potentiel ? Ces mesures pourraient concerner aussi bien les produits finis que les composants de votre chaîne d’approvisionnement.

Ma seconde interrogation porte spécifiquement sur Comac. N’avons-nous pas, comme dans le cas de SpaceX et d’autres segments de votre industrie, sous-estimé l’émergence d’une concurrence extrêmement forte sur certains de vos marchés, tant sur le plan industriel que réglementaire ? Ce constat s’applique également à d’autres secteurs, notamment l’industrie automobile, où la concurrence chinoise surpasse désormais une partie de nos capacités.

Ne serait-il pas opportun de prendre dès maintenant des mesures douanières et réglementaires pour restreindre l’accès du marché européen aux avions Comac ? Ne faudrait-il pas, selon vous, limiter immédiatement la coopération entre les acteurs occidentaux qui contribuent à l’amélioration des compétences et de la compétitivité de Comac, notamment dans le cadre de leurs démarches pour pénétrer le marché européen ? Cette situation pourrait, selon vos propres termes, représenter un danger pour la structure du marché sur lequel vous êtes déjà particulièrement compétitifs.

M. Guillaume Faury. Concernant l’instauration de tarifs « préventifs » sur les équipements chinois destinés au marché européen dans notre secteur, ma réponse est catégoriquement négative. Notre industrie ne fait pas face à une surcapacité chinoise susceptible de se « déverser » sur le marché européen, en raison d’un manque de débouchés aux États-Unis. Cette situation ne s’applique à aucun segment de notre secteur, qu’il s’agisse de l’aviation civile, commerciale, des avions d’affaires, des moteurs, des hélicoptères, des équipements ou des systèmes. Notre industrie demeure largement dominée par les acteurs occidentaux.

Quant à votre seconde question concernant Comac, il est vrai que son émergence présente des similitudes avec celle des constructeurs automobiles chinois. Comac bénéficie d’un soutien considérable des équipementiers occidentaux. La compétitivité et la viabilité actuelles de l’avion C919 reposent en grande partie sur l’utilisation des moteurs LEAP de Safran et GE. Ces entreprises ont contribué à l’apprentissage de la construction aéronautique par Comac.

En établissant un parallèle avec l’industrie automobile, on constate qu’après 10 à 15 ans, les constructeurs chinois ont acquis une expertise significative. Ils ont développé leurs propres équipementiers, qui commencent maintenant à pénétrer les marchés occidentaux avec certains avantages compétitifs. Les équipementiers occidentaux qui, il y a 15 ans, cherchaient à élargir leurs marchés, en servant des acteurs émergents en Chine, se retrouvent aujourd’hui sur la défensive. Ils font face à une vague de concurrents chinois, maîtrisant leurs métiers et les défiant à l’échelle mondiale, y compris en Europe.

Un scénario similaire pourrait se reproduire dans l’aviation. Les équipementiers occidentaux, qui ont assisté Comac dans le développement de ses capacités, pourraient se retrouver confrontés à une concurrence accrue à l’avenir. Bien que les décisions finales relèvent du domaine politique, nous assistons à la répétition d’un schéma observé dans d’autres industries.

Par conséquent, si nous ne parvenons pas à accélérer significativement notre développement et à maintenir des avantages compétitifs substantiels face à la montée en puissance de Comac, il est probable que l’industrie aéronautique connaisse une évolution similaire à celle observée dans d’autres secteurs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite aborder la question des chaînes de valeur, en complément de vos précédentes réponses sur ce sujet. Vous avez évoqué la création de fonds de soutien en fonds propres pour vos sous-traitants, tant pour faire face à la crise du Covid que pour les aider à s’adapter à la hausse de votre production.

Dans quelle mesure considérez-vous que la proximité géographique de vos sous-traitants et de votre écosystème industriel constitue un atout pour Airbus ? Par ailleurs, pensez-vous qu’il serait pertinent de spécialiser les régions par filière, ou au contraire que les filières devraient chercher à se spécialiser géographiquement ?

M. Guillaume Faury. Je vous remercie pour cette question industrielle pertinente. La proximité géographique et un écosystème local constituent effectivement un avantage compétitif. Un bassin d’emploi regroupant des compétences multidimensionnelles, autour d’un même objet ou savoir-faire, maintenu dans la durée, s’avère difficile à reproduire ailleurs. Nous observons ce phénomène avec l’écosystème aéronautique et spatial très puissant à Toulouse, ainsi qu’en Grande-Bretagne, autour des compétences liées aux ailes et aux moteurs. Ces écosystèmes doivent être entretenus, car ils tendent à prospérer naturellement.

Cependant, je dois souligner que l’importance de cet avantage compétitif a diminué avec le temps. La diffusion du savoir, l’échange d’informations et les capacités de communication se sont considérablement améliorés, tant grâce aux déplacements physiques qu’aux technologies numériques. Aujourd’hui, il est parfois plus aisé de collaborer avec quelqu’un à des milliers de kilomètres via visioconférence qu’avec un collègue dans un bâtiment voisin. Bien qu’il faille exploiter cet atout de proximité, il convient de ne pas en surestimer la puissance actuelle.

Concernant la spécialisation des régions par filière, l’exemple de Toulouse illustre à la fois les avantages et les risques d’une telle approche. La forte spécialisation dans l’aéronautique, qui constitue une grande force de la région, s’est révélée être une source d’inquiétude majeure lors de la crise du Covid. Cette situation démontre qu’une spécialisation excessive peut se transformer en vulnérabilité. Je pense donc qu’une certaine spécialisation régionale est bénéfique, mais qu’il est important de diversifier les savoir-faire et les filières pour ne pas dépendre entièrement d’un seul secteur. La création d’écosystèmes spécialisés, mais diversifiés, offre un potentiel considérable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez déclaré que les normes et réglementations constituaient des freins au moins aussi coûteux que la fiscalité elle-même. Cette affirmation est particulièrement pertinente, car elle souligne que les avantages des allègements fiscaux récents, estimés à environ 30 milliards d’euros depuis 2017, ont malheureusement été neutralisés par ce que j’appelle « l’impôt paperasse », c’est-à-dire le coût de ces normes.

Vous avez mentionné la difficulté d’estimer précisément le coût global de ces normes. Les estimations varient entre 20 et 47 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises. En comparaison avec les allègements fiscaux de 30 milliards d’euros, on constate que la compétitivité s’est en réalité détériorée à cause du poids des normes.

Concernant spécifiquement la CSRD, pouvez-vous nous fournir une estimation du coût que cela représente pour le groupe Airbus ? De plus, observez-vous un impact de ces exigences CSRD sur votre réseau de sous-traitants, notamment en matière de standards imposés ?

M. Guillaume Faury. Je dispose effectivement de chiffres concernant le coût des normes et de la réglementation. Cependant, je préfère ne pas les communiquer sans être certain de leur méthode de calcul et d’estimation. Ce qui est clair, c’est que les ordres de grandeur qui me sont rapportés sont effectivement comparables aux allègements fiscaux évoqués. Il est regrettable de constater que nous avons potentiellement perdu d’un côté ce que nous avons gagné de l’autre.

Nous ne sommes pas en désaccord avec les objectifs poursuivis par ces normes. Notre opposition ne porte pas sur les sujets traités en eux-mêmes. Cependant, la multiplication des normes crée un « maquis réglementaire » frustrant et nous ralentit considérablement. Dans notre industrie, nous avons besoin d’effets d’échelle et de vitesse. Si nous parvenons à constituer l’effet d’échelle, nous en tirons un avantage. Or, la vitesse nous fait cruellement défaut aujourd’hui.

Concernant le coût spécifique de la CSRD pour Airbus, une estimation préliminaire incluant la mobilisation du personnel, le temps consacré, le financement des auditeurs et des commissaires aux comptes, pourrait s’élever entre 10 et 20 millions d’euros. Cependant, je considère que ce chiffre ne reflète pas le véritable coût pour l’entreprise. Le coût réel réside dans l’énorme mobilisation du temps de management, y compris au plus haut niveau, sur ces sujets qui ne relèvent pas directement de notre cœur de métier industriel, mais plutôt du reporting, et ce pour des acteurs qui ne sont pas nécessairement nos alliés.

Mon principal problème avec la CSRD ne concerne pas ses objectifs en matière d’environnement, de gouvernance et de social, avec lesquels nous sommes en accord. La difficulté réside dans la contradiction entre notre adhésion aux finalités et notre désaccord sur les moyens mis en œuvre. Dès que nous exprimons des réserves sur la CSRD, nous sommes soupçonnés d’incohérence ou de double discours, ce qui n’est pas le cas. Notre engagement envers les objectifs poursuivis est réel, mais nous contestons la manière dont ils sont mis en application.

La façon dont cela a été fait nous pose un problème, car il s’agit d’un ralentisseur important, voire d’un avantage compétitif pour les autres. Aucun de nos concurrents européens n’a réalisé un rapport CSRD. En revanche, les concurrents américains et chinois lisent notre rapport CSRD. Nous avons dû nous battre (sans gagner partout) pour obtenir des « omissions », à savoir des secteurs protégés (sans reporting), parce qu’il s’agissait d’un avantage compétitif trop important pour nos concurrents.

Airbus souhaite progresser sur les questions environnementales, notamment en matière de CO2. Notre investissement dans ce domaine, en matière d’argent, de temps et d’engagement, est conséquent. Cependant, la CSRD n’apparaît pas comme un atout dans cette démarche. Au contraire, elle nous prend du temps et nous rend vulnérables, ce qui regrettable.

La CS3D nous rendra également certainement vulnérables dans ce jeu de la concurrence mondiale, dans un contexte de réindustrialisation. Nous ne remettons pas en cause les objectifs de la CS3D, qui sont louables, mais sa mise en œuvre et sa complexité, entraînant finalement un découragement de produire en Europe. Il semble essentiel de retravailler ces sujets, afin de trouver des procédés plus efficaces.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour vos réponses.

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35.   Table ronde, ouverte à la presse, sur l’accès aux matières premières stratégiques pour l’industrie, réunissant : Mme Catherine Lagneau, présidente du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ; M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques (DIAMMS) ; et M. Philippe Varin, président de la Chambre de commerce internationale, ancien président du directoire du groupe PSA Peugeot Citroën, ancien président du conseil d’administration d’Areva, auteur du rapport « Sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matières premières minérales »

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous concluons cette journée d’audition en tenant une table ronde consacrée notamment à l’accès aux matières premières stratégiques pour l’industrie, en réunissant M. Philippe Varin, président de la Chambre de commerce internationale, ancien président du directoire du groupe PSA Peugeot Citroën, ancien président du conseil d’administration d’Areva, et auteur du rapport sur la sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matière première minérale, remis au gouvernement en janvier 2022, M. Catherine Lagneau, présidente du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques.

Je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de répondre à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire, qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Catherine Lagneau, M. Benjamin Gallezot et M. Philippe Varin prêtent successivement serment).

M. Philippe Varin, président de la Chambre de commerce internationale, ancien président du directoire du groupe PSA Peugeot Citroën, ancien président du conseil d’administration d’Areva. Je vous remercie pour votre invitation. Je souhaite rappeler brièvement le contexte, les diagnostics et les recommandations que j’ai formulées début 2022.

Concernant le contexte, trois éléments essentiels sont à considérer. Premièrement, nous sommes entrés dans l’ère des matériaux. Un citoyen européen consomme déjà 20 tonnes par an d’extraction de la planète pour les matériaux. Dans les 30 prochaines années, nous consommerons autant de matériaux que depuis le début de l’humanité. Cette problématique est amplifiée par la transition écologique, qui nécessite des matériaux présents en faible quantité dans la croûte terrestre. L’empreinte d’un véhicule électrique est six fois supérieure à celle d’un véhicule thermique, et un kilowattheure éolien requiert six fois plus de matériaux qu’un kilowattheure gaz. La fabrication d’un smartphone de 130 grammes nécessite 70 kg de matière. Les matériaux critiques sont donc essentiels pour les transitions écologique et numérique. Sur le plan géopolitique, on passe du triangle du pétrole (États-Unis, Russie, Arabie Saoudite) à une géopolitique des matériaux, ces derniers étant inégalement répartis sur la planète.

Deuxièmement, l’implication des États, au-delà des outils économiques traditionnels, s’avère indispensable. La Chine contrôle désormais 60 % des chaînes de valeur menant aux batteries ou aux aimants pour les voitures, atteignant des parts de marché de 90 % sur certains segments comme le gallium, le scandium, le graphite ultra pur ou les terres rares. Les États-Unis ont réagi avec l’Inflation Reduction Act (IRA) et un investissement de 370 milliards de dollars visant une autosuffisance continentale.

L’Europe a réagi tardivement, grâce à la proposition du commissaire européen Thierry Breton du règlement du 11 avril 2024 établissant un cadre visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques ou Critical Raw Materials Act qui a fait progresser certains sujets, malgré l’absence d’une étude d’impact approfondie et de crédits spécifiques conséquents.

Troisièmement, nous faisons face à une véritable révolution systémique. Il est logique de rouler en France avec un véhicule électrique alimenté par l’énergie nucléaire, mais cela l’est moins en Allemagne où l’électricité provient en partie du charbon. L’absence de synchronisation au niveau européen entre le développement des véhicules électriques et de l’énergie décarbonée constitue une incohérence majeure.

Quant au diagnostic, nous risquons un déséquilibre entre l’offre et la demande de matériaux critiques, avec des conséquences sur les prix et la disponibilité, pour trois raisons principales.

Premièrement, les pays riches en ressources sont souvent politiquement instables, comme nous l’avons constaté en Amérique latine. L’instabilité politique en Afrique constitue aussi un enjeu majeur pour la sécurisation des matières premières, d’autant plus dans le contexte actuel de découplage entre l’Union européenne, la Chine et les États-Unis.

Par ailleurs, le secteur minier traverse actuellement une phase de sous-investissement, caractérisée par un manque de réserves et des rendements décroissants. L’exploitation de gisements de cuivre à teneur suffisante nécessite désormais des forages plus profonds, coûteux et chronophages.

De plus, le syndrome « non au projet dans mon arrière-cour » ou « Not in my backyard » (Nimby) et le renforcement des réglementations allongent considérablement les délais de mise en exploitation des nouvelles mines, avec des durées atteignant sept à dix ans au minimum. Cette situation complique l’équilibrage de l’offre et de la demande.

Face à ces défis, les clés du succès résident dans la rapidité d’innovation et le développement de mines responsables, garantissant une traçabilité indispensable à leur acceptabilité sociale. Il est important d’intégrer l’éco-conception dès les premières étapes, comme nous l’avons fait pour les batteries.

Contrairement aux smartphones, dont le taux de recyclage est quasi nul, malgré leur forte consommation de matières, les nouvelles chaînes de matériaux intègrent l’éco-conception dès le début.

Enfin, l’atténuation des risques ou « dérisking » des enjeux financiers s’avère essentiel, car cette transition nécessitera d’augmenter les investissements en infrastructures de deux à cinq trillions de dollars, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 2015.

Mes recommandations s’articulent autour de trois niveaux. Au niveau national, j’approuve la création du poste de délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques (DIAMMS), ainsi que la mise en place d’un observatoire sur les matériaux critiques. Je recommande également le renforcement des compétences et des programmes de recherche et développement (R&D) dans les filières des batteries et des aimants, ainsi que la création d’un fonds d’investissement dédié.

En collaboration avec le ministère des Affaires étrangères, il est important de développer une diplomatie des métaux ciblant des pays et des matériaux spécifiques. La cartographie actualisée du sous-sol français en matière de ressources s’impose, la dernière datant d’une quarantaine d’années. En outre, il convient de concentrer les efforts sur certains territoires stratégiques, comme à Dunkerque où deux usines géantes ou gigafactories ont été implantées, ou encore à Lacq pour les aimants, et en Alsace pour le lithium.

Au niveau européen, je préconise l’établissement d’un règlement sur les batteries, la définition de normes pour l’exploitation minière responsable, la mise en œuvre du Critical Raw Materials Act, et l’augmentation des investissements dans l’innovation de rupture.

Enfin, au niveau mondial, bien que cela dépasse le cadre de mon rapport initial, je souligne l’importance de créer une Agence internationale des matériaux, à l’instar de l’Agence internationale de l’énergie. Il est essentiel de centraliser les données actuellement dispersées entre différentes entités. De plus, face à la multiplication des restrictions commerciales sur les exportations de matériaux, comme celles imposées par la Chine ou l’Indonésie sur le nickel, un dispositif de contrôle doit être mis en place, afin d’éviter que ces ressources ne deviennent une arme diplomatique aux mains de quelques pays.

Mme Catherine Lagneau, présidente du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). En complément des éléments présentés par Philippe Varin, je souhaite vous exposer le rôle et les missions du BRGM, dans le contexte qui nous occupe ce jour.

Le Bureau de recherches géologiques et minières est un établissement public de recherche et d’expertise dont l’histoire remonte à deux siècles. Sa création s’inscrit dans la volonté de l’État français d’étudier ses ressources du sous-sol, coïncidant avec l’avènement de l’ère industrielle et la mise en place des premiers services de cartographie géologique. Il convient de rappeler que l’intérêt de l’humanité pour les ressources du sous-sol est bien plus ancien, comme en témoigne la dénomination des âges préhistoriques (âge du fer, âge du bronze, etc.). La mondialisation et l’ère pétrolière nous ont peut-être fait oublier temporairement notre dépendance à ces ressources.

Le BRGM a longtemps concentré ses efforts sur l’étude des ressources minérales, de l’exploitation minière, jusqu’au dernier inventaire réalisé dans les années 1970-1980. Par la suite, l’État français s’est désengagé de ce domaine, et notre établissement a élargi son champ d’action à d’autres enjeux liés au sous-sol. Nous travaillons désormais sur les risques géologiques tels que le retrait-gonflement des argiles et l’érosion côtière, ainsi que sur la gestion des eaux souterraines, notamment à travers l’exploitation du réseau piézométrique national.

Nous assurons également la surveillance des anciens sites miniers et la maîtrise d’ouvrage déléguée pour l’ensemble des sites miniers sur le territoire national. Nos activités s’étendent aussi aux ressources du sous-sol pour la transition énergétique, comme la géothermie et le stockage de CO2.

Actuellement, en 2025, notre travail sur les ressources minérales ne représente qu’environ 10 % de notre activité. Cette réduction s’explique par notre statut d’établissement public industriel et commercial, qui nous oblige à travailler en fonction des financements accordés dans le cadre de projets spécifiques. Nous avons néanmoins maintenu notre expertise en métallogénie et en qualification des gisements grâce à nos activités internationales, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, où nous avons réalisé des inventaires de ressources minérales.

Cette expertise nous permet aujourd’hui de relancer un grand inventaire des ressources minérales en France, à la demande de l’État dans le cadre de la planification écologique. Ce projet, officiellement lancé au début de cette année, mais sur lequel nous travaillons depuis un an, revêt une importance particulière. En effet, bien que le sous-sol n’ait pas changé, nos objectifs de recherche ont évolué. Par exemple, nous n’avions jamais systématiquement recherché les ressources en lithium sur notre territoire national, ni d’autres ressources comme les terres rares, essentielles à la transition écologique.

Cette nouvelle ère des ressources minérales se caractérise par la recherche de substances aux propriétés nouvelles, nécessaires à l’électronique et à l’industrie moderne. De plus, les avancées technologiques en géophysique et en géochimie nous permettent désormais d’explorer le sous-sol plus en profondeur et avec une plus grande précision.

Nous disposons aujourd’hui de capacités d’analyse plus fines en géochimie, permettant une détection et une qualification plus précises des minerais. Cette évolution scientifique nous conduit à retourner sur le terrain pour effectuer de nouveaux prélèvements et réaliser des vols aéroportés, afin de collecter des données géophysiques actualisées.

De plus, les technologies numériques et l’intelligence artificielle facilitent considérablement le croisement des données existantes avec les nouvelles informations recueillies, offrant ainsi de nouveaux indices sur les anomalies du sous-sol, caractéristiques des ressources minérales.

Cependant, cet inventaire stratégique, bien qu’il fournisse des indications précieuses sur les zones potentielles d’exploration, ne constitue qu’une première étape. Des investigations plus poussées seront nécessaires, car, in fine, seuls des forages permettront de connaître avec certitude la composition du sous-sol. Cette phase de forage n’est pas incluse dans l’inventaire actuel, qui se limite aux prélèvements de surface et aux données électromagnétiques. La qualification précise de la nature des gisements de notre sous-sol ne pourra être réalisée que lors d’une phase ultérieure, plus tactique.

M. Benjamin Gallezot, délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques (DIAMMS). Je suis ravi de pouvoir présenter devant votre commission d’enquête notre diagnostic sur ce sujet, ainsi que les mesures mises en place, qui s’inscrivent dans la lignée des recommandations rappelées par Philippe Varin. Avant d’aborder les différents aspects de la politique menée, permettez-moi de souligner quelques points essentiels.

Premièrement, notre approche englobe l’intégralité de la chaîne de valeur des métaux, de l’extraction au recyclage, en passant par les étapes de transformation et de raffinage. Cette vision globale est importante pour identifier précisément les goulots d’étranglement et les dépendances qui se situent en particulier au niveau des phases de raffinage, dans un nombre limité de pays, plutôt qu’au niveau de celles de l’extraction.

Deuxièmement, nous traitons d’une cinquantaine de métaux stratégiques, chacun présentant des spécificités qui rendent impossible l’application d’une politique uniforme. Les marchés de ces métaux varient considérablement en taille, allant de 150 à 200 milliards de dollars par an pour l’aluminium ou le cuivre, à moins de 10 milliards pour l’ensemble des terres rares, à comparer aux 2 000 milliards du marché pétrolier.

Troisièmement, ces métaux sont utilisés dans l’ensemble de l’industrie, avec des besoins variant selon les secteurs. Prenons l’exemple du titane : son utilisation principale se fait dans les peintures et additifs, mais une partie est également employée sous forme de métal dans l’industrie, avec différentes qualités selon les applications.

Quatrièmement, nous nous trouvons à l’intersection entre des marchés très internationalisés et des considérations de politique publique. Les considérations géopolitiques et économiques doivent être conciliés dans notre approche.

Ces caractéristiques ont guidé l’élaboration de notre politique, qui s’articule autour de quatre axes principaux. Le premier concerne l’intelligence minérale, à savoir la connaissance fine des différentes filières, des ressources, des besoins de nos industries, la réalisation de tests de résistance, incarné par l’Office français des ressources minérales pour l’industrie (OFREMI). Cet organisme, fruit d’un partenariat entre cinq établissements publics de recherche et filières industrielles.

Le deuxième axe se concentre sur le développement des capacités sur le territoire national. Cela inclut l’extraction, avec la réaffirmation par le gouvernement de sa volonté d’exploiter les ressources de notre sous-sol. Le Parlement sera prochainement saisi d’un document de politique dans ce domaine : la Politique nationale des ressources et des usages du sous-sol (PRUSS). La consultation publique est terminée et le ministre présentera prochainement les grands axes de la politique d’extraction pour les matières premières minérales, les stockages et la géothermie. Nous avons également lancé un inventaire de nos ressources minérales, financé par le programme France 2030.

Plusieurs projets phares illustrent cette démarche. Le projet « Exploitation de MIca Lithinifère par Imerys » (Emili), porté par la société Imerys sur la carrière de Beauvoir et à Montluçon pour la transformation du minerai, vise à répondre à environ un tiers des besoins en lithium du sous-sol français.

Dans le domaine des terres rares, nous avons deux projets en cours, dont l’un, déjà en production, concerne la séparation des terres rares, une capacité unique en Europe. Un projet est situé sur l’usine de Solvay à La Rochelle et un autre sur le bassin de Lacq avec Carester.

Concernant les batteries, nous aspirons à construire une chaîne complète, de l’extraction du lithium à la fabrication des matériaux de cathode, avec des projets portés par Orano à Dunkerque et Axens à Valenciennes, ainsi qu’un projet de précurseurs de matériaux de cathode, près du Havre.

Nous développons actuellement des installations de raffinage de lithium, de nickel et de cobalt, notamment sur le port autonome de Bordeaux. Dans le secteur du recyclage, nous avons lancé des initiatives importantes, telles que le recyclage direct d’aimants permanents, de matériaux électroniques, ainsi que de métaux de base, en particulier l’aluminium et le cuivre.

Nos projets en cours accroîtront de 50 % la capacité française de recyclage d’aluminium. De plus, le projet de l’industriel Nexans à Lens, dédié au cuivre, permettra de couvrir une part significative des besoins français en fil de cuivre recyclé.

Ces initiatives, parmi d’autres, bénéficient du soutien de l’appel à projets France 2030 pour les matériaux critiques, doté d’une enveloppe de 400 millions d’euros. S’y ajoute le crédit d’impôt industrie verte, adopté par le Parlement et applicable dès le 1er janvier 2024, qui a déjà été intégré dans la plupart des projets mentionnés, particulièrement ceux liés à la filière des batteries et des énergies renouvelables.

Notre stratégie vise à développer, pour un maximum de filières, les capacités de recyclage, de transformation et, lorsque c’est possible, d’extraction. Nous envisageons d’autres projets d’extraction, en fonction des ressources déjà identifiées.

Le troisième axe concerne la coopération internationale, qui joue un rôle essentiel dans cette démarche, car notre sous-sol ne peut répondre à l’ensemble de nos besoins. De plus, les chaînes de valeur étant internationalisées, nos industriels dépendront toujours en partie d’approvisionnements internationaux.

Dans ce contexte, nous avons établi une douzaine d’accords avec des pays sur différents continents. Ces partenariats couvrent divers aspects, notamment la coopération intergouvernementale pour aider ces pays à évaluer leurs ressources. La plupart des pays, y compris la France jusqu’à récemment, ne disposent pas d’évaluations actualisées de leurs ressources. Nous les assistons également dans le développement de compétences humaines nécessaires au lancement de projets miniers.

Ces coopérations visent à soutenir des projets industriels concrets. Un exemple notable est celui de l’industriel français Eramet, qui a inauguré l’année dernière en Argentine l’une des premières unités d’extraction directe de lithium au monde, produisant aujourd’hui des quantités significatives.

Pour appuyer ces initiatives, nous disposons de plusieurs outils financiers. Nous avons créé un fonds d’investissement avec la société InfraVia, auquel l’État contribue. Nous offrons également des garanties publiques du Trésor pour certains projets et prêts, permettant à nos industriels de sécuriser leurs approvisionnements. L’Agence française du développement (AFD) et sa filiale Proparco peuvent aussi soutenir certains projets.

L’innovation constitue le quatrième pilier de notre stratégie. Une grande partie des projets France 2030 mentionnés comportent un volet innovation, notamment pour développer de nouveaux procédés de raffinage et de recyclage.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces explications détaillées. Permettez-moi de vous poser une question concernant l’état actuel de nos connaissances, tant sur le potentiel de nos terres en France que sur celui des pays avec lesquels le BRGM collabore. Au vu des études que vous avez menées, réévaluez-vous le niveau de menace que représente notre forte dépendance vis-à-vis de la Chine pour certains minerais, matériaux et métaux ?

Les analyses géologiques que vous avez effectuées, que ce soit sur le territoire français, européen ou dans d’autres régions hors d’Europe et de Chine, confirment-elles l’état d’alerte actuel concernant notre dépendance excessive envers la Chine, tant pour l’extraction que pour le traitement de certains matériaux et métaux ?

Pouvez-vous nous dresser un état des lieux de la situation ? Estimez-vous que la non-exploitation du potentiel de nombreuses régions dans le monde pourrait permettre une diversification de nos marchés, capable d’accompagner l’augmentation de la demande en matériaux et métaux ?

M. Benjamin Gallezot. Chaque cas est unique dans ce domaine. Nous ne pouvons pas faire de généralisation ou de diagnostic qui s’appliquerait à tous les métaux. Pour chaque métal, nous devons analyser si la criticité relève plutôt de l’extraction ou de la transformation. De plus, la dimension temporelle est essentielle : certaines criticités n’existent pas aujourd’hui, mais pourraient devenir significatives à l’avenir.

Prenons l’exemple du cuivre. Actuellement, nous ne rencontrons pas de problème majeur d’approvisionnement ou de dépendance problématique. De nombreux pays peuvent fournir du cuivre, et les unités de transformation sont relativement diversifiées. Cependant, si nous projetons à 5, 10 ou 15 ans, la situation des gisements nécessite davantage d’exploration. Pour gérer cette potentielle criticité à long terme, nous devons développer le recyclage et établir des partenariats, notamment avec des pays d’Amérique latine et d’Afrique comme la République démocratique du Congo (RDC) ou la Zambie, pour les aider à développer de nouveaux gisements.

Concernant les terres rares, particulièrement celles utilisées dans la fabrication d’aimants permanents, la Chine détient effectivement une part de marché considérable. Néanmoins, si nous considérons le long terme et les nombreux projets en développement, tant dans l’extraction que dans le raffinage et la séparation, une diversification des ressources semble tout à fait réalisable.

Ces deux exemples illustrent la diversité des problématiques et des réponses nécessaires. J’aurais pu citer une cinquantaine de cas similaires. Dans le segment de la transformation, notamment pour certains métaux très spécialisés, la Chine occupe aujourd’hui une position dominante. Nous pourrons revenir sur les raisons de cette concentration, particulièrement dans les phases de raffinage.

Mme Catherine Lagneau. M. Gallezot a souligné un point important : la problématique ne se limite pas à la localisation géologique des ressources ou aux capacités d’extraction, mais s’étend également aux capacités de raffinage. Cette réalité explique notamment la position dominante de la Chine sur le marché des terres rares. Bien que ne possédant que 60 % des ressources mondiales, la Chine raffine près de 100 % des terres rares importées en Europe.

Concernant la France, nous avons lancé un nouvel inventaire pour évaluer précisément nos ressources disponibles. Nous savons déjà que notre territoire recèle des gisements de classe mondiale pour certains minerais comme le tungstène, l’antimoine, l’or, l’uranium et le baryum. Nous disposons également de ressources en cuivre, plomb, zinc, germanium, étain, niobium, tantale et béryllium. Cependant, la viabilité économique de ces gisements reste à déterminer. L’arrêt de leur exploitation dans les années 80 était principalement dû à la disponibilité des minerais sur le marché mondial à cette époque.

L’inventaire en cours vise à requalifier les échantillons prélevés lors du précédent recensement. Les premiers résultats sont encourageants et laissent présager l’existence de gisements de qualité sur notre territoire. Bien que ces ressources ne puissent pas couvrir l’intégralité des besoins de l’industrie française ou européenne, elles pourraient néanmoins susciter l’intérêt des industriels pour leur exploitation.

Le rôle du BRGM se limite à fournir des indices et des indications sur les ressources potentielles. L’enjeu d’un renouveau minier sur le territoire national réside dans notre capacité à susciter l’intérêt des industriels pour le développement de projets d’exploitation.

M. Philippe Varin. La question de l’approvisionnement en matières premières critiques est intrinsèquement liée aux choix des écosystèmes de réindustrialisation.

Prenons l’exemple de la mobilité électrique, en particulier la production de batteries. Le lithium, nécessaire à cette industrie, est relativement bien réparti sur la planète, y compris en France. Cette situation est plutôt rassurante. Cependant, les technologies des batteries lithium-ion actuelles requièrent également du nickel, du cobalt et du manganèse pour les cathodes.

Le cobalt pose un défi particulier, avec 64 % de la production mondiale concentrée en RDC. Heureusement, la tendance est à la réduction de la proportion de cobalt dans les cathodes, ce qui devrait atténuer progressivement ce point de tension.

Le nickel présente également des enjeux, sa répartition géographique étant limitée. Des pays comme l’Indonésie imposent des restrictions à l’exportation, ce qui souligne l’importance stratégique d’acteurs comme Eramet pour notre approvisionnement. Le cuivre reste un élément critique de manière générale.

Pour les moteurs électriques, qu’il s’agisse de véhicules ou d’éoliennes, l’utilisation d’aimants contenant des terres rares est importante. Une filière d’aimants doit être développée en France et en Europe. Bien que nous disposions de capacités à Pau et à La Rochelle, ce secteur nécessite une accélération significative. La dépendance vis-à-vis de la Chine pour l’ensemble des terres rares, légères et lourdes, représente un risque stratégique majeur.

Le titane, essentiel pour l’aéronautique, mérite également notre attention. Bien que la situation se soit améliorée depuis trois ans, le début du conflit en Ukraine a mis en lumière notre dépendance aux pays de l’Est de l’Europe, qui fournissaient alors 70 % de nos besoins. Cette situation requiert une vigilance constante.

Mme Catherine Lagneau. De nombreux métaux critiques sont des coproduits d’autres industries minières. Le gallium, par exemple, est extrait de la bauxite lors de la production d’aluminium, ce qui ne pose pas de problème de volume étant donné l’importance de l’extraction d’aluminium et de bauxite.

Cependant, certains métaux présentent des défis plus complexes. L’iridium, extrait conjointement avec le platine, illustre parfaitement cette problématique. Paradoxalement, plus nous recyclons le platine, moins nous en extrayons, ce qui réduit par conséquent la production d’iridium. Or, l’iridium est indispensable pour certaines technologies d’électrolyse de l’hydrogène, et nos besoins en iridium dépassent ceux en platine pour ces applications spécifiques. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la proportion d’iridium dans le minerai est inférieure à celle du platine.

Ces enjeux complexes de coproduction pour des besoins industriels spécifiques nécessitent une analyse approfondie de chaque métal, tant du point de vue de son utilisation que des défis liés à son extraction et son raffinage. Cette complexité justifie le travail minutieux réalisé par l’OFREMI, un outil partenarial qui conjugue les enjeux industriels et la connaissance géologique détaillée du sous-sol.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Varin, votre rapport sur la sécurité d’approvisionnement des métaux critiques a été publié début 2022. Pourriez-vous faire un état des lieux des mesures qui ont été prises et, surtout, identifier les actions majeures qui restent à mettre en œuvre selon vous ? Par ailleurs, pourriez-vous développer la notion de « mine responsable » et nous expliquer pourquoi, à votre avis, ce label peine encore à s’imposer ?

Monsieur Gallezot, dans le cadre de vos responsabilités interministérielles, il est unanimement reconnu que, faute de pouvoir extraire nous-mêmes certaines ressources, nous devons les importer et donc sécuriser cet approvisionnement. La diversification des sources d’approvisionnement est évidemment indispensable. Dans quelle mesure les événements géopolitiques actuels pourraient-ils engendrer des pénuries pour nos producteurs sur le sol européen ?

Considérez-vous que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières européennes (MACF), qui vise à taxer en priorité les intrants plutôt que les produits finis ou semi-finis et qui sera mis en place au 1er janvier 2026, ne constitue pas, en l’état actuel, une difficulté pour l’approvisionnement en matières premières, notamment l’aluminium et l’acier, pour les producteurs européens soumis à la taxe carbone et en concurrence directe ?

Madame Lagneau, pourriez-vous nous éclairer sur les conséquences de la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures dite « loi Hulot », qui interdit la recherche et l’exploitation des hydrocarbures, qu’ils soient conventionnels ou non ? Disposez-vous d’estimations sur les quantités et les gisements de gaz dont disposerait la France ? Pouvez-vous confirmer l’exactitude des chiffres du rapport remis en 2015 à Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Économie, qui évoquerait des gisements de gaz de schiste pouvant être exploités écologiquement et générer près de 200 milliards d’euros de revenus sur une trentaine d’années ? Ces chiffres vous semblent-ils pertinents ? Il me semble que le BRGM n’avait pas été associé à ce rapport.

Dans ma circonscription, dans l’est de la Moselle, nous avons identifié ce qui semble être le plus grand gisement mondial d’hydrogène blanc, représentant environ la moitié de la production annuelle mondiale. Estimez-vous son exploitation réalisable, comme l’affirment les acteurs économiques ?

De plus, un gisement de gaz de couche a été découvert, dont le volume correspondrait à environ 5 % de la consommation annuelle française pendant une trentaine d’années. Considérez-vous pertinent d’exploiter ces gisements, notamment dans l’optique de réduire notre dépendance vis-à-vis de puissances étrangères ? Les industriels affirment que cette exploitation peut se faire de manière écologique, sans recourir à la fracturation hydraulique. Quelle est votre position sur ces deux opportunités énergétiques ?

M. Philippe Varin. Le marché de l’automobile et la pénétration des véhicules électriques est quand même nettement inférieur à ce qui était prévu en 2022. La vitesse de déploiement de l’ensemble de ce programme dans certains domaines est liée au manque d’attraction par rapport à ce qui pouvait être anticipé sur la demande de matériaux critiques. Concernant le secteur de la recherche et de l’innovation, une accélération significative s’impose, particulièrement dans le domaine des batteries. Nous accusons un retard considérable par rapport à la Chine, qui possède une avance technologique d’une décennie sur les batteries lithium-ion. Notre stratégie industrielle doit viser à combler cet écart le plus rapidement possible, ce qui nécessitera inévitablement une collaboration avec les acteurs chinois. Nous devons développer notre expertise sur ces technologies, notamment sur la technologie Lithium fer Phosphate (LFP), qui offre des batteries à moindre coût, mais reste dominée par la Chine.

Nous devons concentrer nos efforts sur le développement de nouvelles technologies de batteries où notre retard serait moins prononcé. Cela exige des investissements conséquents de notre industrie, probablement avec un soutien européen renforcé.

Par ailleurs, la synergie entre les filières industrielles, le BRGM et l’ensemble de l’écosystème s’est nettement améliorée grâce à l’OFREMI. Néanmoins, certains aspects, comme la constitution de stocks stratégiques pour des matières critiques à faible volume, méritent une attention particulière. Pour des éléments comme le gallium, dont la Chine contrôle 90 % du marché, des mesures de précaution s’imposent. Une collaboration étroite entre l’OFREMI, le BRGM et les filières industrielles est essentielle pour aborder efficacement ces enjeux.

Au niveau européen, l’identification récente de 47 projets importants pour l’avenir est une initiative prometteuse. Pour accélérer ces développements, une approche plus directive, ou « top-down », est nécessaire, bien que cela ne soit pas dans la tradition européenne.

Concernant le concept de « mine responsable », c’est un sujet important, notamment dans le cadre de la directive européenne sur les batteries. Cette directive comporte trois volets : la provenance des matériaux issus de mines responsables, le taux de recyclage dans les batteries, et le passeport CO2des batteries. Si les deux derniers aspects sont bien définis et quantifiés, la notion de mine responsable nécessite encore des précisions et une normalisation.

Actuellement, l’International Council on Mining and Metals (ICMM), qui est l’association mondiale des miniers, a établi des principes pour la mine responsable et développe une norme qui se rapproche de la norme « Initiative for Responsible Mining Assurance » (IRMA), portée par des acteurs externes à l’industrie automobile, incluant de nombreuses organisations non gouvernementales. Une convergence est en cours, mais n’est pas encore achevée. Le règlement européen du 12 juillet 2023 relatif aux batteries et aux déchets de batteries n’impose pas encore l’approvisionnement via des mines responsables, mais exige une traçabilité et une transparence accrues.

Mme Catherine Lagneau. Concernant le concept de mine responsable, un rapport du Groupe international d’experts pour les ressources des Nations Unies avait recensé 90 initiatives visant à standardiser ou consolider ce concept en 2020. En 2025, nous avons constaté une augmentation significative, avec plus de 140 initiatives décrivant ces standards. Cette prolifération témoigne de l’importance croissante du sujet, mais souligne également la nécessité d’une convergence des bonnes pratiques, des réglementations et des standards.

Il est encourageant de constater que cette préoccupation devient générale dans l’industrie minière. Cependant, une harmonisation reste nécessaire. L’Organisation internationale de normalisation ou International Organization for Standardization (ISO) semble également s’être saisie du sujet. Nous pouvons espérer que dans les années à venir, une forme de convergence émergera au niveau européen, voire mondial, sur la définition d’une mine responsable.

M. Benjamin Gallezot. Concernant l’impact de la situation géopolitique actuelle, la multiplication des restrictions potentielles, notamment de la part de la Chine, et l’instauration de systèmes de licences pour l’exportation de certains matériaux ou produits finis, accentuent les risques. L’ampleur de ces risques varie selon les métaux, étant particulièrement élevée pour les terres rares, où la concentration des capacités en Chine est importante.

Il convient de noter que les récentes décisions de mise sous licence des exportations du gallium ou du germanium n’ont pas entraîné un arrêt total des exportations. Nous encourageons vivement toutes les parties prenantes à maintenir les échanges commerciaux de ces matières. Parallèlement, notre action principale se concentre sur la diversification, la recherche de nouvelles sources et le développement de substituts.

Prenons l’exemple des terres rares : depuis deux ans et demi, nous avons initié des projets significatifs, notamment le projet Carester à Lacq. Ce projet vise à établir une unité capable de recycler des éléments contenant des terres rares et de les séparer, tout en traitant également du minerai ou des concentrés de terres rares pour en extraire les éléments spécifiques qui nous intéressent. Cette approche illustre notre stratégie de réduction de la dépendance et d’augmentation de notre autonomie dans ce domaine essentiel.

La capacité clé dans le domaine des terres rares réside dans l’extraction et la séparation des différentes terres rares, lourdes ou légères, essentielles à la fabrication d’aimants permanents. Nous avons déjà amorcé une augmentation de production à La Rochelle, avec des quantités actuellement limitées à 50 tonnes, mais qui sont appelées à croître significativement. La capacité de séparation des terres rares lourdes que nous développons à La Rochelle, qui sera opérationnelle d’ici un à deux ans, couvrira l’intégralité des besoins du marché européen, ce qui représente un enjeu considérable.

Nous soutenons également un projet de recyclage direct d’aimants permanents, mené par la société Magreesource à Grenoble. Cette entreprise produit déjà des quantités significatives d’aimants et prévoit d’augmenter sa capacité avec l’ouverture d’un second site dans les années à venir.

Parallèlement, nous explorons des solutions de substitution. Certains constructeurs automobiles ont opté pour des moteurs électriques sans aimants permanents, illustrant ainsi les possibilités technologiques alternatives. Notre stratégie vise à atténuer les risques à court terme tout en apportant des solutions pérennes à moyen et long terme.

Concernant les stocks stratégiques, la loi du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 a déjà instauré un cadre législatif permettant à l’État d’exiger des industriels la constitution de stocks pour les équipements de défense. Pour les autres filières, nous travaillons activement à l’échelle européenne pour identifier les meilleures solutions de stockage.

Quant au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, bien qu’il ne relève pas directement de ma responsabilité, il concerne principalement les industries de l’acier et de l’aluminium. L’objectif est de protéger et développer les filières existantes en Europe. Ce mécanisme suscite des débats, car il peut engendrer des intérêts divergents au sein de la chaîne de valeur. Il est important d’examiner la position des différents acteurs à chaque étape de cette chaîne. Je rappelle que ce mécanisme répondait à une demande pressante des industries européennes.

Mme Catherine Lagneau. Je dois préciser que l’absence du BRGM dans l’étude de 2015 sur le gaz de schiste est tout à fait normale. Notre expertise se concentre sur les ressources minérales non énergétiques, excluant ainsi les ressources gazières, pétrolières ou même l’uranium. Ces domaines relèvent davantage de la compétence d’organismes comme l’Institut français du pétrole et des énergies renouvelables (Ifpen).

Concernant l’hydrogène « blanc » ou naturel, nous sommes effectivement impliqués, notamment dans le projet dans l’est de la Moselle. Nous collaborons avec l’Université de Lorraine et l’industriel concerné pour comprendre la nature de ce gisement. L’hydrogène se forme naturellement dans la croûte terrestre, principalement par des phénomènes de serpentinisation de l’eau. Cependant, l’existence de poches de gaz d’hydrogène exploitables reste à démontrer. Nous poursuivons activement les recherches pour évaluer le potentiel et les méthodes d’exploitation possibles, en excluant la fracturation.

Pour ce qui est du gaz de houille, le BRGM et l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) ont travaillé à la qualification de ces gisements. Nous sommes particulièrement vigilants sur ce sujet, étant responsables de la pré-mine, et nous maintenons un dialogue avec les industriels intéressés par l’exploitation de ces ressources.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Je souhaite aborder plus en détail la question de l’acceptabilité de l’extraction du lithium, particulièrement en Alsace, qui représente avec l’Allier le gisement le plus important en France. Les consultations citoyennes autour des projets d’extraction de lithium se heurtent systématiquement à des échecs. Les habitants des zones concernées et plus largement les Alsaciens expriment des inquiétudes légitimes concernant les nuisances potentielles, la destruction de terres arables, les risques de pollution, notamment de l’eau, et les séismes potentiels.

Ces craintes sont exacerbées par des incidents récents, comme le 5 mai 2025 avec l’interdiction de consommation d’eau du robinet dans onze communes haut-rhinoises pour cause de pollution aux substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS), ou l’arrêt de l’activité de géothermie profonde de la société Fonroche, située au nord de Strasbourg, à la suite des séismes provoqués en décembre 2020. Des projets aussi stratégiques ne peuvent se réaliser sans l’adhésion des populations locales.

Pourtant, le gouvernement semble vouloir affaiblir, voire supprimer la Commission nationale du débat public (CNDP). Ma question est donc la suivante : comment permettre aux citoyens de devenir des acteurs d’une transition écologique consentie et non subie ? Ne faudrait-il pas préserver et même renforcer les outils démocratiques existants, tels que la CNDP, voire repenser en profondeur notre démocratie, y compris dans nos institutions ?

Mme Catherine Lagneau. Je souhaite apporter des précisions sur l’exploitation du lithium en Alsace et dans l’Allier. En Alsace, il s’agit d’extraire du lithium des eaux géothermales profondes, qui ne sont pas en concurrence avec les eaux potables. Cette méthode présente un double avantage : produire de l’eau chaude pour la géothermie et extraire du lithium simultanément. La géothermie est une énergie disponible, souveraine et non carbonée, ce qui la rend particulièrement intéressante.

Concernant les risques sismiques liés aux forages anciens, ils ont été largement étudiés. Les foreurs en question n’étaient pas au meilleur niveau techniquement. Nous avons collaboré avec l’Ineris pour développer des techniques de forage plus avancées. Des industriels compétents doivent être sélectionnés pour réaliser ces forages. Bien que ces opérations comportent des risques, ils sont aujourd’hui maîtrisés. Des forages similaires sont effectués dans le monde entier sans incident majeur, et il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas les réaliser en Alsace avec la même rigueur.

Pour l’Allier, il s’agit d’une exploitation minière plus traditionnelle, avec l’extraction de lithium sous une carrière existante. Le débat local a permis de répondre à de nombreuses préoccupations des riverains, notamment sur la gestion de la ressource en eau, l’extraction et le raffinage. Ces longues discussions ont abordé à la fois les enjeux locaux et globaux. Les oppositions ont souvent porté sur la nécessité même d’ouvrir des mines et leurs usages, plutôt que sur des problématiques strictement locales. Les industriels ont répondu à ces inquiétudes en présentant un projet basé sur le concept de mine responsable.

M. Benjamin Gallezot. Je tiens à apporter quelques compléments d’information. Tout d’abord, la géothermie profonde est une technique déjà utilisée dans la région. Elle alimente en chaleur l’usine Roquette Frères depuis plusieurs années, démontrant ainsi son efficacité et sa viabilité. Cette méthode est vertueuse et permet à l’entreprise de bénéficier d’un approvisionnement en chaleur à moindre coût. L’extraction supplémentaire de lithium n’ajoute aucun risque significatif à cette technique déjà éprouvée.

Il est important de nuancer les propos concernant la non-acceptabilité de ces projets. Lors d’une récente visite à Rittershoffen avec le vice-président de la Commission européenne, Stéphane Séjourné, nous avons constaté que la centrale géothermique y est bien acceptée, sans problème particulier.

Il convient de souligner que nous sommes actuellement au stade des permis exclusifs de recherche pour le lithium et en partie pour la géothermie. Nous cherchons à déterminer l’étendue de la ressource avant toute décision d’extraction. La phase d’exploitation, appelée concession, n’interviendra que dans plusieurs années. Entre ces deux étapes, des procédures rigoureuses sont en place, incluant des enquêtes publiques, des consultations des collectivités locales et des analyses de l’autorité environnementale. Un guide a été établi pour garantir la qualité des forages.

Ce gisement présente un intérêt particulier, car il permettrait d’exploiter simultanément la chaleur et le lithium. Des gisements similaires existent de l’autre côté de la frontière allemande, où l’exploitation a déjà commencé. Nous pourrons bénéficier de leur retour d’expérience.

La rigueur de nos procédures, la maîtrise des techniques employées et l’intérêt de ces opérations offrent de solides garanties pour la réussite de ces projets. Ils présentent des avantages significatifs pour le territoire, notamment en matière d’approvisionnement en chaleur et de développement industriel. La géothermie profonde offre une source d’énergie stable et économique, bénéfique tant pour les industries que pour les habitants via des réseaux de chaleur. Il serait donc peu judicieux de stigmatiser cette technique, au vu des bénéfices qu’elle peut apporter.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite aborder deux points essentiels en lien avec vos interventions précédentes. Premièrement, concernant la coopération internationale que vous avez mentionnée comme l’un des piliers de notre stratégie, pouvez-vous nous dresser un bilan des accords bilatéraux signés avec certains pays pour l’extraction et l’approvisionnement en métaux et matériaux critiques ? Je pense notamment à l’accord avec le Chili et à l’exploitation minière d’Eramet en Argentine. Quelles sont les avancées réalisées et quels sont les projets à venir dans ce domaine ?

Deuxièmement, concernant le volet financement, pouvez-vous nous faire un point sur l’efficacité des mesures financières mises en place par l’État ? Je fais référence notamment à la création du fonds que vous avez mentionné et aux garanties d’État accordées, tant pour le financement des projets industriels en France que pour les investissements de grandes entreprises à l’étranger visant à assurer notre souveraineté sur certains matériaux. Quelle est votre évaluation de l’impact de ces dispositifs financiers ?

M. Benjamin Gallezot. Concernant le premier point, nous avons conclu une douzaine d’accords, ce qui représente une avancée significative dans un domaine relativement nouveau pour la diplomatie française. En effet, si nos postes diplomatiques et l’administration du ministère des Affaires étrangères étaient habitués à traiter les questions énergétiques, la problématique des minerais et métaux n’était pas réellement abordée jusqu’à présent. Nous avons mis en place cette initiative début 2023, et le fait d’avoir signé douze accords en deux ans témoigne déjà d’un résultat probant. Cela démontre la reconnaissance par ces différents pays de l’intérêt de la France comme partenaire.

Nos accords avec le Canada et l’Australie, par exemple, se traduisent par des échanges concrets entre entreprises, illustrant l’intérêt mutuel de ces partenariats. Ces accords s’inscrivent dans une perspective de long terme. Ainsi, l’assistance du BRGM à la RDC pour une meilleure connaissance de ses ressources, ou nos efforts de formation des cadres en Côte d’Ivoire et dans d’autres pays, sont des initiatives dont les résultats se manifesteront progressivement, mais durablement.

Pour ce qui est des résultats à plus court terme, notre accord avec la Mongolie a permis à Areva de développer un partenariat important dans le domaine de l’uranium. En Amérique latine, le projet d’Eramet en Argentine mobilise plusieurs industriels français de la filière du lithium, positionnés avantageusement en tant qu’opérateurs ou fournisseurs de solutions technologiques. Nous collaborons également de manière substantielle avec le Kazakhstan, notamment sur la question du titane. Nous avons, par ailleurs, diversifié nos approvisionnements en titane, en nous tournant vers d’autres pays producteurs, tels que l’Arabie saoudite.

Nos projets avec le Canada concernent principalement les domaines du graphite et des terres rares. Nous développons également des partenariats avec le Nigeria pour l’exploitation de ses ressources minérales, et nous entretenons des discussions avec le Maroc, qui dispose de gisements considérables, intéressant particulièrement les industriels français de l’automobile. Cette activité diplomatique intense se traduit systématiquement par des projets concrets de développement et d’investissement.

Concernant les instruments financiers, nous en avons essentiellement mis en place trois. Le premier est le fonds pour les métaux critiques, recommandé par Philippe Varin. La société IntraVia, sélectionnée pour gérer ce fonds, a constitué ses équipes et a commencé à lever des fonds privés en complément des fonds publics. Les premiers investissements devraient se concrétiser prochainement. Ce fonds, prévu pour une durée de 25 ans, a identifié plusieurs centaines d’opportunités d’investissement et adopte une approche particulièrement sélective.

Le deuxième outil est une garantie de projet stratégique fournie par la Banque publique d’investissement (BPIFrance), applicable aux projets en France ou à l’étranger. Pour les projets à l’international, l’obtention de cette garantie est conditionnée à l’existence d’un contrat d’approvisionnement avec un industriel français. Plusieurs dossiers sont actuellement à l’étude, et ce dispositif a déjà été appliqué à des installations en France, notamment pour les usines de batteries.

Paradoxalement, malgré les enjeux liés à la rareté de ces métaux, le marché est actuellement bien approvisionné, notamment en lithium, nickel et cobalt. Cette situation, couplée aux incertitudes à court terme sur les volumes, engendre un certain attentisme chez les industriels. Beaucoup préfèrent encore s’approvisionner à court terme plutôt que de s’engager dans des contrats à long terme. Nous insistons régulièrement auprès des différentes filières sur l’importance de sécuriser leurs approvisionnements sur le long terme.

Un important travail de sensibilisation reste à faire pour inciter les industriels à modifier leurs pratiques d’achat. Cette situation devrait s’améliorer avec la montée en puissance de la production de nos usines de batteries, qui apportera une meilleure visibilité sur les besoins futurs.

M. Philippe Varin. En complément de cet exposé exhaustif, qui démontre l’efficacité de notre diplomatie économique, je souhaite attirer l’attention sur la situation paradoxale de l’Afrique. L’Europe devra importer 70 % de ses besoins pendant une longue période, alors que l’Afrique recèle des ressources potentielles considérables. Cependant, pour les raisons conjoncturelles, les utilisateurs ne s’empressent pas de conclure des contrats à long terme.

Cette situation profite actuellement aux négociants qui, en collaboration avec la Chine, contrôlent une part importante des flux de ressources africaines. Ces négociants se chargent ensuite d’approvisionner les constructeurs, ce qui n’est pas, à mon sens, une configuration pérenne.

L’intérêt limité de l’Union européenne ces dernières années pour établir des relations stratégiques avec l’Afrique sur ces questions constitue une lacune qu’il faudra combler. Laisser ces ressources africaines aux mains des négociants à long terme n’est probablement pas la meilleure solution pour nos industries.

M. le président Charles Rodwell. Pourriez-vous nous faire un point sur le volet financement ? Concernant vos propositions sur ce sujet, certains détracteurs du fonds InfraVia soulignent les difficultés à lever les capitaux privés nécessaires pour financer une part importante des projets prévus en France et à l’étranger, projets qui serviraient nos intérêts nationaux. Quelle est votre vision sur la constitution de ce fonds ?

M. Philippe Varin. Effectivement, nous accusons un retard par rapport à la dynamique initialement prévue début 2022. Le fonds se constitue, les équipes sont en place, et les fonds publics sont disponibles. Cependant, la situation conjoncturelle des utilisateurs, notamment les constructeurs automobiles, est telle qu’ils disposent actuellement de solutions à court terme satisfaisantes pour financer leurs besoins immédiats. Par conséquent, ils ne se précipitent pas pour investir à ce stade.

La situation conjoncturelle de l’industrie automobile est l’une des principales raisons de ce retard par rapport au plan initial. De plus, la baisse significative des cours des matières premières, après les pics atteints, a réduit l’incitation à investir. Néanmoins, je reste convaincu que le concept demeure tout à fait pertinent sur le long terme.

Mme Catherine Lagneau. Je n’ai pas d’avis à formuler concernant le financement. Je souhaite néanmoins apporter un témoignage complémentaire sur la concrétisation de cette diplomatie minérale. Les premières étapes des feuilles de route impliquent une mobilisation significative du BRGM, notamment en collaboration avec les services géologiques nationaux des pays ciblés par cette stratégie diplomatique.

Nous avons conclu plusieurs accords, qui se traduisent par des projets concrets. À titre d’exemple, nous menons des projets de R&D sur les salares ou déserts de sel en Amérique du Sud, ainsi que des initiatives en Afrique visant à développer les compétences des services géologiques nationaux dans divers pays.

Nous travaillons également sur le développement d’outils d’aide à la numérisation et à la gestion des données, car l’un des principaux défis des services géologiques consiste à passer à l’ère numérique et à mieux capitaliser les données disponibles.

Au Kazakhstan, nous conduisons des projets concrets d’aide à la valorisation des ressources présentes dans les déchets miniers. Ces exemples illustrent concrètement les projets sur lesquels le BRGM s’investit à l’international, en soutien à la diplomatie et en accompagnement des actions menées par M. Gallezot à l’échelle internationale.

Mme Florence Goulet (RN). J’ai plusieurs questions à vous soumettre. Premièrement, nous constatons que la décision de reconstituer des stocks stratégiques n’est toujours pas arrêtée. Comment expliquez-vous que la France ne dispose pas de sa propre liste nationale de matériaux critiques et semble s’appuyer sur des listes européennes ?

Au-delà de la dépendance matérielle, l’impact des coûts de fabrication joue un rôle central. Certains matériaux, comme l’aluminium, illustrent parfaitement cette réalité : environ 60 % du coût d’une tonne d’aluminium est directement lié à l’électricité nécessaire à sa production. Cela implique que certains matériaux doivent être considérés comme stratégiques, en raison de leur dépendance énergétique. Pouvez-vous confirmer que le caractère stratégique de ces matériaux est également lié au coût de l’énergie ? Compte tenu de la récente crise énergétique majeure, pensez-vous que cela pourrait aggraver notre situation de dépendance vis-à-vis de ces matériaux stratégiques ?

Ma troisième question concerne les matières premières, qui nécessitent des technologies de transformation et de valorisation, ajoutant un niveau supplémentaire de dépendance. La maîtrise de ces procédés industriels est tout aussi stratégique. Quel est votre avis sur ce sujet ? Ne faudrait-il pas une politique volontariste de l’État pour s’engager également dans ce secteur, étant donné que les industriels français semblent particulièrement désavantagés, selon leurs témoignages ?

M. Benjamin Gallezot. Je vais commencer par répondre à votre dernière question. Comme je l’ai souligné en introduction, le pilier central de notre stratégie consiste à développer les capacités de transformation et de raffinage en France. Cela englobe l’extraction, mais surtout les activités de transformation, de raffinage et de recyclage. L’augmentation de 50 % des capacités de recyclage d’aluminium s’inscrit précisément dans cette logique. Lorsque nous mettons en place une unité avec le soutien de l’État, nous le faisons dans le cadre de l’appel à projets « métaux critiques », avec plusieurs dizaines de millions d’euros de soutien pour chaque projet. Il s’agit clairement d’une politique de soutien aux capacités de transformation.

Le développement des usines de séparation des terres rares, maillon essentiel de la chaîne, bénéficie également de soutiens en R&D et du crédit d’impôt au titre des investissements dans l’industrie verte, qui prend en charge une partie des dépenses d’investissement de ces projets, que ce soit dans le cadre de Carester ou de Solvay. Il s’agit véritablement de l’un des axes centraux de notre politique.

Concernant la liste des matériaux critiques, il faut comprendre que pour 90 à 95 % des chaînes de valeur, nous sommes face à des systèmes fortement intriqués au niveau européen. Je ne suis pas convaincu de la pertinence d’établir des listes de matériaux critiques différentes pour chaque État membre. La cohérence au niveau européen apporte une force considérable. Néanmoins, cela ne nous empêche pas de nous concentrer sur certains matériaux ou métaux qui ne figurent pas dans la liste européenne.

L’uranium en est un exemple typique : nous avons une politique très claire dans le domaine minier et dans toute la chaîne de l’uranium, visant à assurer notre indépendance, bien que l’uranium ne soit pas sur la liste européenne. Ce cas est particulier, puisqu’il s’agit davantage d’un combustible que d’un matériau. Cependant, la logique d’extraction, de raffinage et de recyclage s’applique évidemment au cas de l’uranium.

Concernant les stocks stratégiques, le gouvernement a pris une décision, proposée à l’Assemblée dans le cadre du projet de loi de programmation militaire, et le Parlement l’a votée. Cette disposition permet de constituer des stocks stratégiques dans le domaine de la défense, où nos objectifs de souveraineté sont particulièrement forts et où l’État est acheteur et prescripteur.

Pour les stocks destinés aux filières civiles, une action européenne concertée est nettement plus pertinente et cohérente. Si nous constituons des stocks au niveau français, mais que ceux-ci sont utilisés dans des chaînes de valeur européennes, transformés à divers stades dans différents pays d’Europe, il est logique d’adopter une approche européenne.

Prenons l’exemple du germanium : Umicore, l’industriel européen qui s’en occupe, a des activités notamment en Belgique. La constitution de stocks dans ce domaine doit se faire en cohérence avec les différents partenaires européens. Le niveau d’interdépendance et d’intrication des chaînes de valeur fait de l’échelon européen un niveau extrêmement pertinent.

Enfin, dans tous les processus de transformation et de raffinage des métaux, l’électricité est un intrant fondamental. L’accès à une électricité abondante et au meilleur coût possible est un facteur majeur. Nous avons vu plusieurs projets, que ce soit dans le domaine des batteries ou des matériaux de cathode, choisir de s’implanter en France en raison de notre électricité décarbonée grâce au nucléaire. Le cas de l’aluminium est particulièrement emblématique, étant l’une des industries les plus électro-intensives. Dans notre stratégie sur l’aluminium, qui inclut la production d’aluminium primaire, la question de préserver cette activité et d’assurer un accès à l’électricité décarbonée est absolument fondamentale.

Mme Catherine Lagneau. Je souhaite souligner l’importance d’investir dans la R&D concernant l’extraction, le raffinage et le recyclage des matières premières. Ces domaines ont été largement négligés en matière de financement public. J’ai évoqué précédemment la situation du BRGM : si nos capacités dans ces domaines se sont amoindries, c’est en raison d’un manque d’investissement en recherche, développement et expertise. L’industrie minière et le raffinage sont des secteurs énergivores, représentant 10 % de la consommation énergétique mondiale. Il est donc primordial d’investir dans de nouvelles techniques pour toutes ces dimensions, ce qui nécessite de l’innovation. Pour que la France demeure une grande nation industrielle, nous devons impérativement poursuivre nos investissements dans ce domaine, particulièrement sur ces sujets.

Concernant le recyclage, le BRGM y a consacré d’importants travaux. Cela s’inscrit dans nos axes de développement sur l’exploitation minière, notamment ce que nous appelons la « mine urbaine ». Nous avons notamment travaillé sur de nouvelles techniques de recyclage, comme la biolixiviation, qui utilise des bactéries pour décomposer certains équipements électroniques. Ces technologies, moins énergivores et décarbonées, pourraient être développées à plus grande échelle. Mon message est clair : il est essentiel de continuer à investir dans cette dimension, pour développer de nouvelles techniques plus respectueuses de l’environnement, tout en poursuivant notre développement industriel.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite rebondir sur la question du recyclage, qui me semble indispensable pour des raisons à la fois écologiques et stratégiques en matière d’indépendance. En effet, le recyclage permet de réduire nos dépendances et de résoudre partiellement les problèmes de sécurité d’approvisionnement.

Concernant le recyclage des métaux stratégiques, quelles seraient vos recommandations concrètes pour inciter les industriels à investir dans cette filière ? Pensez-vous que cela devrait passer par des obligations d’utilisation de matériaux recyclés stratégiques dans leurs processus industriels ?

M. Philippe Varin. Concernant les équipements tels que les batteries ou les aimants, la question du recyclage est déjà prise en compte. La directive européenne prévoit un taux de recyclage pour les batteries, qui augmente progressivement, année après année. Cela s’inscrit dans une démarche d’éco-conception, où le recyclage est prévu dès la conception du produit. Cette approche réglementaire n’est malheureusement pas encore appliquée aux smartphones et à d’autres produits.

Cette transition ne peut se faire que progressivement. Actuellement, nous avons besoin de capacités de recyclage importantes, notamment pour traiter les déchets de fabrication des batteries, qui sont considérables au début de la production. Il est important de pouvoir réinjecter ces déchets dans les circuits primaires, ce qui plaide en faveur de plateformes intégrées où les équipements de recyclage sont à proximité immédiate des installations de production primaire. C’est le cas à Dunkerque, ce qui me semble être une approche positive.

Cependant, la contribution significative du recyclage à l’approvisionnement ne sera pas immédiate, hormis pour les déchets de fabrication. Il faudra attendre que les véhicules électriques arrivent en fin de vie, voire qu’ils soient réutilisés, avant de pouvoir recycler massivement leurs batteries. Sur les dix à quinze prochaines années, nos besoins en ressources seront principalement satisfaits par des capacités de production primaire.

M. Benjamin Gallezot. Comme je l’ai souligné, le recyclage est l’une de nos priorités majeures. Prenons l’exemple des batteries : une unité de recyclage, exploitée par Veolia, est déjà opérationnelle pour extraire les matériaux des batteries usagées. Actuellement, cette unité n’est pas utilisée à pleine capacité, ce qui rejoint les propos de Philippe Varin.

L’essor du véhicule électrique et la montée en puissance des usines de fabrication de batteries font que les capacités de recyclage déjà mises en place ne sont pas saturées. Cela ne signifie pas pour autant que nous devons nous reposer sur nos lauriers. Deux autres projets de recyclage d’envergure sont en cours, mais nous étions presque en avance sur la question du recyclage.

Concernant les métaux de base comme le cuivre et l’aluminium, j’ai mentionné que des investissements conséquents ont été réalisés, augmentant significativement notre capacité de recyclage. Ces matières, auparavant collectées en France, mais souvent transformées à l’étranger, pourront désormais être traitées sur notre territoire grâce aux investissements soutenus par l’État. C’est particulièrement le cas pour le cuivre. Je vous rappelle qu’Orange a lancé un appel d’offres majeur pour le retrait de l’ensemble des fils de cuivre du réseau téléphonique, et les nouvelles capacités de broyage et de réutilisation permettront aux industriels de se positionner sur cet appel d’offres.

Pour les déchets électroniques, nous avons quatre projets en R&D et en production. Le recyclage de ces déchets est complexe, car il faut séparer tous les métaux mélangés. Nous avons développé des techniques avec le BRGM et d’autres entreprises pour relever ce défi.

Sur l’aspect réglementaire, des obligations d’incorporation existent déjà pour les batteries. Nous travaillons également sur un sujet important : la conservation des déchets et des matières recyclées sur le territoire national et européen. Actuellement, une partie de ces déchets collectés en France et en Europe quitte notre territoire. Nous menons des discussions, parfois difficiles, car tous les acteurs de la chaîne de valeur n’ont pas les mêmes intérêts, pour mettre en place des dispositifs limitant la fuite de ces matériaux précieux. Parallèlement au développement des capacités industrielles, cet outil réglementaire devrait nous permettre de mieux conserver nos déchets valorisables.

Enfin, il y a aussi la possibilité de réutiliser des minéraux ou des métaux stratégiques présents dans les déchets miniers ou métallurgiques. En complément de l’inventaire des ressources minérales qui vous a été présenté, nous réaliserons un inventaire de ces ressources minérales secondaires, c’est-à-dire de l’ensemble des ressources potentiellement présentes dans ces anciens déchets miniers.

Mme Catherine Lagneau. Effectivement, il s’agit d’un enjeu fort. Vous évoquiez précédemment l’acceptabilité d’un éventuel renouveau minier. Le retraitement des déchets, de ce que nous avons déjà extrait de la terre, est un enjeu en soi. Le fait que nous ayons également des projets à l’international portant précisément sur cette question du retraitement des déchets me semble être un enjeu important, à la fois en matière de recherche et probablement d’acceptabilité future sur notre territoire.

Un certain nombre de métaux critiques que nous recherchons aujourd’hui sont des coproduits d’autres productions, notamment de productions que nous avons effectuées sur notre territoire national. Nous avons déjà extrait une partie de ces éléments. On pense notamment au germanium qui serait probablement présent dans certains résidus miniers déjà extraits sur le territoire national. Cela fait partie des travaux menés par le BRGM : refaire un inventaire de l’existant. Nous disposons déjà d’un certain nombre de données sur les ressources qu’il faut requalifier dans cette optique, afin de fournir à l’État des informations sur les ressources existantes déjà extraites du sous-sol.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le projet de mine de lithium dans l’Allier a été qualifié de projet d’intérêt national majeur (PINM). Estimez-vous que l’ensemble des projets miniers concernant des matériaux stratégiques devrait répondre au critère de raison impérative d’intérêt public majeur, permettant ainsi certaines dérogations environnementales pour faciliter et accélérer ce type de projet ?

M. Benjamin Gallezot. Le dispositif de projet national d’intérêt majeur s’évalue au cas par cas, sans automaticité. La décision de prendre un décret dépend de plusieurs facteurs, notamment la nature stratégique de la ressource et l’acceptabilité par les collectivités locales. Les projets portant sur un enjeu stratégique présentent un intérêt particulier pour ce type de dispositif.

Dans le cadre du Critical Raw Materials Act, la France s’est engagée à accélérer les procédures pour les projets qualifiés de stratégiques. Nous avons proposé au Parlement, dans le projet de loi de simplification, des mesures visant à raccourcir les délais de délivrance des permis exclusifs de recherche. Le PINM, établi par décret, permet également de réduire les délais, particulièrement en ce qui concerne la modification des documents d’urbanisme, souvent source de retards importants. Jusqu’à présent, ce statut a été accordé au projet d’Imerys. Nous examinerons l’opportunité de l’attribuer à d’autres projets à l’avenir, sachant que cette démarche doit être initiée par l’industriel. La réduction des délais d’un projet implique une responsabilité partagée entre l’État et l’industriel, ce dernier devant mener les études, y compris environnementales, avec la plus grande diligence.

Dans la sécurisation des approvisionnements, l’État joue un rôle central. Nous mettons en œuvre une stratégie basée sur les recommandations de Philippe Varin, applicable à tous les secteurs industriels. Cependant, nous avons besoin d’une mobilisation de l’ensemble du tissu industriel, d’une prise de conscience et d’un investissement des industriels, afin de mener des analyses approfondies de leur chaîne de valeur et nous engager dans des démarches à long terme.

Nous devons encore progresser avec nos industriels sur ce point. Les industriels français ne se distinguent pas particulièrement de leurs homologues européens ou mondiaux à cet égard. La situation actuelle de dépendance résulte largement des choix d’approvisionnement passés. Les leçons de cette expérience doivent être tirées, afin d’adopter une logique d’approvisionnement à long terme et de sécurisation.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie d’avoir participé à cette audition et d’avoir répondu à nos questions. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

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36.   Table ronde, ouverte à la presse, consacrée aux enjeux de la filière automobile, réunissant : M. Nicolas Le Bigot, directeur général de la Plateforme automobile (PFA) ; M. Xavier Horent, délégué général de Mobilians, et Mme Dorothée Dayraut Jullian, directrice des affaires publiques et de la communication

M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons cet après-midi M. Nicolas Le Bigot, directeur général de la Plateforme automobile (PFA), M. Xavier Horent, délégué général de Mobilians et Mme Dorothée Dayraut Jullian, directrice des affaires publiques et de la communication de Mobilians.

Je vous souhaite la bienvenue et je vous invite à déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’éclairer vos déclarations. Je vous rappelle de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Nicolas Le Bigot, M. Xavier Horent et Mme Dorothée Dayraut Jullian prêtent serment.)

M. Nicolas Le Bigot, directeur général de la Plateforme automobile (PFA). La Plateforme automobile (PFA), que je représente, fédère l’ensemble des acteurs de la filière automobile en France, soit environ 4 000 entreprises pour 350 000 emplois, incluant les grands groupes, les PME, les constructeurs et les équipementiers. Notre mission consiste à élaborer une feuille de route pour l’innovation, la compétitivité et l’emploi dans la filière, ainsi qu’à porter la voix des positions communes du secteur.

Mon intervention, qui s’inscrira dans la continuité de celle des nombreux acteurs de la filière que vous avez déjà entendus, s’articulera autour de deux axes : une analyse de la situation actuelle de la filière automobile et des propositions pour l’avenir. Je commencerai par citer Luc Chatel, président de la PFA et du comité stratégique de la filière automobile, qui a récemment déclaré : « La disparition de l’industrie automobile européenne ne relève désormais plus de la simple hypothèse. Le processus est engagé, il est en cours, le feu a pris et nous regardons ailleurs ».

Nous sommes en effet engagés dans une mutation historique vers le véhicule électrique, tout en affrontant une crise profonde qui affecte durablement le secteur. Le marché automobile français a en effet perdu, au cours des cinq dernières années, l’équivalent d’une année entière d’immatriculations, avec un volume réduit à environ 1,7 million de véhicules, soit une baisse de 20 % par rapport à la moyenne observée avant la crise sanitaire. Cette situation s’est encore détériorée sous l’effet conjugué de la crise d’approvisionnement en semi-conducteurs et du conflit en Ukraine, qui ont provoqué une flambée des prix des matières premières et, par conséquent, une hausse significative du coût des véhicules, soulevant des questions sur leur accessibilité.

La filière automobile, particulièrement les PME et les ETI, repose sur des volumes de production élevés pour compenser de faibles marges. La baisse globale du marché fragilise donc considérablement leur situation économique, d’autant que nombre d’entre elles remboursent encore les prêts garantis par l’État (PGE) contractés durant la crise sanitaire.

Malgré ces défis, dans le cadre du premier contrat de filière signé en 2018, le secteur de l’automobile s’est engagé dans la décarbonation, se positionnant ainsi comme un acteur clé dans la lutte contre le changement climatique. Les constructeurs européens, notamment français, ont massivement investi dans le développement de nouveaux modèles 100 % électriques. En cinq ans, la part de marché des véhicules électriques a été multipliée par dix, atteignant 17 % en 2023, avec plus de 100 milliards d’euros investis dans la chaîne de valeur des véhicules électriques en Europe.

Notre nouveau contrat de filière, signé en 2024, vise une part de marché de plus de 50 % pour les véhicules électriques d’ici 2030, un objectif ambitieux compte tenu des défis actuels. Aussi, bien que les constructeurs aient considérablement élargi leur offre de véhicules électriques, les difficultés du marché et la baisse des ventes rendent la transformation complexe. Cela est d’autant plus vrai qu’elle s’opère sous la contrainte réglementaire européenne davantage qu’en réponse à une dynamique spontanée de la demande.

L’Europe a opté pour la technologie tout-électrique et les constructeurs ont répondu présents. Cependant, cette technologie coûte environ 50 % plus cher qu’un moteur essence, ce qui pose des questions d’accessibilité pour le grand public. Pour la première fois depuis cinq ans, nous constatons une baisse des ventes de véhicules électriques, avec une diminution de 6 % en moyenne en Europe, 27 % en Allemagne consécutivement à la suppression des aides à l’achat et 18 % en France sur les six derniers mois.

Le ralentissement actuel du marché pose un double problème. D’une part, il compromet les investissements engagés par les entreprises de la filière automobile depuis 2018 pour répondre aux exigences de la transition énergétique. Les volumes attendus ne sont pas au rendez-vous, ce qui exerce une pression considérable sur l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur. D’autre part, il soulève un défi réglementaire majeur. En effet, la trajectoire européenne vers le 100 % électrique à l’horizon 2035 impose un objectif intermédiaire de 22 % de ventes de véhicules électriques en 2025, accompagné d’une réduction des émissions de CO2 de 15 %. Or à ce jour, la part de marché des véhicules électriques plafonne autour de 15 % en Europe. Dans un marché en repli, l’atteinte de ces objectifs devient donc un défi considérable.

Nous avons sans doute commis l’erreur d’oublier le consommateur, alors que c’est lui qui détermine la réalité du marché et impulse les dynamiques de vente. On ne peut décréter un basculement technologique et industriel de cette ampleur par la seule contrainte réglementaire. Cette année est un moment de vérité car, pour tenir les objectifs européens, les véhicules 100 % électriques devraient représenter 22 % des ventes sur le marché européen. Or cette part n’est que de 13,5 % en 2024 et ne dépasse pas 15 % au début de 2025.

Dans ce contexte, nous assistons à une multiplication inédite d’annonces de restructurations et de fermetures d’usines à travers l’Europe tout au long de l’année 2024. L’Allemagne est la plus touchée mais la France n’est pas épargnée. Cela doit être perçu comme un signal d’alerte. Sur le seul premier semestre 2024, environ 32 000 suppressions de postes ont été enregistrées chez les équipementiers européens. Depuis 2019, ce sont près de 38 000 emplois industriels qui ont été perdus, au cœur même de notre tissu productif régional.

Dans le même temps, la Chine s’est imposée comme premier producteur mondial de véhicules depuis 2020 et premier exportateur depuis 2022. Les importations chinoises représentent aujourd’hui un quart du marché européen des véhicules électriques. La Chine contrôle également environ 75 % de la chaîne de valeur de la production des batteries, ce qui lui confère un avantage stratégique déterminant.

Il est désormais impératif que l’Europe se donne les moyens de rivaliser avec cette puissance industrielle. Bien que le véhicule électrique, dont les atouts en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont incontestables, constitue un levier central de notre stratégie climatique, ce virage technologique place les acteurs chinois dans une situation avantageuse.

Nous alertons sur cette situation depuis des années. Mario Draghi, dans son rapport récent, a d’ailleurs souligné l’urgence en rappelant que le secteur automobile illustre parfaitement le manque de planification à l’échelle européenne, avec une politique climatique engagée sans politique industrielle. C’est précisément sur ce point que nous avons centré nos discussions avec la Commission européenne, en amont de la publication du plan stratégique pour la filière automobile.

Face à cette situation, l’urgence est d’abord d’éviter que les constructeurs soient sanctionnés en 2025 pour des objectifs qu’ils ne pourraient atteindre, malgré des investissements massifs dans l’électrique. Une solution consisterait à introduire davantage de flexibilité dans la réglementation sur les émissions de CO2, en lissant les objectifs 2025 sur les années 2025 à 2027, afin de lisser l’effort demandé.

La deuxième priorité est de réduire les écarts de compétitivité, qui pèsent lourdement sur notre industrie, estimés aujourd’hui à environ 25 % par rapport à la Chine. Il s’agit notamment de garantir un coût de l’énergie compétitif et décarboné, mais également de soutenir à la fois l’investissement et la production elle-même pour faire face à la concurrence des acteurs chinois. Je pense en particulier à la production de batteries et à l’implantation de gigafactories ou méga usines en Europe.

Sur ce point, les arbitrages contenus dans le budget 2025 ne sont pas à la hauteur des enjeux et les dispositions votées dans les dernières lois de finances ne vont pas dans le bon sens. Les malus ont doublé tandis que les bonus alloués à l’achat de véhicules électriques ont été divisés par deux. Il faut éviter d’ajouter une crise à la crise.

Nous sommes favorables à ce mécanisme de bonus-malus, à condition qu’il conserve sa vocation initiale, qui est celle d’une fiscalité incitative et comportementale. Aujourd’hui, ce dispositif est détourné de son objectif puisqu’il s’apparente de plus en plus à un impôt déguisé, une fiscalité de rendement, touchant désormais les véhicules essence les plus abordables, qui constituent pourtant une solution concrète au renouvellement et au verdissement du parc automobile pour réduire ses émissions. Il s’agit d’un un levier essentiel que nous devrions préserver.

Nous constatons également un problème de cohérence. Nous avons été encouragés à investir massivement dans le développement de l’électrique, et nous l’avons fait. Des usines ont été implantées dans le nord de la France, aussi bien chez Renault que chez Stellantis. Pourtant, aujourd’hui, certains véhicules électriques se retrouvent à leur tour soumis au malus. Cette contradiction brouille totalement le message adressé aux consommateurs, d’autant que le dispositif a été modifié à quinze reprises en cinq ans, ce qui crée une instabilité préjudiciable à la lisibilité de la politique publique.

C’est dans ce contexte que le nouveau contrat de filière fixe des objectifs ambitieux à l’horizon 2025, notamment celui de multiplier par quatre les ventes de véhicules électriques. Mais, sans un soutien clair à l’achat et sans un accompagnement cohérent, il est à craindre que ces objectifs ne puissent être atteints.

M. Xavier Horent, délégué général de Mobilians. L’automobile compte parmi les secteurs les plus emblématiques au regard de l’objet de votre commission, tant au niveau national qu’européen. Mobilians, que je représente, est le partenaire économique et social de la PFA pour la négociation de nombreux enjeux structurants. Nous avons contribué de manière active à la rédaction des précédents contrats de filière automobile, dans des contextes particulièrement mouvants. Mais nous représentons surtout le pivot d’une branche professionnelle forte d’environ 200 000 entreprises et représentant quelque 600 000 emplois. À ce titre, Mobilians est, en nombre d’emplois, le premier employeur du secteur automobile en France. Il serait néanmoins préférable que les constructeurs, les industriels et les équipementiers soient bien plus nombreux que les acteurs du commerce et des services que je représente, ce qui n’est malheureusement pas le cas. Les volumes se sont progressivement inversés au cours des quinze à vingt dernières années, avec une baisse continue côté industrie, tandis que les métiers du commerce et des services se sont stabilisés, voire développés. Si cette évolution est une bonne nouvelle du point de vue de l’emploi dans les territoires, elle l’est beaucoup moins pour la création de valeur ajoutée en France et le maintien d’emplois qualifiés dans l’industrie automobile.

En observant les deux dernières décennies, le constat d’une situation profondément inquiétante s’impose immédiatement. La France décroche sur quasiment tous les indicateurs, qu’il s’agisse de la balance commerciale, de la valeur ajoutée ou du nombre d’emplois industriels qualifiés. Cette pente risque encore de s’accentuer du fait du contexte géopolitique, économique et social actuel. Je souhaite donc profiter de cette audition pour exprimer une inquiétude profonde et partagée par l’ensemble des acteurs que je représente. Je me réjouis que l’Assemblée nationale se soit saisie de ce sujet fondamental. De nombreuses auditions ont déjà eu lieu, des rapports ont été publiés, tant en France qu’en Europe, et l’intérêt du public est manifeste. Cela montre que vos travaux trouvent un écho réel dans l’opinion, comme chez les acteurs économiques.

Pourtant, la question de la méthode me semble trop souvent négligée lorsque nous évoquons la réindustrialisation du pays. D’autres partenaires ou concurrents se sont attelés à la planification, parfois brillamment, à l’image de la Chine de la Corée ou du Japon. L’absence de politique industrielle française est souvent pointée du doigt, à juste titre, même si certaines critiques paraissent excessives. Toutefois, cette focalisation sur la stratégie nationale occulte, selon moi, la méthode avec laquelle nous abordons cette problématique profonde et complexe.

Nous observons régulièrement des problématiques de management et de pilotage des projets, alors que nous sommes engagés dans une transformation historique par son intensité, son ampleur et sa rapidité, dans un contexte politique et économique instable au niveau national, incertain au niveau européen et fragilisé par les tensions géopolitiques internationales.

Face à une telle situation, il est impératif de mettre en place une méthode à la hauteur des enjeux, de faire converger les perceptions, d’aligner les diagnostics, afin d’élaborer une stratégie industrielle robuste, crédible, cohérente et durable. Je pense aujourd’hui que nous ne sommes pas au niveau, ni en France, ni à l’échelle européenne, par rapport à ces enjeux.

Les travaux sur la réindustrialisation sont très largement documentés et vous disposez déjà de données, d’analyses et de critiques. De nombreux industriels ont formulé des constats et des propositions solides. Pour ma part, en tant que directeur général et citoyen, je me demande pourquoi, alors que le diagnostic est partagé, nous n’arrivons pas à faire correspondre le fonctionnement et les moyens ou process aux enjeux unanimement identifiés.

Mobilians représente l’ensemble de la filière, de la distribution des véhicules industriels à celle des deux-roues, en passant par toutes les formes de mobilité individuelle ou partagée. Nous regroupons à la fois des start-ups et de très grandes ETI, avec un chiffre d’affaires de plusieurs milliards d’euros. Nous avons su structurer un écosystème professionnel cohérent, aujourd’hui confronté à la difficulté grandissante d’expliquer aux chefs d’entreprises les incohérences des décisions publiques. Je me retrouve régulièrement en porte-à-faux face à eux, sans pouvoir leur fournir d’explication rationnelle. Cette situation engendre un climat de tension croissante, que je perçois très nettement sur le terrain. La colère monte, en particulier autour des sujets de mobilité. Même des sujets apparemment secondaires, comme celui des cartes grises, deviennent des signaux négatifs envoyés à l’ensemble de l’écosystème, y compris aux potentiels investisseurs étrangers. Cette instabilité est généralisée dans le secteur.

Nous avons tous en tête l’échéance de 2035 et ses conséquences. Plus elle se rapproche et plus la confusion grandit, chez les consommateurs comme chez les entreprises, les acteurs économiques et les partenaires sociaux. Alors que nous devrions tendre vers une clarification progressive des stratégies, les messages deviennent au contraire de plus en plus contradictoires. Cette instabilité génère une désorientation légitime et explique, de manière rationnelle, l’effondrement actuel du marché automobile, déjà totalement déréglé depuis la crise du Covid.

L’analyse devient d’autant plus difficile que les dispositifs publics se sont succédés, superposés ou contredits depuis 2020. Il faut aujourd’hui être expert pour lire correctement les tendances du marché. La complexité est telle que même les professionnels peinent à se retrouver sur les montants des bonus, des malus, les conditions d’éligibilité ou les critères actualisés.

Ce sentiment de perplexité est largement partagé et je crains que nous ne soyons au bord d’une rupture entre les acteurs économiques de la filière automobile et les autorités publiques, qu’elles soient locales, nationales ou européennes. Cette fracture, qui révèle des fragilités structurelles qui deviennent récurrentes dans notre pays, serait grave si elle venait à se confirmer.

Je termine en précisant que certains thèmes de votre questionnaire nécessiteront une analyse approfondie, que nous pourrons vous fournir par écrit, aussi bien au nom de Mobilians que de la PFA. En tant que directeur général et citoyen, je formule le vœu que vos travaux permettent d’aborder la transformation de la filière automobile avec une approche radicalement différente.

M. le président Charles Rodwell. Je commencerai par une série de questions concernant l’état politique et économique que vous avez décrit. Concernant le véhicule électrique, sa chaîne d’approvisionnement et d’assemblage, ainsi que ses composants, quel est le nombre d’années d’avance de la Chine par rapport à l’Europe ? Considérez-vous que les mesures prises par la Commission européenne pour sanctionner la concurrence déloyale des véhicules chinois étaient adaptées ? Comment jugez-vous les hésitations actuelles de la Commission européenne quant à la poursuite de ces sanctions ? Plus spécifiquement, quelle est votre analyse de l’investissement d’entreprises telles que Stellantis dans des groupes tels que Leapmotor, au regard de la pénétration du marché européen par des véhicules chinois détenus par les propres constructeurs français ?

M. Xavier Horent. Votre question me permet d’évoquer une initiative récente. Nous avons organisé, sous l’égide de Jean-Pierre Raffarin et en collaboration avec la PFA, une délégation de chefs d’entreprise pour visiter le salon automobile de Shanghai. Cette démarche, que nous avions déjà entreprise l’année dernière à Pékin, vise à affirmer une présence française déterminée, à l’instar de nos partenaires allemands, sur ces marchés incontournables. La Chine étant aujourd’hui le premier producteur, exportateur et consommateur d’automobiles au monde, nous ne pouvons pas travailler dans l’automobile ou réfléchir à son évolution en passant à côté des réalités du marché chinois et d’une incontestable politique industrielle extraordinairement bien préparée, pensée, planifiée et exécutée.

Notre délégation, forte de 125 participants, incluait des personnalités éminentes telles que le président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, M. Bruno Fuchs, l’ancienne ministre des transports Mme Anne-Marie Idrac, en charge des véhicules autonomes, et l’ancien ministre des transports M. François Durovray. J’ai toutefois regretté l’absence, deux années de suite, de hauts fonctionnaires ou de directeurs d’administration centrale, dont la participation a été refusée pour des raisons déontologiques. Cette situation est dommageable car leur présence aurait permis de gagner un temps précieux dans la compréhension des enjeux.

Les participants ont été unanimement frappés par la qualité de ce qu’ils ont pu observer sur place, la compétitivité atteinte par la Chine en si peu de temps étant véritablement impressionnante. En cinq ans, la part des marques chinoises sur leur marché domestique est passée de 30 à 70 %. Les véhicules nouvelles énergies, incluant les hybrides, représentent désormais plus de la moitié du marché et cette part devrait dépasser les 75 % bien avant 2030.

Je regrette donc un certain repli de nos élites en charge des dossiers, car ces voyages ont précisément pour but de nourrir la réflexion sur nos politiques publiques, de comprendre ce qui fonctionne ailleurs et d’analyser comment l’industrie chinoise est devenue si efficace sur sa maîtrise de l’ensemble des chaînes de valeur.

Pour prendre un exemple concret, Mme Idrac a pu, sur place, expérimenter les véhicules autonomes proposés par des start-ups telle que Pony.ai à Shanghai, qui cumulent déjà près de cent millions de kilomètres parcourus sans aucun accident. Le drame très médiatisé impliquant un modèle de Xiaomi ne doit pas occulter l’accélération technologique phénoménale observée en Chine et en Californie. Les véhicules de catégories L2, L2+ et bientôt L3 deviendront majoritaires après 2030. Dans ce contexte, ni la question du mix énergétique ni celle des infrastructures de recharge ne sont plus centrales et sont déjà considérées comme acquises.

Il me semblerait donc particulièrement utile que la représentation nationale prenne l’initiative d’un déplacement en Chine sur ces sujets. Nous serions heureux, avec la PFA, d’apporter notre appui à une telle mission. Je ne remets pas en cause les intentions de nos grandes administrations centrales mais je plaide pour que, dans l’intérêt général du pays, les déontologues des ministères autorisent ce type de déplacements. Cela me paraît vital pour renouveler nos méthodes de travail, changer de regard, apprendre, comprendre et reconnaître les qualités de nos concurrents.

Des constructeurs comme Stellantis se sont effectivement associés à Leapmotor, un acteur désormais majeur du marché chinois, dont les modèles seront réimportés et distribués en France. Leurs atouts en matière de tarifs et donc de compétitivité sont incontestables.

Pour conclure, ce type de déplacement ne représente pas une perte de temps mais un investissement public qui permet d’éclairer les choix stratégiques de notre pays. Il permet de renforcer nos liens avec les autorités locales chinoises, comme le font déjà d’autres États européens. Nos partenaires allemands, par exemple, ont rappelé que la France était à l’origine de la hausse des droits de douane, une manière habile d’empêcher certains industriels chinois d’investir sur notre sol.

Aujourd’hui, la France ne figure donc plus parmi les destinations privilégiées pour l’implantation de constructeurs chinois, alors que d’autres pays européens, comme la Turquie, la Hongrie ou la Pologne, ont déjà ouvert leurs ports et leur territoire à des constructeurs tels que BYD. Ce sujet nous ramène à la question centrale de votre commission, qui est celle de la réindustrialisation de la France. La réponse est complexe mais elle suppose une condition préalable incontournable qui est notre attractivité à l’égard de nos partenaires commerciaux et industriels.

M. le président Charles Rodwell. Nous souhaiterions ensuite que vous nous précisiez, l’un et l’autre, votre avis sur les mesures prises par la Commission européenne. Votre analyse des actions menées au cours de la dernière année et demie, ainsi que des hésitations actuelles que nous observons nous sera particulièrement utile.

M. Nicolas Le Bigot. Je souscris entièrement à l’analyse concernant la démonstration de puissance chinoise et je tiens à remercier Mobilians d’avoir organisé cette délégation en Chine, qui s’est avérée extrêmement instructive. Cette visite nous a permis de mesurer l’ampleur des transformations opérées en Chine. Au-delà de son statut de producteur mondial et d’exportateur majeur, la Chine s’impose désormais comme l’épicentre de l’innovation technologique.

Le marché chinois se caractérise par une profusion d’acteurs proposant des véhicules de haute qualité, dotés de technologies avancées, notamment en matière de connectivité. Le consommateur chinois, dont l’âge moyen est de 30 ans contre plus de 55 ans en France, exprime une forte demande pour des produits technologiquement sophistiqués, orientant ainsi le positionnement des constructeurs.

La croissance fulgurante du nombre d’acteurs a engendré une situation de surcapacité industrielle, poussant de nombreux constructeurs à chercher des relais de croissance et de commercialisation en Europe. Cette tendance est exacerbée par les récentes tensions commerciales avec les États-Unis, faisant de l’Europe un marché d’autant plus attractif pour les exportations chinoises. La concurrence féroce et la faible rentabilité sur le marché domestique incitent ces acteurs à rechercher une meilleure profitabilité à l’international.

L’avance technologique chinoise dans le domaine du véhicule électrique est considérable, estimée à environ quinze ans. Cette avance se manifeste notamment dans la production de batteries, comme l’illustre l’exemple de CATL, initialement spécialisé dans les batteries stationnaires avant de se développer rapidement dans le secteur automobile. CATL a atteint un niveau d’innovation permettant l’intégration directe des batteries dans le châssis des véhicules, optimisant ainsi la capacité énergétique et réduisant les coûts.

Dans le cadre de son dialogue stratégique avec l’industrie automobile, l’Union européenne a décidé d’apporter son soutien aux acteurs européens. Des dispositifs d’aide à l’investissement ont déjà été mis en place, mais il est désormais impératif de prévoir des mécanismes de soutien à la production elle-même. À ce jour, un acteur industriel français s’est lancé dans la fabrication de batteries mais ne bénéficie plus d’aucune aide pour accompagner la montée en puissance de son outil de production.

Or produire des batteries exige un temps long et une précision extrême. C’est une industrie d’excellence qui suppose une phase d’apprentissage, d’absorption technologique et de montée en qualité. Les acteurs chinois, quant à eux, ont déjà franchi ces étapes. Lorsqu’ils implantent une usine de batteries en Europe, il ne leur faut que deux à trois ans pour atteindre un niveau d’efficacité remarquable, là où les acteurs européens ont besoin de délais beaucoup plus longs.

C’est pourquoi nous appelons de nos vœux l’introduction, au niveau européen, d’un dispositif similaire à celui mis en place aux États-Unis dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022, qui prévoit une aide directe à la production à hauteur de 45 dollars par kilowattheure produit. Un mécanisme équivalent serait nécessaire pour permettre à l’Europe de demeurer présente sur un segment aussi stratégique de la chaîne de valeur du véhicule électrique, puisque la batterie représente, à elle seule, près de 40 % du coût total d’un véhicule électrique. Si nous ne parvenons pas à maîtriser ce maillon, nous risquons de céder encore davantage de terrain aux constructeurs chinois. Nous devons donc nous doter des moyens nécessaires pour renforcer notre souveraineté industrielle. Faute de quoi, plus nous accélérerons la transition vers le tout-électrique, plus nous renforcerons la position dominante des industriels chinois, alors que nous disposons d’acteurs français et européens performants qu’il est indispensable de soutenir.

Concernant les droits antisubventions instaurés par la Commission européenne, leur objectif est de rétablir un équilibre concurrentiel avec les industriels chinois, qui ont bénéficié depuis longtemps d’aides publiques à l’investissement et à la production. Ces subventions leur ont permis de développer une capacité de production excédentaire, qui alimente aujourd’hui la guerre des prix. Les constructeurs chinois sont en effet en mesure de proposer des batteries à des coûts bien inférieurs à l’Europe. Cela s’explique également par le coût de l’énergie, trois fois plus faible en Chine qu’en Europe, dans une industrie particulièrement énergivore.

Ces droits antisubventions sont donc pleinement justifiés et doivent être maintenus. Même si, au sein de la PFA, nous restons attachés à un marché livre et ouvert, nous reconnaissons que des conditions minimales de concurrence loyale doivent être garanties. Nous avons su intégrer l’arrivée des constructeurs japonais, puis coréens, nous pouvons également accueillir les industriels chinois, à condition que des règles claires encadrent leur implantation.

Un exemple emblématique est celui du constructeur BYD, qui s’installe actuellement en Hongrie avec un soutien financier considérable, émanant notamment de subventions européennes. Ce soutien, financé par les contribuables, bénéficie à des implantations dans des pays offrant un coût du travail plus attractif. Cela soulève la question des règles européennes en matière d’aides d’État, qu’il devient nécessaire de réviser pour éviter qu’elles ne profitent toujours aux mêmes.

La question est donc désormais de savoir comment nous organisons l’arrivée des constructeurs chinois. Notre proposition consiste à rétablir les règles qui ont été imposées aux acteurs européens lorsqu’ils ont voulu investir en Chine il y a vingt ans. Il s’agirait de généraliser les coentreprises ou joint-ventures, avec des participations croisées, un transfert de technologies et des exigences de contenu local. Il est impératif que les implantations chinoises contribuent à la création de valeur ajoutée sur le sol européen et qu’elles ne se réduisent pas à de simples usines « tournevis » fonctionnant à partir de composants intégralement importés de Chine.

Pour conclure, le cœur de l’innovation est désormais situé Chine. Plusieurs industriels européens, qui l’ont bien compris, souhaitent s’inspirer des méthodes chinoises de développement des produits et des composants, qui se caractérisent par une rapidité d’exécution extraordinaire. Les constructeurs chinois sont capables de concevoir un véhicule électrique à partir d’une feuille blanche en deux ans, là où il nous faut encore trois à quatre ans en Europe. C’est pourquoi certains acteurs européens choisissent de s’implanter directement en Chine, afin d’y observer de près ces méthodes et de les répliquer ensuite au niveau européen.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur les enseignements que vous tirez de votre déplacement en Chine. Quelles sont, selon vous, les bonnes pratiques en matière d’organisation des pouvoirs publics dans la politique industrielle chinoise ? Par ailleurs, quels aspects de cette méthode pourraient être transposés à l’échelle nationale, européenne, voire au niveau de l’offre privée que vous représentez, à savoir les constructeurs et leur écosystème ?

M. Xavier Horent. La stratégie chinoise, dont nous observons aujourd’hui les prémices au niveau européen et français, est bien plus avancée que ce que laissent entendre les médias. Les acteurs chinois sont en phase d’organisation et prennent des positions stratégiques en termes d’implantation. Ils effectuent un tour méthodique des capitales européennes, tirant parti des potentielles aides publiques. Leur approche exploite habilement les divergences entre États membres de l’Union européenne sur la question des droits de douane, leur permettant de sélectionner avec soin leurs sites d’implantation.

Cette stratégie s’inscrit dans un contexte global où les droits de douane sont contournés de diverses manières. Les véhicules hybrides, par exemple, échappent largement à ces barrières. De plus, les constructeurs chinois ont généralement déjà amorti leurs coûts sur leur marché domestique, ce qui leur permet d’absorber plus facilement les droits de douane éventuels. C’est pourquoi les négociations récentes se sont orientées vers la notion de prix minimum garanti, bien que les contours précis de ce concept restent à définir. Le contexte évolue rapidement, notamment avec les annonces américaines en matière de droits de douane qui rebattent les cartes. Nous sommes donc dans une période d’observation prudente entre les différents acteurs, mais il ne faut pas sous-estimer l’impérialisme industriel chinois, qui est véritablement impressionnant.

Concernant votre question sur les années d’avance, il est important de souligner que la Chine avait clairement annoncé ses intentions dans ses premiers rapports sur sa politique industrielle. Des rapports français avaient d’ailleurs parfaitement décrit ces projections dès 2005. Nous n’avons malheureusement pas su tirer les enseignements de nos propres analyses, ce qui est regrettable.

L’organisation chinoise en matière d’intelligence économique et de planification est redoutablement efficace, indépendamment des considérations sur son régime politique. Sur un plan économique, la qualité de leur planification et le temps consacré à la préparation de leurs stratégies ne doivent pas être sous-estimés. Leur dirigisme contraste fortement avec notre approche souvent réactive, dans l’urgence, en réaction aux crises. La plupart de nos plans ont été élaborés rapidement pour répondre à des situations de crise, avec un souci de communication immédiate pour rassurer les parties prenantes et la presse. Bien que ces plans aient comporté des éléments positifs, leur exécution n’a pas toujours été à la hauteur des ambitions.

Les récentes annonces de la Commission européenne illustrent ce manque de coordination. Le plan dévoilé par Stéphane Sejourné, par exemple, ne semblait pas disposer de tous les éléments détenus par la présidente de la Commission. Le débat s’est en outre largement focalisé sur normes européennes issues du règlement du 17 avril 2019 établissant des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs et appelées Cafe (Corporate Average Fuel Economy) et les pénalités associées, alors que ces dispositions ne sont toujours pas votées. Les constructeurs devront s’acquitter de pénalités à compter de l’année 2025, ce qui introduit un niveau d’incertitude considérable. Il est particulièrement préoccupant de constater que la disposition permettant d’introduire une forme de neutralisation des émissions de CO2n’est toujours pas votée, alors même que cela fait près de deux ans que les industriels alertent sur ce point. Pendant ce temps, des accords de neutralisation se mettent en place avec des partenaires américains ou chinois.

La lenteur de la réaction européenne est manifeste, tant dans sa conception que dans sa mise en œuvre, et l’arsenal réglementaire actuel de la Commission européenne ne répond pas à l’urgence de la situation. Les initiatives telles que l’« Airbus de la batterie » sont restées au stade de concepts, de mythes sans résultats concrets. Entre-temps, des acteurs majeurs comme Northvolt ont fait faillite. Il est urgent de s’interroger sur la pérennité de nos producteurs de batteries dans les mois à venir et sur les dispositions juridiques que la Commission européenne pourrait prendre pour permettre aux États membres de soutenir efficacement ces acteurs industriels.

Demain, dans un contexte où nous exigeons des constructeurs qu’ils abaissent leurs prix pour rendre les véhicules plus accessibles, ces mêmes constructeurs, faute d’alternative, se tourneront vers des batteries chinoises, qui sont entre 25 % et 30 % moins chères. Ce choix, qui pourrait sembler paradoxal au regard de nos ambitions industrielles, est en réalité parfaitement rationnel pour les entreprises. Il est difficile d’expliquer à des chefs d’entreprise que nous connaissons la bonne décision à prendre mais que nous sommes empêchés de la mettre en œuvre pour des raisons réglementaires.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez évoqué l’absence de cadre proposé par la Commission européenne. Depuis la période qui a suivi la pandémie de Covid, nous avons mis en place les fameux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui constituent enfin une réponse, impliquant une distorsion majeure de la politique de concurrence, pourtant considérée comme intouchable pendant des décennies à l’échelle européenne. Quel bilan tirez-vous de la mise en œuvre de ces PIIEC, deux ans après leur lancement ? Bien que le recul soit encore limité, nous commençons à avoir des retours d’expérience dans le domaine des batteries et dans les secteurs liés à votre industrie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre des négociations menées par la Commission européenne concernant la levée des surtaxes sur les importations de véhicules électriques chinois, je souhaite savoir si vos filières respectives ont entrepris des actions de d’influence ou de lobbying auprès des pouvoirs publics français, notamment du ministère. Si tel est le cas, quelle a été la réponse du gouvernement français ? Défend-il concrètement vos intérêts auprès de la Commission européenne ?

M. Nicolas Le Bigot. Concernant les PIIEC, je tiens à souligner que ces dispositifs ont été absolument indispensables pour développer la filière de production de batteries en Europe. Bien que les acteurs européens, notamment Northvolt et ACC, en aient effectivement bénéficié, la principale difficulté liée à ce dispositif réside dans le fait qu’il ne finance que les investissements. Or, comme je l’ai mentionné précédemment, la production de batteries s’inscrit dans une perspective de long terme. Malheureusement, nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation où un acteur français a besoin d’une aide à la production. Dans le cadre du plan automobile stratégique, la Commission européenne a pris conscience de cette problématique, notamment par suite de la faillite de Northvolt en Suède malgré l’accès à une énergie décarbonée et compétitive.

En réponse, la Commission a prévu une enveloppe d’1,8 milliard d’euros d’aides à la production. Néanmoins, ce montant est largement insuffisant pour couvrir les trois à cinq années nécessaires à la montée en puissance de la production de batteries par les acteurs européens, afin d’atteindre un niveau de compétitivité comparable à celui des acteurs chinois.

Nous devons donc envisager un plan à l’américaine, consistant à financer les aides à la production sur une durée suffisante de cinq ans, avec un taux proche des 45 dollars mis en place aux États-Unis, adapté au contexte européen. Cela permettrait de développer la production et d’atteindre un niveau de rentabilité assurant la pérennité de ces entreprises. Actuellement, nous sommes loin du compte et, bien que la Commission européenne ait pris conscience du problème, la mesure proposée n’est pas à la hauteur des enjeux.

Concernant l’action du gouvernement français, celui-ci a agi au niveau européen pour mettre en place des conditions de marché concurrentielles et compétitives, visant à instaurer un équilibre entre les différents acteurs. Cela a notamment préfiguré la mise en place des droits antisubventions. Le gouvernement semble aujourd’hui satisfait de cette situation.

M. Frédéric Weber (RN). J’ai le sentiment que nous sommes en complet décalage en termes de réactivité. Pour avoir longtemps siégé au sein du comité de dialogue social de la Commission européenne, j’ai pu constater l’écart considérable qui existe entre les réflexions menées au sein des instances européennes et leur concrétisation effective. Entre le moment où un débat s’amorce à Bruxelles et celui où il débouche sur une application concrète, trois générations de technologies se sont déjà succédées.

Disposez-vous aujourd’hui d’éléments tangibles permettant d’affirmer que la France défend efficacement son tissu industriel dans la compétition mondiale ? Existe-t-il une réelle coordination à l’échelle de l’Union ? Au-delà des déclarations d’intention, force est de constater que les acteurs chinois s’implantent concrètement sur notre marché, menaçant de faire s’effondrer des pans entiers de notre industrie.

L’exemple d’ArcelorMittal en constitue une illustration particulièrement préoccupante puisque l’entreprise est aujourd’hui contrainte de réduire ses coûts fixes, comme en témoigne la suspension des projets de décarbonation sur le site de Dunkerque. Si, demain, ArcelorMittal ne perçoit plus aucune perspective en matière de volume, de capacité ou de bénéfice, les hauts-fourneaux français fermeront, ce qui signerait la fin de notre capacité de production d’acier avec des conséquences sur les sous-traitants, le secteur de l’électronique et bien d’autres filières industrielles.

Face à une telle situation, ne faut-il pas provoquer un véritable choc politique ? N’est-il pas temps de sortir des logiques d’intérêts pour bâtir une véritable coordination européenne, dans le respect de la souveraineté de chaque État membre ? Car pendant que nous débattons, les opportunités nous échappent.

M. Xavier Horent. Il y a deux jours, le 5 mai 2025, Le Figaro a publié un article largement commenté, dans lequel MM. John Elkann et Luca de Meo se sont exprimés. Le titre, qui a marqué les esprits, est sans équivoque : « Le sort de l’industrie automobile européenne se joue cette année ». Au-delà des détails de l’article, qui sont certes très intéressants et qui réitèrent des points déjà portés à la connaissance de la représentation nationale, du gouvernement et de la Commission européenne, c’est surtout la tonalité d’urgence adoptée par ces deux capitaines d’industrie, patrons des groupes Stellantis et Renault, qui interpelle.

Mon sentiment est que nous accusons désormais un véritable retard, malgré les avertissements répétés. Lorsque deux industriels de ce calibre, faisant suite à vos auditions officielles, tiennent le même discours, pourquoi cela ne déclenche-t-il pas une réaction à la hauteur de ce degré d’urgence ? Allons-nous attendre que 2025 passe pour constater l’effondrement du marché français, avec des conséquences désastreuses pour les finances publiques ?

Le manque à gagner consécutif à l’année blanche en termes de rendement fiscal pour l’État est facilement évaluable, de l’ordre de 5 milliards d’euros, probablement bien plus. Parallèlement, nous avons augmenté le niveau de fiscalité et de réglementation au niveau national, tout en demandant une simplification au niveau européen. Bien que le plan automobile affiche cette volonté de simplification, nous observons l’inverse concrètement et réglementairement.

Ces deux capitaines d’industrie soulignent à nouveau des évidences, alertant les autorités publiques sur l’urgence de la situation et sur l’échéance contrainte d’une année. Face à ce constat et à la réalité de notre filière, que reflètent les chiffres remontés par les chefs d’entreprise de toutes tailles, nous devons impérativement agir. Je n’ai pas de solution miracle à proposer, ni à notre gouvernement ni à notre représentation, pour lesquels j’ai le plus grand respect, car la situation est d’une complexité inouïe à tous points de vue. Je pense cependant que nous gagnerions, acteurs privés comme publics, à mettre en place une coordination beaucoup plus étroite et suivie sur des sujets aussi complexes que ceux de l’automobile.

Les cabinets ministériels sont aujourd’hui débordés et cette réalité se retrouve dans tous les secteurs économiques. Du fait du manque flagrant de ressources, la connexion avec les administrations et l’alignement de la réflexion sont objectivement devenus de plus en plus complexes. Nous passons ainsi énormément de temps à essayer d’aligner des ministères, qui n’ont plus eux-mêmes le temps d’agir correctement, car nous sommes sur des sujets de fond, extrêmement complexes, qui demandent beaucoup de réflexion et d’évaluations pour poser une stratégie à la chinoise sur le temps long.

Ma préconisation serait donc d’appliquer strictement les recommandations qui ont été formulées au cours des auditions en mettant en place un groupe de travail spécifique ou une task force dédiée à ces enjeux cruciaux.

Bien que je ne doute nullement de la volonté de nos gouvernements de défendre les intérêts français, il s’agit d’une question d’efficacité et de coordination entre les acteurs pour fluidifier l’information. Les acteurs économiques de terrain doivent également être en mesure de rassurer le marché sur les dispositifs en cours, leur pérennité ou leur évolution, car nous avons également perdu le client dans ce processus.

Nous devons mettre de côté les considérations relatives à la Chine, au contexte géopolitique ou aux barrières douanières, car les Français sont bien loin de ces préoccupations. Leurs besoins, concrets, sont de pouvoir se déplacer, savoir quel type de véhicule acheter et à quel prix, tout en s’assurant que la valeur résiduelle de leur acquisition ne se dégradera pas dans les deux ou trois années à venir. Les consommateurs sont actuellement désorientés, notamment en ce qui concerne les zones à faibles émissions (ZFE) issues de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 et devenues obligatoires pour certaines villes au 31 décembre 2024, ce qui participe d’un véritable problème de coordination et, par conséquent, de lisibilité en termes de communication.

Notre priorité doit être de rassurer le marché car les comportements des consommateurs sont rationnels. Certes, l’aspect passionnel persiste dans le domaine automobile, mais avant cette dimension émotionnelle, il existe un besoin fondamental qui est aujourd’hui très mal pris en compte.

M. Nicolas Le Bigot. La France a été pionnière en matière d’aides à l’achat pour les véhicules électriques en Europe. Nous constatons cependant aujourd’hui, et nous entendons les contraintes budgétaires, que ces aides ne peuvent plus s’inscrire dans la durée. Nous assistons à une réduction de moitié des aides, parallèlement à un doublement des malus. Cette situation exerce une pression considérable sur les volumes du marché, tant sur le marché global, toutes énergies confondues, que sur les ventes de véhicules électriques qui nécessitent encore un soutien pour absorber une partie des coûts.

Cette baisse des volumes impacte en premier lieu l’ensemble du tissu des fournisseurs présents dans nos territoires, qui font face à une concurrence extrêmement forte de la part des acteurs chinois. Ces derniers proposent systématiquement leurs offres à des tarifs inférieurs de 20 % aux pratiques européennes, dans le cadre d’une stratégie visant à maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur et à supplanter les acteurs européens.

Les pouvoirs publics français sont conscients de ces enjeux et suivent avec une grande attention l’état de santé de la filière automobile, en particulier celle de ses fournisseurs. Ils ont mis en place un ensemble d’outils pour aider à la restructuration et à la reconversion des salariés impactés par la transition vers le véhicule électrique dans les entreprises fortement exposées aux véhicules thermiques.

La France porte également, davantage que d’autres pays européens, le débat sur le contenu local et l’introduction de critères favorisant la valeur ajoutée européenne dans les produits européens. La Commission européenne a lancé une discussion sur ce sujet mais les positions divergent entre les acteurs industriels et les pouvoirs publics. Nous revenons de Berlin, où nous avons eu des échanges francs avec nos homologues allemands sur cette question. Bien que les avancées soient complexes, nous ne pouvons reprocher aux pouvoirs publics français de ne pas s’efforcer d’agir dans ce domaine.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À vous entendre, il apparaît clair que nous sommes confrontés à une approche économique totalement déconnectée des réalités et dénuée de pragmatisme. J’ose affirmer que nous semblons transformer l’industrie automobile en une économie soviétisée : d’un côté, nous imposons aux constructeurs automobiles et à leur écosystème des normes inapplicables dans des délais intenables et, de l’autre, nous subventionnons la demande, faute d’une demande naturelle suffisante.

Il est impératif de ne pas raisonner uniquement à l’échelle nationale ou européenne. Nous savons pertinemment que l’Asie produit en surcapacité des véhicules qui vont inonder le marché. Dès lors, ne faudrait-il pas renforcer les barrières tarifaires à l’échelle du continent européen pour établir une certaine réciprocité dans les conditions de concurrence ?

Par ailleurs, ne devrions-nous pas prendre conscience de l’absence de marché et des difficultés que rencontrent nos constructeurs en assouplissant davantage non seulement le délai de l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035, mais également en intégrant de nouvelles technologies permettant de tendre vers la neutralité carbone ? Je pense notamment aux moteurs hybrides sur lesquels nos constructeurs français semblent compétitifs et avancés.

Enfin, lors de votre audition en commission des affaires économiques, vous aviez indiqué que le nombre d’emplois menacés par l’interdiction de la vente des véhicules thermiques s’élevait à près de 100 000 dans l’industrie. Disposez-vous d’une étude d’impact sur les emplois hors industrie, notamment dans les services et la distribution ?

M. Xavier Horent. Je préconise d’adopter, en Europe, le même pragmatisme que celui observé chez les Chinois ou les Américains. Paradoxalement, l’Europe semble aujourd’hui enfermée derrière des murailles idéologiques, avec une approche qui pèche par un excès d’autocentrisme, tandis que le pragmatisme se constate chez nos concurrents.

La neutralité technologique, sujet évoqué depuis longtemps par les industriels, fait son retour. C’est d’ailleurs l’un des changements majeurs du plan de la Commission européenne dévoilé en février dernier, qui a réintroduit cette notion. Il est impératif d’aller au bout de cette logique et d’être cohérent, notamment au regard des échéances fixées : 2025 pour les normes dite Cafe concernant le CO2, puis l’horizon 2035 qui, bien que présenté comme une échéance ultime, ne devrait pas être considéré comme tel. Restent en suspens de nombreuses questions concernant les technologies comme celles des, interdites après 2035. Il est donc essentiel d’aborder ces problématiques avec pragmatisme et sans perturber le marché, y compris les marchés financiers. Les acteurs industriels ont réalisé des investissements colossaux pour respecter les délais fixés par le législateur européen. Il ne faut pas les en blâmer mais, au contraire, stabiliser la situation.

Il est temps d’examiner le marché européen et français avec réalisme, sans précipitation ni immobilisme. Nous devons prendre le temps d’analyser en profondeur la situation et d’aligner au mieux les intérêts en jeu, en évitant de nous contenter du plus petit dénominateur commun. Nos concurrents misent avant tout sur la désunion des intérêts européens et sur les divergences entre les différents acteurs, qui s’accentuent à l’approche des échéances et rendent le contexte stratégique général de plus en plus illisible. Chacun poursuit ses propres objectifs concurrentiels, avec des positionnements et des maturités technologiques différents. Nous devons donc reconstruire une rationalité forte et accepter d’y consacrer le temps nécessaire.

Dans un tel scénario de crise, au sein d’une entreprise, nous réunirions les meilleures compétences autour de la table et travaillerions sans relâche jusqu’à trouver une solution, en se donnant le temps nécessaire pour examiner le problème sous tous ses angles et miser sur l’intelligence collective pour trouver une solution. Actuellement, j’ai l’impression que nous reculons.

Concernant l’emploi, des études bien documentées existent pour l’industrie, notamment celles de la PFA. La distribution et les services, qui constituent aujourd’hui la première force automobile du pays, se trouvent aujourd’hui en grande difficulté car ils subissent un transfert des risques, notamment en ce qui concerne la valeur résiduelle des véhicules. Le projet de leasing 2, dont nous attendons les détails, est actuellement en discussion. Ce secteur de 600 000 emplois reste largement sous les radars, ne bénéficiant d’aucune subvention publique. Si la branche professionnelle a pris son destin en main grâce à un financement des entreprises, un accompagnement approfondi de l’État est nécessaire, dans l’intérêt même de l’État et de la branche.

Des évaluations ont été réalisées mais restent complexes à décrypter. D’un côté, nous observons une baisse des volumes, notamment dans l’après-vente, due à la fiabilité accrue des véhicules. De l’autre, cela peut générer plus de valeur. Si le risque en termes de volume d’emploi est important dans l’industrie, je pense en revanche que la distribution et les services automobiles bénéficieront de nombreuses opportunités, notamment grâce à la création de nouveaux métiers. Cela engendre d’ailleurs une forme de compétition entre l’amont et l’aval pour capter ces services, en particulier à travers les données.

Nous devons donc renforcer les moyens et cibler efficacement la politique d’investissement et de réindustrialisation du pays en prenant en compte cette dimension de service. Les centres de gravité se déplacent non seulement géographiquement vers l’est, mais également du produit vers les services, du moteur aux algorithmes. Ces nouvelles sources de revenus intéressent de nombreux acteurs industriels et il est dans l’intérêt de notre puissance publique d’équilibrer les différents intérêts économiques en présence. Le règlement européen sur les données ou European Data Act, adopté le 25 novembre 2022 et entré en vigueur le 27 janvier 2024, y participe, et les annonces du plan de M. Stéphane Séjourné présenté le 26 février dernier dans le cadre du Clean Industrial Deal doivent impérativement être suivies d’effets concrets.

Enfin, en matière de compétitivité et de réindustrialisation, il ne faut pas négliger l’importance d’un réseau de distribution efficace, qui constitue un levier stratégique déterminant dans la chaîne de valeur. Ignorer cette dimension, c’est ouvrir la porte aux concurrents extra-européens. La qualité de la relation stratégique et économique entre un constructeur et son réseau est, à mes yeux, absolument essentielle.

C’est précisément pour cette raison que je plaide en faveur d’une intervention claire de la représentation nationale sur ce sujet afin de normaliser, d’encadrer et de sécuriser cette relation, de garantir une stabilité contractuelle et de préserver ce lien historique et intime qui unit les constructeurs à leurs distributeurs. Nous devons agir à l’inverse de ce que j’ai observé au lendemain de la crise du Covid, avec un constructeur qui a trouvé utile de résilier la totalité de son réseau au niveau européen dès le premier jour du déconfinement.

M. Nicolas Le Bigot. Je souhaite revenir sur le débat européen concernant la clause de révision, notamment l’objectif mentionné par la présidente de la Commission européenne d’introduire la neutralité technologique dans la réglementation sur les émissions de CO2.

Il est, avant tout, essentiel de rappeler que cette clause offre à la Commission l’opportunité de mener une analyse approfondie des facteurs favorisant l’électrification à l’échelle européenne. Cela inclut l’examen du déploiement des infrastructures de recharge, l’évaluation de l’efficacité et de l’harmonisation des mécanismes d’incitations fiscales ou encore l’identification des mesures nécessaires pour promouvoir les véhicules électriques d’entreprise. Nous attendons de la Commission qu’elle avance sur cette analyse et formule des propositions concrètes pour stimuler les ventes de véhicules électriques. Les investissements européens dans ce domaine étant colossaux, nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre d’échouer.

Concernant la neutralité technologique, il est légitime de s’interroger sur le rythme imposé. Devons-nous maintenir cette trajectoire extrêmement ambitieuse ou introduire des flexibilités ? Ne devrions-nous pas adopter une approche basée sur des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, plutôt que de nous concentrer uniquement sur les émissions du pot d’échappement, pour lesquelles la réglementation actuelle ne prend pas en compte l’origine du carbone émis et notamment s’il est issu d’un biocarburant ou d’origine fossile.

Il serait également pertinent d’élargir la notion de neutralité technologique en considérant non seulement l’usage du véhicule, mais également son empreinte carbone lors de la production et les possibilités offertes par le recyclage. L’intégration de matières recyclées, rendue possible par le développement de l’économie circulaire en France et en Europe, permet de localiser des emplois et de valoriser les ressources disponibles dans les batteries, sans dépendre de processus de raffinage en Chine.

Ces enjeux sont déterminants et nécessitent des avancées significatives. L’adoption d’une approche basée sur l’analyse du cycle de vie des véhicules offrirait une plus grande flexibilité. Les réductions d’émissions réalisées lors de la production pourraient, par exemple, compenser le maintien temporaire de véhicules thermiques utilisant des énergies partiellement décarbonées. Il est impératif que nous progressions collectivement sur ces sujets, en collaboration étroite avec les pouvoirs publics français et la Commission européenne.

M. Xavier Horent. La recyclabilité et la réparabilité des batteries font partie du plan de M. Stéphane Séjourné à la Commission européenne. Il existe toutefois un écart entre les annonces et leur mise en œuvre opérationnelle dans les délais impartis. L’avancement de la clause de revoyure est une bonne chose mais cela signifie que nous devons agir dès maintenant et ne pas attendre la fin de l’année pour traiter ce sujet. Quelle sera la coordination française pour élaborer une position et une stratégie vis-à-vis de l’Union européenne ? Comment allons-nous partager cette vision avec nos principaux partenaires européens, notamment l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et les pays d’Europe de l’Est ? Ces derniers se sont montrés particulièrement actifs sur le plan diplomatique et politique concernant les débats liés au Green Deal ces dernières années, alors que la France semblait parfois isolée, même durant sa présidence de l’Union européenne.

La clause de revoyure représente une opportunité inédite de défendre nos intérêts et d’unifier la position européenne sur l’avenir de l’automobile. Si nous ne saisissons pas cette occasion avant la fin de l’année, les conséquences seront lourdes pour nous tous, mais nous ne pourrons pas dire que nous n’étions pas au courant car les enjeux ont été documentés de manière précise. Nous devons mobiliser l’ensemble de la filière automobile, qui est aujourd’hui un véritable écosystème diversifié. Bien géré, celui-ci pourrait générer de nombreux emplois et opportunités dans la distribution, les services et, je l’espère vivement, dans l’industrie. Il reste cependant fragile et son succès dépendra de notre rapidité d’exécution et de notre capacité à rassurer les acteurs.

Prenons l’exemple des bornes de recharge, pour lequel le contraste avec la Chine est saisissant. BYD et d’autres acteurs annoncent des temps de recharge record, ce qui soulève des questions sur les infrastructures à déployer en Europe et en France, tout en tenant compte des contraintes énergétiques et des coûts de subvention. Ces réflexions, que je ne retrouve pas nécessairement en France, m’interpellent, car ce que j’observe en Chine ne semble pas avoir d’équivalent chez nous.

Pour les clients, l’évolution rapide de la technologie peut être un frein à l’achat. Ils peuvent être tentés d’attendre, pensant que les prix vont diminuer et que la technologie n’est pas encore mature. Cette perception risque de ralentir la croissance du marché, les consommateurs repoussant leur décision d’achat.

M. Pierre Cordier (DR). En tant que député des Ardennes, un territoire où l’industrie représente encore 20 % de l’emploi, notamment dans le secteur automobile, je suis particulièrement préoccupé par la situation actuelle. Votre constat met en lumière ce que je considère comme l’échec manifeste de la politique industrielle engagée depuis 2017. Élu député cette même année, j’ai été le témoin direct des annonces successives formulées par le gouvernement, depuis les engagements de Nicolas Hulot jusqu’aux plans industriels défendus par Agnès Pannier-Runacher, tous articulés autour de la fin programmée du moteur thermique au profit de la motorisation électrique.

Ces orientations, dès leur formulation, m’ont fortement inquiété au regard des enjeux concrets pour les entreprises de ma circonscription. Il nous avait alors été assuré que des dispositifs d’accompagnement seraient déployés pour permettre aux chefs d’entreprise de s’adapter à cette mutation profonde, en particulier pour les sociétés spécialisées dans la production de composants. Or, en 2025, force est de constater que cette promesse n’a pas été tenue puisqu’il y a encore quelques mois, les usines Walor de Vouziers et Bogny-sur-Meuse, reprises par Forgex, ont connu un licenciement de 102 salariés.

En tant que représentant du peuple, je me dois d’évoquer ce sujet des suppressions d’emplois. Vous évoquez le moteur électrique comme si le moteur thermique appartenait déjà au passé, alors que la date de 2035 est encore devant nous. Au-delà du constat selon lequel les Français n’achètent plus de véhicules, la réalité est bien plus préoccupante, avec des usines de moteurs thermiques qui peinent à recruter, des jeunes ingénieurs et chefs d’équipe qui ne se tournent plus vers ces entreprises, et des difficultés qui s’accumulent.

Derrière cette mutation technologique, ce sont des vies humaines qui vacillent. Des femmes et des hommes, dans des territoires déjà fragilisés, perdent leur emploi. Ce sont des familles entières qui voient leur avenir s’obscurcir, dans un département où la situation sociale est déjà tendue. J’insiste sur cet aspect car, au-delà des ratios, des milliards investis, de la Chine, de Bruxelles et de nos dirigeants européens, il ne faut pas perdre de vue que, derrière, il y a le facteur humain.

Était-il vraiment impossible d’accorder un délai plus raisonnable à cette transition ? La fin du moteur thermique en 2035 n’est pas encore là, certes, mais nous sommes déjà confrontés aux conséquences d’un calendrier précipité, d’autant plus que les promesses d’accompagnement de ces entreprises par l’État n’ont pas été tenues. Je peux en témoigner directement car deux entreprises de ma circonscription sont aujourd’hui en grande difficulté et, lorsque je sollicite le ministère de l’industrie pour un soutien, je n’obtiens aucune réponse.

Je souhaitais donc exprimer ici, avec clarté et gravité, ma profonde déception face à l’inaction de l’État en direction de ces entreprises fragilisées. Les difficultés actuelles étaient parfaitement anticipables et il était de notre devoir collectif de mieux préparer cette transition que nous savions, dès le départ, extraordinairement complexe.

M. Xavier Horent. Monsieur le député, nous sommes ici confrontés à une question de méthode car nous ne pouvons attendre de nos cabinets ministériels ou de nos administrations centrales qu’ils gèrent toutes les urgences simultanément. Le dossier automobile est transverse et concerne plusieurs ministères. Bien que je souligne des problèmes méthodologiques récurrents qui ne sont pas traités de manière adéquate, je constate également que l’État a souvent été présent à nos côtés. Au cours des dix dernières années, de nombreux plans automobiles se sont succédé, avec la signature de trois contrats de filière, dans un contexte particulièrement difficile. Vous avez toutefois raison de porter un regard critique sur la situation et j’essaie moi-même de l’aborder de manière objective.

Sur le plan humain, je partage entièrement votre point de vue, d’autant plus que notre branche professionnelle emploie actuellement 600 000 personnes et forme chaque année 70 000 jeunes, ce qui représente une véritable prouesse compte tenu des difficultés du secteur. Je suis particulièrement inquiet des messages négatifs envoyés à notre jeunesse, qui donnent l’impression que l’automobile en France est un secteur sinistré et entretiennent ainsi un climat de défiance et de morosité qui ne correspond pas à la capacité de rebond et au dynamisme du secteur.

Dans les secteurs de la distribution et des services, nous avons besoin de main-d’œuvre qualifiée, que nous continuons à former et à recruter. Nos entreprises, comme les sous-traitants, nécessitent un accompagnement plus soutenu. En ce qui concerne la distribution et la réparation, nous constatons une augmentation du niveau de taxes, similaire à celle de nos partenaires industriels. Cependant, la capacité de marge et la rentabilité des réseaux de distribution et de réparation sont très faibles, ce qui nous place dans une situation de décrochage dangereuse. Les signaux transmis à la société concernant l’avenir de l’automobile sont fortement contradictoires et ne reflètent pas la perception profonde du pays envers sa filière automobile.

Nous devons traiter ce sujet de toute urgence et sans faux-semblants. Nous n’avons pas besoin d’une énième réunion mais d’un plan approfondi, bien organisé et structuré. Si cela nécessite un travail de chaque instant avec tous les acteurs concernés, alors entreprenons-le.

M. Pierre Cordier (DR). J’estime que nous n’avons pas besoin de hauts fonctionnaires supplémentaires dans les cabinets ministériels. Je fais davantage confiance aux personnes de terrain, pragmatiques, qui connaissent concrètement les enjeux, plutôt qu’à des individus formés principalement aux normes administratives comme à l’École normale supérieure (ENS) ou à l’École nationale d’administration (ENA). J’ai beaucoup de respect pour eux mais j’estime que ce n’est pas leur place.

M. Nicolas Le Bigot. L’emploi et les compétences sont des sujets essentiels pour la PFA. Notre action s’articule autour de programmes visant à assurer la reconversion des salariés et nous accompagnons également les entreprises dans leurs efforts pour faciliter la transition de leurs employés vers d’autres secteurs ou métiers, mais également pour les former aux nouvelles activités liées à la chaîne de valeur des véhicules électriques.

Notre objectif est donc de maintenir l’emploi automobile en France, mais nous nous efforçons également d’améliorer l’attractivité du secteur. Face au constat du peu d’attrait de la filière automobile chez les jeunes, notre défi consiste à attirer les talents, ce qui s’avère complexe malgré les nombreuses opportunités d’innovation extrêmement attractives dans l’automobile. Nous devons valoriser l’ensemble de ces métiers et savoir-faire pour contrebalancer les effets potentiellement négatifs sur l’emploi de la transition vers le véhicule électrique. Nous travaillons quotidiennement pour relever ce défi, y compris sur le plan de l’attractivité du secteur.

M. Thierry Tesson (RN). Je suis député du Nord, et plus précisément de la circonscription de Douai, une commune intimement liée à Renault et à sa reconversion exemplaire, menée avec intelligence et énergie par M. Jean Matteoli.

Votre présentation dresse un tableau extrêmement préoccupant, qui rejoint les conclusions de nos diverses auditions. En tant qu’ancien professeur d’histoire, j’ai le sentiment que nous vivons un moment historique sans précédent pour les pays occidentaux. Contrairement aux crises passées, souvent d’origine externe ou liées à des problématiques économiques classiques, nous faisons face à une crise industrielle et économique provoquée par nos propres règles et normes. Cette situation au caractère presque autodestructeur me fascine par son aspect inédit.

Dans le scénario le plus pessimiste, l’absence de prise de conscience pourrait mener à un effondrement économique. Je perçois toutefois des signes encourageants, notamment dans les débats récents autour du projet de loi de simplification de la vie économique, qui suggèrent une prise de conscience croissante parmi les représentants du peuple et l’opinion publique. Même le gouvernement, à l’origine de textes tels que la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, semble réaliser les conséquences potentiellement désastreuses de certaines mesures.

Je décèle dans votre approche une forme d’appel à la planification, ce qui soulève une contradiction avec notre système libéral. Vous semblez plaider pour une planification plus ferme, à l’image de ce que pratique la Chine, bien que nos systèmes politiques et économiques soient fondamentalement différents. Comment conciliez-vous cette approche avec les principes de notre économie de marché ?

M. Xavier Horent. Je vous remercie pour cette question pertinente et tiens avant tout à préciser que je ne suis nullement admiratif du modèle chinois dans son ensemble. Il est cependant indéniable que l’efficacité de leur stratégie industrielle mérite notre attention. Les démocraties telles que la nôtre peuvent en tirer des enseignements méthodologiques, sans pour autant adopter une approche dirigiste ou collectiviste.

Ma principale préoccupation porte sur la décision idéologique du législateur européen, relayée par nos autorités françaises, d’imposer une échéance rigide sans mettre en place les conditions et la flexibilité nécessaires au succès de cette politique industrielle. C’est ce manque de préparation et de planification que je dénonce.

Une approche cohérente nécessiterait l’alignement de facteurs réglementaires, fiscaux et sociétaux, car il est contradictoire d’encourager les Français à acheter des véhicules 100 % électriques tout en réduisant les aides, en augmentant les coûts de stationnement dans certaines villes ou en maintenant des taxes initialement promises à la suppression. La question de la fiscalité future sur la consommation d’électricité, qui devra compenser la baisse des recettes liées aux carburants, reste également en suspens. Tous ces éléments doivent être anticipés et c’est précisément ce type de planification à la française que je préconise.

Il est surprenant que, malgré l’existence d’un Haut-commissariat au plan, je n’aie pas eu l’occasion de rencontrer ses représentants au cours des cinq dernières années dans le cadre des discussions stratégiques sur l’automobile, sauf erreur de ma part. Cette absence est révélatrice des lacunes dans notre approche de la planification industrielle à long terme.

Mes propos n’ont pas pour objet d’émettre une simple critique, mais nous disposons d’outils et de structures, à l’image de ce Haut-commissariat au plan, pour réexaminer nos politiques publiques. Cette démarche implique également de repenser nos méthodes de travail et les interactions entre les secteurs privé et public. Des domaines emblématiques tels que le nucléaire, le ferroviaire, le routier, les transports ou l’évolution de la mobilité se situent nécessairement à l’intersection de plusieurs politiques publiques. Par nature, un effort considérable d’alignement est donc requis, et ce le plus en amont possible. Sans cela, nous risquons de nous retrouver face à des situations contradictoires, des interruptions, des arrêts dans les politiques d’incitation ou des stop-and-go, auxquelles nous serons confrontés dès l’année prochaine. La préparation du projet de loi de finances pour 2026 a déjà été entamé, il devrait comprendre des dispositifs majeurs pour l’automobile dont la question du maintien fera sans doute l’objet d’autres auditions et rencontres.

Pour répondre à la remarque concernant la viabilité d’un marché fonctionnant sous perfusion de subventions, je réponds en tant que libéral qu’il n’est pas sain de subventionner un marché de ce type. Cette pratique existe déjà depuis au moins 2017 et un regard vers le passé permet de constater des politiques de subventions au marché automobile ont régulièrement été mises en place pour le redynamiser, notamment lors de la crise de 2010 et même avant, avec des mesures d’incitation à la mise au rebut des voitures vieillissantes entre 1994 et 1996 sous les gouvernements Balladur puis Juppé, appelées « balladurette » et « jupette ».

Aujourd’hui, nous ne faisons plus face à une nécessité de dynamisation mais à une chute structurelle des volumes, entraînant des conséquences catastrophiques et systémiques sur toute la chaîne de valeur en France et en Europe. Une réflexion bien plus profonde s’impose donc. La Chine elle-même a alterné entre subventions et arrêts. L’Allemagne, quant à elle, a brutalement mis fin aux subventions pour les véhicules électriques il y a deux ans, provoquant une chute importante du marché. Ces sujets sont extrêmement sensibles car ils touchent directement les consommateurs, particuliers comme entreprises.

Les personnes morales ont perdu le bénéfice du bonus en 2025, alors même qu’elles sont également visées par les contraintes de verdissement de leur flotte. Nous les obligeons donc à verdir leur parc dans un contexte où le marché est parfois inexistant et où elles ont perdu l’accès aux subventions. Ces dispositifs, bien que coûteux et finement ajustés, ne peuvent être une solution à long terme. La préservation du produit automobile est cruciale, mais la réponse ne réside pas dans des subventions perpétuelles.

Ce qui me frappe dans les politiques automobiles récentes, c’est qu’elles reflètent l’appauvrissement du niveau de vie des Français. Nous avons dû progressivement recentrer les aides sur les ménages les plus modestes, dont le volume n’a cessé de croître au cours de ces vingt dernières années. Il est impératif de redonner du pouvoir d’achat aux Français en augmentant les salaires nets, car je vous assure que la demande de mobilité, notamment automobile, qu’elle soit individuelle ou partagée, reste très forte. Le marché peut se redresser, d’autant plus que les nouvelles technologies, au-delà du mix énergétique, incluant les services et la digitalisation, vont susciter un vif intérêt. Je préconise donc une augmentation des salaires nets des Français ainsi qu’une réduction des charges des entreprises et des malus sur l’automobile.

M. Nicolas Le Bigot. Sans aller jusqu’à s’inspirer du modèle de planification chinois, nous pourrions déjà mettre un terme à l’avalanche de réglementations émanant de la Commission européenne. Plus de cent réglementations sont en effet prévues d’ici 2030, s’échelonnant chaque année et contraignant les constructeurs automobiles à constamment mettre à jour leurs véhicules déjà en cours en production. Ces réglementations ne font que renchérir le coût des véhicules, compromettant notre capacité à produire des voitures abordables répondant aux besoins de mobilité et permettant le renouvellement du parc dans les meilleures conditions sociales, industrielles, environnementales et économiques.

Il est également nécessaire de garantir la cohérence entre les réglementations. La tribune déjà citée de John Elkann et Luca de Meo souligne par exemple l’incohérence concernant les substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), avec une direction générale de la Commission européenne prévoit qui d’en interdire l’utilisation alors même qu’elles sont indispensables à la fabrication des batteries pour véhicules électriques. Cette avalanche réglementaire incohérente nous bride et entrave notre compétitivité face à nos concurrents chinois et américains.

M. Éric Michoux (UDR). Si l’industrie automobile s’effondre, c’est toute l’industrie qui s’écroule. La robotique, dont 90 % de la production est destinée à l’automobile, s’effondrera également, de même que l’électronique de grande série. C’est donc l’ensemble de l’industrie française qui est menacé d’affaiblissement.

Concernant la transformation historique de l’industrie automobile, les chiffres sont éloquents. En 2019, 19 millions de voitures étaient produites en Europe, contre 14 à 15 millions en 2023 et des projections pour 2035 qui évoquent une production qui ne dépasserait pas les 8 à 10 millions d’unités. En regard des 250 millions de voitures à remplacer, l’industrie automobile européenne n’est plus en mesure, dans son état actuel, d’assurer ce renouvellement.

Un autre aspect important concerne l’évolution de la taille des véhicules eux-mêmes. Si, il y a moins de dix ans, 50 % des voitures mesuraient moins de quatre mètres, nous voyons aujourd’hui apparaître de grosses voitures électriques équipées de pneus larges qui génèrent une nouvelle forme de pollution sous forme de microparticules de caoutchouc. Cette vision naïve d’une automobile électrique supposément non polluante occulte la réalité de la chaîne de pollution globale puisque, comme vous l’avez mentionné, il faut prendre en compte les PFAS, les terres rares, les batteries, éoliennes et panneaux photovoltaïques chinois, qui contribuent significativement à la pollution.

Aussi, ne devrions-nous pas envisager la création d’un indicateur marketing reflétant l’impact écologique global d’un véhicule, sur le modèle du nutri-score dans l’industrie alimentaire ? Cela permettrait aux consommateurs d’évaluer rapidement l’empreinte environnementale d’une voiture, car je suis convaincu qu’une citadine produite dans les années 1980 est moins polluante qu’un SUV électrique chinois produit en 2025.

Il est par ailleurs évident que les clients tout comme les techniciens ne désirent pas ces imposants véhicules électriques dotés de tableaux de bord sophistiqués et complexes, mais préfèrent des voitures simples et familiales. Or le coût de ces véhicules a augmenté de 40 %, principalement en raison des réglementations. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une accumulation de normes à tous les niveaux qui engendre des coûts exorbitants.

Ne pourrions-nous pas réinventer la voiture populaire, un véhicule de moins de quatre mètres, consommant entre un et deux litres de carburant de synthèse, rappelant la gloire passée de notre industrie automobile ? D’une part, nous opterions pour une approche marketing qui mettrait en avant son caractère non polluant et, d’autre part, nous proposerions un produit accessible à tous. Actuellement, peu de gens peuvent se permettre d’acheter une voiture dont le coût s’élève à 50 000 ou 60 000 euros, surtout électrique. Si vous avez raison de préconiser une augmentation des salaires, il est tout aussi nécessaire de réduire le prix des voitures.

M. Nicolas Le Bigot. Il est effectivement nécessaire, désormais, d’analyser la performance sur l’ensemble du cycle de vie du produit automobile, un sujet actuellement en discussion dans le cadre de la clause de révision. Nous constatons aujourd’hui que des gains significatifs peuvent être réalisés en amont de la production des véhicules. À ce jour, l’empreinte carbone de production d’un véhicule électrique est environ deux fois supérieure à celle d’un véhicule thermique, principalement en raison de la fabrication de la batterie, très énergivore. Cette empreinte est d’autant plus élevée lorsque la batterie est produite en Chine, d’où l’importance cruciale de localiser la production des batteries dans des pays disposant d’une énergie décarbonée disponible et compétitive. La question de la compétitivité tarifaire mérite certainement un débat approfondi.

Malgré ce constat initial, lorsque nous considérons la performance globale d’un véhicule électrique par rapport à un véhicule thermique utilisant des carburants fossiles tout au long de sa vie, le véhicule électrique présente une performance environ 80 % supérieure. Nous pouvons cependant envisager des solutions alternatives, telles que des véhicules hybrides rechargeables, utilisant des carburants liquides décarbonés, y compris des biocarburants, qui pourraient offrir des performances comparables à celles des véhicules électriques.

C’est précisément cet enjeu qui nous permet de maintenir notre expertise dans le domaine thermique tout en introduisant davantage de flexibilité dans notre objectif commun d’atteindre les objectifs climatiques de l’accord de Paris et la neutralité carbone d’ici 2050. Il est impératif de s’appuyer sur l’ensemble des leviers disponibles plutôt que de se focaliser uniquement sur les émissions du pot d’échappement, comme je le soulignais précédemment.

M. Xavier Horent. Les normes sont indéniablement nécessaires et nous sont parfois même enviées par nos concurrents, à l’image de la Chine sur le sujet de la réparabilité des batteries. Dans la réglementation européenne et française, tout n’est pas à rejeter. Le véritable enjeu, y compris concernant l’objectif 2035, n’est pas tant l’existence de normes que leur pertinence. Dans le secteur automobile, le problème réside dans leur surabondance, leur inadaptation et leur manque de concertation. En outre, lorsqu’elles sont établies, elles ne font pas l’objet d’une évaluation suffisante en termes d’impact. Ces points ont été régulièrement soulevés par le secteur depuis longtemps.

Je suis convaincu que nous sommes capables de créer une voiture populaire et accessible, tout en laissant aux entrepreneurs, aux industriels et aux ingénieurs la liberté de la concevoir. La France et l’Europe disposent de toutes les compétences nécessaires pour relever ce défi. Nous ne devons pas subir le débat actuellement mené par d’autres pays européens tels que l’Italie, l’Espagne, les pays d’Europe de l’Est et bien sûr l’Allemagne. Si je ne prétends pas que la France soit absente, je souligne en revanche que notre pays a une tradition de constructeur et d’équipementier, avec des compétences extraordinaires et que nous devons capitaliser sur cet atout.

Il est également essentiel de ne pas perdre de vue le client final, qu’il s’agisse des particuliers ou des entreprises car c’est lui qui, finalement, devra s’adapter aux contraintes imposées par des législations européennes et nationales parfois excessives.

En conclusion, il est impératif d’apporter de la clarté, de stabiliser notre stratégie en la mettant à jour et en la défendant dans un contexte d’urgence. Je rappelle que l’industrie automobile est un pilier de notre économie qui, s’il venait à s’effondrer, provoquerait des impacts systémiques dont nous ne risquerions de nous apercevoir que bien trop tard.

Utilisons donc les prochaines semaines et les prochains mois pour mettre en place ce groupe, cette « administration de mission » chère au président Pompidou. C’est ce type d’initiative que j’attends personnellement, indépendamment des profils ministériels en place. Face à la rareté des ressources, y compris humaines, pour gérer ces dossiers complexes, il est indispensable que le secteur public collabore plus efficacement avec les acteurs privés, de manière cohérente et en évitant les querelles de chapelles. La grande différence avec nos voisins allemands, dont nous pouvons tirer des enseignements malgré leurs imperfections, réside dans leur approche décloisonnée. En France, nous travaillons encore trop en silo, un problème récurrent dans le secteur automobile.

Nous attendons avec impatience l’analyse finale de vos travaux, dont je suis convaincu qu’elle apportera une perspective nouvelle aux études déjà menées sur la réindustrialisation. L’urgence de la situation nous engage tous en termes de responsabilité. Il sera bientôt trop tard pour agir et nous devons donc passer à l’action de manière déterminée et collective.

M. le président Charles Rodwell. L’Assemblée nationale reste pleinement ouverte à vos entreprises, à vos industriels et à vous-mêmes, en tant que représentants éminents de ce secteur, non seulement dans le cadre de cette commission d’enquête, mais également pour les semaines et les mois à venir.

Je vous invite à compléter nos échanges en répondant au questionnaire et en transmettant à notre secrétariat tout document que vous jugerez pertinent pour les travaux de cette commission d’enquête.

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37.   Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030, ancien député, Mme Géraldine Leveau, secrétaire générale adjointe pour l’investissement, et M. Marc-Antoine Lacroix, directeur de l’évaluation au sein du SGPI ; M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA), ancien président de l’École polytechnique, et M. Xavier Raher, rapporteur général

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions de ce jour en entendant les responsables des plans d’investissement publics. Je souhaite la bienvenue à M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé notamment de France 2030 ; M. Marc-Antoine Lacroix, directeur de l’évaluation au sein du SGPI ; Mme Géraldine Leveau, secrétaire générale adjointe du SGPI ; M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA) et M. Xavier Raher, rapporteur général du CSIA.

Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle au préalable que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Bonnell, Mme Géraldine Leveau, M. Marc-Antoine Lacroix, M. Éric Labaye et M. Xavier Raher prêtent serment.)

M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030. Je suis ravi de vous présenter les ambitions et la logique de France 2030 dans le cadre de cette commission d’enquête, car ce plan constitue un levier central de transformation du tissu productif.

Il convient tout d’abord de rappeler le diagnostic établi notamment par MM. Mario Draghi et Jean Tirole, selon lequel la France demeure enfermée dans ce qui a été qualifié de « trappe à la technologie de gamme moyenne ». Cette position intermédiaire crée une vulnérabilité économique structurelle, car elle limite les marges et freine l’investissement. Bien que certains pôles d’excellence aient été préservés, notamment grâce aux plans précédents, notre tissu productif reste marqué par un déficit d’entreprises innovantes, une numérisation encore insuffisante et une fragmentation des compétences et des filières. Ces facteurs expliquent d’ailleurs en partie ce qu’on appelle, de manière générique, la désindustrialisation.

France 2030 a été conçue pour rompre avec cette trajectoire. Ce plan de transformation industrielle repose sur un investissement massif dans l’innovation de rupture et une montée en gamme destinée à garantir la souveraineté technologique dans plusieurs secteurs. Contrairement à certaines interprétations, il ne s’agit pas de rattraper un retard, mais bien de faire le pari de l’avenir productif de notre pays. C’est pourquoi je préfère parler de néo-industrialisation plutôt que de réindustrialisation, car notre objectif n’est pas de reproduire les modèles d’hier mais de construire une industrie tournée vers le futur.

Notre premier constat est qu’il n’existe aucune fatalité. Des pays tels que la Corée du Sud, le Royaume-Uni ou l’Italie ont réussi à inverser des dynamiques défavorables en adoptant des stratégies ambitieuses combinant investissements massifs dans des secteurs clés, en particulier le numérique et les technologies de rupture, et réformes structurelles. La néo-industrialisation repose sur un soutien déterminé à l’innovation, qu’il convient de considérer comme complémentaire au développement d’une industrie horizontale. Pour être efficace, cette démarche doit être accompagnée d’un effort de simplification réglementaire et d’une attention soutenue à la formation du capital humain, qui constituera sans doute l’un des principaux atouts de la France dans les années à venir.

Concernant le plan France 2030, 38 milliards d’euros ont d’ores et déjà été engagés sur les 54 milliards initiaux. Ces investissements ciblent des secteurs d’avenir tels que l’énergie, le spatial, l’aéronautique, les biotechnologies, la bioproduction ou encore l’électronique. Selon les estimations, chaque euro investi dans ces secteurs génère entre trois et cinq euros d’activité économique, ce qui met en lumière l’importance de l’objectif de rentabilité. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) indique par ailleurs qu’une amélioration de la compétitivité pourrait permettre à la France de réaliser un gain de productivité de 15 à 20 % d’ici 2030, lui permettant ainsi de se repositionner parmi les acteurs centraux dans la course internationale à l’innovation.

Pour illustrer notre stratégie, je me réfère à la communication de la Commission européenne du 29 janvier 2025 « une boussole de l’UE pour regagner en compétitivité et garantir une prospérité durable », qui structure notre action autour de quatre grands axes. Il s’agit, tout d’abord, de combler notre retard technologique et industriel, en particulier vis-à-vis de la Chine et des États-Unis, grâce à des investissements dans des domaines clés tels que le quantique, le spatial, les biothérapies, les matériaux avancés et l’intelligence artificielle. Cette orientation inclut également le soutien à la création de start-ups, notamment dans le secteur des jeunes pousses disruptives ou de la deep tech. Ensuite, la décarbonation industrielle, qui doit rester compétitive, constitue un enjeu essentiel à la fois pour répondre aux attentes sociétales des consommateurs et pour améliorer notre qualité de vie. La réduction de nos dépendances critiques passe, quant à elle, par le développement de capacités de production minimales dans des secteurs stratégiques tels que les métaux rares, les molécules critiques ou encore la défense. Enfin, nous nous appuyons sur des catalyseurs horizontaux, qui regroupent la simplification administrative, les modalités de financement, le développement des compétences et la coordination des efforts engagés.

La répartition actuelle des investissements de France 2030 illustre fidèlement cette approche, puisque 28 % sont consacrés au comblement du retard, 27 % à la décarbonation, 19 % à la réduction des dépendances critiques et 26 % aux talents et à la formation. Cette répartition équilibrée apporte de la visibilité et témoigne d’une véritable cohérence stratégique. Il convient également de souligner que 54 % de l’ensemble des investissements du plan sont directement consacrés à la réindustrialisation et au domaine industriel. Ce chiffre est particulièrement significatif car il traduit la place centrale accordée au renouveau industriel du pays, au-delà des seuls investissements dans la recherche et la formation, souvent davantage mis en avant.

Notre ambition, claire et résolue, consiste à inverser la tendance pour transformer en profondeur notre économie. J’ai personnellement visité, à ce jour, 59 départements et rencontré des milliers de chaînes d’entreprises. Nous comptons 7 500 lauréats France 2030 répartis sur l’ensemble du territoire français. Il n’existe aucun département, qu’il soit situé dans l’Hexagone ou en outre-mer, qui ne bénéficie pas d’un investissement ou d’un soutien dans le cadre de ce programme, qui donne parfois lieu à des découvertes inattendues. À titre d’exemple, et aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est aujourd’hui dans le Cantal que se trouve le leader européen de la production de médicaments par bioproduction. Il s’agit de l’entreprise Biose Industrie, qui a été soutenue par France 2030 et qui connaît aujourd’hui une croissance remarquable à l’échelle européenne, au point de rattraper ses concurrents. Cet exemple illustre parfaitement l’un des objectifs majeurs de France 2030 qui est le développement des biomédicaments.

Je crois que nous sommes, lentement mais sûrement, en train de sortir de cette trappe et, plus encore, d’amorcer un changement de modèle en encourageant une dynamique accrue d’innovation. Pour autant, tout n’est pas encore parfait et il subsiste une faiblesse profonde et structurelle qui est celle du capital privé. L’État compense ce déficit à un niveau qui frôle parfois l’excès, en soutenant massivement les entreprises et les projets innovants. Ce constat mérite d’être rappelé car il soulève une question de fond qui est celle de la confiance à accorder à nos entreprises. Celle-ci doit s’appuyer sur des résultats concrets, qui commencent à émerger, se construisent peu à peu et doivent donc impérativement être soutenus par un niveau d’investissement constant.

Ce sujet doit également nourrir les réflexions concernant l’avenir de la France après 2030. Depuis maintenant douze ans, à travers les plans d’investissements d’avenir puis le programme France 2030, la France s’est dotée d’un cap industriel structurant et cet effort doit se poursuivre. Dans la mesure où nous sommes engagés dans une évolution qui s’inscrit à l’échelle d’une génération, il serait contre-productif de revenir à des logiques d’arrêt et de départ ou de stop and go.

Nous devons désormais rechercher une véritable cohérence à la fois dans notre politique industrielle et dans notre cadre réglementaire et fiscal et ce, sur le long terme. À cela doit s’ajouter une évaluation rigoureuse des impacts de nos actions. Cette exigence de cohérence et de clarté sera, j’en suis convaincu, l’une des conditions majeures du succès.

M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA). Mon propos liminaire s’articulera autour de trois points : une présentation du CSIA, un rappel des chiffres justifiant les investissements d’avenir et les premiers éléments d’évaluation que nous avons menés.

Le CSIA est un comité composé de dix-huit membres, huit parlementaires, dont quatre députés et quatre sénateurs nommés par les présidents des assemblées, ainsi que dix personnalités qualifiées représentant les mondes académiques, de la recherche et de la finance. Notre mission consiste à la fois à évaluer l’impact des investissements d’avenir et à conseiller le gouvernement sur les politiques d’innovation.

Nommés il y a onze mois, nous avons commencé nos travaux l’été dernier. Nous nous sommes concentrés sur la révision des fondements des investissements d’avenir, l’évaluation des progrès réalisés par rapport aux recommandations du comité précédent et le lancement d’évaluations sur les dix objectifs et six leviers au cœur de France 2030. Nous avons déjà mené des évaluations dans les domaines de la santé, de l’énergie et de la décarbonation de l’industrie et nous poursuivons ce travail pour l’ensemble des objectifs et leviers.

Notre méthodologie d’évaluation repose, d’une part, sur une auto-évaluation du SGPI et des acteurs impliqués et, d’autre part, sur des auditions approfondies des écosystèmes concernés. Nous avons, par exemple, auditionné quatre-vingts personnes dans le secteur de la santé et soixante-dix dans celui de l’énergie. Nous allons systématiquement au contact du terrain pour comprendre comment les acteurs, qui sont précisément ceux qui peuvent faire la différence, perçoivent les leviers et les freins liés à la mise en œuvre de France 2030. L’État donne une impulsion, mais ce sont les acteurs de terrain qui en mesurent concrètement la portée. Tous les membres du conseil stratégique de France 2030 sont fortement mobilisés autour de la notion d’impact, qu’il soit économique, sur la souveraineté, la primauté ou le leadership technologique de la France dans les technologies identifiées et, bien entendu, en matière de décarbonation.

Des mesures d’évaluation ont été engagées avec le SGPI et nous examinons désormais comment cet impact peut être quantifié sur le terrain. Dans notre feuille de route, élaborée en partenariat avec le SGPI, nous avons également intégré la réflexion sur l’après-France 2030. Transformer une technologie et asseoir un leadership prend du temps, souvent dix à vingt ans, or les programmes d’investissements d’avenir (PIA) se sont jusqu’ici étalés sur quatre à cinq ans. À l’échéance 2026-2027, il faudra donc sortir de la logique de programme ponctuel pour inscrire nos actions dans une stratégie de long terme. Cette stratégie, à quinze ou vingt ans, devra viser à structurer l’économie autour de secteurs à forte valeur ajoutée, sur lesquels nous sommes actuellement en train de travailler dans l’objectif de formuler des propositions pour régénérer le tissu économique.

À ce titre, je souhaite revenir sur quelques chiffres rappelant l’importance de l’innovation de rupture dans la transformation de l’économie. Le rapport sur la compétitivité de l’économie européenne de Mario Draghi montre que le revenu disponible par tête progresse beaucoup plus lentement en Europe qu’aux États-Unis, essentiellement en raison d’une productivité moindre, notamment dans les secteurs technologiques. Le rapport sur les grands défis économiques, dirigé par Jean Tirole, qui a nourri le rapport Draghi, démontrait quant à lui que la recherche et développement (R&D) européenne se concentre sur des technologies intermédiaires, essentiellement dans l’automobile et la mécanique, au détriment de secteurs à haute intensité technologique tels que la pharmacie ou le numérique. L’écart estimé de R&D entre l’Europe et les États-Unis se situe entre 250 et 300 milliards d’euros, alors même que l’Europe compte 450 millions d’habitants contre 330 millions aux États-Unis. À lui seul, le budget annuel cumulé de R&D des quatre géants américains du numérique que sont Google, Meta, Apple et Microsoft atteint 150 milliards, soit la moitié de l’écart entre les deux continents. Reprendre le leadership sur les technologies de rupture est donc essentiel pour l’Europe.

Une récente étude australienne a classé les pays leaders dans quarante-quatre technologies clés. Les États-Unis et la Chine sont présents dans chacune de ces catégories. Le Royaume-Uni l’est dans vingt-neuf, l’Allemagne dans dix-sept et la France dans seulement deux. Cette photographie doit nous interroger. Il ne s’agit pas de viser toutes les technologies, mais de retrouver une position forte dans celles qui ont un impact décisif sur notre développement économique, notre souveraineté et notre trajectoire de décarbonation.

Par ailleurs, entre 1996 et 2021, la dépense de R&D de la France est restée figée à 2,2 % du PIB, alors que l’Union européenne est passée de 1,6 % à 2,1 %, l’OCDE de 2 % à 2,7 % et la Corée du Sud de 2,2 % à 4,1 %. Cette stagnation française ne tient pas à l’investissement public, globalement équivalent dans les différents pays (entre 0,7 et 1 % du PIB), mais bien à la faiblesse de la dépense privée. En réalité, dans les secteurs où la France est historiquement forte, comme l’automobile, elle investit autant que ses concurrents. Ce qui manque, ce sont des secteurs à forte intensité de R&D, à hauteur de 10 à 15 %, tels que la pharmacie ou le numérique.

Ce constat avait déjà conduit à la rédaction du rapport du collège d’experts présidé par Benoît Potier « Faire de la France une économie de rupture technologique » en 2020, qui a posé les jalons de France 2030 en identifiant les ruptures technologiques, les domaines où la France possède des forces, des marchés porteurs et un rôle spécifique à jouer pour l’État, que ce soit pour dérisquer ou en matière de réglementation, d’achat public ou de formation. Sept à huit des secteurs identifiés dans ce rapport, comme le quantique, le spatial, l’alimentation, la santé ou la cybersécurité, se retrouvent aujourd’hui au cœur de France 2030. Il s’agit des secteurs dans lesquels la France a les moyens de construire une position forte, avec le soutien approprié de la puissance publique.

Les premières évaluations conduites montrent que France 2030 a permis un soutien massif à l’innovation dans des secteurs jugés pertinents par les acteurs économiques, qu’ils soient publics ou privés. En plus de l’impulsion forte dans les filières soutenues, le programme a également joué un rôle important dans la dynamisation des compétences, ce qui est fondamental pour élever le niveau de productivité, de valeur ajoutée et de compétitivité de notre économie. Un autre élément clé, souvent sous-estimé, est l’impact territorial de France 2030, aujourd’hui reconnu comme un levier essentiel d’impact.

Pour maximiser les effets de France 2030 et renforcer son impact sur le développement économique et l’industrialisation, le premier enjeu réside dans l’approche écosystémique. Aujourd’hui, l’État donne une impulsion à travers le SGPI, mais la question est de savoir comment cette impulsion se traduit en résultats concrets. Dans le domaine de la santé, par exemple, il peut soutenir le développement d’un biomédicament mais, avant que ce traitement n’arrive jusqu’au patient, il faut recourir à la Haute Autorité de Santé (HAS), obtenir l’autorisation de mise sur le marché, s’accorder sur la fixation des prix, et bien d’autres étapes. Nous observons ainsi des points de friction, dans l’écosystème français, entre l’investissement initial dans les phases de recherche amont et la mise effective sur le marché. Il est donc indispensable de réunir l’ensemble des parties prenantes autour de la table pour se poser la bonne question concernant les moyens de garantir, un retour sur cet investissement à partir du moment où l’État a investi, non seulement sur le plan financier mais également en termes d’impact concret. Nous constatons en effet que certaines entreprises choisissent de débuter leurs projets en France, profitant de l’excellence des chercheurs en biologie ou en informatique, mais préfèrent ensuite se développer à l’étranger, où le cadre est plus simple. Ce travail collectif de fluidification et de coordination au sein de l’écosystème est, à mes yeux, la priorité absolue.

La dimension européenne doit ensuite être pleinement intégrée. La masse critique, en termes de marché, se trouve en effet à l’échelle de l’Europe et pas uniquement à celle des États membres. Les États-Unis, la Chine ou encore l’Inde disposent chacun d’un marché unique de très grande taille et en croissance rapide, tandis que l’Europe reste morcelée. La question posée, et rappelée avec force par Mario Draghi, est donc celle de la création d’un véritable marché unique européen. Nous devons faciliter l’accès des entreprises européennes à l’ensemble des 450 millions de consommateurs. Dans le secteur des logiciels, par exemple, cette fragmentation explique en grande partie l’écart avec les États-Unis, qui détient 73 % des parts de marché contre seulement 6 % pour l’Europe. Les entreprises qui peuvent amortir rapidement leurs coûts fixes en accédant sans entrave à un grand marché prennent rapidement le leadership. En revanche, lorsqu’il faut composer avec des marchés de près de 50 millions d’habitants, la dynamique est freinée. Il est donc nécessaire d’accompagner les entreprises capables de se projeter rapidement à l’échelle européenne et de s’assurer que celles qui sont soutenues dans le cadre de France 2030 bénéficient des bons partenariats à ce niveau, afin de mobiliser le meilleur de l’Europe, y compris dans le domaine de la recherche.

Le troisième axe porte sur l’effet de levier que peut jouer le financement privé. Il ne s’agit pas uniquement de la recherche en entreprise, mais également de la structure même du capital. La question de la mobilisation de l’épargne, en particulier en capital-risque, reste entière. L’épargne existe, mais la prise de risque demeure limitée. Aujourd’hui, l’effet de levier moyen est d’un à deux, avec des pointes entre deux et trois dans certains secteurs. Pourtant, les parangonnages ou benchmarks internationaux montrent que nous pouvons viser des effets de trois à cinq. Il devient donc indispensable de travailler méthodiquement, secteur par secteur, pour renforcer cet effet d’entraînement du financement privé.

Le quatrième point concerne l’amélioration du fonctionnement opérationnel, avec un enjeu de lisibilité, de rapidité et d’impact sur le marché. De rigidités, essentiellement françaises, freinent les dynamiques car, entre le dépôt d’un projet et l’attribution effective d’une aide, il peut s’écouler des mois, alors que dans l’économie réelle, tout se joue à l’échelle de la semaine. Une réflexion approfondie doit donc être menée sur la manière de libérer les énergies.

Il est, pour terminer, essentiel de veiller, dans le cadre des travaux menés secteur par secteur, à ce que les projets financés reposent systématiquement sur un calcul actualisé de leur mérite économique. Si certains projets ont d’ores et déjà été réévalués, notamment dans les domaines de l’hydrogène ou de l’énergie, nous devons désormais systématiser cette démarche. Trois ans après le lancement d’un projet, il faut s’interroger sur l’évolution du contexte, des données économiques ou scientifiques, mais également sur la conformité du rythme de développement aux prévisions initiales. Cette vigilance doit permettre d’ajuster les financements au plus près des réalités afin de maximiser leur impact.

Ces différents enseignements, tirés des travaux en cours, nourrissent la réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour renforcer l’impact de France 2030, qu’il s’agisse de souveraineté, de compétitivité économique ou de décarbonation.

M. le président Charles Rodwell. Je tiens à déclarer publiquement, dans l’intérêt de cette commission d’enquête, que j’ai siégé au sein du comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA) de France 2030.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Une critique fréquemment formulée à l’égard de France 2030, notamment en comparaison avec son prédécesseur France Relance, est sa focalisation sur les innovations de rupture, l’accompagnement des acteurs dans leur montée en gamme et la décarbonation. Cette approche semble privilégier les start-ups en négligeant notre tissu industriel de base, c’est-à-dire nos PME et nos ETI, qui structure nos territoires. Pour rappel, près d’un tiers des 100 milliards d’euros de France Relance était consacré à ce socle industriel. Quelles sont vos réflexions sur ce point ?

Par ailleurs, monsieur Bonnell, vous avez évoqué le programme qui succédera à France 2030. Quels enseignements tirez-vous, tant en termes d’objectifs que de méthodes d’attribution des aides, notamment par appels à projets, pour l’élaboration du futur programme d’investissement ?

Bien que nous puissions nous réjouir que des objectifs en matière d’innovation de rupture aient été définis, il est nécessaire que le futur plan, tout en maintenant cet accent sur l’innovation, augmente le volume des dépenses et renforce le soutien à notre socle industriel de base, sans lequel le développement économique des innovations serait compromis.

M. Bruno Bonnell. Sur les 38 milliards précédemment évoqués, 55 % ont été alloués à des TPE, PME et ETI. Plus précisément, 17 % ont été attribués à de grandes entreprises et 28 % à des entreprises privées ainsi qu’à des organismes de recherche d’universités. Je souligne ces chiffres car ils démontrent clairement que ce plan n’était nullement orienté vers les grandes entreprises stratégiques, mais bien vers les PME et ETI.

Concernant la logique du plan, France 2030 a introduit une véritable innovation par rapport aux plans précédents en définissant des objectifs collectifs ambitieux, tels que la fabrication du premier avion bas carbone, la réalisation d’un lanceur orbite basse ou la construction d’un premier réacteur nucléaire. Nous avons ensuite lancé des appels à projets invitant les entreprises innovantes à proposer des solutions pour atteindre ces objectifs. Cette démarche est résolument ascendante plutôt que descendante, soit bottom-up plutôt que top-down. L’idée n’était pas de confier la réalisation d’une fusée à une grande entreprise d’ici 2030, mais plutôt de décider que, pour des raisons de souveraineté et de technologie, l’accès à l’espace devait être possible. Dans le cas du spatial, par exemple, nous avons initialement reçu une dizaine de candidatures, qui se sont réduites à cinq sociétés, mêlant acteurs traditionnels tels qu’Arianespace et start-ups ou petites PME désireuses de contribuer à l’excellence spatiale française.

Cette approche constitue un élément essentiel de différenciation et d’innovation dans l’approche de la politique publique, puisqu’elle vise à identifier et à mobiliser les talents présents sur le territoire en leur donnant l’opportunité de participer à ces grands défis technologiques et industriels.

Mon constat, après avoir examiné de nombreux dossiers et effectué plusieurs visites sur le terrain, est que notre pays regorge de talents et d’innovations dans des territoires souvent inattendus. Pour reprendre l’exemple de l’entreprise Biose dans le Cantal, une telle pépite n’aurait jamais été identifiée par une approche centralisée et descendante depuis Paris. Ce cas n’est pas isolé puisque, dans chaque département, nous découvrons des initiatives remarquables dans des domaines variés.

Il est donc nécessaire de souligner que la France foisonne de talents innovants et d’individus porteurs d’idées concrètes pour contribuer à nos objectifs collectifs. Certains secteurs, tels que l’aéronautique, maintiennent leur position de leader quand d’autres, à l’image de l’automobile, doivent se réinventer.

Concernant notre tissu industriel, nous sommes confrontés à deux enjeux majeurs. D’une part, la question de la souveraineté implique la réduction de nos dépendances critiques et, d’autre part, nous devons éviter le piège du maintien artificiel d’entreprises sous perfusion. Notre objectif est de transformer des entreprises trop peu performantes en champions de la performance. Cette démarche implique la création d’emplois qui permettent aux travailleurs des secteurs en déclin d’accéder à des formations et de se reconvertir vers les métiers du futur. Cette logique de transformation profonde se concrétise notamment à travers le plan Compétences et métiers d’avenir, qui offre actuellement 240 000 places de formation dans des domaines stratégiques tels que l’hydrogène, le nucléaire, la bioproduction, les nouvelles productions agricoles ou encore le spatial. Notre ambition est de former un million de talents d’ici 2030, répartis sur 160 sites à travers le territoire.

Il est donc important de distinguer cette logique de celle du plan France Relance, qui visait à soutenir une économie fragilisée par la crise du Covid. Notre mission actuelle est désormais résolument tournée vers l’avenir, axée sur la mutation et la transformation de notre tissu économique. Si ce plan devait avoir une suite, ce qui relèvera de la décision de l’Assemblée nationale, il serait essentiel de maintenir cette dynamique orientée vers le futur.

Nous devons nous garder d’une analyse passéiste de l’industrialisation pour construire l’industrie du XXIe siècle et au-delà. La stratégie la plus pertinente consiste à se concentrer sur les innovations de rupture tout en développant les industries de demain, qui en découlent. Des secteurs tels que l’espace, la bioproduction ou le nucléaire ont le potentiel de devenir des moteurs d’exportation et de renforcer ainsi la position de la France sur la scène internationale. La formation de talents dans ces domaines d’avenir constituera l’un des atouts majeurs de la France pour la prochaine décennie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Bien que nous reconnaissions l’importance et la pertinence d’un plan d’investissement ambitieux, fixant un cap clair et soutenant l’innovation ainsi que le développement de nouvelles compétences, une interrogation subsiste. Quel type de plan d’investissement, avec quels objectifs et quelles méthodes, sont nécessaires pour soutenir les entreprises dont l’activité principale n’est pas centrée sur l’innovation ? Bien que l’innovation soit cruciale dans leurs processus, elle ne constitue pas nécessairement le cœur de leur métier.

Dans cette optique, considérez-vous l’appel à projets comme un levier efficace ? Ne percevez-vous pas un manque de soutien pour les PME et ETI, qui représentent environ deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France ? Il est important de souligner que, malgré l’indispensable rôle de l’innovation, la réindustrialisation ne peut se limiter à ce seul aspect.

M. Éric Labaye. France 2030 se concentre effectivement sur l’innovation et les ruptures technologiques et ne cible donc pas directement les PME traditionnelles de l’industrie classique, bien que celles-ci aient également besoin d’innover. Pour ces PME, l’enjeu principal réside dans la diffusion des nouvelles technologies. Je fais une analogie avec la période 2005-2010, où la question centrale était la diffusion de la technologie de « gestion sans gaspillage » ou lean management dans l’industrie française, déjà adoptée au Japon, en Allemagne et aux États-Unis, et la façon dont les PME françaises pouvaient s’emparer de ces nouvelles technologies de production afin de monter en compétitivité. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un défi similaire avec la numérisation et l’utilisation de l’intelligence artificielle pour transformer l’ensemble de la chaîne de production, depuis la R&D jusqu’au service.

La France dispose d’excellents producteurs de logiciels dans ce domaine, mais la question demeure la manière dont les PME peuvent s’approprier ces outils, alors que les grands groupes y parviennent plus aisément.

La réflexion à mener est la suivante : faut-il opter pour des subventions, des appels à projets ou modifier plutôt les conditions générales de l’économie française ? Après avoir échangé avec de nombreux dirigeants de PME, il apparaît que les questions d’attractivité et de compétitivité sont primordiales. Cela nous ramène aux problématiques de réglementation, de fiscalité et d’autres facteurs qui traduisent l’état global de l’économie. Dans un environnement favorable, les entrepreneurs sont naturellement enclins à aller de l’avant mais, trop souvent, ce sont les obstacles et les contraintes qui les freinent. Pour l’industrie traditionnelle et les services qui ne sont pas à la pointe de l’innovation de rupture mais qui doivent continuer à évoluer, je suggérerais d’examiner en priorité ces conditions générales de l’économie avant d’envisager un programme d’aide spécifique. C’est en améliorant ces conditions que nous pourrons véritablement les aider à devenir plus compétitifs.

S’agissant de votre deuxième question sur le plan suivant, je précise tout d’abord que nous visons des stratégies à vingt ans. Nous travaillons actuellement sur une analyse rétrospective des programmes d’investissements d’avenir (PIA) depuis 2010 pour évaluer la dynamique enclenchée et projeter notre stratégie sur les deux prochaines décennies. Cette approche à long terme est cruciale, comme le démontre l’émergence de pôles universitaires de renommée mondiale après quinze ans d’efforts dans le cadre des initiatives d’excellence (Idex).

Dans le domaine quantique, nous sommes au début d’un cycle de développement de dix à quinze ans. Des entreprises prometteuses émergent déjà, mais leur leadership mondial et l’expansion du marché ne se concrétiseront qu’entre 2030 et 2040. D’ailleurs, nos concurrents internationaux, notamment la Chine, élaborent des stratégies sur quarante ans.

Notre réflexion doit donc porter sur la vision du tissu économique français à l’horizon 2040-2045. Nous devons identifier les secteurs où nous visons le leadership, ceux où la souveraineté est primordiale et évaluer notre portefeuille actuel pour assurer sa pérennité. Je prévois que 50 à 70 % des programmes futurs continueront à soutenir les domaines actuels tels que le spatial, le quantique ou les batteries, tandis que 20 à 30 % seront consacrés à des domaines émergents.

Nous devons ainsi réévaluer régulièrement les nouveaux domaines à intégrer, en se demandant systématiquement quelle est la valeur ajoutée de l’intervention de l’État. Si différents secteurs se développent sans le soutien de l’État, cette implication se justifie principalement pour réduire les risques liés à la R&D fondamentale et appliquée, développer les compétences, adapter la réglementation afin de favoriser une dynamique compétitive et lever les barrières potentielles.

Un dernier point crucial, soulevé lors de nos entretiens, concerne les achats publics. La France dispose encore d’un potentiel important pour stimuler les technologies de rupture, notamment celles développées par les start-ups et les PME, par le biais de la commande publique, mais notre impact dans ce domaine est moindre comparé aux États-Unis ou au Royaume-Uni qui disposent de dispositifs, tels que le Small Business Act américain depuis 1953. Il y a là un levier significatif pour accroître notre impact économique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourriez-vous nous présenter un état des lieux des principaux objectifs identifiés par France 2030, en particulier celui concernant le secteur automobile ? Nous venons d’avoir une table ronde avec les acteurs majeurs de ce secteur. L’objectif de France 2030 était de produire près de deux millions de véhicules électriques d’ici 2030. Or sauf erreur, nous n’en étions qu’à 120 000 voitures électriques en 2023. Pouvez-vous nous détailler les objectifs qui seront probablement atteints et ceux qui ne le seront pas, ce qui est compréhensible étant donné que l’investissement dans l’innovation implique nécessairement une prise de risque ?

La Cour des comptes a souligné la nécessité de revoir certaines priorités de France 2030. Quelles sont-elles et quelles leçons tirez-vous de cette recommandation ?

M. Bruno Bonnell. Le 10 avril 2025, nous avons tenu un comité interministériel de l’innovation présidé par le Premier ministre où nous avons présenté officiellement l’ensemble des facteurs de performance et des investissements relatifs aux dix objectifs et leviers de France 2030. En résumé, sur les dix objectifs mentionnés, la dynamique est bien engagée pour huit d’entre eux, ce qui signifie que nous respectons notre plan d’investissement. Il est important de noter que ces plans s’étalent sur de longues périodes et qu’avec seulement deux à trois ans de recul, il est prématuré de tirer des conclusions définitives.

Concernant les véhicules électriques, deux objectifs connaissent un décalage. Le premier concerne l’hydrogène vert. Malgré l’importance de l’hydrogène dans notre stratégie de décarbonation, nous constatons que certaines applications, notamment dans la mobilité, prennent plus de temps que prévu à se concrétiser. Par exemple, Airbus a reporté son projet d’avion à hydrogène et Alstom a décalé de plusieurs années son projet de locomotive à hydrogène. La compétition des batteries s’intensifie, remettant en question certains usages initialement envisagés pour l’hydrogène dans la mobilité légère. Ce ralentissement ne remet toutefois pas en cause la stratégie globale, l’hydrogène restant fondamental pour la décarbonation de l’industrie, qui demeure une priorité absolue du plan France 2030. Conformément à la loi que votée, 50 % des investissements de France 2030 doivent être consacrés à la décarbonation de notre quotidien, qu’il soit industriel ou privé. Bien que nous anticipions un décalage de deux à cinq ans sur les objectifs de production d’hydrogène, cela ne remet donc pas en question la stratégie à long terme. Ce retard ne doit pas être interprété comme un abandon de la filière hydrogène, mais plutôt comme une adaptation aux réalités technologiques et économiques.

Concernant l’automobile, alors que l’objectif était de 800 000 véhicules électriques et hybrides nous avons atteint un chiffre de 640 000 en 2024, ce qui représente une progression significative par rapport aux chiffres que vous avez cités. Notre objectif initial était de 2 millions de véhicules électriques et hybrides, l’hybride étant inclus car il comporte également des moteurs électriques et des batteries.

Il est important de noter que la France adopte traditionnellement un schéma d’adoption lent suivi d’un rattrapage rapide, comme nous l’avons observé pour d’autres technologies telles que le téléphone portable, l’ordinateur ou encore le magnétoscope. Nous avons réussi à infléchir la courbe d’adoption des véhicules électriques et hybrides et, pour l’instant, nous maintenons notre objectif pour 2030. Les efforts d’investissement en cours, notamment dans les infrastructures de recharge et les méga-usines ou gigafactories de batteries, nous permettent de rester confiants quant à l’atteinte de cet objectif.

La mise en service d’une usine de l’envergure d’une gigafactory nécessite invariablement une période de réglage et de mise au point s’étalant sur huit à douze mois. Il est donc crucial de garder à l’esprit cette réalité industrielle et de se méfier des simplifications médiatiques hâtives. Nous élaborons actuellement des infrastructures destinées à fonctionner pendant un demi-siècle. Par conséquent, une phase d’ajustement de six à huit mois ne représente nullement une situation alarmante.

Concernant l’avancement de nos projets, huit sur dix progressent donc conformément aux prévisions. Nous observons un certain décalage dans les secteurs de l’hydrogène et de l’automobile, tandis que d’autres domaines affichent même une avance sur le calendrier initial. Dans l’ensemble, ces résultats sont plutôt satisfaisants à ce stade. Je ne cherche pas à nous congratuler prématurément, mais il convient de souligner que sur les 7 500 projets actuellement en portefeuille, nous anticipons un taux d’échec d’environ 10 % qui implique, a contrario, un taux de réussite de 90 %.

Cette performance mérite d’être soulignée, car elle surpasse largement les standards du secteur. En effet, les fonds d’investissement traditionnels, notamment dans le domaine du capital-risque, font face à un taux d’échec moyen de 30 %. Notre processus de sélection rigoureux, impliquant nos opérateurs et des jurys d’excellence, nous permet d’identifier des projets au potentiel de réussite supérieur à la moyenne du marché. Cet effet est également amplifié par l’envergure de notre action.

Cette vue d’ensemble doit être gardée à l’esprit, particulièrement par les décideurs qui seront amenés à statuer sur les futurs budgets. Nous sommes régulièrement confrontés à des retours d’expérience isolés pointant des échecs ponctuels, mais ces cas particuliers ne reflètent pas la réalité globale de notre action, dont nous constatons quotidiennement les effets positifs.

Concernant les recommandations de la Cour des comptes et du CSIA, nous les intégrons continuellement pour affiner notre approche. Nous avons mis l’accent sur la simplification, la concentration et la focalisation sur nos objectifs prioritaires et avons ainsi dû opérer un tri nécessaire pour recentrer efficacement notre action.

Nous faisons l’objet d’une trentaine de contrôles de la Cour des comptes par an, qu’ils soient thématiques ou globaux. Cette surveillance constante garantit la rigueur de notre gestion, même si chaque observation ne peut être immédiatement mise en œuvre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. France 2030 mobilise 54 milliards d’euros de fonds publics. Dans quelle mesure le critère de la part française est-il pris en compte dans vos décisions d’investissement et de financement ? Ce critère est notamment utilisé par le Trésor pour l’octroi de prêts ou par la Banque publique d’investissement (BPIFrance) dans le cadre des demandes d’assurance à l’exportation. Son application pourrait constituer une garantie relative contre le financement d’innovations étrangères.

M. Bruno Bonnell. Le critère de la part française n’est pas directement pris en compte dans nos décisions d’investissement car, après quatre décennies de désindustrialisation, notre pays se trouve dans une situation où certaines technologies et certains outils ne sont plus produits sur notre territoire. Prenons l’exemple de la métrologie. Au cours de mes nombreuses visites d’usines, j’ai systématiquement constaté que les équipements de précision proviennent majoritairement du Japon, des États-Unis, de Finlande, d’Allemagne ou de Suisse. Cette réalité témoigne d’un vide industriel que des dizaines de PME françaises pourraient combler, car il ne s’agit pas nécessairement de systèmes complexes à développer. Il fut un temps où la France disposait d’entreprises spécialisées en métrologie, qui ont été vendues ou ont disparu. Cette situation pose un réel problème lorsqu’il s’agit de mettre au point des innovations complexes, qui nécessitent des mesures précises dans divers domaines tels que la chimie, la physique, la mécanique ou la dynamique.

Imposer l’achat exclusif de produits français handicaperait donc considérablement nos entreprises innovantes. Notre approche consiste plutôt à encourager, à travers ces innovations, d’autres entreprises françaises à saisir ces opportunités de marché. Le bond technologique pour combler ces lacunes est l’essence même de l’innovation de rupture, et nous commençons aujourd’hui à en observer.

Néanmoins, lorsque le produit existe sur le territoire français, nous encourageons systématiquement la sous-traitance nationale. Je peux illustrer cela par l’exemple des éoliennes en mer. Pour les flotteurs, malgré la concurrence chinoise et coréenne, nous avons exigé qu’ils soient fabriqués par des entreprises françaises comme condition à l’octroi de nos subventions.

En résumé, lorsque la sous-traitance est possible en France ou en Europe, nous l’encourageons et la soutenons activement. Cependant, nous devons aussi composer avec la réalité du terrain et les capacités industrielles actuelles de notre pays.

M. Éric Labaye. Concernant les contrôles de la Cour des comptes, je souligne que nous sommes dans un contexte d’innovation de rupture qui nécessite une adaptabilité permanente. Il est impératif de réévaluer tous les deux ou trois ans les avancées scientifiques et économiques, tant en termes de marché que de positionnement des coûts et d’effectuer les ajustements nécessaires. Un taux d’échec de 10 % à 20 % est tout à fait normal dans ce cadre. Certains projets peuvent stagner ou être réorientés, tandis que d’autres s’accélèrent, à l’instar d’un portefeuille de nouvelles technologies où certains éléments connaissent une croissance exponentielle quand d’autres ralentissent. Il est donc essentiel de disposer d’une forte capacité d’adaptation pour rediriger les ressources et s’assurer que les personnes compétentes soient présentes pour prendre les décisions. La rapidité d’action est indispensable dans ce processus.

Concernant les investissements futurs, au-delà d’une stratégie à long terme, il est important d’adopter des approches inspirées du modèle américain dans lequel les chefs de projet ont une autonomie décisionnelle sur l’allocation des fonds. Cela soulève des questions réglementaires sur la manière d’allouer ces fonds et sur la possibilité d’accorder plus de responsabilités et de capacités décisionnelles au plus près du terrain. L’objectif est de relever des défis sans systématiquement passer par des appels à projets de six à neuf mois, qui peuvent s’avérer obsolètes une fois aboutis.

Je précise également que nous sommes dans un processus d’apprentissage continu depuis plus de quinze années. L’étape actuelle consiste à accroître notre flexibilité, à nous orienter davantage vers l’innovation de rupture et à impliquer les meilleurs scientifiques. Les meilleures innovations mondiales sont en effet généralement pilotées par des scientifiques ayant une compréhension du monde des affaires. Le lien entre science et affaires ou business est plus fluide dans le reste du monde que chez nous, bien que nous ayons considérablement progressé ces quinze dernières années. Ces scientifiques, souvent entrepreneurs eux-mêmes, sont les mieux placés pour aider, décider et allouer les ressources.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué la question de la commande publique comme levier potentiel pour l’innovation, voire pour la réindustrialisation de manière générale, qui semble aujourd’hui sous-exploitée. Comment envisageriez-vous l’instauration d’un critère de localisation ou de proximité dans la commande publique ? Cela permettrait aux acheteurs publics de ne pas se focaliser exclusivement sur le critère quantitatif du prix, mais également sur un critère qualitatif de proximité. Cette approche serait conforme au droit de la concurrence européenne, contrairement à un critère de priorité nationale.

Ma deuxième question porte sur la mise en place d’un mécanisme d’orientation de la commande publique vers des innovations et des prototypes élaborés par des PME. Que penseriez-vous d’un objectif de 2 % des achats courants de l’État consacrés à ces innovations ? Ce dispositif provient d’une recommandation du rapport de M. Louis Gallois et s’inspirait directement des programmes dits Small Business Innovation Research (SBRI) britannique et américain.

M. Éric Labaye. Je pense que cette proposition mérite d’être sérieusement considérée. Nous parlons depuis vingt ans du Small Business Act, dans un sens plus large, mis en place par les Américains dans l’objectif de soutenir les PME. Cette idée permettrait d’orienter la dynamique autour de l’innovation, en incitant les acheteurs des grandes entreprises et de l’État à y être plus attentifs. Il faudrait probablement réévaluer l’impact économique actuel, mais la direction me semble pertinente pour rapprocher les acheteurs de l’innovation.

Quant à la question de la localisation, je pense également qu’elle mérite d’être examinée. Les achats publics se basent déjà sur des critères multiples et cette règle pourrait en faire partie. Je crois cependant qu’il s’agit également d’un changement culturel car nous avons aujourd’hui tendance à minimiser les risques en choisissant de grandes entreprises. Il faudrait donc développer une culture qui encourage la prise de risques mesurés et l’expérimentation de l’innovation.

Nous touchons ici à une spécificité culturelle française. Les statistiques montrent que l’intelligence artificielle (IA) est moins avancée dans les entreprises françaises que dans les entreprises nordiques, comme cela avait déjà été observé avec le numérique il y a quinze ans. La France n’est généralement pas parmi les premiers pays à adopter les innovations. Cela semble tenir à une forme d’aversion au risque, ou à une perception répandue selon laquelle la technologie poserait un problème ou aurait un impact négatif sur l’emploi, alors que nous constatons en réalité de plus en plus qu’elle engendre des gains de productivité et favorise la création d’emplois dans d’autres secteurs.

Il me semble nécessaire d’imaginer un discours collectif entre politiques, économistes et entreprises sur le fait que l’innovation technologique doit faire partie intégrante de notre façon de travailler, tant dans les entreprises que dans le fonctionnement de l’État. Si nous pouvons certes mettre en place des règles et des aides, je crois fondamentalement que la recherche de l’excellence pour servir un client ou un citoyen passe par l’innovation. Si nous parvenions à faire évoluer cette mentalité, nous n’aurions peut-être même plus besoin d’imposer des règles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je suis d’accord avec vous mais, avant même de faire évoluer cette culture d’achat française, il faut donner la liberté aux acheteurs publics. Malheureusement, aujourd’hui, ils n’en disposent pas, à moins de contourner les règles en utilisant la clause environnementale. Ce critère environnemental semble être, en dehors du prix, le seul moyen pour un acheteur public de favoriser une offre française.

Mme Géraldine Leveau, adjointe au secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030. Le comité interministériel de l’innovation nous a sollicités pour formuler des propositions à court terme visant à renforcer l’achat public d’innovation, tant au niveau de l’État que des collectivités territoriales et nous y travaillons activement. Le projet de loi sur la recherche scientifique, actuellement en débat, comporte également des dispositions pour augmenter les seuils des partenariats d’innovation et favoriser la commande publique dans ce domaine.

Dans le cadre de France 2030, nous avons expérimenté de nouvelles approches, allant au-delà des traditionnels appels à projets. Bien que la loi de finances nous impose une distribution des crédits sous forme d’appels compétitifs, nous avons testé des solutions de commandes publiques afin de permettre à nos start-ups non seulement d’être subventionnées, mais également de trouver leurs premiers clients. Nous avons appliqué cette stratégie dans le secteur spatial avec le Centre national d’études spatiales (Cnes), notamment pour les micro-lanceurs, avec le recours à l’achat direct de solutions plutôt qu’aux subventions.

Nous avons adopté une approche similaire dans le domaine du quantique, en collaboration avec le ministère des armées, qui a lancé un concours d’innovation en vue d’acquérir le meilleur ordinateur quantique destiné à nos forces armées. Actuellement, cinq entreprises concurrentes bénéficiant d’un achat public sont en compétition. Le nombre de participants diminuera progressivement jusqu’à la sélection de l’ordinateur quantique final, prévu pour la fin de cette décennie.

Ces initiatives se concentrent sur des technologies de pointe, car le rôle de France 2030 et du SGPI n’est pas de gérer les solutions numériques courantes des agents publics. Nous collaborons néanmoins étroitement avec nos collègues d’autres administrations pour améliorer l’appropriation de l’innovation française dans le secteur public.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Labaye, quels sont aujourd’hui, selon vous, les principaux freins réglementaires à l’innovation ?

Madame Leveau, dans le cadre des attributions de financement, notamment lors des appels à projets, quels sont les principaux freins à l’innovation que vous identifiez aujourd’hui dans notre pays ?

Le principe de précaution, bien qu’indispensable et nécessaire, est-il selon vous un facteur du décrochage de la France en termes d’innovation par rapport à d’autres pays ? Il convient toutefois de relativiser ce décrochage, car nous n’avons pas à rougir de notre capacité d’innovation.

Enfin, les règles européennes telles que le règlement général sur la protection des données (RGPD) constituent-elles un frein à l’innovation dans les domaines de l’intelligence artificielle et du numérique ?

M. Éric Labaye. La question réglementaire est complexe. Je prendrai l’exemple du secteur de la santé, où nous menons d’importants travaux. J’évoquais précédemment le processus d’introduction d’un médicament sur le marché et les essais cliniques, domaines dans lesquels la France a perdu du terrain ces dernières années. La réglementation joue un rôle crucial, notamment dans la composition des comités et la définition des processus, tout en ralentissant considérablement l’innovation. En France, le processus dure deux fois plus longtemps que dans d’autres États européens.

Je m’interroge sur les barrières à l’agilité que nous avons pu ériger dans certains domaines. J’apprécie toujours de comparer nos pratiques à la moyenne de l’OCDE, que ce soit en matière de réglementation, de fiscalité ou d’autres aspects. Généralement, lorsque nous sommes moins performants, l’impact est visible. Dans le domaine de la santé, de nombreuses barrières existent, alors que nos homologues européens ne disposent pas nécessairement d’un système de santé moins performant ou moins protecteur pour les patients.

Il est donc essentiel de réfléchir à l’allègement de certaines réglementations en s’inspirant des pratiques de nos voisins, qui parviennent à introduire des médicaments deux fois plus rapidement. L’Espagne, par exemple, est aujourd’hui le chef de file européen dans le domaine des essais cliniques. Il faut examiner cette question secteur par secteur afin de libérer l’innovation dans chaque domaine et nous sommes en train de le faire méthodiquement.

Concernant le principe de précaution, je pense que nous avons, en France, un rapport au risque particulier car nous évoquons toujours la protection mais rarement la prise de risque, pourtant cruciale. Cela s’applique non seulement à la création d’entreprise mais également à l’épargne. Les Français épargnent beaucoup mais privilégient les fonds en euros plutôt que le capital-risque ou le capital-investissement alors que, sur quarante ans, le rendement de ces derniers est nettement supérieur malgré une volatilité plus élevée. Toutes les études démontrent que sur le long terme, les actions rapportent plus que les fonds en euros. Cette culture du risque se reflète dans la gestion des fonds de pension. De nombreux pays disposent de fonds qui investissent une partie de leurs allocations dans des actifs risqués comme le capital-risque. C’est d’ailleurs un lien direct avec l’innovation, car les fonds de capital-investissement et de capital-risque sont souvent alimentés par ces fonds de pension anglo-saxons ou nordiques.

Je pense que la culture joue un rôle crucial, tant dans la façon dont les acteurs parlent du risque que dans l’éducation dès le plus jeune âge. L’État est là pour protéger, mais chacun devrait être encouragé à prendre des risques. Cet aspect culturel est fondamental, au-delà des questions de réglementation et de financement.

J’évoquerai, pour terminer, un dernier point crucial qui est le lien entre l’université, le secteur public et le secteur privé, entre la recherche fondamentale et les start-ups. Sur ce plan, la France a considérablement évolué depuis quinze ans puisque de nombreux chercheurs s’intéressent désormais aux start-ups et à la propriété intellectuelle. Cependant, nous avons encore du chemin à parcourir pour renforcer ces liens, essentiels pour la réindustrialisation.

Mme Géraldine Leveau. Notre mission consiste à accompagner le risque, même si la France peut être perçue comme réticente à cet égard. Nous prenons des décisions d’investissement en collaboration étroite avec nos partenaires d’autres ministères afin de lever les obstacles réglementaires potentiels à l’innovation. Notre action se veut cohérente et au service des objectifs de politique publique. Le président Labaye a rappelé nos efforts dans le domaine de la santé et des biotechnologies. Malgré des investissements conséquents dans le cadre des programmes antérieurs, certains projets n’ont pas abouti en France pour toutes les raisons évoquées. C’est également pour cela que nous avons renforcé notre équipe avec des experts dédiés à l’accélération de la mise sur le marché des médicaments, notamment en facilitant les aspects réglementaires. Il revient bien entendu aux législateurs de modifier les réglementations encadrant ces structures mais nos décisions d’investissement prennent en compte le cadre existant, en agissant sur tous les leviers possibles. France 2030 ne se limite pas à l’allocation de milliards d’euros, mais représente une action cohérente de l’État et de l’ensemble de ses services pour faciliter le déploiement des projets. Concrètement, lorsque nous prenons une décision d’investissement, nous sollicitons le préfet local pour accélérer l’ouverture des usines dans les délais impartis, en optimisant les procédures de vérification des installations. Notre approche se veut donc globale et cohérente.

M. Éric Michoux (UDR). En tant qu’entrepreneur à la tête d’un groupe de trente-cinq PME, j’ai pris la décision d’interdire le recours aux subventions au sein de mes entreprises en raison du temps et des ressources considérables qui sont nécessaires pour comprendre, préparer et soumettre les dossiers de demande de subventions. Les démarches auprès des différents services administratifs s’avèrent extrêmement complexes et nous nous exposons fréquemment à des contrôles ultérieurs qui peuvent remettre en question les subventions obtenues. Ce constat d’une complexité administrative excessive est largement partagé sur le terrain, y compris au sein des organisations syndicales dont j’ai fait partie. Nombreux sont ceux qui préfèrent consacrer leur temps et leur énergie à travailler plutôt qu’à naviguer dans ces procédures complexes.

Mme Géraldine Leveau. Nous distribuons des fonds publics, plus précisément 54 milliards d’euros, ce qui implique nécessairement une certaine complexité. Nous nous efforçons quotidiennement de simplifier nos procédures, tout en veillant à ne pas être accusés de distribuer l’argent de manière trop laxiste. Si une entreprise parvient à innover sans le soutien de l’État, nous nous en réjouissons, car le premier principe de notre doctrine d’intervention est que l’aide publique soit incitative. Nous sommes ravis de voir des entreprises se financer par leurs propres moyens, que ce soit grâce à la confiance des banques, à des investisseurs privés ou à un chiffre d’affaires suffisant. Nous estimons cependant que, pour des investissements massifs en R&D et des innovations de rupture, qui ne sont pas encore compétitifs ni rentables, certaines entreprises ont encore besoin de notre soutien.

Comme je l’ai expliqué hier à vos collègues sénateurs devant la commission d’enquête relative aux missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l’État, nos efforts de simplification ont parfois conduit à des situations où ce sont les entreprises qui ralentissent nos délais. Par exemple, nous avons réduit les documents requis lors du dépôt initial d’un dossier, ne les demandant qu’aux entreprises sélectionnées. Cependant, ces dernières mettent souvent plus de deux mois et demi à nous fournir ces pièces nécessaires. Nous devons rendre des comptes aux législateurs, aux citoyens et à la Cour des comptes sur l’utilisation des fonds publics et, parfois, les entreprises ne facilitent pas cette simplification.

J’ajoute qu’il convient de distinguer France Relance, qui était un dispositif de guichet visant à relancer rapidement l’économie, du plan France 2030. Nous sommes un programme d’investissement à long terme, successeur non pas de France Relance mais des PIA, avec une logique d’intervention publique fondamentalement différente.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions et vous invite à compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été transmis ou en faisant parvenir au secrétariat tout document que vous jugeriez utile à notre commission.

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38.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des représentants des organisations syndicales de salariés : Confédération française démocratique du travail (CFDT) : M. Marc Aubry, secrétaire national de la fédération générale des mines et de la métallurgie (CFDT-FGMM) en charge de la politique industrielle et de la RSE ; Confédération générale du travail (CGT) : Mme Virginie Neumayer, membre de la direction confédérale, et Mme Clothilde Mathieu, conseillère confédérale industrie-environnement ; Confédération générale du travail – Force ouvrière (FO) : Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale en charge de l’organisation, des affaires juridiques et des outre-mer, et M. Valentin Rodriguez, secrétaire général de la fédération des métaux FO ;Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC) : M. Bruno Azière, délégué national au sein du secteur transition économique, membre du comité exécutif du Conseil national de l’industrie, et M. Louis Delbos, chargé d’étude au sein du service économie et protection sociale

M. le président Charles Rodwell. Aujourd’hui, nous entendrons les représentants des organisations syndicales des salariés. Nous accueillons :

– pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) : M. Marc Aubry, secrétaire national de la fédération générale des mines et de la métallurgie (CFDT-FGMM) en charge de la politique industrielle et de la RSE ;

– pour la Confédération générale du travail (CGT) : Mme Virginie Neumayer, membre de la direction confédérale et Mme Clothilde Mathieu, conseillère confédérale industrie-environnement ;

– pour Force ouvrière (FO) : Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale en charge de l’organisation, des affaires juridiques et des outre-mer et M. Valentin Rodriguez, secrétaire général de la fédération des métaux FO ;

– pour la Confédération générale des cadres (CFE-CGC) : M. Bruno Azière, délégué national au sein du secteur transition économique, membre du comité exécutif du Conseil national de l’industrie et M. Louis Delbos, chargé d’étude au sein du service économie et protection sociale.

Le représentant de la Confédération française des travailleurs chrétiens pourra nous rejoindre en cours d’audition.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu présents à notre invitation.

Je vous invite à déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Marc Aubry, Mme Virginie Neumayer, Mme Clothilde Mathieu, Mme Patricia Drevon, M. Valentin Rodriguez, M. Bruno Azière et M. Louis Delbos prêtent serment.)

M. Marc Aubry, secrétaire national de la fédération générale des mines et de la métallurgie (CFDT-FGMM) en charge de la politique industrielle et de la RSE. Ingénieur de formation, j’ai débuté ma carrière en 1988 à la Société européenne de production avant d’assumer des fonctions syndicales dix ans plus tard. J’ai notamment été représentant syndical central, coordinateur Safran et administrateur représentant les salariés actionnaires du groupe Safran pendant huit ans. Depuis 2019, je suis secrétaire national à la fédération générale des mines et de la métallurgie, en charge de la politique industrielle et de la responsabilité sociale des entreprises. Je siège également au Conseil national d’économie circulaire. Notre fédération, qui couvre les secteurs de la métallurgie, des services automobiles, de l’aéronautique et du recyclage, représente plus de deux millions de salariés de l’industrie.

L’industrie française a connu une désindustrialisation marquée entre 1970 et 2010, sa part dans le produit intérieur brut (PIB) chutant de 17 % à 11 % entre 1995 et 2010. Depuis le milieu des années 2010, une dynamique de réindustrialisation s’est amorcée, malgré les perturbations liées à la crise du Covid-19 et à la guerre en Ukraine. Cependant, cette dynamique semble s’interrompre en 2024, dans un contexte d’incertitude politique en France, en Europe et aux États-Unis.

L’industrie est cruciale pour la prospérité économique, la cohésion sociale et territoriale, ainsi que pour la transition écologique. La Confédération française démocratique du travail (CFDT) défend le développement d’activités industrielles durables et une politique économique alliant renforcement de la productivité, investissements ciblés et création d’un environnement favorable à l’implantation et au développement d’activités industrielles en France.

La transition écologique, obligation légale découlant de l’accord de Paris sur le climat, vise la neutralité carbone d’ici 2050 et une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Pour la CFDT, ces objectifs sont incontournables. L’industrie jouera un rôle central dans la réussite de la décarbonation, tant par la réduction de ses propres émissions que par le développement de solutions technologiques décarbonées pour le bâtiment et les transports, ainsi que par la promotion de l’économie circulaire. La décroissance impérative de l’usage des carburants fossiles passe par l’électrification des usages dans les transports et le logement.

La CFDT soutient le développement d’une production d’électricité décarbonée et l’optimisation du recyclage des déchets dans le cadre d’une économie circulaire. Nous préconisons une transformation de l’industrie qui consolide les filières d’excellence existantes et favorise l’émergence de nouvelles.

Cette transformation écologique nécessite des investissements considérables, impliquant un engagement fort des entreprises et, si nécessaire, un accompagnement public impérativement assorti de conditionnalités sociales et écologiques. La gestion efficace des emplois et des compétences est cruciale pour répondre aux besoins des secteurs porteurs tout en assurant la reconversion des salariés des secteurs en déclin, tout en préservant en France un outil de production performant et un savoir-faire global.

La souveraineté stratégique est essentielle pour réduire notre dépendance aux importations de matières premières, d’énergie et de technologies. La CFDT plaide pour une souveraineté d’approvisionnement, y compris par la relance de l’extraction minière en France, dans le respect des normes sociales et environnementales.

L’industrie de la défense, qui emploie plus de 200 000 personnes en France, offre des perspectives de croissance significatives, notamment dans le contexte d’une politique européenne de défense émergente.

En conclusion, l’industrie française est en pleine mutation, confrontée à des défis mais aussi à des opportunités liées à la transition écologique, à la souveraineté stratégique et à la réindustrialisation. Dans ce contexte, toutes les parties prenantes doivent être entendues, respectées et assumer leurs responsabilités. Le plus grand obstacle à la réindustrialisation serait de renoncer aux objectifs communs établis, de multiplier les arrêts et les reprises successives, de type stop and go.

Mme Virginie Neumayer, membre de la direction confédérale de la Confédération générale du travail (CGT). Depuis 1975, nous avons constaté une baisse significative des effectifs, qui sont passés de 5,3 millions à 2,3 millions d’emplois aujourd’hui et dont la part dans la valeur ajoutée se monte à 12,8 % seulement. En comparaison, l’Allemagne conserve une part industrielle de 24 % dans son économie. Il est important de noter que les freins à la réindustrialisation ne sont pas liés au coût du travail, celui-ci étant plus faible en France qu’en Allemagne, comme l’indiquait le code du travail en 2023.

La crise du Covid a mis en lumière nos lacunes en termes de production de biens essentiels tels que les diamants, les masques, les tests et le paracétamol. Malheureusement, toutes les leçons n’ont pas été retenues. Sanofi, par exemple, a cédé sa filiale de paracétamol à une entreprise américaine et vient d’annoncer un investissement de plus de 20 milliards de dollars aux États-Unis. Les domaines régaliens sont également touchés, comme en témoigne le démantèlement d’Atos, géant numérique français, dont le supercalculateur est désormais menacé.

Nous avons recensé 360 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) depuis l’automne. La CGT a proposé dans un document « 16 mesures d’urgences contre la guerre commerciale » guerre qui va aggraver la situation de certaines filières par effet de bord. Nous demandons instamment la tenue d’états généraux de l’industrie pour présenter nos propositions. Nous constatons que la puissance publique est souvent sollicitée, que ce soit pour indemniser les salariés dans le cadre de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ou pour sauver certains sites. À cet égard, nous avons une alerte précise sur la situation de Vencorex.

Pour redresser la situation, il faut préserver l’existant. ArcelorMittal envisage de quitter la France et l’Europe d’ici 2030, alors que l’acier est indispensable pour la transition écologique, que ce soit pour les transports, les infrastructures énergétiques ou les centrales nucléaires. Selon l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), les besoins en acier augmenteront en effet de 2 à 6 % dans les prochaines années. Nous plaidons pour la nationalisation et la maîtrise publique du secteur de l’acier. Il est illusoire d’espérer une industrie 2.0 sans une industrie traditionnelle solide. C’est une question de volonté politique.

Les grands groupes du CAC 40 opèrent à l’international au détriment de la croissance nationale et de leurs sous-traitants. 62 % de leurs effectifs sont à l’étranger, contre seulement 38 % pour les entreprises allemandes. STMicroelectronics envisage de délocaliser deux chaînes de production à Singapour et de supprimer mille postes. Nous avons alerté les pouvoirs publics sur la situation de ce géant des semi-conducteurs.

Pour nous, il est clair que l’entreprise est devenue une machine à profit ou cash. La part des dividendes dans la valeur ajoutée est passée de 5 % en 1985 à près de 25 % aujourd’hui. Ce n’est pas le financement de la protection sociale qui a conduit aux handicaps structurels que nous observons, mais plutôt les pertes de savoir-faire dues aux externalisations et aux départs volontaires.

Les aides publiques aux entreprises ont augmenté, passant de 157 milliards d’euros en 2019 à plus de 200 milliards depuis 2020. France Relance et France 2030 totalisent 154 milliards d’euros de subventions, mais leurs effets bénéfiques sur l’emploi restent à démontrer. Nous devons abandonner la logique de saupoudrage et d’appels à projets dispersés pour mettre en place une véritable planification.

L’attractivité de notre pays repose sur la valorisation de nos atouts, notamment nos services publics, qui sont des leviers puissants pour l’implantation de centres de production. Pour les salariés, il est essentiel de promouvoir une meilleure connaissance des métiers techniques et de restaurer l’ascenseur social, largement dégradé ces dernières années.

L’électricité décarbonée constitue un avantage comparatif pour notre pays. Cependant, l’opérateur public historique, EDF, a été fragilisé ces dernières décennies par la Commission européenne. Il est temps de sortir du marché de l’électricité pour redonner à EDF les moyens d’investir et de produire efficacement.

Par ailleurs, il est urgent d’engager la décarbonation de notre industrie. Cette démarche sera bénéfique tant pour la planète que pour notre balance commerciale. La planification est indispensable pour un État redistributif efficace. Même si les effets positifs de ces décisions ne seront pas immédiats, il est crucial d’agir dès maintenant.

M. le président Charles Rodwell. Je tiens à préciser que nous auditionnons cet après-midi STMicroelectronics et que nous avons également décidé de convoquer la direction de Sanofi suite aux récentes annonces. Je vous serais reconnaissant de nous transmettre le rapport que vous avez mentionné. Nous avons bien reçu vos mesures d’urgence concernant les plans de sauvegarde de l’emploi.

Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail – Force ouvrière (FO) en charge de l’organisation, des affaires juridiques et des outre-mer. L’importance capitale de l’industrie et de la réindustrialisation pour notre pays et pour l’emploi est un sujet que nous défendons depuis des années, voire des décennies. Malheureusement, nous n’avons pas toujours été entendus. Nous constatons aujourd’hui une volonté parlementaire de se pencher sur cette question, comme en témoignent les diverses auditions sur l’industrie, dont celle-ci.

L’industrie est incontestablement un secteur stratégique pour un pays. Sans production nationale, nous sommes vulnérables. C’est particulièrement évident dans le domaine de la défense, où la volonté de relocaliser la production est manifeste. Prenons l’exemple de l’acier, produit notamment par ArcelorMittal. Quelles mesures concrètes avons-nous prises pour garantir que ces entreprises restent et se développent sur notre territoire ? De notre point de vue syndical, les moyens nécessaires n’ont pas été déployés.

L’industrie est un secteur clé pour l’emploi. Un emploi industriel génère trois à quatre emplois supplémentaires de manière induite. La situation d’ArcelorMittal, qui envisage de quitter la France d’ici 2030, est particulièrement préoccupante. Comment pouvons-nous protéger et développer notre industrie ? Les débats actuels sur le protectionnisme montrent que c’est un outil dont l’Europe s’est peu servie jusqu’à présent contrairement aux États-Unis de Donald Trump. Certains États utilisent ces mécanismes pour protéger leur industrie et leurs emplois. Il est temps que nous nous interrogions sur notre propre stratégie.

Nous disposons d’outils au niveau européen, comme la taxe carbone. Utilisons-nous efficacement cet instrument pour éviter d’être submergés par des produits non européens ? Cette taxe, initialement conçue dans une optique écologique, doit également devenir un levier économique légitime. Exploitons les outils à notre disposition pour protéger et développer notre industrie. En rendant les importations plus coûteuses, nous pourrions influencer les choix industriels de nos grandes entreprises du CAC 40.

Actuellement, nous finançons la recherche et le développement par le crédit d’impôt recherche (CIR) avec des montants considérables provenant des finances de l’État. Cependant, il est paradoxal que nous n’imposions pas la condition que les résultats de ces recherches soient produits sur le territoire français qui les a financées. Nous sommes favorables à ce que l’État soutienne nos entreprises dans leurs projets d’innovation et de développement de secteurs stratégiques, mais il est inacceptable que cette production soit ensuite délocalisée en Chine, aux États-Unis ou ailleurs.

Le cas de Sanofi illustre parfaitement cette problématique. Cette entreprise a procédé à des plans de sauvegarde de l’emploi quasiment chaque année depuis longtemps, et ce n’est que maintenant que l’on commence à s’en inquiéter. Nous disposons d’outils comme la Banque publique d’investissement (BPIFrance), créée à notre demande il y a quelques années. Il est impératif de renforcer son efficacité, particulièrement dans l’accompagnement des très petites entreprises et des petites et moyennes entreprises (TPE-PME), en simplifiant son accès et en aidant les entreprises à monter leurs projets pour bénéficier de son soutien.

Nous sommes favorables aux normes, notamment écologiques et relatives aux conditions de travail. Néanmoins, elles deviennent problématiques lorsqu’elles créent une concurrence déloyale au sein même de l’Union européenne, notamment avec les pays de l’Est. Il est crucial de construire une Europe sociale et d’élever le niveau de protection sociale pour tous les salariés européens, afin d’éviter que la protection sociale ne devienne une variable d’ajustement.

Il est également nécessaire de rétablir certaines aides actuellement interdites pour des raisons de concurrence européenne, particulièrement lorsqu’il s’agit de filières stratégiques. La réglementation européenne doit évoluer pour permettre le soutien de ces secteurs essentiels à notre souveraineté nationale.

Nous devons créer de véritables lieux de dialogue et de consensus entre les acteurs des différentes filières pour élaborer des stratégies efficaces. Le secteur alimentaire, par exemple, montre les limites de l’approche actuelle, avec des augmentations de prix importantes sans résultats probants.

La formation et la reconversion professionnelle sont également des enjeux majeurs. Les métiers de l’industrie évoluent rapidement, et nous devons préparer nos salariés à ces changements. Une vraie stratégie de reconversion est nécessaire pour rendre l’industrie plus attractive et assurer son avenir.

Enfin, nous devons lutter contre le déficit d’image de l’industrie auprès des jeunes. Cette désaffection nuit à l’innovation et à l’avenir du secteur. Il est essentiel de revaloriser ces métiers et de communiquer sur l’importance d’une industrie forte pour notre pays. L’État doit porter cette campagne de communication pour attirer les talents dont nous avons crucialement besoin dans l’industrie.

M. Valentin Rodriguez, secrétaire général de la fédération des métaux FO. Notre priorité absolue doit être d’empêcher la disparition ou la délocalisation des industries existantes sur notre territoire. Prenons l’exemple historique d’Arcelor. En 2006, ce groupe, issu de la fusion d’entreprises française, espagnole et luxembourgeoise, était le leader mondial de l’acier, maîtrisant des technologies uniques. Pourtant, nous avons cédé à une offre publique d’achat (OPA) de Mittal Steel, dont la gestion actuelle du secteur est discutable.

Dans l’automobile, nous avons perdu 100 000 emplois depuis les années 2000, non pas à cause de réglementations particulières ou de la transition écologique, mais en raison de la mise en concurrence des sites au sein de l’Union européenne. Aujourd’hui, seul un véhicule sur cinq acheté par les Français est fabriqué sur le territoire national, contre un sur deux au début des années 2000. Les trois modèles les plus vendus, la Clio, la 208 et la Dacia Sandero, ne sont plus produits en France, certains étant même fabriqués hors d’Europe, au Maroc ou en Turquie.

Nous possédons encore une industrie en France et nous devons y consacrer des moyens conséquents. Nous devons aborder les questions de compétitivité, notamment énergétique, et améliorer le dialogue social, y compris au sein du Conseil national de l’industrie (CNI).

Nous avons heureusement encore des fleurons industriels français qu’il convient de protéger, soit par un protectionnisme intelligent, soit par des conditions plus exigeantes aux frontières, soit par la conditionnalité des aides publiques. Je pense à l’aéronautique avec Airbus, mais aussi au spatial avec le lanceur de la fusée Ariane, assemblé au Mureaux, et au nucléaire, porteur d’avenir malgré le manque d’investissements ces dernières années. Ces secteurs, créateurs d’emplois pour l’avenir, doivent être soutenus et protégés. Il est essentiel de rattraper notre retard et de faire des choix politiques clairs en leur faveur.

M. Bruno Azière, délégué national de la Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) au sein du secteur transition économique, membre du comité exécutif du Conseil national de l’industrie. La réindustrialisation, ou plus précisément le positionnement adéquat de l’industrie dans notre économie, ne vise pas uniquement l’accroissement de la création de richesses. Nous la considérons comme un facteur essentiel pour notre société, renforçant notre souveraineté en réduisant nos dépendances, favorisant la cohésion par la territorialisation de nos activités et sécurisant nos enjeux environnementaux. Cependant, sa mise en œuvre se heurte à de nombreux obstacles. Le premier, évoqué par certains collègues, relève du bon sens : il est impératif de mettre un terme à la destruction de notre capital industriel, encore trop fréquente dans nos territoires. Lorsque des emplois industriels disparaissent et que les outils industriels sont abandonnés, notre réponse habituelle consiste à revitaliser les territoires avec d’autres secteurs d’activité. Or la compétence industrielle représente une valeur nationale qu’il nous faut impérativement préserver.

Un autre défi, souvent présenté sous l’angle de l’attractivité, mais que nous préférons qualifier de fierté, consiste à réenchanter collectivement l’industrie. Les années de désindustrialisation, d’entreprises sans usine ou fabless ont profondément altéré les perceptions de ce secteur. Pour y remédier, l’industrie doit se concentrer sur le contenu de ses sites, au-delà de son image. En effet, si nos promesses ne correspondent pas à la réalité, nos efforts seront vains. Les meilleurs ambassadeurs sont les salariés eux-mêmes. Ils doivent donc constater concrètement les changements pour que les discours soient crédibles. Cela englobe les conditions de travail, la sécurité, la sécurisation des parcours professionnels, l’organisation du travail, mais aussi le partage de la valeur, l’inclusion et le management.

La compétitivité de nos industriels constitue également un enjeu majeur. L’industrie, par nature transformatrice, consomme de l’énergie. Si cette consommation est cinq fois supérieure à celle de ses concurrents, elle ne pourra pas être compétitive. Comme l’a dit Olivier Lluansi devant votre commission, l’énergie est la sève de l’industrie. Sans une énergie décarbonée et compétitive, toute réindustrialisation est compromise. Notre organisation dresse un constat sans équivoque : la perte de capacité de production d’électricité pilotable entraîne inévitablement une hausse des prix de l’énergie insoutenable pour les industriels soumis à une concurrence mondiale. L’électricité est devenue plus onéreuse en Europe que chez ses concurrents industriels comme la Chine et les États-Unis, générant des écarts de compétitivité qui ont entraîné, entraînent et entraîneront des délocalisations et un appauvrissement de notre capacité industrielle.

Plus que jamais, l’énergie doit être abordable et, dans un monde décarboné, l’électricité joue un rôle crucial. Elle doit être stable, disponible, c’est-à-dire pilotable et diffusable. C’est pourquoi nous préconisons une meilleure maîtrise de notre mix énergétique, la préservation de notre filière nucléaire, la lutte contre les prix négatifs, la garantie de la stabilité des réseaux, la réforme du marché européen de l’électricité, et la fin d’une politique de concurrence excessive dans les entreprises de réseaux.

La CFE-CGC défend depuis longtemps l’idée qu’une réindustrialisation de notre pays passera par la montée en gamme de notre industrie. L’amélioration de la compétitivité hors-prix de nos entreprises est indispensable, car elle encouragerait le développement de produits plus qualitatifs et innovants, aux marges plus confortables. Notre structure productive serait ainsi moins dépendante des facteurs coûts, favorisant une production plus locale. Collectivement, nous pourrions en tirer des bénéfices en termes de croissance de l’emploi et d’amélioration de notre performance à l’exportation.

Pour la CFE-CGC, une politique de réindustrialisation doit privilégier des stratégies de moyen et long terme, axées sur l’amélioration de notre compétitivité hors-prix. La recherche constitue un levier essentiel à cet égard, à condition de lui allouer des moyens suffisants. Nous appelons à mobiliser amplement ce domaine d’action pour construire une véritable politique d’innovation orientée vers le long terme. En matière d’investissement en recherche et développement, la France accuse un retard. En y consacrant 2,2 % de son PIB en 2021, elle peine à atteindre la moyenne de l’OCDE et échoue à atteindre l’objectif des 3 % fixé par la stratégie de Lisbonne en 2010. À titre de comparaison, la Suède et la Belgique consacrent 3,4 % de leur PIB à la recherche et développement, l’Allemagne 3,1 %.

Par ailleurs, la reconquête industrielle, combinée à nos enjeux de transformation environnementale et numérique, nécessite le renforcement des compétences. Il est impératif d’améliorer l’appareil de formation et de réduire le coût du travail qualifié sans compromettre l’attractivité des rémunérations.

L’industrie s’articule majoritairement autour de filières industrielles, structurées par de grands donneurs d’ordres. Le défi à relever réside dans l’instauration d’une forme de solidarité intra-filière, notamment en permettant un meilleur partage de la valeur produite entre les maillons de la chaîne de valeur. Trop souvent, les TPE-PME subissent la pression économique des grands groupes visant à réduire les coûts d’approvisionnement et de sous-traitance. Cette pression se répercute en cascade sur les sous-traitants de rang inférieur, compromettant leur équilibre économique et leur capacité d’investissement. Elle les contraint à comprimer leurs marges au-delà du raisonnable et à exiger une flexibilité du travail excessive, parfois simplement pour survivre face à la concurrence des pays à bas coûts ou low cost et résister à la captation par le haut du fruit de leur travail.

Cette problématique entame la capacité d’investissement des PME, qui ne peuvent plus allouer suffisamment de moyens au développement de produits ou à la modernisation de leurs outils de production. C’est particulièrement flagrant dans l’industrie, où l’on constate que les PME françaises sont nettement moins robotisées que leurs homologues allemandes. Ce retard freine et limite la mise en place d’une production locale qui pourrait se substituer aux importations.

En outre, pour répondre aux besoins massifs d’investissement dans l’industrie, que ce soit pour gérer la transition de certains modèles de production ou pour mettre en place des politiques innovantes, nous estimons que les salariés peuvent jouer un rôle plus important. L’épargne salariale constitue pour la CFE-CGC une manne financière considérable, avec des encours atteignant 200 milliards d’euros en 2024, insuffisamment exploitée et qui pourrait être davantage orientée vers l’industrie française. C’est pourquoi nous promouvons la création d’un fonds à impact industriel en faveur du Made in France pour soutenir les entreprises ayant une dynamique de création de valeur et d’emploi en France. Ce fonds, actuellement en cours de création, devrait être lancé l’année prochaine et se concentrer sur l’industrie au sens large.

Cependant, les obstacles ne sont pas uniquement nationaux. Certains trouvent leur origine au niveau européen, notamment lorsque la doctrine commerciale de l’Europe n’est pas alignée avec sa politique industrielle. Il est en effet incompréhensible d’orienter nos industriels vers des productions éthiques sur le plan environnemental et sociétal, tout en laissant entrer sans contrepartie des produits concurrents qui ne répondent pas aux mêmes exigences. L’Europe doit cesser d’être naïve vis-à-vis d’un commerce mondial dont elle est la dernière à vouloir respecter les règles et faire de sa politique commerciale un élément de consolidation du marché intérieur. Nous sommes conscients que cela peut avoir un impact sur l’inflation, mais les consommateurs européens devront accepter ces efforts pour soutenir notre industrie et notre compétitivité à long terme.

La souveraineté et le respect de l’environnement constituent des piliers essentiels pour garantir notre indépendance future et améliorer notre qualité de vie. Cette démarche implique nécessairement des adaptations. À titre d’exemple, il est impératif d’instaurer une préférence européenne dans les marchés publics. La CFE-CGC estime que l’État doit montrer l’exemple en adoptant une approche plus exigeante dans sa commande publique. Celle-ci représente, en incluant les collectivités locales, plus de 170 milliards d’euros en 2023. Cependant, l’observatoire économique de la commande publique souligne que seulement 18 % des marchés publics, en termes de montant, intègrent une clause sociale, et 29 % une clause environnementale.

Pour favoriser l’émergence d’une économie plus solidaire et durable, il est crucial de réserver davantage la commande publique aux entreprises qui contribuent activement au développement de l’emploi et à la protection de l’environnement. De plus, il est essentiel d’allouer une part significative de la commande publique aux TPE-PME, acteurs clés du dynamisme économique de nos territoires. À cet égard, nous saluons les avancées formulées dans le projet de loi sur la simplification de la vie économique.

En conclusion, j’ai entendu de nombreuses personnes, devant cette commission et ailleurs, s’interroger sur les freins à notre volonté apparemment collective de réindustrialiser le pays. Bien qu’il soit difficile de déterminer quelles approches seront les plus efficaces, nous sommes convaincus que toute initiative nécessite une stratégie à long terme et un pilotage rigoureux du plan d’action décidé. Vision et stabilité sont les clés du développement industriel. N’oublions pas que ce dernier est avant tout le fruit de la persévérance dans le temps. Par ailleurs, il est important de souligner qu’une réindustrialisation durable ne peut se faire sans la présence d’une industrie amont performante et compétitive en Europe.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaiterais commencer par aborder la question du coût du travail et, plus largement, de la protection sociale, notamment les volets retraite et santé. Actuellement, son financement repose presque exclusivement sur le travail, principalement via le système de cotisations. Compte tenu du vieillissement de notre population, ces coûts sont appelés à augmenter. Quelles solutions proposez-vous face à ce défi ?

Notre groupe préconise notamment le développement de la retraite par capitalisation, qui permettrait de réduire la pression sur le coût du travail, garantirait une retraite plus élevée à de nombreux retraités, comme c’est le cas dans la fonction publique en France ou dans d’autres pays, et favoriserait la création de fonds français ou européens capables de financer nos entreprises, à l’instar de ce qui se fait aux États-Unis. Quel est votre avis sur cette proposition ?

Madame Neumayer, vous avez souligné la baisse du coût du travail en France par rapport à l’Allemagne. Nous estimons que cette évolution est le résultat des mesures telles que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), les baisses successives de cotisations et le crédit d’impôt recherche. Quelle est votre analyse sur ce point ?

En ce qui concerne la protection de nos entreprises sur les marchés national et européen, je souhaite aussi vous interroger sur l’extension de la taxe carbone aux frontières. Le principe initial visait à protéger nos sidérurgistes ou métallurgistes engagés dans la décarbonation de leur production, face à l’importation de produits concurrents moins chers mais plus polluants. Bien que le principe semble juste, son application reste perfectible.

Nous envisageons deux options : soit supprimer cette taxe carbone aux frontières, soit l’étendre aux produits finaux, secteur par secteur. Notre groupe propose d’étendre la taxe carbone aux frontières et d’allouer l’intégralité des recettes à la réduction des impôts de production. Ainsi, nous taxerions les importateurs qui polluent pour alléger la charge fiscale de nos entreprises produisant sur le territoire français. J’aimerais connaître votre opinion sur ces propositions.

Mme Virginie Neumayer (CGT). Notre analyse démontre que la question de la réindustrialisation n’est pas directement liée à celle du coût du travail. Nous avons illustré ce point en comparant la situation avec l’Allemagne. Même si la question des recettes se pose, il me semble que cette commission a largement entendu les positions de France Industrie, du Medef et de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Leurs préoccupations semblent davantage porter sur le maintien de l’industrie existante sur le territoire national, ce qui nous paraît disproportionné par rapport aux solutions envisagées.

J’ai partiellement répondu concernant les solutions, mais il est évident que la privatisation n’en fait pas partie. Nous revenons trop souvent sur ces sujets au détriment d’une réflexion plus approfondie. Cela pose la question de la planification et de l’anticipation de ces enjeux.

En complément, nous soulevons la question de l’équité entre les femmes et les hommes en matière de revenus. Vous avez fait référence aux aides publiques, notamment au crédit d’impôt recherche. Ces aides, accordées sans conditionnalité, bénéficient à certaines entreprises détenues majoritairement par des fonds de pension américains comme Blackrock. Ainsi, les aides publiques financent indirectement la protection sociale au profit de ces fonds de pension étrangers.

Concernant la question industrielle, il est important de noter que certains aspects négatifs n’ont pas été pris en compte. Je tiens à souligner qu’en France, l’empreinte carbone augmente relativement par rapport à nos voisins, tandis que nos émissions de gaz à effet de serre stagnent, voire régressent, en raison d’une forte désindustrialisation. Il a également été mentionné qu’il ne s’agit pas tant d’augmenter la production d’électricité que de mieux la réguler. Actuellement, notre consommation électrique est équivalente à celle de 2005, ce qui révèle des injonctions contradictoires qu’il faut résoudre.

Quant à vos propositions sur la taxe carbone, la question de son extension à divers secteurs se pose, étant donné que seuls certains sont actuellement concernés, comme l’acier, le ciment, les engrais, l’aluminium et l’électricité. Il est certainement nécessaire d’élargir son champ d’application pour lutter efficacement contre le dumping climatique, contre les pays qui cherchent à accroître leur compétitivité en négligeant les normes environnementales. Cependant, il est crucial de souligner que cela n’empêchera pas les délocalisations au sein de l’Union européenne, comme nous l’avons observé avec les mouvements vers les pays de l’Europe de l’Est.

Pour répondre à ces défis, nous proposons un choc d’harmonisation fiscale au sein de l’Union européenne, basé sur des normes sociales et environnementales communes. Il est essentiel de se préoccuper des conditions dans lesquelles les produits sont fabriqués à l’échelle mondiale et de faire respecter les devoirs de vigilance des grands groupes. Ces propositions nous semblent plus pertinentes et plus larges que la simple extension de la taxe carbone, dont le mécanisme présente certaines limites.

Mme Patricia Drevon (FO). J’entends votre interrogation sur les cotisations sociales, dont la baisse est présentée comme la solution universelle. Cependant, il convient de rappeler que les exonérations n’ont cessé d’augmenter, atteignant aujourd’hui 200 milliards d’euros, sans conditionnalités ni impact significatif sur la réindustrialisation en France. Le coût du travail ne semble donc pas être l’obstacle principal, ayant bénéficié d’un soutien conséquent ces dernières années. Le rapport de la mission confiée à Antoine Bozio et Étienne Wasmer relative à l’articulation entre les salaires, le coût du travail et la prime d’activité et à son effet sur l’emploi, le niveau des salaires et l’activité économique, commandé par le gouvernement et publié le 3 octobre 2024, démontre d’ailleurs qu’au-delà d’un certain seuil, les exonérations de cotisations n’ont plus d’effet sur l’emploi.

Concernant la taxe carbone, nous y sommes favorables et soutenons son extension. Le protectionnisme n’est pas un mot injurieux mais un moyen de préserver nos emplois, nos industries et notre système de protection sociale. Nous sommes ouverts à débattre des modalités de réajustement de cette mesure, même si nous ne sommes pas favorables à ce qu’elle finance la baisse des impôts de production.

Il est surprenant que vous nous interrogiez sur de nouvelles exonérations de cotisations ou baisses du coût du travail, alors qu’aucune des cinq organisations syndicales présentes n’a proposé cette solution. Nous espérons que vous avez écouté attentivement nos propositions.

Pour conclure sur la réindustrialisation, il est essentiel de ne pas se focaliser uniquement sur le coût du travail. D’autres facteurs de compétitivité méritent notre attention.

M. Valentin Rodriguez (FO). Une étude récente, que nous vous transmettrons, compare les coûts de fabrication d’un véhicule en France et dans d’autres pays. Les résultats sont édifiants : la différence de prix de revient est minime. Par rapport à l’Espagne, l’écart n’est que de 300 à 400 euros. Avec la Slovénie, il se réduit à 260 euros. Même face à la Chine, la différence ne dépasse pas 5 à 6 %.

Ces chiffres démontrent que nous disposons de leviers de compétitivité qui ne se limitent pas au coût du travail. Ils nous permettraient d’être pleinement compétitifs au sein de l’Union européenne. Il serait d’ailleurs pertinent de réfléchir à des propositions visant à atténuer la concurrence intra-européenne.

Comme l’a souligné mon collègue de la CFE-CGC, d’autres facteurs impactent fortement la compétitivité. Le coût de l’énergie, par exemple, peut être jusqu’à six fois supérieur en France par rapport à d’autres continents. Le prix des matières premières a également connu une hausse significative. Ces éléments pèsent désormais plus lourd dans les décisions des entreprises que le seul coût du travail. Il est donc impératif d’élargir notre conception de la compétitivité au-delà de ce seul critère.

M. le président Charles Rodwell. Ma question portait spécifiquement sur la retraite par capitalisation, qui constitue un modèle alternatif de financement de la protection sociale. J’apprécierais que vous nous fassiez parvenir le rapport mentionnant les écarts de coûts de production entre pays.

M. Marc Aubry (CFDT). Je rejoins les propos de mes collègues concernant la compétitivité. Bien que celle-ci soit cruciale pour la réindustrialisation, le coût du travail n’en est qu’une composante parmi d’autres. Dans mon intervention précédente, j’ai souligné l’importance des compétences, de leur gestion, de la formation, ainsi que de la disponibilité et de l’intérêt des salariés pour les filières industrielles. La qualité des infrastructures et la disponibilité de l’énergie électrique sont également des facteurs déterminants.

Actuellement, le coût du travail en France ne présente pas de distorsion majeure par rapport à nos voisins européens. Concernant la retraite par capitalisation, la CFDT ne soutient pas cette approche. Néanmoins, des dispositifs similaires existent déjà, notamment à travers l’épargne salariale et les régimes de retraite supplémentaire. Une réflexion pourrait être menée sur l’orientation de ces fonds vers le financement de l’industrie. Cette première étape serait déjà significative, sans remettre en question le système actuel qui nous semble suffisamment stable et garantir une protection adéquate.

Il est important de noter qu’une négociation est en cours sur ce sujet, et ce n’est pas ici que nous allons traiter en profondeur de l’extension d’un système de retraite par capitalisation.

L’un des freins majeurs à la réindustrialisation réside dans l’orientation de l’épargne. Elle atteint actuellement des niveaux historiquement élevés dans notre pays. Il serait judicieux d’examiner vers quels dispositifs la diriger et quelle part consacrer à la réindustrialisation. Une réflexion approfondie s’impose, indépendamment de la question du financement par capitalisation des retraites. Les montants épargnés, que ce soit dans l’épargne traditionnelle ou l’assurance-vie, pourraient être mobilisés si des incitations adéquates étaient mises en place, tout en préservant des rendements attractifs. Le fléchage de ces fonds vers le financement de la réindustrialisation offre des pistes prometteuses, plutôt que de se concentrer uniquement sur les retraites par capitalisation.

L’extension de la taxe carbone est effectivement un sujet de réflexion important. Son objectif n’est pas seulement protectionniste, mais vise également à encourager la décarbonation à l’échelle mondiale, pas uniquement en France. Cependant, cette mesure peut avoir des conséquences inattendues, comme l’illustre l’exemple des véhicules électriques chinois. Si la taxe ne s’applique qu’aux produits finis, ces véhicules pourraient échapper à la taxation. L’objectif principal reste la réduction des émissions de carbone, y compris pour les produits importés. Cette approche pourrait inciter à une diminution globale des émissions pour tous les produits consommés en France, au-delà d’un simple protectionnisme.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Concernant les retraites, la CFE-CGC demeure fermement attachée au système par répartition. Nous n’excluons pas une réflexion sur un éventuel complément par capitalisation, mais nous sommes convaincus que notre dispositif actuel peut être équilibré. Les partenaires sociaux ont déjà prouvé leur capacité à prendre les décisions nécessaires dans d’autres domaines, comme l’Agirc-Arrco. Nous préconisons de laisser le temps à la concertation pour envisager des solutions appropriées.

S’agissant de la protection sociale, nous sommes disposés à examiner une assiette différente de celle du travail si ce sujet venait à être abordé. Nous apporterons des réponses concrètes le moment venu.

Quant à la taxe carbone aux frontières, nous soutenons le principe de cet outil. Cependant, sa mise en œuvre et son applicabilité nous paraissent extrêmement complexes, comme vous l’avez souligné. Nous estimons qu’il est préférable de différer son application tant qu’un dispositif simple, visible et efficace n’aura pas été élaboré. Cette mesure ne résoudra pas, notamment, les défis actuels de la sidérurgie.

Au-delà de l’aspect environnemental, la dimension sociale est également cruciale. Certains produits entrant sur le territoire européen ne respectent pas les exigences sociales que nous défendons collectivement. Ce type d’outil ne permettra pas de les bloquer efficacement. Nous préconisons plutôt l’instauration d’un contenu local dans les produits. L’évaluation du poids carbone d’un véhicule assemblé, par exemple, nous semble extrêmement complexe à mettre en œuvre.

Concernant la réduction du coût du travail, vous avez mentionné l’impact positif du CICE et probablement du crédit d’impôt recherche. Dans le cadre de la réindustrialisation, nous constatons que les allègements actuels ont principalement bénéficié à des secteurs ou des entreprises non soumis à la concurrence internationale. Cela n’a pas permis d’alléger suffisamment le coût du travail des secteurs productifs exposés à cette concurrence.

M. le président Charles Rodwell. Face à la détention des entreprises, notamment celles du CAC 40, mais pas uniquement, par des fonds de pension et des capitaux étrangers, nous envisageons deux moyens pour inverser cette tendance : la capitalisation et aussi la mise en place de mécanismes permettant aux salariés de redevenir actionnaires et propriétaires de leurs entreprises. Je pense particulièrement à l’actionnariat salarié. Pourriez-vous brièvement nous donner votre avis sur les dispositifs existants pour faciliter l’actionnariat salarié et sur les éventuelles améliorations à apporter ?

Mme Patricia Drevon (FO). L’actionnariat salarié existe depuis longtemps, notamment dans le cadre des sociétés coopératives de production (Scop). L’amélioration principale à apporter concerne l’accompagnement des salariés dans cette démarche, qui s’apparente actuellement à un véritable parcours du combattant. Il est essentiel de faciliter la création de Scop ou de structures équivalentes pour préserver l’outil de production et les emplois.

Nous avons soutenu la création de la Scop Duralex, où la CGT, avec ses représentants locaux et le soutien de la confédération, a porté le dossier. Cependant, le processus s’est avéré extrêmement complexe. Sans un accompagnement adéquat et un soutien étatique renforcé, de telles initiatives resteront difficiles à concrétiser.

Concernant la capitalisation comme solution pour faire entrer des capitaux dans les entreprises du CAC 40, les organisations syndicales demeurent très attachées au système de répartition. Nous ne sommes pas favorables à la capitalisation pour diverses raisons, notamment au vu des expériences négatives observées aux États-Unis, où certains salariés se sont retrouvés sans retraite pendant plusieurs mois.

Quant au partage de la valeur, un accord a été signé il y a deux ou trois ans, mais sa mise en œuvre reste insuffisante, particulièrement dans les PME. La volonté de partager la valeur doit également émaner du patronat, pas uniquement des organisations syndicales. Nous avons mis en place des outils qu’il faut déployer, mais la volonté d’aller dans cette direction fait souvent défaut.

Nous préconisons une conditionnalité accrue des aides publiques, notamment en imposant l’obligation de négocier et de mettre en place des dispositifs de partage de la valeur. Cette approche pourrait favoriser une mise en œuvre plus large et effective de ces mécanismes.

Mme Virginie Neumayer (CGT). La question de l’actionnariat salarié mérite d’être examinée. Actuellement, ce sont les fonds de pension qui contraignent les entreprises à des taux de rentabilité à deux chiffres. Cependant, à la CGT, nous estimons que l’actionnariat salarié seul ne suffira pas à résoudre ce problème. Nous préconisons plutôt le renforcement des droits d’intervention des représentants du personnel, qui leur permettront de peser sur les choix stratégiques des entreprises. Cela implique d’accroître la présence des administrateurs salariés dans les conseils d’administration, en leur accordant des droits d’intervention renforcés, notamment sur les orientations stratégiques et les politiques d’investissement. Nous proposons également d’étendre leur présence au-delà du seuil actuel de mille salariés.

Il est crucial de renforcer les droits d’intervention, par exemple, dans l’attribution des aides publiques. Nous suggérons la mise en place de critères spécifiques pour s’assurer que ces aides sont utilisées de manière appropriée et conformément à leur objectif initial.

Bien que nous ne diabolisions pas l’actionnariat salarié, nous ne le considérons pas comme la réponse principale à la question que vous avez posée. Nous pourrions également développer sur l’importance des droits d’intervention dans les comités sociaux et économiques (CSE), qui nous semblent complémentaires à ceux des conseils d’administration. Il est essentiel d’anticiper les évolutions à venir, et ce sont les salariés et leurs représentants, forts de leur connaissance du terrain et de leur travail, qui sont les mieux placés pour influencer ces décisions cruciales.

M. Marc Aubry (CFDT). L’actionnariat salarié en France, en dehors du cadre des coopératives, est aujourd’hui principalement concentré dans les grandes entreprises cotées. Là où il existe, ce dispositif est généralement apprécié, notamment parce qu’il est souvent associé à une participation financière des entreprises. Nous avons évoqué les problématiques liées au coût du travail, mais ces mécanismes fonctionnent particulièrement bien lorsqu’ils sont accompagnés d’abondements, constituant ainsi une forme de rémunération complémentaire.

Cette approche présente plusieurs avantages. Elle incite les salariés à s’intéresser davantage à l’économie et aux résultats de leur entreprise, ce qui a des effets bénéfiques, y compris dans la perception de l’entreprise par ses employés. Cependant, il existe un risque potentiel : celui d’encourager les salariés à concentrer leurs investissements, les rendant ainsi doublement dépendants de leur employeur, à la fois pour leur salaire et pour leurs placements financiers.

Cette situation justifie la mise en place de mécanismes d’abondement pour atténuer ces risques. Elle explique également pourquoi ce modèle est difficilement transposable aux petites entreprises, où les risques sont potentiellement plus élevés. Certes, dans ces structures, les perspectives de gains peuvent être plus importantes en raison de croissances potentiellement plus fortes, mais les risques de pertes ne sont pas non plus à négliger.

L’actionnariat salarié fonctionne donc plutôt bien dans les grandes structures, où la diversification des activités limite les risques pour les salariés actionnaires. Néanmoins, des cas comme ceux d’Atos ou d’Alcatel ont montré que, même dans ces contextes, des pertes significatives peuvent survenir lorsque l’entreprise rencontre des difficultés majeures.

Des textes législatifs récents ont souhaité faciliter la mise en œuvre de l’actionnariat salarié. Cependant, nous n’avons pas observé d’accélération significative de son développement. Dans les entreprises où ce dispositif existait déjà, on a pu constater un effet d’aubaine avec une légère augmentation de son utilisation, mais il ne s’est pas étendu de manière notable à de nouveaux secteurs ou entreprises. En somme, il n’y a pas eu de rupture majeure ou de game changer dans ce domaine.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Concernant les fonds de pension, notre expérience dans le secteur automobile soulève des inquiétudes. De nombreux sous-traitants ont été rachetés ces dernières années par des fonds dont l’horizon de pilotage ne privilégie pas l’ancrage territorial, la pérennité ou le développement de l’entreprise. Leur focus est plutôt sur une rentabilité à très court terme et très élevée. Cette approche conduit souvent à un sous-investissement dans l’outil productif et à une pression croissante sur l’activité, jusqu’à ce que l’entreprise perde en compétitivité.

Face à cette situation, à la CFE-CGC, nous envisageons d’autres pistes. L’une d’elles consisterait à orienter l’épargne des Français vers des fonds ayant un système de pilotage différent, axé non seulement sur la rentabilité, mais aussi sur l’ancrage territorial et la préservation des emplois en France. Nous partageons également la position de la CGT sur la nécessité de renforcer la présence des représentants des salariés dans les conseils d’administration des entreprises françaises, là où se décident les stratégies d’entreprise.

Cependant, comme vous l’avez souligné, de nombreuses entreprises n’ont pas leur siège social en France, ce qui limite l’impact de cette mesure. C’est pourquoi nous estimons qu’il est crucial de renforcer le rôle du CSE dans les décisions stratégiques des entreprises, afin d’assurer une meilleure représentation des intérêts des salariés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie de votre présence dans le cadre de cette audition. Il était indispensable de pouvoir auditionner les représentants de celles et ceux qui font vivre nos industries.

J’aimerais évoquer avec vous quatre grands sujets : le financement, la compétitivité, la planification et les compétences.

Au préalable, je souhaite vous poser une question préliminaire qui nécessite une réponse brève : vos syndicats respectifs disposent-ils d’études d’impact ou d’estimations concernant les suppressions d’emplois à venir ? Nous savons que l’année dernière, malheureusement, 24 000 emplois industriels ont été supprimés. La Plateforme automobile (PFA), représentant les constructeurs automobiles, estime que près de 100 000 emplois industriels seront supprimés dans ce seul secteur au cours des dix prochaines années, notamment en raison de l’interdiction des véhicules à moteur thermique. Avez-vous, au sein de vos organisations syndicales, des estimations similaires concernant les suppressions d’emplois industriels ?

M. Marc Aubry (CFDT). Effectivement, nous nous penchons sur cette question. Vous mentionnez les prévisions de destructions d’emplois, mais il est également important de considérer les prévisions de créations d’emplois. Ces études sont menées notamment dans le cadre de réunions paritaires de branches ou lors d’échanges au sein des comités stratégiques de filière. Ces travaux permettent d’identifier les métiers en tension, les besoins futurs, ainsi que les nécessités de renouvellement générationnel.

Concernant l’automobile, l’impact de la transition du moteur thermique vers le moteur électrique a effectivement été identifié comme entraînant mécaniquement une réduction d’activités de fabrication. Cette tendance était déjà observable lors du passage du diesel à l’essence. Cependant, nous ne pouvons pas nous opposer à la transition vers la mobilité électrique, qui répond à des impératifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Il est crucial de se pencher sur le devenir de ces emplois et d’explorer les possibilités de reconversion, tant au niveau individuel que collectif. Cela implique de travailler sur les compétences pour sécuriser les parcours professionnels et potentiellement transformer certaines usines, comme celles dédiées à la fabrication d’injecteurs diesel. Nous ne pouvons pas relancer une filière de production d’injecteurs diesel uniquement pour préserver ces emplois. Il faut anticiper cette évolution tout en identifiant de nouvelles activités génératrices d’emplois, comme dans l’industrie de l’armement, qui recherche actuellement beaucoup de main-d’œuvre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous prie de bien vouloir répondre plus directement à ma question : vos syndicats disposent-ils d’estimations chiffrées concernant les suppressions et créations d’emplois ? Nous aborderons les questions de compétences et de reconversion dans la suite de nos échanges.

M. Marc Aubry (CFDT). Pour répondre précisément à votre question, des études spécifiques sont effectivement menées dans le cadre des comités de filière et des commissions nationales sur l’emploi et les compétences. Des organismes tels que la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) travaillent sur des prévisions sectorielles et des projections en termes de besoins en main-d’œuvre. Ces études sont régulièrement actualisées en fonction de l’évolution de la situation et des hypothèses retenues.

En ce qui concerne spécifiquement la métallurgie, les prévisions globales actuelles indiquent un besoin de recrutement assez important dans les années à venir. Cela n’exclut pas l’existence de difficultés localisées et de situations complexes, notamment dans certains secteurs plus durement touchés par les mutations économiques et technologiques.

Mme Patricia Drevon (FO). Les observatoires de branche des métiers et des compétences possèdent l’expertise nécessaire pour effectuer des projections et des prévisions sur les besoins en formation. Ces structures, spécifiquement conçues à cet effet, fonctionnent de manière particulièrement efficace dans certaines filières. Il est donc essentiel de s’appuyer sur ces observatoires pour obtenir des données chiffrées pertinentes. Généralement pilotés par les directions, ils disposent des capacités d’analyse requises.

Concernant le Conseil national de l’industrie (CNI) et les comités de filières qui en dépendent, nous constatons une certaine inertie. Cette situation soulève des interrogations quant à la gestion des cas actuels, si les acteurs ne sont pas réunis.

Quant au fonctionnement des contrats de filières et à l’implication des organisations syndicales, nous observons une participation limitée lors des phases de négociation. Il est impératif de réunir l’ensemble des acteurs capables de proposer des solutions concrètes. Ces discussions doivent porter sur l’avenir des filières, les mesures à mettre en œuvre et les axes de développement pour améliorer notre industrie.

Concernant l’emploi, nous nous interrogeons actuellement sur la notion de plein emploi, tout en cherchant à comprendre les raisons des pertes d’emplois constatées. C’est précisément l’objet de notre réunion aujourd’hui.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Pour répondre précisément à votre question, nous ne disposons pas d’une vision macroéconomique globale. Cette absence s’explique par le fait que les organisations syndicales se concentrent prioritairement sur les secteurs où les chiffres révèlent des difficultés spécifiques. En effet, une analyse macroéconomique englobant toutes nos filières industrielles pourrait donner l’illusion trompeuse d’un pays créateur d’emplois, alors qu’un examen filière par filière met en lumière des zones de destruction massive d’emplois.

Notre préoccupation principale ne se limite pas aux prévisions chiffrées, qu’il s’agisse de la destruction de 100 000 emplois ou de la création de 10 000 dans l’automobile. L’enjeu crucial réside dans la gestion de l’écart entre ces chiffres. Que l’on parle d’une perte nette de 90 000 ou 70 000 emplois selon les études, l’essentiel pour une organisation syndicale est d’anticiper et de se préparer à gérer cet écart. Cette approche s’applique tant aux filières en phase défensive qu’à celles en phase offensive, comme le secteur nucléaire qui prévoit de recruter 100 000 personnes supplémentaires dans les cinq prochaines années.

Ainsi, nous privilégions des analyses sectorielles plutôt qu’une vision macroéconomique qui risquerait de fausser notre perception de la réalité. Nous disposons de plusieurs analyses de ce type pour étayer notre réflexion.

Mme Virginie Neumayer (CGT). L’établissement d’une vision prospective nécessite avant tout l’accès à un ensemble complet de données. Or la situation actuelle, marquée par les répercussions des politiques de l’administration Trump et les fluctuations des exportations chinoises, complexifie considérablement cette tâche. C’est précisément pour cette raison que nous avons sollicité une rencontre avec le ministre de l’économie et ses services il y a environ trois semaines. Notre objectif était de mettre en place une cellule de veille dans le contexte de la guerre commerciale, afin d’obtenir ces données cruciales et de les confronter à la réalité quotidienne vécue par les salariés.

Il est important de souligner que de nombreux groupes présentent des visions stratégiques peu transparentes en termes de prospective, ce qui contraste avec les informations dont dispose l’administration économique française. Pour améliorer notre travail prospectif, il serait nécessaire de renforcer les politiques de filières, actuellement très hétérogènes et peu efficaces. Cela impliquerait notamment de consolider les droits des représentants dans ces instances et de s’inspirer des bonnes pratiques existantes.

Je pense notamment à l’exemple de la filière nucléaire qui a défini les besoins en compétences pour 50 métiers à l’horizon 2035, prenant en compte les départs à la retraite et en identifiant un besoin de recrutement d’environ 10 000 personnes. Ce type d’approche pourrait être étendu à d’autres filières.

Concernant la question des compétences, il est crucial de comprendre leur nature dynamique et leur transmission entre salariés. Cela nécessite la mise en place de systèmes de tutorat, le maintien en poste des salariés expérimentés pour assurer la transmission, notamment dans le cadre de l’apprentissage, et d’éviter les effets de rupture générationnelle dans certains métiers.

Sur le plan du financement, nous préconisons une réorientation de l’épargne vers le financement de l’économie locale et des projets décarbonés. La France dispose d’outils institutionnels, tels que les caisses d’épargne régionales, qui pourraient jouer un rôle crucial dans cette recomposition des fonds dédiés à la planification industrielle. Il est regrettable que ces outils soient actuellement sous-utilisés, cantonnés à des fonctions de comptabilité plutôt que d’être exploités comme des instruments de prospective au service de la puissance publique.

En matière de compétitivité, la question de l’énergie, et particulièrement de l’électricité, est primordiale. La France, dépourvue de ressources fossiles abondantes contrairement aux États-Unis avec leur gaz de schiste, doit viser l’indépendance énergétique et sortir progressivement des énergies fossiles. Cela implique de valoriser nos atouts, comme dans le domaine de l’électricité et de l’électrification, tout en préservant nos outils nationaux, notamment en luttant contre la mise en concurrence des concessions hydrauliques, souhaitée par la Commission européenne.

Il est également crucial de se concentrer sur l’optimisation des coûts de production d’électricité plutôt que de persister dans le maintien d’un marché de l’électricité déconnecté des réalités. Les prix élevés de l’électricité constituent un choc économique majeur, et il serait judicieux d’envisager des contrats à long terme permettant à certaines industries stratégiques de bénéficier de tarifs plus avantageux. Ce sont ces enjeux cruciaux sur lesquels nous devons concentrer nos efforts dans les temps à venir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aimerais connaître votre analyse des atouts et des faiblesses de la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle, dite « loi Florange », qui impose aux entreprises de plus de mille salariés de rechercher un repreneur avant toute fermeture de site, ainsi que les évolutions que vous préconisez.

Par ailleurs, je voudrais évoquer la création d’un fonds souverain français. Ce fonds, qui s’apparenterait à une Banque publique d’investissement dotée de moyens considérablement accrus, mobiliserait l’épargne des Français sur une base volontaire. Pour rappel, cette épargne s’élève actuellement à plus de 6 600 milliards d’euros en termes d’actifs financiers. L’objectif serait double : soutenir des secteurs stratégiques et intervenir au capital de fleurons industriels en difficulté, lorsqu’aucune solution privée française viable n’est identifiée. Quelle est votre position sur la mise en place d’un tel dispositif ?

Mme Patricia Drevon (FO). Nous avons été plusieurs fois auditionnés sur la loi Florange. Le taux de réussite est estimé entre 10 et 20 %, principalement en raison d’une intervention souvent trop tardive. La loi ne s’applique qu’aux entreprises de plus de 250 salariés, un seuil qu’il conviendrait d’abaisser. Il est impératif de renforcer l’obligation de recherche effective de repreneurs, car actuellement, rien ne garantit que cette recherche soit menée de manière approfondie. Des mesures complémentaires ont été mises en place, comme le décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable dit « décret Montebourg », élargi en 2019, qui contrôle les investissements étrangers dans douze secteurs stratégiques. Cependant, ces dispositions méritent d’être actualisées pour refléter les enjeux contemporains.

Il est crucial de préserver les compétences au sein des entreprises, même en période de ralentissement économique. À cet égard, un accord récent dans la métallurgie vise à maintenir les compétences pendant les périodes de baisse d’activité. Nous devons également veiller à la cohérence de nos politiques industrielles et environnementales. Par exemple, la transition vers les véhicules électriques doit s’accompagner d’un développement conséquent de notre capacité de production d’énergie, notamment nucléaire. Enfin, il est essentiel d’adopter une approche proactive plutôt que réactive dans la mise en place de mesures telles que la taxe carbone. Nous devons anticiper les évolutions nécessaires plutôt que de les subir.

Mme Virginie Neumayer (CGT). Notre proposition principale est l’instauration d’un moratoire sur les licenciements pour contrer la désindustrialisation, tout en renforçant la loi Florange. Nous préconisons plusieurs améliorations à cette dernière. Tout d’abord, nous suggérons d’abaisser le seuil d’application de l’obligation de recherche de repreneur de 1 000 salariés à 50 salariés. Nous proposons de l’aligner sur le seuil des PSE, ce qui permettrait d’élargir le champ d’application et d’offrir davantage de solutions alternatives.

Nous recommandons également de donner aux CSE la possibilité de saisir le tribunal de commerce en cas de recherche de repreneur jugée insuffisante. L’objectif est de transformer cette obligation de recherche, actuellement formelle, en une véritable obligation de résultat, assortie d’un pouvoir d’injonction sous astreinte.

Par ailleurs, nous plaidons pour l’interdiction de supprimer des emplois pendant toute la durée de la procédure de recherche de repreneur.

Nous portons également un projet de loi visant à mieux encadrer les relations entre donneurs d’ordres et sous-traitants. Ce texte préciserait notamment les modalités de contribution des donneurs d’ordres en cas de licenciements chez leurs sous-traitants.

Enfin, nous souhaitons réunir des assises de l’industries, nous en appelons à une mobilisation de toutes les forces vives de la nation pour définir une véritable planification industrielle. Celle-ci devrait répondre aux besoins sociaux et environnementaux actuels et futurs, en tenant compte des horizons longs propres à l’industrie, qui peuvent s’étendre sur 20, 30, voire 60 ans pour certains sites. Cette vision à long terme ne peut se satisfaire d’une approche limitée aux cycles quinquennaux. C’est sur ces enjeux cruciaux que nous souhaitons engager la nation.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Il est indéniable que la loi Florange nécessite des améliorations. Il serait notamment judicieux d’envisager une obligation de résultat plutôt que de moyens, bien que son application stricte reste complexe. Un point crucial a été soulevé par ma collègue : lors de la vente d’un bien particulier, on s’efforce généralement de le présenter sous son meilleur jour pour attirer les acheteurs. Malheureusement, ce n’est que rarement le cas dans le cadre de cette mesure. En effet, l’intervention tardive implique souvent un manque de volonté du cédant à accompagner la revitalisation ou la réorientation de l’outil productif qu’il met à disposition. Cette situation attire principalement des fonds de retournement, qui s’apparentent davantage à des joueurs de loterie et n’apportent généralement que peu de valeur sur le long terme.

Nous n’avons pas encore approfondi le sujet du fonds souverain. Notre priorité actuelle se porte sur le fléchage de l’épargne salariale, qui nous semble être un outil plus rapidement opérationnel. Nous restons néanmoins ouverts à d’autres possibilités.

M. Marc Aubry (CFDT). Je ne répondrai pas à la question sur la loi Florange car je n’ai pas d’éléments. En ce qui concerne le concept de fonds souverain, il pourrait effectivement constituer une réponse pertinente aux enjeux évoqués précédemment. L’industrie nécessite des investissements conséquents pour se transformer et contribuer à la revitalisation des territoires. Parallèlement, nous disposons d’une épargne importante, soutenue par divers dispositifs fiscaux et sociaux avantageux. En comparaison internationale, notre niveau d’épargne est plutôt favorable. La question cruciale réside dans l’utilisation de cette épargne.

De multiples solutions permettent de placer cette épargne au service de la réindustrialisation et de la transformation de notre tissu industriel. Cela n’élude pas pour autant la problématique de la compétitivité. En effet, si l’on propose aux épargnants des placements qui ne génèrent pas de plus-value dans un environnement donné, cela engendrera inévitablement des déficits. Néanmoins, je suis convaincu qu’une réflexion approfondie sur l’utilisation et le fléchage d’une partie de cette épargne mérite d’être menée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il est indéniable qu’une politique de l’offre est nécessaire pour permettre aux entreprises de dégager des marges. Cependant, elle doit impérativement s’accompagner d’une politique de la demande. Celle-ci vise à garantir que les bénéfices dégagés par les entreprises soient redistribués équitablement, tant aux salariés qu’à l’échelle nationale, tout en assurant la viabilité des activités entrepreneuriales au niveau local et national.

Êtes-vous favorable à une sortie des règles européennes de tarification de l’électricité, communément appelées règles du marché européen de l’énergie ? L’objectif serait double : d’une part, offrir un choc d’offre bénéfique à nos entreprises en améliorant leur compétitivité, et d’autre part, créer un choc de demande profitable aux Français et aux collectivités territoriales, en augmentant leur pouvoir d’achat et leurs marges. L’idée est que le coût de la facture reflète fidèlement les coûts de production et d’investissement sur le sol français.

Dans l’optique de pérenniser les activités de nos entreprises en stimulant la demande, êtes-vous favorable à l’instauration d’une préférence européenne à l’échelle continentale ?

Enfin, soutenez-vous l’idée d’une priorité locale à l’échelle nationale, qui permettrait aux acheteurs publics français de privilégier un produit français, même légèrement plus onéreux ? Il ne s’agit pas d’imposer, mais plutôt d’offrir cette liberté à l’acheteur public.

Mme Patricia Drevon (FO). Concernant l’énergie, nous sommes favorables à une révision du système actuel. Si le critère des coûts de production est primordial, il convient également de considérer l’impact sur le coût du travail. Des ajustements sont nécessaires dans ce domaine.

S’agissant de la préférence européenne et de la préférence nationale, particulièrement pour les commandes publiques financées par l’impôt, nous y sommes favorables. Cependant, la question de la faisabilité, notamment pour une préférence française, reste à éclaircir dans le cadre réglementaire actuel. Une préférence européenne semble plus aisément envisageable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’Allemagne applique déjà une forme de priorité locale. En effet, elle a mis en place un critère de localisation conforme aux règles de la préférence européenne.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Nous sommes favorables à la priorité dans les achats publics. Quant à la tarification de l’électricité, nous soutenons également sa réforme. Cependant, il serait imprudent de prétendre qu’une solution immédiate existe sans en avoir étudié tous les aspects. Une analyse approfondie et une étude d’impact comparant les différentes options sont indispensables avant de s’engager. Par conséquent, il nous est difficile de fournir une réponse catégorique comme vous le demandez aujourd’hui, la question étant plus complexe qu’elle n’y paraît.

M. Marc Aubry (CFDT). La question de l’énergie, particulièrement de sa disponibilité et de sa décarbonation, est effectivement centrale. Nous devons considérer les enjeux à court terme, notamment la possibilité de modifier rapidement les dispositions existantes. Cela implique de changer les règles tout en accompagnant la transformation de l’ensemble de l’équipement de distribution et de production. C’est un défi complexe qui nécessite une approche globale.

Concernant la priorité locale et les marchés publics, il est vrai que les règles actuelles sont très strictes et laissent peu de marge de manœuvre. Une piste de réflexion intéressante serait d’explorer des moyens de favoriser une forme de circuit court et de production locale, ce qui n’est pas permis par les textes en vigueur. Bien que ces textes aient leur vertu en termes de respect de la concurrence, il serait pertinent d’envisager des ajustements pour promouvoir une économie plus locale et durable.

Mme Virginie Neumayer (CGT). Sur la question de l’énergie, le débat pourrait être long, mais le point central pour nous reste la doctrine de la Commission européenne sur la concurrence libre et non faussée. Cette approche a conduit au démantèlement de nombreux services publics, comme récemment la SNCF, au profit d’intérêts spéculatifs. Notre défi est de sortir de cette doctrine européenne, dans laquelle la France joue malheureusement un rôle actif.

Concernant les questions soulevées, nous préconisons un travail approfondi sur les critères des marchés publics. L’objectif serait de favoriser les pratiques les plus vertueuses sur le plan social et environnemental, tout en œuvrant au maintien de notre capacité productive nationale. Cette démarche permettrait d’établir des critères sur lesquels nous pourrions nous appuyer pour redynamiser le tissu industriel local, national, voire ouest-européen. Il s’agit d’un processus de longue haleine qui nécessite un engagement soutenu.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En ce qui concerne l’attractivité des métiers industriels, au-delà de l’aspect salarial, quelles évolutions en termes d’organisation et de rythme de travail préconisez-vous pour les rendre plus attrayants ? Il me semble crucial que les industriels et les syndicats collaborent pour aligner les pratiques professionnelles avec les nouvelles aspirations sociétales. Par ailleurs, quel est votre avis sur le dispositif des écoles de production, qui facilite l’insertion professionnelle ? Enfin, que pensez-vous de l’idée de confier la responsabilité des filières industrielles au sein des lycées professionnels au ministère de l’Industrie, à l’instar des lycées agricoles relevant du ministère de l’agriculture ?

M. Marc Aubry (CFDT). Face aux besoins globaux en compétences, les écoles de production, bien qu’en plein essor, demeurent marginales. Leur intérêt réside dans leur capacité à réintégrer certains jeunes dans un parcours d’apprentissage menant à une qualification professionnelle. Cependant, les enjeux en matière de compétences sont bien plus vastes. Nous devons nous pencher sur le remplissage des filières de formation pour nos métiers et sur l’efficacité des dispositifs d’apprentissage. Malgré les efforts consentis, force est de constater que les bénéfices ont principalement profité à l’apprentissage post-baccalauréat, laissant un vide au niveau des formations moins qualifiées, notamment les brevets d’études professionnelles (BEP). Paradoxalement, l’industrie emploie de plus en plus de salariés de niveau post-bac.

Quant à l’image de l’industrie, au-delà des représentations médiatiques, nous souffrons d’une sous-représentation flagrante. Contrairement à d’autres secteurs comme la cuisine, l’enseignement ou l’aviation, nos métiers sont quasi invisibles dans les fictions et documentaires. Cette absence de visibilité, plus que toute image négative, constitue un véritable handicap. Il est impératif que les entreprises s’engagent davantage auprès des collèges, car c’est à ce niveau que se forgent les orientations. Les stages de troisième et de seconde offrent des opportunités à saisir. Les industries gagneraient à s’ouvrir davantage pour faire découvrir leurs métiers.

M. Valentin Rodriguez (FO). L’attractivité des métiers industriels repose avant tout sur la réussite d’une politique industrielle forte, garantissant la pérennité et le dynamisme du secteur sur notre territoire. Face à une médiatisation constante des plans sociaux et des difficultés, il est crucial de repenser nos stratégies industrielles. En effet, il est compréhensible que les jeunes hésitent à s’orienter vers un secteur perçu comme instable.

Un travail approfondi de communication, tant au niveau local que national, s’impose pour déconstruire les stéréotypes et mettre en lumière la diversité des métiers industriels. La filière métallurgique a déjà entrepris des efforts en ce sens. Néanmoins, nous ne pouvons occulter la réalité de certains postes encore pénibles, notamment dans la production en chaîne. Des améliorations significatives en termes de qualité de travail et de rémunération sont indispensables pour accroître l’attractivité globale de nos métiers.

Les écoles de production, bien que limitées en nombre, comblent un vide laissé par les filières traditionnelles de l’éducation nationale. Elles jouent un rôle complémentaire utile dans notre paysage éducatif.

Quant à la proposition de transférer la responsabilité des filières professionnelles industrielles au ministère de l’industrie, nous y sommes actuellement réservés. L’exemple des lycées agricoles n’a pas démontré de réelle plus-value en termes d’attractivité ou d’adaptation des formations.

Mme Patricia Drevon (FO). L’exemple du secteur agricole, qui a conservé la gestion de ses formations, n’a pas démontré d’amélioration notable en termes d’attractivité, d’image ou de conditions de travail. Cette organisation, héritée de l’histoire, n’a pas apporté de réelle plus-value dans l’adaptation des formations aux besoins du secteur. Je ne vois donc pas l’intérêt de transposer ce modèle à l’industrie, considérant que l’expérience agricole n’a pas été particulièrement concluante.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je précise que l’idée derrière cette proposition est d’adapter plus efficacement l’offre de formation aux besoins spécifiques de l’industrie.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Je tiens à souligner l’engagement fort de nos équipes dans de nombreuses entreprises sur les questions d’attractivité et de compétences. Cependant, il faut reconnaître que l’amélioration des conditions de travail nécessite une volonté partagée, ce qui n’est pas toujours le cas. L’industrie, par nature, impose certaines contraintes liées aux rythmes de production et aux impératifs commerciaux, incluant parfois des travaux postés difficiles à éliminer complètement.

Néanmoins, je peux vous assurer que nos représentants s’efforcent d’améliorer les conditions de travail, notamment à travers le développement du télétravail lorsque c’est possible. De nombreux accords d’entreprise ont été conclus en ce sens.

Nous considérons les écoles de production comme un complément pertinent à l’offre de formation existante, répondant à la fois à des besoins professionnels et sociétaux. Leur développement nous semble une piste intéressante à explorer.

Quant à votre dernière question, il est difficile d’y répondre catégoriquement. Cependant, il est crucial de prendre en compte la dimension territoriale dans cette réflexion. Les métiers industriels sont souvent exercés par une main-d’œuvre peu mobile. Pour établir une cartographie précise des compétences et évaluer les besoins en formation initiale, une analyse fine au niveau local est indispensable. Or le ministère que vous évoquez ne semble pas disposer actuellement d’une présence territoriale suffisante pour mener à bien cette mission.

Mme Virginie Neumayer (CGT). Un effort réel de promotion est indispensable, notamment pour féminiser les métiers dans les écoles. Toutefois, concernant l’attractivité, nos enquêtes révèlent systématiquement que le premier élément déterminant est la question salariale. La revalorisation des métiers techniques est donc primordiale. Il faut cesser de se focaliser sur des concepts comme celui de start-up nation et privilégier une approche concrète pour attirer les jeunes vers ces métiers.

Un point crucial que vous n’avez pas évoqué concerne la fidélisation du personnel. L’industrie offre des métiers nobles, certes, mais souvent pénibles. Il est impératif d’améliorer les conditions de travail dans ces secteurs. Cela implique de traiter la question de la pénibilité, des lignes de travail, et des droits d’intervention des salariés. Je pense notamment au rétablissement des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui avaient permis des avancées significatives en matière de conditions de travail. Depuis leur suppression, nous constatons une régression dans ce domaine.

La mobilité professionnelle est également un enjeu central, englobant des aspects tels que le logement et les conditions d’exercice. À titre d’exemple, sur le chantier de réacteur pressurisé européen ou European pressurized reactor (EPR) de Flamanville, nous avons collaboré avec les collectivités territoriales et les industriels pour élaborer une charte sociale visant à accueillir les salariés dans de bonnes conditions. Ce type d’initiative mérite d’être développé.

Enfin, la question du financement des lycées professionnels est aujourd’hui cruciale, car leur situation est critique. Il est urgent de leur allouer des moyens suffisants. Le véritable enjeu n’est pas tant la structure ministérielle que les moyens de financement mis à disposition.

M. Francis Weber (RN). Je suis pleinement conscient des défis auxquels sont confrontées les organisations syndicales aujourd’hui, chacune avec sa sensibilité et sa diversité.

Je souhaiterais aborder la question des normes qui sont parfois imposées trop rapidement et de manière trop contraignante. Prenons l’exemple de la proposition de loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur dite « proposition de loi Duplomb », actuellement en discussion à la commission des affaires économiques. Il ne s’agit pas d’opposer les « bons » aux « mauvais », mais de trouver un équilibre entre responsabilité écologique et responsabilité sociale. Notre rôle de législateurs est de veiller à cet équilibre, en évitant d’imposer des normes qui pourraient s’avérer contre-productives et nuire à nos institutions industrielles.

Lors de nos auditions avec des dirigeants d’entreprises, notamment dans ma circonscription où de nombreuses personnes travaillent pour des groupes comme Stellantis ou ArcelorMittal, nous avons constaté l’impact concret de ces normes. Par exemple, Stellantis a dû interrompre la production de certains véhicules sur un site simplement parce que le maintien de l’activité à 100 % devenait trop coûteux en raison des nouvelles réglementations relatives à la performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs et appelées Cafe (Corporate Average Fuel Economy), entrées en vigueur le 1er janvier 2021 et évoluant en 2025. De même, ArcelorMittal fait face à des difficultés concernant les investissements nécessaires pour pérenniser la production d’acier liquide sur les sites de Dunkerque et de Fos-sur-Mer. Ces situations soulèvent la question d’une éventuelle nationalisation si ces sites de production stratégiques venaient à être menacés.

Ensuite, concernant les aides et le partage de la valeur, nous avons proposé une taxation des rachats d’actions en cas de superprofits, bien que cette proposition n’ait pas encore été pleinement débattue. J’aimerais connaître votre point de vue sur cette question du partage de la valeur en cas de profits exceptionnels.

Enfin, sur la méthode, je tiens à exprimer mon inconfort face au fait que certains de vos représentants syndicaux dans les usines aient pour consigne de ne pas échanger avec certains parlementaires. Il n’y a pas de « bons » ou de « mauvais » parlementaires ; nous sommes tous ici par la volonté du peuple. J’espère que cette situation s’améliorera, car notre objectif commun est l’intérêt des salariés. Il est crucial de ne pas choisir ses interlocuteurs en fonction de leur appartenance politique lorsqu’ils ont été élus démocratiquement.

M. Valentin Rodriguez (FO). Concernant le débat sur les normes jugées trop rapides ou trop contraignantes, il est vrai que dans certains cas, leur impact peut être considérable. Il serait pertinent d’envisager une classification européenne, notamment dans le contexte de la transition écologique. Nous pourrions réfléchir à la mise en place d’exceptions dérogatoires temporaires, en prenant en compte les enjeux sociaux, les pertes d’emplois potentielles et leurs conséquences sur l’environnement et le climat. Cette réflexion ne remet pas en cause l’importance de la trajectoire de transition écologique, mais vise à en atténuer les effets négatifs immédiats.

L’impact des normes dites Cafe sur certains secteurs est indéniable. Cependant, il faut noter que certains constructeurs ont continué à promouvoir les véhicules thermiques, en partie en réponse à la demande, mais aussi parce que les marges y étaient plus importantes. Les déséquilibres observés ne sont donc pas uniquement imputables à la norme, mais aussi à des choix stratégiques des entreprises. Des ajustements sont d’ailleurs en cours pour apporter plus de flexibilité dans l’application de ces normes.

Quant aux investissements en suspens, il est important de souligner que pour le site de Fos-sur-Mer, des investissements considérables sont prévus, notamment pour l’installation d’une ligne électrique de 400 000 volts, ce qui pourrait être déterminant pour la pérennité du site.

Je souhaite revenir brièvement sur la question de la sidérurgie, évoquée lors d’une autre commission d’enquête. La proposition d’un moratoire sur la décarbonation pour sauvegarder l’industrie, en particulier dans ce secteur essentiel à notre souveraineté industrielle, mérite réflexion. Un tel moratoire ne signifierait pas l’abandon des objectifs environnementaux, mais permettrait de prendre le temps de développer les outils et technologies nécessaires pour une transition sans conséquences sociales désastreuses, tout en préservant l’industrie sidérurgique française.

Enfin, concernant la méthode de dialogue avec les parlementaires, je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, notre position ayant été clairement exprimée au niveau confédéral.

Mme Patricia Drevon (FO). En ce qui concerne les organisations syndicales, il est essentiel de rappeler que nous ne devons pas discriminer dans nos échanges avec les parlementaires. Notre indépendance et notre neutralité politique nous imposent de répondre à tous les élus, quelle que soit leur affiliation.

M. Bruno Azière (CFE-CGC). Toute norme élaborée sur la base d’une étude approfondie de ses impacts, y compris sociaux et économiques, ne devrait pas être remise en question dans son principe. Cependant, il est crucial que leur mise en œuvre soit pilotée et ajustée en fonction des effets observés au fil du temps.

Les normes Cafe accompagne le plan européen de décarbonation des véhicules. Nous saluons le fait que l’Europe ait pris conscience de la nécessité d’en mesurer les effets et de vérifier s’ils correspondent aux attentes initiales. Il est vrai que certains constructeurs européens ont tardé à s’engager dans la transition vers l’électrification de leurs véhicules. Néanmoins, il faut reconnaître que les clients, souvent négligés dans ces discussions, n’achètent pas nécessairement les véhicules que l’on souhaiterait qu’ils achètent. Imposer un système qui favoriserait uniquement les véhicules peu demandés au détriment de ceux qui sont recherchés par les consommateurs poserait un problème majeur.

Mme Virginie Neumayer (CGT). Nous considérons que, plutôt que d’octroyer des aides publiques, il conviendrait de nationaliser.

Par ailleurs, les salariés sont les premières victimes des risques industriels, notamment dans le cas des substances per- ou polyfluoroalkylées (PFAS). Cette problématique soulève également des enjeux de sensibilité sociale auprès des populations environnantes. Il est impératif de lier la question industrielle à ces préoccupations, alors que des solutions alternatives existent. Nous préconisons l’attribution de nouveaux droits d’intervention renforcés sur les questions environnementales, ce qui bénéficierait également aux futures implantations.

Bien que ce ne soit pas le lieu d’un débat sur le coût du travail, nous considérons aussi que la lutte contre le déclassement des populations et le réinvestissement dans les territoires, tant sur le plan industriel que des services publics, constituent des moyens efficaces de dissuasion. Cette approche contribue, selon nous, à contrer la progression des idées d’extrême droite.

M. Marc Aubry (CFDT). Il faut reconnaître que si les normes constituent un objectif en soi, leur application peut parfois s’avérer contre-productive. Des ajustements, parfois critiques, peuvent s’avérer nécessaires. Prenons l’exemple de l’amélioration énergétique de l’habitat : certaines normalisations, qu’elles concernent l’utilisation de matériaux spécifiques ou la qualification des artisans, ont entraîné une augmentation des coûts, réduisant ainsi le nombre de travaux entrepris. Il est donc impératif de réévaluer régulièrement ces normes à l’aune de la réalité du terrain et de l’objectif initial. Si nous constatons que certaines ne sont plus justifiées, plusieurs options s’offrent à nous : nous pouvons envisager leur suspension départementale, leur révision, voire leur report d’application si nécessaire. Une norme n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre un objectif. Sa pertinence doit être constamment questionnée au regard de sa finalité initiale.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions et vous invite à compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été transmis ou en faisant parvenir au secrétariat tout document que vous jugeriez utile à notre commission.

J’indique que pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), M. Éric Sekkai, secrétaire général de la fédération CFTC chimie-mines-textile-énergie, en charge de l’industrie, empêché de manière imprévue à participer à notre table ronde, sera invité à répondre par écrit aux questions.

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39.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général du groupe STMicroelectronics, et Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France

M. le président Charles Rodwell. Nous allons entendre à présent les dirigeants de l’entreprise STMicroelectronics, représentés par M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général, ainsi que Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France. Je vous invite à déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’éclairer vos déclarations.

Concernant les aides publiques, sujet abordé lors de votre récente audition par la commission d’enquête sénatoriale, nous ne reviendrons pas sur ces aspects déjà traités, sauf si vous le souhaitez.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Marc Chéry et Mme Frédérique Le Grevès prêtent serment.)

M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général du groupe STMicroelectronics. Permettez-moi d’introduire mon propos par un constat qui pourrait vous surprendre : sur la période de notre plan stratégique actuel, de 2018 à 2026, STMicroelectronics aura investi environ 13 milliards d’euros en France en infrastructures, équipements de production, recherche et développement (R&D). Cela représente 40 % de nos investissements mondiaux, alors que la France ne génère que 2 % de notre chiffre d’affaires. Nous ne sommes donc peut-être pas les mieux placés pour évoquer les barrières à l’industrialisation, puisque nous investissons et industrialisons activement en France.

Il est essentiel de comprendre la diversité et l’omniprésence de notre industrie. Les composants électroniques sur matériaux semi-conducteurs, communément appelés « semi-conducteurs », englobent en effet une vaste gamme de produits : processeurs, mémoires, composants analogiques, microcontrôleurs, composants de puissance et capteurs. Ils sont partout ; on en retrouve dans l’électronique embarquée automobile, les applications industrielles, les bâtiments, les domaines stratégiques (souverains, le médical, l’aérospatial) et, bien sûr, au cœur de la digitalisation avec les serveurs, les ordinateurs et les infrastructures de communication.

Cette industrie est fondamentale pour relever les grands défis sociétaux mondiaux. Elle permet de rendre les systèmes plus intelligents, plus sûrs (en répondant à toutes les normes de sécurité), moins énergivores et plus performants dans des domaines tels que la mobilité, l’industrie et les infrastructures. Elle joue également un rôle crucial dans l’amélioration de la productivité et de l’efficacité des services via la digitalisation, l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique et la robotique.

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière le caractère stratégique de cette industrie, lorsque des pénuries de semi-conducteurs ont paralysé des pans entiers de l’économie mondiale. Il est important de souligner la complexité de cette industrie, qui combine des processus de fabrication mixtes, alliant chimie, physique et assemblage discret. La production d’un composant nécessite en effet plusieurs centaines d’étapes et peut prendre de quatre à six mois. De plus, les technologies évoluent constamment pour répondre aux défis émergents.

Les investissements requis sont considérables, tant en termes d’infrastructures que de technologies de production. La construction d’une usine prend environ quatre ans, le développement d’une technologie deux ans et celui d’un produit à peu près un an. Ces décisions s’inscrivent donc dans une stratégie à long terme, fondée sur une demande anticipée et des conditions favorables.

STMicroelectronics est née en juin 1987 de la fusion de deux sociétés : Thomson Semiconducteurs et SGS. Aujourd’hui, la holding est française et italienne à 27,5 %, le reste étant en bourse. Notre stratégie globale, cohérente depuis une décennie, se concentre sur les marchés automobiles et industriels, tout en participant de manière plus ciblée aux marchés des serveurs, ordinateurs et communications. Nous privilégions une croissance organique reposant sur l’innovation et la recherche et développement, avec un modèle opérationnel quasiment intégré, produisant plus de 80 % de nos ventes dans nos propres usines.

Notre société affiche un chiffre d’affaires de 13 milliards d’euros en 2024 et se positionne comme le deuxième acteur européen, légèrement au-dessus du top 10 mondial. Nous avons connu une décroissance significative en 2024 par rapport à 2023, principalement due aux fluctuations du marché industriel automobile. Cependant, par rapport à notre référence de 2017, nous avons enregistré une croissance d’environ 60 %, surpassant la moyenne du secteur.

L’innovation est au cœur de notre stratégie. Nous employons 9 000 personnes en recherche et développement, dont plus de 3 600 en France. Notre investissement dans ce domaine représente entre 12 % et 15 % de notre chiffre d’affaires. Nous privilégions une approche de recherche ouverte et coopérative. Notre portefeuille compte 21 000 brevets actifs, atout crucial pour notre industrie, avec 700 nouveaux brevets déposés en 2024. Cette performance nous vaut une reconnaissance régulière parmi les entreprises les plus innovantes.

En tant que société industrielle, nous disposons de 15 sites de production majeurs. En France, nos quatre principaux sites sont situés à Tours, Rennes, Crolles près de Grenoble et Rousset près d’Aix-en-Provence. Nous avons également des centres de conception produits à Paris, Le Mans et Sophia-Antipolis, qui se distinguent des sites industriels. Notre stratégie cohérente et constante nous a conduits à investir environ 13 milliards d’euros en recherche, développement et production sur la période récente. Cela s’est traduit par le recrutement d’environ 12 000 personnes en France, consolidant notre position d’acteur majeur de l’industrie des semi-conducteurs, avec une forte présence en France et en Italie.

Le site de Crolles illustre parfaitement notre engagement. Fin 2021-début 2022, nous avons décidé, en partenariat avec GlobalFoundries, de créer une nouvelle unité de production adjacente au site existant. Cette décision répondait à une demande du marché, condition sine qua non de tout investissement industriel, qui peut correspondre à un changement, une contrainte ou une adaptation. Entre autres, elle s’inscrivait dans le cadre de la stratégie européenne, notamment le règlement européen du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs dit « European Chips Act », visant à renforcer la production de semi-conducteurs en Europe. Ce projet bénéficiait du soutien du gouvernement français, s’alignant sur sa politique d’industrialisation et de soutien à l’industrie des semi-conducteurs, cohérente depuis plusieurs années.

L’investissement total prévu dépasse les 7 milliards d’euros. Sa concrétisation résulte de la convergence entre la stratégie européenne, le positionnement de l’État français, les besoins de nos deux entreprises, et une coopération exemplaire avec les autorités locales et les parties prenantes. Ce projet intègre une forte composante d’engagement sociétal, social et environnemental, désormais incontournable dans tout projet industriel d’envergure.

Bien que le contexte ait évolué depuis la prise de décision il y a 18 mois, le projet reste actif. Pour notre part, nous avons déjà réalisé plus de la moitié de notre investissement prévu, avec un soutien public d’environ 500 millions d’euros reçu à ce jour.

En conclusion, je souhaiterais formuler quelques recommandations, en me plaçant dans la perspective d’un dirigeant extérieur envisageant d’investir en France. Tout d’abord, la compétitivité intrinsèque du pays est cruciale. Elle englobe la qualité des infrastructures, la disponibilité et le coût des intrants comme l’électricité, l’accès aux compétences et l’existence d’écosystèmes industriels établis. La France bénéficie historiquement d’écosystèmes régionaux forts : les télécommunications dans l’Ouest, l’électronique dans le Sud-Est, l’aérospatiale dans le Sud-Ouest et l’industrie automobile dans le Nord et l’Est. Ces écosystèmes sont fondamentaux pour attirer de nouvelles industries ou en développer de nouvelles.

Ensuite, les incitations à l’investissement et à la recherche et développement sont essentielles. Elles permettent de mettre en place des processus de fabrication efficaces et de rester compétitifs face à d’autres pays qui offrent des avantages similaires, comme les États-Unis, la Chine, Singapour, le Japon, la Corée du Sud ou d’autres pays européens.

Enfin, et c’est un point crucial, la stabilité du cadre fiscal, sociétal, social et environnemental est primordiale. Ce cadre, défini démocratiquement par la loi, doit être clair, aussi simple que possible et surtout stable. Il ne doit pas faire l’objet de remises en question constantes ou de polémiques. Les entreprises qui respectent ce cadre ne devraient pas être constamment mises sur la sellette. Cette instabilité perçue peut en effet être rédhibitoire pour des investisseurs extérieurs qui n’ont pas encore d’ancrage émotionnel dans le pays.

En résumé, les trois piliers essentiels pour attirer et maintenir les investissements industriels sont la compétitivité, l’attractivité et la stabilité.

Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France. Notre industrie est effectivement stratégique, essentielle et capitalistique, mais aussi complexe. Cette complexité se reflète particulièrement dans le domaine de l’innovation. Il est crucial que nous poursuivions nos investissements dans ce domaine, étroitement lié à nos capacités de production. C’est la raison pour laquelle notre plus grand site de R&D et notre plus importante unité de fabrication sont tous deux situés en Isère, leur proximité étant fondamentale.

Nous bénéficions heureusement d’aides à l’innovation, notamment grâce aux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). Nous avons intensifié nos efforts depuis le début de l’année. Le développement d’un Chips Act 2.0 est essentiel pour nous, dans la mesure où il est impératif de maintenir un investissement constant dans l’innovation. Malheureusement, certaines de nos industries en aval, c’est-à-dire nos clients, ne sont plus présentes en Europe. Il est donc vital de préserver à la fois les filières aval et amont.

En tant que présidente du comité stratégique de filière (CSF), je peux témoigner de l’importance de cette approche globale. Depuis la crise du Covid et la pénurie de composants, nous organisons des rencontres trimestrielles réunissant les acteurs des filières amont et aval. Monsieur Chéry a souligné l’importance de l’écosystème, élément clé dans notre industrie comme dans beaucoup d’autres. Sans une vision englobant l’ensemble de la chaîne de valeur, nous nous exposons à des difficultés majeures. Nos investissements dans l’industrialisation doivent donc prendre en compte l’intégralité de cette chaîne et non se limiter à notre seule entreprise.

M. le président Charles Rodwell. Pourriez-vous dresser un état des lieux de la dépendance réelle de la France et de l’Europe vis-à-vis d’entreprises telles que TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) ou UMC (United Microelectronics Corporation) et de certaines nations, notamment Taïwan, ainsi que de certaines entreprises chinoises dans ce domaine ? Cela nous permettrait de mieux saisir l’urgence pour l’Europe de réagir dans votre secteur. Quelles seraient les conséquences pour votre industrie, cruciale pour notre quotidien, si Taïwan était envahi demain ou si une usine de TSMC était détruite ?

Dans son ouvrage sur la guerre des semi-conducteurs, Chris Miller affirme que la délocalisation de la production en Asie a permis l’émergence d’une innovation extraordinaire aux États-Unis, citant des entreprises comme Qualcomm et Nvidia. Libérées des contraintes de production, elles ont pu concentrer leurs capitaux sur l’innovation de rupture. Considérez-vous que ce modèle est toujours viable ou bien est-il devenu obsolète, compte tenu des dépendances actuelles des États-Unis et de l’Europe ?

Enfin, la loi de Moore est-elle toujours d’actualité ou est-elle dépassée ? On évoque beaucoup les avancées d’ASML (Advanced Semiconductor Materials Lithography) en Europe dans le domaine de l’ultraviolet extrême. Ces technologies, sur lesquelles vous vous appuyez également, sont-elles susceptibles de connaître des ruptures majeures dans un avenir proche ? Recommanderiez-vous aux pouvoirs publics de se concentrer d’urgence sur ces sujets pour éviter que l’Europe ne manque un tournant fondamental ?

M. Jean-Marc Chéry. La dépendance est en effet totale. Pour simplifier, le marché des semi-conducteurs peut être segmenté en trois blocs principaux : les processeurs, le stockage (mémoires) et la communication. Ce bloc numérique est dominé par une quinzaine d’entreprises qui représentent environ 90 % de ce marché spécifique. Parmi elles, on trouve des sociétés américaines comme Nvidia, AMD, Intel, Qualcomm, et des sociétés coréennes telles que Samsung et SK Hynix pour les mémoires, ainsi que Micron, une autre société américaine.

Notre dépendance s’est accentuée il y a une dizaine d’années, lorsque les nœuds technologiques ont franchi un seuil de miniaturisation critique de l’ordre de 10 nanomètres. Nous sommes donc totalement dépendants tant en conception qu’en fabrication. Cette situation s’explique par la complexité extrême de ce secteur, qui nécessite des investissements colossaux en recherche et développement pour la mise au point des technologies de fabrication, la conception des produits – développement matériel ou hardware et logiciel ou software – et la construction d’usines de production.

Pour vous donner une idée, une usine de production dédiée aux composants les plus sophistiqués coûte aujourd’hui environ 40 milliards d’euros. Le développement d’une technologie représente plusieurs milliards supplémentaires. Face à ces montants et à cette complexité, les entreprises ont dû se spécialiser. Certaines se sont concentrées sur les processeurs, d’autres sur les mémoires ou les composants de communication. Beaucoup ont choisi de se limiter à la conception de produits (software et hardware), déléguant le développement des technologies de fabrication et la production elle-même à des sociétés dites « fonderies », pour des raisons d’économies d’échelle. Ces entreprises spécialisées dans la conception sont devenues ce qu’on appelle des sociétés sans usine ou fabless.

La globalisation de la chaîne d’approvisionnement et les règles de fonctionnement actuelles exigent que chaque acteur maximise son innovation et son efficacité. Notre objectif principal est d’améliorer continuellement les performances des applications, de réduire les coûts unitaires et la consommation d’énergie, tout en répondant aux exigences de neutralité environnementale des composants.

Nous nous concentrons sur une partie de l’innovation, tandis que des fabricants comme TSMC se focalisent sur la production et la recherche technologique. Effectivement, il existe une dépendance totale dans ce secteur. Cependant, cette dépendance est réciproque. Par exemple, TSMC dépend des machines d’ASML pour augmenter ses capacités de production, et ASML dépend à son tour de sociétés comme Zeiss pour les lentilles optiques de ses équipements.

L’interdépendance dans cette industrie est extrêmement forte et complexe. Bien que nous dépendions d’entreprises comme Nvidia, Intel, AMD et TSMC, ces dernières dépendent également d’autres sociétés. Une société d’ingénierie française fabrique certains sous-éléments d’ASML. Sans elle, ces composants essentiels ne pourraient être produits. De même, dans notre secteur d’activité, principalement l’automobile, l’industrie et certains aspects de la défense, de l’aérospatial et du médical, nous produisons d’autres types de composants finaux tout aussi critiques, tels que des capteurs et des composants de logique de puissance. Ces éléments sont indispensables pour certains acteurs américains ou asiatiques. Pendant la pénurie de composants, j’ai été personnellement contacté par les dirigeants de grandes entreprises américaines comme Ford et General Motors, qui soulignaient leur dépendance à nos composants. Cette industrie est profondément interconnectée et globalisée, ce qui a engendré des interdépendances complexes.

La nature fortement capitalistique et l’évolution constante du secteur ont poussé à la concentration. Sans cela, les modèles économiques ne seraient pas viables et l’innovation serait freinée. Vouloir tout produire localement nécessiterait des investissements colossaux de centaines de milliards, ce qui est irréaliste. Les choix de souveraineté doivent être pesés car ils peuvent se faire au détriment de l’innovation ou générer de l’inflation.

La loi de Moore, quant à elle, reste d’actualité, mais elle devient plus complexe à appliquer. Auparavant, il suffisait de réduire la taille des transistors pour améliorer les performances. Aujourd’hui, l’innovation requise est considérable, notamment dans les matériaux. Parallèlement, d’autres innovations sur les composants de puissance permettent d’améliorer les performances, de réduire la consommation et l’encombrement des systèmes électroniques, essentiels pour relever les défis sociétaux comme l’électrification des transports.

Mme Frédérique Le Grevès. Il est crucial de reconnaître les forces technologiques de l’Europe. Comme l’a souligné Monsieur Chéry, nous possédons des compétences uniques au monde. Par exemple, dans le domaine de l’intelligence artificielle embarquée, l’Europe, et notamment STMicroelectronics ainsi que nos concurrents européens, excelle.

L’interdépendance de notre industrie soulève des défis particuliers, notamment en ce qui concerne les barrières douanières. Notre chaîne de production est intrinsèquement globale : nos puces voyagent à travers le monde, passant par différentes étapes de fabrication, de test, d’assemblage sur des cartes électroniques, puis d’intégration dans des modules, avant de se retrouver dans le produit final. Cette complexité rend le concept de barrières douanières particulièrement problématique pour notre secteur.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous éclairer sur les ruptures technologiques à venir dans votre secteur ? Par ailleurs, votre diversification géographique en Asie, notamment à Singapour, Taïwan, en Corée et au Japon, répond-elle à une stratégie de réduction des risques diplomatiques et géopolitiques ? Ou bien vous permet-elle de bénéficier de savoir-faire spécifiques à chacune de ces nations pour anticiper les futures avancées technologiques ?

M. Jean-Marc Chéry. Il est vrai qu’il y a vingt ou trente ans, les délocalisations étaient principalement motivées par la réduction des coûts, notamment pour les aspects de production nécessitant une main-d’œuvre importante. Aujourd’hui, notre stratégie de localisation est davantage liée aux écosystèmes. Il importe d’être présents là où les écosystèmes sont forts et stratégiques.

Notre décision de nous concentrer sur les secteurs automobile et industriel en Europe, tout en nous retirant du secteur numérique grand public, répond à cette logique. Nous cherchions à maintenir efficacement nos usines en France et en Italie, avec une recherche et développement performante, tout en restant proches de nos clients. L’Europe, jusqu’à récemment, était une référence mondiale dans l’automobile et l’industrie.

Cette proximité avec des clients majeurs tels que Schneider, Siemens, Legrand, BMW, Renault, à l’époque Peugeot et Fiat devenus Stellantis, nous permet de concevoir les produits les plus adaptés. Grâce aux politiques d’incitation efficaces, notamment en France et en Italie, nous pouvons continuer à investir localement tout en restant compétitifs à l’échelle mondiale, en offrant les meilleurs produits.

Les décisions de localisation industrielle et de conception de produits, notamment en matière de recherche et développement, sont intrinsèquement liées aux écosystèmes existants. Notre présence massive en Europe s’explique principalement par l’excellence du secteur automobile et industriel sur ce continent. Concernant le secteur du numérique, nous avons adopté une approche plus sélective, en établissant des équipes dans la Silicon Valley aux États-Unis pour être au plus près de nos clients et garantir la pertinence de nos développements. Cependant, nous n’avons pas implanté d’usines aux États-Unis, principalement en raison de la délocalisation massive de la production vers Taïwan.

Notre présence historique à Singapour, en Malaisie et aux Philippines résulte de décisions antérieures basées sur l’efficacité démontrée des usines locales, notamment en termes de taux d’utilisation et de coûts de main-d’œuvre. Aujourd’hui, c’est l’excellence des écosystèmes qui guide nos choix de localisation.

Actuellement, nous observons plusieurs dynamiques mondiales. Les États-Unis demeurent le centre d’excellence pour le numérique. La Chine, qui était en passe de le devenir également, a vu son ascension freinée par les mesures d’embargo sur les transferts de technologie. L’Europe, traditionnellement centre d’excellence pour l’automobile et le secteur industriel, fait face à une concurrence accrue, notamment depuis l’électrification de la mobilité et les contraintes imposées vis-à-vis des acteurs chinois. Force est de constater que les meilleurs écosystèmes mondiaux se trouvent désormais en Chine et dans la région Asie-Pacifique.

Notre entreprise doit s’adapter à ces évolutions dynamiques et à cette complexité croissante. Si l’on ajoute à cela la multiplication des barrières douanières, comme l’a souligné ma collègue, l’équation devient particulièrement complexe, voire insoluble.

Néanmoins, forts de notre héritage en France et en Italie, de la compétitivité intrinsèque de ces pays en termes de compétences et d’infrastructures, ainsi que de l’attractivité liée aux politiques incitatives et à la présence de nos grands clients, nous pouvons encore rivaliser mondialement dans ces secteurs à l’horizon 2025. Cela reste possible à condition que notre efficacité ne soit pas totalement neutralisée par des barrières douanières excessives.

Pour nous adapter, il est nécessaire d’accroître notre présence en Chine, notamment dans le secteur industriel et progressivement dans le secteur automobile, tout en restant au plus près de nos grands clients tels qu’Apple, Nvidia ou Google. Cette proximité est cruciale, car c’est là que l’innovation se développe. Ces considérations influencent directement nos stratégies de positionnement en termes d’empreinte industrielle, de recherche et développement technologique, ainsi que de support aux produits et à la conception.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Votre secteur est incontestablement l’un des plus internationalisés et interdépendants à l’échelle mondiale. Il est donc évident qu’il faut adopter des approches et des stratégies différenciées selon les filières. Certaines nécessitent en effet de garantir un libre-échange intégral, faute de quoi des pans entiers de l’industrie et de l’économie pourraient se trouver fortement pénalisés.

De nombreux sur lesquels je souhaitais vous interroger ont déjà été abordés. Je tiens néanmoins à revenir sur la restructuration que vous avez annoncée en février dernier. Vous employez environ 50 000 salariés dans le monde et avez exprimé votre intention de réduire les effectifs d’environ 2 800 postes sur la base de départs volontaires. Vous avez précisé quelques jours plus tard qu’environ un tiers de ces réductions d’effectifs concernerait la France. Pouvez-vous confirmer qu’il s’agit bien de départs volontaires et que vous maintiendrez cette approche ? Par ailleurs, avez-vous communiqué sur la répartition géographique des deux tiers restants de ces réductions d’effectifs ? Ces deux tiers se concentrent-ils sur l’Europe ?

M. Jean-Marc Chéry. Nous n’avons pas annoncé un plan de restructuration, car c’est une mesure que l’on prend en dernier recours. Comme je l’ai expliqué précédemment, notre industrie est certes cyclique, mais extrêmement dynamique, avec récemment des mouvements brusques sur les marchés que nous ciblons, notamment l’automobile et le secteur industriel. Nous mettons à jour annuellement notre plan stratégique. Sa substance fondamentale reste inchangée : adresser les marchés que j’ai mentionnés, croître organiquement par l’innovation et la recherche et développement, et fabriquer de manière intégrée à partir de nos sites existants. Nous l’avons fait évoluer pour répondre à la dynamique des marchés.

Dans nos projections à trois, six et neuf ans, nous affirmons catégoriquement qu’aucun site de STMicroelectronics ne sera fermé, qu’il s’agisse de sites industriels, technologiques ou de recherche et développement. Nous accordons une importance capitale aux compétences et aux écosystèmes. Cependant, il est nécessaire d’adapter des lignes de fabrication, voire des parties d’usines, et de les faire évoluer. C’est pourquoi il est crucial de conserver des marges de manœuvre d’expansion sur nos sites, pour pouvoir développer de nouvelles activités en remplacement de celles qui deviennent obsolètes.

Ce processus n’est pas nouveau. Nous l’avons déjà mis en œuvre sur le site de Rousset en Provence dans les années 2000, dont j’ai moi-même été directeur de fabrication. Nous avons dû fermer complètement l’unité de fabrication en 150 mm pour construire une usine en 200 mm, permettant ainsi au site de pérenniser son activité. Aujourd’hui, en 2024, ce site est l’un des plus performants.

L’acquisition de l’ancien site d’Atmel, adjacent à notre site d’Aix-en-Provence, n’est pas motivée par une volonté d’expansion territoriale, mais par le besoin de nous donner des marges de manœuvre pour de futures expansions ou constructions. Nous avons adopté une approche similaire, bien que plus complexe, sur le site de Tours, et nous cherchons également à créer ces marges de manœuvre sur le site d’Agrate en Italie, malgré les défis que cela représente.

Notre objectif actuel est de redéfinir et d’optimiser notre empreinte industrielle au sein de nos sites afin de les préparer à l’horizon 2028-2030 et au-delà. Nous visons à être en mesure de produire les produits adéquats avec le niveau de performance requis. Concrètement, cela implique l’arrêt de certaines lignes de fabrication, le transfert d’autres vers des zones de regroupement pour gagner en efficacité, et potentiellement la redéfinition de la mission d’un ou deux sites. Ces décisions sont motivées par le constat que certaines missions ne seront plus viables dans les trois à neuf prochaines années.

Nous aurions pu choisir l’inaction, parfois présentée comme la meilleure solution pour résoudre nos problèmes d’empreinte industrielle. Cependant, cette approche ne serait pas viable à moyen et long terme. C’est pourquoi nous nous sommes engagés dans ce plan de refonte de nos missions et de notre empreinte industrielle.

Nos engagements sont clairs : nous excluons toute fermeture de site, qu’il soit industriel ou technologique. Cette décision est motivée par l’importance que nous accordons aux compétences et à l’écosystème existant. De plus, nous nous appuyons sur le volontariat, approche que nous avons déjà mise en œuvre avec succès entre 2010 et 2014, lorsque nous avons dû nous adapter à l’effondrement de notre client majeur Nokia et nous retirer du marché des smartphones puis des téléphones numériques. Cette approche managériale, associée à une réponse sociale adaptée, nous semble appropriée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous semblez être l’une des victimes collatérales des distorsions de marché imposées au secteur automobile. Ce secteur subit actuellement une forme de soviétisation, avec des contraintes et des délais intenables imposés aux constructeurs. D’un côté, nous faisons face à la concurrence des produits chinois et à notre retard technologique. De l’autre, nous tentons de subventionner une demande inexistante. Pouvez-vous confirmer que 40 % de votre activité relève du secteur automobile et que, par conséquent, les baisses de production liées à l’interdiction prévue de la vente de véhicules thermiques en 2035, entre autres facteurs, vous impactent directement ? En somme, êtes-vous en train d’adapter votre production à une offre en déclin du fait de ces réglementations ?

M. Jean-Marc Chéry. Effectivement, la situation est extrêmement brutale à court terme. Nous avions adapté nos investissements et nos capacités de production pour répondre aux besoins de l’industrie automobile tels qu’ils étaient anticipés il y a deux ou trois ans. Nous avons été particulièrement proactifs dans la mise en place de capacités industrielles pour soutenir ce secteur. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une situation très instable, en raison de la feuille de route d’électrification, du niveau de contraintes imposées et de la disparition des barrières à l’entrée pour les moteurs thermiques. Pour nous, cela se traduit par des baisses de chiffre d’affaires à deux chiffres en 2024 et 2025, ce qui représente un défi majeur à court terme.

Malgré ces difficultés, nous maintenons des niveaux d’investissement élevés en recherche et développement et dans de nouveaux équipements de production. La majorité de notre trésorerie dégagée par nos ventes est réinvestie. Notre engagement stratégique reste inchangé, mais nous devons procéder à des adaptations à court terme et ajuster nos sites pour répondre à ces nouvelles contraintes.

Le défi le plus complexe réside dans l’évolution du paysage concurrentiel de nos clients. Jusqu’en 2022-2023, nous avions une vision claire de la concurrence entre les fabricants européens, américains, coréens et japonais. À l’horizon 2028 et au-delà, nous anticipons l’émergence de concurrents chinois qui progressent plus rapidement et bénéficient d’un marché intérieur considérable. Cette transformation du paysage concurrentiel de nos clients nous oblige à nous adapter en conséquence.

Mme Frédérique Le Grevès. Notre industrie ne se limite pas à la mobilité électrique. Nous contribuons également de manière significative à la connectivité des véhicules et au développement de l’autonomie. Notre focus porte à la fois sur la mobilité électrique, la connectivité et l’intelligence embarquée qui assistent nos clients. De plus, notre industrie joue un rôle crucial dans le développement des infrastructures nécessaires, notamment les bornes de recharge. L’électronique est essentielle tant pour les bornes de recharge individuelles destinées aux maisons ou aux bureaux que pour les stations de recharge rapide, où la présence et la nécessité de semi-conducteurs sont particulièrement importantes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant votre engagement dans le cadre d’un PIIEC en France avec un fabricant américain, pourriez-vous nous indiquer si, selon vous, les objectifs initiaux d’augmentation de la production française seront atteints, compte tenu des évolutions concurrentielles à l’échelle internationale et des baisses d’activité significatives, notamment dans le secteur automobile ?

Par ailleurs, j’aimerais que vous évoquiez les difficultés rencontrées dans le cadre du dispositif des PIIEC et les éventuelles évolutions qui pourraient favoriser l’émergence de champions français et européens sur le continent, quel que soit leur domaine industriel. Force est de constater que ces quinze dernières années, aucun champion n’a émergé en raison des règles de concurrence de l’Union européenne. Même l’ancien dirigeant d’Airbus a reconnu qu’un projet comme Airbus n’aurait jamais pu voir le jour dans le contexte actuel de la concurrence européenne. Cependant, il semble que ces règles évoluent dans la bonne direction avec les PIIEC. Pourriez-vous donc dresser un état des lieux des difficultés rencontrées et des améliorations à apporter ?

M. Jean-Marc Chéry. Le projet en question s’inscrivait dans le cadre de l’European Chips Act et était porté par la société GlobalFoundries. Il a vu le jour simultanément avec quatre autres initiatives européennes : en Italie, un projet sous l’égide de STMicroelectronics ; en Allemagne, deux projets distincts : l’un avec Intel, l’autre avec une société nommée Wolfspeed ; enfin, un projet impliquant TSMC, LPPE, NXP et Bosch.

Celui de STMicroelectronics progresse, bien qu’à un rythme moins soutenu qu’initialement prévu il y a trois ans, pour les raisons évoquées plus tôt. Nous avons simplement ajusté la vitesse de croissance en termes d’approvisionnement, de fabrication et de volume, mais les équipements sont restés opérationnels. Aujourd’hui, nous avons atteint environ la moitié des objectifs.

Pour ce qui est du projet GlobalFoundries, je ne peux pas divulguer davantage d’informations à ce stade. Nous maintenons le dialogue avec eux, mais nous n’avons pas reçu d’annonce officielle d’arrêt. L’essentiel est que la partie concernant STMicroelectronics et la France se poursuit.

Le projet Intel a été annulé, de même que celui de Wolfspeed. Le projet TSMC a connu des retards significatifs. Il devrait voir le jour, mais ne sera pas opérationnel avant 2028. Les deux projets qui ont progressé, bien que lentement, sont ceux impliquant STMicroelectronics. Cette avancée est due à la vision partagée entre l’État, l’entreprise et la coopération régionale, malgré certains aspects à améliorer, comme l’a souligné ma collègue.

Mme Frédérique Le Grevès. Concernant le projet encadré par l’European Chips Act, nous n’avons pas rencontré de difficultés majeures. Nous avons bénéficié de l’accompagnement de la Commission nationale du débat public (CNDP). L’élément crucial dans ce contexte est de privilégier la transparence et l’accompagnement, ce que nous sommes parvenus à réaliser avec la CNDP. Nous avons mené notre consultation de manière efficace, en mobilisant la CNDP au plus haut niveau. Je suis en contact régulier avec son président. Nous avons également impliqué les autorités publiques locales, ce qui nous a permis d’établir un dialogue et un engagement de toutes les parties prenantes, tant au niveau local que national.

L’existence d’un cadre réglementaire facilite grandement les choses. Par exemple, le financement reçu de la part de la Banque publique d’investissement (BPIFrance) dans le cadre de l’European Chips Act s’accompagne d’un suivi rigoureux. Nous investissons et produisons des rapports détaillés. Une équipe entière est dédiée à cette tâche. BPIFrance, en collaboration avec la direction générale des entreprises (DGE), effectue des visites annuelles sur site. Lors de ces inspections, ils vérifient minutieusement chaque équipement sur lequel nous avons investi. Pour illustrer l’ampleur de ce suivi, notre premier rapport comptait 21 000 lignes dans un tableur Excel, chaque ligne correspondant à un investissement spécifique, qu’il s’agisse d’équipements majeurs ou de dépenses plus modestes.

Ce niveau de contrôle est rassurant d’un point de vue citoyen, mais il requiert un engagement considérable de la part de l’entreprise. Nous sommes souvent sollicités par des PME et des TPE pour partager notre expérience. Il est vrai que cela nécessite une implication importante et une compréhension approfondie des systèmes en place. Notre service juridique a été fortement mobilisé pour décrypter et comprendre les mécanismes de fonctionnement.

Le pôle de compétitivité du PIIEC revêt une importance capitale pour notre innovation. Nous avons établi une liste des technologies développées grâce aux programmes Nano 2008 et PIIEC. Par exemple, Nano 2008 a permis la transition des wafers de 200 mm à 300 mm. Le dernier PIIEC se concentre sur l’intelligence artificielle embarquée, une technologie qui sera ainsi disponible en Europe.

Cependant, nous rencontrons une difficulté majeure : le délai entre la conception et la mise en œuvre des PIIEC. Actuellement, nous travaillons sur le prochain PIIEC qui débutera en 2027. Entre le moment où nous commençons à réfléchir aux technologies à inclure et le moment où le travail de nos ingénieurs est effectivement comptabilisé, il s’écoule environ trois ans. Cette latence pose des défis en termes d’adéquation avec les besoins du marché et de réactivité face aux évolutions technologiques rapides.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les contreparties exigées des entreprises bénéficiant du dispositif de PIIEC, notamment l’obligation d’accorder des licences sur les droits de propriété intellectuelle dans des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, constituent-elles, selon vous, un frein ou une problématique significative ?

M. Jean-Marc Chéry. Cette contrainte peut effectivement représenter un frein. Comme je l’ai mentionné précédemment, la stratégie de notre entreprise vise à se développer en s’appuyant sur ses écosystèmes et à proposer à ses clients des produits compétitifs. Il peut arriver qu’à un moment donné, une technologie de fabrication doive être mise en œuvre dans un lieu différent de celui où elle a été initialement conçue, ce qui peut soulever des difficultés.

Néanmoins, ces situations font l’objet de discussions et d’échanges avec les autorités compétentes. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais été limités dans notre capacité d’initiative stratégique, notamment dans nos interactions avec la France sur ce type de sujet. Il s’agit d’un cadre qui requiert du bon sens. Lorsqu’une entreprise reçoit une subvention pour développer une technologie, il est logique que le retour sur investissement se traduise par des impôts de production et des emplois sur le territoire. C’est un principe qu’il convient de respecter scrupuleusement.

Cependant, la réalité économique n’est pas toujours aussi simple. Des adaptations stratégiques peuvent s’avérer nécessaires. C’est dans ces moments-là qu’il est crucial d’engager rapidement le dialogue pour trouver des solutions adaptées.

M. Thierry Tesson (RN). Le sujet des semi-conducteurs est fascinant et d’une grande complexité. Cette complexité réside moins dans le fonctionnement des entreprises que dans la nature même du sujet. J’ai particulièrement relevé l’importance des coûts des intrants et des compétences que vous avez soulignée. En tant qu’ancien inspecteur d’académie, je suis naturellement sensible à la question de la formation.

L’écosystème que vous avez évoqué me rappelle mes travaux de jeunesse sur la géographie des technopoles, il y a environ trente-cinq ans. Nous avions alors étudié l’émergence des clusters. Il est frappant de constater que nous sommes confrontés aujourd’hui à des problématiques similaires, comme si l’histoire avait peu évolué, malgré les progrès technologiques évidents dans les domaines de l’informatique et de la téléphonie.

J’ai examiné le classement des fabricants de semi-conducteurs. Votre entreprise occupait la quatorzième place en 2021, alors qu’elle était cinquième en 2006, ce qui représente une performance remarquable. À l’époque de mes recherches initiales, vous étiez treizième.

Un point crucial soulevé par de nombreux intervenants dans cette commission est la nécessité de la stabilité. Il est compréhensible que pour un engagement dans une ligne de production, particulièrement à votre échelle, les conditions initiales doivent rester cohérentes avec les conditions finales. La mondialisation rend impossible la mise en place d’un système purement national dans un domaine tel que les semi-conducteurs.

J’apprécie particulièrement vos explications sur l’utilisation des subventions. Il est en effet primordial de pouvoir suivre précisément l’allocation des fonds publics, malgré la lourdeur administrative que cela peut impliquer.

Concernant l’Europe, j’aimerais aborder la question des dérogations. Dans le contexte actuel de discussions sur une nouvelle simplification, le sujet des semi-conducteurs n’a pas été spécifiquement traité. Pensez-vous que le principe de dérogation pourrait être une solution pertinente pour votre secteur ? L’idée serait de vous exempter de certaines normes ou obligations européennes pour faciliter votre fonctionnement et améliorer vos perspectives d’avenir. Cette approche vous semblerait-elle bénéfique ?

M. Jean-Marc Chéry. Plus nous disposons de temps pour nous adapter, moins la gestion de la complexité inhérente à notre industrie devient problématique. Comme vous l’avez justement souligné, notre secteur est caractérisé par une dispersion mondiale des acteurs et une compétition extrêmement agressive, où chaque seconde compte dans la conquête des parts de marché.

Nous sommes pleinement conscients de nos engagements en termes d’investissements, ainsi que de nos responsabilités sociétales et sociales. Il est donc impératif que la régulation soit la plus simple possible. Face aux changements majeurs, notamment concernant la directive européenne du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), nous avons dû nous adapter rapidement. Cette année, nous avons produit notre premier rapport intégré couvrant à la fois les aspects financiers, sociétaux et de durabilité, ce qui représente un travail considérable et continu.

Toute simplification ou flexibilité dans les contrôles nous permettrait non seulement de mettre en place ces nouvelles exigences plus efficacement, mais aussi de nous concentrer sur leur mise en œuvre effective plutôt que sur leur seule conformité administrative. Bien entendu, ces aspects doivent être contrôlés selon des normes établies, à l’instar des normes financières.

Le message essentiel à retenir est que notre industrie est extrêmement complexe et soumise à une concurrence mondiale acharnée. Toute contrainte supplémentaire, non justifiée par des impératifs sociétaux, environnementaux ou sociaux, nous désavantage face à des concurrents qui n’ont pas à supporter ces charges. Il serait préférable que ces exigences soient appliquées de manière uniforme à l’échelle mondiale, plutôt que de complexifier uniquement notre environnement opérationnel.

M. Thierry Tesson (RN). Avez-vous dédié du personnel spécifiquement à la mise en œuvre de la CSRD au sein de votre entreprise ? Disposez-vous d’experts travaillant exclusivement sur ces questions pour répondre aux obligations ?

M. Jean-Marc Chéry. Nous adoptons une double approche. Nous considérons la CSRD comme un élément intrinsèque de notre activité, à l’instar de la qualité. Cela implique que nos produits et nos processus de fabrication doivent être conçus pour être le plus neutres possible en termes d’impact environnemental, en consommant moins d’énergie, par exemple.

Certes, nous avons mis en place un réseau de spécialistes dédiés. Cependant, nous devons également gérer l’aspect administratif, notamment les indicateurs clés de performance ou Key performance indicators (KPI) que nous devons rapporter pour démontrer nos progrès et l’efficacité de nos contrôles. Je dois admettre que cet aspect représente une véritable usine à gaz. Si nous pouvions simplifier ce processus, cela nous intéresserait grandement.

Mme Frédérique Le Grevès. La complexité accrue en Europe par rapport à d’autres régions du monde, couplée à des disparités dans les systèmes de subventions, crée un déséquilibre concurrentiel significatif. Le Chips Act européen représente une avancée notable, mais il reste modeste comparé aux investissements massifs consentis en Corée, en Chine, au Japon ou aux États-Unis. Les 43 milliards d’euros alloués par l’Europe paraissent dérisoires face aux 40 milliards nécessaires pour une seule usine de technologies avancées.

Si l’Europe aspire réellement à être compétitive dans ce secteur, elle doit aligner ses investissements sur ceux de ses concurrents mondiaux. Nous ne sommes pas opposés aux exigences de reporting ou de contrôle, qui sont nécessaires, mais nous plaidons pour une application uniforme de ces normes à l’échelle mondiale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Considérez-vous que cette inflation normative et son coût d’application constituent un frein majeur pour la compétitivité du site Europe ? Disposez-vous d’éléments permettant de quantifier cet impact ? Par exemple, pourriez-vous nous fournir des données chiffrées sur le coût d’application de la CSRD sur vos sites français ?

M. Jean-Marc Chéry. Les coûts liés aux objectifs environnementaux, notamment la réduction des gaz à effet de serre, représentent effectivement une charge supplémentaire. Cependant, nous sommes convaincus de la nécessité de ces investissements. Au cours des deux ou trois dernières décennies, nous avons consacré des sommes considérables à l’adaptation de nos processus pour réduire ces émissions, contrairement à certaines usines américaines. Notre direction est pleinement engagée dans cette démarche depuis le début et nous n’avons pas l’intention de remettre en question ces efforts.

Les coûts administratifs et nécessaires pour les reportings restent marginaux comparés à nos dépenses de fabrication et de conception. Notre préoccupation principale est de nous assurer que ces contraintes ne deviennent pas un handicap concurrentiel pour nos produits face à la concurrence internationale.

Les coûts inhérents à l’administration de ces processus sont inévitables. Nous prévoyons de les digitaliser et de les optimiser pour les rendre aussi transparents que possible. Notre requête principale est que ces exigences soient stables et simples à mettre en œuvre. Nous nous efforçons de nous adapter, mais il est crucial que ces réglementations n’entravent pas notre compétitivité sur le marché mondial.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je ne doute pas de votre engagement à respecter ces normes au sein du groupe, mais je m’interroge sur l’application de standards aussi exigeants dans vos sites de production en Asie ou ceux qui sont en cours de délocalisation à Singapour. Permettez-moi donc de reformuler ma question. Ces exigences sociales et environnementales, auxquelles nous adhérons tous évidemment, ne sont-elles pas objectivement trop contraignantes ? Ne sont-elles pas à ce point excessives qu’elles compromettent la compétitivité des entreprises européennes ?

M. Jean-Marc Chéry. L’engagement environnemental est au cœur de notre stratégie d’entreprise depuis le début des années 1980. Nous appliquons rigoureusement les mêmes règles et exigences, conformes aux normes les plus strictes d’Asie, à l’ensemble de nos sites, que ce soit à Muar, en Malaisie, ou à Singapour. Toutes nos usines sont soumises aux mêmes impératifs environnementaux, indépendamment de leur localisation. Cette approche découle d’abord d’un engagement intrinsèque à notre société depuis sa création. De plus, elle répond aux attentes de nos principaux clients, qui n’accepteraient pas une politique environnementale différenciée entre nos sites de Crolles, Catane, Muar ou Singapour. Notre démarche est donc uniforme, standardisée et alignée sur les normes les plus élevées du secteur.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez évoqué les sanctions américaines à l’encontre des produits technologiques chinois et leur impact sur le marché. Peu après, vous avez mentionné qu’à l’horizon 2020, voire avant, vous seriez en concurrence sur vos différents marchés non seulement avec des acteurs américains, coréens, japonais et potentiellement taïwanais, mais aussi chinois dotés de capacités d’innovation et de production considérables. Considérez-vous donc que les sanctions américaines appliquées à la technologie et aux produits chinois ont été inefficaces ? Ont-elles simplement retardé l’entrée de la Chine à un niveau de compétition majeur sur vos marchés ?

Vous avez principalement évoqué deux projets : celui de GlobalFoundries et celui d’Intel. Sans entrer dans les détails de ces projets, souvent soumis à des accords de confidentialité, estimez-vous que leur annulation est due à des facteurs conjoncturels ou bien révèle-t-elle un problème structurel de compétitivité du continent européen face aux États-Unis en matière d’innovation et à l’Asie en termes de production ? Quelles mesures seraient nécessaires pour rétablir cette compétitivité structurelle sur vos marchés ?

M. Jean-Marc Chéry. Les mesures prises par les États-Unis ont indéniablement porté leurs fruits. Au moment de leur mise en place, le premier client mondial à commercialiser un produit utilisant la technologie la plus avancée de TSMC, à savoir 7 nanomètres, était Huawei, devançant les États-Unis. Aujourd’hui, c’est Nvidia qui occupe cette position de leader sur la technologie la plus avancée. Cela démontre clairement l’impact des mesures américaines. Je ne porte pas de jugement sur leur bien-fondé, je me contente d’exposer les faits.

Ces mesures ont eu des effets indirects significatifs. Initialement, l’approche chinoise était pragmatique, visant à rééquilibrer sa balance commerciale, déficitaire dans le secteur des semi-conducteurs. La Chine a donc entrepris de développer sa propre industrie. Face aux restrictions américaines, elle a dû réorienter ses efforts vers d’autres technologies, dites courantes ou mainstream, que nous produisons. Une part importante des investissements chinois s’est concentrée sur ces technologies, ce qui soulève des inquiétudes quant à l’émergence de capacités massives de production en Chine dans les années à venir.

Dans ce contexte, STMicroelectronics, en tant qu’acteur global, envisage d’utiliser ces capacités pour rester compétitif sur le marché chinois. Cependant, nous nous refusons à exploiter ces capacités chinoises pour les marchés européen ou américain.

L’annulation des projets Intel et GlobalFoundries ont été victimes de la concurrence acharnée et des fluctuations du marché. Intel, par exemple, qui est une légende pour les vétérans de l’industrie du semi-conducteur, a connu des difficultés liées à des retards technologiques et des choix d’architecture de produits inadaptés. Ça va très vite. GlobalFoundries, spécialisé dans le carbure de silicium, fait face à des défis financiers, ce qui a conduit à l’annulation de son projet. Ces décisions résultent davantage de la conjoncture et de l’évolution de la compétition que de problèmes structurels européens.

Par ailleurs, j’invite cordialement la commission à visiter notre usine de Crolles. Vous y découvrirez l’une des installations les plus modernes de France et du monde pour la fabrication des types de composants que nous produisons. Cette invitation est tout à fait sérieuse.

M. le président Charles Rodwell. Nous acceptons avec grand plaisir votre invitation et serions ravis d’organiser cette visite si cela était possible. Je vous remercie de votre présence. Vous pouvez compléter vos réponses en répondant au questionnaire reçu et en envoyant tout document que vous jugerez utile à la commission.

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40.   Table ronde, ouverte à la presse, des services déconcentrés impliqués dans l’instruction des projets industriels, réunissant : Mme Emmanuelle Gay, directrice régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports (Drieat) d’Île-de-France, et M. Olivier Levillain, chef du service prévention des risques ; M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France, Mme Manon Nguyen Van Mai, cheffe du service économique de l’État en région (Seer), et Mme Léa Ben Cheikh, commissaire aux restructurations et prévention des difficultés des entreprises au sein de la Drieets d’Île-de-France ; M. Marc Hoeltzel, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) du Grand Est ; M. Jacques Bourgeaux, chef du service économique de l’État, chargé de mission économie et innovation au sein du secrétaire général pour les affaires régionales et européennes (Sgar) du Grand Est, et M. Philippe Nicolas, commissaire aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises, au sein de direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) du Grand Est

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions en tenant une table ronde des services impliqués dans l’instruction des projets industriels. Je remercie vivement les délégations présentes pour cette audition d’une importance capitale.

Je vous prie de déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose également aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Emmanuelle Gay, M. Olivier Levillain, M. Marc Rohfritsch, Mme Manon Nguyen Van Mai, Mme Léa Ben Cheikh, M. Marc Hoeltzel, M. Jacques Bourgeaux et M. Philippe Nicolas prêtent serment.)

Mme Emmanuelle Gay, directrice régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports (Drieat) d’Île-de-France. Notre direction met en œuvre les politiques publiques des ministères de la transition écologique et de l’aménagement du territoire. À ce titre, nous appliquons les politiques et les polices de l’environnement, notamment celle des installations classées pour la protection de l’environnement. Nos compétences s’étendent aux enquêtes sur l’eau, à la prévention des risques naturels et technologiques, ainsi qu’aux questions de qualité de l’air, d’énergie et de climat.

Nous intervenons également dans les politiques publiques d’aménagement, instruisant des dossiers d’urbanisme et de construction, finançant des projets d’aménagement et assurant le rôle de l’État dans la planification réalisée par les collectivités. Dans le domaine des transports, nous gérons le réseau routier national de la région, finançons des projets de transport collectif et exerçons des fonctions de contrôle sur les transports terrestres et guidés.

M. Marc Rohfritsch, directeur régional et interdépartemental par intérim de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France. La direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Île-de-France met en œuvre, sous l’autorité du préfet de région, les politiques publiques de l’emploi, de l’insertion sociale et professionnelle, du travail et de l’économie. Notre particularité réside dans l’intégration de quatre unités départementales pour la petite couronne, reflétant ainsi la réalité métropolitaine du Grand Paris.

Notre direction compte 1 200 personnes, 1 500 en incluant les effectifs de la grande couronne. Le service économique de l’État en région, composé de 18 agents, a une compétence régionale. Il se concentre sur les filières stratégiques et industrielles du territoire, déployant les priorités transverses de notre ministère et de la direction générale des entreprises (DGE). Cela inclut notamment le programme ETIncelles destinée aux petites et moyennes entreprises, la décarbonation de l’industrie, les territoires d’industrie, la sécurité économique et le déploiement de France 2030 sur notre territoire.

Le volet régionalisé de France 2030, cofinancé par le conseil régional, représente 180 millions d’euros sur la période 2021-2025. Nous assurons également l’accompagnement des entreprises en difficulté, via l’action des commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés d’entreprise.

Ces missions sont menées en étroite collaboration avec les préfets, les sous-préfets, les collectivités territoriales et l’ensemble des acteurs du développement économique. L’Île-de-France est la deuxième région de France en termes d’emploi industriel, avec environ 450 000 emplois, soit 13 % du total national. Malgré une part relativement faible de l’emploi industriel, nous comptons 6,8 millions d’emplois au total. L’industrie représente 6 % de l’emploi francilien, avec des variations significatives selon les bassins d’emploi. Cette proportion oscille entre 3,5 % dans les départements les moins industrialisés, comme Paris, et atteint jusqu’à 19 ou 20 % dans les zones les plus industrielles, telles que le sud de la Seine-et-Marne ou le nord des Yvelines.

Notre région se distingue par une surreprésentation des cadres dans l’industrie, puisqu’ils représentent 35 à 40 % contre 25 à 30 % pour le reste de la France. Cette particularité s’explique par la concentration de sièges sociaux, des fonctions de conception, de direction de recherche et développement (R&D) et des fonctions support sur le territoire francilien. L’Île-de-France se positionne également comme le premier pôle d’investissement en R&D en Europe, avec 21 milliards d’euros investis annuellement dans la recherche et le développement, tant publics que privés.

Nos sites industriels, bien que nombreux, sont généralement de taille plus modeste que dans d’autres régions, en raison des coûts élevés et du manque de choix fonciers. Une caractéristique notable est la présence de nombreuses lignes pilotes et de travaux de développement industriel précédant l’industrialisation, qui se concrétise souvent dans d’autres territoires, voire à l’étranger.

Entre 1990 et 2015, nous avons connu une désindustrialisation marquée, avec la perte de 400 000 emplois industriels, soit une réduction de 47 % de l’emploi dans ce secteur. Cependant, depuis 2015, nous observons une stabilisation de l’emploi industriel. Le baromètre industriel des deux dernières années est positif, avec plus de créations d’entreprises et d’usines que de fermetures.

L’Île-de-France compte 11 Territoires d’industrie, représentant 54 % de l’emploi industriel régional. Ces zones se caractérisent par une proportion de cadres deux fois supérieure à celle des territoires d’industrie d’autres régions.

Nos principaux domaines d’excellence incluent la santé et les biotechnologies, particulièrement ancrées à Paris, Saclay et Villejuif. Les technologies numériques et de rupture constituent un point fort de Saclay. Nous excellons également dans les secteurs de la mobilité, de l’automobile, des transports, de l’énergie et de l’environnement. Les usages numériques dans la culture, les médias, l’éducation et la formation sont des activités importantes, notamment en Seine-Saint-Denis. L’aéronautique et l’espace, secteurs très industriels, présentent des perspectives de développement et de croissance prometteuses.

Concernant les enjeux de la territorialisation et de l’industrialisation, nous avons identifié quatre axes majeurs : le foncier, les compétences, l’accès au financement et à l’innovation, ainsi que la prévention des difficultés d’entreprise. Sur ce dernier point, nous travaillons en étroite collaboration avec l’équipe du commissaire aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) pour anticiper et gérer les situations de crise, en coordination avec les autres services de l’État en région.

M. Marc Hoeltzel, directeur régional de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) du Grand Est. Je tiens à souligner que nos missions, particulièrement mobilisatrices, sont menées au niveau territorial de chaque département, avec des unités départementales placées sous l’autorité des préfets. Cette organisation répond à la logique du guichet unique, offrant aux chefs d’entreprise un interlocuteur privilégié pour leurs projets d’implantation et les autorisations environnementales.

Notre approche vise à fournir une autorisation environnementale unique, englobant tous les aspects de l’implantation. Bien que notre interlocuteur principal soit au niveau départemental, il travaille en étroite collaboration avec ses collègues du siège et d’autres services pour couvrir l’ensemble des problématiques liées aux projets d’implantation. Cela inclut les aspects environnementaux, l’aménagement du territoire, l’urbanisme, ainsi que les questions foncières et le raccordement électrique des sites industriels, enjeu particulièrement prégnant aujourd’hui.

En ce qui concerne la région Grand Est, nous sommes clairement dans une phase de transition industrielle. Historiquement, nous avons connu de grands mouvements de reconversion, notamment avec l’arrêt des activités textiles remplacées par l’industrie automobile. Plus récemment, nous avons fait face à des fermetures dans les secteurs de la sidérurgie, de l’industrie chimique et de la papeterie.

Aujourd’hui, nous entrons dans un nouveau cycle industriel, porté par l’essor de la transition énergétique. De nouvelles typologies d’implantation industrielle émergent, pour lesquelles nous sommes pleinement mobilisés. Notre région bénéficie d’un foncier attractif et de capacités de développement recherchées par les industriels. C’est dans cette dynamique d’accompagnement du renouveau industriel que nous inscrivons notre action, en parfaite adéquation avec la situation actuelle.

M. Jacques Bourgeaux, chef du service économique de l’État au sein de la Dreets Grand Est., chargé de mission économie et innovation au sein du secrétaire général pour les affaires régionales et européennes (Sgar). Je représente aujourd’hui Mme Angélique Alberti, directrice régionale de la Dreets Grand Est, retenue pour l’animation des classes de l’industrie présidées par le préfet de la région Grand Est et le président du conseil régional.

La Dreets Grand Est compte 270 agents répartis sur cinq sites dans cette vaste région fusionnée, caractérisée par un territoire industriel hétérogène et une forte tradition sidérurgique. Malgré les effets indéniables de la désindustrialisation, le taux d’emploi industriel du Grand Est, à 29,9 %, reste supérieur à la moyenne nationale de 15,9 %. L’industrie se concentre principalement dans quatre des dix départements de la région : le Bas-Rhin, la Moselle, le Haut-Rhin et la Meurthe-et-Moselle, qui représentent près de 65 % de l’emploi industriel régional.

Le Grand Est est la troisième région la plus industrialisée de France. Selon les chiffres de l’Insee en 2022, elle comptait plus de 300 000 salariés dans l’industrie, contre 333 361 en 2012, soit une baisse de 9,8 % en dix ans, comparée à une diminution nationale de seulement 1,5 %. Cette évolution s’explique par des facteurs structurels, notamment la présence forte de secteurs en déclin général en France, mais aussi par des évolutions sectorielles plus défavorables dans le Grand Est que dans d’autres régions.

L’industrie alimentaire demeure le premier secteur industriel du Grand Est, suivie par la fabrication de produits métalliques et la fabrication de machines et équipements. En ajoutant l’industrie automobile et la métallurgie, ces cinq principaux secteurs regroupent 46,3 % des salariés de l’industrie dans le Grand Est, contre 40,5 % au niveau national, illustrant une concentration sectorielle plus marquée.

La région compte 21 Territoires d’industrie labellisés par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et la DGE. Sa caractéristique transfrontalière, avec 800 kilomètres de frontières partagées avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse, influence fortement les dynamiques industrielles régionales. Cette particularité est particulièrement notable dans la filière automobile, où l’on observe une forte interdépendance entre les constructeurs et sous-traitants allemands et le tissu de sous-traitants du Grand Est. Toute variation d’activité des premiers, se fera immédiatement ressentir sur les carnets de commandes des seconds ainsi que sur leurs capacités à investir et à développer de l’emploi.

Le service économique de l’État en région dans le Grand Est, composé de 15 agents, suit plusieurs filières industrielles stratégiques :

1. le secteur automobile et des mobilités terrestres, incluant le ferroviaire et les mobilités douces émergentes ;

2. les filières des matériaux, englobant la métallurgie, la sidérurgie, les forges et fonderies, ainsi que les matériaux stratégiques pour la transition énergétique, comme le lithium, présent de manière importante dans les eaux géothermales alsaciennes et qui conduit à la mise en place d’un écosystème complet dans le Grand Est, de l’extraction au recyclage – notamment pour les batteries électriques ;

3. l’industrie chimique, présente sur deux plateformes industrielles majeures dans le Haut-Rhin et en Moselle, ainsi qu’une plateforme de chimie végétale et de biocarburants dans la Marne ;

4. les industries et technologies de santé, concentrées autour de l’Eurométropole de Strasbourg ;

5. la filière du bois et des fibres végétales, fortement implantée dans les Vosges ;

6. l’aéronautique et l’aérospatiale, avec le cluster Aériades regroupant entreprises, centres de transfert technologique et établissements d’enseignement supérieur et de recherche, qui vise notamment à renforcer la défense, particulièrement important dans l’actualité que nous connaissons ;

7. les équipementiers de l’énergie, incluant la filière hydrogène et l’industrie photovoltaïque, cette dernière étant appelée à se développer grâce au projet de méga-usine ou gigafactory de la société Holosolis qui doit s’implanter à Hambach-en-Moselle ;

8. la filière nucléaire, avec un tissu dense de sous-traitants, la forge et fonderies par exemple ;

9. les solutions numériques, notamment en cybersécurité, intelligence artificielle et calcul quantique, principalement autour de l’écosystème de recherche et d’innovation de Nancy.

Cette diversité sectorielle et ces spécificités régionales façonnent l’action de la Dreets Grand Est dans son accompagnement du tissu industriel local. Je tiens à préciser que les agents du service économique de l’État en région effectuent annuellement plus de 170 visites d’entreprises dans les filières mentionnées. Ces visites permettent des échanges approfondis avec les dirigeants sur leurs stratégies, leurs projets de développement et d’investissement, leurs éventuelles difficultés et leurs attentes vis-à-vis des pouvoirs publics.

M. le président Charles Rodwell. Nous vous sommes extrêmement reconnaissants pour votre travail remarquable au service de nos entreprises et de nos industries. Les retours que nous recevons des entreprises témoignent de l’efficacité de votre collaboration. Je vous prie de transmettre nos remerciements à l’ensemble de vos collaborateurs au nom de la représentation nationale.

Concernant la mise en application de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, dite « loi industrie verte », considérez-vous que l’ensemble des dispositions votées sont pleinement opérationnelles ? Ont-elles engendré un changement significatif dans le traitement des dossiers d’implantation, d’extension et d’accompagnement ? Je pense notamment à l’accélération des procédures et à l’autorisation environnementale unique.

Au sujet de l’organisation des services déconcentrés de l’État, estimez-vous nécessaire de renforcer les pouvoirs de coordination des autorités préfectorales départementales ou régionales dans les arbitrages sur les décisions d’implantation ? Nous recevons de nombreux témoignages faisant état d’injonctions contradictoires entre l’administration centrale et l’autorité préfectorale sur des dossiers similaires. Par ailleurs, jugez-vous votre coordination optimale avec des services nationaux tels que le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri), notamment dans les dossiers de reprise d’entreprise aux enjeux économiques, sociaux et politiques importants ?

Enfin, pensez-vous que la répartition actuelle des compétences entre collectivités soit optimale d’un point de vue économique ? Je pense particulièrement à la gestion des établissements fonciers par certains départements et à la compétence tourisme, souvent liée à d’autres caractéristiques économiques et industrielles de nos territoires, qui reste fréquemment une prérogative départementale.

Mme Emmanuelle Gay. Concernant la loi industrie verte, les dispositions sont effectivement en cours de mise en œuvre, notamment l’autorisation environnementale unique et l’accélération des procédures que vous avez évoquées. Ces mesures visent à réduire les délais d’instruction, ce qui est crucial tant pour les pétitionnaires que pour nos équipes. Cependant, s’agissant d’une réforme récente, il est encore tôt pour en tirer un bilan complet. Un temps d’appropriation est nécessaire pour l’ensemble des acteurs.

Il est important de rappeler que la précédente réforme de l’autorisation environnementale unique avait déjà permis de simplifier considérablement les procédures en regroupant plusieurs autorisations auparavant distinctes. Cette première étape a déjà montré des gains de temps significatifs.

Concernant le fonctionnement des services de l’État, notamment pour l’instruction des dossiers individuels et les projets industriels, c’est le service déconcentré qui est à la manœuvre sous l’autorité du préfet de département. Le traitement de chaque dossier se fait localement, sans contradiction entre l’autorité nationale et l’autorité déconcentrée. La direction générale de la prévention des risques fixe la réglementation, mais l’application se fait au niveau local.

Quant à l’articulation entre les différents services de l’État sous l’autorité des préfets, elle s’opère à plusieurs niveaux. Prenons l’exemple de l’aménagement du territoire et du foncier, essentiels au développement des projets industriels. En Île-de-France, nous disposons de dispositifs législatifs et réglementaires spécifiques en matière de planification, notamment le schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif). Dans ce cadre, nous assurons la représentation de l’État auprès du conseil régional pour l’élaboration du Sdrif, en associant toutes les directions régionales et ministérielles concernées. Parmi les enjeux portés par l’État, nous avons particulièrement insisté sur la préservation des fonciers économiques et industriels, qui avaient tendance à être réorientés vers d’autres fonctions par le passé.

Une politique de planification visant à préserver les fonctions économiques et industrielles des terrains est actuellement mise en œuvre. Cette stratégie, que j’ai élaborée en collaboration avec la région tout en la portant au niveau de l’État, illustre parfaitement l’interaction entre l’aménagement du territoire et les enjeux économiques. Cette approche transversale se concrétise également dans des projets opérationnels spécifiques, ce qui nous amène à la question de la répartition des compétences.

Prenons l’exemple des établissements fonciers. Dans notre région, nous disposons d’un établissement public foncier d’État dont la gouvernance inclut la région et d’autres collectivités. Cet établissement, qui couvre l’intégralité du territoire régional, résulte d’une évolution des structures antérieures qui étaient plutôt départementales. Cette configuration nous permet de déployer une stratégie foncière à l’échelle régionale, répondant ainsi à plusieurs objectifs cruciaux. Cette stratégie contribue au développement du logement, enjeu majeur parmi les quinze que nous avons identifiés. Elle joue également un rôle essentiel dans le développement de l’emploi, la disponibilité de logements étant un facteur d’attractivité déterminant pour attirer de nouveaux travailleurs. Au-delà de ces aspects, l’établissement public foncier intervient activement dans le domaine du foncier économique.

En ce qui concerne la répartition des compétences entre les collectivités, nous ne rencontrons pas de difficultés particulières. Bien que l’établissement soit une structure d’État, la région occupe une position prééminente parmi les collectivités impliquées, ce qui correspond parfaitement à l’échelle régionale de notre action.

M. Olivier Levillain, chef du service prévention des risques au sein de la Drieat d’Île-de-France. Parmi les nouvelles dispositions de la loi industrie verte, on note des modifications significatives de la procédure d’autorisation environnementale. De plus, la loi introduit des mesures importantes relatives au traitement des sols pollués.

Un dispositif particulièrement novateur permet désormais à un tiers aménageur de prendre en charge la dépollution d’un terrain qui n’aurait pas été traité par un exploitant précédent. Ce mécanisme, initialement limité, a été étendu par la nouvelle loi sur l’industrie verte. Il est important de souligner que ce dispositif, dans sa forme antérieure, était déjà bien établi en Île-de-France.

Actuellement, nous entamons des discussions pour exploiter cette extension du dispositif du tiers demandeur. L’objectif est d’optimiser l’utilisation des terrains au fil du temps, en tenant compte de l’influence que cette approche pourrait avoir sur l’aménagement du territoire.

M. Marc Rohfritsch. En Île-de-France, les centres de données ou data centers illustrent parfaitement les enjeux de coordination interservices et d’organisation territoriale. Leur implantation représente un défi majeur, impliquant des exigences spécifiques en termes d’infrastructures et de caractéristiques des sites. Ce processus nécessite une coordination étroite entre les services au niveau local, en lien avec les instances nationales. Un des principaux enjeux réside dans la concurrence d’usage des terrains, les data centers entrant en compétition avec d’autres activités industrielles pour des sites stratégiques.

Le modèle économique des data centers, caractérisé par une forte capacité d’investissement foncier, crée parfois un déséquilibre face à des industries plus traditionnelles ou émergentes, moins à même de rivaliser sur le plan financier. Malgré ces défis, la coordination en Île-de-France fonctionne efficacement, tant pour la recherche de sites que pour les travaux préparatoires à l’installation des data centers.

La répartition des compétences entre les CRP et les autres services s’opère naturellement en fonction de la taille et du profil des entreprises. Nos champs d’intervention sont clairement distincts, bien que nous puissions collaborer sur certains dossiers, notamment dans la recherche de repreneurs.

Je dois enfin préciser que nos équipes ne sont pas compétentes en matière de tourisme pour l’Île-de-France. Quant à la voie industrielle, cette question relève davantage de mes collègues de la Drieat.

Mme Léa Ben Cheikh. Il convient de rappeler l’existence de trois acteurs principaux : le Ciri, les commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) et le réseau des conseillers départementaux aux entreprises en difficulté (Cded), rattachés à la Dreets.

La répartition des compétences s’effectue principalement en fonction des effectifs des entreprises : moins de 50 salariés pour les Cded, de 50 à 400 salariés pour les CRP, et plus de 400 salariés pour le Ciri. Cette coordination s’opère à plusieurs niveaux : auprès des entreprises, qui peuvent parfois avoir du mal à identifier le bon interlocuteur, auprès des différents acteurs en lien avec ces entreprises en difficulté et entre les services de l’État pour garantir une action efficace. Ces seuils d’effectifs peuvent être ajustés en fonction des enjeux locaux spécifiques. La coordination repose sur un échange d’informations en temps réel. Les CRP sont en mesure de transmettre des informations cruciales sur les impacts locaux potentiels en cas de défaillance d’une entreprise. Réciproquement, les rapporteurs du Ciri nous tiennent régulièrement informés de l’évolution des négociations en cours.

M. Marc Hoeltzel. Nous traitons actuellement 14 dossiers de conférences dans le cadre du CRP, avec un début en novembre. Deux dossiers, instruits depuis juillet, sont en phase finale, ce qui correspond à l’objectif de traitement en 8 à 9 mois que nous nous étions fixé.

Un aspect important de cette réforme est la valorisation de la phase 1. Auparavant informelle, elle incite désormais le pétitionnaire à nous solliciter le plus tôt possible. Cette approche s’avère efficace pour optimiser les délais et renforcer la solidité des dossiers. La procédure actuelle favorise cette démarche, capitalisant sur nos expériences antérieures positives.

Cette évolution a entraîné une refonte de nos méthodes d’instruction. Nous avons formé l’ensemble de nos inspecteurs et adopté une logique d’inspecteur unique, désigné dans les dix jours suivant le dépôt du dossier. Les différentes phases sont clairement séquencées, avec un examen initial du dossier sous 45 jours, ce qui limite les demandes de compléments, souvent source de prolongation des délais.

De nombreuses activités industrielles s’inscrivent dans le cadre d’autorisations distantes. Ces procédures, souvent liées à des directives protectrices, se déroulent sans enquête publique ni passage en conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst). Elles ne sont généralement pas comptabilisées dans les statistiques de suivi des délais d’instruction. Dans plusieurs départements, une part significative de l’activité industrielle est gérée par ces procédures accélérées.

Le dispositif du tiers demandeur, évoqué précédemment, suscite un intérêt croissant. Nous recevons également des demandes de reconnaissance sur des fonctions industrielles spécifiques, notamment concernant les polluants. Des procédures de garanties d’œuvre commencent à émerger, démontrant l’attrait de ce dispositif.

La coordination est un facteur clé dans la réussite des projets industriels. Nous la menons d’abord en interne, impliquant divers services au-delà de nos unités départementales, tels que les services biodiversité, urbanisme et énergie. Pour les implantations majeures, les comités de pilotage instaurés par les préfets de département, réunissant l’ensemble des services concernés, s’avèrent particulièrement efficaces. Cette approche permet de fixer des jalons, de respecter les délais et d’identifier rapidement les éventuelles difficultés procédurales. Cette coordination autour de l’échelon préfectoral est une pratique à pérenniser.

La question du foncier est primordiale. Nous constatons parfois l’émergence de sites industriels sur des terrains inadaptés. Pour remédier à cela, nous effectuons actuellement un recensement exhaustif des friches industrielles dans le Grand Est. Notre objectif est d’établir un catalogue, un atlas de ces friches, permettant d’associer le projet adéquat au foncier approprié. Cette démarche vise à éviter les situations où l’on découvre tardivement des problèmes de raccordement électrique ou des contraintes environnementales rédhibitoires pour le projet.

Dans cette optique, nous avons adopté une approche de sites « clés en main ». Actuellement, onze sites sont labellisés comme tels dans le Grand Est. Cependant, nous constatons que certains ne répondent pas entièrement aux critères requis, ce qui nécessite un travail d’amélioration continue de ce concept.

Les opérateurs fonciers jouent un rôle crucial dans cette stratégie. Dans le Grand Est, nous disposons de deux types d’opérateurs : un établissement public foncier d’État pour la Lorraine et le territoire de Champagne-Ardenne, et un établissement porté par un département en Alsace. Cette disparité entraîne des dynamiques et des capacités financières différentes. Il serait bénéfique d’avoir des opérateurs fonciers plus structurés et dotés de moyens financiers conséquents. L’exemple de l’arrondissement du député présent illustre l’importance de ces établissements publics fonciers pour l’anticipation et la gestion du foncier industriel.

Bien que les compétences des départements en matière économique soient limitées, ils restent des interlocuteurs pertinents. Ils disposent souvent de foncier utilisable pour l’accueil de sites industriels et ont des politiques en matière de mobilité et de logement. Leur implication dans la stratégie d’industrialisation locale demeure donc essentielle.

M. Jacques Bourgeaux. Le Grand Est a bénéficié d’une disposition de la loi relative à l’accélération des énergies renouvelables, à savoir la création du statut de projet d’intérêt national majeur (PINM). À ce titre, le projet de gigafactory de production de modules et de cellules photovoltaïques a obtenu ce statut par décret le 3 juillet 2024. Ce statut vise non seulement à optimiser les délais d’instruction, mais également à sécuriser le raccordement électrique des installations, en adéquation avec le calendrier industriel du projet. C’est l’un des apports significatifs de la loi pour ce type de projet d’envergure nationale.

Concernant l’organisation des services déconcentrés, je rejoins les propos précédents sur le rôle essentiel de l’autorité préfectorale dans la coordination locale des grands projets industriels. Les instances de pilotage locales, adaptables selon les départements et parfois présidées par un sous-préfet d’arrondissement lorsque cela s’avère plus pertinent, permettent effectivement d’orchestrer efficacement l’intervention des services de l’État, notamment dans le cadre des procédures d’autorisation environnementale.

Les collectivités territoriales sont systématiquement impliquées dans ces travaux en raison de leurs compétences respectives sur des thématiques telles que les mobilités et le logement. Citons l’exemple d’un des groupes de travail de l’instance de pilotage du projet Holosolis à Hambach qui concerne les écoles et les crèches. L’objectif est de permettre aux futurs salariés de disposer de capacités d’accueil adaptées pour leurs enfants. Plus généralement, la cohérence est constante entre les services de l’État et les institutions ministérielles et interministérielles, ce qui permet de coordonner efficacement l’action des différents services de l’État au niveau local.

Concernant les administrations centrales, je laisserai le CRP apporter des éléments sur la coordination avec le Ciri. Cependant, je peux évoquer les deux principales administrations centrales référentes en matière de politique de réindustrialisation, d’emploi et de formation professionnelle : la direction des entreprises et la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle. Ces administrations centrales ont un positionnement d’expertise qu’elles peuvent apporter, notamment dans la réglementation des aides d’État. Cette réglementation européenne a des effets très concrets sur la possibilité pour les pouvoirs publics locaux d’accorder des soutiens financiers aux projets d’implantation industrielle. Ce rôle d’expertise est tout à fait complémentaire et ne s’oppose nullement à l’autorité locale des préfets sur les projets qui leur sont confiés.

M. Philippe Nicolas, commissaire aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises au sein de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) du Grand Est. Je confirme tout d’abord les propos de Léa Ben Cheikh. Il est important de souligner que le fonctionnement du Ciri implique des contacts réguliers entre les Dreets et la direction générale du trésor. En Grand Est, particulièrement sur le territoire de la Lorraine, le Ciri est devenu un interlocuteur extrêmement fréquent depuis au moins dix-huit mois. Cette évolution s’explique par l’émergence de dossiers importants nécessitant un travail collaboratif. Pour le Ciri, les CRP souvent le rôle d’observateurs du territoire. Nous apportons des données essentielles dont le Ciri a besoin pour instruire ou faire avancer certains dossiers.

Au cours des dix-huit derniers mois, nous avons traité plusieurs dossiers en collaboration étroite avec le Ciri. Si initialement nous rencontrions quelques difficultés de coordination, aujourd’hui, la collaboration est fluide et efficace. Nous entretenons des contacts fréquents et une confiance mutuelle s’est instaurée entre les différents intervenants. Je tiens à souligner ce point car il est crucial, notamment pour les entreprises de grande taille qui structurent les territoires et l’emploi local.

M. Jacques Bourgeaux. Actuellement, la répartition des compétences, avec la responsabilité du conseil Régional de promouvoir le développement économique sur son territoire, nous permet, en tant que services déconcentrés de l’État, de nous articuler parfaitement avec cette compétence. Cela explique d’ailleurs les missions ciblées des Dreets en matière de développement industriel, focalisées sur des filières stratégiques et sur l’accompagnement des mutations économiques des secteurs industriels clés de la région.

Il est important de noter l’existence d’un schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation, approuvé par le préfet de région. Cette approbation préfectorale garantit l’alignement des politiques publiques conçues par le conseil régional en matière de développement économique avec les politiques industrielles de l’État, définies par le ministre chargé de l’industrie et de l’énergie et ses services.

La complémentarité de l’action de l’État et du conseil régional en matière de développement économique s’illustre particulièrement bien dans les dispositifs d’aide à l’investissement et à l’innovation. Les principaux dispositifs mis en place par l’État visent à créer un effet de levier pour des projets relatifs, par exemple, à la transition écologique de l’industrie ou comportant une forte dimension innovante avec une part de risque importante. Ces aides de l’État sont essentiellement des aides à l’amorçage et à l’industrialisation, cruciales pour le développement économique. Le conseil régional, quant à lui, dispose de ses propres aides permettant de soutenir la modernisation des équipements productifs et d’autres types de projets des entreprises sur le territoire, y compris ceux des toutes petites entreprises (TPE), des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI). Le rôle des Dreets, et en leur sein des services économiques de l’État en région, est de comprendre l’articulation de ces différentes aides publiques entre les collectivités afin d’en faire la promotion auprès des entreprises et des acteurs économiques du territoire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je me joins aux propos introductifs du président : votre rôle est crucial dans vos régions respectives en tant qu’acteurs des pouvoirs publics dans la vie économique, notamment pour soutenir nos industries.

Aujourd’hui, de nombreux acteurs industriels critiquent les délais d’instruction des dossiers d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). La loi fixe un délai maximum de traitement d’un an à compter du dépôt du dossier en préfecture auprès de vos services. Concrètement, quels sont les principaux obstacles à une réduction de ces délais ? Je suppose qu’il existe des contraintes en termes de ressources humaines, comme dans de nombreux services publics. Cependant, il existe également des enjeux techniques nécessitant un certain temps de traitement. Si nous souhaitions réduire les délais d’instruction des ICPE, quels seraient, selon vous, les délais raisonnablement envisageables ?

M. Marc Hoeltzel. Si nous faisons abstraction des dossiers éoliens et de carrières, qui présentent une complexité particulière et ne sont pas nécessairement au cœur du sujet de l’industrialisation, nous constatons que la moyenne des délais de traitement, en combinant les dossiers d’autorisation et ceux liés à l’enregistrement, est inférieure à un an. Nous parvenons souvent à approcher les neuf mois. L’autorisation d’Holosolis a été instruite en moins de neuf mois.

Il est évident que les bonnes pratiques que j’ai mentionnées auparavant, telles que l’utilisation du comité de pilotage et le dialogue en amont, sont des éléments clés pour respecter les délais. Cela s’applique également aux procédures environnementales. Comme vous le savez, des études d’impact saisonnières sont nécessaires. Plus tôt nous établissons des contacts avec l’industriel, plus rapidement nous pouvons le conseiller et l’accompagner pour que ces études environnementales soient les plus précises possible. En général, nous parvenons à trouver des solutions, même lorsque des dérogations sont nécessaires, grâce à ce dialogue précoce et au temps dont nous disposons pour bien définir le cadre des contraintes.

Concernant les freins, j’ai précédemment indiqué que certains aspects seront facilités par la loi industrie verte. Nous avions également des pratiques de demande de compléments de dossier, motivées par un souci de fiabilité. Il faut souligner que nous avons très peu de contentieux sur les dossiers ICPE, ce qui témoigne de l’efficacité de cette approche visant à fiabiliser au maximum les dossiers. L’accompagnement industriel se positionne en amont du délai d’instruction, contribuant à sa normalisation et à son respect. Il est crucial d’avoir une vision globale des contraintes dès le départ. J’ai personnellement constaté que certains éléments, notamment liés au raccordement électrique, peuvent impacter significativement les délais, comme ce fut le cas pour le projet Holosolis. Bien que classé PINM, ce dossier aurait nécessité environ neuf mois de traitement. Une connaissance précoce des contraintes de raccordement électrique est donc essentielle pour optimiser les délais. Par ailleurs, des impondérables peuvent survenir, particulièrement concernant les sites pollués. Vous avez évoqué les expertises environnementales : une étude faune-flore sur quatre saisons peut révéler des complexités imprévues. La clé du succès réside dans l’anticipation de ces questions. Plus nous les aborderons tôt, plus nous serons en mesure de gérer efficacement les enjeux contradictoires qui pourraient se présenter.

Mme Emmanuelle Gay. Je souscris entièrement aux propos précédents. En Île-de-France, notre délai moyen d’instruction est actuellement de neuf mois, avec un objectif de réduction à deux mois dans les cas les plus favorables. La qualité des dossiers présentés par les industriels, qui dépend largement de l’expertise des bureaux d’études, est un facteur déterminant. Nous menons une action d’accompagnement auprès de ces bureaux pour garantir leur maîtrise des évolutions législatives et réglementaires, souvent rapides, ainsi que des enjeux techniques. Notre objectif est de favoriser la production de dossiers clairs, concis et complets dès leur soumission, ce qui facilite considérablement l’instruction et optimise les délais d’autorisation.

Concernant la parallélisation des démarches, il est essentiel de comprendre qu’un projet industriel nécessite du temps pour se concrétiser, au-delà des seules procédures réglementaires. Cela inclut la maîtrise du foncier, le montage financier, la définition précise du projet, et potentiellement des marchés de travaux conséquents. Intégrer la procédure environnementale dès que les éléments du projet sont suffisamment définis, plutôt qu’en fin de processus, permet une gestion plus efficace des délais globaux. Notre objectif est que l’autorisation, une fois délivrée, permette un démarrage immédiat des travaux, évitant ainsi les situations où le projet reste en suspens malgré l’obtention des autorisations.

M. Marc Hoeltzel. Je souhaite revenir sur la dimension des ressources humaines, aspect que nous n’avions pas abordé par pudeur, mais qui impacte significativement notre capacité à respecter les délais. Nos équipes font face à des exigences croissantes en termes de volume de dossiers à traiter. De plus, l’introduction de nouvelles procédures, telles que celles liées aux articles 27 et 28 de la loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables du 10 mars 2023 dite « loi Aper », crée des situations complexes et non standardisables pour nos équipes. Dans une optique de simplification, tant pour les industriels que pour nos services, nous cherchons à développer des procédures applicables de manière générique à un large éventail de cas, plutôt que des solutions spécifiques à des niches. Nous sommes pleinement engagés dans cette démarche d’optimisation.

M. Marc Rohfritsch. Je souhaite partager une expérience personnelle issue de mon précédent poste, où j’ai été impliqué dans le projet d’implantation de l’usine de batteries ACC dans les Hauts-de-France. Ce cas illustre notre capacité à agir avec une rapidité exceptionnelle dans certaines situations. Il existe plusieurs exemples de réussites remarquables, où des industrialisations ont été menées dans des délais extrêmement courts, permettant à des usines de voir le jour dans des temps record pour ne pas manquer leur fenêtre d’opportunité sur le marché. Le cas de l’usine ACC m’a particulièrement marqué par la rapidité de sa concrétisation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans certains cas, notamment pour les énergies renouvelables ou les projets d’intérêt national majeur, des dérogations aux règles environnementales sont accordées, notamment en les présumant d’office comme relevant de raisons impératives d’intérêt public majeur (RIIPM).

J’aimerais connaître votre opinion sur la proposition suivante : qualifier automatiquement de RIIPM tout projet industriel créateur d’un nombre significatif d’emplois, à condition qu’il s’implante sur une friche industrielle de moins de trente ans. Cette mesure viserait principalement à revitaliser les zones récemment désindustrialisées, notamment suite à la fermeture de sites industriels dans notre pays. L’objectif serait de créer des zones attractives en termes d’exemptions normatives en qualifiant de RIIPM les projets industriels s’implantant sur ces friches. Quelle est votre analyse des avantages, des outils et des inconvénients qu’une telle mesure pourrait présenter ?

M. Marc Hoeltzel. À ce jour, nous n’avons qu’un seul exemple de RIIPM : le projet Holosolis, classé ainsi en raison de la nécessité d’une dérogation pour son raccordement électrique prioritaire. Comme je l’ai mentionné précédemment, c’est davantage son statut de PINM qui a permis une accélération du dossier, grâce à l’engagement fort de l’État et à la mobilisation intensive de tous les services concernés. Le dispositif RIIPM pour accélérer le raccordement électrique n’a pas in fine été le facteur déterminant dans le respect des délais.

À l’avenir, plutôt que de créer de nouvelles niches réglementaires, je préconiserais le développement d’un dispositif applicable à un plus grand nombre de dossiers, tout en définissant clairement les critères de qualification pour le statut de PINM. Cela permettrait de cibler efficacement les projets éligibles. Votre suggestion concernant les friches industrielles historiques mérite attention. Il est vrai que ces sites nécessitent une considération particulière pour favoriser leur réindustrialisation. Nous sommes confrontés à des enjeux fonciers importants, avec un passif en termes d’artificialisation des sols. Fort heureusement, nous disposons de ces friches industrielles, et l’enjeu est maintenant de concevoir des outils réglementaires adaptés pour stimuler leur redéveloppement.

M. le président Charles Rodwell. Cette mesure sur les friches industrielles contribuerait à la sobriété foncière, puisqu’il s’agit par définition de zones déjà artificialisées. Néanmoins, je suis conscient que chaque friche présente des caractéristiques uniques et que des enjeux de décontamination des terres concernées peuvent se poser.

Mme Emmanuelle Gay. Vous avez évoqué la question des projets industriels générateurs d’emplois nombreux. Nous partageons cette préoccupation avec nos collègues du secteur économie-travail, l’enjeu de l’emploi étant fondamental. Cependant, nous constatons actuellement que de nombreux projets industriels sont consommateurs de foncier mais peu créateurs d’emplois. Notre réglementation actuelle, notamment le code de l’environnement, ne fait pas de distinction basée sur la création d’emplois, se concentrant plutôt sur les impacts environnementaux. Néanmoins, votre suggestion d’intégrer ce critère dans l’évaluation des projets industriels est pertinente.

Nous observons une prédominance de projets à faible création d’emplois, ce qui constitue un point d’alerte majeur. Les data centers et les plateformes logistiques en sont des exemples frappants : ils occupent de vastes espaces mais génèrent relativement peu d’emplois. Ces types de projets représentent actuellement la majorité des dossiers que nous traitons, au détriment de véritables projets de réindustrialisation.

Par ailleurs, nous devons également considérer les besoins de l’économie tertiaire et des services sociaux, notamment dans les domaines de la gestion des déchets et de l’assainissement, particulièrement dans les zones densément peuplées. Ces secteurs nécessitent un certain développement industriel et peuvent potentiellement stimuler la création d’industries génératrices d’emplois.

Le facteur emploi doit être pris en compte dans l’arbitrage entre différents projets industriels pour un même foncier. Bien que cela dépasse le cadre strict de notre réglementation, il est crucial que les collectivités et l’État intègrent cet aspect dans leurs décisions de priorisation.

Concernant la priorisation des projets, il pourrait être judicieux de concentrer nos efforts sur certains projets à enjeux majeurs, compte tenu de nos contraintes en ressources humaines. Cette approche permettrait d’accélérer le traitement de dossiers prioritaires, à l’instar de ce qui a été fait pour les Jeux olympiques et paralympiques, où une mobilisation exceptionnelle a permis d’accélérer de nombreux processus.

Enfin, sur la question du foncier, nous sommes confrontés à la problématique des friches industrielles. Certaines peuvent être reconverties en logements, notamment dans les zones urbaines denses où la cohabitation entre industrie et quartiers résidentiels est devenue complexe. Cependant, de nombreuses friches restent inexploitées, non par manque de rapidité dans l’instruction des dossiers, mais souvent par absence de projets concrets, de porteurs de projets ou d’investisseurs. C’est un défi supplémentaire que nous devons relever.

M. Marc Rohfritsch. Concernant l’enjeu de l’emploi, nous souscrivons pleinement aux propos de notre collègue. L’intensité de création d’emplois constitue effectivement un critère déterminant dans l’attribution de nos soutiens aux projets. Ce facteur pèse considérablement dans notre processus de sélection.

Par ailleurs, je souhaite établir un lien avec le concept des sites clés en main. L’objectif est de sécuriser ces sites et d’anticiper certaines démarches, même en l’absence d’un projet définitif. Cette approche permettrait de travailler en amont sur divers aspects, à l’instar de ce qui a été réalisé pour d’autres types de projets, notamment dans le domaine aérien ou maritime. Ces réflexions méritent d’être approfondies pour optimiser notre stratégie d’implantation industrielle.

M. Jacques Bourgeaux. Une condition essentielle à l’implantation sur une friche industrielle réside dans le portage à long terme par le propriétaire de celle-ci, qui peut être la collectivité. Cela nécessite un engagement durable des élus pour mener à bien la réhabilitation et la dépollution du site, le rendant ainsi apte à accueillir une activité industrielle.

Au-delà de cet engagement, la dimension financière est primordiale. Des dispositifs de soutien étatiques existent, tels que la mesure de recyclage foncier du fonds friches, qui contribue au financement de la réhabilitation. Cependant, nous constatons que ces mécanismes sont encore insuffisamment mobilisés pour des projets à vocation économique, étant plus fréquemment utilisés pour des activités de logement ou tertiaires. Cette situation s’explique en partie par la difficulté à compléter le financement avec des fonds privés.

Néanmoins, des exemples encourageants existent. Je citerai le cas de la société Cibox dans le Grand Est, qui va produire des vélos électriques sur une friche historique dans les Ardennes, l’ancienne friche Porcher. Cette implantation a été rendue possible grâce à la réhabilitation menée par la communauté de communes Ardennes Rives de Meuse. C’est un modèle exemplaire d’engagement à long terme d’une collectivité, permettant la réhabilitation d’une friche pour accueillir une nouvelle unité de production.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant les entreprises et industries ne bénéficiant pas d’une implantation sur un site pré-aménagé ou de dérogations, je m’interroge sur l’actualité du cadre réglementaire relatif aux espèces protégées, tant pour la faune que pour la flore. Nous sommes parfois confrontés à des situations où la protection d’espèces entrave significativement le développement industriel. Pour illustrer ce propos, je citerai un acteur local qui affirme que « les crapauds font reculer les pelleteuses ». Bien que la protection de la faune menacée soit légitime et puisse justifier le report de projets industriels, nous constatons fréquemment que certaines espèces dites protégées prolifèrent dans certaines régions tout en étant menacées dans d’autres. Ne serait-il pas judicieux d’envisager une régionalisation de la liste des espèces animales et végétales protégées, en fonction de leur répartition effective au sein des différentes régions ? Par ailleurs, que penseriez-vous de la mise en place d’une cartographie des terrains disponibles pour la compensation écologique, mais également pour le foncier disponible ?

M. Marc Hoeltzel. Notre approche se veut résolument constructive et axée sur l’accompagnement des porteurs de projets, dans le strict respect de la réglementation en vigueur. Nous nous efforçons de trouver des solutions optimales en appliquant la séquence éviter-réduire-compenser, en privilégiant autant que possible l’évitement et la réduction avant d’envisager la compensation. Notre intervention en amont auprès des industriels vise à faciliter ce processus.

Nous sommes conscients que ces démarches, incluant les consultations avec les conseils scientifiques régionaux du patrimoine naturel (Csrpn), peuvent impacter le calendrier d’implantation industrielle. Néanmoins, une anticipation adéquate permet généralement de trouver des solutions satisfaisantes. Concernant la régionalisation des listes d’espèces protégées, je ne suis pas suffisamment expert pour me prononcer sur ce point spécifique.

Quant à la cartographie des terrains pour les compensations, une nouvelle réglementation nationale, entrée en vigueur fin 2024, instaure des opérateurs de compensation. Cette initiative permettra la création d’un registre national des zones potentielles de compensation pour les espèces protégées. Cette démarche s’inscrit en complémentarité avec les actions menées par la région Grand Est. Des initiatives similaires sont également en cours concernant le foncier, tant sur le volet environnemental que sur l’aspect carbone.

Ces nouveaux outils de compensation, fondés sur des stocks de terrains dédiés, devraient fluidifier l’application de la réglementation relative aux dérogations pour les espèces protégées. Bien que cette réglementation soit récente, nous avons déjà été contactés par plusieurs opérateurs fonciers souhaitant intégrer leurs terrains dans cette banque nationale de compensation.

Nous sommes confiants quant à l’impact positif de cette dynamique sur la gestion des dossiers industriels, notamment pour résoudre les difficultés liées à la recherche de terrains de compensation environnementale. Cette problématique concerne également les sites clés en main, dont l’un des cinq que nous gérons fait actuellement face à des enjeux liés aux espèces protégées.

Parallèlement, nous menons un travail approfondi de recensement des friches au niveau du Grand Est, intégrant la dimension des espèces protégées dans le registre des friches destinées à l’implantation de nouvelles industries. Ces différentes initiatives témoignent d’une dynamique positive dans la gestion de ces enjeux.

En conclusion, j’insiste sur l’importance de nous solliciter le plus tôt possible dans le processus, afin que nous puissions appréhender efficacement cette dimension et accompagner au mieux l’industriel dans la recherche de solutions adaptées à son projet d’implantation.

Mme Emmanuelle Gay. Notre position s’inscrit dans un contexte territorial déjà fortement urbanisé, où la problématique des espèces protégées, bien que présente, n’est généralement pas la préoccupation principale remontée par les acteurs économiques. Néanmoins, nous restons vigilants sur cette question, particulièrement pour les projets impliquant des travaux sur le sol.

Un enjeu majeur que nous identifions concerne l’accès à l’information. Il serait extrêmement bénéfique pour les porteurs de projets de disposer, dès les premières phases de réflexion, d’une connaissance exhaustive des enjeux environnementaux liés à un foncier spécifique. Cette approche permettrait d’anticiper les potentielles difficultés, d’éviter les déconvenues et d’intégrer dès le départ les contraintes liées aux inventaires dans la conception du projet.

Actuellement, le partage des connaissances existantes sur les inventaires et les espèces présentes n’est pas optimal. Il y a donc un réel axe de progrès pour les acteurs détenteurs de ces informations. L’objectif serait de faciliter l’accès à ces données, tout en gardant à l’esprit que nous travaillons sur un domaine vivant, où la situation peut évoluer entre le moment de l’inventaire et la mise en œuvre du projet.

Nous observons une tendance croissante vers l’ouverture des données et leur exploitation par des systèmes performants. Cette évolution offre des perspectives intéressantes pour gagner en efficacité dans la gestion de ces enjeux environnementaux.

M. Marc Hoeltzel. Effectivement, notre approche en termes de partage des connaissances est proactive. Lorsqu’un industriel nous sollicite, nous mettons à sa disposition les informations dont nous disposons sur les sites concernés. Notre rôle consiste à alerter, conseiller et guider l’industriel dans l’élaboration de son projet, notamment pour cibler efficacement les études saisonnières nécessaires et identifier les espèces pertinentes.

Concernant la régionalisation des listes d’espèces protégées, il convient de nuancer cette approche. Certaines espèces d’intérêt communautaire resteront soumises à un classement national, limitant les possibilités de différenciation entre régions.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comment pouvons-nous garantir la pérennité et la disponibilité effective des sites clés en main ? Quelles mesures sont envisagées pour prévenir l’implantation de nouvelles espèces protégées sur ces terrains ?

M. Marc Rohfritsch. La préparation des sites clés en main implique de nombreux acteurs, notamment les collectivités locales. En effet, même s’ils sont bien identifiés, ils présentent des caractéristiques spécifiques qui ne correspondent pas nécessairement à tous les types de projets. L’un des défis majeurs consiste à faire coïncider les caractéristiques d’un site avec celles du projet envisagé. Cette difficulté est structurelle et ne peut être entièrement résolue.

M. Marc Hoeltzel. La configuration actuelle des sites clés en main ne répond pas pleinement aux besoins émergents, notamment en matière de data centers. L’insuffisance de la puissance électrique, qui n’a pas été anticipée lors de la planification initiale, limite notre capacité à positionner ces sites pour de tels projets. Par ailleurs, nous constatons que l’évolution des industries que nous cherchons à attirer nécessite une adaptation de ces sites clés en main. Il est donc impératif de redéfinir les caractéristiques de ces sites et d’établir clairement leurs limites en termes d’accueil industriel pour chaque nouveau projet. Cette démarche n’est pas systématiquement mise en œuvre actuellement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Notre approche des sites clés en main manque parfois de pertinence. Ainsi, il n’est pas rare que des projets avancés se heurtent in fine à l’inadéquation du site, engendrant une déception compréhensible. En termes de gouvernance, il est crucial de repenser cette politique à l’échelle nationale et sa généralisation. Ne devrions-nous pas adopter une vision plus descendante et plus verticale, en dictant depuis Bercy les types d’industries à prioriser en termes de délais d’implantation, pour permettre aux échelons locaux et régionaux d’identifier les terrains à préparer pour obtenir le statut clés en main. Bien que le rôle des collectivités soit prépondérant dans ce processus, une approche plus descendante dans la détermination des sites clés en main prioritaires et de leurs spécificités semblerait nécessaire.

M. Marc Hoeltzel. Sur instruction du préfet de région, nous avons entrepris un recensement exhaustif des friches industrielles, incluant mais ne se limitant pas aux sites clés en main existants. Notre objectif est d’enrichir cette liste sans nécessairement rechercher le label site clés en main. Cette démarche s’effectue en parallèle et en coordination avec les services de la région, également engagés dans une logique de développement industriel. Nous croisons actuellement nos analyses sur les sites industriels et les friches pour établir un atlas complet des espaces mobilisables pour l’implantation industrielle. Cet outil répertoriera les contraintes et les limites spécifiques à chaque site, permettant ainsi aux agents de développement économique de proposer efficacement des sites adaptés aux besoins particuliers de chaque projet industriel.

Mme Emmanuelle Gay. Nous partageons pleinement l’analyse sur la nécessité d’élargir notre approche au-delà de la logique des sites clés en main et d’offrir une visibilité accrue aux acteurs concernés. En Île-de-France, nous avons réalisé un panorama des sites disponibles dans le cadre de l’élaboration du schéma directeur régional, en collaboration avec la région. Notre focus s’est porté particulièrement sur les grands sites, qui représentent le défi majeur en termes de disponibilité. Bien que nous n’ayons pas encore mis ces informations en ligne de manière ouverte, je suis convaincue de l’importance de publier des données exhaustives et validées par l’ensemble des acteurs sur ces sites stratégiques. Cette démarche permettrait aux porteurs de projets de gagner un temps précieux.

Concernant l’approche descendante des sites clés en main au niveau national, nous en avons constaté les limites. Le cadre contraignant n’a pas permis une caractérisation suffisamment fine des sites ni une expression qualifiée de leur nature. Il est crucial de fournir une information plus large sur les caractéristiques des terrains, adaptée aux besoins variés des projets industriels ou économiques. La logique initiale des sites clés en main, concentrée sur quelques sites, s’est révélée trop restrictive. L’objectif devrait être d’élargir cette vision pour présenter une gamme plus diversifiée de sites, répondant à des besoins variés.

Aujourd’hui, nous observons une demande particulière pour les sites adaptés aux data centers, nécessitant une importante capacité électrique. Cependant, d’autres types d’investissements, potentiellement générateurs d’emplois, pourraient requérir des caractéristiques différentes, comme une meilleure accessibilité par les transports en commun ou routiers.

M. Marc Rohfritsch. Il est essentiel de présenter une offre complète et transparente aux investisseurs. Les retours d’expérience au niveau national sur la démarche des sites clés en main ont effectivement été mitigés. Certains investisseurs ou industriels ont été déçus par des sites proposés qui, pour des raisons parfois prévisibles, se sont révélés inadaptés malgré les efforts de valorisation déployés par les agences de développement.

Néanmoins, ce dispositif conserve son utilité et son intérêt. L’objectif ultime est de disposer de sites mieux préparés, permettant une adaptation locale plus rapide et une accélération des délais d’implantation grâce à un travail préparatoire en amont. Il est également de notre responsabilité d’élargir les perspectives des collectivités qui, parfois, ont une vision trop restrictive des activités pouvant s’implanter sur leurs sites. Notre rôle est d’ouvrir le champ des possibles et de mettre en lumière le potentiel de certains sites qui, à première vue, n’auraient pas été considérés comme pertinents pour certains types d’activités.

M. Jacques Bourgeaux. Je tiens à préciser que la démarche des sites clés en main s’est déroulée en deux phases distinctes. La première, lancée en 2018, visait à proposer des sites quasi entièrement prêts à l’emploi. Suite au retour d’expérience de cette phase initiale, l’État a initié une seconde étape dans le cadre de France 2030, ciblant des sites à fort potentiel. Par exemple, dans le Grand Est, cinq sites ont été identifiés, sélectionnés pour leur proximité avec des infrastructures de transport multimodales, leur accès à des sources d’énergie conséquentes et leur situation favorable en termes de bassin d’emploi. Cette nouvelle approche reconnaît la difficulté de proposer instantanément des sites parfaitement opérationnels, sans obstacles. Elle prévoit plutôt la mise en place d’instances de pilotage pour améliorer progressivement ces sites, en collaboration étroite entre les services de l’État et les collectivités locales.

Concernant l’adéquation entre les filières industrielles stratégiques et ces sites, il est important de souligner que les priorités nationales définies par le ministère de l’économie et des finances sont systématiquement communiquées aux agences régionales de développement économique et aux conseils régionaux. Cette transmission d’information oriente naturellement les porteurs de projets vers les zones les plus pertinentes en termes d’emploi et d’écosystèmes industriels.

Pour les projets d’investissement étranger, le processus actuel, piloté par Business France en collaboration avec les agences régionales de développement économique, génère une émulation bénéfique entre les régions. Cette dynamique permet aux investisseurs de se voir proposer un éventail de sites, leur laissant le choix final en fonction de critères économiques, de proximité avec les infrastructures nécessaires, et de l’écosystème industriel local.

Néanmoins, l’enjeu principal reste d’identifier des sites qui, au-delà de leur intérêt économique, ne présentent pas de contraintes intrinsèques trop importantes pour l’implantation de projets industriels. C’est dans cette optique qu’un atlas des sites est en cours d’élaboration, en collaboration avec le conseil régional. Cet outil permettra d’anticiper les éventuelles difficultés et d’orienter plus efficacement les investisseurs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant l’accès aux subventions, de nombreux acteurs industriels, particulièrement les PME, déplorent la multiplicité des interlocuteurs et le manque de visibilité sur les aides publiques disponibles. Bien qu’un effort considérable ait été réalisé pour rationaliser les procédures environnementales via un guichet unique, la question se pose de la pertinence d’un dispositif similaire pour l’attribution des subventions étatiques.

Quant au plan France 2030 et à sa méthode d’appels à projets, il serait intéressant d’évaluer son efficacité et son impact potentiellement discriminant sur certains types d’entreprises, notamment l’industrie de base.

M. Marc Rohfritsch. Concernant les appels à projets de France 2030, la problématique ne réside pas tant dans le principe même de l’appel à projets que dans les critères de sélection appliqués. Ces critères, en favorisant des entreprises plus innovantes ou certaines typologies d’industries, peuvent effectivement créer des biais. Cependant, il est tout à fait envisageable de modifier ces critères tout en conservant le modèle d’appel à projets, qui présente l’avantage de mettre en compétition ouverte l’ensemble des entreprises potentiellement concernées.

Il convient de rappeler que le recours aux appels à projets est l’un des marqueurs forts du plan de financement, hérité du programme d’investissements d’avenir. Ce choix vise à garantir une allocation plus vertueuse des financements par rapport à certaines pratiques antérieures.

Par ailleurs, France 2030 envisage d’élargir ses modes d’intervention pour accorder une place plus importante à la commande publique. Cette approche présente plusieurs avantages par rapport aux subventions classiques. Elle génère directement du chiffre d’affaires pour les entreprises, facilitant ainsi le démarrage ou la diversification de leurs activités. Les subventions, quant à elles, ne couvrent qu’une partie des financements et sont souvent conditionnées à l’existence de fonds propres suffisants.

Il est également important de noter une évolution dans les critères d’attribution des financements. Si l’accent a longtemps été mis sur l’innovation technologique, on observe une ouverture croissante vers d’autres formes d’innovation, qu’elles soient organisationnelles, managériales ou d’autres natures. Cette diversification des critères permet de soutenir un spectre plus large d’entreprises, y compris celles moins axées sur la haute technologie mais innovantes dans d’autres domaines.

Il convient de reconnaître les progrès réalisés récemment, bien qu’il subsiste encore une multiplicité d’acteurs susceptibles d’apporter leur soutien aux entreprises à divers titres. En nous concentrant sur la sphère étatique, une rationalisation notable a été entreprise en France. Celle-ci a permis de regrouper un nombre important d’opérateurs différents sous une même égide, ce qui représente une amélioration par rapport à l’organisation antérieure. Nous disposons désormais d’entités telles que la Banque publique d’investissement (BPIFrance), la Caisse des dépôts, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), l’Agence nationale de la recherche (ANR) et le Centre national d’études spatiales (Cnes) qui interviennent chacune avec leurs compétences et expertises spécifiques dans des domaines d’intervention clairement définis.

Cette nouvelle structuration offre une meilleure visibilité des possibilités de financement. Néanmoins, au-delà de France 2030, il existe encore des financements gérés par diverses agences, non liés à l’innovation mais plutôt à l’emploi, à la décarbonation ou à d’autres priorités. Il est probable que cet effort de rationalisation se poursuive à l’avenir. Cependant, nous ne sommes pas encore parvenus à un véritable guichet unique, et il n’est peut-être pas opportun d’y aspirer dans l’immédiat. Cette perspective pourrait toutefois être envisagée pour certaines composantes de l’action publique à plus long terme.

Mme Manon Nguyen Van Mai, cheffe du service économique de l’État en région (Seer) Île-de-France. En complément, il est important de souligner que le service économique remplit une mission essentielle d’orientation ciblée des PME et des ETI vers les dispositifs appropriés pour financer leurs projets industriels. Notre action s’étend au-delà du seul plan France 2030. Nous collaborons notamment avec les aides du conseil régional, en particulier en Île-de-France, et mobilisons également des financements issus de la revitalisation, conséquence de plans de sauvegarde de l’emploi significatifs sur le territoire.

Ces ressources constituent des moyens supplémentaires pour financer des projets industriels dans des zones qui en ont besoin, dépassant le simple critère de l’innovation. Notre rôle consiste à accompagner de nombreuses PME et ETI dans cette démarche, en rendant visibles et accessibles ces opportunités de financement. Nous procédons à une analyse approfondie de leurs projets et de leurs besoins financiers, puis les orientons vers les solutions les plus adaptées.

M. Marc Rohfritsch. Le rôle des services de l’État en région dans le domaine économique consiste précisément à orienter les entreprises vers les dispositifs appropriés. Cette mission fait écho à une proposition visant à développer un service d’accompagnement premium pour certains types d’entreprises. Bien que nous souhaitions offrir un accompagnement plus personnalisé, il faut garder à l’esprit que les PME et TPE constituent le cœur de notre tissu économique. Avec seulement 18 personnes en charge de ces questions pour l’ensemble de l’Île-de-France, il n’est pas envisageable de proposer un accompagnement extensif à l’ensemble du tissu économique.

Néanmoins, il pourrait être pertinent de développer des approches d’accompagnement premium pour des projets ou des entreprises jugés particulièrement importants en termes de croissance, d’emploi ou de développement territorial. L’enjeu réside dans la définition précise du segment d’entreprises et de projets qui pourraient bénéficier de ces approches d’accompagnement renforcé de la part des services de l’État en région.

M. Jacques Bourgeaux. En complément des précisions apportées par mes collègues, je tiens à souligner que le service économique de l’État en région s’inscrit également dans une dynamique d’animation et de relais auprès des sous-préfets référents pour l’accélération des implantations industrielles. Ces derniers ont été désignés comme interlocuteurs privilégiés sur les questions économiques et industrielles dans chaque service de l’État. Notre rôle consiste à nous appuyer sur ces relais à l’échelle infra-départementale pour atteindre un maximum d’entreprises.

Comme l’a évoqué le directeur régional de l’Île-de-France, nous envisageons la possibilité d’un accompagnement premium pour certaines entreprises, sans pour autant négliger les autres. Nous comptons sur les sous-préfets référents au sein des services de l’État, mais aussi sur les agences de développement économique au niveau départemental, pour toucher plus largement l’ensemble des entreprises. Les modalités de communication peuvent varier selon les régions, mais chacune s’inspire des bonnes pratiques, telles que des événements d’information réguliers ou des plateformes répertoriant les dispositifs d’aide.

Il est important de noter qu’il existe des dispositifs étatiques permettant de soutenir, sous certaines conditions, des entreprises industrielles moins innovantes. Je fais notamment référence à la mesure Territoires d’industries en transition écologique, qui s’inscrit dans le cadre du fonds Vert. Bien que disposant d’une enveloppe moindre que celle allouée à France 2030, ce dispositif bénéficie aux entreprises proposant des productions vertueuses pour l’industrie environnementale ou contribuant directement aux chaînes de valeur de la transition écologique.

L’ensemble des dispositifs de subventions de l’État doit se conformer aux régimes-cadres exemptés et plus largement à la réglementation européenne sur les aides d’État. Cela impose certaines contraintes sur le type de projets pouvant être soutenus. Nous ne pouvons pas généraliser les aides à tous types d’entreprises, quelle que soit leur taille ou la nature de leurs projets. Les PME, au sens communautaire du terme (moins de 250 salariés), peuvent généralement être soutenues plus facilement. Pour les entreprises de taille supérieure, leurs projets doivent répondre à des contraintes fortes, notamment en matière de formation ou de recherche et développement.

Enfin, la subvention n’est pas l’unique solution pour soutenir les entreprises. Malgré les aides existantes à l’innovation, qui peuvent prendre la forme de subventions pures ou d’avances remboursables, nous constatons aujourd’hui des difficultés pour les entreprises à mobiliser des financements en fonds propres. Cette problématique touche aussi bien les entreprises innovantes que celles développant des projets industriels plus traditionnels, qui peinent à finaliser leurs levées de fonds malgré les subventions obtenues. Cette difficulté s’observe également dans les cas de reprise d’entreprises, notamment sous forme de sociétés coopératives de production (Scop), où il est important que l’investissement des salariés soit complété par des mécanismes d’investissement externes pour assurer la pérennité du projet.

M. le président Charles Rodwell. Je tiens à vous exprimer ma profonde gratitude pour votre temps, votre engagement envers l’entreprise et l’ensemble de vos actions. Votre contribution est essentielle pour nos entreprises, pour le développement économique de notre pays, pour la création d’emplois et pour l’ensemble de notre territoire. Je salue également l’action remarquable de vos équipes.

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41.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie, présidente de Régions de France, et M. Yoann Iacono, directeur général délégué Transformation économique, souveraineté, emplois et métiers de demain au sein du conseil régional d’Occitanie

M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons Mme Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie, présidente de Régions de France, et M. Yoann Iacono, directeur général délégué Transformation économique, souveraineté, emplois et métiers de demain au sein du conseil régional d’Occitanie.

Mme Delga, je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre à notre invitation malgré un emploi du temps que nous savons très chargé. Il nous a semblé tout à fait intéressant de vous entendre compte tenu de votre double fonction de présidente de région et de présidente de l’association des régions de France.

Je vous prie de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Carole Delga et M. Iacono prêtent serment.)

Mme Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie et de Régions de France. La question de la réindustrialisation mobilise particulièrement les présidents de région. Nous partageons une préoccupation, qui est la souveraineté de notre pays, en matière industrielle, énergétique ou alimentaire, et nous consacrons de nombreuses actions à l’objectif de réindustrialisation, que nous partageons aussi. Il me paraît donc tout à fait intéressant d’échanger avec vous sur les freins dans ce domaine.

Le diagnostic est terrible : la France est le pays européen qui s’est le plus désindustrialisé entre 1970 et 2020. Elle a perdu près de 2,5 millions d’emplois dans ce secteur, et la part de l’industrie manufacturière est à présent de 10 % du PIB dans notre pays, alors que la moyenne s’élève à 15 % en Europe et à 18 % en Allemagne.

Les crises qui se sont succédées depuis 2020, sur le plan sanitaire avec la pandémie de Covid, mais aussi géopolitique, en particulier au cours des derniers mois, ont conduit à une prise de conscience plus large, au sein de la population, du besoin de souveraineté et de réindustrialisation en France comme en Europe. Les dix-huit présidents de région souscrivent pleinement à l’objectif que l’Union européenne redevienne un continent de production et non pas seulement de libre-échange. Nous avons besoin, pour cela, de mobiliser des moyens, mais également de veiller à ce que l’industrie soit mieux considérée dans notre pays, en rétablissant des vérités, en cassant certaines images très négatives, tout particulièrement dans le cadre de l’orientation scolaire. Nous devons y être très attentifs : la dégradation de l’activité industrielle en France à la fin de l’année dernière exige un effort collectif et une vigilance supplémentaires.

La réindustrialisation suppose des moyens, donc, mais aussi des convictions – elles sont absolument nécessaires en politique.

La première est un objectif de croissance durable : nous avons besoin d’un nouveau modèle de développement, moins consommateur d’espace agricole et d’énergie, mais à rebours des hypothèses de décroissance prônées par certains. Il faut avoir le courage politique d’assumer cet objectif et de tenir un discours cohérent sur l’ensemble des actions à mener, en matière de formation, d’aides, de recherche, d’innovation ou de foncier – on pourrait multiplier les exemples.

Ma deuxième conviction, c’est que la réindustrialisation ne se décrète pas depuis Paris. On doit partir des territoires où il existe une acceptabilité plus forte, une histoire, une culture populaire en matière d’industrie, sans s’y limiter, bien sûr. La réindustrialisation doit ensuite s’étendre à l’ensemble du pays, mais il faut partir du bas, des racines, pour structurer le territoire de la République.

Nous sommes tous convaincus, parmi les présidents de région, que l’innovation est le premier moteur de la compétitivité. Nous agissons en la matière par des aides directes à la recherche et au développement, selon des formes qui peuvent être individuelles ou collaboratives, par la prise en charge de dépenses de fonctionnement, par l’animation de collectifs constitués autour d’écosystèmes d’innovation, tels les clusters ou les pôles de compétitivité, ou encore par des dépenses d’équipement visant à favoriser l’acquisition de matériel et à faire en sorte que l’innovation puisse s’insérer dans un cadre européen, voire international. Les régions ont également développé des aides pour permettre aux entreprises industrielles de gagner en performance, notamment dans les secteurs de la robotique, de la digitalisation et de l’intelligence artificielle. Je pourrai notamment revenir, si vous le souhaitez, sur les parcours Industrie du futur.

Nous devons également veiller à ce que les efforts de réindustrialisation soient adaptés à chaque filière. La Constitution de la filière automobile est ainsi très différente de celle de la filière de l’aéronautique. Il faut donc une certaine plasticité des aides. Dans l’aéronautique, que je connais particulièrement bien, l’Occitanie étant la première région de France dans ce secteur, il est nécessaire de produire vite et bien. Nous avons la chance d’avoir des carnets de commandes pleins à un horizon de dix ans, grâce à l’excellence de la production d’Airbus et des sous-traitants, mais il faut aider à la montée en cadence.

Le deuxième grand champ d’action est celui du financement. Outre les types classiques d’intervention, comme les subventions et les avances remboursables, l’énormité des besoins de financement pour les projets industriels – 200 milliards d’euros d’ici cinq ans – impose de mobiliser des outils d’ingénierie financière tels que les fonds souverains régionaux ou, bien souvent, interrégionaux, qui permettent d’apporter des fonds propres ou des quasi-fonds propres. La région devient ainsi actionnaire d’entreprises de secteurs en phase de maturation, comme les énergies renouvelables et l’hydrogène vert. La présence d’un actionnaire public, même s’il est très minoritaire, rassure les partenaires privés. C’est en effet un investisseur patient dans un écosystème en cours de finalisation. Les fonds souverains permettent aussi de renforcer le haut de bilan de certaines entreprises. Nous avons beaucoup de très petites et moyennes entreprises (TPE et PME) en France, mais nous manquons d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), et c’est souvent le haut de bilan qui présente une fragilité.

S’agissant du financement de l’innovation, la Banque publique d’investissement (BPIFrance) qui a été créée dans cette perspective, a certes connu des succès, mais nous constatons que le circuit de décision est extrêmement centralisé et nous regrettons que certains projets ne soient pas soutenus. C’est pourquoi nous sommes nombreux à demander une régionalisation de BPIFrance.

Il existe par ailleurs des angles morts dans le financement des start-ups et des prototypes dans l’industrie, car la culture du capital-risque et du capital d’amorçage est moins développée en France que dans les pays anglo-saxons. L’entreprise Aura Aero, qui développe un avion électrique de dix-neuf places pour lequel 570 précommandes ont été enregistrées, bénéficie d’aides publiques importantes, nationales, régionales et européennes, mais peine à mobiliser des financements privés. Il faut vraiment retravailler sur ces questions. L’hypothèse d’un livret d’épargne pour l’industrie, qui avait été réévoquée par Michel Barnier, pourrait être une des réponses à apporter.

Le troisième défi est celui du foncier. Nous devons assumer l’idée que certaines terres doivent être consacrées en priorité à la réindustrialisation, tout en étant économes en la matière. S’agissant du bâti, par exemple, il faut une densification plus importante pour stopper l’étalement urbain, qui se traduit par une multiplication de lotissements à perte de vue et casse le lien social. Nous devons privilégier, s’agissant de la consommation du foncier, des projets industriels qui sont générateurs d’emploi et de souveraineté, ce qui implique de faire preuve de courage et de constance dans nos choix. Il faut ainsi expliquer à certains maires qu’il est nécessaire de construire en hauteur pour éviter l’étalement et pour consommer moins de terres agricoles. Certaines d’entre elles doivent être consacrées à l’industrie, qui est absolument prioritaire, mais il faut aussi remettre sur le marché des terres en jachère, à l’abandon. Nous avons ainsi créé dans la région Occitanie une foncière agricole pour avoir des terres à disposition en luttant contre les phénomènes de déprise.

Pour ce qui est du foncier équipé, les délais et les coûts de raccordement par RTE et Enedis sont souvent très importants. Les régions ont donc lancé des réunions de travail avec RTE pour programmer les déploiements prioritaires et ne surtout pas freiner des développements industriels en raison de puissances électriques insuffisantes.

J’en viens à la question des procédures environnementales et urbanistiques, qui sont très longues. Nous demandons – l’ensemble des présidents de région – des délais plus courts pour l’instruction des demandes d’autorisation environnementale. Nous avons bien noté l’entrée en application, en novembre 2024, de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, qui fixait un objectif de délivrance des autorisations en neuf mois au lieu de dix-huit, mais nous ne sommes pas sûrs que ce délai soit tenu.

Le rééquilibrage territorial est aussi un point important, tout particulièrement pour l’industrie : il doit permettre d’amener de l’emploi dans des territoires non métropolitains et d’assurer une meilleure répartition sur l’ensemble du territoire français, y compris dans les zones rurales et de montagne.

Des procédures intéressantes qui ont été introduites par la « loi industrie verte » restent assez confidentielles, comme le statut de projet d’intérêt national majeur (PINM), qui permet des dérogations pour la mise en compatibilité de l’ensemble des documents d’urbanisme, ou la reconnaissance d’une raison impérative d’intérêt public majeur, condition nécessaire pour l’obtention d’une dérogation concernant les espèces protégées et la priorisation du raccordement électrique. Nous souhaitons démultiplier leur usage afin de pouvoir gagner la bataille de la réindustrialisation.

Par ailleurs, de nombreuses régions proposent des solutions « clés en main » aux entreprises qui veulent s’agrandir ou s’installer : le portage immobilier, la construction et même, parfois, les loyers peuvent être assumés par des agences régionales. Il arrive souvent que des investisseurs ne veuillent pas s’encombrer de procédures administratives ou de marchés de construction et de surveillance de chantiers. Avec les intercommunalités, puisque nous agissons en partenariat avec elles pour ce qui est de l’immobilier d’entreprise, nous faisons donc en sorte qu’il existe de tels dispositifs.

Le dernier défi à relever est l’accès aux compétences. D’ici dix ans, les besoins s’élèvent en effet à près de 600 000 emplois industriels.

Il faut commencer par mieux faire connaître la réalité des métiers industriels, car il existe encore beaucoup d’a priori négatifs chez les jeunes et leurs parents. L’orientation scolaire ne permet pas de connaître la réalité et la diversité des métiers de l’industrie. Les régions demandent une pleine et entière compétence en matière d’orientation parce que ce sont elles qui font le lien entre le système éducatif et le monde entrepreneurial.

Il faudrait également rendre beaucoup plus souple le système de formation, actuellement marqué par une tripartition entre formation initiale, formation continue et formation des demandeurs d’emploi. Nous faisons en sorte d’équiper au mieux les lycées et les centres de formation d’apprentis (CFA) en plateaux techniques, mais ces derniers pourraient être beaucoup plus mutualisés, y compris pour la formation des salariés. Dans la période de graves difficultés budgétaires que nous traversons, il faudrait être beaucoup plus performant à budget constant en matière de formation, afin d’offrir des plateaux techniques de très bon niveau qui donnent satisfaction aux industriels en permettant de répondre à leurs besoins de recrutement de personnes formées à des technologies très particulières.

En conclusion, Régions de France est très impliquée sur la question de la réindustrialisation, qui constitue une priorité. Nous demandons plus de moyens en matière d’orientation, une évolution de l’organisation du système de formation, une décentralisation massive des aides aux entreprises en faveur des régions, ainsi qu’une déconcentration. En effet, de nombreux appels à projets lancés par les administrations centrales n’ont pas réellement de pertinence au niveau local : une déconcentration permettrait plus d’efficacité.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour cette intervention liminaire très précise. Compte tenu de la richesse de votre récente audition devant la commission d’enquête sénatoriale au sujet de vos propositions en vue d’une réforme massive des aides aux entreprises, je propose d’aborder plutôt des sujets complémentaires.

Au-delà de la question de la clause de compétence générale en matière de développement économique et d’emploi, considérez-vous que la répartition des compétences entre l’État et les collectivités est optimale s’agissant du foncier ? Sa maîtrise est un enjeu absolument fondamental pour l’implantation et l’extension d’entreprises, notamment dans le domaine industriel. Beaucoup de départements, en tout cas dans ma région, sont encore à la tête d’établissements publics fonciers.

Je vous pose la même question pour ce qui est de la gestion des infrastructures, notamment routières et ferroviaires. On connaît votre engagement, à la fois local et national, sur ce sujet. Pouvez-vous nous exposer votre point de vue ?

J’en viens à des mesures qui relèvent peut-être du niveau national ou européen, mais à propos desquelles votre avis compte beaucoup pour nous. S’agissant de la robotisation, nous sommes un peu à la croisée des chemins. Des types d’acteurs très différents au sein du monde industriel nous proposent deux choix en matière de subvention et de suramortissement fiscal pour la robotisation des entreprises. Celles-ci, notamment les PME et les ETI, accusent un retard important vis-à-vis de l’Allemagne et de l’Italie – je ne parle même pas des pays asiatiques et nord-américains. Nous conseilleriez-vous, en tant que parlementaires, de privilégier des subventions publiques pour la production de robots sur le territoire national, en orientant, par exemple, des fonds de France 2030 ou de BPIFrance vers la création de telles usines sur le territoire national, ou d’assumer de subventionner une robotisation plus rapide et plus massive de nos entreprises en leur permettant d’acheter des robots non français, parce qu’il n’existe pas de production nationale à l’heure actuelle ?

Le principe de la taxe carbone aux frontières est louable, mais son fonctionnement est perfectible, puisqu’elle ne concerne que certaines matières premières, et pas du tout les produits finis. Nous conseilleriez-vous un moratoire sur cette taxe ou au contraire son élargissement aux produits finis ? La proposition que nous ferons au nom de mon groupe sera de l’étendre aux produits finis, en négociant secteur industriel par secteur industriel, et de consacrer 100 % des recettes à une baisse des impôts de production nationaux. Cela permettrait d’appliquer le principe suivant : taxer l’importateur chinois ou américain qui pollue pour attaquer le marché européen, afin de baisser les impôts de nos propres entreprises.

En matière de formation, enfin, les résultats sont extrêmement variés dans ce domaine quand on applique la même politique publique, et nous serions donc, là aussi, très heureux d’avoir vos conseils.

Deux exemples. Lors de la création de l’Université des métiers du nucléaire, il a été décidé de la localiser en Normandie pour la rapprocher des sites de Penly, d’Orano à La Hague, de Cherbourg – où est effectuée la maintenance des sous-marins nucléaires – et de Flamanville. Tous ces sites recherchaient en effet les mêmes compétences, avec pour conséquence un effet spéculatif et un manque de main-d’œuvre dans des domaines clés. La décision prise par l’État, la région et les différents acteurs concernés de placer les filières d’enseignement et de formation au plus près des sites où ces compétences étaient nécessaires a permis de remédier efficacement à certaines pénuries. Il s’agit donc d’un exemple positif.

Un contre-exemple est fourni par la filière de la plasturgie. Dans la vallée de l’Ain, à Oyonnax, se trouvent nombre d’entreprises utilisant des technologies de pointe et qui font la fierté de notre pays. Elles sont, elles aussi, confrontées à un problème de pénurie de main-d’œuvre et de compétences, et sont de taille similaire à celle des entreprises évoquées dans mon premier exemple. Le même type de contrat a donc été signé entre l’échelon national et l’échelon régional pour implanter les filières de formation au plus près des entreprises et créer des plateaux techniques. Or, quelques années après, on s’est rendu compte que cela avait non pas réglé mais accru la pénurie.

À la lumière de ces deux exemples, quelles recommandations pouvez-vous formuler concernant la répartition des compétences, le financement, l’allocation des ressources ou encore la répartition des responsabilités ? Comment traiter la question des pénuries de main-d’œuvre ? Quelles réformes appliquer aux filières de formation ? Nous avons mené la réforme de l’apprentissage ; nous préparons celle du lycée professionnel. Vos retours d’expérience sur ces sujets pourront nous être très utiles.

Mme Carole Delga. Concernant la répartition des compétences entre les collectivités locales et l’État, Régions de France milite pour que le foncier soit géré au niveau de la collectivité régionale et le logement au niveau de l’échelon départemental ou intercommunal, en fonction de qui gère l’aide à la pierre. Cette position est partagée par l’ensemble des présidents de région.

Le fonctionnement des établissements publics fonciers est très différent d’une région ou d’un département à l’autre. Dans ma région, nous travaillons en très bonne intelligence avec l’établissement public foncier (EPF) d’Occitanie, qui est un établissement public foncier de l’État. Depuis bientôt dix ans, la complémentarité de nos équipes nous a permis de travailler avec une grande fluidité et une grande efficacité. Ce n’est pas le cas dans toutes les régions, où des établissements publics à l’échelle de l’agglomération ou du département peuvent perturber le mécanisme.

Il est nécessaire d’établir une règle nationale. Les régions doivent bénéficier d’un pouvoir de décision sur les établissements publics fonciers et d’une délégation de compétence en la matière. C’est essentiel pour assurer une gestion raisonnée et modérée de la consommation de foncier.

S’agissant des infrastructures de transport, la conférence sur leur financement, présidée par Dominique Bussereau, vient de débuter. Avec les présidents de région, nous demandons un nouveau système de financement, mais également des moyens budgétaires supérieurs. Les nouvelles modalités de financement posent la question de la création de sociétés de grands projets, comme nous l’avons fait pour trois lignes ferroviaires à grande vitesse (LGV) dans les régions Nouvelle-Aquitaine et Occitanie.

Nous demandons également que les péages dans le système ferroviaire ne soient plus inscrits en dépenses de fonctionnement mais en dépenses d’investissement. Nous devrions obtenir, d’ici quelques semaines, un arbitrage favorable sur cette question.

Concernant l’allocation des moyens, nous avons absolument besoin d’investir massivement dans les infrastructures de transport. Le ferroviaire a un coût budgétaire très élevé mais un coût environnemental optimal. Il faut donc dégager des ressources pour le ferroviaire, mais aussi pour le routier, le fluvial et le portuaire. C’est pourquoi tous les présidents de région souhaitent que la fin des concessions autoroutières soit réexaminée afin qu’une partie des bénéfices soit allouée au financement des infrastructures de transport. Celles-ci sont en effet indispensables pour assurer la compétitivité des entreprises et relier les populations.

Régions de France n’ayant pas arrêté de position sur la robotisation, je vais vous donner la mienne en tant que présidente socialiste d’une région de 6 millions d’habitants. Un suramortissement me paraît préférable à une subvention en raison du gain de productivité qui pourra ensuite être généré.

Nous devons parvenir à la souveraineté dans la production de robots. Cela ne se fera pas en un an ou deux : la montée en puissance connaîtra des phases. Il ne faut pas attendre que la filière robotique française ou européenne soit finalisée pour engager des aides à la robotisation. Une période transitoire de trois à cinq ans sera nécessaire.

Concernant la taxe carbone aux frontières, il me manque des éléments pour vous répondre. Régions de France aimerait travailler un peu plus en commun avec Bercy sur ce sujet et que les informations soient partagées. Je manque de visibilité sur la politique mise en œuvre et sur les possibilités de développement.

Je suis par principe très favorable à l’installation de formations au plus près des entreprises. La pénurie de candidats impose en effet de former localement le plus de personnes possible aux métiers concernés. Toutefois, il n’existe pas de solution unique que l’on pourrait décliner dans toutes les régions. L’une des options consisterait à accorder une plus grande compétence aux régions en matière de formation et à mener une grande réforme de son financement. Il faudrait stopper la tripartition entre formation initiale, formation des demandeurs d’emploi et formation continue, et mutualiser les équipements existant dans les territoires.

La conception de la formation pour les entreprises doit être régionalisée et se faire en relation avec les filières concernées, chacune d’entre elles étant organisée différemment. L’adaptabilité peut venir de la décentralisation, mais elle passe aussi, de façon indispensable, par le partenariat entre le public et le privé.

M. le président Charles Rodwell. La région Occitanie et d’autres régions en France mènent une politique d’attractivité au niveau interrégional. Vous avez un réseau de Maisons de l’Occitanie à l’international et vous avez tissé des liens puissants avec des régions proches de la vôtre. Régions de France promeut également la coopération interrégionale, notamment avec les régions transfrontalières. Avez-vous des recommandations à faire sur les mesures que nous pourrions prendre à l’échelle nationale pour continuer de renforcer la politique d’attractivité de notre pays ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous dire un mot de votre relation avec les services de l’attractivité à l’échelon national, notamment Business France ? Chaque vendredi est organisé le fameux comité d’orientation et de suivi des projets étrangers (Cospe), où les projets d’attractivité recensés à l’échelle nationale sont répartis entre les différentes régions du territoire français. Jugez-vous ce fonctionnement optimal ou pensez-vous qu’il peut être amélioré, notamment au service de la réindustrialisation du pays ?

Enfin, concernant les impôts de production, la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) a un lien direct avec les recettes des régions françaises. La réduction des impôts de production décidée il y a quelques années a-t-elle été compensée à la hauteur de vos attentes ? Sur quel mécanisme pourrions-nous nous fonder pour proposer une nouvelle baisse des impôts de production qui ne pénaliserait pas les régions françaises ?

Mme Carole Delga. L’Occitanie dispose encore de quelques maisons à l’étranger, mais j’en ai divisé le nombre par deux. Je n’ai souhaité les conserver que dans les secteurs où nous avions des résultats très probants : à New York, qui offre un lieu de rencontre et d’exposition intéressant à nos entreprises, notamment sur le marché viticole ; à Casablanca, point d’entrée sur le continent africain, particulièrement dans le domaine des énergies renouvelables, de l’eau et de l’aéronautique ; à Shanghai, enfin, qui se consacre quasiment exclusivement aux vins, ce marché représentant une grande part dans le chiffre d’affaires des viticulteurs à l’international et assurant à notre viticulture des prix de vente très intéressants et des marges significatives.

Nous devons nous appuyer sur le réseau diplomatique français, qui est exceptionnel. Toutefois, l’articulation entre nos ambassades, Business France et les régions devrait être optimisée en vue de l’organisation de salons internationaux. J’ai été étonnée, quand je me suis rendue au Japon en tant que présidente de Régions de France pour inaugurer un salon sur l’agroalimentaire, de constater à quel point le stand de la France était petit, comparé à ceux de l’Espagne et de l’Italie. C’était très préoccupant dans la mesure où l’industrie agroalimentaire espagnole, à laquelle nous n’avons rien à envier s’agissant de la qualité des produits, ressemble beaucoup à celle de la France – je n’en dirai pas autant de l’industrie agroalimentaire italienne, dont la structuration, reposant sur de très grands groupes, est assez différente. M. l’ambassadeur de France au Japon, qui se tenait à mes côtés, a pu constater mon mécontentement. J’en ai également fait part au Président de la République. Nous aurions pu faire un tout autre stand si Business France et l’ambassade avaient davantage mutualisé leurs forces.

Par ailleurs, les présidents de région sont globalement satisfaits de leurs relations avec Business France. Cet opérateur propose de plus en plus de prestations payantes et nous restons attentifs à l’évolution de son budget. La coopération peut encore être améliorée, mais les bases sont plutôt bonnes.

Les régions dépendent à 94 % des dotations de l’État. Leurs ressources fiscales propres, de l’ordre de 6 %, proviennent de la taxe sur les cartes grises. En conséquence, nous dépendons chaque année de la loi de finances votée par le Parlement. La compensation de la suppression de la taxe professionnelle n’a pas été à la hauteur : nous avons perdu toute la dynamique de la taxe. Quant à la CVAE, le taux plafond est appliqué de façon nationale.

Régions de France défend une fiscalité propre pour chaque collectivité locale. Il est très malaisant de devoir engager de gros travaux sur plusieurs années sans être assuré de ses recettes. Je l’ai vécu avec le chantier des éoliennes flottantes qui seront installées dans quinze jours en Méditerranée, au large de Port-La Nouvelle. Quand la région engage des financements de l’ordre de 325 millions d’euros sur plusieurs années et que, chaque année, les crédits peuvent baisser de façon significative, il est complexe d’engager de lourds chantiers.

De plus, quand on est élu, il faut répondre de la politique fiscale devant nos concitoyens. Cela permet d’accroître notre niveau de responsabilité sans avoir à renvoyer systématiquement à l’État ou à l’Europe. Nous devons avoir les moyens financiers de répondre de nos actions. Les collectivités locales doivent retrouver une autonomie financière et fiscale : telle est la vision partagée par l’ensemble des présidents de région.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Madame la présidente, il nous paraissait indispensable de vous entendre dans la mesure où vous représentez l’ensemble des régions françaises, lesquelles exercent de nombreuses compétences en lien avec les moyens nécessaires à la réindustrialisation du pays.

Ma première question porte sur la répartition des compétences entre l’État et les régions en matière de politique économique. Comment peut-on améliorer l’articulation entre, d’une part, une stratégie nationale de structuration et de développement de filières – qu’elles soient stratégiques ou qu’il s’agisse de filières de substitution aux importations – et, d’autre part, les réalités économiques régionales et les stratégies industrielles divergentes de chacune des régions, étant donné que la planification industrielle revient aux régions dans la loi Industrie verte d’octobre 2023 ?

Ma deuxième question concerne le programme d’investissement France 2030. Le plan France relance, doté de quelque 100 milliards d’euros, consacrait près de 30 milliards aux PME (petites et moyennes entreprises) et aux ETI (entreprises de taille intermédiaire) composant le socle industriel de base, lequel est nécessaire au développement de l’ensemble des filières industrielles. À l’inverse, d’autres acteurs comme M. Olivier Lluansi, dénoncent que le plan France 2030 se concentre essentiellement sur les innovations de rupture – autrement dit, sur les start-ups – en négligeant les acteurs industriels de base, ce que beaucoup dénoncent. Selon vous, ce choix stratégique est-il une erreur ? En tant que présidente de Régions de France mais aussi de la région Occitanie, avez-vous constaté que les PME et ETI se sentent négligées par les programmes d’investissement ?

Mme Carole Delga. La nécessité de réindustrialiser la France est une position unanimement partagée par les présidents de région. Il n’y a pas de stratégie industrielle régionale déconnectée d’une politique gouvernementale. C’est pourquoi nous proposons depuis plusieurs années au Président de la République d’établir des contrats d’objectifs et de moyens en matière économique et industrielle, afin que les objectifs de la France soient déclinés région par région, avec des adaptations. Si la filière automobile et la filière aéronautique sont toutes deux respectivement soumises à des transformations lourdes, la filière automobile présente des types d’organisation assez différents selon les régions. La signature de contrats d’objectifs et de moyens entre l’État et les régions permettrait de soutenir la création d’emplois. Nous devons toutes et toutes être mobilisés pour réduire le chômage et offrir un travail épanouissant à nos concitoyens. L’industrie et la souveraineté industrielle y participent grandement.

Les présidents de région déplorent l’absence d’une véritable coopération en matière économique et industrielle. Je doute de l’utilité des appels à projets des administrations centrales menés sans aucune concertation avec les régions, voire avec les préfets de région qui, souvent, n’en sont pas informés. C’est pourquoi j’indiquais dans mon propos liminaire qu’il fallait renforcer non seulement la décentralisation, mais aussi la déconcentration. La question doit être posée, au niveau du Président de la République ou du Premier ministre, d’un contrat pluriannuel sur trois ans permettant d’additionner nos forces et de démultiplier les effets de l’argent public.

S’agissant de France 2030, je ne serai pas aussi catégorique que vous sur sa focalisation sur les start-ups et les innovations de rupture. Je n’ai pas, en tant que présidente de Régions de France, un avis négatif sur ce plan, mais il est vrai qu’il lui manque un volet consacré à la croissance et à la structuration des PME et des ETI. France relance avait réussi à engager une dynamique, grâce à un travail partenarial qui était très intéressant. Entamé sous Jean Castex, celui-ci s’est un peu délité. France 2030, qui est désormais surtout une affaire de spécialistes, irrigue moins le tissu industriel local. C’est regrettable, car la réindustrialisation doit être un projet politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire porté par l’ensemble de la population et intégrant beaucoup d’entreprises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il y a quelques semaines, nous avons auditionné le PDG d’Airbus, M. Guillaume Faury. À cette occasion, je l’ai interrogé sur l’atout que constitue la présence d’un écosystème d’entreprises au sein d’un même bassin. De votre point de vue, quels sont les avantages et les inconvénients de la concentration d’une filière dans une même région ? Réciproquement, dans le cadre d’une stratégie nationale en concertation avec les régions, quels seraient les atouts et les inconvénients de la spécialisation des régions dans une filière précise ? Si, un jour, le carnet de commandes d’Airbus venait à se détériorer, c’est toute une région qui risquerait d’être fragilisée.

Mme Carole Delga. Notre industrie aéronautique est un fleuron européen et doit continuer à être une force. Je suis très satisfaite du fonctionnement de cette filière française, qui s’appuie sur une vision d’ensemble de la chaîne d’approvisionnement ou supply chain. Ses donneurs d’ordre prêtent une grande attention aux sous-traitants, même de rang deux ou trois. Certaines PME se plaindront de la rudesse des négociations commerciales, mais je peux témoigner que dès qu’une PME stratégique pour l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement est en difficulté, les grands donneurs d’ordre, Airbus au premier rang, répondent toujours présent.

Quand j’ai été élue présidente de région, il y a neuf ans, j’ai souhaité renforcer les piliers économiques de la région – l’aéronautique, l’agroalimentaire et le tourisme –, mais aussi diversifier l’économie, grâce aux filières bio santé et énergies renouvelables, notamment.

Même s’il faut éviter les mono-industries, certaines régions doivent constituer des pôles de filière pour structurer un système de formation puissant et maintenir un haut niveau d’innovation. Dans certaines régions, la filière chimie a ainsi atteint une taille critique permettant la concentration de laboratoires de recherche de très haut niveau, d’écoles et d’acteurs de la supply chain. Plutôt que de disperser l’industrie aéronautique ou chimique dans toutes les régions, il vaut donc mieux les concentrer dans deux ou trois zones.

La diversification n’en reste pas moins nécessaire. Lors de la crise du Covid, alors que les avions ne volaient plus et que le tourisme était à l’arrêt, j’ai apprécié d’avoir développé l’industrie agroalimentaire et les énergies renouvelables durant les années précédentes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Deux dispositifs mi-nationaux mi-locaux visent à favoriser l’innovation et l’industrie : les pôles de compétitivité, qui relèvent essentiellement de la région, et le programme Territoires d’industrie, qui vise à faire avancer main dans la main élus locaux et industriels, ce qui me semble aller dans le bon sens. Comment jugez-vous l’efficacité de ces dispositifs ? Comment devraient-ils évoluer ?

Mme Carole Delga. Les régions tirent un bilan plutôt positif des pôles de compétitivité. Ils permettent de soutenir les projets collectifs de recherche et développement (R&D). La labellisation permet de renforcer la pertinence de projets collaboratifs et d’obtenir des financements nationaux ou, surtout, européens, en plus des financements privés. Nous jugeons également positivement l’animation du réseau des adhérents. Les présidents de région sont très majoritairement satisfaits des pôles de compétitivité, même s’ils ne le sont pas tous.

Quant à Territoires d’industrie, la phase 2 du programme nous satisfait beaucoup plus que la phase 1. Le programme montre l’importance du volontarisme politique et permet d’associer tout un écosystème local concernant les questions industrielles. En Occitanie, le financement de la région est même supérieur à celui de l’État pour ce programme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Voyez-vous des améliorations à apporter à ces deux dispositifs ?

Mme Carole Delga. L’instabilité institutionnelle de la France depuis un an a ralenti la coopération entre les services de l’État et les acteurs locaux, dont les régions. Il faudrait relancer le dispositif partenarial.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il n’y a pas d’industrie sans demande. Or les régions sont d’importants acheteurs publics dans notre pays. La dépense publique y est quasi contrainte et immuable, par-delà toute considération d’efficacité budgétaire. En tant que présidente de Régions de France, êtes-vous favorable à l’instauration d’une clause de localisation dans les marchés publics ? Cette clause autoriserait les acheteurs publics, sans les y obliger, à choisir une offre locale, même quand celle-ci serait légèrement plus chère. Le caractère local pourrait être défini à l’échelle départementale, régionale ou nationale ; il pourrait concerner la production ou les moyens d’exécution du service, par exemple. Une telle clause de priorité locale resterait conforme au droit européen de la concurrence ; elle est d’ailleurs appliquée en Allemagne.

Olivier Lluansi a également pointé l’intérêt des centrales d’achat, qui permettent aux acheteurs publics de réaliser des économies d’échelle, de sorte que l’argent du contribuable est mieux utilisé. Y avez-vous recours ? Jugez-vous pertinent de les développer ?

Mme Carole Delga. Contrairement aux départements, où les dépenses de fonctionnement sont très lourdes, notamment pour financer les aides à la personne, les régions sont des collectivités d’investissement. Nous avons encore augmenté nos capacités d’investissement ces dernières années, à la faveur des plans de relance, dont les gouvernements successifs nous ont demandé d’être partenaires.

En cinq ans, nous avons augmenté nos investissements de 25 %. Même si nous avons réalisé de nombreuses économies de fonctionnement, celles-ci n’ont pas compensé intégralement une telle hausse, si bien que notre endettement a progressé. Les régions ont encore besoin de dotations pour investir, dans le cadre d’objectifs partagés avec l’État.

Actuellement, le code des marchés publics permet déjà de choisir le mieux-disant. Il permet de prendre en considération d’autres critères que le prix, tels que la qualité de la prestation – par exemple, la réactivité pour les tâches d’entretien – ou son bilan carbone. La commande publique de la région Occitanie favorise fortement des entreprises locales ou proches.

Je ne connais pas la législation en Allemagne, mais je trouve très exagéré le reproche, adressé par certains au code des marchés publics, d’empêcher l’activité des entreprises françaises. Même si je suis toujours ouverte aux réformes, ce code et les règlements européens permettent déjà des adaptations.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Certes, la clause environnementale permet de favoriser des productions locales, en prenant en compte, par exemple, l’impact carbone du transport d’une fourniture. Toutefois, selon France industrie, actuellement, les deux tiers des achats manufacturiers des acheteurs publics sont importés. Je ne dis pas que tous ces achats pourront être remplacés par des produits locaux, mais l’absence d’une clause de localisation rend difficile aux acheteurs publics de favoriser les productions nationales ou locales. C’est la raison pour laquelle je vous interrogeais sur le critère de localisation, par-delà les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) pouvant constituer une discrimination favorable dans le cadre des marchés publics pour nos entreprises.

Mme Carole Delga. L’importation de produits manufacturiers est avant tout liée à la désindustrialisation de notre pays et au fait que l’Europe n’est plus un continent de production. Il faut d’abord relancer la production. Même si le code des marchés publics doit sans doute être amélioré, il permet déjà de soutenir l’industrie française, si l’on fait preuve de volontarisme politique.

Nous sommes très favorables aux groupements d’achats. Les régions Occitanie et Nouvelle-Aquitaine se sont ainsi associées pour acheter des trains ou, lors de l’épidémie de Covid, des masques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Oui, il manque sans doute une offre française en matière manufacturière. Mais si nous autorisons la demande française à s’exprimer grâce au critère de localisation, nous favoriserons la création de l’offre.

La région a la charge des lycées. Quelles actions mener dans ces établissements pour accroître l’attractivité des métiers de l’industrie, y sensibiliser les jeunes ? Les régions mènent-elles déjà des actions en la matière ?

Nous voulons réindustrialiser notre pays, et nous avons donc besoin de métiers industriels. Même si ces métiers sont variés, les filières scientifiques leur sont indispensables, pour des questions de technicité et d’innovation. Quel regard portez-vous sur la réforme du baccalauréat ? En 2022, 27 % des bacheliers généraux avaient un bac scientifique ; ils étaient 52 % avant la réforme du baccalauréat.

Mme Carole Delga. Les régions font déjà beaucoup pour favoriser la connaissance des métiers industriels. Elles organisent des salons de présentation des métiers et d’orientation et prennent en charge les frais de déplacement des lycéens qui s’y rendent. Elles organisent également des visites d’entreprise, avec des syndicats d’entreprise tels que le Medef et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) ou avec des organisations professionnelles telles que l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) durant la semaine des métiers de l’industrie. Tous les présidents de région créent des moments pour permettre aux lycéens de connaître la réalité de ces métiers et des cursus qui permettent d’y accéder. Ils font également venir des chefs d’entreprise dans les lycées.

Quant à la réforme du bac, je vous donnerai mon avis personnel : les sciences et les mathématiques sont indispensables et je déplore la baisse du nombre d’heures allouées aux mathématiques au lycée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre constat concernant les mathématiques, question que je n’avais pas abordée. Il est dramatique pour les générations concernées d’avoir supprimé l’obligation d’enseignement de cette discipline.

Il faut mieux adapter l’offre de formation aux besoins de l’industrie. Quel jugement portez-vous sur les écoles de production ? Les lycées agricoles relèvent du ministère de l’agriculture. L’UIMM propose, sur le même modèle, que les lycées professionnels, en tout cas les filières à vocation industrielle de ces établissements, relèvent du ministère de l’industrie. Qu’en pensez-vous ?

Mme Carole Delga. Les présidents de région sont favorables aux écoles de production, même si ces écoles, qui présentent un grand intérêt, ne sont pas également réparties dans toutes les régions, du fait de leur histoire. Nous les traitons comme nous traitons les autres organismes de formation dans le domaine industriel.

Je souscris à de nombreuses propositions de l’UIMM, mais pas à celle que vous mentionnez, en tant que présidente socialiste de la région Occitanie. Les lycées professionnels doivent rester dans le giron de l’éducation nationale. Toutefois, à titre personnel, je pense qu’il est bon que le président du conseil d’administration du lycée soit un professionnel, quel que soit le lycée. Dans l’enseignement agricole, les présidents de conseil d’administration sont agriculteurs ou travaillent dans l’industrie agroalimentaire. Une telle présence d’un acteur issu du monde économique est toujours intéressante et constitue un gage d’ouverture.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel jugement portez-vous sur l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) inclus dans la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets et sur la proposition de loi sénatoriale visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus, dite « proposition de loi Trace », qui vise à l’assouplir ? Tout à l’heure, vous avez indiqué préférer le bâti vertical au bâti horizontal.

Mme Carole Delga. Pour le logement !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Bien sûr. Mais la question est liée à la réindustrialisation, puisque celle-ci nécessitera davantage de logements.

Un chiffre doit nous alerter : 90 % des intercommunalités de France affirment qu’en 2030, elles n’auront plus de foncier disponible pour l’industrie. Ne faut-il donc pas changer de logique et assouplir les contraintes en matière d’artificialisation du sol prévues dans l’objectif ZAN ?

Tout à l’heure, en lien avec la loi industrie verte d’octobre 2023, vous avez évoqué les projets d’intérêt national majeur (PINM), qui bénéficient de la qualification « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM), pour défendre leur extension. Que penseriez-vous d’élargir la qualification de RIIPM à tout projet industriel créateur de nombreux emplois, à condition qu’il s’implante sur une friche industrielle, afin de contribuer à la sobriété foncière à laquelle nous aspirons tous ?

Mme Carole Delga. Régions de France est plutôt favorable à la proposition de loi Trace. Nous pourrons vous transmettre les propositions et attendus que nous avions communiqués au Sénat il y a quelques mois.

Quant au chiffre selon lequel 90 % du foncier à usage industriel des intercommunalités serait consommé d’ici cinq ans…

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je précise qu’il s’agit d’un chiffre d’Intercommunalités de France, qui affirme qu’en 2030, si nous respectons les objectifs de ZAN, 90 % des intercommunalités du pays n’auront plus de foncier disponible pour l’industrie.

Mme Carole Delga. En tout cas, ce ne sera pas 90 % des quelque 150 intercommunalités d’Occitanie – je parcours la région tous les jours. Nous avons réussi à obtenir un foncier important pour l’industrie, tant pour des grands groupes comme Airbus ou Genvia, qui construira des électrolyseurs à haute température à Béziers, que pour des zones artisanales dédiées à des TPE et PME – même si nous aurions bien aimé 20 % de foncier supplémentaire.

Le chiffre que vous citez n’est pas réaliste. Autant je suis favorable à un assouplissement des délais, autant je ne m’inquiète pas de la disponibilité du foncier pour l’industrie en Occitanie dans les cinq prochaines années.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En tant que présidente de la région Occitanie, vous avez racheté en juillet dernier l’ancien site de l’usine de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM), après avoir racheté les outils de production l’année précédente. Alors que vous êtes ainsi propriétaire du foncier, aucun industriel ne s’est proposé, à ma connaissance, pour reprendre le site. Pouvez-vous le confirmer ? Le rôle des régions est-il d’intervenir de cette manière ? Quelles actions menez-vous pour trouver un repreneur ?

Mme Carole Delga. La région a en effet acheté l’équipement puis le foncier de cette usine. Des travaux de sécurisation sont en cours. Contrairement à ce que vous indiquez, nous sommes en contact avec plusieurs repreneurs. Nous comptions sur un premier projet, déjà bien avancé, mais il ne s’est pas concrétisé, notamment à cause du manque de mobilisation de l’État. Nous avons des contacts avec d’autres industriels qui ont formulé plusieurs projets. Ce partenariat se noue sous le sceau de la confidentialité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma dernière question aura une portée plus politique. Nous avons auditionné le directeur général de Safran. Pour lui, « il n’est plus question d’investir en France dans une ville détenue par une majorité écologiste ». Comprenez-vous ces propos ? Pour ma part, je comprends qu’un industriel ressente une certaine hostilité de la part d’élus écologistes.

Mme Carole Delga. Je ne commenterai pas ces propos. La région Occitanie travaille en bonne intelligence avec le directeur général de Safran, un grand industriel au service de notre pays et de l’Europe.

En Occitanie, la majorité régionale de gauche mène une politique d’égalité des chances – c’est d’ailleurs dans notre région que la rentrée scolaire pour les lycéens est la moins chère. Nous aimons l’entreprise, favorisons la création d’emplois et nouons un partenariat de confiance avec le monde de l’entreprise, ce qui n’exclut pas d’être exigeant. Ce partenariat participe activement à la souveraineté de notre pays, aux niveaux industriel, énergétique – avec les éoliennes flottantes qui seront installées dans les prochains jours – et alimentaire – nous soutenons fortement les agricultrices et agriculteurs.

M. le président Charles Rodwell.  Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions et vous invite à compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été transmis ou en faisant parvenir au secrétariat tout document que vous jugeriez utile à notre commission.

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42.   Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Montebourg, entrepreneur, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, ancien député

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Dans un premier temps, nous allons entendre M. Arnaud Montebourg.

Nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation et sommes très intéressés d’entendre vos réflexions, alimentées par trois carrières successives. Après avoir été avocat, vous vous êtes lancé en politique et avez été élu député en Saône-et-Loire en 1997, puis président du conseil général en 2008. Vous avez été rapporteur de la commission d’enquête sur les tribunaux de commerce, mais l’on se souvient surtout de vos fonctions à la tête du ministère de l’économie, du redressement productif et du numérique, de mai 2012 à août 2014. Depuis, vous vous êtes lancé dans les affaires, notamment en créant Les Équipes du made in France.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique. J’ignore quels intérêts je devrais déclarer. J’ai douze entreprises, agricoles ou industrielles, bénéficiant des dispositifs universels que l’État met à la disposition de l’entrepreneuriat et de l’économie. J’ai par ailleurs des fonctions associatives bénévoles, mais aucune fonction publique ni politique.

Beaucoup des personnes que vous avez auditionnées ont tenu des propos très documentés et précis dont certains, que j’ai trouvés très intéressants, devront influencer vos travaux. Cela justifie sans doute que je n’y revienne pas.

Mon propos liminaire abordera d’une part l’action macroéconomique – comment réindustrialiser, de manière générale, quand on est au gouvernement ou membre du Parlement –d’autre part l’action microéconomique – comment réindustrialiser concrètement un pays désindustrialisé qui présente par certains aspects les traits d’une économie en voie de développement – comme le signalait un rapport du haut-commissariat au plan, revêtu de la prestigieuse signature de l’actuel Premier ministre, François Bayrou, alors à la tête de cette institution.

Comment s’y prendre pour avoir des résultats concrets sur le terrain de la réindustrialisation ? C’est le sens de la contribution que je voudrais apporter à votre commission d’enquête et cela fera l’objet de l’essentiel de mon propos.

Les menaces sont connues. Nous sommes une colonie numérique des États-Unis. L’Union européenne n’a jamais voulu intervenir dans ce domaine pour non pas seulement mettre des amendes – qui, par rapport au chiffre d’affaires de ces acteurs mondiaux surpuissants, sont des tickets de métro –, mais prendre des mesures d’interdiction sur les marchés comme il en existe dans beaucoup d’autres continents. L’excellent rapport sur la compétitivité de l’économie européenne de Mario Draghi constate à quel point le système numérique capte la valeur économique : l’essentiel du décrochage de 30 % entre notre richesse économique et celle des États-Unis ne vient pas des écarts de niveaux industriels mais de ce pompage de valeur, rendu possible par notre complaisance, ou notre immobilisme, face aux services numériques américains.

Comme nous n’avons rien fait face à cette première menace, il va falloir agir. Je me souviens de m’être littéralement engueulé, lorsque j’étais ministre de l’économie, avec le commissaire européen à la concurrence, M. Almunia, un socialiste espagnol. Il m’avait dit : « Nous, on préfère un bon accord plutôt qu’un mauvais procès. » Je lui avais répondu qu’il serait préférable de faire des procès, de les gagner et d’infliger des mesures unilatérales avant d’être submergés. Aujourd’hui, quand nous faisons des procès, nous négocions l’amende à la baisse pour éviter d’avoir à nous fâcher avec le président des États-Unis : sur le plan stratégique, nous avons enregistré de sérieuses défaites.

Mais l’essentiel de la menace, sur le plan industriel, c’est la Chine. Tout a été dit à ce sujet. Les observateurs et les économistes ont averti tout le monde – au premier rang desquels Nicolas Dufourcq, le président de la banque publique d’investissement (BPIFrance), que nous avons créée il y a douze ans. Si l’on ne prend pas de mesures protectionnistes drastiques, toutes les usines de l’industrie automobile européenne – 15 millions d’emplois – fermeront d’ici deux ou trois ans. En l’espace d’une année de pandémie de Covid, la part de marché mondiale des Chinois a d’ailleurs gagné 5 %. Nous avons un plan, mais il ne planifie rien – il paraît que ce n’est pas bien ! Nous devrions regarder ce que font nos adversaires dans la guerre économique mondiale : les Chinois, eux, ont planifié une part de marché automobile mondiale de 45 %. Quelles sont les usines en ligne de mire ? Les nôtres !

Il va donc falloir que la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, prenne des mesures aussi drastiques que celles qu’a voulu prendre le président Donald Trump. Voilà à peu près l’agenda politique à suivre si nous ne voulons pas nous laisser égorger en souriant. Ce niveau d’intervention politique est rendu nécessaire par nos faiblesses passées. Parce que nous avons mis les problèmes sous le tapis plutôt que de les traiter, la facture devient très lourde.

J’évoque l’automobile, mais l’aéronautique suivra et le textile en est déjà là, sans parler du nucléaire – je suis présent dans la filière par l’intermédiaire d’une entreprise sous-traitante, un équipementier. L’absence de prise de décision aura pour conséquence politique une rébellion des citoyens européens contre l’Union européenne dans les deux à trois ans à venir. Mais il est encore temps d’agir avant d’avoir perdu l’ensemble de nos positions, qui ne sont pas formidables mais qui ont encore le mérite d’exister.

Vous avez enquêté de façon très intéressante sur plusieurs leviers de l’action macroéconomique, parmi lesquels le prix de l’énergie. Le prix de l’électricité en France est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis et trois fois plus qu’en Chine. L’objectif pour notre pays est de revenir aux prix antérieurs à la crise du Covid, par l’exercice de notre souveraineté. Cela suppose de mettre à distance les mécanismes de formation des prix de l’électricité dans le cadre européen.

Un deuxième levier est la fiscalité pesant sur la production, à distinguer de la fiscalité sur le revenu des entreprises – l’impôt sur les sociétés. Sur ce sujet, nous sommes en retard par rapport à l’Allemagne. Nous prélevons encore 20 milliards d’euros sur la combinaison productive des entreprises avant même qu’elles aient travaillé : c’est un impôt sur l’activité et non sur le résultat. Il me semble qu’il aurait mieux valu diminuer les impôts de production et augmenter ceux sur le revenu des sociétés, parce que c’est un revenu, là où il y a matière à partager. C’est une revendication de bon sens qui n’est pas uniquement patronale, même si le Mouvement des entreprises de France (Medef) y est très attaché – vous aurez compris que je ne suis pas l’un de ses militants, mais je souhaite que les entreprises puissent se déployer et ne soient pas fiscalisées avant même d’avoir des résultats.

S’agissant du coût du travail, on y œuvre depuis plusieurs années. La France a retrouvé un niveau équilibré par rapport à celui de l’Allemagne, mais, en raison des prélèvements qui constituent le salaire indirect – les cotisations sociales, que d’autres appellent les charges –, il se pose maintenant un problème de pouvoir d’achat, y compris pour les salaires moyens.

Le foncier est un sujet fondamental. Quand on veut faire fonctionner quelque chose, en France, il faut faire les Jeux olympiques et Notre-Dame : une équipe, et pas de règles ! Vous voulez réindustrialiser ? Décidez d’un programme de réindustrialisation et demandez aux préfets, là où il y a des besoins, de monter une équipe. Ou bien montez une équipe nationale itinérante, foraine, si j’ose dire, capable d’obtenir des dérogations – ce que les préfets, qui en ont le pouvoir, n’osent pas toujours faire.

Sur le point du financement, je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’a déclaré devant vous Nicolas Dufourcq : il n’y a pas de banques pour les petites entreprises, notamment parce que celles-ci sont classées de façon très négative dans les systèmes de prudentialité issus de l’accord de Bâle III. Certains secteurs se retrouvent ainsi en situation de resserrement du crédit ou credit crunch. J’ai dit à la présidente de la Banque centrale européenne, Mme Christine Lagarde, qu’il fallait qu’elle parvienne à faire bouger les obligations de compensation en fonds propres que les banques doivent mettre au bilan lorsqu’elles accordent un crédit à une petite ou moyenne entreprise. Elle m’a répondu que la Commission européenne avait mis dans le droit européen les accords de Bâle III et la directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « Solvabilité II » – elle a gravé dans le marbre ce dont le reste du monde s’est affranchi, parce qu’elle veut montrer l’exemple. Mais cet exemple est létal. Sur ce point, il faut faire bouger les choses et prendre des positions beaucoup plus libérales, peut-être même libertaires.

En France, l’épargne est orientée vers l’immobilier et non vers l’économie réelle. Au Sénat comme à l’Assemblée – j’en suis à ma quatrième audition dans le cadre de commissions d’enquête parlementaires –, on me demande systématiquement s’il faut des fonds de pension. Je réponds que nous les avons : c’est l’assurance vie, dont les encours atteignent 2 500 milliards d’euros. Qu’attend-on pour demander aux collecteurs qu’en contrepartie de la défiscalisation, une partie des encours – disons 2 à 5 % – soit, sur injonction publique, constituée en fonds privés capables de s’allouer dans le non coté ? Ce sont tout de même 95 % à 99 % des entreprises qui ne sont pas en Bourse. L’État ne piloterait pas l’allocation de l’épargne, mais obligerait les collecteurs à décider de respecter leur pays de collecte. Une évolution législative en ce sens honorerait votre commission en lui donnant des débouchés politiques concrets.

Cela fait dix ans que je me bats pour ça. Avec René Ricol, nous avons essayé de demander aux organismes collecteurs, y compris au fonds de réserve pour les retraites (FRR), d’investir dans autre chose que dans des obligations allemandes ou singapouriennes, mais nous n’avons jamais réussi à les convaincre. Avec l’initiative Tibi, Bercy a chargé un polytechnicien de parler à l’oreille des puissants pour les convaincre de s’intéresser à la France ; cela ne marche pas non plus. Il faut donc maintenant prendre des décisions contraignantes. Il n’y a là rien de méchant : cela fait partie du patriotisme économique de base.

Voilà les grandes décisions qu’il serait temps de prendre : elles permettraient de rendre le terrain favorable à ce que j’appellerais la repousse.

Intéressons-nous maintenant à la balance commerciale, qui est notre problème. Nous avons une caractéristique commune avec les États-Unis : des déficits jumeaux, commercial et des finances publiques, l’un finançant l’autre. Face à cette situation très critique, il va falloir prendre très rapidement des mesures de redressement du déficit commercial qui permettront de mettre des recettes en face des dépenses publiques, en attendant que soit mené le travail de remise en ordre et de reprise de contrôle de celles-ci.

Mais comment fait-on pour réindustrialiser ? J’ai consulté certains des rapports publiés par les nombreux organismes privés qui se sont intéressés au sujet. Nous avons 100 milliards d’euros à remonter, ce qui est beaucoup. Pour retrouver entre 12 et 15 % de PIB supplémentaires, un débat théorique, il faudrait allouer de nouveau sur le sol national 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Je me suis penché sur la question en étudiant quatre secteurs – médicaments, électronique, industrie d’assemblage et chimie – et voudrais vous apporter ma contribution.

La France importe des antibiotiques pour 1,8 milliard d’euros. Pourtant, n’avons-nous pas des entreprises pharmaceutiques capables de produire de l’amoxicilline, par exemple ? Nous importons aussi chaque année pour 10,6 milliards de médicaments alcaloïdes et pour 2 milliards de médicaments à base d’hormones. Avec ces trois types de produits, ce sont 14 milliards que l’on peut produire sur le sol national – déjà 15 % de ce que l’on doit récupérer. On peut décider de le faire avec les outils de travail et de production existants dans l’industrie pharmaceutique, mais pour cela, il faut s’organiser. Ce travail est d’ailleurs en cours pour le principe actif du Doliprane.

Dans le secteur électronique, j’ai légué à mon successeur un plan industriel que j’avais élaboré il y a douze ans, consistant à faire des batteries en France avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ; il ne manquait que quelques briques. Renault, qui était pionnier du véhicule électrique, disait en effet que les meilleures batteries étaient asiatiques – non pas chinoises à l’époque, mais japonaises et coréennes – et ne voulait pas construire d’usine de batteries. J’ai proposé que nous le fassions ensemble, mais le projet a finalement été abandonné, si bien que, même si nous en faisons assembler sur le sol national, nous importons chaque année 1 milliard d’euros de cellules de batteries, ainsi que des accumulateurs au plomb, pour 900 millions d’euros, des appareils radar, pour 700 millions, des thermostats, pour 865 millions, et des câbles de fils optiques, pour 445 millions – soit 4,5 milliards d’euros. Nous avons pourtant des entreprises capables de fabriquer ces produits.

Venons-en à la chimie. Nous importons pour 5 milliards d’euros de savon, pour 5 milliards de pâte à papier et pour 13 milliards de produits en plastique injecté. Là encore, ce sont des produits que nous savons fabriquer. Nous n’avons pas gardé nos outils de travail – j’en ai vu fermés, des papeteries… –, mais nous serions capables de fabriquer à nouveau des produits en plastique injecté.

Comment fait-on pour réindustrialiser quand on a des trous béants aussi considérables dans la balance commerciale ? Je viens d’identifier l’équivalent 25 à 30 milliards d’euros que nous pouvons récupérer : un tiers du chemin est déjà fait, voire plus de la moitié si l’on fixe l’objectif à 50 milliards. En produisant ces vingt produits en France, la situation s’améliorerait déjà et nous lancerions une dynamique collective.

On pourrait décider de ne rien faire, en laissant faire le marché. Mais pourquoi un entrepreneur désireux de relancer une production en France prendrait-il ce risque ? Qui le financerait ? Comment pourrait-il investir dans les technologies de nouvelle génération qui lui permettraient d’être compétitif, si personne ne l’aide à le faire ? La collectivité – c’est-à-dire nous tous – peut aider des entrepreneurs à construire, pour chacun de ces produits, un modèle technologique, commercial, industriel, productif et compétitif. Il faut simplement trouver l’entrepreneur qui en ait envie – ils sont nombreux à avoir des idées, à être ambitieux, mais à ne pas avoir de financement – et « dérisquer » le financement de la ligne de production.

Vous allez me dire que tout cela est délirant, que c’est le Gosplan, mais c’est ce que nous avons fait dans l’agriculture ! Mon entreprise a financé une étude réalisée par un think tank, le Club Demeter, qui agrège l’ensemble des filières agricoles. Nous avons analysé les dix produits qui sont à la fois les plus consommés par les Français et les plus importés : le saumon, l’huile d’olive, les pâtes alimentaires – il faut le faire, pour le premier producteur de blé dur d’Europe, de réimporter son propre blé transformé en pâtes par les Italiens ! – mais aussi les fruits à coque, les fruits rouges ou encore les amandes.

L’amandier, arbre méditerranéen, a occupé une place très importante dans l’histoire de notre agriculture ; la France en comptait 12 000 hectares en 1950. Mais nous ne produisons plus que 800 tonnes d’amandes pour une consommation de 45 000 tonnes, donc 98 % sont donc importés.

Les dix produits les plus importés représentent 6 milliards d’euros dans la balance commerciale et 4 milliards de déficit. Or, d’après le calcul réalisé avec le Club Demeter, 9 milliards d’investissements suffiraient à ce que nous puissions produire nous-mêmes en France 100 % de ces produits – amandes, noisettes, fraises, framboises, huile d’olive, etc. – que nous consommons. C’est peu, et cela rapporterait chaque année 4 milliards d’euros de plus dans la balance commerciale. Pour l’investisseur de base, le temps de retour ou pay back ne serait donc que de deux ans et demi, un délai très avantageux.

Pour faire cela, il faut trouver des opérateurs privés amicaux qui sachent, comme entrepreneurs, mener une politique de relocalisation. Ils sont des milliers en France. Pour investir dans les amandes, nous avons reçu le soutien de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui est au capital, ainsi que de la Banque des territoires, qui nous l’a proposé aussi. Et nous avons reçu une aide certes modérée mais estimable de la part de France 2030 pour l’usine. En revanche, nous n’avons pas été soutenus par le système bancaire.

Mais nous avons un modèle. Nous avons craqué l’ancien, en décidant de partager la valeur avec les agriculteurs – et le nôtre est devenu populaire parmi les agriculteurs du sud de la France. Tout le monde en est satisfait : l’agriculteur gagne bien sa vie, le distributeur gagne la sienne, le consommateur a retrouvé une amande locale et nous avons relocalisé.

On peut le faire pour d’autres filières. Toutes viennent d’ailleurs me voir en me demandant : « Monsieur Montebourg, quand est-ce que vous vous occuperez de la framboise, de la fraise… ? » Je réponds que les journées n’ont que vingt-quatre heures, et que je n’ai pas de cash ! À chaque fois, il faut que j’aille chercher l’argent. Nous avons levé 17 millions d’euros pour la Compagnie des amandes, qui réalisera 3 millions d’euros de chiffre d’affaires l’année prochaine. Autour de notre usine de transformation, nous avons coalisé 250 hectares nous appartenant et 300 appartenant à des petits producteurs indépendants, et nous avons ainsi remonté une filière ; ou plutôt monté une entreprise collective de filière. Ce n’est pas seulement pour nous que nous l’avons fait, mais pour l’agriculture française.

Donc, c’est possible pour tous les produits, dans tous les secteurs, mais pour cela, il faut un opérateur privé amical, qui ne cherche pas qu’à faire de l’argent, mais s’intéresse aussi à la façon dont on peut redresser le pays. Ils sont nombreux à être ainsi passionnés. Il faut aussi « dérisquer » les financements et les problèmes technologiques. Des organismes publics sont prêts à monter à bord : le CEA, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (Ifpen) ou encore l’École des mines, entre autres. Ils ont des brevets et de l’intelligence. Tout cela existe !

Voilà l’état d’esprit dans lequel devraient agir le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire et le ministère chargé de l’industrie et de l’énergie. Des tas de gens sont prêts à aider.

Nous allons relocaliser 25 % du marché des amandes. Ce n’est certes pas 100 %, mais c’est déjà ça. Nos importations venaient à 80 % de Californie : ce sont des milliers de tonnes que nous ne donnerons pas aux Américains. 

M. le président Charles Rodwell. Nous sommes honorés, compte tenu des nombreuses commissions d’enquête auxquelles vous participez, de pouvoir échanger avec vous. Je ne reviendrai pas, pour ma part, sur les questions auxquelles vous avez répondu au cours d’auditions récentes. Je voudrais d’abord que nous évoquions les enjeux géopolitiques et géoéconomiques à l’œuvre et la reconstitution de dynamiques économiques entre les différentes régions du monde. De quoi est-ce la politique tarifaire de Donald Trump est-elle le nom ?

Les administrations américaines, démocrates comme républicaines, ont délocalisé vers les États-Unis de la valeur venue d’Europe et d’autres régions du monde. L’Inflation Reduction Act (IRA), déployé à partir d’août 2022, en a été l’un des exemples les plus éclatants. Il visait, à travers des crédits d’impôt massifs, à attirer aux États-Unis une valeur considérable dans les domaines de l’industrie décarbonée et de la recherche de pointe.

Quelle est votre interprétation de la politique tarifaire et douanière de Donald Trump ? À mon sens, les deux objectifs qu’il s’est fixés – une politique tarifaire visant à réduire le déficit commercial d’une part, la lutte contre l’inflation d’autre part – me paraissent peu compatibles. Quel est selon vous l’impact direct de cette politique pour l’industrie française à court et moyen terme ? Je pense notamment au risque de devenir un déversoir pour la surcapacité de production chinoise, puisque le marché américain sera moins facile à pénétrer. Observez-vous déjà des dynamiques de transfert des exportations chinoises vers le continent européen ?

M. Arnaud Montebourg. L’interprétation de la politique trumpiste fait débat. La France et les États-Unis ont un point commun : ce sont les deux pays occidentaux qui, depuis vingt ans, rejettent assez majoritairement la mondialisation. Ils ont des déficits jumeaux, puisqu’ils ont raté leur insertion dans la mondialisation pour des raisons de compétitivité et ont financé le pansement avec de l’argent public. En France comme aux États-Unis, la dépense publique a compensé l’appauvrissement du pays par la dette.

Cette similarité nous permet de bien comprendre la position de Trump. Comment raisonne-t-il ? Les économistes et les théoriciens – si on peut les appeler ainsi – qui gravitent autour de lui reconnaissent la responsabilité des États-Unis dans la crise des subprimes, mais rappellent que le pays a fabriqué du déficit pour sortir le reste du monde de cette situation en très peu de temps. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait remarquer le président Obama au Président de la République qui m’avait nommé ministre, et que j’accompagnais à la Maison-Blanche : alors que les États-Unis sont sortis en deux ans de la crise des subprimes et pratiquent la relance, observait-il, l’Europe mise sur la consolidation budgétaire, c’est-à-dire l’austérité. Il considérait, autrement dit, que les États-Unis nous avaient relancés.

La situation s’est reproduite avec la pandémie de Covid. Les Américains considèrent qu’ils ont relancé à chaque fois l’économie mondiale et qu’ils ne le peuvent plus, maintenant que leur déficit est dangereux – ils sont près d’être détenus par leurs créanciers, essentiellement chinois. Étant obligés de rétablir un tant soit peu les équilibres, ils ont décidé de taxer les autres, puisqu’ils ne peuvent pas taxer leurs concitoyens. Les droits de douane ont le double avantage d’être à la fois une barrière et une recette : ils règlent d’un seul coup le double problème des déficits jumeaux. La facture est universelle : tous les pays sont mis à l’amende, Europe comprise. Nous avons pourtant été des alliés assez dociles des Américains dans l’histoire récente ; nous sommes bien mal remerciés de cette douce gentillesse, d’ailleurs infondée – je vous renvoie au dossier Alstom-General Electric et aux amendes infligées à la BNP en vertu de l’extraterritorialité du droit américain.

Les États-Unis cherchent à rétablir en urgence des déséquilibres majeurs qui pourraient les faire chuter et leur faire perdre leur position dominante. Leur première cible est la Chine, qui, pour l’instant, s’en tire beaucoup mieux que prévu. Les Européens, eux, restent figés ; chaque fois que les autres posent des barrières, nous leur répondons : « Faites comme nous, restez ouverts ! » Nous sommes le maillon faible et allons sérieusement en pâtir. La Chine ne pourra plus commercer aussi facilement avec les États-Unis et se reportera sur le marché le plus ouvert au monde, l’Union européenne. Nous sommes donc obligés de mettre nos niveaux de protection et nos droits de douane à parité avec le reste du monde ; l’ajustement doit être un alignement. C’est ma position, et je pense que le gouvernement français devrait hausser le ton ; sans cela, nous payerons très cher notre inaction et notre nouvelle docilité.

Voilà mon interprétation. Le débat n’est pas clos : tant que les États-Unis n’auront pas résolu leurs deux déficits, au moins en partie, ils subiront une inflation structurelle, non pas importée mais due à une création monétaire débridée. Pour Trump, cette situation est intenable ; il a l’obligation de rétablir l’équilibre.

M. le président Charles Rodwell. Quelles mesures l’Europe et la France doivent-elles prendre pour protéger leurs frontières et leur industrie contre la politique tarifaire et douanière des États-Unis ?

Je vous soumets une proposition parmi d’autres. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) a un objectif louable, mais il dysfonctionne. Certains députés – c’est une position transpartisane – veulent lui appliquer un moratoire, voire le supprimer. D’autres souhaitent l’étendre aux produits finis des secteurs industriels et négocier une véritable taxe carbone aux frontières, filière par filière, pour protéger notre industrie, ses investissements et sa décarbonation. Ne pourrait-on pas profiter des recettes tirées de cette taxe pour baisser, voire supprimer, les impôts de production ?

Le principe serait le suivant : nous taxerions l’importateur chinois ou américain qui pollue et envahit notre marché, ce qui nous permettrait de réduire les impôts sur nos propres entreprises, qui produisent sur notre continent. Cette proposition vous semble-t-elle viable, ou produirait-elle des effets secondaires que nous n’aurions pas identifiés ? A-t-elle des chances d’aboutir dans l’état actuel de nos institutions nationales et européennes ?

M. Arnaud Montebourg. Ce ne sont pas les taxes Trump qui nous ont fait le plus de mal, mais l’IRA de Joe Biden : 60 % des usines délocalisées en Europe ont pris un billet de retour dès que Biden a annoncé un crédit d’impôt à la relocalisation de 350 milliards de dollars pour les secteurs qui intéressaient son administration – la transition énergétique et les technologies. Pour l’instant, nous avons deux combats à mener avec les États-Unis : le numérique et l’IRA. Le problème des taxes reste tempéré. Notre enjeu est la Chine. L’Europe, quant à elle, ne taxe jamais les autres et n’inflige des normes, taxes et autres contraintes à personne d’autre qu’aux Européens – car, en définitive, les États membres sont obligés de financer ses impérities.

Quand le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est né, il a été présenté hypocritement comme des droits de douane qui n’en étaient pas – on ne voulait pas être protectionniste. Or le protectionnisme climatique est inéluctable : si nous voulons imposer au reste du monde nos valeurs, nos préférences collectives, nos choix, nous devons recourir à des taxes, donc à des droits de douane. Il n’est pas surprenant que le mécanisme d’ajustement aux frontières ait été décrié par toute l’industrie lourde européenne, puisqu’il ne couvre pas la totalité de la chaîne de production et peut être contourné. Ces taxes pèsent sur les Européens et sont vécues comme un poids supplémentaire insoutenable pour la compétitivité.

J’approuve donc votre proposition. Généralisons la taxe carbone pour faire fermer les centrales à charbon partout dans le monde – il y en a 300 en construction dans les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). Je veux bien qu’on nous oblige à abandonner le barbecue, le foie gras, le comté, comme on l’entend dans le débat public… c’est délirant et stupide. Le vrai problème est les centrales à charbon. En Europe, on en trouve encore en Allemagne et en Pologne ; il faut les faire fermer. Le nouveau chancelier se lance dans le nucléaire ; ce fut long, mais c’est une bonne nouvelle. Reste l’Asie. L’Europe doit prendre une décision qui assume de défendre nos préférences. C’est la première chose.

Toutefois, cela ne suffira pas. Avant la signature de l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce en 1994 et l’avènement de la mondialisation à domination asiatique, nous signions des accords de quotas d’importation de véhicules avec le Japon et des accords multifibres avec les pays en voie de développement. Cela revenait à imposer des quotas d’importation. Je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas de même avec la Chine pour les véhicules électriques. Quel est le problème ? Avons-nous accès au marché chinois ? De moins en moins. Ces questions devront être posées.

Pouvons-nous le faire à l’échelle nationale ou européenne ? Si l’Union européenne n’y procède pas, malheureusement, nous n’aurons pas le choix. Mieux vaudrait qu’elle soit à la manœuvre, car elle est plus forte et pèse davantage. Mais que fait-elle sinon produire des rapports, certes excellents – rapport sur la compétitivité de l’économie européenne de Mario Draghi, rapport « Beaucoup plus qu’un marché » d’Enrico Letta… ? Rien. Il faudra donc prendre des mesures de sécurité économique nationales, qui sont d’ailleurs prévues par les traités. On peut très bien s’arranger avec le droit, comme disait, je crois, Roland Dumas, surtout quand c’est nous qui le produisons. Nous avons des filières industrielles à protéger – l’aéronautique, le nucléaire, l’automobile, le ferroviaire – et nous n’aurons d’autre choix que de prendre des mesures pour les défendre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Montebourg, c’est un véritable plaisir de vous recevoir.

En plus du décrochage structurel de l’Europe, très bien évoqué par le rapport Draghi, nous sommes confrontés à la menace des tarifs douaniers américains et à une industrie chinoise en surcapacité. Comme vous l’avez dit lors d’une audition récente, et pour reprendre une expression d’Hubert Védrine, l’Europe reste l’idiot utile du village global. Comment expliquer l’immobilisme des autorités européennes et l’absence de mesures de protectionnisme ? Est-ce parce que les États membres ne font pas pression pour se défendre dans la guerre commerciale mondiale exacerbée ? Comment expliquez-vous l’absence de mesures protectionnistes ? Le taux d’ouverture des marchés publics à des entreprises étrangères est de 82 % dans l’Union européenne, contre 32 % aux États-Unis. Par conséquent, on se demande pourquoi l’Union européenne et les États membres ne réclament pas une préférence européenne ou un assouplissement du droit de la concurrence visant à faciliter une certaine priorité nationale dans la commande publique. C’est d’ailleurs ainsi que, dans le respect du droit européen, l’Italie et l’Allemagne appliquent une clause de localisation des moyens d’exécution des marchés publics.

Vous avez évoqué l’industrie automobile, sujet qui m’inquiète particulièrement. La Plateforme automobile (PFA) annonce que près de 100 000 emplois industriels seront supprimés dans les dix prochaines années, sans même parler des destructions de postes dans les services et la distribution. Cette saignée sociale et industrielle aura des répercussions dans tous les domaines, puisque l’industrie automobile maintient un socle industriel de base nécessaire au développement de l’ensemble des filières. D’un côté, l’absence de marché est avérée pour diverses raisons, manque de pouvoir d’achat, etc. ; de l’autre, les capacités d’électrification sont insuffisantes. L’Union européenne impose des délais intenables en interdisant la vente des véhicules à moteur thermique à compter de 2035 ; dans le même temps, elle exclut des technologies dans lesquelles nous sommes performants, comme le moteur hybride. Et voilà que la Commission européenne négocie la levée des surtaxes sur les véhicules chinois importés !

Vous qui avez été ministre de l’économie, comment expliquez-vous que l’Europe reste l’idiot utile du village global ? Si vous étiez au gouvernement, quelles principales dérogations négocieriez-vous à Bruxelles et de quels mécanismes appelleriez-vous à sortir ?

M. Arnaud Montebourg. L’Union européenne est sous direction allemande. Les Allemands sont dans une situation proche de la Chine, quand la France est proche de celle des États-Unis. Nous avons besoin de protectionnisme, tandis que les Allemands ont un excédent à servir : leur économie extravertie et « surdotée » doit tourner. Après la fermeture du marché chinois, Volkswagen a fait signer par le syndicat IG Metall un plan de licenciement touchant 35 000 personnes. Voyez ce qui nous attend ! Comme toujours, les Allemands jouent en solitaire ; c’est la politique du cavalier seul. Mme Angela Merkel a décidé seule de fermer ses centrales nucléaires après l’accident de Fukushima ; elle a décidé seule d’accueillir un million de réfugiés syriens. L’Allemagne prend des décisions pour elle-même en utilisant l’Europe à son service, et personne ne moufte. Très bien. Il y a, paraît-il, un couple franco-allemand. Je peux vous assurer que, depuis Berlin, ce couple n’existe pas : il y a l’Allemagne qui s’aime beaucoup et qui défend ses intérêts.

C’est une des raisons pour lesquelles la politique de l’Allemagne, qui domine en Europe, est celle du maintien de l’ouverture : elle a une économie extravertie à alimenter et à servir, et elle croit que cela va continuer. Elle a négocié en cavalier seul avec les Américains et les Chinois.

L’Italie est elle aussi excédentaire – je rappelle qu’elle affiche 63 milliards d’euros d’excédent commercial, quand nous avons 100 milliards de déficit. Désormais, elle colle à l’Allemagne et adopte la même stratégie, alors que, durant la dernière décennie, elle s’accordait plutôt avec l’Espagne et la France contre l’Allemagne, malheureusement sans effet. Les Pays-Bas sont également excédentaires, tout comme l’Europe de façon globale. L’Union européenne n’a donc aucune raison de considérer qu’elle doit prendre des mesures protectionnistes.

De fait, la France se trouve dans une position très difficile au sein de l’Union européenne. Elle a aggravé sa situation en s’abstenant de mener un travail de réindustrialisation qui aurait pu ramener son PIB industriel à un niveau acceptable, soit 12 % ou 13 %, sans atteindre 20 % comme l’Allemagne ou 18 % comme l’Italie. Cela a été très bien dit devant votre commission par bien d’autres que moi, bien meilleurs. Si nous produisions 50 milliards supplémentaires de chiffre d’affaires sur le sol national, nous ne serions pas dans une telle panique. Ce doit être notre objectif, et il est urgent de s’y mettre. J’ai esquissé quelques éléments méthodologiques et tout le secteur privé est prêt à aider.

Notre situation singulière nous isole : nous sommes en voie d’appauvrissement. Pour rappel, le PIB par habitant de toutes les régions françaises, hors Île-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur, est inférieur à la moyenne européenne. L’appauvrissement est l’agenda de la France ; c’est cela, le pays en voie de développement que certains ont osé décrire – et ils ont raison. Sur le plan technologique, les Chinois sont les maîtres du jeu. Ils ont travaillé l’industrialisation et la « technologisation » de leur production dans tous les secteurs, et ils veulent continuer à prendre des parts de marché. Ils ne s’arrêteront pas là. Ils se projettent dans le long terme, quand nous laissons filer le temps sans agir. Pourquoi n’avons-nous rien fait en dix ans ? Ce n’est pas en attirant des investissements étrangers que nous construirons une stratégie industrielle garante de la solidité de notre pays. Nous avons besoin de repartir du bas, au lieu de jeter des choses d’en haut.

J’en viens aux dérogations vis-à-vis de l’Union européenne. Il faut être conscient que de manière générale, l’Union européenne, dans toutes ses institutions – Parlement, Cour de Justice, Commission –, est très souvent en dehors des traités : elle prend des décisions qui n’entrent pas dans ses compétences. Comme le disent les juristes, elle agit ultra vires. Il faudrait donc déjà faire respecter le principe de subsidiarité.

À titre d’illustration, la directive du 5 juin 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, qui encadre la formation des prix, ne relève pas des compétences de l’Union européenne. Je demande pour la France un équivalent du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe : la Cour constitutionnelle fédérale veille à ce que toutes les juridictions, y compris le Parlement et le gouvernement allemands, respectent les compétences de la nation en pleine application de la subsidiarité. Pour notre part, nous avons cinq cours suprêmes sur le dos, qui défendent toutes le droit européen contre la souveraineté nationale. Je suis choqué par cette situation. Le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel doivent reconnaître que le Parlement peut prendre une loi contraire à une décision communautaire quand celle-ci déborde de ses compétences et empiète sur la souveraineté nationale ; c’est leur responsabilité devant l’histoire. Le Parlement français aurait par exemple pu décider de fixer le prix de l’électricité plutôt que de s’en remettre à des mécanismes de marché européens délirants fondés sur le prix marginal du gaz, aboutissant à un coût excessif de l’électricité qui a participé au coulage de l’économie française, particulièrement de son industrie. S’il y a du monde dans les tribunaux de commerce en ce moment, c’est à cause de cela ! Les Espagnols et les Portugais ont trouvé des aménagements. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) et les systèmes de formation du prix sont un bel exemple de bureaucratie et de technocratie européennes. Une loi aurait pu dire « chez nous, ça ne marche pas comme ça » si le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation reconnaissaient au Parlement le droit parfaitement légitime et constitutionnel de ne pas suivre une directive européenne illégitime et extérieure aux traités. Le Parlement européen prend en permanence des décisions qui débordent des traités !

On peut considérer que les nations sont appelées à mourir ; je ne le crois pas et je ne le souhaite pas – je suis, de ce point de vue, post-gaulliste, et même deloriste s’agissant de la fédération d’États-nations. Je souhaite que l’Union européenne utilise ses compétences pour se protéger des menaces extérieures, foute la paix aux citoyens européens et laisse les nations décider. Cela s’appelle la subsidiarité, celle que le président Valéry Giscard d’Estaing avait défendue dans les préparatifs de la fameuse Constitution européenne.

De quels mécanismes européens faudrait-il sortir ? Tout d’abord, vous l’aurez compris, de celui de l’électricité. Ensuite, les règles dites de Bâle III et Solvabilité II n’ont rien à faire dans le droit européen : c’est une affaire nationale. Nous avons un système bancaire florissant dans une économie faible. Que vaut-il mieux ? Une économie robuste et un système bancaire un peu moins florissant, ou l’inverse ? Je préférerais que nos banques soient au service de l’économie, qu’elles prennent plus de risques et assument plus de sinistralité – ce n’est pas très grave –, quitte à avoir moins de profits à distribuer à leurs actionnaires ; au moins, l’économie serait financée.

Le président Rodwell va jusqu’à dire qu’il faudrait s’excepter de la politique commerciale européenne et prendre des décisions nationales : je vous félicite, monsieur le président, nous commençons à converger !

M. le président Charles Rodwell. De mon côté, j’entends que le ministre Montebourg est non seulement libéral, mais gaulliste ! L’unité nationale peut faire de belles choses !

M. Arnaud Montebourg. J’ai rompu avec la social-démocratie à titre intellectuel, personnel, pour la raison suivante : elle refuse d’intervenir dans l’économie et passe son temps à fabriquer des pansements sociaux qui participent à l’affaissement de la société, ne règlent rien et nous empêchent d’être forts. Il faut faire l’inverse. Je ne suis pas libéral, je suis souverainiste et social, parce que je pense que l’économie fabrique le social. Vous comprendrez que je n’aie pas de parti politique ; je suis un homme seul qui prend la parole dans les commissions d’enquête !

M. le président Charles Rodwell. Nous devons malheureusement nous en tenir pour cette fois au sujet de la réindustrialisation, mais nous serions tous ravis d’avoir d’autres occasions d’échanger avec vous, y compris du point de vue politique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je remarque aussi que vous rejoignez certaines propositions défendues par le Rassemblement national pendant la campagne des élections européennes, notamment en ce qui concerne le MACF, et je vous en félicite.

M. le président Charles Rodwell. C’est vous qui l’avez affaissé, malheureusement, mais nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord sur le sujet !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est vous qui ne l’avez pas négocié, comme en a témoigné M. Beaune, ancien ministre délégué chargé de l’Europe ! Mais c’est un autre sujet.

J’aimerais revenir sur la question du prix de l’énergie. Nous avons parlé du déficit commercial de la France et avons évoqué la concurrence extraeuropéenne, mais il y a aussi une concurrence intraeuropéenne. Sans remettre en cause le marché unique, qui permet la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes, il faut reconnaître que la France a un déficit commercial de 36 milliards d’euros avec les autres pays de l’Union européenne. Nous savons combien le coût du travail diffère entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. L’avantage compétitif que représente le coût de l’énergie ne permettrait-il pas de mettre fin à cette distorsion de concurrence ?

M. Arnaud Montebourg. La mécanique de la concurrence libre et non faussée est redoutable quand les niveaux de salaire vont du simple au double dans une même zone de libre-échange. Certains ultralibéraux, au sein de l’Union européenne, ont même imaginé que l’on puisse importer les bas salaires dans les pays à haut salaire : c’est la directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur dite « directive Bolkestein » sur les travailleurs détachés, qui n’a été modifiée que de façon homéopathique ; elle est toujours aussi scélérate, puisqu’elle attaque la protection sociale des pays à haut niveau de syndicalisme – situation que je soutiens et défends – et les salaires. Telle est la mécanique de l’Union européenne.

Je fais partie des dix-neuf députés qui n’ont pas approuvé le traité d’élargissement. À tous ceux qui glosaient sur la fin du communisme et la chute du Mur de Berlin, j’ai répondu qu’à force de s’élargir, l’Union européenne deviendrait une paralytique décisionnelle – c’est l’immobilisme dont vous parliez tout à l’heure. Surtout, le marché allait mettre en grande difficulté des entreprises qui avaient des positions fortes : cela revenait à nous affaiblir nous-mêmes au sein de l’Union européenne. Je suis formellement opposé à l’adhésion de l’Ukraine. Pour le moment, nous avons simulé un élargissement en ouvrant notre marché aux productions de ce malheureux pays, comme pour l’aider. Or nous savons que c’est irréversible. En définitive, nous serons confrontés à une concurrence déloyale intraeuropéenne avec un pays extérieur à l’Union. C’est une décision délirante.

Ainsi, la politique de la Commission européenne accroît la pression intérieure en favorisant la bagarre entre les pays membres, sans les protéger de l’extérieur ; le résultat à prévoir, c’est une rébellion massive de tous les pays, y compris l’Allemagne, contre l’Union, qui finira en pièces détachées. Si l’Europe veut poursuivre son chemin, elle doit se transformer en profondeur. Il faut, premièrement, travailler à faire converger les politiques internes, en particulier pour rapprocher les niveaux de salaire ; deuxièmement, rechercher la cohérence environnementale ; troisièmement et surtout, ériger de fortes barrières extérieures, pour redonner à l’Union sa légitimité. Je ne suis pas anti-européen ; je suis euro-critique, car je considère que l’Europe ne marche pas ; mais, le jour où elle marchera, je serai un pro-européen fervent. Dans l’urgence de résoudre les difficultés qu’ils rencontrent, les États-nations doivent reprendre leurs billes : nous ne pourrons pas garder le sourire européen enchaînés à des instruments de torture ! Pour résoudre la contradiction, il faudra prendre des décisions. Le moment n’est pas encore venu, mais l’impact surviendra au cours des vingt-quatre prochains mois, et il sera violent : nous, les Français, allons devoir préparer nos airbags.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous êtes à la tête d’Alfeor, équipementier nucléaire qui contribue activement à consolider, sinon à faire renaître, la filière nucléaire française. Avons-nous la garantie que la relance du secteur favorisera la restructuration d’une filière franco-française ? Ou allons-nous continuer à passer des appels d’offres internationaux et à recourir aux compétences de sociétés étrangères ?

Les entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont essentielles pour l’internationalisation de l’économie française, notamment en raison de leur rôle dans l’export. Or la France n’en compte que 5 000 environ, contre 8 000 en Italie et 12 000 en Allemagne. Comment expliquez-vous ce décrochage ? Nous avons auditionné M. Renaud Dutreil : le pacte qui porte son nom a beaucoup contribué à faire croître nos PME, afin qu’elles puissent à long terme devenir des ETI, c’est-à-dire atteindre une taille critique. Comment faire pour en augmenter le nombre ?

M. Arnaud Montebourg. Sous la direction d’EDF, Orano et Framatome, la filière nucléaire vise des objectifs quantitatifs. Nous allons passer de têtes de série uniques, comme les réacteurs de Flamanville en France ou de Hinkley Point et Sizewell en Angleterre, à une série de réacteurs. Nous avons tiré les leçons de nos difficultés passées pour fabriquer des réacteurs capables d’être compétitifs sur le plan technologique au niveau international, c’est-à-dire des réacteurs aussi bons que ceux dont nous disposons déjà : dans le monde entier, la France est considérée comme une grande nation nucléaire, qui maîtrise parfaitement cette technologie et peut parvenir à des coûts de production raisonnables.

Pour y parvenir, il faut travailler en équipe : les donneurs d’ordre, les sous-traitants et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) doivent définir ensemble les processus et les normes. En effet, il faut le dire, c’est l’inflation de normes post-Fukushima qui a mis par terre le réacteur pressurisé européen ou European pressurized reactor (EPR) 1 ; quand on regarde l’historique de Flamanville, la moitié des douze ans de retard s’expliquent par des décisions de l’ASN. Ces dernières valent ce qu’elles valent et on les respecte, mais cela montre qu’en France, les différents acteurs – l’ingénieur et le contrôleur – ne travaillent pas ensemble.

Nous avons désormais un délégué interministériel au nouveau nucléaire, M. Joël Barre, ingénieur militaire de l’armement de haute qualité, pour unifier la filière. Bernard Fontana – je le salue – a été nommé à la tête d’EDF ; c’est un industriel qui connaît les processus, et un patriote : il défendra la plaque productive nationale. Il revient au sous-traitant de faire les efforts de productivité et d’intelligence collective nécessaires, et de travailler avec les donneurs d’ordre. La filière a souvent dû faire avec des acheteurs, qui veulent obtenir le prix le plus bas possible, en mettant tout le monde en concurrence à l’échelle internationale. Maintenant, nous avons des agents de politique industrielle, qui s’intéressent aux résultats à long terme : ils passent des commandes sur dix ans en échange d’une diminution annuelle des prix. C’est ce qu’on appelle une politique industrielle collective : les Chinois, les Japonais, les Américains travaillent de cette manière ; surtout, les Allemands aussi savent le faire – soyons capables de le faire ensemble.

Pourquoi n’avons-nous pas d’ETI ? Les PME ou les start-ups non familiales, vendues pour réaliser un bénéfice, sont le plus souvent rachetées par des investisseurs étrangers, qui font leur shopping dans tous les écosystèmes – French Fab, French Tech, etc. Il faudrait calculer le montant d’argent public que BPIFrance a investi, à juste titre, dans ces entreprises qu’ensuite des étrangers ont rachetées, récupérant toutes nos technologies. En effet, nous ne disposons pas d’une épargne suffisante pour opposer des solutions de rachat françaises aux offres étrangères – américaines, chinoises ou allemandes le plus souvent.

Nous en revenons à mes précédents propos sur la mobilisation de l’épargne ; il faudrait que votre rapport présente des recommandations en la matière. Selon moi, il faut créer un fonds souverain, qui mobilise de l’argent privé dans le cadre d’une gestion privée, pour investir dans un secteur particulier. Les start-ups industrielles ne sont pas assez nombreuses : pour créer les ETI de l’avenir, il faudrait doubler ou tripler leur nombre, et beaucoup sont rachetées par des étrangers parce que nous n’avons pas assez d’investisseurs français.

Quant aux entreprises familiales, elles sont confrontées au problème de la fiscalité. En cas de décès, vous êtes obligés de vendre pour payer les impôts de succession. Le pacte Dutreil constitue une solution, mais encore imparfaite : il faut aller plus loin. Je propose de faire l’inverse : imposer fortement le produit de la vente mais ne pas imposer la transmission, car il s’agit d’un outil de travail et non d’un patrimoine – s’il disparaît, les salariés aussi sont lésés. Comme ça on ne vend pas, on garde. S’il n’y a pas d’héritier, ce n’est pas grave, on crée une fondation : en matière industrielle et économique, les fondations obtiennent des résultats exceptionnels – Bosch, en Allemagne, est détenue par une fondation. Développez les fondations !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez souligné l’importance de mobiliser l’épargne des Français au profit de l’industrie. Comment pourrions-nous orienter en ce sens les fonds de pension et d’investissement qui existent déjà ? Nous pourrions par exemple labelliser « industrie française » ceux qui investissent une proportion donnée de leur argent en France, puis imposer d’orienter une proportion de l’épargne vers les fonds en question.

Vous avez par ailleurs proposé de créer un fonds souverain – j’y suis favorable. En réalité, on peut considérer BPIFrance comme les prémices d’un tel fonds : il faudrait lui confier des missions plus étendues. Le pilotage en serait indépendant ; il mobiliserait à la fois diverses participations de l’État et la rente énergétique française, issue du nucléaire amorti et de l’hydraulique, auxquels pourraient s’ajouter les gisements gaziers, à condition de les exploiter écologiquement, comme l’expliquait un rapport qui vous a été remis en 2014. Surtout, il reposerait sur le fléchage de l’épargne des Français, qui soutiendrait ainsi en fonds propre notre socle industriel. Les investissements de redressement ainsi consentis éviteraient les rachats de capitaux étrangers, lesquels provoquent souvent un éloignement vis-à-vis des impératifs locaux et un pillage technologique. Leur logique exclusive de rentabilité empêche de planifier une politique industrielle.

M. Arnaud Montebourg. Vous devriez interroger Mme Magali Joëssel, directrice du fonds Sociétés de projets industriels (SPI) de BPIFrance, qui soutient des entreprises pouvant être des start-ups, plutôt des ETI ou des PME, pour développer de nouveaux produits. D’importants financements européens – quelque 1 milliard d’euros – ont ainsi été déployés en faveur de la relocalisation et de la réindustrialisation. Les responsables de ce fonds ont connu des déboires mais aussi de grands succès ; ils pourront vous en parler. C’est avec cette branche de BPIFrance que j’avais engagé les plans industriels ; son équipe a poursuivi le travail à une échelle réduite, mais il nous faudrait 30 milliards par an, soit 300 milliards.

Pour que ça marche, il ne faut pas en rester à une logique de guichet, c’est-à-dire se contenter de choisir parmi les projets des demandeurs, ce qui revient à jouer les inspecteurs des travaux finis – il y en a trop en France. Il faut se mettre en mode projet. C’est ce qui a été fait par le gouvernement et la filière pharmaceutique. Les acheteurs sont les actionnaires ; l’État « dérisque » et finance l’outil industriel. Un vrai fonds souverain solliciterait des opérateurs privés pour leur demander s’ils sont prêts à produire les produits que j’ai cités et quelles sont leurs idées pour y parvenir, avant de les financer et de travailler avec eux. Dans ce schéma, tout le monde – l’État, l’entrepreneur, les banques, les salariés, le patron – prend des risques, mais des risques évalués, partagés et maîtrisés. C’est un mélange du fonds SPI et d’organisation de fabrication sous contrat ou Contract manufacturing organization (CMO), comme le gouvernement en a donné l’exemple avec la filière pharmaceutique pour le Doliprane – il faut le saluer.

Ce modèle doit servir dans l’agriculture également. À titre privé, c’est ainsi que nous travaillons. Par exemple, en ce moment, nous essayons de changer le modèle de la production de framboises. Pourquoi 90 % de nos framboises sont-elles importées ? Certes, les problèmes de récolte et de main-d’œuvre sont réels, mais il y a aussi des problèmes sanitaires : le gouvernement a interdit aux framboisiculteurs de recourir à l’agrochimie pour défendre leurs plantes, sans fournir de molécule de biocontrôle.

Pour les amandes, nous avons financé le programme de recherche avec l’État et avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) – je les en remercie –, de sorte que non seulement nous disposons d’une molécule de biocontrôle efficace contre les ravageurs de l’amandier, mais nous en sommes copropriétaires.

Il faut arrêter de dire que l’État contrôle ou soupçonne le privé : il faut que les deux s’allient, comme ils l’ont fait pour les Jeux olympiques ou pour Notre-Dame de Paris, avec un leader pour chaque projet. Ainsi, nous réindustrialiserons et nous serons compétitifs, parce que nous aurons construit un modèle qui le permet, y compris au sein de l’Union européenne, d’où vient la première concurrence – il faut fournir un effort pour reprendre les marchés en son sein.

Quant à labelliser, je dirais que c’est toujours la même méthode, inefficace : les fonds seront labellisés, mais ne seront pas déployés – l’initiative Tibi en offre un exemple. Il faut décider de flécher 5 % de l’épargne – de nos fonds de pension, c’est-à-dire de la collecte de l’assurance vie – par an et créer l’outil privé nécessaire. Il faut de l’ingénierie publique et des opérateurs privés qui acceptent de participer. Il faut changer les méthodes. C’est pareil avec le foncier : certains des personnes que vous avez auditionnées ont proposé de créer une agence foncière nationale, c’est très bien. Il faut supprimer la multidécision : concentrons les pouvoirs, mais asseyons tout le monde autour de la table pour que tout le monde se mette au travail. De là vient la magie de la France : quand nous sommes unis, nous sommes surpuissants ! C’est ainsi que nous avons gagné nos guerres, et c’est une guerre qui nous attend. Branle-bas de combat !

M. le président Charles Rodwell. Dans le domaine de l’aérospatial, Français, Allemands et Italiens se sont livrés une concurrence acharnée, qui a probablement plombé leurs industries spatiales respectives et celle de l’Europe : le retard pris sur les États-Unis, qui ont notamment déployé le modèle SpaceX, et les Chinois est désormais criant – ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Pensez-vous que les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) serviront les progrès technologiques des filières ciblées, notamment les semi-conducteurs, l’hydrogène et les batteries ?

Vous êtes à l’origine d’un décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable qui a été primordial pour l’économie française. En 2019 et 2020, le seuil de déclenchement de la procédure a été abaissé et la liste des secteurs concernés a été allongée. Selon vous, ces mesures étaient-elles bonnes ? Faut-il encore élargir l’assiette ?

M. Arnaud Montebourg. Les PIIEC sont une très bonne idée, mais difficile à mettre en œuvre. Chaque fois que l’Union européenne invente un tuyau, il a cinquante robinets, avec un inspecteur derrière chacun – c’est lourd. Nous pouvons mener des alliances dans le domaine de la défense, pour construire des produits que nous n’avons pas. S’agissant des semi-conducteurs, l’Union européenne doit redevenir autonome ; or nous n’y parviendrons pas seuls. Nous devons nous unir pour développer l’intelligence artificielle (AI), parce que cela nécessite des investissements significatifs. Quant à l’hydrogène, le modèle économique manque. À l’instar du véhicule électrique de l’Union européenne, il s’agit d’un accident industriel qui nous coûtera cher, en raison d’une décision publique erronée.

Pour les batteries, il a fallu faire des choix technologiques. À l’époque, la bataille opposait les batteries lithium-métal-polymère de Bolloré aux batteries lithium-ion. Chacun accusait l’autre des pires maux : celle-là chauffe, l’autre brûle. J’avais dit qu’il ne fallait pas choisir une technologie plutôt qu’une autre car c’était le marché qui apporterait la réponse, en fonction de l’usage. Bien nous en a pris : la lithium-ion a pris le dessus – un choix technologique eût été erroné.

De la même manière, aucun choix n’a été fait entre les méthodes de neutrons pour les petits réacteurs modulaires ou small modular reactors (SMR) ; avec l’expérience, nous allons pouvoir décider maintenant. Le marché est en train de rendre son verdict : nous savons que pour les neutrons rapides, Astrid, le réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle, était ce qu’il y avait de mieux, avec Superphénix. On a arrêté Astrid, on a laissé partir les start-ups, et on est revenu à la case départ – dommage.

Il faut travailler avec l’Union européenne et ses financements sur le spatial, le cloud et les semi-conducteurs ; nous avons des entreprises pour le faire, mais quand on dépose à la Banque européenne d’investissement (BEI) un dossier pour financer un projet industriel, elle commence à l’examiner neuf mois plus tard. C’est quand même ça, l’Union européenne : ça ne marche pas ; donc il faut trouver une solution pour qu’elle nous donne l’argent afin de le faire nous-mêmes, avec d’autres pays européens. STMicroelectronics est une entreprise franco-italienne qui illustre le caractère exceptionnel de nos savoir-faire, même si, comme toutes les entreprises du secteur, elle connaît des difficultés liées aux cycles économiques. Il faut consacrer les financements à ces compétences et construire des alliances en permanence. Je suis pour les alliances entrepreneuriales, soutenues par des fonds européens ; en revanche, si l’Union européenne s’en mêle, elle ralentit les projets, ce qu’on ne peut plus se permettre dans un contexte de bataille économique mondiale – c’était encore possible il y a dix ans, mais maintenant il faut aller plus vite.

Les modifications apportées au décret l’ont utilement amélioré. Cependant, quand vous bloquez un rachat, il faut des fonds français à mettre en face et un opérateur privé amical capable de défendre le dossier et de financer le rachat, sinon vous vous retrouvez en difficulté. Il faut donc susciter la création de fonds souverains à même de réagir. J’ajoute que la situation sera de plus en plus fréquente. En effet, les « États prédateurs » se multiplient, comme le montre François-Xavier Carayon dans son ouvrage du même titre, qui cite de nombreux exemples. Il dresse une cartographie des attaques menées contre notre économie et nos technologies. La capacité de financer des solutions alternatives manque.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Les banques françaises prennent très peu de risques pour investir dans le secteur industriel. De plus, elles financent surtout des dépenses non rentables, comme la dette publique ; elles sont éloignées de l’économie réelle. Vous avez dénoncé la politique du guichet ; or c’est aussi la leur. Au-delà du fonds souverain que vous appelez de vos vœux, pensez-vous qu’un outil d’épargne réglementé, comme l’assurance vie ou le capital-investissement, serait utile ? Quel rôle pourraient jouer les banques françaises, sachant que l’épargne est liée au niveau de rendement et que le refinancement de l’industrie ne sera rentable qu’à long terme ?

M. Arnaud Montebourg. Les banques se sont bien servies du système de garantie de BPIFrance. Comme cette dernière débloquait l’accès au crédit, on peut même dire qu’elles se réfugiaient derrière sa décision. Bien qu’elle soit trop petite pour assurer la garantie, l’existence de BPIFrance déresponsabilise les banques. Le système bancaire est bureaucratisé à souhait ; il faut le débureaucratiser, réformer profondément les procédures. Les banquiers eux-mêmes ne demandent que ça : ils veulent plus de fluidité. Il faut que ceux qui décident l’octroi du crédit soient plus proches de l’entreprise concernée – les interlocuteurs ne sont pas ceux qui décident.

Il y a une grosse loi bancaire à faire. Il faut commencer par desserrer les taux prudentiels issus de l’accord de Bâle III : quand les banques prêtent 1 euro à une PME, elles mettent 50 centimes dans le bilan – ce n’est pas rentable, elles préfèrent aller jouer sur les marchés, ce qui leur rapporte beaucoup d’argent. Il faut revenir à la banque enracinée et réformer les banques. À mon sens, BPIFrance est trop petite : elle est chargée de mener la nécessaire politique de réindustrialisation d’urgence, mais elle ne représente que 5 % du crédit en France. Il faut nationaliser une banque et la lui adosser. Cela pourrait être la Société générale, qui, avec sa mauvaise gestion, a détruit tout un réseau bancaire, notamment le Crédit du Nord ; c’est la plus mal en point de nos banques : dotée d’une nouvelle direction, qui pourrait être à la fois publique et privée, elle pourrait se révéler très utile en matière de crédit. Ce montage donnerait beaucoup de force à toutes les politiques publiques qu’on demandera à BPIFrance de déployer.

M. Éric Michoux (UDR). Monsieur Montebourg, votre enthousiasme pour le monde de l’entreprise me va droit au cœur.

Vous associez approche macro et microéconomique, et proposez de penser global et d’agir local. Sur le plan microéconomique, vous affirmez qu’il faut relocaliser les productions lorsque nous en avons les moyens. Mais nous ferions déjà bien de garder ce que nous avons et de le faire vivre : ce qui est parti ne reviendra pas, parce que nous ne pourrons pas concurrencer les prix liés aux nouvelles conditions de production. Vous avez cité le cas de la noisette : l’idéologie « bobo-écolo » et la multiplication sans fin des règles ont détruit la filière. Faut-il déréglementer pour mettre fin à cette entrave à l’entrepreneuriat que vous connaissez bien – 5 000 pages de code du travail et 400 000 normes ?

Côté macro, vous êtes maintenant un souverainiste gaulliste.

M. Arnaud Montebourg. Post-gaulliste !

M. Éric Michoux (UDR). Les valeurs sont un peu les mêmes, j’imagine.

La question de la souveraineté concerne plusieurs domaines : défense, pharmacie, alimentation notamment. J’ai souvent cité vos propos sur le carnage commis sur nombre de belles entreprises – Alstom, Pechiney, Essilor, par exemple. On avait donné Alstom, on est en train d’en racheter une partie : beau coup commercial de la part des Américains. Aujourd’hui, Vencorex, entreprise emblématique du secteur de la chimie, qui était en difficulté dans des domaines stratégiques comme le nucléaire, l’armement et le spatial, essentielle à notre souveraineté industrielle, a été rachetée par les Chinois – eux, ils sortent par la fenêtre et ils rentrent par-dessous la porte ! Si vous étiez ministre, que feriez-vous pour Vencorex ?

M. Arnaud Montebourg. Si les règles à respecter entraînent la destruction de l’appareil productif alors que nous cherchons à le redresser, ce ne sont pas les bonnes. Il nous faut trouver les moyens de parvenir à un compromis au cas par cas.

Vous l’avez dit, certaines règles sont délirantes, mais d’autres sont utiles. Vous avez cité le code du travail : dans les entreprises, il fait l’objet de discussions, auxquelles tout le monde participe, parce qu’il s’agit de la vie des gens au travail ; on finit par se mettre d’accord et cela fonctionne.

À l’inverse, quand les règles tombent d’en haut, sont contrôlées de l’extérieur et que leurs objectifs ne sont pas évidents, cela justifie de faire preuve de souplesse et de prévoir la possibilité d’y déroger. C’était la méthode adoptée pour les Jeux olympiques et Notre-Dame de Paris : « faites ce que vous avez à faire et on verra ensuite pour les règles ».

Il est possible de remonter une industrie digne de ce nom en quelques années, à condition d’être capables de mettre certaines règles entre parenthèses tout en expliquant pourquoi. En nous appuyant sur l’esprit d’équipe, nous pourrons surmonter les difficultés. Nous nous apercevrons, pièce après pièce, produit après produit, usine après usine, qu’un projet de réindustrialisation peut parfaitement être écolo-compatible et socialo-compatible. Pour cela, il nous faut travailler différemment plutôt que de respecter des règles conçues par des gens qui ne sont pas concernés et qui ne connaissent pas le terrain. Il est possible de trouver des compromis, de façon intelligente et homéopathique.

À l’inverse, faire table rase du passé ne fonctionne pas, parce que les règles existantes correspondent à des demandes sociales. Les supprimer provoquerait des confrontations avec ceux qui auraient pu apporter leur soutien à des projets de réindustrialisation ou de « réagricolisation ».

Vous avez souligné que j’étais souverainiste, comme je l’ai dit tout à l’heure. En réalité, j’ai suivi un parcours chevènementiste – ou séguiniste. Je me rattache à ce courant d’intelligence et de sensibilité depuis quelques décennies et le sujet qui nous occupe n’est pas nouveau pour moi.

Je connais Vencorex, que j’avais sauvée il y a une douzaine d’années, en trouvant un nouvel actionnaire thaïlandais. Celui-ci a finalement décidé de partir à cause du dumping chinois.

Dans l’industrie chimique comme dans les industries automobile, textile et métallurgique, il est impossible de résister aux attaques lancées contre nos positions économiques. La protection est alors une stratégie envisageable, mais elle n’a pas été retenue pour le chlore produit par Vencorex.

Je me suis rendu sur place à l’invitation des élus et des syndicats et j’ai étudié le dossier. Il m’est apparu qu’il y avait cinq ans à tenir avant que le redressement soit effectif. Nous devons sécuriser l’autonomie de la fabrication des produits de Vencorex, parce que la filière de la chimie repose sur une chaîne de valeur technique : perdre l’un de ses maillons affaiblit tous les autres. L’entreprise Kem One a connu une mésaventure similaire : elle était à plat, nous l’avons sauvée et elle est désormais prospère, elle investit et elle embauche.

Comme je l’ai dit au ministre de l’industrie lorsqu’il m’a reçu, je pense qu’il faut tordre le bras à la filière pour que tous ses acteurs mettent au pot, puisque tous, en amont comme en aval, ont besoin de la production de Vencorex. Ils peuvent refaire ce qu’ils ont fait pour Kem One, d’autant qu’il s’agit d’un dossier plutôt modeste au regard des investissements habituels dans ce secteur.

Une autre stratégie consiste à faire payer à l’actionnaire le prix de son départ ; dans le cas de Vencorex, 200 millions n’auraient pas été de trop, notamment pour dépolluer le site. Le montant du sauvetage de l’entreprise correspond à tous les coûts que l’État devra assumer : le plan social, la dépollution du site et la mine de sel, sans compter les 22 000 hectares de foncier qui sont nécessaires. C’est le contribuable qui s’occupe des cadavres laissés par Arcelor sur le territoire français à la fermeture de ses usines ! Toutes ces dépenses induites représentent le montant de la facture à présenter à l’actionnaire thaïlandais qui quitte le site. Ce montant permettrait le redressement du site. Une étude a d’ailleurs été faite à la demande de l’actionnaire ; elle a montré qu’un retour à l’équilibre en cinq ans était possible, business plan à l’appui. Ce n’était donc pas impossible ; vous connaissez ma devise : impossible n’est pas français !

Fort aimablement, le ministre m’a répondu que les acteurs de la filière rejetaient cette solution ; mais ils n’en veulent jamais ! Ils ne jouent collectif que lorsqu’ils y sont contraints. Je le dis souvent : en économie, il faut parfois sortir la batte de baseball du placard !

Mme Florence Goulet (RN). Après avoir été ministre, vous incarnez maintenant une forme de résistance à cette politique destructrice. Comment analysez-vous l’instauration progressive d’une fiscalité aussi lourde sur les outils de production, au détriment de l’emploi, de l’innovation et de notre souveraineté économique ?

Que pensez-vous des politiques fondées sur des dispositifs de subvention et d’exonération, qui ont intensifié le nomadisme des investisseurs, attirés par des effets d’aubaine s’exerçant au détriment des salariés ? Quels garde-fous nous permettraient de nous assurer de la réalité des engagements des investisseurs étrangers ?

M. Arnaud Montebourg. Contrairement aux consommateurs, les producteurs sont peu nombreux ; ils le sont d’ailleurs de moins en moins et ne peuvent pas se défendre. Il est ainsi plus facile de créer un impôt sur la production que sur la consommation car il a moins d’impact ; il est délicat d’arbitrer entre une impasse productive et une impasse financière.

Il aurait été préférable de créer un impôt sur les résultats des entreprises plutôt que sur leur activité productive ; une sorte de déclinaison de l’impôt sur le revenu. Il est problématique que les entreprises soient taxées avant même d’avoir dégagé des profits ; cette fiscalité très fâcheuse doit être corrigée en urgence.

La fiscalité locale est un enjeu crucial. En Allemagne, les Länder votent des impôts locaux proportionnellement aux impôts nationaux, ce qui représente seulement quelques centimes d’euros pour les contribuables. Nos principaux impôts – impôt sur les sociétés, impôt sur le revenu, TVA et contribution sociale généralisée (CSG) – ont une large assiette et touchent tous les acteurs économiques ; y ajouter des impôts locaux à hauteur de quelques centimes serait indolore. Tôt ou tard, nous devrons abandonner la fiscalité locale, qui ne fonctionne pas malgré les suppressions et rétablissements successifs d’impôts.

Désormais, les élus locaux ne lèvent plus d’impôts et sont dégagés de toute responsabilité financière ; ils reçoivent des subventions prélevées sur le budget de l’État, qui lui, continue d’en lever. Ils peuvent donc dire « c’est pas moi, monsieur ! », et ils en sont réduits à être chasseurs de subventions – j’ai été président de département, j’ai connu ça.

Il faut rétablir une responsabilité fiscale qui soit en rapport avec les dépenses locales : lorsque de l’argent public est dépensé pour mener une politique ou installer un équipement, la collectivité territoriale doit assumer la facture qui est adressée ensuite aux citoyens, sinon personne ne comprend rien. D’ailleurs, personne ne comprend plus comment la décentralisation fonctionne et la situation ne fait qu’empirer. Nous devons revenir à une fiscalité plus lisible et plus claire, mais surtout plus efficace, d’autant que l’essentiel des impôts de production relève de la fiscalité locale.

La France est un pays ouvert et généreux. Il serait judicieux de profiter des travaux de votre commission d’enquête pour lancer une réflexion sur le système des subventions. L’État ne peut plus systématiquement octroyer des subventions ; tout d’abord parce que nous n’en avons plus les moyens ; ensuite parce que cet argent est perdu, nous ne le revoyons pas.

Pour une entreprise technologique que j’ai créée, j’ai obtenu de France 2030, après instruction de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), une avance remboursable, c’est-à-dire un prêt, et une subvention. C’est bien, mais il serait préférable que l’État investisse, afin d’en retirer des recettes.

Les prêts garantis par l’État (PGE), ce sont des dettes : l’État a prêté de l’argent, et maintenant, il faut faire du recouvrement auprès des entreprises. J’ai même appelé M. Lombard, le ministre de l’économie ; je lui ai dit « tu as un énorme problème : les PGE, qui restent à rembourser » – 40 milliards à ce jour, qui se baladent dans le bilan. Lorsque les banques procèdent au recouvrement de leurs créances, elles envoient les entreprises au tapis !

Structurellement, il est impossible de rembourser en cinq ans un prêt équivalent à 25 % de son chiffre d’affaires sans se retrouver dans le rouge. Les entreprises ne sont pas nécessairement profitables tous les ans, elles connaissent des hauts et des bas. Faute d’avoir tenu compte de ces cycles de vie, les PGE se sont retournés contre elles ; c’étaient des aides, c’est devenu des cercueils. Il faut échelonner davantage les échéances de remboursement. Aux États-Unis, les prêts Covid ont été contractés sur trente ans ; néanmoins, ils seront remboursés et cet argent ne sera pas perdu, contrairement aux subventions.

Le moment est venu d’imaginer des prises de participation et des obligations convertibles. BPIFrance le fait, mais trop timidement, parce qu’elle n’aime pas se retrouver au capital des entreprises. Les banques ne le font jamais, pour la même raison. Résultat, personne n’entre au capital des entreprises, qui n’ont pas suffisamment de fonds propres. C’est le moment de convertir les PGE en fonds propres et de créer des classes d’obligations convertibles distribuées par les banques ; celles-ci peuvent être bonifiées, vertes ou servir des politiques publiques.

Des pays européens ont fait ce choix : les Länder entrent au capital des entreprises, contribuant à les consolider. Nos collectivités locales ne le font pas en raison de pressions politiques et parce que leur niveau d’expertise ne le leur permet pas, mais nous pourrions le faire collectivement, comme une politique publique de réindustrialisation.

Si on propose un partenariat aux investisseurs, ils n’auront plus de raison d’être nomades. En siégeant au conseil d’administration, en discutant avec les salariés et les représentants du territoire, ils participeraient aux décisions collectives. Non seulement cela change la nature des relations et l’ambiance, mais c’est beaucoup plus constructif. Ce n’est qu’ainsi que nous parviendrons à redresser notre économie : en créant des équipes mixtes mobilisant des fonds propres issus du public et du privé.

M. Frédéric Weber (RN). Je suis député de la circonscription de Longwy : ma circonscription jouxte celle de Florange, en Moselle. J’ai eu l’occasion de vous croiser, dans une précédente vie de délégué du personnel ; vous nous aviez apporté des croissants, mais pas de réponse.

Je voudrais tout d’abord vous entendre au sujet de la concurrence intraeuropéenne. Des entreprises comme ArcelorMittal mettent ouvertement leurs sites belges, allemands ou français en concurrence ; elles négocient les prix de l’énergie ou le montant des investissements avec le gouvernement espagnol et choisissent finalement le pays le plus offrant. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Est-ce là le reflet d’une Europe cohérente, équilibrée, respectueuse de tous les États membres et soucieuse d’un avenir en commun ?

J’ai passé plusieurs années à Bruxelles : au sein d’IndustryAll, le syndicat européen de l’acier, c’est IG Metall qui fait la loi ; le reste n’est que littérature. Est-il normal qu’un ou deux syndicats aient une telle prédominance, au point de faire valoir leur propre intérêt à l’échelle européenne ? Le président d’IndustryAll m’a expliqué que le poids des syndicats nationaux dépend du nombre de leurs adhérents ; comme il est obligatoire de se syndiquer en Allemagne, IG Metall représente la moitié des membres d’IndustryAll !

Enfin, je voudrais évoquer la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle, dite « loi Florange ». Je pourrais dire que c’est un naufrage, par rapport des déclarations d’un futur Président de la République juché sur une camionnette en 2012, mais je vais m’attacher à être un législateur responsable. Avez-vous des idées, qui pourraient être reprises dans une proposition de loi, permettant de consolider et de renforcer la loi Florange pour en faire un outil de réindustrialisation véritablement efficace ?

M. Arnaud Montebourg. Vos questions réactivent des sensations désagréables, datant d’une période difficile au sujet de laquelle je me suis exprimé il y a deux jours devant une autre commission d’enquête parlementaire sur les défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements : je vous renvoie à cette audition.

La loi Florange était une loi placebo : elle représentait le prix de la lâcheté de l’époque. En effet, on n’avait pas voulu nationaliser Arcelor, alors que même Louis Gallois était d’accord, tout comme la droite et la gauche, l’extrême droite et l’extrême gauche. Tout le monde était d’accord, sauf deux personnes : MM. Hollande et Ayrault, qui ont pris, devant l’histoire, la décision inverse.

On se demande aujourd’hui pourquoi on laisse faire Arcelor, mais il aurait fallu la nationaliser il y a dix ans ! Toutefois, je pense que c’est encore d’actualité : cette entreprise mondiale devrait redevenir européenne, parce que nous avons des surcapacités et parce qu’il faut protéger l’acier. Ses dirigeants ont mené tous les gouvernements par le bout du nez. De plus, la famille Mittal a un passif considérable – et impardonnable par rapport à ce que nous sommes en droit d’attendre de l’un des leaders de l’acier mondial.

Contrairement à ce qui a été dit par un membre du gouvernement, ce n’est pas en raison d’un réflexe pavlovien que je demande cette nationalisation, mais pour des raisons pratiques. Face aux capitalistes qui s’essuient les pieds sur les gens et sur les États, ces derniers doivent se montrer plus forts, sinon ils deviennent leurs esclaves. Dès lors, il n’est pas utile de faire voter les Français à ce sujet puisque ça se passe ailleurs !

Si on décide d’être plus forts, il faut le montrer : la première décision à prendre est la nationalisation d’ArcelorMittal, afin de gérer nous-même notre acier, avec des investisseurs privés à nos côtés. Lorsque j’étais ministre, j’avais proposé la nationalisation temporaire de l’une des parties de la filière liquide ; nous avions un repreneur.

Nous pouvons décider, avec plusieurs pays européens décidés à coopérer, de bâtir une nouvelle entreprise autour d’Arcelor. Cela pourrait s’inscrire dans la diplomatie économique que nous pourrions mener en nous appuyant sur les investissements européens et en unissant diverses forces – l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, le Luxembourg, la Belgique et la France. N’oublions pas que ce sont des enjeux relatifs à l’acier – et au charbon – qui ont amené à la création de l’Union européenne.

La loi Florange était proclamatoire, votée par la majorité de l’époque pour faire croire qu’elle agissait, alors que les promesses du Président de la République sur la fameuse camionnette étaient restées lettres mortes. Il s’agissait de dissimuler cet abandon en rase campagne, mais ça n’a pas été efficace : la rancœur est restée très forte dans la région et selon moi, cet événement demeure une humiliation pour la France. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai mis un terme à toute forme de militantisme politique. J’ai vu pleurer des ouvriers et s’effondrer des familles ayant d’immenses espoirs ; dès lors, je ne pouvais accepter que l’on dise une chose tout en faisant le contraire.

Cette loi n’a rien corrigé ; elle présente une certaine utilité, mais on ne lutte pas contre de telles destructions par des lois, a fortiori lorsque l’on propose aux salariés de reprendre des outils à haute intensité capitalistique alors qu’ils n’en ont pas les moyens, même s’ils peuvent tout à fait en avoir l’aptitude. La solution ne peut venir que d’une alliance entre les territoires, les syndicats et l’État. Cela suppose de faire de l’économie plutôt que de faire du social – faire des chèques, payer des plans sociaux et des primes de licenciement supralégales.

Il faut conserver les outils de travail, former les salariés pour qu’ils retrouvent un emploi et se consacrer au redémarrage des outils de production.

M. Thierry Tesson (RN). Vous avez présenté avec beaucoup de brio différentes idées très intéressantes.

J’ai examiné de près la loi du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet, ainsi que le rapport consacré à son application concrète. J’ai découvert avec beaucoup d’intérêt que la seule dérogation accordée portait sur la réouverture d’une carrière de pierre. Ce chantier était dirigé par un général, comme vous l’avez rappelé, mais en lisant entre les lignes de ce rapport, on perçoit surtout la très forte pression exercée par le plus grand personnage de l’État ; elle a fait que tout le monde s’est mis en ordre de marche, y compris les architectes des bâtiments de France (ABF), qui ont été beaucoup moins regardants que sur d’autres chantiers s’agissant du respect de certaines normes.

La planification a été évoquée dans plusieurs auditions de la commission d’enquête. De nombreux industriels appellent de leurs vœux son retour. En tant que post-gaulliste, comme vous vous êtes défini, ne pensez-vous pas que c’est le moment de la relancer franchement ?

M. Arnaud Montebourg. Pour ma part, j’ai contribué à l’élaboration de trente-quatre plans industriels ; ils sont disponibles sur le site internet de mon entreprise Les Équipes du made in France. Ces plans n’ont pas été conçus par l’administration, mais par les entreprises leaders de chaque filière ; l’objectif était de sortir un nouveau produit. Ces opérateurs privés amicaux, comme je les appelle, avaient pour mission d’exécuter notre politique tandis que nous la financions.

En 2013, Renault et PSA m’avaient expliqué que les coûts de R&D étaient trop élevés pour développer des véhicules consommant 2 litres aux 100 kilomètres. J’ai dit : je finance ! Banco ; on tope. Le projet a été confié à Gilles Le Borgne, un type génial, qui était alors directeur de la R&D du groupe PSA et est passé ensuite chez Renault. La sortie des premiers véhicules conjointement produits par les deux constructeurs était prévue en 2020. Encore aujourd’hui, aucun véhicule thermique ne descend sous les 5 litres aux 100 kilomètres.

Nous aurions pu avoir, au moment de la pandémie de Covid, un véhicule permettant aux Français de diviser par trois leur consommation d’essence. Il aurait renforcé l’indépendance énergétique de la France et permis à tous ceux qui ne peuvent s’offrir un véhicule électrique d’acheter une voiture économe ; qui serait inscrit dans la transition écologique. Malheureusement, ce projet a été abandonné ; entre-temps, la durée de détention des véhicules est passée à douze ans parce qu’on ne peut pas se payer de véhicules neufs.

Ces trente-quatre plans industriels avaient été présentés à la presse, à l’Élysée, avec la participation de toute l’industrie française. L’un de ces plans portait sur le cloud souverain, associant M. Thierry Breton et M. Octave Klaba, respectivement dirigeants d’Atos et d’OVH. Malgré des différends culturels, ils sont parvenus à s’entendre, mais le projet ayant été abandonné, nous n’avons toujours pas de cloud souverain.

Parmi ces plans industriels figurait même un projet de dirigeable dédié au transport des charges lourdes, avec Airbus. Il a été abandonné par Tom Enders, qui était alors à la tête de cette entreprise, et par mon honorable successeur – que nous connaissons tous, malheureusement. Des dirigeables similaires ont ensuite été développés par les Russes, les Japonais, etc.

Nous avions engagé une planification ! Les règles de bon fonctionnement en sont connues : elle ne doit pas reposer uniquement sur l’État, mais être menée avec des entreprises privées ; elle doit être pilotée par le secteur privé, auquel l’État fournit les ressources de la recherche publique, qui sont extraordinaires, des financements publics qui abondent les investissements privés et une réglementation adaptée.

Nous avons ce savoir-faire, mais il doit s’accompagner d’une continuité politique : un plan industriel se déploie sur dix ans, et non deux. Lorsque son prédécesseur a fait de bonnes choses, un ministre doit le reconnaître. C’est ce que j’ai fait en succédant à Christian Estrosi, qui a été un très bon ministre de l’industrie ; il a créé les filières ; j’ai repris et amplifié son action. La dimension transpartisane et le respect du temps long sont les atouts de la réussite.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette audition très intéressante et pour votre franchise.

Je vous rappelle que vous pouvez compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été adressé et en envoyant à notre secrétariat tout document que vous jugerez utile pour les travaux de notre commission d’enquête.

*

*     *

43.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Vergriete, maire de Dunkerque et président de la communauté urbaine de Dunkerque, président de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), et M. Maurice Georges, président du directoire du Grand port maritime de Dunkerque (GPMD)

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions en entendant à présent, par visioconférence, M. Patrice Vergriete, ancien ministre délégué chargé du logement puis des transports, maire de Dunkerque et président de la communauté urbaine de Dunkerque, président de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) et M. Maurice Georges, président du directoire du Grand Port maritime de Dunkerque (GPMD).

Je vous remercie, messieurs, de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Patrick Vergriete et Maurice Georges prêtent successivement serment.)

M. Maurice Georges, président du directoire du Grand Port maritime de Dunkerque (GPMD). Le Grand Port maritime de Dunkerque a contribué au premier chef à la réindustrialisation du Dunkerquois lancée sous l’impulsion de Patrick Vergriete, notamment grâce aux états généraux de l’emploi local (Egel) en 2014. Mon prédécesseur, M. Stéphane Raison, a mené de multiples actions tendant à mettre le plus rapidement possible à disposition des entreprises plus de 300 hectares de zones dites « clés en main ». Ce processus a tout de même pris une décennie, ce qui a réclamé une forte anticipation : les autorisations administratives ont été obtenues en 2016, six ans après les décisions initiales, et les premières livraisons sont intervenues vers 2021-2022.

Pendant cette décennie, le GPMD a engagé une démarche ambitieuse en mettant au point un schéma directeur du patrimoine naturel (SDPN) visant à dédier 1 000 hectares à la conservation de la biodiversité. Il a par ailleurs accompagné la fermeture douloureuse de la raffinerie SRD et les opérations de démantèlement puis de dépollution du site, à l’issue desquelles 80 hectares de nouvelles friches ont été dégagés. Perspective plus heureuse, en 2017 a été ouvert un grand débat public sur le projet d’extension du bassin pour le conteneur, dit Cap 2020, projet portant sur l’un des trois piliers sur lequel repose un port de cette importance, le pilier portuaire, lié aux infrastructures de transport, aux côtés du pilier logistique et du pilier industriel. Par ailleurs, le port a investi, avec Enedis, la communauté urbaine de Dunkerque et RTE (Réseau de transport d’électricité), dans un nouveau poste source électrique de moyenne tension destiné à offrir un accès rapide à la puissance électrique.

Tous ces projets arrivés à maturité ont conduit à plusieurs succès, à commencer par l’installation, à la fin de l’année 2022, de Verkor, motivée par la disponibilité des zones « clés en main ». À cette même période, la moitié de leurs 300 hectares réservée à la logistique a ouvert la voie à d’autres succès : ont été commercialisés environ 400 000 mètres carrés d’entrepôts, dont l’aménagement est en cours en vue d’une livraison dans les années à venir.

Ces divers succès ont marqué la contribution majeure de Dunkerque à la vallée de la batterie, sur le plan industriel mais aussi logistique puisque les principaux logisticiens de ce pôle se sont installés dans notre ville. Cela a suscité de nouvelles demandes et de nouvelles attentes, comme celles de ProLogium en termes d’accès aux sites « clés en main ». Les premières zones « clés en main » n’étant plus disponibles, nous nous sommes lancés dans la création d’une nouvelle zone, dite zone grandes industries (ZGI 2), qui a pu être achevée dans le temps record de dix-huit mois, dont onze mois pour obtenir l’autorisation préfectorale. Le port en tant qu’aménageur a été mis sous tension mais il a pu bénéficier du fort soutien de la préfecture et des services de l’État et nous sommes parvenus à accélérer, y compris lors la phase compliquée des démarches administratives. Cette réussite nous a permis de satisfaire le souhait de la société ProLogium de s’installer à Dunkerque.

Contreparties de cette accélération, nous avons vu apparaître plusieurs types de tensions. Il s’agit d’abord de tensions environnementales. Nos projets sont intervenus en plein débat sur l’artificialisation et la mise en œuvre de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. L’obtention des autorisations a été un processus douloureux : nous avons dû nous y prendre à deux fois avant de recueillir un avis favorable du Conseil national de la protection de la nature (CNPN). Cela a supposé d’augmenter les surfaces de compensation sur l’ensemble de nos projets selon un ratio d’un pour un. En 2023, nous avons toutefois pu achever dans un temps record la phase d’autorisation administrative du projet Cap 2020, initié en 2017, car nous avions anticipé en préparant des surfaces dédiées à la nature dans le SDPN. Reste que nous avons consommé beaucoup plus de surfaces de compensation que nous l’aurions imaginé quelques années auparavant.

Nous avons été confrontés à un deuxième type de tensions, nées de la crise agricole de 2023-2024. Il y a plus de cinquante ans, le port avait fait l’acquisition de surfaces agricoles que les agriculteurs avaient continué à cultiver dans le cadre de baux précaires. Ils savaient qu’il y serait mis un terme un jour, mais quand nous avons voulu récupérer des surfaces en grande quantité à des fins de compensation environnementale, ils ont eu l’impression d’être sous le coup d’une double peine. Ils étaient d’accord pour contribuer au développement industriel mais pas au prix d’une reprise d’une aussi grande ampleur. C’est un débat bien connu qui a eu un retentissement au niveau national.

Nous avons pu malgré tout mener à bien nos projets après avoir reçu les autorisations nécessaires et nous entrons à présent dans une phase de consolidation en nous projetant vers les cinq à quinze prochaines années. Il s’agit pour nous de dresser le bilan de nos succès afin de reproduire la réussite des zones « clés en main » tout en tirant les enseignements des difficultés que nous avons rencontrées pour ne pas retomber dans les mêmes ornières. Le projet Cap 2020 est désormais lancé : les marchés de construction sont en cours en vue de réaliser une extension portuaire à la hauteur de nos ambitions.

Cela fait plus de cinq ans que nous anticipons les évolutions liées à la mobilité locale. Un nouveau plan local de mobilité (PLM), fondé sur une politique de mobilité durable et soutenable, est nécessaire à notre développement. Nous adaptons les infrastructures portuaires : travaux de consolidation, création d’infrastructures ferroviaires de ferroutage, concertation avec les Voies navigables de France (VNF) en vue de la rénovation du canal Dunkerque-Escaut dans le cadre du projet du canal Seine-Nord-Europe.

Nous nous penchons sur l’adaptation au changement climatique à l’échelle du port mais aussi de la communauté urbaine de Dunkerque et plus largement du pôle métropolitain de la Côte d’Opale et nous consacrons à la consolidation des réseaux électriques. Outre l’installation d’un nouveau poste source en vue de l’implantation de nouvelles industries, nous accompagnons les grands développements en cours sur le territoire : nouveaux postes électriques et futures lignes à haute tension de RTE ; acheminement vers le port du réseau du nouveau parc éolien au large ou offshore.

Nous nous attaquons au cœur des difficultés que nous avons rencontrées, les autorisations environnementales, en remettant complètement à jour nos méthodes et en prenant en compte un cadre plus large que le port. Pour ce faire, nous pouvons compter sur la mission d’appui au préfet du Nord, mandatée l’année dernière par les ministres, menée par l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD) et le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Nous effectuons des opérations d’optimisation foncière et réfléchissons à de nouvelles méthodes de calcul des compensations afin de substituer une logique plus sobre, qui prend en compte les additionnalités fonctionnelles, à une logique purement surfacique. Nous nouons des coopérations constructives avec toutes sortes de partenaires de confiance, sur le savoir-faire desquels nous pouvons compter. Je pense en particulier au Conservatoire du littoral avec lequel nous avons signé un protocole novateur définissant notre participation à des actions de renaturation bien au-delà du territoire portuaire. Sous l’égide de la sous-préfecture, nous échangeons avec d’autres partenaires publics comme VNF, SNCF Réseau, la direction interdépartementale des routes (DIR), au sujet de leurs éventuelles contributions aux besoins de compensation des projets portuaires.

Enfin, nous avons relancé avec la communauté urbaine une nouvelle approche coopérative avec le monde agricole qui a été couronnée de succès puisque nous venons de signer deux nouveaux protocoles : l’un porte sur une compensation environnementale négociée, qui permet de maintenir des capacités agricoles tout en ménageant un potentiel de compensation ; l’autre, sur une compensation agricole collective volontaire destinée à accompagner des projets. Grâce à cette démarche proactive, nous ne réduirons pas le potentiel agricole de notre territoire, nous contribuerons même peut-être à le développer.

Ainsi parés pour l’avenir, nous programmons pour la fin de la décennie de nouvelles zones d’aménagement industriel d’une surface de 400 hectares, dont 170 devraient être disponibles d’ici à 2027. Les dossiers administratifs sont en cours de finalisation et les travaux sont censés débuter en 2026. Nous considérons avec prudence nos réserves mais je crois qu’il nous en reste suffisamment pour aménager au moins autant de surfaces en 2030. Ce programme d’aménagement est au service d’un projet stratégique ambitieux soutenu par la communauté urbaine et le gouvernement. Il mobilisera divers types de financements. La communauté urbaine nous a déjà fourni une aide importante pour les zones d’aménagement existantes, en les finançant à hauteur de 40 %. L’État nous soutient également : pour le projet portuaire, à travers le contrat de plan État-région (CPER) ; pour les zones d’aménagement, à travers une dotation en capital de 56 millions, qui devrait permettre pour la décennie à venir de maintenir l’endettement du port à un niveau soutenable.

M. le président Charles Rodwell. Merci d’avoir brossé un tableau si complet du développement du port, complément parfait des éléments que nous a fournis Stéphane Raison lors de son audition devant notre commission.

Monsieur Vergriete, nous aimerions disposer d’un certain recul sur le développement de Dunkerque : quelle était votre vision originelle ? De quelle manière avez-vous pris en compte l’emploi industriel dans votre politique économique ?

M. Patrice Vergriete, maire de Dunkerque et président de la communauté urbaine de Dunkerque, président de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru). Pour mieux faire comprendre les enjeux actuels, je vais revenir sur l’histoire de Dunkerque. Rasée pendant la Seconde guerre mondiale, la ville a été reconstruite pendant la deuxième moitié du XXe siècle sur le modèle du pétrole pas cher et abondant : une ville moderne faite pour la voiture, une économie fondée sur l’industrie lourde du pétrole, mais aussi pour une part sur l’électricité avec la construction d’une centrale nucléaire.

Ce modèle est entré en crise dans les années 1990 quand la France a commencé à assumer une politique de désindustrialisation. Le territoire a perdu des milliers d’emplois industriels. Je ne vous donnerai qu’un chiffre : pour l’usine sidérurgique Usinor devenue ArcelorMittal, nous sommes passés de 11 500 emplois au début des années 1980 à 3 000 aujourd’hui. Cette saignée s’est accompagnée d’une diminution rapide de sa population, d’autant que Dunkerque a été particulièrement affectée par la crise de 2008. En 2013, elle est devenue l’agglomération qui perdait le plus d’habitants en France. Les familles voyaient partir leurs enfants pour trouver un emploi ailleurs. Les services publics nationaux n’étaient pas à la hauteur, dans le domaine de la santé en particulier alors que Dunkerque était la ville de France la plus touchée par les cancers liés à l’amiante. Les politiques industrielles ne faisaient plus partie des priorités nationales et un sentiment d’abandon et de déclin dominait.

En 2013, les acteurs du territoire et les habitants se sont dit qu’il n’était plus possible de rester dans cette situation. Cela a correspondu à un changement de générations aux manettes du port maritime, avec l’arrivée de Stéphane Raison, mais aussi des principales communes formant la communauté urbaine ainsi que d’institutions locales. Cela s’est traduit par une volonté de changer de méthode : travailler collectivement à une nouvelle façon de redynamiser le territoire. De la logique « l’État va nous aider », qui prévalait depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, nous sommes passés à la logique « il faut qu’on s’aide nous-mêmes ». Nous avons lancé les états généraux de l’emploi local. Syndicats, industriels et divers autres acteurs économiques se sont réunis en se posant cette question : « Comment faire repartir le territoire en comptant sur nous-mêmes ? »

Sur le plan économique, une stratégie est rapidement apparue. Partant du principe que nous n’allions pas changer l’avenir économique du territoire en un an, nous avons misé sur le long terme. Forts de nos atouts – le port, le foncier disponible, les infrastructures, la main-d’œuvre qualifiée –, nous voulions rester un pôle industriel mais plutôt que d’essayer d’être compétitifs dans le domaine des industries du XXe siècle, avec des façons de faire appartenant au passé, nous avons choisi d’anticiper. L’avenir était à la transition, qu’elle soit écologique ou énergétique, tout le monde en a convenu rapidement. Nous nous sommes dit qu’il fallait nous préparer à accueillir l’industrie du XXIe siècle, même si pendant quelques années, on n’allait pas enregistrer de résultats.

On s’est mis à réfléchir à tout ce qui serait nécessaire pour attirer sur le territoire dunkerquois les industries de la transition écologique et énergétique et pour accompagner au mieux les industries existantes vers cette transition. On s’est posé plein de questions, notamment autour de l’énergie du XXIe siècle, l’électricité décarbonée. C’était tout un symbole d’ailleurs car à cette époque, est intervenue la fermeture de la dernière raffinerie, celle de Total, faisant du port de Dunkerque un port de l’après-pétrole – c’est du reste le seul à l’être. Nous nous sommes portés candidats pour accueillir des réacteurs de type European pressurized reactor (EPR) mais aussi – et nous devons être la seule agglomération en France à avoir fait une telle demande – un champ éolien offshore de 600 mégawatts.

Nous avons identifié un autre atout pour l’avenir, l’eau industrielle, avant même que les sécheresses et les inondations ne donnent une nouvelle importance à cet enjeu. Partant du principe que cette ressource allait se raréfier, nous avons commencé à travailler avec les industriels sur leurs processus dès 2014. À partir de cette date, ArcelorMittal a fait des efforts considérables pour économiser l’eau. Dans le domaine agroalimentaire, nous avons accompagné Clarebout pour réduire les consommations excessives. Bref, nous avons développé avant les autres une politique publique de disponibilité et de contrôle.

Nous nous sommes, par ailleurs, tournés vers la chaleur décarbonée, misant sur le fait qu’elle allait valoir de l’or. Nous avons essayé de mobiliser le territoire pour en produire à un prix compétitif en nous concentrant sur les réseaux de chaleur. Ce n’était pas facile car les réseaux de chaleur existants dépendaient d’entreprises comme ArcelorMittal dont on ne savait pas si elles allaient perdurer. C’est toujours un enjeu central pour Verkor et nous continuons à travailler sur la mise à disposition de chaleur décarbonée au meilleur coût.

Nous avons aussi pris en compte le foncier car il fallait être prêts à accueillir Verkor. Nous avons donc lancé en amont le travail d’enquête et d’instruction pour rendre des surfaces disponibles.

Considérant que l’industrie du XXIe siècle devait entrer dans le cadre d’une économie circulaire, propre à la transition, nous avons expliqué aux industriels que l’industrie ne pouvait pas reposer sur une somme de logiques individuelles : la compétitivité de leur entreprise dépendait aussi de celle de leurs voisins. À ce propos, je vais vous raconter une anecdote : lors d’un déjeuner que j’avais organisé en 2014 avec l’ensemble des capitaines d’industrie du Dunkerquois, j’avais été frappé par le fait qu’ils s’échangeaient leurs cartes de visite. Ils ne se connaissaient pas ! Cela nous paraissait impossible, compte tenu des nouveaux enjeux, qu’ils ne soient pas connectés les uns aux autres. Il fallait qu’ils se parlent, eux qui partageaient main-d’œuvre et entreprises de maintenance, eux qui pouvaient être intéressés mutuellement par leurs produits. La communauté urbaine s’est alors engagée dans l’animation d’un collectif jusqu’à faire émerger un groupement d’intérêt public (GIP) rassemblant les industriels, le GPMD et la chambre de commerce et d’industrie (CCI). Que les industriels échangent entre eux et travaillent ensemble aux solutions à apporter au niveau du territoire nous paraissait être un élément clé de notre compétitivité.

En 2014, nous nous sommes donc tournés vers les industries de l’avenir tout en accompagnant les entreprises déjà présentes sur notre territoire et nous nous sommes préparés un peu avant tout le monde à la transition écologique et énergétique. Cela nous a donné une compétitivité supérieure au moment où les industries du XXIe siècle sont apparues dans le paysage, qu’il s’agisse des méga-usines ou gigafactories de batteries ou d’autres types d’industries cherchant à se décarboner.

Je le dis toujours : on n’a pas gagné tout de suite. Envision AESC, qui avait placé Dunkerque en tête de ses préférences, a finalement choisi Douai, à la suite de pressions exercées par l’un de ses principaux clients. Néanmoins, nous avons réussi à avoir Verkor puis ProLogium et ce pour une raison simple : au moment où l’État a lancé sa politique de réindustrialisation, Dunkerque était prête. Un axe stratégique gagnant-gagnant reliait un territoire s’étant préparé à accueillir l’industrie du XXIe siècle et l’État qui, sous l’impulsion du Président de la République dont je salue l’initiative, souhaitait faire de la France le terreau de cette nouvelle industrie. État et collectivités locales ont donc pu travailler ensemble au développement du bassin industriel, d’où ses nombreux succès. Et les succès appelant les succès, l’arrivée de Verkor et l’annonce de ProLogium ont généré un écosystème de la batterie sur le territoire dunkerquois où se sont installés Enchem et XTC New Energy associé à Orano. La filière a vu un intérêt majeur dans cette implantation, avec la présence du port et de gigafactories adossées à la vallée de la batterie déployée à l’échelon régional. C’est ainsi qu’un pôle ou un cluster de la batterie s’est structuré.

Si l’on prend en compte l’ensemble des projets, 20 000 emplois seront créés sur le territoire dunkerquois dans les dix ans à venir. Le processus de recrutement que nous avions anticipé s’est enclenché dès l’année dernière, où nous avons enregistré les premiers milliers d’emplois. De nouveaux défis sont apparus. Il faudra loger ces travailleurs alors que notre territoire fait face à une crise du logement mais aussi trouver des solutions pour les transports. Si la tendance actuelle se poursuit, avec 85 % d’autosolistes, l’autoroute A16 et les voies du port seront saturées, et les industries ne seront plus correctement desservies. Cela implique de changer de modèle de mobilité. Nous sommes donc en train d’essayer d’inventer la ville du XXIe siècle à côté de l’industrie du XXIe siècle.

J’en viens aux problèmes auxquels nous sommes confrontés pour la suite à donner au modèle dunkerquois, occasion pour moi de faire passer quelques messages.

Le premier point sur lequel je voudrais vous alerter, c’est la machine financière. La communauté urbaine a été le premier financeur de la réindustrialisation, y compris pour le port en faveur duquel elle a investi plus que l’État, si l’on met à part cette année. Il faut bien avoir à l’esprit le paradoxe qui consiste pour l’État à afficher, d’un côté, une volonté de réindustrialisation du pays et à essayer, de l’autre, de chercher de l’argent en tapant sur les collectivités car ce sont les bassins industriels qui paient le plus lourdement ces régulations budgétaires. Le dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités territoriales (Dilico) coûte 9 millions à Dunkerque, ce qui fait passer ma capacité de désendettement à 12,7 années. Autrement dit, je ne pourrai plus accompagner le port dans les deux ou trois ans qui viennent. Alors qu’on entend parler de 40 milliards à trouver pour la prochaine loi de finances, je vous demande de prêter attention aux conséquences des mesures d’économies faites sur le dos des collectivités locales : les premiers touchés seront, comme c’est le cas à chaque fois, les territoires industriels. Il ne faudrait pas que les mécanismes de péréquation entre collectivités remettent en cause le grand accord ou deal historique sur la base duquel davantage de moyens étaient réservés aux territoires industriels afin de leur permettre de répondre à des besoins sociaux plus importants et surtout d’accompagner la réindustrialisation du pays. Les collectivités pourront-elles continuer à soutenir ce processus ? Dans le contexte actuel, on peut en douter et cela suscite des inquiétudes dans mon territoire.

Le deuxième point sur lequel je veux vous alerter est le foncier. Fidèle à mon engagement en matière de développement durable, je partage l’objectif de maîtrise de la consommation foncière de notre pays. L’histoire le montre, nous avons consommé beaucoup plus que nos voisins et il n’y avait aucune raison à cela.

Si la politique nationale fait de la réindustrialisation une priorité, elle doit vraiment s’en donner les moyens, notamment en dégageant des marges foncières. Cela a été fait globalement, par le biais des projets d’envergure nationale ou européenne (PENE), qui permettent de mettre à disposition d’un territoire du foncier pour accueillir les industries. Mais ces PENE ne prennent pas en considération les conséquences du développement industriel en matière de logement et de transports. Ainsi, un territoire comme Dunkerque dispose de réserves foncières et de droits de consommation foncière pour les industries mais pas pour les logements. Or il est bien compliqué d’implanter des industries sans pouvoir accueillir les salariés qui vont y travailler. Il faut donc veiller à comptabiliser dans les besoins fonciers les industries mais aussi tout ce qui est nécessaire à leur fonctionnement.

J’en arrive au dernier point sur lequel je voulais appeler votre attention : à la différence peut-être d’autres territoires, les bassins industriels sont très fortement affectés par la compétition internationale. Un territoire qui dépend pour beaucoup du tourisme national est moins exposé à la concurrence internationale. Un bassin industriel, et plus encore un port, est au cœur de la concurrence internationale. Il est très dépendant de ce qui se passe aux États-Unis et en Chine notamment. Depuis quelques années, nous faisons face à des blocs qui ne jouent plus forcément le jeu du juste échange. Depuis très longtemps, la Chine a installé des protections sur son marché intérieur pour doper ses industries, qu’elle subventionne de surcroît. De l’autre côté, les Américains ont adopté l’Inflation Reduction Act (IRA) le 16 août 2022 et, eux aussi, subventionnent massivement leurs industries. Ces mesures qui remettent en cause l’échange juste à l’échelon international ont des conséquences directes sur notre territoire.

Dans le cas de l’acier et d’ArcelorMittal que votre questionnaire mentionnait, l’Union européenne est mise en difficulté par la concurrence déloyale ou dumping américano-chinois. Il est absolument essentiel qu’elle veille au rétablissement d’un juste échange, en particulier pour des biens souverains tels que l’acier. À l’heure du réarmement, je doute que nous demandions aux Chinois de nous fournir de l’acier pour construire des chars ou des avions. Je sais que la France, et singulièrement le Président de la République, sont très mobilisés pour assurer les conditions du juste échange à l’échelle européenne. Il est très important que les pays européens soient unis pour défendre l’idée d’une protection par l’Union européenne des industries produisant des biens souverains. C’est un enjeu majeur, en particulier pour l’acier.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie, messieurs, pour vos témoignages passionnants. Ils démontrent, d’une part, que la réindustrialisation est un combat transpartisan et, d’autre part, que le politique, lorsqu’il se mobilise, peut obtenir des résultats, malgré un cadre contraignant et complexe.

Près de la moitié des 600 emplois dont ArcelorMittal a récemment annoncé la suppression concernent le Dunkerquois, territoire qui représente un dixième des emplois directs du groupe en France. Comment avez-vous reçu ces annonces ? Monsieur Vergriete, vous avez évoqué la nécessité de nationaliser ArcelorMittal. Nous venons de recevoir M. Montebourg, qui a eu l’occasion de s’exprimer sur le sujet il y a de nombreuses années mais aussi il y a quelques jours. Il appelle à une nationalisation qui reposerait sur une alliance entre plusieurs États européens régulièrement confrontés au chantage du propriétaire d’ArcelorMittal. Que vous inspire cette proposition ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser, dans la mesure du possible, la nature de vos échanges avec le gouvernement en vue du sauvetage de l’emploi local ?

Enfin, qu’avez-vous pensé de l’annonce très récente faite par ce groupe d’un investissement de plus de 1 milliard d’euros pour électrifier ses outils de production dans le Dunkerquois, en dépit des suppressions d’emplois ?

M. Patrice Vergriete. Depuis onze ans que je préside la communauté urbaine, j’ai toujours eu un dialogue sincère et ouvert avec ArcelorMittal, en particulier avec l’ancien directeur général Matthieu Jehl. J’ai été en contact régulier avec les ministres chargés de ce secteur au sein du gouvernement, qu’il s’agisse de Roland Lescure, d’Agnès Pannier-Runacher ou aujourd’hui de Marc Ferracci, mais aussi avec l’Élysée ainsi qu’avec les responsables de la Commission européenne.

J’ai néanmoins été surpris par l’annonce d’ArcelorMittal France. Je dois avouer que les échanges que je pouvais avoir avec le directeur général d’ArcelorMittal France, Matthieu Jehl, ne se sont pas prolongés avec son successeur, Bruno Ribo ; l’ouverture et la franchise qui marquaient nos discussions ont disparu. Quand j’ai appris l’existence de ce plan, la veille de l’annonce, à 18 h 30. J’ai été choqué par cette façon de procéder car ce mode de communication n’était pas dans les habitudes de la précédente direction. Depuis, j’ai trouvé de nouveaux interlocuteurs au sein d’ArcelorMittal et un dialogue plus étroit et plus franc a été rétabli. Je savais qu’une réflexion était en cours sur les fonctions support mais j’ai été surpris d’apprendre qu’elle concernait les fonctions de production.

En ce qui concerne la nationalisation, je n’ai jamais exprimé un tel souhait – je ne suis d’ailleurs pas certain d’y être favorable. En revanche, j’ai dit que, compte tenu du changement de méthode d’ArcelorMittal, je m’interrogeais sur la confiance que l’on pouvait encore lui accorder. Dans une intervention conjointe avec le président du conseil régional Xavier Bertrand, j’ai également appelé de mes vœux une clarification rapide des intentions du sidérurgiste.

Je reviens en arrière un instant. Immédiatement après l’annonce du plan, j’ai reçu les syndicats et rencontré des salariés. J’ai senti que leur principale préoccupation portait sur l’avenir du site, sur l’engagement d’ArcelorMittal dans le plan de décarbonation et le maintien de l’outil industriel. J’ai garanti le soutien de la communauté urbaine aux personnes touchées par les suppressions de postes mais je voyais bien que les salariés et les syndicats se demandaient surtout si ce plan était le prélude à un mouvement appelé à s’amplifier ou bien une page à tourner avant de passer à l’étape de la décarbonation. Leur inquiétude était davantage liée à la fermeture du site qu’aux effets du plan.

Il m’a donc semblé urgent que, d’un côté, ArcelorMittal clarifie sa position et que, de l’autre, l’Union européenne s’engage à accélérer la mise en œuvre de son plan d’action pour l’acier et les métaux, plan qui est approuvé, y compris par les sidérurgistes, mais sur lequel des questions techniques restent en suspens. Il me semblait que, dès lors qu’ArcelorMittal était assuré de la mise en œuvre rapide de ce plan européen, il pourrait s’engager à maintenir l’outil industriel et à se tourner vers son plan de décarbonation. C’est la raison pour laquelle, très rapidement, j’ai milité auprès du gouvernement français et de la Commission européenne – je suis en contact avec le ministre chargé de l’industrie Marc Ferracci et le commissaire européen Stéphane Séjourné, mais aussi avec le cabinet du Président de la République – pour que la Commission et le groupe confirment leur volonté de maintenir la capacité de production d’acier sur le territoire dunkerquois. Je reste confiant dans la capacité de ces deux acteurs à donner des garanties sur l’avenir du site. L’annonce récente d’ArcelorMittal que vous avez mentionnée va dans le bon sens. C’est un début.

J’avais dit que si le groupe exprimait sa volonté de ne plus rester en Europe, où les capacités de production d’acier ont atteint un seuil en deçà duquel elles ne doivent pas descendre, il faudrait envisager des mesures alternatives parmi lesquelles la nationalisation. Nous n’en sommes pas encore là aujourd’hui.

La nationalisation ne serait pas la meilleure façon d’agir aujourd’hui. Il est préférable d’essayer de trouver un accord avec le sidérurgiste pour maintenir la capacité de production à Dunkerque. Ce n’est que dans le cas où il ne serait pas en mesure de donner les garanties attendues – c’est un industriel, qui regarde les profits et la compétitivité des sites – que nous serions amenés à chercher des solutions alternatives, ce qui ne serait pas simple.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite évoquer les contraintes environnementales diverses et variées auxquelles vous êtes soumis et qui, malgré leurs louables intentions et souvent leur légitimité, n’en sont pas moins connues pour leur complexité, voire leur exigence excessive.

En matière de foncier, vous avez recours au dispositif Sites « clés en main » de France 2030, qui présente de très nombreux atouts. Il a vocation à rendre disponible un terrain le plus rapidement possible, en accélérant les procédures en matière d’archéologie préventive et d’urbanisme ainsi que les enquêtes environnementales.

Lorsque vous utilisez ce dispositif, recherchez-vous parallèlement un porteur de projet sur le foncier ? Par ailleurs, certains sites « clés en main » peuvent attendre un porteur de projet pendant plusieurs années, au cours desquelles une nouvelle espèce végétale ou animale protégée est susceptible de s’installer, leur faisant perdre leur qualification. Existe-t-il des outils, au sein de la plateforme industrielle portuaire, pour s’assurer de la pérennité de la qualification « clés en main » du foncier concerné ?

M. Patrice Vergriete. Je l’ai dit, le foncier n’est pas un problème pour l’installation des industries mais il en est un pour tout ce qui est connexe, c’est-à-dire les infrastructures routières ou ferroviaires pour y accéder, les logements pour les salariés, etc. L’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) ne tient en effet pas compte de ces besoins fonciers. Le sujet a été renvoyé aux régions mais elles doivent s’entendre avec toutes les intercommunalités. Or celles qui ne sont pas concernées par l’implantation d’industries considèrent que notre territoire a déjà été bien servi et que le foncier doit profiter à d’autres, qui ne sont pas éligibles aux PENE. In fine, le Dunkerquois a été pénalisé dans le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) pour la raison que je viens d’évoquer. Il faut donc que le foncier de l’État réservé à l’industrialisation intègre les besoins connexes.

Je laisserai Maurice Georges évoquer les compensations environnementales. S’agissant des autres contraintes environnementales, je voudrais vous faire part d’une réflexion sur le fonctionnement de l’État.

Lorsqu’un maire, un président de communauté urbaine ou un directeur de port maritime a un projet, il a une vision globale des enjeux, ce qui lui permet d’arbitrer entre effets positifs et négatifs. L’État, lui, ne dispose pas de cette approche transversale, du fait de son organisation : chacun de ses silos examine le projet et se prononce pour ou contre, et il y en a toujours un qui n’est pas satisfait – c’est normal puisqu’aucun projet n’est pur et parfait. On perd donc énormément de temps et d’énergie à essayer de convaincre le silo réfractaire, ce qui oblige à remonter dans la hiérarchie de l’État, au niveau d’abord du préfet puis, si besoin, du gouvernement – je me souviens, lorsque j’étais ministre chargé du logement, du nombre d’arbitrages que j’ai dû rendre pour débloquer des situations ridicules.

Il faut s’interroger sur la capacité de l’État à dépasser cette organisation en silo vis-à-vis des contraintes environnementales.

M. Maurice Georges. Vous posez la question assez sensible de la synchronisation entre la livraison d’un site « clés en main » et sa mise à la disposition d’un industriel.

Il faut voir dans son ensemble ce que représente pour nous un site « clés en main ». La plupart de nos sites sont installés sur des polders, ce qui requiert un aménagement assez complexe, notamment s’agissant de l’installation des infrastructures routières mais aussi de la restructuration complète du réseau hydrologique et des canaux. À cet égard, il est intéressant de noter que cet aménagement, s’il oblige à artificialiser d’une certaine manière, ne réduit pas la résilience aux eaux ; il l’améliore puisqu’il enrichit la capacité du réseau hydraulique. En d’autres termes, l’aménagement est aussi en lui-même une méthode d’adaptation au changement climatique.

Ces sites impliquent d’effectuer des diagnostics archéologiques, voire des fouilles, mais une fois achevés, ils sont faits une fois pour toutes, tout comme les aménagements routiers ou ferroviaires, qui sont pérennes, ou les aménagements environnementaux et les zones de compensation – comme vous le savez, la compensation doit intervenir dès le début du projet.

Ce que l’on se réserve de moduler dans le temps, c’est l’aménagement le plus important pour nous : le rehaussement de plateformes, pour lequel on utilise un grand nombre de ressources circulaires disponibles dans le port – sables de dragage normaux ou issus des dragages nécessaires à des projets portuaires comme Cap 2020. L’important est de construire ces plateformes, hautes de plusieurs mètres, au bon moment – ni trop tôt ni trop tard.

J’ai évoqué le projet ZGI 2 qui a permis d’accueillir ProLogium. Toutes les démarches concernant l’archéologie, les zones de compensation et les routes ont été lancées mais nous avons livré seulement une partie de la plateforme rehaussée, au moment où ProLogium en avait besoin, en nous réservant la possibilité de procéder à l’aménagement final plus tard pour ne pas perdre le bénéfice du dispositif.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Que pensez-vous de l’idée de présumer l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) pour tout projet qui s’implanterait sur un site clés en main ? Cela permettrait d’éviter, lorsqu’un porteur de projet manifeste son intérêt, de nouvelles enquêtes environnementales quand une renaturation ou la réinstallation d’une espèce animale ou végétale protégée intervient après la qualification du site « clés en main ». J’élargis ma question aux friches et aux plateformes industrielles.

M. Maurice Georges. Je n’ai pas réfléchi à la question sous cet angle.

Dans le cas des friches industrielles comme des sites « clés en main », s’il y a eu renaturation et destruction d’espèces protégées, il faut en tenir compte – c’est la règle – et compenser. Mais les compensations devraient obéir à une méthode nouvelle. En premier lieu, il faudrait privilégier les compensations fonctionnelles pour éviter la double peine foncière – on aménage une zone de 50 hectares, on fait une première compensation de 50 hectares, et à la suite d’une renaturation, on fait une deuxième compensation de 50 hectares. On pourrait réfléchir à des additionnalités intelligentes consistant, par exemple, à accroître la renaturation dans des zones naturelles existantes. En second lieu, il conviendrait de moduler les besoins de compensation selon l’état initial de la zone concernée – habitat intrinsèquement naturel, zone déjà artificialisée ou friche.

M. Patrice Vergriete. Je partage totalement ce que vient de dire Maurice Georges, en particulier sur les compensations fonctionnelles. C’est une évidence et pourtant ce n’est pas toujours ainsi que les choses se passent, alors que les procédures sont parfois extrêmement lourdes.

J’ajoute une réflexion plus politique. Cela ne surprendra personne, je suis un grand défenseur de la décentralisation. Pourtant, la France pèche encore par son incapacité à s’adapter aux contextes locaux. Or chaque territoire en France diffère dans sa dynamique et dans son essence même. Puisque le territoire dunkerquois est en pleine expansion industrielle, il devrait être traité comme tel : il faut que les zones industrielles aient un statut spécifique.

Je vous donne un exemple pris en dehors du domaine industriel : après la tempête Xynthia, une nouvelle réglementation a été adoptée ; elle convient à la Charente-Maritime mais elle n’est absolument pas adaptée à notre territoire de polder. Or elle nous empêche de construire un établissement public de santé mentale, au moment où nous en avons le plus besoin.

Des territoires différents les uns des autres ne peuvent être régis par une loi unique. Certaines règles doivent s’appliquer à tous au nom de l’égalité républicaine, mais il faut parallèlement donner corps à la différenciation territoriale. Nous ne sommes pas allés assez loin dans ce domaine : on ne peut pas traiter Dunkerque comme la Charente-Maritime en matière de risques littoraux ; on ne peut pas traiter un territoire qui s’industrialise comme on traiterait un territoire qui connaît un déclin démographique. Il faut faire beaucoup plus de place à l’adaptation et aux capacités d’adaptation dans nos politiques publiques nationales.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souscris intégralement à vos propos.

La question suivante porte sur le foncier et les contraintes environnementales afférentes. La liste des espèces animales et végétales protégées est établie à l’échelle nationale. Je prendrai l’exemple du crapaud sonneur à ventre jaune, protégé de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national alors qu’il est en surpopulation dans ma région, la Lorraine. Ne faudrait-il pas régionaliser la liste des espèces protégées afin de tenir compte de leur répartition nationale et d’adapter la réglementation aux réalités locales ? Cela permettrait d’accélérer les implantations industrielles qui peuvent être freinées par la présence d’un animal menacé dans certaines régions, mais en surpopulation dans d’autres.

M. Patrice Vergriete. Je partage entièrement vos propos. Nous avons encore beaucoup de travail à accomplir pour améliorer la différenciation territoriale de nos politiques publiques nationales.

M. le président Charles Rodwell. Le succès et la rapidité d’implantation à Dunkerque sont le résultat de la stratégie que vous avez menée en matière d’approvisionnement en ressources – énergie, électricité, eau – et de normes applicables aux installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Pourriez-vous nous décrire comment vous avez traité cet enjeu à l’échelle de votre communauté urbaine ?

Par ailleurs, vous avez parfaitement raison de souligner que la loi ne peut pas s’appliquer de manière uniforme à tous les contextes locaux. Quelle solution proposez-vous en la matière ? Quel degré d’autonomie devons-nous laisser aux collectivités – et lesquelles ? – pour leur permettre d’appliquer des mesures adaptées au niveau local ? Je précise que ma question porte sur le secteur industriel et la compétence développement économique et emploi.

M. Patrice Vergriete. Nous avons multiplié les stratégies concernant les ressources.

L’électricité a toujours représenté un atout majeur pour notre territoire. La centrale nucléaire de 5,4 gigawatts a attiré des industries grandes consommatrices d’électricité, comme Aluminium Dunkerque. À la fin de l’ère pétrole-charbon, sentant que l’électricité allait devenir un enjeu très important, nous avons eu une stratégie d’influence ou de lobbying auprès de l’État pour accueillir des EPR et de l’éolien offshore. À ma connaissance, aucune autre collectivité ne s’est mobilisée pour obtenir de l’éolien offshore car c’est difficile à assumer politiquement. Nous l’avons fait par cohérence avec notre politique publique, et je continue de le défendre auprès de mes concitoyens parce que je persiste à dire que l’électricité sera un enjeu majeur de l’attractivité industrielle du territoire. Sans électricité décarbonée, on n’aura pas d’industrie.

Nous avons employé une stratégie un peu différente concernant l’eau, en essayant de sensibiliser les industriels du territoire à cette question. Certains acteurs – je pense aux sidérurgistes – n’avaient pas forcément intérêt à faire évoluer leur gestion des économies en eau. Nous leur avons donc dit qu’il fallait jouer collectif sur notre plateforme : il est nécessaire qu’ils trouvent des ressources en eau s’ils veulent que d’autres entreprises s’installent et permettent à l’économie circulaire liée à la sidérurgie de se développer. Le collectif des industriels a fonctionné, élaborant des solutions pour réaliser des économies. C’est pour cela que l’on évoque l’écosystème de Dunkerque.

Un important travail, en lien avec les services de l’État, a également été mené avec les industries qui s’implantent pour réaliser des efforts considérables en matière de consommation d’eau. J’ai ainsi évoqué avec le patron d’Enchem, que j’ai reçu hier, la réduction de sa consommation d’eau. On ne dit pas aux entreprises « venez vous implanter » : on leur dit qu’elles pourront s’implanter et profiter de l’attractivité dunkerquoise mais qu’elles devront faire des efforts sur leur consommation d’eau. Il s’agit de mobiliser les industriels pour les inciter à participer à un projet collectif, même si ce n’est pas simple parce que le bénéfice n’est pas direct. Certes, ils gagnent de l’argent en économisant de l’eau mais cela demeure marginal par rapport à l’intérêt pour le territoire. Nous avons réussi à convaincre les industriels de jouer le jeu et cela fonctionne, y compris pour les industries qui s’implantent.

S’agissant de la chaleur, nous avons engagé une véritable réflexion. J’ai demandé par exemple au Grand Port maritime d’arrêter de recevoir n’importe quelle industrie et de devenir très sélectif pour les futurs projets, de manière à nourrir l’écosystème.

Le choix des industries qui s’implanteront à Dunkerque repose sur plusieurs critères prioritaires. Le premier est la diversification des projets, l’objectif étant de sortir le territoire dunkerquois de sa dépendance à l’automobile, en particulier la production de batteries et la sidérurgie. Le deuxième concerne la chaleur. Les besoins en la matière vont devenir importants car les projets que nous acceptons pour renforcer l’écosystème nécessiteront de la chaleur. Nous y sommes donc très attentifs. Ainsi, et sans vouloir trop en dire, nous examinons un projet relatif à l’intelligence artificielle, pour lequel nous avons plusieurs exigences : d’une part, une opération très dense sur le plan foncier et, d’autre part, la capacité de mise à disposition de chaleur.

Nous sélectionnons nos nouveaux projets pour leur cohérence avec l’écosystème : chaque projet qui s’implante désormais à Dunkerque devra alimenter celui-ci. Du point de vue des ressources, il est en effet très important de choisir des industries qui se nourrissent les unes les autres et renforcent l’écosystème.

Votre deuxième question portait, je crois, sur le degré d’autonomie.

M. le président Charles Rodwell. Pour la résumer, faut-il revoir la répartition des compétences entre l’État et les collectivités sur le volet développement économique et emploi afin de laisser à celles-ci plus de latitude dans leur action ?

M. Maurice Georges. La zone industrialo-portuaire (ZIP) de Dunkerque se caractérise par sa diversité : outre la vallée de la batterie, qui constitue l’une de ses forces, elle repose sur la sidérurgie historique, le secteur de l’énergie. Celui-ci est en pleine transformation, ayant entamé sa transition du pétrole vers l’énergie décarbonée, électrique, avec également un terminal méthanier, qui est un véritable outil de souveraineté nationale.

En matière industrielle, la filière agroalimentaire marche bien à Dunkerque ; nous souhaitons continuer à la développer. De même, des secteurs de pointe, comme la pharmacie, sont bien implantés dans le Dunkerquois et doivent continuer à se développer. Nous entendons soutenir la diversité existante parce qu’elle est un véritable facteur de résilience, à court et à long terme.

L’eau est un sujet piloté collectivement, à trois niveaux : la communauté urbaine, avec le service de lobby dunkerquois ; le port, qui dispose d’un réseau hydraulique ; les services de l’État, en particulier la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), qui surveille de très près la consommation des eaux.

Le pilotage concerne les industries existantes et vise à leur faire gagner 10, 15 ou 20 % de consommation d’eau – c’est le cas en particulier d’Arcelor, qui a déjà fait beaucoup d’efforts. Il concerne également les nouveaux prospects : l’acceptabilité d’une implantation est étudiée de près car, même si l’eau industrielle est disponible en bonne quantité à Dunkerque, elle n’est pas illimitée. Il faut donc faire attention à l’enveloppe globale.

Le pilotage concerne enfin la phase d’élaboration du projet. Dans cet écosystème public-privé, la sous-préfecture joue un rôle très actif. Dès qu’un prospect se manifeste, elle lance un groupe de pilotage ad hoc regroupant l’industriel concerné, le Grand Port maritime, la communauté urbaine de Dunkerque, l’ensemble des services de l’État concernés – je souligne à cet égard le rôle essentiel de la Dreal – et ce, depuis le début du projet jusqu’à la délivrance des autorisations en passant par toutes les phases d’optimisation, en particulier celle des ICPE. Dans tous les gros projets industriels que nous avons étudiés, la phase du montage du projet a permis de gagner 30 à 40 % de consommation d’eau.

M. Patrice Vergriete. Pour répondre à votre deuxième question, si c’était simple, il y a longtemps que ce serait fait. La répartition des compétences dépend des territoires : à tel endroit, la région joue un rôle important tandis que, à tel autre, elle n’en a aucun. Je l’ai constaté lorsque j’étais ministre du logement, la pertinence de l’implication du département en matière de logement varie selon les territoires.

Ici, à Dunkerque, nous fonctionnons avec deux grandes institutions : l’intercommunalité et l’État. Ce n’est pas forcément vrai ailleurs, à Cahors ou à Biarritz. La répartition des compétences a ceci de difficile qu’elle dépend précisément des territoires. Il faut en comprendre le fonctionnement, le mode d’organisation, la gouvernance pour bien distribuer les compétences.

L’emploi, dans un territoire comme Dunkerque, devrait être confié à la communauté urbaine, bien entendu ! Pour ma part, je suis preneur : je serais beaucoup plus efficace que le système actuel. Toutefois, ce qui vaut pour Dunkerque ne serait pas forcément pertinent dans d’autres bassins. Je ne dis pas qu’il faut donner la compétence emploi aux intercommunalités mais simplement que, dans le territoire dunkerquois, la multiplicité d’acteurs qui se font concurrence n’est pas efficace, parce qu’on n’est pas à la bonne échelle.

De même, la compétence développement économique, si l’on considère le territoire dunkerquois, devrait à l’évidence relever de la communauté urbaine, en articulation avec l’État, car c’est ainsi que le système fonctionne. Par exemple, les investisseurs dans le port de Dunkerque sont soutenus par la communauté urbaine et par l’État, mais pas par la région. Le mode d’organisation et l’implication des acteurs varient selon les territoires, pour des raisons historiques et de volonté politique. Les situations locales peuvent être très différentes les unes des autres.

Si l’on voulait être pertinent, il faudrait instaurer un système à la carte et évolutif dans le temps. Proposer une solution plaquée depuis Paris ne pourrait pas marcher : par essence, la différenciation territoriale se pense depuis le territoire. Ce n’est pas une loi de décentralisation qui réglera le problème – malheureusement.

Généralement, on arrive à se débrouiller en se réorganisant. Ainsi, nous avons inventé un GIP centré sur la communauté urbaine. Il est vrai cependant que cela pose parfois des problèmes : on se marche sur les pieds. Or la concurrence n’est pas forcément saine car elle fait perdre de l’énergie. Dans l’ensemble, nous parvenons à fonctionner mais, dans d’autres territoires, cela peut être plus difficile. Cette question n’est pas simple.

M. Thierry Tesson (RN). Étant député du Nord, plus particulièrement du Douaisis, tout ce que vous avez dit sur Dunkerque m’intéresse au plus haut point. L’histoire récente a été très difficile pour notre territoire, qui fut autrefois le poumon économique de la France. Alors que Lille est un poids lourd tertiaire, Dunkerque et Valenciennes sont des poids lourds industriels.

Je m’interroge sur la notion de complémentarité à l’échelle de notre département. Je vois à quel point votre territoire se développe – même si Envision, que vous aviez souhaitée obtenir, s’est finalement implantée à Douai. En revanche, les ports français ne figurent pas dans le haut du classement européen et mondial – nous sommes loin derrière Rotterdam, par exemple. Comment envisagez-vous la situation ? Il existe certes un schéma régional mais avez-vous une approche plus politique ?

Enfin, ayant été directeur de cabinet d’un ministre de la ville, je connais votre implication dans l’Anru. Vous avez évoqué à juste titre les problèmes de logement. Si une industrie s’implante mais qu’on ne peut pas loger les travailleurs, faute de pouvoir créer de nouveaux logements, l’Agence peut-elle apporter une solution ?

M. Patrice Vergriete. Ce n’est pas la vocation de l’Anru, dont le rôle est de transformer les quartiers qui ne vont pas bien grâce à la rénovation urbaine. Je pense qu’elle fait bien son travail : il faut conserver sa dynamique et même lancer un troisième programme Anru. Toutefois, cela joue indirectement : le programme Anru nous permet de remettre sur le marché des logements sociaux dont Dunkerque, agglomération populaire, a besoin pour loger les ouvriers – les salariés des gigafactories ne sont pas tous des cadres supérieurs. Aujourd’hui, les nouvelles constructions prévoient 40 % de logements sociaux.

En outre, l’Anru, grâce à son travail de rénovation urbaine, contribue à mettre sur le marché des logements de meilleure qualité. Elle joue donc indirectement en faveur du logement des salariés, notamment des ouvriers. Elle ne pourra toutefois pas aller au-delà des quartiers défavorisés. Ceux-ci ne représentent d’ailleurs qu’une petite partie du problème puisqu’il reste la question de la production de logements neufs qui, au niveau national, est plutôt en crise. L’Anru ne peut pas, à elle seule, constituer une réponse au problème.

Sur la question du logement, nous avons établi un atlas foncier au niveau de la communauté urbaine et nous avons trouvé des opérateurs, même si cela n’a pas été simple. Nous avons encore des problèmes avec le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), qui n’arrive pas à suivre le rythme, en quantité comme en qualité – une telle filière ne se structure pas rapidement et nous avons du mal à attirer le BTP des territoires avoisinants. Nous parvenons à nos fins, petit à petit, mais ce n’est pas simple. Le changement de rythme de la filière est un vrai sujet.

Autre problème, le Sraddet ne nous a pas donné assez de terrains pour construire à côté des usines. Nous pourrions bâtir des immeubles de dix étages dans tout Dunkerque et respecter le Sraddet ; en revanche, nous ne pouvons pas construire à 5 kilomètres des usines qui s’implantent parce que ce serait forcément considéré comme de l’extension urbaine. La réglementation a certes une légitimité nationale mais elle produit des exigences au niveau local qui n’ont aucun sens. J’en reviens donc encore une fois à la nécessité de la différenciation territoriale.

Concernant l’aménagement du territoire, vous avez totalement raison, monsieur le député, tout cela devrait être mieux articulé. Je ne suis pas certain que des schémas soient très utiles. Ils sont sans doute nécessaires mais je crois davantage à une démarche politique, à notre capacité à nous entendre dans un cadre plus large.

Pour Dunkerque, le pôle métropolitain de la Côte d’Opale – il s’agit d’un syndicat mixte comprenant le Boulonnais, le Calaisis, l’Audomarois, le Dunkerquois, la Flandre maritime – nous permet de mener certains projets sur un périmètre plus large. Ainsi, c’est lui, et non la communauté urbaine, qui s’occupe de l’animation et de la préparation du projet de construction des EPR. Nous avons en effet estimé que ce projet et ses effets étaient tellement importants que cela justifiait de le confier au pôle métropolitain de la Côte d’Opale.

Autre exemple, nous souhaitons développer un schéma de transport pour ne pas saturer l’A16 et le port. Ce nouveau système de transport collectif, destiné à acheminer les quelque 20 000 ouvriers qui seront employés dans les usines, est conçu dans le cadre d’un service express régional métropolitain (Serm), lui-même à l’échelle du pôle métropolitain de la Côte d’Opale. Les ouvriers viendront demain du Calaisis, de l’Audomarois, d’Hazebrouck : c’est à cette échelle qu’il faut réfléchir quand on organise les modes de transport.

Vous avez donc raison : il est important de construire des outils adaptés en matière d’organisation de telle ou telle politique publique. Aujourd’hui, le Dunkerquois s’appuie sur le pôle métropolitain de la Côte d’Opale ; demain, on pourrait imaginer un territoire un peu plus large et intégrer, pourquoi pas, le Douaisis.

Par ailleurs, il est indispensable de travailler en inter-intercommunalité, si je puis m’exprimer ainsi, c’est-à-dire en acceptant mutuellement que le projet bénéficie à tous, même au-delà de notre territoire. Pour ma part, je dis ouvertement que les emplois de Verkor serviront aux Calaisiens et que des Hazebrouckois seront salariés de ProLogium. Ma responsabilité d’élu dunkerquois est aussi de permettre aux Hazebrouckois de bénéficier de transports adaptés pour pouvoir se rendre chez Verkor. Nous devons donc travailler ensemble, et non pas nous opposer les uns aux autres.

M. Maurice Georges. La stratégie portuaire et logistique se conçoit dans un véritable équilibre entre la recréation industrielle et les stratégies de transports maritimes, de transports intérieurs et de logistique – telle est d’ailleurs l’orientation de la stratégie nationale portuaire.

Pour le port de Dunkerque, tout cela se conçoit à l’échelle régionale. Je vous en donnerai trois exemples très concrets. Le premier concerne les filières logistiques dans l’arrière-pays ou l’hinterland. Des lignes régulières de très longue distance de porte-conteneurs géants arrivent toutes les semaines. Cet outil très puissant permet d’alimenter toute la chaîne logistique d’importation dans les Hauts-de-France et au-delà. C’est à cette échelle que se conçoit le continuum portuaire et logistique.

Le deuxième exemple porte sur la logistique de la vallée de la batterie. Les gigafactories sont en train de s’installer avec des chaînes logistiques qui passeront par Dunkerque. L’intégration régionale me paraît stratégique.

Le troisième exemple concerne la filière halieutique. Nous avons des coopérations très renforcées sur le littoral avec le port de Boulogne, premier port européen en matière de transformation de la filière halieutique. Nous avons une vision intégrée de la chaîne logistique sur ce point.

Par ailleurs, je voudrais citer notre coopération avec le port de Calais, dont l’objectif majeur est la décarbonation des transports maritimes. Vous connaissez sans doute le projet que nous défendons, avec les ports de Calais et de Douvres, pour électrifier la liaison transmanche à l’horizon 2030. Ce projet ne se conçoit qu’à l’échelle du littoral.

Enfin, les ports français sont certes petits si on les compare à Rotterdam mais ils n’ont pas vocation à être les plus grands ports du monde. Les trois ports de la Côte d’Opale – Boulogne, Calais et Dunkerque – constituent le premier système portuaire français. C’est à cette échelle que nous faisons de la prospection commerciale au niveau mondial. C’est un atout très fort et, si nous n’avons pas vocation à rattraper Rotterdam, ces trois ports présentent un véritable potentiel de croissance.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie d’avoir répondu de manière très précise à nos questions. Vous pouvez compléter vos réponses en adressant au secrétariat les réponses au questionnaire reçu et tout document que vous jugerez utile à la commission d’enquête.

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44.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies

M. le président Charles Rodwell. Nous allons reprendre les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France avec quelques minutes en avance.

Dans un premier temps, nous allons entendre M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies depuis 2014, soit onze ans.

Monsieur le président, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire de quelques minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses – à commencer par celles de notre rapporteur.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Pouyanné prête serment.)

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. TotalEnergies emploie 35 000 salariés en France sur 105 000 dans le monde. Nous avons, c’est connu, des activités d’industrie lourde énergo-intensive – raffineries et bioraffineries, au Havre, en Normandie, à Donges, en Loire-Atlantique, à Feyzin, en Rhône-Alpes, à La Mède, à Marseille, enfin à Grandpuits, en région parisienne – un site que nous sommes en train de transformer.

Nous avons aussi, c’est moins connu, une trentaine de plus petits sites industriels, principalement dans le centre de la France, relevant de Hutchinson, un sous-traitant automobile et aéronautique, qui emploie 8 000 personnes en France et 40 000 dans le monde. Nous détenons Saft, qui opère également dans le domaine manufacturier et possède une usine à Bordeaux et une à Poitiers. Nous avons également une coentreprise ou joint-venture avec Stellantis et Mercedes, ACC. Nous avons enfin d’autres activités industrielles en France dans les énergies renouvelables : nous possédons un tiers du parc de centrales à gaz français et nous construisons des centrales éoliennes et solaires. Quelques petites centrales hydroélectriques nous occupent aussi.

Ces cinq dernières années, nous avons investi 8 milliards d’euros en France : 4 milliards dans la transition énergétique – solaire, éolien et, dans une moindre mesure, biogaz et bornes de recharge ; 3 milliards dans les raffineries, sans compter les modernisations et la transformation en bioraffineries des usines de La Mède et de Grandpuits. Nous faisons aussi de la pétrochimie sur plusieurs sites de raffinage, notamment au Havre et à Feyzin. Le dernier milliard a été investi dans les réseaux de stations-services et leur électrification. S’agissant de l’emploi indirect, environ 25 000 petites et moyennes entreprises (PME) travaillent pour nous, ce qui représente un chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros en France.

Plutôt qu’un discours, je préfère vous livrer des pistes de réflexion sur les freins à la réindustrialisation. Bizarrement, je ne vais pas commencer par l’énergie, qui est un frein récent – c’était même plutôt un atout historique de la France.

Le premier frein – il ne faut pas se le cacher –, c’est le travail, sous deux aspects : sa durée et son coût. Pour faire fonctionner une raffinerie en France, par rotation ou shift, compte tenu de la durée du travail, il me faut sept à huit salariés ; en Allemagne, il m’en faut six. Cela me fait donc 25 % de personnes en plus à payer pour faire le même travail. Je ne suis pas complètement convaincu que le temps de travail en France soit bien corrélé aux besoins de nos industries. Il suffit de regarder le lien entre l’évolution du poids de l’industrie dans le pays et le passage aux 35 heures. Ce n’est pas mon travail de vous faire un cours de statistique, mais quand on regarde les données, on ne peut pas s’empêcher de penser ainsi.

Par ailleurs, l’un des intérêts qu’il y a à industrialiser un pays, c’est que les ouvriers et les techniciens qualifiés sont en général relativement mieux payés dans les industries que dans les entreprises de services. Ainsi, 75 % des salariés de l’industrie gagnent plus que 1,6 fois le Smic, ce qui est à considérer dans le débat au sujet du seuil de cotisations patronales. Si l’on veut réindustrialiser, compte tenu du poids des charges sociales en France, il faut bien viser ces techniciens qualifiés, qui sont des sources de consommation et d’activité.

Encore une statistique : les charges sociales patronales sont de 50 % en France et de 30 % en Allemagne, où j’ai également une raffinerie – un écart de 20 % de charges, ce n’est pas tout à fait neutre. Ajoutez le coût du temps de travail dans ma raffinerie de Normandie par rapport à celle de Leuna et vous arrivez à un écart significatif. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le débat qu’a lancé le Président de la République dans son entretien sur la possibilité de transférer une partie de ces charges vers la consommation est le bon. On ne peut pas continuer à faire porter aux entreprises françaises le coût de la protection sociale, comme on le fait notamment par le biais des cotisations patronales, parce que cela consiste à renchérir le coût des produits fabriqués en France. Taxer la consommation permet de taxer non seulement les produits français mais également ceux que vous importez. Comme aucun d’entre nous n’est prêt, à juste titre, à renoncer à un certain niveau de protection sociale, si l’on veut favoriser le coût du travail, notamment industriel, il faut trouver d’autres sources de financement. Celle-là devrait être explorée.

Quant au fameux crédit d’impôt recherche (CIR) dont cette assemblée débat régulièrement, il n’est en réalité rien d’autre qu’une façon de diminuer le coût de l’ingénieur qui fait de la recherche et développement (R&D) en France. Les ingénieurs travaillant en général plus de 35 heures, c’est dans leur cas une question de coût plus que de temps de travail. Le CIR est un moyen de compenser ces charges de l’ingénieur. Honnêtement, ça marche, puisque l’essentiel de notre R&D est encore localisée en France. Ces 50 millions d’euros que reçoit TotalEnergies sont moins une aide qu’une compensation des charges patronales pour une catégorie. Cette source d’innovation irrigue un écosystème qui fonctionne bien. Il faut aussi voir le CIR comme cela : un moyen de lutter contre le coût du travail.

Le deuxième frein, c’est le poids des procédures administratives. Le temps d’instruction moyen pour une usine solaire de 50 mégawatts est de quarante-huit mois ; pour la même usine en Allemagne, il me faut vingt-quatre mois ; aux États-Unis, six mois. Ce n’est pas une question de manque de diligence des administrations françaises – il ne faut pas se tromper sur mon propos –, c’est plutôt que nous avons tendance à empiler des procédures. Je me suis fait faire une liste de toutes les autorisations que l’on doit demander pour une ferme solaire – je ne parle pas des fermes éoliennes, dont l’acceptabilité prête plus au débat. Il nous faut les autorisations environnementales, les permis de construire, un dossier en application de la loi sur l’eau, un dossier pour les espèces protégées, un dossier pour le défrichement, un dossier pour l’étude hydraulique. Les dossiers s’empilent en l’absence d’un guichet unique. Je suis désolé de vous dire que l’on ne voit pas vraiment sur le terrain les effets de la loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables que vous avez votée il y a deux ans, le 10 mars 2023.

Autre exemple : nous transformons la bioraffinerie de Grandpuits. On a annoncé le projet en mai 2021 ; on va le démarrer début 2026. Un projet de 400 millions d’euros. Ce n’était pas du tout le plan que nous avions. Après avoir arrêté la raffinerie, nous voulions remettre les salariés au travail rapidement. Nous visions 2024. Mais on nous a d’abord expliqué que, pour un site qui existait, il fallait faire intervenir la Commission nationale du débat public (CNDP), ce qui a duré de septembre à décembre 2021. Encore une fois, je ne me plains pas de la diligence de l’administration, qui a fait au mieux après avoir considéré que le dossier était important, mais de l’empilement des procédures. Objectivement, il n’y a pas eu de réel bénéfice de cette première enquête publique, puisque le site existait déjà et qu’il était accepté par le voisinage. Saisir la CNDP pour un site qui existe et dont on veut simplement transformer les unités est, à mon sens, un dévoiement de son objectif initial. Le projet n’était pas national, même s’il coûtait 400 millions d’euros. Cela mérite réflexion.

Ensuite, on nous a demandé de remplir un dossier pour être une plateforme industrielle – j’ai découvert qu’il fallait signer des contrats de plateforme. Nous sommes repartis pour une petite année. Après, il a fallu déposer le permis de construire, en mai 2022. On a obtenu l’autorisation de travaux en juillet 2023. Il a fallu deux ans de procédures et deux enquêtes publiques successives pour arriver à obtenir le permis de construire, alors que nous étions l’arme au pied depuis une bonne année. L’autorisation d’exploiter, on l’a obtenue en décembre 2023. J’ai été naïf : je pensais que l’on pouvait faire ça en trois ou quatre ans. Ce n’était pas un problème de financement de notre part – nous n’avons demandé aucune aide ; c’est la réalité de notre pays et de l’empilement de procédures diverses. Je ne dis pas que ces sujets – les espèces protégées, l’eau – ne sont pas légitimes, mais ne pourrait-on pas trouver un moyen de tout regrouper en une seule procédure sans passer par deux enquêtes publiques pour investir 400 millions d’euros sur un site existant ? Je ne suis pas certain que cela permette de mieux prendre en compte l’environnement, je pense même que c’est un frein. Il faut s’interroger sur le principe d’un guichet unique, sur une rationalisation des procédures. On devrait pouvoir faire mieux, comme dans d’autres pays.

Je ne peux pas m’empêcher d’évoquer l’accroissement des normes environnementales, qui risque de pénaliser les dossiers. L’Europe a ajouté un certain nombre d’éléments avec les 16 000 pages du Green Deal. Notre rapport publié en application de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) fait 350 pages cette année. Je ne suis pas certain que ceux qui en étaient destinataires l’aient vraiment lu. D’ailleurs, je viens de faire mon assemblée générale et on m’a posé des questions auxquelles il répondait déjà. On s’est précipité pour surtransposer cette directive, que les grandes entreprises françaises ont été obligées d’appliquer, contrairement aux allemandes. En effet, pour une fois, l’Allemagne a eu le bon goût d’attendre, peut-être parce qu’il y avait un changement de gouvernement. Lorsque Bruxelles a permis de suspendre son application, il était déjà trop tard pour nous – je ne sais d’ailleurs pas pourquoi.

Je ne peux que me réjouir de la demande du président Macron d’écarter la transposition de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive, dite « directive CS3D », qui avait atteint un sommet dans les textes réglementaires punitifs. Demander aux entreprises de s’occuper des droits humains auprès de leurs fournisseurs et de s’assurer de la qualité du travail me paraît louable. Cependant, le texte demande d’appliquer cette vigilance à plusieurs niveaux de sous-traitance, ce que l’on est totalement incapable de faire, et nous menace de nous priver de je ne sais quel pourcentage de notre chiffre d’affaires, ce qui est complètement hallucinant. S’est glissé au milieu de la directive un article sur les plans climat nous obligeant à limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, ce qui n’a rien à voir avec le sujet. J’espère que la France adoptera la position du président dans les débats à Bruxelles ; ce n’est pas encore le cas. Pour savoir où s’implanter et investir, un groupe comme le nôtre compare le poids des réglementations et évalue le risque juridique et pénal qui leur est lié.

Autre exemple : le foncier. Je ne peux pas m’empêcher d’évoquer l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) issu de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi ZAN ». Une bonne proposition de loi a été votée par vos collègues du Sénat, qu’il serait bon que vous repreniez l’un de ces jours : la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux dite « proposition de loi Trace ». L’objectif de mieux aménager l’espace, on ne peut que le partager ; reste la façon de le mettre en œuvre. L’objectif ZAN a contribué à l’augmentation du prix du foncier. Pour faire des fermes solaires, les terrains coûtent plus cher et il y en a moins. Ces textes partent d’une intention louable, sauf qu’ils ont des conséquences qui compliquent la vie quand on veut installer des sites industriels.

Je dirai aussi un mot sur la fiscalité. Tous mes collègues ont dû vous le dire : on rêve de stabilité fiscale. Nous l’avons eue globalement de 2017 à 2024, ce dont je ne peux que me réjouir. Ça a commencé à tanguer pour 2025. Pour investir dans l’industrie, nous avons besoin de moyens à long terme. Le sujet des impôts de production, un peu comme celui des charges sociales, est rémanent. Ils représentent 2,8 % du PIB en France contre 1 % en Allemagne. Ce n’est pas favorable à l’investissement industriel.

Pour en venir au dernier sujet, l’énergie, je voudrais partager quelques chiffres avec vous. En moyenne, en 2025, nous payons 45 euros par mégawattheure d’électricité au Texas, 62 euros en France, grâce à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui va disparaître à la fin de l’année et n’est pas remplacé pour l’instant – sans lui, nous serions à 80 euros –, 83 euros en Belgique et 78 euros en Allemagne. J’ai exprimé en vain l’idée que l’on pourrait surseoir à la disparition de l’Arenh. Son avantage était d’être prévisible. Il avait deux défauts : une option gratuite, que l’on aurait pu corriger – si quelqu’un opte pour un tarif, il doit payer et ne peut pas s’en aller parce que le tarif est plus bas ailleurs ; le prix historique de 42 euros par mégawattheure, un peu bas pour prendre en compte les grands carénages – un tarif autour de 55 ou de 60 euros, établi avec l’accord de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), aurait permis de retrouver un système stable. Ce n’est pas la voie qui a été choisie. Le résultat, c’est que l’on ne sait pas où l’on va, ce qui est un problème pour les industriels.

Pour le gaz, aux États-Unis, ma raffinerie paie 10 euros du mégawattheure, en France, 40 euros, en Belgique, 38 euros et 39 euros en Allemagne. La molécule vaut le même prix partout en Europe, puisqu’on n’en produit pas ; l’écart, minime, vient de la façon dont les coûts de transport sont ou non dégrevés.

À bien y réfléchir, le prix de l’énergie, ce sont des molécules ou des électrons mais aussi des taxes et des coûts de transport, sur lesquels les États peuvent agir. Les directives européennes permettent des dégrèvements au profit d’industriels fortement énergivores. La France a ainsi des abattements significatifs sur les taxes sur l’électricité, le gaz et le transport. Mais on ne sait pas ce qui se passera après 2025. Or la différence peut représenter 20 euros du mégawattheure. Le message que je souhaite faire passer, c’est qu’il serait bon de garder au niveau le plus bas les diverses accises pour les industriels. Il est explicitement prévu dans le contrat de coalition allemand non seulement de maintenir ces taxes à un niveau bas mais aussi de faire des rabais supplémentaires permis, semble-t-il, par le cadre européen, de façon à favoriser les industries énergo-intensives exposées à la concurrence. Je ne demande pas à EDF de nous faire des rabais : c’est à l’État et à la représentation nationale de choisir de favoriser fiscalement certaines industries.

Les contrats d’allocation de production nucléaire (CAPN) ne posent pas qu’un problème de prix. J’ai d’ailleurs incité les raffineurs à se tourner plutôt vers les contrats Exeltium, à les prolonger – 55 euros par mégawattheure, cela satisferait un bon nombre d’industriels. En effet, les CAPN demandent à l’industriel de prendre à sa charge une partie des coûts des risques du producteur. Nous produisons de l’énergie dans le monde, nous vendons de l’énergie à tous nos clients ; dans aucun contrat je ne demande à mes clients d’intégrer dans leur prix le risque de mon coût de production ou de mon investissement. Là, on nous demande de prendre en charge un risque d’augmentation non plafonnée des coûts, ainsi qu’un risque sur la disponibilité du parc nucléaire. Nous sommes l’un des plus gros producteurs de gaz naturel liquéfié (GNL). Quand je le vends à des clients, c’est moi qui prends les risques. Quel est le coût du gaz que je produis ? Quel est le coût de mon usine ? Est-ce qu’elle fonctionne ? Il ne me viendrait pas une seconde à l’idée de demander à mon client de les prendre en charge. Indépendamment du débat sur les prix qui anime la presse, il y a donc un autre sujet : le transfert du risque du producteur vers les clients.

Enfin, il faut aussi prendre en compte le carbone dans le coût de l’énergie. On a tendance à critiquer le prix de l’électricité au niveau européen parce qu’il dépend du coût marginal, donc du prix du gaz. Mais il s’agit du prix du gaz plus le coût du CO2. À 50 euros le mégawattheure d’électricité, avec un CO2 à 60 euros la tonne, on en a pour 15 à 20 euros de CO2. C’est un vrai choix collectif, qui ne dépend pas du marché mondial du gaz ni de l’approvisionnement. Je ne suis pas contre la tarification du CO2, sauf que nous sommes en décalage par rapport au reste du monde, auquel nous n’avons pas réussi à vendre l’idée qu’il fallait donner un prix au CO2. En Europe, tout le monde attend la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM). On s’apprête à démanteler le système de quotas gratuits avant même de l’avoir appliqué et d’avoir vérifié qu’il fonctionnait. Dans son rapport publié le 4 septembre 2024, Mario Draghi, qui n’est pas un industriel ayant quelque intérêt mais un sage, écrit que, avant de supprimer les quotas, il faudrait s’assurer que le MACF fonctionne, que ce n’est pas la ligne Maginot. C’est diablement complexe à mettre en œuvre, cette affaire. Les industries exposées à la concurrence internationale risquent de perdre en compétitivité. La fin des quotas gratuits signifie pour elles un renchérissement du coût de leur énergie.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie, monsieur le président, pour votre propos liminaire très instructif.

Si les PIB des États-Unis et de la zone euro avaient été égaux dans les années 1990, aujourd’hui, ils auraient 30 points d’écart. S’ils avaient été égaux au lendemain de la crise financière de 2008, aujourd’hui, ils auraient 16 points d’écart. L’Europe et la France en particulier ne parviennent pas à créer autant de richesses que la puissance américaine. Les députés de mon groupe considèrent que nous avons un problème de financement boursier et en fonds propres, y compris de nos champions industriels, qui constitue un vrai frein à la réindustrialisation. TotalEnergies fait face à une forme de sous-capitalisation relativement à ses concurrents notamment nord-américains, alors que votre entreprise est l’une de celles qui financent le plus la transition écologique dans votre secteur. Pouvez-vous nous faire un point sur les mesures que nous devrions adopter pour stimuler la capitalisation de nos entreprises, ainsi que leur financement en fonds propres ?

Ma deuxième question concerne les alliances industrielles européennes, les fameux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). TotalEnergies est partie prenante dans des entreprises comme ACC, une entreprise iconique de la fameuse alliance issue du PIIEC des batteries, créée à la suite de la crise du Covid. Considérez-vous, au moins sur le principe, que ce type d’alliances peut nous permettre de faire contrepoids à la puissance financière et industrielle de la Chine et des États-Unis ?

Enfin, s’agissant du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), je me demande tout comme vous si c’est une bonne idée de revenir sur des lois avant même de les appliquer. Cela étant dit, considérez-vous, sur le principe également, qu’étendre la taxation environnementale aux produits finis importés sur le continent européen peut enclencher une dynamique vertueuse si nous consacrons à 100 % le produit de cette taxe au financement de la baisse des impôts de production de nos entreprises ? Une telle logique fiscale favoriserait-elle vos activités européennes ?

M. Patrick Pouyanné. TotalEnergies n’est pas sous-capitalisée, loin s’en faut. Nous avons le mauvais goût de produire de l’énergie fossile, ce qui pose visiblement un problème à pas mal de monde, surtout en France, même si c’est tout ce qui nous fait vivre aujourd’hui. Nous avons fait face à un phénomène assez étonnant : alors qu’il y a cinq ans le capital était détenu à 30 % par des actionnaires institutionnels français, il n’en reste plus que 14 %. Les autres ont été remplacés – c’est frustrant, mais c’est ainsi – par des actionnaires américains qui ont apparemment moins peur d’investir dans une entreprise qui produit du pétrole et du gaz et qui, par ailleurs, place 30 % de ses investissements dans l’électricité et les énergies renouvelables. Je ne peux que regretter cette situation et les politiques françaises qui nous accusent d’un manque de responsabilité et ont conduit des investisseurs français à quitter notre capital.

S’agissant de l’accès au capital en France et en Europe, se pose en effet la question de la manière de diriger l’épargne française et européenne. L’assurance vie française est largement fléchée vers des bons du Trésor. L’épargne finance la dette, c’est moins risqué, mais c’est autant d’argent en moins vers les entreprises. Chaque année, 100 milliards d’euros d’épargne européenne sont investis dans des actions aux États-Unis. Il faut réfléchir collectivement – ce n’est pas mon domaine – à la façon de mieux diriger l’épargne, notamment en France où il y a un énorme gisement d’assurances vie, vers des entreprises industrielles et commerciales, moyennant une prise de risque supérieure. Le vrai atout du capitalisme américain – ce que l’on n’a pas le droit de dire en France –, ce sont ses fonds de pension, qui investissent en actions dans l’économie réelle. Ce sont d’ailleurs eux qui investissent chez TotalEnergies, si bien que notre capital est à 49 % américain.

Nous participons à deux PIIEC : un gros, le PIIEC batteries, et un tout petit, le PIIEC hydrogène. Sans le PIIEC, il n’y aurait pas eu ACC. Sans une alliance de plusieurs entreprises européennes, je ne suis pas sûr qu’ACC existerait non plus. Pour notre part, nous nous sommes lancés à pas feutrés sous la pression de plusieurs collègues, y compris, d’ailleurs, des constructeurs automobiles. À la fin, c’était plutôt compliqué à gérer, parce que nous ne sommes pas totalement alignés : eux, en tant que clients d’ACC, veulent les batteries les moins chères possible et nous, en tant qu’actionnaires, nous voudrions qu’ACC ait des comptes à peu près à l’équilibre et ne soit pas simplement une machine à subventionner nos amis constructeurs. Il n’est reste pas moins que c’est une aventure industrielle.

TotalEnergies s’est joint à ACC parce que nous possédons Saft, l’un des rares industriels fabricant de batteries en Europe. Saft n’est pas un expert de la batterie de masse pour véhicules, mais disposait des technologies. Nous avions averti nos partenaires que ce n’était pas facile de démarrer des usines de batteries. On n’appuie pas sur un bouton pour faire tourner des robots : c’est une usine de chimie fine. Les techniciens et les ouvriers de ces usines, comme les pâtissiers, doivent apprendre à faire la pâte avant de réussir à faire tourner l’usine. Nous progressons. Les taux de rebut ne surprennent pas les ingénieurs de Saft. Peut-être que nos collègues constructeurs automobiles pensaient qu’ils auraient tout de suite des batteries disponibles ; nous savions que cela prendrait un peu de temps. Les actionnaires regardent comment ils vont faire.

L’une des difficultés qu’a rencontrée ACC par rapport au plan de développement ou business plan établi, c’est le coût de l’énergie. Je nous en veux à tous car, à l’époque, j’avais demandé de négocier un contrat d’électricité à moyen terme, ce qui n’a pas été fait ; or l’électricité est plus chère qu’en 2020.

Dans un PIIEC, il y a une clause de retour à meilleure fortune. Vous voyez que mes propos et ceux que j’ai tenus le 25 mars 2025 devant la commission d’enquête sénatoriale relative aux aides aux entreprises sont cohérents : ce que je souhaite s’applique à moi-même. On est donc assez limité en rentabilité : tout ce qui dépasse les 8 % repart vers l’État et vers l’Europe – soit dit en passant, j’ai peur qu’on les atteigne difficilement, malgré nos efforts.

Avant d’étendre le MACF, attendons de voir s’il fonctionne – je vous ai fait part de mes doutes. Pour l’instant, le mécanisme me semble limité, car il ne s’applique pas aux produits finis, mais seulement aux composants – et encore, seulement à ceux de cinq secteurs, pas les plus compliqués. Les voitures qui entrent en Europe ne sont ainsi pas soumises à la taxe carbone. Je note au passage que si on ajoute la question de la taxe carbone aux frontières aux débats commerciaux avec les États-Unis, les choses vont devenir intéressantes.

L’instauration d’un prix du carbone à l’échelle européenne serait un très bon outil pour inciter les consommateurs et les industriels à choisir des produits moins carbonés, mais à défaut d’en convaincre le reste du monde – on ne peut que souhaiter un mécanisme général, mais ce n’est pas du tout prévu pour l’instant – nous devons nous créer une bulle, sinon ce n’est pas cohérent. Quant aux éventuels produits, ils pourraient financer la décarbonation. La taxation du carbone est un sujet complexe : tout le monde y voit une manière pour les États de combler leur déficit. Elle serait sans doute plus acceptable pour bien des gens si elle finançait la décarbonation ou la rénovation des logements. Plus largement, réaffecter les produits d’une taxe spécifique à son objet serait vertueux et permettrait de favoriser l’adhésion de tous, y compris de nos concitoyens, à la démarche. Je ne suis pas opposé à votre objectif de baisser les impôts de production, mais cette baisse doit-elle être financée par le MACF ou par un autre dispositif ? C’est un choix collectif.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez dit que 1 mégawattheure de gaz coûte 10 euros aux États-Unis contre 40 en France, en Allemagne ou en Belgique. Quel était son prix en Europe avant la guerre en Ukraine ?

M. Patrick Pouyanné. Il était environ à 25 euros.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez souligné la complexité de la CS3D et de la CSRD pour vos entreprises. D’autres personnes entendues dans le cadre de cette commission d’enquête ont également indiqué combien il était problématique de devoir mettre à disposition de concurrents qui ne sont pas soumis à la CSRD des informations précieuses concernant leur business model, leur modèle économique ou certaines activités sensibles de leur entreprise. Avez-vous rencontré cette difficulté ?

M. Patrick Pouyanné. C’est la première année que nous étions soumis à la CSRD, et malgré nos efforts – près de 100 personnes s’y sont employées –, nous n’avons pas pu fournir toutes les données demandées. Certains indicateurs portent sur des polluants dont je découvre parfois l’existence et qui ne sont pas mesurés dans tous les pays où nous opérons.

La communication des données ou reporting peut être intéressante et permettre au PDG d’apprendre des choses sur l’entreprise, mais en l’espèce, bien que le rapport soit très fourni, il ne contient que des informations dont nous disposions déjà, que nous avons simplement reformatées et qui ne nous servent pas.

Si la CSRD avait été sectorielle, les choses auraient été catastrophiques, car il aurait fallu livrer à nos concurrents toutes les informations sur notre outil industriel. Le problème devrait être en partie réglé par la proposition de directive omnibus présentée le 26 février 2025, qui tend à supprimer les indicateurs sectoriels – du coup, j’ai un peu moins été insatisfait. La transparence, c’est bien, mais à condition qu’elle s’applique à tout le monde, y compris à nos concurrents. La directive vise également à réduire drastiquement le nombre de points de contrôle – seulement 100 à 200, contre 800 à 900 actuellement. Cette simplification serait bienvenue.

Comme nous n’avons pas pu tout fournir pour cette première année et que les indicateurs ne sont pas sectoriels, nous n’avons pas encore eu le problème que vous évoquez. Et de ce que je comprends, le nombre de paramètres à renseigner devrait devenir un peu plus raisonnable.

M. le président Charles Rodwell. Quel premier bilan dressez-vous de la loi relative à l’industrie verte du 23 octobre 2023 ? Vous avez souligné le succès du CIR pour vos activités de R&D en France. Certaines de vos activités bénéficient-elles du crédit d’impôt au titre des investissements en faveur de l’industrie verte ?

Vous avez également indiqué qu’il ne fallait que six mois aux Etats-Unis pour implanter une ferme solaire, contre vingt-quatre en Allemagne et quarante-huit en France. La parallélisation des procédures, prévue par la loi relative à l’industrie verte, vous a-t-elle permis d’accélérer le développement de vos activités industrielles sur le territoire national ?

M. Patrick Pouyanné. À ma connaissance, nous ne bénéficions pas du crédit d’impôt au titre des investissements en faveur de l’industrie verte. En tout cas, je n’en ai jamais vu mention dans les dossiers, mais peut-être est-ce encore trop récent.

Plus il y a de procédures distinctes, plus il y a de dossiers. Je préfère donc le guichet unique à la parallélisation des procédures. Mais vous avez aussi cherché par là à encadrer les délais et si le dispositif se met en place, ce sera bien. Je n’en ai pas parlé dans mon propos liminaire, mais la multiplication des recours est problématique, d’autant que la procédure est souvent longue – deux ans en moyenne. Si on empile les trois niveaux de procédure administrative, il faut jusqu’à six ans pour purger les éventuels recours. Ajoutés aux quatre ans d’instruction des permis de construire, cela fait en moyenne dix ans pour implanter une infrastructure. D’autres pays européens, qui ont décidé d’encadrer non seulement les délais, mais aussi les cas de recours pour éviter les abus, sont beaucoup plus efficaces : en Allemagne, on compte un peu moins de 1 000 recours pendants, contre à peu près 10 000 en France. On est en démocratie, tout le monde a droit de déposer un recours, mais jusqu’où faut-il faire durer le plaisir en cette matière ?

Je n’ai pas assez pratiqué la loi relative à l’industrie verte pour vous répondre plus précisément. Comme j’ai prêté serment, je ne voudrais pas vous induire en erreur par ma réponse.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est un honneur de vous recevoir, d’autant que vous connaissez probablement ma circonscription de Saint-Avold, voisine de celle de Forbach, où vous avez effectué une partie de votre scolarité.

On y trouve la plateforme de Carling, où TotalEnergies est très présent, détenant une des plus grandes usines de production plastique d’Europe et plusieurs centrales à gaz. Malgré les contestations militantes, que je regrette, je sais combien votre groupe participe au rayonnement de la France dans le monde et à la structuration de territoires entiers, comme le mien, et je tiens à vous en remercier.

Malheureusement, la réglementation et les politiques françaises vous éloignent de plus en plus de notre pays, et je le regrette vivement. La France est en train de se priver de magnifiques atouts.

La politique énergétique américaine est en voie de dérégulation : pour baisser les prix, les États-Unis ont décidé de produire davantage d’hydrocarbures. Or la France dispose de gisements, notamment gaziers, mais la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement dite « loi Hulot » a interdit la recherche, l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures conventionnels et non conventionnels. À votre avis, la France ne fait-elle pas preuve de naïveté en se privant d’atouts qui lui permettraient de renforcer son indépendance à l’égard de pays comme la Norvège et les États-Unis, mais aussi de bénéficier de prix beaucoup plus attractifs pour son industrie et les particuliers ? N’oublions pas qu’il n’y a pas d’offre sans demande.

Un rapport remis en 2014 à Arnaud Montebourg, alors ministre à Bercy, estimait les rentes de l’exploitation des gisements gaziers français avec des méthodes écologiques – ce qui exclut la fracturation hydraulique – à plus de 200 milliards sur une trentaine d’années. Quel regard portez-vous sur ce rapport ? Selon vous, les méthodes d’exploitation qui ne mettent pas en jeu la fracturation hydraulique suffiraient-elles à libérer le potentiel gazier de la France ? Avez-vous une estimation des gisements – notamment gaziers – dont le pays dispose ?

M. Patrick Pouyanné. La situation n’est pas comparable : les États-Unis regorgent de ressources pétrolières et gazières. Je note au passage que ce ne sont pas les politiques actuelles qui leur permettront de baisser les prix : la production de pétrole y coûte cher, et la baisse du prix du pétrole incite plutôt mes collègues américains à réduire le nombre d’appareils de forage en activité. Avec un baril à tout juste 60 dollars, ils ne sont pas loin du point mort.

Si l’enjeu était vraiment important, vous m’auriez entendu parler plus fort en 2017. C’est le problème d’une loi de prohibition : elle génère des fantasmes alors qu’il fallait mieux laisser les gens se renseigner librement. J’en suis désolé, mais il n’y a pas d’énormes gisements de gaz en France ; il ne faut pas rêver. À l’époque, il était question de chercher du gaz de schiste, mais nous n’avons pas le meilleur sous-sol. La Pologne en avait, mais on n’a jamais été capable de le produire de façon économique. Seuls les Américains et, dans une moindre mesure, les Argentins y parviennent – il faut des gisements, des centaines d’appareils de forage, c’est tout un écosystème. En Europe, les gisements sont souvent trop profonds.

Mais la France a d’autres atouts, comme le nucléaire – je le dis d’autant plus volontiers que je n’y suis pas partie et que je n’y interviendrai pas. Or la relève des centrales nucléaires, nécessaire pour préserver la filière, n’a pas été anticipée : on a perdu du temps et il est difficile de rattraper notre retard – mon collègue d’EDF vous en parlera mieux que moi.

Je ne connais pas le rapport dont vous parlez, mais nous nous sommes intéressés au gaz de houille dans l’Est de la France. TotalEnergies ne s’éloigne pas de la France : tous les matins, j’ouvre le journal, et si je vois un sujet intéressant, comme un potentiel gisement d’hydrogène blanc ou de gaz de houille, j’interroge mes ingénieurs, qui se passionnent pour tous les sujets. S’agissant de la houille, on parle de tout petits volumes, qui pourraient alimenter localement le chauffage des vieilles maisons comme cela existe dans le Nord-Pas-de-Calais avec les houillères, mais en aucun cas assurer notre indépendance énergétique. C’est un mythe. À mes yeux, cette indépendance passe par une combinaison de nucléaire et d’énergies renouvelables, mais c’est un choix collectif. La France a des atouts importants, il faut les cultiver.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Que pensez-vous de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) présentée par le gouvernement et du dispositif qui a vocation à remplacer l’Arenh ? Malgré ses défauts et lacunes – il pénalisait EDF –, l’Arenh avait l’avantage de fournir une énergie décarbonée à prix constant et prévisible, même si cela ne bénéficiait qu’à un public limité.

M. Patrick Pouyanné. Je ne sais pas trop que penser de la PPE ; le texte est en discussion. Se pose la question de la trajectoire du nucléaire. Plus généralement, nous devons avoir un débat : je ne cesse de le répéter, nous sommes le cinquième pays le plus décarboné au monde, mais nous avons accepté de faire le même effort, proportionnellement, que des pays européens moins avancés, comme la Pologne, qui a encore des centrales à charbon. On s’oblige à investir des milliards pour aller chercher des pouillèmes de CO2, alors qu’aider les Polonais à accélérer serait probablement plus utile pour le climat. Nous avons tendance à vouloir jouer les bons élèves parce que l’accord de Paris a été signé chez nous, mais l’exemplarité nous coûte cher compte tenu de notre niveau de décarbonation.

J’entends parfois la Commission dire que la France ne va pas assez vite. Mais pourquoi les textes européens imposent-ils le moyen d’atteindre les objectifs – par exemple, un pourcentage d’énergies renouvelables ? C’est une erreur. Il serait plus efficace de laisser les pays et les entreprises choisir les moyens pour atteindre l’objectif de réduction des émissions, car à la fin, ce sont les valeurs absolues qui comptent. Par exemple, plutôt que de se contenter de nous demander de réduire de 30 % les émissions des carburants aériens, l’Europe nous impose un pourcentage de fioul synthétique en 2035 : je ne savais pas que vous étiez tous compétents pour décider de la meilleure technologie Revenons-en au bon sens : fixons des objectifs en fonction du point de départ, et laissons chacun choisir le moyen de les atteindre.

Je pense que la PPE souffre de cette contradiction. À l’heure où le coût de l’énergie est un sujet majeur, nous devons réfléchir à l’investissement le plus efficace pour faire baisser les émissions. Il y a plein de rapports sur le sujet. J’aime bien le biogaz, mais c’est une des énergies les plus capitalistiques au monde. Elle est certes utile pour nos agriculteurs, mais il y a peut-être d’autres moyens de les aider. En matière d’énergie, on a tendance à découper le problème, mais à la fin, pour les industriels et les consommateurs, c’est le prix qui compte. Il faut donc mener une politique globale pour toutes les énergies – nucléaire, pétrolière, renouvelables.

Quant au mécanisme de remplacement de l’Arenh, je ne le comprends pas. Déjà, l’Arenh bénéficiait largement aux particuliers, car seuls 20 ou 30 des 120 térawattheures étaient réservés à l’industrie. Le reste était redistribué aux particuliers à l’euro près par les distributeurs d’électricité – je le sais, puisqu’à l’époque, nous avons racheté Direct Énergie. Le volume d’électricité dont nous disposons dans le cadre de l’Arenh s’ajoute à celui acheté sur les marchés ou que nous produisons nous-mêmes, et l’ensemble est redistribué selon des règles de péréquation. Tout est parfaitement traçable et contrôlable.

Je suis d’ailleurs étonné d’entendre qu’il faut abandonner le marché européen de l’électricité au motif qu’il est assis sur une tarification au coût marginal. S’il l’est, c’est parce que c’est un marché efficace – c’est en tout cas ce que j’ai appris à l’école. Or le principe de l’Arenh était justement de sortir le nucléaire français – qui permet de produire 75 % de notre électricité – de la tarification au coût marginal du gaz et de lui appliquer un tarif régulé pour un volume significatif. Ce prix a été fixé à 42 euros par térawattheure. Était-ce suffisant ou aurait-il fallu monter à 55 ou 60 euros ? On pourrait en débattre.

Toujours est-il que le nouveau système n’a pas pris en compte cette dimension, mais répond avant tout aux besoins d’EDF et de l’État actionnaire, qui doivent financer les centrales. Je ne sais pas d’où le prix de 70 euros est sorti – l’équation est probablement multifactorielle –, mais le fait est qu’il est trop élevé pour les industriels comme les particuliers. Reste que j’ai du mal à comprendre comment on peut dénoncer la tarification au coût marginal et adopter une loi visant à laisser jouer le marché et à ne protéger que face à des prix élevés. Ce n’est pas logique.

Par ailleurs, nous sommes en mai 2025, et nous ne savons toujours pas comment va fonctionner le nouveau système : c’est un problème. Comme le coût de l’électricité est plutôt bas actuellement – ce qui fait d’ailleurs que le nouveau mécanisme ne fonctionnerait pas –, nous en achetons pour protéger nos clients résidentiels et les faire profiter de prix bas l’année prochaine. Nous ne nous inscrirons pas dans le nouveau mécanisme. Celui-ci répond-il à la demande des industries électro-intensives ? La réponse est non.

M. Charles Rodwell, président. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Pierre Cordier (DR). Si demain, à l’occasion de votre retraite, vous deveniez ministre de l’industrie – on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve –, quelles normes supprimeriez-vous en priorité pour alléger les contraintes européennes et favoriser la création d’emplois en France ? Il ne s’agit pas tant d’avoir davantage de liberté que de trouver comment favoriser la création de richesse et d’emplois, notamment dans les territoires les plus en difficulté, donc comment vous y accueillir plus facilement. C’est tout l’objet de cette commission. J’ai beau être un libéral, je crois aussi beaucoup en l’État, sans lequel les choses seraient plus compliquées pour des territoires comme les Ardennes ou la circonscription du rapporteur, où la croissance économique et l’implantation des entreprises ne sont pas naturelles.

Je précise que je ne pense pas forcément aux normes environnementales – j’étais présent lorsque vous aviez été entendu par la commission des affaires étrangères, et certains, pas dans ma famille politique, vous en avaient mis plein la tête.

M. Éric Michoux (UDR). On vit au gré des lubies de l’État. Il décide de se mettre à l’électrique, on importe des panneaux photovoltaïques de Chine. Il veut faire de l’éolien, on importe des éoliennes de Chine. Puis il faut stocker tout ça dans des batteries – qui viennent souvent, elles aussi, de Chine. Cette solution est facile, mais elle illustre notre dépendance industrielle.

Dernière lubie en date : les chaudières à biomasse. Pour être écolos, on a décidé de brûler les résidus de biomasse – des thuyas, des palettes… Des millions, des milliards, même, ont été investis dans de gros projets, sauf qu’il n’existe pas de réseau de biomasse en France. Donc on détruit des arbres d’Amazonie qui sont ensuite acheminés avec des pétroliers ou supertankers qui brûlent du gasoil juste pour alimenter des chaudières à biomasse et nous donner bonne conscience. Que pensez-vous de cette orientation vers la biomasse ?

M. Patrick Pouyanné. J’ai décidé que TotalEnergies ne ferait pas dans la biomasse chaudière. Après avoir regardé le dossier, mes collègues sont venus m’expliquer qu’il fallait qu’on achète des scieries en Bourgogne. Je leur ai dit que tout cela me paraissait compliqué : non seulement il n’y a pas d’effet d’échelle – or nous sommes bons quand nous faisons les choses en grand –, mais en plus, il aurait fallu remonter la filière – bois et forêt – alors que ces économies sont éloignées de la nôtre. Nous avons beau avoir une belle forêt, la France n’a pas les filières pour faire du gros, contrairement aux pays où la forêt est exploitée à cette fin. Le chauffage par biomasse ne m’a donc pas paru prioritaire. Évidemment, pour répondre à la demande des clients, nous vendons aussi des pellets dans les stations-services, mais je ne suis pas convaincu, d’autant que les pellets sont importés. Tout cela risque fort de se transformer en écoblanchiment ou greenwashing. Soyons un peu raisonnables.

Monsieur Cordier, votre question est passionnante. Je pense qu’il faut faire confiance aux industriels : ils sont responsables et libres.

Ministre de l’industrie est sans doute un beau poste ; je fais confiance à celui qui l’occupe ; à mon avis, il s’agit surtout d’éviter que des entreprises ferment.

En politique, il faut s’attaquer à des symboles pour montrer que les choses changent. Je vais faire hurler et mes propos vont être repris, mais si cela tenait à moi, je supprimerais la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre et l’objectif ZAN, deux symboles qui prouvent l’absence de volonté profonde de soutenir l’industrie et l’investissement. Je comprends ce qui sous-tend ces mesures, mais, encore une fois, on va trop loin dans la normalisation, la régulation et la judiciarisation. Ce ne sont que des exemples qui me sont venus à l’esprit, notamment parce que le président a déclaré qu’il voulait écarter la directive européenne sur le devoir de vigilance : autant supprimer aussi la loi française, pour remettre tout à zéro. Mais je n’y ai pas vraiment réfléchi.

Les mesures décidées depuis 2017 ont permis d’assurer la stabilité fiscale et d’attirer les investisseurs internationaux et les investissements directs étrangers. Mais arrêtons d’ajouter sans cesse de nouvelles normes, car on finit par s’y perdre. Peu mais bien, voilà qui serait de bonne politique – mais je sais que c’est un vœu pieux.

M. Pierre Cordier (DR). C’est la première mesure que vous prendriez ?

M. Patrick Pouyanné. Je ne suis pas vraiment candidat !

M. Pierre Cordier (DR). « Pas vraiment » ?

M. Patrick Pouyanné. Je suis très bien là où je suis. Je n’ai donc pas passé de temps à réfléchir à cette question.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). La faiblesse du pouvoir d’achat des bas salaires peut freiner la réindustrialisation de notre pays. En 2024, vous avez perçu un peu plus de 1,5 million d’euros, somme à laquelle il faut ajouter une variable d’environ 2,7 millions. Vous venez de dire qu’il fallait s’attaquer à des symboles en politique, mais vous vous êtes exprimé l’année dernière contre une augmentation du Smic à 1 600 euros net par mois, proposition incluse dans le programme du Nouveau Front populaire, qui a remporté les élections législatives. Vous estimiez que cette mesure relancerait le chômage, alors que celui-ci n’a malheureusement pas besoin de cette avancée pour augmenter. Vous gagnez en un an ce qu’un smicard percevant 1 600 euros mettrait plus de deux siècles à toucher. Ne pensez-vous pas que la réindustrialisation du pays passe également par une plus grande justice sociale, de nature à relancer la consommation intérieure ?

Lors de son déplacement à Mayotte à la fin du mois d’avril, Emmanuel Macron a évoqué l’idée de faire de l’archipel une base arrière de TotalEnergies, qui exploite du gaz au Mozambique. Il a souligné que des infrastructures comme le port de Mayotte pouvaient renforcer la place de ce territoire d’outre-mer dans la région du canal du Mozambique, notamment grâce à des perspectives dans le domaine des hydrocarbures qu’il a qualifiées d’« inédites ». Il a, dans cette optique, cité le nom de votre entreprise. La réindustrialisation de la France passe aussi par la reconstruction de Mayotte après le dramatique passage du cyclone Chido. Vous avez annoncé le redémarrage du projet Mozambique LNG, bloqué depuis la tragique attaque terroriste de Palma en 2021 ; néanmoins, il manque l’accord du Royaume-Uni et des Pays-Bas : ces pays, financeurs potentiels, s’interrogent sur les liens entre TotalEnergies, la force opérationnelle conjointe ou joint task force et l’armée du Mozambique. Étiez-vous au courant que des soldats mozambicains étaient accusés de crimes par les populations locales, notamment d’avoir participé aux massacres dits des conteneurs ? Je ne doute pas que vous souhaitiez que toute la lumière soit faite sur ces faits, y compris pour rassurer l’ensemble des financeurs potentiels de Mozambique LNG, mais quel degré de confiance accordez-vous aux autorités mozambicaines pour enquêter sur ces faits ? Ne pensez-vous pas qu’une enquête internationale, placée sous l’égide de l’ONU, serait plus pertinente ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Nous avions échangé à l’occasion d’une audition de la commission d’enquête sur la souveraineté énergétique ; j’avais alors rappelé le choix fait par les États-Unis, après les attentats contre le World Trade Center, de renforcer leurs capacités fossiles ; cette politique n’a pas protégé l’industrie locale, mais elle a grandement protégé l’économie américaine.

Nous entendons dire depuis une bonne dizaine d’années que l’électrification est la voie à emprunter pour réindustrialiser ; je ne suis pas opposé au principe, mais il n’est manifestement pas possible de l’appliquer de manière satisfaisante. Peut-on maintenir en Europe une industrie, voire en reconstruire une, sans utiliser, pendant encore quelques années, des énergies fossiles ? L’industrie propre ne semble pas être opérationnelle à des coûts abordables pour les consommateurs européens, notamment ceux des classes moyennes et populaires, dont le pouvoir d’achat s’est effondré, sans que votre salaire y soit pour quoi que ce soit – ce serait trop simple.

J’ai saisi votre cabinet, qui ne m’a pas répondu, pour lui faire part de mon étonnement après le vote favorable à la PPE 3 de la représentante de TotalEnergies au Conseil supérieur de l’énergie (CSE). En effet, cette PPE est très hostile à votre entreprise et, de mon point de vue, à l’intérêt national. Elle grave dans le marbre un prix du gaz et du pétrole supérieur de 50 % pour les dix prochaines années. Je comprends que le groupe d’influence ou lobby des énergies renouvelables vote une motion pour contourner le Parlement sur la PPE et faire adopter une programmation écrite par des hauts fonctionnaires dans le dos des responsables politiques, mais je comprends moins que vous souteniez cette manœuvre, surtout après vous avoir entendu aujourd’hui.

Nous sommes extrêmement inquiets de l’état de la raffinerie de Donges. Comment la représentation nationale peut-elle aider TotalEnergies à assurer le bon fonctionnement de cette installation ? Qui est responsable de la situation actuelle, marquée notamment par la sous-production ? Votre entreprise n’a-t-elle pas suffisamment investi ? L’état de Donges résulte-t-il des normes et des critères d’activité qui lui ont été imposés ? La dépendance de notre pays aux importations pour fabriquer des produits pétroliers est inquiétante. Puisque nous avons encore besoin de carburant, comment pouvons-nous assurer les opérations de transformation du pétrole en France ? Voilà une question de réindustrialisation concrète.

TotalEnergies, autrefois grand acteur de la chimie, s’est beaucoup désengagé de ce secteur. Maintenir cette activité en Europe et en France semble très difficile ; quel regard portez-vous sur cette situation ? Comment conserver notre souveraineté dans ce domaine encadré par des normes environnementales ? Quelles sont les normes utiles ? Où se situe l’excès ? Si vous vous êtes désengagés, c’est que vous avez estimé que le secteur n’offrait pas de rentabilité suffisante ou qu’il n’était plus nécessaire de poursuivre ce métier historique – position à laquelle je m’oppose.

Enfin, TotalEnergies est le dernier grand acteur français à savoir livrer de grands projets d’infrastructures en temps et en heure. Le terminal méthanier de Dunkerque offre un exemple de réussite logistique achevée dans le délai et l’enveloppe financière prévus. J’aimerais que toutes les entreprises françaises soient capables d’atteindre de tels résultats. Comment expliquez-vous votre performance là où d’autres mettent quinze à vingt ans pour achever des chantiers si ce n’est identiques, en tout cas comparables ? Vous êtes également capables d’atteindre ces résultats à l’étranger : vous avez mené à leur terme des chantiers exceptionnels, notamment en Russie dans des conditions difficiles. Tenir les délais et les coûts semble malheureusement une exception en Occident et non la règle ; or nous ne parviendrons pas à réindustrialiser notre pays ni à améliorer les conditions de vie de nos compatriotes s’il faut dix ou quinze ans pour livrer la moindre infrastructure ou usine.

M. Patrick Pouyanné. Chez TotalEnergies, aucun salarié ne touche moins de 2 000 euros brut par mois, somme supérieure à 1 600 euros net. La question que l’on m’avait posée ne concernait pas ma société, donc pas mon salaire, lequel n’a rien à voir avec le sujet de la réindustrialisation en France. Elle portait sur l’ensemble des entreprises françaises : j’y ai répondu en tant qu’entrepreneur et citoyen plutôt qu’en tant que PDG de TotalEnergies. J’assume les politiques menées dans mon entreprise, qui a les moyens de les conduire. En revanche, j’ai bien dit qu’une remontée trop forte et trop rapide du Smic risquait d’affecter négativement le solde des créations d’emplois ; le président du Medef avait d’ailleurs soutenu ma position.

Je ne pense pas qu’il y ait un lien entre le projet au Mozambique et la réindustrialisation de la France. Je ne vais donc pas répondre à cette question dans le cadre de votre commission d’enquête, devant laquelle j’interviens sous serment. En tout cas, oui, je fais confiance aux institutions du Mozambique. Je me suis engagé auprès du président en lui faisant part de mon souhait que la justice de son pays fonctionne. Nous avons fait appel à la Commission nationale des droits de l’homme, laquelle mène son enquête. Ces pays progresseront si nous avons confiance dans leurs institutions. Nous devons cesser de leur faire la leçon à tout propos. Nos démocraties s’honoreraient de prendre ce chemin et de cesser leur néocolonialisme. Je vous confirme que TotalEnergies n’a rien à voir avec l’armée du Mozambique. Dans ce dossier, les gens qui répandent des allégations devraient apporter des preuves de leurs dires ; évidemment, ils n’en ont apporté aucune. Je sais qu’au temps des réseaux sociaux, le dénigrement est une vérité, mais attendons de connaître la position de la justice.

Plus intéressant est le sujet de Mayotte. Effectivement, les autorités françaises nous ont demandé de regarder si le projet de près de 20 milliards de dollars dans lequel nous investissons au Mozambique pouvait avoir des retombées pour Mayotte. Il est normal que le PDG de TotalEnergies, qui est français, accepte d’examiner le sujet. Je ne suis pas sûr que le sujet intéresse autant mon collègue américain qui investit dans le même site. Nous avons décidé d’installer des bases arrière sanitaires, parce que la zone du projet au Mozambique ne bénéficie pas de grandes lignes de communication : nous avons proposé d’investir dans des blocs opératoires pour aider l’hôpital de Mayotte, qui en a besoin, à se moderniser, d’autant que le temps de trajet en hélicoptère en cas d’évacuation due à un accident n’est pas rédhibitoire. Avec des entreprises, notamment Technip Energies, nous étudions la possibilité de faire du port de Longoni une base arrière utilisée par les gens qui fabriquent divers équipements pour le site. Je serais heureux, en tant que PDG de TotalEnergies, de contribuer à redonner à Mayotte une certaine activité.

Je n’ai pas de cabinet, monsieur Tanguy : j’ai deux secrétaires, mais pas de cabinet. Grâce à vous, je découvre que nous comptons un représentant au CSE. Vous voyez que TotalEnergies est une grande entreprise dans laquelle il se passe beaucoup de choses, lesquelles, fort heureusement, ne remontent pas toutes au PDG. Sur le fond, je confirme les propos que j’ai tenus tout à l’heure.

La stratégie de TotalEnergies est de continuer à produire et à développer du pétrole et du gaz tout en investissant dans les énergies décarbonées. Le mot « transition » est important. Je ne cesse de répéter que tant que n’aura pas été construit le système mondial, ou français, d’énergies décarbonées, nous ne pouvons pas arrêter nos investissements dans le pétrole et le gaz car si on ne fait rien, les gisements déclinent naturellement. Grâce au nucléaire, la France est sans doute plus proche de l’objectif que d’autres pays, en Europe comme dans le monde. Le mix français n’est pas si loin d’atteindre un niveau de décarbonation élevé. Vous avez utilisé un mot fondamental, « abordable ». La vraie difficulté de la transition énergétique réside dans le fait que ni les industriels, ni les particuliers ne sont prêts à payer leur énergie plus chère. Il s’agit d’un bien fondamental ; or les énergies moins denses coûtent plus cher. Le soleil est gratuit et le coût marginal de l’énergie solaire est faible, mais celle-ci est intermittente. Nous sommes obligés d’investir dans le solaire et l’éolien, mais également dans des centrales à gaz pour distribuer à nos clients une électricité disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Rendre abordables les énergies renouvelables requiert du temps : des progrès rapides sont faits dans certains secteurs, quand d’autres présentent davantage de difficultés.

TotalEnergies vient d’investir 500 millions dans la modernisation de la raffinerie de Donges. Le programme d’investissement est achevé. L’usine est ancienne et s’arrête un peu trop souvent, mais elle devrait maintenant connaître moins de difficultés. Nous avons également investi pour que la voie ferrée contourne l’usine, car de nombreux problèmes découlaient de la traversée du site. Nous avons l’ambition de maintenir cette raffinerie à flot ; notre récent investissement le prouve. Il est, entre autres, destiné à permettre de produire de l’essence répondant aux normes européennes : la production de la raffinerie étant essentiellement exportée, une question de marges se posait. J’espère que l’ensemble du personnel de Donges se mobilisera pour faire fonctionner au mieux cette raffinerie.

Nous n’avons pas abandonné la chimie ; nous avons créé une société, Arkema, qui marche plutôt bien et qui fêtera ses vingt ans l’année prochaine. TotalEnergies a décidé, en 2006, de conserver la pétrochimie, à savoir l’activité directement liée au raffinage. Nous sommes devenus un producteur de plastiques, le dixième ou le onzième mondial. Quand le portefeuille de l’entreprise est devenu trop gros, nous avons organisé la sortie de TotalEnergies. Arkema a su, indépendamment de TotalEnergies, bien entendu, prendre les décisions qui s’imposaient. Nous ne redeviendrons pas chimistes, mais nous restons pétrochimistes.

Dans ce secteur, l’Europe souffre d’un coût du travail plus élevé, de normes environnementales plus strictes et d’une énergie plus chère qu’ailleurs. L’ensemble des industriels européens ont lancé, depuis un site pétrochimique situé à Anvers, un appel à ce sujet à la présidente de la Commission européenne Mme Ursula von der Leyen. La Commission européenne veut étendre le règlement du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances, dit « règlement Reach », à tous les plastiques en expliquant qu’il s’agit d’une mesure de simplification, alors que son déploiement nous obligerait à classifier tous les plastiques produits. Je ne comprends plus les objectifs de ce genre de démarches, contraires à la volonté proclamée de simplifier. La pétrochimie européenne affronte une concurrence étrangère très forte, provenant en particulier des États-Unis. Ces derniers investissent beaucoup dans la pétrochimie, secteur dans lequel ils bénéficient d’une main-d’œuvre moins chère, mais ils ne parviennent pas à exporter en Chine, donc le font dans l’Union européenne. La pétrochimie européenne est en difficulté. ExxonMobil a arrêté son vapocraqueur en Normandie et nous en avons fermé un à Anvers pour préserver notre activité implantée en France – notre nationalité influence nos décisions.

TotalEnergies possède historiquement deux savoir-faire : elle compte de bons géologues et ingénieurs réservoirs qui trouvent des gisements et elle sait construire de grands projets. Nous déployons actuellement une dizaine de grands projets dans le monde, lesquels représentent entre 15 milliards et 20 milliards. Les équipes de gestion de projet s’efforcent de tenir les délais et les coûts.

M. Frédéric Weber (RN). La part de l’actionnariat français au sein de votre groupe a fortement diminué ; cette tendance pourrait-elle influer à l’avenir sur la composition du directoire et les choix stratégiques ?

Lors d’une audition récente, vous avez affirmé que vous trouveriez normal qu’une entreprise retrouvant de très bons résultats après avoir bénéficié du soutien des pouvoirs publics rembourse les aides perçues. Je ne dresserai pas de parallèle avec ArcelorMittal, qui a annoncé un vaste plan de suppression de postes après avoir enregistré des bénéfices très élevés pendant plusieurs années, mais quelle est votre position sur le niveau socialement responsable de la taxation du rachat d’actions en cas de surprofits ?

M. Patrick Pouyanné. La gouvernance de l’entreprise dépend de la nature de son conseil d’administration. Celui de TotalEnergies est composé de six Français, dont le PDG que je suis et l’administrateur référent qui m’accompagne, et de cinq étrangers ; cette composition est le fruit de nos propositions et de nos décisions. Il n’y a donc pas de fantasme à avoir. Si, un jour, 80 % des actionnaires ne sont pas français, peut-être les choses changeront-elles. C’est d’ailleurs pour cela que je regrette la fonte de l’actionnariat français, due aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et aux investissements socialement responsables (ISR). Il s’agit d’une profonde erreur collective. Les choix qui ont été faits auraient dû être davantage mûris. J’essaie de convaincre les investisseurs français, visiblement j’y parviens moins qu’avec d’autres, mais n’exagérons pas : le siège de l’entreprise est situé à Paris et son PDG ainsi que son comité exécutif savent ce qu’ils doivent faire pour assurer la suite.

Je me suis exprimé au sujet du remboursement des aides lors du retour à meilleure fortune.

J’ignore ce que sont les surprofits, je ne connais que les profits. En 2022, nous avons utilisé ces derniers, très élevés, pour désendetter l’entreprise. C’était pour nous une priorité ; aujourd’hui, la dette de notre groupe, de taille mondiale, est extrêmement limitée. Nous avons également augmenté nos investissements, notamment dans la transition énergétique : ceux-ci sont compris entre 4 milliards et 5 milliards par an, niveau atteint bien plus vite que prévu dans nos plans. Enfin, nous avons distribué un dividende exceptionnel, car les dividendes constituent le meilleur moyen de rémunérer les actionnaires.

On peut éventuellement racheter les actions. Faut-il taxer cette opération ? Vous, membres de la représentation nationale, avez décidé l’an dernier d’imposer le rachat d’actions à un taux de 1,6 % – et non de 1 % comme on l’a dit, si bien que le taux était plus élevé en France qu’aux États-Unis. Si ce taux venait à progresser, nous arrêterions les rachats d’actions au profit du désendettement de l’entreprise. Le cours de l’action TotalEnergies baissera et la part de l’actionnariat international progressera. Je ne m’étais pas opposé à la taxation du rachat d’actions ici, puisqu’elle existait sur le marché américain, mais j’espérais qu’elle ne dépasserait pas 1 %. Tel n’est pas le cas, donc il ne serait pas opportun d’augmenter ce prélèvement. Une telle mesure pourrait nous inciter à faire autre chose, car elle deviendrait un élément négatif dans la compétition avec nos concurrents : tel est le fonctionnement du capitalisme. Encore une fois, dans notre allocation du capital, le rachat d’actions représente la dernière part. Comme je le répète à tous les actionnaires et investisseurs, nous distribuons des dividendes, nous investissons dans l’entreprise, nous la désendettons et, s’il reste de l’argent, nous rachetons des actions. Le rachat d’actions n’est rien d’autre que la préparation de la croissance du dividende de l’année suivante : nous rachetons 5 % et nous augmentons le dividende de 5 %, car, à dépenses constantes, la diminution du nombre d’actions fait progresser le dividende. Le conseil d’administration de TotalEnergies veille à ce que les profits servent d’abord à l’investissement. Cette année, le prix du pétrole nous empêchera de consacrer de l’argent au rachat d’actions.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelles conclusions les députés doivent-ils tirer de la cotation de TotalEnergies à New York ?

Lors de votre audition au Sénat, vous vous êtes prononcé en faveur d’une clause de retour des aides publiques lorsque le bilan des entreprises qui en ont bénéficié s’améliore. Pouvez-vous détailler votre position ?

Serait-il rentable pour un énergéticien comme TotalEnergies de développer en France des énergies renouvelables, notamment les intermittentes, à savoir l’éolien et le photovoltaïque, s’il n’y avait pas de subventions publiques ?

M. Patrick Pouyanné. TotalEnergies est déjà cotée à New York depuis trente ans, par l’instrument de l’American Depositary Receipt (ADR). La nouveauté consiste simplement à transformer les ADR en actions ordinaires, car les premiers entraînent un coût de gestion pour les investisseurs américains. Il n’y a pas et il n’y aura jamais de double cotation. Les mêmes actions seront cotées en continu entre la France et les États-Unis. Le marché de la production de l’action restera celui de Paris. Cette opération a alimenté beaucoup de mythes, alors que son objectif est simple : la transformation des ADR en actions entraîne une hausse des achats d’actions de TotalEnergies par les investisseurs américains. Actuellement, les ADR représentent 10 % du capital. Ce dernier ne sera pas séparé en deux par une double cotation. J’aimerais qu’il y ait davantage d’actionnaires français, mais c’est malheureusement de l’autre côté de l’Atlantique que le potentiel de croissance existe.

On m’a demandé ce que je ferais si j’étais ministre de l’industrie : je veillerais à prévoir des avances remboursables pour toutes les aides accordées. Le mécanisme est sain : il n’implique pas le remboursement de l’aide, mais il prévoit que si le résultat de l’entreprise est meilleur que prévu, la clause de l’avance remboursable s’applique. Il est opportun que l’État soutienne des politiques d’innovation ou aide l’économie quand le contexte est très difficile comme au moment de la pandémie de Covid, mais les impôts sont l’argent des Français. Entre 2020 et 2024, dans le domaine des énergies renouvelables, TotalEnergies a rendu un surplus à l’État quand le prix de l’électricité était supérieur au prix garanti – le contrat de l’État est plutôt bon. Le montant correspond environ à l’aide apportée par l’État quand le prix de l’électricité était très bas – mécanisme qui s’apparente à une garantie de rentabilité. Le solde des flux s’est révélé neutre, donc il est possible de se passer de ce système.

Je ne suis pas un chaud partisan de tous les contrats soutenant les énergies renouvelables. TotalEnergies n’a pas de tel contrat aux États-Unis, donc l’entreprise investit dans des batteries et des fermes solaires. Elle essaie de vendre une partie de l’électricité ainsi produite, environ 70 %, à des industriels, qui aiment avoir de la visibilité sur les prix. Le reste est vendu sur le marché, cette activité donnant des résultats fluctuants, parfois bons, parfois moins positifs. Nous avons été incités à investir dans les batteries, car, sans elles, l’entreprise peut prendre des bouillons, par exemple si elle vend l’électricité à midi quand le prix est négatif. Les investissements consentis aux États-Unis dans les énergies renouvelables sont élevés et ils comprennent toujours un volet consacré aux batteries. Il y a un instrument fiscal pour soutenir cette activité : il s’agit de crédits d’impôt, transférables à d’autres acteurs – un marché des crédits d’impôt s’est d’ailleurs constitué.

Il est envisageable d’adopter un tel modèle, certes plus capitalistique et moins protecteur ; les petits développeurs d’énergies renouvelables ont ce système en horreur, mais TotalEnergies cherche, grâce à ses clients, les rendements qu’offrent les gros volumes. Plusieurs pays basculent dans ce modèle, mais une telle évolution relève de choix collectifs que ne soutiendront pas les acteurs des énergies renouvelables. Je ne cherche pas à atteindre une rentabilité des investissements de l’ordre de 6 % ou 7 %, ce à quoi s’emploient en revanche les subventions de l’État dans le cadre des mécanismes engageant la CRE. TotalEnergies est une entreprise disposée à prendre des risques sur le marché, mais les points de vue divergent entre les industriels selon leur taille.

M. le président Charles Rodwell (EPR). Nous vous remercions, monsieur le président, pour votre présence. Vous pouvez compléter nos échanges en transmettant au secrétariat de la commission d’enquête les réponses au questionnaire reçu et tous les éléments que vous jugerez utiles à nos travaux.

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*     *

45.   Table ronde, ouverte à la presse, sur le financement privé de la réindustrialisation, réunissant : Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB) ; M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG) ; M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest ; et M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons ces auditions avec une table ronde consacrée au financement privé de la réindustrialisation. Je vous souhaite la bienvenue et vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.

Nous accueillons donc :

– Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB),

– M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG),

– M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest,

– et M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Yves Perrier, M. Bertrand Rambaud, M. Philippe Setbon et Mme Maya Atig prêtent serment.)

Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB). Le financement bancaire de l’industrie en France se caractérise par son ampleur, son dynamisme et son fort potentiel. Les crédits à l’industrie manufacturière représentent ainsi 13 % du total des crédits aux entreprises, une proportion nettement supérieure à la part de ce secteur dans le PIB, inférieure à 10 %. Les encours de crédit à l’industrie ont connu une progression significative, passant de 160 milliards d’euros en 2020 à 180 milliards aujourd’hui. Cependant, nous n’avons pas encore retrouvé le niveau de 17 % observé au début des années 2010.

Il est également important de souligner que plus d’un tiers des crédits accordés à ce secteur sont des lignes de crédit mobilisables mais non tirées. Cette situation témoigne de la stratégie des industries qui constituent des réserves financières pour gérer leur capacité d’investissement de manière optimale face aux incertitudes économiques.

Sur le plan conjoncturel, l’industrie affiche une résilience notable, avec une part des défaillances nettement inférieure à sa part dans l’économie globale.

Le financement bancaire joue également un rôle essentiel dans le développement de l’industrie verte. La décarbonation et la réduction de l’impact écologique sont devenues des priorités, motivées non seulement par des considérations environnementales, mais aussi par des objectifs d’économies d’énergie et de stabilité des coûts énergétiques.

Au niveau mondial, les banques ont élaboré des trajectoires de décarbonation sectorielles, notamment pour l’automobile, l’acier, le ciment et l’aluminium. Cette approche, basée sur des hypothèses internationales, leur permet d’aligner leurs stratégies de financement sur les objectifs de réduction des émissions tout en continuant à soutenir leurs clients.

Concernant les conditions actuelles de financement, même si la liquidité est aujourd’hui satisfaisante pour répondre à la demande de crédits, les exigences croissantes en matière de solvabilité et de prudence pourraient à l’avenir constituer un frein. Bien que la solidité du secteur bancaire soit essentielle, un excès de prudence pourrait conduire à une forme de paralysie, limitant la capacité des banques à se projeter dans l’avenir et à soutenir pleinement l’activité économique.

Dans la mesure où nous ne rencontrons actuellement aucune difficulté en termes de collecte et de liquidité, il nous paraît essentiel de ne pas multiplier les propositions de livrets divers. Nous sommes en effet convaincus que la prolifération de livrets ne favorise pas le financement de l’industrie. En revanche, nous estimons nécessaire de porter une attention particulière aux règles prudentielles, en les adaptant de manière proportionnée aux risques réels, plutôt que de s’engager dans une course effrénée vers des normes toujours plus contraignantes. Il est également essentiel de renforcer la compréhension du risque par les épargnants et de leur offrir des incitations à la prise de risques mesurés. Or actuellement, tant au niveau français qu’européen, nos modes de traitement de l’épargne favorisent excessivement la liquidité totale. Cela se traduit par la possibilité pour les épargnants de récupérer immédiatement leurs fonds, tout en bénéficiant d’une rentabilité optimale compte tenu d’une prise de risque nulle. Cette situation, particulièrement marquée en France avec l’épargne réglementée, crée une sorte de formule magique combinant risque zéro, liquidité totale et rémunération potentiellement supérieure à d’autres titres. De plus, le cadre juridique actuel n’incite pas à proposer des produits plus risqués.

Pour relever ces défis, nous proposons plusieurs solutions. Tout d’abord, il est impératif de stabiliser le cadre réglementaire de l’Union européenne qui, bien qu’il ait contribué à notre stabilité financière jusqu’à présent, risque aujourd’hui de freiner les investissements nécessaires s’il devient trop rigide.

Nous devons en outre repenser la manière dont les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont intégrés dans les relations financières. Il est certes essentiel de comprendre et d’évaluer ces risques, tant du point de vue des clients que des institutions financières. Cependant, l’établissement de règles trop contraignantes ou l’augmentation systématique du calcul du risque en fonction de l’impact ESG pourrait engendrer une frilosité préjudiciable à tous les acteurs économiques. Cette approche risque de décourager les entreprises, notamment celles qui cherchent à décarboner leurs activités, en les submergeant de contraintes administratives et juridiques excessives. De plus, si ces critères devenaient un outil systémique d’attribution de crédit, cela pourrait entraver le dialogue constructif entre le financeur et son client, ajoutant des contraintes là où la flexibilité et l’adaptation sont nécessaires.

La Commission européenne a heureusement lancé un plan d’action pour l’union de l’épargne et de l’investissement, s’appuyant sur le rapport de Mario Draghi sur le futur de la compétitivité de l’Europe du 9 septembre 2024 ou celui de Christian Noyer « Développer les marchés de capitaux européens pour financer l’avenir » publié le 29 avril 2024. Ce plan vise à établir un lien plus efficace entre la capacité d’épargne, la prise de risques mesurée, et les besoins d’investissement des entreprises.

Cet enjeu est majeur pour l’avenir, car les investissements de demain devront répondre à des défis multiples tels que l’amélioration de la production, le renforcement de la compétitivité, la réindustrialisation et l’adaptation à la transition environnementale.

M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable. En préambule, il convient de souligner que si nous nous interrogeons aujourd’hui sur la réindustrialisation, c’est parce que la France a connu un processus de désindustrialisation considérable et méthodique depuis une trentaine d’années. Actuellement, la part de l’industrie dans notre économie oscille ainsi entre 9 et 10 %, un niveau comparable à celui de la Grèce. En comparaison, l’Allemagne maintient un taux de 22 à 23 %, l’Italie de 15 à 16 %, et la Suisse, fait moins connu, se situe également autour de 22 à 23 %.

Ce déclin industriel français résulte de multiples facteurs et semble avoir été le fruit d’une préférence collective. Il marque la fin de ce que j’appelle dans mon livre Quelle économie politique pour la France ?, publié en 2023 avec François Ewald, le « pacte gaullo-pompidolien », dernière période où la France a connu un véritable essor industriel, atteignant un niveau proche de celui de l’Allemagne au début des années 1970. Alors que la France était encore profondément agricole, elle a su dans cette période s’industrialiser par une combinaison que j’appelle le « libéral-colbertisme » ; libéralisme au sens du plan Rueff-Pinay adopté le 23 décembre 1958, Armand Rueff étant le traducteur de l’ordo-libéraux Allemands – d’où la phrase prêtée à Pompidou à propos du marché « Arrêtez d’emmerder les Français » – et colbertisme parce que de grands projets d’Etats créent une dynamique industrielle.

La réindustrialisation nécessite avant tout un projet politique ambitieux et de puissance. Elle implique l’alignement de tous les acteurs, entreprises, système financier et État, vers un objectif commun. L’industrie est essentielle car c’est en son sein que se crée la valeur ajoutée. Nous avons trop longtemps cédé aux sirènes de la société de services ou même de la société du temps libre, allant jusqu’à la théorisation d’une « industrie sans usine » ou fabless par Serge Tchuruk, ancien président-directeur général d’Alcatel entre 1995 et 2006.

Une réindustrialisation efficace exige un plan global, à l’image des plans du début de la Ve République, qui ne se limitaient pas à des œuvres administratives mais visaient à fédérer toutes les parties prenantes autour d’un objectif commun.

Concernant les aspects financiers, je définis l’économie comme l’art de combiner le plus efficacement possible travail et capital. Dans ce contexte, nous pouvons constater qu’en France comme en Europe, le capital ne manque pas. Le taux d’épargne en Europe se situe ainsi entre 15 et 16 %, la France ayant même atteint 18 % récemment, alors qu’aux États-Unis, il oscille entre 6 et 8 %. Cependant, une part significative de cette épargne européenne est exportée, principalement vers les États-Unis, pour un montant estimé entre 300 et 500 milliards d’euros. L’Europe et le Japon sont aujourd’hui les deux principales zones exportatrices d’épargne finançant les déficits américains, la Chine ayant réduit sa contribution en flux. Cette exportation de l’épargne vers les États-Unis s’explique par des raisons financières et de marché. Historiquement, les taux de rendement y ont été plus élevés qu’en Europe, reflétant une croissance économique plus dynamique. Ce phénomène s’inscrit probablement aussi dans un cadre géopolitique plus large, où les États-Unis ont accepté, par exemple, les excédents commerciaux allemands.

Je souhaite aborder plusieurs points essentiels concernant l’épargne et les investissements en Europe, particulièrement en France, en comparaison avec les États-Unis. Premièrement, l’épargne européenne est majoritairement investie dans des placements à faible risque. En France, sur les 6 200 milliards d’euros d’épargne, environ 80 % sont placés dans des produits quasiment sans risque tels que l’assurance-vie en euros, l’épargne réglementée ou les dépôts monétaires. Seuls 20 % environ sont investis en actions, cotées ou non, ce qui est nettement inférieur à la proportion observée aux États-Unis.

Deuxièmement, nous constatons une tendance à l’exportation de l’épargne européenne, avec une diminution des investissements en actions locales. Lorsque des investissements en actions sont réalisés, ils se tournent de plus en plus vers les marchés étrangers, principalement américains. Cette évolution s’explique par la domination de Wall Street, qui représente plus de 50 % de la capitalisation boursière mondiale. Actuellement, les actions européennes ne représentent plus que 35 % des portefeuilles contre 51 % auparavant. Ce phénomène s’inscrit dans la stratégie américaine de maîtrise du système financier mondial. Les États-Unis ont créé un déficit commercial, mais les excédents d’épargne des autres pays viennent se réinvestir chez eux. Cela explique en partie le niveau plus élevé des bourses américaines, avec un multiple des résultats de 25 aux États-Unis contre 15 en Europe.

Un autre point important concerne le capital-investissement non coté ou private equity. Sa part dans l’allocation actions des grands fonds de pension est nettement plus faible en Europe qu’aux États-Unis, avec 2 % en France contre 20 % aux États-Unis. Or le private equity présente l’avantage de s’inscrire dans une perspective de long terme.

J’insiste sur le fait que le déficit de financement des entreprises, particulièrement des petites et moyennes entreprises (PME), se situe principalement au niveau des fonds propres, et non de la dette.

Par ailleurs, la part de l’épargne européenne gérée par des sociétés de gestion européennes a considérablement diminué, passant de 50 % il y a quinze ans à environ 20 % aujourd’hui. Cela s’explique par la domination du secteur financier américain puisque, sur les dix premiers gestionnaires d’actifs mondiaux, neuf sont américains et un seul est européen.

Face à cette situation, je propose deux objectifs principaux. Le premier est d’augmenter significativement la détention française ou européenne du capital des groupes français. En 1990, seulement 10 % du capital du CAC 40 était détenu par des fonds étrangers, principalement américains. Ce chiffre est passé à environ 45 % aujourd’hui, voire davantage si l’on exclut les grands groupes familiaux, notamment du luxe, et l’actionnariat salarié. Il est important de disposer d’un capital de base nationale car, contrairement à une idée reçue, les entreprises ont bel et bien une nationalité. Dans la perspective de la réindustrialisation, se pose la question du rôle des grands groupes français : créons-nous les conditions propices à ce qu’ils investissent davantage en France ? Or selon la nature de leurs actionnaires, les entreprises n’adoptent pas nécessairement la même attitude. La France constitue un cas particulier en Europe, puisque les groupes allemands sont majoritairement détenus par un capital allemand, ce qui est également vrai pour les groupes italiens, notamment à travers les structures familiales. Un second aspect tient à la question du réinvestissement. Un débat récurrent porte sur le niveau des dividendes. L’année passée, les dividendes versés par les entreprises du CAC 40 se sont élevés à environ 120 milliards d’euros. Cela signifie qu’environ la moitié, soit près de 60 milliards, a été versée à des fonds de pension américains pour financer les retraites outre-Atlantique, alors qu’il s’agit de sommes qui auraient pu être réinjectées dans l’économie française ou européenne.

Un deuxième objectif consiste à renforcer les PME françaises, ce qui est absolument essentiel car nous observons, depuis quelque temps, une évolution préoccupante. Après le passage progressif de nombreux grands groupes français sous capitaux étrangers, un phénomène similaire est en train de se produire dans le domaine du private equity. Si nous n’y prenons pas garde, une grande partie des PME françaises sera, d’ici une dizaine d’années, détenue par des capitaux étrangers. Malgré la qualité reconnue de plusieurs sociétés françaises de private equity, force est de constater que les principaux acteurs de ce secteur restent majoritairement anglo-saxons.

Dès lors, plusieurs types d’actions peuvent être envisagés pour favoriser cette orientation. Le cadre réglementaire constitue un premier levier. Du côté des investisseurs institutionnels, la question de la solvabilité ou solvency se pose. Pour les assureurs, ce cadre bien connu est trop défavorable à l’investissement en actions. Il en va de même des règles encadrant certains fonds, tels que les fonds de l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (ERAFP). J’ai pu constater, à plusieurs reprises, que l’introduction même limitée d’actions dans ces fonds était immédiatement perçue comme extrêmement risquée.

Un autre élément concerne la directive européenne du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers ou Markets in Financial Instruments Directive (MIFID). Acheter des actions par l’intermédiaire des réseaux bancaires relève du parcours du combattant. Cette approche est absurde, car le risque ne réside pas dans le fait de détenir des actions, mais bien dans l’allocation excessive en actions. Il est à mon sens nécessaire de repenser entièrement l’approche de cette réglementation issue de la MIFID, car il s’agit là d’un véritable problème structurel.

Par ailleurs, les dispositifs fiscaux préférentiels devraient être réservés aux fonds investis à l’amont de la chaîne, c’est-à-dire dans les entreprises elles-mêmes, afin de retrouver une politique produit plus lisible. Aujourd’hui, l’Europe compte environ 10 000 fonds contenant des actions, ce qui rend l’offre extrêmement illisible. Les acteurs doivent continuer à s’efforcer de clarifier l’offre et de la rendre accessible.

Enfin, le dernier point consiste à réserver les dispositifs fiscaux et préférentiels aux fonds investis dans des entreprises françaises et européennes. Il est nécessaire, en ce sens, de recréer une forme de préférence française ou européenne dans l’allocation de l’épargne, à l’image de ce que pratiquent les États-Unis. Il est essentiel de disposer de grandes entreprises en Europe car, lorsqu’une entreprise est industrielle, elle conserve toujours une forme d’ancrage national. Il s’agit là d’un élément central si nous souhaitons rivaliser avec les grands acteurs internationaux bien connus comme Blackrock ou Blackstone. À cet égard, parmi les atouts majeurs dont la France dispose encore, son système financier, qu’il s’agisse des banques, des gestionnaires d’actifs ou des assureurs, constitue indéniablement l’un des points de force du pays.

M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest. Je représente France Invest, qui regroupe les gestionnaires français de capital-investissement ou private equity, de dette privée et d’infrastructure. Notre secteur injecte annuellement 50 milliards d’euros dans l’économie française, soutenant 8 000 entreprises en France et 10 000 en Europe. Concernant l’industrie, nous investissons chaque année 10 milliards d’euros en capital, dette privée et infrastructure, soit 25 % de notre activité totale. L’industrie et les services associés constituent donc le premier secteur ciblé par le capital-investissement français.

Notre position d’actionnaires dans 10 000 entreprises en France et en Europe nous confère une perspective unique. Je tiens à tirer la sonnette d’alarme sur la situation actuelle que nous observons en tant qu’investisseurs présents dans les territoires et en contact quotidien avec les entreprises. Nous constatons tout d’abord une dégradation conjoncturelle significative au sein de nos PME et ETI, qui s’impose pour 2025. Le processus de désindustrialisation est bel et bien engagé.

Pour illustrer concrètement ces défis, je vais comparer la situation en France et au Canada, à travers l’exemple d’un groupe dont je suis actionnaire et administrateur, spécialisé dans la production d’emballages. En examinant leurs comptes d’exploitation, nous observons que les techniques, les matières premières et les machines sont identiques. La seule différence réside dans l’environnement de travail. Or la rentabilité de cette activité au Canada est deux fois supérieure à celle de la France. Cette disparité s’explique pour moitié par des conditions de vente nettement inférieures en France. Cela révèle une culture française du prix, caractérisée par une pression constante sur les tarifs, particulièrement marquée pour les sous-traitants, contrairement à d’autres pays européens ou étrangers qui privilégient des produits à plus forte valeur ajoutée. Cette pression sur les prix, héritée notamment de l’influence de la grande distribution, constitue un enjeu majeur. Cette problématique soulève des questions philosophiques et politiques fondamentales concernant notre vision collective de l’économie. L’autre moitié de l’écart de rentabilité s’explique, sans surprise, par les coûts de la masse salariale, incluant des charges sociales nettement supérieures à celles de nos voisins, ainsi que par un temps de travail inférieur. J’ajouterai le facteur énergétique comme troisième composante.

Ces éléments, extérieurs aux problématiques de financement, impactent profondément la vie industrielle de nos entreprises. Dans ce contexte, comment un groupe familial peut-il aujourd’hui envisager la construction d’une nouvelle usine en France face à de telles opportunités à l’étranger ? La décision est rapidement prise en faveur de l’international. Cette réalité ne se limite pas au Canada mais s’observe également en Italie et en Allemagne, pays dotés d’un capitalisme familial extrêmement puissant.

Nous avons collectivement une responsabilité à assumer pour corriger cette situation, car cet enjeu dépasse largement les seules questions de financement et engage l’ensemble des acteurs économiques.

Malgré ces défis, la France possède des atouts considérables. Nous bénéficions d’ingénieurs et de techniciens de grande qualité, d’une forte culture entrepreneuriale, ainsi que de groupes du CAC 40 qui excellent sur la scène mondiale, surpassant souvent leurs homologues étrangers.

Il est en outre essentiel de renforcer les liens entre le monde des PME et des entreprises de taille moyenne (ETI) et celui des grandes entreprises (GE). Au-delà de la question des prix, qui nécessite un véritable changement culturel, des initiatives telles que le mécénat de compétences ou l’accompagnement doivent être développées. C’est uniquement par une action collective que nous pourrons surmonter ces obstacles majeurs et éviter la disparition annoncée de notre industrie.

Concernant le financement, la France bénéficie d’atouts considérables tels que des banques exceptionnelles, le soutien de l’État, la Banque publique d’investissement (BPIFrance), la Caisse des dépôts et consignations, enviée par nos voisins, ainsi que des fonds d’investissement, faisant de la France la première industrie du private equity en Europe. Bien que les ressources financières, les outils et les compétences soient présents, un manque de financement en fonds propres persiste et nous constatons que ces capitaux tendent à se concentrer sur certains secteurs, laissant d’autres domaines sous-financés.

Pour être concret, il manque une couche de financement de type obligataire. Bien que le besoin en capital soit réel, certaines entreprises ne sont pas toujours en mesure d’offrir le rendement exigé par les investisseurs en capital. Malgré la présence de la dette bancaire, nos entreprises souffrent d’un déficit en quasi-fonds propres. Il est donc impératif de renforcer l’offre à ce niveau, sur le modèle des initiatives mises en place après la crise du Covid, comme le dispositif des obligations Relance.

Le rapport au risque de l’épargne individuelle est une réalité culturelle. Dans notre secteur, seulement 5 % de nos fonds proviennent de l’épargne individuelle, contre 50 % aux États-Unis. Sans viser un tel niveau, compte tenu des différences culturelles et historiques, il est nécessaire d’inciter cette épargne, notamment les 300 milliards mis en avant par l’État, à financer nos activités productives. Cette mobilisation ne se fera pas par la contrainte mais en suscitant l’intérêt des épargnants. Je propose, à cet égard, une idée simple, inspirée de pratiques étrangères, qui est celle de créer des produits d’investissement associant institutionnels et particuliers, en concevant des véhicules d’investissement privilégiant dans un premier temps les retours de distribution aux investisseurs privés. Concrètement, les investisseurs particuliers seraient servis en priorité, avant les investisseurs publics ou institutionnels. Cette approche, sans impliquer de financement public direct, rassurerait l’investisseur individuel en lui garantissant un flux de retour prioritaire lors des cessions d’entreprises, le motivant ainsi à financer l’économie réelle.

Les mesures que je préconise n’engendrent aucun coût pour l’État ni pour le budget, et j’ai observé leur mise en œuvre dans certains pays confrontés à des déficits de financement et d’innovation, avec des résultats extrêmement positifs.

Pour prendre un autre exemple, les fonds d’investissement présentent certes des avantages mais également des limites, notamment leur durée de vie restreinte à dix ans. Leur modèle économique, basé sur un investissement sur cinq ans, suivi d’une revente, s’avère pertinent pour les opérations de transmission, mais moins adapté pour du capital patient et de long terme.

Il y a quelques années, notre pays disposait de sociétés de capital-risque (SCR), des sociétés de fonds perpétuels ou evergreenqui s’inscrivaient dans la durée. Il est impératif de recréer des outils permettant un accompagnement sur le long terme, que ce soit pour des entreprises familiales nécessitant des investissements minoritaires ou pour des investissements technologiques qui requièrent généralement plus de cinq à sept ans pour générer de la performance. Nous devons redonner du temps à ces capitaux pour qu’ils produisent du rendement et soutiennent efficacement ces entreprises.

Concernant la technologie, bien que la France dispose de nombreuses solutions de financement, les entreprises en forte croissance peinent à trouver des financements en Europe. Nous devons donc créer une épargne européenne conséquente. Les investisseurs américains sont capables d’injecter 100, 200, voire 300 millions d’euros dans une société, ce que nous ne savons pas faire. En conséquence, nous vendons nos entreprises à des investisseurs américains capables de prendre le relais, faute de ressources suffisantes en France. Il s’agit d’un enjeu majeur si nous souhaitons conserver nos sociétés technologiques sur notre territoire.

J’aimerais également aborder le sujet, parfois mal perçu en France, des fonds de pension. Actuellement, une part importante des retraites placées dans notre pays ne contribue pas suffisamment au financement des entreprises, alors que cette épargne de long terme représente une opportunité que nous devrions saisir. Nous devrons avoir le courage d’orienter cette épargne vers le financement de nos entreprises, générant ainsi des rendements bénéfiques pour les investisseurs, les retraités et notre économie dans son ensemble.

En conclusion, je constate que nous disposons d’une multitude d’outils, souvent plus nombreux que nos voisins, d’un système financier exceptionnel et de dirigeants et entrepreneurs talentueux, qui constituent notre ressource première, mais que des ajustements sont nécessaires en termes de charges et d’évolution culturelle. Nous devons en outre mettre en place une série de petites mesures et, surtout, réallouer une partie de notre épargne annuelle vers notre économie nationale. Sans cela, nous risquons de voir des géants étrangers financer nos entreprises françaises et européennes, ce qui est inacceptable alors que nous possédons toute l’expertise nécessaire pour le faire nous-mêmes.

M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG). Je tiens avant tout à souligner que la nécessité de réindustrialiser constitue un enjeu majeur de souveraineté. Cette réindustrialisation est essentielle non seulement pour les raisons évoquées précédemment mais également parce que nous traversons une période particulière où nous devons transformer notre tissu industriel pour le rendre compatible avec une croissance durable. Cette transformation nécessite des investissements considérables que les États ne peuvent ou ne veulent pas tous assumer. L’utilisation judicieuse de l’épargne globale est donc absolument essentielle pour accélérer et réussir cette transition industrielle nécessaire.

Pour relever ce défi, deux approches existent. La première consiste à agir par la réglementation, la création de nouveaux produits ou labels. Bien que nécessaire, cette approche n’est pas à la hauteur des enjeux. Nous devons plutôt susciter l’envie à grande échelle, peut-être en créant des enveloppes plus globales afin de modifier la façon d’épargner et de financer. Nous pourrions, par exemple, développer davantage le plan épargne-retraite.

Face à l’incohérence actuelle, il est en outre indispensable de rétablir une cohérence d’ensemble. D’un côté, nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles l’épargne ne s’investit pas dans les fonds propres, en se tournant de plus en plus vers les entreprises américaines plutôt que françaises ou européennes, et, de l’autre, nous devons exercer une autocritique sur ce qui a été activement mis en place au cours des vingt ou trente dernières années. La réglementation a en effet favorisé une gestion passive, dite low cost, qui, soutenue par un groupe d’intérêt ou lobbying particulièrement efficace, ne cesse de gagner des parts de marché. Cette gestion passive repose cependant sur les capitalisations boursières. Or aux États-Unis, l’organisation des marchés et le mode de financement des retraites permettent une croissance mécanique beaucoup plus importante de la capitalisation boursière, sans même évoquer la profitabilité supérieure des entreprises. C’est précisément ce cercle vertueux que nous devons créer en France et en Europe. En développant une gestion passive uniquement fondée sur l’évolution des capitalisations boursières, nous alimentons un effet boule de neige qui, de manière active, contribue à financer des entreprises autres que les nôtres. Il nous faut donc repenser en profondeur notre approche afin de favoriser le financement de nos propres entreprises et industries.

Il est impératif de mettre un terme au travail en silo qui a conduit à une situation où nous ne finançons plus suffisamment nos économies nationales. Pour y remédier, nous devons agir sur plusieurs fronts. Il est tout d’abord nécessaire de revoir la réglementation, notamment celle qui régit les grands propriétaires d’actifs institutionnels. La directive européenne du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « directive Solvabilité II », en particulier, mérite une attention particulière. Cette réglementation, associée à d’autres mesures, engendre un effet procyclique sur l’investissement, alors que nous devrions viser un investissement contracyclique, qui permettrait d’obtenir des rendements plus élevés pour les épargnants, ce qui est essentiel pour stimuler l’attrait de l’épargne.

Pour créer un cercle vertueux en Europe, nous devons initier un processus qui commence par des incitations fiscales, certes nécessaires au départ, mais qui ne doivent pas être l’unique levier. L’objectif est d’investir dans l’innovation, la technologie et la transformation des entreprises, ce qui améliorera leur rentabilité. Cette amélioration de la rentabilité augmentera à son tour les rendements attendus pour les épargnants, les incitant naturellement à réinvestir sans nécessiter de nouvelles incitations fiscales.

Dans cette optique, l’AFG soutient activement la mise en place de produits d’investissement à long terme et d’un label européen associé, à l’instar de ce que préconise le rapport de Christian Noyer d’avril 2024, auquel l’AFG a contribué. Il ne s’agit pas de créer de nouveaux produits, mais plutôt de se concentrer sur l’attribution d’un label et d’incitations fiscales pour des produits existants orientés vers le long terme. Cela devrait englober à la fois les investissements cotés et non cotés, y compris dans les PME, dont l’importance a diminué ces dernières années.

Nous devons être ambitieux dans la définition des critères pour ce label européen. Par exemple, fixer un seuil de 70 % ou 75 % d’investissement en actions européennes serait inutile, étant donné que l’assurance-vie en France investit déjà 82 % dans les entreprises européennes. Nous devons viser plus haut afin d’obtenir un impact significatif.

Nous ne pouvons pas promouvoir la compétitivité et la simplification tout en poursuivant, dans le même temps, des initiatives telles que la Stratégie en matière d’investissements de détail ou retail investment strategy développée depuis mai 2021 par la Commission européenne. Nous devons également généraliser les plans d’épargne-retraite, y compris dans les petites entreprises, afin de permettre à tous les salariés de bénéficier automatiquement d’un complément de retraite.

Il est également essentiel de cesser l’obsession du low cost et de relancer les cotations en bourse pour assurer une continuité entre le private equity et les marchés publics. La stabilité fiscale est essentielle pour attirer non seulement les capitaux nationaux, mais également les investissements étrangers. La prévisibilité fiscale est plus importante que le niveau de taxation en soi, car elle permet aux acteurs économiques de s’adapter et de planifier à long terme.

Je souhaite, pour conclure, insister sur l’importance d’un autre enjeu, qui fait actuellement l’objet de nos réflexions, en prolongeant une démarche engagée de longue date. Nous avions en effet beaucoup travaillé, en 2016, à l’élaboration du livre blanc sur l’épargne retraite, qui avait préparé le terrain à la réforme. Nous devons aller plus loin, notamment en abaissant les seuils d’accès au plan d’épargne retraite (PER) et en généralisant l’usage. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause notre système de financement des retraites, ni la logique de répartition sur laquelle il repose. En revanche, il nous paraît essentiel de tendre vers certains standards internationaux, sans calquer pour autant les modèles de pays fondant intégralement leur système sur ce type de dispositifs, tels que les États-Unis ou l’Europe du Nord.

Il convient cependant de garder à l’esprit que notre PER, bien que déjà porteur, ne représente aujourd’hui que 10 % du PIB, contre 150 % aux États-Unis, et environ 100 % en Suède. La capacité à investir sur le long terme, à orienter durablement l’épargne vers le financement de nos entreprises, repose donc sur des dispositifs conçus avec cohérence, déployés avec constance et pensés pour durer.

M. le président Charles Rodwell. Pour commencer, et en écho à l’audition de M. Patrick Pouyanné, président de Total, nous avons constaté qu’en quinze ans, la part française au capital de Total est passée de 30 à 14 %, les seize points d’écart étant désormais détenus par des investisseurs américains. Cela s’explique notamment par la puissance des fonds de pension américains. Dans ce contexte, êtes-vous favorables à un régime de retraite par capitalisation en France pour financer l’industrie, au-delà de son impact potentiellement positif sur les retraites des Français ? Parmi les nombreux modèles évoqués par différents spécialistes, de Terra Nova à Bertrand Martinot, lequel vous semble être le plus intéressant ?

Deuxièmement, concernant l’union des marchés de capitaux (UMC), nous observons une forme d’offensive bienveillante de la part d’acteurs internationaux non européens pour intégrer la gestion passive d’actifs, les fonds négociés en bourse ou Exchange Traded Funds (ETF), parmi les bénéficiaires des futures réglementations. Pensez-vous que l’inclusion de mécanismes de type ETF dans les dispositifs de l’UMC soutiendrait nos entreprises ou, au contraire, représenterait une menace pour les gestionnaires d’actifs actuels en France et en Europe ?

Ces questions étant complexes, je vous invite à nous fournir des réponses écrites complémentaires si nécessaire.

M. Yves Perrier. L’intervention de Patrick Pouyanné au sujet de son groupe n’est qu’une illustration d’une tendance générale. En effet, la part du capital des groupes français détenue par des investisseurs étrangers est passée de 10 % à 50 % au fil du temps. Ce chiffre est même plus élevé si l’on exclut la participation des groupes familiaux. Bien que la question des fonds de pension soulevée soit pertinente, il faut également considérer le rôle de l’assurance-vie. Le véritable enjeu réside dans la réallocation de notre stock d’épargne longue, qui s’élève à environ 3 000 milliards d’euros en France, vers les actions des entreprises.

Ce changement dans la structure de l’actionnariat s’est opéré au milieu des années 1990, coïncidant avec un mouvement de privatisation et la fin des noyaux durs issus des privatisations du début de la décennie. Malheureusement, ce processus s’est déroulé sans que nous disposions du capital nécessaire. Un projet de fonds de pension, porté par le gouvernement Juppé en 1997, n’a pas abouti en raison de la chute de ce gouvernement. Parallèlement, les contraintes réglementaires sur l’assurance-vie, notamment avec l’introduction de la directive Solvabilité II, ont considérablement réduit la part des actions dans les portefeuilles. Alors qu’au début des années 2000, une compagnie d’assurance-vie détenait entre 15 et 20 % d’actions dans sa partie euro, ce pourcentage est tombé à 5 ou 6 % en raison des exigences accrues en fonds propres pour les investissements en actions par rapport à la dette, en particulier la dette d’État.

Si la mise en place d’une retraite par capitalisation gérée par des fonds de pension va dans la bonne direction, il est donc également essentiel d’adopter une approche globale pour réallouer efficacement les 3 000 milliards d’euros d’épargne. Il faut également s’interroger sur l’allocation des 1 000 milliards d’épargne réglementée, comme le Livret A, qui finance actuellement le logement social. Il s’agit d’un choix politique et collectif : souhaitons-nous orienter le capital vers l’investissement dans les entreprises, le logement social, ou le financement de la dette publique ? Cette décision est fondamentalement politique et requiert une réflexion approfondie sur nos priorités.

Mme Maya Atig. Parmi les facteurs majeurs qui influencent les mouvements de grandes masses d’épargne, les incitations publiques jouent un rôle majeur. La première de ces incitations réside dans les plafonds appliqués à l’épargne réglementée. En rehaussant significativement ces plafonds par rapport à ceux en vigueur par le passé, nous avons accrédité l’idée qu’un ménage de quatre personnes en France peut aujourd’hui cumuler plus de 120 000 euros d’épargne financière placée sur des supports sécurisés. Un ménage disposant d’un tel niveau d’épargne peut ainsi le placer en toute sérénité, sans jamais s’inquiéter des fluctuations, tout en ayant la possibilité de le retirer à tout moment, avec la garantie d’un placement défiscalisé. Ce choix résulte d’une décision politique prise en 2012. Auparavant, pour une famille de même composition, ce plafond s’élevait à environ 75 000 euros. Nous avons donc collectivement choisi de privilégier très largement la sécurité.

Il est important de rectifier une idée reçue en précisant que toute l’épargne est active, puisque chaque euro est utilisé pour financer divers secteurs, que ce soit le logement social, les crédits immobiliers, les entreprises ou les États. L’assurance-vie, par exemple, est entièrement mobilisée pour ces financements. La question n’est donc pas de savoir si l’argent travaille, mais plutôt s’il est investi au bon niveau de risque et s’il envoie les bons signaux économiques.

Le deuxième facteur déterminant est la performance constatée des actifs. À titre d’exemple, le désinvestissement des assureurs en actions au début des années 2000 résulte d’une combinaison d’incitations réglementaires, notamment la directive Solvabilité II, et de la volatilité des marchés. Ces éléments ont fortement découragé l’investissement en actions.

Concernant la retraite par capitalisation, bien que notre fédération n’ait pas de modèle d’inspiration spécifique, nous reconnaissons que ce type d’outil permet d’effectuer des choix collectifs, confiés à des professionnels, tout en offrant une certaine flexibilité individuelle. Cela favorise une vision à long terme et rétablit une hiérarchie cohérente entre les investissements à court terme ultra-sécurisés et ceux à long terme, potentiellement plus risqués mais plus performants sur la durée.

Quant à l’UMC, nous estimons qu’il est essentiel de ne pas se contenter d’un modèle low cost et consumériste. La Commission européenne actuelle semble partager cette vision, contrairement à la précédente qui privilégiait des produits simples et peu coûteux. Il est essentiel de ne pas systématiquement opter pour les solutions les plus rémunératrices à court terme, mais de considérer plutôt l’avenir et notre souveraineté économique.

M. Philippe Setbon. Je souhaite partager une réflexion personnelle, qui n’engage pas l’association que je représente. Il est essentiel de comprendre que la création d’un passif ne doit pas être motivée par la destination potentielle de l’actif récolté. En d’autres termes, on ne met pas en place une retraite par capitalisation dans l’espoir qu’elle refinancera le tissu industriel. La retraite par capitalisation doit répondre aux besoins de la population. Fort heureusement, lorsqu’un passif est correctement distribué, il génère naturellement un actif correspondant aux besoins de financement de l’économie, que ce soit à court, moyen ou long terme.

Cela étant dit, nous restons cohérents avec notre position de longue date en faveur du développement du PER, convaincus que le renforcement de ce dispositif serait bénéfique. L’entreprise constitue un vecteur de distribution particulièrement efficace pour ces plans, car elle permet de toucher l’ensemble de la population active, au-delà de ceux qui bénéficient d’incitations fiscales importantes. Le succès des PER collectifs ou d’entreprise témoigne d’ailleurs de cette efficacité.

Concernant l’UMC, nous réitérons notre soutien ferme à cette initiative défendue dans le rapport Noyer visant à améliorer le dispositif en Europe. Pour répondre concrètement à votre question sur les ETF, il est important de préciser qu’il s’agit avant tout d’une enveloppe d’investissement. Bien que la majorité des ETF soit gérée passivement, il existe également des ETF à gestion active. Il ne faut donc pas opposer les ETF à d’autres formes d’investissement, mais plutôt les considérer comme un outil parmi d’autres dans la palette des instruments financiers disponibles.

Concernant le label et l’incitation fiscale associée, je souhaite tout d’abord affirmer qu’un simple label, sans incitation financière, n’aura qu’un succès limité. L’incitation fiscale est essentielle pour encourager le financement des entreprises européennes. Deuxièmement, si les ETF, qu’ils soient passifs ou actifs, financent les entreprises européennes dans les proportions requises pour bénéficier de cette incitation, cela pourrait être complémentaire. Cependant, il est important de comprendre que les ETF sont des instruments financiers, et non des enveloppes d’investissement à long terme. Ils sont utilisés par les investisseurs pour diversifier leurs portefeuilles et répondre à leurs besoins spécifiques.

Je comprends l’intérêt de certains à vouloir inclure les ETF dans le label, mais cela témoigne d’une incompréhension de l’objectif visé. Cette approche nous maintient dans une logique consumériste, axée sur l’exportation de capitaux, ce qui n’est pas la direction que nous devrions prendre. En tant que gestionnaire d’épargne, notre responsabilité est de faire des choix économiques judicieux. Or l’investissement dans un indice peut amener à perdre cette capacité de discernement. Néanmoins, si 90 % des entreprises incluses dans ces ETF étaient européennes, cela pourrait être considéré comme une approche acceptable.

M. Bertrand Rambaud. Je ne peux qu’approuver les propos tenus précédemment concernant la retraite par capitalisation, qui représente un enjeu absolument majeur pour l’industrie du private equity. Dans certains pays voisins, on observe à chaque coin de rue des caisses de retraite spécifiques pour différentes professions, qui fonctionnent efficacement et génèrent des excédents réinvestis localement. Bien qu’il ne s’agisse pas de la solution unique, cette approche me semble essentielle à considérer.

Je souhaite également mettre en lumière les effets positifs que commence à produire la loi relative à l’industrie verte, promulguée le 23 octobre 2023. Pour notre secteur du private equity, 2,8 milliards d’euros ont été levés l’année dernière grâce à cette initiative, ce qui représente une augmentation de 30 % des investissements par les particuliers. Cette tendance remarquable dans notre marché démontre l’efficacité de cette mesure. Ces produits offrent un rendement attractif et je tiens à remercier les législateurs et toutes les parties prenantes pour leur travail sur ce sujet.

L’enjeu actuel est cependant d’étendre cette dynamique à l’épargne retraite, qui est particulièrement adaptée à ce type de produits. Nous constatons un intérêt croissant des particuliers pour des produits finançant notre économie réelle, qui s’observe non seulement dans le private equity mais également dans d’autres secteurs. L’aspect territorial est également important, car les investisseurs sont sensibles aux opportunités dans leurs régions.

Bien que mon propos soit axé sur la microéconomie, je suis convaincu que c’est par cette approche que nous parviendrons à rediriger les capitaux vers nos entreprises. La loi relative à l’industrie verte a ouvert une voie prometteuse, et il est essentiel de capitaliser sur ces succès, car ils offrent de réelles opportunités de rentabilité pour l’épargne tout en soutenant notre économie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant l’objectif de réindustrialisation de la France à hauteur de 15 % du PIB d’ici 2035, bien qu’il semble difficile à atteindre, France Stratégie estime qu’il faudrait mobiliser environ 20 milliards d’euros par an sur dix ans. L’enjeu principal n’est pas tant d’augmenter le stock d’épargne, mais plutôt d’optimiser les flux, puisque les besoins en financement ne représentent qu’environ 3 % de l’épargne française actuelle. La question primordiale est donc de réorienter d’abord l’épargne existante vers la réindustrialisation de la France. Nous constatons qu’une partie significative de l’épargne française et européenne est actuellement dirigée vers les États-Unis, mais également vers d’autres pays européens, finançant ainsi l’industrie d’Europe de l’Est, d’Allemagne ou d’Italie.

Ma première question porte sur la nécessité d’instaurer une clause de préférence française pour le fléchage des produits d’épargne vers l’industrie nationale. Madame Atig, vous avez exprimé des réserves quant à la création d’un produit d’épargne dédié à l’industrie. Dans ce cas, comment pouvons-nous garantir que les fonds existants financeront effectivement l’industrie nationale sans une telle clause ?

Ensuite, quel opérateur serait le plus approprié pour financer l’industrie nationale ? Faut-il envisager la labellisation de fonds privés à condition qu’ils participent au financement d’une certaine part de l’industrie française ? Ou devrions-nous considérer la création d’un fonds souverain français, un véhicule d’investissement qui mobiliserait l’épargne des Français vers les secteurs stratégiques et l’industrie non cotée, notamment les PME et ETI qui constituent le socle industriel de notre pays et son potentiel de réindustrialisation ? Ce fonds pourrait également investir dans nos industries cotées, face à l’acquisition progressive de nos fleurons par des fonds étrangers.

M. Yves Perrier. L’allocation du capital est effectivement une question centrale. Il est essentiel de maximiser la mobilisation du capital et de l’épargne vers le développement industriel français. Si la réindustrialisation devient une priorité nationale, il est nécessaire de créer toutes les conditions pour que l’épargne soit prioritairement affectée à cet objectif. Cela nécessite notamment d’agir sur la fiscalité, qui est un levier essentiel des politiques publiques en la matière.

Prenons l’exemple de l’industrie automobile. Les constructeurs français produisent une part importante de leurs véhicules à l’étranger, notamment en Roumanie ou au Maroc, en raison de coûts de revient nettement inférieurs. Pour redévelopper l’industrie dans notre pays, il faudra donc créer des conditions favorables et redonner des avantages compétitifs à nos entreprises. Cela passe par une réflexion approfondie sur la réallocation de la charge fiscale globale en fonction des types de financement.

Concernant l’idée d’un fonds souverain, elle mérite d’être sérieusement examinée. BPIFrance a déjà initié une démarche en ce sens avec son fonds Lac d’argent ou Silver Lake. La détention du capital des grands groupes français est en effet un enjeu fondamental. Prenons l’exemple de Total, dont la part d’actionnaires étrangers est passée de 42 % à près de 48 % en quelques années. En tant que dirigeant d’Amundi, j’ai personnellement résisté aux pressions d’activistes écologistes qui demandaient la cession des actions Total.

Un fonds souverain n’est certes pas une panacée, mais il peut être un outil précieux pour développer des stratégies industrielles de long terme. L’industrie nécessite du temps et un actionnariat stable pour se développer. Un tel fonds permettrait ainsi de protéger nos entreprises des difficultés passagères qui mènent à des opérations publiques d’achat (OPA), à l’image de ce qui existe en Allemagne avec l’actionnariat familial, les grandes compagnies d’assurance-vie ou, historiquement, la Deutsche Bank qui jouait le rôle de banque attitrée ou house bank. Il ne s’agit pas d’un fonds qui participerait au capital de toutes les entreprises, mais de cibler stratégiquement certains groupes clés pour notre souveraineté industrielle.

Mme Maya Atig. Je souhaite apporter un éclairage complémentaire, voire divergent, sur certains points évoqués. Il est important de considérer l’Union européenne comme un ensemble cohérent, avec sa monnaie unique et son marché unique, malgré ses imperfections. Nous partageons un socle commun de droits, notamment en matière de droit du travail, et de responsabilités. Les industriels ont pleinement intégré cette dimension européenne dans leurs chaînes de production. Se focaliser sur des avantages ou des cadres nationaux plutôt qu’européens semble donc peu pertinent, alors que notre principal défi se situe face aux États-Unis et à d’autres zones géographiques. La taille de notre marché des capitaux en France est très limitée. À titre d’exemple, le marché des entreprises technologiques dans l’Union européenne représente 1 400 milliards d’euros, contre dix fois plus aux États-Unis, même en excluant les sept plus grandes capitalisations. Il convient donc pour la France de ne pas se retourner sur elle-même mais d’affronter le vaste monde aux côtés des Européens.

Il existe depuis longtemps des dispositifs d’avantages fiscaux sur l’épargne, comme le plan d’épargne en actions (PEA), qui doivent être attribués à toutes les entités européennes. La réponse purement réglementaire consistant à ériger de nouvelles barrières nationales tout en conservant la libre circulation et la monnaie unique n’est pas viable. Cependant, il est vrai que la proximité territoriale joue un rôle important dans l’investissement, car les acteurs économiques connaissent généralement mieux les entreprises de leur région, ce qui favorise un investissement de conviction. Il s’agit d’un biais car on investit d’autant plus dans un produit qu’on le connaît localement.

Concernant les aides d’État et les fonds souverains, il existe déjà une coordination croissante entre les entités publiques et les fonds de retraite pour renforcer la part de capital détenue par des investisseurs nationaux. Les enjeux actuels résident davantage dans l’amélioration de la coordination, de la visibilité et de la cohérence de l’action de ces différentes entités, plutôt que dans la création de nouvelles structures.

En termes de moyens, il est rare que des entreprises se voient refuser des investissements par manque de fonds de la part d’entités telles que la Caisse des dépôts ou BPIFrance. Ces institutions semblent ainsi aujourd’hui suffisamment dotées pour répondre aux besoins qui se présentent.

Lorsque des entreprises invoquent l’abandon de projets de croissance, cela résulte généralement davantage d’une réticence à ouvrir leur capital que d’une réelle impossibilité de trouver un actionnaire public. Dans certains cas concrets où des fonds participatifs, bénéficiant d’une garantie publique, étaient mobilisables, il a fallu dissiper des craintes infondées concernant l’entrée d’un actionnaire public au capital.

Aujourd’hui, nous disposons d’une masse considérable de fonds publics répartis entre diverses entités. Bien que ne portant pas l’appellation officielle de fonds souverain, ces ressources sont substantielles et font l’objet d’une coordination étroite. Cet instrument français est donc bel et bien opérationnel. Grâce à nos réseaux de professionnels ancrés dans les territoires, nous sommes en mesure d’identifier plus efficacement les projets d’envergure nationale.

Par ailleurs, de nombreux industriels reconnaissent que soutenir l’industrie d’un autre pays européen contribue également au renforcement de l’industrie française. Cette approche est désormais considérée comme prioritaire, notamment face aux enjeux de compétitivité et de concurrence qui se jouent à l’échelle internationale. Bien que je sois convaincue que le cadre européen doit primer sur toute autre considération, il est tout à fait envisageable, au sein de ce cadre, de développer des outils comportementaux, de connaissance et de valorisation qui s’inscrivent dans une logique de proximité, qu’elle soit régionale ou nationale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre juridique européen actuel, l’Allemagne a mis en place des fonds d’investissement qui, plutôt que de se focaliser sur la nationalité des entreprises, privilégient la localisation effective et les retombées économiques sur un territoire défini. L’objectif n’est pas de discriminer des entreprises étrangères comme Toyota qui produisent en France, mais de s’assurer que les moyens de production sont effectivement implantés sur le territoire national. Cette approche génère des bénéfices tangibles en termes d’emploi et de valeur ajoutée. Un modèle similaire est appliqué en Italie à travers le plan individuel d’épargne (PIR), qui incite fiscalement les investisseurs italiens à soutenir les sociétés non cotées, particulièrement les PME nationales.

Mme Maya Atig. Il existe actuellement un cadre permettant des actions ciblées dans le domaine des aides d’État, tout en veillant à ne pas ériger de barrières liées à la nationalité. Nous disposons de divers outils, tels que des fonds territoriaux et régionaux, qui se justifient par leur capacité à traiter des entités qui seraient difficilement visibles à l’échelle européenne. Cette approche découle de l’application du principe de subsidiarité européenne. Cependant, étendre ce modèle à une part significativement plus importante de l’épargne risquerait d’engendrer des inefficacités et de complexifier l’accès pour les professionnels. Prenons l’exemple d’une entreprise produisant dans le Vaucluse avec des matières premières provenant d’Espagne ou d’Italie. Devrions-nous lui refuser notre soutien au motif qu’une partie de ses intrants provient de l’étranger ? Ces questions de proportionnalité et de subsidiarité sont au cœur des principes fondamentaux de l’Union européenne.

M. Bertrand Rambaud. Au-delà de la question des préférences nationales, il me paraît essentiel d’inciter l’épargne individuelle à s’investir dans nos entreprises françaises. Cela peut passer par des avantages fiscaux, bien que je considère que cette approche ait ses limites. J’ai précédemment évoqué l’exemple du Québec, où un système de remboursements prioritaires pour les personnes physiques par rapport aux investisseurs publics a été mis en place avec succès. Cette initiative a permis de lever des milliards de dollars en redonnant confiance aux épargnants individuels pour soutenir les entreprises locales. Je crois fermement qu’il faut s’orienter dans cette direction, en impliquant davantage les régions et les territoires, et en trouvant des moyens innovants pour mobiliser cette épargne.

Concernant le fonds souverain, je me concentre uniquement sur le non coté, qui est mon domaine d’expertise. Notre approche consiste à agréger de nombreuses petites actions dans les territoires et 80 % de nos investissements sont réalisés hors Île-de-France. Je ne suis pas favorable à l’idée d’un immense véhicule qui injecterait des fonds dans des sociétés de gestion.

Sans BPIFrance, notre industrie du private equity, championne en Europe, n’existerait probablement pas, puisque de nombreux fonds français dépendent de son soutien. Notre défi principal n’est pas d’obtenir davantage de fonds publics, mais d’attirer les investissements privés. L’État doit jouer un rôle de levier afin d’encourager l’afflux de capitaux privés en complément des investissements de BPIFrance, des caisses et des banques des territoires. L’enjeu essentiel réside dans la mobilisation de l’épargne individuelle et des investisseurs privés.

M. Philippe Setbon. Je souhaite mettre en lumière trois points essentiels. Premièrement, nous bénéficions d’une opportunité exceptionnelle avec un secteur de l’investissement en France qui est en tête en Europe continentale, tant dans le coté que dans le non coté. Malheureusement, je ne dispose pas des chiffres précis de balance pour répondre exactement à votre question, monsieur Loubet, concernant l’épargne des Français collectée en France. Il est important de noter que le secteur de l’investissement français gère également l’épargne d’étrangers, ce qui implique une certaine responsabilité envers ces pays d’origine en termes d’investissement.

La position de leader de notre secteur doit être défendue avec vigueur en termes de compétitivité. Les sociétés de gestion de chaque pays, y compris en France, présentent ce que nous appelons un biais d’allocation. Une étude approfondie menée par l’AFG en 2024 démontre clairement ce phénomène. Un gestionnaire d’actifs basé à Paris aura tendance, face à un même passif ou besoin client, à privilégier les actifs et entreprises françaises par rapport aux entreprises américaines, allemandes ou japonaises, au-delà de ce que dicteraient les seules considérations de diversification et de rendement anticipé. Cette tendance est bénéfique et il est essentiel de cultiver cette compétitivité sectorielle. De nombreuses sociétés de gestion ont développé des fonds thématiques, y compris des fonds investissant dans des entreprises créatrices d’emplois sur le sol national.

Bien que nous soyons favorables à l’idée d’un fonds souverain national, il est essentiel de bien définir ses orientations et ses contours. Alternativement, ou de manière complémentaire, nous pourrions envisager des véhicules d’investissement ciblant des thématiques stratégiques spécifiques. La défense a certes occupé une place prépondérante dans nos discussions depuis le début de l’année, mais de nombreux autres secteurs tels que la pharmacie ou l’agroalimentaire méritent toute notre attention. Il est impératif d’orienter judicieusement l’investissement et l’épargne, en tenant compte des aspirations des épargnants, qui semblent manifester un vif intérêt pour ces opportunités.

L’efficacité de ces mesures repose entièrement sur le développement de l’éducation économique et financière dans notre pays. Bien que nous ayons déjà accompli des progrès significatifs, il est essentiel de comprendre que même les meilleures capacités d’investissement resteront sans effet si notre niveau d’éducation financière demeure aussi faible qu’actuellement. Sans une amélioration substantielle dans ce domaine, nous continuerons à observer une prédominance de l’épargne liquide sur les comptes courants et de l’épargne réglementée. Il est intéressant de noter, et je rejoins ici la réflexion sur la retraite par capitalisation, que ce système pourrait potentiellement jouer un rôle d’accélérateur dans le développement de cette culture et éducation financières. En prenant l’exemple des États-Unis, où la retraite par capitalisation est largement répandue, on constate que ce système incite naturellement la population à améliorer ses connaissances financières. Ainsi, un cercle vertueux se crée, alliant développement du système de retraite et progression de l’éducation financière.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Permettez-moi tout d’abord de souligner que si nous rémunérons les banquiers, c’est précisément en raison de leur expertise supérieure. Les Français n’ont pas besoin d’être médecins pour se soigner, de même qu’ils ne devraient pas nécessairement avoir besoin d’une éducation financière approfondie. La plupart des gens sont capables de comprendre les concepts de base et de compter. L’existence même des banques et des conseillers financiers vise à combler ce déficit de connaissances spécialisées.

J’aimerais aborder deux points essentiels. Vous avez évoqué l’époque de Pompidou mais je tiens à souligner que la grande époque du développement des banques françaises remonte à Napoléon III. À cette période, les banques françaises faisaient preuve d’initiative et de vision, sans attendre les directives de l’État pour identifier les domaines d’investissement prometteurs. Cette dynamique s’est poursuivie sous la IIIe République, malgré la faiblesse relative de l’État dans l’élaboration de politiques à long terme.

Aujourd’hui, force est de constater que les grandes banques françaises semblent manquer de vision stratégique, puisque nous ne percevons ni grands projets d’investissement, ni propositions audacieuses en matière d’infrastructures ou de développement industriel. Leur approche paraît plutôt passive, se contentant de suivre les orientations de la Banque centrale européenne (BCE) et les tendances internationales, sans réelle ambition.

Bien que les banques disposent de ressources considérables, elles semblent peiner à les mobiliser de manière productive et innovante. Il serait trop simpliste d’en rejeter l’entière responsabilité sur l’État. Le paradoxe réside dans le fait que certains acteurs du secteur bancaire se plaignent des contraintes étatiques tout en peinant à proposer des initiatives concrètes lorsqu’on les interroge sur les leviers mobilisables en l’absence de ces régulations.

Aussi, quelles sont vos propositions concrètes ? Si vous étiez aux commandes, quelles mesures prendriez-vous pour dynamiser l’investissement et valoriser l’épargne française, voire européenne ? Bien que vos analyses soient pertinentes, j’attends des solutions plus tangibles. Je reste ouvert à toute suggestion que la représentation nationale pourrait mettre en œuvre pour soutenir le secteur financier dans sa diversité et optimiser l’utilisation de notre épargne. Malgré ma lecture attentive de nombreuses publications, je constate que si les critiques et les analyses historiques sont abondantes, les propositions concrètes font encore défaut.

M. Yves Perrier. Le niveau de désindustrialisation que nous constatons aujourd’hui résulte d’un choix et d’une mise en œuvre collective, impliquant la responsabilité conjointe de l’État, des industriels et du secteur financier. Dans la mesure où c’est la dynamique d’un système qui a progressivement affaibli la France, une nouvelle dynamique globale s’impose pour inverser cette tendance.

Vous soulignez à juste titre que la finance ne peut pas tout. Le véritable fondement de la croissance réside dans les projets industriels, initiés par les industriels eux-mêmes. Prenons l’exemple de la transition énergétique, où nous estimons à l’Institut de la finance durable (IFD) que les besoins d’investissement entre 50 et 70 milliards d’euros par an, alors que les flux d’épargne longue en France dépassent les 100 milliards annuellement. Le véritable défi ne réside donc pas dans la disponibilité des capitaux, mais dans l’identification et le développement de projets viables.

La reconstruction d’un tissu industriel solide étant un processus de longue haleine, particulièrement après une période d’affaiblissement, j’insiste sur la nécessité de retrouver un esprit d’alignement entre les différentes parties prenantes. Sans verser dans la nostalgie, nous pouvons nous inspirer des périodes où cette synergie a porté ses fruits. L’époque Pompidou, par exemple, a été marquée par un alignement remarquable entre l’industrie, le secteur financier et l’État autour de projets communs.

Même aux États-Unis, pays que l’on ne peut guère qualifier de socialiste, cette dynamique collaborative s’observe. La récente loi américaine dite CHIPS and Science Act, promulguée le 9 août 2022, illustre parfaitement cette approche : l’État fédéral s’associe à des acteurs privés comme Intel et des fonds d’investissement pour injecter soixante milliards de dollars dans le développement de l’industrie.

Ce qui fait cruellement défaut aujourd’hui, c’est cette volonté politique d’impulser une dynamique globale. Il y a dix ans à peine, évoquer l’industrie était considéré comme désuet. Certains économistes tels que Julia Cagé allaient jusqu’à affirmer en 2009 que le déclin de l’industrie était souhaitable, privilégiant le secteur des services et arguant que l’industrie était trop polluante.

Pour relancer notre économie, nous avons besoin d’un État stratège, s’inspirant de l’approche de De Gaulle et Pompidou. La planification de cette époque ne se résumait pas à un exercice administratif, mais visait à aligner les acteurs autour d’objectifs communs, chacun jouant ensuite son rôle spécifique. Le financement, bien qu’essentiel, doit s’inscrire dans une vision plus large et ambitieuse du développement économique et industriel de notre pays.

Mme Maya Atig. Je considère que l’alignement implique la nécessité pour chacun d’exercer son métier propre, le rôle des banques n’étant pas de dicter à leurs clients leurs actions au quotidien. Pourtant, nous sommes actuellement dans un système où chaque acteur tend à prescrire les actions des autres. Nous faisons face à une production réglementaire, tant nationale qu’européenne, qui vise à fixer les marges et à déterminer les prix des produits. Les instances législatives et les autorités s’immiscent dans la fixation des prix et la mesure du risque, allant jusqu’à dicter les informations à demander aux clients. Alors qu’auparavant, nous avions la liberté de poser les questions que nous jugions pertinentes à nos clients, tout doit désormais être parfaitement normé. Nous estimons que cette priorité de compétitivité en Europe devrait être davantage portée par les pouvoirs publics. En réalité, chacun s’occupe principalement de prescrire les actions des autres.

Du côté des banques, notre objectif et notre métier consistent à accompagner les projets de nos clients, non à les dicter. Lorsque ces projets sont viables dans des conditions identifiables ou prévisibles, nous les soutenons. Nous nous battons quotidiennement auprès de toutes les institutions pour préserver cette marge de liberté. Nous nous opposons donc également à la fixation arbitraire des prix, car il est essentiel de pouvoir expliquer qu’un équilibre économique doit être trouvé dans chaque situation.

Il existe effectivement de nombreuses contraintes, avec l’intervention de multiples autorités à tous les niveaux, ce qui engendre un manque de cohérence. Concernant l’épargne et son allocation à la réindustrialisation, il est essentiel de clarifier les perspectives temporelles, de sécurité ou d’insécurité, ainsi que les rendements potentiels liés à l’investissement dans la réindustrialisation. Cela implique de sortir du cadre habituel normatif dans lequel nous évoluons fréquemment. Ce type de discussion nous permet de nous aligner et de mieux comprendre les actions de chacun. Notre volonté est d’accompagner les projets dans la mesure où ils s’inscrivent dans un cadre stable et connu.

M. le président Charles Rodwell. Vos interventions soulèvent de nombreuses questions. Nous nous permettrons donc de vous adresser quelques questions écrites ultérieurement, tant vos contributions sont riches d’enseignements.

M. Philippe Setbons. Je m’engage à ce que nos contributions écrites comportent des propositions concrètes, comme vous le demandez à juste titre, et souhaite rappeler les préconisations que nous avançons.

Premièrement, nous préconisons la généralisation de la retraite par capitalisation en complément du système actuel, notamment à travers les entreprises. L’objectif est d’en faire bénéficier le plus grand nombre en abaissant les seuils au niveau des entreprises. Cette mesure serait assortie d’un label européen affirmant clairement la préférence européenne, avec des objectifs ambitieux dépassant les seuils actuels.

Deuxièmement, nous devons lutter contre l’obsession du low cost. Bien que le prix soit important pour l’épargnant, le lobbying est orchestré de manière à orienter les flux d’investissement. Il est donc essentiel d’établir un lien clair entre ces groupes de pression et les flux d’investissement et de combattre cette tendance.

Troisièmement, il est nécessaire de relancer l’attrait de la cotation des entreprises après leur phase de développement dans le non coté, ce qui nécessite une adaptation de la réglementation et une simplification de certains processus.

Quatrièmement, nous plaidons pour la stabilité de la fiscalité sur l’épargne. Bien que la fiscalité sur l’épargne soit trop élevée en France, il est essentiel de maintenir au moins une visibilité à long terme pour les épargnants et les investisseurs sur cette stabilité.

Ces mesures sont relativement simples à mettre en place et vous pouvez compter sur les acteurs financiers pour les mettre en œuvre et investir dans les entreprises.

M. Bertrand Rambaud. Nous avons évoqué la capitalisation et j’ai mentionné des véhicules d’investissement avec des différences de remboursement pour stimuler l’épargne individuelle. Je dispose de propositions concrètes et éprouvées que je peux vous soumettre. Au-delà des fonds d’investissement existants, j’ai suggéré la réintroduction de véhicules à long terme, similaires aux anciennes sociétés de capital-risque. Ce besoin est réel et pourrait s’appuyer sur un statut fiscal spécifique déjà existant en France, à l’origine de la création de notre industrie il y a quarante-cinq ans. Il serait judicieux de réactiver ce dispositif pour des opérations dans l’innovation ou l’investissement minoritaire.

Comme je l’ai précédemment souligné, nous disposons d’une industrie solide des fonds propres et d’un secteur bancaire robuste. Il nous faut développer davantage d’instruments de quasi-fonds propres pour soutenir des entreprises qui ne sont peut-être pas encore prêtes à accueillir des actionnaires. Prenons l’exemple du secteur de la défense, où nous avons estimé les besoins à 5 milliards d’euros d’ici 2030. Toutes les entreprises de ce secteur ne sont pas nécessairement en mesure d’accueillir un investisseur financier à leur capital, certaines étant parfois surendettées.

En conclusion, nous avons besoin de solutions pragmatiques, sous la forme d’une combinaison de petites solutions.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de vos interventions et vous invite à transmettre au secrétariat les réponses au questionnaire transmis et tout document complémentaire que vous jugeriez utile pour cette commission d’enquête.

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46.   Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Bianchi, directeur général adjoint du groupe LVMH, M. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général, et Mme Cécile Cabanis, directrice financière

M. le président Charles Rodwell. Nous allons entendre aujourd’hui trois représentants du groupe LVMH : M. Stéphane Bianchi, le directeur général adjoint du groupe, M. Marc-Antoine Jamet, son secrétaire général, et Mme Cécile Cabanis, sa directrice financière.

Madame, messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Nous avons suivi les différentes auditions auxquelles le groupe LVMH – et notamment son président – a participé ces dernières semaines. Nous ne reviendrons donc pas sur les sujets déjà abordés et nous concentrerons sur d’autres questions.

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Stéphane Bianchi, M. Marc-Antoine Jamet et Mme Cécile Cabanis prêtent successivement serment.)

M. Stéphane Bianchi, directeur général du groupe LVMH. Je commencerai par une description de notre groupe, qui montrera que nos industries vivent des réalités assez différentes. Je ferai également une présentation de notre stratégie industrielle, qui, vous le constaterez, est sensiblement différente de celle d’autres groupes que vous avez pu auditionner. J’aborderai ensuite ce que nous considérons comme des freins à la réindustrialisation de notre pays.

LVMH – Louis Vuitton Moët Hennessy – est un groupe français à caractère familial constitué à la fin des années 1980 par son président actuel, M. Bernard Arnault, qui privilégie une vision à long terme de l’entreprise et cherche à préserver et développer les savoir-faire et l’artisanat.

Le groupe compte plus de soixante-quinze maisons, réparties en cinq divisions.

La mode et la maroquinerie, avec les maisons Louis Vuitton et Dior, représentent à peu près 48 % de notre chiffre d’affaires.

Les montres et la joaillerie, qui correspondent à environ 13 % de notre chiffre d’affaires, comptent deux maisons françaises – Fred et Chaumet –, une maison américaine – Tiffany & Co –, une maison italienne – Bulgari –, et trois manufactures horlogères suisses – Zénith, Hublot et Tag Heuer.

Les parfums et cosmétiques, qui constituent 10 % de notre chiffre d’affaires, sont principalement représentés par les maisons françaises Parfums Christian Dior et Guerlain, mais aussi par la maison italienne Acqua di Parma et les maisons américaines Benefit, Fresh et Fenty.

Les vins et spiritueux, soit 7 % de notre chiffre d’affaires, compte des marques mondialement connues comme Hennessy, Moët & Chandon et Dom Pérignon pour le champagne, et nous avons récemment acquis deux domaines viticoles de rosé – Minuty et Château d’Esclans.

La distribution sélective regroupe essentiellement Sephora et les grands magasins français Le Bon Marché et La Samaritaine.

S’ajoutent à ces cinq divisions des activités hôtelières à travers deux chaînes hôtelières, Cheval Blanc et Belmond, cette dernière acquise il y a moins de dix ans, ainsi que des activités dans la presse, à travers notamment Les Échos et Le Parisien.

Comme vous le constatez, le groupe gère des industries relativement différentes.

Nous sommes le premier groupe de luxe en France, où nous détenons quarante-six maisons, mais aussi en Italie avec Bulgari, Fendi, Loro Piana et Acqua di Parma. Nous sommes également un groupe mondial leader de son secteur grâce à des maisons espagnoles, américaines, allemandes, écossaises et des partenaires partout dans le monde.

Notre gouvernance et notre vision sont ancrées dans une culture et des valeurs très fortes présentes depuis la création, et que M. Arnault souhaite voir perdurer : une exigence absolue de haute qualité dans nos savoir-faire, le choix de nos matières et l’implantation de nos sites de production – j’y reviendrai, car cette exigence nous donne une perspective artisanale et industrielle sans doute un peu différente d’autres groupes –, l’importance de la créativité et de la désirabilité des marques, et une forte autonomie des maisons dans un cadre financier donné. En effet, le groupe est peu centralisé et son siège n’est pas pléthorique : nous voulons des maisons autonomes avec des équipes de direction responsables. On ne laisse pas tout faire, mais chaque maison a une grande autonomie. Nous privilégions donc une gouvernance légère et agile. Enfin, nous nous engageons à répondre aux grandes transitions actuelles, qu’elles soient technologiques, techniques, digitales, environnementales ou sociales.

Le groupe emploie 215 000 collaborateurs dans le monde, 40 000 en France – dont les deux tiers vivent hors de l’Île-de-France. Considérant qu’un emploi direct chez LVMH génère un peu plus de quatre emplois indirects, notre activité contribue à l’emploi d’environ 160 000 personnes en France. Sur nos 200 sites de production européens, 119 sont situés en France. Notre chiffre d’affaires s’élève à un peu plus de 84 milliards d’euros, avec un résultat opérationnel courant de 19,5 milliards et un flux de trésorerie ou cash-flow de l’ordre de 10,5 milliards en 2024.

Notre présence mondiale est relativement équilibrée : nous réalisons 25 % de notre chiffre d’affaires aux États-Unis, 25 % en Europe – dont 8 % en France – et 28 % en Asie, en incluant la Chine mais pas le Japon, qui représente à lui seul 9 %. Le reste du monde compte pour 13 % de notre chiffre d’affaires. Cet équilibre dépend néanmoins des activités. Pour le cognac, par exemple, 80 % de notre activité est tournée vers les États-Unis et la Chine.

Le groupe a clairement souhaité avoir une empreinte fiscale forte en France puisque cela représente 39 % de nos résultats avant impôts et que nous y payons 41 % de nos impôts alors que nous n’y réalisons que 8 % de notre chiffre d’affaires – environ 7 milliards d’euros.

Chaque année, nous y investissons plusieurs milliards d’euros, dont environ un quart pour soutenir nos outils de production. Depuis de nombreuses années, nous sommes également un des principaux recruteurs privés français et l’une des premières entreprises en termes d’accueil d’apprentis. Nous avons d’ailleurs créé un Institut des métiers d’excellence, dont nous sommes fiers – j’y reviendrai.

En conclusion, notre groupe, assis sur plusieurs divisions, c’est fortement développé au cours des quarante dernières années grâce à ses différents marchés.

J’en viens à notre feuille de route industrielle.

Notre groupe s’est construit autour de marques fortes que nous avons développées, comme Dior ou Louis Vuitton. Mais au fil des années, nous avons également acquis de nombreuses maisons, à l’instar de Bulgari et Loro Piana, et avec elles, des sites industriels un peu partout dans le monde, qu’il a fallu apprendre à gérer – par exemple, les deux tiers des sites de production de la maison Tiffany & Co se trouvent aux États-Unis.

Aussi hétéroclite que cette photo puisse paraître, tous nos sites industriels et toutes nos maisons ont en commun trois éléments : un ancrage territorial, un savoir-faire, un esprit de filière.

L’ancrage territorial, tout d’abord. La quasi-totalité de nos soixante-quinze maisons reposent sur un triptyque : un nom, une date, un lieu – Hennessy, 1765, Cognac ; Dior, 1947, Montaigne ; Clos des Lambrays, 1365, Bourgogne. C’est très important, car cela nous permet de raconter une histoire et de nous ancrer dans une région et sur un site que nous voulons préserver. Parmi les sites historiques, on compte le « 30 Montaigne », où nous avons rénové le bureau historique de M. Dior il y a quatre ans, en y laissant les meubles d’origine, mais aussi les ateliers d’Asnières, berceau de Louis Vuitton, ou encore le château de Bagnolet et le site de la Richonne pour Cognac.

À ces sites historiques s’ajoutent des sites industriels, qui répondent à des logiques d’implantation guidées par une expertise – j’y reviendrai, car c’est une dimension qui, pour différentes raisons, fait de plus en plus défaut dans notre pays. Nos maisons de mode et maroquinerie sont installées principalement en France et en Italie, celles de parfumerie essentiellement dans la Cosmetic Valley, nos maisons de montres et joaillerie sont en Suisse, en France, en Italie et aux États-Unis avec Tiffany & Co.

Le savoir-faire, ensuite. Nos sites industriels ne peuvent pas vivre sans main-d’œuvre. Nous disposons certes de machines, mais notre premier outil industriel, c’est la main de l’homme. Par exemple, un sac est fait à la main du début à la fin – et souvent, d’ailleurs, par le même ouvrier.

Nous avons donc lancé plusieurs initiatives pour faire reconnaître, enseigner et transmettre ce savoir-faire. Chez Hennessy, nous avons ainsi développé une filière interne pour former des tonneliers. Pour m’y être essayé, je peux vous assurer que faire un tonneau est un art particulièrement délicat. Il faut plusieurs années pour former un bon tonnelier, et un tonneau ne dure pas plus de trois ou quatre ans. Nous essayons de réunir toutes ces formations au sein de l’Institut des métiers d’excellence. Depuis 2014, pas moins de 3 300 jeunes apprentis ont été formés à quarante-trois métiers spécifiques. Environ 75 % sont restés dans la filière après leurs études ; parmi eux, 40 % sont entrés chez nous, et les autres chez nos concurrents.

Pour renforcer l’attractivité de ces formations, nous avons lancé le plan You & ME : nos équipes se déplacent dans les régions pour informer les gens sur le savoir-faire dont nous avons besoin et les formations que nous développons. Si on prend l’exemple de Louis Vuitton, au cours des cinq dernières années, nous avons développé cinq ateliers, qui emploient environ 500 personnes. Nous n’avons touché aucune subvention, mais nous avons noué des partenariats avec différents représentants locaux pour développer les formations qui nous sont indispensables. Une formation de 400 heures a ainsi été mise en place en collaboration avec France Travail, à l’issue de laquelle nous avons embauché entre 80 % et 90 % des personnes formées. Pour nous, ces partenariats public-privé locaux sont bien plus importants que des aides ou des subventions.

L’esprit de filière, enfin. Il vise à faciliter l’accès aux matières premières utilisées en priorité dans nos produits, souvent rares et précieuses puisque nous sommes dans l’industrie de luxe.

Pour d’évidentes raisons, nos productions viticoles sont installées en France. Mais les choses ne sont pas si simples pour d’autres matières, comme le verre pour les vins et spiritueux, le cuir ou la laine. Le cachemire vendu par Loro Piana, par exemple, vient de Mongolie, car c’est là-bas que l’on trouve le plus beau cachemire du monde. Nous établissons donc des filières localement pour faire perdurer l’approvisionnement. Autant que possible, la matière est ensuite tissée en Europe.

L’enjeu, pour nous, réside dans la traçabilité, essentielle pour notre modèle industriel mais pas toujours simple. C’est pourquoi, chaque fois qu’un produit n’est pas développé en France ou en Europe, nous nous rendons sur place pour nouer des partenariats, afin d’avoir des garanties sur le produit importé.

J’en viens aux freins à la réindustrialisation. Pour nous, il y en a trois : la mutation du tissu industriel, le besoin de simplification, la fiscalité et le coût du travail.

Commençons par le tissu industriel. Encore nombreux il y a une dizaine d’années, les sous-traitants se font plus rares. La plupart étaient des PME ou des entreprises familiales que leurs dirigeants ont eu du mal à transmettre. Or si nous intégrons une partie de ces sous-traitants, il n’est pas question pour nous d’intégrer toute une filière – cela ne correspond pas à notre modèle économique. Nous continuons à travailler avec ceux qui restent ; nos concurrents aussi. Nous continuons d’ailleurs de leur ouvrir les portes des sous-traitants que nous intégrons, car nous pensons que c’est sain et que cela permet de se comparer : si les concurrents viennent chez nous, c’est que nous sommes bons en productivité. Il reste que nous avons de plus en plus de mal à trouver des sous-traitants en France, dans l’artisanat du moins. Pour renforcer son tissu industriel, l’Italie a déployé le plan Industria 4.0, lancé en 2016 et effectif l’année suivante. Ce plan jumelait subventions et crédit d’impôt pour les investissements visant la remise à niveau technologique et numérique de l’industrie. Ce dispositif très ciblé permettait aux entreprises d’amortir jusqu’à 250 % de leur investissement. Cette initiative a porté ses fruits : aujourd’hui, l’Italie a un tissu industriel d’entreprises familiales bien plus dense qu’en France.

Nous avons également un besoin impérieux de simplification, en France comme en Europe. Je ne citerai qu’un exemple : la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Elle mobilise tout une partie de nos équipes – plus que les commissions d’enquête parlementaires ! – pendant des centaines, des milliers d’heures. Comment les PME pourraient-elles rendre un rapport complet ? Ce n’est pas possible ! Au niveau européen, on déplore l’empilement des réformes européennes, dénoncé dans le rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne du 9 septembre 2024, dit rapport Draghi). Les propositions de directives omnibus peinent à aboutir : elles sont pourtant indispensables car l’empilement des normes est particulièrement pénalisant pour certains secteurs, comme les cosmétiques – M. Jamet pourra y revenir. Pour la division des vins et spiritueux. le cognac par exemple, court un grand risque. En effet, les deux pays qui concentrent 80 % des exportations, la Chine et les États-Unis, ont décidé d’instaurer des droits de douane se montant jusqu’à 39 % pour la première, et 200 % – puis 10 %, puis 50 %... – pour les seconds. Si l’Europe ne parvient pas à se coordonner et à négocier, toute la filière va disparaître. L’enjeu est essentiel.

Enfin, le coût du travail et la fiscalité sont, pour nous, le principal frein à la réindustrialisation. Il y va de la compétitivité de nos entreprises. La France est malheureusement le premier des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s’agissant du montant des prélèvements obligatoires – 45,6 %, soit cinq points au-dessus de la moyenne et de nos amis allemands. On fait subir au travail des coûts exorbitants – et pas toujours légitimement. Entre ce que coûte un employé à l’entreprise et le montant brut que celui-ci perçoit, il y a un écart de 55 %. Certes, cet argent est investi par nos gouvernants dans tout un tas de chose, mais le coût du travail nous semble prohibitif.

Mais le pire, pour nous, réside dans la surtaxe de 40 % de l’impôt sur les sociétés qui, d’une certaine manière, revient à punir les bons élèves. Comme nous avons choisi de payer beaucoup d’impôts en France – 41 % – nous sommes en effet les premiers touchés par ce surcoût absolument délirant. On nous a promis que ce n’était que pour un an : admettons, on vous croit. Mais il faut vraiment s’en tenir à un an, et que cela permette de mener des réformes structurelles pour l’avenir. Cette surtaxe nous place en tête des pays de l’OCDE en matière d’impôt sur les sociétés ; nous sommes même passés devant la Colombie !

S’il n’y avait qu’un mot à retenir de mon propos liminaire, ce serait compétitivité. Et ce n’est pas un vain mot : pour préserver ses investissements, ses emplois, ses entreprises, notre pays se doit d’être compétitif. Le monde aujourd’hui est si compliqué ! La Chine et les États-Unis, qui ont une puissance économique incroyable, concentrent les débouchés pour les entreprises françaises. Nous sommes obligés de composer avec. Il est indispensable de se mettre d’accord, à l’échelle de la France et de l’Europe, sur la manière de procéder pour redonner vie à notre tissu industriel dans les années à venir.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces propos très clairs.

Je partage votre avis concernant la surtaxe d’impôt sur les sociétés pour les entreprises. La stabilité fiscale est pour nous un mantra et j’avais défendu au nom de mon groupe un amendement visant à supprimer cette surtaxe, lequel a été rejeté dans l’hémicycle par la plupart des autres groupes. Considérez-vous que la politique de l’offre que nous avons menée ces dernières années, tant du point de vue des réformes fiscales que de celles portant sur le marché du travail – les ordonnances travail et la réforme de l’apprentissage – a porté ses fruits ? Quelles réformes nous encouragez-vous à poursuivre eu égard à l’instabilité géoéconomique que vous traversez actuellement ?

Ma deuxième question porte sur l’évolution de la consommation interne chinoise et américaine. Notre perception de ces deux marchés est parfois en décalage avec la réalité. Vous avez évoqué le cas de la filière vins et spiritueux à travers l’exemple du cognac. Je m’interroge sur celle de la mode – vêtements, sacs, maroquinerie, horlogerie. Comment voyez-vous l’évolution des marchés chinois et américain dans les trois à quatre prochaines années ?

Mme Cécile Cabanis, directrice financière du groupe LVMH. Un effort fiscal a été fait ces dernières années, notamment par la stabilisation de l’impôt sur les sociétés. Malheureusement, cette stabilité a été de courtes durées et nous devons désormais compter avec une surtaxe et un taux majoré à 41,2 %.

Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler lors de l’audition de la commission d’enquête sénatoriale sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Les aides actuelles n’existent que parce que les prélèvements obligatoires sont très élevés. Pour qu’elles soient efficaces dans l’instauration et le maintien des comportements vertueux, il faut des aides massives, moins nombreuses et mieux ciblées ; en clair, il faut moins de saupoudrage, car celui-ci s’accompagne de formalités qui demandent aux PME trop de temps et trop de travail. Nous-mêmes avons renoncé à demander certaines aides pour cette raison. Aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act du 16 août 2022 proposait une enveloppe très importante qui a créé un véritable effet d’entraînement.

LVMH a une utilisation modérée des aides : notre empreinte fiscale en France est de 4 milliards d’euros et nous recevons des aides à hauteur de 200 millions d’euros. Le crédit d’impôt recherche, qui est pourtant une aide récurrente – même si ses modalités changent tous les ans dans la loi de finances –, n’est pas allé au bout de ce qu’il pourrait être pour défendre l’innovation française car il n’inclut pas le design, qui constitue la majorité de nos investissements. Nous n’en bénéficions que pour la recherche en parfums et cosmétiques. L’Italie est allée plus loin sur ce sujet.

Les aides ne sont pas assez ciblées, pas assez simples et elles ne sont pas toutes au service de l’innovation et des changements de comportement.

M. Stéphane Bianchi. Jusqu’à un passé récent, le marché chinois et les clients de nationalité chinoise achetaient partout dans le monde, y compris au Japon du fait de la relative faiblesse du yen. Depuis trois mois, les touristes chinois se déplacent moins et achètent moins quand ils se déplacent. Ils se tournent davantage vers l’expérientiel en réservant un bel hôtel, plus cher. Sur le marché intérieur chinois, même si nos produits restent attractifs, nous constatons la percée d’un petit sentiment nationaliste avec la volonté d’acheter chinois. Le chiffre d’affaires des maisons locales de joaillerie explose ; elles vendent beaucoup de bijoux en or, métal dont le prix a beaucoup monté. Nous ne sommes pas inquiets car nous pensons que ce changement de comportement est conjoncturel. Nous continuons à nous développer et à rénover nos magasins en Chine, qui reste l’un de nos premiers marchés.

Au moment où la Chine baissait, nous avons senti les États-Unis repartir. Toutefois, la situation évolue en dents de scie en fonction des annonces du gouvernement américain sur les droits de douane : le consommateur américain dépense beaucoup quand la bourse monte et moins quand la bourse baisse, puisque sa retraite dépend des fonds de pension. Les cours étaient élevés avant et après l’élection de M. Trump, mais l’annonce des droits de douane a eu un effet extrêmement néfaste sur la bourse et, partant, sur la consommation. Là encore, nous considérons que la situation est conjoncturelle ; cependant, nous ne savons pas quand le marché repartira. Tant que la question des droits de douane ne sera pas réglée, ce sera très compliqué.

M. le président Charles Rodwell. Nous avons interrogé des patrons du secteur de l’automobile – auxquels on peut ajouter le patron de Schneider, qui s’est exprimé publiquement – et des économistes, comme David Baverez. Ils nous ont expliqué que la surcapacité de production des usines chinoises, associée à la baisse conjoncturelle de la consommation intérieure et à l’augmentation des droits de douane américains, aurait un effet déversoir sur le marché européen dans certains secteurs clés. Constatez-vous ces effets sur le marché du luxe ?

Si les États-Unis et la zone euro avaient eu un PIB égal dans les années 1990, il y aurait aujourd’hui 30 points d’écart entre les deux économies ; à PIB égal à la fin de la crise financière de 2008, il y aurait 16 points d’écart. Cela montre que nous avons des difficultés à créer de la valeur par rapport aux États-Unis. Tous les acteurs qui écrivent sur le sujet parlent de la même chose : la capitalisation, les fonds de pension, la capacité à financer les entreprises par des fonds propres grâce à des capitaux directement liés aux régimes de retraite. Considérez-vous qu’il est temps que nous bâtissions un régime de retraite par capitalisation, non seulement pour protéger et soutenir la retraite des Français, mais aussi pour injecter plus massivement des capitaux dans les entreprises françaises et européennes ?

M. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général du groupe LVMH. Je partage l’optimiste de Stéphane Bianchi concernant la Chine. Nous avons ouvert la première boutique Vuitton au Palace Hotel de Pékin en 1992, il y a seulement trente ans. Nous avons ouvert notre première boutique dans un centre commercial ou mall en 1999, au Plaza 66 à Shanghai ; aujourd’hui, nous avons 20 000 salariés et 1 500 boutiques. Je me souviens avoir défendu notre groupe devant la chambre de la propriété intellectuelle de la Cour suprême de Pékin, le nom Sephora ayant été déposé par un Chinois, puis avoir plaidé pour LVMH quand, il y a quinze ans, le Chine a décidé d’ouvrir les villes de deuxième et troisième rangs à certaines entreprises étrangères qui avaient cru en elles pour les remercier. Les séquences sont très courtes et un retournement structurel en deux à cinq ans est tout à fait possible.

Il est indéniable que la crise de l’immobilier, devenue une crise du bâtiment, puis une crise de la consommation, frappe les Chinois, mais nous savons que ces crises peuvent être volatiles, brèves, avec des retournements, d’autant que la destruction partielle du stock dégage de l’épargne pour la consommation. Il est vrai que la relance chinoise se fait par l’exportation plutôt que par la consommation ; de ce fait, elle ne cible que deux tiers du monde au lieu de la totalité, puisque le troisième tiers, constitué par les États-Unis, se ferme. Si la relance se fait sur un nombre de cibles limité, vous avez raison de dire que ces cibles peuvent s’inquiéter.

Il faut ajouter à cela l’émergence de la concurrence dans le secteur des parfums et cosmétiques. Celle-ci suscite davantage d’inquiétude sur le marché de la consommation de masse ou mass market et le marché intermédiaire ou middle market – sur lequel se positionnent d’autres géants français – que dans le luxe, où le triptyque « un lieu, un nom, une date » change un peu les choses. Il est vrai néanmoins que le discours politique chinois est peut-être moins favorable qu’il ne l’a été par le passé. Plus nationaliste, il est, à mon sens, corrélé à d’autres objectifs.

Enfin, je n’oublie pas la contrefaçon. En ce qui nous concerne, 40 % des saisies de contrefaçon se font en Chine. C’est un vrai problème pour lequel nous avons besoin de l’aide de l’État. Quand les Chinois nous disent : « La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), je ne connais pas. Je veux inspecter vos usines moi-même », cela pose un problème en termes de concurrence, mais également de souveraineté pour la France. Il est étonnant de voir une administration inquisitoriale – au bon sens du terme, car elle mène des enquêtes – décider d’inspecter nos usines sans le feu vert des autorités françaises. Cela entre dans le cadre de la simplification internationale. Il faut y ajouter l’absence de standards sur les tests, sur les enregistrements et sur les allergènes, qui rend les choses objectivement compliquées.

Heureusement, la désirabilité de nos produits et la relation particulière que le groupe LVMH entretient avec la Chine, aussi bien comme source d’inspiration que par la coopération avec un nombre considérable d’artistes chinois, permettent de compenser, par une forme de soft power, une situation réglementaire, géopolitique et macroéconomique qui donne l’impression – et parfois plus que l’impression – que les temps sont difficiles.

M. Stéphane Bianchi. En ce qui concerne les retraites, nous n’avons pas à nous prononcer sur ce qui serait mieux pour le pays. Personnellement, je pense qu’il faut revoir le système car leur coût pèse de plus en plus. Nous parlions de difficultés conjoncturelles pour la Chine et les États-Unis ; en France, il faut des changements structurels, et pas seulement sur les retraites. Le gouvernement a annoncé 40 milliards d’euros d’économies. Il évoque à présent l’augmentation de tel ou tel impôt. Augmenter les impôts, ce n’est pas faire des économies ! Il faut réinventer la France, loin de ce que nous avons connu ces quarante dernières années.

M. le président Charles Rodwell. Nous voulons coûte que coûte sauver la politique de l’offre. Vous pouvez compter sur notre détermination à tenir la barre pour défendre la stabilité fiscale. À ce sujet, estimez-vous que le pacte Dutreil, créé par la loi du 1er août 2003 pour l’initiative économique, est suffisamment bien calibré pour prendre en compte les réalités nouvelles auxquelles sont confrontées les entreprises familiales, à commencer par la numérisation et la robotisation ? Faudrait-il en élargir l’assiette et les taux ?

M. Marc-Antoine Jamet. En écoutant l’audition de Renaud Dutreil, j’ai eu l’impression qu’il vous avait en partie répondu dans le sens de l’élargissement des facteurs et des taux.

M. le président Charles Rodwell. Il nous a répondu au cours d’une audition passionnante. Nous souhaitons maintenant connaître l’avis des grandes entreprises qui ont de nombreuses filières sur le territoire français. Nous avons posé la même question à d’autres directeurs généraux, comme celui de Safran.

M. Stéphane Bianchi. Nous sommes totalement d’accord avec M. Dutreil. Attention cependant. Je me méfie toujours quand on remet sur la table un dispositif qui a fait ses preuves : le risque c’est qu’on en profite pour le démonter, ou de le rendre d’une complexité sans nom, à force d’amendements… Ma réponse à votre question est donc : oui, avec précaution.

M. Marc-Antoine Jamet. Le pacte Dutreil nous concerne à deux titres. L’atout de LVMH est de maîtriser la chaîne de valeur, de l’ingrédient à l’exportation au Havre dans un conteneur. Or nos fournisseurs et nos sous-traitants sont des entreprises familiales. Par ailleurs, nous avons besoin, pour reprendre la formule magique, de « sécuriser l’amont », donc de nous assurer le concours de gens qui savent faire de la broderie, de la dentelle ou encore des tonneaux et qui travaillent souvent dans le cadre de petites entreprises familiales qu’il faut sécuriser.

Mme Cécile Cabanis. Sur la fiscalité, entendons-nous bien, elle doit être stabilisée à un niveau compétitif, c’est-à-dire sans la surtaxe qui porte le taux nominal de l’imposition des bénéfices des sociétés à 36,13 %.

M. Stéphane Bianchi. En 2017, notre taux d’impôt sur les sociétés était de 44 %. Jusqu’à récemment, cet impôt était tout à fait supportable, même s’il était un point au-dessus de la moyenne de l’OCDE. Il ne l’est plus. Il ne faudrait pas que la surtaxe soit pérenne.

M. le président Charles Rodwell. Nous avons déposé des amendements de suppression des hausses de cotisations et de la surtaxe et nous les redéposerons, le cas échéant, dans le prochain projet de loi de finances. J’ai néanmoins l’impression que le gouvernement a envoyé des signaux positifs et définitifs sur la question de la surtaxe.

Ma dernière question pose sur les accords de libre-échange. Pour tenir la production sur le territoire national, il faut vendre nos produits en Europe et les exporter ailleurs dans le monde. L’Accord économique et commercial global ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) signé le 30 octobre 2016 entre le Canada et l’Union européenne a des implications économiques majeures pour nombre de nos entreprises. Il fait l’objet de débats passionnés chez nous. Êtes-vous favorables à sa ratification définitive du fait de vos exports sur le territoire canadien, en ce qui concerne vos segments de marché ?

M. Marc-Antoine Jamet. Bernard Arnault plaidait récemment pour une zone de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis. Du point de vue théorique, nous ne sommes pas contre les accords de libre-échange nord ou sud-américains. Nous sommes pour la simplification des standards internationaux dans le domaine scientifique, commercial et fiscal par des accords de libre-échange généralisés qui empêcheraient les États-Unis d’augmenter leurs droits de douane.

Cela étant, nous ne sommes pas aveugles sur ce traité en particulier. Aussi insolite que cela puisse paraître, nous sommes plutôt France des régions que France parisienne et nous vivons au contact du monde agricole. À Saint-Pourçain-sur-Sioule, dans l’Allier, dans nombre de couples, la dame travaille chez Vuitton tandis que le monsieur élève des charolais. Comme nous sommes profondément hexagonaux, profondément patriotes et profondément français, il est difficile de ne pas entendre la forte inquiétude qui se pose au sujet de la viande.

J’ajoute que nous faisons nous-mêmes peu d’affaires en Amérique du Sud car les conditions de rapatriement des bénéfices sont compliquées avec ces pays. Du reste, de nombreux Argentins et Brésiliens préfèrent acheter à Paris ou à Londres plutôt que chez eux. D’où l’importance de passer des accords sur les standards ou des accords économiques généraux. Il y a là un problème à résoudre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous savons combien votre groupe est structurant pour l’économie française, pour nos territoires et surtout pour notre balance commerciale, car chaque point de déficit représente des emplois en moins et de la valeur ajoutée qui n’est pas créée, et donc pas partagée au sein du pays.

Ma première question porte sur les tarifs douaniers américains. La demande pour les produits de luxe est réputée élastique au prix. Jusqu’où cette élasticité est-elle extensible ? La baisse de la demande tend à indiquer qu’elle a atteint ses limites.

Si les droits de douane deviennent trop élevés, entraîneront-ils une hausse de votre production aux États-Unis afin d’être au plus près de la demande ? Si tel est le cas, le renforcement de la production aux États-Unis concernera-t-il des productions nouvelles ou des productions de substitution, autrement dit des délocalisations ? J’ai conscience que le caractère haut de gamme de certains produits rend obligatoire le maintien de leur production sur le sol français. Je ne peux que m’en réjouir.

M. Stéphane Bianchi. Il y a luxe et luxe. La haute joaillerie performe extrêmement bien car elle est un investissement plaisir autant qu’un investissement patrimonial. Les pièces à plusieurs millions d’euros, avec un gros caratage central, peuvent absorber des hausses de prix.

La bonne élasticité, c’est quand les prix augment et que les volumes ne baissent pas ; et la très bonne élasticité, c’est quand les volumes progressent eux aussi. Nous n’en sommes plus là. Plus nos coûts de revient sont élevés – ils croissent chaque année de 3 à 4 % – plus nous devons augmenter nos prix pour préserver nos marges et plus les volumes risquent de baisser.

Or on ne peut pas augmenter indéfiniment les prix. Lorsque, comme c’est le cas actuellement, la demande est fortement perturbée par l’immobilier, la bourse et l’annonce de la hausse des tarifs douaniers, le marché ne peut plus absorber une augmentation supérieure à 2 ou 3 % par an. Dernièrement, nous avons décidé quelques hausses de prix – cela s’est d’ailleurs très bien passé –, mais nous ne voulons pas jouer sur ce paramètre. Nous gardons cette possibilité en réserve dans l’hypothèse où les temps deviendraient un peu plus difficiles. Nous devons donc réussir à tout prix à baisser nos coûts de revient ou, à tout le moins, à les maintenir.

Mme Cécile Cabanis. Il faut distinguer la catégorie des produits de luxe, dont nous pouvons augmenter raisonnablement les prix, notamment pour faire face à l’inflation, de celle des produits destinés à la clientèle aspirationnelle, tels que les vins et spiritueux ou les produits de beauté, dont il est plus difficile d’augmenter les prix. C’est la raison pour laquelle la filière des cognacs et spiritueux est en danger. Ces deux catégories ne s’adressent pas aux mêmes clients et ne font donc pas l’objet des mêmes mesures d’aménagement ou mitigation au sein du groupe LVMH.

M. Stéphane Bianchi. On parle ici d’une bouteille de rosé vendue 20 euros ou d’un rouge à lèvres vendu 10 euros. Nous sommes confrontés au caractère très différent de nos industries. Les prix de nos produits sont compris entre quelques dizaines d’euros et quelques millions d’euros. L’élasticité varie selon la catégorie concernée. S’agissant des vins et spiritueux, il est clair que plus aucune augmentation n’est possible.

La hausse des tarifs douaniers nous incitera-t-elle à augmenter notre production américaine ? Lorsque nous avons intégré Louis Vuitton dans notre groupe, des ateliers étaient déjà implantés aux États-Unis. Actuellement, nous en avons quatre, qui fournissent une infime partie de la demande locale – je passe sur les articles parus récemment dans la presse à ce propos, qui sont assez mensongers. Si la hausse des tarifs douaniers est celle qui nous a été annoncée, nous n’aurons pas d’autre choix que d’augmenter notre production outre-Atlantique. Dans une telle configuration, soit nous arrêtons de vendre aux États-Unis, où nous réalisons 25 % de notre chiffre d’affaires, soit nous agissons de manière pragmatique. Nous choisirons bien entendu la seconde option. Je précise cependant que cela fonctionne également dans l’autre sens : en cas de hausse des droits de douane, les bijoux Tiffany que nous fabriquons actuellement aux États-Unis peuvent être produits, pour l’Europe, dans nos ateliers français et italiens.

M. Marc-Antoine Jamet. Comme nous le faisons à Saint-Dizier.

M. Stéphane Bianchi. Quoi qu’il en soit, une hausse des droits de douane coûtera très cher à nos économies. Dans cette situation, nous recourrons à des pis-aller : il n’y a pas de bonne solution face au protectionnisme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Considérez-vous que le coût des normes – ce que j’appelle l’« impôt paperasse » – a empêché la compétitivité des entreprises de profiter des allégements fiscaux dont elles ont bénéficié ces dernières années ? Si tel est le cas, pouvez-vous nous citer des estimations ?

Le rapport Draghi estime à plus de 40 milliards d’euros le coût de l’application des normes européennes – je ne parle même pas de leurs effets ni de leur surtransposition, qui est un mal français. Quant à la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), elle évalue à 20 milliards le coût des normes européennes pour la France.

Par ailleurs, avez-vous estimé le coût de la CSRD pour votre entreprise ? Il s’élèverait, pour la première année d’application de cette directive, à 4,5 milliards pour les entreprises françaises.

Mme Cécile Cabanis. En ce qui concerne les allégements fiscaux que je qualifierai de structurels – je reviendrai sur ceux qui sont liés aux normes, notamment en matière de transition écologique –, il faut étudier le net car si, d’un côté, on augmente les prélèvements et, de l’autre, on verse des aides, on n’a pas changé grand-chose, en définitive. S’agissant des prélèvements nets sur les entreprises, le laboratoire d’idées ou think tank Rexcode classe la France au premier rang, avec un taux de 10 %, devant l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne.

Au demeurant, notre groupe fait une utilisation modérée des aides. D’une part, du fait de notre activité, de notre ancrage territorial, de nos savoir-faire et de notre création de valeur, peu d’entre elles nous visent directement. D’autre part, nous sommes assez peu concernés par celles qui sont liées à l’énergie, à la transition écologique ou au Pacte vert pour l’Europe du 15 janvier 2020, car nos activités ne sont pas très émettrices de CO2.

Il est difficile de calculer le coût total de la CSRD, car elle mobilise une très grande partie de l’organisation et de très nombreuses personnes, même si elles ne s’y consacrent pas forcément à temps plein. Par ailleurs, nous ne savons pas toujours comment récupérer les données qui nous sont demandées, de sorte que nous faisons travailler beaucoup de consultants – c’est bien pour eux, moins pour nos coûts. Toujours est-il que, selon la synthèse que j’ai demandée – et que j’ai gardée par-devers moi tant j’ai honte de dépenser autant d’argent pour rien –, le coût de la mise en application de la CSRD s’élève à plusieurs millions.

Si l’objectif de cette directive était de favoriser les bonnes actions, de susciter les bons comportements, ce serait très bien. Mais ce n’est pas le cas : il s’agit de produire des tas de données qui, en outre, ne sont pas forcément pertinentes car la directive a été conçue sur le modèle d’une taille unique ou one size fits all : toutes les entreprises sont traitées de la même façon, quel que soit leur secteur d’activité.

On ne sait donc pas très bien à quoi cela sert. Il faudrait tout de même que participent à la conception de ces normes des gens qui sont dans la vraie vie et qui vont les appliquer. L’intention peut être bonne, mais il faut que ce soit simple et réalisable par les entreprises. Or nous ne comprenons même pas la moitié de ce qui nous est demandé : il faut douze personnes et deux cabinets pour nous expliquer certains calculs. De plus, cela ne crée aucune valeur et ne favorise pas la transition, car on prend une photo au lieu de faire un film qui permettrait de mesurer les progrès.

Cela coûte très cher, prend beaucoup de temps et ne crée pas de valeur. Si l’intention était louable, l’exécution est catastrophique et doit être revue.

M. Stéphane Bianchi. J’ajoute que c’est un désavantage compétitif pour la France. D’autant que, dans notre programme Life 360, notre groupe s’est fixé des objectifs très précis en matière environnementale pour 2023, 2026 et 2030. La CSRD conduit à produire un rapport de plus, dont on ne perçoit pas l’utilité et qui complexifie beaucoup la vie quotidienne de notre groupe mais aussi celle des petites et moyennes entreprises (PME).

Mme Cécile Cabanis. Et elle convertit l’énergie positive qui est à l’origine de Life 360 en une contrainte qui suscite le rejet. On amoindrit les ambitions de transition en rendant les choses véritablement pénibles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Merci pour votre témoignage. On sent que cela vous fait du bien, de vous exprimer à ce sujet.

M. Marc-Antoine Jamet. Et cela n’a pas l’air de vous déplaire !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage en effet votre constat, d’autant plus que la France est le seul pays d’Europe à avoir appliqué la CSRD cette année. C’est donc, pour notre pays, un désavantage compétitif par rapport aux autres pays du marché unique mais aussi, à terme, par rapport aux marchés extraeuropéens.

Mme Cécile Cabanis. J’ajoute à ce propos que nous avons dû nous battre pour ne pas communiquer certaines données sensibles dont la révélation donnerait un avantage à nos compétiteurs. Même de ce point de vue, il y a un risque.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le groupe LVMH est détenu à près de 48 % par la famille Arnault. Or vous avez récemment lancé, à l’échelle mondiale, un plan de partage du capital avec l’ensemble de vos salariés. Votre groupe a-t-il la volonté de rester un groupe familial et d’assurer une détention « domestique » de son capital ? Quelle sera la part de la participation des salariés ? Quels sont les dispositifs mis en œuvre en France, dans ce domaine ?

M. Stéphane Bianchi. Nous avons en effet lancé, l’an dernier, un plan d’actionnariat salarié qui a recueilli un grand succès. Nous avons même dû augmenter les allocations.

Notre groupe souhaite-t-il conserver son caractère familial ? Ma réponse est un oui franc et massif. Même si le groupe est coté, c’est un élément fondamental eu égard au travail de long terme que nous devons mener dans nos maisons. Il est important que l’actionnaire majoritaire soutienne une décision qui peut être un peu pénalisante à court terme mais qui, dans cinq ou dix ans, portera ses fruits. Nous avons eu, au sein de notre groupe, des activités qui ont été déficitaires pendant des décennies et qui sont très largement bénéficiaires aujourd’hui. Pour les salariés, un actionnaire qui pense à moyen et long terme, c’est extraordinaire. C’est la raison pour laquelle je n’ai travaillé que dans des entreprises familiales.

Quant à l’actionnariat salarié, la complexité des législations ne nous a pas permis de le développer dans le monde entier. Nous ne l’avons donc mis en place que dans huit pays – pas tous européens –, là où la législation, notamment fiscale, nous le permettait. L’engouement a été tel que nous allons discuter avec l’actionnaire de ce que nous pouvons envisager à l’avenir. En tout cas, nous sommes ravis de l’accueil que nos collaborateurs ont réservé à cette initiative.

Mme Cécile Cabanis. J’ajoute que nous avons versé, au titre du partage de la valeur, 511 millions d’euros à nos salariés français en 2023, dont la moitié relève de notre initiative – en sus, donc, des dispositifs légaux. C’est, pour nous, très important.

M. Stéphane Bianchi. Cet intéressement peut représenter quatre à six mois de salaire supplémentaires. Il n’est pas intégré dans notre document d’enregistrement universel (DEU) : lorsqu’il est indiqué que 96 % de nos salariés perçoivent plus de 2 250 euros, il faut l’entendre hors intéressement et participation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelles intentions traduisent la volonté de votre groupe d’ouvrir son capital à ses salariés ? Craignez-vous son ouverture à des concurrents ou à des entreprises étrangères ou d’autres secteurs ?

Mme Cécile Cabanis. L’ouverture du capital aux salariés ne procède pas d’un plan réfléchi : il s’agissait simplement de partager la valeur avec eux en leur donnant des actions du groupe pour lequel ils travaillent et de les rendre fiers. Nos plus gros investisseurs institutionnels sont déjà étrangers – ce sont des Américains –, comme c’est le cas de presque toutes les entreprises du CAC 40.

M. Marc-Antoine Jamet. Le Jardin d’acclimatation est une société du groupe que je connais mieux que les autres. Les salariés qui y travaillent ressemblent beaucoup, par le fonctionnement de l’entreprise et sa sociologie, à des fonctionnaires de la ville de Paris – ce n’est pas un objectif, c’est un héritage. Environ la moitié d’entre eux ont estimé qu’il s’agissait d’un dispositif de fidélisation – après tout, comme le dit parfois M. Arnault, les actions de LVMH sont bonnes à garder – et ont accueilli avec enthousiasme ce plan qui a recueilli un succès populaire dont j’ai été le premier étonné. La démarche est, non pas négative – contre des groupes étrangers –, mais positive : il s’agit d’associer les salariés aux fruits de l’entreprise, même si elle est toute petite et un peu éloignée des sacs Louis Vuitton.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Votre réseau de sous-traitants se situe à l’intersection des trois critères de votre stratégie : territoires, savoir-faire et filières. Vous avez indiqué qu’il arrivait à votre groupe d’intégrer des fournisseurs afin de les conserver au sein de la chaîne de valeur. Quelles stratégies mettez-vous en œuvre pour entretenir ce réseau partout en France ?

Au-delà des freins à la réindustrialisation que vous avez évoqués à propos de votre groupe, quelles sont les principales difficultés que rencontrent vos fournisseurs ? Sont-elles liées, par exemple, au coût de l’énergie ? Avez-vous des remontées de terrain concernant le plan France 2030 ? Ce plan vise – et c’est une très bonne chose – à soutenir l’innovation de rupture et les acteurs émergents mais, selon beaucoup des acteurs que nous avons auditionnés, il néglige le socle que forment nos PME et nos entreprises de taille intermédiaire (ETI) – contrairement au plan France relance, lancé au moment de la crise du Covid et qui peut s’apparenter, bien qu’il soit moins ambitieux, à l’Inflation Reduction Act ?

M. Stéphane Bianchi. En France, nos sous-traitants sont au nombre de 13 500 – je pourrais d’ailleurs faire, à ce propos, un aparté sur le devoir de vigilance, mais je m’en abstiendrai.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous interrogerai à ce sujet, alors.

M. Stéphane Bianchi. Pour les maintenir, car nous ne voulons pas les intégrer, nous les aidons dans le domaine de la formation – il arrive que nos directeurs de site se rendent chez les sous-traitants pour partager avec eux de bonnes pratiques et identifier les éléments d’amélioration – et nous les autorisons à travailler pour des concurrents. Notre architecture est donc assez ouverte, mais notre aide est limitée car ils sont confrontés à des problèmes de trésorerie et de charges que nous ne pouvons pas résoudre avec eux. S’agissant de la trésorerie, nous pouvons les aider en les payant un peu plus tôt mais, pour ce qui est des charges, nous ne pouvons absolument rien faire.

Quant au devoir de vigilance, je pense qu’il s’agit d’un vœu pieux. Comment peut-on croire qu’il est possible, dans le monde actuel, de maîtriser l’ensemble de notre chaîne en garantissant un risque zéro ? C’est tout aussi impossible que d’être certain à 100 % qu’en empruntant les passages piétons, on ne sera pas renversé par une voiture. Là encore, cela nous préoccupe beaucoup. Certains de nos représentants ont annoncé qu’ils souhaitaient revoir le dispositif. Inutile de vous dire que nous y sommes très favorables. Nous ne disons pas qu’il ne faut rien faire, mais il faut savoir raison garder.

M. Marc-Antoine Jamet. Comme l’a dit Mme Cabanis, nous consommons peu d’énergie. Dans le cadre du projet Life 360, nous avons équipé 87 % de nos boutiques d’un éclairage par diode électroluminescente (LED), nous utilisons 71 % d’énergies renouvelables et nous avons réduit de 50 % nos émissions de gaz à effet de serre dans le cadre des scopes 1 et 2 de notre bilan carbone.

Nos métiers ne nous conduisent pas à consommer beaucoup d’énergie, à l’exception de deux d’entre eux. Nous avons 119 établissements industriels aux États-Unis – pour ramener la part américaine à sa juste proportion – et 200 en Europe. Les deux plus importants sont situés, pour le premier, à Saint-Jean-de-Braye, où sont fabriqués les parfums Dior – ce site consomme un peu d’électricité –, pour le second, en Champagne et à Cognac, où sont mis en bouteille les vins et spiritueux.

En revanche, figurent parmi nos fournisseurs deux très importants consommateurs d’énergie : Pochet, fondée au XVIe siècle, et Verescence, qui a presque trois siècles d’existence, situés dans la vallée de la Bresle, aux confins de la Normandie et de la Picardie. Ces deux entreprises, qui fabriquent notamment les flacons de parfum, ont une activité très consommatrice d’énergie et de verre. Mais, avec l’aide de France relance, elles ont pu substituer à leurs fours à gaz des équipements plus économes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vos sous-traitants se sentent-ils néanmoins négligés par le plan France 2030 ?

M. Marc-Antoine Jamet. M. Bianchi m’a incité à évoquer le pôle de compétitivité de la Cosmetic valley, qui est un exemple assez remarquable de coopération public-privé et de chaîne de valeur dans un bassin géographique. Toutefois, nos sous-traitants souffrent. S’ils ont été bien encadrés par France relance, ils sont, en raison de leur taille et de leur activité, un peu laissés de côté par France 2030. Dans le secteur des cosmétiques, qui est pourtant assez solide en France, on assiste ainsi à des défaillances de petites et moyennes entreprises. Le directeur général de Cosmetic valley me confiait qu’il n’en avait jamais vu autant depuis dix ans.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quels sont précisément les atouts du pôle de compétitivité de la Cosmetic valley ? Ce type de dispositifs devrait-il être étendu à d’autres filières et, si oui, comment ?

M. Marc-Antoine Jamet. Si l’on était à Stuttgart ou à Munich et que l’on construisait des BMW, des Audi ou des Porsche, on parlerait d’un tissu industriel à l’allemande et on se demanderait comment faire la même chose en France. Nous le faisons, entre Tours, Chartres et Orléans, où se situe l’ensemble de la chaîne de valeur, composée de PME, d’entreprises individuelles et de géants qui jouent le jeu, au premier rang desquels LVMH, qui préside ce pôle.

Il a pour atout la correspondance entre la recherche fondamentale des universités et la recherche appliquée, entre les grands laboratoires nationaux – Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Synchrotron Soleil (source optimisée de lumière d’énergie intermédiaire du Lure) … – et nos propres recherches. Ainsi, plutôt que d’acheter deux fois les mêmes microscopes électroniques et les mêmes appareils à résonance magnétique, LVMH et l’université d’Orléans sont convenus de partager les achats.

Le système fonctionne bien, car les grands emmènent les petits à l’international et les impliquent dans les brevets. M. Arnault me demande parfois si toutes ces entreprises ne sont pas des concurrents. C’est vrai, mais c’est le principe. On peut ainsi avoir un projet de recherche réunissant deux géants, pas forcément d’accord entre eux, qui participent à hauteur de 30 % chacun, un laboratoire public, à hauteur de 15 %, et deux entreprises moyennes. Ensemble, ils lancent des appels de fonds parfois européens, parfois publics. Ils peuvent même se séparer dans la phase finale de la recherche, chacun retournant vers son douar d’origine avec la même molécule, qui servira, pour l’un à fluidifier un rouge à lèvres, pour l’autre à fabriquer une crème de jour.

Il m’est difficile de le dire car j’en suis le président, mais on dit parfois de ce pôle de compétitivité qu’il est le meilleur. Le président de votre commission, qui y est lui-même impliqué territorialement, sait qu’il fonctionne remarquablement. Il s’agit de rassembler tous les atouts du club France autour d’un discours sur le fabriqué en France, l’excellence européenne et l’art de vivre à la française et de réunir les partenaires pour qu’ils interviennent ensemble dans la recherche, la formation, le développement international. Un congrès réglementaire réunit à Chartres tous les concurrents, qui écoutent les intervenants leur expliquer comment l’Europe les mangera ou non ; c’est assez extraordinaire.

Ce pôle fonctionne à bas bruit, on ne s’en enorgueillit pas beaucoup. Un groupe comme LVMH y joue un rôle structurant en abandonnant un peu ses prérogatives de géant – c’est une illustration de notre caractère patriote et hexagonal. C’est une bonne recette, si c’est ce que vous voulez me faire dire. L’ensemble de la chaîne est implanté dans un même territoire, où l’on trouve le gars qui a une idée, trouve les ingrédients et formule, celui qui teste, celui qui conçoit le packaging, celui qui expédie et même – ce qui n’est pas très bon – celui qui récupère le produit qui n’a pas été vendu.

M. le président Charles Rodwell. Je confirme ce qui vient d’être dit, notamment en ce qui concerne l’implantation territoriale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué l’enjeu de la traçabilité, qui est extrêmement important et complexe. D’une part, elle permet de lutter contre la contrefaçon, notamment asiatique. D’autre part, elle constitue un moyen de vous différencier de la concurrence en mettant en avant vos savoir-faire et l’origine des produits qui entrent dans votre chaîne de valeur.

Qu’attendez-vous en pratique des pouvoirs publics, tant à l’échelle nationale qu’européenne, pour renforcer cette traçabilité ?

M. Stéphane Bianchi. J’attends avant tout que l’on travaille tous ensemble. La traçabilité est fondamentale pour l’Europe. C’est vrai pour notre industrie, mais aussi pour l’ensemble des Européens.

Encore une fois, tout n’est pas très clair, car les attentes des uns et des autres sont différentes. Notre conception de la traçabilité n’est certainement pas celle de nos voisins. Dans un premier temps, mettons-nous d’accord sur la définition de la notion. Nous pourrons ensuite travailler ensemble pour étudier comment renforcer cette traçabilité. Elle est indispensable, que ce soit pour les produits de luxe ou pour ceux de grande consommation.

Nous sommes disposés à aider la commission qui se chargera de ce sujet. C’est extrêmement important pour nous.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel est votre avis sur l’évolution du système de formation français ? Quelles sont les défaillances que vous identifiez à travers les recrutements auxquels vous procédez ?

Comme d’autres groupes industriels, LVMH a développé sa propre école de formation : l’Institut des métiers d’excellence (IME). S’agit-il de pallier les insuffisances du système de formation actuelle où plutôt d’améliorer les compétences de vos salariés ? Pourriez-vous expliquer comment cette école fonctionne ?

M. Stéphane Bianchi. L’apprentissage est une formule dont nous sommes extrêmement friands – et il ne s’agit pas d’une affaire d’aides, puisque l’on sait que celles-ci ont été ramenées de 6 000 euros à 2 000 euros par apprenti. Dont acte.

Si nous avons créé des écoles, c’est pour porter la qualité de la formation à un niveau encore plus élevé, afin qu’il corresponde davantage aux exigences de notre industrie.

Nous permettons aux apprentis de travailler dans nos maisons, avec nos collaborateurs et nos artisans, afin d’apprendre le métier. Nous ne leur demandons rien en échange, puisqu’ils ne sont pas tenus de venir ensuite travailler pour nous – même si, encore une fois, c’est le cas de 60 % de nos apprentis. Les trois quarts de ceux qui choisissent de ne pas travailler pour LVMH exercent malgré tout un métier dans la filière, ce qui permet à nos artisans de monter en compétence.

Notre objectif n’est pas de pallier une quelconque déficience du système éducatif. Nous souhaitons compléter les formations dispensées par ce dernier.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel regard portez-vous sur l’évolution du système de formation français ? Comme beaucoup de patrons qui se sont exprimés devant cette commission, percevez-vous une baisse du niveau – notamment en mathématiques ? Est-ce une source d’inquiétude pour l’attractivité de la France ?

M. Stéphane Bianchi. Il est difficile de répondre, parce que nous recrutons des artisans et des apprentis auxquels nous ne demandons pas d’être licencié en mathématiques. Nous recrutons aussi beaucoup de diplômés de grandes écoles dont le niveau de mathématiques n’est pas trop mauvais. Nous ne sommes donc pas vraiment confrontés aux difficultés que vous évoquez.

M. Marc-Antoine Jamet. Ayant arrêté de suivre – à la demande de mes professeurs et proviseurs – tout enseignement scientifique ou de mathématiques en cinquième, je suis celui qui compte le moins bien parmi les 240 000 employés du groupe LVMH. (Sourires.)

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourriez-vous détailler le fonctionnement de l’IME et indiquer comment il complète le dispositif très important de l’apprentissage en entreprise ?

M. Marc-Antoine Jamet. Tout d’abord, le groupe LVMH accueille chaque année près de 2 800 apprentis, ce qui représente une masse salariale d’à peu près 11 millions d’euros.

Ensuite, l’IME repose sur une coopération avec soixante écoles réparties sur l’ensemble du territoire. Il répond à trois objectifs.

Le premier consiste à sécuriser la filière amont. Des métiers comme bonisseur ou tonnelier disparaissent. Or si l’on ne sait plus fabriquer des tonneaux en France, ils seront faits là où l’on trouve des forêts, c’est-à-dire en Pologne et en Hongrie.

Deuxième objectif : offrir une formation à des jeunes que l’on accueillera ensuite en stage au sein du groupe, pour enfin en embaucher 90 %. L’IME organise une tournée appelée You & Me, qui permet de découvrir les entreprises dans les différents bassins d’emploi – Valence pour les peaux, Reims pour le Champagne, Orléans pour les cosmétiques et Paris parce que c’est Paris.

Nous y associons des collégiens issus de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), car cela correspond à notre troisième objectif : leur proposer des formations.

Grâce aux duos organisés avec des maîtres d’apprentissage que nous appelons les virtuoses, nous arrivons à montrer ce qu’est l’intelligence de la main. Nous avons mis en place ce système en Suisse, en Italie et au Japon. Il vient d’être implanté en Chine. C’est dire à quel point nous croyons à l’apprentissage des métiers rares. En plus des 43 métiers de base au sein du groupe, nous en avions recensé 280 dont nous nous demandions avec inquiétude qui les exercerait à l’avenir.

Nous sommes rassurés grâce à ce dispositif absolument exceptionnel, qui permet de former des gens mais aussi de les rendre fiers et plus sûrs d’eux-mêmes. En dix ans, l’IME a accueilli 3 300 apprentis et 90 % d’entre eux ont choisi de travailler pour notre groupe – 5 % préférant la concurrence et 5 % ayant opté pour un autre métier. Le taux de satisfaction de nos apprentis, mais aussi des entreprises qui les emploient, est donc assez élevé. C’est un point positif pour l’ensemble de la société, car nous complétons le système de formation sans nous y substituer.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’avais été très surpris d’apprendre que, dans le système classique de formation aux métiers de l’industrie, environ 50 % des élèves renonçaient au cours du cursus.

M. Marc-Antoine Jamet. Ce taux est très faible dans notre cas.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Effectivement, c’est un très bel exemple. Le modèle des écoles de production est assez similaire au vôtre et elles commencent à se développer.

Les métiers de l’industrie souffrent d’une image relativement dégradée, ce qui a un effet sur leur attractivité auprès des jeunes – voire de moins jeunes en reconversion.

Un groupe comme le vôtre ne devrait-il pas avoir pour responsabilité de valoriser ces métiers ? En plus d’être les VRP du luxe dans le monde entier, ne pourriez-vous pas être ceux des métiers de l’industrie dans notre pays ?

M. Stéphane Bianchi. Nous le faisons déjà.

Dans des magasins Louis Vuitton, des artistes peintres sont chargés de personnaliser gratuitement des produits selon les demandes du client, ce qui peut prendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Le public découvre ainsi ce métier. Nous l’invitons aussi à visiter nos établissements. C’est notamment le cas de l’atelier Louis Vuitton à Asnières, où les gens peuvent voir comment travaillent nos artisans.

À l’initiative de M. Antoine Arnault, nous organisons chaque année les Journées particulières, qui consistent à ouvrir nos maisons au grand public pendant deux jours. Chacun peut à cette occasion visiter nos ateliers et découvrir les métiers de la main. Ça nous coûte très cher, mais nous le faisons parce que nous croyons qu’il est de notre responsabilité de susciter des vocations – et nous en avons besoin.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Que représente la France à l’étranger ?

M. Stéphane Bianchi. C’est un pays de traditions mais aussi d’innovations et qui représente le savoir-faire.

Pour les Américains, la France c’est souvent Paris et la Tour Eiffel. Mais c’est aussi un endroit où il faut aller au moins une fois dans sa vie – le nombre de touristes que nous accueillons en témoigne.

Pour moi, c’est le plus beau pays du monde. Faisons-en sorte qu’il le demeure et qu’il reste attractif. Avec les Jeux olympiques, notamment, nous avons montré que la France était capable de faire des choses extraordinaires.

Je pense que notre pays est très reconnu dans le monde.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est un atout pour la compétitivité hors-prix, même s’il ne se substitue évidemment pas à la compétitivité-prix.

Une dernière question, qui n’a pas forcément de lien avec l’objet de cette commission d’enquête : quel est l’intérêt pour votre groupe de se diversifier en possédant des médias comme Les Échos, Radio classique ou Le Parisien ?

M. Stéphane Bianchi. La réponse est assez simple.

Au fil des années, nous avons racheté un certain nombre de médias, assez différents, dont nous pensons qu’ils jouent un rôle extrêmement important dans leurs domaines respectifs. Ils permettent l’expression d’opinions politiques et sociales.

Nous considérons qu’il relève aussi de notre responsabilité de soutenir ces activités lourdement déficitaires, faute de quoi des pans entiers de la presse écrite disparaitraient et l’information serait beaucoup moins accessible.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie. Les échanges ont été absolument passionnants.

M. le président Charles Rodwell. Je m’associe aux remerciements chaleureux du rapporteur, car la discussion et vos réponses ont été particulièrement intéressantes.

N’hésitez pas à compléter vos propos en répondant au questionnaire par écrit et à nous envoyer tout document que vous jugerez utile.

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*     *

47.   Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne à la prospérité et à la stratégie industrielle, commissaire européen à l’industrie, aux PME et au marché unique, ancien ministre de l’Europe et des affaires étrangères

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous entendons M. Stéphane Séjourné par visioconférence. Monsieur le commissaire, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Je rappelle qu’avant vos fonctions à la Commission européenne, vous avez été ministre de l’Europe et des affaires étrangères.

Je vous remercie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Stéphane Séjourné prête serment.)

M. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne à la prospérité et à la stratégie industrielle, commissaire européen à l’industrie, aux PME et au marché unique. Je vous remercie de me donner l’opportunité d’apporter un éclairage européen à votre commission d’enquête, à l’heure où l’industrie est devenue un élément essentiel de l’agenda de l’ensemble des institutions européennes – Commission, Parlement et Conseil. C’est d’autant plus opportun que l’industrie française est très représentative des défis auxquels l’industrie européenne est confrontée : œuvrer à la réindustrialisation en France revient à faire de même en Europe, et vice versa.

Sans doute faut-il reconnaître, en creux, la fin d’un paradigme dominant en Europe, qui s’est nourri des décennies durant de la division internationale du travail et de la tertiarisation de l’économie européenne. À l’époque, si les pouvoirs publics avaient peut-être conscience de perdre des usines et des emplois, ils pensaient que la valeur ajoutée européenne leur permettrait de conserver une longueur d’avance. Les deux dernières décennies nous ont montré combien nous avons sous-estimé la concurrence venue d’Asie et des États-Unis.

L’exemple du secteur automobile illustre bien ce changement de paradigme : l’Europe demande désormais des transferts de technologie à la Chine. Les constructeurs asiatiques viennent en appui des constructeurs européens et sont en capacité de proposer des innovations industrielles, avec l’ensemble des constructeurs européens. Cette inversion du rapport de force montre l’urgence à agir à l’échelle du continent européen et à développer une politique industrielle européenne.

J’évoquerai à cet égard les grands axes de la nouvelle approche industrielle de la Commission européenne. Le constat est le suivant : l’industrie européenne est prise en étau par plusieurs facteurs exogènes sur lesquels il nous faut agir, dans un contexte géopolitique très complexe. Tout d’abord, le coût de l’énergie, encore trop élevé, prend à la gorge des secteurs emblématiques comme la sidérurgie ou la chimie. Cette dernière – « l’industrie des industries » – est très importante pour l’Union européenne : elle produit énormément de molécules et de composants chimiques qui participent à notre compétitivité internationale et elle rayonne sur l’ensemble de l’industrie européenne. Il y a également une atonie de la demande – flagrante dans le secteur de l’automobile – et des distorsions de concurrence, certains pays tiers menant une politique extrêmement offensive au niveau international, avec une surenchère assez décomplexée des subventions publiques. Jusqu’à présent, nous étions le continent le plus ouvert et les clauses de sauvegarde manquaient pour protéger un certain nombre de nos industries. La Commission européenne a désormais instauré des outils et un arsenal législatif visant à systématiser les clauses de sauvegarde et à mieux utiliser nos capacités de défense commerciale.

L’industrie européenne est aussi freinée par des facteurs endogènes, sur lesquels nous pouvons agir, puisqu’ils dépendent uniquement de nos politiques publiques : la complexité de certains cadres réglementaires européens ; des barrières persistantes sur le marché intérieur – j’ai présenté il y a quelques jours la nouvelle stratégie pour le marché unique européen, qui participe de la réponse à la fermeture des marchés à l’international, et notamment aux tensions commerciales avec les États-Unis ; le déficit de main-d’œuvre, sujet prégnant pour l’industrie française, en particulier dans le secteur de la métallurgie ; et l’écosystème européen du capital-risque, structurellement timide – par rapport à la Chine et aux États-Unis, nous manquons de capital et d’une union des marchés de capitaux (UMC). Ces facteurs font clairement planer sur l’Europe un spectre de décrochage, mis en lumière par le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne, remis le 9 septembre 2024. Ils rendent nécessaire que la compétitivité européenne soit au centre de notre stratégie.

Dès le mois de décembre, la nouvelle Commission européenne a établi une feuille de route ambitieuse. Nous avons commencé par reprendre le rapport Draghi précité et le rapport d’Enrico Letta « Bien plus qu’un marché » publié en avril 2024 dans un document de la Commission, qui les traduit en termes de politiques publiques pour les cinq prochaines années et qui a été voté par le collège des commissaires. Au cœur de cette traduction législative figure le pacte pour une industrie propre, initiative transversale qui vise à réconcilier notre trajectoire de décarbonation avec la compétitivité de notre industrie.

Je m’arrête un instant sur le sujet de la décarbonation de notre économie, qui est essentiel dans notre stratégie économique. Il n’est qu’à voir ce que coûte à l’Europe l’achat d’hydrocarbures au Moyen-Orient ou de gaz naturel liquéfié (GNL) aux États-Unis : plus de 420 milliards d’euros. Cet argent ne se retrouve ni dans les services publics, ni dans les impôts et taxes : c’est juste une dépense directe, qui grève le déficit extérieur de l’Union européenne.

D’où notre stratégie d’indépendance énergétique. Puisque nous ne produisons pas d’hydrocarbures en Europe, nous voulons mener une politique très offensive en matière d’électrification et de technologies propres ou cleantech. Nous agissons sur plusieurs leviers : l’accès à l’énergie abordable – avec l’instauration de dispositifs de court et de moyen terme ; l’accès aux matières premières et aux stratégies de matières premières – avec depuis quelques mois plusieurs plans stratégiques, notamment pour ouvrir de nouvelles exploitations minières de métaux rares et de matières stratégiques pour lesquels nous dépendons à 100 % de la Chine ; le développement de marchés porteurs ; l’accès au financement et aux compétences ; et la révision dans les prochains mois des clauses des marchés publics européens. On observe sur ce dernier point un très net changement d’état d’esprit, avec la volonté d’intégrer une préférence européenne à l’achat dans des secteurs stratégiques, de façon à stimuler la demande – c’est le cas pour l’acier et les matières premières – ou à soutenir des marchés qui manquent de demande, comme le recyclage et l’automobile – où des questions de sécurité entrent également en jeu.

Sur les quarante-sept projets stratégiques sélectionnés par la Commission européenne en matière de recyclage, production, extraction et raffinage de matières premières, neuf sont français. Deux d’entre eux concernent l’exploitation et nécessitent un financement dédié, avec des garanties ou des subventions : les prochains mois permettront de déterminer comment les soutenir. L’objectif est de ramener notre dépendance aux pays tiers en dessous de 65 % d’ici à 2030 pour chaque matière première stratégique, voire de devenir totalement autonomes – en termes de production, raffinage et recyclage – pour certaines d’entre elles, comme le lithium. Sur ces questions, la Commission a beaucoup évolué, se rapprochant des positions françaises, et la capacité de la France à convaincre n’est pas pour rien dans le consensus qui a émergé.

Enfin, la simplification est un marqueur important du nouvel agenda de la Commission européenne. Nous voulons développer une nouvelle culture réglementaire visant à réduire la charge administrative et à soutenir l’investissement. Trois premières propositions de directives de simplification – dites « omnibus », puisqu’ils concernent la modification de plusieurs textes européens existants – ont été envoyés au Parlement. Le premier vise à réduire les obligations de déclaration ou reporting en matière de durabilité. Le second, qui concerne les investissements, permettra de dégager jusqu’à 50 milliards d’euros, qui seront réinvestis en fin d’année dans des actions de dérisquage ou derisking grâce à l’outil InvestEU, qui permet d’apporter des garanties d’emprunt à des projets risqués au niveau européen. Le troisième projet de simplification, qui porte sur la politique agricole, sera présenté au Parlement européen et débattu dans les prochains jours.

Le 21 mai dernier, j’ai présenté un autre projet, instaurant une définition, au niveau européen, des entreprises de taille intermédiaire (ETI) – entre 250 et 750 salariés. Le but est d’exonérer cette catégorie d’entreprises de certaines réglementations européennes contraignantes et de lisser l’effet de seuil existant, le passage de 250 à 251 salariés ayant pour effet de déclencher une cinquantaine de réglementations. Nous avons créé cette catégorie pour faire bénéficier les ETI – les industries de demain, pour l’Union européenne comme pour la France – des mêmes exemptions que les PME. Le texte sera prochainement discuté au Parlement européen.

Bref, notre agenda de simplification est assez ambitieux. Il vise à créer des flexibilités qui n’existaient pas auparavant. Les textes dits omnibus, envoyés chaque mois au Parlement européen, permettent de cibler et identifier les contraintes, afin de résoudre les problèmes rapidement. Ainsi, le Conseil et le Parlement européen viennent d’adopter définitivement, en deux mois seulement, nos textes relatifs à l’assouplissement des règles imposées aux constructeurs automobiles en matière d’émissions de CO2, afin de leur éviter des amendes. Cela montre que lorsqu’il y a urgence, nous savons faire preuve d’efficacité.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour cette présentation. Ma première question concerne la politique économique menée à l’échelle nationale depuis 2017, baptisée politique de l’offre. Comment est-elle perçue par nos partenaires européens, notamment ceux avec lesquels vous échangez fréquemment ? Est-elle considérée comme un moment de bascule, y a-t-il un avant et un après 2017 en matière de politique économique industrielle française ?

Si elle ne relève pas de votre portefeuille, ma deuxième question a directement trait à des dossiers dont vous avez la charge : quelle réponse sommes-nous en mesure d’apporter à la politique tarifaire de Donald Trump et à la guerre commerciale qu’il nous mène ? Au-delà de ses aspects douaniers et commerciaux, la question a-t-elle une traduction dans votre champ de compétences, allez-vous prendre des dispositions spécifiques au secteur productif européen ?

Ma troisième question concerne les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), ces alliances industrielles développées notamment suite à la crise du Covid. Ces projets portent par exemple sur les batteries, avec l’ouverture de l’usine ACC à Douvrin, sur les semi-conducteurs, avec le règlement européen du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs dit European Chips Act, ou sur l’hydrogène. Pouvez-vous dresser un état des lieux du déploiement des PIIEC dans le nouvel agenda de la Commission européenne, suite aux dernières élections ? Ont-ils vocation à s’amplifier, au service de l’industrie française et européenne ?

M. Stéphane Séjourné. La semaine prochaine, dans le cadre du Semestre européen, seront dévoilées les recommandations de la Commission européenne pays par pays, avec un débat au collège des commissaires. Sans entrer dans le détail d’informations qui ne sont pas encore officielles, je peux vous indiquer qu’il y aura un certain nombre de commentaires positifs sur la France, notamment eu égard à la politique économique conduite ces dernières années. La comparaison avec les autres pays européens sur la même période a en effet mis en valeur l’attractivité internationale de la France, ainsi que les politiques menées dans certains secteurs d’activité, qui ont permis de sauvegarder des emplois et de créer de la croissance. Lorsque la présentation aura eu lieu, je pourrai mettre à votre disposition l’ensemble des documents utiles.

S’agissant de la politique tarifaire, une réorganisation mondiale du commerce est en train de s’opérer. L’Union européenne doit se repositionner très rapidement pour préserver ses débouchés et soutenir son industrie à l’extérieur. Nous avons beaucoup compté sur notre demande intérieure pour construire nos industries, mais celles-ci doivent aussi être en capacité d’exporter. Notre objectif est donc de trouver des nouveaux marchés, pour réduire nos dépendances à certains pays et pour trouver des débouchés alternatifs suite à la fermeture d’autres pays, comme les États-Unis. Nous menons une politique très offensive pour conquérir de nouveaux secteurs d’activité, qui passent par des accords spécifiques dans des secteurs particuliers avec de nouveaux partenaires – Mexique, Canada, Corée du Sud, Japon. L’Union européenne s’attache à diversifier ses marchés à l’étranger, pour ne pas dépendre des droits de douane des uns ou des autres.

Nous avons également une stratégie interne à développer. Le renforcement de notre marché intérieur – 450 millions de consommateurs – est de notre responsabilité, et fait partie d’ailleurs de la réponse à la guerre commerciale. Ces dix dernières années, les industries et entreprises françaises se sont plus internationalisées qu’européanisées. Il faut donc leur donner des perspectives et les encourager à aller chercher des marchés européens.

Ces derniers ne sont théoriquement soumis à aucun droit de douane. Toutefois, les différences réglementaires entre États membres représentent l’équivalent de 50 % de droits de douane pour les biens et de 110 % pour les services. Ainsi, une entreprise française qui souhaite commercialiser un bien en Allemagne doit avoir une filiale, un représentant légal, un cabinet d’audit qui expertise la réglementation allemande et suit ses évolutions. En définitive, le coût pour l’entreprise est très important, alors même que nous sommes un marché commun.

Si nous renforçons le marché intérieur, nous devons protéger les frontières extérieures de l’Union. Cela suppose de finaliser la réforme des douanes au niveau européen, en nous protégeant notamment des petits colis – dont presque 6 milliards sont attendus sur le territoire européen en 2026. C’est un enjeu important : on ne saurait supprimer des barrières à l’entrée dans le marché intérieur sans être sûr d’avoir une protection aux frontières de l’Union.

Pour ce qui concerne les tarifs, nous avons instauré un programme défensif et un programme offensif. Le programme défensif est très clair : par le biais des gouvernements nationaux et des représentations de la Commission dans toutes les capitales européennes, nous sommes en contact avec les chefs d’entreprise que le nouveau gouvernement américain sollicite, dans le domaine industriel. Parfois ils se voient proposer des facilités d’installation, d’autres fois ils se font menacer sur leurs marchés existants : la Commission européenne a su s’adapter et flexibiliser son organisation pour les accompagner. Je l’ai évoqué, elle a une stratégie offensive en matière de simplification et de compétitivité. Elle organisera les choses avec eux pour éviter des délocalisations massives dans les prochains mois.

Enfin, les PIIEC sont un très bon instrument de coopération entre les États membres. La Commission envisage d’ailleurs d’y participer elle-même, en tant qu’entité, ce qui n’est actuellement pas le cas – elle met uniquement son tampon sur les aides d’État qui sont octroyées dans le cadre de ce dispositif. Il ne serait pas illogique qu’elle contribue au financement de ces projets d’intérêt commun et européen. Il y a quelques semaines, nous en avons lancé dans le secteur nucléaire, ce qui est nouveau car ce sujet faisait l’objet de désaccords entre les États membres et de pressions au sein de la Commission.

Bref les PIIEC sont un instrument formidable, qui fonctionne très bien. Il faut les simplifier et les rendre plus flexibles, pour pouvoir aller plus vite. La Commission européenne fera dans les prochains mois des propositions pour que ces projets, qui sont une réussite en matière d’innovation et de coproduction entre entreprises européennes, soient élargis au-delà des sujets que vous avez mentionnés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur le vice-président, je vous remercie d’avoir accepté d’être auditionné alors que, contrairement aux personnes que nous convoquons, votre statut de commissaire européen ne rendait pas obligatoire de répondre à notre convocation.

J’aurai trois séries de questions, que je vais présenter tout de suite afin d’éviter les redites : la première porte sur le poids des normes, la deuxième sur les différentes mesures de protection, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM), le fléchage de l’épargne ou encore la préférence européenne, et la troisième concerne plus précisément le secteur automobile.

Mais auparavant, vous venez d’indiquer que la Commission européenne envisageait de financer directement des projets industriels par le biais des PIIEC. Avec quel argent ?

M. Stéphane Séjourné. La Commission européenne a plusieurs fonds à cet effet. À ce propos, j’ai besoin du soutien de la France, de l’Allemagne, de la Pologne et de tous les pays qui sont dans une logique de réindustrialisation pour organiser un fonds de compétitivité qui couvrirait l’ensemble de la vie des entreprises, de la recherche jusqu’à la mise à l’échelle industrielle. L’ensemble des crédits, qui avoisinent les 300 milliards d’euros, ce qui paraît peu, sont dispersés entre cinquante fonds. Nous réfléchissons au moyen de soutenir les PIIEC, soit directement sous forme de subventions, soit sous forme de garantie, ce qui n’est pas possible aujourd’hui.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma première série de questions est donc relative au poids des normes.

Le président Rodwell vous a interrogé sur la politique de l’offre menée sous la présidence d’Emmanuel Macron. Ne considérez-vous pas que les 30 milliards d’euros d’allégements fiscaux, qui auraient pu favoriser la compétitivité des entreprises, ont finalement été plombés par le poids des normes ? De nombreuses études, à commencer par celles de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP) ou le rapport Draghi, évaluent le coût d’application des normes européennes entre 20 et 40 milliards chaque année – et je ne parle même pas des effets de la surtransposition française. Cela signifierait que les allégements fiscaux sont neutralisés par l’inflation normative.

Par ailleurs, la Commission von der Leyen II semble avoir la volonté d’alléger les normes européennes. Cela marque un tournant, et nous ne pouvons que nous en féliciter. Le Rassemblement national soutiendra toute action du Parlement européen en ce sens. En plus de réaliser un test PME sur l’ensemble des décisions, ne faudrait-il pas effectuer un test compétitivité pour évaluer l’impact des décisions européennes ? En effet, l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035 par exemple n’a pas fait l’objet d’une véritable étude d’impact, alors qu’elle représente une véritable menace pour l’emploi.

L’Union européenne vient de décider un allégement de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) : on ne peut que s’en réjouir. Supprimerez-vous le devoir de vigilance qui inquiète fortement les industriels, comme l’ont demandé le Président de la République, le Rassemblement national et d’autres mouvements ? Il s’agit en fait de rendre juridiquement responsables les entreprises des mauvaises pratiques de leurs fournisseurs ou des entités appartenant à leur chaîne de valeur.

Enfin, ce week-end, vous avez déclaré dans un média français que les différences de réglementations d’un pays à l’autre équivalaient à charger les échanges de 50 % de droits de douane sur les biens et de plus de 100 % sur les services. Les différences normatives entre les pays européens ne sont-elles pas précisément le fruit de l’inflation normative européenne due à la Commission von der Leyen I ? Les derniers gouvernements français ont-ils fait preuve d’un excès de zèle, notamment en transposant plus vite que l’ensemble des autres pays européens la CSRD, qui s’impose aux entreprises et dont l’application coûtera plus de 4 milliards d’euros en 2025 ?

M. Stéphane Séjourné. Je n’étais effectivement pas obligé d’accepter cette audition, merci de l’avoir rappelé, mais je considère qu’il est important d’apporter cet éclairage européen. Toutefois, permettez-moi dans mes réponses de respecter la forme de neutralité politique qui est requise des commissaires européens – vous savez à quel bord je me trouve.

La première proposition de directive omnibus vise à réduire la charge réglementaire des entreprises – équivalant à 37,5 milliards pour l’ensemble de l’Union européenne cette année. Néanmoins, en tout cas dans les pays à l’organisation fédérale, où les régions ont un large pouvoir normatif, cette charge est répartie entre le niveau national et local – c’est moins le cas en France. Dès lors, les différences de réglementation et la bureaucratie se répercutent à différents échelons.

Le travail d’harmonisation que nous menons nécessite d’avoir un agenda très pro-européen : nous prônons l’harmonisation des règles nationales par le haut. Pour éviter toute polémique, il faudra à terme une convergence en matière fiscale ; nous y travaillons. Il faudra des convergences de règles ; nous y travaillons aussi. Nous avons besoin de renforcer le marché intérieur, donc de lever certaines barrières – d’où la stratégie du marché unique européen que j’ai évoquée.

Les propositions de directives omnibus de simplification sont élaborées avec l’ensemble des filières, en menant des dialogues stratégiques avec les syndicats, les patrons d’entreprises et de secteurs et les gouvernements. Il s’agit d’identifier les blocages et de repérer les règles européennes dont la levée aurait un impact économique. Entre les plans stratégiques et les omnibus, nous avons passé beaucoup de temps à consulter et à échanger avec l’ensemble des acteurs du terrain, au niveau national et régional.

Les propositions de directives omnibus permettent à la Commission européenne de gagner en flexibilité lorsqu’elle identifie des éléments de blocage – c’est une nouveauté. Au niveau international, le temps s’est beaucoup accéléré : la réactivité devient un facteur de compétitivité. Nous avons donc besoin de retrouver de la flexibilité réglementaire, d’aller vite. C’est une vraie différence avec les Américains : le vote d’un texte européen peut prendre jusqu’à dix-huit mois, entre sa parution et le vote par le Conseil et le Parlement européens – la transposition d’une directive prend encore plus de temps. Les textes omnibus, qui nous permettent d’être très réactifs dans un contexte de changements géopolitiques, nous rendent également très offensifs face aux entreprises qui se poseraient la question de délocaliser. Simplifier au maximum est le mantra de la Commission.

S’agissant de la baisse de la compétitivité, oui nous faisons des tests PME : toutes les règles européennes sont évaluées pour mesurer leurs effets sur les entreprises. La nouvelle Commission a également pris l’engagement de réaliser une étude d’impact sur la compétitivité : c’est un élément important de l’agenda européen.

Quant aux simplifications des textes omnibus, la plupart des règles que nous avons modifiées depuis cent jours ne s’appliquaient pas, ou partiellement, en Europe. Par exemple, si la France a été une très bonne élève en matière de transposition de la CSRD et de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D), nos amis allemands ne les avaient pas transposées. Il fallait donc trouver un accord. La Commission européenne a proposé un dispositif de suspension de leur application ou stop the clock qui vise à remettre à plat l’ensemble des deux législations, à faire un état des lieux et à discuter avec les chefs d’État et de gouvernement – le président français a déjà pris position. La Commission proposera ensuite un texte susceptible d’être adopté par le Parlement européen et le Conseil. Le travail sur ces deux textes est long puisqu’au Parlement européen, il est plus difficile de trouver une majorité pour modifier plutôt que pour supprimer un texte, et qu’au Conseil, les ambassadeurs et les ministres n’étaient pas unanimes. Nous poursuivons la concertation pour essayer de trouver une voie.

L’objectif est de supprimer le maximum de bureaucratie, et aussi d’éviter que certaines informations ne figurent dans des documents de reporting publiés au niveau international – ce qui ne favorise pas la compétitivité des industries européennes. Nous regarderons, point par point, ce que nous pouvons simplifier et supprimer dans ces deux textes tout en respectant leur objectif de départ, qui est positif.

S’agissant enfin des différences réglementaires je confirme les chiffres que vous avez repris. Lorsqu’une entreprise française veut opérer en Allemagne, en Italie et en Pologne, elle doit avoir dans chacun de ces pays une filiale, une banque, et souvent un cabinet d’audit pour l’accompagner et suivre l’évolution de la réglementation. Tout cela a un coût, qui est équivalent à un droit de douane – pour reprendre une notion que l’actualité a rendue très populaire sur les plateaux de télévision. La seule solution pour faire baisser cet équivalent droits de douane auquel sont soumises les entreprises, c’est l’harmonisation. Il faut donc éviter, dans chaque pays, tant les surtranspositions que l’absence de transposition. Quant à la Commission européenne, elle doit préférer les règlements aux directives.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Merci pour la clarté de votre réponse. Ma deuxième série de questions porte sur les politiques de protection menées par l’Union européenne dans un environnement mondial tendu, entre les menaces américaines de tarifs douaniers et le risque de voir le marché européen inondé par des productions en surcapacité, notamment chinoises.

Je commence par la protection des frontières européennes. Lorsque le MACF avait été voté par le Parlement européen, autrement dit la fameuse taxe carbone, nous avions dénoncé le fait qu’elle se concentrait essentiellement sur les intrants nécessaires à la production industrielle sur le sol européen et non sur les produits semi-finis et finis, qui, eux, font directement concurrence aux produits européens. Confirmez-vous la volonté de la Commission européenne d’étendre le champ d’application du MACF aux produits finis et semi-finis ? Les méthodes de calcul du MACF ne sont-elles pas une usine à gaz, ainsi que le craignent de nombreux industriels ? Ne faudrait-il pas déterminer des valeurs par défaut par pays ?

Deuxième sujet : la préférence européenne. Pour nous protéger, il faut réduire le taux d’ouverture des marchés publics de l’Union européenne, qui est d’environ 82 % contre 32 % aux États-Unis. Il faut mettre fin à cette naïveté. Nous nous félicitons que l’Union prenne enfin le tournant de la préférence européenne. À quels secteurs s’appliquera-t-elle ? Quelle garantie avons-nous que tous les États membres joueront le jeu ?

Concernant le secteur de la défense, deux tiers des importations d’armement sur le sol européen depuis 2020 proviennent des États-Unis. L’objectif de la Commission est d’acheter à terme 50 % d’équipements au sein de l’Union européenne. Comment atteindre cet objectif alors que, sur les 800 milliards du plan annoncé par Mme von der Leyen, la préférence européenne sera cantonnée à 90 milliards – autrement dit les fameux 65 % des 150 milliards de prêts à la défense ?

Ma dernière série de questions concerne les financements. Toute l’Union a été frappée par un chiffre : celui des 300 milliards d’euros d’épargne européenne qui sont investis aux États-Unis. Quel dispositif permettrait de flécher cette épargne vers l’économie européenne, et particulièrement l’économie française ? La France est le meilleur élève d’Europe en matière d’épargne : alors qu’elle verse déjà chaque année davantage à l’Union européenne qu’elle ne reçoit d’elle, évitons que toute l’épargne des Français aille financer les usines délocalisées en Europe de l’Est.

M. Stéphane Séjourné. Le MACF est un dispositif que nous sommes en train de tester à blanc. Il pourra sans doute être repris pour d’autres types de réglementation. L’idée est de vérifier la facilité et la viabilité du dispositif, d’obtenir des retours d’expérience et de le modifier en conséquence, avant qu’il n’entre en vigueur.

Les députés européens ont adopté le 22 mai 2025 un premier paquet omnibus visant notamment à simplifier le MACF. Il permet d’exempter 90 % des entreprises important ou exportant une faible quantité de produits concernés, lesquelles représentent moins de 1 % des émissions. Il s’agit d’une bonne mesure de simplification.

Nous sommes en train de réfléchir à trois modifications. D’abord, le dispositif pourrait être étendu au secteur aval alors qu’il est aujourd’hui limité aux produits bruts – c’est pourquoi il suffit de transformer le produit avant d’importer pour être exonéré de la taxe, comme le sont les carcasses de voiture en acier par exemple. De la même manière, il y a des manques dans les matières concernées par le dispositif, qui pourra être complété. Par ailleurs, une de nos équipes travaille spécifiquement sur la lutte contre le contournement. Enfin, il faut soutenir l’export pour éviter que le dispositif constitue un handicap de ce point de vue. Nous avons trop souvent pensé notre marché, national ou européen, comme créant la demande ; or nos industries ont également besoin d’être compétitives au niveau international. Ainsi, l’acier européen de très bonne qualité est particulièrement compétitif : il doit pouvoir continuer à l’être. Nous devons veiller à ne pas handicaper nos industries.

En ce qui concerne les valeurs, nous travaillons dans le sens de la simplification. Dans les prochains mois, le commissaire chargé du MACF fera une proposition de révision globale au Parlement européen et au Conseil. Je me tiens à votre disposition pour vous donner l’ensemble des informations relatives à nos hypothèses de travail et à la proposition finale que nous présenterons.

S’agissant des marchés publics, je suis pour la réciprocité en matière de commerce international. Pour une entreprise européenne qui obtient un marché aux États-Unis, trois entreprises américaines obtiennent un marché en Europe. Il est clair que nous sommes beaucoup plus ouverts. Nous sommes en train de déterminer les critères en matière de réciprocité que nous devons instaurer. Nous commençons avec les clauses des marchés publics : nous proposerons une révision de la réglementation correspondante début 2026. Je me suis donné pour objectif de consulter tous les acteurs qui passent des marchés publics, à savoir les pouvoirs adjudicateurs, notamment les représentants des régions et des communes, afin de savoir quelles nouvelles clauses ils souhaiteraient voir incluses dans les marchés pour pouvoir donner la préférence à un achat local ou européen. Nous sommes prêts à examiner toutes les propositions qui seront formulées par les représentations nationales des États membres comme par les associations d’élus locaux.

En ce qui concerne le secteur de la défense, le taux fixé pour la préférence nationale n’est pas de 50 % mais de 65 %. Très peu de matériels militaires européens comportent moins de 65 % d’éléments européens : cela couvre donc très largement les capacités de nos entreprises. Nos industries de l’armement, y compris françaises, utilisent des composants internationaux mineurs, qui ne sont pas stratégiques. Nous ne pouvions donc pas contraindre les industriels à utiliser 100 % de produits européens, sauf à exclure des pans entiers des gammes de matériels.

Néanmoins, ne vous arrêtez pas aux chiffres, prenez plutôt en compte la démarche : il s’agit de décloisonner les aides européennes, qui étaient fléchées sur des fonds de cohésion, pour les réorienter vers l’achat de matériels militaires. Cela répond à une volonté de réarmement de l’ensemble des États membres, au moment où le nouveau gouvernement américain donne des sueurs froides à l’ensemble des capitales européennes.

Il est vrai que 300 milliards d’euros d’épargne européenne sont investis aux États-Unis. C’est un peu paradoxal : une partie de ces fonds financent des entreprises européennes, notamment des start-ups et des entreprises en cours de changement d’échelle ou scale-ups, qui se sont délocalisées aux États-Unis justement pour trouver des financements. Il faut arrêter cela tout de suite. Cette situation se réglera par de la simplification, le renforcement du marché intérieur et l’union des marchés de capitaux (UMC). Nous avons besoin d’améliorer la circulation de l’épargne et des capitaux en Europe. C’est la priorité de la Commission européenne, avec le prix de l’énergie, autre facteur essentiel de compétitivité. Si nous parvenons à convaincre les États d’adopter l’ambitieuse réforme de l’UMC, l’effet sur la compétitivité européenne sera maximal. Les ETI, employant entre 250 et 750 salariés, qui sont les entreprises de demain, pourront ainsi trouver des financements et, surtout, rester sur le territoire européen.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en arrive à ma dernière série de questions. Le secteur automobile français est particulièrement affecté par la réglementation européenne, notamment l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique. La Plateforme automobile (PFA) estime qu’environ 100 000 emplois seront supprimés dans le seul secteur industriel, sans compter ceux qui le seront dans le secteur de la distribution et des services, alors qu’il s’agit d’emplois de proximité structurant l’économie des territoires. L’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035 n’est-elle pas trop rigide, du point de vue tant des délais, qui ne sont pas tenables, que de la technologie ? Les moteurs hybrides sont une filière d’excellence en France : pourquoi ne pas assouplir l’interdiction et autoriser la vente de véhicule à moteurs hybrides ?

Deuxièmement, alors que les constructeurs automobiles sont en grande difficulté et que les PDG de Stellantis et de Renault alertent sur l’état de crise du marché automobile, confirmez-vous que la Commission européenne est en train de négocier la levée des surtaxes qui pèsent sur les véhicules électriques chinois ? Cette mesure a-t-elle fait l’objet d’une étude d’impact ? En quoi consiste le dispositif de remplacement, qui ne semble pas convaincre les constructeurs automobiles français ?

Troisièmement, confirmez-vous que la Commission européenne souhaite imposer une part de composants européens dans les véhicules électriques vendus en Europe ? Cette mesure s’appliquera-t-elle aux véhicules importés depuis l’Asie, notamment chinois ?

M. Stéphane Séjourné. Le « Plan d’action pour stimuler l’innovation, la durabilité et la compétitivité du secteur automobile », publié par la Commission européenne le 5 mars 2025, a reçu un bon accueil et couvre, pour la première fois, l’ensemble des aspects du secteur, notamment la dimension extérieure – clauses de sauvegarde, droits de douane – et les enjeux de compétitivité interne, qui passent par la simplification. Apóstolos Tzitzikóstas, commissaire chargé des transports durables, et moi-même avons pris l’engagement d’avancer la clause de revoyure, que l’on doit à mon prédécesseur, Thierry Breton, afin d’être prêts en 2026. L’objectif est de stabiliser le cadre réglementaire le plus rapidement possible pour permettre aux constructeurs de faire ce qu’ils savent faire le mieux, c’est-à-dire vendre des véhicules.

Pour le reste, je ne veux pas anticiper les conclusions des discussions à venir dans le cadre du dialogue stratégique engagé avec l’ensemble de la filière – les constructeurs, mais aussi les équipementiers, les fournisseurs ou encore les giga-usines ou megafactories qui produisent les batteries : c’est tout un écosystème dont nous devons prendre le pouls pour configurer au mieux la réglementation applicable jusqu’en 2035.

À cette date, se posera la question de la neutralité technologique ou des technologies à privilégier. Sur ce point, au vu du contexte économique actuel, je suis très favorable à ce que nous donnions la plus grande flexibilité possible aux industriels : notre objectif n’est pas de les plomber, mais de les conforter et de les renforcer. Rien ne sera fait qui mette le secteur en difficulté.

Nous restons néanmoins attachés aux objectifs de décarbonation du secteur, qui sont très clairs. Des dispositifs ont été conçus pour stimuler la demande, notamment en vue de verdir les flottes de véhicules professionnels, qui représentent environ 55 % des ventes de voitures neuves en Europe. Leur renouvellement anticipé permettra aussi d’alimenter le marché de l’occasion en véhicules propres, donc de faire baisser leur prix d’acquisition.

Nous poursuivons donc une logique globale conciliant la stimulation de la demande et la stabilisation de l’environnement réglementaire, étant entendu que le principe de neutralité technologique pourrait être placé au cœur de nos objectifs pour 2035 afin de gagner en flexibilité.

Enfin, je l’ai dit, nous devrons aussi nous occuper des sous-traitants et des fournisseurs. Une attention particulière sera accordée aux batteries, qui représentent 40 % du prix d’un véhicule électrique. Certains producteurs chinois, dont il faut reconnaître la supériorité technologique, montent actuellement des co-entreprises ou joint-ventures avec des constructeurs européens. Nous devons pouvoir négocier des transferts de technologie dans ce cadre afin de faire baisser les prix : si les constructeurs chinois souhaitent produire et commercialiser en Europe, ils doivent accepter de transférer leur technologie aux industriels européens. Nous l’avons fait dans l’autre sens il y a vingt-cinq ou trente ans, dans d’autres secteurs d’activité, comme le nucléaire avec la Chine ; nous devons maintenant pouvoir exiger la même chose en retour.

L’importation de voitures électriques chinoises intervient donc dans le cadre de discussions dont vous comprenez bien qu’elles ne se limitent pas aux seules barrières tarifaires. Nous avons toutefois bien appliqué des droits de douane aux véhicules chinois et nous continuerons de le faire, parce qu’il faut protéger le secteur en attendant d’avoir totalement stabilisé la réglementation et d’avoir négocié d’éventuels transferts de technologie. Ces discussions sont en cours. Je travaille en lien étroit avec mon collègue le commissaire Maroš Šefčovič, qui est responsable de cette question. J’ai évidemment à cœur de défendre l’industrie européenne et je serai très attentif à ce que les accords qui seront trouvés ne soient pas contre-productifs pour nos constructeurs.

Je vous confirme enfin que l’obligation d’intégrer des composants européens dans les voitures électriques vendues en Europe s’étendra bien aux véhicules importés, notamment pour des raisons de sécurité nationale. J’ai souvent eu l’occasion de le souligner : des automobiles en circulation peuvent actuellement être déconnectées à tout moment, depuis Austin, siège de Tesla aux États-Unis, ou depuis Shenzhen, siège de BYD en Chine. Les constructeurs qui installent les composants électroniques connectés dans ces véhicules doivent donc être soumis au droit européen, et non à des législations de pays tiers, qui pourraient nous exposer à d’éventuelles interactions politiques sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle.

Nous avons récemment connu des crises qui nous semblaient impensables auparavant – sanitaires, diplomatiques, militaires. Nous devons donc nous prémunir contre d’éventuelles tensions diplomatiques avec des pays qui seraient capables de déconnecter des millions de véhicules européens du jour au lendemain. Actuellement, le nombre de véhicules concernés se compte en centaines de milliers ; s’il atteignait plusieurs millions, cela poserait de vrais problèmes de sécurité à l’ensemble des États membres. Nous devons imposer que les composants soient installés par des entreprises de droit européen, soumises à des tribunaux européens, ce qui nous laisse au moins une possibilité de recours.

M. Éric Michoux (UDR). Vous avez parlé avec une certaine élégance de la nécessité de créer des ETI de dimension nationale et surtout internationale. Or cela suppose de leur permettre d’accéder à des capitaux et de répondre à des problèmes financiers importants. Dans les domaines qu’il m’arrive de traiter en tant qu’entrepreneur, les garanties demandées par les clients – garantie de restitution d’acompte, garantie de bonne exécution, garantie financière, retenue de garantie – imposent aux entreprises de disposer d’importants soutiens financiers. Le même constat vaut pour les fournisseurs sollicités par les industriels dans le cadre de leur démarche de décarbonation, qui est très coûteuse.

Malheureusement, les ETI françaises ne sont pas capables d’apporter ces garanties à leurs clients, contrairement aux entreprises polonaises ou italiennes, qui y parviennent assez bien – sans parler des Chinois, qui sont capables de lever des garanties incroyables. Pour obtenir un contrat de plusieurs millions d’euros, il faut pouvoir apporter une garantie presque équivalente : la plupart des entreprises industrielles françaises en sont incapables, puisqu’elles parviennent tout juste à investir dans leurs propres machines. On peut bien sûr se tourner vers la Banque publique d’investissement (BPIFrance), la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (Coface) ou les banques, mais ces dernières nous renvoient généralement vers des sociétés de financement ou des assureurs.

Malgré des technologies de très grande qualité et des prix compétitifs, les entrepreneurs français se heurtent donc à ce barrage de la capacité à financer le risque et à apporter des garanties. Comment pouvez-vous nous aider à répondre à ce problème concret ?

M. Pierre Cordier (DR). Personne ne doute de votre volonté de bien faire, monsieur le vice-président, ni de votre engagement. Simplement, en tant qu’élu d’un territoire confronté à de nombreuses difficultés économiques et sociales, principalement dans des secteurs de l’industrie traditionnelle – forge, estampage, fonderie, usinage – qui sont confrontés à la fin du moteur thermique, je veux témoigner du vécu des chefs d’entreprise. Confrontés à d’importantes difficultés, ils espéraient récupérer une petite partie des 50 milliards d’euros annoncés par la France. Dans quelle mesure pouvez-vous intervenir pour aider les entreprises qui subissent de fortes baisses de leurs commandes du fait du passage au moteur électrique ?

Nous aussi, nous rencontrons fréquemment des chefs d’entreprise et je perçois une différence assez nette entre votre discours et les retours qui nous sont faits sur le terrain. Les entreprises peuvent certes bénéficier d’aides de l’Union européenne, mais à condition de remplir des dossiers de 3 887 pages et d’embaucher une personne qui s’y consacre à temps plein. La paperasse fait partie des contraintes qui exaspèrent les chefs d’entreprise. Ils ne demandent pas que toutes les formalités soient supprimées, mais les simplifier leur permettrait d’y voir plus clair.

Je vous invite en tout cas à venir dans le département des Ardennes pour y rencontrer des chefs d’entreprise : ils vous feront part directement de leurs problèmes et des dizaines, voire des centaines d’emplois supprimés au cours des cinq dernières années dans les secteurs que j’ai évoqués.

M. Stéphane Séjourné. Je m’astreins à effectuer un déplacement chaque semaine, dans des zones industrielles situées partout en Europe, et je vous rejoins : il y a souvent un écart entre ce qu’on me dit dans les directions et ce que je perçois sur le terrain. Nous devons donc trouver des solutions. Je viendrai en tout cas bien volontiers dans votre circonscription.

La meilleure des garanties, c’est le carnet de commandes. C’est pourquoi nous nous efforçons de remplir ceux des ETI en les libérant d’un certain nombre de contraintes. Le processus ne fait que commencer puisque, sur la cinquantaine de textes européens susceptibles de faire l’objet de dérogations pour les ETI qui m’ont été proposés, j’ai décidé, dans un premier temps, d’en soumettre sept au Parlement européen. Il s’agit de points présentant un fort impact économique, comme certaines obligations prévues par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Celui-ci impose par exemple aux entreprises de conserver les données de leurs clients, ce qui les oblige souvent à passer un contrat de prestation et à consacrer un équivalent temps plein au maintien du fichier – ce qui devient coûteux pour de l’archivage de données. Ces allègements permettront aux entreprises de gagner en compétitivité et de se concentrer sur ce qu’elles savent faire le mieux, c’est-à-dire produire.

La question des garanties est effectivement un enjeu européen. À cet égard, nous disposons d’un outil spécifique, le programme InvestEU de 2021 à 2027, qui est très intéressant puisqu’il permet de lever 15 euros d’investissement pour chaque euro d’argent public mis en garantie. Ces garanties concernent surtout des projets très risqués, que les banques ne soutiendraient pas en l’absence d’opérateurs publics. Nous avons levé récemment 25 milliards supplémentaires pour donner davantage de profondeur à ce fonds. Nous pourrons également aborder, dans le cadre de la discussion budgétaire européenne à venir, la question de la somme à consacrer aux garanties destinées aux ETI et aux PME. J’y vois un beau sujet de débat, car c’est typiquement le rôle de la Commission européenne que d’offrir des garanties pour soutenir les entreprises qui prennent des risques. Je proposerai, dans le cadre du futur budget européen, d’aller plus loin et d’allouer davantage d’argent à ce volet.

Pour ce qui est des entreprises et des fournisseurs fabriquant des pièces électroniques pour l’automobile, une chose est sûre : ils sont les premiers touchés par le passage au tout électrique, parce qu’un moteur électrique compte beaucoup moins de pièces qu’un moteur thermique. Certains sous-traitants que j’ai rencontrés récemment à Stuttgart rencontrent le même problème, d’autant que les constructeurs allemands produisaient massivement des moteurs thermiques destinés à l’export vers les marchés chinois et américain.

Nous devons trouver des solutions, par exemple en réorientant certaines de ces entreprises vers le secteur de la défense, dont certains projets continueront de recourir à des moteurs thermiques – sachant que de très importants contrats européens sont en train de se nouer avec les industries de la défense. Il nous faudra trouver de nouveaux marchés, comme de nombreux fabricants ont su le faire lors de l’essor de la batterie électrique. Il y a là de vraies transformations à opérer, que nous devons accompagner pour qu’elles se fassent au bon rythme et sans casse sociale. Il revient toutefois à chaque État membre de prendre des dispositions pour permettre ces transformations, notamment en assurant les formations nécessaires – la Commission consacre aussi un certain nombre de fonds et de budgets à cette thématique.

M. Frédéric Weber (RN). Vous avez annoncé des mesures de soutien à l’acier. Les capacités de production européennes d’acier liquide ont fortement diminué ces dernières années. On pourrait évoquer le fiasco de Liberty Steel, qui avait racheté une partie des sites d’ArcelorMittal avec l’assentiment de la Commission européenne ; les suppressions de postes autour de Liège ; la reprise de la société Ilva, un temps sous gestion d’ArcelorMittal, par l’État italien, qui veut conserver des capacités stratégiques dans le secteur ; ou encore la Pologne et l’est de l’Europe, où la capacité de production d’acier liquide baisse depuis bien longtemps.

En France, il ne reste désormais plus que les sites de Dunkerque et de Fos-sur-Mer, où les hauts fourneaux encore en activité sont vieux et nécessiteront des travaux importants. ArcelorMittal a présenté un projet de transition vers des fours électriques ou à injection d’hydrogène. Rappelons que les fours électriques étaient reçus comme le chant des sirènes il y a quelques dizaines d’années – tout le monde pensait qu’ils permettraient, en réutilisant la ferraille, de sauver la production – mais que cette technologie n’était pas viable économiquement et s’est révélée un fiasco. Elle a donc été abandonnée, sauf pour quelques marchés de niche. Les fours électriques ne permettent en outre pas de produire certaines qualités d’acier, utilisées notamment dans l’automobile, alors que les hauts fourneaux classiques suivent des processus maintenant bien maîtrisés depuis plus d’un siècle.

Êtes-vous certain qu’ArcelorMittal respectera ses engagements d’investissement dans les sites de Dunkerque et de Fos-sur-Mer, ou pourrions-nous avoir la mauvaise surprise de les voir disparaître dans quelques années ? Ou alors, en bons Européens, devrions-nous accepter que la France perde son autonomie dès lors que l’Europe peut se fournir en acier en fusion à Gand ou à Brême ?

Pensez-vous vraiment qu’un retour aux fours électriques garantira les volumes nécessaires aux besoins stratégiques de l’Europe et, plus spécifiquement, de la France ? Les produits finis qui en sortiront seront-ils aussi bons que ceux que nous sommes capables de fabriquer actuellement ? Nous visons l’excellence, il serait dommage de revenir à l’acier pierrafeu. Enfin, au moment où la société ArcelorMittal annonce des suppressions de postes et dit attendre votre plan d’action, croyez-vous que le MACF, sera à la hauteur des espérances des industriels européens ? Les fédérations syndicales et professionnelles européennes IndustriALL Global Union et Eurofer se satisfont-ils de vos propositions ?

M. Thierry Tesson (RN). En tant que député de Douai, je me trouvais ce matin à la gigafactory AESC, qui recevait la visite du chef de l’État. Ce dernier a regretté ce qu’il a appelé un retour en arrière, faisant référence au projet de loi de simplification de la vie économique en cours d’examen par l’Assemblée, qui prévoit un affaiblissement partiel de l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) ainsi que la suppression des zones à faibles émissions (ZFE).

Pardon de poser une question si générale, mais tous les efforts de simplification que vous faites à l’échelle européenne avec les projets de réformes omnibus, que je salue par ailleurs, ne portent-ils pas pareillement en eux une contradiction fondamentale ? Au-delà, ne sommes-nous pas tout simplement allés un peu trop loin ?

M. Stéphane Séjourné. L’acier est un sujet sérieux, qui nous a beaucoup occupés. Comme pour l’automobile, ma responsabilité est de garantir un environnement réglementaire et des clauses de sauvegarde favorables au secteur, conformément aux demandes des chefs d’État et de gouvernement européens, qui souhaitent garder leur outil industriel. La mission de la Commission est claire : faire en sorte qu’au moins 80 % de la demande européenne soit couverte par la production européenne, étant entendu que nous continuons aussi à exporter certains produits très ciblés.

Pour ce faire, les États membres nous ont demandé de simplifier le MACF et d’offrir des garanties, notamment en luttant contre le contournement et en nous assurant que le mécanisme couvre bien les produits du segment aval. Nous faisons actuellement tourner le modèle à blanc nous assurer que ceux de nos industriels qui veulent continuer à exporter de l’acier ne s’en trouvent pas handicapés.

Nous essayons également de concilier les besoins des industriels avec l’objectif macroéconomique de décarbonation du secteur. Les achats d’hydrocarbures représentent 420 milliards d’euros à l’échelle européenne. En réduisant notre dépendance, qui grève nos balances commerciales, nous dégagerions autant de marge de manœuvre pour investir dans la décarbonation et gagner en compétitivité.

Toutes les propositions figurent noir sur plan dans le « Plan d’action de la Commission visant à garantir une industrie sidérurgique et métallurgique compétitive et décarbonée », publié le 19 mars 2025. Je me suis engagé personnellement, aussi bien devant vos collègues européens qu’auprès d’ArcelorMittal, à adopter une clause de sauvegarde renforcée en temps et en heure. Mon collègue Maroš Šefčovič et moi-même avons réduit de 15 % les entrées d’acier en Europe, au 1er avril de cette année. Dans un souci de transparence, je me suis également engagé à déposer une proposition législative devant le Parlement européen avant l’été.

S’agissant du MACF, j’ai déjà indiqué que nous nous étions engagés à répondre aux attentes des industriels.

Enfin, nous avons mis plus de 100 milliards d’euros sur la table, à travers divers dispositifs, pour accompagner la décarbonation de l’industrie. Une chose est sûre : la notion de neutralité technologique doit être appréciée en fonction de la qualité de l’acier produit. Le groupe de travail ou la task force de suivi des exportations qui vient d’être créée nous permettra d’avoir connaissance de toutes les exportations de ferraille au niveau européen et d’en interdire une partie lorsque ce sera nécessaire pour garder nos matières premières et faire fonctionner nos fours. L’objectif de décarbonation doit être atteint, par l’électrification ou par d’autres méthodes. Nous accompagnerons toutes les technologies qui permettront d’aller en ce sens.

J’attends désormais des investissements et des prises de position assez fortes dans les prochaines semaines, car je considère que nous avons été à la hauteur de ce qu’on nous a demandé : le cadre réglementaire est protecteur, le marché est fermé aux surcapacités des producteurs étrangers et les industriels bénéficient d’un accompagnement financier pour atteindre leurs objectifs de décarbonation. Il revient maintenant aux pouvoirs publics nationaux et locaux de créer le dialogue qui débouchera sur des implantations en Europe. Partout – en Espagne, en Belgique, en Roumanie, en Pologne –, on me parle d’investissements qui ne sont pas réalisés et on me fait part d’attentes fortes. Malheureusement, nous sommes handicapés par les discussions commerciales en cours avec les Américains : tant qu’elles se poursuivront, c’est-à-dire jusqu’à la fin du mois de juillet, il sera très compliqué d’offrir une perspective dégagée aux différentes parties.

Je serai en tout cas très engagé pour que les investissements interviennent le plus rapidement possible. L’acier étant selon moi un marché partiellement domestique, nous devons pouvoir le protéger des surcapacités de producteurs étrangers sursubventionnés. Sur ce point, la Commission européenne sera au rendez-vous.

M. Jordan Guitton (RN). Dans mon département de l’Aube, l’industrie textile est en crise depuis des décennies. En quarante ans, elle a perdu 68 % de ses emplois de fabrication et le nombre de salariés a chuté de 11 000 à 3 500. La fermeture des usines met en péril un patrimoine industriel et historique très important qui générait de nombreux emplois directs et indirects à Troyes, dans la bonneterie et dans le textile. Dernier échec en date : Le Coq sportif, passé en liquidation judiciaire après avoir été l’équipementier officiel des Jeux olympiques.

Les professionnels de la filière mettent en avant le problème des coûts énergétiques. Allez-vous enfin réformer le marché européen de l’électricité, en investissant massivement dans le nucléaire ? Qu’avez-vous fait au niveau européen pour défendre le domaine d’excellence aubois qu’est le textile, comme il en existe tant d’autres dans les territoires ruraux ? Allez-vous mettre fin au dumping social et appliquer enfin le protectionnisme intelligent tant attendu par la filière ? Étant donné l’importance du coût des matériaux et celle des marchés, la perte de l’industrie textile auboise sera irréversible, pour le territoire comme pour la France.

M. Stéphane Séjourné. Le renforcement du marché intérieur va de pair avec le contrôle aux frontières. Le secteur du textile est massivement touché par les petits colis qui arrivent de Chine : si nous ne faisons rien, nous verrons arriver l’année prochaine 6 milliards de colis de moins de 150 euros, dont la plupart contiennent du textile et des produits qui ne respectent pas les normes européennes. Nous avons donc l’obligation d’avancer rapidement sur la réforme des douanes au niveau européen.

Pour ce faire, nous avons formulé des propositions qui sont actuellement en discussion au Conseil, entre les ministres des 27 États membres. Elles consistent à supprimer l’exemption de droits de douane en dessous de 150 euros, à créer un fichier commun des douanes et à coordonner les douanes européennes afin d’assurer un contrôle équivalent dans chaque port et chaque aéroport, pour éviter le dumping entre les sites d’arrivée. Dimanche dernier, dans la presse française, j’ai donné une illustration très claire de ce dernier point en comparant deux ports européens : l’un rejette un produit sur 2 000 tandis que le second rejette un produit sur 2 millions.

S’agissant de l’énergie, le choix du mix énergétique, enjeu de souveraineté, est une compétence nationale des États membres. Toutefois, la Commission européenne est responsable dans des matières telles que la coordination, les infrastructures transfrontalières ou la vente d’électricité dont le produit permet d’entretenir et de moderniser le réseau – nous avons besoin d’interconnexions, pour les pays acheteurs comme pour les vendeurs.

Le prix de l’électricité européenne n’est pas encore acceptable. Pour le faire baisser, nous avons instauré plusieurs dispositifs de court et de moyen terme, dont j’ai déjà parlé.

La première urgence pour les entreprises est de pouvoir disposer de contrats de vente directe d’électricité ou power purchase agreement (PPA) qu’elles peuvent passer directement avec un fournisseur d’énergie, hors du marché de l’électricité, où les prix sont volatils. Pour la première fois, à notre demande, la Banque européenne d’investissement va apporter une garantie publique à ces contrats privés. Cela permettra de sortir d’un environnement très volatil en garantissant le prix de l’électricité, sa stabilité et la pente négociée dans les PPA.

Il y a également un important travail de mise à jour de la législation européenne à mener pour y remplacer le mot « green », autrement dit vert, par « clean », c’est-à-dire propre car bas carbone. Cette dernière appellation inclut le nucléaire, afin de maintenir un mix énergique garantissant des prix plus abordables et moins volatils pour les entreprises et un bon entretien des réseaux nationaux et européen. Nous avons commencé par les actes délégués sur la production d’hydrogène, laquelle pourra désormais être assurée par l’énergie nucléaire. Cette victoire était attendue depuis de nombreuses années ; elle est aujourd’hui une réalité, et c’est une belle réalisation des cent cinquante premiers jours de la Commission.

M. le président Charles Rodwell. Du green au clean, c’est un beau mot de la fin. Avez-vous quelque chose à ajouter avant de conclure cette audition ?

M. Stéphane Séjourné. La France n’est pas toute seule à travailler à la réindustrialisation : c’est un sujet européen. J’ai tenté de vous convaincre que les réponses formulées au niveau européen étaient aussi dans l’intérêt de la France. Travailler à la réindustrialisation européenne, c’est travailler à la réindustrialisation française.

M. le président Charles Rodwell. Nous vous remercions à nouveau pour votre participation aux travaux de la commission d’enquête, d’autant plus précieuse qu’elle n’était pas obligatoire et que vous avez apporté des réponses intéressantes et détaillées à nos questions.

Vous pourrez compléter nos échanges en nous retournant le questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en y joignant tous les documents que vous jugerez utiles à la commission d’enquête.

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48.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, ancienne ministre déléguée chargée de l’industrie

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France en entendant Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche.

Madame Pannier-Runacher, avant d’être ministre, vous avez travaillé à la Caisse des dépôts et dans plusieurs groupes, notamment automobiles. Vous avez également été secrétaire d’État, ministre déléguée chargée de l’industrie pendant quatre ans, ministre de la transition énergétique et ministre déléguée auprès du ministre de l’agriculture.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Agnès Pannier-Runacher prête serment.)

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, ancienne ministre déléguée chargée de l’industrie. Outre les éléments de mon parcours que vous avez eu la gentillesse de rappeler, j’ai été responsable d’une unité commerciale ou business unit de 800 millions d’euros dans l’industrie automobile, lors de la crise de 2011-2013, dirigeante d’une entreprise de 5 000 salariés, ainsi qu’investisseur et membre de la direction exécutive du fonds stratégique d’investissement pendant plusieurs années, lorsque nous avons accompagné des industriels au moment de la crise de 2008-2011.

La réindustrialisation est le fil rouge de mon action depuis près de sept ans au gouvernement et je le dis d’emblée, je suis fière des résultats que nous avons obtenus en la matière. On peut, certes, toujours regarder le verre du côté à moitié vide, mais je vais vous parler du verre à moitié plein.

Entre 2000 et 2016, la France a réduit ses emplois industriels chaque année, à une exception près. Puis le phénomène inverse s’est observé entre 2017 et 2025. La seule année durant laquelle l’emploi industriel n’a pas progressé a été celle de la pandémie de Covid.

Après des décennies d’échec à réindustrialiser notre pays, tous bords confondus, nous avons enfin réussi à ouvrir plus d’usines qu’on en a fermées, et à passer le cap des 100 000 emplois nets créés. Comparé aux 2 millions d’emplois détruits entre 1980 et 2017, dont 1 million à partir des années 2000, ce mouvement est un frémissement, qui montre aussi que l’industrie est moins intensive en emplois qu’elle ne le fut. Le fait d’avoir une moindre composition « emploi » et une plus forte composition « technologie » est d’ailleurs l’une des caractéristiques de la réindustrialisation. Mais c’est aussi l’une de ses clés, qui mérite réflexion.

Ces succès sont le fruit d’une stratégie cohérente portée par le Président de la République, Emmanuel Macron, avec ses différents gouvernements et dans le cadre des combats que j’ai menés dans mes fonctions successives.

À Bercy, au cours du premier quinquennat, cette action s’est structurée autour de trois éléments.

D’abord, l’instauration d’un environnement plus favorable à l’investissement industriel en France, donc à la prise de risque, dans des secteurs dans lesquels la génération de cash n’est pas la plus aisée et qui ne sont pas les plus recherchés en matière d’investissement. Pour cela, nous avons réformé notre fiscalité en positionnant la France à un niveau d’imposition plus en ligne avec la moyenne européenne, alors qu’elle se trouvait jusqu’alors dans le haut de la fourchette par rapport aux pays comparables, ceux de l’ouest de l’Europe. Il ne s’agissait donc pas de dumping fiscal. Nous avons réformé l’impôt sur les sociétés, la fiscalité des investissements productifs – la réforme de l’impôt de fiscalité immobilière, c’était cela – et les impôts de production. Nous avons également consolidé la baisse du coût du travail entamée sous le quinquennat 2012-2017 et pris des mesures de simplification attendues de longue date, avec la loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance dite « loi Essoc », la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dite « loi Pacte » et la loi du 22 mai 2019 d’accélération et de simplification de l’action publique dite « loi Asap ».

Le résultat de ces mesures est concret : chaque année, depuis 2019, la France est classée pays européen le plus attractif pour les investissements étrangers. C’est d’autant plus important que dans un territoire comme les Hauts-de-France, l’emploi industriel dépend à 40 % d’investisseurs étrangers, le plus souvent européens.

Au-delà de cette action structurelle, l’industrie a été placée au cœur de nos politiques économiques. Cela s’est traduit dans différents plans, parmi lesquels Territoires d’industrie en 2018, le plan de relance en 2020, ou encore France 2030 en 2021, qui ont permis d’engager des investissements utiles pour relocaliser des productions critiques et réduire, à partir de 2020, les vulnérabilités mises en lumière par la crise du Covid – autant d’investissements pour soutenir des projets industriels dans tous les territoires, avec un accent particulier sur des secteurs clés comme la santé, le nucléaire, les métaux critiques, l’aéronautique, l’automobile et la souveraineté alimentaire.

J’ai défendu avec détermination le dispositif Territoires d’industrie qui a permis d’accompagner des PME et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) industrielles, ainsi que le dispositif Choc industriel dans les bassins d’emploi les plus difficiles. Je me suis pleinement engagée pour sauver des sites stratégiques, notamment à Ascoval, à Saint-Saulve, à Hayange et à Arques. J’ai également travaillé pour compenser des fermetures douloureuses. Je pense à celle de Bridgestone, qui a supprimé 863 emplois à Béthune : notre action a permis de créer plus d’emplois que cette entreprise n’en avait détruits.

Enfin, nous avons engagé la décarbonation de notre industrie. Ce travail s’est avéré crucial pour bâtir un modèle d’avenir et réduire les émissions de gaz à effet de serre, tout en développant des solutions compétitives pouvant nous permettre de gagner des parts de marché au plan mondial. D’une part, nous nous sommes appuyés sur les technologies de l’industrie 4.0, ou « industrie du futur ». Les machines à commande numérique, la digitalisation ou encore la maintenance prédictive permettent de gagner en compétitivité et en agilité. D’autre part, nous avons investi dans la décarbonation des industries les plus émettrices, en l’occurrence dans la chimie lourde, la métallurgie et le ciment – secteurs qui concentrent les trois quarts de nos émissions. Cette décarbonation requiert aussi d’investir dans les filières d’avenir que sont l’hydrogène, les batteries électriques, les matériaux biosourcés, le nucléaire et les composants d’énergie renouvelable, l’enjeu étant de se positionner dans des secteurs qui connaîtront une forte croissance et qui se substitueront aux secteurs en recul.

Il est essentiel d’anticiper cette transformation, qui est mondiale et dans laquelle de nombreux pays sont à la manœuvre, en particulier la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Brésil, mais aussi le reste de l’Europe. La situation est similaire à celle de la photographie argentique lorsqu’elle a été confrontée au choc de la photographie numérique : on a intérêt à se trouver dans le wagon du numérique si l’on ne veut pas se retrouver sans industrie du tout. Cela s’observe dans les chiffres, puisque les filières vertes créent deux fois plus d’emplois que les autres et enregistrent une croissance supérieure.

Le plan France 2030, annoncé par le Président de la République en 2021, vise précisément à faire de la France un leader européen et si possible mondial, en particulier dans la décarbonation et le numérique.

À ce titre, j’ai promu la décarbonation industrielle à travers l’initiative des contrats de transition écologique avec les cinquante sites industriels les plus émetteurs, qui représentent près de 40 % des émissions de gaz à effet de serre sur notre territoire. Nous avons obtenu des résultats tangibles. L’objectif était d’anticiper le risque, pour certains industriels, de perdre leurs clients faute de pouvoir rendre compte de la baisse de leurs émissions. De fait, les grands investisseurs étudient désormais ces trajectoires de baisse et arbitrent, dans leurs choix d’investissement, en faveur des entreprises qui font la preuve de la réduction de leurs émissions.

Je suis également fière d’avoir défendu la réindustrialisation dans des territoires touchés par des cycles successifs de désindustrialisation, comme le bassin minier dans lequel nous avons lancé l’implantation d’une « vallée européenne de la batterie électrique », de l’amont à l’aval, avec une perspective de création de l’ordre de 20 000 emplois.

J’ai maintenu cette ambition au ministère de la transition énergétique, où j’ai œuvré pour la relance du nucléaire en France, en Europe et à l’international. Au niveau national, ce travail s’est traduit par l’adoption de la loi du 22 juin 2023 portant sur l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes pour enclencher la relance annoncée par le Président de la République, par une mise à jour du contrat stratégique de filière et par l’exigence de renforcement de la production d’électricité nucléaire d’EDF. Ce renforcement est essentiel, car c’est un gage de notre compétitivité : plus l’on produit d’électricité sur une base d’actifs stables, plus le prix de l’électricité a vocation à baisser. Entre 2022 et 2024, nous avons augmenté notre production d’électricité de plus de 30 % et les prix ont drastiquement baissé, après la crise que nous avons connue au niveau européen. Continuer à pousser la performance industrielle de nos productions est indispensable à notre compétitivité.

Au niveau européen, nous avons lancé l’alliance des pays du nucléaire, qui rassemble quinze États membres défendant la neutralité technologique dans toutes nos politiques européennes. Elle a permis de cranter cette neutralité technologique dans plusieurs textes européens, ce qui est inédit après quelques années à batailler avec des pays comme l’Allemagne, l’Autriche et le Luxembourg. Il faut également mentionner la création d’une alliance autour des petits réacteurs modulaires ou Small Modular Reactors (SMR), pour et la première référence au nucléaire dans les textes de la conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) à l’occasion de la COP 28 à Dubaï.

Désormais ministre de l’écologie, ma boussole est la même, même si l’approche est différente : il s’agit de soutenir la transition de notre industrie et de simplifier partout où c’est possible.

À cet égard, j’appelle votre attention sur la question des procédures environnementales. Alors que les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) se sont multipliées – 19 000 dossiers sont en instruction –, le nombre de fonctionnaires chargés de les instruire n’est plus adapté. Toutes ces ICPE ne concernent pas l’industrie. Du fait d’une surtransposition française, par exemple, une éolienne est considérée comme une ICPE. Une simplification devrait permettre à nos fonctionnaires d’instruire rapidement les ICPE industrielles, pour permettre aux projets de sortir. L’enjeu est réel, quand on parle de simplification, de rapidité et d’accompagnement des chefs d’entreprise. À défaut, la situation suscite de la frustration, tant pour les entreprises que pour les fonctionnaires.

De manière plus générale concernant la transition écologique, avec ma casquette énergie pendant deux mois cet automne ou avec d’autres casquettes, j’ai défendu et j’appuie une stratégie énergétique fondée sur quatre piliers concourant à la compétitivité industrielle : la sobriété, qui est une traduction du lean management, école de compétitivité dans le monde industriel, avec le juste usage de chaque intrant pour obtenir un maximum de productivité ; l’efficacité énergétique, qui est le recours à l’innovation pour disposer de techniques moins consommatrices d’énergie – en matière de rendement, un moteur électrique étant plus efficace qu’un moteur thermique et une pompe à chaleur étant trois fois plus efficace que son équivalent chaudière, ces éléments techniques et physiques sont aussi des facteurs de compétitivité et de productivité ; les énergies renouvelables ; le nucléaire.

Derrière chacun de ces piliers, il existe des enjeux de filière.

Derrière la sobriété, l’enjeu est celui du pilotage de notre système énergétique et de la gestion technique des bâtiments. Dans ce domaine, nous avons des leaders mondiaux, parmi lesquels Schneider.

Derrière l’efficacité, l’enjeu est celui du déploiement des pompes à chaleur et de la batterie électrique. Là encore, certaines de nos entreprises sont bien positionnées, même si je ne les qualifierais pas de leaders mondiales.

Derrière les énergies renouvelables, il y a l’enjeu de la consolidation de nos grands acteurs en géothermie, en méthanisation ou en composants d’éoliennes marines, qui peuvent être fragilisés par nos politiques pas toujours claires d’arrêts et de relances ou stop and go.

Enfin, nous sommes un des seuls pays au monde à avoir la maîtrise totale de la filière nucléaire. Cela signifie que, sur le papier, les acteurs maîtrisent chaque étape de la chaîne de valeur, du combustible jusqu’au recyclage et à la déconstruction des centrales. C’est primordial pour notre positionnement technologique. Cela étant, il faut continuer à investir dans l’innovation si l’on veut être au rendez-vous.

Alors que l’on est confronté à une forme de backlash ou retour de bâton, dans les domaines tant de l’écologie que de la décarbonation, rien ne serait pire que d’envoyer des signaux qui ne seraient pas lisibles pour les entreprises et qui les conduiraient à s’arrêter au milieu du gué – d’autant que, je le répète, les filières vertes créent deux fois plus d’emplois que les autres et les parts de marché industrielles se déplacent au profit des pays qui ont la maîtrise de ces filières. Il nous faut réagir pour prendre notre place et défendre nos industriels avec une politique claire, une vision claire et une stratégie claire, qui soutiennent cette transformation dans laquelle les gagnants – ils commencent à se dessiner – sont ceux qui maîtrisent les technologies du futur et gagnent des parts de marché sur le plan international. C’est dans ce wagon que je souhaite que soit la France, demain.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour votre propos liminaire complet.

Nous avons auditionné, hier, le vice-président de la Commission européenne Stéphane Séjourné au sujet des propositions de directives dites « omnibus » actuellement négociées à l’échelle européenne. Que pensez-vous de la construction de ces mesures, notamment des volets sur les obligations de reporting et sur les ETI ?

Par ailleurs, vous avez évoqué la robotisation et la numérisation de nos entreprises. Lors de la création du pacte Dutreil par la loi du 1er août 2003, visant à alléger la fiscalité sur la transmission des entreprises, celles-ci étaient peu robotisées et numérisées. Considérez-vous que ce dispositif est suffisamment bien calibré pour prendre en compte ces nouveaux défis ou qu’il conviendrait de l’élargir ?

Enfin, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ne concerne que certaines matières premières, et pas les produits finis. Serait-il souhaitable de l’élargir à ces derniers, en négociant le prix ou le niveau de fiscalité par filière, notamment pour les produits importés ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Comme leur nom l’indique, les paquets omnibus abordent plusieurs enjeux. Je soutiens cette démarche, qui ne confond pas écologie et bureaucratie. Ces dernières années, on a voulu précisément définir des objectifs génériques essentiels. Ainsi, le pacte vert pour l’Europe, adopté en 2022 sous présidence française, pose les principes d’action fondamentaux pour donner une direction aux entreprises industrielles.

Lorsque j’étais dirigeante d’entreprise, j’élaborais des plans à moyen terme à cinq ans, que j’avais la réputation de tenir. La difficulté vient du manque de visibilité concernant le secteur dans lequel vous intervenez, quand la réglementation et les incitations ou, à l’inverse, les pénalités ne sont pas claires et peuvent vous faire perdre la compétitivité de votre produit. De ce point de vue, le pacte vert pour l’Europe est primordial. Il trace la bonne route et il a la vertu d’embrasser tous les secteurs.

En revanche, la précision des actes délégués contraint la capacité d’innovation des entreprises. Or le rôle des responsables politiques est de fixer des objectifs en laissant aux entreprises une souplesse dans les moyens employés pour les atteindre, notamment dans le mix technologique. En matière de décarbonation de l’énergie, par exemple, peu importe le mix énergétique entre renouvelable et nucléaire, ce qui compte est l’intensité carbone de la production énergétique. De fait, l’objectif est de sortir des énergies fossiles. De ce point de vue, un objectif qui consisterait à préciser la quantité d’énergies renouvelables dans la consommation finale serait aberrant : la meilleure façon de l’atteindre aurait consisté à fermer des centrales nucléaires. Ce raisonnement un peu absurde permet d’éclairer le propos.

S’agissant du reporting, l’avantage compétitif de l’Europe en matière de décarbonation tend à s’amenuiser. Il faut avoir conscience que la Chine a baissé le contenu carbone de ses activités à une vitesse stupéfiante. Nous sommes parfois focalisés sur les émissions de carbone brutes de la Chine, qui est le premier émetteur mondial, mais rapporté à sa production, son contenu carbone a drastiquement diminué. Il est probable que ce pays soit l’un de ceux qui sont allés le plus vite dans cette direction. En outre, les points de passage à 2030, 2035 et 2040 nous invitent à nous assurer que nous sommes capables d’aller aussi vite, au risque de connaître un problème de compétitivité.

Cela montre que la compétitivité peut aller de pair avec la décarbonation. En effet, la Chine a fait la preuve du découplage entre la décarbonation et l’économie, comme nous l’avons fait au niveau européen, en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre de 37 % depuis 1990 et en augmentant notre PIB de 68 % sur la même période. Ce découplage existe, et il faut le mesurer.

L’Europe n’étant pas mal positionnée – attention, toutefois, à la vitesse de progression de certains acteurs –, elle peut revendiquer un reporting extrafinancier. Elle a également intérêt à couvrir les enjeux de lutte contre les pollutions et de biodiversité. Il n’existe pas encore d’études scientifiques complètement établies, mais les éléments dont on dispose laissent penser que nous sommes plutôt en avance dans ces domaines. Le revendiquer nous permettrait de construire un avantage compétitif, en affirmant que nous avons anticipé les externalités négatives et que les investissements publics ou privés doivent tenir compte du supplément de compétitivité de nos entreprises hors prix, qui n’est pas révélé par le marché. Tel est l’objet de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD).

Au-delà de ce beau principe, il importe que le reporting ait du sens et évite deux écueils. Le premier consiste à donner de l’information stratégique à d’autres. En la matière, l’absence de naïveté doit être totale : certains chiffres ne doivent pas être donnés, et c’est indiscutable. Le deuxième écueil serait la perte de sens liée au travail généré par la construction d’un reporting, voire d’un marketing vert, et les coûts supplémentaires engendrés pour les entreprises. Ayant été investisseur, je connais l’importance de la capacité à lire rapidement des éléments de performance environnementale clairs, comparables et non faussés, qui permettent de savoir qu’une entreprise est meilleure qu’une autre.

Plusieurs propositions ont été défendues par des investisseurs. Il faut s’y reporter. Passer de 1 200 points de données à 150 n’est pas idiot. Encore faut-il qu’ils soient suffisamment robustes pour permettre la comparabilité. Ma recommandation, alignée avec la vision d’Éric Lombard, est de s’assurer que la loi de Pareto sera respectée, pour que 20 % du reporting permettent de comprendre 80 % de la performance.

J’en viens à votre question relative à la fiscalité. D’abord, la fiscalité ne doit jamais être étudiée aux bornes d’un pays, mais en comparaison avec d’autres. Ensuite, la France a défendu des approches de fiscalité internationale et de fiscalisation minimum à l’international, que ce soit dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Union européenne ou lors des négociations climatiques – ce sont des facteurs cruciaux de compétitivité.

Si vous ne pensez votre fiscalité qu’aux bornes d’un pays, dans un monde dans lequel les capitaux sont mouvants, vous prenez le risque que les plus grands groupes se déplacent et que les ETI qui n’en ont pas cette capacité de mouvement – par conviction ou parce que leur présence est principalement dans ce pays – perdent en compétitivité.

Je recommande donc deux mouvements. Le premier consiste à promouvoir une concurrence loyale en matière de fiscalité et de taxation minimale, après un grand mouvement de baisse de la taxation des entreprises et dans la mesure où il n’est pas illégitime de considérer que chacun doit prendre sa part des charges de services publics et d’infrastructures auxquelles font face tous les États. Le second mouvement consiste à penser les ajustements de notre fiscalité nationale en fonction de nos concurrents les plus proches, en particulier les Allemands et les Italiens, car les seconds ont récemment pris des décisions qui ne sont pas complètement neutres en la matière et les premiers ont historiquement une fiscalité très favorable à la transmission d’entreprises.

En somme, j’estime que le dispositif du pacte Dutreil dans l’absolu n’a pas de sens. En revanche, il en a s’il s’agit de comparer à d’autres notre compétitivité et notre capacité à faire face à des charges de services publics qui y participent. L’éducation nationale, c’est la compétitivité de notre pays. La santé, c’est la compétitivité de notre pays. Les infrastructures de transport, c’est la compétitivité de notre pays. Vous connaissez cela par cœur, c’est votre métier.

Votre dernière question portait sur le MACF. Je recommande qu’il soit robuste et fruste, et de commencer par l’appliquer à des produits simples et non transformés. Le bilan carbone d’un objet aussi complexe qu’un smartphone, qui est un produit fini, peut s’écrire de dix manières différentes, avec dix méthodologies différentes, et il y a fort à parier que le pays qui le fabrique sera très bon en lobbying pour faire adopter celle qui l’arrange – il y consacrera de l’argent et du temps. À l’inverse, il est plus compliqué de transformer le bilan carbone du ciment, de l’acier ou de l’aluminium, ou d’affirmer que plusieurs méthodologies permettent de le calculer.

Les domaines clés, pour le MACF, sont les filières aval et les exportations. Une fois que ce mécanisme de concurrence loyale est fixé pour ces domaines, il faut analyser ses conséquences pour les produits semi-finis et finis qui les incorporent et s’assurer qu’il ne crée pas de contre-incitations en aval de la filière. Telle était la position de la France dans les négociations.

Par ailleurs, d’autres mécanismes existent pour les produits finis. L’écoscore environnemental du véhicule, par exemple, est un mécanisme puissant qui a bien fonctionné.

De manière générale, pour rendre compte de la performance d’un produit, il faut promouvoir, comme le fait la France, la prise en considération du mix énergétique du pays de fabrication, et non du mix énergétique de l’usine concernée. À défaut, le pays qui fabrique des batteries électriques ou des engrais peut raconter qu’il utilise la seule partie décarbonée de son énergie pour les produits qu’il exporte. C’est facile à raconter.

En résumé, des mécanismes, frustes, doivent s’appliquer aux pays, quitte à ce que ceux-ci fassent leur affaire d’avoir, en interne, des malus pour ceux qui utilisent des énergies fossiles et des bonus pour ceux qui ont décarboné leur production. Cela ne nous regarde pas. En revanche, nous devons prendre en compte la performance pays – et pas la performance individuelle des entreprises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aurai trois séries de questions, portant sur les normes qui s’imposent à nos entreprises, sur le plan de relance européen et les enjeux relatifs aux fonciers, puis sur l’énergie et le plan Eau.

S’agissant des normes qui s’imposent aux entreprises, considérez-vous que la France a commis une erreur en transposant rapidement la CSRD, alors que les autres États ne l’ont pas fait et qu’un allègement de la directive est annoncé ?

Que pensez-vous du devoir de vigilance qui responsabilise juridiquement les entreprises pour l’ensemble de leur chaîne de valeur ? Êtes-vous favorable à sa suppression, comme l’a demandé le Président de la République ? C’est mon cas.

Par ailleurs, vous souhaitez étendre, à terme, l’interdiction des substances per- ou polyfluoroalkylées (PFAS) – alors que le texte récemment adopté ne concerne que les cosmétiques et les textiles. Avez-vous effectué des études d’impact en la matière ?

Concernant l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035, les constructeurs mettent en garde contre le risque de suppression de près de 100 000 emplois industriels, sans parler des emplois dans la distribution et les services. Ne faudrait-il pas rendre cette interdiction plus flexible, tant pour les délais que pour les technologies ? Ne faudrait-il pas exclure de l’interdiction le moteur hybride, qui est une technologie relativement maîtrisée par les constructeurs français ?

Enfin, la France devrait-elle appliquer la priorité locale dans la commande publique ? Une clause environnementale permet aux acheteurs publics de flécher l’impôt du contribuable vers certaines entreprises au motif que leur impact carbone serait réduit. Ne considérez-vous pas qu’il faudrait appliquer la priorité locale, comme en Allemagne ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. D’abord, la transposition de la CSRD n’était pas erronée, puisque les entreprises ont besoin de visibilité. On ne peut pas reprocher à un pays et à un gouvernement d’avoir anticipé plutôt que de mettre ses entreprises en difficulté.

Ensuite, je suis favorable au devoir de vigilance. Cette législation oblige à un minimum de vigilance dans la sélection des sous-traitants, ce qui est de nature à faciliter ou à favoriser la relocalisation en Europe. Le fait que la maîtrise des chaînes de sous-traitance est plus sécurisée en Europe que dans d’autres pays dont on n’est pas certain qu’ils ne pratiquent pas le travail forcé ou le travail des enfants. C’est un avantage compétitif extrafinancier dont l’Europe et la France peuvent se prévaloir.

Par ailleurs, je n’ai jamais dit qu’il fallait interdire les PFAS. Jamais ! Je ne sais pas d’où vous sortez cette affirmation. Je n’ai jamais dit cela.

Vous m’interrogez également sur l’interdiction de la vente des moteurs thermiques en 2035. Des véhicules thermiques circuleront encore en 2050, puisque ceux qui seront vendus en 2034 iront jusqu’à la fin de leur durée de vie. Je le précise, parce qu’on entend parfois des affirmations étonnantes, par exemple au sujet de zones de restriction dans lesquelles on aurait incité à ne laisser circuler que des véhicules électriques. Tout cela relève du pur fantasme.

Le règlement européen interdisant la vente de véhicules neufs à moteur thermique comporte une clause de revoyure en 2026, que j’ai introduite lors de la négociation finale du texte, ainsi qu’une clause, introduite par les Allemands, rendant possible une ouverture, en 2035, à des technologies décarbonées. En tout état de cause, la préoccupation principale est celle de la performance carbone du véhicule, avec le principe de neutralité technologique que je défends et que j’ai évoqué tout à l’heure. Il faut rester en neutralité technologique.

Concernant l’échéance de 2035, je peux vous rapporter une conversation que j’ai eue avec la commissaire européenne Margrethe Vestager en janvier 2022. Alors que j’observais que l’horizon 2040 était peut-être préférable à celui de 2035, elle m’a répondu que les constructeurs français, en particulier Stellantis, lui avaient fait savoir que l’horizon 2035 était tenable. Je vous fais part de cet élément, qui me semble intéressant du point de vue de la décision publique.

Par ailleurs, le moteur hybride est malheureusement beaucoup plus émetteur que le moteur électrique. La solution consiste à forcer au maximum l’utilisation de la partie électrique et limiter le relais par la partie fossile. On n’y est pas encore, mais des innovations sont en cours.

S’agissant de la priorité locale de la commande publique, l’Allemagne a le même droit de la concurrence que nous. La priorité locale y est donc aussi limitée ou permise qu’en France. En outre, lorsque vous savez utiliser le code des marchés publics, vous pouvez faire en sorte de retenir des acteurs du territoire, en proximité : à côté de la clause environnementale, il y a une clause sociale. En 2020, à ma demande, la direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l’économie et des finances avait d’ailleurs élaboré un guide à destination des acheteurs publics, expliquant les divers moyens pouvant être employés pour favoriser les PME et suivre l’approche que vous appelez de vos vœux.

Enfin, le discours en faveur du protectionnisme ne doit pas oublier qu’Airbus n’existe pas sur le seul marché français. On ne peut pas demander que nos entreprises aient accès au marché mondial et considérer qu’il est anormal que des entreprises étrangères aient accès au marché français. Nous avons, plus que d’autres, des groupes internationaux relevant de catégories comme le CAC 40. Peu de pays peuvent revendiquer d’en avoir autant, en dehors des États-Unis et de la Chine. Si vous fermez la commande publique étrangère à ces groupes, ils se trouveront en difficulté.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’Allemagne applique un critère de localisation qui n’existe pas en France. Vous avez évoqué les biais qui permettent aux acheteurs publics de favoriser une entreprise locale – la clause environnementale et la clause sociale. Pourquoi n’instaurerions-nous pas, comme en Allemagne, une clause de localisation ? Certes, le droit européen de la commande publique est le même pour tous, mais le cas allemand démontre que nous pourrions ajouter une clause de localisation pour favoriser nos entreprises. Je ne vois pas en quoi elle bloquerait l’internationalisation de nos entreprises, puisque le taux d’ouverture des marchés publics s’élève à 82 % en Europe, contre 32 % aux États-Unis.

Nous faisons preuve de naïveté en n’appliquant pas de mesures protectionnistes.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. J’ai peut-être mal formulé mes propos. Les clauses de localisation qui existent en Allemagne sont du même ordre que celles de notre code de la commande publique. Elles sont strictement encadrées et ne vont pas au-delà de ce que nous permettons en France. Je vous renvoie au guide de la DAJ.

L’un des enjeux est la formation des acheteurs publics, qui n’actionnent pas la totalité des leviers à leur disposition dans la commande publique. Je ne leur jette pas la pierre, puisque la judiciarisation des marchés publics peut constituer un frein au passage à l’acte d’acheteurs publics qui ne voudraient pas être mis en cause pour avoir choisi le mieux-disant. La facilité à choisir le moins-disant – qui n’est pas l’orientation du code de la commande publique – vient du fait que le moins-disant n’est pas discutable, c’est un chiffre.

Le code de la commande publique invite à choisir le mieux-disant, mais l’appréciation des critères complémentaires peut être interprétée différemment. Certaines interprétations ont donné lieu à des actions en justice de la part des candidats éconduits et à une jurisprudence abondante qui peut freiner le passage à l’acte des acheteurs publics – d’où l’importance de les former et de leur fournir des outils pour qu’il utilise le code des marchés publics dans sa complétude.

Le code des marchés publics est puissant et offre de nombreux leviers. Je communiquerai à la commission d’enquête le guide de la DAJ.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Confirmez-vous que le versement de plusieurs centaines de millions, voire de 1 milliard d’euros dans le cadre de ce plan, est conditionné à la mise en place des zones à faible émission dans notre pays ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Cette question relève davantage de Bercy, donc je ne connais pas exactement les tenants et les aboutissants, mais il me semble que ce versement est conditionné à l’application d’une stratégie d’amélioration de la qualité de l’air. En l’occurrence, réduire le nombre des maladies – notamment plus de 30 000 nouveaux cas d’asthme pédiatrique chaque année – et éviter les décès précoces, évalués à 48 000, fait partie des engagements pris par la France, puisque nous avons été plusieurs fois condamnés au titre d’une mauvaise qualité de l’air par l’Union européenne qui protège ses citoyens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon autre série de questions concerne le foncier. Je ne reviens pas sur l’objectif de zéro artificialisation nette inclus dans la loi du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux, à moins que vous n’ayez un commentaire, étant donné qu’elle a été assouplie par la proposition de loi sénatoriale de trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus dite « proposition de loi Trace » ; qui réserverait 10 000 hectares de foncier pour une destination industrielle et afférente.

Que pensez-vous du projet de régionalisation de la liste des espèces animales et végétales protégées en fonction de leur répartition à l’échelle nationale ? Un projet industriel pourrait être bloqué en raison de la présence d’espèces sous-représentées dans la région concernée, mais sur-représentées dans d’autres.

Que pensez-vous du fait d’instaurer, comme c’est déjà le cas pour les projets d’intérêt national majeur et les installations renouvelables comme les éoliennes, une présomption de raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) pour les projets industriels qui cumuleraient deux critères : la création de nombreux emplois – ce critère existe déjà dans la loi – et l’installation sur une friche industrielle ou dans le périmètre d’une plateforme industrielle ?

Je souhaite aussi connaître votre position concernant la proposition du rapport de la mission interministérielle de mobilisation pour le foncier industriel dirigée par M. Mouchel-Blaisot, de garantir pendant cinq ans la stabilité des règles environnementales opposables aux projets industriels, pour sécuriser leurs installations sur les friches industrielles et les sites clés en main.

Enfin, les travaux du projet d’autoroute A69 ont été interrompus par une décision de justice au motif qu’il existait des risques d’atteinte à des espèces protégées. Ils étaient pourtant bien avancés. Quelles leçons devons-nous en tirer pour faire évoluer notre arsenal juridique et éviter que de tels dysfonctionnements ne se reproduisent ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Je répondrai spontanément à votre première question en observant que le risque, avec la régionalisation des espèces protégées, est de créer une usine à gaz – imaginez ce qu’il en serait pour les projets qui se situeraient à 3 kilomètres d’une frontière administrative. Mon expérience de six ans et demi comme ministre m’incite à penser qu’à trop vouloir écrire le droit, on se retrouve toujours des situations qui n’avaient pas été prévues. En réaction, on décide alors de corriger le droit, mais le même cas de figure se reproduit.

L’objectif que nous devrions nous fixer est de suivre une approche par résultats plutôt que par process environnementaux, éventuellement avec des contrats prévoyant des engagements, une mesure de l’amélioration de la qualité environnementale d’un terrain, voire des malus. Cela donnerait plus de latitude d’action aux autorités déconcentrées.

On écrit tellement les choses, qu’on en finit par tomber en absurdie d’un côté comme de l’autre – que certains projets soient validés malgré un impact environnemental plus élevé qu’attendu ou que d’autres soient bloqués alors que leur impact s’avère modeste grâce au travail des porteurs de projet.

Concernant la présomption de RIIPM, les critères de friche industrielle, de plateforme industrielle et de création d’emplois me paraissent pertinents. Six plateformes industrielles concentrent une large part de nos émissions de gaz à effet de serre : Dunkerque, Saint-Nazaire, Le Havre, Fos-sur-Mer, Chalampé et Roussillon. Il serait assez malin de les couvrir avec une RIIPM et une procédure express ou fast track pour des implantations industrielles. De la même façon, nous devons parvenir à orienter les projets vers les fiches industrielles. Cela peut passer par une réflexion sur la fiscalité et cela irait dans le sens de l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN), qui vise à récupérer toutes les dents creuses et les friches industrielles existantes.

J’ajouterais probablement un critère sur la nature de l’activité envisagée, de façon à ce qu’elle corresponde à un agenda stratégique. Un projet d’intérêt public majeur doit correspondre à un agenda stratégique, énergétique ou de souveraineté.

Vous me demandez mon avis sur la stabilité des règles pendant cinq ans pour les sites clés en main. C’est une proposition que je défendais il y a quatre ans.

Pour vous répondre au sujet de l’autoroute A69, j’emploierai des termes littéraires sans doute difficiles à convertir en termes juridiques : il faut qu’un oui signifie oui et qu’un non signifie non, assez tôt dans le projet.

Si l’impact environnemental d’un projet conduit à lui dire non, il faut que ce soit un non ferme et qu’on n’y revienne pas au travers de recours administratifs qui embolisent nos services – ce sont mes services qui rédigent les mémoires de défense –, qui embolisent les tribunaux, qui embolisent l’action des ONG ou d’autres acteurs et qui embolisent les opérateurs. Tout cela est absurde. Je le répète, il faut qu’un oui soit oui et qu’un non soit non.

La traduction juridique de cette réponse ne semble pas évidente, sinon nous l’aurions trouvée plus tôt. En tout cas, il faut probablement aller dans cette direction.

Il importe aussi d’accélérer les leviers de compensation. Les crédits biodiversité de haute intégrité pour les sites naturels de compensation, de restauration et de renaturation (SNCRR) permettent à des porteurs de projet d’anticiper la compensation environnementale. Il faut probablement faire en sorte que ces crédits concernent aussi les terres agricoles, dans une perspective d’amélioration de la qualité des sols et de sécurisation de la production agricole. Ces crédits pour l’agroécologie peuvent s’avérer puissants. Il convient également de renforcer les sites clés en main, pour qu’ils le soient véritablement, en mettant en avant le fait qu’ils sont dans des friches, avec des niveaux de pollution plus élevés qui interdisent certaines opérations. L’objectif est que la décision soit prise sans regret.

Dans ces conditions, la nouvelle usine peut être exemptée de taxe foncière, avec la promesse que cette taxe s’appliquera cinq ans plus tard. De toute façon, si l’usine ne s’installe pas, il n’y en aura pas. Cette idée, que nous avions défendue en 2022, avait trouvé sa place dans des amendements, mais nous n’étions pas allés au bout, pour je ne sais plus quelle raison.

Des travaux ont été conduits à Bercy dans l’optique de mieux mobiliser la partie friches, pour soulager la partie naturelle. N’oubliez jamais que lorsqu’on abaisse le ZAN, on attaque les terres agricoles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le plan Eau, lancé en 2023, impose d’ici 2030 une réduction globale de près de 10 % des prélèvements en eau pour les filières industrielles. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait différencier les objectifs de réduction de consommation d’eau par bassin hydrographique ? Cela permettrait non seulement d’adapter les contraintes environnementales aux réalités locales, mais aussi d’inciter les industriels consommateurs d’eau à s’installer dans les zones où il y en a davantage plutôt que dans celles concernées par des pénuries – même s’ils adoptent naturellement ce comportement ?

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Je vous confirme qu’ils adoptent naturellement ce comportement. L’enjeu de l’eau est également pris en compte par les autorités instructrices.

Par ailleurs, l’échéance de 2030 n’est pas imposée. C’est une cible. Dans un site industriel, l’objectif de réduction de 10 % est couramment considéré comme la première marche d’une politique de lean management basique, même s’il y a toujours des exceptions – de nombreux industriels ont déjà effectué le cycle d’optimisation de leur empreinte eau. Pour les acteurs pour lesquels l’eau n’était pas une préoccupation, cette première marche de moins 10 % est atteignable, à condition de l’entendre à production égale.

En outre, certains process industriels ont des spécificités. Des gains sont possibles dans l’industrie agroalimentaire, par exemple, mais dans certains secteurs, cette réduction est limitée par le process industriel lui-même.

En somme, il faut considérer le plan Eau comme une stratégie générique pour nous obliger à faire de l’eau un élément cœur de metier ou core business des process industriels. Cela a fonctionné pour l’énergie, on a très vite atteint l’objectif de baisse de 10 %, et cela fonctionne plutôt bien pour l’eau, même si l’atteinte est plus lente.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en viens à ma dernière série de questions, relatives à l’énergie. Elles seront brèves.

D’abord, vous avez été ministre de l’industrie, ministre de l’écologie et ministre de l’énergie. Auquel de ces ministères considérez-vous qu’il soit plus pertinent de rattacher la question de l’énergie ?

Ensuite, les vrais objectifs d’une politique énergétique visent à avoir une énergie abondante, décarbonée et attractive. La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) vous semble-t-elle compatible avec les objectifs de réindustrialisation du gouvernement ? Lors de son audition par cette commission d’enquête, le nouveau haut-commissaire au plan Clément Beaune a déclaré que la PPE est « non compatible » avec les objectifs de réindustrialisation du gouvernement.

Enfin, nous en avons débattu dans l’hémicycle, vous avez négocié une réforme du marché européen de l’énergie qui va dans le bon sens, puisqu’elle permet à certains acteurs industriels français de bénéficier d’un prix correspondant peu ou prou aux coûts de production et d’investissement en France. Toutefois, vous connaissez la critique que nous y apportons : on n’est malheureusement pas allé assez loin. Nous ne sommes pas les seuls à la dire. Olivier Lluanci, expert reconnu et que l’on ne peut pas soupçonner d’être proche du Rassemblement national, évoque les mêmes limites. Au nom de quoi les acteurs économiques et même, je vais plus loin qu’Olivier Lluansi, les ménages ne pourraient-ils pas bénéficier d’un prix attractif qui corresponde aux coûts de production ?

Nous sommes dans un marché unique, que je ne remets ni en question ni en cause, mais que nous constatons que le coût de la main-d’œuvre en Europe de l’Est constitue une distorsion de concurrence avec l’Europe de l’Ouest. La France se trouve privée de son avantage compétitif qu’est le prix de l’énergie. Rétablir un prix correspondant aux coûts de production constituerait à la fois un choc de compétitivité pour nos entreprises et un choc de demande et de pouvoir d’achat pour les ménages.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Il convient de distinguer les questions relatives à l’énergie de celles qui concernent la transition énergétique. L’énergie est un intrant important. C’est un sujet industriel, qui participe de la compétitivité de l’industrie. À cet égard, l’énergie doit être rattachée au portefeuille industriel. Inversement, la décarbonation, la planification, l’empreinte carbone des activités et les négociations internationales relèvent du portefeuille de l’écologie. L’organisation est peu ou prou celle-là, modulo les autres acteurs qui entrent en ligne de compte, comme les collectivités locales ou les acteurs du transport et du bâtiment, qui sont les deux secteurs à décarboner en priorité.

La PPE a été élaborée dans une large concertation et avec un haut niveau de modélisation du mix énergétique. Alors que la stratégie française pour l’énergie et le climat (Sfec) de novembre 2023 avait été saluée et défendue par l’ensemble des groupes politiques à l’exception de quelques-uns qui n’y ont pas contribué, j’ai été étonnée par le tombereau de critiques émanant des mêmes groupes cette année. Pourtant, entre novembre 2023 et mars 2025, trois ou quatre paragraphes ont été ajoutés, mais la vision est restée la même, étayée sur les mêmes faits scientifiques objectifs et sur la même réalité.

En revanche, depuis la fin 2023, on a fait la preuve du redressement de la production d’électricité. J’avais défendu, dans la PPE, un objectif de 400 térawattheures pour EDF, mais dans la mesure où mes collègues affirmaient que ce groupe ne parviendrait pas à l’atteindre, nous avions retenu un pied de pilote à 360 térawattheures. Le fait est que ce groupe y est parvenu. Or la compétitivité industrielle est au cœur de la compétitivité énergétique de notre pays, ce qui impose de maximiser le taux de charge des centrales nucléaires et d’optimiser le taux de charge de tous les autres moyens de production. C’est cela qui fait vraiment baisser le prix de l’électricité. Il a d’ailleurs baissé, sur les marchés – pas par l’opération du Saint-Esprit, mais parce qu’EDF est redevenu bon en production d’électricité, ce qui influe à la fois sur le marché français et sur le marché européen.

N’oubliez pas une chose : quand le prix de l’électricité s’est envolé, en 2022, c’était sous l’effet de l’augmentation du coût du gaz au premier semestre, mais c’est l’incapacité d’EDF à fournir le marché européen qui l’a fait exploser au second semestre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’était à cause de l’intermittence.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Non, la cause est qu’EDF ne produisait pas. Pourquoi ? Parce qu’il avait fermé des centrales et arrêté des réacteurs nucléaires. Pourquoi EDF avait-il arrêté des réacteurs ? Parce qu’il y avait un doute concernant la sécurité des installations. Cela pointe deux faits intéressants. Le premier est qu’EDF constitue un élément de sécurité d’approvisionnement électrique majeur en Europe. Cela a un prix, qu’il faut faire valoriser au niveau européen. Le second fait, qui explique la grande faiblesse de l’énergie nucléaire, est que lorsqu’un défaut générique apparaît sur un réacteur, il faut contrôler tous les autres. C’est normal, pour garantir un haut niveau de sécurité.

Cela peut imposer à l’opérateur d’arrêter d’un coup un quart, parfois plus, de sa capacité de production. Cette spécificité n’existe pas dans les autres moyens de production. Si une centrale à gaz rencontre un problème, cela ne signifie pas qu’il existe un défaut générique dans une autre centrale à gaz. Il en va de même pour le photovoltaïque, l’éolien marin, le terrestre et l’hydraulique : chaque site est indépendant.

Cette dimension caractéristique du nucléaire invite à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. La catastrophe de Fukushima, au Japon, en a témoigné, puisque 30 % de la production électrique ont été effacés sur le réseau électrique japonais quasiment du jour au lendemain.

Notre devise est une « énergie » – pas seulement électricité, mais aussi méthanisation et biomasse – « abondante, décarbonée et pilotable ». Peu importe les technologies employées pour piloter chaque énergie renouvelable, l’essentiel est que le coût de la pilotabilité doit être pris en charge par le porteur de projet.

Des groupes comme NWE, qui était l’une de nos premières licornes en matière de transition énergétique, font la démonstration de cette pilotabilité en couplant la production photovoltaïque, le stockage et les bornes de recharge, et en étant capable d’aller dans les deux sens, c’est-à-dire de renvoyer leur production vers le réseau ou d’y pomper en fonction de la structure de production. Nous devons vraiment changer notre logiciel, pour penser « système déconcentré de production énergétique, sécurité d’approvisionnement et pilotabilité ». En l’occurrence, nous comptons parmi les meilleurs groupes au monde dans ces domaines.

Cet élément manque un peu dans notre réflexion. On a tendance à se réfugier derrière l’opposition entre énergies renouvelables et nucléaire. Vous connaissez ma position à ce sujet. Toutes les énergies renouvelables n’ont pas les mêmes caractéristiques. Les taux de charge et les coûts varient fortement d’une énergie à l’autre. Du point de vue du taux de charge, du temps de production et de la puissance, une éolienne marine est ce qui se rapproche le plus du nucléaire, tandis que le photovoltaïque est probablement ce qui s’en rapproche le moins. L’acceptabilité sociale varie aussi selon le type d’énergie. Il convient d’être précis.

Si nous pensons « système déconcentré de production énergétique, sécurité d’approvisionnement et pilotabilité », notre PPE est cohérente avec une compétitivité industrielle.

J’ai optimisé les réseaux, comme RTE l’a fait après moi. Il ne s’agit pas de faire du réseau pour faire du réseau, car il se retrouve dans le prix. Il faut faire du réseau utile, ce qui implique d’établir des ordres de priorité.

En fait, tous les maillons de la chaîne sont optimisables. EDF doit avoir un objectif de production élevé, que l’on peut rehausser puisque la barre des 360 térawattheures a été franchie. C’est une très bonne nouvelle, bravo aux équipes d’EDF ! Il faut maintenant passer à l’étape 2. On monte le niveau de jeu. Il faut aussi demander aux énergies renouvelables d’aller vers plus de pilotabilité, et optimiser les réseaux au maximum – avec, à la sortie, un coût compétitif.

En 2026, les industriels se fourniront à un coût de l’électricité compétitif. Mais la suite les inquiète. Les tendances du marché de l’électricité sont quasiment alignées sur le prix de sortie du nucléaire historique, soit aux alentours de 70 euros, voire 60 euros. Nous devons avoir pour obsession d’aller vers le plus compétitif et le plus puissant, de moyenner nos risques et de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier.

En l’occurrence, les éoliennes marines renouvelables sont puissantes. Elles produisent 90 % du temps, avec 50 % de taux de charge et un coût d’électricité à la sortie de 45 euros et de 60 euros après raccordement. Certes, plus on les éloigne des côtes, plus le coût de raccordement est élevé, puisqu’il est au kilomètre d’éloignement. Mais ce modèle est très compétitif.

Le photovoltaïque sur petite toiture, quant à lui, sort un coût de production supérieur à 150 euros du mégawatt. Le risque existe donc de déséquilibrer le mix. Cela étant, le photovoltaïque sur toiture est intéressant pour du thermique ou pour de l’autoconsommation, en particulier dans un cadre d’adaptation au changement climatique, alors que les réseaux sont sous pression et que des catastrophes peuvent les faire tomber. Les petites boucles locales permettent de couvrir les besoins au minimum.

Les logiques ne sont pas les mêmes et il est indispensable de les reparamétrer, comme le prévoit la PPE. On lui a beaucoup fait dire ce qu’elle ne contient pas. Des montants ont été sortis de leur contexte et ne correspondent à aucune réalité économique. Il faut repartir du mantra « énergie bas carbone, abondante, compétitive et pilotable ».

M. Pierre Cordier (DR). Nous nous connaissons depuis huit ans, madame la ministre, et nos rapports ont parfois été tendus dans l’hémicycle après certaines de mes questions. Ces questions ne visaient pas à vous ennuyer. Vous donnez le meilleur de vous-même, quel que soit votre portefeuille. Mais, en tant que député des Ardennes, j’observe un décalage entre votre description du monde industriel français et ce que je vis sur ma terre, dans la vallée de la Meuse, une terre d’industrie traditionnelle de forge, d’estampage et de fonderie. Chez moi, il n’y a pas eu de création d’emplois.

En 2018-2019, je vous avais exprimé mes craintes concernant le passage du moteur thermique au moteur électrique. Le haut-commissaire au plan l’a rappelé hier, il y a beaucoup moins de pièces dans un moteur électrique. L’industrie ardennaise prend ce passage en pleine tête. C’est très dur.

Depuis le début de votre vie politique au plus haut niveau de l’État, au moment où j’ai été élu député, en 2017, la situation ne s’est pas améliorée chez moi. Vous aviez pourtant affirmé, à l’époque, qu’il ne fallait pas s’inquiéter, qu’il y aurait des plans d’accompagnement du passage au moteur électrique et que l’on nous aiderait. J’interroge les chefs d’entreprise autour de moi. Ils se retroussent les manches, se battent et prennent conscience qu’il faut en finir avec le moteur thermique, pour notre planète. Mais les accompagnements n’ont pas été à la hauteur. Je me fais le porte-parole de ces chefs d’entreprise qui devaient être soutenus.

Ces voitures, il faut aussi les vendre. Il faut donc que nos concitoyens aient du pouvoir d’achat, pour pouvoir les acheter. Or les chiffres publiés ces derniers jours montrent que les ventes de voitures, qu’elles aient un moteur électrique, hybride ou thermique, sont compliquées.

Vous avez également parlé d’investissement. Chez moi, les chefs d’entreprise se serrent la ceinture. Il est compliqué pour eux de trouver des fonds, auprès des banques ou de l’État. Vous dites qu’il faut suivre le niveau d’investissement et encourager les chefs d’entreprise à investir. Mais ils n’ont pas les moyens de le faire, parce qu’ils sont à flux tendu et ne parviennent pas à dégager de marge suffisante, donc de bénéfices suffisants pour les réinvestir dans leur entreprise.

Qui dit industrie traditionnelle ne dit pas Germinal. Vous le savez, vous en avez visité beaucoup. Ce sont des chefs d’entreprise qui ont un taux de robotisation élevé et qui ménagent la peine de leurs ouvriers, qui travaillent dans des conditions compliquées.

Je vous le dis, il faut absolument soutenir davantage l’industrie traditionnelle. Je vous attends chez moi, dans les Ardennes, pour rencontrer ces chefs d’entreprise, mais aussi l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) qui se bat pour les aider. À défaut, dans quelques années, ces forges et ces entreprises d’estampage n’existeront plus.

J’évoquais hier, avec Stéphane Séjourné, cette petite « fenêtre de tir » que représentent le militaire et les 50 milliards d’euros qui devaient être mis sur la table. On annonçait la fin du moteur thermique, tout en envisageant de se tourner vers l’industrie traditionnelle pour faire des pièces, des obus et autres matériels pour l’industrie militaire. Eh bien, l’on ne voit rien venir !

La situation reste tendue, chez moi. Je voulais vous le dire. C’est un peu un cri, mais vous le connaissez. Cela fait huit ans que je le pousse.

Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre. Je connais le territoire des Ardennes. Je m’y suis rendue. Il y a eu des dossiers difficiles, qui ne sont pas tous bien terminés, malheureusement – vous avez raison de souligner la perception et la détresse de certains salariés, car je présente des chiffres nationaux, lesquels sont positivement orientés. Il faut aussi regarder la situation à la maille des territoires.

J’ai toujours défendu avec détermination le programme Territoire d’industrie, qui est un peu moins doté mais un peu plus territorialisé, ou plus proche d’un tissu local de plus petite taille qui a besoin d’être accompagné.

Grâce au plan de relance, nous avons accompagné près d’une entreprise industrielle sur trois au niveau national. Certaines entreprises de votre territoire, comme Ardwen, 3D Métal Industrie, AFS-Sedan, ATM, Fetrot Industry, Mécarden, la Fonte Ardennaise ou Anon System, ont bénéficié directement du fonds de relance. Bestel indique que cela a permis « l’acquisition d’équipements pour développer les capacités d’usinage destinées à l’aéronautique ». Anon System déclare que « le but du projet est la production d’équipements de refroidissement pour les batteries des véhicules électriques de grande taille, pour permettre aux véhicules un fonctionnement optimum en toute sécurité ».

Donc oui, le gouvernement a agi pour les entreprises de votre territoire.

Oui, nous sommes dans une transformation. Il ne s’agit pas de comparer le présent et le passé. La situation des années 1980 ne reviendra pas. La question est celle du futur que nous sommes capables de construire en agissant versus celui dont on héritera si on n’agit pas. À la vitesse où vont d’autres pays, je peux vous assurer que si l’on n’agit pas et si l’on n’accélère pas cette transformation, tout en accompagnant un certain nombre d’entreprises, le risque est de voir tomber les sites industriels.

Je l’ai vécu, comme cheffe d’entreprise et comme membre de conseil d’administration. Des boîtes qui partent au tapis, je l’ai vécu. Je sais ce que c’est. Je sais ce que ça coûte. J’ai été amenée, parfois, à me substituer au dirigeant de l’entreprise pour annoncer la fin de l’activité. C’est extrêmement douloureux.

Je sais aussi que plus l’on tarde, plus il est difficile de redresser la situation. C’est un miracle qu’Ascoval soit encore debout. À chaque fois, je retiens mon souffle en me disant que ce n’est pas gagné. Si on n’avait pas été si présent au chevet d’Ascoval, il partait au tapis. Et pourtant, les savoir-faire sont là, les salariés ont déployé des trésors d’ingéniosité et de résilience. Je pourrais dire la même chose concernant Hayange.

Les heureux temps où une foncière de mécanique employait 6 000 personnes sont malheureusement derrière nous. La question est de savoir quoi bâtir et comment s’assurer que ce sera durablement compétitif sur notre territoire.

Je suis une fervente partisane de l’industrie et une fervente partisane de l’écologie. On fait beaucoup porter à l’écologie la responsabilité de la désindustrialisation. C’est une explication tellement facile ! Prenez Michelin. Une voiture thermique a quatre roues, tout comme une voiture électrique. Michelin fabrique des pneus et, quand il évoque ses difficultés de compétitivité, il ne parle pas d’écologie, il parle de la compétitivité du site France. C’est cela, l’angle d’attaque.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour ces considérations, partagées par tous.

Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour cette audition et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d’enquête.

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49.   Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des administrations publiques en charge de la politique industrielle : M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE) ; M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE) ; et M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI)

M. le président Charles Rodwell. Je déclare ouverte cette séance de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France, commission demandée par le groupe Rassemblement national et que j’ai l’honneur de présider au nom de mon groupe, Ensemble pour la République.

Nous tenons aujourd’hui une table ronde réunissant les administrations en charge de la politique industrielle. J’accueille M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE), M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE), et M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle, CIRI.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Courbe, Puisais-Jauvin et Primot prêtent serment.)

M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE). La désindustrialisation française a débuté dès le premier choc pétrolier et s’est accentuée dans les années 1990 jusqu’au début des années 2010. La part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) est ainsi passée de 17 % en 1995 à 11 % en 2010. Depuis lors, avec la désorganisation des chaînes de valeur mondiale, le déclenchement de la guerre en Ukraine et la crise énergétique et les tensions géopolitiques, ce taux demeure inférieur à 11 %.

Néanmoins, des indicateurs plus précis révèlent un véritable mouvement de réindustrialisation ces dernières années. Malgré les gains de productivité, qui s’exercent plus fortement dans l’industrie et tendent à réduire les emplois, l’industrie manufacturière a regagné des emplois durant la dernière décennie. Depuis 2017, nous dénombrons plus de 130 000 emplois salariés ou équivalents créés dans ce secteur. Nous avons également élaboré un indicateur spécifique mesurant les créations ou extensions significatives de sites industriels. Depuis 2022, il montre une augmentation nette du nombre d’usines avec un solde positif de 176 en 2022, 189 en 2023 et 89 en 2024.

L’industrie française et européenne fait aujourd’hui face à quatre défis majeurs. Le premier concerne la compétitivité, tant sur les prix que hors prix, comme l’a bien illustré le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne. Cette problématique résulte en partie des différentiels de prix de l’énergie avec nos grands concurrents, d’un effort d’innovation qui, bien qu’important dans certains pays européens comme la France, demeure insuffisant, et d’une numérisation industrielle encore trop limitée. Le deuxième défi relève de la concurrence internationale, particulièrement de la concurrence déloyale liée à des surcapacités industrielles massives dans de nombreux secteurs. Cette situation est particulièrement manifeste actuellement dans le secteur automobile, mais elle affecte en réalité de multiples secteurs. Le troisième consiste à financer la transition écologique tout en conciliant l’ambition environnementale européenne avec le maintien de notre compétitivité industrielle. Le quatrième porte sur l’accès aux compétences et aux talents nécessaires à notre industrie.

Pour répondre à ces défis, nous déployons une politique industrielle aux niveaux national et européen qui actionne plusieurs leviers stratégiques. Concernant la compétitivité, nous agissons sur la fiscalité de production, la fiscalité de l’innovation et la simplification administrative. Nous soutenons également l’innovation, notamment à travers le plan France 2030 ou des dispositifs européens comme le Conseil européen de l’innovation. Au niveau européen, nous développons des politiques industrielles communes qui permettent non seulement d’innover mais aussi d’industrialiser ces innovations, approche nouvelle pour l’Europe, dans des secteurs stratégiques comme les batteries, l’hydrogène ou les semi-conducteurs. Nous avons engagé des négociations européennes pour renforcer nos instruments de défense commerciale afin de lutter contre la concurrence déloyale, notamment dans l’acier ou la chimie. Nous soutenons également l’intégration dans la réglementation européenne de critères de préférence européenne, à l’instar des pratiques d’autres ensembles économiques extra-européens. Nous finançons activement la décarbonation de l’industrie avec des dispositifs nationaux adaptés aux différentes catégories d’entreprises. Au niveau européen, nous travaillons à concilier les objectifs de décarbonation et les règles du marché carbone européen avec les enjeux de compétitivité, notamment via la compensation carbone et le mécanisme d’ajustement aux frontières. Un axe fort de notre politique consiste à intégrer systématiquement des critères de contenu environnemental des produits dans les réglementations européennes. C’est l’objet du règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net », dit « Net-Zero Industry Act » (NZIA), du règlement du 12 juillet 2023 relatif aux batteries et aux déchets de batteries dit « règlement batterie » ou de l’introduction de clauses miroir dans les réglementations sectorielles pour mieux valoriser les efforts environnementaux des industriels européens. Enfin, concernant les compétences, nous travaillons sur toute la chaîne de formation, depuis l’attractivité des métiers industriels au collège et au lycée jusqu’à l’augmentation des places de formation pour les métiers industriels et la préparation aux métiers d’avenir, notamment dans le cadre de France 2030.

M.  Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE). La réindustrialisation constitue un sujet majeur que j’aborderai sous l’angle européen, le Secrétariat général des affaires européennes ayant pour mission de définir et coordonner les positions françaises défendues dans les instances européennes. Sur cette question cruciale, nous travaillons en étroite collaboration avec Bercy et particulièrement avec la direction générale des entreprises dirigée par Thomas Courbe.

La dimension européenne de la réindustrialisation s’avère absolument majeure. Cette évidence mérite cependant d’être un peu questionnée et remise en perspective historique. Si l’Union européenne a initialement vu le jour avec une orientation que l’on pourrait rétrospectivement qualifier d’industrielle – comme en témoignent les premiers traités adoptés comme la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et Euratom –, son développement ultérieur s’est davantage concentré sur les enjeux de marché intérieur. Sans tomber dans la caricature, j’ai fréquemment constaté, y compris à Bruxelles, que nombre d’interlocuteurs réduisaient les questions de croissance et de compétitivité au simple bon fonctionnement des quatre libertés. Le marché intérieur demeure certes un sujet fondamental, comme le confirme la récente proposition de la Commission européenne pour sa relance, mais les enjeux industriels restaient largement négligés. La politique industrielle était même, pour le dire de façon un peu enfantine, un gros mot.

Mon message principal aujourd’hui consiste à affirmer que cette situation a radicalement changé. La politique industrielle est redevenue une priorité inscrite au sommet de l’agenda européen. Cette évolution résulte d’une prise de conscience progressive, catalysée par plusieurs crises exogènes, que notre paradigme antérieur n’est plus opérant. La formule longtemps privilégiée consistait à concevoir l’Union essentiellement comme une communauté de consommateurs de services et produits fabriqués ailleurs.

La France soutient depuis fort longtemps qu’une telle approche s’avère insuffisante et qu’il convient de développer également une offre industrielle dans tous les secteurs pertinents. Reconnaissons honnêtement que cette position française rencontrait peu d’écho il y a quinze ou vingt ans. La situation actuelle est différente. La crise du Covid a joué un rôle révélateur majeur, mettant en lumière l’absurdité de certaines dépendances, comme l’absence totale de production de paracétamol sur le territoire de l’Union. La guerre d’agression russe en Ukraine a également mis en exergue l’existence de dépendances critiques constituant autant de vulnérabilités stratégiques.

L’agenda de Versailles, issu du Conseil européen informel de mars 2022, a listé plusieurs domaines prioritaires où ces dépendances doivent impérativement être réduites – qu’il s’agisse d’énergie, de défense, de santé ou d’agriculture, secteurs que la France défend avec constance. Une véritable prise de conscience s’est ainsi opérée, tout d’abord en réaction à ces circonstances extérieures. L’influence française sur ces questions a également fini par porter ses fruits, à travers la promotion de ce qui est désormais devenu au niveau européen l’agenda de souveraineté et d’autonomie stratégique.

Certains de nos partenaires continuent certes à manifester des réticences face à l’expression « autonomie stratégique », y voyant un euphémisme français masquant des tendances protectionnistes. Cette interprétation est erronée – nous ne prônons nullement un repli sur nous-mêmes. Nous considérons au contraire que le libre-échange, pour autant qu’il soit équilibré, ordonné, juste et réciproque, peut s’avérer parfaitement vertueux, permettant à l’excellence française de continuer à s’exporter. L’Union européenne a néanmoins considérablement évolué sur ces questions.

Cette évolution s’est déjà traduite par quelques réalisations, notamment les textes législatifs évoqués par Thomas Courbe. Elle se manifeste également, de manière particulièrement intéressante, dans l’organisation même du nouveau collège de la Commission. La création d’un pôle spécifiquement consacré aux enjeux industriels, sous la direction de Stéphane Séjourné, témoigne de la reconnaissance, au plus haut niveau de la Commission, de l’importance de cette thématique.

Je ne prétends aucunement que tous les objectifs sont atteints. Le compte n’y est pas et nous devons impérativement poursuivre nos efforts. Avoir remporté la bataille des mots, voire des idées, constitue une étape importante mais insuffisante. Le défi réside désormais dans la mise en œuvre concrète, domaine où l’Union européenne joue un rôle majeur.

Une lecture superficielle des traités pourrait laisser croire que les compétences de l’Union en matière industrielle sont assez modestes. L’article 6 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne les classe en effet parmi les compétences dites « d’appui », signifiant que l’essentiel des prérogatives reste entre les mains des États membres, l’Union intervenant en soutien de leur action. En réalité, de nombreux instruments et politiques de l’Union s’avèrent extrêmement pertinents pour les questions industrielles, qu’il s’agisse d’énergie, de recherche et d’innovation, de protection commerciale, de marché intérieur ou de financement de l’économie. Le regain d’intérêt actuel pour l’union des marchés de capitaux, parfois également désignée comme union de l’épargne et de l’investissement, s’inscrit au cœur même de l’agenda de réindustrialisation européenne.

L’enjeu fondamental consiste à mobiliser l’ensemble de ces instruments et politiques européennes au service d’une ambition industrielle qui peut s’énoncer simplement : refaire de l’Union une terre de production. Tout notre travail actuel consiste à inscrire ces instruments dans cette cohérence globale. Cela implique d’ajuster le fonctionnement de certaines politiques, notamment la politique de la concurrence, sur laquelle nous pourrons revenir. Cela nécessite également de toiletter un certain nombre de textes adoptés ces dernières années qui doivent être recalibrés, particulièrement en matière de finances durables où des enjeux importants existent. Il faut adopter une approche extrêmement pragmatique et nullement idéologique sur ces questions.

L’enjeu principal pour nous aujourd’hui est d’assurer cette cohérence d’ensemble et de faire en sorte que ces instruments et politiques ne président pas à eux-mêmes, ce qui a trop longtemps été le cas en raison d’une approche exclusivement juridique et insuffisamment économique de certains sujets. La question des aides d’État constitue un enjeu juridique qu’il faut continuer à traiter comme tel. Cependant, nous devons également l’aborder sous l’angle économique, en reconnaissant que des entreprises accédant au marché intérieur peuvent bénéficier de subventions massives de leur État d’origine, contrairement à nos entreprises européennes, ce dont nous devons tenir compte.

Il y a quinze ans, la Commission reconnaissait cette problématique sans y apporter de solution. Aujourd’hui, nous disposons d’un instrument européen qui lutte contre ce que nous appelons les subventions « distorsives ». Il en va de même concernant l’absence de réciprocité en matière de marchés publics. L’Union s’est dotée de plusieurs instruments qui évoluent dans une direction positive, mais le compte n’y est pas encore. Nous devons absolument poursuivre cet accompagnement, c’est l’enjeu fondamental de la mandature qui s’ouvre aujourd’hui.

M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI). Le CIRI a été créé en 1974, en réaction au premier choc pétrolier. Sa vocation initiale, confirmée dans les années 1980 lorsque sa forme définitive a été adoptée, consiste à accompagner les entreprises industrielles en difficulté. Depuis plus de quarante ans, nous accompagnons des entreprises en difficulté de plus de quatre cents salariés sur le territoire français qui sollicitent notre intervention. Notre principe fondamental repose sur la demande volontaire des entreprises qui nous sollicitent quand elles traversent des difficultés.

L’objectif principal du Comité vise à assurer la continuité de l’activité économique et à préserver le maximum d’emplois, sous réserve que le modèle économique sous-jacent soit jugé viable. En complément des politiques publiques nationales ou européennes présentées par le directeur général des entreprises ou le secrétaire général des affaires européennes, notre approche se concentre sur une action micro-économique, entreprise par entreprise, pour éviter la désindustrialisation.

Notre périmètre d’intervention, historiquement focalisé sur l’industrie, s’est progressivement élargi. Ces deux dernières années, les entreprises industrielles représentent environ 50 % des structures accompagnées. Nous intervenons dans tous les secteurs d’activité à l’exception du secteur financier, celui-ci étant soumis à des règles particulières, notamment dans les domaines de la banque, de l’assurance et des chambres de compensation, en raison de la nature spécifique de leur passif et des règles de résolution qui leur sont applicables.

Concernant notre insertion dans le paysage institutionnel de l’État, notre activité s’inscrit en complémentarité avec celle de la délégation interministérielle aux restructurations des entreprises (Dire) et celle des comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (CODEFI), qui interviennent au niveau départemental pour les entreprises de moins de quatre cents salariés. Notre positionnement interministériel nous permet d’offrir un point d’entrée unique aux entreprises et donc de représenter l’État dans un dialogue global pour le compte de tous les services ministériels concernés. De plus, notre ancrage au sein de la direction générale du Trésor (DGT) présente un avantage stratégique en nous positionnant à l’interface entre les acteurs financiers  ̶  banques, compagnies d’assurance-crédit ou d’affacturage, fonds d’investissement réglementés par la DGT et avec lesquels nous entretenons des liens privilégiés  ̶ et le tissu industriel et économique non financier. Cette position facilite considérablement nos échanges dans le cadre du traitement des entreprises rencontrant des difficultés.

Notre méthode de travail s’appuie sur une relation de confiance fondée sur la confidentialité des échanges avec les entreprises qui nous sollicitent. Concrètement, une fois saisis par une entreprise, nous travaillons aux côtés de son dirigeant à l’élaboration d’un plan de restructuration, puis nous négocions celui-ci avec une pluralité d’acteurs : les organes de gouvernance, les administrateurs judiciaires, les créanciers publics et privés, les représentants du personnel et les différents services de l’État. Ces procédures se déroulent sous l’égide des tribunaux de commerce et sont donc juridiquement très encadrées. Nous intervenons principalement en procédure amiable plutôt qu’en procédure collective, c’est-à-dire en amont des phases les plus critiques. Nos procédures amiables types sont le mandat ad hoc ou la conciliation.

En ce qui concerne notre activité récente, après une moyenne historique d’une trentaine de saisines par an en 2020 et 2021, nous observons une augmentation significative pour 2023-2024, avec une soixantaine de dossiers accompagnés, qui représentent environ 80 000 emplois. Cette tendance accompagne l’évolution générale des défaillances d’entreprises. Selon les chiffres de la Banque de France et des administrateurs judiciaires, l’année 2024 devrait connaître environ 66 000 défaillances, majoritairement des liquidations concernant des petites entreprises. Le CIRI intervient principalement sur les dossiers les plus importants et s’efforce d’agir le plus en amont possible pour anticiper les difficultés.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur Courbe, en votre qualité de directeur général des entreprises, pourriez-vous nous présenter un état des lieux détaillé de certaines filières pour lesquelles nous sommes particulièrement sollicités ? Je pense notamment à la filière chimie : quelle est précisément sa situation actuelle face aux enjeux de prix de l’énergie et aux problématiques tarifaires auxquelles elle est confrontée ? Quelles mesures nous recommanderiez-vous d’adopter pour résoudre ces difficultés majeures ?

Les annonces de financement de notre industrie de défense se sont multipliées ces dernières semaines, notamment par le ministre de l’économie et celui des armées conjointement. Pourriez-vous nous préciser concrètement comment vous travaillez de façon interministérielle avec la direction générale de l’armement (DGA) et d’autres structures pour mettre en œuvre ces engagements ? Je sais que ce sujet dépasse le seul périmètre de la DGE, mais votre position vous permet de nous éclairer sur ce point.

Monsieur le secrétaire général, pourriez-vous nous détailler l’état de la réaction européenne face à la guerre tarifaire déclenchée par les États-Unis, à l’agression commerciale initiée par Donald Trump et au risque d’invasion du marché européen par les produits chinois ? Ce dernier point résulte des surcapacités de production chinoises par rapport à leur consommation intérieure, particulièrement pour les produits destinés à la grande distribution, et de la hausse des tarifs douaniers américains sur les importations chinoises.

Par ailleurs, pourriez-vous expliciter plus précisément la position française dans ces négociations ? Vous avez évoqué les réticences de certains de nos partenaires européens face à des positions françaises protectionnistes ou perçues comme tel. Quelle est exactement la position défendue par la France dans le cadre de ces négociations pour répondre à ces agressions commerciales ?

Enfin, Monsieur Primot, je tiens d’abord à saluer publiquement la qualité du travail effectué par vos équipes et vous-même. J’ai pu constater personnellement votre réactivité et l’impact majeur de votre action dans mon département et ma circonscription. Je vous prie de transmettre mes remerciements à l’ensemble de vos collaborateurs.

Sans évoquer d’entreprises spécifiques, pourriez-vous nous indiquer les secteurs nécessitant une vigilance particulière ? On parle beaucoup de la défense, de la chimie et de la métallurgie, mais existe-t-il d’autres domaines qui échappent actuellement à notre attention ? Surtout, estimez-vous que le CIRI dispose aujourd’hui des outils adéquats pour répondre à l’ensemble des sollicitations qu’il reçoit ? Êtes-vous suffisamment équipés pour anticiper les difficultés en amont, ou avez-vous le sentiment d’intervenir parfois trop tardivement, quand la situation s’est déjà dégradée ? Je ne fais pas uniquement référence aux moyens financiers, mais également aux dispositifs d’identification précoce des risques, en coordination avec les préfectures et les services déconcentrés de l’État dans nos territoires.

M. Thomas Courbe. La chimie constitue un secteur particulièrement exposé aux défis du contexte international, notamment à la concurrence mondiale, en particulier pour sa branche produisant des produits de commodités, puisque leurs prix sont fixés sur les marchés internationaux, tandis que les coûts, notamment énergétiques, diffèrent considérablement entre l’Europe et le reste du monde.

Face à cette situation, nous menons plusieurs actions structurantes. Tout d’abord, nous aidons le secteur chimique à améliorer sa compétitivité-coûts pour mieux affronter la concurrence internationale. Cela passe notamment par l’obtention, pour les entreprises chimiques électro-intensives, de contrats d’électricité compétitifs avec EDF. À cet égard, les contrats d’activité périodiquement négociables (CAPN) prévus dans l’accord de novembre 2023 avec EDF nous semblent parfaitement adaptés.

Nous travaillons à l’extension de la compensation carbone à la chimie organique, particulièrement aux vapo-crackers. Cette compensation représente un facteur-clé de compétitivité pour nos industries dans la compétition mondiale. Actuellement, la chimie organique n’en bénéficie pas. Nous défendons donc activement dans les négociations européennes l’élargissement de ce dispositif à ce secteur d’activité. Nous plaidons également pour son maintien au-delà de 2030, car aujourd’hui, les industriels de la chimie qui doivent décider d’investissements majeurs manquent de visibilité sur la pérennité de cette compensation.

Nous apportons également des financements pour la décarbonation des installations chimiques françaises, afin qu’elles puissent réaliser cette transition tout en préservant leur compétitivité. Depuis plusieurs années, nous avons établi une planification précise de la décarbonation des sites industriels, particulièrement dans la chimie, et nous fournissons des financements adaptés à la taille des sites, qu’il s’agisse d’installations moyennes ou de plus grands sites émetteurs. Plusieurs processus de financement sont en cours, certains déjà contractualisés et d’autres en phase de finalisation. Nous avons notamment lancé un appel d’offres pour les plus grands sites, pour lequel les candidatures ont été remises mi-mai 2025, notamment par plusieurs grands sites chimiques qui pourront bénéficier de ces financements.

Enfin, la défense commerciale que j’ai mentionnée précédemment revêt une importance particulière pour la chimie. La difficulté majeure de certains sites industriels provient directement de l’arrivée de productions à très bas coût en Europe et sur les marchés internationaux, notamment celles réalisées par des capacités industrielles considérables en Asie. Cette situation engendre une concurrence manifestement déloyale et place certains sites dans l’impossibilité de s’aligner sur ces prix de marché pour des produits spécifiques. Nous avons déjà obtenu ces dernières années la mise en œuvre par la Commission européenne de mesures de défense commerciales sur plusieurs produits chimiques. Nous poursuivons activement cet effort et menons actuellement des discussions avec la Commission concernant des mesures additionnelles pour d’autres produits, afin d’assurer une protection suffisante à la production européenne.

Par ailleurs, au-delà des investissements de décarbonation, de nombreuses installations chimiques en Europe et en France nécessitent des investissements de modernisation dont la finalité n’est pas environnementale mais purement économique. Nous avons donc également sollicité la Commission européenne, dans le cadre d’une négociation sur un nouveau régime d’aide d’État à l’appui du Pacte pour une industrie propre, le cadre d’aides d’état du Pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal State Aid Framework (CISAF), pour obtenir l’autorisation d’apporter temporairement des aides finançant ces investissements de compétitivité. Ce levier supplémentaire vise précisément à permettre à ces sites d’affronter dans les meilleures conditions la compétition internationale.

En aval de la chimie, on peut faire le lien avec nos travaux nationaux et européens concernant la relocalisation des médicaments critiques. Nous avons engagé depuis plusieurs années un processus de relocalisation des médicaments les plus essentiels, identifiés sur une liste établie par le ministère de la santé. Au niveau européen, nous négocions actuellement la proposition de règlement établissant un cadre visant à renforcer la disponibilité et la sécurité de l’approvisionnement en médicaments critiques ainsi que la disponibilité et l’accessibilité des médicaments d’intérêt commun ou Critical Medicines Act, un cadre réglementaire qui favorisera ces relocalisations et la production en Europe de médicaments critiques. Cette démarche est en lien avec la chimie, puisque ces médicaments utilisent fréquemment des intrants issus de la chimie amont. Nous consolidons ainsi en France des débouchés pour ce secteur confronté aux difficultés précédemment évoquées. Cette approche complète donc nos actions ciblant directement la chimie amont.

Nous entretenons effectivement une relation étroite avec la direction générale de l’armement (DGA) sur plusieurs thématiques. Tout d’abord parce que la DGA et le ministère des armées manifestent un intérêt direct pour certaines politiques industrielles que nous pilotons, notamment dans les domaines de l’espace, des semi-conducteurs, de l’aéronautique, du quantique ou de l’intelligence artificielle. Prenons l’exemple de notre politique spatiale menée dans le cadre de France 2030 : nous avons établi une gouvernance copilotée avec le ministère de la recherche et le ministère des armées pour garantir la cohérence et la prise en compte de l’ensemble des intérêts, particulièrement ceux du ministère des armées. Nous intégrons également ces considérations dans tous les autres secteurs mentionnés.

Un autre point d’intérêt concerne la sécurité économique de la base industrielle et technologique de la défense. Notre politique de sécurité économique, déployée notamment via le comité de liaison pour la sécurité économique, auquel le ministère des armées participe activement, vise à protéger les actifs stratégiques de la base industrielle et technologique de défense (BITD) contre toute prédation qui compromettrait ensuite la capacité de ces entreprises à répondre aux besoins de la défense. Nous travaillons également sur le financement de la BITD, principalement à travers la DGT. Le ministre Éric Lombard a d’ailleurs annoncé récemment des mesures significatives concernant ce financement. Enfin, nous collaborons avec la DGA à l’intégration de l’industrie civile dans l’effort de réarmement ou, plus précisément, dans l’augmentation des fournitures d’armement à nos forces. Nous opérons en étroite coordination avec nos réseaux territoriaux pour identifier les entreprises civiles susceptibles de contribuer à cet effort national.

M.  Emmanuel Puisais-Jauvin. La première chose essentielle à rappeler au sujet de la guerre tarifaire est que la position que nous défendons, partagée par l’ensemble de nos partenaires européens, rejette fondamentalement le diagnostic établi par les États-Unis qui justifie à leurs yeux cette hausse des droits de douane. Ce diagnostic américain prétend qu’une situation injuste de déséquilibre existe entre les États-Unis et l’Union européenne. Nous contestons formellement cette analyse.

Tout d’abord, nous considérons qu’il convient d’examiner la situation dans sa globalité, sans se limiter uniquement aux échanges de biens mais en incluant également les services. Cette approche révèle une réalité des déséquilibres commerciaux bien différente de celle avancée par l’administration américaine.

Plus fondamentalement, nous estimons avoir bien mieux à entreprendre qu’une guerre tarifaire entre partenaires. L’ampleur de nos échanges, représentant plus de 1 500 milliards d’euros, témoigne d’une intégration économique profonde. Face aux défis industriels mondiaux, nous jugeons qu’il n’est pas du tout pertinent de nous engager dans un tel conflit commercial, alors que la priorité devrait absolument être donnée à la coopération fondée sur nos intérêts communs.

Néanmoins, nous prenons acte de la situation actuelle et œuvrons activement à la recherche de solutions. À l’heure où nous nous parlons, nous continuons à privilégier la voie de la négociation. Ces pourparlers avec les États-Unis sont menés par la Commission européenne, conformément à sa compétence exclusive en matière commerciale. La Commission agit naturellement sur la base d’échanges extrêmement réguliers avec les États membres. Cette question figure pratiquement chaque semaine à l’ordre du jour du Comité des représentants permanents (Coreper), instance réunissant les ambassadeurs à Bruxelles, ce qui prouve l’importance que nous y accordons collectivement.

Nous estimons qu’il faut encore donner toutes ses chances à la négociation en cours, en formant le vœu qu’elle puisse aboutir. Néanmoins, aucun élément ne nous permet d’affirmer avec certitude qu’elle réussira. C’est précisément pourquoi nous devons nous garder de toute forme de naïveté et nous tenir prêts à riposter compte tenu de la situation actuelle et des développements potentiels.

Nous traversons actuellement une période difficile à qualifier. Le président Trump l’a décrite comme une trêve, puisqu’une partie des droits de douane a été suspendue, notamment ceux annoncés début avril 2025. Les droits de douane réciproques, qui devaient atteindre 20 % pour l’Union européenne, ont été limités à 10 %. Cette trêve revêt donc un caractère relativement limité. Nous nous inscrivons toutefois dans une temporalité précise qui s’achèvera le 9 juillet 2025, date à laquelle nous sommes censés avoir trouvé ou non une solution. En l’absence d’accord, les premières contre-mesures adoptées par les Européens en réponse aux mesures américaines sur l’acier et l’aluminium entreront automatiquement en vigueur. Par ailleurs, nous élaborons d’autres mesures de riposte face aux nouvelles annonces américaines.

Nous ne souhaitons pas en arriver là. Nous accordons notre confiance à la Commission européenne dans ses négociations, mais cette confiance n’exclut ni le contrôle ni la vigilance. D’où l’importance d’aborder systématiquement ces questions au plus haut niveau administratif, soit au niveau du Coreper, toutes les semaines. Les conseils compétents à Bruxelles traitent naturellement de cette problématique lorsque les ministres se réunissent.

Concernant la position de nos partenaires, l’ensemble des Européens partage une conscience commune, bien qu’avec des nuances selon les pays. L’Union européenne, tout en donnant sa chance à la négociation, ne doit pas se laisser faire. Le rapport de force existe et s’impose de plus en plus dans les relations internationales actuelles. L’Europe possède une force qu’elle ne perçoit pas toujours pleinement. Il est fondamental qu’elle en prenne la pleine mesure.

Prenons l’exemple du marché intérieur. On déplore souvent, à juste titre, que trop de produits y pénètrent sans contrôle suffisant, engendrant des problèmes de dumping et de subventions. Thomas Courbe a exposé plusieurs cas concrets qui démontrent la nécessité de renforcer notre protection. Nous pouvons également considérer le marché intérieur comme un actif stratégique d’une puissance remarquable dont nous disposons dans la mondialisation. La preuve en est que tous souhaitent y accéder. Il représente le marché le plus intégré et le plus vaste au monde. Pour la Chine, compte tenu de son excédent commercial majeur vis-à-vis de l’Union européenne, il constitue un débouché fondamental, d’autant plus crucial après les décisions américaines qui poussent mécaniquement les produits chinois vers le territoire européen.

Il est donc impératif de suivre attentivement la redirection des flux commerciaux. Une task-force a été établie au niveau de la Commission européenne pour assurer ce suivi. La France y contribue par l’analyse et l’échange de données afin d’identifier précisément les évolutions sur le terrain et d’y réagir adéquatement.

Notre posture repose sur quatre éléments fondamentaux. Premièrement, l’ouverture, car nous voulons faire confiance à la négociation tant qu’elle se poursuit. Deuxièmement, la fermeté absolue sur cette question, en nous tenant prêts à riposter. L’Union européenne dispose de nombreux instruments pour agir, bien plus qu’on ne le croit généralement. Plusieurs outils extrêmement puissants ont d’ailleurs été adoptés ces dernières années. Troisièmement, l’absence totale de naïveté. Quatrièmement, et c’est peut-être l’aspect le plus important, l’unité des Européens. Les contacts bilatéraux entre pays et les États-Unis sont naturels, mais l’unité européenne doit prévaloir.

Sur la question des échanges commerciaux en général, cette même fermeté doit s’exercer en permanence. L’agenda de réindustrialisation que nous défendons doit mobiliser tous les instruments disponibles. Il serait incohérent de stimuler certaines industries sur les territoires européens sans nous prémunir contre les risques extérieurs. Cette protection consiste simplement à rétablir, chaque fois que nécessaire, les conditions d’une concurrence équitable.

L’Union européenne a beaucoup évolué sur ce sujet. Le fait que près de 185 instruments de défense commerciale soient actuellement en vigueur témoigne d’un changement significatif par rapport au passé. Aujourd’hui, l’Union européenne prend davantage ses responsabilités, bien que nous l’exhortions constamment à aller plus loin, notamment concernant la clause de sauvegarde acier, essentielle pour la défense de ce secteur actuellement en crise.

M. le président Charles Rodwell. Considérez-vous que les négociations bilatérales entreprises par le Premier ministre hongrois Viktor Orban ou la Première ministre italienne Georgia Meloni sont de nature à affaiblir la position européenne collective dans la guerre commerciale et tarifaire que se livrent les États-Unis, la Chine et l’Union européenne ?

M.  Emmanuel Puisais-Jauvin. Les contacts bilatéraux entre États membres de l’Union européenne et les États-Unis relèvent d’une dynamique politique normale qu’on ne saurait empêcher. L’expression d’intérêts nationaux est parfaitement légitime. Néanmoins, ce qui doit primer à nos yeux, c’est la réponse européenne dans son unité. Nous ne pouvons pas nous exposer au risque d’une division qui serait immédiatement exploitée. Cette règle s’applique bien au-delà des seules relations avec les États-Unis et concerne nos rapports avec d’autres grandes puissances sur la planète. Ce qui nous unit en tant qu’Européens doit prévaloir sur nos différences, aussi réelles soient-elles. Chaque pays examine naturellement la situation en fonction des produits spécifiques visés par les mesures américaines et des sensibilités propres à son économie. Les histoires industrielles et agricoles varient d’un État membre à l’autre. Néanmoins, l’unité doit demeurer notre maître-mot. Ma perception actuelle est que cette unité a généralement prévalu jusqu’à présent, même si elle requiert, et nous y veillons, une vigilance de chaque instant.

M. Guillaume Primot. Merci beaucoup pour vos mots de reconnaissance du travail du CIRI, pour lequel j’ai peu de responsabilités, puisque je ne suis secrétaire général que depuis un mois. Je le transmets à Dorine Bérard, secrétaire générale adjointe, et à tous mes collègues en poste depuis plus longtemps que moi.

Nous avons accompagné ces dernières années plusieurs dossiers du secteur de la chimie, démontrant l’efficacité d’une approche combinant un soutien financier à court terme aux entreprises en difficulté et des mesures structurelles élaborées en collaboration avec la DGT et la DGE. Cette stratégie nous permet de crédibiliser les plans d’affaires et d’atténuer l’impact de la concurrence, notamment chinoise. Nous espérons pouvoir poursuivre en ce sens dans les prochaines années.

De son côté, le secteur du textile de détail connaît de grandes difficultés. Nous estimons que des mesures allant contre la mode éphémère ou fast fashion pourraient offrir des perspectives à moyen terme à ce secteur, facilitant notamment l’arrivée de repreneurs pour les entreprises en difficulté. Ce secteur, qui représente un nombre important d’emplois, a fait l’objet de plusieurs interventions publiques de notre part.

Celui de la sous-traitance automobile est aussi confronté à des difficultés notables. Cette situation s’inscrit dans le contexte global de la filière. Nous évaluons particulièrement les sous-traitants stratégiques, difficilement substituables, ainsi que la capacité de ce secteur à se diversifier. Certains acteurs tentent notamment de réorienter une partie de leur carnet de commandes vers la défense, afin de réduire leur dépendance à un client unique et d’élargir leur chaîne d’activité.

Les secteurs du transport et de la distribution ont également nécessité de nombreuses interventions ces derniers mois. Ils ont particulièrement souffert de la conjoncture économique globale. Ces difficultés s’expliquent par la conjonction de plusieurs facteurs : les surcapacités chinoises, l’impact inflationniste post-guerre en Ukraine et la hausse des prix de l’énergie. La plupart de ces secteurs font face à des problèmes structurels sous-jacents, auxquels s’ajoutent des difficultés conjoncturelles spécifiques.

Nous estimons que le droit français est globalement efficace. Quelques ajustements mineurs pourraient être envisagés suite aux dernières réformes, mais l’arsenal juridique actuel, notamment en matière de procédures amiables, est satisfaisant. Les mandats ad hoc et la conciliation offrent une flexibilité appréciable, permettant une gradation des interventions en fonction de la situation de l’entreprise.

Des évolutions ciblées ne sont pas exclues, mais l’enjeu principal réside dans le timing d’intervention. Il est crucial que les dirigeants prennent conscience des difficultés et les signalent suffisamment tôt. Nous reconnaissons la difficulté pour un dirigeant d’admettre et de communiquer sur les problèmes de son entreprise. Un travail de communication et de coordination avec les territoires s’impose. Nos relations avec les réseaux départementaux des commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) sont très efficaces pour détecter les entreprises en difficulté. Nous travaillons sur la formation des dirigeants sur ces aspects.

Quant aux outils financiers, nous considérons qu’il faut maintenir les prêts du Fonds de développement économique et social (FES). Nous devons conserver notre capacité d’intervention telle qu’elle est prévue. Ces outils, destinés à des interventions ponctuelles dans des contextes très précis et très encadrés, fonctionnent en effet de manière satisfaisante. Il ne paraît pas nécessaire de revoir drastiquement les modèles d’intervention actuels.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous avons atteint un record de 66 000 défaillances d’entreprises, soit une augmentation de plus de 9 500 par rapport à 2023. Pourriez-vous nous indiquer les principales causes de ces défaillances, si vous êtes en mesure de les analyser ? Quelles actions concrètes menez-vous pour limiter autant que possible ces défaillances ? Quels outils supplémentaires seraient nécessaires pour vous aider dans cette mission ? Enfin, jugeriez-vous pertinent d’assouplir les conditions des prêts garantis par l’État (PGE) ? À ce sujet, l’allongement ou l’étalement des échéances de remboursement a été évoqué à plusieurs reprises lors de nos auditions. De plus, Arnaud Montebourg a proposé la transformation des PGE restants en fonds propres. Quelle est votre position sur ces éléments ?

M. Thomas Courbe. Nous constatons effectivement un niveau record de 66 000 procédures en 2024, soit une hausse de 60 % par rapport à la période pré-Covid. Cette augmentation s’explique principalement par un effet de rattrapage. Durant la crise du Covid et les années suivantes, les aides mises en place, notamment pour les petites entreprises, ont permis d’éviter de nombreuses défaillances. Avec la fin de ces dispositifs de soutien, nous assistons à un phénomène de rattrapage : des entreprises qui auraient dû, en l’absence des aides introduites lors de la pandémie de Covid, connaître des difficultés entre 2020 et 2023 les rencontrent maintenant.

Ce rattrapage s’est achevé en 2024 pour les entreprises autres que les très petites (moins de dix salariés) et les grandes entreprises. Pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), nous observons des taux respectifs de 130 % et de 137 % par rapport à la période pré-crise, soit une augmentation d’environ 30 %.

Au premier trimestre 2025, la hausse des défaillances se poursuit, mais à un rythme moins soutenu qu’en 2024. Il semblerait donc que cette année ait représenté un pic. Les principales causes de ces défaillances, au-delà de l’effet de rattrapage, sont liées à l’environnement économique : ralentissement de la croissance, hausse des taux d’intérêt, augmentation des prix de l’énergie et perturbations des chaînes d’approvisionnement. Ces facteurs sont, selon nous, les principaux responsables de l’augmentation des défaillances de ces dernières années.

M. Guillaume Primot. Nous partageons entièrement cette analyse des causes des défaillances. L’effet de rattrapage, l’inflation, la hausse des taux d’intérêt ont joué un rôle majeur. Il faut également prendre en compte l’évolution des tendances de consommation post-Covid, qui a entraîné des changements radicaux dans certains secteurs économiques.

Nous restons très attentifs au niveau des défaillances et attendons de voir les tendances réelles de 2025 pour déterminer si nous atteignons un plateau élevé ou si nous revenons progressivement à la moyenne pré-crise. La mise sous cloche de l’économie pendant la crise du Covid devait nécessairement conduire à un rattrapage. Bien que nous suivions attentivement ces chiffres, le nombre absolu de défaillances n’est pas nécessairement l’indicateur le plus pertinent pour justifier une intervention supplémentaire.

Il convient de rappeler que les PGE ont été mis en place dans un contexte économique d’arrêt total dû à la pandémie de Covid. Nous sommes prudents et réservés quant à l’idée de pérenniser ces dispositifs ou de les assouplir davantage. Nos réticences sont principalement liées aux contraintes actuelles des finances publiques.

Nous disposons d’autres outils plus adaptés à la situation actuelle. La préoccupation majeure du CIRI concernant les PGE porte désormais sur leur restructuration éventuelle. Notre objectif est d’assurer un traitement équitable des expositions de l’État par rapport à celles des autres créanciers et de garantir un partage équilibré de l’effort en cas de restructurations nécessaires, y compris pour les PGE. Ce travail quotidien implique des restructurations de PGE en cours, avec des encours encore significatifs et des impacts potentiellement significatifs sur les finances publiques. Dans le contexte actuel, nous privilégions des outils plus finement calibrés plutôt qu’une approche transversale et massive. Contrairement à 2020, où tous les secteurs étaient indistinctement touchés, la situation actuelle requiert une approche plus ciblée. Les enjeux liés aux négociations commerciales ou à la concurrence chinoise nécessitent probablement un ajustement plus précis des politiques publiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en déduis, Monsieur Puisais-Jauvin, la position actuelle de la DGT vis-à-vis de la Commission européenne n’est pas de négocier une éventuelle flexibilisation des PGE.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Certains outils européens peuvent s’avérer pertinents pour prévenir les défaillances. Ces dernières années, de nombreux encadrements d’aides d’État ont été mis en place, avec une flexibilité exceptionnelle, pour soutenir au maximum les secteurs en difficulté. Cependant, une fois la défaillance survenue, ces outils perdent considérablement de leur efficacité.

M. Thomas Courbe. Nous nous efforçons de communiquer sur divers secteurs, tels que la chimie, l’automobile, l’acier, ainsi que des domaines plus innovants comme les batteries ou l’hydrogène. Une part significative de notre politique industrielle vise précisément à créer les conditions économiques permettant d’éviter les défaillances. Tous les outils que j’ai mentionnés poursuivent cet objectif essentiel. Notre priorité absolue est de créer en Europe un environnement économique propice au développement continu de ces industries, réduisant ainsi les risques de défaillance.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Une politique industrielle englobe divers plans de soutien à nos industries, notamment à certains secteurs spécifiques. Les entreprises soulignent souvent que France Relance comporte un volet destiné directement au soutien de nos PME et ETI dans les territoires, représentant environ un tiers du plan, soit approximativement 30 milliards d’euros, avec une accessibilité relativement simple et des subventions directes. On oppose fréquemment ce modèle à celui de France 2030, qui poursuit des objectifs différents, se concentrant davantage sur les innovations de rupture que sur les innovations de processus, contrairement à France Relance. France 2030 consacre environ la moitié de ses dépenses à la recherche, l’autre moitié étant répartie entre la décarbonation et les acteurs émergents, qu’on pourrait simplifier en les qualifiant de start-ups, bien que cette description soit quelque peu réductrice.

Je souhaiterais connaître votre opinion sur ces plans, France Relance et France 2030. Bien qu’ils me semblent indispensables, n’existe-t-il pas un risque de négliger nos PME et ETI, qui constituent le socle industriel essentiel à la réindustrialisation du pays et au développement de l’ensemble des filières économiques, avec un ensemble de compétences communes telles que la mécanique, la maintenance et bien d’autres ?

Pensez-vous que les appels à projets de France 2030 puissent être exclusifs ou discriminants envers nos PME et ETI ?

Enfin, j’aimerais connaître votre avis sur le plan de soutien italien en faveur de l’industrie. Il comporte deux volets principaux : l’un concernant les investissements dans les filières d’avenir d’autres pays, notamment la France, et l’autre intitulé « Transition 4.0 », qui se concentre sur un système unifié de crédits d’impôt visant à favoriser la robotisation, la recherche et développement, l’innovation de produits et l’accès aux logiciels. Quelle est votre opinion sur ce plan de relance, qui semble porter ses fruits, au vu des chiffres disponibles, et qui fonctionne sur une méthode de crédits d’impôt plutôt que de subventions ?

M. Thomas Courbe. Les finalités de France Relance et France 2030 sont en effet fondamentalement différentes. France Relance visait, comme son nom l’indique, une relance massive de l’économie. Ses dispositifs avaient pour objectif d’irriguer largement l’ensemble des entreprises. Dans son volet industriel, ce plan cherchait à ce que ce stimulus économique, par le biais des financements accordés aux entreprises, soit également l’occasion d’une transformation de l’industrie. Dès le lancement de France Relance, nous avons initié des financements pour la décarbonation de l’industrie et mené un vaste plan de numérisation industrielle.

Grâce à France Relance, nous avons pu financer la numérisation ou la robotisation de 8 000 PME industrielles. C’est un autre exemple, parallèlement à la décarbonation, de ces plans de financement massifs dans l’économie. Nous avons également, dans le cadre de France Relance, conduit de nombreux investissements de modernisation ou de diversification de PME industrielles dans plusieurs secteurs.

Avec France 2030, nous adoptons une approche différente. L’objectif est de sélectionner les acteurs les plus innovants et de les accompagner dans le développement de leur innovation jusqu’à l’industrialisation. Ce continuum entre innovation et industrialisation constitue l’une des innovations majeures de France 2030. Cependant, le plan ne s’arrête pas là. Dès son origine, France 2030 comportait un volet décarbonation s’adressant également aux PME industrielles, ainsi que des volets spécifiquement dédiés à ces dernières. Par exemple, les actions de France 2030 destinées aux sous-traitants aéronautiques ou automobiles s’inscrivaient dans une certaine continuité avec France Relance, bien qu’avec une ampleur moindre en raison des finalités différentes des plans.

Nous avons néanmoins assuré une forme de continuité. Nos négociations avec la Commission européenne et les États membres visent à ce que le nouveau régime d’aides nous permette de poursuivre les investissements de modernisation, de compétitivité et de numérisation, notamment chez les sous-traitants dans les secteurs de la chimie ou de l’automobile. Cette démarche s’inscrit pleinement dans la logique de maintien de cet effort, même s’il ne constitue pas le cœur de France 2030.

France 2030 se distingue par son approche novatrice en matière de sélection des projets. La moitié des initiatives soutenues émanent d’acteurs émergents, incluant non seulement des start-ups, mais également de nombreuses PME ayant fait preuve d’innovation et d’adaptation de leur modèle économique. Ces entreprises sont impliquées soit directement, soit au sein de consortiums.

Nous considérons que le processus d’appels à projets, associé à l’évaluation par des jurys d’experts indépendants, demeure le moyen le plus efficace pour identifier et soutenir les projets les plus innovants et prometteurs. Cette méthode est en parfaite adéquation avec l’objectif d’excellence en matière d’innovation qui caractérise France 2030, le différenciant ainsi de France Relance.

Par ailleurs, le volet régionalisé de France 2030, géré conjointement avec les régions, permet une action plus territorialisée et mieux répartie, répondant ainsi à l’objectif de développement local que vous avez évoqué.

En matière de modes de soutien financier, nous avons diversifié nos approches. Depuis l’introduction du plan et de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, nous avons mis en place le crédit d’impôt industrie verte. Ce dispositif, inspiré de l’Inflation Reduction Act américain, offre un soutien à l’investissement par le biais d’un crédit d’impôt plutôt que par un système de subventions. Il vise particulièrement à financer la création d’usines produisant des équipements pour la transition écologique, tels que des batteries, des éoliennes ou des électrolyseurs pour l’hydrogène.

Nous prévoyons également d’accroître le recours aux fonds propres dans le cadre de France 2030, comme alternative aux subventions, pour soutenir les entreprises.

Quant à la numérisation de l’industrie, nous reconnaissons le retard de la France dans ce domaine, comme en témoignent les classements européens et internationaux. C’est pourquoi nous avons lancé dès septembre 2020, dans le cadre du plan de relance, une initiative massive qui a bénéficié à 8 000 PME industrielles sur un total de 30 000, soit une proportion significative. Auparavant, en 2019-2020, nous avions mis en place un crédit d’impôt pour la numérisation, qui s’est avéré efficace mais n’a touché qu’un nombre limité d’entreprises.

Aujourd’hui, le besoin de poursuivre l’effort de numérisation des industries persiste, d’autant plus avec l’émergence de l’intelligence artificielle et son potentiel d’application dans les processus industriels. Nous travaillons actuellement sur de nouvelles mesures pour stimuler ces investissements dans la robotisation et la numérisation des PME industrielles.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. France Relance a bénéficié d’un soutien majeur de l’Union européenne. Dans le cadre du plan de relance européen, la France s’est vu attribuer 40 milliards d’euros, dont 34 ont déjà été reçus, faisant de notre pays le premier en termes de déploiement de ce plan national.

Sur le plan des ETI, deux avancées européennes récentes méritent d’être soulignées. Tout d’abord, la Commission européenne a récemment accédé à notre demande de longue date de créer un statut d’ETI au niveau européen. Jusqu’à présent, seule existait une définition de PME datant de 2003, avec un seuil de 250 salariés, ne prenant pas en compte la réalité des ETI. La Commission propose désormais d’étendre ce seuil à 750 salariés pour caractériser cette catégorie. Bien que nous ayons initialement plaidé pour un seuil de 1 500 salariés, cette avancée constitue une base importante sur laquelle nous pourrons capitaliser pour envisager des simplifications ou des exemptions de règles européennes pour ces entreprises essentielles.

Un autre enjeu majeur concerne l’accès des PME et ETI, qui ne sont pas encore aptes à capter les fonds européens gérés directement par Bruxelles. Contrairement aux grands groupes qui sont bien organisés pour bénéficier de ces fonds, les PME et ETI ont besoin d’un accompagnement accru. Nous travaillons activement avec les ministères concernés pour renforcer cet accompagnement, ce qui permettrait non seulement de maximiser les retours français sur le budget européen, mais aussi d’alléger la pression sur les finances publiques nationales.

Enfin, nous plaçons de grands espoirs dans la nouvelle architecture du cadre financier pluriannuel que la Commission doit proposer cet été pour la période 2028-2034. L’idée d’un fonds unique regroupant les différents instruments liés à la compétitivité pourrait simplifier considérablement le paysage actuel, tout en permettant d’agir sur l’ensemble du continuum, de la recherche à l’industrialisation. Nous espérons que cette simplification bénéficiera particulièrement aux ETI.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À l’échelle européenne, quel bilan tirez-vous des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) mis en œuvre dans votre pays et, si vous en avez connaissance, ailleurs en Europe ? Quelles améliorations pourrions-nous y apporter ?

Ensuite, à l’échelle nationale, comment pourrions-nous, selon vous, impliquer davantage le Conseil national de l’industrie (CNI) et les comités stratégiques de filière dans l’élaboration des politiques industrielles ?

Enfin, à l’échelle locale, et cette question s’adresse plus particulièrement à Monsieur Courbe, concernant les Territoires d’industrie qui contribuent à la structuration des filières localement, quel retour d’expérience en tirez-vous ? Quel bilan dressez-vous, notamment de la deuxième phase lancée il y a près de deux ans ?

M. Thomas Courbe. Je tiens à souligner notre engagement actif sur les PIIEC. Non seulement nous les négocions eux-mêmes, mais également les projets financés dans ce cadre. Cette approche représente une avancée significative, s’inscrivant dans la révolution copernicienne de la politique industrielle européenne évoquée par Lionel Puisais-Jauvin. Pour la première fois, l’Union européenne déploie en effet des politiques industrielles communes dans cinq secteurs clés, correspondant aux PIIEC en cours de mise en œuvre, notamment dans les domaines des batteries, de l’hydrogène et du cloud computing.

Le bilan de cette initiative s’avère extrêmement positif. Une politique industrielle à l’échelle européenne offre une efficacité accrue, permettant d’agir sur les chaînes de valeur à l’échelle pertinente du marché intérieur. Prenons l’exemple du secteur des batteries, l’une des premières politiques lancées. Malgré les défis actuels liés à sa montée en puissance, nous sommes convaincus que cette chaîne de valeur possède un fort potentiel de développement en Europe. Le soutien apporté par les PIIEC couvre l’ensemble du processus, des matériaux critiques au recyclage, en passant par la production. Cette approche globale, à l’échelle de l’Union européenne, s’avère particulièrement pertinente pour une industrie aussi cruciale que l’automobile. Il est impératif de poursuivre dans cette voie.

Plusieurs nouveaux PIIEC sont en cours d’élaboration entre les États membres. La France, notamment, pilote les travaux sur un PIIEC dédié aux réacteurs modulaires nucléaires, impliquant quatorze États membres. Cette échelle européenne nous semble parfaitement adaptée pour déployer ce type de politique industrielle visant à développer de nouveaux réacteurs nucléaires modulaires en Europe. Nous collaborons également avec l’Allemagne et les Pays-Bas sur de nouveaux PIIEC dans les domaines de l’électronique et de l’intelligence artificielle. Cette dynamique se poursuit, et nous nous efforçons d’intervenir à l’échelle la plus appropriée pour chaque projet.

Néanmoins, comme vous l’avez souligné, l’échelle nationale demeure essentielle. Une partie de notre politique industrielle, menée depuis plusieurs années, comporte un volet national sans équivalent européen, ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un PIIEC européen, dont le nombre reste limité. Le secteur pharmaceutique en est une illustration parfaite. Bien que nous menions des négociations européennes pour créer un cadre plus favorable à la relocalisation des médicaments, notre politique industrielle dans ce domaine s’est principalement déployée au niveau national. Il convient de noter que même dans les secteurs couverts par un PIIEC, notre action nationale demeure significative et va au-delà des seuls projets financés dans le cadre des PIIEC.

Le CNI et les comités stratégiques de filière ont déjà un rôle très important. Le CNI joue en effet un rôle consultatif crucial auprès de l’industrie pour la définition des politiques publiques et la mise en œuvre des réponses aux crises. Son implication a été déterminante dans l’élaboration des réponses aux différentes crises, notamment pour dimensionner les outils de réponse à la crise énergétique. Le CNI a également contribué de manière significative à la mise en œuvre de la planification de la décarbonation de l’industrie. Depuis 2019, nous avons initié et réalisé une planification des efforts et des investissements nécessaires à la décarbonation de l’industrie française, en vue d’atteindre les objectifs européens, particulièrement ceux du Pacte vert européen. Cette démarche a été élaborée en étroite collaboration avec le CNI. Celui-ci constitue également un lieu de concertation et de coordination avec les régions, celles-ci étant représentées en son sein. Cette configuration permet d’associer les régions à la définition de notre politique industrielle, aux côtés des représentants de l’industrie.

Le CNI joue aussi un rôle au niveau de chaque filière. Nous nous concentrons sur la réalisation de projets très concrets, répondant aux besoins spécifiques de chaque filière et coconstruits avec elle. Ces projets, par nature très divers, apportent des réponses concrètes aux enjeux identifiés. Citons par exemple la plateforme Je décarbone, développée avec la filière des nouveaux systèmes énergétiques, qui centralise l’ensemble des outils de décarbonation pour l’industrie française. Mentionnons également le plan d’attractivité pour les talents de la filière Mode et luxe, ou encore des initiatives en matière de formation comme l’Université des métiers du nucléaire. Cette dernière, particulièrement réussie, permet d’identifier les besoins et de soutenir le développement de formations adaptées aux enjeux considérables du secteur nucléaire dans les années à venir en termes de compétences.

Concernant le programme Territoires d’industrie, nous avons effectivement lancé sa deuxième phase en 2023. Cette nouvelle étape s’inscrit dans la continuité de la logique qui a fait le succès de la première phase, en maintenant une approche résolument territoriale. À l’échelle de chaque territoire, des plans d’action spécifiques sont définis, répondant aux besoins locaux tout en intégrant des composantes communes à différents plans. Les managers de territoire jouent un rôle crucial dans l’élaboration de ces plans et dans la coordination des acteurs pour leur mise en œuvre.

Dans le cadre de Territoires d’industrie, nous avons également déployé des financements particulièrement utiles. Les financements rebond ont permis de soutenir des opérations de reconversion de sites dans les territoires qui en avaient besoin, avec des résultats globalement positifs. Le fonds Friches, quant à lui, offre la possibilité de financer la réhabilitation de friches industrielles pour de nouveaux projets industriels dans ces territoires.

En réponse aux demandes du Sénat et de la Cour des comptes, nous avons renforcé les outils d’évaluation des résultats obtenus par Territoires d’industrie. Récemment, en collaboration avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires, nous avons réuni l’ensemble des managers de Territoires d’industrie et des partenaires du programme pour faire le point, notamment sur ces questions d’évaluation. Nous poursuivrons cet effort d’évaluation précise dans les mois à venir.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Notre position sur les PIIEC s’aligne parfaitement avec celle décrite par Thomas Courbe. Cet instrument se révèle extrêmement utile et connaît un développement significatif. La France participe activement à sa mise en place dans de nombreux pays, démontrant notre confiance en son potentiel. Nous œuvrons d’ailleurs à étendre son champ d’application à divers domaines.

En complément des secteurs mentionnés par Thomas Courbe, j’ajouterai le nucléaire. Nous avons œuvré pour son inclusion, désormais possible grâce au principe de neutralité technologique consacré par les traités. Cette avancée est particulièrement bienvenue, le nucléaire étant au cœur de nos préoccupations énergétiques et de décarbonation. Ce sujet reprend une place centrale dans le débat européen, ce qui nous semble tout à fait légitime.

La Commission européenne reconnaît désormais clairement les PIIEC comme un instrument de politique industrielle. Cette évolution se reflète dans l’organisation administrative de la Commission : initialement traité exclusivement par la direction générale de la concurrence, le sujet relève maintenant également de la direction générale en charge de la croissance et des propriétés industrielles. Cette reconnaissance du volet industriel des PIIEC illustre parfaitement l’évolution de la perception de cet instrument.

J’évoquais précédemment le risque que les instruments européens soient appréhendés uniquement sous un angle juridique. Le traitement des PIIEC sous un angle économique démontre une évolution positive. Néanmoins, des améliorations restent possibles, car notre dispositif présente aussi des difficultés.

Il est utile de se comparer, notamment à l’Inflation Reduction Act américain, évoqué par Thomas Courbe. Lors de sa publication en août 2022, les débats se sont d’abord concentrés sur l’ampleur des financements autorisés et leurs potentielles conséquences pour les pays européens. Cette préoccupation était en partie fondée, mais l’une des difficultés majeures résidait dans la simplicité d’accès aux subventions américaines, due à une réglementation différente en matière d’aides d’État. En effet, pour bénéficier de ces dernières aux États-Unis il n’est pas nécessaire de démontrer la faille de marché à laquelle il faut répondre alors que c’est essentiel sur le marché européen.

Un point crucial sur lequel nous devons travailler concerne la rapidité de validation des PIIEC par la Commission. Bien que les délais varient, il est fréquent que cette validation prenne au moins dix mois. Ce délai s’explique par la nécessité d’un examen approfondi pour assurer la cohérence avec les traités, mais un effort doit être fait pour accélérer ce processus. La qualité des dossiers soumis joue évidemment un rôle, mais la capacité de la Commission à les instruire rapidement est également déterminante.

Un autre axe d’amélioration concerne le risque de fragmentation du marché intérieur, lié aux disparités des espaces budgétaires des États membres. La Commission réfléchit actuellement à la possibilité d’adjoindre des financements européens aux PIIEC pour atténuer ces disparités. Ainsi, un pays disposant d’un espace budgétaire limité pourrait être davantage incité à participer, sachant qu’un complément de financement européen serait disponible.

En conclusion, les PIIEC constituent un excellent outil, incarnant concrètement la politique industrielle européenne. Ils doivent conserver ce rôle, tout en explorant les voies d’amélioration identifiées.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les deux évolutions que vous avez mentionnées font effectivement l’unanimité. Une troisième question se pose fréquemment : celle de l’impératif de diffusion de la propriété intellectuelle acquise dans le cadre des PIIEC. La France défend-elle une position en faveur d’une flexibilisation de cette obligation ? Cette exigence peut en effet s’avérer problématique et témoigner d’une certaine naïveté persistante dans l’approche européenne. L’objectif reste de faire émerger des champions européens compétitifs face aux acteurs des autres puissances économiques.

M. Thomas Courbe. Vous soulevez un point crucial, qui constitue effectivement l’un des enseignements et potentiellement une voie d’amélioration des PIIEC. L’impératif de diffusion aux écosystèmes européens doit, selon nous, demeurer un objectif général des PIIEC. Il est essentiel qu’une partie des innovations développées dans ce cadre puisse d’abord bénéficier aux écosystèmes européens, notamment au système de recherche, avant une diffusion plus large des résultats.

Cette approche se justifie par le besoin d’écosystèmes d’innovation actifs et puissants pour soutenir nos politiques industrielles. Prenons l’exemple des semi-conducteurs : la qualité de l’écosystème entourant les usines de production s’avère déterminante pour leur compétitivité.

Cependant, nous reconnaissons qu’il est nécessaire de flexibiliser les obligations fixées par la Commission. L’objectif général de diffusion doit être maintenu, mais il faut permettre, au cas par cas, des limites à cette diffusion lorsque la protection de la propriété intellectuelle l’exige. Ce principe de protection est solidement ancré dans les textes européens et constitue un argument tout à fait recevable dans certaines situations.

Nous avons d’ailleurs à l’esprit des cas spécifiques où nous soutenons la mise en place de restrictions à ces objectifs de diffusion dans certains PIIEC, afin de protéger la propriété intellectuelle des entreprises françaises concernées.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Cette problématique dépasse largement le cadre des seuls PIIEC. La question de la diffusion d’informations stratégiques s’est également posée dans le contexte de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Je partage entièrement votre point de vue. Privilégier la circulation des données européennes entre Européens constitue une application concrète du principe de préférence européenne. Sans cette précaution, nous risquons de nous exposer à de réelles difficultés au nom d’impératifs de transparence qui peuvent sembler louables.

Actuellement, une proposition de la Commission européenne de règlement relatif à un cadre pour l’accès aux données financières ou Financial Data Access dit « règlement FIDA » soulève de nombreuses interrogations. Nous avons émis de multiples réserves au niveau européen, précisément pour les raisons évoquées. Ce texte pourrait potentiellement porter atteinte au secret des affaires, compromettre l’efficacité de nos moyens technologiques, et surtout, fournir involontairement des outils, si ce n’est des armes, à nos concurrents extra-européens, ce qui va à l’encontre de nos objectifs.

M. Guillaume Primot. Concernant les PIIEC, nous ne disposons pas d’informations supplémentaires sur le traitement de la restructuration des entreprises concernées.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourriez-vous, chacun au sein de vos administrations respectives, répondre au questionnaire qui vous a été transmis ? J’ai délibérément abordé d’autres questions qui n’y figuraient pas initialement. Ces points me semblent particulièrement pertinents et il serait très intéressant de pouvoir recueillir vos retours.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Je souhaite apporter un complément d’information concernant la préférence européenne, afin de souligner l’importance de notre combat commun, qui, bien que difficile, commence déjà à porter ses fruits. Nous avons obtenu gain de cause sur plusieurs sujets, comme en témoignent certains textes récemment adoptés. Le règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net », dit « Net-Zero Industry Act » (NZIA), et le règlement du 11 avril 2024 établissant un cadre visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques en sont des exemples concrets. Dans le domaine de la défense, nous avons également réalisé des avancées significatives, notamment avec l’instrument « Agir pour la sécurité de l’Europe par le renforcement de l’industrie européenne de la défense » dit « instrument SAFE », proposé par la Commission. Les négociations sur ce règlement, conclues il y a environ deux semaines, ont abouti à la mise en place de financements européens favorisant les productions européennes. Ils seront soumis à des critères précis, exigeant au moins 65 % de composants européens et garantissant l’autorité de conception européenne sur les instruments concernés.

Ces exigences peuvent sembler évidentes d’un point de vue français, mais elles ne l’étaient pas pour nombre de nos partenaires. C’est pourquoi nous défendons ces positions avec tant de vigueur, et nous espérons poursuivre sur cette lancée l’année prochaine, notamment avec une proposition majeure de la Commission concernant les marchés publics.

Cet instrument est fondamental pour notre stratégie visant à mettre toutes les politiques pertinentes de l’Union au service de notre agenda industriel. Concrètement, il s’agira d’examiner comment les marchés publics, qui représentent un volume colossal d’environ mille milliards d’euros, peuvent être utilisés pour promouvoir la production de contenu local. C’est précisément ce que nous entendons par préférence européenne, un sujet d’une importance capitale que nous continuerons à défendre avec détermination, malgré les défis qui se présentent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La priorité locale dans les marchés publics est un point crucial qui permettrait d’appliquer en France une forme de préférence nationale, à l’instar de ce que pratiquent déjà l’Allemagne et l’Italie. Il ne s’agirait pas d’une obligation, mais plutôt d’un moyen d’orienter l’impôt des contribuables français vers les entreprises locales et régionales.

Les clauses sociales et environnementales constituent déjà des leviers pour mener des politiques ciblées. Cependant, étant donné que l’Allemagne et l’Italie utilisent de tels mécanismes, il me semble indispensable que la France s’aligne sur ces pratiques. La question des centrales d’achat est également primordiale. La France semble avoir une certaine méconnaissance des pratiques managériales en matière de recours à ces centrales. Les exemples allemands et italiens démontrent comment ces structures peuvent favoriser les productions domestiques en orientant les commandes des acheteurs publics nationaux.

M. Thomas Courbe. Un certain nombre de centrales d’achat ont récemment intégré des objectifs conformes au droit européen, notamment en introduisant des critères environnementaux. Ces critères permettent de facto de valoriser les efforts environnementaux réalisés par les entreprises françaises. Un recours plus important des acteurs publics aux offres des centrales d’achat me semblerait bénéfique, et ce, même à droit constant, sans attendre les évolutions évoquées par Emmanuel Puisais-Jauvin. Ces changements, bien que centraux dans la révision de la directive sur les marchés publics, ne sont pas un préalable nécessaire. Une utilisation accrue des centrales d’achat aurait d’ores et déjà un effet positif sur la production et le recours à la production européenne.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Il s’agit de sujets extrêmement complexes qui méritent toute notre attention. Nous devons tenir compte de l’organisation du commerce international et des règles en vigueur. En tant qu’Européens, nous sommes attachés au respect de ces règles et convaincus des vertus du multilatéralisme. Cependant, notre position doit être mise en perspective avec les pratiques des autres acteurs mondiaux. Il ne s’agit pas de devenir, si vous me permettez l’expression, les « idiots du village global ».

Cette problématique, que nous portons avec insistance, est délicate mais essentielle. Elle nécessite un dialogue approfondi avec la Commission européenne car, dès que nous abordons ces questions, nous touchons rapidement à des domaines de compétences exclusives de l’Union. Cela implique également des échanges soutenus avec nos partenaires, dont les sensibilités varient considérablement selon les interlocuteurs. Néanmoins, nous considérons cet enjeu comme fondamental et comme étroitement lié à l’industrialisation environnementale.

M. le président Charles Rodwell. Messieurs, je vous remercie de votre présence et de la clarté de vos propos. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour cette audition et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d’enquête.

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50.   Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Martin Belaysoud Expansion, Mme Elizabeth Vital Durand, responsable du pôle affaires publiques du Medef, et M. Jean-Baptiste Léger, responsable du pôle transition écologique du Medef

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons cette semaine d’auditions en entendant M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France (Medef), accompagné de Mme Elizabeth Vital Durand, responsable du pôle affaires publiques du Medef, et M. Jean-Baptiste Léger, responsable du pôle transition écologique du Medef.

Monsieur Patrick Martin, en tant que dirigeant de l’entreprise familiale Martin Belaysoud Expansion, active notamment dans la distribution professionnelle de matériel de second œuvre technique et dans la conception, la construction et la maintenance pour les industries pétrolière, gazière et aéronautique, vous connaissez bien la réalité de l’industrie.

Comme à Mme Elizabeth Vital Durand et à M. Jean-Baptiste Léger, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Je vous demande, avant de vous exprimer, de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Martin, Mme Elizabeth Vital Durand et M. Jean-Baptiste Léger prêtent successivement serment.)

M. Patrick Martin, président du Mouvement des entreprises de France, président de Martin Belaysoud Expansion. Le Medef, première organisation patronale française, regroupe 101 fédérations professionnelles appartenant à tous les secteurs d’activité, dont l’industrie, mais aussi la construction, le commerce et les services, et 119 structures départementales et régionales représentant 200 000 entreprises, lesquelles emploient 11 millions de salariés, soit les deux tiers de ceux du secteur privé.

En ce qui concerne la réindustrialisation, sujet de première importance et d’actualité, le Medef a une lecture nuancée de la situation. Nous sommes très conscients des enjeux et l’objectif nous motive beaucoup, mais nous déplorons que, trop longtemps, notre pays se soit désintéressé de l’industrie et que certains, dont nous n’étions pas, soient allés jusqu’à la stigmatiser. Nous le payons aujourd’hui cruellement.

L’industrie, en effet, entraîne toute l’économie, comme le prouve sa contribution à l’exportation, à l’innovation ainsi qu’à l’emploi : chaque emploi industriel en entraîne trois à quatre dans d’autres secteurs, en particulier les services. Provincial, je souligne également son impact territorial. Nous avons tous en tête des territoires qui se sont effondrés avec la disparition de leur industrie, comme les vallées vosgiennes avec la fermeture des mines et des entreprises textiles. D’autres, au contraire, prospèrent pour l’instant grâce à leur haut niveau d’industrialisation. Je suis originaire de l’Ain, qui fait partie des départements les plus industriels de France. Il abrite en particulier la « Plastics Vallée » : l’industrie de la plasturgie a rendu florissants ces environs d’Oyonnax, en partie montagnards et historiquement très déshérités. À quelques kilomètres de là, la vallée de l’Arve, également historiquement pauvre, ne vit pas que du salaire des frontaliers qui travaillent en Suisse : l’industrie du décolletage a contribué à l’enrichir considérablement.

Grâce à quelques décisions opportunes, nous avions commencé à gravir la pente de la réindustrialisation. D’abord, l’État, suivi des collectivités locales et de la population, a progressivement pris conscience de l’importance de l’industrie. Ensuite, des mesures correctives, certes insuffisantes, ont été décidées pour améliorer la compétitivité et l’attractivité de notre pays. Mais cette dynamique, qui se traduisait par des investissements directs des entreprises et un redressement de l’emploi industriel, est aujourd’hui enrayée. Le ralentissement est d’autant plus sensible que la compétition internationale, dans le secteur industriel en particulier, s’est exacerbée – selon moi, elle s’intensifiera encore.

Les déterminants sont de nature diverse. Au risque de vous surprendre, le Medef estime que le premier, ce sont les compétences. Nous avons un peu cheminé dans ce domaine, mais les marges de progression restent considérables. La mobilisation de tous les acteurs n’est pas totale. Sans développer, car ce n’est pas dans ce domaine que le Medef est le plus légitime, je veux pointer un affaissement du niveau de la formation dans le primaire et dans le secondaire, lequel se traduit par un déclassement de la France dans plusieurs classements internationaux.

S’agissant des lycées professionnels, ils irriguent l’industrie. Or, malgré le fort ralentissement de son activité, elle éprouve de grandes difficultés à recruter à certains niveaux de qualification, d’entrée notamment – le terme n’a dans ma bouche aucune connotation péjorative. C’est paradoxal. Enfin, le manque d’étudiants, et singulièrement d’étudiantes, dans les filières scientifiques et techniques est patent.

Nous devons donc nous concentrer avec détermination sur les compétences et la formation, initiale et tout au long de la vie. En matière de reconversion, les enjeux sont considérables : on observe des effets de bord d’un secteur d’activité à l’autre, qui iront croissant ; c’est particulièrement vrai dans l’industrie. Les pays les plus efficaces en ce qui concerne la croissance, le pouvoir d’achat, le PIB et le taux d’emploi ne sont pas toujours ceux dont la fiscalité est la plus attractive ou qui ont le plus de ressources naturelles ; ce sont ceux qui possèdent le plus haut niveau de formation et les meilleures compétences.

Plus classiquement, le Medef estime que le deuxième déterminant est le niveau de prélèvements obligatoires, qui affecte lourdement l’industrie. Là encore, nous avons connu des avancées intéressantes, mais nous ne sommes pas au bout du chemin. Le décalage reste significatif en matière de charges sociales et de fiscalité de production, comme le montre la comparaison avec l’Allemagne, qui fait partie de nos principaux concurrents – je me réjouis d’ailleurs qu’elle semble redémarrer : on connaît sa puissance d’attraction, industrielle en particulier, sur l’ensemble du continent européen. Il serait caricatural d’affirmer que le manque de compétitivité coût explique seul les déficits commerciaux chroniques que nous enregistrons, mais il y contribue largement : vous connaissez les excédents que dégagent l’Allemagne et l’Italie, beaucoup plus compétitives que la France dans ce domaine.

Le troisième déterminant est l’énergie. Dans ce domaine aussi, nous avons pris du retard et les décisions sont urgentes. C’était moins le cas il y a quatre ans encore, avant la crise ukrainienne et ses conséquences sur les prix du gaz et de l’électricité. Par ailleurs, les États-Unis ont adopté une stratégie très offensive : ils sont devenus les premiers producteurs mondiaux d’hydrocarbures, qu’ils exportent, et ils bénéficient de prix de l’énergie trois à quatre fois moindres que les nôtres.

Nous parlons de souveraineté et de compétitivité : il est urgent que la France, au besoin en se montrant plus exigeante envers l’Union européenne et ses réglementations, se fixe un cap précis, en particulier s’agissant du nucléaire, tout en respectant la logique de la neutralité technologique. EDF est-il un instrument de souveraineté et de compétitivité ou une société de droit commun ? Ce n’est pas au Medef d’en décider : c’est à l’État de choisir une stratégie et de la déployer. Des progrès ont été accomplis ces derniers temps, comme dans le cas d’Aluminium Dunkerque et de quelques autres dossiers.

Le dernier déterminant concerne la simplification et la réglementation. Je suis un des seuls représentants socioprofessionnels à m’être insurgé contre le vote du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (dit « loi climat et résilience »), non tant à cause des zones à faibles émissions (ZFE) ou de l’obligation de rénovation thermique des logements – mesure dont nous approuvons la finalité, mais pas les modalités ni le calendrier d’application – qu’en raison de l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Je trouve formidable que maintenant on détricote cette disposition : il y a urgence à le faire.

Il ne s’agit nullement de renier nos objectifs environnementaux, mais nous devons réussir à les concilier avec l’impératif de compétitivité économique. La question du rythme est cruciale : les investisseurs internationaux ne comprennent pas pourquoi les délais d’instruction des dossiers demeurent aussi longs en France – par comparaison non avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou avec le Vietnam, où j’étais il y a quelques jours avec le Président de la République, mais avec la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Pologne, qui est en plein boom.

Ces problèmes sont parfaitement identifiés. Le commerce international, comme le monde en général, connaît de fortes perturbations. En la matière, c’est essentiel, nous devons mener nos réflexions à terme et aller au bout de nos décisions.

Selon l’analyse du Medef, que partagent Olivier Lluansi et d’autres, dont de grands chefs d’entreprise parmi lesquels certains se sont exprimés devant vous, l’objectif revendiqué de réindustrialiser le pays est en décalage avec la stagnation, voire la désindustrialisation, qu’on observe dans la réalité.

M. le président Charles Rodwell. La politique de l’offre menée depuis 2017 est constituée d’un volet fiscal et d’un volet de réformes. Le premier comprend la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) ; la baisse des impôts de production ; la défiscalisation des heures supplémentaires ; la suppression de la taxe d’habitation ; la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse généralisée de charges. Le second rassemble les ordonnances travail, la réforme de l’apprentissage, la réforme des retraites et les réformes de simplification – loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance dite « loi Essoc » du 10 août 2018 (pour un État au service d’une société de confiance), loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises dite « loi Pacte », loi du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique dite « loi Asap » –, que nous devons poursuivre. Quel bilan dressez-vous du travail législatif de ces sept dernières années ? Quels aspects de la politique de l’offre nous recommandez-vous d’approfondir ?

Faut-il adapter le pacte Dutreil aux nouvelles contraintes des entreprises ? Lorsque la loi du 1ᵉʳ août 2003 pour l’initiative économique fut votée, les enjeux de la robotisation et de la numérisation n’étaient pas aussi essentiels.

Troisièmement, je souhaiterais connaître votre avis sur la proposition de directive du 26 février 2025dite omnibus, en particulier sur son volet relatif aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) et sur la réduction des obligations de publication d’informations en matière environnementale.

M. Patrick Martin. Si je n’y suis pas absolument tenu, je me permets de ne pas répondre à votre question relative à la taxe d’habitation. J’en dirai seulement que, à mon avis, ce n’était pas la meilleure décision : outre son coût pour les finances publiques, elle a, ici et là, détourné les élus locaux de la construction de logements, ce qui constitue un véritable drame – je n’hésite pas à employer ce mot. L’industrie est liée au logement : la suppression de la taxe d’habitation n’est pas étrangère aux difficultés que rencontrent par exemple la sidérurgie et les industries du ciment, des tuiles et des briques, de l’équipement de la maison.

S’agissant des impôts de production, la direction choisie était la bonne, mais, comme je l’ai souligné, nous ne sommes pas au bout du chemin : par rapport à nos concurrents directs, nous supportons une surcharge de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an.

La suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) a été interrompue. Cela pose d’abord un problème financier : la baisse représente des espèces sonnantes et trébuchantes précieuses pour gagner en compétitivité et encourager l’investissement dans l’industrie – la CVAE pèse proportionnellement davantage sur ce secteur d’activité que sur les autres.

Ensuite, il y a un problème de principe. Lorsque l’État revient sur ses engagements, cela perturbe fortement les acteurs économiques, notamment les entrepreneurs. La baisse de la CVAE a été reportée à plusieurs reprises et sa trajectoire échelonnée, avant d’être interrompue : les chefs d’entreprise qui l’avaient intégrée à leur modèle économique pour planifier les investissements et les créations d’emploi ont été pris à contre-pied. Il est donc urgent de rétablir le plan initial.

Plus généralement, la réduction de certains impôts de production, en particulier de la CVAE, a été compensée, parfois de manière assumée, par l’augmentation d’autres. Je pense notamment au versement mobilité (VM) – puisqu’il est assis sur la masse salariale, c’est un impôt de production. Dans la loi de finances pour 2025, le Parlement a décidé d’instaurer un versement mobilité régional, enchérissant encore le coût du travail.

Dans le même esprit, le lissage des allégements de charges, lesquels posent par ailleurs un vrai problème, a particulièrement affecté le secteur industriel, en raison à la fois du niveau des rémunérations et de sa forte exposition à la concurrence internationale. Du point de vue de la stratégie économique, on voit que les arbitrages ne sont pas cohérents avec l’objectif de réindustrialiser la France. Cela ne signifie pas qu’il faille surcharger des secteurs d’activité moins directement exposés, en particulier les services, dont les niveaux de salaire sont différents. Dans ce domaine, il faut agir avec précaution. Il existe probablement d’autres solutions pour limiter la dérive des allégements de charges, dont je connais précisément le coût pour l’État.

Dans le domaine du droit du travail, les mesures adoptées depuis 2017 vont dans le bon sens. Elles ont fluidifié les décisions. En tant que chef d’entreprise – et non que président du Medef –, je crois pouvoir affirmer qu’elles n’ont pas provoqué de psychodrame, même si elles ont parfois percuté des intérêts particuliers – je ne précise pas lesquelles. Elles vont dans le bon sens parce qu’elles tiennent compte d’une réalité trop souvent méconnue : avec le temps, le tissu économique évolue de plus en plus vite. En conséquence, suspendre des décisions au motif que le droit du travail les freinerait, voire les bloquerait, se révèle un mauvais calcul, en particulier dans l’industrie. C’est peut-être protecteur à court terme mais, à moyen et à long terme, c’est hautement préjudiciable – si mon propos est obscur, je développerai cet aspect.

Sur le sujet de l’apprentissage, je prétends être assez affûté – en pleine pandémie de Covid, c’est moi qui, au nom du Medef, ai appelé l’attention de Muriel Pénicaud, alors ministre du travail, et de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, sur le risque majeur que le nombre d’apprentis, déjà faible – de l’ordre de 350 000 en 2020 –, s’effondre. Ils ont appliqué des mesures de soutien qui ont donné d’excellents résultats.

Sans méconnaître la situation des finances publiques, j’estime que les arbitrages rendus pour 2025 et les annonces intervenues entretemps, qui ciblent une taille d’entreprise et un niveau de qualification intéressant prioritairement l’industrie, étaient inappropriés et se révéleront même contre-productifs : pour réaliser des économies budgétaires immédiates, on risque des effets négatifs sur les qualifications et les compétences, dont j’ai souligné l’importance capitale pour la réindustrialisation, ainsi que pour l’emploi – dès la rentrée prochaine, le nombre des contrats d’apprentissage concernés s’effondrera.

Le pacte Dutreil est un bien précieux. J’en parle d’expérience : mon entreprise, bientôt bicentenaire, est indépendante, intégralement détenue par des actionnaires familiaux ; à plusieurs reprises, l’application du droit commun les aurait contraints à vendre. Beaucoup d’ETI ont ainsi changé de mains, notamment en Auvergne-Rhône-Alpes, où des fleurons de l’industrie et d’autres secteurs sont maintenant détenus par des fonds d’investissement ou des concurrents étrangers – je ne porte aucun jugement de valeur, mais ils n’ont pas le même attachement que nous à notre territoire et à notre pays.

Il est vrai que le dispositif autorise des effets d’aubaine, mais si c’était un critère de suppression, il faudrait remettre en cause tous les dispositifs, y compris l’assurance chômage et l’assurance maladie. Là aussi, il faut être précautionneux, a fortiori dans la situation instable qui est la nôtre : on prendrait un risque considérable en envoyant aux dirigeants d’entreprise et aux investisseurs un signal négatif. Puisque j’en ai parlé ce matin encore à la ministre chargée des comptes publics, j’en profite pour tenir le même discours au sujet de la taxation des hauts patrimoines, comme d’ailleurs de tous les investisseurs, quel que soit leur profil.

Votre dernière question concerne omnibus et, plus généralement, la stratégie européenne. Le Medef assume sa fibre pro-européenne. À l’approche des dernières élections, nous avons ainsi publié trente propositions pour améliorer le fonctionnement de l’Union, avec qui nous entretenons une relation d’amour vache – pardon pour la trivialité de l’expression. En effet, nous sommes frustrés par son inertie et par la prospérité de sa technocratie au regard de son potentiel et à ses ambitions ; elle est parfois décalée par rapport à la réalité, et naïve.

Je n’ai jamais hésité à formuler toutes les objections du Medef, à propos du pacte vert européen lancé en 2019 en particulier. Sous l’influence des rapports d’Enrico Letta « Beaucoup plus qu’un marché » du 17 avril 2024 (dit « rapport Letta ») et du rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne du 9 septembre 2024, auxquels il a contribué, un début d’inflexion se dessine, mais nous ne sommes pas dans la cadence : depuis les élections européennes, il s’est passé beaucoup de choses, en particulier aux États-Unis. Sous l’administration de Joe Biden, la loi Inflation Reduction Act (IRA) du 16 août 2022, véritable pompe à investissement, combinée avec le faible prix de l’énergie, avait déjà fait évoluer la situation.

Nous nous réjouissons donc d’entendre des déclarations d’intentions de plus en plus résolues – je pense en particulier aux récentes paroles du vice-président de la Commission européenne Stéphane Séjourné, affirmant que nous devions être plus réalistes, plus volontaristes et plus rapides dans certains domaines, comme l’approfondissement du marché unique, la mobilisation des financements et le financement de l’innovation – c’est urgent.

Depuis peu, l’Europe reconnaît le statut d’ETI, ce qui nous va très bien. Toutefois, le plafond a été fixé à 500 salariés ; il faudrait l’aligner sur le plafond français.

Enfin, nous nous inquiétons que ne soient pas remises en cause la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et, surtout, la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D). Là aussi, je m’excuse d’être un peu personnel, mais mon entreprise intervient dans les secteurs pétrolier et gazier, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique : si la CS3D était appliquée en toute rigueur, je n’aurais pas d’autre choix que de quitter ces marchés, parce que je suis incapable de garantir que mes fournisseurs et mes sous-traitants respectent scrupuleusement les règles de conformité européennes – à vrai dire, quand on leur en parle, ils répondent que ce n’est pas leur problème. Nous serions remplacés séance tenante par des Chinois, par des Américains et, je dois le dire, par des Européens moins scrupuleux. La directive CS3D est une formidable machine à disqualifier les entreprises européennes dans la compétition mondiale : il est urgent de la supprimer.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour votre franchise, monsieur le président. Avec la même franchise, je vous répondrai que je vous trouve très dur vis-à-vis d’un bilan économique et fiscal qui a pourtant été soutenu depuis des années par le Medef : baisse de 8 points de l’impôt sur les sociétés ; baisse de 10 milliards d’euros de la CVAE ; baisse généralisée des charges sans précédent depuis la création du CICE, que nous avons transformé ; redéfiscalisation des heures supplémentaires. À l’époque, nous avions travaillé avec les partenaires sociaux et les représentants des entreprises pour mettre en œuvre ces réformes politiques et fiscales. Seul groupe à soutenir la stabilité fiscale lors de l’examen du dernier budget, nous sommes attachés à ce principe, remis en cause par d’autres – dont je respecte le point de vue. Nous avions déposé des amendements de suppression sur l’ensemble des hausses d’impôts et de cotisations, mais nous avons été mis en minorité, sauf sur celle des cotisations sociales. En tout cas, pour notre part, nous continuerons à mener ce combat.

Après la réforme de l’apprentissage, nous préparons celle du lycée professionnel. La localisation des formations représente un énorme enjeu, notamment lorsqu’il s’agit de les lier à des entreprises pour déployer l’apprentissage.

L’Université des métiers du nucléaire (UMN) a été installée en Normandie pour que les filières de formation soient implantées au plus près des sites et des chantiers nécessitant une main-d’œuvre dans ces métiers en tension : Cherbourg, où sont construits les sous-marins nucléaires ; La Hague, où se situe l’usine de retraitement d’Orano ; les centrales de Flamanville et de Penly. Le choix de la localisation a été décisif pour répondre aux pénuries de main-d’œuvre dans ces métiers.

Dans la même logique, les formations aux métiers de la plasturgie ont été localisées à Oyonnax, au plus près des entreprises de la Plastics Vallée, que vous avez citée. Ce choix stratégique a été fait par l’État, la région, les entreprises. Tous les représentants d’entreprises de la Plastics Vallée que nous avons rencontrés nous disent que cette décision a produit l’effet inverse de celui qui était escompté : les pénuries de main-d’œuvre dans ces métiers se sont accrues au lieu de diminuer.

La même méthode, à savoir la localisation des filières de formation au plus près des besoins des entreprises, a ainsi produit des résultats inverses d’une région à l’autre. Cela tend à prouver que l’on ne peut pas appliquer des solutions politiques uniformes à l’ensemble du territoire national, que chaque région doit être traitée en fonction du contexte local.

À la lumière des réformes adoptées ces dernières années, quelles recommandations pourriez-vous nous faire en matière de difficultés de recrutement et de filières de formation ?

M. Patrick Martin. Monsieur le président, je me corrige ou j’ai dû mal m’exprimer : c’est la suspension de la trajectoire engagée qui nous pose problème, notamment pour la confiance que les acteurs économiques, les entrepreneurs, peuvent accorder à la parole de l’État. Il est quand même extraordinaire que la trajectoire de baisse de la CVAE, déjà reportée à plusieurs reprises, ait été purement et simplement suspendue, alors qu’elle avait été votée – sauf erreur de ma part. Autre disposition votée, puis suspendue : l’abaissement du seuil d’exemption de TVA pour les micro-entrepreneurs, dont le statut, je l’affirme, produit des effets d’aubaine et peut être dévoyé – sans que ce dévoiement soit généralisé. Deux poids, deux mesures. L’industrie est pourtant plus importante pour la nation que les micro-entrepreneurs. Philosophiquement, je suis très attaché au micro-entrepreneuriat, mais je ne pense pas qu’il apporte la même contribution à la richesse nationale. J’ai donc salué les réformes engagées en matière de droit du travail et de fiscalité, qui avaient produit des effets – attractivité du territoire, création d’emplois et redéploiement de notre industrie.

S’agissant de la formation, je me permets de risquer une explication au contraste que vous soulignez entre le Cotentin et la Plastics Vallée – que l’on peut étendre à la vallée de l’Arve. À mon avis, l’explication ne peut pas être seulement territoriale, mais est aussi liée au type d’industries concernées.

Pendant très longtemps, la stratégie de l’État ayant été de délaisser le nucléaire, cette filière a eu beaucoup de mal à attirer, à tous les niveaux de qualification. Nous en payons encore le prix. Mais le changement de pied – salué par le Medef – que représente la relance du nucléaire a commencé à en corriger l’image, notamment dans l’esprit des jeunes s’orientant vers des formations scientifiques et techniques. Si l’on peut le déplorer sur le plan géopolitique, on doit se réjouir sur le plan industriel et territorial du niveau satisfaisant des carnets de commandes des entreprises du secteur de la défense. Dans le nucléaire et la défense, en l’occurrence le domaine naval, les perspectives sont assez rassurantes pour ceux qui veulent y travailler. Ces deux secteurs attirent.

A contrario, de quoi vivent la Plastics Vallée et la vallée de l’Arve ? De l’automobile et de l’emballage. Heureusement qu’il y a encore des jeunes qui veulent travailler dans la plasturgie ou le décolletage, mais c’est un choix assez audacieux – je vais me faire maudire par nos adhérents de la plasturgie et de la mécanique. S’agissant de l’automobile, je dirais que l’Union européenne s’est tiré un obus de marine dans le pied, pour rester dans la métaphore maritime. Il faut vraiment être optimiste pour entrer dans une entreprise de sous-traitance automobile, de plasturgie ou de décolletage. Quant à l’emballage plastique, il n’est pas promis à un avenir glorieux. Disant cela, je ne juge pas : nous avons une fibre environnementale totalement assumée.

M. le président Charles Rodwell. La Plastics Vallée est en effet un endroit extraordinaire ; les entreprises qui s’y trouvent font la fierté de notre pays. S’agissant du secteur automobile, j’aimerais vous faire part de propos que nous a tenus Agnès Pannier-Runacher hier, lors de son audition. En janvier 2022, nous a-t-elle dit, elle avait rencontré la commissaire européenne Margrethe Vestager pour négocier le report de 2035 à 2040 de l’interdiction de vente de véhicules thermiques neufs dans l’Union européenne. Margrethe Vestager s’était déclarée surprise, lui indiquant que les constructeurs automobiles français, Stellantis en tête, lui avaient expliqué peu de temps auparavant qu’il fallait, au contraire, s’en tenir à la date de 2035. Cette position était en contradiction avec la demande que la ministre faisait en leur nom. Comment comprenez-vous la position des constructeurs, notamment de Stellantis ?

M. Patrick Martin. John Elkann et Luca de Meo, les patrons respectifs de Stellantis et Renault, partagent la même position, si j’ai bien lu l’interview qu’ils ont donnée le 5 mai dernier au Figaro, et qui a marqué les esprits chez nous. Pour les connaître un peu, il me semble qu’ils font contre mauvaise fortune bon cœur. Ce calendrier de suppression du moteur thermique est une absurdité : les constructeurs européens savaient satisfaire aux objectifs de plafond d’émissions de CO2 et de gaz à effet de serre par d’autres technologies que l’électrique. C’est pour cela que je parlais de neutralité technologique. Mais cette décision et cette échéance ayant été actées de manière très résolue de la part de l’Union européenne, les constructeurs européens ne pouvaient que s’y adapter. Ils ont alors engagé des investissements colossaux en recherche et développement (R&D) et en outils de production. D’une certaine manière, l’automobile est une industrie lourde. On ne peut pas changer de stratégie d’une année sur l’autre et moduler son outil de production en fonction de ces changements.

Les constructeurs européens, notamment français, se sont réjouis de l’annulation, en tout cas à court terme, des amendes prévues dans le cadre de la réglementation relative à la performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs et appelée Cafe (Corporate Average Fuel Economy), amendes qui contribuaient à enrichir Tesla et les constructeurs chinois. En revanche, on peut comprendre qu’ayant engagé de lourds investissements, notamment dans des méga-usines ou gigafactories de batteries, ils n’aient pas envie de démonter les outils de production pour revenir à la situation antérieure. C’est financièrement et techniquement impossible. Leur position n’est pas philosophique ou dogmatique, elle relève du pragmatisme.

Ces constructeurs, chacun à sa manière, sont aussi en train d’engager des partenariats avec des constructeurs chinois. Je suis allé récemment avec notre ministre des affaires étrangères en Chine où j’ai pu constater ce que tout le monde sait : les constructeurs chinois ont pris une avance technologique et surtout volumétrique qui est absolument colossale. Nous sommes terriblement pénalisés parce que l’on a pris des décisions arbitraires, sans bien réfléchir à leur impact, et que l’on n’a pas suffisamment investi dans les innovations de rupture.

M. le président Charles Rodwell. Que pensez-vous de la proposition de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, de transformer les subventions publiques aux entreprises en avances remboursables en cas de bénéfices importants à court ou à moyen terme ? La subvention publique perçue pour un projet d’implantation ou d’extension, par exemple, serait remboursée si l’entreprise dégageait des bénéfices importants au cours des cinq années suivantes. Patrick Pouyanné trouve à son idée des justifications économiques mais aussi philosophiques.

M. Patrick Martin. J’ai eu l’occasion de répondre à cette question en étant auditionné par vos collègues sénateurs dans le cadre de la commission d’enquête sur les aides publiques aux entreprises. Patrick Pouyanné s’est exprimé spécifiquement sur les aides et dispositifs mis en place – opportunément, de mon point de vue – au moment de la pandémie de Covid-19. Très cohérent comme il l’est toujours, il avait à l’époque renoncé à ces aides – son entreprise en avait probablement les moyens. D’autres les avaient perçues, en prenant l’engagement – qu’ils ont tenu – de limiter les versements de dividendes. Ces aides étaient exceptionnelles, souhaitons-le, puisque liées à la pandémie.

Si l’on parle des aides d’une manière plus générale, je préfère utiliser le terme de compensation, ce qui me vaut des débats houleux mais toujours sympathiques et respectueux avec telle ou telle organisation syndicale. Pourquoi cette nuance ? Disons que les 120 milliards d’euros d’aides – même s’il y a un débat sur les chiffres – viennent compenser en partie un niveau de prélèvements obligatoires excessif. C’est une espèce de singularité et de complexité française qu’il faudrait corriger. Si l’on raisonne en net de ces aides, les prélèvements obligatoires que supportent les entreprises françaises, particulièrement les entreprises industrielles, demeurent supérieurs à ceux qui existent chez nos concurrents directs.

Rappelons que ces aides ou compensations sont, par construction, conditionnées. Le crédit d’impôt recherche (CIR), j’en parle d’expérience, est l’un des dispositifs les plus contrôlés de France. Par définition, on n’en bénéficie que si l’on engage des dépenses de R&D, des dépenses d’innovation. Les aides à l’apprentissage sont immanquablement subordonnées au recrutement d’apprentis. S’il y a des abus et des fraudes, ils méritent d’être signalés, corrigés et sanctionnés. Je ne vois pas l’intérêt de complexifier davantage ces dispositifs par des conditions éloignées de leur objet. Cela serait très dissuasif et créerait un aléa, un risque de contestation et de contentieux qui n’irait pas dans le sens de la dynamique économique dont nous avons impérieusement besoin.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour ma part, je commencerai par aborder le poids des normes. Vous avez déjà fait part de votre hostilité à l’égard du devoir de vigilance et même des obligations liées à la CSRD. Ne revenons pas sur ce constat, que je partage, et parlons du coût de l’application des normes. Les entreprises ont bénéficié de près de 30 milliards d’euros d’allégements fiscaux au cours des dernières années, ce dont nous pouvons nous réjouir. Ces allégements, qui auraient dû renforcer la compétitivité, n’ont-ils pas été compensés par un poids excessif de normes ? En d’autres termes, la compétitivité n’a-t-elle pas été finalement plombée par le coût de l’application des normes ? Selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), le coût de l’application des normes issues de l’Union européenne est de l’ordre de 20 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises, sans parler des surtranspositions, des normes françaises, ni même des effets sur l’activité économique. De son côté, le rapport Draghi estime ce coût à 40 à 50 milliards par an.

La politique de l’offre a-t-elle été neutralisée par cette inflation normative ? Faut-il évaluer les effets des textes législatifs adoptés par le parlement français sur les PME et la compétitivité, sur le modèle des tests qui sont en train d’être mis en place au niveau européen ?

M. Patrick Martin. S’agissant du poids des normes, je vous rejoins. De longue date, le Medef déplore, au-delà des déclarations d’intentions sympathiques, une inflation législative et réglementaire permanente. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le surcoût est de l’ordre de 2 % du PIB pour la France d’une manière générale, mais il est pour une bonne part supporté par les industries. Nous appelons donc de nos vœux un réel effort de simplification. À cet égard, le texte en cours d’examen est un peu frustrant. Mais je me dois de balayer devant notre porte : certaines de ces normes et réglementations ont été suggérées par des entreprises ou secteurs d’activité ; soyons cohérents sur ce sujet comme en toutes choses. Toutefois, ce n’est pas l’essentiel du débat. Il y a quand même une profusion de réglementations qui se sont ajoutées au fil du temps et deviennent vraiment stérilisantes.

Quitte à vous surprendre, je dirais que nous souffrons d’un problème d’autorité de l’État tout autant que de profusion des normes. Le lendemain de mon élection à la présidence du Medef, je me suis rendu chez un brillant industriel breton, M. Le Duff, qui, quelques jours auparavant, avait annulé un investissement de 250 millions d’euros pouvant engendrer 500 emplois directs et 500 emplois indirects dans la belle commune de Liffré, en Ille-et-Vilaine. C’est son berceau. C’est un Breton bretonnant, mon ami Le Duff. Pourquoi a-t-il annulé son investissement ? Alors qu’il avait réuni toutes les conditions légales et réglementaires, des organisations d’origine difficilement identifiable et des élus locaux, qui ont évidemment le droit de s’exprimer, s’étaient mis en travers de la route, bloquant le projet.

On ne peut plus tolérer cela. La loi est la loi. Les entreprises s’y conforment. Si d’aventure elles ne s’y conforment pas, elles sont sanctionnées, et c’est normal. En revanche, quand les procédures et les textes sont respectés, il est inadmissible que certains acteurs viennent enrayer la bonne application du droit, souvent de manière très organisée et parfaitement délibérée. Je peux vous affirmer que c’est très dissuasif pour les investisseurs, en particulier les investisseurs industriels, les plus concernés par toutes ces actions que l’on observe moins dans d’autres pays, quand elles n’en sont pas totalement absentes. Au-delà des délais d’instruction des dossiers, l’aléa créé par ces recours est très dissuasif pour certains investisseurs français ou étrangers.

D’ici peu, nous aurons des cas d’école. Citons le projet de mine de lithium d’Imerys, où je me suis rendu sur le site dans l’Allier. Ce projet très intéressant correspond à nos objectifs de souveraineté et d’électrification. Je suis curieux de savoir comment ça va se passer. Pour l’anecdote, je peux vous dire que lorsque je suis allé sur le site, en novembre 2023, il y avait déjà des camionnettes de gendarmerie pour prévenir l’installation de zadistes, pour dire les choses comme elles sont. Citons aussi le projet, qui n’est pas encore confirmé, de mine de tungstène de Salau, dans l’Ariège. Citons l’autoroute A69. Je ne vais pas m’emporter, seulement dire avec beaucoup d’insistance qu’aux déterminants de la réindustrialisation déjà énoncés, j’aurais dû ajouter la stabilité, la lisibilité et la prévisibilité du cadre réglementaire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comprenez-vous les propos de M. Olivier Andriès, directeur général de Safran, qui nous a déclaré qu’il éviterait d’investir dans des villes à majorité écologiste à l’avenir ?

M. Patrick Martin. J’ai beaucoup d’amitié et de respect pour M. Andriès, mais permettez-moi d’élargir un peu le propos. Tout le monde n’a pas en tête un phénomène pourtant frappant : nos grands groupes, fleurons de l’économie française, qui tractent beaucoup de PME et d’ETI, réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires et quasiment l’intégralité de leurs bénéfices à l’international. Même si je le déplore, la plupart d’entre eux ont aussi un capital majoritairement détenu par des actionnaires étrangers. Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes si nous n’avons pas, au fil des ans, développé des fonds de pension ou des fonds d’investissement qui auraient permis de sécuriser la détention ou le contrôle au niveau national de ces fleurons industriels. Ces grands groupes font des arbitrages en fonction des contraintes et des opportunités que présente tel ou tel pays – c’est le cas aussi de certaines ETI ou PME.

Pour en revenir aux propos de M. Andriès, je les trouve un peu forcés. Pour ma part, je me garde de généraliser : des élus aux différentes étiquettes sont plus ou moins favorables aux entreprises ou business friendly. Il se trouve que je vis à Lyon. Il est vrai que certains élus d’une certaine tendance ne sont franchement pas business friendly. Je ne peux guère en dire plus, mais j’insiste beaucoup sur mon premier propos : il faut que les élus, en particulier les élus locaux, prennent en considération la mobilité des entreprises et du capital. On ne peut pas demander à un dirigeant qui dépend d’actionnaires étrangers – Safran n’est pas l’exemple le plus caractéristique à cet égard – et qui est confronté à une compétition internationale très violente d’être patriote en toute chose. Un actionnaire américain n’est pas un patriote français, même quand il est francophile.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Au-delà des enjeux de souveraineté économique, nos industriels sont probablement les plus vertueux au monde du point de vue de l’écologie.

Venons-en à l’énergie comme facteur de réindustrialisation et de compétitivité des entreprises. Nous avons besoin d’un mix énergétique pilotable et capable de produire en quantité suffisante. Quelle est la position du Medef à l’égard de la prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ? Nous avons auditionné Clément Beaune, haut-commissaire au plan et commissaire général de France Stratégie. Selon lui, le scénario de réindustrialisation du gouvernement, dans lequel l’industrie atteindrait 15 % du PIB en 2035, serait incompatible avec la trajectoire de production d’énergie envisagée dans la PPE.

S’agissant du prix de l’énergie, la réforme du marché européen de l’énergie a permis de maintenir l’accord Exeltium pour que nos groupes industriels électro-intensifs puissent bénéficier d’un prix d’électricité attractif, correspondant aux coûts de production et d’investissement en France. Pourquoi toutes nos entreprises ne bénéficieraient-elles pas d’un tel tarif, ce qui constituerait un retour sur investissement ? Alors que la France a fait le choix par le passé d’investir dans son parc nucléaire, nous n’en tirons pas tous les bénéfices. Cela permettrait de corriger certaines distorsions de concurrence au sein du marché unique européen – que je ne remets pas du tout en question –, notamment avec des pays d’Europe de l’Est qui bénéficient d’un coût de la main-d’œuvre moins élevé et d’une fiscalité moins lourde. Actuellement, la France se retrouve privée de son avantage compétitif majeur. L’énergie comme l’industrie nécessitent des prévisions à long terme. À mes yeux, la France serait l’eldorado de l’industrie en Europe si nous retrouvions un prix français de l’électricité. Qu’en pensez-vous ?

M. Patrick Martin. Encore faudrait-il que l’on ait une PPE. Je le dis de manière un peu provocatrice, mais ce n’est pas qu’une boutade un peu déplacée… Nous parlons ici d’industrie lourde, qu’il s’agisse des producteurs d’énergie ou de certains de leurs clients. Et nous avons tous en tête que l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) disparaît le 31 décembre 2025. Le fait que l’horizon se déplace sans cesse introduit un aléa, ce qui conduit à de l’attentisme dans le meilleur des cas, ou à des décisions contraires aux intérêts de la France dans le pire. Les industriels, de bonne foi, sans aucun parti pris idéologique, ne peuvent pas rester dans l’expectative.

Nous avons la chance d’avoir en France des fleurons dans le domaine de l’énergie : des majors comme EDF, TotalEnergies ou Engie, mais aussi des ETI, des PME, et même des start-ups. À défaut d’une stratégie énergétique claire et nécessairement cohérente avec les dispositifs européens, la tentation est grande de vouloir investir sur tout. Le véritable enjeu est de faire des arbitrages sous contrainte, tout en respectant la neutralité technologique parce que ce sont les objectifs qui importent et non pas les modalités pour les atteindre. La France ne peut pas investir massivement à la fois dans les énergies renouvelables, le nucléaire et les réseaux – 100 milliards d’euros chez Réseau de transport d’électricité (RTE), 100 milliards d’euros chez Enedis… On n’en a pas les moyens. Il me semble que c’est à la puissance publique, à vous-mêmes, de procéder aux arbitrages, mais en donnant de la lisibilité aux acteurs économiques, en particulier aux industriels.

J’ai été un peu critique tout à l’heure : les choses se décantent tout de même. Le contrat en cours de négociation entre Aluminium Dunkerque et EDF est de bon augure. Il reste à déterminer comment faire ruisseler la tarification de l’énergie en général, et de l’électricité en particulier, vers les entreprises moins électro-intensives. Le nouveau président d’EDF est parfaitement conscient de l’enjeu. À ce jour, je n’y vois pas clair.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. De votre point de vue, faut-il étendre à davantage d’entreprises la possibilité de bénéficier de prix qui dérogent aux règles européennes sur la tarification de l’énergie ?

M. Patrick Martin. L’État doit avant tout se mettre d’accord avec lui-même ; je le dis avec un infini respect, étant viscéralement républicain. Le précédent PDG d’EDF, aussi talentueux soit-il, a été confronté à des injonctions caricaturalement contradictoires de la part de l’État, qui est à la fois le régulateur et l’actionnaire, en matière d’investissement – y compris dans un bouquet énergétique diversifié –, de compétitivité, de distribution de dividendes et de désendettement. Sa mission était impossible : je ne connais personne qui sache résoudre la quadrature du cercle.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il est connu que le plan France 2030 se concentre sur les innovations de produit et non sur les innovations de processus ; il favorise ainsi l’innovation de rupture au détriment du tissu industriel de base, qui, selon la Banque publique d’investissement (BPIFrance), constitue les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France. Par contraste, le plan France relance avait apporté un soutien fort, simple et accessible aux PME et aux ETI durant l’épidémie de Covid. Ressentez-vous ce déséquilibre ?

Pour le compenser, ne faudrait-il pas s’inspirer de l’Italie, qui, en complément d’un soutien à l’innovation de rupture, a lancé le plan de transition 4.0, un crédit d’impôt d’environ 20 milliards d’euros pour soutenir les investissements de l’industrie de base dans la robotisation, la numérisation, la montée en compétences et la R&D ? Seul ce dernier volet est couvert par le crédit d’impôt recherche en France. La politique italienne porte ses fruits car elle reste lisible pour de petites entreprises qui n’ont pas les moyens de remplir des dossiers de subvention : il leur suffit de remplir une déclaration fiscale.

M. Patrick Martin. Même si la perfection n’est pas de ce monde, je crois pouvoir dire que le plan France 2030 a bien marché. Je relève toutefois une ambiguïté dans sa stratégie.

Le Medef considère qu’il faut investir plus encore dans les innovations de rupture – dans l’automobile, dans les panneaux photovoltaïques –, sans quoi il sera très compliqué de reproduire ce que font les Chinois en raison de l’absence d’économies d’échelle. Les Américains, eux, sont très efficaces dans ce domaine grâce aux partenariats public-privé – je pense ici à leur Agence pour les projets de recherche avancée de défense ou Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa).

Nous pensons cependant que le pilotage par l’État, outre qu’il est philosophiquement gênant pour les libéraux que nous sommes, entraîne des lourdeurs dans l’instruction des dossiers. Pour encourager l’industrie à améliorer ses process, il vaut mieux recourir à un dispositif générique comme l’allégement de la fiscalité de production.

Je donnerai un exemple : la décarbonation des entreprises françaises coûtera 40 milliards d’euros par an, soit une augmentation de l’enveloppe annuelle d’investissement de 12 % si l’on tient la cadence – et on ne la tient pas, faute de moyens. L’investissement des sociétés non financières, qui devrait augmenter pour couvrir ce besoin – sans même parler de la numérisation et de l’intelligence artificielle –, est en baisse depuis 23 mois. On peut imaginer la création de guichets pour instruire les dossiers d’aide aux entreprises, quelle que soit leur taille ou leur secteur d’activité, mais la seule certitude est qu’ils coûteraient très cher et qu’ils engendreraient un surcroît de délais et de complexité. Nous préférons une réponse qui, même si elle génère quelques effets d’aubaine, a le mérite de la simplicité et de la lisibilité : baisser les prélèvements obligatoires pour donner des marges de manœuvre aux entreprises, tant pour la revalorisation salariale que pour la capacité d’investissement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué dans votre propos liminaire la chute générale du niveau scolaire des jeunes Français. Faut-il revenir sur la réforme du lycée général, notamment sur la suppression des mathématiques obligatoires au lycée ? Cette question est préoccupante ; nous sommes les derniers du classement européen.

Quel jugement portez-vous sur les écoles de production ?

Enfin, l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) propose de s’inspirer du modèle des lycées agricoles en rattachant au ministère de l’industrie les formations dédiées aux métiers de l’industrie. Qu’en pensez-vous ?

M. Patrick Martin. Je serai modeste dans ma réponse à la première question, étant profondément incompétent sur l’enseignement des disciplines scientifiques au lycée. Ce n’est pas le même sujet que la réforme des lycées professionnels dont nous parlions tout à l’heure. Toutefois, on mesure d’ores et déjà que moins de jeunes femmes s’orientent vers les formations scientifiques post-baccalauréat. C’est un point à revoir.

Le Medef a engagé des moyens importants qui ont donné de premiers résultats au niveau européen. Nous croyons dur comme fer à la diplomatie économique et j’ai la faiblesse de croire que la réunion que nous avons organisée en novembre dernier entre dix-sept organisations patronales pronucléaires a pesé sur la position de la Commission européenne et du Parlement européen s’agissant de l’application du règlement européen du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables dit « taxonomie européenne ».

Nous investissons aussi massivement dans la formation et les compétences. Cela inclut les lycées professionnels et les écoles de production, une initiative remarquable qui n’est cependant pas encore à l’échelle. Nous nous pencherons bientôt sur la réforme du premier cycle universitaire, qui est un copié-collé de celle des lycées professionnels, avec une gabegie humaine, sociale, sociétale et économique qui mérite d’être prise en compte, a fortiori vu l’état des finances publiques.

Faut-il rattacher certaines formations au ministère de l’industrie ? Probablement. Le parallèle avec les lycées agricoles est pertinent et je suis par principe d’accord avec l’UIMM. Cela devrait être aussi évident que de rattacher l’énergie au ministère de l’économie – je pense que nous nous comprenons.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’objectif de zéro artificialisation nette contenu dans la loi du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux dite « loi ZAN » constitue un frein majeur à la réindustrialisation du pays. Intercommunalités de France a publié un chiffre frappant : si l’on respecte les objectifs actuels, 90 % des communes n’auront plus de foncier disponible pour l’industrie en 2030. Cela appelle des assouplissements majeurs. Selon vous, la proposition de loi sénatoriale visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, dite « proposition de loi Trace », qui prévoit un forfait de 10 000 hectares de foncier pour l’industrie et pour le logement afférent, va-t-elle suffisamment loin ? De mon point de vue, ce n’est pas le cas.

En 2023, la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables et la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte ont autorisé des dérogations aux contraintes environnementales protégeant certaines espèces végétales et animales au nom d’une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). La RIIPM est accordée pour les éoliennes, qui ne créent pas beaucoup d’emplois sur le sol français, et pour les projets d’intérêt national majeur. On pourrait envisager de présumer une RIIPM pour tout projet industriel qui cumulerait deux critères, le premier étant de créer de nouveaux emplois ou de développer une technologie de rupture, le deuxième étant de s’installer sur une friche industrielle, dans le périmètre d’une plateforme industrielle ou même sur un site industriel clé en main – il faut le préciser, puisque rien n’empêche un crapaud protégé de venir s’installer sur un terrain un mois après la labellisation du terrain. Malheureusement, cela n’empêcherait pas les recours. Qu’en pensez-vous ?

Quel est votre avis sur l’idée de garantir pendant cinq ans la stabilité des règles environnementales opposables aux projets industriels pour sécuriser leur installation sur les friches industrielles et les sites clés en main ? Cette proposition, qui me semble pertinente, avait été formulée par M. Mouchel-Blaisot dans le rapport de sa mission de mobilisation pour le foncier industriel.

Enfin, puisque les crapauds font souvent reculer les pelleteuses, que pensez-vous de régionaliser la liste des espèces végétales et animales protégées en fonction de leur répartition à l’échelle nationale, afin qu’une espèce menacée dans le Nord de la France ne freine pas pendant des mois l’installation d’un projet en Lorraine, où elle est en surpopulation ? Je pense au crapaud sonneur à ventre jaune.

M. Patrick Martin. Je vous fais grâce de mon expérience personnelle mais, en tant que chef d’entreprise, j’ai souffert dans ma chair de l’absence de coordination entre les administrations qui instruisent ces dossiers – direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), etc. C’est un processus coûteux et dissuasif.

Les inflexions qui ont été apportées au dispositif ZAN sont les bienvenues et la possibilité pour l’État d’accorder des dérogations pour des projets de grande envergure, comme pour la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) lors des Jeux olympiques et, dans un passé plus lointain, pour Eurodisney et pour Toyota, est une bonne chose. C’est aussi une forme d’aveu : toutes ces dérogations prouvent qu’un régime de droit commun plus souple serait préférable. Il me semble intéressant de donner au préfet un pouvoir de coordination et de décision renforcé pour les projets pilotés par l’État ; pour les projets de moindre ampleur, une plus grande liberté de manœuvre pourrait être accordée aux conseils régionaux.

Je n’ai pas d’avis tranché sur la protection des espèces végétales et animales. Elle peut être favorable aux entreprises dans certains cas et défavorable dans d’autres, selon qui dirige la région.

M. Frédéric Weber (RN). Je souhaite vous poser deux questions, dans la continuité de l’audition du commissaire européen Stéphane Séjourné qui a eu lieu hier.

Pensez-vous que le four électrique soit l’avenir de la production d’acier ? On l’avait lancé il y a trente ou quarante ans avant de rétropédaler en raison de sa non-viabilité économique, hormis sur certains marchés de niche. Ne faudrait-il pas plutôt, comme pour la voiture électrique, prendre le temps et continuer à produire de l’acier liquide selon des process que nous maîtrisons et qui assurent à l’acier une qualité que l’on n’est pas sûr de retrouver avec les fours électriques ?

En tant que président du Medef, considérez-vous qu’ArcelorMittal, avec ses résultats des sept dernières années, est une entreprise socialement responsable ?

M. Patrick Martin. Vous me prêtez des compétences que je n’ai pas sur la production d’acier.

Ce qui se passe chez ArcelorMittal – on peut également citer le cas de ThyssenKrupp – n’est jamais que la sanction d’erreurs stratégiques, ou plutôt d’une indécision stratégique concernant l’industrie en général et la sidérurgie en particulier. On n’a pas pris en compte ce qui était une évidence pour les professionnels, à savoir les surcapacités chinoises et le fait que les conditions de production ne sont pas soumises aux mêmes contraintes environnementales en Chine et en Europe. Il est urgent d’agir : la sidérurgie, comme la chimie, est une industrie souveraine dont les intrants se retrouvent dans toutes les productions. Dans l’esprit de nombreux commentateurs, ce sont de vieilles industries, autrement dit des industries dépassées, mais je vois mal comment l’industrie de l’armement peut accélérer sans aciéries et sans production chimique autonome.

L’Europe doit être plus réactive et instaurer des mesures de protection résolues, aussi bien par leur niveau que par leur calendrier de déploiement. Ensuite, et c’est en cours, les dispositifs comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), dont le principe est pertinent mais dont les modalités sont inappropriées, comme souvent, doivent être revus pour ne pas générer d’effets paradoxaux : là où ils devraient protéger nos industries, ils les évincent, car ils ne prennent pas en compte l’ensemble de la chaîne de valeur. Enfin, on ne pourra pas définitivement ériger des barrières protectionnistes au cas par cas. Même si je sais que votre maison abrite des sensibilités diverses et éminemment respectables, la réponse la plus complète, la plus pertinente et la plus durable est de se redonner les moyens de la compétitivité, parmi lesquels figurent la durée de travail et les modalités de financement de la protection sociale. C’est l’occasion de vous dire que nous sommes très favorables à la TVA dite sociale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué l’intensification de la guerre commerciale avec, d’un côté, la menace des tarifs douaniers américains et, de l’autre, les surcapacités de production de la Chine, qui risque d’inonder le marché européen en y redirigeant ses produits du fait de la fermeture du marché américain – et parce qu’elle subventionne massivement son industrie, ce qui est contraire aux conventions internationales.

De votre point de vue, le MACF doit-il se cantonner aux intrants ou faut-il l’étendre aux produits finis ou semi-finis ? Je crains que nous ne nous tirions une balle dans le pied en taxant les intrants nécessaires à la production sur le sol européen ; cela ne la protège pas de la concurrence, au contraire. De plus, en l’état actuel des choses, le MACF est une usine à gaz qui accorde une prime aux meilleurs lobbyistes. Ne faudrait-il pas remplacer les modalités de calcul actuelles par des valeurs standards par pays ?

Le taux d’ouverture des marchés publics est de 82 % dans l’Union européenne, contre 32 % aux États-Unis. Pour tendre vers la réciprocité des échanges, la première des choses à faire ne serait-elle pas d’instituer une préférence européenne, voire d’insérer un critère de localisation dans la commande publique ? Ce dernier existe en Allemagne et en Italie ; il est par conséquent conforme au droit de la concurrence, mais il n’a pas cours en France, où l’on préfère favoriser indirectement les entreprises locales par des clauses environnementales ou sociales.

Enfin, ne faut-il pas mettre la commande publique au service de l’innovation ? Cette préconisation du rapport sur la compétitivité française remis par Louis Gallois le 5 octobre 2012 a été appliquée aux États-Unis avec la création du Small Business Innovation Research (SBIR), un mécanisme d’orientation de la commande publique vers des innovations et des prototypes élaborés par des PME.

M. Patrick Martin. Les administrations françaises sont très zélées dans l’application des règles de mise en concurrence. Je ne m’interdis pas d’y voir l’ombre portée du principe de précaution et une forme de pénalisation et de judiciarisation de toute notre vie qui amène des élus et fonctionnaires de bonne foi à respecter à l’extrême les règles de l’achat public. Dans beaucoup de pays voisins, sans se mettre en infraction, on prend davantage en compte la préférence nationale.

Nous cheminons lentement vers une préférence européenne, notamment pour les achats d’armement, même si on est loin des Américains, sans même parler des Chinois. Le Medef est favorable à l’instauration d’un Small Business Act européen au bénéfice des PME et des ETI pour échapper à cette forme d’angélisme qui permet à des productions et à des services étrangers d’inonder le marché européen.

En parallèle, nous sommes convaincus qu’il faut accepter des accords de libre-échange, et même être à leur initiative. On ne peut pas s’inquiéter d’une menace américaine – moins inquiétante que la menace chinoise, puisque le raz de marée de sites d’e-commerce chinois est en train d’achever la destruction de notre industrie textile, de l’habillement, du jouet et de la puériculture, avant celle de la cosmétique – et s’interdire de commercer avec d’autres zones du monde, comme les pays du Mercosur, l’Indonésie et la Malaisie. Les consommateurs, qui doivent gérer leurs propres contradictions, ne le toléreraient pas. On ne peut pas amener l’Europe à se refermer complètement sur elle-même.

Nous avions identifié dès l’origine les risques de contournement du MACF et son effet d’éviction : un façonnier intégrant de l’acier ou de l’aluminium peut le faire entrer sur le marché européen sans être soumis aux mêmes règles que les producteurs d’acier et d’aluminium qui ont des usines à l’étranger. Des améliorations ont été apportées : les petites entreprises ont été exclues du périmètre. Le MACF est encore en cours d’expérimentation. Il faut redéfinir rapidement le périmètre des entreprises qui en relèvent et se doter de règles permettant de certifier la probité de fournisseurs extraeuropéens qui, à ce jour, se jouent de notre réglementation.

Même si cela ne relève pas du MACF, je signale que nous avons un vrai problème avec des produits recyclés – et en particulier avec le polytéréphtalate d’éthylène recyclé (PET). Leur production revient beaucoup plus cher que celle des produits vierges. On importe en très grande quantité des produits faussement recyclés, ce qui déstabilise les filières créées à grands frais en France et en Europe pour recycler les plastiques. Soyons beaucoup plus vigilants. Je pense notamment aux Yvelines.

M. le président Charles Rodwell. Je n’osais pas le dire. C’est fondamental pour nous.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ça l’est également s’agissant de ma circonscription en Moselle. Le projet Parkes, qui avait été annoncé lors d’un sommet Choose France et représentait un investissement de 500 millions, n’a malheureusement pas vu le jour, notamment parce qu’aucune clause à l’échelle européenne n’oblige à utiliser une part de plastique recyclé lorsque l’on produit en Europe.

Je partage donc votre constat et votre proposition.

M. le président Charles Rodwell. Avez-vous un mot à ajouter ?

M. Patrick Martin. Je souhaite vous faire part de notre inquiétude. Alors même que les entrepreneurs français – et au premier chef les industriels – sont très soucieux de la réussite de notre pays, nous voyons des nuages s’accumuler. Si j’ai évoqué des sujets qui font l’objet de débats, ce n’est pas par provocation, mais parce que nous souhaitons que l’on se penche sur les impôts de production, ainsi que sur le coût et sur la durée du travail, faute de quoi notre aspiration à la réindustrialisation demeurera un vœu pieux.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour la clarté de vos propos et de vos positions.

Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé au nom du rapporteur ou en nous adressant tout document que vous jugerez utile.

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51.   Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie, ancien député

M. le président M. Charles Rodwell. Nous entamons la dernière semaine d’auditions de la commission d’enquête en entendant M. Marc Ferracci.

Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Monsieur Ferracci, bienvenue. Vous êtes professeur en sciences économiques. Vous avez été, entre moult autres engagements professionnels, conseiller de Mme Muriel Pénicaud et de M. Jean Castex avant d’être élu en 2022 député des Français établis hors de France dans la circonscription comprenant la Suisse. Vous êtes, depuis septembre 2024, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie.

Je vous remercie de déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc Ferracci prête serment.)

M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie. Je vous remercie de me donner l’occasion d’échanger avec vous. J’évoquerai les freins à la réindustrialisation, mais aussi ses leviers.

La réindustrialisation est essentielle pour l’avenir de notre pays, pour sa prospérité, sa souveraineté et pour la cohésion de nos territoires.

Pour sa prospérité, car il n’y a pas de richesse sans industrie : celle-ci est créatrice de valeur et d’emplois. En France, l’industrie, c’est un travail pour plus de 3 millions de femmes et d’hommes, ce sont des revenus pour autant de familles et c’est de la richesse qui irrigue nos territoires.

Pour notre souveraineté, ensuite, c’est-à-dire notre capacité à choisir librement notre destin en tant que nation. Cette liberté repose sur la capacité à produire sur notre sol les solutions dont nous avons besoin. Il faut dire et redire qu’il n’existe pas de nation indépendante sans industrie forte.

Elle est essentielle, enfin, pour la cohésion de notre nation et de ses territoires. L’usine est un vecteur de lien social et de progrès social. C’est là que se forge le collectif, c’est là que nous faisons nation. C’est une réalité qui s’ancre résolument dans les territoires. Je pense, monsieur le rapporteur, à Saint-Avold et à sa centrale électrique à charbon qui va être reconvertie au biogaz.

Se battre pour nos industries et nos emplois, c’est donc aussi se battre pour une histoire et pour une certaine idée du progrès. Sous l’autorité du Président de la République et du Premier ministre, l’ambition du gouvernement est d’agir sans relâche pour réindustrialiser la France.

Depuis 2017, notre pays connaît une dynamique de réindustrialisation. Cette réalité est tangible : le baromètre industriel de l’État dénombre 450 ouvertures ou extensions nettes de sites industriels en France depuis 2022, dont 89 ouvertures ou extensions nettes pour la seule année 2024. Sur le front de l’emploi, l’Insee comptabilise 140 000 créations nettes d’emplois industriels depuis 2017, dont environ 10 000 créations nettes en 2024. Enfin, la France est le pays le plus attractif d’Europe pour les investisseurs étrangers depuis six ans. Lors du sommet Choose France en 2025, 40 milliards d’euros d’investissements supplémentaires ont été annoncés. Ils se traduiront par des projets industriels créateurs d’emplois dans nos territoires.

Il y a quelques jours, je me suis rendu à Douai avec le Président de la République. J’ai pu y constater, avec une certaine fierté, mais aussi avec l’humilité qu’impose la réalisation de projets industriels impliquant de nombreux acteurs, dont au premier rang l’État, le succès d’un projet soutenu par celui-ci à hauteur de 248 millions : la méga-usine ou gigafactory AESC Envision. Cette usine, la première usine de batteries opérationnelle en France, représentera 900 emplois à la fin de l’année, dont 650 ont déjà été créés. Il y a trois ou quatre ans, on voulait nous faire croire qu’il était impossible de construire une usine de batteries en France. Cela a pourtant été réalisé, grâce à un travail collectif des investisseurs privés, de l’État et des collectivités territoriales, dont je salue l’action.

Toutefois – il nous faut être lucides –, cette dynamique de réindustrialisation ralentit en raison de la succession des chocs subis par l’économie. Je pense évidemment à la pandémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine, qui a entraîné une crise de l’énergie et une forte inflation. Je pense aussi, bien sûr, aux menaces plus récentes de guerre commerciale, qui, créant de l’incertitude, freinent certains projets industriels ; cela a aggravé l’incertitude liée à l’instabilité politique et à l’absence de budget, qui a nourri l’attentisme d’investisseurs.

Il existe aussi des raisons plus structurelles à ce ralentissement. Plusieurs filières industrielles sont en pleine transition vers de nouveaux modèles technologiques. Je pense à l’automobile, avec le passage au modèle électrique et la délicate montée en cadence des industries de batterie. Je pense à l’acier et à la chimie, qui ont engagé leur processus de décarbonation. Je pense enfin au spatial, dont le marché a été perturbé par l’émergence de Starlink.

Je pourrais multiplier les exemples, mais, plus fondamentalement et de manière très aiguë, le principal frein à la réindustrialisation est la concurrence internationale, en particulier celle de la Chine.

Depuis la crise du Covid, les capacités de production ont explosé, ce qui représente un véritable choc pour les secteurs de la chimie et de la sidérurgie. Ainsi, les surcapacités mondiales de production d’acier représentent 2,75 fois la capacité de production de l’Union européenne dans son ensemble. Ce rapport sera de 3,5 en 2026. En outre, la concurrence internationale se caractérise par des pratiques agressives et même déloyales. Un rapport de la Commission européenne a établi que la Chine subventionnait l’ensemble de la filière des véhicules électriques, de l’extraction de lithium pour les batteries jusqu’au transport maritime des véhicules. Nos constructeurs et nos équipementiers ne se battent donc pas à armes égales. Chaque semaine – c’est ma méthode –, je vais à la rencontre des industriels sur le terrain et ils sont nombreux à me parler de la concurrence déloyale comme d’un frein pesant sur leur activité industrielle.

Concrètement, tout cela se traduit par un plus grand nombre de défaillances d’entreprises, avec des conséquences sur l’emploi. La situation est plus délicate qu’il y a quelques années. Les défaillances liées au rattrapage post-Covid – environ 66 000 – étaient attendues. L’inquiétude est plus forte pour les filières plus structurellement exposées à cette concurrence, en particulier l’automobile, l’acier et la chimie. C’est là que la réindustrialisation ralentit le plus fortement, c’est là que l’enjeu est le plus essentiel et je dirais même existentiel, car ce sont des dizaines de sites industriels et des milliers d’emplois qui sont en danger.

Nous devons à nos concitoyens, aux salariés et aux territoires un diagnostic lucide sur la situation des filières concernées – toutes ne le sont pas : un certain nombre vont bien. Nous nous battons du matin au soir, avec mes équipes, avec l’ensemble des élus et des parlementaires investis dans cette cause, pour l’industrie française et ses emplois. Le ministère dont j’ai l’honneur d’avoir la charge est un ministère de combat. Le sens de ce combat est de renforcer et d’adapter la politique menée depuis 2017 pour réindustrialiser la France, en activant tous les leviers à notre disposition.

Permettez-moi de m’attarder sur ces leviers et de vous soumettre quelques idées qui prolongeront probablement les échanges que vous avez menés depuis le début de vos auditions. J’identifie quatre leviers essentiels, qui sont complémentaires : la compétitivité, qui repose sur l’énergie, sur le coût du travail et sur notre stratégie d’innovation ; les compétences et la formation ; la simplification et les normes ; la protection commerciale. Pour agir efficacement, il faut agir sur l’ensemble de ces leviers.

Le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne de Mario Draghi, publié en septembre 2024, a montré que l’Europe avait accumulé un retard considérable en matière de compétitivité vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Le déficit de productivité s’est aggravé au cours des quinze dernières années, tandis que la Chine accélère sa montée en gamme dans les chaînes de valeur industrielles. L’enjeu pour l’industrie française et européenne est de combler ce fossé qui est en train de se creuser.

Or l’énergie est un outil au service de notre industrie et de sa compétitivité. La France dispose en la matière d’importants atouts. Grâce à son parc nucléaire historique, notre pays produit une énergie abondante et décarbonée, ce qui est un avantage décisif dans la compétition internationale : en 2022, les entreprises françaises ont bénéficié de prix inférieurs de 35 % à ceux pratiqués en moyenne dans l’Union européenne. C’est pourquoi nous investissons massivement dans le nouveau nucléaire français, c’est-à-dire dans les réacteurs de nouvelle génération, mais aussi dans l’innovation, avec les petits réacteurs modulaires.

Le développement des énergies renouvelables est également essentiel à la compétitivité de nos industries. Il nous permettra demain de sortir de la dépendance aux importations d’hydrocarbures, qui représentent encore les deux tiers de notre consommation énergétique et qui pèsent pour près de 70 milliards dans notre balance commerciale. Il permettra également de délier notre industrie de la nature très volatile des importations et apportera plus de visibilité et de certitude à nos industriels dans leurs choix et dans leurs stratégies d’investissement, entravées par la volatilité et l’instabilité des prix en matière d’énergie.

La compétitivité de notre industrie passe également par le coût du travail. Je me fais ici le porte-voix des industriels qui, au cours de vos auditions, ont été nombreux à souligner l’urgence d’agir sur le coût du travail pour préserver et pour accroître l’emploi.

Des mesures ont déjà été prises : depuis 2017, le gouvernement a baissé massivement les prélèvements obligatoires sur les entreprises. L’impôt sur les sociétés est ainsi passé de 33 % à 25 %, le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) a été transformé en allégement de charges pérenne et les impôts de production ont été abaissés de près de 20 milliards. Ces mesures ont permis de renforcer l’attractivité industrielle de notre pays.

Nous devons aller plus loin et franchir une nouvelle étape pour trouver de nouveaux leviers. Il y a dans le débat public un questionnement au sujet du financement de notre protection sociale, qui pèse très fortement sur le travail. Je n’ai pas d’a priori sur les assiettes qui pourraient financer différemment notre protection sociale. Certains évoquent la consommation, d’autres le capital et d’autres encore, comme les économistes de la mission relative à l’articulation entre les salaires, le coût du travail et la prime d’activité et à son effet sur l’emploi, le niveau des salaires et l’activité économique Étienne Wasmer et Antoine Bozio, le foncier. Ce débat est légitime, mais, surtout, nous devons agir pour envoyer un signal fort à nos industriels et aux investisseurs du monde entier.

La compétitivité de notre industrie passe par l’innovation, dans laquelle l’État investit massivement, par l’intermédiaire du plan France 2030, à hauteur de 54 milliards, et par le crédit d’impôt recherche – qui a été maintenu malgré un contexte budgétaire contraint –, à hauteur de 7 milliards.

Cette politique ambitieuse d’investissement, qui agit comme un levier pour les investissements privés, se traduit par un engagement sans précédent dans les technologies critiques de demain – hydrogène, batteries, biomédicaments, avion électrique, intelligence artificielle, quantique. Nous voulons positionner la France à la frontière technologique pour assurer notre souveraineté et gagner des parts de marché. Toutefois, je veux le dire clairement, nous ne pourrons pas être présents partout. Nous devrons donc, comme nous l’avons déjà fait avec France 2030, faire des choix stratégiques et miser sur nos forces, sur nos talents et sur nos atouts technologiques et industriels. Ma priorité est de tout faire pour que la France reste en tête de la course mondiale à l’innovation dans des domaines aussi stratégiques que l’aéronautique, la défense, le spatial, le nucléaire ou encore la santé. Le succès du vol commercial d’Ariane 6, avec la mise en orbite du satellite d’observation militaire CSO-3, en mars dernier, a fait la démonstration de notre avance technologique dans ce domaine clé pour notre avenir. Il faut consolider tout cela.

Pour que l’innovation produise tous ses effets, il faut qu’elle se diffuse, donc il faut permettre à nos petites et moyennes entreprises (PME) et à nos entreprises de taille intermédiaire (ETI) de s’en emparer. Nous agissons pour faciliter leur accès au financement et aux technologies.

Concernant le levier des compétences et de la formation, je serai plus rapide. Depuis 2017, nous menons une politique volontariste pour fluidifier le marché du travail et pour renforcer la formation professionnelle, l’alternance et la formation continue. Cette politique s’est traduite notamment par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

L’industrie compte 70 000 emplois non pourvus. Notre défi est d’attirer, de former et, surtout, de fidéliser les talents. La France forme d’excellents ingénieurs ; encore faut-il qu’ils choisissent l’industrie et qu’ils y restent. Nous observons avec déception que cette capacité de rétention fait parfois défaut. Il faut maintenir leur savoir-faire dans nos territoires pour préserver notre avenir industriel. Je souhaite insister sur la nécessité d’accélérer le déploiement de la réforme des lycées professionnels et, en particulier, de faire évoluer plus rapidement la carte des formations pour ouvrir dans ces lycées plus de sections en lien avec les métiers industriels.

Le troisième levier est celui des normes et de la simplification. C’est un élément essentiel qui revient systématiquement dans mes échanges avec les industriels et qui a probablement dû marquer votre commission d’enquête. Nous devons faire de ce qui est actuellement un frein un véritable levier de transformation.

Sans renoncer à nos objectifs de transition écologique, nous devons les concilier avec le bien-être de notre industrie. Pour se maintenir sur cette ligne de crête, il faut une approche intelligente et évolutive. J’ai fait voter à l’Assemblée nationale un amendement au projet de loi de simplification de la vie économique permettant aux projets industriels d’être exemptés des contraintes du zéro artificialisation nette (ZAN) en consacrant une enveloppe de 10 000 hectares à l’industrie. J’espère que cette mesure sera maintenue dans le texte définitif.

C’est aussi à des fins de simplification que la France a demandé, comme l’a annoncé le Président de la République en mai, que la directive européenne du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D) soit retirée. Il faut également mener une réflexion critique et exigeante sur la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Nous devons mettre le droit et l’écologie au service de la vie de nos concitoyens et de notre avenir. Or il n’y a pas d’avenir pour nos concitoyens sans industrie et sans emploi.

Il faut enfin agir – dernier levier – sur la protection commerciale. Avant la fin de cette année, nous devons prendre des mesures spécifiques pour protéger nos industries et nos emplois dans les filières les plus exposées, l’automobile, l’acier et la chimie en particulier. J’ai échangé à de nombreuses reprises avec nos partenaires italiens, espagnols et, après la nomination récente du gouvernement, allemands. J’ai également échangé avec la Commission européenne, notamment avec son vice-président Stéphane Séjourné, afin d’agir avec force et rapidité.

J’ai lancé il y a quelques semaines une alliance européenne de l’industrie lourde qui est destinée à peser, grâce à des propositions concrètes, sur les décisions de l’Union européenne au sujet des mesures de soutien aux secteurs de l’acier et de la chimie. Plusieurs mesures ont déjà été annoncées par la Commission européenne dans le cadre d’un plan d’action pour l’acier : renforcement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), clauses de sauvegarde renforcées pour limiter en particulier les importations d’acier chinois et introduction de critères de contenu local dans la commande publique. Ces mesures visent à soutenir la production et l’emploi industriel sur notre sol. Elles doivent se concrétiser par des actes législatifs européens d’ici la fin de l’année.

Au-delà des mesures sectorielles, nous avons besoin, au niveau européen, de sortir d’une forme de naïveté par une approche qui assume le renforcement des frontières économiques du marché intérieur et le principe de la préférence européenne. Ce concept, qui a été défendu par la France, a été repris par la Commission européenne. Nous sommes évidemment attachés au principe du multilatéralisme et du respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais, je dois le dire avec la plus grande clarté, ces règles supposent de la réciprocité. Nous ne pouvons plus être les seuls bons élèves de la classe. Pour reprendre l’expression du Président de la République, nous ne pouvons pas être « des herbivores dans un monde de carnivores ». C’est donc en adaptant notre doctrine à un environnement plus agressif et plus incertain que nous sauverons l’industrie européenne et l’industrie française. L’Europe doit se penser et agir comme une puissance industrielle.

Notre avenir, je pense que nous en sommes tous convaincus, passe par la réindustrialisation et exige une vision commune. La réindustrialisation doit être un sujet de consensus, j’irai jusqu’à dire d’union sacrée, même dans le contexte d’une Assemblée divisée et sans majorité. Aujourd’hui, plus que jamais, nos industriels et nos partenaires ont besoin de certitude, de stabilité et de réassurance. Notre réindustrialisation doit faire l’objet de postures et d’actes visibles. Nous en avons besoin pour convaincre, avancer et défendre les intérêts français en Europe, car l’industrie est un sujet européen. La mobilisation du gouvernement pour la réindustrialisation, notre mobilisation à tous sont un combat qui demande de la volonté, de l’énergie et de l’écoute. Je suis donc très heureux de répondre à vos questions. Les Français comptent sur nous.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette présentation très claire.

Vous avez évoqué les différentes pistes pour financer notre industrie, foncier ou réforme du financement de la protection sociale. Quelles solutions préconisez-vous en tant que professeur, en tant que parlementaire et en tant que ministre ? Pensez-vous que la refonte de notre système de retraites et l’introduction d’un pilier de capitalisation pourrait permettre non seulement de sauver la retraite des Français, mais aussi de financer, grâce à des fonds de pension français et européens, le redéploiement de l’industrie dans notre pays ?

Quelle est l’avancée des négociations sur les produits d’épargne et les labels européens communs, notamment pour financer les industries européennes ? Quel est votre avis sur la construction des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), notamment depuis la fin de la crise du Covid ?

Concernant la simplification, quels sont les prochains chantiers auxquels vous vous attaquerez après les projets présentés à l’échelle européenne – les propositions de directives dites « omnibus » déposées le 26 février 2025 – ou nationale pour simplifier la vie de nos entreprises, notamment industrielles ?

M. Marc Ferracci, ministre. Dans votre première question, il y en a au fond deux, qui sont liées : le financement de notre protection sociale et celui de notre industrie.

Je vous répondrai très directement : je pense que nous devons asseoir le financement de notre protection sociale sur d’autres assiettes que le travail. Ce sujet est politiquement sensible, mais ce qui doit prévaloir, c’est la notion d’effort partagé par l’ensemble des citoyens et des entreprises. J’espère que nous pourrons en débattre avant le prochain texte budgétaire. Nous devons aller vers de la capitalisation – ce système existe déjà pour les retraites de la fonction publique – pour donner de nouvelles capacités de financement à notre système de retraite, mais cela ne réglera pas les problèmes de financement à court terme, car la capitalisation a besoin de temps pour monter en charge.

En tant que ministre de l’industrie, je suis convaincu que nous devons orienter une part plus grande de l’épargne des Français vers les entreprises industrielles, qui ont besoin, de façon urgente, de davantage de capacités de financement. Il y a quelques mois, lors d’un déplacement en Côte-d’Or consacré aux industries de la santé, j’ai eu l’occasion de discuter avec les dirigeants de la start-up Inventiva, qui a opéré la plus importante levée de fonds dans l’industrie de la santé en 2024 – 350 millions de dollars. J’aurais aimé pouvoir dire que ces fonds ont été levés en euros, mais Inventiva n’a pas trouvé d’investisseurs en Europe pour financer les essais de phase III, les plus coûteux. Cet exemple illustre la nécessité de réfléchir à l’intégration rapide du marché européen des capitaux pour orienter l’épargne européenne vers des actifs européens.

Les ministres européens des finances se sont récemment réunis pour s’accorder sur les principaux critères du label européen. Il s’agit également de développer un marché européen de la titrisation et de mettre en place un mécanisme centralisé de supervision pour harmoniser les pratiques. Nous avons également besoin de faire évoluer la classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, dite taxonomie européenne, des investisseurs européens, qui se détournent des investissements dans la défense. Cela fait partie du sujet.

Le dispositif des PIIEC est trop compliqué et leur élaboration prend trop de temps. Nous avons engagé avec la direction générale des entreprises un processus de réflexion qui a abouti à des propositions de simplification que nous défendons au niveau européen et dont certaines ont été reprises par le commissaire Séjourné lors de son annonce à propos du pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal. Nous avons besoin de donner rapidement de la visibilité aux industriels.

Concernant les chantiers de simplification, les plus urgents sont sectoriels. La récente interview de John Elkann et Luca de Meo le 5 mai dernier dans Le Figaro a mis en lumière la complexité de la réglementation dans l’automobile. Il faudrait pouvoir distinguer la réglementation qui s’applique aux gros modèles de celle qui s’applique aux petits. Je vais en parler très bientôt avec mon homologue italien, Adolfo Urso : la coopération franco-italienne dans ce domaine est importante, car les marchés français et italien reposent beaucoup sur les petits modèles.

Permettez-moi de formuler une proposition personnelle, qui n’engage pas le gouvernement. Pour limiter l’inflation normative, nous pourrions nous inspirer d’exemples étrangers. Certains États fédérés des États-Unis limitent le nombre de mots que les administrations et les départements ministériels peuvent utiliser pour rédiger les actes réglementaires – décrets, arrêtés et circulaires. Cette pratique du word count peut apparaître comme une contrainte radicale qui empêche l’action publique, mais le retour d’expérience montre que les administrations en viennent à davantage réfléchir à leurs priorités et à être plus concises. Le secrétariat général du gouvernement communique d’ailleurs déjà aux ministères le nombre de mots qu’ils produisent dans leur activité réglementaire, mais cela n’a pas de portée contraignante. Je pense que nous gagnerions à creuser ce sujet.

M. le président Charles Rodwell. Pensez-vous que le succès commercial d’Ariane puisse inspirer d’autres filières industrielles européennes pour bâtir des modèles économiques à l’échelle européenne qui nous permettraient de faire concurrence aux mastodontes chinois et américains ?

Vous n’êtes pas ministre du commerce extérieur, mais j’imagine que vous mesurez tous les jours les conséquences sur les entreprises de la guerre tarifaire menée par Donald Trump, après le déploiement de l’Inflation Reduction Act (IRA) par l’administration Biden. Pouvez-vous dresser un état des lieux de cette menace économique et commerciale ? Quelles sont les réponses de la France et de l’Europe ?

M. Marc Ferracci, ministre. Ariane est une grande réussite européenne qui s’appuie sur de l’expertise et sur le centre spatial guyanais, un atout concurrentiel majeur. Ce modèle est-il transposable ?

Le secteur des lanceurs doit faire face à une concurrence exacerbée. J’ai évoqué Starlink, mais il y a aussi la question des lanceurs : Ariane n’a pas la capacité de réutiliser les lanceurs, alors que les États-Unis savent le faire depuis 2015. Il faut accélérer pour rattraper ce retard. C’est une position que je défends au niveau européen avec mon collègue Philippe Baptiste. Il y aura à la fin de l’année une étape importante pour le financement de l’industrie spatiale européenne.

Le principe du retour géographique sur lequel repose le modèle spatial européen – l’impact industriel sur le territoire de chaque pays contributeur est lié à sa contribution – montre ses limites. Il ne favorise pas du tout la compétitivité, car il a pour effet de segmenter les chaînes de valeur. Il faut donc le remettre en question. J’ai déjà eu l’occasion de le dire au commissaire européen à la défense et à l’espace, Andrius Kubilius, et au directeur général de l’Agence spatiale européenne ou European Space Agency (ESA), Josef Aschbacher.

L’IRA comporte des éléments dont nous devrions nous inspirer selon la logique de réciprocité que j’ai évoquée, en particulier les clauses de contenu local imposant à certaines filières un taux minimum de composants produits sur le territoire. Certes, imposer un minimum de 70 % de composants fabriqués localement serait particulièrement contraignant, mais ce serait un outil très puissant pour soutenir et développer nos filières industrielles.

C’est la solution que nous défendons à l’échelle européenne. Pour l’instant, elle ne s’est concrétisée qu’indirectement, par l’adoption de critères en matière de résilience de la chaîne de valeur, de cybersécurité ou d’empreinte carbone qui aboutissent à privilégier les productions locales – françaises ou européennes. Nous devons aller plus loin. Les clauses de contenu local sont probablement contraires aux règles de l’OMC, mais, comme je l’ai expliqué, nous pouvons défendre le multilatéralisme et les règles de l’OMC sans être les naïfs du paysage global.

Concernant les droits de douane « réciproques » de 10 % – ils ne le sont absolument pas, mais c’est ainsi qu’ils sont présentés dans le narratif politique du président Trump –, nous, Européens, devons également défendre la réciprocité. Des négociations sont en cours, mais je ne suis pas en première ligne. Néanmoins, je sais qu’ils sont une source de préoccupation majeure pour tous nos industriels, car ils ont des effets directs sur nos 4 000 entreprises qui exportent vers les États-Unis. Pour certaines chaînes de valeur très intégrées au niveau transatlantique, comme l’aéronautique, dont les composants franchissent plusieurs fois l’Atlantique avant d’être définitivement assemblés – notamment à Toulouse pour Airbus –, les surcoûts peuvent même être massifs et laissent entrevoir de très lourdes conséquences. J’ai eu l’occasion de m’en entretenir avec les dirigeants d’Airbus et de Safran.

Outre ces effets directs, les droits de douane risquent également, en fermant le marché américain à la Chine, de rediriger vers l’Europe certains flux commerciaux. Or les surcapacités chinoises, qui touchent déjà l’acier, la chimie ou les véhicules électriques, pourraient s’étendre aux semi-conducteurs. Ce phénomène est voué à s’amplifier et nous avons d’ores et déjà demandé à la Commission européenne d’instaurer un système de supervision des surcapacités chinoises dans plusieurs filières, afin de vérifier si des flux sont déjà redirigés et, le cas échéant, prendre des mesures commerciales pour protéger nos industries.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma première série de questions porte sur les politiques de protection dans la guerre commerciale internationale, notamment face à la double menace des droits de douane américains et des surcapacités chinoises.

Il y a deux mois, devant le Conseil national de l’industrie, vous avez annoncé votre volonté d’étendre le champ d’application du MACF aux produits semi-finis et finis, car le dispositif actuel, limité aux intrants nécessaires à la production industrielle, peut pénaliser certains secteurs sur le sol européen en renchérissant les coûts – certains secteurs seulement : ce constat n’est pas valable pour l’acier, par exemple. Quelles démarches avez-vous engagées en ce sens ces deux derniers mois ? Avez-vous obtenu le soutien de plusieurs autres pays européens ?

Par ailleurs, ne serait-il pas pertinent de changer les modalités de calcul du MACF en définissant une valeur standard par pays, notamment en fonction du niveau de décarbonation de son mix électrique ? Cette proposition soutenue notamment par France Stratégie serait encore plus intéressante si le champ d’application du MACF était étendu aux produits transformés.

Toujours à propos des mesures de protection, et pour mettre fin à la naïveté dont vous parliez en citant le Président de la République à propos des carnivores et des herbivores : comme je l’ai dit lors du Conseil national de l’industrie, le taux d’ouverture des marchés publics s’élève à 82 % pour l’Union européenne, contre seulement 32 % aux États-Unis. Ne faudrait-il pas étendre la préférence européenne instaurée – à raison – pour la défense à d’autres secteurs pour lesquels nous sommes en concurrence avec les États-Unis sur le marché européen, comme le nucléaire ?

Vous avez plaidé pour l’instauration d’une clause de contenu local dans les marchés publics. Couvrirait-elle le territoire européen ou les acheteurs publics seraient-ils autorisés, sans obligation, à favoriser une entreprise dont les moyens d’exécution se situent sur le sol français ?

Enfin, pourriez-vous préciser votre pensée à propos de la mobilisation de l’épargne des Français, dont le niveau est le plus élevé d’Europe ? Quand je vous entends parler de flécher cette épargne vers l’industrie, je crains que l’épargne des Français aille financer l’industrie en Europe de l’Est. Comment faire pour l’orienter en priorité vers l’industrie française, par exemple par une clause de contenu local ?

M. Marc Ferracci, ministre. Le MACF, qui doit entrer en vigueur au 1er janvier 2026, est actuellement en phase de test. Les résultats ne sont d’ailleurs pas très concluants : il y a beaucoup de possibilités de contournement. Nous soutenons trois propositions d’aménagement.

La première, c’est effectivement l’extension du dispositif aux produits transformés. Nous l’avons défendue auprès de la Commission européenne par une note des autorités françaises (NAF) ; la Commission en a pris acte et la proposition a été reprise par Stéphane Séjourné dans le plan d’action pour l’acier et les métaux présenté le 19 mars. Il faut désormais traduire juridiquement cette annonce politique. J’aurai l’occasion de m’en entretenir très prochainement avec Wopke Hoekstra, commissaire européen chargé du climat, avec lequel je suis en lien étroit.

La deuxième, c’est l’application d’un taux de taxation moyen à l’échelle d’un pays pour simplifier l’application du dispositif et en éviter le contournement. Raisonner globalement plutôt qu’usine par usine devrait inciter la Chine à réduire globalement ses émissions, elle qui a tendance à recourir au resource shuffling – une stratégie qui consiste à n’exporter vers l’Europe que les matériaux produits à partir d’électricité décarbonée pour éviter le MACF. Grâce à l’important travail des services de Bercy – de la direction générale des entreprises et de la direction générale du Trésor – nous pourrons proposer à nos partenaires européens des valeurs pays par défaut acceptables vis-à-vis des règles de l’OMC. Plusieurs pays sont – légitimement – très sensibles à leur respect, en particulier les petites économies ouvertes que sont les Pays-Bas et les pays scandinaves. Nous faisons le maximum pour trouver une solution technique consensuelle pour lutter contre le contournement du MACF.

Le principe de préférence européenne, réaffirmé dans le cadre du Clean Industrial Deal, se limite pour l’instant à la commande publique. Ce changement de doctrine est un bon début, mais la France souhaiterait l’étendre aux mécanismes de soutien publics. Cette position ambitieuse n’est pas sans susciter quelques débats à l’échelle européenne. À notre demande, la directive du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics sera révisée en 2026 ; nous entendons en profiter pour étendre la préférence européenne aux aides publiques, afin de faire de la directive relative aux marchés publics un véritable Buy European Act. Il faut maintenant couvrir le dernier kilomètre et trouver la traduction législative de ces annonces politiques.

Pour répondre à votre question sur la clause de contenu local, elle couvrirait les produits dont une part de la valeur ajoutée a effectivement été produite localement – en l’espèce, dans le territoire européen : ne viser que la France irait à rebours des objectifs du marché intérieur, ce n’est pas possible. Mais, sans renier nos engagements européens, nous devons réfléchir en toute lucidité à des leviers permettant d’orienter vers la production française non seulement la commande publique, mais aussi les achats privés de nos concitoyens et de nos entreprises. Certains de nos partenaires le font – mon homologue italien porte d’ailleurs officiellement le titre de ministre des entreprises et du Made in Italy.

Un exemple : les recommandations que formule M. Yves Jégo dans le rapport qu’il vient de nous remettre, à Véronique Louwagie et à moi-même, visant à faciliter l’appréhension de la notion de l’origine française des produits pour les consommateurs et le « fabriqué en France » – renforcement des obligations d’affichage sur les origines et la localisation des productions, consolidation des multiples labels qui coexistent aux niveaux régional et national. L’objectif est de fournir aux consommateurs toutes les informations pour qu’ils puissent faire des choix éclairés et orientent leur consommation vers le « fabriqué en France ». Parallèlement, nous nous sommes engagés à lancer dès cette année un mois dédié à la consommation des produits fabriqués en France pour créer un réflexe chez nos concitoyens. Je crois que cette idée a déjà fait l’objet d’un peu de publicité. C’est un exemple des mesures que nous pouvons prendre à l’échelle infra-européenne.

Enfin, le taux d’épargne des Français frôle les 18 % : c’est très élevé, peut-être même trop. Je pense qu’un certain nombre de Français sont sensibles à l’idée de soutenir l’industrie grâce à leur épargne, mais que les caractéristiques des produits financiers actuels – incitations fiscales, durée – ne permettent pas de flécher cette épargne vers des investissements industriels, des besoins en fonds propre ou de la dette longue.

Soyons lucides : ce qui guide les décisions d’allocation de l’épargne, c’est le rendement des investissements. On en revient aux enjeux de compétitivité que j’ai déjà abordés. Une partie de l’épargne européenne est investie aux États-Unis parce que le marché des capitaux y est plus profond et peut-être plus souple du point de vue réglementaire, que les opportunités d’investissement y sont plus nombreuses, les démarches plus simples, les coûts de l’énergie plus faibles : tout cela donne un avantage compétitif aux entreprises américaines. Nous devons donc à la fois réfléchir à l’évolution du fonctionnement de notre marché financier – cela relève du portefeuille ministériel d’Éric Lombard – et faire en sorte que notre politique en matière de compétitivité encourage les investisseurs – en particulier les grands investisseurs institutionnels, qui gèrent une partie de l’épargne des Français – à se tourner vers des dispositifs qui génèrent de la profitabilité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La Plateforme automobile (PFA) alerte sur le risque de suppression de près de 100 000 emplois industriels en France – sans parler de la distribution ou des services – au cours des dix prochaines années, notamment en raison de l’interdiction à la vente de véhicules à moteur thermique neufs à partir de 2035. Pourquoi ne défendez-vous pas le report de cette interdiction au-delà de 2035 ou le fait d’en exclure les véhicules équipés de la technologie hybride, bien maîtrisée par les constructeurs français ?

Des négociations sont en cours à la Commission européenne pour lever les surtaxes appliquées aux importations de véhicules électriques chinois. Quelle est la position de la France ?

M. Marc Ferracci, ministre. J’ai beaucoup discuté avec l’ensemble des acteurs de la filière automobile. Si certains étaient critiques lors de l’adoption du règlement du 17 avril 2019 établissant des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs, dit « règlement Cafe » (Corporate Average Fuel Economy), qui fixe des plafonds d’émission de CO2 pour les véhicules neufs, aucun ne remet aujourd’hui en cause l’objectif de 2035, car des investissements lourds ont déjà été engagés pour électrifier les gammes. J’ai eu l’occasion de visiter l’usine Renault de Douai, où est produite la R5 électrique, et l’usine Peugeot de Sochaux, qui fabrique les E-3008 et E-5008. Des batteries aux moteurs, tous les composants de ces véhicules sont produits en France : c’est une véritable réussite industrielle. L’échéance de 2035 a donc permis de mettre tout le monde en mouvement, même les acteurs en conviennent. Reste qu’ils demandent davantage de souplesse. La France, par ma voix et celles d’Agnès Pannier-Runacher et Benjamin Haddad, a déjà obtenu de la Commission le lissage sur trois ans des amendes dues au titre de l’année 2025 pour non-respect du règlement Cafe par excès d’émission– pas moins de 1 milliard pour Renault. C’est exactement ce que demandait la filière.

Je rappelle que le règlement Cafe contient une clause de revoyure en 2026 : ce sera l’occasion de défendre d’autres propositions d’assouplissement. Nous y travaillons avec les acteurs de la filière. Exclure les véhicules hybrides de l’interdiction est une possibilité, d’autres pays défendent des propositions différentes : mon homologue italien, Adolfo Urso, plaide avec constance pour un traitement différencié des véhicules fonctionnant aux biocarburants. En tant que ministre de l’industrie, je pense que nous devons maintenir l’objectif pour 2035, mais je suis tout disposé à réfléchir à des assouplissements, pourvu qu’ils soient fondés sur des éléments documentés et ne remettent pas en cause nos objectifs de décarbonation.

Concernant les négociations sur une éventuelle levée de la surtaxe à l’importation de véhicules électriques chinois, notre position est très claire : nous nous y opposons.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en viens à la politique énergétique de la France, qui dépend désormais du portefeuille du ministre de l’industrie – nous nous en réjouissons.

Dans le cadre du programme de relance de la filière nucléaire, vous avez prévu la construction d’une première série de six nouveaux réacteurs pressurisés européens de seconde génération ou European Pressurized Reactors (EPR 2). Matignon a annoncé cette semaine que le prix d’équilibre de l’électricité produite avoisinerait 100 euros le mégawattheure.

Compte tenu des difficultés rencontrées à Flamanville et de l’urgence de disposer rapidement de nouveaux réacteurs nucléaires tout en maîtrisant les coûts de construction et le prix final de l’électricité, ne serait-il pas plus pertinent de se contenter d’EPR de première génération pour cette première série plutôt que de nous aventurer dans une technologie que nous n’avons encore jamais déployée ? Les EPR 2 pourront toujours être installés dans un deuxième temps, après 2038.

Lors de son audition, le nouveau haut-commissaire au plan, Clément Beaune, a déclaré que la future programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) n’était pas compatible avec les objectifs de réindustrialisation du gouvernement – que la part de l’industrie dans le PIB atteigne 15 % en 2035. Pouvez-vous commenter ?

M. Marc Ferracci, ministre. Les six EPR 2 n’en sont plus au stade du projet : le processus de construction est engagé – les cuves sortent déjà de l’usine Framatome du Creusot, comme je l’ai directement constaté – et le remettre en question entraînerait probablement une très profonde désorganisation.

Le schéma de financement du programme du nouveau nucléaire français (NNF) suit deux axes principaux : la construction et l’exploitation.

Concernant la construction des réacteurs, l’État va accorder à EDF un prêt bonifié pour l’aider à assumer les très lourds investissements. Cette solution, déjà adoptée par d’autres pays comme la République tchèque, a été validée par la Commission européenne.

Concernant la phase d’exploitation, le prix d’équilibre de 100 euros par mégawattheure que vous avez évoqué n’est absolument pas le prix auquel l’électricité nucléaire sera vendue aux industriels. Il correspond seulement au prix pivot du contrat pour différence. J’en rappelle le principe : si le prix de marché excède ce seuil, l’opérateur rétrocède une partie de ses bénéfices ; s’il est en deçà, l’État compense. Des négociations sont en cours entre EDF et les industriels – notamment les électro-intensifs – concernant la mise à disposition d’une partie de la production issue du nucléaire existant, à des prix qui seront bien inférieurs à celui que vous avez évoqué. Or ces contrats sont conclus pour une durée de dix à quinze ans : certains seront donc encore valables après la mise en service des nouveaux EPR 2, prévue en 2038. Soyons bien clairs : 100 euros par mégawattheure n’est absolument pas le prix cible du gouvernement, contrairement à une idée qui devient prégnante dans le débat.

Reste que le financement a dû être réévalué en raison de l’inflation, qui a renchéri le coût des composants et de l’ensemble de la chaîne de valeur – maîtrise d’ouvrage, ingénierie. À l’issue d’un dialogue très exigeant avec EDF, le schéma de financement est désormais consensuel et doit être notifié à la Commission européenne dans quelques jours pour que soit vérifiée sa compatibilité avec le régime des aides d’État.

Malgré toute l’amitié et l’estime que j’ai pour le haut-commissaire Clément Beaune, je ne partage pas son avis sur la PPE. Au reste, peut-être nos convictions ne sont-elles pas si éloignées en réalité ; je n’exclus pas qu’il se soit prononcé dans un contexte un peu différent. Je suis profondément convaincu que la PPE est parfaitement compatible avec l’objectif de réindustrialisation du pays. Le décret relatif à la PPE n’a pas encore été publié ; le gouvernement assume de laisser du temps au débat, les parlementaires ayant exprimé leur volonté de discuter et de se prononcer – vous examinerez la semaine prochaine en séance publique la proposition de loi du sénateur Gremillet portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l’énergie ; mais, sans ce décret, certaines filières industrielles manquent du cadre et de la visibilité dont elles ont besoin pour investir. Je pense notamment, mais pas seulement, aux énergies renouvelables et, parmi elles, pas seulement à celles qui sont intermittentes, mais aussi à l’hydroélectricité. Concrètement, les appels d’offres sont bloqués, donc les investissements, les emplois, les embauches sont suspendus. Or je suis persuadé que la réindustrialisation passe par les industries vertes. La majeure partie des créations ou extensions de sites dont j’ai parlé, en net – c’est-à-dire compte tenu des plans sociaux ou des réductions –, est liée à ces industries. Il faut utiliser pleinement ce levier.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaiterais aborder la question du foncier et de la lourdeur administrative qui pèse sur les projets industriels.

J’aimerais connaître votre point de vue sur trois propositions.

Premièrement, accorder une présomption de raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) – qualification qui permet de déroger aux contraintes environnementales liées à la protection des espèces animales et végétales prévues par la directive du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels – aux projets industriels qui satisferaient aux deux critères suivants : être créateur de nombreux emplois et s’implanter sur une fiche industrielle – un terrain déjà artificialisé –, soit dans le périmètre d’une plateforme industrielle – délimité et protégé –, soit sur un site clé en main – puisque la labellisation d’un site clé en main n’empêche pas une grenouille protégée de venir s’y installer…

Deuxièmement, conformément à une recommandation du rapport de la mission interministérielle de mobilisation pour le foncier industriel menée par M. Mouchel-Blaisot, garantir pendant cinq ans la stabilité des règles environnementales opposables aux projets industriels, afin de sécuriser leur installation sur des friches industrielles et des sites clé en main.

La ministre Agnès Pannier-Runacher semblait plutôt favorable à ces deux propositions, moins à la troisième, consistant à régionaliser la liste des espèces animales et végétales protégées en fonction de leur répartition à l’échelle nationale. Par exemple, le crapaud sonneur à ventre jaune, en régression dans le Nord mais en surpopulation en Lorraine, peut bloquer un projet industriel dans cette dernière région. Cela peut sembler paradoxal.

M. Marc Ferracci, ministre. Concernant la RIIPM, je ne peux pas vous répondre dans l’immédiat : je vous adresserai une réponse écrite après en avoir parlé avec les autres ministères concernés.

Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, nous devons, de manière pragmatique et sans remettre en question nos objectifs de limitation de l’artificialisation des sols et de protection des espèces, apporter de la souplesse pour favoriser le développement de l’emploi industriel. C’est le sens de la proposition de réserve nationale mutualisée d’artificialisation que je défends avec François Rebsamen. Cette enveloppe de 10 000 hectares qui échappent aux contraintes du ZAN doit permettre l’extension des projets industriels.

Concernant la présomption de RIIPM, il faudrait probablement préciser les critères. Par exemple, le niveau de création d’emplois serait-il mesuré en emplois nets ? En valeur absolue ou en progression ? C’est le genre de détail qui peut rapidement devenir redoutable pour l’application pratique d’un dispositif. Veillons à ce que la dérogation que vous proposez dans un esprit de simplification ne finisse pas par compliquer excessivement les choses pour les acteurs. Nous vous ferons une réponse par écrit.

Votre deuxième proposition appelle elle aussi une réponse interministérielle, mais pour ma part, par principe, je suis favorable à l’idée de donner le plus de visibilité et de stabilité réglementaire possible aux industriels ; reste à savoir comment, par votre proposition ou autrement. Je ne suis d’ailleurs pas étonné que ma collègue Agnès Pannier-Runacher, sensible à ces questions pour avoir elle aussi été ministre de l’industrie, y ait prêté attention. Cette position ne vaut ni soutien ni rejet de votre proposition ; elle suppose seulement une écoute attentive.

Sur votre dernière question, je dois reconnaître mon incompétence et ministérielle et scientifique. Je ne suis pas le plus fin connaisseur des problématiques liées aux espèces protégées, et je vais donc courageusement botter en touche ! J’essaierai d’interroger mes collègues.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon avant-dernière question porte sur LMB Aerospace, équipementier spécialisé dans les systèmes de ventilation et de refroidissement des Rafale, des chars Leclerc ou encore des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Alors que l’entreprise pourrait être rachetée par un fonds américain, ce qui rappelle le cas de Photonis, comptez-vous, comme vous en avez la possibilité, appliquer le veto de Bercy et ainsi protéger ce fleuron stratégique ?

M. Marc Ferracci, ministre. Sur ce dossier, qui relève du périmètre d’Éric Lombard, une procédure de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) est en cours d’instruction. C’est sur ce fondement qu’une décision sera prise, étant rappelé que, ces dernières années, il y a eu dans ce cadre beaucoup plus de restrictions et de conditions qu’auparavant. J’ai récemment répondu à une question au gouvernement à ce sujet : entre 2014 et 2024, nous sommes passés de 100 à 400 procédures et, de mémoire, 48 % d’entre elles ont entraîné des décisions comprenant des restrictions. Je ne préjuge en rien de la décision qui sera prise, mais nous suivons ce dossier de manière très attentive.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon ultime question concerne Vencorex. Selon un article de Mediapart que vous avez certainement lu et qui m’a particulièrement frappé, même si nous disposons de stocks et d’une filière d’approvisionnement allemande, la perte de notre production de sel va nous contraindre à nous fournir ailleurs et à procéder à des essais d’un coût de 600 millions d’euros pour nous assurer que ce nouveau sel est compatible avec les missiles M51. Confirmez-vous ce montant, qui, toujours d’après Mediapart, correspond au double de ce qui aurait été nécessaire pour sauver Vencorex sur dix ans ?

M. Marc Ferracci, ministre. Non, cet article est inexact.

Pour être précis, le sel qui était produit par Vencorex avait, au terme de sa transformation, deux utilisations : une première de nature civile, destinée au programme Ariane, et une seconde de nature militaire, pour les missiles M51. Des stocks pour plusieurs années ont été constitués pour l’utilisation militaire, sachant qu’un autre fournisseur français conduit actuellement des recherches qui en sont à un stade avancé. En matière de missiles nucléaires, l’approvisionnement en sel se fera donc en France, ce qui répondra à votre question. Dans le domaine civil, qui pose moins de problèmes de souveraineté, un producteur allemand a effectivement été qualifié.

J’y insiste, sur le plan militaire, il est clair que les stocks permettent un approvisionnement en sel sur le territoire national.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Des essais d’un coût de 600 millions d’euros auront-ils lieu, comme le dit Mediapart ?

M. Marc Ferracci, ministre. La réponse est non.

M. Pierre Cordier (DR). Monsieur le ministre, vous savez de quoi je vais parler, car nous nous voyons souvent et vous savez que je suis un avocat de ma terre des Ardennes et de l’industrie traditionnelle qui y existe encore, comme dans d’autres régions : l’industrie de la forge, de l’estampage, de l’usinage, qui, comme vous le savez, connaît de grandes difficultés. Je ne reviendrai pas sur les moteurs thermiques et électriques, sujet que vous connaissez bien et à propos duquel vous vous êtes exprimé ; seulement, n’oublions pas que les entreprises qui ferment dans ces secteurs ne rouvriront pas. Les investissements y sont très lourds et quand une boîte ferme, c’est terminé.

Vous avez parlé d’indépendance industrielle et fait part de votre volonté de vous battre en ce sens, dont je n’ai pas de raison de douter. Je rappelle que notre tissu ne comprend pas seulement une industrie de pointe, avec ses grandes entreprises, ses grands fleurons, mais aussi une industrie plus traditionnelle, quoiqu’également très précise et nécessitant des pièces de haute technicité. C’est à propos de cette industrie-là que je souhaitais connaître nos intentions.

La semaine dernière, j’ai évoqué avec le commissaire Séjourné les perspectives que nous estimions positives concernant les commandes dans le domaine militaire. Je sais que vous travaillez avec le ministre des armées sur ce point, étant entendu que nous ne demandons pas des millions de chiffre d’affaires pour les petites sociétés. On m’a reproché il y a peu, au cours d’une réunion publique, de vouloir sauver l’industrie des Ardennes et les milliers d’ouvriers de la vallée de la Meuse, qui m’est si chère, en fabriquant des armes. Je préfère en effet qu’elles soient élaborées dans notre pays plutôt qu’ailleurs. Si les entreprises qui rencontrent de réelles difficultés disparaissent, l’affaire sera entendue et notre souveraineté reculera encore davantage.

Je ne me fais pas l’avocat du seul département des Ardennes. La Haute-Marne rassemble aussi beaucoup de ces industries traditionnelles, notamment à Nogent, dont nous parlons tristement depuis hier, tout comme le Sud-Ouest, où on travaille beaucoup le métal, qu’il soit coulé pour la fonderie, ou tapé, comme on dit chez moi, dans le domaine de la forge. Je souhaiterais avoir des éléments très précis et savoir si vous prévoyez un programme pour ce secteur qui a vraiment besoin de l’État.

En effet, si je suis résolument de droite, je ne suis pas pour autant un tout-libéral qui, comme certains, croit que tout se régulera naturellement sans intervention de l’État. Je crois en l’État ; des terres comme les miennes, où le chômage oscille entre 20 et 25 % dans les anciens bastions industriels, ont besoin de lui.

M. Marc Ferracci, ministre. Merci beaucoup pour votre question. Vous l’avez dit, nous échangeons très fréquemment et je sais que votre engagement pour votre territoire et son industrie est indéfectible.

Qu’il s’agisse des équipementiers automobiles ou, plus largement de l’usinage et de la forge, ces secteurs rencontrent, c’est vrai, des difficultés, qui tiennent au ralentissement du marché automobile et à la concurrence – je n’y reviens pas. Ces difficultés doivent nous conduire à développer une stratégie, une vision globale et au long cours, ce qui suppose d’actionner des leviers de diversification.

Vous avez parlé de la Haute-Marne : je me suis rendu il y a quelques mois chez Hachette et Driout, une fonderie dont la reconversion dans le nucléaire et la défense a permis son rachat par l’entreprise ACI, ce qui a sauvé 300 emplois. Cette logique de diversification, il revient à l’État de l’accompagner.

Pour ma part, je ne suis ni un libéral, ni un pro-État. Je sais ce qu’on peut attendre – et ce qu’on ne peut pas attendre – des mécanismes du marché et dans quels domaines l’État doit intervenir. En l’occurrence, son rôle est de donner de la visibilité aux acteurs privés et parfois d’accompagner les reprises en leur consacrant un peu d’argent. Nous l’avons d’ailleurs fait il y a quelques semaines au profit d’un autre équipementier, qui s’est lui aussi reconverti dans la défense : la Fonderie de Bretagne, située à Caudan, dans le Morbihan.

Pour que de telles situations se multiplient, il convient d’agir dans deux directions.

Dans une filière comme l’automobile, il faut d’abord travailler de manière très territorialisée pour identifier, en lien avec les constructeurs, les fournisseurs et équipementiers avec lesquels ils souhaitent continuer de collaborer dans la durée et ceux avec lesquels la relation commerciale a vocation à s’arrêter. En effet, ce qui manque souvent à ce type de dossier, c’est l’anticipation, c’est-à-dire la capacité à ne pas être mis devant le fait accompli lorsque le donneur d’ordres arrête ses commandes.

À la demande de cinq présidents de conseil régional, nous avons entamé un travail qui consiste à traduire par des mesures territorialisées les annonces faites par le commissaire européen Stéphane Séjourné – avec qui j’étais à Douai pour soutenir la filière automobile. Nos services sont ainsi en train d’élaborer une cartographie des opportunités industrielles dans les filières dites d’avenir, à l’instar du nucléaire, qui a le vent en poupe – il faudra y recruter 100 000 personnes dans les dix prochaines années –, ou encore de la défense. Cette cartographie permettra à chaque entreprise en difficulté d’identifier les possibilités de diversification là où elle se trouve.

Ensuite, afin de permettre aux entreprises en difficulté de consentir les investissements nécessaires à cette diversification, nous avons besoin de nouveaux leviers de financement. En ce qui me concerne, je suis partisan d’un financement public et privé. Lorsque l’investissement public fait levier sur l’investissement privé, cela montre que les acteurs économiques croient au projet industriel ; c’est ce que nous essayons d’obtenir. Quant au soutien public à proprement parler, je préfère qu’il ait lieu en fond propre plutôt que sous la forme de subventions, car cela assoit la solidité du modèle économique des entreprises. D’ailleurs, quand l’opération réussit, l’État trouve ainsi une manière de préserver l’argent du contribuable, voire de consolider son investissement. Nous travaillons donc sur un outil de financement lié à la diversification, centré sur les équipementiers et l’industrie automobile, dans l’idée de mettre autour de la table un maximum d’acteurs.

Vous avez pointé des choses très justes. La transition vers l’électrique fait disparaître des emplois. Notre job est de faire en sorte que de nouveaux postes soient créés pour les mêmes salariés et sur le même bassin d’emploi. J’insiste sur ce point sous le contrôle de Denis Masséglia, qui, à Cholet, œuvre pour que les ouvriers de Michelin retrouvent un travail là où ils résident. Pour aller sur le terrain, je sais qu’il n’est pas satisfaisant de proposer un poste à 500 kilomètres du domicile de la personne. Nous avons donc besoin de trouver des solutions industrielles pour les sites et les entreprises, et pour moi, cela passe par la diversification.

M. Denis Masséglia (EPR). Parmi les trois thèmes que je souhaitais aborder, deux l’ont déjà été.

Le premier était la réciprocité. Pour paraphraser une personnalité politique dont le discours m’a énormément marqué, l’OMC est en état de mort cérébrale ; plus grand-monde ne respecte ses règles. Vous avez évoqué l’instauration d’une réciprocité en matière de marchés publics. M. le rapporteur a aussi abordé la question. Je suis d’accord pour dire qu’en Europe, nous devons cesser d’être des herbivores en ce domaine.

Le deuxième était la stabilité. Je suis à 100 % d’accord avec vous, monsieur le ministre : l’instabilité politique actuelle, à l’échelon national tant qu’international, met notre industrie en grande difficulté.

Le troisième thème, sur lequel j’aimerais vous entendre, est l’acceptabilité. Tout le monde parle de réindustrialisation, mais ceux qui se battent à l’Assemblée nationale contre les voitures sont les mêmes, le lendemain, à se trouver sur le site de Michelin à Cholet pour se plaindre de la fermeture d’usines de pneumatiques : il y a parfois un double langage. Le directeur général de Safran, que nous avons auditionné, a d’ailleurs évoqué les difficultés de l’entreprise à s’installer dans certains territoires de notre pays.

Que pouvez-vous faire pour favoriser cette acceptabilité ? Nous ne serons souverains que si nous maîtrisons l’intégralité de la chaîne de production, qui commence par l’extraction des matières premières. Or je m’interroge sur notre capacité à relancer des mines dans notre pays.

Vous avez mentionné la Chine, acteur prépondérant dans le domaine de l’acier inoxydable. Pour obtenir les matières premières qui lui sont nécessaires, ce pays a développé des mines de nickel en Indonésie afin de concurrencer, à des prix très inférieurs, la production de celles extraites en Nouvelle-Calédonie. J’y insiste donc : que devrions-nous faire pour sensibiliser tous nos concitoyens à l’importance de la souveraineté industrielle ? Si nous n’y parvenons pas, on aura beau créer des dispositifs financiers, ils ne nous permettront pas d’atteindre nos objectifs.

M. Marc Ferracci, ministre. Une nouvelle fois, je salue votre engagement dans votre territoire, dont j’ai été très directement témoin.

La question de l’acceptabilité est difficile, car elle implique des éléments presque culturels. La perception que nos concitoyens ont de l’industrie s’est améliorée : j’en veux pour preuve un sondage réalisé en novembre 2024 par Ipsos pour Global Industrie et auquel je me suis souvent référé, qui indique que, pour 82 % des Français, l’industrie contribue à l’identité de leur territoire. En revanche, et c’est tout le paradoxe, plus de 70 % de nos concitoyens ne recommanderaient pas à un proche de travailler dans ce domaine. Il y a là une asymétrie qu’il nous faut résoudre. Comment ?

D’abord en essayant de casser les idées reçues. Je passe beaucoup de temps dans des usines, à rencontrer des salariés, et je peux témoigner que l’industrie n’est plus le secteur bruyant et polluant qu’on imagine. Il existe bien sûr encore des métiers pénibles, mais les choses se sont très nettement améliorées. Il faut donc redorer le blason de l’industrie pour renforcer l’attractivité des métiers.

Ensuite, comme vous l’avez très bien dit, il faut faire comprendre à nos concitoyens qu’il y a là un enjeu de souveraineté, notion qui ne saurait faire l’objet d’un véritable consensus si tout le monde n’accepte pas qu’elle a un prix : celui de l’implantation de sites industriels et celui de l’extraction.

Vous avez évoqué les mines, qui font partie de mes attributions. J’ai relancé il y a quelques mois, depuis le siège du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) à Orléans, notre inventaire minier, c’est-à-dire la recherche des ressources minières disponibles sur notre territoire, afin de renforcer notre souveraineté et d’identifier les sites où l’acceptabilité sociale de l’extraction serait la meilleure.

J’ajoute, mais cette réflexion est chez moi très récente – elle m’est venue hier, au cours d’un échange –, qu’un autre levier pourrait être l’incitation fiscale. Comme vous le savez, certaines communes côtières peuvent bénéficier de la rétrocession d’une partie des revenus issus d’éoliennes en mer visibles depuis leur littoral. Nous pourrions réfléchir à étendre ce type de compensation pour renforcer l’acceptabilité de l’industrie dans des communes qui ont besoin de financer les services publics et, plus généralement, de subvenir aux besoins de leurs résidents. Je pense à celles où sont implantés des sites industriels, mais aussi à celles traversées par des infrastructures de transport. J’ai notamment en tête le cas de la ligne à très haute tension de 400 000 volts qui doit relier la ville de Jonquières-Saint-Vincent et la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. Ce projet fait l’objet d’un débat public, mené par le préfet de région, et suscite beaucoup d’émotion ; je la comprends, mais il y a un moment où il faut choisir. Je suis bien conscient que les compensations financières ne sont pas la solution à tout, mais elles permettent parfois de résoudre des problèmes économiques et sociaux.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Monsieur le ministre, fin septembre 2024, je vous ai adressé un courrier concernant la situation des sociétés Dumarey Powerglide et Novares, emblématiques du tissu industriel strasbourgeois. En l’absence de réponse de votre part, je vous ai remis cette lettre en main propre un mois plus tard et j’ai finalement reçu le 11 février une très brève réponse de votre part – cinq lignes – m’informant de la mise en œuvre d’un plan européen de soutien à la filière automobile. Reste que le site de Novares, sous-traitant travaillant presque exclusivement pour Stellantis, a fermé, entraînant la suppression de 122 emplois, le donneur d’ordres ayant choisi de s’approvisionner dans les pays de l’Est. Quant à Dumarey Powerglide, 248 postes ont déjà été supprimés, mais c’est l’ensemble du site qui devrait fermer à la fin de l’année, condamnant la totalité des 584 emplois. Pourtant, cette entreprise a touché autour de 25 millions d’euros d’aides publiques, justement pour pérenniser le site.

Je sais bien qu’Emmanuel Macron a dit le 13 mai sur TF1 qu’il n’était pas pour « bloquer les entreprises quand elles doivent réajuster les choses » – on notera la violence des termes employés pour évoquer les drames sociaux que représentent les plans de licenciement – mais quand le gouvernement cessera-t-il de laisser licencier des entreprises qui ont touché des aides publiques – jusqu’à 200 milliards d’euros par an – sans conditionnalité ni contrepartie ?

Une autre question et, cette fois, une occasion de sauver une entreprise alsacienne encore active : où en est le plan ambitieux présenté par le gouvernement le 15 avril 2024 et visant à produire 1 million de pompes à chaleur dès 2027 ? La société BDR Thermea, fabricant de pompes à chaleur et de chaudières basée à Mertzwiller, vient d’annoncer la suppression de 320 emplois, qui doivent être délocalisés en Turquie et en Slovaquie – 320 emplois dans une commune de 3 000 habitants, je vous laisse imaginer combien le bassin de vie va être touché. Êtes-vous au courant et que compte faire le gouvernement pour sauver cette entreprise ?

Enfin, la suspension annoncée du dispositif MaPrimeRénov’ – 100 000 emplois sont menacés dans le bâtiment en cas de suppression – vous semble-t-elle compatible avec la volonté affichée de réindustrialiser et de dynamiser le secteur de la transition énergétique, notamment la filière des pompes à chaleur ?

M. Marc Ferracci, ministre. Je ne vais pas revenir sur les difficultés rencontrées par le secteur de l’automobile.

S’agissant de la conditionnalité des aides, je veux redire très clairement – redire, car nous avons ce débat très fréquemment au Parlement – qu’il existe bien des contreparties. Quand une entreprise reçoit des subventions pour réaliser des investissements, il faut qu’ils aient réellement lieu. Aucun euro des 850 millions promis par l’État pour la décarbonation du site d’ArcelorMittal à Dunkerque, par exemple, n’a été versé, car la société n’a pas procédé aux investissements prévus. De même, pour toucher le crédit d’impôt recherche, il faut justifier de dépenses en recherche et développement (R & D) obéissant à des critères très rigoureux, dont certaines entreprises se plaignent d’ailleurs. Et je pourrais aussi évoquer les aides à l’embauche.

Vous avez, rituellement, parlé de 200 milliards d’euros ; ce montant inclut les exonérations de charges dont bénéficient presque toutes les entreprises, suivant leur structure d’emploi. Or, dans le rapport d’information sur le contrôle de l’efficacité de ces exonérations que j’avais corédigé en septembre 2023 pour la commission des affaires sociales avec Jérôme Guedj, membre du groupe socialiste et avec qui je ne suis donc pas toujours d’accord, après nous être demandé s’il était possible de les subordonner à l’augmentation des salaires ou à la hausse des minima de branche au-delà du niveau du smic, nous étions parvenus à la conclusion que ce n’était ni souhaitable ni faisable. Je vous renvoie au rapport, très facilement accessible. Il y a donc une forme de consensus transpartisan sur cette question, néanmoins tout à fait légitime.

J’ajoute que si nous voulons faire dépendre les aides du maintien de l’emploi, il faut l’écrire noir sur blanc, ce que nous faisons dans certains cas. Quand je suis devenu ministre, mon premier dossier, sur lequel j’ai été beaucoup interpellé, a été celui de la reprise d’Opella, qui produisait le Doliprane, par un fonds américain. Nous avons imposé le maintien des emplois, d’un volume de production en France et l’obligation de se fournir en principe actif – le paracétamol – sur le territoire français, afin de soutenir la dynamique de réindustrialisation. Nous avons réussi parce que nous avons écrit ces conditions noir sur blanc. Si les parlementaires décident de subordonner les aides publiques – il faudra définir lesquelles – à d’autres critères que ceux fixés lors de la contractualisation, j’appliquerai la règle qui résultera de leur décision, comme je le fais toujours.

En ce qui concerne les pompes à chaleur et MaPrimeRénov’, deux sujets liés, nous soutenons l’électrification des usages, s’agissant aussi bien des mobilités – je pourrais détailler ce que nous faisons pour accroître la demande de véhicules électriques – que du logement. En l’espèce, vous avez raison, la demande en pompes à chaleur est trop faible. Le nombre d’installations de chaudières à gaz progresse, ou du moins se maintient : nous avons besoin de trouver d’autres relais de développement des pompes à chaleur.

Je vous répondrai par écrit au sujet de l’entreprise que vous avez évoquée, car je n’ai pas en tête ce dossier précis – mais, en tout état de cause, elle n’est pas la seule dans la filière à avoir des difficultés.

S’agissant de MaPrimeRénov, soyons clairs, le gouvernement a suspendu le dispositif, mais s’est engagé, par la voix des ministres Eric Lombard et Valérie Létard, à le rouvrir en septembre. Nous l’avons suspendu car nous faisons face à un phénomène d’engorgement, les dossiers étant trop nombreux pour être traités dans des conditions satisfaisantes, mais aussi parce que nous avons identifié des fraudes ; nous devons donc, en lien avec les acteurs de la filière, trouver des solutions, car il n’est pas acceptable que des deniers publics soient détournés de leur usage.

Je me permets toutefois de rappeler que c’est sous Emmanuel Macron qu’a été créée MaPrimeRénov’ en 2021. Il s’agit donc de limiter pour l’améliorer une mesure qui doit bien être portée au crédit de ces récents gouvernements ; je tenais à apporter cette nuance.

Enfin, je crois profondément que l’engagement environnemental, l’électrification des usages, la défossilisation et la réduction de la dépendance aux énergies fossiles sont, d’abord, absolument nécessaires pour des raisons économiques et géopolitiques – ces importations représentent 70 milliards d’euros et nous n’avons pas envie de dépendre de certains pays fournisseurs – et, ensuite, parfaitement compatibles avec la réindustrialisation.

Certes, cela ne signifie pas que tout se déroule de manière fluide et linéaire, ni que les filières, comme celles des pompes à chaleur ou de l’hydrogène, montent en charge avec une parfaite régularité. Il est difficile de structurer les filières, qui ont besoin de visibilité en matière de demande et sur le plan fiscal ; je rejoins ce qui a été dit de la nécessité de stabiliser nos règles.

Cependant, notre cap est toujours aussi clair. J’ai eu l’occasion de le rappeler lors des débats relatifs à la politique énergétique, il consiste à sortir de la dépendance aux énergies fossiles en créant des emplois industriels – j’ai cité des exemples de filières qui y parviennent. Et nous n’abandonnons évidemment pas MaPrimeRénov’.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie, monsieur le ministre, d’avoir répondu de manière aussi détaillée à toutes nos questions. Vous avez bien sûr la possibilité de compléter nos échanges, notamment en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons adressé et en transmettant à la commission d’enquête tout document que vous jugerez utile à nos travaux.

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52.   Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, ancien député

M. le président Charles Rodwell. Aujourd’hui nous allons entendre M. Bruno Le Maire. Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Votre parcours politique est connu de tous : entre 2006 et 2012, vous avez été successivement directeur de cabinet du Premier ministre, député de l’Eure, secrétaire d’État aux affaires européennes, puis ministre de l’agriculture et conseiller régional de Haute-Normandie. Plus récemment, de mai 2017 à septembre 2024, vous avez été ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Depuis lors, vous êtes devenu professeur invité au Centre Entreprise for Society à Lausanne et conseiller stratégique extérieur au sein du groupe néerlandais ASML, l’un des leaders mondiaux de la fabrication de machines pour l’industrie des semi-conducteurs.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Pour ma part, j’indique que j’ai été votre collaborateur au ministère de l’économie et des finances.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Bruno Le Maire prête serment.)

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Je rappelle, après vous, que je suis conseiller spécial de l’entreprise néerlandaise Advanced Semiconductor Materials Lithography (ASML).

En quarante ans, la France est le pays qui a perdu le plus d’emplois industriels parmi les nations développées et qui a le plus délocalisé sa production. Les chiffres sont connus : 2,5 millions d’emplois industriels ont été perdus depuis 1974. La cause première de cette désindustrialisation est également connue, c’est le choc pétrolier de 1973 et la crise inflationniste qui en a résulté.

Ce choc aurait pu et aurait dû être surmonté s’il n’avait pas été accentué par la faillite des élites politiques et économiques de la nation. L’industrie française n’a pas subi que la mauvaise conjoncture, elle a payé le prix d’une invraisemblable accumulation d’erreurs économiques, financières et politiques, qui, en quarante ans, l’ont laminée : de la retraite à 60 ans à l’augmentation massive des impôts de production, du baccalauréat pour tous à la dévalorisation des filières industrielles, de l’acharnement contre la filière nucléaire au concept absurde d’industrie sans usines, tout a été fait par les élites économiques et politiques pour tuer notre industrie. Elles y sont parvenues ou presque. En quarante ans, la part de l’industrie dans la richesse nationale a été divisée par deux, alors qu’elle est restée stable en Italie et en Allemagne.

Cette tendance est-elle irréversible ? Nous avons montré en sept ans que tel n’était pas le cas. Avec le Président de la République et la majorité, nous avons prouvé que la réindustrialisation était possible. Les chiffres sont là et les faits sont têtus : depuis 2017, nous avons ouvert plus de 600 usines, nous avons développé de nouvelles filières industrielles comme les batteries électriques dans la vallée de la batterie dans la région de Dunkerque, nous avons créé 130 000 emplois industriels, nous avons revalorisé l’apprentissage, nous avons rapatrié les turbines Arabelle chez Alstom et nous avons relancé la filière nucléaire. Rien d’équivalent n’avait été fait en quarante ans : nous pouvons donc reconquérir des parts de marché industrielles si nous nous en donnons les moyens.

Du haut de mon expérience de sept années comme ministre de l’économie chargé de l’industrie ou de l’énergie, je peux vous assurer qu’il ne suffit pas de sauter sur sa chaise comme un cabri en criant « redressement productif » ou « réindustrialisation » pour qu’il se passe quelque chose. Il faut prendre des décisions. Certaines sont difficiles et lourdes. Autre impératif, ne pas changer de cap tous les quatre matins. C’est cette méthode que nous avons suivie entre 2017 et 2024. Les décisions que nous avons prises ont donné les résultats chiffrés dont je vous ai parlé.

Je constate avec un peu de tristesse que la remise en cause de ces décisions explique autant que la conjoncture le fait que la France de 2025 détruit à nouveau des emplois industriels. Des usines ferment à nouveau et le tissu productif, notamment celui des PME, s’affaiblit. Je veux profiter de cette audition pour le dire avec beaucoup de clarté : si nous ne réagissons pas vite et avec vigueur, certaines filières se retrouveront dans une situation critique. La filière automobile pourrait être rayée de la carte en quelques années si nous ne prenons pas les mesures nécessaires face à la concurrence chinoise.

Il n’y a pas de recette miracle pour la réindustrialisation, il faut simplement élaborer une stratégie et la déployer sur le long terme, qualité qui n’est pas la plus répandue dans la vie politique française. Cette stratégie doit faire l’objet d’un consensus national : elle doit être soutenue par nos compatriotes, elle ne peut pas être uniquement le produit des élites. Elle doit être appliquée pendant plusieurs décennies, non quelques mois ni même quelques années. Elle doit être définie à l’échelle nationale comme européenne, mais avant cela, il faut répondre à deux questions politiques majeures.

Voulons-nous être une nation de production ou de consommation ? Tous ceux qui défendent l’idée de la réindustrialisation n’ont pris que des décisions en faveur de la consommation et n’ont jamais eu le courage de prendre les décisions fiscales, financières et économiques nécessaires pour que la France soit une grande nation de production. Pour moi, notre pays a vocation à être une grande nation de production.

Voulons-nous que l’Union européenne (UE) soit un grand marché ou une puissance ? Je me suis toujours battu pour une Europe de la puissance face aux États-Unis et à la Chine.

Une fois que nous avons répondu à ces deux questions avec franchise, il convient de construire les piliers d’une stratégie nationale. Ils sont au nombre de quatre selon moi. Ce sont ceux que nous avons bâtis depuis 2017. Ils ont montré leur efficacité et, pour cette raison, ils doivent être rétablis et renforcés pour donner des résultats encore plus probants.

Le premier, c’est la compétitivité. Il n’y a pas d’industrie sans compétitivité. Il faut rentrer dans le monde réel et sortir des mots politiques, des déclarations à l’emporte-pièce et des positions idéologiques. Une usine doit être compétitive, car le marché et les concurrents ne font aucun cadeau. Quand on augmente les impôts de production comme l’ont fait mes adversaires politiques depuis des années, on ne peut pas prétendre vouloir réindustrialiser la France. Il n’est pas possible d’ouvrir la moindre usine avec des impôts de production sept fois plus élevés que ceux de nos concurrents allemands ou italiens. La baisse des impôts de production ne figurait pas dans le programme d’Emmanuel Macron, c’est moi qui lui ai proposé cette mesure en 2017. Nous avons appliqué cette décision contre tout le monde : les oppositions bien sûr, mais également une partie de la majorité et des élus régionaux. Personne ne voulait de cette mesure présentée comme un cadeau aux entreprises. Je persiste et je signe : sans augmentation des facilités financières des entreprises et sans diminution des impôts de production, il n’y a pas de réindustrialisation possible. Je suis favorable à la suppression définitive de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), que j’ai fait baisser depuis 2017, et à celle de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S). Il ne faut pas toucher à la stabilité fiscale que j’ai défendue bec et ongles depuis 2017 en laissant notamment le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) inchangé, même en période de crise. La remise en cause de notre politique de compétitivité fiscale est une faute économique et politique. La compétitivité fiscale n’est pas un cadeau aux entreprises, mais la condition sine qua non de la réindustrialisation de la nation française et le rattrapage de quarante ans de folie fiscale. La compétitivité réside également dans notre énergie nucléaire : il n’y a pas de réindustrialisation possible si on affaiblit le premier atout français, à savoir le nucléaire. Il est stupéfiant, consternant et révoltant d’entendre certaines forces politiques s’opposer à la relance du nucléaire et au développement de cette énergie sans laquelle il n’y a pas d’usine. Nous bénéficions d’une énergie décarbonée, sûre et bon marché. Qu’est-ce qui passe par la tête des gens qui veulent à la fois ouvrir des usines et renoncer au nucléaire ? Les seules personnes cohérentes sont celles qui défendent la décroissance et qui refusent le nucléaire, les usines et l’industrie, mais celles qui souhaitent relancer la production industrielle tout en augmentant les impôts de production et en rejetant le nucléaire ont un petit pois dans la tête.

Le deuxième pilier de la stratégie nationale doit être la productivité, à savoir la modernisation de notre outil industriel. La France a manqué la révolution de la robotique et a tenu, comme toujours, un discours idéologique et politicien qui ne résiste pas aux faits : on a entendu dire, dans des propos qui n’ont aucun lien avec l’économie, que les robots allaient détruire les emplois. C’est exactement l’inverse qui s’est produit, car en améliorant la productivité, les robots ont contribué à la création d’emplois. Il y a 180 robots pour 10 000 salariés en France, mais il y en a 300 en Allemagne. Des deux pays, lequel a réussi sa réindustrialisation ? Il n’y a pas de relance industrielle sans gain de productivité et il n’y aura pas de gain de productivité si nous ne réussissons pas la révolution de l’intelligence artificielle. Nous devons tout faire pour compenser la marche que nous avons manquée sur la robotique : dans cette optique, il convient d’accélérer le déploiement de la stratégie d’intelligence artificielle dans nos usines. Sans productivité, pas d’usine et sans usine, pas de réindustrialisation. Nous avons soutenu l’innovation dans le plan France 2030, qui, comme la stratégie d’intelligence artificielle (IA), est un instrument de reconquête de notre productivité et de notre industrie.

Le troisième pilier, c’est la formation. En la matière, les choix sont fondamentalement politiques. La revalorisation des métiers industriels est indispensable. Ces métiers sont formateurs, rémunérateurs et dignes. Je tiens à saluer tout le travail accompli au gouvernement par Roland Lescure et Gabriel Attal pour faire découvrir les métiers industriels, prévoir des stages en entreprise dès la classe de troisième et montrer ce qu’est la réalité actuelle de l’industrie. Ce secteur propose des métiers innovants, techniques, formateurs et bien rémunérés. Nous devons aller beaucoup plus loin dans ce domaine. Il faut revaloriser les filières professionnelles et en finir avec l’objectif absurde d’emmener 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat. Ce dessein est purement idéologique : il ne donne ni emplois, ni avenir, ni reconnaissance de la diversité des intelligences en France. Mon but n’est pas que 80 % d’une classe d’âge soit diplômée du baccalauréat, il est que 100 % d’une classe d’âge exerce un emploi qualifié, digne, intéressant et correspondant à l’intelligence de chacun. Ce sont ces combats idéologiques qu’il faut mener si nous voulons réussir la réindustrialisation de notre pays.

Enfin, le quatrième pilier de la stratégie repose sur les filières. La logique de filière doit guider nos choix. Nous n’allons pas relocaliser l’ensemble de la production manufacturière de la France du XIXe siècle : cela n’est ni possible, ni souhaitable. Il nous faut d’abord protéger l’existant et soutenir les filières d’excellence que sont l’aéronautique, la pharmacie ou le luxe. À ceux qui nous reprochent d’avoir trop dépensé pendant la pandémie de Covid, je dis que si nous n’avions pas protégé la filière aéronautique, ses sous-traitants, le secteur du luxe, celui des biotechnologies ou de la pharmacie, nous aurions perdu l’ensemble de notre base industrielle et la réindustrialisation serait impossible. Il était nécessaire et juste de soutenir les filières industrielles d’excellence. À côté de cette base, il convient de développer de nouvelles filières en faisant des choix : les batteries, l’hydrogène vert, le quantique et les semi-conducteurs. Dans ces secteurs, nous disposons d’atouts stratégiques pour réussir la relance industrielle française.

Cette stratégie nationale serait une perte de temps et d’argent si elle ne s’accompagnait d’une stratégie européenne. Je profite de cette audition pour vous parler avec toute la franchise et la liberté de celui qui n’est plus dans la vie politique : il serait totalement inutile de déployer une ambition industrielle nationale en y consacrant de l’argent et des moyens si nous ne gagnions pas certaines batailles européennes. Des batailles, j’en ai gagné au moins cinq : il convient maintenant d’en mener d’autres et de les remporter.

Nous avons gagné notre première bataille lorsque nous sommes parvenus à remettre au goût du jour l’expression « politique industrielle ». Au moment de ma nomination à Bercy en 2017, nos amis allemands ne voulaient pas entendre parler de politique industrielle, pas plus que la Commission européenne pour qui ces mots sentaient trop le colbertisme et l’industrie à la française. Finalement, chacun s’est rendu à l’évidence : la Chine et les États-Unis suivent pendant dix, quinze ou vingt ans une stratégie industrielle et cette approche donne des résultats. Une politique industrielle européenne est indispensable et je suis fier d’avoir été le premier, avec l’ancien ministre allemand Peter Altmaier, à avoir remis ces termes au goût du jour, notamment dans le Manifeste franco-allemand pour une politique industrielle européenne au XXIe siècle, que nous avons publié en 2019. Nous ne résisterons pas à la planification militaire chinoise sans une stratégie industrielle européenne de long terme.

La deuxième bataille que nous avons remportée est celle du nucléaire. Celui-ci n’était pas considéré comme une énergie décarbonée en 2017. Nous avons livré, notamment avec Agnès Pannier-Runacher, une bataille farouche. Nous avons gagné ce combat et sommes parvenus à faire inclure le nucléaire dans la taxonomie européenne des énergies décarbonées. Au-delà de ces éléments techniques auxquels personne ne comprend rien, l’enjeu est d’obtenir ou non de l’argent pour le nucléaire. Si celui-ci était resté hors du périmètre des énergies reconnues comme décarbonées, aucune banque ni aucun fonds d’investissement ne l’aurait soutenu. L’inscription dans la catégorie des énergies décarbonées ouvre l’accès aux financements. Cette victoire fut donc décisive pour l’avenir de la filière nucléaire française.

La troisième victoire que nous avons obtenue a trait aux subventions publiques. Je me suis battu pendant des années pour que la Commission européenne accepte que l’État français, allemand ou italien puisse subventionner son industrie comme la Chine a massivement subventionné la sienne ou comme les États-Unis le font puissamment à travers l’Inflation Reduction Act promulguée le 16 août 2022. J’ai obtenu, notamment avec les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), que nous puissions déployer des dispositifs de subvention de l’industrie, notamment des industries naissantes. Sans ces aides, il n’y aurait pas eu de filière de batteries dans le Nord de la France. Dans la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, nous avons utilisé la faculté accordée par la Commission.

La quatrième bataille que nous avons gagnée concerne la protection du marché. L’idée selon laquelle il est possible de gagner la bataille industrielle uniquement dans le cadre d’un marché libre et ouvert ne résiste pas à la réalité des faits, car les autres ne respectent pas les règles du jeu. Si l’Union européenne est la seule à les respecter, elle se fera éliminer. Cette menace plane au-dessus de l’UE. Je suis très favorable aux règles du jeu, mais je veux que tout le monde les respecte, la Chine comme les États-Unis. Nous avons naïvement cru que la Chine allait respecter les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) après son entrée dans cette institution : elle n’en a respecté aucune. Elle les a toutes contournées et a massivement subventionné l’émergence de filières industrielles, avec un succès que je salue, notamment avec les véhicules électriques. C’est stupéfiant ce qu’a fait la Chine, mais elle ne s’est pas embarrassée des règles de l’OMC. Je suis fier d’avoir obtenu cette victoire pour que l’Europe apprenne à se protéger et à défendre ses intérêts, ses usines, ses industries, ses ouvriers, ses ingénieurs et ses habitants et délaisse la seule défense d’une idéologie. Voilà ce que nous attendons de l’UE ! Nous défendre nous et non une idéologie. Le combat pour l’application de droits de douane sur l’importation de véhicules électriques chinois fut difficile, mais nous l’avons gagné. Ces droits de douane sont justes, car les véhicules chinois ont bénéficié de subventions pendant quinze ans. Ils ne suffiront pas, mais il ne faut pas non plus entrer dans une guerre commerciale avec la Chine. Rétablir l’équité est en revanche le rôle et l’honneur de la politique. Je suis fier d’avoir obtenu le déploiement de mesures de protection douanière contre la concurrence inéquitable que nous livre l’industrie chinoise.

Enfin, la dernière bataille porte sur la simplification des règles. Nous avons obtenu la simplification et le report de l’application de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) ainsi que la conduite d’un examen global de la politique normative de la Commission européenne : tout cela va dans la bonne direction.

Aucune réindustrialisation n’est possible sans livrer ces batailles européennes.

Pour la première fois depuis quarante ans, nous avons arrêté l’hémorragie industrielle nationale et relancé notre production industrielle. La fierté que j’éprouve après sept ans passés à Bercy tient aux ouvertures d’usines et aux créations d’emplois industriels. Est-ce suffisant ? Non. Fragile ? Oui. C’est même très fragile. Il faut être lucide : on ne revient pas sur quarante ans d’erreurs politiques, économiques et financières en sept ans. C’est une affaire de plusieurs décennies. La concurrence chinoise explose et notre partenaire américain se montre agressif, notamment depuis la loi sur la réduction de l’inflation, adoptée au début de la guerre en Ukraine quand les prix de l’énergie explosaient. Dans ce contexte, des pans entiers de l’industrie européenne sont menacés de disparition : l’acier, l’automobile et la chimie sont en danger. Dans les années 1990, la Chine ne produisait aucune voiture ; en 2025, elle fabrique 30 millions des 80 millions de véhicules produits dans le monde, c’est vous dire le caractère vertigineux de l’expansion industrielle chinoise. La Chine produit plus de 50 % des biens manufacturés de la planète : c’est la première fois dans l’histoire qu’un pays dépasse ce seuil, même les États-Unis n’y étaient pas parvenus.

La première vertu politique est la lucidité : soyons conscients de la nécessité d’accélérer et d’amplifier massivement nos efforts, afin d’obtenir des résultats. Je lance un appel pressant à la constance de notre politique industrielle nationale, à la baisse des impôts de production, à la stabilité fiscale et à la permanence de l’environnement économique national. Je lance également un appel pressant à la poursuite de la simplification des règles nationales, notamment par la suppression de certaines commissions qui empêchent l’ouverture d’usines et la mise à disposition de sites et de terrains industriels dont nous avons besoin. Je lance enfin un appel pressant à la démultiplication des efforts européens, à l’instauration immédiate de l’union des marchés de capitaux, seule à même d’apporter les financements nécessaires à notre industrie, au développement de filières comme celle des semi-conducteurs, à la protection de notre marché et à la simplification des normes. Sans cette prise de conscience et sans ces décisions, l’avenir de l’industrie européenne et française au XXIe siècle est menacé.

M. le président Charles Rodwell. À l’occasion de l’examen du dernier projet loi de finances (PLF), plusieurs groupes politiques ont appelé à vaincre la politique de l’offre, mettant en cause ce qui a été bâti depuis sept ans : la stabilité fiscale et la baisse des impôts. Faut-il poursuivre coûte que coûte la politique de l’offre, et quelle forme devra-t-elle prendre dans les années à venir ?

J’en viens au financement de la protection sociale et des retraites. Un régime de retraite par capitalisation éviterait de faire peser sur les générations futures un système par répartition devenu hors de contrôle. Ce serait l’occasion de créer des fonds de pension français et européens pour financer notre industrie. Quel regard portez-vous, d’un point de vue théorique, philosophique et politique, sur un tel système qui permettrait de financer à la fois la retraite de ceux qui la méritent – tous les Français, notamment ceux qui travaillent – et notre industrie ?

M. Bruno Le Maire. La notion de politique de l’offre n’est pas comprise. Je n’y mets aucune idéologie, j’ai simplement une vision d’avenir pour mon pays, que j’ai défendue pendant vingt-cinq ans d’engagement politique pour la France et les Français, comme ministre de l’agriculture et de l’économie, entre autres. Je crois à la production nationale. Il n’y a pas de grande nation sans production agricole et manufacturière. À l’heure où le risque de retour des pandémies est élevé, où les chaînes de valeur se réorganisent à vitesse accélérée, où l’Union européenne est prise en étau entre la Chine et les États-Unis, nous avons besoin d’usines et d’une production manufacturière et agricole indépendante. Nous devons créer de la valeur sur le territoire national et européen. Appelez cela comme vous voulez, politique de l’offre ou autre – à vrai dire, je m’en fous. Je n’y mets aucune idéologie, seul le résultat compte. On ne peut pas garantir un avenir serein à nos compatriotes sans ouvrir des débouchés bien plus larges en matière d’emploi, de créativité, d’innovation et de création de valeur.

Prenez la filière des batteries électriques. La partie n’est pas encore gagnée, je le dis avec lucidité – voyez ce qui est arrivé à certaines grandes entreprises du secteur. Il n’en reste pas moins qu’à côté de Dunkerque, ACC ouvre une usine de plusieurs milliers de mètres carrés avec des machines, des ouvriers, des ingénieurs, des techniciens de maintenance : c’est bon pour le pays, c’est bon pour le bassin dunkerquois et c’est bon pour l’avenir de la nation. Quand vous ouvrez des installations d’électrolyse pour produire de l’hydrogène, vous créez des emplois qualifiés et bien rémunérés. Quand vous créez de nouveaux réacteurs nucléaires, que vous mettez en service des réacteurs pressurisés européens ou European Pressurized Reactors (EPR), que vous travaillez sur des réacteurs de nouvelle génération ou sur la fusion nucléaire, c’est toute une filière, de l’ouvrier jusqu’à l’ingénieur le plus qualifié, du chaudronnier jusqu’au scientifique en physique nucléaire, qui trouve une place dans la société et qui permet à la France de réussir. Il y a des conditions à cela, car la compétition fait rage. Ces conditions découlent de la politique qui est menée – appelez-la politique de l’offre, politique industrielle, politique de production nationale, comme vous voulez, ce sont simplement des faits et une réalité.

Il faut être compétitif sur le plan fiscal. Il faut pouvoir ouvrir des usines rapidement, car le temps est absolument décisif. Qu’est-ce qui justifie qu’une commission nationale du débat public (CNDP) allonge les délais de quatre à six mois ? Je suis favorable à la suppression de cette commission pour accélérer le développement industriel. Les autres nations n’ont pas ce type de contrainte, et on peut parfaitement avoir un débat sans CNDP. Il faut que nous simplifiions nos règles, que nous formions et que nous garantissions l’avenir d’une énergie décarbonée à bas coût. C’est ça, la politique de l’offre : c’est tout simplement réunir les conditions nécessaires pour rester une nation de production. Je défends depuis vingt-cinq ans l’idée que la France est fondamentalement, dans sa culture, dans ses tripes, une nation qui aime produire et créer, pas uniquement une nation de consommateurs. Tant que je pourrai m’exprimer publiquement, je défendrai l’idée d’une nation française qui crée, qui produit et qui invente.

Vous m’interrogez sur la capitalisation ; j’ai vu qu’elle était à la mode – très bien. J’ai défendu cette option dans un ouvrage, La Voie française, publié début 2024 ; vous ne serez donc pas surpris d’entendre que j’y suis favorable. Parlons très simplement : peut-on permettre aux gens de mettre de l’argent de côté pour préparer le mieux possible leur retraite ? Je me méfie de tous ces mots auxquels les gens ne comprennent pas forcément grand-chose – moi-même, par moments, je pense qu’on peut être trompé par les mots.

Tout d’abord, la capitalisation existe déjà, notamment pour les fonctionnaires. Je ne vois pas pourquoi on n’ouvrirait pas cette possibilité à l’ensemble des Français. Ensuite, l’outil de capitalisation qu’est le plan d’épargne retraite (PER), que nous avons instauré – vous étiez à l’époque mon conseiller, monsieur le président – a été un immense succès : on a simplifié les règles, on lui a donné un avantage fiscal – je me suis battu pour cela contre mes services – et on a laissé la possibilité à l’ensemble des citoyens de le toucher sous forme de rente ou de capital. C’est un énorme succès, et c’est une forme de capitalisation. Encore une fois, il s’agit de permettre à chacun de mettre de l’argent de côté pour préparer sa retraite.

Je suis même favorable à ce qu’on mette à la disposition de chaque Français, à sa naissance, un produit d’épargne qui pourrait être abondé d’abord par l’État, ensuite par les parents jusqu’à la majorité de l’enfant, puis par la personne qui travaille, avec des conditions fiscales très attractives, pour faire grandir un pécule année après année en profitant des meilleurs rendements, qu’on ne trouve que sur les marchés. Ce pécule pourrait être libéré au moment de la retraite, sauf accident de la vie. Je ne vois pas pourquoi les meilleurs rendements seraient réservés aux investisseurs privés et pas aux citoyens. Je veux que les citoyens aient le meilleur.

Tout cela permettra de favoriser le financement de notre industrie. C’est vertueux pour les citoyens et pour notre économie.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous revenir sur la réponse que vous avez apportée à la crise du Covid ? Ceux qui vous reprochent aujourd’hui d’avoir investi l’argent des Français pour sauver l’industrie soutenaient unanimement, à l’époque, la politique que vous meniez face à cette crise. Pouvez-vous expliciter la stratégie qui était la vôtre, mais aussi votre politique d’investissement après la crise, avec les plans France relance et France 2030 ?

M. Bruno Le Maire. Je pense au chef d’une très grande entreprise qui est venu me voir trois fois dans mon bureau pendant la crise du Covid pour me dire : « Vous ne donnez pas assez, vos dispositifs ne sont pas assez généreux, on ne va pas s’en sortir. L’État doit prendre en charge non pas 90 % mais 100 % du chômage partiel. L’industrie est menacée, vous devez être beaucoup plus généreux ; il faut déplafonner les aides directes à l’industrie. On veut des prêts garantis par l’État (PGE) à taux zéro... » Je me souviens de cette personne ; je la revois en face de moi. C’est la même que j’ai retrouvée avec étonnement un matin, sur une chaîne d’information grand public, disant que ce qu’avait fait M. Le Maire était scandaleux, qu’il avait trop dépensé pendant la crise du Covid et qu’il avait ruiné le pays. Il faut le prendre avec philosophie. C’est le charme de la vie politique : on dit tout et son contraire et on retourne rapidement sa veste. Ceux qui vous reprochaient hier d’être trop économe vous accusent le lendemain d’avoir été trop dépensier.

J’estime que nous avons fait ce qui était nécessaire pendant la crise du Covid. L’enjeu était très simple : laisserions-nous disparaître les filières industrielles françaises ? Prenons l’exemple de l’aéronautique, sujet de préoccupation majeur : elle n’arrivait plus à se fournir en titane. Les éponges de titane venaient de Russie, et tout à coup, il n’y en avait plus. Il n’y avait plus de ventes d’Airbus. Tous les sous-traitants et tout l’écosystème étaient menacés, en Normandie – j’y tiens particulièrement – et en Occitanie. Or une fois que cela a disparu, cela ne rouvre jamais. Je l’ai appris quand j’étais ministre de l’agriculture : lorsqu’une ferme disparaît, c’est pour toujours. Il faut tout faire pour protéger la production face aux crises. Ce que nous avons fait était juste et nécessaire : notre stratégie était de protéger la base industrielle française.

Sur les 100 milliards d’euros du plan France relance, plus de 10 milliards ont été consacrés aux PME industrielles. Dans de nombreux domaines – médicaments, biotechnologies, matériaux de base, etc. –, cela a permis de relancer la production industrielle.

Le plan France 2030 est aussi une très bonne initiative, mais il doit être exclusivement consacré à l’industrie et à l’innovation. Comme toujours en France, on a cédé à la tentation de saupoudrer quelques dizaines de millions d’euros ici ou là, à des filières qui n’en avaient pas nécessairement besoin. Cibler et choisir, c’est aussi la clé d’une bonne politique industrielle. De ce point de vue, France 2030, plan remarquable et nécessaire, aurait intérêt à cibler l’industrie et l’innovation.

M. le président Charles Rodwell. Je voudrais évoquer le financement de l’industrie européenne, sous l’angle de la dette commune – grand combat mené face à la crise du Covid – et du produit d’épargne européen créé il y a quelques années. Que pensez-vous du fonctionnement de ces outils ? Ont-ils répondu à leurs objectifs de financement ?

Vous avez exposé votre vision des industries européennes et avez insisté sur la nécessité de planifier la politique industrielle pour faire face à la Chine et aux États-Unis. Considérez-vous que les alliances industrielles incarnées par les PIIEC sont à la hauteur des enjeux ? Comment les intensifier et les développer ?

M. Bruno Le Maire. Je me suis battu pendant sept ans pour créer une union des marchés de capitaux, et nous n’y sommes pas arrivés. J’ai peur que nous ne soyons toujours pas dans la bonne direction. C’est un handicap majeur pour la réindustrialisation européenne. La raison est très simple : l’industrie, ça coûte très cher et ça consomme énormément de capital. Quand vous ouvrez une usine automobile, il faut acheter le terrain, construire les bâtiments, acquérir des machines très coûteuses, monter des chaînes de production, recruter des ingénieurs, des techniciens et des ouvriers. Tout cela est intensément capitalistique. Sans union des marchés de capitaux, l’Europe ne gagnera pas la bataille industrielle. J’irais même plus loin : sans union des marchés de capitaux, l’Europe perdra son industrie. Pour garder une industrie, il faut innover et avoir des produits à forte valeur ajoutée. Or l’innovation a besoin de financement.

Ce financement, on le trouve aux États-Unis, en Chine et dans les pays du Golfe, mais pas sur le marché européen, parce qu’il est fragmenté. Il n’y a pas de marché unique, c’est une illusion ; on emploie des mots qui ne correspondent pas à la réalité. Il y a un marché unique des consommateurs, mais pas de marché unique financier : il y a vingt-sept marchés financiers différents. Vous pouvez lever du capital à Paris, Berlin, Francfort ou Rome, mais vous ne le levez pas au niveau européen parce que les règles du financement et des faillites ne sont pas les mêmes partout, et qu’il n’y a pas d’union des marchés de capitaux. C’est une urgence vitale absolue.

Prenez les semi-conducteurs – j’y suis très attaché. L’Europe en veut-elle, oui ou non ? Les semi-conducteurs sont le pétrole du XXIe siècle : si vous en avez, vous êtes puissant ; si vous n’en avez pas, vous êtes hors-jeu, parce qu’ils sont partout – dans le micro qui est devant moi, dans les iPhones, les portables, les éclairages, les voitures, les avions, les satellites, les fusées, la domotique... Ils font tourner le monde. Sans eux, vous êtes hors circuit.

Comment nous en doter ? De quels atouts disposons-nous, et qu’est-ce qui est réaliste ? La première stratégie européenne en la matière, le règlement du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs dit « European Chips Act », visait 20 % de parts de marché d’ici à dix ans. C’est n’importe quoi. Si nous atteignons 9 % à 10 % dans les semi-conducteurs, ce sera déjà très bien. On doit se fixer un objectif de 10 %. Pour que cette stratégie réussisse, il faut avoir accès aux terres rares qui entrent dans la composition des semi-conducteurs, se doter d’outils de production et de diffusion et avoir des clients.

Autre question, l’Europe veut-elle accéder aux semi-conducteurs les plus avancés ou garder ceux de 35 nanomètres qu’utilise l’industrie automobile ? J’ai la ferme conviction qu’une stratégie efficace suppose d’accéder aux semi-conducteurs de 2 nanomètres, qui permettront de miniaturiser les iPhones et seront indispensables dans l’industrie de défense. Cela suppose de faire venir en Europe une entreprise taïwanaise comme Taïwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC).

Au cas où cela vous aurait échappé, la première personne que le président Donald Trump a reçue dans le Bureau ovale est le patron de TSMC. Ce n’est pas un hasard. Les Américains ont parfaitement compris l’enjeu stratégique majeur que représentent les semi-conducteurs. Ils savent que s’ils ont gagné un certain nombre de guerres ces quarante dernières années, c’est parce qu’ils ont équipé leurs missiles et leur défense en semi-conducteurs de pointe. Il n’y aura pas d’industrie de défense européenne – pas d’industrie tout court – si nous ne gagnons pas la bataille des semi-conducteurs. Le développement de capacités de production de semi-conducteurs à la fois généraux, pour l’industrie automobile, et de pointe, pour l’industrie de défense, coûterait selon mes estimations 50 à 100 milliards d’euros par an. Sans union des marchés de capitaux, sans la possibilité de lever de telles sommes, vous êtes hors-jeu – imaginez quelqu’un qui voudrait acheter un appartement de 200 mètres carrés à plusieurs millions d’euros, mais qui n’aurait pas le premier sou et pas davantage de banquiers : ça ne peut pas marcher. C’est exactement la même chose pour les semi-conducteurs. Ils sont, pour moi, une des deux ou trois filières critiques dans lesquelles l’Union européenne doit s’engager, ce qui suppose un financement européen et une union des marchés de capitaux.

Les PIIEC sont un bon début, mais ce n’est pas suffisant : ils sont trop compliqués et trop lents. Vu la vitesse à laquelle avancent la Chine et les États-Unis, il y a urgence à simplifier et à accélérer la mise en œuvre des PIIEC.

Je veux vous redire à quel point je suis préoccupé par l’industrie automobile. Le secteur va très, très vite. Il y a urgence à permettre à notre industrie automobile de réussir dans un environnement concurrentiel devenu féroce. Au-delà des PIIEC, il est indispensable de repenser la stratégie de l’industrie automobile. Regardons les faits en face : l’industrie, c’est des faits et des chiffres ; c’est la brutalité du réel. Les véhicules électriques occupent 18 % de parts de marché, très loin des objectifs. Nous ne tiendrons pas l’objectif de 2035. Lors de la clause de révision de 2026, nous devrons étudier les options qui permettront à notre industrie automobile de réussir. Nous ne pouvons pas rester les deux pieds dans le même sabot et nous focaliser sur 100 % de véhicules électriques en 2035 sans rien faire d’autre : c’est du dogmatisme, quand il faut du pragmatisme.

Je suis persuadé que l’Union européenne peut réussir sa transition vers le véhicule électrique, mais nous sommes en train de dévier de nos objectifs et nous devons corriger le tir avant que la fusée se crashe. Faut-il, par exemple, redonner une marge de manœuvre à l’hybride rechargeable ? Pourquoi pas. Je n’ai pas la solution ; je ne suis pas un industriel automobile comme Luca de Meo, mais j’ai mes idées sur le sujet et je considère qu’il faut ouvrir et diversifier les options – hybride rechargeable, véhicules autonomes jusqu’à 150 kilomètres… – pour tenir notre stratégie de décarbonation sans affaiblir l’industrie automobile ni remettre en cause le calendrier.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma première série de questions porte sur le versant industriel de la politique économique que vous avez conduite pendant près de sept ans.

Pourquoi avez-vous refusé de développer les contrats de filière, dont Arnaud Montebourg a fait l’éloge ici même ?

Avec le recul, ne croyez-vous pas que le plan France 2030 – consacré aux innovations de rupture, à l’aide à la décarbonation et au soutien d’acteurs émergents – aurait dû être rééquilibré au profit de notre socle industriel, composé de PME et d’ETI ?

Enfin, force est de constater que les entreprises peinent à s’acquitter des PGE qui leur ont été accordés pour faire face à la crise du Covid ; l’encours restant à rembourser s’élève à 32 milliards. Êtes-vous favorable, comme Arnaud Montebourg notamment, à un allongement à dix ans du délai de remboursement de ces prêts, voire, pour les entreprises les plus en difficulté, à leur conversion en fonds propres ?

M. Bruno Le Maire. Je crois aux stratégies de filière, qui me paraissent plus efficaces que des obligations imposées aux industriels et aux sous-traitants.

Quant à France 2030, il me paraît nécessaire de recentrer ses investissements sur les priorités industrielles. Lorsqu’on met 54 milliards à la disposition de l’économie, tout le monde vient toquer à la porte dans l’espoir de profiter des miettes du festin, mais il faut être ferme. Je fais confiance aux responsables de ce programme pour maintenir la priorité donnée à l’industrie et à l’innovation industrielle.

J’ai accordé aux emprunteurs une année supplémentaire pour rembourser les PGE. La conversion des prêts en fonds propres est compliquée. Mais il faut examiner les situations au cas par cas, de manière très pragmatique. Si une entreprise appartenant à une filière industrielle importante est menacée en raison du remboursement de son PGE, on doit pouvoir trouver une solution.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La filière automobile est en grande difficulté. La Plateforme automobile (PFA) estime que, dans les dix années à venir, près de 100 000 emplois industriels seront supprimés. L’interdiction, à compter de 2035, de la vente de véhicules à moteur thermique est une des raisons majeures de ces difficultés. Votre position semble avoir évolué depuis votre approbation, en tant que ministre de l’économie, de cette interdiction européenne. Votre décision a-t-elle été précédée d’une étude d’impact prenant en compte la situation de l’emploi ? Par ailleurs, l’inclusion des moteurs hybrides dans les technologies autorisées à partir de 2035 vous semble-t-elle une piste intéressante pour assouplir cette interdiction ?

Vous estimez par ailleurs que le report de cette dernière est envisageable. Beaucoup d’acteurs de la filière automobile reconnaissent en privé qu’il est impossible de tenir ce cap, mais ils tiennent un tout autre discours en public, notamment devant des autorités ministérielles. Partagez-vous ce constat ?

M. Bruno Le Maire. J’ai beaucoup de défauts, mais je n’ai qu’une seule parole. Je peux me tromper ; je ne mens pas. En l’espèce, en privé comme en public, j’exprime ma très vive inquiétude quant à la situation de l’industrie automobile française et européenne. Je souhaite que l’on ouvre les yeux, en France comme en Allemagne – j’étais à Berlin récemment, notre partenaire doit ouvrir ses yeux ; l’industrie automobile allemande nourrit parfois un sentiment de supériorité, mais elle est tout aussi menacée que la nôtre. Le fait est que nous basculons d’un monde vers un autre.

Le monde du véhicule thermique avait deux caractéristiques. Premièrement, l’Europe était la seule à maîtriser à ce point la production de ce type de moteur, que la Chine n’a jamais su fabriquer. Deuxièmement, il suffit de visiter une usine de véhicules thermiques pour constater que les ouvriers y sont nombreux, qu’elle est équipée de chaînes de montage, recourt à des sous-traitants, utilise toutes sortes de pièces détachées… L’usine de véhicules électriques, quant à elle, s’apparente à une clinique : c’est simple, dépouillé, économique. Tant mieux pour le climat et l’innovation, mais il faut avoir conscience que le nombre d’emplois n’y est pas le même, non plus que les marges, et que cette industrie doit faire face à d’autres complexités, qui se situent en amont – je pense notamment aux batteries.

La révolution est totale. Alors que nous étions dans une situation de quasi-monopole, nous sommes désormais distancés par la Chine, et l’industrie automobile sera beaucoup moins productrice d’emplois qu’auparavant.

Qu’est-ce qu’une voiture aujourd’hui ? Je vais m’attarder sur ce point, car l’enjeu est vital pour les 14 millions d’Européens qui travaillent dans cette industrie, parmi lesquels des centaines de milliers de nos compatriotes. Peu importe à la génération qui vient qu’une voiture soit équipée d’un super moteur et soit très rapide : elle est un lieu de distraction ou de travail. Les écrans doivent donc être le plus larges et les sièges le plus confortables possible, la domotique être de grande qualité ; elle doit être équipée d’une technologie de pointe, des meilleurs haut-parleurs et son autonomie doit être garantie. Or, qu’il s’agisse de la technologie embarquée ou de l’autonomie du véhicule, nous sommes totalement largués ! Il suffit de visiter une usine BYD à Shenzen pour le comprendre. Parce que nous devons garder notre esprit de conquête et d’innovation, nous devons comprendre que le véhicule de demain ne sera pas ce qu’il était hier.

J’en viens aux choix de la Commission européenne. Si nous avons remporté des victoires – en matière de politique industrielle, de soutien aux subventions publiques et d’énergie nucléaire –, nous avons également, je le reconnais humblement, essuyé des défaites, en particulier sur la question de la neutralité technologique. Je n’ai jamais été partisan d’une bascule vers le véhicule électrique en 2035. Je considérais en effet qu’il fallait laisser aux constructeurs la liberté du choix, pourvu que nous parvenions à supprimer nos émissions de CO2. Mais nous avons été battus, pour une raison qui peut se comprendre. On a en effet estimé, à la suite du scandale Volkswagen, qu’on ne pouvait plus faire confiance aux constructeurs en matière de neutralité technologique. La Commission a donc pris la décision – qui, à mon sens, n’est pas bonne pour l’industrie automobile – d’imposer une seule technologie, celle du véhicule électrique.

Comment peut-on corriger le tir ? Je ne suis pas favorable au report de l’interdiction à une date postérieure à 2035 – je peux me tromper, mais c’est ma conviction – mais, et je vous rejoins sur ce point, à ce que l’on ouvre les options, notamment à l’hybride rechargeable.

Par ailleurs, nous devons être cohérents au niveau national. Je me suis battu pendant des années pour maintenir le montant de l’aide à l’achat de véhicules électriques. Or tout a été transformé et compliqué, au point qu’une chatte n’y retrouverait plus ses petits. Ainsi, l’hybride rechargeable, qui pouvait bénéficier d’un bonus il y a quelques mois, peut désormais être frappé d’un malus du fait du poids du véhicule. Stabilité et simplicité : telles doivent être les caractéristiques du soutien à la filière du véhicule électrique. C’est vital ! J’ai indiqué que nous étions en partie responsables, du fait de mauvaises décisions fiscales – l’augmentation des impôts et la remise en cause de certains choix en matière de soutien au véhicule électrique –, de la situation actuelle de l’industrie automobile. Je persiste et je signe ! Je le dis de manière amicale, car il faut corriger le tir et revenir à une politique favorable à l’industrie automobile, notamment au véhicule électrique. Lorsqu’il était ministre des finances de l’Allemagne, mon ami Christian Lindner avait décidé, pour rétablir les comptes, de baisser drastiquement le soutien à l’achat de véhicules électriques allemands. La demande s’est effondrée de 30 % ! Si les pouvoirs publics ne garantissent pas la stabilité de la politique d’aide, il y a fort à parier que l’on ne vendra pas beaucoup de véhicules dans les concessions.

En résumé, je suis favorable au maintien de la date, à l’élargissement des options et à la stabilité de la politique fiscale appliquée au consommateur, afin que l’Europe réussisse sa transition vers le véhicule décarboné.

Puisque nous sommes ici pour nous dire les choses avec franchise, dans l’intérêt général – je vous remercie, du reste, d’avoir créé cette commission d’enquête particulièrement opportune –, j’ajoute que nous ne parviendrons pas à maintenir notre industrie automobile, c’est-à-dire un nombre d’emplois significatif et un volume de construction important, si la France et l’Europe n’accueillent pas de constructeurs étrangers. Je rappelle, du reste, quitte à froisser l’orgueil national, que c’est Toyota qui produit le plus grand nombre de véhicules en France. Et pour cause : cette entreprise a adopté, notamment sur l’hybride rechargeable, une stratégie que tout le monde a moquée en son temps mais qui était la bonne. Je rends hommage au président de Toyota, dont les choix ont été couronnés de succès. Les faits sont têtus : on peut critiquer ses véhicules, mais ils sont vendus.

Nous n’aurons pas d’autre choix que celui de faire venir des constructeurs chinois en Europe. Ayons l’humilité et la lucidité de reconnaître qu’en matière d’industrie automobile, nous devrons nous inspirer d’eux et les copier, comme ils l’ont fait dans d’autres domaines au siècle dernier. Mais ils doivent venir à nos conditions. Par un renversement de l’histoire spectaculaire et vertigineux, nous devrons leur imposer au XXIe siècle ce que la Chine a imposé aux industriels européens au XXe siècle ; je pense aux joint-ventures, aux transferts de technologies et au contenu local. Si BYD vient en Europe, il faut lui réclamer des transferts de technologies et lui imposer de recourir à nos sous-traitants, comme le font les Chinois lorsqu’Airbus, par exemple, s’implante chez eux.

Toutes les illusions doivent tomber, tant l’enjeu économique et humain est important. La responsabilité politique consiste à voir les choses avec lucidité : nous ne nous en sortirons pas seuls. Nous devons donc mener une politique beaucoup plus offensive et étudier la manière dont nous pouvons travailler avec la Chine sur le futur de l’industrie automobile.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’avantage que les allégements fiscaux de près de 30 milliards d’euros que vous avez décidés auraient pu procurer à la compétitivité des entreprises françaises n’a-t-il pas été neutralisé par le coût d’application des normes européennes, estimé à 40 milliards dans le rapport de Mario Draghi sur l’avenir de la compétitivité européenne du 9 septembre 2024 et, pour les entreprises françaises, à 20 milliards par la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP)?

Quelle est la position que vous défendiez au nom de la France en tant que ministre de l’économie lorsque l’Union européenne débattait de la directive sur le devoir de vigilance, qui inquiète beaucoup les industriels ?

Le groupe Rassemblement national s’est fermement opposé à la transposition de la CSRD, que nous jugions prématurée et nocive pour la compétitivité de nos entreprises. Regrettez-vous que la France ait été le premier pays à l’avoir transposée, alors que son application représente cette année pour nos entreprises un coût estimé à environ 4,7 milliards ?

Enfin, vous et votre majorité vous étiez opposés à un amendement que nous avions déposé sur le projet de loi relative à l’industrie verte afin de supprimer la CNDP. En effet, une telle instance, coûteuse et parfois idéologisée, ne nous semble pas nécessaire à l’organisation de débats. Pour quelles raisons avez-vous changé d’avis sur ce point ?

M. Bruno Le Maire. Permettez-moi d’apporter une petite rectification. J’avais moi-même proposé de supprimer la CNDP dans le cadre de l’avant-projet de loi relative à l’industrie verte. Mais cette proposition n’a pas été retenue par le gouvernement. Je suis favorable, je le redis, à la suppression de cette commission : on peut parfaitement organiser des consultations sans qu’un délai de quatre à six mois soit imposé par un organisme dont la justification et la pertinence ne me semblent pas convaincantes. Il faut savoir ce que nous voulons et prendre la mesure de la compétition féroce et brutale dans laquelle nous sommes engagés avec la Chine et les États-Unis.

Je suis également favorable à la suspension de la CSRD ; vous aviez vu juste à ce sujet. Là encore, j’ai toujours exprimé mes plus vives réserves à l’égard de cette directive.

Je mentionnerai deux autres textes, qui ne sont pas sous les feux de l’actualité mais dont la révision est décisive si nous voulons trouver les moyens de financer nos activités. Nous avons, en Europe, les meilleurs scientifiques, qui produisent les meilleures découvertes, très souvent grâce à des fonds publics. Or, faute d’argent, ces découvertes sont industrialisées aux États-Unis ou ailleurs. C’est un véritable scandale ! Il est révoltant que 20 % à 30 % de l’épargne européenne foute le camp aux États-Unis pour financer le développement industriel de découvertes réalisées en Europe. Il est donc temps de nous doter des moyens financiers nécessaires en réalisant l’union des marchés des capitaux et en allégeant les règles de la directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « directive Solvabilité II », qui s’applique aux assureurs, et des accords de Bâle III, qui s’appliquent aux banquiers.

L’enjeu est concret. À chaque fois qu’un assureur comme Axa investit un euro dans une PME française, il doit augmenter ses fonds propres d’un montant sensiblement plus élevé que celui qui est imposé aux assureurs américains, de sorte qu’il n’investit pas dans les PME, ou beaucoup moins qu’il ne pourrait le faire. Si l’on modifie les règles prudentielles en réduisant les exigences en matière de ratio de fonds propres par rapport à l’investissement dans les PME, des dizaines de milliards d’euros se déverseront dans l’économie française. C’est simple : cela dépend d’une décision européenne ! Il s’agit, pour le dire clairement, de retrouver le goût du risque. Si, par hantise de l’avenir et manque de confiance dans ce que nous pouvons réussir, nous nous imposons ceinture et bretelles, c’est plié : nous ne pourrons pas faire face à des pays conquérants comme la Chine et les États-Unis. Il faut donc modifier les règles de « Solvabilité II » et de Bâle III.

En ce qui concerne la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, je vous ferai la même réponse que sur la CSRD.

Quant au coût des normes, c’est un enjeu majeur sur lequel Mario Draghi a tout dit. J’exprimerai néanmoins quelques nuances. Oui, chacun en a conscience, il y a un excès de normes européennes : il faut les simplifier. Oui, la France, qui est la championne toutes catégories de la surtransposition des directives, devrait commencer par balayer devant sa porte en mettant fin à cette pratique. Mais, dans au moins deux domaines, les normes traduisent notre conception de la société.

Ainsi, tout ce qui touche à la santé n’est pas négociable. S’agissant des substances per- ou polyfluoroalkylées (PFAS) ou d’autres substances chimiques qui persistent dans l’eau ou l’air pendant au moins des décennies, il ne faut pas baisser la garde. Les problèmes sanitaires majeurs, notamment le développement des cancers, que l’on rencontre dans les pays développés doivent être pris très au sérieux.

Pour moi, s’il y a un sujet sur lequel les normes sont indispensables, c’est la santé de nos compatriotes. On ne joue pas avec la santé de nos compatriotes. C’est l’honneur de l’Europe de ne pas baisser la garde sur ce point.

Le second sujet sur lequel je pense que des normes et des règles sont plus indispensables que jamais, c’est la colonisation numérique de l’Europe par la Chine et par les États-Unis. Elle n’est pas en marche, elle est là. Notre capacité à bloquer le détournement cognitif de nos enfants et de nous-mêmes par des géants du numérique dont la capitalisation boursière dépasse de loin la richesse nationale française exige des normes et des règles inscrites au sein d’un cadre réglementaire.

Je partage ce que vous dites sur les excès normatifs ; il doit être possible de les simplifier. Je fixe deux limites, qui sont à mes yeux tant morales que politiques : la santé et les technologies numériques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En 2023, le gouvernement dont vous étiez membre a largement communiqué sur sa volonté de réindustrialiser le pays. Vous avez évoqué l’objectif d’une réindustrialisation à hauteur de 15 % du PIB en 2035, soit une ambition particulièrement forte.

Sur quel fondement avez-vous annoncé cet objectif ? Semblait-il raisonnablement atteignable en 2023, évolutions récentes du contexte international mises à part ? Dans quelle mesure étiez-vous en capacité d’affirmer que nous avions la possibilité de réindustrialiser jusqu’à 15 % du PIB en douze ans ?

Fin 2023, vous avez commandé un rapport à l’expert Olivier Lluansi, qui vous l’a remis en 2024. Je l’ai consulté, pourquoi avoir refusé de le rendre public ? Est-ce parce qu’il indique, sur la base notamment des analyses de France Stratégie, que la perspective de réindustrialiser à hauteur de 13 %, 14 % ou 15 % du PIB d’ici 2035 semble irréaliste ?

M. Bruno Le Maire. Sur les rapports en général, j’ai dit, depuis que j’ai quitté mes fonctions, que je suis favorable à la transparence totale. Je l’ai dit à la commission d’enquête sénatoriale à propos des aides aux entreprises. Faisons la transparence totale sur les aides aux entreprises, entreprise par entreprise si nécessaire, cela ne me dérange pas. Je pense que c’est salutaire pour le débat public. Le rapport Lluansi aurait dû être rendu public. Nous aurions dû faire preuve d’une transparence totale.

Quand on fixe un objectif tel que 15 % du PIB, on le fait sur la base de ce qu’a été l’industrie française et de ce que sont l’industrie allemande et l’industrie italienne, qui sont à environ 20 % en nombre d’emplois rapporté à la richesse nationale. Nous fixer comme objectif d’être à 15 %, sachant que nous étions à 20 % il y a quatre décennies, est difficile et ambitieux mais pas déraisonnable. La date de 2035 est sans doute très ambitieuse, mais c’est comme cela que l’on tire un pays, en ayant des ambitions et en lui promettant d’atteindre des objectifs correspondant à l’idée que l’on se fait de son avenir.

Il faut déterminer, filière par filière, là où les emplois peuvent être créés. Quand on parle du nouveau nucléaire, de la production d’hydrogène par électrolyse, des éoliennes reliées à des sous-stations, des industries aéronautique et navale, nous avons des capacités qui sont absolument formidables.

Ce qui me donne foi dans le pays, c’est ce que j’ai vu, par exemple aux Chantiers de l’Atlantique, dont je rappelle qu’il a fallu, lorsque j’ai pris mes fonctions en 2017, les nationaliser temporairement – je ne crois pas aux nationalisations définitives, qui consistent très souvent à brancher du déficit sur le budget français. Nous l’avons fait parce que nous pensions que les Chantiers de l’Atlantique devaient pouvoir se développer.

Je rends hommage à leur directeur général ainsi qu’aux salariés et aux ouvriers de l’entreprise, qui ont déployé son activité dans d’autres secteurs, tels que la défense, les navires de croisière et les sous-stations de la taille de l’Arc de triomphe qu’utilise Engie pour convertir en courant continu le courant alternatif issu des éoliennes implantées en haute mer. Les possibilités sont considérables et les exploiter suppose une stratégie volontariste sur la base de décisions lourdes, difficiles et nécessaires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite évoquer votre bilan. Vous communiquez sur l’ouverture de 600 usines et sur la création nette de 130 000 emplois industriels. Ces déclarations vont dans le bon sens et nous ne pouvons que nous en réjouir.

Toutefois, comment expliquez-vous concrètement l’ambivalence de ce bilan ? En sept ans, le nombre de chômeurs est resté le même – en 2017 comme en 2024, les inscrits à Pôle emploi, toutes catégories confondues, sont 5,5 millions ; la productivité du travail a stagné ; la production manufacturière a baissé de 6 % et la production industrielle globale de 6,7 %.

Nos entreprises accusent un retard considérable en matière de robotisation et de la numérisation. Notre déficit commercial est abyssal, même en excluant du total les importations de gaz induites par la guerre en Ukraine, il était l’an dernier de 80 milliards.

Surtout, en sept ans, les gouvernements auxquels vous avez appartenu ont endetté le pays de près de 1 200 milliards, que je ramène à 1 000 en excluant les 200 milliards imputables à la crise du covid-19 dont il est difficile de leur faire grief.

La France peut-elle véritablement se réindustrialiser massivement ou sommes-nous condamnés à nous développer sur des filières stratégiques, des niches, des filières de rupture expliquant les quelques indicateurs positifs dont vous pouvez vous prévaloir ?

M. Bruno Le Maire. Je ne ferai pas la défense et l’illustration de notre bilan – d’autres s’en chargeront à ma place et à la vôtre et le feront certainement très bien, notamment sur les comptes publics. À ce sujet, j’ai eu l’occasion de répondre aux questions de la commission des finances et de contester les chiffres et les slogans qui sont avancés, à commencer par celui de 1 000 milliards. Ils ne correspondent pas à la réalité, surtout, s’agissant des protections contre la crise du Covid-19, on omet de préciser qu’elles ont permis de sauver l’industrie qui nous occupe aujourd’hui.

Je ne reviendrai pas non plus sur le taux d’emploi, qui est le plus élevé depuis 40 ans, tout cela est documenté. Je ne suis pas là pour me faire l’avocat de ce que nous avons fait.

Dans un bilan, il y a toujours des choses dont on est très fier. En ce qui me concerne, la réindustrialisation en fait partie. Il y a d’autres choses moins réussies ; il faut en tirer les leçons. Ainsi va la vie politique. Je dresserai mon bilan le moment venu, mais ce n’est pas le lieu ni le moment.

Quand vous avez passé sept ans au ministère de l’économie et des finances, il y a des choses qui ont bougé dans le bon sens et vous en est très fier – la bataille industrielle comme le fait d’avoir abattu des dogmes européens – et d’autres dont vous vous dites que vous ne les laissez pas dans l’état où elles devraient être – c’est douloureux, mais, dans la vie politique, rien n’est jamais fini.

La question plus importante que vous avez soulevée tient en un mot : productivité. C’est le vrai problème français. Il faut se demander pourquoi ce qui était l’atout numéro 1 de l’économie française dans les années 1970 est devenu sa faiblesse numéro 1. Je vais vous donner mes éléments d’explication – il y en a certainement beaucoup d’autres, tant le sujet est extraordinairement complexe.

L’explication la plus évidente est que l’augmentation du taux d’emploi fait revenir dans l’activité des personnes dont le niveau de productivité n’est pas celui de celles qui trouvent immédiatement un emploi. De façon plus globale – il s’agit à mes yeux de l’un des grands combats qu’il est nécessaire que le pays mène –, nous nous sommes trompés dans les orientations éducatives de la France.

Nous avons fait une faute en voulant emmener des générations d’enfants vers les études supérieures et en leur imposant l’idée selon laquelle hors du baccalauréat général point de salut. Nous avons privé des centaines de milliers de gamins de la réalisation de leur talent, en leur disant : « Vous avez un talent manuel ? Désolé, ce n’est pas le bon, en France seul le talent intellectuel compte ».

Je trouve cela triste, dommageable et révoltant pour les générations d’enfants auxquels on a dit « Il ne faut pas que tu sois chaudronnier ; il ne faut pas que tu sois soudeur, ce n’est pas bien ; il ne faut pas que tu sois pâtissier ; il ne faut pas que tu fasses une filière manuelle ; il ne faut pas que tu fasses un CAP ; il ne faut pas que tu fasses le lycée professionnel, ce serait un échec ». Tant que nous n’aurons pas gagné la bataille culturelle consistant à dire que l’intelligence de la main est aussi nécessaire que celle de l’esprit et que l’une vaut l’autre, notre bataille économique ne pourra pas être gagnée.

Par ailleurs, nous avons fait peur aux Français. L’un des drames de la vie politique française est qu’elle joue trop sur les peurs et pas assez sur les ambitions, trop sur les craintes et pas assez sur les espoirs, trop sur les oppositions des uns et des autres et pas assez sur le rassemblement. On a fait peur aux gens avec les robots, en disant « Les robots c’est épouvantable, ça va détruire des emplois ». Tout le monde s’est engouffré dans cette brèche – je peux vous en sortir des déclarations de responsables politiques de tous bords opposés aux robots !

Mais la perte des robots et le retard de robotisation de notre économie nous ont fait perdre des centaines de milliers d’emplois et nous ont empêchés de maintenir le même niveau de productivité. Je vois qu’on joue à nouveau à faire peur avec l’intelligence artificielle, mais si nous loupons cette révolution dans toutes les activités économiques, administratives, financières et industrielles, je suis au regret de vous dire que nous serons largués.

Nous devons retrouver un discours d’espoir, de volonté et de rassemblement. C’est à mes yeux le plus important pour réussir la réindustrialisation et pour relever le défi que vous avez parfaitement noté et qui est le défi n° 1 de l’économie française, la productivité.

Mme Florence Goulet (RN). Comment expliquez-vous que l’Italie ait réussi à diviser par deux son déficit public en un an, le faisant passer de 7,2 % à 3,4 % du PIB ? Ne dites pas qu’elle y est parvenue grâce aux subventions européennes : son PIB par habitant a dépassé celui de la France.

Vous avez été, pendant votre longue carrière ministérielle, un ardent défenseur du couple franco-allemand. Notre voisin allemand a toujours soutenu son économie, notamment la filière des énergies renouvelables, au détriment de notre filière française du nucléaire, qui a été sacrifiée. Cette vision fantasmée du couple franco-allemand n’est-elle pas de la naïveté, voire un manque de lucidité ? Auriez-vous été l’idiot utile de cette stratégie avec la complicité de l’Union européenne ?

M. Bruno Le Maire. Je ne comprends même pas votre seconde question. Je regrette, mais les faits sont têtus. Vous pouvez toujours faire de grandes déclarations idéologiques, au demeurant pas très sympathique pour nos voisins allemands, moi, je continue de considérer que l’Allemagne est et doit rester notre premier partenaire, notamment car c’est la condition du succès de la construction européenne. Je rappelle que nous avons réussi à lui imposer que le nucléaire soit considéré comme une énergie décarbonée dans la taxonomie européenne – si vous m’aviez fait l’amabilité d’être là depuis le début de l’audition, je n’aurais pas à répéter ce que j’ai dit.

Quant à l’Italie, je rappelle que le ratio entre son endettement et son PIB est largement supérieur à celui de la France, qui n’en doit pas moins réduire sa dette publique. Concernant la réduction massive du déficit, je donne le point à Giorgia Meloni, qui a eu le courage de retirer une disposition d’aide à la décarbonation des domiciles privés qui était une véritable fuite en avant budgétaire et coûtait des dizaines de milliards à l’Italie.

M. Draghi ne l’a pas retirée, Mme Meloni l’a retirée. Cette décision courageuse explique pourquoi le ratio de déficit public par rapport au PIB s’est amélioré en Italie.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Ma première question porte sur la situation d’ArcelorMittal. Le 7 mai 2025, lors d’une audition au Sénat, vous avez estimé qu’il faut tout faire pour sauver le site d’ArcelorMittal à Dunkerque, sans exclure une nationalisation dont vous avez dit qu’elle est « un outil temporaire et de dernier recours ».

La demande d’acier en France étant stratégique et le groupe menaçant de fermer sept sites industriels représentant plus de 600 emplois directs en France, estimez-vous que la situation remplit désormais les conditions pour envisager, comme vous l’évoquiez il y a quelques semaines, la nationalisation du site ? Si tel n’est toujours pas le cas à vos yeux, pouvez-vous dire clairement quelles conditions doivent être remplies pour que l’État nationalise ArcelorMittal ?

Dans vos vœux aux acteurs économiques le 5 janvier 2023, vous avez déclaré : « L’indépendance industrielle et la souveraineté économique sont les nouveaux leitmotivs de la politique économique mondiale ». Vous indiquiez alors vouloir « favoriser la commande publique nationale ». Qu’avez-vous fait pour garantir cette indépendance ?

Dans l’industrie pharmaceutique, dont vous avez dit qu’elle est cardinale pour notre société, la branche grand public de Sanofi, Opella, dont le chiffre d’affaires s’élève à 4,7 milliards, qui possédait notamment le Doliprane et emploie 2 500 personnes en France sur six sites de production, est passée sous le pavillon américain du groupe CD&R au détriment du français PAI Partners, qui était dans la course pour son rachat.

On le constate à regret : en dépit d’une gabegie d’aides publiques – 1 milliard pour Sanofi en dix ans –, de grands groupes industriels finissent par vendre les bijoux de famille, qui sont pourtant le fondement de notre souveraineté et les fleurons de l’industrie. L’État abreuve des grandes entreprises qui finissent par nous abandonner lâchement pour augmenter leurs profits, en dépit d’un contexte de creusement des déficits dû à de mauvais choix politiques et à une mauvaise gestion depuis une bonne vingtaine d’années.

Vous brocardez souvent l’idéologie, mais vous êtes vous-même le tenant d’une idéologie, celle de la concurrence libre et non faussée, celle du marché tout puissant, qui est aux manettes depuis une bonne vingtaine d’années, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, dont vous étiez ministre dès 2007.

J’ajoute une question qui m’a été inspirée par votre exposé. Vous avez parlé de l’importance cardinale des normes en matière de santé et d’agriculture. Quel est votre sentiment sur la réintroduction des néonicotinoïdes par la proposition de loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur, dite « proposition de loi Duplomb », imposée à l’Assemblée nationale sans vote par l’adoption d’une motion de rejet déposée par le rapporteur ?

M. Bruno Le Maire. La dernière question ne relevant pas de la compétence de la commission d’enquête, je n’y répondrai pas.

Sur les autres, vous seriez bien placé pour formuler ces critiques si la formation politique à laquelle vous appartenez et ses devancières avaient obtenu des résultats en matière de réindustrialisation et n’étaient pas directement comptables de la désindustrialisation massive de notre pays. Toutes les billevesées et les stupidités de la retraite à 60 ans, des 35 heures, de l’augmentation de la fiscalité et de l’explosion des impôts de production, depuis le début des années 1980, ont tué notre industrie. Je n’ai donc aucune leçon à recevoir de formations politiques qui vont, la main sur le cœur, voir les ouvriers dans les usines en disant « nous allons protéger vos usines » mais qui, dans le dos des ouvriers, prennent toutes les décisions qui tuent leurs emplois et ferment leurs usines.

Les chiffres sont têtus. Vous m’avez attaqué sur ma politique. Je vous dis très simplement que les politiques menées depuis quarante ans, notamment par les gouvernements socialistes dans les années 1980, ont précipité l’effondrement de l’industrie nationale. Il ne faut pas s’étonner ensuite que les ouvriers se soient détournés de certains partis tel le parti socialiste, qui les a trahis et qui, en fait, n’a jamais cru à l’industrie française et s’est contenté de tenir des discours sur les riches, les pauvres et les cadeaux aux entreprises.

Avec ces discours idéologiques, on a tout simplement empêché nos entreprises de se battre à armes égales non seulement avec les entreprises allemandes et italiennes, mais plus encore avec les entreprises chinoises et américaines. Il y a une réalité économique, monsieur le député, une réalité économique mondiale, il y a une compétition, elle est féroce.

Tout ce que j’ai fait dans ma vie politique, c’est donner à nos industriels et à nos entrepreneurs la capacité de se battre à armes égales. Je n’ai fait de cadeaux à personne ; j’ai juste permis à nos entrepreneurs et aux ouvriers qui sont derrière de se battre à armes égales.

S’agissant d’ArcelorMittal, des nationalisations, j’en ai fait. Si c’est nécessaire pour protéger temporairement une entreprise, je n’hésite pas à le faire. J’ai nationalisé les Chantiers de l’Atlantique. Toutefois, je savais très bien qu’au bout du compte, ce n’est pas l’État français qui allait les gérer, il en est totalement incapable. C’est la garantie d’un désastre absolu dans les années à venir. Si nous nationalisons ArcelorMittal, ses sites sont fermés dans cinq ans dans le meilleur des cas, si ce n’est dans six mois.

L’État n’est pas fait pour diriger une entreprise telle qu’ArcelorMittal. Il n’en a ni les capacités, ni les talents, ni les possibilités. Il peut temporairement, si l’actionnaire principal ne fait pas ce qu’il doit faire, prendre ses responsabilités et protéger un actif stratégique français en attendant de trouver un nouvel investisseur.

Mais je vais être très clair : ce n’est pas l’État qui va diriger et piloter un grand site industriel sidérurgique tel que celui d’ArcelorMittal à Dunkerque. Il n’en a ni la capacité, ni les compétences. Cela n’aboutira qu’à creuser un peu plus le déficit, parce que le site essuiera des pertes qui seront compensées par le contribuable français.

L’actionnaire d’ArcelorMittal est Lakshmi Mittal, dont chacun est libre de penser ce qu’il veut – je ne suis pas là pour juger ni sa famille ni ses investissements. L’actionnaire doit prendre des engagements et des décisions. Il s’était engagé, lorsque j’étais en fonction, à décarboner le site, ce qui donne un avantage compétitif à notre acier et à notre aluminium. Cela supposait d’installer des fours électriques et d’utiliser de l’hydrogène, ce qui est très coûteux.

Dès lors que l’actionnaire tient ses engagements en matière d’investissement, j’y vois la garantie que le site sera préservé et que l’État peut l’accompagner avec les 870 millions qu’il était prévu d’investir sur le site. Mais c’est donnant-donnant – sur ce point nous sommes d’accord. L’État ne donne pas si l’actionnaire n’investit pas. Cela doit être une règle absolue : pas un euro de l’État si l’actionnaire n’investit pas et ne tient pas ses engagements en matière d’investissement.

Il a commencé à investir, les choses vont dans la bonne direction. Est-ce suffisant ? Non. Faut-il rester vigilant ? Oui. Le sujet est suffisamment important, vous l’avez rappelé à raison, pour que nous soyons extrêmement vigilants sur la réalisation des investissements d’ArcelorMittal sur le site de Dunkerque.

M. Frédéric Weber (RN). J’ai fait partie des gens qui ont fait monter un futur Président de la République sur une camionnette à Florange en 2012. Il y avait beaucoup d’espérance, en effet. Les espoirs placés en la gauche, qui avait tous les pouvoirs en 2012 et qui malheureusement n’a pas été à la hauteur, ont été déçus. Par ailleurs, je pense comme vous que le rassemblement pour la nation est l’objectif à atteindre.

Concernant la situation d’ArcelorMittal, je serai clair : les investissements dans le site de Dunkerque ne sont pas gravés dans le marbre. La famille Mittal a dit : « Si les conditions se confirment à l’été, au mois de septembre, nous ferons les investissements ». Je comprends vos prises de position, mais j’aimerais vous poser une question simple : si demain les capacités de production d’acier liquide sont annihilées, n’est-ce pas un danger pour la France ?

Certes, nous pourrons importer de l’acier liquide de Brême ou de Gand, dans une vision européenne des choses, mais cela ne sera pas sans conséquences sur notre défense. Si nous sommes obligés de compter sur un pays tiers en le considérant comme un ami pour la vie, serons-nous en mesure de faire des choix stratégiques et diplomatiques véritablement autonomes ?

Par ailleurs, j’aimerais demander au ministre de l’économie et des finances que vous avez été si ArcelorMittal a bénéficié, depuis 2012, de l’effacement total ou partiel d’une dette d’impôts très importante.

M. Bruno Le Maire. Sur ce dernier point, je vous ferai parvenir une réponse écrite, sous réserve que je puisse lever le secret fiscal, ce dont je ne suis pas certain. Nous sommes en commission d’enquête ; tout cela doit faire l’objet d’une analyse juridique.

La politique industrielle est une question fondamentale. L’industrie est un choix politique collectif. Il ne faut pas tenir pour acquis ce en quoi nous croyons et considérer que le peuple français, lui, croit autre chose. Moi, j’estime que la France doit garder une capacité de production d’acier. C’est un choix stratégique. De même, je considère que la France doit garder une production animale et un élevage, ainsi qu’une production de lait.

À ce propos, je me souviens très bien – pardonnez ce petit détour, que je m’autorise compte tenu du caractère amical de cette audition – de l’effondrement des cours lors de la crise du lait en 2009 – la tonne de lait se négociait alors à 230 euros, contre un peu plus de 500 aujourd’hui. Pas un paysan n’en vivait. Ils épandaient le lait dans les champs et en crevaient. J’ai le souvenir très vif de paysans désespérés.

Je me souviens d’une discussion avec Mme Fischer Boel, alors commissaire européenne à l’agriculture, qui m’a dit : « Qu’est-ce que vous en avez à faire de produire du lait ? Laissez tomber ! Il y a moins cher ailleurs, vous l’importerez. » Je lui ai répondu : « Jamais, madame la commissaire ! La France produit du lait depuis que la France est la France, elle continuera à en produire. Ce n’est pas économique, ce n’est pas financier, c’est culturel ».

De même, la France ne peut pas ne pas produire d’acier. Non seulement il s’agit d’un enjeu stratégique, ne serait-ce que pour produire des rails de chemin de fer et des véhicules, mais il y va de notre identité. La sidérurgie fait partie de l’identité française. Il faut ne jamais avoir mis les pieds sur le site d’ArcelorMittal à Dunkerque pour ne pas comprendre ce que cela représente en matière de création, de richesse, de savoir-faire, de technologie. Je crois fermement à la nécessité de garder une capacité de production d’acier sur le territoire français.

Par ailleurs, je considère, comme MM. Weber et Fernandes, que le compte n’y est pas. Nous devons donc nous assurer que les investissements promis par Mittal seront réalisés par Mittal. Aucun euro d’argent public ne doit être versé tant que Mittal n’a pas fait les investissements nécessaires à la décarbonation du site.

Enfin, il est absolument nécessaire d’articuler les décisions nationales avec les décisions européennes, lesquelles sont indispensables. Il faut prendre des mesures de sauvegarde sur l’importation d’acier en provenance de Turquie, d’Inde et de Chine.

En l’absence d’un contingentement drastique des importations d’acier produit à bas coût dans des conditions environnementales insatisfaisantes par les concurrents indiens, chinois et turcs, pour ne citer que les principaux, on ne survivra pas. Tout cela forme un tout : les investissements de Mittal pour la décarbonation, le soutien public à ces investissements, les mesures de contingentement européennes permettant d’éviter une compétition perdue d’avance avec l’acier chinois, turc et indien.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur le ministre, la commission d’enquête est unanime à vous remercier de la qualité de nos échanges, que vous pouvez compléter en répondant par écrit au questionnaire, en adressant à notre collègue la réponse écrite que vous lui avez annoncée et en transmettant au secrétariat tout document que vous jugeriez utile à ses travaux.

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53.   Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Breton, ancien commissaire européen au marché intérieur, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, ancien président de Thomson, France Télécom et Atos

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions en entendant à présent M. Thierry Breton. Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

La richesse et la diversité de votre parcours professionnel et politique rendent difficile de le résumer en quelques phrases. Vous avez été successivement vice-président de Bull, président-directeur général de Thomson puis de France Télécom, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie de 2005 à 2007, puis président-directeur général du groupe Atos. De 2019 à 2024, vous étiez commissaire européen chargé du marché intérieur, de la politique industrielle, du tourisme, du numérique, de l’audiovisuel, de la défense et de l’espace. Vous avez également donné des cours à la Harvard Business School et vous présidez le comité stratégique de Sorbonne Université. Depuis quelques mois, vous avez rejoint le conseil consultatif international de Bank of America.

Je vous remercie, avant de vous exprimer, de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thierry Breton prête serment.)

M. Thierry Breton. Si l’objet de votre commission d’enquête est la réindustrialisation de la France, il faut s’interroger sur le contexte économique et les transitions à venir. L’activité économique et industrielle n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a encore quinze ou vingt ans. La quasi-totalité des entreprises qui produisent des biens sont appelées à engager des mutations profondes. J’en distinguerai trois.

Premièrement, la proximité avec les clients et les usagers est de plus en plus en plus importante dans les productions industrielles. C’est inédit. Auparavant, les biens produits, destinés pour la plupart à des marchés de masse, étaient uniformes. La logique privilégiée était la recherche partout de gains de compétitivité, qui s’est orientée à partir des années 1990 vers la réduction des coûts de fabrication, y compris des coûts de main-d’œuvre. Dans ce contexte, de nombreuses entreprises industrielles ont commencé à délocaliser tout ou partie de leur production. J’ai assisté à cette course constante aux gains de productivité puisque, vous l’avez dit, j’ai moi-même été industriel : j’ai été président-directeur général de Thomson, président de Thomson SA, qui couvrait l’ensemble des activités de Thomson, et président-directeur général de Thomson Multimédia, leader du secteur électronique et de l’électronique grand public.

En tant que président de RCA, leader de l’électronique grand public aux États-Unis, avec ses 25 % de parts de marché, j’ai vu comment les autorités américaines et les marchés ont contraint tous les acteurs industriels à se lancer dans cette course à la compétitivité en délocalisant une partie de leur production, d’abord dans les maquiladoras, grands centres de production créés le long de la frontière mexicaine dans des villes comme Juárez ou Mexicali, puis en Chine, dans le delta de la rivière des Perles entre Canton et Shenzen. Il fallait les coûts de fabrication les plus réduits possible, dans un cadre naturellement de libre-échange dont nous sommes loin aujourd’hui avec la politique de Donald Trump. Obligation était faite aux entreprises de suivre ce cycle pour continuer à produire.

Ce phénomène a été si fort que les États-Unis ont perdu leur savoir-faire en matière d’usines. Je peux vous le dire pour l’avoir vécu : on ne trouvait plus de patrons d’usine américains – c’est un métier extrêmement important. Ils étaient tous étrangers, mexicains, voire chinois, de Singapour notamment. Il importe de garder cela à l’esprit pour comprendre l’appel à la réindustrialisation, légitime me semble-t-il, du président Trump.

La France et l’Europe ont suivi cette tendance mais dans une moindre mesure. À des degrés divers, mais beaucoup s’agissant de la France, elles ont délocalisé dans des zones où une main-d’œuvre qualifiée plus compétitive offrait la possibilité d’avoir des produits moins chers, dans une logique très consumériste. Personnellement, je n’étais pas en faveur de cette évolution, je ne décris qu’une tendance. J’ai toujours estimé qu’il était primordial de garder des centres de production sur notre continent.

À la production en masse de biens identiques – téléviseurs, postes de radio, walkmans, voitures – a succédé une autre logique : désormais, l’activité industrielle génère de plus en plus des services intégrés dans les produits eux-mêmes, grâce à des semi-conducteurs de plus en plus spécifiques. Il n’y a pratiquement plus un produit au monde qui n’en comporte pas. Cette tendance, il faut vraiment la comprendre. C’est, par parenthèse, l’une des raisons pour laquelle j’ai poussé la Commission européenne à réindustrialiser massivement l’industrie des semi-conducteurs en Europe. Notre part dans la production mondiale n’est plus que de 8 %, contre 30 % au début des années 2000 : j’ai estimé que c’était très insuffisant compte tenu de notre poids sur le marché mondial et du double enjeu que représentent, d’une part, la proximité et d’autre part l’autonomie et la souveraineté. C’est ainsi que j’ai porté à bout de bras le règlement du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs dit European Chips Act, pour que de grands centres industriels se recréent en Europe.

Les écosystèmes industriels ont beau être différents, ils produisent tous des biens manufacturés intégrant cette nécessaire proximité avec les clients. Leurs marchés ne sont plus situés à des dizaines de milliers de kilomètres du lieu de production. C’est cela qui va primer. La possibilité s’accroît de définir un usage final en fonction des aspirations du consommateur – couleur, forme, contenu. Les produits de différents usagers sont de moins en moins identiques. Cette proximité, qui passe par l’intégration de semi-conducteurs, implique un continuum entre le centre de recherche, l’application, le packaging et la fidélisation.

J’en viens à la deuxième nécessité. Si l’on devient trop dépendant de pays tiers sur la fabrication de produits finis ou des composants, on risque de perdre une partie de sa souveraineté. Cela a été l’un de mes combats à la Commission : j’ai organisé le marché intérieur en dix-huit écosystèmes industriels – automobile, défense, pharmacie… –, structurés autour des grandes entreprises et de leurs écosystèmes, avec l’ensemble des parties prenantes – PME, sous-traitants, centres de recherche, universités.

Plus que jamais, nous sommes conscients que toute dépendance peut être utilisée contre nous dans le monde de rapport de force dans lequel nous sommes entrés. L’actualité le démontre chaque jour. Il y a donc la notion de pouvoir équilibrer les rapports de force qui entre en jeu. Regardez ce qui se passe en ce moment dans les discussions entre la Chine et les États-Unis. La Chine a réussi à devenir le leader mondial en matière de production et plus encore de raffinage des terres rares, nécessaires à l’industrie des semi-conducteurs – à la fabrication des écrans, des smartphones, des missiles, à la production d’automobiles ou d’éoliennes. Pourquoi l’administration américaine, d’abord va-t-en-guerre, donne-t-elle l’impression de faire marche arrière très vite sur les droits de douane ? Tout simplement parce que les Chinois ont dit que, très bien, on allait discuter, mais qu’en attendant ils n’allaient plus exporter un gramme de terres rares – ce qui signifierait que toute usine automobile serait mise à l’arrêt au bout de trois semaines. Croyez-moi, je connais bien les Chinois, ils n’auront pas la main qui tremble. Si l’on a eu le sentiment hier, à Londres, d’une désescalade dans les négociations, c’est bien pour cela.

Dans l’ensemble des secteurs et des écosystèmes industriels, il faut désormais savoir en permanence comment exercer des rapports de force, y compris en matière d’ouverture des marchés. Le marché intérieur européen est l’un des plus puissants du monde : pour la Chine comme pour les États-Unis, il est très important. Si nous voulons en autoriser l’accès, il faut obtenir des contreparties.

Avec ces deux phénomènes, la proximité – en amont, avec les centres de recherche, l’intégration du software packagé, les semi-conducteurs ; en aval, avec les usages des clients – et la gestion des rapports de force dans les outils industriels, nous ne sommes plus du tout dans la logique de la délocalisation que je décrivais avec les usines des maquiladoras et du delta de la rivière des Perles. Cela me conduit à la troisième nécessité : il faut de plus en plus de compétences.

Les usines d’aujourd’hui ne sont plus du tout celles d’hier. Prenons encore l’exemple des États-Unis. Vous savez, j’ai côtoyé le président Trump, même avant d’être commissaire européen. Ce qu’il dit sur la réindustrialisation de son pays n’est pas dénué de fondement. C’est vrai, les États-Unis ont perdu leur capacité manufacturière, y compris leur savoir-faire. Et c’est vrai, la Chine est devenue l’usine du monde : elle concentre près de 35 % de la base manufacturière mondiale, contre 2 % au début du siècle. Vouloir réindustrialiser n’est donc pas une ambition politique infondée, même si on peut ensuite s’interroger sur la stratégie consistant à décider de droits de douane artificiels pour les baisser après discussion.

Pour réindustrialiser, il faut être conscient de ce qu’est une usine aujourd’hui. De façon générale, si l’on met de côté les installations de raffinage ou chimiques – sujet important : il est primordial de les maintenir en Europe, pour des questions de souveraineté notamment – les usines comptent de plus en plus de cols blancs. Dans les usines de semi-conducteurs, celles qui exigent le plus fort taux d’investissement au monde, les salariés que vous voyez sont à bac + 4 ou bac + 5. Je ne dis pas qu’il ne faut plus de cols bleus qui sont importants pour assurer la logistique et la maintenance, mais nous voyons bien que les emplois actuels ne répondent plus du tout aux logiques qui ont prévalu au cours des cent cinquante dernières années, après la révolution industrielle. Les activités humaines à faible valeur ajoutée, si je puis me permettre – sans vouloir porter préjudice à ceux qui s’acquittent de ces tâches très importantes, notamment de logistique et de maintenance – auront tendance à se réduire en même temps que la robotisation s’accroît. Nous utilisons déjà de gros robots, et les robots androïdes arrivent. Nous voyons quelle part ils prennent dans la logistique et la distribution au sein des grands entrepôts d’entreprises dont je ne citerai pas le nom devant votre commission d’enquête.

Le président Trump veut réindustrialiser la Rust Belt. C’est une région que je connais bien car j’y avais des usines : ses habitants ont perdu progressivement leurs emplois, du fait de la politique industrielle que j’évoquais, voulue par les États-Unis. Des familles entières ont été laissées pour compte, délaissées. Installer une usine automobile ou une usine de semi-conducteurs dans ces territoires va-t-il leur permettre de retrouver immédiatement un emploi ? Personnellement, je ne le crois pas.

En effet, les emplois sont différents, dans cette nouvelle industrialisation marquée par une transition industrielle, une évolution technologique, un comportement différencié des clients et une capacité à exercer des rapports de force – même pas pour renforcer notre autonomie stratégique, mais pour continuer à faire fonctionner les chaînes de valeur. Car l’usine n’est que la partie émergée de l’iceberg : les chaînes de valeur, elles, parcourent le monde. Au tournant du XXIe siècle, des centres industriels se sont créés selon le mode traditionnel et autour d’eux se sont implantés des écosystèmes entiers de sous-traitants spécialisés. Et ceux-là, vous aurez un mal fou à les délocaliser.

Je prends l’exemple des batteries. Les Chinois, il y a une vingtaine d’années, ont pris le virage de la voiture électrique alors que personne n’y croyait : très mauvais en moteurs thermiques, parce qu’ils avaient raté la première vague de l’industrie automobile, ils ont voulu griller une étape. Ils ont donc installé des méga-usines ou gigafactories autour desquelles se sont constitués des écosystèmes de sous-traitants spécialisés, qui dans les anodes, qui dans les cathodes, qui dans le charbon actif, qui dans le lithium raffiné. Maintenant, cet écosystème existe – depuis un quart de siècle, soit une génération.

Nous avons voulu lancer en Europe, en particulier en France, de grands projets de mégafactories de batteries, ce qui est une très bonne idée. Cela impliquait de créer autour d’elles de tels écosystèmes, composés de petites entités tellement spécialisées qu’elles en deviennent critiques elles-mêmes. Les discussions avaient commencé pour qu’elles viennent s’installer en Europe quand l’administration Biden a déclenché, en août 2023, l’Inflation Reduction Act (IRA), qui leur offrait beaucoup mieux. J’ai été le premier à m’y opposer, considérant que c’était un scandale. Certains s’en sont félicités, mais j’avais vu le risque très fort que l’IRA représentait pour nos bases industrielles, en attirant des entreprises à coups de subventions, d’énergie pas chère, de donations. Le résultat, c’est que ces entités ont survolé l’Europe pour s’installer directement aux États-Unis.

Je prends un autre exemple, celui des terres rares : elles ne représentent que quelques grammes dans un smartphone, quelques dizaines de grammes dans un missile, quelques centaines de grammes dans une voiture, et pourtant sans ces grammes, il ne peut y avoir ni smartphone, ni missile, ni voiture. Ces composants stratégiques sont décisifs. C’est la raison pour laquelle, lorsque j’étais commissaire européen, j’ai dressé une cartographie des gisements existants en Europe pour voir comment nous pouvions progressivement les produire nous-mêmes. Il convient à présent d’investir dans les capacités de raffinage.

Il est essentiel de travailler à la réindustrialisation selon les trois axes que j’ai tracés. Premièrement, il faut poursuivre une évolution technologique et consumériste. Deuxièmement, il faut maîtriser notre capacité à exercer des rapports de force pour assurer notre autonomie dans des domaines stratégiques. Troisièmement, il faut en permanence accompagner ces mutations par la formation, pour éviter le drame que vit la Rust Belt. Le président Trump s’expose à beaucoup de déconvenues dans sa volonté de réindustrialiser. Il a défini cinq secteurs stratégiques – l’automobile, l’acier et l’aluminium, les semi-conducteurs, la pharmacie, le bois et les matériaux de construction – et a décrété une augmentation de 25 % des droits de douane pour les entreprises étrangères qui en font partie, sauf si elles viennent s’installer sur le sol américain. Mais les usines qui s’installeront ne créeront pas du tout le même type d’emplois que précédemment, ni en termes de compétences, ni même en nombre.

Il faut bien comprendre ces évolutions et accélérer pour répondre à la triple nécessité que je viens d’exposer.

M. le président Charles Rodwell. Je voudrais vous interroger sur la prise de décision politique et la gouvernance européenne en matière industrielle. Quelles leçons tirez-vous de la mise en œuvre de l’European Chips Act, des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) et des sanctions douanières prononcées à l’encontre de Boeing ou plus récemment des véhicules électriques chinois ? La gouvernance installée pour mettre en œuvre ces trois politiques différentes, qui n’impliquent pas les mêmes acteurs, est-elle suffisamment solide ? Avez-vous des recommandations à formuler ?

M. Thierry Breton. Vous avez raison, monsieur le président, de poser ces questions au niveau européen. Le marché unique est de plus en plus performant, mais c’est un combat qui ne s’arrête jamais. C’est comme pour une pelouse : il faut tondre en permanence car les mauvaises herbes repoussent toujours. Il y a toujours des mauvaises herbes dans le marché intérieur, et pourtant c’est notre force commune, qu’on le veuille ou non. Les entreprises sont déjà organisées en écosystèmes européens. Leurs chaînes de valeur dépassent d’ailleurs les frontières de l’Union, notamment parce qu’elles ont des sous-traitants extra-européens, l’exemple le plus évident étant l’industrie automobile.

La bonne échelle est donc bien sûr l’Europe, sinon chaque pays membre suivra sa pente naturelle, qui consiste à attirer des usines dans son territoire à coups de subventions. Le résultat en sera, une fois passées les fourches caudines de la direction générale de la concurrence, un avantage à ceux qui ont les poches les plus profondes au détriment des autres, autrement dit une distorsion de concurrence – ce que nous appelons dans notre jargon un manquement au level playing field, autrement dit au respect des mêmes règles par les acteurs pour unifier toujours davantage le marché.

Dans le cadre du Chips Act, nous avons cherché à identifier les freins à l’installation des entreprises en Europe et les atouts susceptibles d’en attirer. J’ai beaucoup plaidé – et je continue de le faire – pour cibler les entreprises les plus performantes, notamment celles qui travaillent sur deux technologies développées dans l’industrie des semi-conducteurs : le FinFET (Fin Field Effect Transistor), un savoir-faire plutôt rare en Europe et principalement développé par les entreprises TSMC à Taïwan et Intel aux États-Unis, qui permet de réaliser des calculs extrêmement rapides, et le FDSOI (Full Depleted Silicon On Insulator), utilisé dans la fabrication des microcontrôleurs ou l’industrie automobile, qui nécessite une gravure moins fine que le FinFET. Aujourd’hui, il faut graver de plus en plus fin – sous les 10, voire les 5 nanomètres (nm). Le FinFET permet même de descendre sous 2 nm. Je me suis beaucoup battu, notamment contre les États-Unis, pour que l’Europe puisse accueillir les rares entreprises capables de graver sous le nœud de 2 nm. Nos constructeurs et fabricants ne sont pas présents sur ce segment, mais je les ai incités à s’y engager car nous ne maîtrisons pas cette technologie absolument essentielle, notamment pour les applications nécessaires à l’intelligence artificielle. Il y va de notre souveraineté.

Le premier objectif du Chips Act était d’aider les entreprises à s’installer en Europe, en allant plus vite, en autorisant la construction des usines. Pour fonctionner, elles nécessitent beaucoup d’eau et d’électricité, mais aussi de compétences : plusieurs endroits en Europe réunissent ces trois critères. Pour attirer ces entreprises, il est très important de leur offrir des conditions aussi favorables qu’ailleurs dans le monde, en particulier aux États-Unis. Le Chips Act a permis de rendre l’Europe plus attractive et de favoriser la relocalisation de ce type d’usines. C’est important dans le contexte que j’évoquais tout à l’heure de proximité nécessaire entre les usines et les usages.

J’ajoute que nous disposons en Europe de centres de recherche de très grande qualité, les meilleurs au monde, qui ne sont pas très connus. L’Institut de microélectronique et composants (Imec), situé près de Bruxelles, est le centre le plus avancé au monde en matière de recherche sur les semi-conducteurs : près de 100 nationalités différentes y sont représentées, et quasiment tous les fabricants de semi-conducteurs y envoient chaque année des chercheurs et des spécialistes. C’est un formidable succès de la Flandre et de l’Europe.

Dans le cadre du Chips Act, l’Europe a investi plusieurs milliards dans trois lignes pilotes de recherche : le FDSOI, le FinFET – à travers l’Imec – et le packaging. Cet investissement a permis de maintenir un lien étroit entre la recherche, les usines et le packaging, en soutenant une soixantaine de projets. Mais l’Europe doit avoir une vision et assumer le leadership, sans quoi elle devient une simple bureaucratie et elle ne fonctionne plus – c’est d’ailleurs un des reproches que lui font les citoyens européens, à juste titre.

Quand on est commissaire européen, on est un homme politique. On doit exercer sa fonction d’homme politique – du moins c’était ma façon de voir les choses. C’est pour cette raison que la Commission est dirigée par un collège, et non par un conseil des ministres, un conseil d’administration ou un comité exécutif. Si j’ai démissionné de mon poste de commissaire européen, c’est justement parce que la gouvernance de la Commission ne me semblait plus exercée comme les pères de l’Europe l’avaient voulu. La gouvernance, que j’ai enseignée à Harvard durant deux ans après mon départ de Bercy, est un sujet très important, qui nécessite beaucoup de réflexion, d’expérience et peut-être de savoir-faire.

Le Chips Act, pour s’appliquer, a besoin de leadership : il faut être en contact permanent avec les entreprises. Investir des milliards, ce n’est pas rien, même si les subventions en couvrent une petite partie ! Il faut accompagner en permanence celles qui décident de venir en Europe, il faut parler leur langage – ça tombe bien, il se trouve que je suis ingénieur. Si j’ai un regret, c’est que nous n’allions pas encore assez vite. Dès lors qu’une entreprise s’intéresse à l’Europe, il ne faut plus la lâcher : il faut l’accompagner pour que cette manifestation d’intérêt se traduise en implantation. Si nous n’allons pas assez vite, le reste du monde ne nous attendra pas et les entreprises iront s’installer ailleurs.

J’en viens à votre question sur les PIIEC. C’est un dispositif très important, car il permet d’intervenir en amont en subventionnant des secteurs qui nous semblent stratégiques, comme les semi-conducteurs ou certains composants pharmaceutiques. Nous avons donc des PIIEC qui ont des secteurs stratégiques. D’une certaine manière, il ouvre une poche dans les règles de la concurrence.

Ces dernières sont beaucoup trop rigides en Europe. Elles n’ont pas évolué depuis près de vingt ans. Sauf que nous ne sommes plus à l’époque de la désindustrialisation que j’évoquais ! Mon portefeuille de commissaire européen était très large, mais la concurrence n’en faisait pas partie. Il n’empêche que je dis et que je répète, sans jeter la pierre à personne, que le droit de la concurrence doit s’adapter davantage aux nouvelles réalités du monde, y compris pour ce qui est de notre souveraineté. Les règles de concurrence ne doivent pas être un dogme : il n’y a pas de honte à se remettre en question, au bout d’un quart de siècle ! Les PIIEC ont été créés pour ouvrir des fenêtres, mais il faut aller plus loin.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma première série de questions porte sur le contexte international et les politiques de protection mises en place par l’Union européenne. Quel jugement portez-vous sur la réponse européenne à la double menace des droits de douane américains et surtout des productions en surcapacité chinoises – essentiellement subventionnées –, peut-être plus dangereuses encore pour le marché européen ?

Que pensez-vous du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) décidé lorsque vous étiez commissaire européen et qui entrera prochainement en vigueur ? Pour l’instant, il est limité aux intrants nécessaires à la production industrielle sur le sol européen. Cela vous semble-t-il pertinent ? Ne faudrait-il pas l’étendre aux produits transformés – finis et semi-finis – qui sont directement en concurrence avec les productions européennes ?

Plus largement, la situation n’appelle-t-elle pas un assouplissement du droit de la concurrence par l’Union européenne en matière d’aides d’État, notamment en flexibilisant les PIIEC et en étendant le principe de préférence européenne ? Le taux d’ouverture du marché américain est de seulement 32 %, contre 82 % pour le marché européen : c’est tout de même frappant ! On ne se protège pas, et j’ai vraiment l’impression que le marché européen est l’idiot utile de l’Asie et des États-Unis. La préférence européenne dans les marchés publics est-elle une chimère ? Est-il illusoire d’imaginer l’étendre à d’autres secteurs que celui de la défense ?

M. Thierry Breton. Je suis convaincu qu’il faut revoir les règles de concurrence, parce que, encore une fois, le monde a changé. J’ajoute qu’on a encore, à Bruxelles – peut-être par manque de leadership, les historiens de l’économie pourront se pencher sur la question – le sentiment que l’Union européenne est avant tout un grand marché. Ce sont nos amis Britanniques qui ont imposé cette vision, avec beaucoup d’adresse, je le reconnais, lorsqu’ils ont rejoint l’Union européenne.

Lorsque je suis arrivé à Bruxelles, il y avait deux gros mots à ne pas prononcer : nucléaire et industrie. Client, oui ! Consumériste, bien sûr !

Sur le nucléaire, moi, je suis un pragmatique, un scientifique : j’ai fait des calculs. J’ai vu qu’il n’était pas question de répondre aux besoins croissants d’électrification sans le nucléaire, et encore moins d’atteindre l’objectif zéro carbone à l’horizon 2050. Tout le monde m’a dit de ne pas en parler à la Commission ; mais alors comment faire ? J’ai commencé par parler d’énergie de transition décarbonée : ça, ça allait. J’ai donné un exemple, l’énergie hydraulique – ah, oui, les barrages sont décarbonés et ne dureront pas des milliers d’années. Et puis j’ai donné un autre exemple, le nucléaire – ah, oui, tiens ! Et c’est seulement là que j’ai été autorisé à commencer à intervenir. Dès lors, j’ai tout fait pour pousser le nucléaire dans mes régulations, y compris la taxonomie, parce que c’est absolument nécessaire pour atteindre nos objectifs de production électrique continue et décarbonée.

Pour l’industrie aussi, j’ai été le premier à dire qu’il fallait renouer avec une politique industrielle, non seulement au niveau des États membres mais aussi à l’échelle européenne, car les chaînes de valeur des entreprises sont, par définition, paneuropéennes, voire plus larges encore. Elles étaient d’ailleurs les premières à réclamer une politique industrielle. Mais, une fois encore, que n’avais-je dit !

C’est pourquoi nous avons commencé à déployer des politiques industrielles très sectorielles, notamment les semi-conducteurs ou la défense. Il fallait intervenir pour lutter enfin à armes égales avec d’autres continents qui, eux, n’ont aucun état d’âme pour soutenir des secteurs entiers, qu’ils jugent stratégiques pour leur autonomie et leur souveraineté. Bien entendu, il faut le faire intelligemment. Refuser le mariage d’Alstom et Siemens pour en faire une entreprise de taille mondiale était une décision funeste, que j’ai largement dénoncée à l’époque. C’est la caricature de notre sujet : oui, les règles de concurrence doivent être revues, à l’aune des trois réalités que j’ai présentées tout à l’heure.

Faut-il intervenir à nos frontières ? Trois fois oui ! Cessons d’être naïfs. Permettez-moi de vous raconter une anecdote : le marché unique est une formidable opportunité, pour nous certes, puisque les 450 millions de citoyens européens sont autant de consommateurs, mais aussi pour les autres pays, car c’est un marché solvable – la Chine vient en premier bien sûr, mais les États-Unis ne sont pas les derniers à en bénéficier, en particulier dans les services. J’ai donc commencé à suggérer que, bien sûr, le marché était ouvert, mais qu’il fallait poser nos conditions. Je peux vous assurer que la discussion a été homérique – je ne peux pas en dire davantage eu égard à la confidentialité des discussions du collège des commissaires. J’ai eu gain de cause, de très peu, et nous avons commencé à discuter avec mes collègues commissaires de ce que devaient être nos conditions. Appliquer aux produits qui pénètrent le marché intérieur les mêmes contraintes que celles que nous imposons à nos propres entreprises me semble un minimum. Je pense donc que le MACF doit être global. Encore une fois, le marché est ouvert, oui, mais à nos conditions.

J’en viens à la situation dans laquelle le président des États-Unis a plongé le monde depuis le 20 janvier avec sa politique douanière. J’ai beaucoup pratiqué l’administration Trump, et je pense que par moments, sur bien des sujets, il dit des choses exactes.

Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. J’ai été professeur à Harvard. J’y ai enseigné à plein temps la gouvernance économique et la gouvernance d’entreprise en deuxième année de master – car, oui, monsieur Tanguy, on peut avoir une vie après avoir été en politique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Et y revenir ?

M. Thierry Breton. Et y revenir, si l’on a su choisir ses périodes de mise en retrait ou cooling off !

À Harvard, donc, j’avais quatre-vingt-dix étudiants, de trente-huit nationalités et de tous horizons. Et pour les notes, le doyen avait des recommandations bien précises : il fallait que, considérées par catégorie – c’est-à-dire en classant les étudiants par pays, ou par, disons, origines – toutes les courbes de Gauss soient équivalentes ! Le wokisme n’avait pas encore pris les proportions qu’on connaît, mais on en voyait déjà les excès. Tout cela pour montrer que tout n’est pas surréaliste ou artificiel dans ce que dénonce Donald Trump, et cela explique sans doute pourquoi il est président aujourd’hui. La question, c’est de savoir comment corriger ces déviances.

Je n’ai pas de conseils à donner, mais je pense que pour savoir comment nous comporter, il faut comprendre ce qui guide l’administration américaine. En l’espèce, les droits de douane ne tombent pas du chapeau : ils me semblent poursuivre non pas un seul, mais trois objectifs.

Premièrement, ils servent à compenser la réduction de 30 % à 15 % de l’impôt sur les sociétés promise par Trump lors de sa campagne. Ce faisant, il se met dans les pas de William McKinley, président des États-Unis de 1897 à 1901 et père de cette stratégie – qui, selon les économistes, a sans doute conduit au drame de 1929, mais c’est une autre histoire. C’est le droit politique de Trump : il a vendu cette mesure comme le cœur de la politique qu’il voulait déployer, il a été élu, il va l’appliquer.

J’ai fait un petit calcul : les taxes sur les biens importés rapportent en moyenne 3 000 milliards aux États-Unis, et l’impôt sur les sociétés environ 500 milliards. Si vous divisez son taux par deux, le manque à gagner est de 250 milliards. Augmenter de 10 % les taxes sur les importations permet donc globalement de compenser cette perte – cela dégagera un peu moins de 300 milliards, en raison des effets de bord et du fait que les entreprises risquent de rogner un peu sur leurs marges. Et l’irrationnel commence donc à s’expliquer.

Cela signifie que Trump cherchera sans doute à maintenir coûte que coûte les 10 % d’augmentation des droits de douane qu’il a imposés au monde entier. Nous, en face, devons savoir qu’il s’agit d’une mesure politique, d’ailleurs en totale contradiction avec les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Or, dès lors que l’un des signataires décide unilatéralement et sans raison objective d’augmenter les droits de douane pour le monde entier, les autres ont la possibilité – et on leur recommande – d’augmenter les volumes pour compenser la différence. Bref, ce premier objectif est purement politique.

Le deuxième objectif rejoint les préoccupations de votre commission d’enquête, puisqu’il s’agit de réindustrialisation – notamment celle de la Rust Belt, c’est-à-dire des États du centre des États-Unis, qui ont voté pour rendre sa grande à l’Amérique ou Make America Great Again (MAGA) et dont il estime qu’ils ont été abandonnés. Là encore, il a raison, même si l’activité qu’il leur promet, on l’a vu, n’est sans doute pas celle que ces femmes et ces hommes sont en droit d’attendre.

Quoi qu’il en soit, le président Trump a décrété l’augmentation de 25 % les droits de douane dans les cinq secteurs qu’il juge prioritaires : acier et aluminium – ça date de 2018 –, automobile, semi-conducteurs, pharmacie – essentiellement les médicaments et les composants critiques –, et bois et matériaux de construction. Le problème, comme souvent, est dans le mode opératoire, qui en l’espèce est un peu chaotique. Ce qu’il dit, c’est : venez me voir, discutons, je vous ferai un cadeau si vous vous installez aux États-Unis et on fera un bon deal. Ça me fait penser à un film avec Al Pacino entrant dans un petit restaurant du Bronx pour lui proposer sa protection, en lui expliquant que c’est un « bon deal » !

On est là sur un segment industriel, et c’est donc en industriels, et groupés, que nous devons répondre. Il n’est pas question de défiler dans le Bureau ovale tels les Rois mages, apportant qui telle entreprise, qui telle autre ! Notons au passage que les entreprises n’ont pas attendu Donald Trump pour aller s’installer aux États-Unis. Avant lui, l’IRA avait provoqué un phénomène d’aspiration très important. En outre, un investissement de plusieurs milliards ne se décrète pas d’un claquement de doigts : tous les projets d’implantation qui sont en train de se concrétiser sont le fruit d’un travail de longue date et ont été largement discutés en conseil d’administration. Reste que nous sommes 450 millions en Europe : pour réduire sensiblement ces droits de douane artificiels, il faut arriver groupés et proposer un pack d’entreprises secteur par secteur.

Dernier volet, et pas des moindres : le rééquilibrage du déficit chronique de la balance commerciale américaine avec l’Union européenne, qui traduit notamment la préférence des Européens pour les voitures européennes ou asiatiques. L’an dernier, ce déficit avoisinait les 155 milliards d’euros – sachant que les États-Unis sont excédentaires de 106 milliards en matière de services. Cette année, Trump se base sur un chiffre de 250 milliards dont on ne sait pas trop d’où il sort. Pour réduire ce déficit, il a augmenté les droits de douane en fonction d’un calcul un peu abracadabrantesque, pour reprendre l’expression de quelqu’un qui m’était cher. Sans explication – ou alors elle est tellement simpliste qu’on préfère ne pas la retenir – nous nous sommes tous retrouvés avec des taux différents : 20 % pour nous, 33 % pour la Suisse, bizarrement, et même 63 % pour une île sur laquelle il n’y a que des pingouins – ils sont fous de rage, et on les comprend ! Bref tout le monde en a pris pour son compte, même s’il commence à faire marche arrière.

Là encore, il faut remettre un peu de rationalité dans la discussion et trouver comment combler le différentiel. Pour nous, le déficit réel n’est que d’une cinquantaine de milliards d’euros, compte tenu de la balance en matière de services, notamment numériques. Cinquante milliards, ça se trouve : il suffit d’acheter un peu plus de gaz de schiste ou d’armement. On est là sur une discussion trade, ciblée sur le commerce extérieur.

Comme vous le constatez, les droits de douane décrétés par Trump ne sont pas sans rationalité, mais ils répondent à trois logiques différentes. Il nous faudrait donc trois négociateurs. Or, à ma connaissance, le seul que nous ayons est le commissaire slovaque au commerce, Maroš Šefčovič, un ancien collègue auquel je reconnais une certaine résilience, puisqu’il en est à son quatrième mandat, mais qui n’est pas considéré aux États-Unis comme un interlocuteur politique du niveau que souhaiterait Donald Trump, dont on sait qu’il ne veut traiter que d’égal à égal avec les grands de ce monde.

Puisque la première dynamique qui explique les droits de douane est éminemment politique, il faut trouver comment cofinancer la baisse des impôts voulue par Trump afin de l’aider à répondre à son objectif politique – tout en sachant, comme l’a rappelé Mme Walton, petite-fille du fondateur de Walmart, à grand renfort de tribunes dans les journaux américains, qu’à la fin, c’est aux consommateurs américains, parmi les plus pauvres, que l’on fait payer les droits de douane qui financent la baisse de l’impôt sur les sociétés qui touche les plus aisés. C’est un choix politique, je ne le conteste pas, mais voilà la réalité.

Pour moi, il n’y a qu’une seule personne qui puisse mener cette triple négociation politique, industrielle et commerciale : la présidente Ursula von der Leyen, qui en a reçu délégation de la part de l’ensemble des vingt-sept États membres, ces derniers ayant officiellement décidé de mutualiser leurs capacités pour peser plus lourdement dans les négociations commerciales – cela figure désormais dans le Traité de l’Union européenne. C’est à elle d’exercer ce mandat, mais la réponse, derrière, dépend bien de trois commissaires. Même si Donald Trump n’a pas l’air enthousiaste à l’idée de la rencontrer, c’est bien elle qui a été choisie par les États membres, soutenue et désignée par le Parlement européen.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À quelques voix près !

M. Thierry Breton. Certes, mais qu’importe : c’est désormais notre représentante. Ainsi en va la démocratie.

Voilà, monsieur le rapporteur, comment les négociations devraient être menées selon moi.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je rebondis sur les deux gros mots qu’il ne fallait pas prononcer à votre arrivée à la Commission européenne, industrie et nucléaire. Vous dénoncez l’influence anglo-saxonne, mais qu’en est-il de l’Allemagne et de ses manœuvres, révélées récemment, destinées à entraver le nucléaire français ? Peut-on dire qu’elle domine l’Union européenne ?

Que pensez-vous des écrits de Michel Barnier, qui reprochent à la présidente de la Commission une dérive autoritaire et dénoncent la supertechnocratie qu’est devenue l’Union ?

M. Thierry Breton. Personne ne vous force à être député – et je sais combien la fonction est un sacerdoce. Personne ne vous force à être ministre ou commissaire européen. Personne.

Dès lors que l’on accepte un mandat, il convient de l’exercer. Que vous donnent ceux qui vous le confient ? Un petit laps de temps, pendant lequel vous représentez ceux qui vous ont mandaté ou élu et accomplissez la mission pour laquelle ils vous ont désigné. Nous sommes tous dépositaires de ce laps de temps, qui est encadré par des règles, notamment de gouvernance.

Si vous n’êtes pas d’accord ou si vous estimez que vous êtes empêché d’exercer votre mandat comme vous voudriez le faire, je ne connais qu’une seule démarche digne à adopter : démissionner. C’est ce que j’ai estimé devoir faire, en mon âme et conscience, parce que les conditions d’exercice du mandat qui m’avait été confié n’étaient plus réunies.

Ce mandat m’avait été confié selon un processus démocratique. Je suis d’autant mieux placé pour le savoir que je suis un plan B. Je n’étais pas destiné à être commissaire européen : j’ai été appelé presque in extremis, parce que celle qui avait été désignée par la France n’a pas été élue par le Parlement européen. Car oui, au fond, les commissaires aussi sont élus, dans la mesure où l’on reconnaît le poids des députés mandatés par le peuple dans leur nomination. Un commissaire est élu par le Parlement au nom des citoyens européens. J’ai été commissaire parce que celle qui devait l’être n’a pas franchi cet obstacle.

Dès lors que les règles de gouvernance ne me permettaient plus d’exercer le mandat qui m’avait été confié dans l’esprit des traités, j’en ai tiré les conséquences. C’est tout ce que j’ai à dire sur les écrits de M. Barnier. Je ne sais pas si lui en a tiré les conséquences.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comprenez-vous les critiques émises par le patron de Mistral AI, Arthur Mensch, à l’encontre du règlement du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dit « IA Act », qui a été adopté lorsque vous étiez commissaire ? Alors qu’il y voyait dans un premier temps une occasion d’assurer une sécurité aux consommateurs européens, il lui reproche désormais de vouloir réguler le moteur derrière certaines applications d’intelligence artificielle.

Plus globalement, l’Union européenne ne sacrifie-t-elle pas l’innovation et la production sur l’autel de la régulation, notamment dans le domaine du numérique ? Le règlement général du 27 avril 2016 relatif à la protection des données (RGPD) est ainsi considéré par de nombreux acteurs comme un frein majeur à l’innovation, malgré des intentions louables en matière de protection des données. Comment réussir à concilier les deux ?

M. Thierry Breton. Monsieur le Président, vous constatez que le rapporteur élargit singulièrement le champ de cette commission d’enquête ! Je vais vous dire quelques mots de mon expérience de commissaire en charge du numérique.

Le constat est partagé : nous avons raté la première vague de l’exploitation des données, celle des données personnelles – qui vaudra le prix Nobel à Jean Tirole pour sa théorie du marché biface, en vertu de laquelle les données peuvent être monétisées contre des services.

Au début, Mark Zuckerberg, qui était étudiant en première année à Harvard, a inventé un répertoire automatisé. C’était intelligent, mais du point de vue technique, ce n’était pas une révolution. En revanche, le marketing a été plus intelligent. Mais si son invention a connu un tel succès, c’est parce qu’il a eu accès à un marché unifié de 300 millions de consommateurs – même langue, même régulation.

Les données sont le troisième pilier de la révolution de l’information, après les ordinateurs, pour les trente premières années, puis internet. Stockées depuis vingt-cinq ans, elles composent le patrimoine informationnel – une première dans l’histoire de l’humanité – dans lequel on pourra puiser pour répondre aux diverses questions que l’on se pose en s’appuyant sur des probabilités, calculées à partir des données de situations similaires.

La première génération de données grand public est donc née aux États-Unis, à cause de la profondeur du marché et non de l’innovation technologique – ce n’était vraiment pas de la science de pointe ou rocket science ! – et s’est développée ensuite en Chine, pour les mêmes raisons – un marché de 1,2 milliard de consommateurs.

À cette époque, l’Europe était composée de vingt-sept États différents, avec des réglementations disparates. Certes le marché intérieur avait été unifié, mais le marché du numérique n’a aucune règle, alors même que certains y passent aujourd’hui plus de temps que dans l’espace physique.

J’ai donc voulu poser les fondations d’un marché du numérique unifié en Europe, qui se superpose à celui des produits et des services. Il reposait sur cinq piliers, chacun voté à la quasi-unanimité du Parlement européen – moins de 10 % des députés s’y sont opposés –, y compris l’IA Act ou le règlement du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques dit « Digital Services Act » (DSA). Un soutien aussi énorme, c’est presque du jamais-vu. Il tient à ce que l’ensemble des libertés, notamment la liberté de parole, sont préservées, contrairement à ce que d’aucuns disent. Sans cela, ce corpus n’aurait pas suscité un tel enthousiasme démocratique.

Le premier pilier est le règlement du 30 mai 2022 portant sur la gouvernance européenne des données dit « Data Governance Act ». Les administrations récoltent d’importantes données sur nous tous. À qui appartiennent ces données, à l’usager, à l’administration, à la collectivité locale ? Comment les transformer en services ? Nous avons institué des règles de droit pour pouvoir promouvoir l’innovation en la matière, en évitant non seulement les contraintes, mais les contestations, par le biais des actions de groupe notamment.

Le deuxième pilier est le règlement du 13 décembre 2023 concernant des règles harmonisées portant sur l’équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données dit « Data Act ». Notre activité quotidienne génère des milliards de données. Un véhicule connecté produit 30 pétaoctets de données par jour. À qui appartiennent ces données, au constructeur, au conducteur, à la compagnie d’assurances, aux sociétés de maintenance ? Nous avons instauré des règles pour favoriser l’innovation en la matière.

Le troisième pilier est le règlement du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique dit « Digital Market Act », par lequel nous avons établi des règles de concurrence. Dans l’espace physique, l’Union européenne s’oppose à la constitution massive de monopoles, qui empêchent des entreprises plus petites d’émerger, mais rien de tel n’était prévu dans l’espace numérique : nous y avons remédié.

Le quatrième pilier est le règlement du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques dit « Digital Services Act » (DSA). Dans l’espace physique qui nous unit tous, le législateur a la charge d’instaurer des règles, et il le fait tous les jours. On peut penser ce qu’on veut de ces règles, toujours est-il que tenir des propos antisémites ou racistes, commettre des actes terroristes est condamné par la loi. Ne fallait-il pas introduire de telles règles dans l’espace numérique, où nombre d’entre nous passent désormais plus de temps que dans l’espace physique ? Nous avons répondu à cette question en préservant les valeurs fondamentales de l’État de droit. La liberté d’expression est cardinale en Europe, au moins autant qu’aux États-Unis – le siècle des Lumières de Voltaire a précédé la naissance des États-Unis d’Amérique ! C’est le fondement même de notre vie en société. Nous avons donc transposé les règles de l’espace physique en préservant la liberté d’expression totale dans l’espace informationnel, mais en prenant en compte ce qu’il a d’exceptionnel : sa dimension algorithmique, qui donne la possibilité inédite de pousser des données artificiellement sans que l’utilisateur en soit conscient. Nous avons donc assuré la transparence sur les algorithmes.

Enfin, le cinquième pilier est le règlement du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dit « IA Act », dont l’objet est de promouvoir toutes les applications de l’intelligence artificielle. Désormais nous avons tous derrière notre personne physique un avatar, constitué des données, des traces que nous avons laissées dans l’espace informationnel – c’est une première dans l’histoire de l’humanité. Que faisons-nous de ces traces, à qui appartiennent-elles ? Peuvent-elles être utilisées à notre insu ? C’est ce que font massivement les Chinois par la notation sociale ou social scoring, concept selon lequel vos comportements passés peuvent vous priver de certains droits à l’avenir : à partir des traces que vous avez laissées, on vous interdit de voyager à tel endroit, de candidater à telle profession, etc. L’Europe a décidé d’interdire le social scoring parce que la liberté individuelle doit être préservée.

En matière de santé, l’Europe a exigé que l’origine des jeux de données soit connue. Je prends l’exemple du cancer de la prostate : il se trouve que sa prévalence est beaucoup plus forte en Afrique subsaharienne que dans le nord de l’Europe, sans que l’on sache pourquoi. Dès lors, les réponses tirées de l’analyse des données ne seront pas adaptées si l’on ne sait pas d’où ces dernières proviennent.

En matière de mobilité, l’Europe a institué des garde-fous, notamment dans le domaine aérien. Monsieur le rapporteur, les garde-fous dans le domaine aérien ont-ils bridé l’innovation ? Non, au contraire, ils ont permis de la développer. Il en est résulté des matériaux plus fiables, plus solides, plus légers, et des règles plus protectrices.

Lorsque j’étais chef d’entreprise, j’étais aussi le patron de la recherche. J’ai constaté qu’il était important d’indiquer clairement aux chercheurs les directions dans lesquelles il était possible d’investir ou pas. Aujourd’hui, ce n’est pas la peine d’investir dans le social scoring en Europe, parce qu’il ne sera pas autorisé.

Il faut bien comprendre que tout cela n’est pas la volonté de « Bruxelles ». La Commission n’a fait que proposer un texte : ensuite le Parlement s’en est emparé ; des parlementaires de toutes couleurs politiques ont travaillé pendant trois ans ; ils ont proposé des amendements et ont adopté ces textes à plus de 90 %. L’IA Act est le fruit de notre démocratie, non de quelques bureaucrates.

Que dit finalement l’IA Act ? Que pour se prémunir contre certains risques, il faut prendre des précautions. En effet, dès lors que vous avez accès à un marché intérieur de 450 millions de consommateurs et de citoyens, si votre modèle a un vice, cela peut provoquer des drames. C’est la raison pour laquelle les grandes banques, dites systémiques, ont un peu plus d’obligations. Il en est de même pour les médicaments et pour tous les produits qui veulent pénétrer un marché intérieur ouvert, mais à nos conditions, comme je l’ai dit précédemment.

Ces précautions ne concernent ni l’innovation, ni le développement. Si Mistral AI veut développer des programmes de social scoring, elle a le droit de le faire. L’IA Act ne bride aucunement le développement en Europe. C’est même l’endroit le plus favorable, puisque nous avons mis à disposition des start-up la plus grande capacité de calcul connectée en réseau, grâce à l’Entreprise commune pour le calcul à haute performance européen (EuroHPC), pour leur permettre d’entraîner leurs modèles : elles n’ont plus besoin de passer par je ne sais quelle entreprise de Seattle car nous l’avons mis en place en Europe.

Dire qu’en Europe on bride, parce qu’on régule, et qu’aux États-Unis on innove, c’est une fausse information ou fake news. Pour avoir vécu autant de temps de chaque côté de l’Atlantique, je sais très bien pourquoi et par qui elle est colportée : par ceux qui voudraient que le marché européen reste fragmenté. Les géants du numérique ou superGafa par exemple, compte tenu de leur puissance, s’en sont très bien accommodés : ils ont installé des bureaux partout, et ils savent très bien que ce morcellement empêche l’émergence de champions européens. Autrement dit, ils n’ont pas intérêt à ce que le marché soit enfin unifié – une seule loi, un seul régulateur, un seul marché. Les textes dont j’ai parlé sont des règlements, d’application directe, et non des directives.

De grâce, monsieur le rapporteur, ne soyons pas naïfs. Comme nous l’avons fait tout à l’heure pour Donald Trump, demandons-nous quelles sont les motivations de ceux qui veulent aller contre ce qu’a voulu bâtir la volonté démocratique – plus de 90 %, je le répète, presque du jamais-vu. Ils ont peut-être des intérêts personnels, c’est leur droit, mais l’intérêt personnel fait mauvais ménage avec l’intérêt général.

M. Mickaël Cosson (Dem). Vous avez largement évoqué les leviers, mais quels sont les principaux freins que nous devons lever pour réindustrialiser notre territoire ? On parle souvent du temps de travail, des charges. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous connaissez sans doute la légende urbaine qui court sur l’attitude des services de Bercy vis-à-vis de la désindustrialisation. Je n’arrive pas à savoir si elle est fondée. En tant que ministre, avez-vous été témoin d’un désintérêt du Trésor ou d’autres services à l’égard de l’industrie, d’une volonté d’accompagner la désindustrialisation plutôt que d’encourager la transition des bassins d’emplois vers de nouvelles industries ? Avez-vous entendu dire à Bercy, comme vous l’avez entendu à la Commission européenne, « l’industrie, c’est fini » ?

Il est très difficile pour les élus de démêler le vrai du faux, en particulier lorsque d’anciens syndicalistes, entrepreneurs, élus locaux affirment que Bercy n’a pas tenu des promesses qu’il aurait faites.

Ensuite, je m’interroge sur l’attitude du secteur financier, dont les liens avec Bercy, par le biais de la haute fonction publique, sont assez étroits. Dans le cadre de notre rapport d’information sur la rémunération de l’épargne populaire et des classes moyennes déposé le 14 mai 2025, mon corapporteur – qui n’appartenait pas au Rassemblement national – et moi avons été très surpris de la désinvolture du secteur bancaire français. Ses représentants se sont révélés incapables de désigner les secteurs économiques dans lesquels investir. Lorsque nous les avons interrogés sur l’aide que pourrait leur apporter la représentation nationale pour favoriser les investissements productifs, nous entendions les mouches voler. Nous avons eu l’impression que les banques n’étaient plus que des agents de la politique de la Banque centrale européenne, dépourvus de toute vision de politique économique. Sous le Second Empire ou la IIIe République, les banques n’étaient pas une simple caisse d’épargne avec un guichet, elles identifiaient des infrastructures, des domaines dans lesquels investir. Aujourd’hui, à écouter leurs discours publics ou devant les assemblées d’actionnaires, on ne sait pas où elles veulent aller.

Enfin, vous avez mentionné l’ambition de Donald Trump d’abaisser le taux de l’impôt sur les sociétés à 15 %. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou Bruno Le Maire ont la même cible, pour un impôt minimum. Mais ce taux minimum ne risque-t-il pas de devenir le taux de référence ? Si tout taux supérieur à 15 % devient une anormalité, en voulant un taux plancher, on aura finalement fait un plafond ! Or les grandes infrastructures et les écoles d’ingénieurs dont bénéficient les grandes entreprises, en particulier industrielles, doivent bien être financées par quelque chose.

M. Thierry Breton. Ce sont des sujets très importants. Je commencerai par les freins à la réindustrialisation, et j’y adjoindrai la question qui a été posée sur l’Allemagne.

Il y a un combat que j’ai mené en tant que ministre à Bercy et que j’essaie de poursuivre là où je suis : celui contre l’endettement de la France.

Je ne l’ai pas mené par idéologie mais parce que, lorsque j’ai été nommé ministre par Jacques Chirac, j’ai hérité des engagements pris au nom de la France dans les traités. En l’occurrence, l’engagement consistait à respecter les critères de Maastricht : quoi qu’on en pense, il avait été pris au nom de la patrie. Lorsque vous êtes ministre, pendant le court laps de temps qui vous est imparti, vous en êtes dépositaire. J’ai donc estimé, sans autre forme de question, que je me devais de tout faire pour tenir cet engagement, ce qui supposait de revenir à 60 % d’endettement et sous la barre des 3 % de déficit public, alors que les chiffres étaient respectivement de 67 % et de 3,8 %. J’ai donc mis les équipes au travail – et, croyez-moi, cela n’a pas été simple.

Arrivant à Bercy en février, je me suis félicité que nous ayons dix mois pour travailler. Le budget, préparé par mon prédécesseur M. Sarkozy avec une hypothèse de déficit à 3,8 %, avait été voté. J’ai dit que nous n’allions pas le respecter, que nous allions faire mieux, que nous allions tout faire pour passer sous les 3 %.

Que n’avais-je dit ! Le soir même demandent audience tous les directeurs de Bercy – directeurs généraux du Trésor, du budget, de la prévision. Ils me disent monsieur le ministre, vous êtes bien gentil mais vous venez d’arriver : ce que vous souhaitez est impossible, nous vous montrerons les documents qui le prouvent, mais ne vous inquiétez pas, nous allons trouver une solution pour que vous ne perdiez pas la face, on arrivera peut-être à 3,6. Je leur ai dit que j’avais une bonne nouvelle, qu’ils pouvaient rentrer chez eux dîner avec leur femme et leurs enfants s’ils en avaient – mais que le lendemain, samedi, ils devaient être à 8 heures dans mon bureau et qu’on passerait le week-end à bâtir un plan.

Nous avons bâti ce plan. Nous n’avons pas fini à 3,8, ni à 3,6, ni à 3,2, mais à 2,8 %. Donc, il faut se mettre en mouvement.

Pour commencer à baisser l’endettement de la France, il fallait faire de la pédagogie. J’en ai parlé à M. Pébereau, à l’époque président de BNP Paribas, et j’ai créé une commission transpartisane pour éclairer nos compatriotes sur l’état de la France. Celui-ci était déjà alarmant : le coût des intérêts de la dette était supérieur au montant du budget de la défense – et elle n’était encore que de 1 200 milliards. En deux ans, elle est passée de 67 à 62 % du PIB. Certes, cela a été compliqué. Il a fallu mener à bien 1 000 chantiers. Nous n’avons pas eu besoin de demander la permission au Parlement, puisque nous n’avons rien sollicité : nous nous sommes contentés de gérer. Tout cela pour dire que c’est faisable, même si c’est difficile et pas très excitant. Comme je l’ai dit précédemment, on n’est pas forcé d’accepter une mission, mais quand on y est, il faut la remplir.

Dans les réunions du Conseil affaires économiques et financières ou de l’Eurogroupe, mon homologue allemand était Peer Steinbrück. Il était du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), j’étais chiraquien. L’endettement de l’Allemagne se montait à 67 % du PIB. Lorsqu’il se permettait de faire des digressions dans l’esprit des États dits frugaux, je lui disais – amicalement : « Peer, tu es gentil, mais fais le boulot que nous avons fait en France, tu parleras après ». Ceux qui parlent sont ceux qui respectent les traités.

Entre 2007 et aujourd’hui, la dette de l’Allemagne est passée de 67 à 62 % du PIB ; celle de la France de 62 % à 113 %. Pourtant, nous avons connu les mêmes crises –  les subprimes, la dette souveraine. Pourquoi cette différence ? Il s’est passé quelque chose. Si une future commission d’enquête parlementaire relative à la dette voulait m’interroger, je serais évidemment disponible.

Je vous dis ça parce que j’ai constaté, lorsque nous avons voulu avoir une monnaie commune – que tous les partis politiques soutiennent désormais, à juste titre, car elle nous protège et qu’elle participe à notre souveraineté – qu’il y a un principe très simple qu’il faut toujours garder à l’esprit, en tant qu’acteur : un pays qui ne compte pas est un pays qui ne compte plus. Je constate malheureusement que, à Bruxelles, c’est un peu comme ça qu’on voit la France, parce qu’elle est la seule à avoir un déficit chronique de 6 % du PIB. Je sais que vous vous battez pour le réduire mais, depuis deux ans, on n’y arrive pas, alors que les autres y arrivent.

Dès lors, les pays qui y parviennent ne considèrent plus la France comme elle devrait l’être. Étant un optimiste, je pense qu’avec de l’énergie, on peut aller de l’avant, respecter ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise, et être juste. En l’espèce, depuis 2000, l’Allemagne, pour ne parler que d’elle, ne dépense pas ce qu’elle devrait pour assurer sa défense. Elle y consacre environ 1,2 ou 1,3 % de son PIB, parce qu’elle vit sous le parapluie américain – elle en a quasiment fait un mode de fonctionnement géopolitique – alors que l’Otan, dont elle est un membre éminent, pose une obligation de 2 %.

J’ai calculé le montant qu’atteindrait la dette de chacun des États membres s’ils avaient respecté cette règle des 2 % depuis 2000, après la création de la zone euro. La France l’a fait, la Grèce aussi, pour des raisons que vous comprendrez aisément. Mais tous les pays dits frugaux, qui nous faisaient la morale ? Prenez Mark Rutte, aujourd’hui secrétaire général de l’Otan : durant les quatorze ans pendant lesquels il était Premier ministre, les Pays-Bas ont consacré en moyenne 1,4 % du PIB à la défense. Maintenant, il nous dit qu’il faut y consacrer 5 %... Très bien, il a changé d’avis. Peut-être que la fonction fait l’homme ? Moi, j’espère que de temps en temps, l’homme fait un peu la fonction – chacun sa vision.

Je ne dis pas pour autant que nous avons bien travaillé : je ne sais pas comment nous avons fait pour passer de 62 % quand j’ai quitté Bercy à 113 %, avec les mêmes crises que tout le monde ! Nos compatriotes sont-ils plus heureux ? Ont-ils l’impression que les services publics se sont améliorés ? Sont-ils plus satisfaits que les autres Européens ? Je ne sais pas, je pose la question.

Une autre dette doit être prise en compte, non pour nous opposer, mais pour trouver ensemble un chemin. Il y a eu de bons élèves en matière de défense, de mauvais élèves en finances publiques, alors qu’en est-il des émissions de CO2 ? J’ai fait un autre petit calcul : j’ai pris les émissions produites depuis 2000 par chaque pays de l’Union européenne, j’ai appliqué le prix issu du système d’échange de quotas d’émission et j’ai ajouté le total à leur dette. C’en est une, puisque nous devons maintenant consentir des efforts considérables pour arranger les choses ! Je suis un scientifique : j’aime les chiffres. En politique, il est important d’avoir des chiffres et je vous garantis que si vous additionnez la dette carbone et la dette défense avec la dette classique, le résultat n’est plus le même.

Si je parle de la dette, c’est parce qu’aujourd’hui, la situation fiscale de l’Allemagne lui permet d’emprunter beaucoup plus que les autres. Du reste, elle ne s’en prive pas : elle a annoncé 500 milliards d’investissements dans la défense – mieux vaut tard que jamais ; on va rattraper le retard. Mais moi, je me bats pour qu’on agisse au niveau européen. Il y a en Allemagne de très grandes entreprises, proches du ministère de la défense – Rheinmetall par exemple. Je ne les critique pas – le président de Rheinmetall est un excellent dirigeant – mais si l’on investit 500 milliards dans la seule Allemagne, cela provoquera un appel d’air : tout le monde voudra y aller, ce qui cassera la dynamique du marché intérieur.

Je plaide donc pour utiliser un instrument horizontal, ce que j’ai fait moi-même. Il n’y a rien là de très évolué. Il s’agit de cofinancer un peu en amont, comme le font les Américains avec leur Agence pour les projets de recherche avancée de défense ou Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) : on regroupe quatre pays, quatre entreprises au moins, 30 % de PME européennes, et on les fait bénéficier d’un financement en amont de 15 %. J’ai toujours défendu un tel fonds transverse. Je ne dis pas que certains pays ont mal travaillé : le fait que Mme Merkel ait instauré le schwarze Null, le strict équilibre budgétaire, a permis à l’Allemagne de se trouver dans la situation qu’on lui connaît. Il n’en demeure pas moins que si l’on ne retient plus que ce critère, y compris au détriment d’autres qui concourent aussi à l’intérêt général, on provoquera un effet trou noir qui cassera la dynamique du marché intérieur. C’est le principal risque en matière industrielle.

Cette longue digression m’a été inspirée par mon rôle d’acteur multifacette – je connais le fonctionnement d’une entreprise aussi bien que celui d’un ministère des finances. Ne pas se doter d’un tel instrument transversal, ce serait un frein majeur. Les entreprises ont leurs parties prenantes, leurs stakeholders : si c’est en Allemagne qu’elles trouvent plus haut taux de subventions, c’est là qu’elles iront, on ne peut pas le leur reprocher. À nous donc de maintenir l’équilibre.

Il faut une vision européenne pour les entreprises, je le redis, parce que les chaînes de valeur sont européennes. Elles sont partout. Mais pour y parvenir, comme pour tout, il faut du leadership, de l’expérience, de l’énergie – il faut se battre dans le laps de temps qui vous est donné. Bien sûr, il y a des contraintes. En France, nous devons supporter la protection sociale héritée du Conseil national de la Résistance. Ce très beau programme, élaboré dès 1943 et qui prévoyait la retraite par répartition et la Sécurité sociale pour tous, a été le fondement de la France de l’après-guerre. Mais à l’époque, l’économie croissait de 4 ou 5 % par an et la démographie était florissante. Ce n’est plus le cas, et l’État continue à prendre en charge environ 320 milliards des 900 milliards que coûte au total la protection sociale. Autrement dit, cette dernière est portée pour un tiers par les forces vives, par les salaires, qui sont surchargés. La question d’un changement mérite d’être posée, parce que cette situation crée des distorsions. Est-ce un problème majeur ? Je ne le pense pas, eu égard notamment aux évolutions du travail que nous avons évoquées, mais il faut avoir le courage de l’examiner.

Voilà les freins à la réindustrialisation. Pour moi, le plus grand risque est l’effet d’attraction des pays qui vont pouvoir, dans une période où ce n’est plus aussi condamnable qu’avant, investir en amont pour accompagner une entreprise qui veut s’implanter. C’est quelque chose qui est mieux accepté maintenant qu’à l’époque où nous étions essentiellement consuméristes et peut-être un peu trop sous la coupe anglo-saxonne – nous retrouvons notre souveraineté. Mais il faut veiller à l’équité, sans quoi on sait vers quoi ça va basculer. Et, c’est vrai, monsieur le rapporteur, j’estime que, dans les institutions européennes, certains, pays, dont l’Allemagne, sont surreprésentés, ce qui n’est pas sain pour la démocratie.

Monsieur Tanguy, quand le Président de la République Jacques Chirac m’a demandé de quitter France Télécom pour rejoindre Bercy, je lui ai dit que pour lui être utile, et pour être utile à la France, il fallait un grand Bercy. Ce n’était pas un problème de périmètre : dans ces fonctions, on ne fait que passer. Mais pour être efficaces, il fallait réunir le ministère des finances – avec les grands corps d’inspection – et celui de l’industrie, car deux ministres distincts se battraient – c’est la nature des politiques –, au détriment de la politique qu’il voulait que je mène. Il m’a dit « pas de problème Thierry, tu auras le grand Bercy ».

J’étais donc ministre de l’économie et des finances, de l’industrie et du commerce extérieur. Je pense en effet que la place du commerce extérieur est à Bercy : c’est de plus en plus un sujet industriel, qui n’a rien à voir avec les affaires étrangères auxquelles il est désormais souvent rattaché. Il faut sans doute le rapatrier. Évidemment, maintenant qu’ils ont récupéré ça, pour le reprendre… Disons qu’il faut tout simplement du courage politique. Mais l’industrie repose sur bien sûr ce triptyque : commerce extérieur, où s’exerce le rapport de force, industrie, et finances.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Et énergie !

M. Thierry Breton. Elle en fait partie, évidemment. Je partage votre sentiment, elle n’a rien à voir avec l’environnement. Mais l’objectif était de pouvoir parler d’énergie de transition décarbonée – je n’oublie pas à qui j’ai vendu ce concept, y compris en France, pour relancer le nucléaire. Mais c’est un autre sujet.

Il est donc essentiel de maintenir uni ce triptyque. Sinon, c’est toujours Bercy qui gagne, au détriment de l’industrie. La direction générale de l’industrie était très puissante à la fin des années 1990. Pour des raisons liées à l’évolution de la nature du tissu économique, j’ai vu son pouvoir décliner au profit de l’Inspection générale des finances, et je le regrette profondément. C’est pourquoi il est très important qu’un seul ministre coordonne l’ensemble, avec en dessous non des ministres de plein exercice mais au maximum des ministres délégués. J’en avais trois : Patrick Devedjian puis François Loos à l’industrie ; Christine Lagarde, que j’étais allé chercher à Chicago où elle était directrice administrative d’un cabinet d’avocats, au commerce extérieur ; et Jean-François Copé au budget. Avec cette équipe, nous avons réussi à faire ce que nous avions à faire. Sans cette organisation, l’industrie perdra toujours : on sait comment se font les arbitrages de dernière minute, souvent sur le dos des promesses faites auparavant.

S’agissant des banques, monsieur Tanguy, je partage votre sentiment : elles ne jouent pas le rôle qu’elles devraient jouer pour accompagner les entreprises et les aider à se développer, quelle que soit leur taille – les grands groupes comme les PME et les start-ups. C’est un des effets de la régulation, qui est un peu excessive dans certains domaines, je le dis comme je le pense : on s’abrite derrière pour se donner le sentiment qu’on fait bien son travail. Les banques devraient aussi être là pour appréhender le risque, comprendre où leurs clients veulent aller et les accompagner dans leurs projets entrepreneuriaux. Or, désormais, beaucoup de banques – je ne citerai personne – intermédient, sous-traitent cette fonction pourtant essentielle à des institutions plus bureaucratiques, comme la Banque publique d’investissement (BPIFrance).

Qu’on ne hurle pas : je ne veux pas dire que BPIFrance est bureaucratique, mais je constate que sa décision constitue désormais un critère pour les banques. « La BPI vous accompagne ? Ah, alors moi aussi. » Mais comment BPIFrance a-t-elle fait le boulot, pour dire oui ou non ? A-t-elle les moyens humains nécessaires ? Un banquier dans son territoire connaît intimement l’entrepreneur qui fait tourner pour la troisième génération son garage, sa petite usine de chaussures, son exploitation agricole. BPIFrance n’a pas la même connaissance. Alors comment choisit-on les entreprises qu’on accompagne : par effet de mode ? On voit un salon des nouvelles technologies et on se dit que c’est la chose à faire cette année ? Je ne critique pas, parce que le soutien est toujours important. Mais si on sous-traite à des institutions que vous ne contrôlez pas directement, il ne faut pas s’étonner que les banques ne fassent plus leur métier. Il faut qu’elles y reviennent.

La régulation est nécessaire, certes – ne faisons pas comme ce qui se passe aux États-Unis – mais n’allons pas trop loin. Ne donne-t-on pas aux banques le sentiment qu’elles font bien leur métier parce qu’elles respectent bien la régulation, qu’elles assurent une bonne compliance ? Combien ai-je vu de banques qui passent presque plus de temps à s’assurer d’être bien vues par leurs services de contrôle interne qu’à comprendre les besoins de leurs clients ! Je le dis clairement : cette dérive est engagée. Il faut redresser la situation. Sous-traiter l’accompagnement à des structures extérieures pour pouvoir dire à son comité des risques que l’entreprise qu’on a soutenue est forcément bonne parce que telle institution l’a soutenue aussi, c’est une erreur.

Il y a une chose que j’ai apprise : quelques fonctions qu’on vous confie pour un laps de temps, vous êtes toujours un artisan : il faut toujours aller au fond des choses, et ne jamais intermédier.

M. Frédéric Weber (RN). Le pacte vert pour l’Europe ou Green Deal, est-il une réussite ? Ou sommes-nous allés trop vite trop loin et faut-il remettre les choses en phase avec la réalité économique ?

Lorsque vous avez quitté Atos, en 2019, son chiffre d’affaires avoisinait les 12 milliards d’euros et sa capitalisation boursière 8,5 milliards. Cinq après, la situation est critique : la capitalisation a chuté, jusqu’à 200 millions, et le groupe est contraint de céder en urgence des activités stratégiques. L’État rachète celle des supercalculateurs, cruciale notamment pour la dissuasion nucléaire. Comment expliquez-vous cet effondrement ?

M. Thierry Breton. Dans ma vie, j’ai appris une chose qui vaut pour nous tous ici. Je le dis avec beaucoup d’humilité : tout mandat est limité dans le temps. Entre ses bornes, on est responsable de son action, que l’on soit député, ministre, commissaire européen ou chef d’entreprise.

J’ai été président de quatre entreprises du CAC 40 – je crois être le seul Français dans ce cas. Je ne l’ai pas demandé : ce sont les actionnaires qui m’ont élu, eu égard à mon histoire. C’était à chaque fois différent.

Selon l’adage, vos prédécesseurs sont des incompétents, vos successeurs des intrigants. C’est peut-être vrai ! En tout cas, j’ai toujours exercé mes fonctions à 110 %, en étant très transparent et en assumant pleinement la responsabilité de toutes mes actions.

Lorsque j’ai accepté de rejoindre l’entreprise que vous citez, notre ambition était non pas de développer un second Capgemini, mais de créer enfin une entreprise de technologie focalisée sur le matériel ou hardware et sur les centres de données ou data centers. Avec ceux qui m’entouraient, comme Cédric Villani et Alain Aspect – pour vous dire ! – nous avions anticipé l’avènement de l’intelligence artificielle et compris qu’il fallait doter l’Europe d’un leader mondial à la fois dans les infrastructures – d’accord, c’est un peu moins amusant, plus lourd : c’est de l’industrie –, dans le supercalculateur et dans la cybersécurité. En onze ans, nous sommes devenus le numéro 3 mondial et le numéro 1 européen dans ces trois domaines. Nous avons doté l’Europe d’une entreprise unique. Pour nous préparer à quoi ? Eh oui, aux pelles et aux pioches de l’intelligence artificielle !

Voilà l’entreprise que j’ai bâtie et que j’ai quittée. De toute ma carrière, c’est sans doute ce dont je suis le plus fier. En 2017 et en 2018, la Harvard Business Review a sélectionné Atos dans sa liste des 2 000 premières entreprises du monde, et moi dans les 100 meilleurs PDG – j’ai ainsi eu l’honneur d’être un des seuls Français à figurer dans cette liste. J’ai quitté Atos en 2019.

Nous avions procédé à quatre ou cinq acquisitions ; dans le même temps, Capgemini en avait fait cinq fois plus. À mon départ, la dette d’Atos était notée BBB+, celle de Capgemini BBB. Vous avez compris mon aversion pour la dette : j’ai effectué ces quelques investissements sans dette nette. En juin 2020, six mois après mon départ, l’entreprise a déclaré qu’elle n’avait pas d’endettement net. Voilà l’entreprise que j’ai laissée. Depuis, j’ai cru comprendre que six ou sept dirigeants s’étaient succédé. Moi, je sais que pour mener une entreprise et voir son mandat renouvelé tous les trois ans par une très large majorité des actionnaires, il faut remplir ses objectifs et garantir la continuité. Je n’ai pas d’autre commentaire à faire.

Le Green Deal était l’une des grandes ambitions de Mme von der Leyen lorsque le Parlement européen l’a élue présidente de la Commission. C’est une ambition importante – émettre zéro carbone en 2050 – et partagée par un grand nombre de nos concitoyens et des politiques qui les représentent. Ensuite, comme pour tout, il faut considérer les possibilités d’exécution, dans les différents domaines concernés.

Je n’en prendrai qu’un exemple – il est public, je peux en parler. Je ne suis pas naïf, je parle ici de ma vie, y compris d’homme, et je sais que parfois on va un peu trop loin, on suit une idéologie. J’ai dit ce que j’en pensais s’agissant du wokisme. Sommes-nous allés trop loin ? Sans doute. Lorsqu’il s’est révélé nécessaire de fixer une date à partir de laquelle il ne serait plus possible d’acheter des véhicules thermiques en Europe, une seule personne s’est élevée contre le choix de 2035 : elle est devant vous. J’ai eu le courage de dire publiquement que 2035 n’était pas raisonnable. Les Échos ont titré : « À quoi joue Thierry Breton ? » J’ai mené ce combat, seul – et je n’ai pas été beaucoup soutenu. C’est peut-être pour cela que j’ai pris la décision qui fut la mienne le 16 septembre 2024. Toutefois, assumant mes responsabilités, j’ai pris soin dans l’intervalle de convaincre les colégislateurs d’adopter une clause de rendez-vous – cela n’a pas été facile. Ce rendez-vous est prévu en 2026, mesdames et messieurs les députés. Ce n’est plus moi qui suis responsable, c’est vous. 2026 : souvenez-vous de cette date. J’espère que vous en ferez bon usage.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour cet échange passionnant. Vous pourrez compléter vos réponses en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé et en adressant au secrétariat de la commission tout document que vous jugerez utile à nos travaux.

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54.   Audition, ouverte à la presse, de Mme Audrey Duval, présidente de Sanofi France et vice-présidente exécutive, directrice affaires Corporate groupe de Sanofi, M. Philippe Charreau, directeur des affaires industrielles France, et Mme Isabelle Deschamps, directrice des affaires publiques France

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons les auditions de cette commission d’enquête en entendant trois représentants du groupe Sanofi. Je souhaite donc la bienvenue à Mme Audrey Duval, présidente de Sanofi France et vice-présidente exécutive, directrice affaires Corporate groupe de Sanofi, M. Philippe Charreau, directeur des affaires industrielles France, et Mme Isabelle Deschamps, directrice des affaires publiques France.

Mesdames, Monsieur, je vous remercie de répondre à notre invitation et de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Audrey Duval, Mme Isabelle Deschamps et M. Philippe Charreau prêtent successivement serment.)

Mme Audrey Duval, présidente de Sanofi France et vice-présidente exécutive, directrice affaires corporate groupe de Sanofi. Merci de me donner l’opportunité de m’exprimer sur un sujet de première importance. Médecin de formation et présidente de Sanofi en France, je suis pleinement engagée dans les sujets de l’industrie, de l’innovation et de la souveraineté dans le domaine de la santé.

Je commencerai en présentant rapidement Sanofi, entreprise française, leader mondial de la santé, qui a choisi clairement l’innovation scientifique pour contribuer à améliorer la vie de dizaines de millions de patients dans le monde. Développer un médicament est long, coûteux et très risqué. Il faut en moyenne dix ans et 2 milliards d’euros, mais l’on a seulement 10 % de chances d’aboutir.

Pourtant, nous continuons, car on manque encore de traitements révolutionnaires pour de nombreuses maladies. Je donnerai trois exemples : la bronchite chronique, qui touche 3,5 millions de personnes en France, la sclérose en plaques, deuxième cause de handicap des jeunes trentenaires dans notre pays, la maladie d’Alzheimer, qui touche près de 1 million de nos concitoyens. Nous sommes donc fiers d’appartenir à une industrie au cœur des préoccupations des Français. Chez Sanofi, l’innovation n’est pas une option. C’est notre boussole et c’est aussi une urgence.

Sanofi est également une entreprise performante qui rayonne dans le monde. Comme l’énergie ou la défense, la santé est un pilier de l’économie de notre pays. Si la France est notre base stratégique, 97 % de nos revenus sont néanmoins générés à l’international – contre 75 % en moyenne pour nos pairs du CAC 40. Autrement dit, ce sont les ventes que nous réalisons à l’étranger, principalement aux États-Unis, qui nous permettent en grande partie de financer l’activité, les emplois mais aussi les investissements de demain en France.

Enfin, Sanofi contribue massivement à l’économie française. Il est exact que les médicaments sont remboursés chaque année par l’État. En 2024, ceux de Sanofi ont représenté 6 % du budget total consacré aux médicaments, pour un chiffre d’affaires de 1,6 milliard – soit moins de 5 % du chiffre d’affaires mondial de Sanofi. Ce montant doit absolument être mis en perspective avec le choix de Sanofi en faveur de notre pays. La France concentre aujourd’hui 25 % de nos effectifs, 30 % de nos dépenses de recherche et développement (R&D) et près de 40 % de notre production industrielle à l’échelle mondiale. Ces trois derniers pourcentages sont particulièrement parlants si on les compare à nos revenus locaux, et ils sont hors normes si l’on se réfère à d’autres industriels du secteur de la santé en France. C’est d’ailleurs grâce à cette production industrielle localisée en France que nous participons très fortement aux exportations du pays. On estime que Sanofi a contribué à hauteur de 17 milliards à la balance commerciale française en 2024, montant qui a plus que doublé ces dernières années.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la France continue d’occuper une place unique dans la stratégie industrielle et scientifique mondiale de Sanofi.

Avant de vous faire part de quelques pistes pour lever les freins à la réindustrialisation, je souhaite revenir sur un premier malentendu lié à l’actualité. En effet, Sanofi a récemment conclu la cession d’Opella, annoncé des investissements aux États-Unis et proposé d’acquérir une entreprise américaine de biotechnologie ou biotech. Je vais être très claire : il n’y a aucun lien de causalité entre ces opérations, et donc aucune conclusion à tirer sur un prétendu désengagement de Sanofi en France. Il s’agit de décisions qui visent à accélérer notre feuille de route pour l’innovation scientifique, qui est notre boussole.

Nos opérations ne sont pas dictées par un critère de nationalité. Quand nous le pouvons, nous investissons massivement dans la société et la science françaises. Ainsi, 300 millions ont été investis dans Orano Med l’année dernière pour développer un champion français de la médecine nucléaire contre le cancer. Je pourrais aussi citer les exemples de nos investissements dans Aqemia et Oken.

Mais, la réalité, c’est que la France et l’Europe offrent actuellement moins de possibilités, ce que nous pouvons regretter collectivement. En 2024, la France a représenté moins de 5 % des opérations d’acquisition en matière de biotech, contre 48 % aux États-Unis. On note aussi une très forte progression de la Chine dans ce domaine. L’écosystème français reste également trop dépendant de financements publics, alors que les biotechs américaines bénéficient notamment d’un accès au capital-risque privé beaucoup plus structuré.

Trois mythes doivent être déconstruits s’agissant de la réindustrialisation.

Le premier est celui de la prétendue baisse des investissements de Sanofi en France. Nos investissements annuels dans les sites industriels en France ont au contraire quadruplé ces dix dernières années. Nous concentrons nos efforts sur des technologies d’avenir qui n’existent pas encore sur notre territoire ou pas à l’échelle suffisante – telles que la bioproduction, la chimie innovante et les vaccins, dont ceux utilisant l’ARN messager –, afin précisément que la France ne soit pas dépendante d’autres pays. Ainsi, grâce au savoir-faire des ingénieurs français, nous avons construit dans la région lyonnaise Modulus, le site industriel de production de vaccins et de biomédicaments le plus moderne du monde.

Deuxième mythe : la délocalisation de la production par Sanofi. Sanofi n’a jamais fait un tel choix. Depuis des années, nos principes actifs sont produits en Europe à hauteur de 80 %. C’est un cas unique dans notre secteur. De plus, nous avons récemment choisi de localiser davantage notre production en France. Je pense notamment aux sites de Tours, d’Aramon, d’Ambarès-et-Lagrave et de Lyon, qui ont bénéficié ces dernières années d’investissements dans les domaines du cardiovasculaire, du diabète, de l’insuffisance rénale ou encore de la transplantation.

Enfin, il faut déconstruire un troisième mythe, celui de la fermeture de sites industriels en France : Sanofi n’en a fermé aucun depuis dix ans. Céder un site à un partenaire ne signifie pas qu’on le ferme, bien au contraire. Grâce à de nouveaux partenaires, notre ambition est de travailler pour retrouver la croissance perdue et investir, tout en garantissant les emplois sur plusieurs années.

Pour conclure, j’aborde les freins à la réindustrialisation.

Nous pourrions mobiliser quatre leviers pour renforcer notre pays.

Pour anticiper l’avenir, les industriels du secteur de la santé ont tout d’abord besoin de prévisibilité et d’un cap clair. C’est pourquoi nous proposons que les pouvoirs publics élaborent dans le domaine de la santé une loi de programmation, calquée sur le modèle des lois de programmation militaire. Cela permettrait d’aborder les enjeux de santé avec une vision pluriannuelle, de donner de la visibilité sur les besoins, qui augmentent, et de valoriser les innovations.

Deuxième levier : il n’y a pas d’industrie forte sans innovation forte. Il n’y a pas de production industrielle durable de médicaments et de vaccins dans un pays sans un puissant écosystème d’innovation scientifique. La France a besoin que l’on pérennise les dispositifs de soutien à l’innovation, tels que le crédit d’impôt recherche (CIR) ou le régime fiscal des redevances de brevets et logiciels dit « IP box ».

Troisième levier : dans le domaine de la santé, nous avons besoin d’un réflexe de souveraineté. Il est contradictoire de réduire le budget des médicaments tout en voulant favoriser la réindustrialisation ou la relocalisation. Il est temps d’aligner santé publique et politique industrielle. Pour le dire autrement, il faut que les services du ministère de la santé travaillent sur ce sujet main dans la main avec ceux de Bercy. Une coordination sous l’autorité du Premier ministre est plus que nécessaire, afin que l’État puisse prendre des décisions qui combinent l’intérêt sanitaire avec l’intérêt industriel et social.

Quatrième levier : il faut se pencher sur le poids des réglementations européennes. Par-delà leur surenchère, notre secteur fait très souvent face à la lenteur des décisions.

Je conclus en vous faisant part d’une conviction extrêmement forte : c’est en pariant sur l’innovation que la France retrouvera une industrie de santé robuste et, surtout, pérenne. Sanofi est le seul laboratoire français parmi les dix leaders mondiaux. Nous croyons en l’innovation et en notre capacité collective à faire de la santé un moteur de la réindustrialisation.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez évoqué le sujet d’Opella et des investissements actuels aux États-Unis. Notre objectif n’est pas de juger mais de comprendre la stratégie de Sanofi et de groupes comme le vôtre, afin de pouvoir apporter des solutions réglementaires et législatives pour rendre notre pays plus compétitif. Tel est l’état d’esprit dans lequel nous avons travaillé tout au long de cette commission d’enquête.

Dans le cadre du contrôle par l’État des investissements étrangers, vos équipes ont eu des discussions sur le projet de cession d’Opella avec les services de Bercy – Antoine Armand était alors ministre de l’économie, des finances et de l’industrie – ainsi qu’avec Nicolas Dufourcq directeur général de la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Pouvez-vous nous éclairer sur le contenu de l’accord qui a été trouvé ?

Quelle appréciation portez-vous sur le dispositif étatique de contrôle des investissements étrangers ? Permet-il de trouver le bon équilibre entre ce contrôle et le maintien de la compétitivité de notre économie ?

Mme Audrey Duval. Votre question me donne l’occasion de rappeler l’ambition de Sanofi. Comme je l’ai dit, l’innovation scientifique est notre boussole. Notre projet est donc d’innover, notamment dans les domaines où l’on ne répond pas ou insuffisamment aux besoins médicaux des patients.

Le projet d’Opella est d’être compétitif au niveau mondial et très performant par rapport à des grands industriels internationaux de la santé grand public. Il s’agit de faire face à des concurrents anglo-saxons. Cela n’a rien à voir avec les projets de Sanofi, qui consistent à avoir des ambitions dans le domaine des maladies chroniques, d’un point de vue tant industriel que de R&D. Répondre aux besoins du grand public est très différent, puisqu’il s’agit de fournir des produits non remboursés destinés à soulager les maux quotidiens, tels que des antidouleurs ou des sirops contre la toux.

Il a fallu chercher un partenaire pour qu’Opella puisse continuer à grandir. Vous l’avez rappelé, le bon partenaire a été identifié à la suite d’un processus étayé et robuste, dans le cadre d’un dialogue constant avec le gouvernement. L’accord a été finalisé et a pu être annoncé à la suite d’une procédure de contrôle des investissements étrangers en France (IEF). La moitié du capital d’Opella a été cédée à CD&R, un partenaire qui dispose d’une grande expérience dans ce type d’activité en France.

Nous avons considéré que la procédure était équilibrée, puisque les discussions ont permis d’obtenir des garanties. Je rappelle que le siège d’Opella et son équipe dirigeante sont en France. Les usines de Compiègne et de Lisieux produisent pour la France et pour le marché mondial.

Nous avons rappelé à ce moment qu’il n’y avait aucun problème d’approvisionnement en Doliprane, puisque la consommation de ce médicament à base de paracétamol a lieu presque exclusivement en France. Et il y a d’autant moins de problème que nous avons annoncé des investissements supplémentaires – dont notamment un granulateur – qui permettent de produire jusqu’à 100 millions de boîtes de plus.

Le gouvernement a obtenu un certain nombre de garanties sur des sujets importants. Il n’y a pas de problème avec les volumes de production, notamment du Doliprane. La pérennité des sites est assurée grâce à la poursuite des investissements. L’emploi est garanti pour plusieurs années, ce qui compte aussi beaucoup pour nous.

Si ce processus a été équilibré, nous appelons cependant votre vigilance sur un point : le contrôle des investissements étrangers est important, mais il ne doit pas se traduire par une surcharge bureaucratique. Au fond, c’est l’attractivité de la France qui est en jeu et il faut penser à y attirer des investissements étrangers dans le futur.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué le fait que Sanofi ne se désengageait pas de la France. Votre groupe reste très largement français au vu de l’ampleur de ses activités sur notre territoire, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.

Mais vous pouvez malgré tout comprendre notre incompréhension et nos demandes d’explications face à un groupe qui, en une dizaine d’années, a réduit de presque moitié le nombre de ses sites et a supprimé 9 000 emplois – dont près de 1 000 dans la R&D. Comment pouvez-vous dire que vous ne vous désengagez pas ?

J’ajoute que vous avez été auditionnée par la commission des affaires économiques en octobre dernier au sujet de la vente d’Opella. Vous n’aviez alors pas évoqué le fait que vous vous apprêtiez à céder un autre site dans le Loiret – en l’occurrence à un groupe français et luxembourgeois.

Comprenez dès lors que nous doutons lorsque vous affirmez que votre groupe ne se désengage pas de la France. Pouvez-vous nous rassurer sur le long terme ? Annoncerez-vous la vente d’un autre site dans quelques mois ?

Mme Audrey Duval. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Sanofi est le plus grand contributeur à la souveraineté sanitaire grâce à son empreinte industrielle et à ses investissements dans la R&D. Sanofi a une stratégie extrêmement claire : réindustrialiser autour des technologies de pointe. Je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, 25 % de nos effectifs sont en France et celle-ci bénéficie de 30 % de nos dépenses de R&D. Nous sommes le premier investisseur privé dans ce domaine, avec 2,5 milliards par an. Nous assurons 40 % de notre production industrielle en France, ce qui fait un total de 60 % en Europe.

Les technologies de pointe sont importantes pour conserver une souveraineté sanitaire – notamment en ce qui concerne les petites molécules, l’ARN messager ou les anticorps monoclonaux. M. Charreau reviendra en détail sur l’évolution de nos sites.

Depuis dix ans, nous avons quadruplé les investissements industriels, qui représentent entre 300 et 400 millions par an. Ils sont destinés à entretenir l’outil industriel, mais aussi à le numériser et à le décarboner. Nous avons également installé nos trois accélérateurs digitaux sur le territoire français.

Vous avez évoqué l’adaptation de notre R&D. Une fois encore, l’innovation est notre boussole. Entre 2020 et 2024, nous avons augmenté de 37 % nos dépenses de R&D dans le monde. La France représente 40 % de ces investissements, dont vous voyez bien qu’ils sont en pleine croissance.

En matière de santé, la question n’est pas seulement de savoir combien surtout comment on dépense. Qu’avons-nous fait en matière de R&D ? La R&D est un processus long, onéreux et très risqué – dix ans, 2 milliards, 10 % de succès. C’est la raison pour laquelle nous avons recentré nos activités sur des projets de R&D qui apportent des innovations dans le domaine de la santé. Par ailleurs, nous avons besoin d’une recherche beaucoup plus collaborative. Nous avons conclu une centaine de partenariats académiques en France, parce que nous avons une très bonne recherche académique. Nous menons désormais notre recherche d’une manière différente – plus innovante, plus concentrée et plus collaborative. Tel est le projet de Sanofi en matière d’innovation pour la santé.

M. Philippe Charreau, directeur des affaires industrielles France. Nous avons deux priorités en tant qu’industriel en France.

Tout d’abord, pour répondre aux besoins de santé publique, on doit continuer de produire les molécules des produits matures, qui sont sur le marché depuis longtemps et dont le brevet a expiré dans la plupart des cas. Nous devons le faire à des coûts compétitifs, parce que l’environnement est beaucoup plus concurrentiel. C’est ce que nous faisons sur un certain nombre de nos sites en France. En outre, Mme Duval l’a mentionné, nous y relocalisons un certain nombre de productions.

Notre deuxième mission d’industriel en France consiste à préparer l’outil industriel pour produire dans les années à venir les molécules innovantes qui figurent dans notre portefeuille de R&D. La France est extrêmement bien placée, car nous y disposons de trois plateformes technologiques sur les quatre nécessaires pour produire nos médicaments innovants. Celle de la chimie de synthèse et de la pharmacie – pour la production de produits pharmaceutiques solides, comme les gélules ou les comprimés –, celle destinée à la production des biologiques et des injectables – principalement les anticorps monoclonaux –, celle des vaccins et de l’ARN messager.

Nous disposons de quatorze sites en France, ce qui représente plus du tiers de l’appareil industriel de Sanofi dans le monde et un peu plus du tiers de ses effectifs industriels. La France occupe donc une place centrale dans notre dispositif industriel.

J’ajoute que 60 % de notre production est réalisée en Europe et près de 40 % en France. Bien entendu, une grande partie – environ 97 % – est exportée parce que le marché français ne peut pas l’absorber.

M. le président Charles Rodwell. Je reviens sur le sujet du Doliprane et de la cession d’Opella.

Dans une interview accordée à Bloomberg en mai 2020, en pleine crise du Covid, votre président Paul Hudson expliquait que le gouvernement américain aurait droit à la plus grosse précommande de vaccins et serait donc livré avant le reste du monde. La raison en était selon lui que les États-Unis avaient été les premiers à financer la recherche de Sanofi en la matière, en développant un partenariat avec le groupe dès février 2020.

Cet épisode explique notre crainte. La cession d’une partie des activités de Sanofi, notamment en matière de production de Doliprane – médicament dont on a manqué lors de la crise du Covid –, ne nous conduit-elle pas à une situation où, de facto, Sanofi n’aura pas d’autre choix que d’approvisionner en priorité le marché américain, et non le marché européen et français ?

Mme Audrey Duval. Le Doliprane un très bon exemple. Il faut se demander quels sont les besoins des Français. Il a fallu augmenter la capacité de production du Doliprane, ce qui suppose de manière pragmatique d’investir. C’est ce qu’a fait Sanofi, en investissant 30 millions d’euros dans un granulateur supplémentaire. Nous sommes désormais en mesure de produire plus de 400 millions de boîtes de Doliprane. Au fond, ce n’est donc pas une affaire de nationalité de l’entreprise. Il s’agit de se donner les moyens de répondre aux besoins des Français en procédant à des investissements permettant d’assurer une production suffisante.

Le fait que Sanofi soit un leader français qui a réussi et rayonne à l’étranger nous permet de continuer à investir massivement en France. La modernisation de notre réseau industriel pour produire à grande échelle les vaccins et les médicaments nécessaires pour les patients français repose aussi sur notre réussite sur le marché américain. Ce dernier représente 50 % de nos revenus, contre 5 % pour le marché français.

Il faut donc se réjouir de la force d’un groupe français aux États-Unis, puisque cela nous a permis de multiplier nos investissements par quatre ces dernières années. Nous continuons de ce fait d’être très optimistes sur notre capacité à prolonger cette trajectoire d’investissement industriel en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vais reformuler ma question, à laquelle vous n’avez que partiellement répondu. Encore une fois, je salue les investissements considérables que vous faites dans notre pays, de même que l’ampleur de la production que vous y réalisez.

Toutefois vous avez annoncé il y a quelques mois la cession d’Opella, donc de la production du Doliprane. Vous avez ensuite annoncé la cession de votre site d’Amilly, dans le Loiret. Y aura-t-il dans les prochains mois, ou peut-être l’an prochain, de nouvelles cessions d’activités de votre groupe situées sur le sol français ?

Mme Audrey Duval. À la date d’aujourd’hui, je peux vous dire que nous n’avons pas de projet de fermeture de site industriel.

Il est très important de faire la différence entre une fermeture – ce à quoi nous n’avons pas procédé depuis dix ans – et une cession. Une cession permet d’accroître le volume de production, d’attirer des investissements et de garantir des emplois sur plusieurs années. Nous n’avons bien entendu pas de boule de cristal sur ce dernier point et il ne faut pas trop promettre.

Il n’y a pas de projet de fermeture de site.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’ai bien parlé de cession.

M. Philippe Charreau. Le site d’Amilly, qui date du début des années soixante, compte 276 collaborateurs. Ses technologies et son savoir-faire très spécifiques – chimie de synthèse et mise en forme pharmaceutique en sachets – sont malheureusement en inadéquation avec l’évolution du portefeuille de produits innovants de Sanofi. Nous développons en effet principalement des produits biologiques injectables ainsi que des molécules de synthèse sous forme de comprimés et non de sachets.

Le site fait face par ailleurs, depuis plusieurs années, à une baisse significative de son activité. De 2020 à 2024, les volumes d’Aspégic ont été réduits de moitié et ceux de Kardégic, de 15 %. Le site est ainsi utilisé à 45 % de sa capacité, ce qui signifie qu’il va dans le mur et qu’il faut lui apporter une activité complémentaire. Dans la mesure où celle-ci ne peut lui être apportée par Sanofi, nous avons construit le projet annoncé aux partenaires sociaux et aux collaborateurs le 5 mars dernier. Celui-ci comprend d’une part la cession des marques Aspégic et Kardégic à Substipharm, un laboratoire français qui opère depuis plus de trente ans ; présent dans près de quatre-vingt-dix pays, il a à cœur de développer la marque Kardégic, en particulier hors de France. Le projet prévoit d’autre part la cession du site d’Amilly à Astrea Pharma, une organisation de fabrication sous contrat (CMO), qui possède déjà deux autres sites en France, à Dijon et à Monts. Les deux sociétés se connaissent bien, Astrea Pharma produisant déjà pour Substipharm ; elles sont liées, dans le cadre du projet, par un contrat sur dix ans.

Le site d’Amilly continuera de produire pour Sanofi et Opella, dans le cadre d’un contrat dont l’horizon est de sept à dix ans. Une production à hauteur 45 % de la capacité – son niveau actuel – est donc assurée pour cette durée, sachant qu’Astrea Pharma apportera au site de nouveaux produits et clients que Sanofi n’aura jamais. Quant à Substipharm, il apportera de nouveaux projets et développera les marques, avec des volumes supplémentaires.

Alors que le site était dans une situation risquée et qu’il avait peu de perspectives au sein du groupe, nous lui apportons un projet de croissance assorti, pour les salariés, d’une garantie d’emploi, de statut et de salaire. C’est une page qui se tourne, et je ne minimise pas l’impact que ce projet peut avoir sur ceux d’entre eux qui travaillent pour Sanofi depuis longtemps, mais c’est un levier de croissance et de développement pour le futur.

Mme Audrey Duval. Les transformations industrielles qui peuvent nous conduire à des cessions de sites – que nous différencions bien des fermetures – sont aussi liées à une évolution de la prise en charge médicale des patients. La façon dont on traite certaines maladies chroniques n’est plus la même qu’il y a cinq ou dix ans et évoluera encore à l’avenir : les centaines de millions de molécules que l’on produisait autrefois pour des gélules ou des comprimés peuvent être remplacés par des anticorps, dispensés dans des centaines de milliers de seringues.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vais poser ma question pour la troisième fois, de façon très concise. Je n’ai pas parlé de fermetures de sites mais de cessions. Sanofi annoncera-t-il dans les prochains mois ou l’année prochaine de futures cessions d’activités présentes sur le sol français ?

Mme Audrey Duval. À chaque fois qu’il sera nécessaire de ramener de la croissance sur un site, nous le ferons – sachant que, dans la mesure où ils produisent pour l’international, nos sites français peuvent être affectés par des baisses de volumes en Chine ou aux États-Unis. N’ayant pas de boule de cristal, je ne peux pas évoquer un site en particulier.

C’est ainsi que nous avons l’habitude de travailler : soit nous réindustrialisons avec des technologies de pointe soit, lorsque notre portefeuille ne permet pas de retrouver du volume en interne, nous cherchons un partenaire. Ce travail s’opère toujours dans le cadre d’un dialogue avec le gouvernement afin de trouver, comme sur le site d’Amilly, les meilleurs repreneurs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous n’êtes donc pas en train de travailler sur la cession de certaines activités – hors survenue d’un événement extérieur ? La lecture de la presse locale montre que celle du site d’Amilly était envisagée depuis plusieurs mois.

M. Philippe Charreau. Les cycles industriels sont des cycles longs. Investir dans un site et y transformer les technologies, cela prend du temps. Notre responsabilité, en tant qu’industriel, est de penser en permanence à l’évolution de notre outil de production. Nous devons à la fois supporter un portefeuille de produits matures, dont les volumes et les prix tendent à décliner en raison d’une concurrence accrue – liée en particulier aux génériques et aux biosimilaires – et investir en prévision de l’arrivée de produits innovants. Nous travaillons de façon quasi permanente sur des scénarios qui nous permettent d’anticiper et d’agir au bon moment, afin d’éviter les spirales de décroissance dont il est difficile de sortir.

Je ne peux pas vous répondre aujourd’hui par oui ou non. Nous travaillons sur des scénarios pour l’ensemble de nos sites, de nos technologies et de nos produits – et pas uniquement en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’industrie s’inscrit en effet dans des cycles longs. Je ne peux imaginer, par conséquent, que vous ne puissiez répondre à ma question de façon claire. Je comprends que vous ne puissiez le faire au sujet de cessions qui interviendraient dans deux ou trois ans mais si vous comptez céder de nouvelles activités présentes sur le sol français dans quelques mois, vous le savez déjà.

Notre commission d’enquête mène sa cinquante-quatrième audition et c’est la première fois que l’on ne nous apporte pas de réponse claire et que nous nous heurtons à la langue de bois ! Oui ou non, comptez-vous céder des activités présentes sur le sol français dans les prochains mois ou l’année prochaine, hors crise majeure ?

Mme Audrey Duval. Vous comprendrez que, comme toute entreprise, nous ne pouvons divulguer certaines choses de façon publique ; sans doute pourrons-nous vous en faire part hors micros et caméras.

Ce que je peux vous dire, c’est que nos équipes industrielles constatent des baisses de volumes pour certaines molécules ; nous en avons une en tête aujourd’hui. Mais nous avons une procédure à respecter et ne prendrons pas le risque d’un potentiel délit d’entrave.

M. Charles Rodwell, président. Déplorez-vous que l’économie française, et plus largement européenne, ne dispose pas des capacités de financement suffisantes ? Avez-vous des recommandations à nous faire pour stimuler le financement des entreprises françaises dans le secteur pharmaceutique, pour leur permettre de déployer leurs activités sur le continent européen et pour éviter que ce soit les entreprises américaines qui, en les rachetant, leur apportent des capacités de croissance ?

Mme Audrey Duval. L’un des leviers est le renforcement de l’écosystème de la santé. L’un des facteurs favorables aux États-Unis est la densité des biotechs, que nous n’avons pas encore en Europe : 48 % des opérations s’y font avec biotechs, contre 5 % en France.

Les capacités de financement ne sont donc pas à la même échelle. Soyons toutefois optimistes : il existe en France et en Europe un écosystème important, académique notamment. Des initiatives intéressantes sont prises dans le cadre de France 2030, dans le domaine par exemple des centres dédiés à la recherche et au développement en matière de biologie dits bioclusters : c’est exactement ce qu’il faut faire. Mais toute seule, la France n’y arrivera pas. Pour concurrencer les États-Unis et la Chine, qui progresse très vite, les bioclusters devront prendre une dimension européenne.

Membre fondateur du Paris Saclay Cancer Cluster (PSCC) dédié à l’oncologie, Sanofi y a investi un montant significatif de 150 millions d’euros. Nous y croyons, mais nous pensons aussi que c’est un travail collaboratif avec les autres pays européens qui nous permettra de changer d’échelle.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez considéré qu’il était impossible de concilier réindustrialisation et réduction du budget de la Sécurité sociale, appelant à une coordination de ces enjeux avec Bercy, sous l’autorité du Premier ministre. Estimez-vous que les pouvoirs publics ne se préoccupent pas suffisamment des industriels, en particulier de votre secteur ?

Mme Audrey Duval. Nous ne demandons pas un prix très élevé mais un prix juste, qui rémunère l’innovation et tienne compte de l’ensemble des investissements. En R&D, notre secteur est le seul à avoir un taux de succès qui ne dépasse pas 10 %, même si nous avons progressé et pourrons continuer de le faire grâce à l’intelligence artificielle notamment.

C’est en France que les prix des médicaments sont les plus bas d’Europe – inférieurs, en moyenne de 10 % à celle des autres pays. Ils sont même deux à quatre fois moins élevés qu’aux États-Unis où le système est différent, c’est vrai, du fait de la présence de grands distributeurs.

Fin 2023, 37 % des médicaments approuvés par l’Europe n’étaient pas disponibles en France ; en Allemagne, ils n’étaient que 12 %. Nous nous battons donc non seulement pour un prix juste mais aussi pour réduire le délai d’accès à l’innovation et aux médicaments, qui est inacceptable : les patients attendent.

Mme Isabelle Deschamps, directrice des affaires publiques France. Nous appelons à une évolution de la politique d’innovation en santé pour sortir de la spirale court-termiste dans laquelle la France se trouve et lui redonner une trajectoire d’excellence industrielle et scientifique. Pour nous, cela passe par une loi de programmation en santé. On ne bâtit pas une souveraineté sanitaire avec une visibilité à douze mois : aujourd’hui, les décisions de financement sont prises au rythme annuel des projets de lois de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), ce qui ne correspond ni à notre réalité, ni à nos besoins.

La construction d’une usine, c’est un investissement de plusieurs centaines de millions d’euros et un engagement pour cinq ans. Une étude clinique de phase III, c’est un engagement de trois à quatre ans avec des patients.

Notre recommandation est de travailler à un projet de loi de programmation en santé calquée sur le modèle de la loi de programmation militaire ; cette proposition a déjà fait l’objet d’initiatives parlementaires et elle est défendue par d’autres acteurs reconnus du monde de la santé. De la même façon que nous fixons un cap pour notre défense, fixons-en un pour la santé des Français. Un cap pluriannuel ne serait pas contradictoire avec le système actuel puisqu’il pourrait faire l’objet d’une déclinaison annuelle dans le PLFSS.

Une loi de programmation en santé contribuerait à instaurer un environnement favorable à l’industrialisation. Nous l’imaginons constituée de quatre volets. D’abord, il faudrait identifier les besoins des Français pour les cinq prochaines années, mais aussi regarder l’offre. Nous sommes déjà en discussion avec l’administration sur notre portefeuille mais nous sommes prêts à aller plus loin pour donner des perspectives sur les innovations à venir.

Le deuxième volet concerne le mode de financement. Nous préconisons un travail de fond sur les leviers d’efficience, en particulier sur l’amplification de la prévention. Les génériques et les biosimilaires ne peuvent plus être aujourd’hui, et ne seront pas demain, le seul levier possible pour optimiser les coûts de la santé.

Le troisième volet est relatif à la fiscalité. Aujourd’hui, les entreprises pharmaceutiques sont totalement asphyxiées par la fiscalité sectorielle la plus lourde d’Europe. Il conviendrait plutôt d’envisager une évolution pluriannuelle de la fiscalité et d’en faire un outil d’attractivité et de compétitivité de la France.

Enfin, le dernier volet doit s’intéresser à la refonte de la régulation économique du médicament : régulation des prix, accès à l’innovation et soutien à la production locale. Il est important que les Français aient accès aux innovations développées et produites dans notre pays – aujourd’hui, ce n’est pas le cas.

La pluriannualité est soutenue par les principaux acteurs de la santé en France. Les quatorze principales associations et fédérations du secteur ont signé des lettres ouvertes, des amendements parlementaires ont été déposés et des actions citoyennes ont été menées en ce sens. C’est la direction que prennent les autres pays.

Il est indispensable de rapprocher santé et industrie – nous avons d’ailleurs quelques exemples montrant une contradiction flagrante entre les deux enjeux. Une loi de programmation arbitrée par le Premier ministre susciterait un réflexe de souveraineté dans les décisions de santé : il s’agit d’éviter que, lorsqu’on investit en France, les conditions de production nuisent à la pérennité de celle-ci.

M. le président Charles Rodwell. Comment jugez-vous le rôle de la Banque publique d’investissement (BPIFrance) ? Estimez-vous qu’elle fonctionne et qu’elle s’est impliquée comme elle le devait dans les opérations que vous avez menées ?

Selon vous, le contrôle des investissements étrangers devrait-il être renforcé dans le secteur pharmaceutique ? Celui-ci devrait-il être davantage considéré comme un secteur stratégique relevant du service de l’information stratégique et de la sécurité économique (Sisse) ? L’équilibre vous semble-t-il juste entre la protection de nos actifs et la compétitivité de notre marché ?

Mme Audrey Duval. Nous avons souvent été, et serons encore à l’avenir, à la recherche du bon partenaire pour continuer d’apporter au patient français ses médicaments. Dans les procédures, ce sont les repreneurs qui sont en première ligne. Il se trouve que toutes celles dans lesquelles nous étions impliquées ont abouti, grâce à notre travail d’anticipation. Nous observons les tendances mondiales de vente des différentes molécules et bénéficions de la compétence d’équipes dédiées. Notre expérience nous conduit à considérer que les contrôles sont équilibrés, qu’ils apportent des garanties tout en permettant aux projets d’aboutir – assurant également l’attractivité de notre pays. Je ne suis pas certaine qu’une bureaucratie excessive préserverait des abus ; en revanche, elle risquerait de nuire à l’efficacité des processus.

Dans la plus récente de nos opérations, menée avec Opella, nous considérons que la participation de BPIFrance a contribué à rassurer les parties prenantes. Les choses ont été faites correctement, et son intervention a été suffisante.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. S’agissant du PLFSS, je rappelle qu’il n’est pas qu’à la main de l’exécutif actuel.

Arnaud Montebourg a institué des contrats de filières associant des équipes de Bercy et les comités de filières siégeant au Conseil national de l’industrie (CNI), afin d’identifier les investissements prioritaires et d’accompagner les acteurs industriels. Serait-ce une bonne méthode pour réindustrialiser dans le secteur pharmaceutique ?

Mme Audrey Duval. Ayant été présidente de la Fédération française des industries de santé (Fefis), j’ai été impliquée dans les dossiers du comité stratégique de filière (CSF), en collaboration avec le CNI. Nous ne pouvons qu’être favorables au renforcement d’un dialogue constructif et à ce que les sujets soient mis sur la table.

Le point central a été évoqué par Mme Deschamps : pour favoriser le patriotisme économique, il faut que des conditions favorables permettent à la France de rester attractive pour ses grands champions. À cet égard, la visibilité à long terme est essentielle pour nous. Au-delà du problème du prix, déjà évoqué, il faut aussi que nous puissions disposer des bonnes compétences. Il est important d’avoir une méthodologie mais n’oublions pas les questions structurantes pour notre filière. Il faut créer un marché local et faire en sorte que les entreprises de santé cessent d’être systématiquement la variable d’ajustement du budget de la santé.

La clause de sauvegarde est un mécanisme peu connu. Lorsque l’enveloppe consacrée au médicament déborde, l’État demande une contribution aux entreprises du secteur. Dans la mesure où elle est activée chaque année, nous considérons désormais que, plus que d’une clause de sauvegarde, il s’agit d’une taxe. Le rapport d’août 2023 de la mission sur la régulation des produits de santé rendue à la Première ministre dite « mission Borne » suggérait de limiter cette clause à 500 millions d’euros environ. Or elle dépasse aujourd’hui 1,6 milliard : non seulement nous n’avons aucune visibilité sur le montant, mais celui-ci continue d’exploser ! Pendant combien de temps encore va-t-on demander aux entreprises d’absorber le surcoût lié aux besoins en santé ? Il faut qu’une loi de programmation reflète mieux ceux-ci.

Je me permets d’insister aussi sur les prix qui non seulement partent d’un niveau inférieur à ceux pratiqués chez nos voisins, mais ne cessent de baisser ! Cela nous empêche de répercuter les surcoûts liés à l’inflation ainsi qu’aux normes européennes et françaises. Les baisses de prix ont atteint environ 800 millions d’euros en 2022 et devraient atteindre 1 milliard cette année. Ces chiffres illustrent l’asphyxie dont nous parlons !

Oui, c’est bien d’avoir un dialogue constructif ; il faut le poursuivre. Mais soyons aussi capables de mettre les vrais sujets sur la table pour trouver les leviers de la réindustrialisation – qui, pour préparer la souveraineté de demain, doit concerner les molécules innovantes et non pas seulement les molécules utilisées dans le traitement de maladies chroniques.

M. le président Charles Rodwell. Je propose que nous en venions au deuxième volet de notre audition. Les investissements que vous avez annoncés aux États-Unis il y a quelques semaines étaient-ils déjà dans les tuyaux avant l’investiture de Donald Trump ? Sont-ils une réaction directe à sa politique tarifaire et douanière ? Il a promis, durant sa campagne, de take down the Big Pharma – autrement dit, de détruire les grandes entreprises pharmaceutiques. Ces déclarations n’ont-elles pas refroidi vos intentions de pénétrer le marché américain, au moment où sont remis en cause les droits économiques et financiers d’une partie des entreprises qui y investissent ? Pour quelle raison votre groupe investit-il néanmoins aux États-Unis, et quel est son projet ?

Mme Audrey Duval. Sanofi est un leader français qui rayonne à l’international. Les États-Unis représentent 50 % de ses revenus et 25 % de sa présence industrielle, que ce soit dans des sites en propre ou avec des partenaires. La force du groupe à l’étranger, notamment aux États-Unis, nous permet de maintenir nos investissements sur le territoire.

Notre présence sur le sol américain remonte à plusieurs décennies. Nous y avons 13 000 collaborateurs, dont 2 200 chercheurs. Il est important que, sur notre premier marché, nous investissions beaucoup dans le développement de notre entreprise. Ce n’est pas lié à l’arrivée de l’administration Trump.

Bien entendu, le contexte politique a changé. Une pression forte est exercée sur les entreprises pharmaceutiques, pas uniquement sur Sanofi. Cela a conduit l’ensemble des grands leaders du secteur à faire des annonces au sujet de leurs projets d’investissements sur le territoire américain. C’est dans ce contexte que, comme l’ont fait ses concurrents Novartis et Roche pour des montants de 23 et de 50 milliards de dollars, Sanofi a annoncé des investissements de 20 milliards jusqu’à 2030. Ils couvriront à la fois des dépenses opérationnelles et industrielles.

Outre ces investissements dans la R&D et dans l’industrie, nous poursuivions nos acquisitions pour renforcer notre capacité d’innovation, notamment sous la forme d’investissements dans des entreprises de la biotech ; en ce domaine, les opportunités sont plus nombreuses aux États-Unis qu’en France et en Europe.

Nous avons récemment annoncé deux acquisitions importantes, l’une dans le domaine de l’immunologie, dans lequel nous visons la position de leader, et l’autre dans celui de la maladie d’Alzheimer, où des besoins perdurent. Pour répondre précisément à votre question, monsieur le président, ces annonces ne sont pas liées aux annonces du président américain : en raison de leur complexité, ces opérations prennent du temps, d’autant que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser aux entreprises de la biotech.

Nous sommes fiers qu’un groupe comme Sanofi investisse de la sorte ; notre dernière acquisition, particulièrement significative, s’élève à 9 milliards. Je l’ai dit : l’innovation scientifique demeure notre boussole.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans quelle mesure les annonces de l’administration Trump sur les tarifs douaniers menacent-elles vos activités en France et en Europe, qui sont pour l’essentiel destinées à l’exportation ?

Mme Audrey Duval. Sanofi, comme l’ensemble du secteur pharmaceutique, a demandé l’exclusion des produits pharmaceutiques et des principes actifs des tarifs douaniers américains, afin d’éviter tout blocage dans l’accès des patients aux médicaments et aux vaccins. Cette exclusion est désormais effective, mais nous devons nous battre collectivement pour en garantir le maintien, compte tenu des risques de révocation.

Les entreprises pharmaceutiques sont exposées à une autre menace : la tarification très volontariste des États-Unis, où les médicaments sont deux à quatre fois plus chers qu’en Europe. Le président Trump a annoncé réfléchir à une manière de diminuer leur prix ; il est parfaitement informé des différents leviers à sa disposition, notamment celui relatif aux grands distributeurs qui jouent un rôle d’intermédiaire dans le système de fixation des prix aux États-Unis.

De nombreuses incertitudes demeurent et nous sommes particulièrement attentifs à l’évolution de la situation, mais à ce jour, nous ne savons pas évaluer précisément les conséquences de cette politique.

M. le président Charles Rodwell. Quelles sont les relations du groupe Sanofi avec le secrétaire à la santé américain, Robert F. Kennedy ?

Quelles sont vos perspectives de travail avec le gouvernement américain, compte tenu de la position de Donald Trump sur l’industrie pharmaceutique ? N’avez-vous pas été découragés d’investir aux États-Unis ?

Quelles garanties le gouvernement américain vous a-t-il données concernant vos investissements, dont nous pourrions nous inspirer pour continuer d’attirer des investissements dans le domaine de la santé ?

Mme Audrey Duval. Sans trahir de secret d’entreprise, je peux vous confirmer que nous prônons un dialogue constructif ; les États-Unis sont notre premier marché. Notre chief executive officer (CEO) ou PDG Paul Hudson a rencontré M. Kennedy ; un autre CEO sera le représentant des entreprises de Sanofi sur le sol américain.

Il est important que Sanofi, en tant que leader mondial, participe aux discussions au plus haut niveau. Sa voix portera sur deux sujets : la protection du secteur pharmaceutique contre l’augmentation des droits de douane et la promotion de la science.

Notre groupe croit en l’innovation ; leader dans le domaine des vaccins, il continuera à défendre les valeurs de la science et l’importance de la prévention en matière de santé publique.

Vous m’avez interrogée sur les mesures efficaces existant aux Etats-Unis dont la France pourrait s’inspirer. Je recommanderai avant tout de conserver les dispositifs ayant fait leurs preuves, à commencer par le crédit d’impôt recherche (CIR), véritable levier d’attractivité, ou le régime fiscal de l’IP box.

Quant aux mesures américaines, le partage du risque, pratiqué notamment par l’Autorité américaine pour la recherche-développement avancée dans le domaine biomédical ou Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) est très efficace. Sa souplesse et son agilité permettent d’obtenir facilement des financements ; en moyenne, 2,5 milliards sont investis pour développer un médicament.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans quelle mesure le poids des surnormes européennes, comme vous les appelez, altère votre compétitivité en France et, plus largement, en Europe ? Avez-vous des données à nous communiquer à ce sujet ?

Quel est votre avis sur la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), que la France a surtransposée avant les autres pays membres ? Et sur la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D), qui fait porter la responsabilité juridique de l’ensemble de la chaîne de valeur à une seule entité ?

Enfin, la hausse des factures énergétiques a-t-elle eu des répercussions sur vos activités ? Dans quelle mesure, le cas échéant ? Le manque de visibilité sur les prix de l’énergie a-t-il contribué à réduire votre compétitivité en France ?

Mme Audrey Duval. Entre 2019 et 2023, avec les autres entreprises françaises du secteur pharmaceutique réunies au sein du groupe G5 santé, nous avons étudié la surcouche réglementaire. Nous nous sommes rendu compte que chaque année, le millefeuille enfle et frise l’explosion.

L’enjeu est celui de la rapidité d’action : comment être plus agile malgré la lenteur de la collaboration entre la France et l’Europe, en particulier dans le cadre des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) ?

Mme Isabelle Deschamps. Nous avons évoqué le partage du risque pratiqué par l’agence américaine Barda ; les PIIEC sont un mécanisme européen de partage du risque auquel nous sommes très favorables. Nous participons à Med4Cure, le premier PIIEC consacré à la santé, qui vise à soutenir la recherche et l’innovation sur les procédés de production innovants, jusqu’à leur industrialisation.

Les PIIEC permettent aux États membres de soutenir des projets ambitieux et des innovations de rupture, mais des aménagements sont indispensables pour rendre la procédure plus rapide. J’illustre mon propos : en 2021, Sanofi a décidé d’investir significativement en France pour créer un centre d’excellence consacré à l’ARN messager de bout en bout, c’est-à-dire de la recherche jusqu’à l’industrialisation ; le groupe décide de le soumettre au PIIEC santé.

L’ambitieux projet, qui a pour but de rendre la France autonome en matière de production de vaccins, est lancé dès 2022 et progresse au rythme rapide de l’innovation : plus de 250 postes consacrés à la recherche ont été créés sur le site de Marcy-l’Étoile ; l’usine Modulus a été équipée pour accueillir cette technologie d’avenir ; un bâtiment est en construction sur le site de Val-de-Reuil pour développer une autre partie du processus ; une quinzaine de projets collaboratifs ont été lancés avec des partenaires académiques et des PME, conformément à l’objectif du PIIEC de construire un véritable écosystème ; une vingtaine d’études cliniques ont été lancées.

Dans le même temps, la procédure, qui comporte des étapes françaises et des étapes européennes, s’est révélée très coûteuse et très longue. Quatre ans ont été nécessaires pour confirmer l’éligibilité du projet ; nous avons répondu à plus de 200 questions, en mobilisant une part significative de nos ressources. Après dix ans d’expérience en affaires réglementaires, il m’a semblé qu’évaluer ce dossier était plus compliqué que d’enregistrer une innovation auprès des agences réglementaires !

Nous sommes favorables au mécanisme de partage du risque, qui permet de faire émerger des innovations de rupture, mais pas à une procédure aussi lente : la science avance à un rythme qui n’est pas du tout celui de l’administration !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les industriels que nous avons auditionnés ont souvent évoqué la complexité et la lenteur des PIIEC. Ils ont également soulevé un autre problème : l’obligation de diffuser des informations issues d’activités de R&D partiellement financées par les aides publiques.

Considérez-vous que cette obligation présente un risque, voire qu’elle démontre une forme de naïveté européenne ? Devrions-nous la restreindre ? Dans l’affirmative, quel type de clause de retour devrions-nous instaurer en contrepartie des aides publiques ?

Mme Isabelle Deschamps. Dans le cadre des PIIEC, l’enjeu de la propriété intellectuelle a été au cœur des discussions menées entre Sanofi et la direction générale de la concurrence de la Commission européenne (DG Comp). Ce sujet a lourdement contribué à rallonger la procédure d’évaluation. Nous sommes parvenus à trouver un compromis permettant à Sanofi de développer des innovations sans en perdre la propriété intellectuelle, tout en partageant le risque grâce à des fonds publics.

Je ne peux parler pour ceux qui ont tourné le dos aux PIIEC, mais la perspective de perdre la propriété intellectuelle des innovations développées dans ce cadre peut expliquer certains refus.

La directive CSRD vise à renforcer la transparence des entreprises sur les questions environnementales, sociétales et de gouvernance. Celles-ci doivent communiquer des informations décrivant leurs impacts sur l’environnement et la société, ainsi que la manière dont les enjeux environnement, sociaux et de gouvernance de durabilité les affectent.

Son application, dans laquelle Sanofi s’est lancé cette année, s’est révélée coûteuse, complexe et technique. Le rapport final, qui comporte 170 pages de données et de commentaires, a mobilisé 200 contributeurs ; l’audit que nous avons conduit pour répondre à toutes les exigences a coûté huit fois plus cher que ceux que nous menions dans le cadre de la précédente directive du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes, dite « Non Financial Reporting Directive » (NFRD).

Les nombreuses demandes auxquelles nous devons répondre s’appliquent également à nos fournisseurs. Sanofi a fourni les efforts nécessaires pour répondre aux exigences de la directive, mais il est nécessaire de la simplifier ; nos fournisseurs ne sont pas nécessairement équipés pour fournir le niveau de détail exigé. Soit nous continuerons de les choisir pour leur capacité à nous fournir le service dont nous avons besoin, soit il nous faudra les choisir pour leurs compétences en matière de reporting.

Nous appelons de nos vœux une simplification de cette directive pour une autre raison : il est nécessaire de trouver un équilibre entre la transparence et la protection de la compétitivité. Ainsi, certaines données demandées aux entreprises européennes ne le sont pas aux entreprises non européennes.

Quant à la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité dite CS3D, elle porte sur les droits humains, les droits sociaux et les droits de l’environnement et concerne l’ensemble de la chaîne d’activité, de la conception d’un produit à sa livraison. Elle promet d’être aussi complexe que la directive CSRD. La large demande de simplification visant cette dernière doit englober la directive CS3D. Nous ne sommes pas opposés à ce reporting, à condition qu’il soit aussi simple que possible.

M. Philippe Charreau. Sanofi ne figure pas parmi les plus gros consommateurs d’énergie : celle-ci représente environ 2 % de nos coûts de production. Nous utilisons 60 % d’électricité et 40 % de gaz.

Depuis plusieurs années, le groupe s’est engagé dans un programme de développement des énergies renouvelables, dont Sanofi France est le leader : de nombreux sites français sont dotés de parcs photovoltaïques qui couvrent 10 % à 20 % de nos besoins en électricité – parfois davantage. Nous allons poursuivre cette démarche proactive.

Si Sanofi n’est pas un gros consommateur d’énergie, en revanche certains de ses fournisseurs le sont, en particulier les fournisseurs de matières premières ou de matières intermédiaires avancées utilisées dans la fabrication de nos produits. L’augmentation des prix de l’énergie a donc un impact indirect sur le prix de nos intrants et sur nos coûts de production. Or ces surcoûts ne peuvent être répercutés sur les prix des médicaments, qui sont régulés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pensez-vous que la qualification de la main-d’œuvre française est un atout compétitif pour notre pays ?

Quelles évolutions constatez-vous dans notre système de formation, initiale et continue ? Existe-t-il des dispositifs de formation interne à Sanofi, afin de favoriser la montée en compétences des salariés ou de pallier les dysfonctionnements du système de formation français ?

M. Philippe Charreau. L’accès aux compétences et aux talents fait partie des critères de choix de localisation d’un investissement, quel que soit le pays. La France bénéficie d’un système éducatif performant, mais certains métiers sont en tension, dans l’industrie en général et dans l’industrie pharmaceutique en particulier : les métiers de la qualité, ceux de l’ingénierie et de la maintenance, ceux du numérique et de l’analyse de données, et plus spécifiquement nous concernant, ceux des biotechnologies et de l’environnement. Plusieurs dizaines de postes ouverts en France demeurent non pourvus, faute de candidats.

Nous développons de plus en plus de formations internes, autour de certaines filières, et, comme d’autres industriels, nous projetons la création d’une école des métiers Sanofi pour former à des métiers très spécifiques et développer les compétences nécessaires.

Chaque année, nous accueillons environ 1 700 apprentis ainsi que de nombreux alternants et stagiaires, provenant notamment de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), dans le cadre de l’initiative Place d’avenir. C’est un moyen de mettre le pied à l’étrier à certains jeunes, et pour nous de bénéficier de leurs compétences et de leur énergie.

Enfin, nous avons créé des structures spécifiques : trois accélérateurs numériques regroupant chacun une centaine de personnes, qui développeront en interne des outils et des compétences relatives à la transition numérique.

La formation est un enjeu fondamental. La pyramide des âges des salariés est inversée, ce qui entraînera des vagues de recrutements ; ne pas disposer des compétences nécessaires serait un frein à l’industrialisation. De plus, accéder aux talents est une compétition : nous ne sommes pas les seuls à vouloir les recruter. Si le vivier n’est pas suffisamment fourni, cela pourrait constituer un frein à l’avenir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pensez-vous que le système de formation français, qu’il s’agisse de son organisation ou de son contenu, est suffisamment cohérent et adapté aux besoins des entreprises ? Je vous vois sourire…

L’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) propose de rattacher au ministère de l’industrie les filières de formation aux métiers de l’industrie, à l’image des lycées agricoles qui dépendent du ministère de l’agriculture. Cette proposition vous paraît-elle pertinente ou superflue ?

Mme Audrey Duval. Je vous confirme que ce sujet m’est cher. Nous avons identifié trois sujets sur lesquels il serait pertinent de travailler avec l’éducation nationale : l’image des entreprises et de l’industrie, qui n’est pas suffisamment valorisée, le numérique et la place des femmes.

Nous sommes très fiers de travailler dans les secteurs de la santé et de l’industrie, qui sont insuffisamment valorisés. Nous organisons de nombreuses journées portes ouvertes et nous avons développé l’initiative Place d’avenir, une sorte de tour de France organisé pour rencontrer les jeunes sur les places et aux sorties de métro. Il nous semblerait utile d’organiser de telles rencontres dans les établissements publics.

Nous sommes convaincus que le numérique va profondément transformer le développement et la production de nos médicaments et de nos vaccins. Ces processus longs, onéreux et risqués deviendront plus performants grâce à la transition numérique. En nous appuyant sur nos incubateurs et nos accélérateurs, nous voulons contribuer aux nécessaires progrès collectifs.

Il faut davantage promouvoir les femmes dans le secteur de la santé, en particulier dans les métiers du numérique, de la finance, mais aussi dans les métiers scientifiques.

Enfin, il me semble que le président du Medef était, par principe, d’accord avec la proposition de l’UIMM que vous avez évoquée. Nous sommes aussi favorables aux mesures allant dans le bon sens.

M. Philippe Charreau. C’est aussi un sujet qui me tient à cœur. Au-delà de votre question sur le système éducatif, performant comparé à d’autres pays, l’enjeu est celui de la méconnaissance des métiers industriels, voire du déficit d’image de l’industrie auprès des jeunes.

Lorsque nous les rencontrons, notamment par le biais de l’initiative Place d’avenir, et que nous prenons le temps de leur présenter nos métiers et l’environnement dans lequel ils s’exercent, ils ont les yeux qui brillent. Les visites de nos installations industrielles leur donnent l’occasion de se rendre compte qu’elles sont très différentes de leurs a priori.

C’est avant tout le lien entre le système éducatif et le monde de l’industrie qui doit être renforcé. Il faut favoriser les échanges au plus tôt, afin que les jeunes sachent de quoi on parle lorsqu’il est question de l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. J’aimerais vous entendre au sujet des alliances industrielles européennes. Nous avons évoqué les PIIEC, qui encadrent des investissements massifs et conjoints des États européens et des entreprises.

Par ailleurs, les premières recommandations accompagnant le déploiement de l’union des marchés de capitaux portent sur les produits d’épargne européens conjoints et sur leur labellisation, afin d’orienter une partie de l’épargne des Européens vers le financement des entreprises européennes.

Estimez-vous qu’il serait utile de déployer ce type d’alliance industrielle pour l’une de vos filières ? Où en sont vos discussions à ce sujet ?

S’agissant du marché du médicament, vous serait-il utile que les pays membres aient des législations nationales différenciées ? À l’inverse, recommandez-vous d’uniformiser les législations et les réglementations européennes, notamment en matière d’autorisation de mise sur le marché (AMM) ou d’autorisation préalable pour les essais cliniques ? Nous sommes très souvent interrogés au sujet de vos essais cliniques.

Mme Audrey Duval. Je n’ai pas de réponse spécifique à vous apporter au sujet des alliances industrielles européennes ; c’est un sujet que nous devons approfondir.

Le millefeuille réglementaire est un enjeu majeur pour notre secteur. Nous sommes amenés à refaire des dossiers à chaque fois que nous soumettons nos données issues d’essais cliniques ; nous serions donc très favorables à toute mesure permettant de simplifier et d’alléger la bureaucratie. Outre les surcoûts engendrés pour les entreprises, les démarches administratives rallongent les délais de mise à disposition des médicaments pour les patients.

Il me paraît délirant que dans l’Union européenne, des données soient analysées séparément par chaque agence ; il faudrait insuffler un peu plus de bon sens dans le traitement des dossiers réglementaires. Nous sommes favorables à une simplification de ce traitement, tout en conservant un haut degré de qualité pour préserver la sécurité des patients.

Lorsque des difficultés d’approvisionnement sont survenues, des idées très concrètes ont émergé, notamment en matière de conditionnement ou packaging, comme celle de remplacer les notices en papier, spécifiques à chaque pays, par des e-notices en ligne permettant de réallouer très rapidement des stocks d’un pays à un autre. Nous soutenons l’instauration d’une e-notice des médicaments à l’échelle européenne.

Autre exemple, les essais cliniques ont décliné en Europe. C’est d’autant plus regrettable que nous disposons de l’écosystème nécessaire, avec des entreprises qui souhaitent lancer des essais et un réseau public hospitalier capable de mener des essais de bonne qualité.

L’Espagne a donc pris une initiative intéressante, que je soutiens fortement. Elle a réuni autour de la table le Premier ministre, les ministres des finances, de la santé et de l’industrie ainsi que les industriels – dont Sanofi – pour réfléchir à la manière de reprendre le leadership en matière d’essais clinique, de simplifier et accélérer l’accès des patients aux traitements. Un agenda commun a été fixé. Cela a marché. En moins de deux ans, l’Espagne est devenu le deuxième pays en matière d’essais clinique, derrière les États-Unis. Quand la volonté est là, l’Europe est capable d’y arriver. Travaillons avec tous les ministères, sous l’égide du Premier ministre. Les patients et l’industrie seront gagnants.

Enfin, nous en sommes convaincus que, si nous voulons que la réindustrialisation soit robuste et pérenne, elle devra être liée à l’innovation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie.

C’était la cinquante-quatrième et dernière audition de cette commission enquête. Nous avons entendu 148 personnes en seulement trois mois. Je remercie ceux qui ont rendu ce travail possible ou y ont contribué, notamment l’équipe du secrétariat de la commission d’enquête, aux rédacteurs des comptes rendus, aux agents et à mes collaborateurs. Je remercie la présidente du groupe Rassemblement national de m’avoir confié cette commission d’enquête.

Par ailleurs, je présente mes excuses à de ceux qui nous ont contacté et qui n’ont pu être auditionnés du fait des contraintes inhérentes à une commission d’enquête.

Monsieur le président, malgré nos nombreuses divergences, notre bonne entente montre que la réindustrialisation mérite des accords transpartisans.

M. le président Charles Rodwell. Je m’associe à ces remerciements. Oui, malgré nos divergences idéologiques, nous avons mené des travaux sérieux, techniques, sans polémiques. Nous nous y tiendrons jusqu’au rendu de nos conclusions.

Mesdames, Monsieur, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions et je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d’enquête.

Le programme d’auditions de la commission d’enquête s’achève aujourd’hui : nous avons tenu 54 auditions en y consacrant plus de cent heures. Les députés membres seront convoqués début juillet pour consulter puis débattre à huis clos du projet de rapport, préparé par le rapporteur.

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