______
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 27 novembre 2025.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins,
Président
M. Frantz GUMBS
Rapporteur
M. Davy RIMANE
Députés
——
TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
Voir les numéros : 1050 et 1483.
La commission d’enquête sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins est composée de : M. Frantz Gumbs, président ; M. Davy Rimane, rapporteur ; M. Elie Califer ; M. François-Xavier Ceccoli ; M. Sébastien Chenu ; M. Moerani Frébault ; M. Yoann Gillet ; M. Philippe Gosselin ; M. Guillaume Gouffier Valente ; M. Steevy Gustave ; M. Didier Le Gac ; M. Hervé de Lépinau ; M. Nicolas Metzdorf ; M. Philippe Naillet ; M. Jean-Philippe Nilor ; Mme Sandrine Nosbé ; Mme Maud Petit ; M. Jean-Hugues Ratenon ; M. Joseph Rivière ; Mme Nicole Sanquer ; M. Mikaele Seo ; M. Aurélien Taché ; M. Michaël Taverne ; M. Thierry Tesson ; M. Jiovanny William.
Comptes rendus des auditions
menées par la commission d’enquête
Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.
Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/dysfonctionnements-justice-outremer/documents?typeDocument=crc
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément ce qui fait encore obstacle à un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Dès lors, il nous a paru pertinent d’entendre rapidement le ministère de la justice, notamment son secrétariat général. Celui-ci conduit en effet la politique d’accès au droit et à la justice et coordonne l’action des services du ministère. Il pilote également la politique budgétaire, élabore la stratégie immobilière et assure des fonctions d’expertise en matière numérique – autant d’enjeux qui seront au cœur de nos travaux.
M. Philippe Clergeot est secrétaire général adjoint depuis 2020. M. Fabien Neyrat est le premier titulaire d’une fonction récemment créée au sein du secrétariat général, celle de délégué pour les outre-mer. Quant à Mme Claire Liaud, elle est magistrate et actuellement cheffe du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav), des sujets qui sont au cœur de nos préoccupations. Nous reviendrons, je suppose, sur l’aide juridictionnelle et sur les problèmes que son fonctionnement pose dans certains barreaux ultramarins.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Clergeot, M. Fabien Neyrat et Mme Claire Liaud prêtent successivement serment.)
M. Philippe Clergeot, secrétaire général adjoint du ministère de la justice. Le secrétariat général contribue au bon fonctionnement des services des trois réseaux du ministère : le réseau judiciaire, le réseau pénitentiaire et celui de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il assure une fonction support dans les domaines des ressources humaines, du budget, des finances, de l’immobilier et du numérique.
Le secrétariat général compte également des fonctions métiers, relatives notamment à l’accès au droit – au sein du service dirigé par Claire Liaud – et aux statistiques.
À la demande du ministre et de son cabinet, nous sommes aussi amenés à coordonner l’action du ministère ; nous l’avons fait par exemple pour la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice (LOPJ).
La fonction outre-mer est récente pour le secrétariat général : elle était jusqu’à présent assurée par des services spécifiques au sein des réseaux, à l’exception du judiciaire. Pour pouvoir mieux répondre aux besoins spécifiques des différents outre-mer, nous avons estimé qu’il nous fallait mettre en place un dispositif ad hoc. Dans un premier temps, un rapport a été demandé à l’Inspection générale de la justice (IGJ). Réalisé juste avant mon arrivée, en 2019, il proposait que nous ayons, comme en métropole, une délégation du secrétariat général pour les outre-mer.
La secrétaire générale de l’époque, Catherine Pignon, a alors échangé avec l’ensemble des partenaires ainsi qu’avec les chefs de cour des territoires ultramarins. Nous avons considéré que la solution ne consistait pas forcément à reproduire au niveau des outre-mer l’organisation de la métropole. En effet, en créant des délégations interrégionales, nous aurions perturbé les services plus que nous n’aurions apporté quelque chose.
Dans un premier temps, nous avons désigné un délégué – qui a assuré cette fonction juste avant la désignation officielle de Fabien Neyrat en 2023 – et nous avons nommé et envoyé sur place des coordonnateurs : l’un à La Réunion pour la zone de l’océan Indien, un autre pour la Guyane et un troisième, plus récemment, pour la zone des Antilles. Leur mission consistait à identifier les besoins du territoire, dans le but que nous puissions adapter notre réponse. Cela a très bien fonctionné dans l’océan Indien, notamment à Mayotte.
Le retour que nous en faisons est très positif car la réponse que nous apportons est complémentaire de celle des autres réseaux et souvent très concrète. Très bien accepté par les parties prenantes du territoire – chefs de juridiction, représentants des deux autres réseaux –, le coordonnateur a pu mobiliser les compétences de haut niveau du secrétariat général, par exemple dans le domaine de l’immobilier.
Nous considérons néanmoins que la mobilisation est perfectible et que nous avons encore du chemin à parcourir. Notre objectif n’est pas d’avoir une structure bureaucratique mais que celle-ci mobilise les compétences et qu’elle interroge nos propres pratiques : il ne s’agit pas d’apporter une réponse toute faite, qui serait du prêt-à-porter, mais de comprendre le territoire – ce que permet le coordonnateur. Je précise que j’évoque là les fonctions support assurées par le secrétariat général, et non les fonctions spécifiques.
Enfin, le ministre et la direction de son cabinet nous ont demandé de coordonner l’action outre-mer de l’ensemble des directions. Dans cette fonction, nous agissons par exemple pour favoriser l’attractivité, avec des réponses adaptées aux territoires et aux métiers. Nous n’avons pas de difficultés, par exemple, à envoyer outre-mer des surveillants pénitentiaires originaires des départements d’outre-mer (DOM). Compte tenu des événements, l’attractivité de Mayotte est en revanche plus faible que celle de La Réunion.
Encore une fois, nous adaptons notre réponse – c’est le travail effectué par Fabien Neyrat –, en coordination avec la direction générale des outre-mer (DGOM). Celle-ci a trouvé chez nous un interlocuteur avec lequel elle peut travailler. Le directeur général des outre-mer a d’ailleurs décoré la secrétaire générale du ministère de la justice de la médaille d’honneur de l’engagement ultramarin, signe qu’il apprécie de trouver dans notre organisation un point d’entrée – non pas vers des compétences directes, mais vers un acteur de la coordination. Notre coordonnateur en Guyane a par exemple trouvé, avec les armées, les premiers logements destinés au personnel des brigades nouvellement créées.
J’ai le sentiment que la direction prise est la bonne, même s’il reste du chemin à parcourir. Dans le domaine immobilier notamment, une mission visant à adapter notre réponse est en cours. Les petits projets sont gérés par les services immobiliers des services administratifs régionaux (SAR) des cours d’appel ou par les services de l’administration pénitentiaire, tandis que les projets importants sont pris en charge par l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij). Les projets intermédiaires le sont aussi théoriquement, dans le cadre d’une convention, mais ce fonctionnement n’est pas totalement satisfaisant.
Là où nous avions jusqu’alors surtout une fonction de coordination, nous allons donc désormais faire nous-mêmes. La future organisation n’est pas encore arrêtée. Notre plus-value, en effet, ce sont les compétences. Or elles sont rares, dans le domaine immobilier : nous ne savons pas si elles seront localisées dans le territoire ou projetées dans le cadre de missions de moyenne durée. La solution, que nous espérons trouver dès 2025 ou 2026, sera sans doute mixte. Sachez en tout cas qu’au-delà des grands projets menés par l’Apij, qui bénéficient de budgets très importants, cette demande très forte des territoires est bien prise en compte.
M. Fabien Neyrat, délégué du secrétariat général pour les outre-mer. Je suis arrivé en poste en 2023, avec deux enjeux importants à l’esprit. Le premier concernait la constitution d’un outil de pilotage, d’un plan d’action, permettant au secrétariat général, aux directions, au cabinet et, au niveau interministériel, à la DGOM, de proposer une vision pluriannuelle et stratégique du ministère de la justice sur l’ensemble des fonctions qui viennent d’être décrites – y compris l’accès au droit et les relations internationales. Ce travail est toujours en cours. Notre plan d’action a une comitologie spécifique, à la fois interdirectionnelle et interservices, qui fonctionne bien. Les points d’arbitrage importants sont présentés au cabinet du ministre dans le cadre d’un comité stratégique.
L’ensemble des acteurs sont ainsi écoutés et nous parvenons, avec ce plan d’action, à une position partagée. Il reste du chemin à faire mais, pour moi, l’enjeu principal était de coordonner l’ensemble de la communauté de travail outre-mer du ministère de la justice et de lui donner une gouvernance. Après presque trois ans, je crois que nous avons atteint cet objectif. Nous disposons d’un outil connu et reconnu qui nous permet de prendre des mesures, de les arrêter ou de les préciser.
Le deuxième enjeu était de déterminer, suite au rapport déjà évoqué, quelle serait l’organisation optimale du secrétariat général pour les outre-mer. Ce que je peux vous indiquer c’est qu’une direction du secrétariat général telle qu’elle existe dans l’Hexagone – deux, trois ou quatre départements, parfois plusieurs cours d’appel, 50 à 100 équivalents temps plein (ETP) avec un délégué à leur tête, et les quatre fonctions supports principales – n’est pas la solution adaptée. Nous perdrions en effet notre temps à nous poser la question du déploiement des moyens et des ETP, et nous ne serions absolument pas en mesure de répondre avec agilité aux problématiques ultramarines, qui sont très évolutives. J’en suis convaincu.
Une telle organisation soulèverait au sein du ministère un autre problème, qui n’est pas à minimiser : celui du pouvoir hiérarchique du délégué. Toute personne ayant une fonction outre-mer devrait en effet lui être rattachée, ce qui serait facteur de désorganisation. Encore une fois, nous perdrions notre temps à régler des questions internes, au détriment de l’action en faveur du territoire ultramarin.
L’organisation actuelle correspond d’ailleurs à l’une des options proposées par le rapport initial, que je trouve beaucoup plus juste : la création d’une mission outre-mer. Aujourd’hui, je me sens effectivement chef de mission outre-mer du ministère de la justice : en central, un délégué anime une communauté de travail et déploie un management de réseau assez fort. Dans les territoires, des coordonnateurs et des agents du secrétariat général – assistants des services, techniciens en informatique – nous font des remontées et développent une intelligence territoriale en circuit court, sans cadre intermédiaire. Nous partageons ensuite ces remontées avec les directions et les services, dans le cadre du plan, et les arbitrages importants passent par le cabinet.
Je trouve que ce type de gouvernance, avec une équipe réduite et transversale, fonctionne très bien. Par rapport aux autres directions et aux postes spécialisés, nous avons l’avantage de bénéficier d’une vision à 360 degrés sur tous les territoires.
Il y a dans les outre-mer six cours d’appel et 5 600 agents en poste. Chaque direction, chaque corps spécifique a ses objectifs de mobilité et parfois ses avantages ; il y a, c’est vrai, un besoin de convergence, mais cela fonctionne très bien.
Ce qui manquait, c’était une vision coordonnée et, surtout, une gouvernance partagée. Il y a maintenant deux mois, la secrétaire générale a signé la charte interministérielle de la mobilité en outre-mer. Lorsque, pour sa mise en œuvre, j’ai réuni un conseiller mobilité et carrière de la direction des services judiciaires et un autre agent de la PJJ, je me suis félicité de constater qu’ils s’informaient l’un l’autre de l’existence de certaines mesures catégorielles mises en place pour les mobilités outre-mer.
La gouvernance que nous avons mise en place a donc une plus-value assez importante et nous permet d’animer une communauté outre-mer. Le rapport avait raison : ce qui manquait, c’était un point d’ancrage pour instituer une comitologie et une gouvernance, dans le but de mettre en accord l’intégralité des missions et des forces vives du secrétariat général du ministère de la justice.
Encore une fois, ce n’est pas une question de moyens mais de volonté et d’ambition. Or même s’il reste du chemin à parcourir, celles-ci sont mises en œuvre et assumées par l’ensemble des acteurs.
M. le président Frantz Gumbs. La question que nous nous posons est assez simple. Considérez-vous que les citoyens d’outre-mer ont un accès à la justice qui est égal à celui des autres Français ? C’est à cette question de fond que nous souhaitons que vous répondiez. Nous voulons identifier les freins éventuels – à moins qu’il n’y en ait pas ? – et déterminer la façon de les lever.
Mme Claire Liaud, cheffe du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes. Magistrat du siège depuis vingt-sept ans, j’ai occupé deux postes de présidente de juridiction, notamment en Corse. Vous m’excuserez de faire ce parallèle, mais la Corse est souvent comparée à l’outre-mer et, en trois ans, j’y ai été confrontée à des questionnements liés à l’histoire, à la sociologie et à la démographie du territoire. Je suis donc particulièrement sensibilisée aux questions que vous vous posez à juste titre sur l’égal accès des citoyens d’outre‑mer à la justice et au droit.
Bien que cela n’apparaisse pas dans l’intitulé du service, les politiques publiques que nous articulons concernent aussi la médiation familiale et les espaces rencontre, services de première importance pour les justiciables de tous les territoires, notamment d’outre-mer.
Les maîtres mots de mon service sont « aller vers » et « dernier kilomètre ». Ils s’illustrent dans notre organisation et dans notre méthodologie.
Le Sadjav rassemble cinquante personnes, hommes et femmes d’horizons divers, dont certains sont originaires des outre-mer et dont les profils professionnels sont variés ; magistrats, administrateurs d’État, attachés d’administration, greffiers, directeurs de greffe, contractuels, juristes. La richesse de ces expériences et de ces regards croisés est essentielle pour l’activité quotidienne du service.
Celui-ci est constitué de bureaux correspondant à chacune des politiques publiques que nous coordonnons. Le bureau de l’aide aux victimes emploie des rédacteurs dédiés à certaines cours d’appel, qui ont ainsi un regard aigu sur la situation. Au sein du bureau de l’aide juridictionnelle, une rédactrice est spécialisée dans les questions d’outre-mer. Enfin, l’une des chargées de mission du bureau de l’accès au droit et de la médiation est originaire de la Guadeloupe.
Les yeux et les oreilles du Sadjav sont les cours d’appel, plus particulièrement les chefs de cour – et encore plus spécifiquement les magistrats délégués à la politique associative et à l’accès au droit. Vous savez certainement que certaines cours d’appel d’outre-mer ont la particularité, que n’ont pas celles du territoire métropolitain, de ne couvrir qu’un seul département et un seul tribunal judiciaire. C’est le cas à Fort-de-France, à Basse-Terre, en Nouvelle-Calédonie, à Cayenne et à Papeete – mais pas à La Réunion. Le regard que portent sur ces territoires les chefs de cour s’en trouve affiné, et d’autant plus pertinent.
Les cours d’appel nous font remonter les demandes budgétaires de terrain dans le cadre d’un calendrier mensualisé qui, pour l’outre-mer, ne souffre pas d’exception par rapport aux autres territoires de la République. Les remontées de ces demandes de subvention nous permettent d’avoir un regard précis sur l’activité des associations – sur lesquelles les politiques publiques d’aide aux victimes, de médiation familiale et d’espaces rencontre ont la particularité de reposer. Si Robert Badinter s’est appuyé sur le milieu associatif pour forger l’aide aux victimes au début des années 1980, c’est parce que les associations sont constituées de personnels qui connaissent précisément les territoires et qui identifient bien les besoins.
Nous examinons avec intérêt et attention l’ensemble des demandes qui nous sont adressées.
L’accès au droit est une très belle politique publique qui, au-delà des justiciables, concerne tous les usagers, tous les citoyens quels que soient leur âge, leur origine, leur milieu social, la langue qu’ils parlent ou leurs difficultés économiques.
Comme l’aide juridictionnelle, l’accès au droit a été déployé grâce à des législations importantes, régulièrement modifiées pour s’adapter à l’évolution des besoins. Depuis la loi de 1991 relative à l’aide juridique, il repose sur une instance appelée le conseil départemental de l’accès au droit (CDAD). Nous comptons 101 de ces conseils départementaux, auxquels s’ajoutent quatre conseils correspondant à quatre territoires d’outre-mer. Leur maillage est donc très fin.
Il est important de préciser que le conseil départemental de l’accès au droit n’est pas un outil judiciaire, mais un outil relevant d’une politique publique. Il est mis en œuvre par des partenaires locaux qui forment un groupement d’intérêt public (GIP), piloté par un conseil d’administration ayant à sa tête le président du tribunal judiciaire de la juridiction concernée. Surtout, la richesse des conseils départementaux d’accès au droit tient à la diversité de leurs membres – je peux en témoigner pour avoir présidé celui de la Haute-Corse. Ils regroupent des partenaires qui agissent au plus près des besoins et des réalités de terrain. Cette synergie locale permet de dérouler un plan d’action, approuvé chaque année en conseil d’administration pour l’année suivante, assorti d’un budget alimenté non seulement par le ministère de la justice, mais aussi par les collectivités locales ; celles-ci ont donc leur mot à dire dans le fonctionnement du CDAD. Les besoins sont exprimés au plus près de l’instance décisionnaire, et les cours d’appel informent le Sadjav des actions envisagées afin qu’il statue sur leur financement.
Bien sûr, nous avons encore du chemin à parcourir, mais je peux affirmer que le maillage de l’accès au droit dans les territoires d’outre-mer est très dense, notamment grâce aux points justice où les avocats des barreaux concernés et les associations assurent des permanences juridiques au plus près des réalités locales.
Nous organisons des réunions avec les magistrats délégués à la politique associative et les conseils départementaux d’accès au droit, ce qui nous donne l’occasion de rencontrer nos référents dans les territoires d’outre-mer – notre dernière rencontre nous a permis d’avoir des échanges très riches avec ces derniers et d’apprécier le dynamisme de ces acteurs de terrain, qui agissent au plus près des besoins des usagers. Parmi les initiatives qui ont vu le jour en outre-mer, citons les pirogues du droit en Guyane, le dispositif d’accès au droit mobile en Martinique ou encore le maillage de points justice en Polynésie, dont la coordinatrice donne de sa personne pour animer l’ensemble des permanences au plus près des citoyens.
Pour ce qui est de l’aide aux victimes, l’ensemble des dispositifs en vigueur sur le territoire métropolitain existent aussi en outre-mer, où ils sont animés par des associations locales, qu’il s’agisse du numéro d’urgence 116 006 ou du numéro unique de l’accès au droit (Nuad). Seule la Polynésie française n’a pas conclu de marché public concernant le téléphone grave danger.
L’aide juridictionnelle est également déployée en outre-mer, et des demandes dématérialisées peuvent être déposées sur le système d’information de l’aide juridictionnelle (Siaj). Notez que la prise en charge des déplacements des avocats présente quelques particularités dans ces territoires.
Le Sadjav est aux côtés du groupe de travail de la délégation outre-mer de la Conférence des bâtonniers de France, présidée par maître Lingibé, avocat originaire de Guyane, qui a démarré ses travaux en février et doit rendre ses conclusions au cours de l’été. Elle procède à de nombreuses auditions pour identifier les trous dans la raquette – pardonnez-moi cette expression un peu triviale – qui demeurent dans les politiques animées par mon service.
M. le président Frantz Gumbs. Permettez-moi de commencer par une observation sémantique. Les Ultramarins que nous sommes ont pris l’usage de nommer « Hexagone » ce que vous appelez « métropole » et de parler de territoires d’outre-mer plutôt que de DOM, car nous ne comptons pas uniquement des départements. Je vous demanderai par ailleurs d’éviter d’employer des acronymes techniques, pour que tout le monde puisse comprendre de quoi nous parlons.
Monsieur Neyrat, votre rôle est comparable à celui des délégués inter-régionaux qui existent dans l’Hexagone. Vous avez indiqué qu’en outre-mer, on trouvait peu ou prou un tribunal judiciaire par département. C’est le cas à la Martinique et en Guadeloupe, tandis qu’il y a deux tribunaux à La Réunion ; je précise toutefois qu’en Guadeloupe, le tribunal judiciaire de Basse-Terre a aussi compétence sur les collectivités de Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
Si j’ai bien compris, vous avez des coordonnateurs en Guyane, aux Antilles ainsi qu’à La Réunion pour l’océan Indien. Y en a-t-il dans les territoires du Pacifique ?
M. Philippe Clergeot. Il n’y en a pas pour le moment car nous n’avons pas encore identifié le besoin de recruter un coordonnateur dans ces territoires. Nous leur prêtons néanmoins une attention très forte – nous avons géré la crise en Nouvelle-Calédonie, en particulier avec la secrétaire générale et haute fonctionnaire de défense et de sécurité. Une de nos équipes pilote les crises au niveau ministériel, et nos autorités font des déplacements fréquents dans cette zone.
La question du recrutement d’un coordonnateur reste ouverte, même si les acteurs locaux des trois réseaux ne nous ont pas fait remonter cette demande. Nous ne voulons pas ajouter une strate administrative simplement pour exister ; la tentation de la bureaucratisation n’est pas la nôtre. Nous souhaitons être utiles aux acteurs locaux, pour répondre aux problèmes qu’ils rencontrent.
M. Davy Rimane, rapporteur. D’après vous, l’organisation que vous avez présentée permet-elle de répondre concrètement et véritablement aux besoins des citoyens des territoires d’outre-mer, de sorte qu’ils aient accès au droit de façon digne ? Le cas échéant, quel calendrier d’amélioration envisagez-vous ? De notre point de vue, il y a encore un travail important à accomplir.
M. Philippe Clergeot. Il faut déjà stabiliser l’existant. Nous avons des difficultés à attirer des magistrats et des greffiers dans certains territoires, notamment à Mayotte et dans une moindre mesure en Guyane. Nous devons armer les structures en compétences. Le directeur des services judiciaires, que vous auditionnerez, pourra évoquer les efforts effectués en la matière, en particulier le recrutement de magistrats dits placés, qui permettent parfois de pallier ces difficultés. À cela s’ajoutent les fameuses brigades.
Nous devons par ailleurs combler les trous dans la raquette, pour reprendre l’expression de ma collègue. Dans votre territoire, la réponse réside dans la création d’une cité judiciaire à Saint-Laurent-du-Maroni, dans l’Est guyanais. Ce projet d’ampleur comprendra un tribunal, des services de la PJJ et un établissement pénitentiaire. Sa construction est lancée. L’Apij est chargée de piloter ce projet. L’emplacement de la future cité judiciaire est un peu éloigné du centre, mais ce territoire devrait s’urbaniser de façon sensible d’ici à quelques années. Le directeur de projet, le préfet, le secrétaire général et les élus – notamment la maire de Saint-Laurent-du-Maroni – sont en train de vérifier que tout est prévu pour que la cité puisse fonctionner une fois sortie de terre. Notre première difficulté sera d’avoir des avocats en nombre suffisant, mais nous devons également prévoir des logements pour accueillir les agents qui travailleront dans la cité judiciaire et des écoles pour leurs enfants, ainsi qu’une desserte de bus pour acheminer les justiciables.
Nous avons également un grand projet à Saint-Martin. L’agence publique pour l’immobilier de la justice y œuvre à l’échelle interministérielle. À Mayotte, nous travaillons à la consolidation d’une cité judiciaire et à la construction d’un deuxième établissement pénitentiaire.
Nous renforçons donc notre présence dans les territoires d’outre-mer, tout en veillant à bien armer les structures existantes. Le directeur des services judiciaires pourra l’illustrer plus en détail ; citons par exemple le déplacement de magistrats au plus près des besoins.
Il faut probablement faire encore davantage, mais je laisserai ma collègue évoquer la politique d’accès au droit, qui concerne tous nos concitoyens au-delà des justiciables.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez signalé qu’il existait quatre conseils d’accès au droit pour des territoires autres que des départements. Quels sont-ils ?
Mme Claire Liaud. Ils concernent Saint-Martin et Saint-Barthélemy, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon et la Nouvelle-Calédonie.
La politique publique d’accès au droit n’est pas articulée uniquement par la justice. Elle fournit un support juridique, mais j’insiste sur le fait qu’elle se déploie sur le terrain grâce aux partenaires locaux, en particulier aux collectivités locales et d’agglomération et au barreau concerné, qui est membre de droit du groupement d’intérêt public. Il est très important d’avoir en tête que le conseil départemental de l’accès au droit fonctionne grâce à des partenariats et des financements multiples. Il organise un dialogue constant avec les acteurs du territoire pour recueillir les besoins, élaborer un projet d’action, le budgéter et transmettre les demandes de financement correspondantes au ministère de la justice et à d’autres acteurs.
En ce moment – c’est la période traditionnelle –, les coordonnateurs des CDAD adressent toutes les demandes de financement à leurs différents partenaires et aux membres du conseil d’administration de leur groupement d’intérêt public.
Un GIP fonctionne sur le modèle des apports en société : chacun doit apporter quelque chose, que ce soit sous la forme de subventions ou en nature : les collectivités locales offrent le support des centres communaux d’action sociale (CCAS) et des mairies, ou encore prêtent des locaux pour accueillir les permanences, tandis que les notaires assurent des permanences gratuites.
Les avocats sont rémunérés jusqu’à 3 unités de valeur par permanence. Ils rechignent parfois à en tenir dans des lieux éloignés car ces déplacements empiètent sur le temps qu’ils pourraient consacrer à leur cabinet – or le temps, c’est de l’argent. J’ai constaté le même phénomène en Corse, où certaines zones sont difficilement accessibles. Nous devons réfléchir à la prise en charge de leurs frais de déplacement.
Vous avez le souci de rapprocher la justice autant que possible des besoins et des demandes des citoyens. J’insiste sur le fait que la remontée des besoins est aussi assurée par les acteurs politiques et administratifs locaux. Il est important qu’à nos côtés, chacun prenne sa part dans la politique locale d’accès au droit.
M. Davy Rimane, rapporteur. S’il a été décidé de construire une cité judiciaire à Saint-Laurent-du-Maroni, c’est parce que la population s’est mobilisée en 2017 et l’a demandé. Si des brigades apportent leur renfort à Mayotte et en Guyane tous les six mois, c’est grâce à la mobilisation des avocats qui voyaient les dossiers s’entasser dans certaines juridictions. À chaque fois, ce furent des réponses à des crises. Or nous ne voulons pas que de nouvelles crises se produisent.
Quelles stratégies mettez-vous en œuvre pour que demain, nos concitoyens d’outre-mer aient accès à la justice de façon simple et digne ?
Vous avez évoqué la construction d’une cité judiciaire à Saint-Laurent-du-Maroni. Un même projet est prévu à Cayenne : les professionnels de la justice le demandaient depuis 2000, et il a fallu vingt-cinq ans pour qu’il se concrétise. Nos territoires doivent toujours se battre pour obtenir le minimum requis.
Nous savons que l’accès à la justice est un problème majeur dans nos territoires. Vous avez identifié des carences, modifié l’organisation et affecté des moyens humains. Au-delà, quelle est la stratégie du ministère de la justice ?
Je précise que la pirogue du droit en Guyane a du mal à tenir car elle manque de financements, de moyens et d’avocats. Elle répondait pourtant à un réel besoin. Au-delà des initiatives locales ponctuelles de ce type, quelles actions prévoyez-vous pour garantir l’accès au droit des populations éloignées de façon pérenne, et non plus au coup par coup ?
M. Philippe Clergeot. La réponse se décline en deux niveaux. Tout d’abord, l’administration travaille sous l’autorité du politique et applique les orientations qui lui sont assignées – en tant que parlementaires, vous êtes vous-mêmes acteurs de l’élaboration du budget. C’est le premier niveau. En la matière, l’administration n’est pas décisionnaire ; ses propositions sont soumises à l’arbitrage du Premier ministre, débattues et votées. C’est le propre de toute démocratie. Notre rôle est donc empreint d’une certaine humilité – tel est le sens des institutions. À titre d’exemple, ce n’est pas l’administration qui a décidé seule de construire une cité judiciaire à Saint-Laurent-du-Maroni pour un montant équivalant à plusieurs centaines de millions d’euros. Cette décision est le fruit de l’intervention des élus, entre autres. Certes, l’administration est aussi force de proposition par la voix des directeurs d’administration centrale.
Se pose par ailleurs la question de la responsabilité de l’administration dans la mise en œuvre des politiques. C’est le second niveau. Si nous avons parlé des coordonnateurs et de la création du poste de délégué, c’est parce que nous avons conscience que nous devons adapter davantage notre action aux spécificités et aux demandes des outre-mer.
Nous devons par exemple anticiper la cité judiciaire de Saint-Laurent-du-Maroni dans toutes ses dimensions. Vous connaissez mieux que moi les difficultés du territoire, en particulier le manque d’avocats. Nous devons veiller à ce que tout le monde soit là pour que la cité fonctionne bien. Cette mission relève complètement de l’administration ; c’est pourquoi nous travaillons avec le préfet, le sous-préfet et les élus locaux, et avons désigné un directeur de projet. Si nous essuyons un échec, ce sera de la responsabilité de l’administration. Nous adoptons donc une stratégie de l’effectivité : les décisions qui ont été prises par le Parlement ou par l’exécutif sont-elles bien appliquées ? Comme vous le savez, nous rencontrons des difficultés dans le domaine de la construction, plus accentuées encore en outre-mer que dans l’Hexagone. Nous essayons d’y apporter des réponses. Le préfet de la Guyane anime une commission pour faire en sorte que des entreprises locales participent au chantier, avec des travailleurs du territoire.
Je n’établis pas une grande dissociation entre ces deux niveaux, mais elle existe. Pour occuper mes fonctions actuelles depuis cinq ans, pour avoir été directeur des affaires financières au ministère de la transition écologique et pour avoir servi plusieurs ministres, je sais quel est mon champ de proposition, je sais comment les décisions sont prises et je sais que l’administration doit les appliquer. Nous travaillons dans cette interaction. Pour vous donner un exemple, nous faisons régulièrement des demandes en matière d’immobilier – nos collègues responsables des services immobiliers y sont très attachés –, mais les cadrages budgétaires obligent à établir des priorités, en outre-mer comme dans l’Hexagone.
Le chantier de Saint-Laurent-du-Maroni a débuté. L’entreprise a été choisie et les travaux commencent. Des sujets climatiques ayant posé des difficultés supplémentaires, nous avons dû obtenir de nouvelles autorisations, notamment de la part d’autorités environnementales.
Le champ couvert par votre commission d’enquête, que je partage pleinement, soulève aussi la question du rôle des élus locaux. Ils ont notamment pour mission d’identifier les territoires ultramarins où il existe des problèmes et faire remonter ces informations au ministre de la justice.
Notre responsabilité pleine et entière est d’apporter des réponses adaptées et effectives, notamment s’agissant du recrutement de magistrats et de greffiers, et de l’avancée des travaux immobiliers.
Mme Claire Liaud. S’agissant de la pérennité des dispositifs, nous sommes soumis au principe d’annualité budgétaire. Malheureusement, nous n’avons jamais la garantie de bénéficier du même budget que l’année précédente.
Par ailleurs, le fonctionnement budgétaire d’un conseil départemental d’accès au droit, qui est un groupement d’intérêt public, est encadré par une annexe financière pluriannuelle. Elle précise la participation financière de chacun des membres du GIP, ce qui permet d’avoir une visibilité d’au moins trois ans. Chacun d’entre eux – pas seulement le ministère de la justice – s’engage à financer les actions du GIP et adaptera les demandes budgétaires en fonction de celles-ci. Le principe d’annualité budgétaire peut entraîner des ajustements : il permet de financer de nouveaux projets ou priorités qui pourraient apparaître au cours de la période.
Le ministère de la justice assume sa part de financement des actions des conseils départementaux d’accès au droit. Par exemple, nous soutenons fortement le dispositif des pirogues du droit en Guyane, que nous mettons en avant dans le cadre des communications que nous menons au sein de notre réseau.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez dit que les territoires du Pacifique n’avaient pas demandé la présence d’un coordonnateur. Compte tenu de leur situation géographique, notamment celle de la Polynésie, la présence d’un coordonnateur serait utile. Je regrette que vous attendiez que les territoires du Pacifique le réclament pour mieux satisfaire leurs besoins.
J’ai l’impression – mais je me trompe peut-être – que vous compensez l’absence d’évolution structurée du système judiciaire par l’instauration de conseils départementaux d’accès au droit qui, du reste, semblent efficaces et donnent satisfaction.
Par ailleurs, lorsque vous avez parlé du tribunal de Saint-Laurent-du-Maroni, vous avez évoqué le projet de Saint-Martin mené par l’Apij à l’échelle interministérielle. Nous avons également entendu parler de la création d’un tribunal judiciaire pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Pourriez-vous apporter des précisions sur ce point ?
M. Philippe Clergeot. Cette question relève plutôt de la compétence du directeur des services judiciaires, qui sera en mesure d’y répondre.
M. Fabien Neyrat. Nous suivons les territoires du Pacifique. Récemment, nous avons reçu le futur premier président et le futur procureur général. Nous sommes informés des besoins locaux. Nous avons récemment décidé de créer un poste à temps plein d’assistant de service social du personnel, en raison de la crise, et parce que les conventions conclues avec le ministère des armées, arrivant à leur terme, ne permettaient pas de répondre à l’ensemble des besoins de nos personnels.
La coordonnatrice régionale en travail social des outre-mer s’y est rendue depuis Paris. Il est plus compliqué d’établir un recueil de besoins et de les objectiver en l’absence d’un coordonnateur. Cela étant, dans le cadre du plan d’action, nous avons instauré une gouvernance, une comitologie et décliné plusieurs mesures pour les territoires du Pacifique. Il ne faut pas considérer que l’absence de coordonnateur équivaut à une absence d’attention et de prise en compte.
M. Elie Califer (SOC). Nous avons souhaité créer cette commission d’enquête car nous avons la ferme conviction que nos territoires, notamment leur fonctionnement, se heurtent à des difficultés majeures. Nous souhaiterions donc disposer d’éléments qui nous permettraient d’agir, d’interpeller le ministre de la justice, de vous aider, et de nous aider également.
La question de l’accès au droit recouvre des dimensions géographiques, socio-économiques et socioculturelles, ainsi que des enjeux liés aux délais de procédure et aux ressources humaines. Votre audition doit permettre de faire émerger les points de blocage, dans le respect de votre devoir de réserve. Or si nous en restons aux généralités, comment pourrions-nous précisément obtenir ces éléments qui nous permettraient d’interpeller, de manière circonstanciée, ceux qui doivent allouer des moyens ?
Vous avez parlé de la Guyane ainsi que de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy. C’est le signe que vous avez bien préparé les auditions, puisque vous saviez pertinemment que le président était Saint-Martinois et le rapporteur, Guyanais. Or les travaux de cette commission portent sur l’ensemble des outre-mer, auxquels appartiennent notamment la Guadeloupe et la Polynésie.
Du reste, je rejoins le président : un glossaire général nous serait utile pour comprendre tous les sigles que vous avez mentionnés.
Quelles actions avez-vous déjà engagées pour affiner les réponses aux problèmes que vous rencontrez et améliorer l’accès au droit ? Je m’adresse notamment à vous, madame la cheffe du Sadjav : vous avez compris que la Corse, où vous avez travaillé, pouvait présenter quelques similitudes avec les outre-mer. Le secrétariat général est-il doté d’une structure spécifique dédiée aux outre-mer, qui permettrait de répondre de manière plus pertinente aux besoins en matière d’accès au droit ?
Nous savons que nous manquons de magistrats, de greffiers, de ressources financières. Ce n’est pas seulement en Guyane que les avocats rechignent à assurer une permanence parce que le défraiement ne serait pas suffisant. Quelles recommandations pourrions-nous formuler pour pouvoir agir à l’avenir ? Comment pourrions-nous les muscler pour résoudre les problèmes d’accès au droit ?
Concernant l’immobilier, nous savons qu’il est nécessaire de respecter le principe d’annualité budgétaire. Mais parfois, ce n’est plus le respect de ce principe qui est en jeu. Par exemple, cela fait au moins vingt ans que les locaux de la Cour d’appel de Basse-Terre sont des Algeco, alors même que le terrain est prêt. Vous devez avoir plus d’informations que moi à ce sujet. Qu’est-ce qui bloque ?
Pourriez-vous préciser les points abordés, dans le respect de votre liberté d’expression ? Cela nous aiderait à comprendre et à répondre à nos concitoyens qui nous sollicitent souvent.
M. Philippe Clergeot. Monsieur le député, je crains de vous décevoir. Dans le cadre de la LOPJ, le budget et les effectifs ont augmenté, certes de manière insuffisante au regard de notre retard, mais de façon importante par rapport aux autres ministères. Comme disait la mère de Napoléon : « Pourvu que ça dure. » Nous souhaitons que les décisions qui seront prises à l’avenir le soient dans le respect des engagements pris.
Il ne suffit pas d’obtenir des créations de postes – ce qui a été fait –, encore faut-il qu’ils soient pourvus. Je vous suggère d’interroger le directeur des services judiciaires, qui vous apportera des réponses plus précises sur les actions concrètes qu’il mène. Par exemple, le fait que les magistrats et les greffiers soient affectés dans les territoires d’outre-mer sans en avoir fait la demande sera pris en compte de manière positive dans le déroulement de leur carrière.
Il existe une question budgétaire. Néanmoins, des postes sont créés et non pas supprimés au sein du ministère. Depuis un certain nombre d’années, les lois votées au Parlement s’inscrivent dans une trajectoire positive, que nous saluons. Selon mes collègues magistrats, ce ne sera jamais suffisant : leurs demandes excèdent les moyens alloués. La question pour nous est de pourvoir les postes créés.
Par ailleurs, la question de l’effectivité relève de l’administration. Par exemple, on peut se demander si les entreprises respecteront les délais pour mener à bien le projet de Saint-Laurent-du-Maroni qui, par ailleurs, est financé.
En matière immobilière, nous rencontrons des difficultés importantes, similaires à celles auxquelles sont confrontées d’autres entreprises dans les outre-mer – surcoûts, difficultés à trouver une main-d’œuvre adaptée, approvisionnement en matériaux. Néanmoins, nous progressons. Par exemple, dans le cadre du projet architectural de Saint-Laurent-du-Maroni, nous achetons du bois de la région. Peu d’entreprises ont répondu à l’appel d’offres en raison de l’implantation du projet dans une zone difficile. Ce qui est difficile est, de fait, cher.
Le retard pris dans le cadre du projet de Basse-Terre peut s’expliquer. S’il est lié à la question budgétaire, ce retard n’est pas imputable à l’administration. En revanche, s’il tient à d’autres causes, il nous appartient de résoudre ces problèmes. Nous nous y employons, et, à ce titre, le ministre nous demande de lui rendre des comptes. En matière immobilière, la question budgétaire est importante.
Nous sommes en pleine négociation budgétaire : je ne connais pas les orientations que donnera le Premier ministre pour le budget de la justice dans le projet de loi de finances pour 2026. J’ai du mal à formuler des recommandations ; je pourrais vous suggérer de nous encourager à poursuivre notre action, car nous sommes sur le bon chemin. L’administration est mobilisée pour répondre aux besoins des territoires, ainsi qu’en atteste notamment la nomination d’un délégué pour les outre-mer au sein du secrétariat général. Cela étant, il reste du chemin à parcourir.
M. Elie Califer (SOC). Il se trouve que M. le président et moi-même avons été enseignants ; nous sommes familiers de l’observation : « Vous êtes sur le bon chemin, poursuivez ». Heureusement que vous êtes sur le bon chemin ! Dites-nous comment nous pouvons vous accompagner. Lorsqu’on enseigne, on accompagne l’élève qui est sur le bon chemin, on ne le laisse pas tomber.
L’objectif de cette commission d’enquête est qu’une meilleure justice soit rendue. Cela suppose des moyens et des ressources ; la question des délais de traitement viendra dans un second temps. Lorsqu’il n’y a pas de moyens, dans quelle mesure une justice de qualité peut-elle être rendue ? Dans notre République, au-delà du principe de fraternité, il y a celui d’égalité. Nous devons répondre à un besoin d’équité afin que le citoyen, une fois la justice rendue, puisse être apaisé – et pour prévenir toute récidive. Nous avons donc souhaité la création de cette commission d’enquête pour savoir ce qui freine et comment accélérer l’accès à la justice.
M. Philippe Clergeot. La coordonnatrice des Antilles est située en Guadeloupe car nous sommes conscients qu’un effort particulier doit y être consenti. Les chefs des cours de Basse-Terre ont exprimé une forte demande s’agissant du projet immobilier que vous avez évoqué. Récemment, la secrétaire générale s’est déplacée dans les Antilles, à Saint-Martin, et en Guyane, à deux reprises. À cette occasion, les chefs des cours ont indiqué qu’il n’était pas nécessaire de nommer un deuxième coordonnateur en Martinique, la cour d’appel disposant déjà d’un SAR, compétent en matière immobilière.
M. Jean-Hugues Ratenon (LFI-NFP). Madame Liaud, considérez-vous que la justice est rendue de manière équivalente d’un territoire d’outre-mer à l’autre, et en comparaison avec l’Hexagone ?
Mme Claire Liaud. Je suis chargée de l’accès au droit, de l’aide juridictionnelle et de l’aide aux victimes. Les besoins exprimés dans les territoires d’outre-mer sont pris en compte au même titre que ceux exprimés dans l’Hexagone. J’ai indiqué à dessein que, dans mon service, des rédacteurs et des juristes sont dédiés aux questions relatives à l’outre-mer afin d’avoir une connaissance fine des territoires et de servir d’interlocuteurs pour toute demande en la matière. À la suite de la nomination du nouveau premier président de la cour d’appel de Nouméa, nous avons, par exemple, organisé un rendez-vous pour lui donner notre vision des besoins et des particularités du territoire dans lequel il allait exercer.
Malheureusement, je ne suis jamais parvenue à obtenir un poste dans les outre-mer. J’avais candidaté à Nouméa, sans succès. Pour avoir exercé dans plusieurs territoires de l’Hexagone, je sais que chaque citoyen, quel que soit son ancrage économique, historique, sociologique a une forte demande de justice. C’est le cas y compris en Corse, malgré le positionnement de la population vis-à-vis de l’État français, ainsi qu’elle le désigne. C’est en Corse que j’ai vécu la relation la plus sereine avec les justiciables, dont l’attitude dans l’enceinte judiciaire est constructive et particulière, parce que, précisément, ils attendent beaucoup de la justice.
Nous portons une attention maximale aux territoires d’outre-mer. Nous ne sommes pas entrés dans le détail des chiffres à dessein. Il serait contre-productif d’annoncer une éventuelle augmentation du budget et des subventions : cela risquerait d’entraîner une stigmatisation de vos territoires. La démarche du ministère de la justice est mesurée, pesée et réfléchie pour éviter de tomber dans l’excès inverse qui irait à l’encontre des attentes légitimes des citoyens, des justiciables et des usagers de vos territoires.
Grâce aux baromètres sur la confiance des citoyens en la justice dont nous disposons, nous savons que cette confiance est abîmée dans tous les territoires de la République française, pour un certain nombre de raisons. Nous n’avons sans doute pas suffisamment communiqué sur ce que nous faisons, sur nos savoir-faire, nos savoir-être. Depuis quelques mois que je découvre l’administration centrale, j’ai constaté qu’il existait de beaux savoir-faire entièrement dédiés aux préoccupations de l’ensemble des justiciables de la République française. Je souhaite ainsi rendre hommage au travail accompli par le ministère.
Lorsque j’ai commencé à travailler au ministère de la justice, en 1997, son budget était juste derrière celui des anciens combattants. Après trente ans d’exercice professionnel, je prends la mesure de l’augmentation du budget de la justice, grâce à la mobilisation de tous, notamment des parlementaires qui l’ont défendu lors des discussions budgétaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous avons besoin d’éléments concrets. Cette commission d’enquête vise à identifier les problèmes et à proposer des solutions pour les résoudre.
Lors de l’examen du dernier projet de loi de programmation et d’orientation du ministère de la justice, la majorité des amendements qui concernaient spécifiquement nos territoires ont été rejetés. Alors que le budget de la justice a augmenté, quelle a été l’évolution des crédits alloués spécifiquement aux outre-mer ? Ont-ils, eux aussi, bénéficié de cette hausse ?
Par ailleurs, lors de l’examen de cette loi, nous avions déposé des amendements visant à revaloriser l’aide juridictionnelle ou à rembourser les défraiements des avocats en tenant compte des réalités locales – déplacements en avion en Polynésie, dans l’archipel guadeloupéen, en Guyane ; trajets en pirogue –, contraintes qui, à ce jour, ne sont pas prises en compte.
Ces deux problèmes ont-ils été identifiés dans le cadre des actions que vous menez ?
M. Philippe Clergeot. Nous répondrons à la première question par écrit.
Mme Claire Liaud. Ces problèmes sont identifiés par mon service mais leur résolution se heurte aux contraintes budgétaires que nous avons évoquées et suppose des initiatives d’ordre législatif.
M. le président Frantz Gumbs. Vous occupez une fonction RH : à ce titre, vous êtes donc responsables de la création des postes, du mouvement des personnels et de la réponse au manque d’attractivité.
Je n’évoquerai pas la création de postes, qui dépend du budget ; vous êtes donc contraints. En revanche, vous avez la main sur le mouvement des personnels – je veux parler ici des huissiers, des éducateurs spécialisés, du personnel pénitentiaire. Certains postes qui ont été créés restent vacants. Comment répondez-vous au défaut d’attractivité de certains postes ?
M. Elie Califer (SOC). Monsieur Neyrat, vous avez dit qu’il fallait adapter les compétences aux besoins des territoires. Pourriez-vous préciser ce point ?
M. Fabien Neyrat. La question de l’attractivité est au cœur du travail que nous avons mené. Chaque fonctionnaire est évalué annuellement. Nous avons récemment fait ajouter, dans l’entretien d’évaluation, la question suivante : « Envisagez-vous une mobilité en outre-mer ? » Nous avons listé les territoires déficitaires qui sont prioritaires. Nous souhaitons identifier un vivier de personnels qui se projettent dans les territoires ultramarins.
Par ailleurs, nous avons mis en place deux sas pour les personnes qui partiront en outre-mer afin de répondre aux besoins d’adaptation et de formation. Il est important que l’administration les accompagne. Premièrement, nous avons conclu un partenariat avec la direction générale des outre-mer qui organise une journée de formation généraliste – tout en étant très précise – sur les territoires ultramarins, présentant les spécificités socio-économiques, institutionnelles, sécuritaires et culturelles. Ce programme s’adresse aux personnes qui partent, à celles qui souhaitent partir et aux agents du ministère qui travaillent sur les questions ultramarines. Cette année, environ soixante-quinze personnes, tous corps et grades confondus, y ont participé.
Deuxièmement, à partir du mois de septembre, nous proposerons un module de formation en ligne, qu’on appelle Mentor, d’une durée de deux heures. En effet, il est impossible de réunir en présentiel tous les agents des nombreux corps spécifiques. Ce module – que nous actualiserons – proposera, pour tous les territoires, un panel de témoignages de magistrats ou de greffiers qui vont partir, qui sont partis ou qui sont récemment rentrés. Il offrira également un certain nombre d’outils pour mieux comprendre le monde professionnel, l’environnement, les spécificités locales, la distinction entre les lois du pays et les lois nationales, qui est parfois subtile et en constante évolution.
Voici les formations proposées par le secrétariat général. En parallèle, toutes les directions accompagnent leurs agents dans l’exercice de leur métier, en prévoyant des modules de formation continue, des réunions annuelles à Paris, l’intervention de formateurs internes dans les territoires.
Parmi les personnes qui souhaitent partir, nombreuses sont celles qui ne franchissent pas le pas pour des raisons pratiques – la famille, les écoles, leur environnement, les enfants, l’emploi du conjoint, le logement. Nous devons répondre à ces préoccupations. L’administration a l’obligation de les accompagner. Grâce à ces modules, l’agent accepte une mobilité en pleine connaissance de cause, il est informé des réalités du territoire, de ses richesses comme de ses contraintes particulières. On lui donne les outils pour optimiser son travail sur place. Voilà notre objectif.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie. Si certains éléments vous semblent utiles pour mieux comprendre les difficultés et y apporter des réponses, n’hésitez pas à nous les transmettre. S’il s’avère nécessaire de vous entendre à nouveau, nous n’hésiterions pas à vous convoquer une nouvelle fois.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier les obstacles qui y subsistent pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Dans cette perspective, il nous a semblé pertinent d’entendre, dès le début de nos travaux, les représentants des directeurs de greffe, qui sont un rouage indispensable au fonctionnement de la justice. J’accueille donc Mme Eurydice Chabant, présidente de la Conférence nationale des directeurs de greffe, et, en visioconférence, M. Karl Lequeux, directeur de greffe, qui pourra également nous faire part de son expérience professionnelle passée en outre‑mer.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Eurydice Chabant et M. Karl Lequeux prêtent successivement serment.)
Mme Eurydice Chabant, présidente de la Conférence nationale des directeurs de greffe. Je vous remercie d’avoir invité la Conférence nationale des directeurs de greffe (CNDG) à s’exprimer devant votre commission, qui traite d’un sujet très important.
La CNDG est une association qui regroupe l’ensemble des directeurs de greffes de métropole et d’outre-mer, ce qui représente un peu plus de 200 juridictions, à la fois des cours d’appel et des tribunaux judiciaires. Contrairement aux autres conférences que vous allez auditionner, qui sont beaucoup plus anciennes, la CNDG a seulement trois ans d’existence. Je n’en suis que la troisième présidente et la première issue d’une cour d’appel. Précédemment, elle n’était composée que des tribunaux judiciaires.
Quelques chiffres : 1 223 emplois de greffe sont localisés en outre-mer, soit 5 % des effectifs nationaux. Avec 496 emplois, les greffiers au sens strict n’en représentent que 40 %.
Les greffes sont composés de trois types de personnels : des cadres de catégorie A, fonctionnaires comme les directeurs de services de greffe judiciaires ou contractuels ; des personnels de catégorie B, greffiers et secrétaires administratifs, qui peuvent être aussi contractuels ; et des adjoints administratifs ou techniques, qui peuvent être fonctionnaires ou contractuels.
Lorsque nous parlons des greffes, il ne s’agit donc pas seulement des greffiers, même si ces derniers sont au cœur de la justice et de l’exercice de l’activité juridictionnelle.
Pour les 1 223 postes localisés en outre-mer, la CNDG a établi que le taux de vacance, en 2024, était d’environ 7,90 %. La proportion de postes non pourvus est un peu inférieure pour les seuls greffiers. Elle est plus proche de 7 %, alors qu’elle tend vers 8 % pour l’ensemble des corps.
Les emplois de greffe localisés en outre-mer représentent 5 % des effectifs nationaux, ce qui est significatif. L’accès à la justice est au cœur du métier du directeur de greffe, aussi bien dans l’exercice de ses missions d’organisation du greffe que dans ses missions juridictionnelles.
En effet – c’est une particularité des services judiciaires –, le directeur de greffe est amené à exercer à la fois des activités juridictionnelles, pour lesquelles il a des compétences propres, et des activités transverses d’organisation et de logistique des tribunaux. Les présidents et procureurs, qui constituent la dyarchie de ces juridictions, s’appuient alors sur lui.
L’accès au droit et à la justice soulève des problèmes d’ordre logistique, mais nécessite aussi des moyens humains. Pour développer les activités juridictionnelles ou constituer un réseau d’accès au droit, il faut y consacrer du temps. C’est vrai dans toutes les juridictions et plus encore en outre-mer. Nous nous heurtons là à des enjeux – ce ne sont pas des contraintes – démographiques, géographiques et culturels, trois domaines qui concentrent les problèmes auxquels peuvent être confrontés les directeurs de greffe dans les territoires ultramarins.
M. Karl Lequeux, directeur de greffe. Je n’ai pas grand-chose à ajouter à la présentation qu’a faite ma collègue de la Conférence nationale des directeurs de greffe et de la structuration des tribunaux. Ces derniers ne sont pas constitués que de greffiers, mais également de directeurs, d’adjoints administratifs, de secrétaires administratifs, entre autres nombreux corps qui contribuent aux grandes missions de la justice.
Je suis un enfant des outre-mer. J’ai eu la chance de faire l’essentiel de ma carrière au ministère de la justice et d’être en poste dans différents départements et territoires ultramarins. Cette expérience me permettra de vous livrer ma vision de la situation. Plus qu’en métropole, l’accès au droit y est l’un des enjeux majeurs de la justice, prégnant au quotidien.
Comme les différents endroits de l’Hexagone ont leurs particularités, tous les départements et territoires d’outre-mer n’ont pas la même culture, la même façon de fonctionner et les mêmes attentes vis-à-vis de l’institution judiciaire. Ils ont néanmoins des points communs.
Les départements et territoires d’outre-mer ne veulent pas être considérés comme ne faisant qu’un. Plus qu’ailleurs, il est possible d’y proposer des solutions adaptées à la situation, notamment pour améliorer l’accès au droit.
L’accès au droit est le fondement de l’action de la justice. Il permet de se défendre, de connaître ses droits et de les faire valoir. Comme le confirme la création de votre commission d’enquête, il est, en outre-mer plus qu’ailleurs, un enjeu majeur pour que la justice prenne toute la place qui devrait être la sienne.
M. le président Frantz Gumbs. Les outre-mer renvoient en effet à une multiplicité de situations, même s’ils ont en commun la distance qui les sépare de l’Hexagone. En outre, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon, ils sont pratiquement tous situés sous les tropiques, ce qui les rapproche du point de vue du climat et de l’exposition à certains risques naturels.
Tout d’abord, j’ai compris que les directeurs de greffe étaient des personnels de catégorie A, mais qu’en est-il des greffiers ? Sont-ils toujours de catégorie B ?
Mme Eurydice Chabant. La situation est en train de se complexifier. Jusqu’à présent, tous les greffiers étaient des personnels de catégorie B. La réforme adoptée en 2024 a toutefois créé des cadres greffiers, de catégorie A. À l’horizon 2027, ils devraient représenter 30 % du corps des greffiers.
M. le président Frantz Gumbs. Comment se positionnent-ils dans la hiérarchie ?
Mme Eurydice Chabant. Ils sont placés sous l’autorité du directeur de greffe. Les premiers cadres greffiers ont pris leurs fonctions le 1er janvier 2025. Un effectif cible a été fixé. L’objectif est, dans deux ans, de parvenir à la constitution d’un corps de 3 200 cadres greffiers. Ils représenteront 30 % des greffiers, dans chaque juridiction.
Les cadres greffiers constituent un encadrement intermédiaire, axé sur l’activité juridictionnelle. Leurs missions sont comparables à celles qui étaient confiées aux greffiers référents, c’est-à-dire des greffiers expérimentés, qui avaient un peu d’ancienneté et de l’expertise en matière de procédures. Ils feront de l’animation de premier niveau et s’occuperont notamment de répartir la charge de travail. Ils aideront ainsi l’encadrement supérieur assuré par les directeurs de services de greffe judiciaire et directeurs de greffe.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous nous avez donné des chiffres globaux, mais pourriez-vous indiquer la répartition des effectifs par territoire ?
Dans chacun de ces territoires, les effectifs sont-ils suffisants ? L’activité des différentes juridictions nécessiterait-elle de les renforcer ?
M. le président Frantz Gumbs. Pour compléter les questions de M. le rapporteur, pourriez-vous également nous préciser où se trouvent les postes vacants, c’est-à-dire les postes qui existent mais qui ne sont pas pourvus ?
Mme Eurydice Chabant. Nous avons préparé un tableau détaillé de la répartition des effectifs, que nous vous transmettrons après l’audition. Vous aurez les chiffres par juridiction et par corps, mais je peux déjà vous les donner par territoire.
Tous corps confondus, le ressort de la Cour d’appel de Fort-de-France compte 194 agents ; celui de la Cour d’appel de Nouméa, 155 agents ; celui de la Cour d’appel de Papeete, 144 agents ; celui du Tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon, 8 agents ; celui de la Cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion – qui inclut la Chambre d’appel de Mamoudzou –, 362 agents ; celui de la Cour d’appel de Basse-Terre, 221 agents ; et celui de la Cour d’appel de Cayenne, 139 agents.
M. le président Frantz Gumbs. S’agit-il d’agents ou de postes ?
Mme Eurydice Chabant. Il s’agit des postes localisés dans chacun de ces ressorts.
M. Karl Lequeux. Vous nous demandez si ces effectifs sont suffisants. Je vous répondrai tous corps confondus, pour les territoires dans lesquels j’ai eu l’occasion de travailler.
Il faut que l’administration centrale de notre ministère prenne en compte les contraintes géographiques des départements et territoires d’outre-mer. Elles ne sont pas liées à leur éloignement par rapport à la métropole, mais à leurs caractéristiques. Certains sont très étendus. Avant de prendre mes fonctions à Lyon, il y a bientôt six mois, j’ai été en poste dans le ressort de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion pendant environ cinq ans. Ce ressort englobe Mayotte, qui ne dispose pas d’une cour d’appel de plein exercice, mais d’une chambre d’appel qui a quasiment les mêmes prérogatives, sans toutefois disposer d’un chef de cour d’appel et des prérogatives correspondantes. Il y a ainsi à Mamoudzou un tribunal judiciaire structuré comme celui de Saint-Denis de La Réunion.
Au sein du ministère de la justice, il existe des corps itinérants, que nous appelons des « personnels placés ». Ce sont des greffiers, des magistrats ou des directeurs de plein exercice qui peuvent intervenir en soutien dans différentes juridictions, en fonction des ordres de mission délivrés par les chefs de cour.
La particularité d’un ressort comme celui de La Réunion, qui englobe Mayotte, est liée aux temps de trajet. Ils ne sont pas forcément importants en durée, mais ils le sont en organisation.
Si un greffier placé se rend en mission à Saint-Étienne ou à Lyon, il prend son véhicule ou le train. Ses déplacements peuvent être soumis à des aléas, mais il ne rencontre généralement pas de grandes difficultés. Dans les outre-mer, vous devez prendre l’avion, ce qui est souvent plus compliqué. En outre, les temps de trajet ne sont pas du temps de travail au bénéfice de la juridiction dans laquelle vous êtes missionné.
Lorsque vous devez parcourir de grandes distances, il est important d’en tenir compte dans l’affection des effectifs. Par rapport à l’Hexagone, les effectifs placés doivent être majorés pour compenser les temps de trajet.
Les outre-mer ont d’autres spécificités. Certains corps connaissent un turnover important, avec des mouvements vers ou depuis la métropole. Comme un certain temps de préparation est nécessaire, ce qui est normal, vous quittez vos fonctions quasiment deux mois avant la fin de votre mission. Jusqu’à ce que vous remplaçant arrive – s’il arrive –, votre poste est donc vacant.
Ces contraintes concernent quasiment tous les départements et territoires ultramarins. Elles n’existent pas en métropole. Dans des juridictions comme Lyon ou Paris, le turnover est important, mais l’organisation des mouvements fait que les postes ne restent pas vacants plus de trois semaines ou un mois.
Par rapport à l’Hexagone, le turnover dans les juridictions d’outre-mer se traduit par au moins un mois supplémentaire pendant lequel le poste n’est pas occupé. Il n’est pas question de doubler les effectifs. La majoration qui serait nécessaire n’est pas si importante que cela. Néanmoins, ce sont des impondérables à prendre en compte dans la fixation des objectifs, en particulier pour les corps qui connaissent beaucoup de mouvements de personnels vers et depuis la métropole.
M. le président Frantz Gumbs. Compte tenu de ces contraintes, le fonctionnement de la justice dans les outre-mer coûte forcément plus cher que dans l’Hexagone.
M. Karl Lequeux. Je ne parlerai pas d’argent, mais je dirai qu’il est plus consommateur de temps de travail pour l’ensemble des agents.
M. Davy Rimane, rapporteur. Puisque cette réalité est connue, n’est-il pas possible de mettre en place une organisation qui évite de laisser un poste vacant pendant deux mois lorsqu’il y a des mouvements ?
M. Karl Lequeux. Pratiquement tous les départs et toutes les arrivées ont lieu à la même période, c’est-à-dire en juillet-août. C’est assez classique, car il s’agit des dates de fin et de début de scolarisation des enfants. Dans quasiment tous les territoires, quelle que soit leur culture, l’été est en outre le moment où les agents souhaitent prendre leurs vacances. Il est donc impossible de trouver une organisation qui puisse compenser les postes vacants.
Mme Eurydice Chabant. Deux autres éléments sont importants pour expliquer la situation.
Tout d’abord, il ne faut pas oublier la notion d’emploi budgétaire. Une personne qui n’est pas encore partie budgétairement ne peut pas voir son poste occupé budgétairement. Ce principe s’applique en métropole comme en outre-mer.
Par ailleurs, les modalités de recrutement des agents sont très diversifiées. Les directeurs sont recrutés sur concours et par promotion au choix. C’est le principe de la fonction publique, mais chaque corps a plusieurs circuits de recrutement. La distinction entre les corps spécifiques et les corps communs introduit également une complexité supplémentaire.
Les greffiers et les directeurs sont des corps spécifiques, dont le recrutement est organisé par la direction des services judiciaires. Les secrétaires administratifs, les adjoints administratifs ou les adjoints techniques sont des corps communs, dont le recrutement est organisé par le secrétariat général. Par conséquent, les calendriers et les modalités de recrutement diffèrent.
Ces deux éléments expliquent pourquoi il est souvent difficile de compenser les effets de la rotation des personnels.
M. le président Frantz Gumbs. Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que l’accès à la justice était soumis à des enjeux démographiques, géographiques et culturels.
Du point de vue géographique, les situations peuvent être totalement différentes. La Martinique est une île unique, que vous pouvez parcourir d’un bout à l’autre en voiture. La Guyane est un territoire extrêmement vaste, dans lequel les déplacements peuvent être soumis à de nombreuses contraintes. En Guadeloupe, le tribunal judiciaire de Basse-Terre est compétent non seulement pour Basse-Terre, mais aussi pour les îles proches que sont Les Saintes, La Désirade et Marie-Galante, ainsi que pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Toutes proportions gardées, cette configuration ressemble à celle de la Polynésie, où les îles peuvent être extrêmement éloignées.
Comment vous adaptez-vous à ces contraintes géographiques liées à la taille des territoires ou à la multiplicité des îles ?
Mme Eurydice Chabant. Pour définir les territoires que vous avez évoqués, les directeurs de greffe parlent d’insularité dans l’insularité.
Les disparités sont très fortes. La Martinique, la Guadeloupe et La Réunion sont des territoires un peu plus ramassés, mais qui connaissent une attractivité touristique plus forte, ce qui génère des problèmes de logement pour les nouveaux agents par exemple. Leur situation est très différente de celles de la Nouvelle-Calédonie ou de la Polynésie française, qui est composée d’une multitude d’îles.
Des projets sont développés localement, notamment des bus ou des navettes pour améliorer l’accès au droit. M. Lequeux pourra évoquer différentes initiatives et la manière dont les directeurs de greffe peuvent faire des propositions ou mettre en place des actions dans ces différents territoires.
M. Karl Lequeux. En Guadeloupe, en Guyane ou à La Réunion, les chambres et les sections détachées ont des effectifs de greffe qui leur sont propres, ce qui est positif.
En Polynésie française, la justice foraine permet au tribunal de se déplacer avec toutes ces composantes, qu’elles relèvent ou non du ministère de la justice. Les magistrats du siège et du parquet, le greffe, les interprètes, les avocats ou les associations d’aide aux victimes vont rendre la justice là où il n’y a pas d’implantation judiciaire.
Dans certains endroits, y compris dans l’Hexagone, il est important que la justice puisse être représentée – pas forcément rendue –, même si les personnels n’y sont pas occupés à 100 %, comme ils le seraient dans des structures principales. Permettre un véritable accès au droit, qui aille au-delà du renseignement, est une composante du service public judiciaire. Tout ne peut pas se quantifier en argent ou en performance.
Avoir des points justice dans des lieux qui ne sont pas des lieux habituels de la justice, qui ne sont pas des tribunaux, permettrait à l’ensemble des administrés d’accéder au droit plus facilement. Vous avez cité la Martinique, qui ne compte qu’un tribunal judiciaire et une cour d’appel. Je connais bien ce département. Parcourir 40 ou 50 kilomètres prend parfois des heures.
Tant que ces lieux ne sont pas créés, nous pouvons déjà, en tant que directeurs de greffe, déléguer des agents dans les structures existantes. Les chefs de cour d’appel ont également la possibilité d’y missionner des personnels placés, qui sont itinérants.
Les petites structures sont plus sensibles aux mouvements d’effectifs. Lorsqu’elles ne comptent que deux agents et que l’un est en congé, elles se retrouvent dans une situation difficile. Le recours aux personnels placés, pour des périodes courtes ou un peu plus longues, est une solution pour leur apporter du soutien.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le volet organisationnel me paraît essentiel. Les difficultés sont connues et la réalité des différents territoires l’est également. Des initiatives ont certes été mises en œuvre au niveau local – la justice foraine en Polynésie, la Pirogue du droit en Guyane ou le Justibus en Martinique –, mais l’accès au droit et à la justice n’est toujours pas satisfaisant. Plusieurs rapports l’ont souligné.
Chacun utilisera le qualificatif qu’il veut, mais n’y a-t-il pas une défaillance de l’État ou au moins un manque de volonté ? Depuis le temps que les constats ont été faits, pourquoi n’a-t-il pas réussi, en concertation avec les différentes parties concernées, à trouver des solutions pour ces territoires ?
En 2025, beaucoup de nos concitoyens n’ont toujours pas accès au droit et à la justice. Le problème ne vient-il pas d’un fonctionnement trop centralisé de l’appareil de l’État, qui ne permettrait pas de toucher les personnes les plus éloignées ou qui ne parlent pas la même langue ? Ne faudrait-il pas renforcer la décentralisation et donner plus de libertés et de moyens aux territoires ?
Mme Eurydice Chabant. Les différents rapports consacrés à la justice en outre-mer – quelques-uns ont été rédigés par l’inspection générale de la justice ou d’autres, mais il n’y en a pas eu beaucoup – prônent le renforcement de la transversalité plus que la décentralisation. L’enjeu est de mettre nos ressources en commun et de les regrouper, par exemple au sein de maisons France Services, pour ne pas émietter la représentation de l’État dans les territoires ultramarins.
Plusieurs structures peuvent intervenir dans les territoires. Pour le ministère de la justice, vous avez le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav), la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), la direction des affaires civiles et du sceau (DACS) ou la direction des services judiciaires (DSJ). La situation est comparable pour le ministère de l’éducation nationale et tous les autres ministères. La préconisation est de mettre en commun certains outils ou certains lieux pour offrir une proposition multiservices. La justice n’est pas le seul service auquel les populations doivent avoir accès.
En préparant cette audition, nous avons relevé des problèmes de connexion informatique dans certains territoires. Quand la justice ne peut pas travailler sur telle île ou telle zone reculée parce qu’aucun réseau n’est disponible, les autres administrations sont confrontées à la même difficulté. L’idée est de réussir à nous regrouper, peut-être pour développer des maisons France Services, qui commencent à bien fonctionner sur le territoire hexagonal.
M. Karl Lequeux. Je ne suis pas un porte-parole de mon ministère, mais j’ai vingt ans d’expérience et je connais les outre-mer pour y avoir vécu quasiment toute ma vie. De nombreux progrès ont été réalisés. Il en reste sans doute à faire, notamment dans le cadre d’initiatives locales, adaptées aux réalités du terrain. Néanmoins, l’implantation et la structuration de la justice – au sens strict du terme – se sont beaucoup améliorées.
Les microstructures qui existaient au départ sont devenues plus importantes. C’était attendu depuis très longtemps, mais un tribunal judiciaire de plein exercice va être ouvert dans les prochaines années à Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane. À La Réunion, le tribunal de proximité de Saint-Benoît est en travaux et va être agrandi pour devenir un lieu de justice pour les personnes résidant dans l’est de l’île. En Polynésie, la section détachée de Raiatea, qui ressemblait à une grande maison où on rendait la justice quand je l’ai connue, ressemble désormais à un tribunal.
Il faut reconnaître que des progrès ont été faits, même si, selon les territoires, la justice a probablement besoin de diversifier ses implantations géographiques. Ma collègue a évoqué les maisons France Services. C’est un modèle intéressant, car les gens – dont je fais partie – ont besoin de justice, mais aussi d’éviter l’injustice. Or l’injustice, c’est aussi que le service public ne soit pas représenté, si ce n’est à proximité, au moins suffisamment près de chez soi pour pouvoir faire valoir ses droits ou se renseigner. Les maisons France Services ne sont pas l’alpha et l’oméga de l’implantation judiciaire, mais elles peuvent constituer une avancée.
Les obstacles ne sont pas insurmontables, mais les problèmes peuvent cependant être réels. Implanter des services publics dans tel ou tel territoire, que ce soit un tribunal, un greffe détaché ou une maison France Services, nécessite des accès au réseau. Rien n’est impossible. Néanmoins, les décisions qui pouvaient être très simples à mettre en œuvre auparavant – dès lors qu’existait une volonté politique et ministérielle –, peuvent désormais prendre du temps pour se concrétiser, en raison des contraintes de nos métiers.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez évoqué l’enjeu culturel. Quelles solutions y apportez-vous, notamment concernant les aspects linguistiques ? Vous pouvez être confrontés à des langues très différentes selon les territoires et parfois à un illettrisme français. Certaines populations peuvent avoir une langue vernaculaire tout en étant francophones, mais parfois ce n’est pas le cas. La pratique de la justice peut par ailleurs être ancrée dans les traditions. Comment prenez-vous en compte la dimension coutumière ? Au-delà du dimensionnement des effectifs, la question des profils et des moyens nécessaires pour faire le lien entre le système judiciaire de la République et les justiciables concernés est également importante.
Mme Eurydice Chabant. Le multilinguisme est en effet une réalité dans les territoires ultramarins.
S’agissant de l’accueil des justiciables, il nous semble indispensable que les agents des services d’accueil unique du justiciable (Sauj) des tribunaux judiciaires soient le plus possible « bilingues ».
Les agents des Sauj sont souvent des greffiers ou des adjoints administratifs. Or désormais, un texte de notre administration centrale facilite le retour au pays de certains agents. Je ne sais plus s’il s’applique à tous les corps ou seulement aux corps communs. Mon collègue le sait peut-être.
M. Karl Lequeux. Tous les corps sont concernés.
Mme Eurydice Chabant. Ce texte s’applique donc à tous les corps. Il permet de pourvoir les postes d’accueil de premier niveau par des agents capables de parler la même langue que les personnes qu’ils reçoivent.
S’agissant du traitement des procédures, la maîtrise des langues locales n’est pas nécessaire. Puisque de plus en plus d’applications ont migré sur le web – c’est un axe d’évolution fortement soutenu par le garde des sceaux –, nous pourrions imaginer que lorsque le réseau informatique le permet, l’activité soit gérée à distance. Nous avons évoqué ce sujet dans le cadre de la CNDG. Grâce au numérique, le traitement des dossiers d’aide juridictionnelle par le système d’information de l’aide juridictionnelle (Siaj) ne nécessite pas forcément de mobiliser des agents dans les territoires ultramarins, à Mayotte, à La Réunion, en Guadeloupe ou à la Martinique. Puisqu’il est entièrement dématérialisé, il pourrait être effectué en métropole.
En revanche, l’accueil des justiciables, notamment pour les aider à déposer leur dossier d’aide juridictionnelle, impose d’être sur place.
Nous pourrions donc faire la distinction entre le traitement de la procédure, qui pourrait être effectué à distance, et l’accueil des justiciables, et profiter des moyens modernes qui sont à notre disposition pour mieux gérer le multilinguisme et la dimension culturelle.
M. Karl Lequeux. La difficulté qu’ont certaines personnes à s’exprimer en français renforce l’obligation d’un panachage dans l’origine des personnels de greffe judiciaire. En outre-mer, les agents doivent majoritairement être originaires du territoire concerné. Néanmoins, ce n’est pas une garantie qu’ils en parlent la langue. Ce n’est pas parce que vous êtes originaire de La Réunion, par exemple, que vous parlez créole !
M. Davy Rimane, rapporteur. La maîtrise de la langue ne pourrait-elle pas devenir un critère de recrutement ? Certains de nos justiciables n’arrivent pas à se faire comprendre ou à comprendre les informations qui leur sont données. Or l’assistance d’un traducteur officiel reste compliquée à organiser. Je le constate au tribunal de Cayenne. Puisque nous connaissons ces réalités, pourquoi ne pas prendre en compte la maîtrise de la langue et éventuellement en faire une priorité ?
M. Karl Lequeux. Dans les corps soumis à des mouvements de mobilité classiques, vous ne pouvez pas imposer le plurilinguisme comme critère de recrutement. Statutairement, ce n’est pas possible, même pour les corps de directeurs et de greffiers, qui sont des corps spécifiques à la direction des services judiciaires.
Il est peut-être possible – je n’en suis pas du tout certain – de proposer des postes à profil en nombre limité, pour lesquels le plurilinguisme serait l’un des critères objectifs – et non pas un critère subjectif – de sélection.
Quand vous recrutez un interprète ou un traducteur, son cœur de métier est le plurilinguisme. Ce dernier peut donc être un critère objectif de sélection. En revanche, pour un fonctionnaire de la fonction publique d’État qui exerce une mission qui ne concerne pas la traduction ou l’interprétariat, ce n’est pas possible, sauf erreur de ma part.
Pour une grande partie des corps offerts à la mobilité dans les tribunaux outre-mer, des entretiens préalables peuvent être réalisés. Un panel de candidats peut parfois être proposé à l’administration centrale, qui prendra la décision finale. Dans le cas des greffiers, il ne s’agit que d’entretiens d’information avec l’ensemble des personnes intéressées par une affectation sur tel territoire. L’état du droit positif ne permet pas de les obliger à être bilingues et à maîtriser la langue du territoire où elles souhaitent aller.
En outre, ce n’est pas parce que vous êtes réunionnais d’origine, que vous y êtes né et que vous y avez vécu un certain nombre d’années que vous êtes capable de comprendre tous les justiciables qui peuvent se présenter à vous. Après avoir résidé quelque temps en métropole, vous pouvez avoir oublié celle qui était votre deuxième langue maternelle après le français.
Mme Eurydice Chabant. Nos collègues qui ont accepté de contribuer aux réponses que nous avons apportées à votre questionnaire l’ont également souligné. Il ne suffit pas d’être issu d’un territoire ultramarin pour en maîtriser le multilinguisme et l’ensemble des enjeux.
Nous ne pouvons pas faire l’économie d’une formation, y compris pour les agents qui sont issus d’un territoire ultramarin et qui y reviennent après une période plus ou moins longue. Leur absence peut correspondre seulement à la durée de la formation initiale, qui est de dix‑huit mois pour les greffiers. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’ils sont originaires d’un territoire qu’ils en maîtrisent tous les enjeux culturels, sociétaux ou démographiques ou qu’ils en maîtrisent toutes les langues susceptibles d’y être utilisées.
M. le président Frantz Gumbs. Les membres de cette commission d’enquête sont des législateurs. Par conséquent, ce qui n’est pas possible aujourd’hui pourrait le devenir demain.
Pensez-vous que le développement du concept de poste à profil, tel qu’il existe dans l’éducation nationale, permettrait de mieux prendre en compte la situation culturelle et linguistique particulière des territoires ultramarins ?
Par ailleurs, estimeriez-vous utile de systématiser la formation ou au moins une information approfondie de tous les candidats qui souhaiteraient occuper un poste en outre‑mer ?
Mme Eurydice Chabant. Dans votre questionnaire, vous nous avez demandé la proportion de personnes originaires de chacun des territoires ultramarins. Dans tous les cas, elle est majoritaire. Cela confirme qu’il ne suffit pas d’avoir une majorité d’agents issus du territoire pour couvrir tout le spectre des besoins.
La formation est effectivement un axe à développer, qu’il s’agisse de la formation initiale ou, surtout, de la formation continue. Lors de la préparation de cette audition, plusieurs collègues ont souligné la nécessité de proposer une formation continue adaptée à l’exercice de missions dans les territoires ultramarins.
Quant aux postes à profil, ils doivent s’appuyer sur une fiche de poste. Une telle approche présente l’inconvénient de réduire la polyvalence au sein des équipes. Le directeur de greffe n’aurait plus la même souplesse dans son organisation. Or elle fait aussi la force de ces juridictions. Profiler peut être une solution, à condition de la limiter à des cas circonstanciés et de ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire.
M. Davy Rimane, rapporteur. La loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice (LOPJ) prévoyait-elle des efforts particuliers en direction des territoires ultramarins ?
Les greffiers sont au cœur de la justice. Ils sont indispensables pour que la justice soit rendue. Le fonctionnement actuel vous semble-t-il optimal ? Le ministère a constitué des brigades de magistrats qui peuvent intervenir en renfort et pallier certaines difficultés. Le même dispositif existe-t-il pour les greffiers ?
Mme Eurydice Chabant. S’agissant de la LOPJ, les effectifs post-états généraux de la justice (EGJ) ont fait l’objet de discussions avec les chefs de cour et les chefs de juridiction concernés. La programmation a toutefois été effectuée dans une période moins troublée qu’actuellement du point de vue budgétaire. Pour le moment, nous ne connaissons pas les localisations d’emplois de greffiers post-EGJ. Nous avons reçu un projet, selon lequel le nombre des greffiers localisés dans l’ensemble des territoires ultramarins augmenterait de 496 en 2024 à 509 en 2025, mais nous n’avons pas eu de notification officielle. Je mets donc toutes les réserves de rigueur autour de ce chiffre.
La programmation s’étale sur trois ans, jusqu’en 2027 et prévoit des transformations d’emplois pour renforcer le nombre des greffiers. J’espère que les effectifs localisés pour 2025 seront publiés lorsque nous vous transmettrons le tableau que nous avons préparé. Vous disposerez ainsi de toutes les informations concernant les créations d’emplois de greffiers envisagées par le ministère.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans certains territoires, le fonctionnement des greffes rencontre des difficultés, ce qui allonge les délais pour rendre la justice. Des brigades peuvent-elles intervenir en renfort, comme pour les magistrats ? M. Lequeux a souligné que des progrès avaient été réalisés, mais la situation actuelle peut-elle être considérée comme satisfaisante ?
M. Karl Lequeux. J’étais encore récemment en fonction à La Réunion et à Mayotte, qui est l’un des deux départements, avec la Guyane, qui ont bénéficié du renfort des bridages du greffe, créées en 2023, si je ne me trompe pas.
Ce dispositif particulièrement novateur a été mis en place en très peu de temps. Il a nécessité une évolution des textes, car je crois qu’il ne concernait précédemment que la Nouvelle-Calédonie. Désormais, tous les territoires ultramarins peuvent en bénéficier, même s’il n’a été déployé qu’à Mayotte et en Guyane.
Les brigades du greffe ont-elles permis d’améliorer les délais et de réduire les temps de traitement des dossiers ? Je peux vous répondre pour ce que je connais, en l’occurrence Mayotte. Malheureusement, le département a connu l’une des pires catastrophes climatiques de son histoire, qui a détruit le peu de stabilité que les juridictions avaient réussi à créer. Les effectifs de sédentaires, les effectifs placés – qui sont en nombre – et les brigades du greffe ne parviennent pas à « manger le stock ».
Je ne sais pas ce qu’il en est en Guyane. En tout cas, la difficulté – que connaissent aussi certains endroits de métropole, mais ce n’est pas le sujet qui nous occupe aujourd’hui –, est souvent de « manger le stock », afin de permettre aux agents affectés dans les territoires ultramarins de se consacrer au quotidien des besoins de justice.
La catastrophe qu’a connue le département de Mayotte n’a pas permis d’y arriver. J’étais présent pendant la crise sanitaire, qui s’était prolongée et dont les conséquences avaient déjà ébranlé fortement ce colosse aux pieds d’argile. Avec le cyclone, il s’est effondré et ne s’est pas encore relevé. Les édifices judiciaires ont été détruits en deux minutes et leur reconstruction est compliquée.
Ces brigades avaient notamment – pas seulement – vocation à intervenir en soutien, dans les territoires et départements ultramarins qui avaient un stock judiciaire trop ancien, dont ils ne parvenaient pas à venir à bout. Le dispositif est très utile. Le fonctionnement judiciaire au quotidien ne peut pas reposer sur lui, mais je ne sais pas – n’étant plus en fonction en outre‑mer – si l’activité judiciaire pourrait s’envisager sans lui aujourd’hui.
Vous avez demandé si nous disposions des effectifs nécessaires, en particulier de greffiers. À La Réunion et à Mayotte, des postes supplémentaires ont été créés. Pour Mayotte, cela ne résout pas tout. La Guyane souffre du même problème, mais de manière moins aiguë, d’après les échanges que j’ai pu avoir avec les gens qui sont sur place. Créer des emplois budgétaires est une première étape, mais il faut aussi trouver des candidats pour les pourvoir.
Tout l’enjeu est là. Comment améliorer l’attractivité, pas forcément des fonctions, mais de la vie dans ces territoires ? Répondre à cette question dépasse les compétences de l’employeur judiciaire. Nous ne pouvons pas lutter contre les réalités sociologiques, économiques ou sécuritaires. Nous n’avons pas la maîtrise de ces sujets. Donc, créer des emplois est nécessaire, mais il faut aussi réussir à les pourvoir.
Mme Eurydice Chabant. Les brigades d’outre-mer ont été créées par un texte du 27 janvier 2023.
Les responsables de la direction des services judiciaires nous ont indiqué qu’ils n’avaient aucune difficulté à pourvoir la liste annuelle qui constitue ces brigades outre-mer. Le système a donc de la consistance. Chaque année, des agents de toute catégorie sont prêts à partir en outre-mer pour des missions de trois mois renouvelables une fois, soit un maximum de six mois, et aller épauler les équipes qui ont besoin de renfort.
M. le président Frantz Gumbs. Souhaitez-vous appeler l’attention des membres de la commission d’enquête sur d’autres sujets ? Je vous rappelle que nous sommes des législateurs et que nous pouvons relayer auprès des bons interlocuteurs les difficultés que vous souhaiteriez évoquer.
Mme Eurydice Chabant. Nous avons identifié quelques pistes de réflexion pour remédier au défaut d’attractivité de certains territoires ultramarins. Nos collègues d’outre-mer ont souligné qu’en la matière, tous ne se valaient pas, ce que confirme l’expérience de M. Lequeux. Je l’ai également constaté au sein de la juridiction versaillaise. Les agents des Antilles qui veulent rentrer au pays doivent souvent attendre très longtemps avant de pouvoir le faire.
Il est important d’anticiper la vacance de poste. Elle se fait sentir durement dans toutes les juridictions, hexagonales ou ultramarines. Néanmoins, l’effet est renforcé en outre-mer, en raison des délais supplémentaires qui s’appliquent au départ et à l’arrivée. Il s’y ajoute un temps plus long d’adaptation que pour une mutation entre Lyon et Saint-Étienne ou Lyon et Bordeaux, par exemple.
Pour anticiper la vacance de postes et mieux la gérer, il faut jouer sur les modalités de recrutement que sont les concours externes et les concours internes, utiliser le vivier de la promotion au choix et profiter de ce phénomène d’accordéon. En outre, les territoires d’outre‑mer bénéficient régulièrement de concours nationaux à affectation locale (Cnal), qui permettent de cibler et d’attirer des personnes motivées pour y travailler.
Le déroulement de carrière est un vaste débat. Faut-il permettre aux agents d’évoluer et de construire leur carrière outre-mer pour les fidéliser ou faut-il privilégier la mixité et des allers-retours entre l’outre-mer et l’Hexagone ? La CNDG n’a pas de réponse à cette question. Il faut toutefois ouvrir la réflexion sur la manière d’optimiser la carrière des agents originaires des territoires ultramarins et de faire évoluer les agents venus de l’Hexagone. Dans votre questionnaire, vous avez évoqué le contrat de mobilité, qui existe pour les magistrats, et demandé s’il devait être étendu à d’autres fonctionnaires. Il faut l’étudier, mais cette solution pourrait être intéressante pour les territoires qui sont moins attractifs que d’autres.
La durée d’affectation, qui est liée au déroulement de carrière, est également un sujet que nous souhaitions évoquer, de même que la formation continue des agents. Cette dernière doit être adaptée aux spécificités de chacun des territoires ultramarins.
M. Karl Lequeux. J’ajouterai un point, qui a été mentionné par l’ensemble de nos collègues qui travaillent en outre-mer. Je viens du département de Mayotte, où la sur-rémunération suscite une forte incompréhension depuis plusieurs années. Le problème concerne toute la fonction publique et n’est pas propre au ministère de la justice. À Mayotte, la sur-rémunération est de 40 %, alors qu’elle est de 40 % plus 13 % d’indexation, soit 53 %, dans l’île sœur de La Réunion. L’argent n’est pas l’alpha et l’oméga en matière d’attractivité et il ne serait pas souhaitable de créer une brigade de mercenaires qui ne viendraient que pour cela. Néanmoins, il faut penser aux Mahorais qui travaillent pour le ministère de la justice à Mayotte et qui mériteraient une sur-rémunération plus élevée.
Nous devons d’abord penser aux personnels locaux, car ce sont eux qui restent. Les gens comme moi font différents séjours, plus ou moins longs. Ils essayent d’apporter leur expérience et leurs compétences professionnelles dans les différents postes qu’ils occupent, mais ils ne restent pas. Je mets donc un petit caillou dans la chaussure. Je sais que les règles qui s’appliquent sont celles de la fonction publique générale. Cependant, une majoration supplémentaire me semble opportune pour Mayotte, car la vie y est extraordinairement chère.
M. le président Frantz Gumbs. La population de Mayotte connaît en outre des besoins tout particuliers en ce moment.
Je vous remercie.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Dès lors, il nous a paru opportun d’entendre rapidement les représentants professionnels des magistrats pour recueillir leur constat à la fois sur les difficultés que rencontrent nos concitoyens ultramarins dans l’accès au droit et à la justice et sur celles que leurs collègues magistrats peuvent connaître dans ces territoires, ainsi que les propositions qu’ils pourraient faire dans ce domaine.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Fabienne Averty, M. Ludovic Friat, Mme Judith Allenbach, Mme Mathilde Thimotée et Mme Béatrice Brugère prêtent successivement serment.)
Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats. Notre syndicat se réjouit de la création de cette commission d’enquête. Il nous semble très important de s’intéresser au fonctionnement et aux dysfonctionnements de la justice ultramarine.
La situation n’est pas du tout la même selon les territoires. Je regrette que nous ayons reçu la convocation tardivement, car nous n’avons pas eu le temps de préparer une intervention précise. Si vous le souhaitez, nous pourrons vous envoyer une note plus approfondie à la lumière de nos échanges.
M. le président Frantz Gumbs. La commission d’enquête a souhaité prendre de l’avance, puisque nos travaux seront suspendus durant l’été et qu’ils devront prendre fin à l’expiration d’un délai de six mois.
Mme Béatrice Brugère. Nous n’avons pas pu recueillir toutes les remarques des magistrats de notre syndicat, qui exercent dans des territoires différents et sont confrontés à des problématiques variées. Or, ce qui est intéressant pour vous, c’est de disposer de témoignages précis et non de généralités.
Par ailleurs, notre syndicat s’implique depuis longtemps sur ce sujet auprès de la chancellerie à laquelle nous avons soumis des pistes de réflexion. Nous vous transmettrons une note rassemblant nos propositions concernant l’organisation, les ressources humaines, ainsi que l’accès équitable au droit pour les justiciables.
Mme Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la magistrature. À titre liminaire, le syndicat remercie la commission de son invitation pour évoquer un sujet de la plus haute importance, qui préoccupe les acteurs de l’institution judiciaire depuis fort longtemps. Nous constatons que la commission d’enquête s’appuie sur des constats particulièrement étayés et majoritairement partagés par notre organisation. En revanche, nous déplorons également le temps qui nous a été accordé pour mener une analyse de qualité sur un sujet d’une telle ampleur.
Nous regrettons par ailleurs que le champ de l’investigation englobe la totalité des territoires ultramarins, sans la moindre distinction. Cela nous semble être la marque d’un regard archaïque, dont nous gagnerions tous et toutes à nous défaire, ces espaces étant diversifiés et présentant des particularités qui leur sont propres.
D’abord, les difficultés constatées dans l’accès à la justice sont bien souvent liées à des problèmes structurels qui touchent l’ensemble du service public de la justice sur tout le territoire national et qui s’exacerbent dans les territoires ultramarins en raison d’enjeux locaux. Leur histoire, leur statut administratif, leur éloignement plus ou moins important sont autant d’éléments qui les différencient et modifient le rapport que les justiciables entretiennent avec la justice. À cet égard, l’exemple de La Réunion et de Mayotte est particulièrement symptomatique puisque c’est le ressort de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion qui couvre les deux départements, alors qu’ils se distinguent de l’Hexagone en tous points : démographiquement, économiquement, institutionnellement.
Certes, cette réalité est bien connue de tous ; néanmoins, nous déplorons que cette vision monolithique de la justice ultramarine persiste. À cet égard, nous vous renvoyons aux travaux du Syndicat de la magistrature présentés devant la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) en 2017, dans le cadre de son avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre‑mer. Elle y a formulé des constats, malheureusement toujours d’actualité, concernant notamment les préalables indispensables à l’accès à la justice : un certain nombre d’informations doivent être transmises aux potentiels justiciables et certains droits doivent être effectivement respectés.
Ces préalables sont de deux types. Le premier est lié aux enjeux territoriaux et géographiques. La présence des parties à l’audience suppose qu’elles aient la possibilité de se déplacer, ce qui ne va pas de soi dans certains territoires éloignés. Les justiciables, déjà fragilisés par d’autres difficultés sociales, se trouvent alors complètement privés d’un droit d’accès au juge. Les rares dispositions spécifiques qui permettent de se rapprocher des habitants – les chambres détachées, les audiences foraines – sont sans cesse menacées par des contraintes budgétaires. Par ailleurs, l’exécution des décisions de justice se heurte à des difficultés dans les territoires dépourvus de services publics physiques et d’auxiliaires de justice.
Le second type de préalables est lié aux enjeux linguistiques et de transmission de l’information. La présence des parties dans l’enceinte judiciaire suppose qu’elles aient été dûment informées de manière compréhensible, d’autant que le recours à l’autorité judiciaire ne coule pas de source pour tous. Certaines particularités, qui tiennent à la présence d’autorités coutumières et traditionnelles ainsi qu’à la tradition orale, se heurtent au recours intensif à l’écrit propre au modèle de justice hexagonal. S’y ajoutent des obstacles liés au multilinguisme de certains territoires, notamment de l’archipel polynésien, ainsi qu’aux enjeux de traduction locale du champ sémantique judiciaire hexagonal. En effet, certaines notions utilisées par les magistrats n’ont pas du tout la même signification à Mayotte et ne sont pas comprises de la même manière selon les territoires.
Au-delà de ces difficultés communes, chaque territoire est confronté à des freins spécifiques à l’accès à la justice et met en œuvre diverses solutions pour les lever. Face à ces nombreuses impasses, les professionnels tentent souvent d’élaborer des dispositifs tenant compte des particularismes locaux. Néanmoins, il convient de s’interroger sur la volonté de l’institution judiciaire dans son ensemble, non seulement d’accepter les spécificités de ces territoires ultramarins mais également de s’y adapter, ainsi que sur sa capacité à le faire. Cet ajustement connaît des limites ; on ne peut imaginer que l’institution judiciaire s’adapte parfaitement à ce contexte très complexe.
Nous avons identifié trois axes principaux pour répondre à votre questionnaire. Nous proposerons des pistes visant, d’une part, à mieux adapter les membres de l’autorité judiciaire aux besoins des ressorts et, d’autre part, à améliorer la politique institutionnelle de l’aller vers. Enfin, nous aborderons la manière dont l’accès à la justice est conditionné par le contexte local, la justice étant elle-même très fragilisée en raison des carences des autres services publics.
D’abord, le Syndicat de la magistrature relève que l’activité juridictionnelle exige des magistrats en poste une bonne connaissance du territoire, de son histoire et de ses relations avec l’État. Il convient donc de mener des actions linguistiques et sémantiques pour adapter le langage judiciaire hexagonal au contexte local et d’améliorer la connaissance et l’ancrage des magistrats. Cela soulève la question de leur formation avant le départ et des ressources humaines.
Une formation spécifique et obligatoire est dispensée par l’École nationale de la magistrature (ENM) aux magistrats affectés en outre-mer. Toutefois, elle ne prévoit pas systématiquement de modules animés, par exemple, par un historien ou un sociologue spécialiste du ressort, alors qu’ils pourraient donner aux magistrats venant de l’Hexagone des clés fondamentales de compréhension du territoire.
S’agissant du contenu des formations, nous vous alertons sur le fait qu’il peut parfois traduire une vision surplombante, marquée par une représentation néocoloniale. Ainsi, certains formateurs ont pu dire à des auditeurs de justice en préaffectation qu’un poste en outre-mer pouvait s’apparenter à une mission humanitaire. Ces propos, extrêmement choquants, continuent de circuler au sein de l’institution. Chacun doit prendre la mesure des progrès qu’il reste à accomplir en matière de formation dispensée aux magistrats qui s’apprêtent à exercer des fonctions juridictionnelles dans ces territoires.
Par ailleurs, la principale difficulté réside dans le fait que très peu de magistrats sont issus de territoires ultramarins. Cela s’explique à la fois par des obstacles tenant à l’absence d’universités ou à leur faible niveau et par des obstacles matériels – il faut pouvoir se loger dans l’Hexagone pour suivre le cursus adéquat. Le « faire venir » de candidats extérieurs est très répandu. À Fort-de-France, par exemple, sur quinze juristes assistants ou assistants de justice, seuls deux ont une attache avec le territoire et un seul a fait ses études à l’université des Antilles. Il est pourtant très important de favoriser l’exercice des fonctions juridictionnelles par des magistrats issus des territoires ultramarins afin d’améliorer leur représentativité et de limiter les effets du turnover. Certaines juridictions, notamment à Mayotte, se caractérisent par un turnover qui fait obstacle à une connaissance fine des spécificités d’un territoire. Or, sans cette connaissance, il est difficile de rendre une justice proche des réalités vécues par la population, alors même que cela constitue un facteur de renforcement de sa confiance envers la justice.
À cet égard, la création de prépas intégrées à l’ENM dans ces territoires est un préalable indispensable pour favoriser l’accès des étudiants ultramarins à la magistrature et permettre le recrutement d’attachés de justice originaires du territoire concerné.
S’agissant de l’organisation des RH, la direction des services judiciaire s’est dotée de deux outils principaux pour renforcer l’attractivité des juridictions ultramarines : le mécanisme des brigades, que nous critiquons fortement, et celui des contrats de mobilité, qui garantit que les magistrats resteront plus longtemps sur place.
Les brigades sont un outil visant à pallier le manque d’effectifs dans des ressorts peu convoités lors des mutations. Mais celui-ci laisse un goût amer et le sentiment que la justice hexagonale est surplombante, avec des magistrats qui interviennent ponctuellement sans pouvoir connaître finement les contextes locaux. Ils appliquent strictement leur pratique professionnelle antérieure, sans avoir ni le temps ni les moyens de s’adapter.
En revanche, les contrats de mobilité favorisent l’attractivité de ces postes dans la durée. Bien qu’il présente des limites, cet outil demeure bien meilleur que le mécanisme des brigades.
Enfin, parmi les autres obstacles, on peut citer les carences dans le domaine immobilier. Une réflexion doit également être menée dans le champ de la politique disciplinaire et de la prévention des manquements déontologiques. En effet, dans certaines petites juridictions isolées, il existe des enjeux d’entre-soi et les fortes connexions interpersonnelles entre magistrats posent des difficultés.
Mme Mathilde Thimotée, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Je vous présenterai les politiques mises en œuvre pour améliorer l’aller vers et l’accès des justiciables ultramarins à la justice, ainsi que les échecs qui ont été essuyés.
D’abord, les juridictions ont consenti de nombreux efforts pour lutter contre la barrière de la langue. À cet égard, plusieurs juridictions ont conclu des contrats salariés avec des interprètes, ce qui permet d’inspirer une confiance réelle envers les professionnels, de garantir la qualité de la traduction et de disposer d’un interprète à tout moment. Toutefois, le recours à l’interprétariat rencontre des limites, la principale étant la prééminence de l’écrit dans le système juridique, puisque les convocations sont uniquement rédigées en français. Autre difficulté : les modalités de convocation ne sont pas adaptées aux difficultés d’adressage ni au fort taux d’analphabétisme qui peut exister dans certains territoires ultramarins, y compris à La Réunion, alors même que ce territoire est l’un des plus développés économiquement. Nous regrettons que d’autres modalités de convocation, notamment des rappels, n’aient pas été instaurées. Par exemple, le dispositif Mon suivi justice, déployé dans l’Hexagone, qui envoie un rappel de la convocation par SMS, est un outil efficace.
Au-delà du coût de la présence d’interprètes, se pose la question de la traduction de nos concepts juridiques dans d’autres langues. Les collègues de Mayotte nous ont expliqué que, dans certains dialectes, ces notions n’étaient pas aisément traduisibles. Nous n’avons pas suivi l’exemple de la Cour pénale internationale, qui a pris le temps de définir les concepts avec ses interprètes et de s’assurer qu’ils étaient bien compris par les populations locales. Parfois, nous ne sommes pas sûrs du message transmis. C’est une carence importante, un impensé du système judiciaire.
S’agissant de la politique d’aller vers, je souhaite souligner les efforts accomplis pour renforcer le maillage judiciaire, notamment en Guyane. Récemment, un quatrième cabinet de juge des enfants a été créé à la chambre de proximité de Saint-Laurent-du-Maroni. Par ailleurs, des audiences foraines ont été organisées autour de Saint-Laurent-du-Maroni, en matière d’assistance éducative en 2023 et en matière pénale en 2024. Ces dispositifs rencontrent un réel succès. Selon les collègues qui y participent, parmi lesquels l’une des trois juges des enfants qui siègent à Cayenne, la mobilisation des justiciables s’est renforcée, ces derniers venant même à la rencontre de la juge pour lui adresser leur requête alors qu’ils ne se seraient jamais déplacés dans un autre contexte. Les audiences foraines offrent aussi aux magistrats l’avantage d’acquérir une meilleure connaissance des territoires où ils exercent. Toutefois, ces auditions foraines sont soumises à de lourdes contraintes budgétaires ainsi qu’à la bonne volonté des chefs de cours et demeurent ponctuelles. Par exemple, à Cayenne, seules deux audiences foraines sont organisées chaque année.
À Fort-de-France, une initiative a été lancée – le Justibus – pour pallier le déficit massif de transport public sur l’île. Toutefois, elle est actuellement au point mort. Lorsque des initiatives adaptées sont lancées, elles sont souvent isolées, faute de communication et de coordination entre les acteurs locaux. Dès que leurs instigateurs s’en vont, elles disparaissent.
En définitive, dans les territoires ultramarins comme en métropole, la justice ne peut pas tout. Face à un désengagement – voire un abandon – des politiques publiques, elle se retrouve particulièrement carencée, ce qui nuit à son bon fonctionnement.
À Mayotte, où les politiques publiques en matière d’éducation, de santé et d’accès au travail sont défaillantes, ce qui frappe aujourd’hui – et bien plus qu’en 2017 –, c’est la place prépondérante prise par la politique de lutte contre l’immigration qui nuit gravement à toutes les initiatives. D’abord, on peut s’interroger sur la politique de l’enfance que l’on souhaite réellement, lorsqu’on décide de dégrader les titres de séjour des parents dont les enfants sont auteurs d’infractions. Cette mesure, déjà appliquée dans la pratique, est inscrite dans le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte, alors qu’elle nuit gravement aux politiques éducatives. Face au risque de perdre leur titre de séjour, ainsi que celui de leurs autres enfants, certains parents choisissent d’envoyer leur adolescent récalcitrant seul aux Comores et livré à lui-même.
Par ailleurs, aucun projet éducatif ne peut être mené à son terme, car, malgré les progrès accomplis grâce au concours de la justice et d’autres acteurs, des jeunes se retrouvent, à leur majorité, sans aucune perspective, faute de titre de séjour. Il en va de même pour les majeurs. Selon un juge d’application des peines, en dehors du travail d’intérêt général, il n’existe aucune perspective d’emploi pour les justiciables dépourvus d’un titre de séjour.
Enfin, l’accompagnement éducatif et social des mineurs comme des majeurs est mis à mal par les contrôles systématiques effectués par la préfecture. Des justiciables évitent de sortir de chez eux, de quitter leur quartier ou d’emprunter les grands axes routiers par crainte d’être interpellés, ce qui nuit gravement au suivi.
En Guyane, d’importants efforts ont été consentis pour renforcer le maillage associatif ainsi que les relations avec le barreau local. De nombreuses initiatives ont été lancées afin de mieux faire connaître l’institution judiciaire et les droits dont disposent les parties. Des interventions en matière de prévention ont été menées dans des établissements scolaires, au cours desquelles les mineurs ont reçu les contacts utiles pour signaler des faits de violence ou de harcèlement dont ils pourraient être victimes.
Néanmoins, la justice des mineurs demeure particulièrement carencée. Certes, c’est également vrai dans l’Hexagone mais cela est d’autant plus grave en Guyane en raison de la non-exécution des mesures de placement. Lorsque celles-ci sont néanmoins exécutées, elles le sont dans de très mauvaises conditions : il est fréquent qu’une famille d’accueil héberge plus de neuf enfants, alors qu’elle ne peut en accueillir que trois ou quatre. On observe un manque chronique de structures collectives d’accueil tant en matière d’assistance éducative qu’en matière pénale. Par ailleurs, le quartier des mineurs de la seule prison de Guyane connaît une surpopulation importante. Enfin, il n’existe aucune pouponnière ni aucun foyer maternel pour accueillir les mères adolescentes et leurs nourrissons, alors que le taux de fécondité et celui de mères adolescentes y sont les plus élevés de France.
À Fort-de-France, outre les problèmes rencontrés à l’échelle nationale, la justice des mineurs manque de possibilités de placement, ce qui l’oblige à envoyer les mineurs vers le centre éducatif fermé de Guadeloupe ou vers celui de Guyane. Cela met en péril le maintien des liens familiaux, ainsi que la continuité des démarches éventuellement engagées en matière de scolarité ou d’insertion. La situation est préoccupante également s’agissant des soins, car il existe très peu de structures susceptibles de prendre en charge les mineurs porteurs de handicaps lourds. Un départ vers l’Hexagone doit parfois être envisagé mais les places sont chères et, dans ce cas, la rupture des liens avec la famille est consommée. Pas plus qu’en Guyane, il n’existe de mesures d’aide à la gestion d’un budget familial, alors qu’un nombre important de personnes sont exclusivement bénéficiaires de prestations sociales.
Enfin, la justice en outre-mer manque d’enquêteurs, notamment en Guadeloupe et en Martinique, ce qui suscite un sentiment de défiance quant à la façon dont elle est rendue.
M. Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats. L’USM est le syndicat majoritaire de la profession. Apolitique, il porte un regard intéressé sur l’outre-mer, notamment parce qu’il y compte un grand nombre d’adhérents. Je suis moi-même en partie calédonien et j’ai eu la chance et l’honneur de servir pendant de longues années au tribunal de première instance de Nouméa. Les audiences foraines et les assesseurs coutumiers relèvent, pour ce qui me concerne, du vécu et non du discours académique et je crois que ma richesse professionnelle – pour peu que j’en aie une – tient largement à cette expérience.
Je partage en partie le constat de mes collègues du Syndicat de la magistrature lorsqu’elles indiquent que l’on retrouve dans les outre-mer, de façon exacerbée, les maux que l’on rencontre en métropole. Dans l’Hexagone, la justice a été abandonnée pendant près de trente ans. Que dire des territoires ultramarins, où il faut en outre compter avec le poids de l’histoire et où les considérations politiques ne sont jamais très éloignées ? J’ajoute que les magistrats qui rendent la justice outre-mer sont directement sous le regard de nos concitoyens : il n’y a pas ou presque pas d’anonymat.
L’outre-mer est un sujet important pour l’USM. En début d’année, je me suis de nouveau déplacé, à titre à la fois familial et professionnel, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie. Fabienne Averty s’est rendue il y a quelques semaines à La Réunion et à Mayotte et, d’ici à la fin de l’année, nous irons en Guyane et aux Antilles. Pour comprendre les outre-mer, il faut y avoir travaillé ou bien y être allé, sans quoi l’on risque le complexe de supériorité du métropolitain qui a tout vu, tout fait, qui a touché la prime mais qui n’a pas vraiment compris ce qu’étaient ces territoires. Un peu comme les coutumiers kanak de Lifou, c’est avec respect et humilité que je vous précise que, si je ne connais pas trop mal l’outre-mer français du Pacifique, ma connaissance des autres outre-mer est plus limitée. Comme mes collègues, je voudrais insister sur la diversité de ces territoires qui, s’ils souffrent de maux communs – éloignement, pauvreté, sociétés fracturées –, ont des histoires et des cadres institutionnels bien différents.
Pour nos compatriotes d’outre-mer, la justice, c’est l’État : souvent, ils voient en elle, à tort ou à raison, son bras armé. Or la justice doit être impartiale et à sa place, c’est-à-dire au milieu. Outre-mer encore plus qu’ailleurs, elle doit veiller à ne pas donner l’impression d’être au service d’une cause ou d’une autre.
Cela m’amène à la question des personnels judiciaires, en particulier des magistrats, que notre institution envoie outre-mer. D’abord, il faut que ces personnes se posent les bonnes questions. La plupart de nos collègues sont motivés pour y aller, sauf ceux qui y sont envoyés dès la sortie de l’École nationale de la magistrature parce que personne ne veut y aller et qu’ils n’ont donc pas le choix – il y a là une forme de relégation judiciaire. Mais certains vont outre-mer pour de mauvaises raisons, attirés par les avantages financiers ou par l’exotisme, ou bien cherchant à fuir leurs problèmes.
Partir outre-mer doit être un projet de vie ; il faut y aller avec l’idée d’y représenter notre institution et d’y être au service de nos concitoyens. Il faut être assez ouvert et intéressé pour comprendre que, dans ces territoires, la justice reste notre justice républicaine mais qu’elle doit s’adapter à la réalité du terrain, dans la façon dont elle s’adresse à nos concitoyens comme dans la façon dont elle fonctionne. Ce n’est pas facile : certains courent le risque de se tropicaliser, si j’ose l’expression, et de perdre leurs repères. C’est pourquoi une expérience préalable de la justice et de nos ressorts professionnels me semble nécessaire pour être capable de les adapter ou de les modifier outre-mer, sans jamais perdre la boussole de notre déontologie. Là est toute la difficulté : il faut être assez souple et assez ouvert sans se perdre dans des pratiques irrecevables au plan juridique ou déontologique.
Cela pose la question, qui est sans doute l’éléphant dans la pièce, de la durée du séjour outre-mer – sachant qu’il n’y en a pas de bonne. Pour l’instant, les textes ne limitent pas la durée du séjour des magistrats métropolitains, du fait de leur statut particulier et de leur inamovibilité. À l’inverse, les séjours des personnels de greffe sont limités à deux fois deux ans – hors Tahiti, où ce sont des fonctionnaires locaux. Ce qui est certain, c’est qu’il faut rester suffisamment longtemps outre-mer pour s’adapter et comprendre les enjeux, mais pas trop longtemps non plus, pour ne pas prendre trop d’habitudes. Comme disait Charles Péguy, « un juge habitué est un juge mort pour la justice ». C’est une problématique nationale et il paraît difficile, sur le plan constitutionnel, de limiter le séjour des magistrats ultramarins mais pas celui des magistrats métropolitains. C’est néanmoins un vrai débat : des difficultés se font jour en certains endroits, quand des collègues restés trop longtemps outre-mer perdent leurs repères professionnels.
Comme je l’ai dit et écrit à plusieurs reprises, je pense que la justice ultramarine doit ressembler aux pays dans lesquels elle est rendue. Elle ne peut pas être rendue uniquement par des collègues métropolitains qui ne font que passer ; un mixte est nécessaire – et son dosage est une autre question. Cela ne favorise pas l’attractivité du métier car les jeunes et les étudiants savent que l’on ne peut pas faire toute sa carrière de magistrat en outre-mer, mais cela me semble une bonne chose : il ne s’agit pas, en effet, de recréer une magistrature d’outre-mer comme celle que l’on a connue jusqu’en 1958.
Je constate toutefois que le tribunal de première instance de Nouméa comptait deux magistrats ultramarins – Fote Trolue, qui était kanak, et Emeni Simete, qui était wallisien –, lorsque j’y ai pris mon premier poste en 1992, et qu’il n’en compte plus aucun aujourd’hui. Sur ce point, nous avons malheureusement reculé.
Il ne faut pas avoir peur de la « créolisation » de la magistrature. Ce mot peut faire sourire, mais je l’ai malheureusement entendu. Il faut simplement être clair avec nos collègues ultramarins qui intègrent la magistrature : ils ne feront pas toute leur carrière chez eux mais devront faire des allers-retours entre le centre de leurs intérêts matériels et moraux, comme on le dit froidement, et d’autres endroits où ils confronteront leur pratique professionnelle à des réalités et à des personnes différentes. Une politique RH plus active est sans doute nécessaire pour que ceux qui font l’effort de partir en métropole ou ailleurs dans les outre-mer soient assurés de pouvoir rentrer chez eux avant les calendes grecques ou la veille de la retraite.
De nombreuses initiatives ont été prises pour faire évoluer le cadre institutionnel de l’exercice outre-mer. En Nouvelle-Calédonie, des juges de l’application des peines (JAP) ont expérimenté une libération conditionnelle coutumière : les personnes sortant de prison étaient placées sous le contrôle des coutumiers, qui les réintégraient dans leur tribu d’origine – où s’exerçait réellement un contrôle social – et rendaient compte au JAP, non sans difficulté parfois.
La Nouvelle-Calédonie est sans doute un laboratoire d’idées institutionnelles ; beaucoup de choses y ont été imaginées, notamment les officiers publics et l’état civil coutumiers. Ce territoire est allé très loin, aux confins de l’autonomie et de l’indépendance. Reste qu’il faut, comme toujours, que les personnes concernées se saisissent des outils qui existent et que l’action de l’État soit pérenne, plutôt que d’obéir à une coûteuse politique de stop and go.
Je voudrais vous inviter, pour conclure, à demander à notre ministère les rapports établis récemment encore par l’Inspection générale de la justice (IGJ) dans plusieurs territoires d’outre-mer. Il y a certainement des enseignements et des axes de réflexion à en tirer. Sans doute aurez-vous plus de chance que nous, syndicats, de les obtenir : le moins que l’on puisse dire pour l’instant, c’est que le ministère est assez frileux. Or plus on laissera penser à nos concitoyens que l’on met les sujets sous la natte, plus ils s’imagineront que nous avons des choses à cacher.
Mme Fabienne Averty, secrétaire nationale de l’USM. Aux fins de répondre au mieux à vos questions, j’ai interrogé les représentants de notre syndicat dans chaque territoire d’outre-mer. J’ai reçu des réponses de chaque cour, notamment de Cayenne, de Basse-Terre, de Mamoudzou, de Saint-Denis de La Réunion, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie.
Même s’ils ont des caractéristiques communes – éloignement géographique, difficultés de déplacement, chômage, multilinguisme –, les territoires ultramarins ne se trouvent pas dans des situations similaires. Certains ont beaucoup de mal à attirer les personnels de justice ; il en va ainsi des Antilles mais surtout de Cayenne et de Mamoudzou, les juridictions les plus difficiles à pourvoir. Ce défaut d’attractivité est en partie d’ordre général, lié à un climat social dégradé, marqué par la violence, la présence de gangs, un taux de chômage important, de la pauvreté, une immigration irrégulière et des conditions de vie très difficiles. À Mamoudzou par exemple, il n’y a aucun loisir possible – ni cinéma, ni piscine publique, ni salle de théâtre – en dehors de la plongée et de la découverte de l’île.
M. le président Frantz Gumbs. Vous parlez bien de la situation courante et non des conséquences du cyclone, n’est-ce pas ?
Mme Fabienne Averty. Effectivement : il n’y a jamais eu de cinéma à Mamoudzou.
Le manque d’attractivité est aussi lié aux conditions de travail des personnels de justice dans ces territoires. Certains constatent des insuffisances de structuration au sein des services – notamment un manque de greffiers formés et impliqués, du fait de l’absentéisme et de vacances de postes. Or les magistrats ne peuvent pas travailler sans greffe. Dans certains barreaux, il n’y a pas non plus suffisamment d’avocats. C’est le cas notamment à Mamoudzou, où ils ne sont qu’une vingtaine. Compte tenu de l’ampleur du contentieux des mineurs et des étrangers, les personnes déférées ont de très grandes difficultés à obtenir la présence d’un avocat – pourtant obligatoire – à leurs côtés.
Il y a aussi des problèmes de locaux. Les bâtiments se détériorent très vite outre-mer – sans même parler du cyclone Chido, qui a ravagé les lieux à Mamoudzou et oblige nos collègues à travailler sur quatre sites différents.
Le multilinguisme n’est pas vraiment un problème, grâce aux interprètes – encore faut-il qu’ils viennent et qu’ils soient payés. Les problèmes que la justice rencontre de façon générale sont encore plus prégnants dans les outre-mer. Les magistrats ne disposent pas des mêmes équipes qu’ici, en raison notamment d’un manque d’attachés de justice ; ce sont autant de freins au travail. Mes collègues de Mamoudzou m’ont ainsi expliqué qu’ils perdent beaucoup de temps pour faire leur travail correctement. Ils doivent vérifier, par exemple, que tout le monde sera présent à l’audience et que celle-ci pourra se tenir.
Il faut toutefois souligner que des actions ont été mises en œuvre par notre ministère et que des progrès ont été faits. Dans les territoires peu attractifs, les contrats de mobilité engagent les collègues pour trois ans – deux à Mamoudzou –, après quoi ceux-ci bénéficient d’une priorité d’affectation sur le poste de leur choix. Ce dispositif fonctionne.
Par ailleurs, la loi organique de 2023 relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire permet aux cours d’appel d’Aix-en-Provence et de Paris de déléguer des collègues du parquet ou du siège en renfort ponctuel, jusqu’à trois mois. Mais les magistrats n’ont pas le temps, en quelques semaines, de tenir l’audience, de mettre en délibéré et de signer le jugement. De ce fait, ils sont affectés sur des contentieux d’urgence, comme ceux des étrangers. Les délégations constituent donc une aide mais elles ne pallient pas les insuffisances dont souffrent nos collègues. Le système des brigades est plus intéressant, la délégation de six mois permettant aux magistrats de réaliser un travail concret et de s’impliquer dans les services.
À Cayenne et à Mayotte, nos collègues rencontrent des difficultés pour trouver un logement. Des actions ont été mises en place par le ministère, avec le recours à un organisme d’aide à la recherche et la possibilité de bénéficier d’un logement d’accueil pour deux mois, mais cette question reste un point noir, d’autant plus depuis le passage de Chido.
Enfin, les magistrats rencontrent des difficultés pour scolariser leurs enfants après le collège. En primaire, les cours sont concentrés sur une demi-journée, faute de capacités d’accueil, et il n’y a ni cantine ni systèmes de garde ; il est très difficile, dans ces conditions, de mener une vie familiale, d’autant plus que les conjoints peuvent être confrontés au chômage. Cette situation constitue également un frein à l’attractivité de ces territoires.
Mme Béatrice Brugère. S’il n’est pas forcément toujours en accord avec les solutions présentées, notre syndicat s’associe au constat posé par nos collègues. J’aimerais aussi insister sur le fait que les juridictions d’outre-mer sont très regardées mais peu évaluées.
Ce qui me frappe, c’est le manque d’anticipation dont fait preuve le ministère de la justice face aux spécificités, notamment climatiques, de ces territoires. Les dégâts du dernier cyclone, qu’on ne mesure pas encore, seront très importants en termes financiers mais également de justice. Nous avons perdu des bâtiments et nous avons vu des magistrats en détresse totale, qui se sont sentis complètement abandonnés. Cette situation aura aussi des conséquences en matière d’attractivité des postes.
Une fois le constat établi et partagé quasiment par tous, le ministère de la justice doit passer des plans d’urgence à une véritable politique publique qui tienne compte des singularités et permette d’évaluer les bonnes pratiques. Les actions intéressantes menées dans certains territoires, comme les audiences foraines, doivent dépasser le stade de l’initiative locale pour prendre une dimension plus générale.
Notre syndicat partage le constat qui a été établi au sujet de la formation des magistrats, mais aussi de la durée de leur séjour outre-mer. Nous sommes tout à fait favorables à ce que cette durée soit limitée sur certains postes et, pour contourner l’obstacle que constitue l’éloignement de la direction des services judiciaires, à faire évoluer l’organisation de l’envoi, de la formation mais aussi du retour des magistrats.
Nous sommes également convaincus de la nécessité de susciter davantage de vocations sur place. Il n’y a pas d’obstacles pour les avocats ; je ne sais pas pourquoi il y en a tant pour les magistrats. Autant les magistrats venant de métropole doivent rester moins longtemps, autant la politique RH sur place doit être totalement différente, afin de redonner confiance et d’insuffler une politique pénale d’envergure. Cela passera par les primes, dont certaines ont été supprimées à tort, mais aussi par un recrutement plus affiné et mieux ciblé, ainsi que par des accompagnements sur place. La direction des services judiciaires doit aussi s’impliquer davantage sur les sujets liés à la déontologie, en matière de prévention comme de sanction. En outre-mer, les magistrats et les greffiers se sentent éloignés et tout prend des proportions différentes.
Il faut également favoriser les pratiques locales comme les audiences foraines ou d’autres mises en place en Polynésie. Évidemment, une certaine adaptabilité est nécessaire. Le travail d’intérêt général fonctionne très bien en Polynésie par exemple, car il est rapidement mis en œuvre et qu’il satisfait les maires, alors qu’en métropole, d’après un rapport de la Cour des comptes, il ne fonctionne pas.
Il convient donc de dépasser les constats de dysfonctionnement et de déployer une politique adaptée en termes de formation, de RH, de moyens mais aussi d’objectifs.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous tous ici, représentants des syndicats de magistrats, vous n’êtes pas n’importe qui ! Vous incarnez la justice ! Or, madame Allenbach, vous dites avoir déjà transmis des pistes au ministère. Madame Averty, des choses ont avancé, avez-vous précisé. Quant à vous, madame Thimotée, vous avez indiqué que les initiatives locales se heurtent aux limites budgétaires ou disparaissent avec le départ des personnes qui les ont prises. Le ministère a-t-il vraiment pris connaissance des remontées du terrain ?
Par ailleurs, des justiciables pointent du doigt une possible collusion, par exemple entre les juges et les procureurs. Cela pourrait s’expliquer, comme vous le disiez, par le fait que certains magistrats occupent trop longtemps le même poste. On entend dire que la séparation des fonctions ne vaut que jusqu’au moment de prendre l’avion à Paris et que, une fois dans nos territoires, ils agissent ensemble. Certains de nos concitoyens disent clairement que la justice rendue n’est pas conforme à la réponse que la République est censée apporter à tous ses territoires.
M. Elie Califer (SOC). À vous écouter, j’ai eu l’impression que nous étions au pays ou que vous étiez des députés, tant nous partageons les mêmes constats. Nous les avons entendus de la part des magistrats et des autres personnels de justice en poste outre-mer. Tout l’objet de cette commission d’enquête est d’identifier les solutions que nous pouvons leur apporter.
Vous disiez que la justice doit être à sa juste place dans le territoire où elle est rendue mais, souvent, elle est plus qu’à sa place ! Il y a une telle collusion que les décisions s’égarent et qu’on en vient à parler de justice d’État, si ce n’est de justice coloniale. J’y insiste, chez nous – pour ma part, je suis Guadeloupéen –, on a parfois l’impression que la justice est rendue selon un angle assez particulier.
Vous l’avez dit, le problème peut venir des enquêtes, qui n’ont pas le temps d’aboutir et donc de produire les éléments suffisants pour permettre – pardon pour le pléonasme – une justice juste. Je ne mentionne même pas la question immobilière. Quand un justiciable est reçu dans un Algeco, il est en droit de douter du sérieux de l’examen de son affaire.
Quelles sont les solutions ? Défendez-vous avec pugnacité les besoins des ultramarins ? Les demandes sont diverses, certes. Mais sont-elles défendues auprès du ministère ? Peut-on compter sur vous pour le faire désormais avec plus de pertinence ?
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous pouvez aussi compter sur nous !
M. Yoann Gillet (RN). Pourriez-vous, monsieur le rapporteur, monsieur Califer, expliquer ce que vous entendez par collusion, car je ne suis pas certain d’avoir compris ? Voulez-vous dire que les décisions de justice sont plus fermes dans les territoires ultramarins ? Je ne sais pas si c’est réellement le cas, car je ne dispose pas d’étude en la matière, mais c’est l’impression que j’ai eue en Guyane. Les forces de l’ordre se faisaient du reste la même remarque. On m’avait expliqué que les magistrats en poste ayant le nez dans la réalité, pour le dire poliment, leurs décisions s’en ressentaient.
Par ailleurs, il me semble essentiel que des magistrats issus des territoires ultramarins y soient affectés. Nous avons d’ailleurs le même problème dans l’ensemble de l’administration, comme la police, notamment en raison d’un problème d’accès à la formation dans ces départements.
Enfin, ne serait-il pas opportun d’affecter les nouveaux magistrats dans un territoire ultramarin ? Cela ne pourrait-il pas constituer un début de réponse à leur manque d’enthousiasme, sachant qu’une telle affectation pourrait être formatrice ?
Mme Fabienne Averty. Vous dites que les décisions seraient plus fermes à Cayenne ; nos collègues de Mamoudzou sont, eux, plutôt considérés comme laxistes. Je ne suis donc pas sûre que la justice soit plus ou moins sévère dans les territoires d’outre-mer qu’en métropole. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’un ressenti ou de l’effet d’une attente particulière de la part des justiciables. Peut-être le ministère de la justice dispose-t-il de statistiques dans ce domaine ?
Concernant les affectations, il faut savoir que les promotions de l’École nationale de la magistrature comptent 450 auditeurs de justice et le corps des magistrats 9 000 personnes. Tous les personnels ne peuvent donc pas aller outre-mer, sachant que tout le monde n’est pas non plus fait pour y travailler. En tout état de cause, il faudrait commencer par renforcer l’attractivité des postes et consolider ce qui est nécessaire à la prise en charge des enfants. Je ne crois pas qu’envoyer tous les magistrats dans ces territoires soit une solution.
M. Ludovic Friat. Le fonctionnement des outre-mer est si atypique que, pour y travailler, il faut déjà maîtriser ce qui est typique. On ne peut pas envoyer sur des fronts parfois difficiles et dégradés de la justice des collègues qui ne disposent pas de l’expérience et du recul nécessaires pour gérer ce type de situations.
En ce qui concerne les collusions, dans l’Hexagone déjà, le juge est de plus en plus vu comme un ennemi politique que comme un arbitre. Que dire alors, en outre-mer, où dans l’imaginaire de nos concitoyens la justice est arrivée dans les valises de l’État, c’est-à-dire, bien souvent, de la puissance coloniale ? Il est clair que la justice souffre d’une mauvaise image. Pour citer un épisode récent, le procureur de la République en Nouvelle-Calédonie a reçu des manifestants loyalistes qui se trouvaient devant le palais de justice. A-t-il eu raison ou tort ? Sa décision a fait baisser les tensions. Mais certains se sont demandé s’il aurait fait de même avec des manifestants indépendantistes.
En outre-mer, on est souvent confrontés à un choix cornélien. Quoi qu’on fasse, on est critiqués par une bonne partie de la population. La justice doit être à sa place, c’est-à-dire au milieu, mais souvent on ne fait que des mécontents…
Mme Mathilde Thimotée. Nous sommes aussi très défavorables à l’affectation obligatoire de magistrats en outre-mer. Pour faire du bon travail dans ces départements, il faut avoir envie de s’intéresser au contexte local. Y aller contraint ne serait pas idéal.
Pour compléter les propos de Ludovic Friat, le Syndicat de la magistrature estime que, eu égard à la manière dont la justice est arrivée dans ces territoires et aux liens difficiles qu’il peut y avoir avec l’État, il est indispensable que les magistrats qui y travaillent fassent un effort de pédagogie pour expliquer que la justice, ce n’est pas la préfecture. Nos collègues sur place nous le disent : nos concitoyens confondent souvent les cercles du pouvoir. À l’image du service de communication créé par le TGI (tribunal de grande instance) de Paris, le ministère gagnerait à consacrer des moyens pour que les magistrats en poste aient le temps d’expliquer leurs décisions.
Par ailleurs, la manière dont les cours d’appel sont organisées peut contribuer à faire naître un sentiment d’entre-soi – le terme de collusion est peut-être un peu fort. À Fort-de-France ou à Cayenne, la cour d’appel n’a sous son giron qu’un seul tribunal. Or les chefs de juridiction entretiennent des relations intimes avec des magistrats qui exercent au tribunal judiciaire. Cela peut susciter des craintes quant à la façon dont les décisions sont prises.
C’est la raison pour laquelle nous nous sommes récemment entretenus avec la direction des services judiciaires (DSJ) afin qu’elle veille – ainsi que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) – à ne pas nommer de chef de juridiction en couple avec un magistrat en poste sur place. Il n’y a pas de raison de douter a priori de leur déontologie, mais cette situation peut conduire à questionner l’impartialité de la justice.
Mme Judith Allenbach. Cela rejoint ce que nous disions au sujet de la prévention du risque disciplinaire et du renforcement de la déontologie. Outre l’insularité, comme l’a dit Mathilde Thimotée, il doit être tenu compte du fait que la cour d’appel et le tribunal judiciaire se situent sur le même territoire, que les juridictions sont de petite taille et que les magistrats, peu nombreux, se connaissent très bien, peuvent rester en poste longtemps et entretiennent parfois des relations interpersonnelles très fortes pouvant encore renforcer l’entre-soi. Quand des personnes occupant des postes de gouvernance de la juridiction, de la cour d’appel ou au parquet ont des liens étroits avec des magistrats du siège, il est vrai que cela peut être dérangeant. La DSJ et le CSM doivent donc mener une politique de prévention et disciplinaire, qui est valable pour le reste du territoire national.
Au fond, il n’existe pas de politique disciplinaire à proprement parler. Il n’y a que des pratiques éparses, sans véritables lignes directrices ni guide de bonnes pratiques pour les chefs de juridiction, qui sont chargés de faire remonter les éventuels problèmes et qui sont compétents pour demander au CSM de s’intéresser à telle ou telle question. L’institution doit donc mener à ce sujet une réflexion à la fois nationale et spécifique aux outre-mer.
Parfois, des mouvements de personnel compensent l’absence d’actions disciplinaires concernant des magistrats qui peuvent poser problème. Ce manque de transparence et de lisibilité est extrêmement délétère aussi bien pour nos collègues que pour l’image de la justice sur place. L’institution gagnerait énormément à remédier à cette opacité, particulièrement outre-mer.
Mme Béatrice Brugère. Monsieur le rapporteur, les syndicats parviennent-ils à faire remonter ces enjeux ? Oui et non. Je me souviens d’un déplacement à Cayenne, il y a quelques années, à propos d’un grave problème d’amiante. Nous avions tiré la sonnette d’alarme je ne sais combien de fois, allant jusqu’à menacer de lancer des procédures ; nous avons eu le plus grand mal à faire bouger les choses. Nous y parvenons parfois, mais nous constatons un immobilisme et le manque d’une politique ad hoc. Il faudrait presque un service dédié, y compris en ce qui concerne le bâtimentaire.
Des Algeco, j’en ai vu là-bas, certains d’ailleurs dans un état très dégradé. Mais il en existe aussi ailleurs sur le territoire. Cette question prend d’autres proportions outre-mer en raison de la distance et du sentiment, parfois justifié, d’abandon. Les magistrats et le reste du personnel ont l’impression que tout y est plus lent, mais leurs difficultés sont souvent les mêmes qu’ailleurs. De l’amiante, par exemple, il y en a dans d’autres tribunaux.
Nous essayons d’agir. Comme je le disais, notre action a été assez efficace à la suite du cyclone qui a touché Mayotte, pour donner les noms des magistrats qui n’arrivaient à joindre personne et les faire évacuer. Mais ce qui s’est passé est anormal. Les choses pouvaient être anticipées et auraient dû être organisées d’une autre manière.
S’agissant d’une possible collusion, je ne dispose pas d’éléments tangibles pour répondre. Cela doit exister, comme partout sur le territoire. Le cas échéant, je présume que les choses prennent effectivement des proportions particulières outre-mer.
Quant aux solutions et aux propositions, nous en avons formulé un certain nombre que je vous transmettrai par écrit pour ne pas allonger les débats. Parmi les pistes de réflexion, je peux de nouveau évoquer celles relatives aux notifications ou au développement de la visioconférence et du numérique. Cela étant, en l’absence de moyens humains, matériels et budgétaires supplémentaires, toutes nos propositions resteront lettre morte. Il faudra un plan d’action étayé.
M. le président Frantz Gumbs. Comme vous, je crois que le sentiment d’entre-soi est d’autant plus fort que les territoires sont petits. En matière d’insécurité ou d’immigration, par exemple, pour des questions de coordination des services de l’État, le préfet et le juge ou le procureur et le chef de la gendarmerie apparaissent parfois côte à côte. Les habitants peuvent alors se demander pourquoi ils sont toujours ensemble et croire qu’ils s’entendent pour s’occuper d’eux, en quelque sorte. C’est un problème d’image.
Madame Thimotée, vous avez dit que certains magistrats font preuve de créativité et d’innovation, mais que leurs initiatives disparaissent quand ils changent de poste. Pourriez-vous nous fournir un inventaire de ce qui fonctionne ou a fonctionné et qui mériterait d’être formalisé et pérennisé ?
Mme Judith Allenbach. Le problème principal est bien l’absence de stratégie de long terme adaptée à chaque territoire. Cela conduit à une multiplication des initiatives éparses, provisoires, éphémères, qui reposent sur l’imagination et la bonne volonté des acteurs en place à un moment précis et qui mourront avec le départ de leurs instigateurs. Il serait en effet très intéressant de s’inspirer de tout ce qui a été entrepris pour ériger de véritables politiques publiques, si fastidieux que s’annonce l’inventaire. Les différents syndicats auront des exemples à vous fournir, sachant que ce qui est fait dans un territoire n’est pas nécessairement pertinent dans un autre et que certaines initiatives séduisantes en apparence ne servent en fait, pour l’essentiel, que la communication de l’institution judiciaire. Si l’image a son importance, il faut que les initiatives soient consistantes sur le fond et puissent s’inscrire dans la durée.
M. Davy Rimane, rapporteur. Madame Brugère, vous parlez du développement de la visioconférence et du numérique, mais je rappelle qu’il existe une fracture numérique terrible et que nos populations souffrent d’illectronisme, sans mentionner la barrière de la langue. Ce sont trois éléments non négligeables dont il faut tenir compte dans nos territoires.
Plus globalement, même si vous avez promis de nous envoyer des documents complémentaires, il me semble que beaucoup de points restent à évoquer et qu’une nouvelle audition pourrait être utile.
Mme Judith Allenbach. Nous sommes à votre disposition, sous réserve, peut-être, d’un préavis plus important. C’est parce que nous avons reçu la convocation il y a peu que nous n’avons pas eu davantage d’éléments précis à vous présenter.
M. le président Frantz Gumbs. Si nécessaire, après réception des éléments dont vous disposez, nous pourrons effectivement nous rencontrer de nouveau. Je vous remercie chaleureusement pour votre présence aujourd’hui.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Cela nécessite des tribunaux accessibles, répondant à un maillage territorial pertinent et en état de fonctionnement. Cela suppose également un cadre bâti adapté aux contraintes, notamment climatiques et géologiques, du territoire d’implantation, ainsi qu’aux besoins de la population, parfois allophone.
Plusieurs projets immobiliers d’ampleur sont en cours de développement dans les outre-mer. L’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij) en a la charge et joue à ce titre un rôle très structurant et concret dans l’accès au droit et à la justice. Il nous a donc semblé intéressant d’entendre dès le début de nos travaux son directeur général, M. David Barjon, architecte et urbaniste général de l’État, afin de dresser un état des lieux complet de ces projets.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. David Barjon prête serment.)
M. David Barjon, directeur général de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij). Le questionnaire que vous m’avez adressé servira de guide à mon intervention liminaire.
Je vais tout d’abord vous présenter l’Agence publique pour l’immobilier de la justice. Cela vous permettra d’identifier son rôle, son périmètre, son fonctionnement, mais aussi de comprendre pourquoi il me sera difficile de répondre à certaines questions.
L’Apij est un établissement public administratif sous la tutelle du ministère de la justice et du ministère des comptes publics. Elle bénéficie de 164 équivalents temps plein (ETP) et dispose d’un budget de fonctionnement d’environ 19 millions d’euros. Elle réalise pour le compte du ministère de la justice des opérations immobilières aussi bien judiciaires que pénitentiaires, correspondant au champ de compétences de ce dernier. Elle peut également effectuer des opérations pour d’autres ministères, dès lors que l’une des composantes du projet relève du ministère de la justice. En outre-mer, c’est le cas par exemple à Saint-Martin, où nous réalisons la cité administrative et judiciaire.
Nous ne nous occupons pas de l’ensemble des projets immobiliers du ministère de la justice ; seulement des plus grands. Aucun seuil n’est défini : cela est laissé à l’appréciation du ministère, mais notre organisation et nos compétences sont plutôt ciblées sur les grands projets. La zone Antilles-Guyane connaît toutefois une particularité, puisque compte tenu d’un déficit d’ingénierie en interne, notamment au ministère de la justice, nous y réalisons des prestations de moindre ampleur, comme de petites opérations de réhabilitation telles qu’un changement de groupe froid, chose que nous n’effectuons jamais dans l’Hexagone.
Au-delà de la construction elle-même, l’Apij joue auprès du ministère de la justice un rôle de conseil en matière immobilière. Nous élaborons ainsi les guides de programmation qui correspondent au cadre donné à la construction. Il s’agit par exemple de définir comment un palais de justice – il en irait de même dans le domaine pénitentiaire – doit fonctionner. Ces guides sont évidemment établis en collaboration avec la direction des services judiciaires et le secrétariat général du ministère, mais nous jouons une part active dans leur rédaction et leur actualisation. Un guide de programmation générique donne les orientations pour l’ensemble des palais de justice, qu’ils soient situés dans l’Hexagone ou en outre-mer. Puis nous élaborons pour chaque opération un guide spécifique au palais de justice et à la région concernés. Ainsi, les variations rencontrées dans une construction située outre-mer ne figurent pas dans le programme générique, mais dans le guide de programmation propre à l’opération, qui mentionne toutes les spécificités liées au territoire. Il n’existe pas de guide générique dédié aux outre-mer : ces territoires présentant chacun des spécificités, il n’était pas possible de produire un guide commun. Nous rédigeons donc pour chaque opération un guide tenant compte des spécificités du territoire concerné.
Votre questionnaire évoquait les défis rencontrés dans les outre-mer. La gouvernance de l’Apij est assurée par un conseil d’administration qui délibère sur des commandes passées par le ministère de la justice. Puis l’Agence exécute les délibérations votées. Nous n’avons donc pas de rôle en matière de stratégie immobilière à l’échelle d’une région par exemple. Il ne nous appartient pas de déterminer qu’il faudrait construire un palais de justice à tel endroit et de telle capacité : c’est le ministère de la justice qui exprime son besoin, par rapport à l’activité juridictionnelle et dans la zone géographique visée. Dans ce cadre, il est attendu de nous que nous menions l’opération en respectant les délais et les coûts fixés par le ministère et validés par le conseil d’administration, tout en garantissant la qualité d’exécution.
Face à ces enjeux, les défis que nous rencontrons en outre-mer sont de plusieurs ordres. Le premier concerne la partie foncière. Certains des territoires concernés sont accidentés et il est difficile de construire des bâtiments judiciaires, et plus encore pénitentiaires, dans les pentes ou les zones à risque. La géographie et la nature des risques, notamment naturels, que l’on trouve particulièrement en outre-mer sont un facteur limitant à la recherche foncière.
Nous sommes également confrontés à des difficultés de concurrence, avec d’éventuels effets sur le coût. Le nombre de candidats intéressés par les opérations que nous conduisons outre-mer est en effet souvent moitié moins élevé que celui observé pour les opérations menées dans l’Hexagone. Connaissant la problématique, nous essayons, grâce à une démarche de sourcing, de prendre contact avec les entreprises très en amont afin de les mobiliser pour qu’elles soient candidates à nos appels d’offres.
Se pose par ailleurs la question du coût, plus élevé en outre-mer que dans l’Hexagone. Les entreprises ont des contraintes objectives. La disponibilité des matériaux, tout comme leur acheminement, représente un coût supplémentaire. Le fait d’être contraint par l’existence d’un marquage Communauté européenne constitue également une difficulté. Des évolutions sont en cours, mais ne sont pas encore complètement opérationnelles : elles permettront aux entreprises qui réalisent nos projets de s’approvisionner dans une zone géographique plus proche, y compris si elle ne relève pas de la Communauté européenne. Ces pistes permettront peut-être de faire baisser les coûts dans les années à venir ; ce n’est pas encore le cas.
Les entreprises qui agissent pour nous sur ces territoires nous font en outre part de difficultés à recruter de la main-d’œuvre, aussi bien quantitativement que qualitativement. Ces pénuries de personnel jouent sur les délais, mais aussi sur la qualité des réalisations. Nous en connaissons malheureusement des exemples. Les difficultés de réalisation techniques combinées à un allongement des délais enchérissent le coût des chantiers.
Parmi les spécificités des outre-mer – je généralise le propos, il conviendrait bien évidemment d’analyser la situation territoire par territoire, car il existe des différences –, figurent aussi les crises territoriales, qui y sont plus régulières que dans l’Hexagone et ont un effet sur notre activité. Un mouvement des dockers par exemple freinera l’approvisionnement en matériaux et aura un impact sur les réalisations. De même, lorsque se produisent des manifestations de grande ampleur ou des émeutes, les chantiers s’arrêtent, voire subissent des dégradations, ce qui peut entraîner des dérapages en matière de délais et de coûts.
Le questionnaire évoque par ailleurs la couverture de l’outre-mer en infrastructures judiciaires. Plusieurs questions sont liées à leur répartition et à leur adéquation avec les territoires. Nous pouvons difficilement y répondre, puisque l’Apij n’a pas une vision globale de l’immobilier judiciaire. Nous avons une connaissance de chaque opération que nous menons et du territoire proche de son lieu d’implantation, mais ne sommes pas capables d’aller au-delà, sauf si nous avons reçu du ministère de la justice une commande de schéma directeur immobilier, généralement à l’échelle d’un ressort, afin d’examiner par exemple des optimisations immobilières ou une stratégie immobilière à développer. Dans ce cas seulement, nous disposons d’une vision presque globale de l’état de l’immobilier judiciaire sur ce ressort.
Nous constatons en revanche que l’immobilier judiciaire a tendance à se dégrader davantage en outre-mer que dans l’Hexagone. Cela est essentiellement lié aux conditions climatiques et à la qualité de l’exploitation et de la maintenance, les deux facteurs allant de pair.
Une fois dressé ce constat d’une spécificité de l’outre-mer, il convient de souligner que de très nombreux projets sont en cours pour remettre en état l’immobilier judiciaire ultramarin. Cela ne concerne pas tous les territoires. Aux Antilles et en Guyane par exemple, lorsque toutes les opérations auront été réalisées, le patrimoine judiciaire sera quasiment remis à neuf. Cela est moins vrai en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie. Un gros travail est effectué à l’échelle de certains territoires et va améliorer considérablement l’infrastructure immobilière judiciaire.
Nous ne pouvons pas répondre à votre question sur le maillage géographique des juridictions, puisque ce dernier n’est pas établi par l’Apij mais par le secrétariat général du ministère en lien avec la direction des services judiciaires. Nous pouvons néanmoins signaler une évolution dans au moins un territoire d’outre-mer, la Guyane : le chantier de la cité du ministère de la justice devrait en effet démarrer bientôt à Saint-Laurent-du-Maroni, dans un secteur couvert auparavant par Cayenne, mais pour lequel la réalisation d’un tribunal de plein exercice va constituer une offre nouvelle. J’imagine que le ministère a veillé à mettre parfaitement en adéquation les besoins de ce territoire avec l’infrastructure à venir.
Vous posez par ailleurs la question du recrutement, de la fidélisation des personnels et du lien entre l’attractivité d’un territoire et la qualité de l’outil immobilier. J’ignore dans quelle proportion, mais il me semble évident que ces éléments sont liés. Je ne ferais toutefois pas nécessairement de différence sur ce point entre l’outre-mer et l’Hexagone : tous les personnels souhaitent travailler avec un outil moderne, leur offrant une qualité de vie au travail propice à l’exercice de leurs missions. Nous ne disposons pas sur ce sujet des éléments nous permettant d’effectuer des comparaisons entre territoires d’outre-mer.
Il est également compliqué d’établir des comparaisons entre territoires sur la question budgétaire, dans la mesure où l’Apij ne s’occupe que d’un volet de la partie immobilière. Le ministère dispose en effet de crédits qu’il utilise en outre-mer dans le domaine immobilier et sur lesquels nous n’avons pas nécessairement de visibilité. Cela concerne notamment le gros entretien renouvellement.
La priorisation des projets entre l’Hexagone et les outre-mer ou entre les territoires ultramarins ne relève pas non plus de l’Apij. Ce travail est effectué par le ministère de la justice, qui nous passe ensuite commande d’une ou plusieurs opérations.
Le lien avec les territoires s’effectue de l’amont à l’aval. En amont des projets, cela concerne la recherche de foncier. Nous travaillons avec les acteurs locaux, c’est-à-dire aussi bien avec les services déconcentrés de l’État qu’avec les collectivités locales, pour trouver les terrains adaptés au cahier des charges. Nous associons par ailleurs les collectivités au choix du projet, notamment de l’architecte, dans le cadre de commissions ou de jurys que nous organisons. Il existe donc une concertation.
Pendant la réalisation de chaque projet, des interfaces ont nécessairement lieu avec les collectivités pour tous les éléments relevant de leurs compétences, qu’il s’agisse de l’accès, de la voirie ou du réseau notamment.
Une autre spécificité ultramarine, dont il existe un exemple en Guyane, réside dans la mise en place, compte tenu des défis précédemment évoqués, d’une cellule socio-économique rassemblant sous l’autorité du préfet l’ensemble des acteurs intéressés, impliqués ou concernés par le projet, afin d’anticiper les problèmes potentiels, parmi lesquels la formation de la main-d’œuvre ou l’accueil des compagnons intervenant sur le chantier. Le chantier de Saint-Laurent-du-Maroni va ainsi mobiliser sur le site jusqu’à 400 personnes, qu’il va notamment falloir loger. Viendront ensuite les personnels. La cellule socio-économique explore l’ensemble des questions soulevées en amont du chantier. Cela concerne également le recours aux matériaux locaux, qui est une bonne chose mais nécessite de sécuriser le niveau de production. Cela est important sur des chantiers de cette ampleur. La concertation avec les acteurs locaux est donc large et s’effectue à différents niveaux.
Concernant la conception des palais de justice, j’aimerais là aussi évoquer certaines spécificités des territoires ultramarins, où l’activité juridictionnelle est parfois très différente de celle rencontrée dans l’Hexagone. L’activité pénale notamment peut y être bien supérieure. Nous adaptons par conséquent les programmes spécifiques, en prévoyant par exemple, dans certains projets, davantage de salles pénales, de salles d’assises et des boxes conçus différemment, pour accueillir un grand nombre de prévenus.
Comme certains publics viennent de loin, pour la journée, il faut être en mesure de les accueillir, notamment grâce à une offre de restauration sur place et à des parkings – lorsque les transports en commun ne sont pas assez développés, les gens viennent en voiture. Alors qu’on n’aurait pas forcément prévu des parkings dans l’Hexagone, on le fait dans les territoires ultramarins, même si la question du foncier y est compliquée. Il faut aussi des protections contre les intempéries et le soleil, comme les carbets en Guyane.
Il existe également des spécificités, en matière de RH comme de locaux, liées à la présence de publics allophones. Il faut des locaux pour les interprètes et la signalétique fait l’objet d’un travail spécifique. Nous utilisons plutôt des pictogrammes et, en complément, un accueil directionnel.
En matière de sécurisation des palais de justice, nous avons réalisé des travaux complémentaires en Martinique, par exemple, à la suite des émeutes. Les expériences acquises dans les différents territoires d’outre-mer nous servent à adapter nos programmes spécifiques au fur et à mesure.
Je pourrai, à l’issue de cette audition, vous adresser une note écrite.
M. le président Frantz Gumbs. Merci pour ces explications qui, me semble-t-il, ont le mérite d’être claires.
Attribuez-vous des marchés de conception-réalisation, séparez-vous ces deux aspects ou bien faites-vous vous-mêmes les plans d’architecture ?
M. David Barjon. S’agissant des outre-mer, nous recourons majoritairement à des marchés globaux de performance – conception, réalisation, exploitation et maintenance – en lien avec les défis que j’ai évoqués.
Les difficultés, importantes, d’approvisionnement n’ont pas seulement des conséquences en matière de coûts : elles causent, par ailleurs, des retards importants. Quand on utilise ce type de marché, on a tout de suite le concepteur mais aussi les autres entreprises : on peut donc anticiper en ce qui concerne les approvisionnements.
J’ai également parlé des difficultés d’exploitation et de maintenance. L’avantage de ces marchés est de mettre tout de suite le mainteneur dans le groupement. On peut ainsi prendre en compte dès la conception ses besoins au niveau technique et ce qu’il sera ensuite capable de faire. En effet, il ne sert à rien de prévoir des systèmes hypersophistiqués si, par la suite, le mainteneur n’arrive pas à se les approprier. Il vaut mieux développer des solutions simples, qui seront durables et que le mainteneur pourra maîtriser. Tout cela est facilité par le recours aux marchés globaux.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez dit ne pas être en mesure d’établir un comparatif entre les différents territoires pour ce qui est du patrimoine immobilier du ministère de la justice, parce que vous n’avez pas tous les éléments. Lors de son audition, le secrétaire général adjoint du ministère nous a pourtant dit de vous poser la question, car vous seriez plus à même d’y répondre. À qui devons-nous nous adresser pour avoir des réponses sur ce point ?
M. David Barjon. Prenons le cas de la Guyane. Ce que nous connaissons bien, ce sont les opérations qui seront mises en chantier ou qui font l’objet d’études préalables. En revanche, nous n’avons pas d’éléments concernant les locaux actuellement occupés par le ministère de la justice. Nous n’assurons pas l’exploitation et la maintenance, pas même s’agissant des opérations que nous réalisons. Les marchés globaux de performance incluent cette partie, mais elle relève ensuite du ministère. Nous préparons le marché, puis nous l’exécutons ; à partir de l’exploitation et de la maintenance, il est repris et suivi par le secrétariat général.
Nous avons une visibilité sur nos opérations : nous pouvons faire, en ce qui les concerne, des comparaisons entre la Guyane et la Martinique, par exemple ; en revanche, nous ne pouvons pas faire de comparaison entre les territoires pour ce qui est du patrimoine immobilier de la justice. L’Apij – je suis catégorique sur ce point – ne le peut pas, parce qu’elle n’a pas tous les éléments nécessaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. À qui devons-nous donc nous adresser au sein du ministère ?
M. David Barjon. C’est le service de l’immobilier ministériel, le SIM, qui a, au sein du secrétariat général, une vision globale dans ce domaine. Il a non seulement des données concernant l’existant mais aussi nos propres données – nous les lui fournissons pour toutes nos réalisations.
M. Michaël Taverne (RN). J’ai eu l’occasion de m’intéresser en tant que rapporteur, sous la précédente législature, à la problématique que constitue l’attribution des marchés publics pour la DRHFS (direction des ressources humaines, des finances et des soutiens) du ministère de l’intérieur. Pensez-vous qu’il faudrait un assouplissement ? Certaines entreprises potentiellement très compétentes, sur le plan technique, pour ce qui est de l’outre-mer, ne peuvent pas concourir en raison des normes et de la réglementation auxquelles elles sont confrontées. Elles abandonnent, contrairement à de plus grosses entreprises.
M. David Barjon. C’est une vaste question. Nos marchés représentent des sommes importantes. Il est donc nécessaire que les entreprises aient les reins suffisamment solides et qu’elles aient déjà réalisé des opérations de nature équivalente. Cela fait partie de nos critères, afin de sécuriser les opérations. Il est dès lors évident que certaines entreprises ne peuvent pas se présenter, du moins comme mandataires, c’est-à-dire en tant qu’entreprises principales. Elles n’ont pas une surface financière suffisante ou les compétences demandées. On peut en revanche les retrouver parmi les sous-traitants. Les majors du BTP se portent candidates pour nos opérations, mais des entreprises locales le font aussi de temps en temps, et nous pouvons les retenir, non pas pour les marchés pénitentiaires, dont l’ampleur est encore plus grande, mais pour les marchés judiciaires.
Au-delà de la question de l’accès à la commande publique, pour nos opérations, il faudrait peut-être commencer par résoudre les difficultés que j’ai évoquées tout à l’heure. L’entreprise mandataire pour la cité administrative et judiciaire de Saint-Martin est locale – elle est antillaise. Bien qu’elle ne soit pas de petite taille, elle a des difficultés, puisqu’elle est actuellement en redressement. Nous avons donc aussi, par ricochet, une difficulté.
Je suis conscient de ne pas vous répondre entièrement, mais nous sommes moins préoccupés par l’évolution de la commande publique que par les difficultés que rencontrent les entreprises. La question, pour nous, serait plutôt de savoir comment solidifier les entreprises locales afin de leur permettre de répondre plus facilement à nos appels d’offres. Elles n’en sont pas exclues, je l’ai dit : comme nous retenons des groupements d’entreprises, on les retrouve souvent non pas en tant que mandataires, mais dans le groupement, en cotraitance ou sous-traitance. Elles sont en général présentes : à ma connaissance, nous ne menons pas, dans l’outre-mer, de chantier uniquement avec des entreprises hexagonales. Il y a toujours au moins une entreprise locale dans nos opérations actuelles.
M. Élie Califer (SOC). Même si vous avez presque répondu, par anticipation, à toutes les questions que nous nous posions, j’aimerais savoir quels sont les surcoûts liés aux difficultés et aux particularités que vous avez évoquées.
Quelles commandes, s’agissant de l’outre-mer, avez-vous en stock ?
L’opération concernant Basse-Terre a été confiée à une entreprise installée chez nous, mais qui a une dimension nationale. Nous avons de grosses entreprises, mais ce sont souvent de grandes succursales d’autres entreprises. Par ailleurs, il ne faut pas nier la partie formation et qualifications : il y aurait des efforts à faire dans ce domaine.
Je pense que nous sommes tous satisfaits de voir que vous prenez en compte les spécificités. Néanmoins, il va falloir trouver des solutions pour traiter les blocages. J’aimerais savoir comment on pourrait accélérer les choses, mais je comprends que vous faites partie d’une chaîne : on vous passe des commandes et vous vous occupez de la réalisation – nous pensions que vous aviez la main.
M. David Barjon. Les surcoûts sont variables selon les territoires. Je vais vous donner quelques chiffres, qui sont à prendre avec des précautions parce que nous n’avons pas un échantillon statistique suffisant – nous ne réalisons pas dix opérations dans chaque territoire, mais plutôt une seule en général. Les surcoûts par rapport à l’Hexagone vont de 60 à 100 %.
Je vais citer les noms des entreprises retenues en Guadeloupe, à Basse-Terre – ils sont de toute façon publics et il ne faudra pas y voir une forme de publicité. Pour la maison d’arrêt de Basse-Terre, il s’agit de Bouygues – une major –, en cotraitance avec ICM, qui est une entreprise locale. On trouve le même cas de figure à Baie-Mahault. S’agissant de Saint-Martin, ICM est la seule entreprise mandataire : il n’y a pas d’entreprise nationale, de major. En Martinique, la SAS (structure d’accompagnement vers la sortie) de Ducos est réalisée par Comabat – ce n’est pas une opération judiciaire, mais un établissement pénitentiaire de taille intermédiaire, qui représente quelques dizaines de millions d’euros.
M. Élie Califer (SOC). Et qu’en est-il des commandes ?
M. David Barjon. Nous avons un chantier en cours, celui de la cité administrative et judiciaire de Saint-Martin.
D’autres opérations sont également en cours mais sans que les chantiers aient encore commencé. D’ailleurs, il devrait y avoir quelques décalages liés au contexte budgétaire, pour permettre un lissage des engagements du ministère de la justice.
Cela concerne notamment le palais de justice de Basse-Terre et le palais historique de Pointe-à-Pitre.
En Martinique, la réhabilitation et l’extension du tribunal judiciaire de Fort-de-France sont au stade des études préalables.
En Guyane, deux chantiers devraient démarrer très prochainement, celui de la cité judiciaire de Cayenne et celui de la cité du ministère de la justice à Saint-Laurent-du-Maroni. La phase de préparation de chantier est prévue pour cet été.
À Mayotte, nous avons réalisé les études préalables concernant la cité judiciaire de Mamoudzou. Néanmoins, nous ne savons pas si l’opération va se poursuivre sous la forme qui a été étudiée, compte tenu des discussions budgétaires entre le ministère de la justice et Bercy, auxquelles l’Apij n’est pas partie – nos informations ne sont donc pas forcément actualisées au jour le jour. Ces discussions auront une influence sur la programmation immobilière : certaines opérations pourraient être décalées dans le temps, faute de disponibilités budgétaires. S’agissant de la cité judiciaire de Mamoudzou, un bien foncier a été identifié, mais non acquis. L’évaluation financière est élevée, ce qui pose une question du côté du ministère de la justice.
En ce qui concerne La Réunion, nous avons une commande d’études préalables pour la réhabilitation du tribunal judiciaire de Saint-Denis.
En Nouvelle-Calédonie, c’est d’un schéma directeur qu’il s’agit, c’est-à-dire d’études visant à définir les investissements immobiliers à réaliser dans un ressort.
En Polynésie, nous avions fait des études et lancé un concours pour une nouvelle cité judiciaire à Papeete. À ce stade, dans le cadre des discussions budgétaires en cours, l’opération est suspendue. Nous avons gagné le contentieux portant sur le jury de candidature, mais l’opération s’est arrêtée là pour l’instant.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez fait le tour de tous nos pays, je vous en remercie. Un détail : la prison de Basse-Terre sera-t-elle livrée dans les prochains jours ?
M. David Barjon. Plusieurs phases sont prévues. La première, celle de l’extension, avec une construction neuve, s’achèvera bientôt – cet été. En revanche, je ne connais pas la date de la mise en service. Une fois que la première phase sera terminée, il faudra faire basculer les détenus pour réhabiliter l’existant.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous nous dire si à chaque tribunal judiciaire correspond, dans les faits ou dans les règles, un établissement pénitentiaire ?
M. David Barjon. Je crains d’être inexact.
M. le président Frantz Gumbs. La décision de scinder en deux le tribunal judiciaire de Basse-Terre serait quelque part dans les tuyaux, comme on dit. Il s’agirait de créer un tribunal judiciaire pour la Guadeloupe et un autre pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Cela ne relève pas de votre compétence, bien sûr, mais la question, que je reposerai dans un autre cadre, était dès lors de savoir si on met une prison en parallèle de chaque tribunal judiciaire.
Quelle est la composition de votre conseil d’administration ?
M. David Barjon. Il est présidé par un conseiller maître à la Cour des comptes et constitué, d’une part, par des représentants de nos ministères de tutelle – issus de l’administration pénitentiaire, des services judiciaires et du secrétariat général, pour le ministère de la justice, ainsi que du ministère du budget – et, d’autre part, de personnalités qualifiées – des directeurs interrégionaux des services pénitentiaires, procureurs généraux ou premiers présidents de cour d’appel et des personnes désignées pour leurs compétences dans d’autres domaines, venant de la direction de l’immobilier de l’État ou encore du ministère de la transition écologique.
M. Davy Rimane, rapporteur. J’aimerais mieux comprendre le fonctionnement du CA au sujet des commandes, d’autant que vos propos et ceux du secrétaire général adjoint du ministère de la justice divergent. Pourquoi le conseil d’administration doit-il délibérer sur la commande faite par le ministère puisque celle-ci s’accompagne d’une enveloppe budgétaire déjà définie ?
Vous avez mentionné des coûts de construction plus importants en outre-mer. Lors de l’élaboration du projet, les réalités environnementales, climatiques, géologiques de chaque territoire sont-elles prises en compte ? Nous nous rendons compte que les bâtiments vieillissent très mal, parce que les matériaux choisis n’étaient pas appropriés, ce qui renchérit le coût de la maintenance. Ces retours d’expérience sont-ils pris en compte ?
Selon un rapport parlementaire, il est question de créer une cellule spécifique à l’immobilier outre-mer, à l’image du service immobilier placé auprès du secrétariat général. Où en est ce projet ?
M. David Barjon. Le conseil d’administration évalue d’abord la capacité de l’Apij à exécuter la commande dans les conditions fixées par le ministère, notamment en matière de délai. Il évalue ainsi les moyens en ressources humaines et les éléments budgétaires dans leur ensemble. Il peut arriver que Bercy, qui est représenté au conseil d’administration, s’exprime pour indiquer que l’opération ne lui paraît pas réalisable compte tenu de la chronique budgétaire. Cette évaluation par le conseil d’administration permet donc de sécuriser les opérations de l’Apij.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je n’imagine pas que le ministère puisse faire une commande hors de tout contexte budgétaire, que ce soit sur un ou plusieurs exercices. J’essaie de comprendre la pertinence du recours au conseil d’administration de l’Apij. Arrive-t-il qu’il refuse une commande faite par le ministère ?
M. David Barjon. Il peut arriver que l’Apij refuse une commande, mais elle le fait lors d’une réunion préparatoire au conseil d’administration. En général, on n’expose pas en conseil d’administration des délibérations qui poseraient un vrai problème ; nous les avons traitées en amont.
Un budget est en effet alloué à chaque opération. Sa soutenabilité budgétaire est évaluée à l’année, mais le ministère du budget regarde aussi les décaissements à venir les années suivantes. Les appréciations du ministère de la justice et de Bercy sur la gestion de crédits au-delà de l’annualité budgétaire peuvent diverger. Il peut donc arriver que certains dossiers présentés par le ministère de la justice à la suite d’un engagement politique, par exemple, ne soient pas soumis à la délibération du conseil d’administration parce que Bercy a identifié un problème de budget global. Cela arrive plus souvent aujourd’hui que lorsque la situation budgétaire était stable. Dans le contexte tendu que nous connaissons actuellement, il y a d’autant plus de discussions entre les deux ministères.
En outre-mer, le sujet environnemental est au moins aussi prégnant qu’en Hexagone, voire plus. Nous prenons en compte les questions liées au climat et aux matériaux dès le début. Ainsi, dans nos appels d’offres en outre-mer, nous demandons des références attestant que le groupement d’entreprises possède des compétences qui lui permettront de traiter des problématiques spécifiques à l’outre-mer en général et parfois au territoire en particulier.
Nos réalisations tiennent donc compte des conditions environnementales et climatiques. C’est le cas notamment à Saint-Laurent-du-Maroni, où les établissements pénitentiaire et judiciaire ont été conçus en fonction de l’orientation des vents, pour assurer une meilleure ventilation naturelle, et de leur exposition aux pluies, pour mieux les protéger. Leurs matériaux de construction – terre crue et bois – sont locaux, dans la mesure de la capacité locale de production. En Guyane, où le chantier va démarrer, nous nous sommes assurés que les prestataires avaient les compétences et l’expérience nécessaires dans ce domaine. Nos cahiers des charges fixent des objectifs bien particuliers pour chacune des opérations.
S’agissant de l’existence d’une cellule spécifique à l’outre-mer, nous disposons d’une antenne en Guadeloupe pour couvrir la zone des Antilles. Pour les autres territoires, les dossiers sont traités en majeure partie depuis Paris et un assistant à maîtrise d’ouvrage assure une présence locale. Nous pouvons faire beaucoup de choses depuis Paris, mais certaines phases requièrent une présence locale. Nos équipes se déplacent d’ailleurs régulièrement. Je précise que notre antenne en Guadeloupe est composée de deux équipes opérationnelles sur les douze de l’Agence. Cette présence aux Antilles s’explique par l’activité importante dans la région.
M. Élie Califer (SOC). Le palais de justice de Basse-Terre a été construit après le passage du cyclone de 1928. J’ai visité la parcelle où doit être édifié le nouveau bâtiment. Les opérations vont-elles bientôt démarrer ou sont-elles encore susceptibles de subir des arbitrages budgétaires ? Cela risquerait de décevoir nos autorités judiciaires.
M. David Barjon. Nous nous sommes arrêtés après avoir retenu l’architecte. Une discussion sur le décalage calendaire de la réalisation du projet est en cours. Je ne peux pas vous donner plus de précisions, car cette décision relève du ministère, qui la prendra en fonction de la planification budgétaire et immobilière.
M. le président Frantz Gumbs. Les autorités locales de Saint-Martin ont exprimé la nécessité de disposer d’un établissement pénitentiaire adapté à la taille de ce petit territoire. Avez-vous été informé de cette demande ?
M. David Barjon. Nous n’avons pas de commande pour un tel établissement.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je reste un peu sur ma faim. J’ai vraiment du mal à saisir la logique de fonctionnement du CA de l’Apij, d’autant plus si les délibérations gênantes en sont exclues et que les discussions ont lieu en amont. Qu’est-il d’autre finalement qu’une simple chambre d’enregistrement ? C’est en fait toute l’organisation autour de la commande qui m’interpelle.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Barjon, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions avec toute la transparence que vous pouviez. N’hésitez pas à nous transmettre les documents que vous jugeriez utiles.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. L’accès au droit et à la justice nécessite la pleine implication de tous les professionnels du droit. Dès lors, il nous a paru pertinent d’entendre les représentants des commissaires de justice. Ceux-ci interviennent notamment pour faire exécuter les décisions, signifier des actes judiciaires, recouvrer des créances et réaliser des ventes aux enchères.
La Chambre nationale des commissaires de justice (CNCJ), que vous représentez, est l’instance ordinale de cette profession nouvelle, née du rapprochement des huissiers de justice et des commissaires-priseurs judiciaires.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Olivier Baret et M. Jérôme Fastier prêtent successivement serment.)
M. Olivier Baret, secrétaire du bureau national de la Chambre nationale des commissaires de justice. J’exerce à La Réunion, plus précisément à Saint-Pierre mais notre compétence s’étend à tout le département. Je suis entré à la Chambre nationale au début de l’année 2019 ; depuis le 1er juillet 2022, je suis secrétaire du bureau national, chargé des pôles numérique et formation.
En application de l’ordonnance du 2 juin 2016, les commissaires de justice sont issus du rapprochement des huissiers de justice et des commissaires-priseurs judiciaires. Ces derniers se distinguent des commissaires-priseurs car ils exercent en vertu d’une décision de justice.
Nous sommes 3 700 commissaires de justice, regroupés au sein de 2 200 offices situés dans tout le territoire, y compris dans les régions ultramarines. Nous employons un peu plus de 10 000 collaborateurs. Notre exercice touche d’abord à la matière régalienne, pour toutes les activités liées à l’institution judiciaire, comme la signification et l’exécution des décisions de justice. L’autre part de notre activité est concurrentielle puisque nous sommes là en concurrence avec d’autres acteurs du marché, comme dans le cas des ventes volontaires ; des constats, dans le domaine de la preuve ; et du recouvrement amiable. Dans ce dernier cas, nous intervenons avant toute décision de justice, souvent après quelques mois seulement d’impayés, afin de chercher rapidement des solutions et d’éviter d’alourdir les frais à la charge du justiciable. En matière amiable, nous n’avons pas le droit de faire supporter des frais au débiteur.
M. Jérôme Fastier, directeur des affaires publiques. En ma qualité de directeur des affaires publiques, j’accompagne la Chambre nationale dans ses relations avec les institutions. La Chambre nationale est l’ordre chargé de représenter la profession auprès des pouvoirs publics. S’agissant des outre-mer, elle n’a autorité que sur les commissaires de justice installés dans les départements et régions d’outre-mer (Drom). Nous n’avons pas de relation hiérarchique ou d’autorité avec les commissaires de justice ou huissiers de justice – l’appellation subsiste – de Nouvelle-Calédonie, de Polynésie, de Wallis-et-Futuna ni de Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans cette dernière collectivité, il n’y a d’ailleurs pas d’huissiers de justice : ce sont les gendarmes qui en exercent les fonctions. Cette situation dérive des statuts particuliers à chacune de ces collectivités, définis par la loi organique qui s’y applique. En vertu du principe de spécialité législative, le code des procédures civiles d’exécution ne s’y applique donc pas. Chacune a son propre code, qui définit des statuts comparables.
M. le président Frantz Gumbs. Qu’en est-il à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy ?
M. Jérôme Fastier. Étant rattachées à la chambre régionale de Guadeloupe, elles constituent, si je puis dire, une exception à l’exception. En effet, jusqu’en 2007, elles faisaient partie du département. Nous vous préciserons les chiffres exacts, mais très peu de professionnels y exercent.
M. le président Frantz Gumbs. Si j’ai bien compris, vous exercez une profession libérale ; vous n’êtes pas fonctionnaires du ministère de la justice.
M. Olivier Baret. Tout à fait. Pour devenir commissaire de justice, il faut être titulaire d’un master 2 de droit, d’économie ou de gestion. Il faut ensuite réussir un examen d’accès puis suivre deux années de formation théorique et pratique, qu’on appelle le stage. Vient alors l’examen d’aptitude : on se présente devant un jury composé de magistrats, de commissaires de justice et d’universitaires.
Le diplôme obtenu, on cherche une charge. On peut s’associer au sein d’un office, en achetant des parts sociales. En cas de création d’un nouvel office, on peut également y postuler. La nomination par le garde des sceaux et le serment constituent la dernière étape.
Nous exerçons une profession libérale mais réglementée, en particulier s’agissant de l’activité régalienne.
M. le président Frantz Gumbs. Il existe donc des restrictions au lieu d’implantation, comme c’est le cas pour les pharmaciens ?
M. Olivier Baret. Les lieux d’implantation sont définis. Une fois le diplôme obtenu, je peux m’installer où je veux, s’il existe une charge. Cela suppose une négociation avec d’autres professionnels. Natif de l’île de La Réunion, j’ai pu m’implanter à Saint-Pierre parce qu’un office a bien voulu m’y accueillir. J’aurais aussi bien pu aller à Paris, à Montpellier ou ailleurs en faisant affaire avec les offices qui s’y trouvent.
M. Davy Rimane, rapporteur. Un commissaire de justice nouvellement diplômé ne peut donc pas créer son office.
M. Olivier Baret. Exactement. Nous sommes des officiers publics et ministériels. Nous sommes les cousins des notaires : les statuts et les textes de référence sont les mêmes.
Nous sommes très associés au maillage territorial. La création d’offices a toujours existé, en application des textes successifs. Depuis l’ordonnance du 2 juin 2016, prise en application de la loi dite « Macron », l’Autorité de la concurrence (ADLC) vérifie tous les deux ans – contre tous les ans auparavant – s’il y a suffisamment de professionnels partout sur le territoire. Les critères, de population, de chiffre d’affaires et d’activité, sont bien définis. S’il y a lieu, elle propose des créations d’offices. Celles-ci ont été nombreuses depuis 2016. À La Réunion, par exemple, sept ont été décidées depuis 2019, dont trois sur ma seule commune. Je parle d’implantations nouvelles et non d’offices existants qui auraient intégré des commissaires de justice supplémentaires.
L’ordre – la Chambre nationale – en discute au préalable avec l’Autorité de la concurrence mais la décision, fondée sur des critères objectifs, appartient à la Chancellerie.
M. le président Frantz Gumbs. Estimez-vous qu’il existe des déserts, comme il existe des déserts médicaux ?
M. Olivier Baret. Aujourd’hui, non.
S’agissant de la matière concurrentielle, notre compétence est nationale. C’est le cas par exemple des constats, seul moyen de preuve devant les juridictions. Le commissaire de justice se déplace, fait des constatations, les soumet à son client qui les donne à la juridiction. C’est aussi le cas du recouvrement amiable. Certaines études se sont spécialisées dans ce domaine et elles interviennent dans tout le territoire, elles-mêmes ou en faisant appel à des correspondants – on parle d’études pilotes.
En revanche, pour la matière régalienne, notre intervention est limitée au ressort de la cour d’appel, mais nous pouvons nous déplacer dans tout son territoire.
Nous sommes non seulement des officiers publics et ministériels mais aussi des chefs d’entreprise. Si vous installez un commissaire de justice dans une zone de forêt dépourvue de toute activité économique, il ne pourra pas embaucher et n’aura aucune activité. Il faut un bassin géographique adapté. Le gouvernement prend toujours en considération à la fois la population et les missions que nous exerçons en tant qu’officiers publics et ministériels. Certaines créations ont donc été décidées dans des grandes villes.
À l’origine, le champ de notre compétence correspondait au ressort du tribunal d’instance – les tribunaux d’instance ont été remplacés par les tribunaux judiciaires –, puis elle a été élargie au ressort du tribunal de grande instance. Désormais, notre périmètre est celui de la cour d’appel. Je peux donc affirmer que toutes les régions sont pourvues. Si certaines zones n’ont pas de commissaire de justice, c’est parce qu’elles ne disposent pas d’un vivier économique à même d’assurer une activité suffisante, comme c’est le cas de n’importe quelle activité économique. Mais chaque point du territoire dépend d’une cour d’appel et, là où il y a une cour d’appel, il y a des commissaires de justice.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous dites qu’il n’y a pas de désert, mais nos discussions avec nos concitoyens révèlent qu’il est parfois compliqué d’accéder à un commissaire de justice, que ce soit ou non dans le cadre d’une affaire judiciaire. La profession étant réglementée, le coût peut représenter un obstacle. Les prix sont-ils les mêmes dans les territoires d’outre-mer que dans l’Hexagone ? S’il existe une différence, qu’est-ce qui la justifie ?
Les commissaires de justice peuvent-ils se trouver en conflit d’intérêts ?
M. Olivier Baret. Les textes prévoient toute une série de cas dans lesquels nous ne pouvons pas intervenir. Par exemple, je ne peux instrumenter pour mon frère ni à son encontre. L’interdiction concerne tous les parents et alliés, à tous les degrés en ligne directe et jusqu’au quatrième degré en ligne collatérale.
S’agissant des tarifs, ils sont libres dans le domaine concurrentiel, dans tout le territoire. En effet, la matière n’est pas réglementée. En revanche, pour la matière régalienne, un décret prévoit une tarification pour tous les actes délivrés aux justiciables. Elle est spécifique à chaque procédure et à chaque formalité. Dans les Drom, une majoration s’applique. C’est celle qui existe de manière générale. Elle est définie par les textes législatifs et réglementaires. J’exerce la profession depuis 1995 et je l’ai toujours connue. Elle est discutée tous les deux ans avec l’Autorité de la concurrence, qui s’appuie sur des faits objectifs, et Bercy. La prochaine échéance est en fin d’année. J’ajoute que la majoration varie en fonction des territoires. Elle est de 25 % aux Antilles et de 37 % à La Réunion.
M. Davy Rimane, rapporteur. L’accès à la justice et au droit suppose l’accès aux commissaires de justice. Dans nos territoires, on parle de la vie chère. Vous expliquez qu’une majoration y est appliquée, révisée tous les deux ans, selon des critères objectifs. Or si les fonctionnaires voient leurs revenus majorés, ce n’est pas le cas de ceux qui travaillent dans le privé, qui sont le plus souvent payés au smic. Beaucoup de nos concitoyens ne peuvent donc accéder à un commissaire de justice lorsqu’ils ont besoin d’un acte. C’est pourquoi j’ai un peu tiqué en vous entendant dire qu’il n’existe pas de désert. Objectivement, un problème se pose. Avez-vous des retours concrets dans ce domaine ? La Chambre réfléchit-elle à cette réalité ?
M. Olivier Baret. Personnellement, je persiste à dire qu’il n’y a pas de désert. À ma connaissance, en tout cas, il n’en existe pas.
Vous affirmez que certains justiciables ont du mal à trouver un commissaire de justice. Physiquement, ce n’est pas le cas. Nous sommes implantés dans tout le territoire, y compris dans les endroits plus reculés, notamment aux Antilles, où des difficultés peuvent exister.
Selon moi, c’est plutôt un problème d’éducation et de communication. L’aide juridictionnelle représente une part non négligeable de notre activité. On aimerait qu’elle soit plus importante : le commissaire de justice perçoit un peu moins que le tarif de droit commun lorsqu’il intervient dans ce cadre. En attendant, lorsqu’on est désigné au titre de l’aide juridictionnelle, on ne peut refuser la demande, sauf dans les cas prévus à l’article 8 de l’ordonnance – on ne saurait, par exemple, agir à l’encontre d’un membre de sa famille. J’ajoute que les bureaux d’aide juridictionnelle fonctionnent très bien. Par ailleurs, l’aide juridictionnelle couvre toute la matière régalienne ainsi que les constats. Il faut mener un travail d’information auprès des justiciables pour leur faire connaître la possibilité d’y recourir.
En revanche, il faudrait travailler davantage avec l’administration pour couvrir les frais de déplacement dans les territoires plus éloignés où il existe des difficultés de transport. Dans le monde judiciaire, nous discutons entre nous, y compris avec les avocats. Je sais que, aux Antilles notamment, on prend souvent le bateau pour aller d’un territoire à un autre. Chez moi, à La Réunion, on est obligé de prendre l’hélicoptère pour aller à Mafate ; en cas d’audience spécifique, la prise en charge du déplacement est examinée au cas par cas. J’aimerais que l’on fasse évoluer l’aide juridictionnelle afin qu’elle englobe d’office la prise en charge des frais de transport. Cela changerait tout.
La justice n’est pas gratuite. Toutefois, je vous rejoins, la majoration qui s’applique dans les Drom n’a pas les mêmes effets pour les fonctionnaires et pour ceux qui gagnent le smic ou perçoivent le RSA. Or ceux-ci ont également droit à la justice. Les plafonds et les planchers peuvent être réévalués. Mais il faut aussi faire savoir que si vous avez besoin d’un commissaire de justice et que vos revenus ne vous permettent pas de le saisir, vous pouvez ouvrir un dossier de demande d’aide juridictionnelle. Avec la justice numérique, l’examen des dossiers et l’attribution des aides vont un peu plus vite. Il ne se passe pas une semaine sans qu’on nous attribue trois, quatre ou cinq dossiers.
Le système judiciaire est ainsi fait et j’en suis fier. Comme officiers publics et ministériels, nous assurons une mission de service public. Nous n’avons pas le droit de refuser d’intervenir dans le cadre de l’aide juridictionnelle. Selon moi, un effort de communication est nécessaire, mais on ne peut parler de désert juridique, même si j’entends ce que vous dites, à savoir que des personnes affirment ne pas avoir pu recourir à un commissaire de justice. Cela peut arriver, mais on ne peut généraliser l’affirmation à tous les territoires d’outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Vous voyez la situation comme elle est officiellement ; nous la voyons comme elle est vécue sur le terrain.
En théorie, il y a suffisamment d’offices pour la population de la Guadeloupe. Mais si j’habite à Pointe-à-Pitre, je peux aller à pied dans l’office d’un commissaire de justice tandis que si j’habite à La Désirade, il faut que je prenne le bateau. C’est vrai aussi en Guyane, dont le territoire est très vaste, ou en Polynésie, où l’on ne trouve pas un commissaire de justice sur chaque île. Pour certains, l’accès est plus facile que pour d’autres, défavorisés par leur situation géographique. Nous estimons donc que tout le monde n’a pas un égal accès au droit et à la justice.
M. Olivier Baret. Une première solution consiste, comme je le disais, à adopter un texte prévoyant d’intégrer le coût du transport dans l’aide juridictionnelle. Ainsi, pour la partie de la population qui n’a pas les moyens de saisir un commissaire de justice, l’État prendrait en charge les frais de déplacement. Nous militons en faveur d’une telle mesure, en particulier aux Antilles. À La Réunion, la population de Mafate ne compte que quelques personnes, mais il faut toujours raisonner en macro : ce n’est pas parce que le nombre d’habitants d’un endroit est faible que la justice ne doit pas arriver jusqu’à eux.
Par ailleurs, la Chambre nationale des commissaires de justice développe, depuis plusieurs années – le phénomène a connu une progression exponentielle – la dématérialisation des actes. Nous sommes très en avance, en ce domaine, par rapport à d’autres professions ; on se tourne souvent vers nous pour savoir à quel stade nous nous trouvons. La dématérialisation des actes, dans le domaine régalien, est une possibilité offerte tant pour la convocation que pour la signification – d’une décision de justice, par exemple. Cette évolution renvoie évidemment à la question de la fracture numérique.
Il est tout à fait possible, aujourd’hui, de rencontrer un commissaire de justice. Nous devons être présents dans les régions éloignées ou difficiles d’accès ; nous n’avons aucun intérêt à ne pas y être. Mais ce que je demande, c’est que le monde de la justice dans son ensemble se rende dans ces territoires, par le biais des CDAD (conseils départementaux de l’accès au droit) ou d’autres instances. Les réunions des commissions d’accès au droit ont souvent lieu le samedi matin ; nous y participons depuis le début. Conformément à leurs missions de service public, les commissaires de justice y sont systématiquement présents, comme les avocats et les notaires, pour accueillir la population. Nous n’avons jamais dit non. Le CDAD n’est pas seul concerné ; des associations, comme Soleil, contribuent aussi à aider les personnes qui éprouvent des difficultés d’adaptation au numérique.
Même en matière pénale, nous ne pouvons pas opposer de refus, compte tenu de nos missions de service public, aux réquisitions du ministère, bien que ce domaine diffère du champ régalien civil et de l’aide juridictionnelle. Si les moyens humains et matériels engagés sont les mêmes dans chacune de ces matières, elles donnent lieu à une tarification très différente.
À l’occasion de nos déplacements dans les territoires, nous réalisons des campagnes de publicité. Certes, elles doivent être améliorées, mais les commissaires de justice ne refusent jamais de participer à ce type d’opérations.
M. Davy Rimane, rapporteur. Depuis 2022, nous demandons une évolution de l’aide juridictionnelle car elle ne prend pas en charge les frais de transport des avocats, des commissaires de justice, etc. De ce fait, des avocats refusent parfois d’apporter leur concours. Par ailleurs, il est arrivé que certains de vos collègues refusent d’accomplir des actes. Il y a un écart considérable entre la théorie, la mission de service public que vous décrivez, et la réalité que vivent nos concitoyens dans certains territoires. On doit parfois déplorer une fracture physique en fonction de leur lieu d’habitation. Lorsque nos concitoyens se rendent dans une étude, on les invite souvent à s’adresser ailleurs au motif d’une surcharge de travail. De la même façon, lorsqu’ils appellent une étude, ils n’obtiennent très souvent pas de réponse ; si on leur en apporte une, tout dépendra du dossier et de la personne qui appelle pour faire établir l’acte : une personne défavorisée aura deux fois plus de risques d’être laissée de côté. Au sein de votre profession, nombreux sont ceux qui ne jouent pas le jeu.
M. Olivier Baret. Nous sommes des officiers publics et ministériels et, à ce titre, nous sommes soumis à un statut et à une déontologie très stricts. Si toutes les conditions requises sont remplies – telles que l’existence d’une décision de justice en bonne et due forme –, nous sommes tenus d’exécuter la décision, d’accepter un dossier d’aide juridictionnelle, etc. Peut-être conviendrait-il que, dans certaines régions, l’ordre améliore ses actions de communication et fasse savoir que les chambres régionales des commissaires de justice disposent de pouvoirs étendus en matière de discipline. Il serait utile d’informer la population que l’on peut écrire au président de la chambre régionale pour lui demander de prendre une sanction. Il ne s’agit pas seulement de blâmes : cette année encore, des destitutions ont été prononcées.
On a créé récemment un collège de déontologie. Notre statut d’officier public et ministériel nous oblige à suivre certaines règles. Les cas que vous citez, qui me paraissent très regrettables, me semblent relever d’agissements individuels d’une partie de la communauté. Quelle que soit la profession, malheureusement, cela peut arriver. Si l’information ne remonte pas à l’ordre national ou local, aucune sanction ne sera prononcée. En tout état de cause, si des professionnels doivent montrer l’exemple, ce sont bien les officiers publics et ministériels.
M. Davy Rimane, rapporteur. Une partie de la population est victime de la fracture numérique, de l’illectronisme ; il faut aussi prendre en compte les difficultés rencontrées par les allophones. Autrement dit, une frange de la population n’est pas en mesure d’écrire un courrier à la chambre régionale pour signaler qu’un commissaire de justice n’assume pas ses obligations.
Dans les Drom, où s’applique le principe de l’identité législative, en vertu de l’article 73 de la Constitution, les lois et règlements nationaux sont applicables de plein droit mais les moyens accordés à nos concitoyens pour accéder au droit et à la justice ne sont souvent pas à la hauteur. Avez-vous des propositions à nous soumettre pour remédier à cela ? Des initiatives sont prises à l’échelon local : les avocats, par exemple, ont institué le justibus en Martinique et la pirogue du droit en Guyane. Nous pourrions accompagner des initiatives de la Chambre nationale ou des chambres régionales des commissaires de justice destinées à réduire les inégalités.
M. Olivier Baret. La solution doit être commune à toutes les professions du droit et de la justice. Si le commissaire de justice se déplace seul, sans l’avocat, le notaire, le psychologue, l’officier de police ou de gendarmerie, les résultats seront limités. La justice est efficace lorsque l’ensemble de ses représentants se déplacent ensemble. Souvent, le justiciable, lorsqu’il est mal informé, ne s’adresse pas au professionnel compétent pour traiter sa question : il consulte le commissaire de justice, par exemple, alors que son affaire concerne le notaire ou l’avocat.
À côté de cela, j’insiste beaucoup sur l’éducation et la communication. On peut commencer par délivrer des messages, plus ou moins ludiques, dans le cadre éducatif. Nous avons un projet de lancement d’une bande dessinée sur le commissaire de justice, destinée aux enfants. Notre profession est en effet très méconnue, même si cela commence à s’améliorer grâce aux actions que nous menons au sein des facultés, des collèges, etc. Les médias publics jouent également un rôle d’information. Dans beaucoup de territoires, un professionnel du monde du droit intervient sur ces médias tous les mois ou tous les quinze jours. C’est la seule manière de faire passer des messages, d’indiquer aux habitants qu’ils peuvent poser des questions en direct, prendre rendez-vous. Éducation et communication vont de pair.
Les commissaires de justice sont souvent au bout de la chaîne : ils interviennent, la plupart du temps, une fois que la décision de justice a été rendue. Vous me dites que, dans certaines régions, il est difficile d’avoir accès à un commissaire de justice mais je crois que ces territoires souffrent, plus généralement, d’une forme de carence de l’administration publique : on y manque de magistrats, de greffiers, de policiers, de gendarmes, de fonctionnaires. C’est pourquoi, à mon sens, on ne peut considérer cette question que de manière globale. Il convient d’aller dans les régions les plus difficiles d’accès pour y rencontrer les habitants et, dans certains cas, de les amener au palais de justice ou dans des centres où l’on aura tous les professionnels sous la main. Telle est l’une de nos propositions pour faire évoluer les choses.
M. Jérôme Fastier. La Chambre nationale a réfléchi à la création d’une signification personnalisée, projet sur lequel nous travaillons avec la direction des affaires civiles et du sceau de la Chancellerie. Autrement dit, nous étudions les moyens d’ajouter un QR code sur l’acte de signification, que le commissaire de justice remet à une personne, à son domicile. Cela permettrait, en quelque sorte, de vulgariser l’acte. Dans un premier temps, le commissaire de justice apportera des explications orales, puis la personne aura accès, au moyen de son smartphone, à un ensemble d’informations, y compris dans une autre langue que le français. C’est une mesure concrète qui a vocation à s’appliquer à l’échelon national et qui pourrait se révéler particulièrement utile pour certaines populations d’outre-mer, par exemple pour les personnes allophones, qui ont besoin d’accéder au droit.
M. le président Frantz Gumbs. Ce projet nous intéresse.
M. Olivier Baret. Notre site national – auquel il faut certes pouvoir accéder, mais des associations aident les citoyens à se connecter – explique ce qu’est une assignation ou une convocation, par exemple, ce qui débloque un certain nombre de situations. Nous souhaitons aller beaucoup plus loin et fournir à chacun une information personnalisée.
Chez moi, on parle aussi le créole, comme c’est le cas, par exemple, dans les Antilles ; on parle d’autres langues à Mayotte. Dans les territoires d’outre-mer, les commissaires de justice ne sont pas uniquement des expatriés, des Français de l’Hexagone. On compte, parmi eux, de nombreux professionnels locaux, issus du vivier universitaire. La mobilité est possible, grâce aux aides accordées pour former nos étudiants. Ce mélange est très intéressant.
À Mayotte, les significations peuvent être un peu plus compliquées à réaliser mais il s’y trouve une étude locale et trois bureaux secondaires, dont les collaborateurs sont mahorais. Nous n’y rencontrons aucune difficulté pour recruter des collaborateurs ou pour parler directement dans la langue principalement utilisée. Tous nos actes sont rédigés en français – c’est une évidence, sur le territoire de la République – mais cela ne pose aucun problème : c’est quelque chose que l’on a résolu au fil du temps.
M. Michaël Taverne (RN). L’État développe une stratégie de l’aller vers : autrement dit, les services de l’État vont vers nos concitoyens. Les habitants de mon territoire, qui est très rural, sont confrontés à de nombreux problèmes de déplacement, et on sait que la situation est plus difficile encore dans certains territoires d’outre-mer. De ce point de vue, il serait judicieux d’octroyer un bon de transport aux bénéficiaires de l’aide juridictionnelle – en sus et non pas, comme cela avait été proposé il y a quelque temps, en déduction de cette aide, laquelle se trouverait alors réduite de 70 %.
Dans certains villages très reculés de ma circonscription, qui comptent quelques centaines d’habitants et sont distants de 35 kilomètres de la première grande commune, je mets en place des permanences dans les mairies, conformément à la logique de l’aller vers. Pour sa part, la Chambre nationale des commissaires de justice assure-t-elle des permanences au sein des maisons de la justice et du droit ?
Il est désormais obligatoire d’afficher, dans les commissariats de police, des informations concernant les associations d’aide aux victimes. Pourriez-vous impulser une dynamique en informant nos compatriotes, selon la même logique que celle du QR code, dans les établissements publics, les mairies, les commissariats de police, les brigades de gendarmerie mais aussi, par exemple, les cabinets médicaux, de la possibilité qui leur est offerte de saisir un commissaire de justice ?
M. Olivier Baret. Nous faisons partie des rares professionnels à entrer chez les gens, à aller vers eux. Lors du premier contact, nous nous déplaçons à leur domicile. Les gens sont heureux de pouvoir parler enfin à un professionnel du droit. C’est la raison pour laquelle nous nous attachons à ne pas aller vers le tout-dématérialisé et à conserver un mode de communication mixte. À un moment donné, en effet, le justiciable doit rencontrer physiquement le commissaire de justice.
S’agissant des difficultés de déplacement, vous avez entièrement raison. Dans les territoires ultramarins, nous avons beaucoup de véhicules car il n’existe pas d’autre moyen suffisamment développé pour répondre aux besoins de mobilité. Je me réjouis du fait que, chez moi, on ait appliqué vos préconisations : dans les mairies, les habitants peuvent consulter l’annuaire des commissaires de justice. Je retiens l’idée selon laquelle la Chambre nationale pourrait impulser ou rendre obligatoire la communication sur l’ensemble du territoire. Cela étant, les présidents des chambres régionales se réunissent assez fréquemment, ce qui favorise la circulation des bonnes idées. Par ailleurs, je suis persuadé que dans beaucoup de régions, la population a accès à la liste de nos confrères, à leurs coordonnées postales, téléphoniques et électroniques, et aux permanences qu’ils assurent.
À chaque fois que nous y sommes invités, nous participons aux travaux des commissions d’accès au droit ou de toute autre commission créée à l’initiative d’une municipalité, d’une association, etc. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être absents : cela n’aurait pas de sens. Nous nous déplaçons bien volontiers, en tant que de besoin, dans des endroits difficiles d’accès, quitte à devoir marcher cinq heures – ou à prendre l’hélicoptère – pour gagner un lieu comme Mafate, à La Réunion. Nous ne pouvons pas le faire très fréquemment faute d’une prise en charge spécifique du coût de transport mais nous répondons favorablement à toutes les sollicitations. Ce n’est qu’à cette condition que nous réduirons la fracture physique, numérique et juridique.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que vous n’êtes pas dans le même état d’esprit lorsque vous devez intervenir, par exemple pour dresser un constat, à La Défense ou dans les quartiers chauds de Marseille. Estimez-vous que les conditions d’exercice de votre profession peuvent être plus difficiles en certains lieux ou en certaines circonstances ?
M. Olivier Baret. Cette question mériterait, là encore, une réflexion commune des différents professionnels du droit et de la justice. La plupart du temps, nous nous déplaçons seuls mais, dans certains lieux ou pour certaines procédures, nous devons être accompagnés de membres du ministère et éventuellement des forces de l’ordre – nous calons alors nos agendas avec les uns et les autres. Je ne peux pas dire que nous soyons satisfaits des conditions de sécurité dans lesquelles nous exerçons. On sait très bien que l’on manque de fonctionnaires, que les forces de l’ordre sont en sous-effectifs ; nous sommes tributaires de cette situation, car nous sommes les derniers à intervenir. Dans certaines zones, nous dépendons du bon vouloir de l’administration, dont l’assistance nous est indispensable ; en d’autres lieux, nous interviendrons plus facilement.
Nous exerçons un métier difficile. Les dossiers doivent être carrés. La violence, aujourd’hui, n’est pas seulement physique, mais aussi verbale. Les mots peuvent faire mal ; certaines consœurs et certains confrères moins expérimentés peuvent s’en trouver émus.
Nous faisons preuve d’une totale neutralité dans l’exercice de notre mission. Lorsque nous devons faire exécuter une décision, nous le faisons mais il faut que cela se déroule dans de bonnes conditions. Telle est la principale difficulté à laquelle nous sommes exposés et telle est la raison pour laquelle nous devons parfois requérir le concours de la force publique.
En la matière, le territoire, comme l’humain, peuvent jouer. On éprouve souvent une certaine appréhension lors d’une intervention. On n’arrive jamais la fleur au fusil. Tout est calculé, réfléchi. On essaie de faire en sorte que cela se passe bien. Généralement, lorsqu’on a bien préparé son dossier, les choses se déroulent correctement. Au cours de mes vingt-huit ans de carrière, j’ai constaté que, dans les situations très difficiles, il fallait consacrer 25 % du temps au dialogue et à l’écoute, la discussion commençant d’entrée de jeu. Mais, ensuite, on arrive à mener sa mission à bien.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie, messieurs, pour la richesse de ces échanges. Si vous pensez à d’autres éléments qui seraient susceptibles de nous intéresser, n’hésitez pas à nous les faire parvenir. Pour notre part, si nous avions d’autres questions importantes à vous poser, nous vous les soumettrions par écrit.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer le déploiement de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Il nous a paru pertinent d’entendre les représentants des magistrats et, parmi eux, ceux du parquet, lesquels représentent souvent la porte d’entrée de la justice judiciaire pour nos concitoyens. Nous accueillons donc M. Éric Corbaux, président de la Conférence nationale des procureurs généraux (CNPG), instance qui réunit notamment les chefs du ministère public des cours d’appel et des cours d’assises. Vous êtes vous-même procureur général près la cour d’appel de Bordeaux.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Éric Corbaux prête serment.)
M. Éric Corbaux, président de la Conférence nationale des procureurs généraux. Je préside, depuis plus de deux ans, la Conférence nationale des procureurs généraux : à ce titre, j’anime et je représente l’ensemble des procureurs généraux des cours d’appel hexagonales et ultramarines. J’ai occupé plusieurs postes de magistrat outre-mer : en sortant de l’École nationale de la magistrature (ENM), en 1991, je suis allé à Saint-Martin où j’étais le seul juge d’instance, puis, au fil de ma carrière, j’ai exercé au parquet de Basse-Terre et comme procureur de la République de Fort-de-France. Je dirige également à l’ENM la formation continue « Être magistrat outre-mer », destinée aux magistrats intéressés par un poste dans ces territoires.
Je vous transmettrai dès la fin de l’audition mes réponses écrites au questionnaire que vous m’avez envoyé. J’ai interrogé l’ensemble des procureurs généraux en poste outre-mer et j’ai compilé les éléments qu’ils m’ont donnés pour vous fournir des réponses synthétiques. Les situations sont très diverses outre-mer, mais quelques grands traits communs se dégagent.
La CNPG est administrée par un bureau, dans lequel un procureur général en poste à la Martinique a été élu il y a quelques mois afin que les territoires d’outre-mer y soient représentés.
À La Réunion, le maillage des tribunaux, des points d’accès au droit (PAD) et des maisons de justice et du droit (MJD) est relativement serré : il y a deux tribunaux, l’un à Saint-Denis et l’autre à Saint-Pierre, et plusieurs structures qui facilitent l’accès des citoyens à la justice. La situation est en revanche plus complexe à Mayotte où de nombreux éléments se conjuguent pour entraver l’accès à la justice : le barreau est très réduit puisqu’il ne compte qu’une dizaine d’avocats, la barrière linguistique est importante, la précarité est élevée et certaines pratiques coutumières restent ancrées dans le territoire. À la Martinique, mes interlocuteurs font état d’une certaine défiance ressentie par les citoyens envers l’institution judiciaire : des mouvements sociaux éclatent lorsque certaines affaires doivent être jugées. Le fait qu’il n’y ait qu’une seule île favorise l’accès à la justice. La Guadeloupe se trouve dans une situation opposée, où la dispersion géographique constitue un obstacle logistique important. Des efforts ont été accomplis, grâce notamment à l’ouverture de PAD et de MJD. En outre, l’archipel compte des tribunaux de proximité à Basse-Terre et à Pointe-à-Pitre. À Saint-Martin, les moyens de la justice ont été renforcés, puisqu’une chambre du tribunal de grande instance de Basse-Terre y est détachée : les citoyens ont désormais accès à une justice au champ élargi. Néanmoins, on déplore des fractures numériques et une pénurie de délégués du procureur et de médiateurs, ainsi que, comme dans d’autres territoires, des problèmes pour atteindre les juridictions par manque de transports publics. En Guyane, la situation est complexe car des zones sont difficilement accessibles. En outre, le taux de criminalité y est élevé. L’absence de structures de soutien – réseaux associatifs, services sociaux – aggrave l’isolement des justiciables et complique la tâche de la justice pour agir au plus près des citoyens. Enfin, mon collègue de Polynésie œuvre dans un territoire très étendu : dans ce contexte, trois sections sont détachées et de nombreuses audiences foraines – les magistrats vont à la rencontre des justiciables – sont tenues. Néanmoins, le coût de ces audiences est élevé du fait des déplacements et cette ligne de dépenses n’est pas prise en compte dans le budget de la justice. Il est donc parfois difficile de multiplier les audiences foraines.
Vous m’avez interrogé sur les moyens. Sur le nombre d’équivalents temps plein (ETP) en poste dans les tribunaux ultramarins, l’audition de la direction des services judiciaires (DSJ), prévue la semaine prochaine, vous apportera des réponses précises. À La Réunion, les effectifs sont jugés suffisants par rapport à la masse de travail, malgré le poids de la justice criminelle – caractéristique que l’on retrouve dans tous les territoires d’outre-mer. En revanche, ils sont sous-dimensionnés à la Guadeloupe et à la Martinique compte tenu de la gravité des affaires à traiter par la justice – je pense notamment à la forte activité de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) chargée de la criminalité organisée à Fort-de-France. Mayotte manque de magistrats et la formation des fonctionnaires reste lacunaire. Les effectifs sont au complet, mais la situation est très tendue car ce territoire souffre d’une faible attractivité. Cette dernière varie beaucoup selon les territoires d’outre-mer. L’insécurité, l’éloignement, l’isolement et le cyclone Chido pèsent sur l’attractivité de Mayotte. En Guyane, la situation des ressources humaines est tendue : la rotation des agents et le taux d’absentéisme sont élevés, les difficultés pour recruter et stabiliser les effectifs sont aiguës. En Nouvelle-Calédonie, la justice est bien dotée, même si nous avons constaté une désaffection après les événements de l’année dernière. Le nombre de magistrats est suffisant dans l’ensemble de la Polynésie. Ce territoire souffre en revanche d’une sorte d’embolisation car les magistrats conservent leur poste très longtemps.
Pour pallier les difficultés de recrutement, le ministère a récemment déployé un système de brigades, lesquelles peuvent être projetées pendant six mois, en Guyane et à Mayotte notamment, pour faire fonctionner la justice d’urgence. Je l’ai constaté dans la formation que je dirige à l’ENM, ce dispositif constitue une première étape pour découvrir un territoire. Des collègues sont ainsi restés à Mamoudzou ou à Cayenne après y avoir effectué une mission de six mois en brigade, laquelle leur a permis de connaître les lieux et de dépasser certains préjugés. Un autre système, créé par la loi organique du 20 novembre 2023 relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, ouvre la possibilité d’envoyer des délégations de magistrats pour affronter des crises, par exemple celle consécutive au cyclone Chido à Mayotte ou aux émeutes en Nouvelle-Calédonie. Des magistrats, issus des cours d’appel de Paris et d’Aix-en-Provence dont les effectifs sont les plus nombreux, sont projetés en délégation pendant trois mois pour gérer un flux d’affaires particulièrement élevé.
L’intensité des problèmes relatifs aux effectifs – rotations fréquentes, vacance des postes, manque d’attractivité – est sensible aux événements. À Mayotte, le cyclone Chido et l’insécurité sont des facteurs répulsifs. Un plan d’accompagnement est destiné à aider les magistrats et les fonctionnaires à s’installer sur place, notamment à se loger. À la Martinique et à la Guadeloupe, il est difficile de trouver des personnels pour occuper les postes. À Saint-Martin, le coût élevé du logement dissuade certaines candidatures. Des postes en Guyane sont souvent ouverts pour les jeunes magistrats sortant de l’ENM : ils y apportent leur dynamisme même si leur manque d’expérience peut les pénaliser – je suis néanmoins mal placé pour le dire, puisque mon premier poste se situait à Saint-Martin. En Polynésie, le problème principal est la longue occupation des postes : les responsables des tribunaux sur place souhaiteraient limiter la durée des fonctions et instaurer une mobilité obligatoire, avec des adaptations pour les magistrats issus de ces territoires. Il est difficile d’insuffler dans les universités locales une dynamique de vocations pour la magistrature, notamment à cause des obligations de mobilité. Les étudiants en droit se tournent plutôt vers le barreau afin de pouvoir rester chez eux. Nous suggérons donc d’ouvrir une réflexion sur l’adaptation des règles de mobilité des magistrats issus d’un territoire d'outre-mer.
Pour faciliter l’adaptation des magistrats nommés outre-mer, l’ENM offre quelques formations, dont celle que je dirige, « Être magistrat outre-mer ». La direction générale des outre-mer (DGOM) fournit aux magistrats des éléments juridiques, sociaux, politiques, économiques, sociologiques sur ces territoires. En outre, je fais intervenir des magistrats en poste ou récemment revenus dans l’Hexagone pour qu’ils expliquent les difficultés et les attraits des fonctions exercées outre-mer. Lors de la dernière session, il y a quinze jours, deux magistrates sont venues présenter la Guyane où elles venaient d’occuper un poste pendant six ans : elles ont décrit le territoire avec un tel enthousiasme qu’elles ont éveillé l’intérêt de plusieurs stagiaires. Une autre formation de l’ENM, « Approche interculturelle », vise à découvrir la population mahoraise. Enfin, la formation « Diversité culturelle et audience » est destinée à tous les magistrats : son but est d’apprendre à adapter la tenue de l’audience à la diversité des populations locales.
Des formations spécifiques sont également organisées dans les territoires d’outre-mer, notamment à Mayotte mais également à la Guadeloupe, à la Martinique et à La Réunion. L’objectif est d’aider les magistrats à appréhender les réalités locales. Les magistrats peuvent également suivre des cycles de formation continue : à la Martinique, des cours de créole sont proposés pour que les magistrats venant de l’Hexagone se familiarisent avec cette langue. En Polynésie, aucune formation spécifique n’est prévue alors que l’on déplore parfois une méconnaissance des lois du pays, lesquelles sont tout à fait particulières et s’imposent dans ce territoire. En Guyane, il n’y a pas non plus de formation prévue pour les magistrats prenant leur poste. Il conviendrait de songer à organiser de telles formations, car elles facilitent la connaissance de la diversité linguistique et culturelle de ces endroits.
Les moyens logistiques et numériques existent et fonctionnent, malgré quelques pannes de réseau parfois. En Polynésie, les juridictions travaillent intégralement sous forme numérique. La première présidente de la cour d’appel de Papeete a tenu une audience pénale sans le moindre papier, ce qui n’est pas possible à Bordeaux, par exemple. Les territoires d’outre-mer n’accusent aucun retard en matière de déploiement des outils numériques.
Les délais de traitement des affaires ne sont pas plus longs outre-mer que dans l’Hexagone. Il y a des spécificités dans le domaine civil, notamment pour les questions relatives à la terre : les contentieux durent à cause des lacunes des cadastres et de l’état civil. La criminalité est forte outre-mer, notamment dans les Caraïbes et en Guyane. Les délais de certains contentieux criminels sont élevés.
C’est le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav) qui vous renseignera sur l’accès à l’aide juridictionnelle (AJ) et aux avocats. L’octroi de l’aide juridictionnelle est comparable outre-mer à celui dans l’Hexagone. L’AJ peut se révéler insuffisante pour les très longs contentieux autour des terres. La faiblesse du nombre d’avocats à Mayotte ou leur très forte concentration à Cayenne en Guyane nuisent également à l’accès à l’AJ et aux avocats.
Les procureurs et les procureurs généraux font face à plusieurs défis dans les territoires d’outre-mer.
Tout d’abord, l’environnement international joue un rôle important dans la conduite des enquêtes, notamment pénales. Il participe au développement d’une criminalité lourde, notamment en Guyane, à la Martinique, à la Guadeloupe et à Mayotte. La porosité des frontières naturelles, maritimes ou fluviales, favorise les trafics et les raids ; elle crée aussi des bases arrière pour les criminels. La coopération policière et judiciaire avec les pays limitrophes est parfois difficile, que l’on pense à Sainte-Lucie pour la Martinique, la Dominique pour la Guadeloupe, le Suriname et le Brésil pour la Guyane, les Comores pour Mayotte, notamment parce que les niveaux de légalisme peuvent être moins élevés dans ces pays. Dans ce contexte, les magistrats de liaison jouent un rôle essentiel pour améliorer la coopération judiciaire.
Le deuxième défi principal tient au niveau de criminalité. Dans les territoires d’outre-mer, hormis en Polynésie et, à un niveau moindre, à La Réunion, la criminalité est très élevée. L’intensité des contentieux est très forte et la charge qui pèse sur les magistrats se révèle très lourde. Des phénomènes de gang se sont développés, notamment à la Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane : socialement destructeurs, ils constituent le socle d’une criminalité de grande envergure, laquelle a nécessité le déploiement d’une justice pénale d’urgence. Celle-ci assèche quelque peu les ressources des juridictions locales, qui doivent continuer de traiter les autres contentieux. Les cours criminelles départementales et les cours d’assises sont extrêmement chargées. La nature de la criminalité pose un grand défi à la justice outre-mer.
Les procureurs conduisent, sous l’autorité des procureurs généraux, les enquêtes. Ils doivent, pour être efficaces, disposer de services dotés d’effectifs suffisants, en nombre et en qualité. Dans la plupart des territoires, les enquêtes économiques et financières ne sont pas conduites de manière satisfaisante par défaut de personnels spécialisés. La Polynésie ne compte pas de service de police judiciaire. Les offices centraux ne sont pas implantés partout : pour les dossiers les plus lourds, il faut parfois saisir un office central situé dans l’Hexagone, ce qui n’est pas simple. Pour mener les enquêtes, il faut également des experts et des laboratoires d’analyses, mais ceux-ci ne se trouvent pas sur place. Il faut donc envoyer les scellés ailleurs, procédure chronophage qui engendre des coûts financiers et qui fait courir des risques de perte.
Les conditions de détention sont difficiles dans la plupart des territoires. Comme dans l’Hexagone, les prisons ultramarines sont surpeuplées. Séparer les membres d’un même gang se révèle complexe, car cela impose de transférer certains d’entre eux dans l’Hexagone. Ces mouvements compliquent la gestion de la détention et allongent les délais des enquêtes ainsi que les procédures des juges d’instruction.
Un autre défi tient à la réponse pénale à apporter à la délinquance non criminelle. Il est plus difficile d’appliquer des mesures alternatives à l’emprisonnement et d’aménagement de peine dans les territoires d’outre-mer, notamment insulaires. En effet, les exclusions et les interdictions sont délicates à respecter dans de petits territoires où les habitants se croisent facilement. Les dispositifs électroniques ne fonctionnent pas partout, à l’image du bracelet antirapprochement (BAR) contre les violences intrafamiliales. Les difficultés économiques compliquent l’insertion par le travail. Un autre problème découle de l’absence de structures de soins pour traiter les addictions. Dans ce contexte, la réponse la plus facile est souvent la prison bien qu’elle ne soit pas toujours la meilleure.
Le dialogue que les magistrats du ministère public entretiennent avec les élus est l’un des moyens classiques des procureurs de la République et des procureurs généraux pour être à l’écoute des populations – les élus sont, en quelque sorte, les médias de transmission des attentes et des réalités locales – et faire comprendre l’action de l’institution judiciaire. Le dialogue dans les territoires passe notamment par la participation systématique du ministère public aux instances des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance. Certaines juridictions ont aussi créé des conseils de juridiction ou animent des groupes locaux de traitement de la délinquance, dans lesquels les élus locaux interviennent également. Ce sont autant d’occasions d’échanger avec ces derniers.
Toutefois, et je le dis en toute simplicité, nous relevons certaines postures politiques, ainsi que des tensions entre les représentants de l’État et de la justice et les élus, qui limitent le dialogue. Pour être très clair, des questions de moralité publique se posent parfois. Par exemple, dans un territoire ultramarin, l’ensemble des maires ont été ou sont mis en examen – je ne préciserai pas lequel. Forcément, cela rend la discussion plus délicate entre le représentant du ministère public et les élus concernés : il est plus difficile d’entretenir des relations de confiance lorsque des affaires sont en cours. Ce n’est déjà pas simple, y compris dans l’Hexagone, mais, dans le cas présent, une communauté plus importante est concernée.
L’action du ministère public pour renforcer la confiance des populations locales envers l’institution judiciaire est une question très importante, que j’ai touchée du doigt lorsque j’étais procureur de la République à la Martinique. Au cours des quatre années passées en poste, je me suis efforcé de créer un sentiment de confiance ; néanmoins, celui-ci peut facilement être remis en cause, au gré d’une affaire ou d’un mouvement politique. C’est assez subtil et je parle d’expérience.
Plusieurs moyens permettent de renforcer cette confiance. Elle dépend pour beaucoup de la politique pénale appliquée dans les territoires. Les gardes des sceaux successifs ont régulièrement publié des circulaires de politique pénale territorialisée, mieux adaptée à la réalité de la criminalité outre-mer. Il revient ensuite aux procureurs généraux, qui sont chargés de veiller à l’application de ces politiques, et aux procureurs qui la mettent en œuvre, de définir les axes sur lesquels l’action devra porter. Il faut savoir s’adapter et ne pas chercher à plaquer le modèle hexagonal sur des territoires dans lesquels les réalités sont différentes ; il faut mettre l’accent au bon endroit.
Pour vous donner un exemple concret et parlant, j’ai commencé, lorsque je suis arrivé à la Martinique, par dresser un état des lieux de la délinquance. J’ai constaté que la délinquance routière y était faible ; le taux de mortalité sur les routes était bas, notamment parce qu’on n’y roule pas bien, en raison des bouchons. Pourtant, de nombreux gendarmes étaient déployés à tous les ronds-points, pour contrôler les véhicules. J’ai constaté également un grand nombre de vols à main armée, commis en particulier sur ceux qui sortaient du restaurant le soir. J’ai donc travaillé avec la gendarmerie afin de mieux diriger l’action publique et de mettre les forces de l’ordre là où elles étaient nécessaires, au lieu de se contenter de vérifier que les gens portent bien la ceinture dans leur voiture – même si c’est important, je ne dis pas le contraire. C’est donc en s’attaquant aux vrais problèmes, lorsqu’on en a pris conscience, que l’on peut renouer la confiance avec la population.
On le mesure par le dialogue avec les élus, les associations et les acteurs locaux et, bien sûr, en communiquant : la communication institutionnelle raisonnée est importante. Il faut incarner la justice. Les citoyens ultramarins ont besoin de savoir que la justice s’applique et qu’elle s’occupe de leur sécurité. Il faut être présent, rester à la portée des populations et savoir aller à leur rencontre. Il m’est arrivé, en Martinique, de parler de la justice dans des réunions publiques ou de m’exprimer dans les médias. La justice a tout intérêt à ne pas rester enfermée dans sa tour d’ivoire ou dans son tribunal comme dans un bunker ; elle doit, au contraire, aller au contact des populations, expliquer ce qui se passe et présenter l’évolution de l’institution et des réformes en cours.
En Guadeloupe, par exemple, des enquêtes sont menées actuellement, à titre expérimental, auprès des citoyens ; dans le même temps, des comités d’usagers sont créés au sein des juridictions afin de mieux appréhender leurs attentes vis-à-vis de la justice – c’est un point intéressant.
M. le président Frantz Gumbs. Le contenu de votre intervention est très riche, puisque vous répondez aux questions que nous nous sommes posées. Vous aurez, bien sûr, la possibilité de la compléter.
J’apprécie beaucoup certains de vos propos, en particulier lorsqu’ils relèvent du domaine du ressenti. Vous venez de dire quelque chose d’important : il faut incarner la justice. Au-delà des connaissances et des compétences, la qualité de l’exercice d’une profession, dans un territoire donné, dépend beaucoup de la personnalité de ceux qui sont chargés de la mettre en pratique. Par conséquent, le choix des profils envoyés dans les territoires est important.
Vous avez mentionné une formation destinée à ceux qui sont amenés à exercer outre-mer. Pouvez-vous nous préciser si les aspects culturels, linguistiques et coutumiers en font partie, afin que les personnes soient conscientes que ces réalités auront un impact sur leurs fonctions ?
M. Éric Corbaux. Ce sont précisément les messages que je m’efforce de faire passer auprès de mes collègues, avec l’idée d’insister sur les spécificités et les réalités des territoires. Nous appelons l’attention des stagiaires sur la nécessité de connaître la culture et l’histoire des endroits du monde dans lesquels ils seront envoyés, parce que les histoires, toutes différentes, permettent d’expliquer le présent.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ma première question porte sur le fonctionnement de la justice, en particulier sur le rôle du procureur général et du procureur de la République.
Ensuite, je voudrais aborder le problème de l’accès au droit et à la justice de nos concitoyens dans nos territoires, dans lesquels les réalités sont diverses et variées. À cet égard, mon collègue Jiovanny William, député de la Martinique, a déposé une proposition de loi visant à préserver les droits des victimes dépositaires de plaintes classées sans suite, afin d’obliger le parquet à y donner suite et à répondre aux citoyens – j’espère que ce texte aboutira. Très souvent, en effet, il n’y a pas de suite et les plaignants restent dans l’expectative. Je voudrais donc savoir ce qui permet à un procureur, lorsqu’une plainte est déposée, de mener ou non une enquête. Souvent, la plainte est classée sans suite, sans même que le plaignant ait été entendu, et il ne connaît pas les motifs de la décision ; il n’y a pas de contradictoire.
M. Éric Corbaux. Le procureur général veille à l’application de la politique pénale et à son harmonisation, sur le territoire, entre les différents procureurs qu’il a sous son autorité. Certes, lorsqu’il n’y a qu’un seul tribunal et donc un seul procureur, il peut paraître paradoxal d’avoir un procureur général – dans ce cas, c’est davantage monolithique. Néanmoins, le procureur général assure la supervision de l’action du procureur de la République. Il représente également le ministère public devant la cour d’appel – lorsque les justiciables font appel – et auprès des cours d’assises, dans la justice criminelle – même s’il peut déléguer des collègues de première instance, c’est lui qui coordonne l’action en matière de justice criminelle. Enfin, il sert d’interface entre le procureur et le ministère sur le suivi des affaires sensibles et il est chargé, avec le premier président de la cour d’appel, de la gestion budgétaire, administrative et des ressources humaines des juridictions et des moyens de la justice sur place. C’est une partie importante de son travail, qu’il faut aussi prendre en considération.
Le procureur de la République, quant à lui, est directement chargé de l’application de l’action publique, c’est-à-dire de prendre des décisions individualisées et individuelles, dans le cadre de la politique pénale, sur chaque affaire qui lui est soumise.
Le classement sans suite de certaines affaires n’ayant pas donné lieu à une enquête n’est pas spécifique aux outre-mer, puisque l’opportunité des poursuites est l’une des règles fondamentales du fonctionnement du ministère public français – à la différence d’autres pays, y compris voisins. Dans notre système judiciaire, le procureur de la République peut décider, en pure opportunité, de classer sans suite, sachant que la victime peut saisir la justice par d’autres moyens : elle peut se tourner vers le juge d’instruction, le tribunal ou contester le classement sans suite devant le procureur général.
Le procureur peut classer une affaire sans suite lorsqu’il apparaît, après enquête, qu’il n’y a pas eu d’infraction ou que celle-ci n’est pas suffisamment caractérisée – par manque de preuves –, ou encore si l’auteur de l’infraction n’a pas été identifié. Il peut aussi décider, en opportunité, de ne pas poursuivre, parce que tous les délits ne peuvent pas faire l’objet du même niveau de traitement. Compte tenu de la masse des faits de délinquance et de criminalité, la justice n’est plus en mesure de tout traiter. Elle doit donc examiner les affaires en fonction des priorités fixées par la politique pénale.
Pour vous donner un exemple très caricatural, si vous vous faites voler votre téléphone portable dans la rue en sortant de l’Assemblée nationale et que vous portez plainte au commissariat, il n’y aura pas d’enquête, même s’il s’agit d’un très bel iPhone qui a coûté cher. L’affaire sera systématiquement classée sans suite car la justice n’a plus les moyens de traiter tous les vols de téléphones ou de vélos, etc. Par conséquent, certains délits, qui relèvent du bas du spectre, sont renvoyés à d’autres mécanismes de réparation, tels que les assurances.
Certains faits peuvent aussi être classés sans suite en opportunité, si l’on considère que d’autres mesures ont été prises – administratives par exemple – ou si la personne a régularisé la situation.
L’opportunité des poursuites ou le classement sans suite résultent donc de notre incapacité à traiter l’ensemble du contentieux des plaintes dont nous sommes saisis et de la nécessité d’opérer des choix, d’établir des priorités et de ne traiter que les infractions les plus graves ou les plus urgentes, au risque de moins bien traiter ou par d’autres voies celles qui paraissent moins graves – même si elles le sont toujours pour les victimes.
En principe, lorsqu’une affaire est classée sans suite, un avis de classement sans suite est envoyé, qui explique à la victime les motifs de la décision, ainsi que les modalités d’opposition. Je ne peux pas affirmer que ces avis sont systématiquement envoyés, toutefois nos logiciels de traitement des procédures prévoient, lorsqu’un classement sans suite est enregistré, qu’un avis soit transmis au plaignant très rapidement.
Il faut aussi être conscient que de nombreuses affaires ne sont pas traitées dès l’origine. Il y a un vrai problème actuellement, que ce soit outre-mer ou dans l’Hexagone, d’enquêtes en stock dans les services de police et de gendarmerie – leur nombre est estimé à plusieurs millions –, qui ne sont pas menées en raison de l’incapacité de traiter l’ensemble des faits dont les services sont saisis.
La victime peut donc avoir le sentiment, à juste titre, qu’il ne se passe rien après son dépôt de plainte. Je le répète, nous devons établir des priorités. Les procureurs se rendent régulièrement dans les services de police et de gendarmerie pour examiner les stocks, identifier les procédures sensibles et relancer les enquêtes. Néanmoins, nous sommes face à une difficulté – plusieurs rapports d’inspection ou autres l’ont déjà souligné – de capacité de traitement des enquêtes par les services de police et de gendarmerie puis par la justice.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je vous remercie d’évoquer cette réalité, qui confirme mon propre vécu. J’ai accompagné un citoyen pour déposer plainte auprès du procureur de la République. Celui-ci lui a répondu qu’il n’enquêterait pas, faute de temps, et que ce n’était pas sa priorité. Je vous laisse imaginer la tête de la personne, face à cette réponse froide, mais honnête, du procureur de la République. J’étais assez décontenancé.
Face à ce constat d’incapacité, quels sont les éléments de réponse ou les réflexions des sachants que vous êtes pour améliorer la situation ? Celle-ci ne peut rester en l’état : nous ne pouvons dire à nos concitoyens que, selon le type de plainte, des poursuites seront ou non engagées, en raison du degré de priorité de l’infraction.
Ensuite, la justice est quelque peu décriée dans les territoires ultramarins, pour des raisons bien spécifiques : une frange de la population estime en effet qu’une forme de justice coloniale s’applique dans nos territoires et que, selon qui vous êtes, vous n’êtes pas jugé de la même manière. Peut-on encore dire que la justice est aveugle ou borgne ? Que répondez-vous au fait que des citoyens soient en rupture de confiance avec la justice ?
M. Éric Corbaux. Il est difficile de trouver des solutions pour limiter le nombre de classements sans suite, en raison des délais de traitement des affaires et de la situation des juridictions. Nous cherchons en permanence des voies alternatives et des mesures qui soient à même d’apporter une réparation, sans passer obligatoirement devant le tribunal. Nous pouvons ainsi traiter davantage d’affaires et nos taux de réponse pénale sont relativement élevés. Nous évitons donc, autant que possible, les classements injustifiés ou qui laissent l’auteur impuni.
Néanmoins, nous sommes face à un phénomène massif, qui nous contraint à dégager des priorités : certaines affaires font l’objet d’une enquête puis d’un jugement devant le tribunal avec toute la rigueur nécessaire, tandis que la délinquance de bas niveau ne peut pas toujours être traitée, même si elle est difficilement ressentie par les citoyens. D’autres voies, telles que les délégués du procureur ou la médiation, peuvent fournir des solutions et apporter des réponses pénales autres que le traitement classique.
Les moyens des juridictions augmentent. Par exemple, lorsque j’étais procureur de la République de Fort-de-France, il y a quelques années, le parquet était composé de douze magistrats ; ils sont désormais quinze. Des effectifs importants sont donc venus renforcer les juridictions.
Cependant, je n’ai pas de solutions pour traiter l’intégralité de la délinquance. Nous travaillons en fonction des priorités fixées par la politique pénale décidée par le gouvernement et le garde des sceaux – les faits de violence, les violences faites aux femmes ou encore le narcotrafic – que nous avons l’obligation d’appliquer.
Vous me demandez si la justice est aveugle ou borgne, et si elle est coloniale. La loi s’applique de la même façon pour tous. Les magistrats qui exercent dans les territoires ultramarins sont volontaires. Ce sont des professionnels responsables, formés pour rendre la justice. Je ne sais pas comment définir une justice coloniale. En tout cas, les peines doivent être justes et il ne me semble pas que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou la Cour de cassation aient rendu des décisions faisant état de traitements qui manqueraient d’impartialité dans un territoire plus que dans un autre. Il n’y a donc pas d’éléments objectifs permettant de caractériser ce que certains peuvent ressentir. En revanche, c’est vrai, les magistrats qui jugent les citoyens ultramarins viennent essentiellement de l’Hexagone et il n’y a sans doute pas assez de magistrats originaires de ces territoires – c’est une réalité indéniable. Néanmoins, aucun élément concret ne permet d’affirmer que la justice manquerait à ses devoirs d’impartialité, d’indépendance, de loyauté et de respect du citoyen. Les magistrats sont tenus par le serment qu’ils ont prêté et par les règles déontologiques, lesquels impliquent de traiter de la même manière chaque citoyen où qu’il se trouve et quelle que soit son origine. C’est ma position et je ne peux pas tenir un autre discours. C’est aussi ce que j’ai vécu : je n’ai pas eu le sentiment d’incarner une justice coloniale lorsque j’occupais mes fonctions outre-mer, avec beaucoup d’engagement, de temps et d’énergie – je pense que mes collègues qui y exercent actuellement adoptent cette même posture.
M. le président Frantz Gumbs. C’est probablement cette posture qu’essaient de tenir la plupart de vos collègues et il faut leur en savoir gré. Nous vous remercions sincèrement, monsieur le président, pour l’honnêteté de vos propos.
M. Éric Corbaux. Je vous remercie de m’avoir écouté. C’était un plaisir de m’exprimer devant votre commission d’enquête, pour rapporter les propos de mes collègues et vous faire part de ma propre expérience. Je reste à votre disposition si vous avez besoin de renseignements complémentaires.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier les obstacles qui subsistent dans ces territoires pour assurer un égal accès de nos concitoyens au droit et à la justice, y compris administrative.
Il nous a dès lors paru pertinent d’entendre les représentants des magistrats des juridictions administratives, certainement confrontés aux mêmes problèmes que les magistrats judiciaires affectés en outre-mer. Vous veillerez d’ailleurs à nous expliquer la différence entre les juridictions administratives et judiciaires, et à préciser de qui vous dépendez, qui sont vos chefs et vos subordonnés.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Nicolas Connin, M. Julien Henninger et Mme Tiphaine Renvoise prêtent successivement serment.)
M. Julien Henninger, président du Syndicat de la juridiction administrative (SJA). Le Syndicat de la juridiction administrative est une organisation professionnelle majoritaire et apolitique des magistrats et magistrates administratifs. Nous avons fait le choix de propos introductifs brefs et espérons répondre ensuite à vos questions aussi précisément que possible, compte tenu du temps de préparation relativement court. Nous veillerons à vous adresser dans les meilleurs délais le document écrit de réponse au questionnaire et vous prions d’accepter nos excuses de ne pas avoir été en mesure de vous le transmettre avant l’audition.
M. le président Frantz Gumbs. C’est nous qui vous présentons nos excuses pour la brièveté du délai.
M. Julien Henninger. Il nous semble nécessaire d’apporter en introduction deux séries de précisions.
La première concerne l’architecture de la justice administrative en outre-mer. J’appelle votre attention sur le fait que le volume de l’activité de la juridiction administrative n’est que peu comparable avec celui de la justice judiciaire. Le nombre d’entrées, c’est-à-dire de recours enregistrés, tout comme le nombre d’agents, est nettement inférieur. Cela entraîne des effets de volume et de seuil sur nos organisations. Il existe ainsi 164 tribunaux judiciaires et 125 tribunaux de proximité, alors que l’on ne compte que 42 tribunaux administratifs, dont 31 en métropole et seulement 11 juridictions ultramarines, souvent mutualisées dans leur fonctionnement.
Les tribunaux administratifs (TA) de Saint-Barthélemy et Saint-Martin ont par exemple leur siège au tribunal administratif de la Guadeloupe et n’ont pas de personnel dédié : cela est lié à des volumes annuels respectifs de 160 et 60 entrées, qui justifieraient difficilement un autre mode d’organisation. Le tribunal de Saint-Pierre-et-Miquelon est mutualisé avec celui de Martinique et le TA de Wallis-et-Futuna avec celui de Nouvelle-Calédonie. Les tribunaux administratifs de La Réunion et de Mayotte ont chacun une équipe d’agents de greffe qui leur est propre, mais les magistrates et magistrats sont tous en résidence à La Réunion. On compte enfin un tribunal administratif en Polynésie française.
Il n’existe pas de cour administrative d’appel en outre-mer. Les neuf existantes se situent toutes en métropole. Celles de Paris et Bordeaux sont compétentes en appel pour les décisions des tribunaux administratifs ultramarins, Paris pour les trois juridictions du Pacifique, Bordeaux pour les autres.
Enfin, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) organise en outre-mer des visio‑audiences et plus rarement des audiences foraines.
Il nous semble nécessaire d’insister sur les difficultés de la justice administrative en général, que la justice judiciaire connaît également et qui sont d’abord et avant tout liées à son manque de moyens. En dix ans, les juridictions administratives ont connu une forte augmentation de la demande de justice, avec une hausse de 43 % des entrées devant les tribunaux administratifs. Il s’agit d’une tendance lourde, visiblement en accélération : près de 280 000 entrées ont en effet été enregistrées en 2024 et nous venons de franchir le seuil symbolique des 300 000 entrées sur la dernière année glissante. Or les moyens n’ont pas suivi. Les effectifs de magistrates et magistrats administratifs n’ont augmenté que de 11 % sur la même période. Notre communauté de travail – magistrats et agents de greffe – n’a pas ménagé ses efforts et les sorties ont également progressé, mais cela reste insuffisant. Les stocks ont quant à eux augmenté de 50 % en dix ans, ce qui se traduit par un allongement des délais et une dégradation corrélative de la qualité du service public de la justice. La trop lourde charge de travail représente le principal danger pour la qualité de la justice, notamment pour son accès. Elle fait en particulier disparaître les marges de manœuvre nécessaires pour s’adapter à la réalité des territoires ultramarins.
Mme Tiphaine Renvoise, secrétaire générale adjointe du SJA. Comme l’ont déjà constaté les organisations syndicales des magistrats judiciaires, les difficultés rencontrées sur le territoire national sont partagées et accentuées dans les territoires ultramarins.
La ligne syndicale du SJA est fixée par les actes de notre congrès et s’articule autour de quelques grands principes qui trouvent un écho dans les questions qui sont les vôtres. Cela concerne en particulier la nécessaire égalité entre les justiciables et la préservation de l’accès au juge. Le sujet de l’outre-mer occupe une place dédiée dans ces actes, puisque l’une des vingt‑deux motions est consacrée aux juridictions ultramarines et concerne notamment leur attractivité.
Notre syndicat a visité virtuellement en 2025 les tribunaux de La Réunion et de Mayotte, de la Martinique, de Saint-Pierre-et-Miquelon et de Guyane. Cela nous a permis de faire un point sur les difficultés rencontrées par nos collègues.
Comme les magistrats judiciaires vous l’ont précisé, la réalité de chacune des juridictions d’outre-mer et des difficultés rencontrées peut difficilement faire l’objet d’une appréciation générale. Les différences concernent tout d’abord le volume d’activité, c’est-à-dire le nombre de dossiers enregistrés sur une année. Cette donnée est très importante pour évaluer le maillage nécessaire. On compte ainsi un peu moins de 2 000 entrées en 2024 pour les tribunaux administratifs de Guadeloupe et de Guyane, 823 pour la Martinique, 63 pour Saint‑Martin et 16 pour Wallis-et-Futuna.
La nature des contentieux est aussi un élément important, qui varie selon les juridictions. À titre d’exemple, le contentieux des étrangers représente 43 % des entrées des quarante-deux tribunaux administratifs ; mais ce pourcentage s’élève à 81 % à Mayotte et à 67 % en Guyane. On ne recense en revanche aucun dossier de ce type en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie.
La situation peut parfois, de façon surprenante, être plus favorable pour les justiciables ultramarins que pour l’ensemble de la population. Les délais de jugement des tribunaux administratifs d’outre-mer sont par exemple plus faibles que la moyenne nationale. Le nombre de dossiers anciens, c’est-à-dire enregistrés depuis plus de deux ans, l’est également ; ils sont en réalité quasiment inexistants, sauf au tribunal administratif de La Réunion.
L’hétérogénéité se manifeste également dans l’attractivité des différents territoires. Si nous n’avons aucune difficulté à pourvoir les huit postes de magistrats des deux juridictions du Pacifique, les tribunaux de Guyane, de Guadeloupe et de Martinique sont en revanche majoritairement constitués de collègues primo-affectés, qui n’ont pas nécessairement fait le choix d’y travailler. Ces juridictions sont aussi marquées par un taux de renouvellement des effectifs assez élevé.
Il existe en matière d’attractivité différents leviers, en grande partie communs à l’ensemble de la fonction publique. Cela concerne les conditions de travail et de vie, la rémunération, la prise en charge des frais de déménagement, l’accompagnement de l’arrivée, la recherche d’un logement et l’accompagnement du conjoint dans la recherche d’une activité professionnelle. La juridiction administrative a engagé dans ce domaine plusieurs actions qui doivent encore démontrer leur efficacité. Cela doit évidemment s’effectuer dans le respect du droit de la fonction publique. Ainsi, si le recrutement de magistrats issus de territoires ultramarins est évidemment souhaitable, il convient de respecter le principe d’égalité de recrutement.
L’accès des citoyens ultramarins aux services publics se heurte à différents obstacles décrits dans le rapport produit par la commission des lois. Ces écueils trouvent une déclinaison certes particulière, mais non inédite, dans l’accès à la juridiction administrative.
Des efforts sont accomplis pour y remédier, que ce soit par la participation à la Pirogue du droit ou la mise en place de points de justice dans les tribunaux administratifs, dont ceux de Guadeloupe et de Guyane. Force est pourtant de constater que ces enjeux dépassent la seule justice administrative. La solution ne peut passer que par l’allocation des moyens nécessaires. Il faut attendre de la justice administrative qu’elle s’adapte aux territoires ultramarins et fasse les efforts nécessaires pour permettre une égalité réelle de tous les justiciables. Encore faut-il lui en donner les moyens.
M. Nicolas Connin, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats administratifs (Usma). Permettez-moi tout d’abord, en réponse à la demande de M. le président, de préciser la différence entre juridictions judiciaires et administratives. La juridiction administrative est amenée à trancher les litiges entre les citoyens et les personnes publiques, l’État au sens large, tandis que les tribunaux judiciaires se concentrent sur les litiges entre particuliers. Sur le plan du fonctionnement et de l’organisation, les juges judiciaires sont beaucoup plus nombreux que nous, qui ne sommes que 1 200 en France.
Il n’existe que quelques tribunaux administratifs en outre-mer et pas de cour administrative d’appel. Les juges sont communs aux juridictions de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Les TA de Martinique et de Saint-Pierre-et-Miquelon forment un deuxième groupe de juridictions. S’y ajoutent les tribunaux administratifs de Guyane, de La Réunion et de Mayotte, le TA de Nouvelle-Calédonie qui comprend Wallis-et-Futuna et enfin le tribunal administratif de la Polynésie française.
Je rejoins mes collègues du SJA sur le constat que le contexte est compliqué pour les juridictions administratives en général et pour les tribunaux administratifs d’outre-mer en particulier, compte tenu de la hausse considérable des entrées et du gel des effectifs observé cette année. Alors que le plan quinquennal prévoyait des créations d’emplois chaque année depuis 2023, le budget pour 2025 l’a en effet remis en cause et a stoppé les recrutements, pourtant absolument nécessaires tant pour les juridictions hexagonales qu’ultramarines.
J’aborderai quatre points relatifs aux tribunaux administratifs d’outre-mer.
Il est tout d’abord indispensable de renforcer l’attractivité des juridictions ultramarines, que l’on peut classer en trois groupes : les juridictions absolument pas attractives se composent du TA de la Guyane et des juridictions des Antilles, c’est-à-dire de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, qui siègent à Basse-Terre, et de Martinique et Saint-Pierre-et-Miquelon, dont le siège est à Fort-de-France ; une juridiction, en l’occurrence le tribunal administratif de La Réunion, qui siège également à Mayotte, connaît depuis un ou deux ans une attractivité déclinante à cause de la situation à Mayotte ; certaines juridictions restent des affectations prisées : ce sont les TA de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. Cela repose toutefois sur des équilibres fragiles, comme en témoigne l’évolution de la situation des tribunaux des Antilles, qui furent des juridictions attractives. Tout cela peut changer du jour au lendemain. Les événements en cours en Nouvelle-Calédonie peuvent par exemple modifier la donne et rendre ces juridictions soudainement beaucoup moins attractives.
Comme l’indique le rapport ayant conduit à la création de cette commission, le fonctionnement des juridictions en outre-mer peut se rompre à tout moment. Il s’appuie en effet sur des équipes très resserrées, ce qui rend l’équilibre fragile. Ces juridictions peuvent ainsi être confrontées à de grandes difficultés dès lors que survient un événement imprévu bouleversant un fonctionnement fondé sur des effectifs tendus.
L’Usma distingue quatre leviers essentiels pour accroître l’attractivité des juridictions administratives d’outre-mer.
Cela passe tout d’abord par un meilleur accompagnement à l’installation et au départ des magistrats administratifs. Ce point est absolument essentiel. J’ai personnellement été affecté au TA de la Guadeloupe pendant deux ans. Cette expérience m’a apporté une connaissance du terrain et des problématiques communes aux territoires ultramarins, dont celle de l’accompagnement. Il n’existe par exemple aucune formation préalable, que ce soit sur la connaissance du territoire ou le droit local.
Puisque l’on ne parvenait pas à pourvoir les postes vacants dans les juridictions ultramarines, un mécanisme s’est mis en place voici quelques années, qui conduit à ce que ces postes soient attribués à des primo-affectés se retrouvant contraints et forcés de se rendre dans ces territoires. Un séjour exploratoire de quinze jours est prévu à leur attention, pour leur permettre de rencontrer leurs collègues, de commencer les démarches, de chercher un logement, etc. Ce séjour doit absolument être étendu aux magistrats qui demandent une mutation dans ces juridictions, afin qu’ils puissent entamer sur place, avant la rentrée judiciaire, des démarches du quotidien qu’il est très compliqué d’effectuer à distance, comme conclure un contrat d’eau, d’électricité ou chercher un logement. Cela leur permettrait d’arriver dans des conditions sereines, sachant que le rythme du judiciaire est intense.
Une autre de nos préconisations en matière d’accompagnement concerne la proposition systématique d’une visite chez le médecin de prévention pour les magistrats partant en outre-mer. Une collègue en partance pour une juridiction ultramarine a sollicité une telle visite, qui lui a été refusée au motif que ce n’était pas le rôle du médecin de prévention. Or je pense au contraire que cela entre tout à fait dans ses attributions, dans la mesure où ces territoires bénéficient de conditions climatiques et parfois sanitaires particulières. On pense par exemple aux épidémies de dengue qui sévissent en Guyane ou aux cas de malaria recensés à quelques kilomètres de Cayenne, où siègent des collègues. Il est important de pouvoir anticiper et prendre les dispositions nécessaires avant de se rendre dans ces territoires.
Nous proposons par ailleurs un aménagement de la charge de travail. Une mutation de Paris à Bordeaux n’est pas comparable à une mutation de Paris à Fort-de-France ou à Cayenne. Il faudrait donc que les magistrats bénéficient, au moment de leur emménagement puis de leur retour en métropole, d’un allègement de leur charge de travail.
Nous demandons en outre une augmentation du nombre de jours d’autorisation spéciale d’absence, qui est actuellement de deux jours pour un déménagement, que l’on reste dans la métropole ou que l’on parte s’installer en outre-mer. Cela ne nous paraît pas cohérent.
L’indemnité de changement de résidence, dont le montant a été fixé il y a des années et n’a pas évolué depuis, ne couvre en outre absolument pas les frais réellement engagés. Les prix ont explosé et il faudrait soit prévoir une indemnité complémentaire, soit modifier les textes pour adapter les montants alloués aux réalités locales. Il faut en outre savoir que lorsque le magistrat part avec son conjoint, ce dernier n’est la plupart du temps pas inclus dans l’indemnité, dont les plafonds sont extrêmement bas. Se pose également la question du travail du conjoint, qui a parfois du mal à trouver un emploi sur place. Tout cela dessine une spirale négative.
Nous suggérons par ailleurs l’élaboration et la mise à disposition d’un guide d’installation dans chaque juridiction ultramarine. Certaines le font déjà et nous avons proposé au Conseil d’État une généralisation de la démarche.
Nous considérons également qu’il convient de faciliter le retour des magistrats de l’outre-mer vers la métropole, qui suppose, comme au moment du départ, un effort d’organisation. Il existe un « droit au retour », permettant à un magistrat partant en mobilité de bénéficier, si la durée de la mobilité n’a pas excédé quatre ans, d’un retour dans sa juridiction d’affectation précédente. L’Usma défend l’idée d’étendre ce droit au retour aux collègues partant en outre-mer, ce qui leur permettrait de rejoindre leur résidence familiale à l’issue d’une enrichissante expérience ultramarine.
Il existe par ailleurs des mécanismes financiers pour essayer de combler les différences de coût de la vie entre la métropole et l’outre-mer et maintenir ainsi une égalité entre les membres du corps. Je pense notamment à la majoration de traitement, aux indemnités spécifiques, aux abattements fiscaux et au plafond de remboursement des loyers en vigueur, par exemple, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Ces mécanismes doivent absolument être maintenus.
Il convient également de valoriser l’expérience ultramarine et d’assurer l’effectivité du droit à la formation continue. Ainsi, les collègues en poste, par exemple, en Nouvelle‑Calédonie et en Polynésie française, qui demandent à être formés et à se rendre pour cela dans l’unique lieu de formation de la juridiction administrative, situé à Montreuil, se voient refuser ces allers‑retours au motif qu’ils coûteraient trop cher.
On note par ailleurs quelques difficultés matérielles et immobilières. Cela concerne particulièrement les TA de Mayotte et de Guyane, dont les locaux ne sont absolument pas adaptés et doivent être repensés. Un projet de relocalisation est en cours à Mayotte et une cité judiciaire va être construite en Guyane à compter de l’été 2025 : il faut absolument que ce projet soit mené à terme afin d’être opérationnel à l’horizon 2027-2028.
Il convient enfin d’améliorer l’accès des populations ultramarines au droit et à la justice. Dans cette optique, la première proposition, qui dépasse largement le cadre du syndicat que je représente, vise à développer par exemple des points d’accès à internet. Cette démarche pourrait s’inscrire dans un plan numérique ayant vocation à créer des lieux connectés offrant un accompagnement à l’e-procédure.
L’Usma constate par ailleurs que les juridictions ultramarines participent activement aux dispositifs d’accès au droit et à la justice dans les territoires dans lesquels elles sont implantées. Or nous tenons à vous alerter sur le fait que cette implication est fragile, en raison du manque d’effectifs et des restrictions budgétaires qui compromettent énormément la participation des juridictions à des dispositifs pourtant essentiels pour l’accès au droit et à la justice. Il faut savoir par exemple que le ministère de la justice a, à cause des coupes budgétaires, mis un terme à la Pirogue du droit, à laquelle était associé le TA de Guyane.
Nous proposons enfin de développer autant que possible les audiences foraines, même si cela s’avère extrêmement compliqué pour de multiples raisons sur lesquelles nous pourrons revenir.
M. le président Frantz Gumbs. Si certaines questions ont intéressé le rapporteur, j’ai tout de même l’impression d’avoir été confronté à une sorte de cahier de revendications syndicales.
M. Nicolas Connin. Je représente une organisation syndicale et j’ai donc rempli mon rôle.
M. le président Frantz Gumbs. Qui gère les recrutements, les nominations, les mutations et les carrières des magistrats administratifs ?
M. Julien Henninger. Il existe pour cela une mission dédiée gérée par le Conseil d’État, qui dispose d’une forme d’autonomie de gestion par rapport au ministère de la justice. Le Conseil d’État est notre gestionnaire. Il a en réalité trois attributions : il occupe des fonctions de juge, de conseiller du gouvernement et de gestionnaire de l’ensemble de l’activité de la juridiction administrative.
Le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel dispose par ailleurs de compétences sur les mesures individuelles du corps pour les magistrates et magistrats administratifs, avec un degré variable allant de l’avis simple à la proposition en passant par l’avis conforme. Il établit également les tableaux d’avancement.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez évoqué un gel des effectifs et pointé des éléments budgétaires. Qui gère cela ?
M. Julien Henninger. En premier lieu la représentation nationale, qui vote le budget de la justice administrative.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quand elle le peut !
M. Julien Henninger. Nous sommes deux organisations syndicales, mais avons des lectures tout à fait convergentes de la situation. Des recrutements avaient été promis dans le cadre de la trajectoire quinquennale, à hauteur de quarante postes par an, soit vingt-cinq magistrats et quinze agents de greffe. Cette promesse a été tenue en 2023 et 2024, mais pas en 2025. Nous avons quelques inquiétudes pour les années à venir, dans un contexte où les augmentations des entrées sont fortes, avec + 8,5 % en 2024 pour atteindre 280 000 dossiers et une trajectoire en accélération sur les six premiers mois de l’année 2025.
Les moyens dont nous disposons sont ceux que l’on nous alloue. Le discours que nous tenons vaut pour l’ensemble des services publics et de la fonction publique. Les dispositifs évoqués sont des dispositifs globaux de la fonction publique. Il n’est par exemple pas possible, pour un employeur entrant dans le périmètre de gestion de l’État, de prévoir des mécanismes de rémunération plus favorables que ce qu’autorise le droit de la fonction publique. Cela limite les actions que la justice administrative, mais aussi certainement judiciaire, peut mener pour favoriser en particulier l’attractivité.
Nous disposons seulement de quelques leviers internes, secondaires. Ils visent par exemple à faciliter le choix de l’affectation du magistrat qui prend un poste en outre-mer ou en revient. Pour autant, cela ne règle pas la question globale.
Il n’existe pas de dispositif dédié, spécifique à l’outre-mer, sur le temps nécessaire à un agent public, quel qu’il soit, pour s’installer dans sa nouvelle affectation. Que vous fassiez une centaine de kilomètres ou que vous traversiez le monde pour aller dans les juridictions du Pacifique, le dispositif est le même : on considère dans tous les cas que cela prend deux jours, ce qui n’est évidemment pas vrai.
La situation est encore complexifiée par la disparition de certains leviers lorsque les ressources financières ne sont plus suffisantes.
Nos deux syndicats militent pour qu’il soit permis à l’ensemble des magistrats affectés en outre-mer de venir physiquement se former au centre de formation des juridictions administratives. Les magistrats du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie sont au nombre de quatre, tout comme ceux du TA de la Polynésie française : il nous semble important de leur permettre d’échanger directement avec l’ensemble des collègues, de confronter les expériences. Cela permet de créer du collectif qui ne soit pas strictement interne à sa juridiction. Or cela n’est plus possible, pour des raisons de coût : ces déplacements sont refusés aux magistrats affectés en outre-mer afin de ne pas dépasser les budgets alloués à la mission des juridictions administratives.
M. Davy Rimane, rapporteur. Permettez-moi de préciser mon propos. J’aime comprendre comment les choses fonctionnent. Depuis trois ans, nous essayons de voter un budget, mais on ne nous laisse pas cette possibilité. Une fois le budget voté, il doit être appliqué. Votre budget de fonctionnement est, si j’ai bien compris, rattaché globalement à celui du Conseil d’État, qui gère le tout. La décision de geler tel ou tel budget est-elle prise au niveau du Conseil d’État ou au-dessus ?
M. Julien Henninger. Il existe au sein du Conseil d’État une mission spécifique dédiée à la juridiction administrative, dont le responsable est le vice-président du Conseil d’État. Ce dernier s’occupe de la gestion du budget, dans les limites des sommes allouées dans le cadre de la loi de finances et de la ventilation par titre. Le Conseil d’État est donc responsable du budget de la juridiction administrative en général.
M. Davy Rimane, rapporteur. Un ministère intervient-il dans les discussions sur ce sujet lors de la préparation de la loi de finances, ou bien le Conseil d’État décide-t-il tout seul ?
M. Nicolas Connin. Pour l’allocation des moyens, les choix sont faits en autonomie par le Conseil d’État.
M. Davy Rimane, rapporteur. Si j’ai bien compris, le Conseil d’État dispose d’une enveloppe et décide tout seul. Vos interlocuteurs privilégiés sont les membres du Conseil d’État, notamment le vice-président.
M. Nicolas Connin. Plus particulièrement le secrétariat général du Conseil d’État.
M. Davy Rimane, rapporteur. Avec qui le Conseil d’État discute-t-il pour obtenir le budget nécessaire pour augmenter les effectifs ?
M. Julien Henninger. Avec la direction du budget quand il s’agit de discuter du financement, avec la DGAFP – direction générale de l’administration et de la fonction publique –, quand il faut discuter des plafonds d’emplois. Le vice-président du Conseil d’État est parfois présenté comme le ministre de la justice administrative – c’est une façon de répondre à votre question.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le Conseil d’État fonctionne en autonomie quasi‑totale, donc.
Mme Tiphaine Renvoise. Ce n’est pas le Conseil d’État qui a décidé le gel des quarante postes qui nous étaient promis.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le gel a été décidé par Bercy ?
M. Julien Henninger. Par la loi de finances.
M. Davy Rimane, rapporteur. C’est donc Bercy.
Cette précision étant apportée, je vous remercie pour les différents constats que vous avez dressés de la situation dans nos territoires. S’il y a une méconnaissance avérée du droit administratif, le manque de moyens accroît encore la distance dans l’accès à la justice administrative pour nos concitoyens. Un ancien président de juridiction de Guyane nous avait alertés sur ce sujet, indiquant qu’il devenait difficile de répondre aux besoins des Ultramarins.
De plus, les cultures des territoires ultramarins sont particulières et reposent sur l’oralité. Or le droit administratif est écrit et non oral. Il faut donc transposer de l’oral à l’écrit et adapter le droit au fonctionnement culturel et historique de certaines communautés, voire de certains peuples autochtones. Cela crée chez beaucoup de nos concitoyens une défiance à l’égard du droit administratif, qui leur apparaît trop complexe et trop éloigné de leur réalité quotidienne.
Selon vous, comment pourrait-on rapprocher le droit administratif du droit coutumier ? Un travail législatif est-il nécessaire sur cette question ? Comment faire comprendre à nos concitoyens de ces territoires que le tribunal administratif peut régler certains de leurs problèmes ? Ceux-ci restent souvent lettre morte et les gens se retrouvent dans le désarroi le plus total.
M. Nicolas Connin. Tout d’abord, connaître la juridiction administrative constitue un premier pas très important, que l’on soit en outre-mer ou en métropole. Les juridictions administratives ont nécessairement un rôle à jouer dans ce domaine. Encore faut-il, pour cela, disposer de moyens pour dédier du temps à la rencontre des populations et pour leur parler de ce que fait la juridiction administrative. Je sais que, par exemple, le tribunal administratif de la Guyane participe aux Journées européennes du patrimoine et à la Nuit du droit. Bien que ponctuels, ces événements permettent d’ouvrir les portes de la juridiction et de faire connaître ses missions et ses voies d’accès, parce que cela paraît très loin. Mieux faire connaître la juridiction passe par des actions locales et nécessite donc des moyens.
M. Julien Henninger. Je partage entièrement ce qui vient d’être dit.
La particularité de la justice administrative tient à ses faibles volumes contentieux, qui contraignent notre capacité à faire tout seuls. Divers dispositifs existent, comme la Pirogue du droit, mais il faut être très clair : les volumes contentieux de la justice judiciaire sont incomparables avec les nôtres, de l’ordre de quinze à vingt fois supérieurs à ce que l’on connaît en première instance. Il est donc difficile pour nous d’avoir la capacité de participer seuls à la diffusion du droit.
Le manque de moyens contraint absolument tout, comme la charge de travail contraint absolument tout pour les magistrats. Nous constatons une réelle bonne volonté, en outre-mer comme en métropole, pour participer à la diffusion de la connaissance de la juridiction, mais encore faut-il disposer de temps pour le faire. Les marges de manœuvre disparaissent quand la charge de travail vient écraser nos communautés, parce que les effectifs ne suivent pas. Il faut insister sur ce point parce que ce sont ces leviers dont nous avons besoin.
La question de la confiance dans la justice nous préoccupe. Elle ne se pose pas seulement en outre-mer. La justice administrative a récemment fait l’objet d’attaques d’une violence que nous avons peu l’habitude de connaître. C’est un travail global que nous devons mener pour instaurer ou restaurer la confiance entre les justiciables et les juridictions.
Mme Tiphaine Renvoise. En octobre 2024, le tribunal administratif de La Réunion a signé un partenariat avec l’université de La Réunion pour professionnaliser les étudiants. Une telle initiative répond à une partie de vos observations car elle peut servir à diffuser le droit administratif et à former des professionnels.
M. Julien Henninger. L’effet volume tient aussi au fait qu’il y a beaucoup moins d’avocats publicistes que privatistes. Plus le barreau est petit, moins vous avez de chances de trouver un publiciste. C’est très vrai en outre-mer, où il est difficile de trouver des avocats non seulement publicistes, mais aussi spécialisés en droit fiscal ou en droit de l’urbanisme. Cela nous dépasse un peu : c’est une question de formation dans les universités de droit et dans les écoles de formation d’avocats.
M. Nicolas Connin. Trouver un avocat publiciste, ce serait déjà bien. En Polynésie française, ils sont concentrés à Papeete, alors que le territoire est aussi vaste que l’Europe. Dans ces conditions, il est très compliqué de trouver un avocat ailleurs qu’à Papeete et, par conséquent, d’avoir un accès au droit. Ce phénomène, qui dépasse le cadre de la juridiction administrative, tient non seulement à la formation des avocats mais également à leur liberté d’implantation – on ne voit pas bien en effet quelle pourrait être la rentabilité de s’installer dans des territoires aussi éloignés du chef-lieu.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous nous rappeler comment on devient magistrat administratif ? Y a-t-il des Ultramarins dans votre corps ? Où exercent-ils ?
M. Julien Henninger. Il existe quatre voies de recrutement : l’Institut national du service public (INSP) ; un concours dédié, externe et interne ; un tour extérieur, qui vise à recruter des agents publics en poste ; enfin, nous accueillons, par la voie du détachement, un volume variable – en fonction des années et de la façon dont le plafond d’emplois évolue – de fonctionnaires d’un niveau de responsabilité équivalent ou des magistrats judiciaires.
Il n’existe pas de dispositif spécifique pour les Ultramarins. Même si nous ne tenons pas de statistiques, nous savons que certains de nos collègues proviennent des outre-mer. Le maillage soulève une difficulté supplémentaire parce que cela joue sur la diversité des fonctions auxquelles un magistrat peut prétendre. Un Guadeloupéen ne peut pas passer la totalité de sa carrière au tribunal administratif de la Guadeloupe.
M. le président Frantz Gumbs. Ma question est liée à votre revendication d’un droit au retour facilité. Celui-ci pourrait-il bénéficier à un Ultramarin nommé dans l’Hexagone et qui souhaiterait retourner dans son territoire d’origine ?
M. Nicolas Connin. Le droit au retour marche en effet dans les deux sens. La démographie du corps laisse penser qu’il y a moins d’Ultramarins que de personnes originaires de l’Hexagone. Des actions peuvent cependant être menées avec les universités ultramarines, par exemple en mettant en place des prépas concours. Cela a été suggéré dans un rapport très intéressant fait au sein de la juridiction administrative, il y a quelques années. L’objectif est de développer les parcours locaux dans les territoires ultramarins, ce qui permettra tout d’abord de faire connaître ces concours encore méconnus, y compris en métropole, et ensuite de permettre aux candidats de se préparer sur place.
On ne peut pas faire toute sa carrière dans un seul territoire – ce n’est en tout cas pas vraiment conseillé, surtout dans des ressorts aussi petits. Il est bon pour un magistrat de changer au bout d’un certain temps. Néanmoins, le droit au retour faciliterait les choses pour les magistrats originaires d’outre-mer, qui pourraient ainsi faire une expérience ailleurs et revenir plus facilement dans leur territoire.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le concept d’attractivité d’un territoire n’est pas tout à fait adapté. Lorsqu’on entre dans la fonction publique, on peut être amené à travailler dans n’importe quelle partie du territoire de la République française. Or la question de l’attractivité ne concerne pas seulement l’outre-mer : elle se pose aussi aux Ultramarins qui se rendent dans l’Hexagone et doivent s’adapter au climat, à l’environnement, à l’alimentation ; la plupart ne connaissent pas le froid, n’ont jamais pris le métro, voire l’avion. Ce sont toutes ces réalités qu’il faut prendre en compte.
Il me paraît plus pertinent de mettre l’accent sur les conditions de travail, qui doivent être optimales quel que soit l’endroit où l’on rend la justice administrative. Or, depuis le début des travaux de la commission d’enquête, nous constatons souvent que tout est plus compliqué en outre-mer. Le problème est moins présent dans le Pacifique mais la situation peut changer très rapidement, comme on le voit à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie.
Après quelques auditions, je sens bien que le problème de fond tient à l’éloignement de ces territoires et au regard porté sur eux par l’Hexagone. Or, dès lors qu’un territoire se trouve dans la République française, on doit garantir aux magistrats et aux greffiers de très bonnes conditions de travail. Ce critère-là me paraît plus pertinent que l’attractivité du territoire en lui-même.
L’environnement compte beaucoup. Quitter l’Île-de-France pour s’installer à Bordeaux, ce n’est pas du tout le même déménagement que de quitter l’Hexagone pour aller en outre-mer. Ce n’est pas la même approche. Tout cela doit être pris en compte.
Néanmoins il est vrai que, comparée à l’ordre judiciaire, la justice administrative est le parent pauvre en matière de moyens qui lui sont alloués. Je l’ai constaté en discutant avec des présidents de cour administrative d’appel : c’est la croix et la bannière pour obtenir des moyens. À titre personnel, je soutiens donc de façon indéfectible l’attribution de moyens à toutes les juridictions, quel que soit l’endroit où elles se trouvent. En effet, la justice joue un rôle central dans le bon fonctionnement d’une société. Si elle ne fonctionne pas correctement, la société s’en trouvera automatiquement déséquilibrée. En tant que députés, nous devons nous battre pour que tous les moyens nécessaires vous soient alloués.
M. Nicolas Connin. Je vous rejoins totalement, monsieur le député, sur le fait qu’il faudrait retrouver des conditions optimales, où que l’on rende la justice. Dans la perspective de cette audition, nous avons sollicité des remontées de terrain dans tous les tribunaux administratifs d’outre-mer. J’en retiens trois exemples qui illustrent cette question. Tout d’abord, le tribunal administratif de Mayotte a vu sa toiture arrachée par le cyclone Chido. La toiture provisoire est toujours en place et la pluie occasionne des problèmes électriques. La construction d’un véritable tribunal doit absolument devenir une priorité.
La deuxième illustration concerne la Guyane : contrairement à la plupart des juridictions administratives, il n’y a toujours pas de wifi ; l’absence d’entrée différenciée et d’un véritable hall d’accueil amène les magistrats à croiser le flux des justiciables quand ils entrent dans le tribunal. Là encore, le projet de cité de justice mérite d’être priorisé.
La troisième illustration est un peu différente. En Polynésie française, il existe un mécanisme de remboursement partiel des loyers pour compenser leur cherté. Un collègue affecté en Polynésie française, qui loue un appartement F2 à 20 kilomètres de Papeete pour un loyer de 1 650 euros, nous a indiqué qu’il percevait 39,73 euros au titre de ce remboursement partiel – c’est d’une grande générosité ! Les plafonds de loyer n’ont pas été réévalués depuis très longtemps et mériteraient vraiment de l’être. Les conditions de travail optimales concernent aussi la vie privée et familiale : il faut permettre aux collègues nommés dans ces territoires, qui sont confrontés à un contexte particulier de cherté de la vie et notamment des billets d’avion, de conserver un lien avec la métropole. Il est indispensable de leur assurer à peu près les mêmes conditions de vie quotidienne qu’en métropole.
M. Davy Rimane, rapporteur. De nombreux concitoyens se plaignent, à tort ou à raison, d’une application du droit dans nos territoires qui serait différente, les magistrats ne connaissant pas le contexte local et appliquant le droit sans en tenir compte. De plus, selon certains, un regard colonial persisterait dans la gestion des litiges. De votre côté, avez-vous ce genre de retours ? Avez-vous connaissance d’éléments concrets qui permettraient de caractériser ce ressenti ?
M. Julien Henninger. Nous sommes un syndicat apolitique, ce qui signifie que nous n’avons pas de regard sur le droit applicable, qui relève du choix politique. Un magistrat est là pour appliquer la règle telle qu’elle existe. Nous avons notre mot à dire syndicalement quand le sujet porte sur les conditions d’exercice de la justice, l’accès à la justice, le droit à un recours. J’ai conscience que je ne réponds pas à votre question, mais je crois que c’est aussi notre rôle de magistrat administratif : nous ne portons pas de jugement de valeur sur la nécessité d’une différenciation de la règle dans les outre-mer. C’est une question de choix politique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ma question ne portait pas sur la définition du droit administratif mais sur son application dans le territoire. Certaines personnes – pas toutes – estiment que sa mise en œuvre est différenciée dans les territoires d’outre-mer. Cela vous semble-t-il normal ?
M. Julien Henninger. Le sentiment doit exister et il faut trouver des leviers pour qu’il n’existe pas. La justice administrative consiste essentiellement en un recours froid et objectif, le recours pour excès de pouvoir, qui est le recours en légalité. Or la légalité est elle-même assez binaire : c’est légal ou ça ne l’est pas.
Pour notre part, nous ne sommes pas certains qu’il y ait une véritable différence d’approche dans le constat de légalité. Si l’on estime que le droit de la construction et de la délivrance des permis de construire doit être différent, que la définition de la distance à la côte dans la loi « littoral » doit être différente en Bretagne, en Martinique et en Nouvelle-Calédonie, cela relève du choix politique, sur lequel nous n’avons pas de regard critique à porter. Une fois que la règle existe et qu’elle fixe cette distance à 100 mètres, nous appliquons la règle.
Mme Tiphaine Renvoise. De plus, il y a une harmonisation par les cours administratives d’appel, en l’occurrence celles de Bordeaux et de Paris. Cela se fait donc naturellement.
M. Julien Henninger. Pour en revenir à l’attractivité, nos revendications répondent à vos préoccupations. Étant très attachés à l’égalité, non seulement entre nos collègues, mais aussi entre les justiciables, nous regrettons que le manque de moyens ne permette pas d’assurer une égalité réelle. Celle-ci nécessite de créer des dispositifs spécifiques à l’outre-mer.
Toutefois, une bascule est intervenue chez nous en 2016, qui est sans doute révélatrice d’un mouvement existant dans l’ensemble de la fonction publique. Jusqu’à cette date, les primo-affectés à l’outre-mer étaient tous volontaires ; toutes les juridictions d’outre-mer fonctionnaient certes avec des primo-affectés – c’est normal : cela fait partie du jeu de la fonction publique – mais, pour le dire de façon prosaïque, ce n’étaient pas les derniers dans l’ordre des recrutements.
Aujourd’hui, sur les dix-neuf magistrats des trois juridictions de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane, treize sont des primo-affectés, soit plus des deux tiers. Certains sont volontaires mais pas tous. Cela ne veut pas dire que ces collègues travaillent moins bien et que la justice est moins bien rendue, mais que l’image de ces territoires est dégradée, donnant l’impression que les gens sont contraints d’y aller, y restent assez peu et cherchent à en repartir. Il est important de vous faire part de ce témoignage d’une réalité que nous déplorons mais qui existe depuis 2016.
M. Nicolas Connin. J’abonderai dans le sens de mon collègue. L’affectation de primo-affectés pose de nombreux soucis, d’abord pour les intéressés quand ce n’est pas choisi, mais également pour la stabilité des effectifs. En effet, un magistrat doit attendre deux ans avant de demander une mutation. Cela signifie que, depuis 2016, il y a un renouvellement important tous les deux ans. Cette année, le tribunal administratif de la Guyane a compté cinq nouveaux magistrats sur sept.
Ce n’est vraiment pas idéal car la stabilité des effectifs est nécessaire pour rendre la justice sereinement. L’affectation de primo-affectés n’est qu’une rustine, mais cela fait presque dix ans que l’on fonctionne ainsi. Il est donc urgent de trouver des solutions pour que ces postes soient pourvus par des personnes volontaires, en mutation, et que l’on ne fasse pas reposer le fonctionnement des tribunaux sur des primo-affectés. Pour le moment nous avons eu de la chance parce qu’il n’y a pas eu de drame, mais cela pourrait mal se passer. Nous ne sommes pas à l’abri que l’affectation contrainte et forcée d’un primo-affecté pousse celui-ci à renoncer au bénéfice du concours, ou bien qu’il se rende malgré tout sur place mais ne s’y adapte pas. Cela peut être source de risques psychosociaux.
M. le président Frantz Gumbs. Je précise, pour ceux qui suivent nos travaux, que les primo-affectés sont des personnes dont c’est la première affectation dans la carrière, à la sortie d’école.
Notre questionnement principal porte sur l’inégal accès au droit des citoyens des outre-mer. Ces territoires ont des particularités, notamment culturelles, avec un droit coutumier qui préexiste. Vous évoquiez votre préoccupation, parfaitement légitime, du respect de la règle telle qu’elle existe, telle que les députés l’ont votée, sans vous interroger sur sa légitimité. Or il peut arriver que la légitimité de certaines lois soit discutable.
Le président de la Conférence nationale des procureurs généraux, que nous avons entendu avant vous, nous a appris que tous les procureurs affectés dans les outre-mer bénéficiaient, à l’École nationale de la magistrature, d’une formation assez poussée durant laquelle interviennent des magistrats expérimentés ; cette formation ne porte pas seulement sur la connaissance sociale de ces territoires, mais aussi sur leur culture, leurs pratiques, leurs us et coutumes. Ne serait-il pas intéressant d’organiser la même chose pour vos juridictions ?
Mme Tiphaine Renvoise. Ce serait intéressant, mais force est de constater que cela n’existe pas. Le séjour exploratoire est réservé aux primo-affectés et il ne concerne pas les magistrats qui postulent au tour de mutation. Plus généralement, il y a un déficit de formation au moment de la prise de poste et tout au long du parcours du magistrat.
Il faut tout de même signaler que, en 2025, une formation commune sur le droit de l’urbanisme a été organisée, en présentiel, pour les tribunaux administratifs des Antilles et de Guyane. Cela va dans le bon sens.
M. Nicolas Connin. Le Conseil d’État a organisé par le passé un webinaire pour permettre aux magistrats ayant eu une expérience ultramarine de répondre aux questions des potentiels candidats à une mutation dans les outre-mer et de dresser un état des lieux de la situation sur place. Cela s’est fait un peu tard, peu avant la date limite de demande de mutation, et n’a eu lieu qu’une fois, mais cette initiative positive mériterait d’être reconduite.
M. le président Frantz Gumbs. J’ai l’impression que la justice administrative manque d’efficacité en raison d’un problème de ressources humaines qui tient lui-même au manque d’expérience des primo-affectés. Le nombre important de primo-affectés en outre-mer est une faiblesse pour le corps, même si chacun fait au maximum de ses possibilités. Cela pose la question de l’égalité d’accès aux droits : les personnes du ressort du tribunal de Bordeaux ou de Paris ont certainement plus de facilité à accéder aux services judiciaires que celles qui dépendent de Mana ou d’îles éloignées comme Saint-Barthélemy, où il n’y a pas de problème de moyens ni d’éducation, mais où il faut prendre deux avions, un taxi et réserver un hôtel pour se rendre au tribunal administratif.
M. Davy Rimane, rapporteur. Pensez-vous que le Conseil d’État ait pris conscience de cette réalité ? Qu’a-t-il fait pour y répondre et pour améliorer le fonctionnement en interne ? Cette amélioration aurait des retombées positives pour nos concitoyens qui ont soif de justice.
M. Nicolas Connin. Le Conseil d’État fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. C’est une chose pour les syndicats d’exprimer des revendications, c’en est une autre d’être gestionnaire ; la répartition des ressources est un exercice éminemment complexe, surtout quand les effectifs sont limités, voire gelés. J’ajoute que le Conseil d’État n’est pas le seul aux commandes et que les chefs de juridiction peuvent prendre des initiatives locales, à l’instar des dispositifs d’accès aux droits et des événements ponctuels destinés à mieux faire connaître la juridiction.
M. le président Frantz Gumbs. Si le législateur pouvait faire une ou plusieurs choses pour améliorer l’efficacité de la justice administrative dans les outre-mer, quelle serait-elle ?
M. Julien Henninger. Une seule chose : des moyens.
M. Nicolas Connin. Pareil.
Mme Tiphaine Renvoise. Il faut également veiller à conserver le même degré de qualité de la justice. Souvent, hélas, les réformes vont dans le mauvais sens : elles proposent la mise en place d’un juge unique alors qu’il faut préserver la collégialité autant que possible.
M. Nicolas Connin. Un chiffre est parlant : à l’heure actuelle, la justice administrative a enregistré autant de recours pour 2025 que pour toute l’année 2024.
Mme Tiphaine Renvoise. Je précise qu’il y a en métropole des tribunaux peu attractifs dans lesquels on trouve également un grand nombre de primo-affectés. Ce n’est pas une problématique spécifique aux outre-mer.
M. Davy Rimane, rapporteur. Diriez-vous que la carrière de juge administratif est moins attractive ou moins reconnue que celle de juge judiciaire ?
M. Julien Henninger. Chacune a ses défauts et ses avantages. La justice administrative est moins exposée que la justice judiciaire, ce que l’on apprécie une fois qu’on a été exposé à certaines attaques, comme cela a été le cas récemment. Toutefois, le manque de moyens touche l’ensemble des juridictions. Sommes-nous plus ou moins malheureux que la justice judiciaire ? Il me semble que la justice judiciaire a fini par accepter un mode de fonctionnement dégradé auquel nous tentons difficilement de résister. Le recul de la collégialité fait reculer la qualité de la justice ; ce n’est pas une réponse de fond.
M. Davy Rimane, rapporteur. J’emploie le terme d’attractivité car nous parlions tout à l’heure d’une différence d’attractivité entre l’Hexagone et les territoires d’outre-mer ; je me demandais si l’on pouvait dresser un parallèle. Diriez-vous que la carrière de magistrat administratif est moins intéressante que celle de magistrat judiciaire au sein du système actuel ? Ou est-ce simplement un fonctionnement différent ?
M. Nicolas Connin. L’aridité du droit administratif en deuxième année d’université, même si elle n’est pas représentative du droit public en général, peut rebuter certains étudiants qui se dirigeront plus naturellement vers le droit privé. Nous constatons un léger recul du nombre d’étudiants qui se tournent vers le droit public en raison d’un coût d’entrée potentiellement plus élevé.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour ces échanges extrêmement riches. Chaque corps entendu apporte son regard et exprime dans des termes justes ses difficultés et celles auxquelles les Ultramarins sont confrontés pour accéder à la justice au même niveau que partout ailleurs. Je suis bien conscient que des disparités existent aussi sur le territoire hexagonal.
Nous n’hésiterons pas à vous solliciter à nouveau si nous avons d’autres questions.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête, qui a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent dans ces territoires pour assurer l’égalité de tous nos concitoyens en la matière, a souhaité entendre rapidement les représentants des avocats, qui sont un maillon indispensable de la chaîne d’accès au droit et à la justice et qui sont en prise directe avec les réalités du terrain.
J’accueille donc Mme Anne-Sophie Lépinard, présidente de la commission Accès au droit du Conseil national des barreaux (CNB) ; M. Arnaud de Saint-Remy, ancien bâtonnier, responsable du groupe de travail mineurs du CNB ; M. Patrick Lingibé, membre du CNB, ancien bâtonnier et ancien vice-président de la Conférence des bâtonniers, qui exerce actuellement au barreau de Guyane ; Mme Yanick Louis-Hodebar, membre du CNB, rattachée au barreau de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy ; et, en visioconférence, M. Laurent Payen, ancien bâtonnier du barreau de Saint-Denis de La Réunion et membre du bureau de la Conférence des bâtonniers.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Anne-Sophie Lépinard, M. Arnaud de Saint-Remy, M. Patrick Lingibé, Mme Yanick Louis-Hodebar et M. Laurent Payen prêtent successivement serment.)
Mme Yanick Louis-Hodebar. Je suis très heureuse d’être entendue par votre commission, car on ne parlera jamais assez des dysfonctionnements de la justice ultramarine. Plus on en parle, plus on en découvre. D’un commun accord, nous avons choisi d’aborder quatre thèmes dans nos propos liminaires : la situation générale ; la formation initiale et continue des avocats ; l’accès au droit, essentiel en démocratie ; et la justice des mineurs.
L’État doit garantir aux citoyens ultramarins une justice rigoureuse et respectueuse. La justice est un pilier de la démocratie, et les avocats sont garants de son bon fonctionnement. Or, et c’est frappant, il apparaît dans toutes les enquêtes sur le sujet que les ultramarins ont le sentiment qu’ils sont maltraités, que la justice fonctionne beaucoup mieux à Paris ou à Marseille qu’à Cayenne ou à Mamoudzou. Ces injustices sont-elles réelles ou exagérées par les ultramarins ? En tout état de cause, tout en ayant confiance dans l’État de droit, ils trouvent anormal que la justice ne soit pas rendue de la même manière en outre-mer et dans l’Hexagone.
Les injustices sont souvent expliquées par l’éloignement géographique et l’insularité de nos territoires, sources de nombreux déplacements pour les justiciables et leurs avocats. Mais ne retenir que ces facteurs géographiques pour expliquer les injustices revient à considérer que celles-ci seront éternelles : quoi que l’on fasse, on ne supprimera pas les océans ! Cette vision est donc erronée. Ce n’est pas tant l’éloignement qui crée des dysfonctionnements que l’absence d’infrastructures adaptées, notamment de tribunaux, et l’insuffisance du nombre d’avocats.
Ainsi, les cours d’appel sont parfois éloignées de milliers de kilomètres des juridictions de première instance. C’est la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion, par exemple, qui est saisie pour les décisions des juges d’instruction et des juges des libertés et de la détention de Mamoudzou. Le justiciable doit alors prendre l’avion avec son avocat. Jusqu’à la création d’une cour d’appel à Cayenne en 2011, les justiciables guyanais devaient quant à eux se rendre à Fort-de-France.
La situation est pire encore en matière de justice administrative : toutes les cours administratives d’appel se trouvent dans l’Hexagone – à Paris pour certains territoires, à Bordeaux pour la Guadeloupe et la Martinique. Cela induit des frais de déplacement pour les justiciables et leurs avocats. Alors que nos territoires sont frappés par une grande pauvreté, nous sommes obligés de prendre l’avion, ce qui se répercute dans nos honoraires. Il faudra un jour d’ailleurs que les collectivités territoriales et nos députés s’organisent avec l’État pour nous obtenir des tarifs préférentiels par rapport à ceux des gens qui viennent en vacances chez nous car, pour notre part, nous n’avons d’autre choix que de faire le voyage.
S’y ajoutent les fractures économiques et sociales que l’on connaît. Les barreaux et les avocats d’outre-mer sont doublement défavorisés sur le plan de l’aide juridictionnelle (AJ). D’une part, la population éligible à l’AJ étant plus importante en outre-mer, nous avons plus de bénéficiaires de cette aide dans notre clientèle que nos confrères de l’Hexagone. D’autre part, l’indemnisation y est la même qu’à Paris, en dépit de la cherté du coût de la vie. Puisque, rapporté à la population, le nombre d’avocats est moins élevé en outre-mer – le taux varie entre 1 avocat pour 10 000 habitants à Mayotte et 8,6 en Guadeloupe, contre 11 avocats pour 10 000 habitants dans l’Hexagone – la profession d’avocat dans ces territoires paie donc un plus lourd tribut pour assurer la mission d’assistance juridique des plus démunis.
L’accès au droit est un principe fondamental de la citoyenneté. Pourtant, les citoyens d’outre-mer peuvent avoir du mal à accéder à un juge et à un avocat, en raison de l’éloignement et de l’insularité de leurs territoires. Un délinquant arrêté et placé en garde à vue à Saint-Martin doit prendre l’avion pour être déféré devant un procureur à Basse-Terre ou à Pointe-à-Pitre. Il sera aussi jugé à Basse-Terre ou à Pointe-à-Pitre. Et s’il va en prison, sa famille ne pourra pas lui rendre visite, ce qui concourt à l’isolement et à la récidive. Il en va de même pour les habitants d’autres îles telles que Marie-Galante ou La Désirade.
Nous voyons d’un bon œil le développement des modes alternatifs de règlement des différends (Mard), même s’ils ne doivent pas être un moyen de pallier le manque de juges. Tout le monde reconnaîtra que la conciliation est dans notre ADN : elle se manifeste dans le droit coutumier, dans l’importance de l’oralité, dans ce réflexe que nous avons de tenter de régler le différend à l’amiable avant d’aller voir le juge et l’avocat. C’est très bien que l’institution judiciaire s’empare des Mard. Nous avons pu constater que 94 % des justiciables ultramarins y avaient recours, contre seulement 86 % des justiciables hexagonaux.
Je voudrais terminer avec la délinquance galopante qui affecte nos territoires. Si Marseille ou n’importe quelle ville de l’Hexagone affichait des chiffres semblables aux nôtres en la matière, on aurait déjà envoyé l’armée. On en est, en juin, à vingt-cinq homicides pour la Guadeloupe. Rien n’est fait pour y remédier. Certains de nos quartiers sont sous la coupe de gangs vénézuéliens et colombiens, encouragés par l’absence de réaction de l’État. Pour lutter contre ces gangs et faire en sorte que notre jeunesse ne périsse pas, il faut une justice de qualité, avec des délais raisonnables et des lieux de privation de liberté dignes d’une démocratie. Quand on va dans une prison en Guadeloupe, en Martinique ou en Guyane, où les détenus vivent à six dans des cellules prévues pour deux, on peine à penser qu’on est en France.
Des dysfonctionnements, il en existe partout sur le territoire national mais en outre-mer, nous sommes dans une cocotte-minute : le moindre grain de sable dans la machine peut entraîner une révolution. Cela pourrait être le cas en Martinique où la rénovation de la salle de cour d’assises, et le rehaussement physique des magistrats du parquet par rapport aux avocats de la défense, a conduit à une levée de boucliers des avocats. Si l’on tentait de passer en force sur ce point, croyez-moi, tout le monde entendrait parler de la Martinique.
M. Laurent Payen. Les propos de Me Louis-Hodebar illustrent bien la difficulté à se comprendre et à échanger qu’éprouvent souvent les justiciables et les représentants de l’institution dans nos territoires, qui sont en outre très disparates. Nous vous remercions sincèrement de nous auditionner, mais vos travaux ne seront pas aisés, tant les situations diffèrent sur les plans géographique, culturel et des us et coutumes. Il est difficile de généraliser sans en arriver à un inventaire à la Prévert des problèmes que peuvent rencontrer les professionnels du droit dans leur pratique habituelle.
Nous venons de différents horizons : la Guyane est représentée par le bâtonnier Lingibé, la Guadeloupe et la Martinique par Mme Louis-Hodebar, et La Réunion par moi-même. En termes de fonctionnement, on pourrait dire que La Réunion se rapproche plus de l’Hexagone que les autres territoires ultramarins, mais nous avons aussi des difficultés spécifiques qui ne sont ni résolues ni prises en compte.
Les difficultés d’accès aux juridictions d’appel sont un problème majeur. C’est le cas en matière administrative, où nous sommes bien en peine d’aller plaider les affaires qui nous sont confiées, particulièrement quand notre client est bénéficiaire de l’AJ. C’est aussi le cas en matière pénale : nos clients peuvent être jugés en appel à Paris par exemple, mais nous ne bénéficions d’aucune aide pour les accompagner. Nous nous entendrons dire que si nous ne pouvons pas faire le déplacement avec la maigre allocation qui nous est attribuée au titre de l’AJ, il faudra se laisser remplacer par un autre avocat qui ira plaider à notre place. C’est totalement anormal. Les confrères de Paris ou d’ailleurs sont certainement excellents, mais nous avons une proximité avec nos clients, des connaissances linguistiques et culturelles qui facilitent les échanges et aident à faire comprendre le fonctionnement de la justice et le parcours du dossier ; bref il y a toutes sortes de spécificités qui ne seraient pas prises en compte. Enfin, les juridictions sont éloignées de nous dans certaines matières particulières, comme la propriété intellectuelle. Ainsi, quand les droits d’artistes locaux sont bafoués, il faut se déplacer à Paris. Or ce sont souvent de « petits » artistes qui n’en ont pas les moyens, même s’ils ne sont pas forcément éligibles à l’AJ.
Si les sous-effectifs de magistrats ne sont pas une spécialité ultramarine, nos juridictions présentent des spécificités qui aggravent le problème. En Guyane ou à Mayotte, on envoie des « brigades » de magistrats qui auront à affronter des situations complexes alors qu’ils sont souvent jeunes et présents pour des périodes courtes : une fois franchies les difficultés d’adaptation liées à la barrière de la langue et autres, ils repartent. Ce n’est pas dans l’intérêt d’une bonne justice, d’une justice qui comprend et juge les gens en connaissance de cause. Quant aux délais de jugement, qui étaient raisonnables lors de mon arrivée il y a vingt-cinq ans à La Réunion, ils ont tendance à s’aggraver sous l’effet du sous-effectif et du défaut de remplacement des magistrats. Il faut en particulier attendre plusieurs mois pour avoir accès à un juge aux affaires familiales, ce qui peut avoir de lourdes conséquences car les situations non réglées dégénèrent en tensions, ou même en violences parfois très graves. Les chefs de juridiction font ce qu’ils peuvent avec les moyens dont ils disposent, mais le nombre des juges placés, qui peuvent intervenir en renfort, est limité.
Les dysfonctionnements sont donc aggravés dans les territoires d’outre-mer, et parfois spécifiques. À Mayotte, après les graves intempéries qu’ils ont subies, les citoyens – à commencer par les avocats – ont l’impression que la justice est délaissée. L’archipel compte une trentaine d’avocats, auxquels on demande de pourvoir à des missions de plus en plus nombreuses – les audiences en comparution immédiate se sont multipliées, et il faut systématiquement assister les mineurs qui se retrouvent en garde à vue. C’est quasiment impossible à gérer.
À ma connaissance, il n’y a jamais eu aucune aide à l’installation de confrères, aucun dispositif fiscal ou autre, à part des initiatives de la profession elle-même. Le manque d’avocats est considérable à Mayotte, mais il se fait sentir aussi en Guadeloupe, notamment dans les îles à l’écart du chef-lieu de département. Les avocats sont peu aidés. Il leur arrive, alors qu’ils sont rétribués de façon très modeste, de régler eux-mêmes leurs frais de déplacement et d’hébergement. C’est une profession qui met souvent la main à la poche. Les ultramarins font face à ces difficultés avec un courage et une abnégation dont ils ne sont pas toujours crédités. Nos confrères du Pacifique, qui ne sont pas représentés aujourd’hui, rencontrent aussi des difficultés particulières liées aux événements qui se sont déroulés au cours des derniers mois. Certains s’adaptent, d’autres fuient. En tout cas, on ne voit pas beaucoup d’aide permettant d’affronter des événements qui aggravent encore les dysfonctionnements habituels.
Depuis mon île de l’océan Indien, je ne sais pas forcément tout ce qui se passe dans les autres territoires ultramarins. Bien qu’à des milliers de kilomètres les uns et des autres, nous essayons de nous parler et d’être solidaires, mais nous avons aussi besoin de l’aide du législateur. C’est pourquoi nous avons répondu avec plaisir à votre souhait de nous entendre aujourd’hui.
M. Patrick Lingibé. Avant tout, je tenais à préciser que je ne représente pas ici la Guyane : je me suis positionné depuis longtemps en tant que défenseur de l’ensemble de l’outre-mer, que je connais bien. De même, mon amie Yanick Louis-Hodebar ne représente pas la Guadeloupe. Nous sommes deux élus du CNB qui portent la voix de l’outre-mer. Même si, par essence, je connais très bien mon territoire, je ne vous parlerai donc pas de la Guyane car j’ai suffisamment écrit sur l’ensemble de l’outre-mer pour vous parler de la situation générale.
Je commencerai par dresser un état des lieux de l’outre-mer. La justice n’est qu’une image des sociétés. Elle cristallise le mal-être de la société à l’intérieur du territoire où elle s’exerce, et elle en est un indicateur. Pour comprendre le dysfonctionnement de la justice, il faut donc nécessairement prendre en compte l’environnement et se demander de quel outre-mer on parle. Je ne passerai pas en revue chacun des onze territoires : ils ne vivent pas au même tempo, ne sont pas situés dans le même fuseau horaire et ne présentent pas la même sociologie. Mais ils partagent des problématiques communes.
J’évoquerai ensuite un volet qui me concerne davantage, en ma qualité de membre de la commission Formation : celui de la formation des avocats, des écoles d’avocats et du devenir des élèves ultramarins qui se destinent à la profession d’avocat ou même à des carrières judiciaires. Je vous dirai également ce que je pense de la manière de rapprocher la justice, institution partagée, des populations ultramarines.
Selon plusieurs indicateurs, donc, l’outre-mer se trouve – et ce n’est pas récent – dans une situation catastrophique.
Le premier de ces indicateurs est celui de la pauvreté. Les cinq départements et régions d’outre-mer (Drom) regroupent 24 % des personnes en grande pauvreté en France, alors qu’ils ne représentent que 3 % de la population nationale. En 2021, le taux de pauvreté était de 14,5 % dans l’Hexagone, mais de 36,1 % à La Réunion, de 26,8 % à la Martinique, de 34,5 % à la Guadeloupe, de 52,9 % en Guyane et de 77,3 % à Mayotte. La grande pauvreté est cinq à quinze fois plus fréquente et plus intense dans les Drom que dans l’Hexagone.
La caractéristique majeure de la grande pauvreté outre-mer, par rapport à des situations moins aiguës, est la fréquence de la privation, y compris pour les besoins fondamentaux que sont la nourriture ou l’habillement. Toutefois, compte tenu du sentiment de dignité que cultivent nos populations, la pauvreté est cachée. Les gens ne disent pas qu’ils sont pauvres, mais la réalité des chiffres et de notre quotidien ultramarin est bien une inadmissible indignité. Quatre à cinq personnes sur dix ne peuvent faire un repas contenant des protéines tous les deux jours et on estime à 900 000 le nombre des personnes vivant sous le seuil de la pauvreté, soit 32 % de la population ultramarine globale.
Un autre indicateur est celui de la cherté de la vie, avec des écarts de prix insultants entre l’outre-mer et l’Hexagone. Ainsi, selon un rapport, une bouteille d’un litre d’huile de tournesol coûte 1,99 euro dans l’Hexagone, mais 3,45 euros en Martinique. Quant au PIB par habitant, il était en 2022 de 38 775 euros dans l’Hexagone mais de 23 200 euros en Guadeloupe, 25 903 euros en Martinique, 15 656 euros en Guyane, 11 579 euros à Mayotte et 24 663 euros à La Réunion.
En matière de mortalité infantile, les chiffres sont saisissants : alors que le taux est de 3,7 ‰ dans l’Hexagone, il est de 8,1 ‰ en Guadeloupe, de 7,2 ‰ en Martinique, de 8,2 ‰ en Guyane, de 8,9 ‰ à Mayotte et de 6,7 ‰ à La Réunion. Le décrochage scolaire est deux fois plus important que dans l’Hexagone, et l’illettrisme trois fois.
Si je vous donne ces chiffres, c’est à cause de deux textes, que je n’ai pas inventés. Le premier est l’article 72-3 de la Constitution, premier alinéa, résultant de la réforme majeure de 2003 : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité. » Ce principe cardinal n’ayant pas été atteint, un autre texte, la loi de programmation dite loi « Lurel », dispose au premier alinéa de son article 1er que « La République reconnaît aux populations des outre-mer le droit à l’égalité réelle au sein du peuple français. »
Pour parler sans langue de bois, dans cet océan de pauvreté et d’indignité, le droit est assurément un luxe. La priorité des ultramarins est de bien vivre, de trouver à manger, de se loger. En outre-mer, il y a des problèmes d’eau potable, d’électricité : les besoins primaires ne sont pas satisfaits. Dès lors, toutes nos dissertations sur l’accès au droit sont belles et bonnes, mais avant cela, nos compatriotes ultramarins ont bien d’autres préoccupations. Et ils ont la sensation d’être délaissés, ou, pour reprendre les propos de Mme Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux, que la République a abandonné les territoires d’outre-mer.
Cela durera tant que nous n’aurons pas réglé ce problème sociétal de fond, cette crise de citoyenneté. Un citoyen doit bien vivre et doit avoir accès aux mêmes choses que son compatriote hexagonal. Or ce n’est pas le cas : il y a une rupture. Ce problème de fond devra préoccuper votre commission d’enquête, dont je me réjouis qu’elle existe car elle mettra des mots sur les maux dont différents rapports ont fait état sans jamais susciter de réponse déterminée. Les constats que j’ai évoqués concernent les Drom, mais on retrouve les mêmes problèmes, encore aggravés, pour ce qui est des collectivités d’outre-mer.
J’en viens à la formation des avocats. On ne peut accéder à cette profession réglementée qu’après obtention d’un certificat d’aptitude à la profession d’avocat, le Capa, délivré par un centre régional de formation professionnelle des avocats, le CRFPA. La France compte seize de ces centres, dont onze dans l’Hexagone et cinq dans les outre-mer et la Corse. Les onze écoles hexagonales dispensent une formation continue et une formation initiale, les cinq autres n’assurant qu’une formation continue.
La formation initiale est destinée à préparer l’élève avocat à l’obtention du Capa. La formation continue est une obligation, chaque avocat devant suivre vingt heures de formation par an pour actualiser ses connaissances – vous savez en effet mieux que moi que le droit bouge beaucoup, sous l’influence notamment de l’Union européenne. Les règles du droit communautaire ne s’appliquent pas dans les collectivités d’outre-mer, à l’exception de Saint-Martin, mais, au nom du principe d’identité législative posé par l’article 73 de la Constitution, elles s’appliquent dans les départements et régions d’outre-mer.
Le fait que les écoles d’avocats d’outre-mer ne dispensent pas de formation initiale s’explique par un manque d’effectifs et de moyens financiers. En effet, alors que les effectifs tanguent déjà dans les écoles hexagonales, le nombre d’élèves avocats pour l’ensemble des outre-mer est inférieur à trente ou quarante. En pratique, les concours d’entrée aux CRFPA sont organisés par les écoles d’avocats, y compris en Martinique et en Guadeloupe, ainsi qu’en Guyane, qui vient d’être dotée d’un institut d’études judiciaires. Les étudiants qui réussissent le concours doivent s’inscrire dans l’une des onze écoles hexagonales, pour un parcours de formation d’une durée de dix-huit mois découpé en trois périodes de six mois. La première est consacrée aux enseignements dispensés par le centre, partiellement en distanciel, la deuxième au projet pédagogique individuel conçu par l’élève, qui comprend un stage hors d’un cabinet d’avocats, par exemple en juridiction, et la troisième à un stage auprès d’un avocat. L’objectif est de diversifier l’expérience de l’élève avocat par des mises en situation.
Depuis 2025, les élèves peuvent bénéficier d’une alternance pour le stage de six mois en cabinet et la période de six mois d’enseignement. C’est pour sécuriser le statut de l’élève avocat que le CNB a mis en place ce contrat d’apprentissage, pour une période donc de douze mois sur dix-huit. Cette alternance devrait s’appliquer à compter du 1er janvier 2027, le temps que les écoles s’y préparent et que des modalités propres à l’outre-mer soient adoptées. Nous sommes en effet toujours les derniers servis et on ignore nos réalités – le fait qu’en outre-mer, l’égalité des chances est un vœu pieux. Les six à huit premiers mois de la formation seront consacrés au projet pédagogique individuel de l’élève avocat et, du 30 septembre de l’année n au 31 août de l’année n+1, celui-ci sera apprenti en cabinet d’avocat, en alternance avec les enseignements délivrés par le CRFPA, selon un rythme défini par ce dernier en concertation avec les cabinets de son ressort. Au sein de la commission formation, j’ai sensibilisé les présidents et directeurs des onze écoles hexagonales à la présence d’élèves avocats ultramarins en les invitant à prendre en compte cette réalité, notamment dans l’exercice du stage.
Les élèves avocats ultramarins doivent donc, comme je l’ai dit, suivre leur formation de dix-huit mois dans l’Hexagone : s’ils ne partent pas, ils n’accéderont jamais à la profession d’avocat. Si le Conseil national des barreaux a choisi de généraliser la voie de l’alternance, c’est parce que le contrat d’apprentissage garantira un meilleur accompagnement financier des élèves avocats, qui souffrent aujourd’hui. Mais le problème spécifique des élèves avocats ultramarins est encore en cours de règlement. Dans le cadre de ce contrat en effet, ils devront accomplir quatre à cinq déplacements.
L’objectif que j’ai défendu au sein de la commission Formation, et que partage le Conseil national des barreaux, se fonde sur l’idée que, face aux problèmes d’accès au droit, d’identification, de conceptualisation du droit que nous rencontrons outre-mer, il n’y a pas de meilleurs ambassadeurs que les personnes natives de ces territoires, pour la raison très simple qu’ils en parlent la langue. De fait, et même si ce n’est pas le sujet de notre débat, je rappelle que, contrairement à ce que l’on pense, le français n’est pas la langue partagée en outre-mer, pour des raisons historiques et géographiques. Or qui maîtrise mieux les langues vernaculaires parlées en outre-mer que les gens qui y sont nés ? Pour ma part, aux Antilles ou en Guyane, je parle et j’écris en créole.
Pour mettre au point une solution, j’ai rencontré L’Agence de l’outre-mer pour la mobilité et le cabinet du ministre des outre-mer – même si, je le dis sans détour, ce ministère ne pèse pas grand-chose dans le concert gouvernemental. Il s’agit d’intégrer les élèves avocats dans le dispositif d’accompagnement. Le cabinet du ministre m’a fait part de son approbation et, à sa demande, je lui ai adressé une note – que je pourrai d’ailleurs vous transmettre car elle n’est pas confidentielle – sur les modifications réglementaires qui pourraient être envisagées en ce sens. Je pense que cela vous intéressera : je propose d’ajouter un 5° à l’article D. 1803-9 du code des transports, afin d’inscrire parmi les bénéficiaires de l’aide les élèves inscrits dans un centre régional de formation professionnelle d’avocats.
L’objectif de ce dispositif est d’amener les élèves avocats, qui accompliront leur formation dans l’Hexagone, à conserver un cordon ombilical qui leur permette de faire leurs stages chez eux, puis de revenir ensuite s’installer et enrichir le débat intellectuel de chaque territoire. On sait très bien en effet que, lorsqu’un territoire est pauvre en intellectuels, ça tourne mal. Ce n’est pas Paris qui va comprendre nos réalités si nous n’en parlons pas. Les meilleurs spécialistes de nos réalités, c’est nous-mêmes.
Ceci est un point très important. J’ai dit au cabinet du ministre des outre-mer que j’étais beaucoup plus ambitieux et que je souhaitais, au-delà du cas des élèves avocats, un dispositif de soutien permettant qu’il y ait aussi davantage de magistrats ultramarins. Car outre-mer, c’est une réalité sociologique que les gens qui sont jugés ne ressemblent pas à ceux qui les jugent. Or il est démontré en psychologie sociale que lorsque vous parlez à quelqu’un qui ne comprend pas vos réalités, vous risquez, à un moment donné, de penser qu’on vous prend pour un crétin. Je suis allé à la pêche aux informations pour savoir combien il y avait de magistrats ultramarins dans la magistrature. Augmenter leur nombre, de même que celui des greffiers et autres membres des professions judiciaires marqués par le caractère ultramarin, contribuerait à redonner confiance dans l’institution judiciaire.
Celle-ci, outre-mer, est en crise. Un rapport réalisé par Odoxa en 2021 à la demande du Conseil national des barreaux démontrait un manque de confiance manifeste, qui allait jusqu’à la méfiance, voire à la défiance. Or, dans nos collectivités, quand ça ne tourne pas, on règle les affaires autrement. Ainsi, en tant que bâtonnier à Cayenne, j’ai lancé en 2009 une grève où j’ai tout bloqué. Cayenne était alors gérée par la cour d’appel de Fort-de-France, de telle sorte qu’à l’époque, le justiciable, pour avoir un formulaire Kbis, devait porter son papier à Fort-de-France ! J’ai donc pris mes responsabilités de bâtonnier : pendant un mois et demi, tout a été bloqué – pas d’audiences, pas d’assises. C’est comme cela que nous avons attiré l’attention, et que Mme Alliot-Marie a fini par dire « Monsieur le bâtonnier, bravo pour votre grève. » J’ai répondu que j’étais un républicain et que je croyais à la République.
Car ce n’est pas pour rien que je me suis référé aux deux articles que j’ai cités. Je veux que l’égalité soit consacrée et concrète dans chacun des territoires d’outre-mer, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Si je n’avais pas fait cette grève, la Guyane dépendrait toujours de la cour d’appel de Fort-de-France. Il est évident que, chaque fois, pour obtenir quelque chose, il faut des combats sociétaux et des rapports de force.
Le défi est donc majeur. Si l’on veut rétablir le lien de confiance, ce cordon ombilical de la République, entre l’outre-mer pluriel et l’Hexagone, il y a beaucoup à faire.
Mme Anne-Sophie Lépinard. En ma qualité de présidente de la commission Accès au droit et à la justice, j’entends souligner quelques problématiques relatives à l’aide juridique, c’est-à-dire à l’aide juridictionnelle, à l’aide à l’intervention de l’avocat et à l’accès au droit. L’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins passe nécessairement par des améliorations en matière d’aide juridique, afin que les justiciables ultramarins puissent avoir accès, d’une manière adaptée, à toutes les informations et tous les conseils juridiques, et être assistés de façon effective par un avocat.
Je développerai quatre thèmes. Le premier est celui de l’aide juridictionnelle et de son insuffisance. Le deuxième concernera les conventions locales relatives à l’aide juridique (Claj) qui, bien que positives, ne suffisent pas. Le troisième volet portera sur l’aide juridictionnelle garantie et le dernier sur l’accès au droit.
Le Conseil national des barreaux rappelle depuis de nombreuses années l’insuffisance du montant de l’indemnisation des avocats au titre de l’aide juridictionnelle sur tout le territoire, s’agissant tant du montant de l’unité de valeur que de la répartition de ces unités de valeur selon les différentes missions – c’est toute la question du barème prévu par le décret du 28 décembre 2020. Ce constat de départ doit être mis en perspective avec ce qui a été rappelé tout à l’heure à propos des spécificités des territoires ultramarins.
Il doit aussi être complété par le fait que certaines missions ne sont pas encore couvertes par le barème d’aide juridictionnelle, comme l’assistance aux victimes lors du dépôt de plainte, et cela en dépit du taux de pauvreté que connaissent ces territoires. On voit bien l’impact qu’a cette situation sur les droits de la défense, sur la capacité à mobiliser ses droits et à les faire valoir dans une procédure ainsi que sur la possibilité d’obtenir gain de cause à terme puisque, dans une procédure pénale, la première audition est fondamentale. Et c’est juste un exemple parmi d’autres.
Un autre aspect, et qui revêt un caractère d’urgence pour les territoires ultramarins, est le fait que les frais de déplacement ne soient pas pris en compte au titre de l’aide juridictionnelle. C’est le cas évidemment dans tout le territoire national mais, en raison des spécificités ultramarines, des réalités géographiques, des conditions d’accès à certains lieux de justice ou de garde à vue, il est particulièrement urgent que ces frais soient pris en charge pour les missions assurées au titre de l’aide juridictionnelle dans ces territoires.
Cela implique deux réflexions, qui figurent dans les rapports que nous avons adoptés en 2023 et le 10 mars 2024, que nous vous adresserons bien volontiers si cela n’a pas encore été fait. La première a trait aux textes relatifs à la Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. S’il existe aujourd’hui un mécanisme de prise en charge des frais de déplacement en Nouvelle-Calédonie, les textes ne permettent pas, en revanche, que ce soit le cas à Wallis-et-Futuna. C’est particulièrement regrettable compte tenu de la réalité de ce territoire, puisqu’un tribunal judiciaire est situé à Wallis-et-Futuna et qu’il ne correspond ni aux déplacements aux audiences foraines, ni aux déplacements aux audiences des sections détachées, déjà prévus dans les textes relatifs à la Nouvelle-Calédonie.
Nous appelons donc en urgence à des modifications de l’ordonnance de 1992 et du décret de 1993 pour ce qui concerne Wallis-et-Futuna.
S’agissant des territoires relevant des textes habituels en matière d’aide juridictionnelle, à savoir la loi de 1991 et le décret de 2020, les mécanismes en vigueur ne prévoient la couverture des frais de déplacement que pour la Polynésie. Or la réalité des autres territoires exige que les frais de déplacement puissent être couverts pour eux aussi. Là encore, le rapport préconise une évolution dans la rédaction des textes.
J’en viens aux conventions locales relatives à l’aide juridique, créées en 2020 pour tout le territoire et appréhendées progressivement par les barreaux. Ces dispositifs permettent aux juridictions et aux barreaux de déterminer ensemble les modalités d’organisation de leurs permanences pour certaines missions, dans un objectif d’amélioration de la qualité de l’assistance aux personnes bénéficiaires de l’aide juridictionnelle. Ce dispositif a permis d’homogénéiser les différents supports contractuels et de rendre plus transparents les critères d’appréciation du ministère de la justice, ainsi que de mettre en relation plus finement les juridictions et les barreaux autour de la qualité de la défense des justiciables, et donc de créer de précieux ponts de communication.
Aujourd’hui, chacun des principaux territoires ultramarins a pu souscrire ce dispositif. Le barreau de la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy a ainsi conclu une Claj avec le tribunal judiciaire (TJ) de Pointe-à-Pitre et une autre avec le TJ de Basse-Terre. Le barreau de Guyane dispose également d’une Claj avec son TJ, ainsi que ceux de la Martinique et de Mayotte, et, plus récemment, de la Nouvelle-Calédonie. C’est également le cas de la Polynésie et de La Réunion, qui a une Claj avec le TJ de Saint-Denis de La Réunion et une autre avec celui de Saint-Pierre de La Réunion.
La dernière Claj conclue, grâce au décret du 28 décembre 2023, a permis à la Nouvelle-Calédonie de rejoindre le dispositif auquel elle n’avait précédemment pas accès. En revanche, et malgré les demandes de la profession, le territoire de Wallis-et-Futuna a été laissé de côté. Le fait qu’il ne soit couvert par aucune Claj est un sujet de vive interrogation, a fortiori si l’on fait le parallèle avec la question des frais de déplacement que j’évoquais tout à l’heure. Il y a là des freins à la possibilité d’être effectivement assisté d’un avocat pour les personnes relevant du dispositif d’aide juridictionnelle ou d’aide à l’intervention de l’avocat.
Troisième point, l’aide juridictionnelle garantie est un mécanisme qui dispense le justiciable de déposer une demande d’aide juridictionnelle et assure à l’avocat qu’il sera indemnisé pour sa mission, à charge pour lui de déposer son formulaire de commission d’office, qui équivaut alors à la demande d’aide juridictionnelle, et à charge pour l’État de recouvrer ultérieurement le montant de l’indemnisation versée à l’avocat si la personne concernée ne relève pas de l’aide juridictionnelle. Ce recouvrement entrera en vigueur au 1er janvier 2026.
Toutefois, le dispositif d’aide juridictionnelle garantie est appliqué de façon inégale dans les territoires. Ainsi, il n’existe pas en Nouvelle-Calédonie ni à Wallis-et-Futuna, malgré son intérêt pour le justiciable.
Je terminerai par l’accès au droit.
Cette notion recouvre plusieurs réalités. Dans son acception habituelle, il s’agit tout d’abord d’accéder à l’information et d’être orienté, par exemple en s’adressant à un conseil départemental de l’accès au droit, puis de pouvoir demander à un avocat une véritable consultation juridique. Mais il peut aussi s’agir de l’accès aux droits, comme l’a rappelé Patrick Lingibé.
Il faut avoir toutes ces acceptions à l’esprit lorsque l’on aborde le sujet des territoires ultramarins et que l’on cherche à répondre aux besoins des justiciables. On sait que l’accès au droit et les budgets qui lui sont consacrés sont insuffisants partout, mais la réalité est encore plus aiguë dans les territoires ultramarins en raison de l’éloignement.
La politique du ministère de la justice est que tout justiciable dispose d’un point-justice à trente minutes de son domicile. On est très loin du compte dans les territoires ultramarins. Cet objectif n’y est d’ailleurs peut-être pas atteignable et il faut penser les choses autrement. En tout état de cause, il faut absolument remettre l’avocat au centre du dispositif, en facilitant son intervention et ses déplacements pour garantir l’accès au droit, dans des points-justice ou dans tout autre lieu.
Dans les territoires d’outre-mer, les dispositifs tiennent grâce à la bonne volonté des acteurs de terrain, et en particulier des avocats. Ces derniers assument bien des choses dans l’intérêt du justiciable, et ce quel qu’en soit le coût pour eux. Ainsi, même lorsque les frais de déplacement ne sont pas pris en charge, les avocats vont privilégier l’intérêt du justiciable et assurer des permanences. Cela n’est pas satisfaisant, compte tenu de leur situation financière mais aussi du besoin sans cesse plus important d’accès au droit. Le nombre des bénéficiaires de l’aide juridictionnelle augmente constamment dans ces territoires et il est fondamental d’apporter une réponse à ces besoins.
M. Arnaud de Saint-Remy. Merci de me donner la parole en tant que représentant très modeste de la cause des enfants.
Ce n’est pas parce que l’outre-mer est loin des yeux du pouvoir régalien central qu’il doit être loin du cœur de nos gouvernants.
1924 : la Déclaration de Genève sur les droits de l’enfant.
1959 : la Déclaration des droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU.
1989 : la Convention internationale des droits de l’enfant, qui pose des principes fondamentaux dont certains seront ensuite reconnus comme étant des principes fondamentaux des lois de la République. Le Conseil constitutionnel l’a encore rappelé récemment à l’occasion d’une proposition de loi sur la justice pénale des mineurs – qui se trompait, car les solutions doivent être adaptées à la situation des mineurs.
L’esprit de la Déclaration de 1924 consiste à dire que l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection et de soins spéciaux, et notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance.
Je remercie la représentation nationale de s’intéresser à la cause des enfants spécifiquement dans les territoires d’outre-mer. Même si les réalités géographiques de ces derniers sont extrêmement variées, ils sont français. C’est la France, et il ne doit pas y avoir de discrimination entre des enfants nés à Rouen, à Strasbourg ou à Mamoudzou. C’est pourquoi il ne s’agit pas selon moi d’adapter la justice, car elle doit être la même pour tous.
Or de nombreux rapports mettent en évidence des inégalités très marquées entre les outre-mer et l’Hexagone – je pense notamment à ceux de l’Unicef ou du Défenseur des droits, dont celui sur les défis du droit à l’éducation en Guyane, publié en 2021, ou encore aux observations formulées à l’occasion de l’examen de la France par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU en juin 2023. Pauvreté, insalubrité des logements, difficultés d’accès aux soins et à l’école : ces fragilités sont insupportables pour des enfants, qui sont particulièrement vulnérables.
La population des territoires d’outre-mer est jeune. Sur 2,7 millions d’habitants, on compte 1,2 million de jeunes de moins de 25 ans. Ces derniers représentent 48 % de la population en Guyane et 60 % à Mayotte. Telle est la réalité démographique. Or on a le sentiment que les droits fondamentaux des enfants sont oubliés. On a parlé de pauvreté, mais il faut également évoquer la santé, et en particulier la santé mentale des jeunes. C’est un sujet de préoccupation dans l’Hexagone, comme en témoigne le drame récent survenu aux abords d’une école, mais il prend une coloration très particulière dans les outre-mer. On estime à 36,9 % le nombre de ceux qui sont affectés par des troubles psychiques en Guyane. Le taux de suicide y est huit fois supérieur à la moyenne métropolitaine. Telles sont les réalités de l’outre-mer.
Quant au droit à l’éducation, les infrastructures sont insuffisantes et le nombre d’enfants qui ne sont pas scolarisés croît. Ils sont entre 5 379 et 9 575 à Mayotte, entre 5 900 et 10 000 en Guyane – les estimations sont rendues difficiles par la mauvaise remontée des données. Je vous renvoie sur ce point aux travaux très intéressants de vos collègues Laure Miller et Isabelle Santiago, qui ont publié en avril 2025 un rapport passionnant au nom de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, lequel comprend plus de quatre-vingt-dix recommandations ainsi qu’une partie consacrée aux outre-mer.
À la suite des travaux réalisés en 2023 par la délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale sur la lutte contre les violences faites aux mineurs en outre-mer, ce rapport rappelle notamment que « la grande précarité économique, la crise du logement entraînant promiscuité et suroccupation, les problèmes de santé publique (en particulier l’addiction) et les taux de pauvreté très élevés, sont les principaux facteurs pouvant expliquer la prévalence des violences intrafamiliales en outre-mer. » En 2022, le taux de violences intrafamiliales dans les collectivités et territoires d’outre-mer était de 6,5 pour 1 000 habitants, et de 4 dans les départements et régions d’outre-mer. Il était de 7,1 en Nouvelle-Calédonie et de 6,3 en Polynésie française – contre 2,7 dans l’Hexagone. Telles sont les réalités de l’outre-mer.
Ainsi, 37 % des jeunes Mahorais sont victimes d’agressions sexuelles. Trente-sept pour cent ! En Guadeloupe, Nadia Negrit, présidente de la commission enfance, famille et jeunesse du conseil départemental, avait déclaré devant la commission d’enquête précitée que l’ensemble des dysfonctionnements liés à la pauvreté et au nombre important de familles monoparentales ont pour conséquence des vulnérabilités accrues. Ces dernières entraînent aussi des problèmes d’ordre pénal.
Je le répéterai toujours : un enfant délinquant est avant tout un enfant en danger. Regarder la délinquance et la criminalité des mineurs à travers le seul prisme de la répression, c’est écarter complètement les causes de la délinquance, dont une éducation en berne. Savez-vous que 51,8 % des jeunes Guyanais et 55,7 % des jeunes Mahorais ont des difficultés de lecture ? Comment voulez-vous comprendre ce qu’est vivre en société si vous ne savez pas lire ? Et l’on vous dira que ces jeunes délinquants doivent être enfermés...
Un passionnant séminaire de recherche de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse vient de s’achever, consacré à la justice des mineurs en outre-mer. Il a conclu à la nécessité de renforcer l’attractivité et la stabilité des professionnels, avec un meilleur soutien logistique et financier, et peut-être de réexaminer les régimes dérogatoires pour se conformer à la Convention internationale des droits de l’enfant. Il faudra également prévoir des mesures spécifiques pour la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) et pour les magistrats. Je suis totalement d’accord avec ce qui a été dit tout à l’heure sur la nécessité d’avoir des professionnels du droit qui soient des locaux.
Une difficulté majeure concernant l’application du code de la justice pénale des mineurs réside dans le fait que la césure pénale a été compliquée à mettre en œuvre dans les territoires d’outre-mer.
La proposition de loi Attal prévoyait de tout chambouler, en instaurant une procédure de comparution immédiate pour les mineurs, en expérimentant un doublement du nombre d’assesseurs au tribunal pour enfants (TPE) et en revenant sur le principe d’atténuation des peines – dans l’idée de juger les mineurs comme des majeurs. C’était un texte qui ne correspondait pas aux réalités du terrain et le Conseil constitutionnel a heureusement rappelé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme évoque l’inadaptation d’un certain nombre de structures, en particulier en Guyane et en Guadeloupe. Le rapport de l’Inspection générale de la justice de mars 2025 souligne la surpopulation dans les centres éducatifs fermés. Le taux d’occupation du quartier pour mineurs du centre pénitentiaire de Baie-Mahault, en Guadeloupe est de 100 %, et il atteint 114 % dans celui de Remire-Montjoly, en Guyane.
Dans un rapport d’information déposé le 11 juin dernier, Jean-Didier Berger souligne un certain nombre de difficultés concernant les centres éducatifs fermés et préconise de mettre en pause le plan de création de vingt centres supplémentaires. Il recommande également de réfléchir sans attendre à des alternatives au placement dans ces centres. C’est une piste assez intéressante.
Enfin, la Défenseure des droits a rendu le 6 juin 2025 un avis relatif au projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte dont les considérants sont glaçants. Ainsi, pour ne pas paralyser les procédures, il arrive que les TPE statuent sans que le mineur soit assisté par un avocat, alors qu’il s’agit d’un droit fondamental. Par ailleurs, il n’y a pratiquement aucun administrateur ad hoc à Mayotte pour assurer la représentation légale du mineur devant la juridiction en cas de conflit avec les parents, que le mineur soit victime ou auteur.
En matière d’assistance éducative, le Conseil national des barreaux a souhaité aller plus loin que la loi Taquet du 7 février 2022 s’agissant de l’intervention de l’avocat. L’article 375-1 du code civil dispose que, lorsque l’intérêt de l’enfant l’exige, le juge des enfants demande la désignation d’un avocat pour l’accompagner dans les procédures. Cela n’est quasiment pas pratiqué dans les territoires d’outre-mer. Nous avons préconisé que ce soit systématique, mais alors qu’il n’y a déjà pas d’avocat en matière pénale, cela sera très difficile en matière d’assistance éducative.
Quel est le rôle de l’avocat ? Préparer l’enfant avant l’audience, l’assister pendant celle-ci et l’accompagner après, pour lui faire comprendre la décision rendue par le juge. Compte tenu de son niveau de compréhension et de maturité, un enfant ne sera pas accompagné à la hauteur de ce à quoi il a droit s’il n’a pas d’avocat.
Je me dois de vous rappeler ces réalités parce qu’il y va de l’avenir de ces enfants et de celui de notre pays – ce sont eux qui vont le construire. Encore une fois, on se trompe si l’on n’envisage l’action de la justice face aux enfants délinquants que sous l’angle de la répression.
Mais il y a des raisons d’espérer. Je suis quelqu’un de positif et je revendique un plan Marshall pour la protection de l’enfance – ce que défend le Conseil national de la protection de l’enfance, au sein duquel siège le président du département de La Réunion. Et je pense que ce plan devrait être multiplié par deux pour l’outre-mer, tellement les besoins y sont énormes.
Il y a de beaux exemples. Connaissez-vous Jeunesses d’autres mers ? Cette série de documentaires donne la parole à ceux qui font vivre la protection de l’enfance outre-mer. L’un d’entre eux, intitulé Vie, violences, évoque le centre éducatif fermé de Port-Louis : on y voit une dizaine de jeunes et de professionnels engagés qui ne comptent ni leur temps, ni leur peine dans l’espoir de permettre de sortir de la délinquance et d’offrir une vraie alternative à la prison. Quand on voit ce documentaire, on a des raisons d’espérer – et c’est ce que je voudrais vous faire partager.
M. le président Frantz Gumbs. Le tableau général que vous avez brossé est assez déprimant.
Nous pensons que les ultramarins n’ont pas un égal accès au droit et à la justice. Encore faut-il que nous le démontrions de manière incontestable. C’est à cela que servent vos interventions.
On nous dit que des difficultés d’accès au droit existent dans d’autres coins de France : certes, mais nous nous préoccupons ici des outre-mer. On nous dit aussi que chaque territoire d’outre-mer a des problèmes qui lui sont propres ; tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Manque d’infrastructures, de magistrats, d’avocats et d’aide juridictionnelle – vous avez en particulier mentionné l’absence de prise en charge des frais de déplacement des avocats : tout cela doit être replacé dans le contexte d’un manque d’attractivité, plus ou moins important selon les territoires.
Face à cette liste de difficultés, je me dis qu’on ne pourra pas tout résoudre d’un coup, dans une loi ou dans le prochain budget. On peut être optimiste, mais pas trop rêveur.
Par conséquent, je vous demande par quoi nous devrions commencer. Si nous avions le choix, quel serait le sujet ou le territoire prioritaire ?
Je me dis qu’un justiciable qui vit à Mayotte est probablement celui qui subit la plus grande inégalité d’accès à la justice, car on y manque de tout. C’est là qu’il y a le moins d’avocats, par exemple. Mais certaines catégories de justiciables sont encore plus défavorisées, comme les mineurs. Comment établir les priorités, devant la masse des difficultés ?
M. Patrick Lingibé. Il faut savoir que deux territoires échappent à la République des avocats. Leur situation est encore plus problématique que celle de Mayotte, puisqu’il n’y a tout simplement pas d’avocat.
Le premier est Wallis-et-Futuna. Je rappelle que son statut est particulièrement rétrograde puisque l’exécutif y est assuré par le représentant de l’État – ce qui correspond à la situation qui prévalait partout avant la loi de décentralisation du 2 mars 1982. C’est assez incompréhensible.
Comme il n’y a pas d’avocat, on a eu recours au système D – ce que l’on fait souvent outre-mer : on ne dit rien, on ne fait pas remonter l’information, tout va bien. À Wallis-et-Futuna donc, on a inventé ce qu’on appelle les citoyens défenseurs. Ils n’ont pas de qualification juridique et pourtant, ils assistent des justiciables en matière criminelle et correctionnelle ! Et cela alors que les chiffres de la délinquance, notamment sexuelle, sont édifiants dans ce territoire. Bref nous avons là des personnes qui ne sont pas défendues, y compris lorsque les peines qu’elles encourent sont les plus lourdes.
Je dénonce cette situation depuis des années. Lors d’une assemblée générale de la Conférence des bâtonniers, M. Éric Dupond-Moretti avait dit qu’il prendrait des dispositions. Puisque Wallis-et-Futuna dépend de la cour d’appel de Nouméa, située à 2 000 kilomètres – avec deux vols par semaine quand tout va bien ! – j’avais suggéré un dispositif qui permettrait aux avocats calédoniens de s’y rendre pour assurer des permanences. En tout état de cause, la situation est inadmissible et ne peut pas perdurer.
Il n’y a pas d’avocat non plus à Saint-Pierre-et-Miquelon. Le système D là-bas remonte à un arrêté pris par le gouverneur avant 1945, lequel avait créé ce qu’on appelle les agréés. Ces derniers sont nommés, comme à Wallis-et-Futuna, par l’équivalent du préfet. Ces agréés ne sont pas des avocats, mais figurez-vous qu’ils en portent la robe !
Voilà la situation de ces deux territoires, qui passe sous les radars d’ailleurs : si je n’en avais pas parlé, la profession n’en aurait jamais rien su.
Alors certes, monsieur le président, la situation de Mayotte est la plus inquiétante mais dans les deux territoires que je viens d’évoquer, le recours au système D pose de graves problèmes, notamment de conflits d’intérêt. Un avocat sait ce que recouvre cette notion mais ce n’est pas forcément le cas pour les citoyens défenseurs et les agréés, même si ce sont des juristes, titulaires d’une maîtrise. Ils n’ont pas les rudiments, à la différence des avocats, qui appartiennent à une profession réglementée soumise à des règles particulières et doivent avoir effectué dix-huit mois de stage. Voici un sujet sur lequel votre commission devrait se pencher en priorité.
À l’échelle des territoires, c’est clairement à Mayotte que la situation est la plus catastrophique. J’avais alerté la Défenseure des droits au sujet de la manière dont les contrôles y sont pratiqués en matière de stupéfiants, mais elle n’avait pas bougé. Il s’agit des opérations 100 % contrôle, organisées sur la base d’un arrêté préfectoral et qui permettent de contrôler 100 % de la population pour des motifs définis de manière extensive, avec de simples cases à cocher. On a vu des contrôles justifiés par la mauvaise haleine d’une personne qui laissait supposer un transport de drogues ! Je peux vous faire parvenir des décisions de justice. Quoi qu’il en soit, la situation est alarmante.
L’avis du 6 juin dernier de la Défenseure des droits est bien joli, mais il ne met pas les mots sur les maux réels de Mayotte. La départementalisation n’a toujours pas été menée à son terme. Cette collectivité subit les conséquences du désintérêt politique de l’État, qui n’a pas affecté les moyens nécessaires. Cela aboutit à une crise d’identité, mais aussi de confiance, car les gens ne veulent pas se rendre dans un territoire qui n’est pas sûr. La Défenseure des droits peut toujours recommander de renforcer les effectifs d’avocats à Mayotte, personne ne viendra s’il n’y a pas d’infrastructures pour les héberger – la situation était déjà catastrophique avant le cyclone Chido, et c’est pire depuis.
Avant de se préoccuper de la question juridique de l’accès au droit, ce qui est un incontestable besoin, il faut donc résoudre les problèmes sociétaux et rendre l’environnement plus sûr. Pour cela, il faut mener une politique territorialisée. Cela a été démontré clairement à l’occasion du colloque « Normes et outre-mer » du CNB. Si l’on continue à vouloir mener une politique uniforme pour les territoires d’outre-mer, comme l’a fait l’État pendant longtemps, on échouera : il y a treize territoires d’outre-mer, avec des statuts, des populations et des réalités différentes. Et si rien n’est fait en arrière-plan, on échouera nécessairement en matière d’accès au droit.
M. Arnaud de Saint-Remy. Se demander quelle doit être la priorité, c’est un peu se demander quel trou il faut boucher dans un bateau qui prend l’eau de toutes parts. Il est bien évidemment difficile de répondre, mais deux mots reviennent en permanence : moyens insuffisants.
Si l’État ne prend pas conscience qu’il doit fournir les moyens nécessaires à tous les niveaux – éducation, sécurité, protection de l’enfance, justice – et s’il se désengage de son devoir régalien, les territoires d’outre-mer qui sont les plus en difficulté vont sombrer.
Certains vont même jusqu’à dire sur les plateaux de télévision que la France devrait se débarrasser de ces territoires. Je trouve cela ahurissant et j’espère qu’on n’en arrivera pas là. La France veut-elle vraiment cela ? Nous parlons de Français, qui doivent le rester. Notre devoir moral, notre responsabilité envers les générations futures est de faire en sorte qu’ils restent français et qu’ils aient les mêmes droits que les autres Français.
L’État doit donc s’engager, plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent, au titre de la solidarité nationale. Il faut le faire de façon adaptée et cohérente, car il ne faut pas dépenser sans compter, c’est une évidence. Mais ma réponse à votre question est, sans hésiter, les moyens.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le constat est édifiant, terrible. Je n’ai pas de mots assez forts pour qualifier la situation.
Avant vous, nous avons entendu différents magistrats et le secrétariat général du ministère de la justice – qu’il faudra entendre de nouveau. En vous appuyant sur votre expertise de l’accès au droit et la justice, dont vous êtes un maillon essentiel, pourriez-vous nous dire ce que nous devrions faire pour inverser les courbes ?
Autre question, que j’ai posée aussi aux magistrats : dans les territoires ultramarins, la plupart de nos concitoyens estiment qu’il existe une justice à deux vitesses. Certains parlent même d’une persistance de la justice coloniale. Vous qui défendez régulièrement des hommes et des femmes dans ces territoires, que pensez-vous de ce sentiment ? Nous avons entendu la réponse d’un côté, mais il est important pour nous d’écouter la vôtre.
Mme Yanick Louis-Hodebar. Comme je l’ai déjà dit, un petit problème dans n’importe quelle ville de l’Hexagone va rester un petit problème. Le même, dans nos territoires, va devenir un problème lié au système colonial. C’est comme ça. Notre histoire parle pour nous.
Comme l’a dit Patrick Lingibé, les magistrats ne nous ressemblent pas ; cela fait un drôle d’effet. Le petit délinquant qui a volé le portefeuille d’une grand-mère se retrouve devant un tribunal où l’on parle un français différent du sien. Il ne comprend pas les termes juridiques qui sont employés. Il passe en comparution immédiate devant des magistrats excédés, parce qu’il faut que la justice aille vite, après avoir vu un avocat tout aussi rapidement, car l’accès au droit ne marche pas très bien, comme l’a expliqué Anne-Sophie Lépinard. Cela fait deux jours qu’il est en garde à vue et il a le sentiment que les gens qui le jugent ne le comprennent pas et ne le connaissent pas.
Dans ces conditions, il est facile de parler de justice coloniale. Je ne suis pas persuadée qu’elle le soit vraiment, mais on peut en avoir facilement le sentiment.
Il m’arrive d’aller à des audiences avec des avocats de passage qui ne connaissent pas la Guadeloupe. Ils sont tous frappés de voir que, sur le banc des prévenus, il n’y a que des Noirs, qui font face à des magistrats bien habillés et très propres, qui leur posent dans un français parfait des questions qu’ils ne comprennent pas.
Outre ce problème d’image, il y a une certaine ignorance de nos traditions. Quand on dit à un magistrat qui vient de Paris ou de Marseille : « Mon grand-père est mort hier, je sortais de la veillée, c’est pour ça que j’avais bu », il se demandera comment on a pu boire à une veillée ! Or chez nous, aux veillées funéraires, on boit et on écoute de la musique ; c’est culturel. Il ne s’agit pas d’une justice coloniale telle qu’on l’entendait il y a deux cents ans. Toutefois, les personnes ont le sentiment que si elles étaient mieux comprises par les magistrats, elles seraient mieux jugées.
Il y a aussi le problème de la compréhension du langage juridique, lequel n’est pas simple, même quand on est allé à l’école. Quand on parle de prévention ou de récidive, la personne ne comprend pas. Quand le juge lui demande si elle veut un délai pour préparer sa défense, le plus souvent, elle dit oui en croyant que cela lui permettra de rentrer chez elle et elle s’étonne ensuite qu’on la renvoie en prison. Cela biaise la perception des choses. On n’a pas l’impression d’être dans un système français, républicain, où tout le monde est jugé de la même manière.
M. Laurent Payen. La compréhension est essentielle pour bien vivre la justice. Quand vous ne comprenez pas ce qui se passe autour de vous, que vous avez l’impression que l’on vous traite avec dédain, ou comme moins que ce que vous êtes, quand vous voyez que les classes aisées ont plus d’informations et une meilleure compréhension des procédures, vous pouvez avoir le sentiment que la justice est coloniale ou inégalitaire. Le regard que vous porterez sur la justice sera forcément négatif.
Cela nous ramène au problème des moyens : sans moyens, on ne peut pas prendre le temps ; sans prendre le temps, on n’assure pas la bonne compréhension de la décision par les justiciables ; sans compréhension, on fait naître un sentiment d’inégalité. Il faut bien savoir que tout va très vite. Les magistrats ont parfois dix dossiers à traiter par audience en comparution immédiate, contre un ou deux auparavant. Les deux avocats de permanence doivent aller très vite, le dossier est sur une tablette, la tablette ne marche pas… Bref, on n’a pas le temps d’expliquer ce qui se passe. Les juges non plus ne peuvent plus jouer leur rôle pédagogique parce qu’ils doivent rendre six ou sept décisions dans l’après-midi, avec plusieurs prévenus pour chacune d’entre elles. Or on ne peut être synthétique que si l’autre parle le même langage.
On en revient toujours au même point : sans moyens, pas de bonne communication et donc une incompréhension qui provoque ces réactions parfois violentes que l’on observe de plus en plus dans les tribunaux, en outre-mer et ailleurs. Il me semble que le budget de la justice représente 6 euros sur 1 000 euros de dépenses publiques, en comptant le coût de la construction et du fonctionnement des prisons. Ce chiffre dit beaucoup de choses.
Mme Anne-Sophie Lépinard. Il faut avoir à l’esprit que les populations fragilisées peuvent tomber dans un cercle vicieux de précarité, lequel se transforme en un cercle vicieux d’injustices. Si une personne a un besoin d’information juridique auquel, faute d’avocat pour l’éclairer, elle n’obtient pas de réponse, elle va s’enfoncer dans les difficultés. Elle enchaînera des problèmes de vie, qui pourront se transformer en problèmes plus graves, qui la conduiront devant le tribunal, où elle se sentira incomprise. Tout cela pourrait être évité en traitant de bout en bout les difficultés d’accès au droit et à la justice qui font naître ce sentiment de colonialisme sur lequel vous nous interrogez.
M. Arnaud de Saint-Remy. La question est de savoir si c’est la justice qui doit se mettre à la portée du justiciable ou le justiciable qui doit se hisser au niveau de la justice. Je suis de ceux qui pensent que le juge doit se mettre à la portée du justiciable. Sans cela, la décision ne sera pas comprise, ni en Bretagne, ni à Mayotte, ni en Guadeloupe, ni ailleurs.
C’est toujours le même terme qui revient : la considération. J’ai le souvenir d’avoir vu, il n’y a pas si longtemps, un juge prendre le temps d’expliquer sa décision. Les juges n’ont plus le temps de le faire. La priorité est à la gestion des stocks ; on envoie un killer qui va faire de l’abattage pour réduire les stocks en attente. Mais ce que cela provoque, c’est le sentiment de ne pas avoir été entendu et, plus spécifiquement, l’accusation de justice coloniale. C’est terrible. Il faut lutter contre ce phénomène, et cela passe par la formation.
Un magistrat que je connais bien, dont je tairai le nom, a été envoyé dans un territoire d’outre-mer. Il n’avait absolument pas envie d’y aller : un petit tour et je repars, il est resté trois ans. S’est-il demandé, lui, s’il allait s’adapter à la population locale ? Était-il la personne la mieux à même de remplir une mission si compliquée, dont le succès implique la compréhension de la population locale, de ses coutumes, de sa culture ? C’est de là que ressort le sentiment que vous mentionnez. Si j’habitais un des bidonvilles de Guadeloupe et si j’étais jugé et condamné pour une bagarre au couteau, je serais probablement révolté car j’aurais le sentiment de ne pas avoir été compris par la République et par mon pays. C’est cela qui importe : que la justice soit comprise et que les juges comprennent les justiciables.
M. Patrick Lingibé. M. le rapporteur nous a posé deux questions. La première : que faire pour juguler la spirale de déflagration des institutions républicaines dans les outre-mer ? La deuxième : la justice coloniale est-elle un sentiment ou une réalité ?
Il faut mettre des mots sur les maux : quand on présente les données de nos territoires sans dire d’où elles proviennent, le tableau est objectivement celui de territoires du tiers-monde. C’est bien la preuve d’une disqualification. Aucun territoire hexagonal, même pauvre, ne présente les mêmes indicateurs qu’un territoire d’outre-mer. D’ailleurs, un rapport de l’Observatoire des inégalités montre que les vingt communes les plus pauvres de France sont des communes ultramarines. Tout est dit.
Lorsque le Président de la République a lancé les états généraux de la justice à Poitiers, en octobre 2021 – il avait organisé toute une messe –, je l’ai interpellé, en tant que vice-président de la Conférence des bâtonniers, sur le sort des territoires ultramarins, dont personne ne parlait. Plusieurs mois plus tard, j’ai reçu une lettre dans laquelle il disait qu’il sensibiliserait le garde des sceaux à la question, ce qui n’a débouché sur rien de concret.
Les états généraux de la justice ont donné lieu à un rapport de plus de 300 pages signé par Jean-Marc Sauvé ; sur ces 300 pages, deux pages et demie sont consacrées aux outre-mer. Elles font état de la défiance, de la grande fragilité et des problèmes qui touchent ces territoires mais, contrairement au reste du rapport, elles n’avancent aucune solution. Je suis le seul intellectuel français – et ultramarin, ceci explique cela – qui ait écrit sur cette partie du rapport. J’ai proposé dix-neuf solutions, dont certaines ont été retenues. C’est moi qui ai suscité la réflexion au ministère des outre-mer en proposant une journée des états généraux de la justice sur le thème des outre-mer, que nous allons bientôt organiser.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que Paris est totalement indifférent à l’équation ultramarine. Lorsqu’il s’y intéresse, c’est en raison de tensions sociales, de rébellions, de problématiques sociétales. Mais tenter de calmer les incendies sans en traiter l’origine, sans une vision globale de la mosaïque de maux qui affligent les outre-mer, c’est poser un pansement inutile.
Vous ne pourrez pas vous passer d’une loi séquencée territoire par territoire. Sur chacun d’eux, nous avons affaire à une microsociété : les problèmes de Saint-Martin ne sont pas ceux de la Guadeloupe, et encore moins ceux de Saint-Barthélemy. C’est bien pour cela que personne ne s’intéresse à Wallis-et-Futuna ni à Saint-Pierre-et-Miquelon, dont la masse critique est inférieure à 15 000 personnes.
Je n’ai pas peur de dire que Paris ne prête attention aux problèmes des outre-mer que lorsqu’il y a des tensions et que la presse en parle. Il ne faut pas se faire d’illusions : si la Chancellerie s’est attardée sur les problématiques ultramarines, c’est parce que j’avais écrit trois articles sur la question. Quand la presse s’empare du sujet, quand l’opinion française se demande comment on en est arrivé à cette situation, cela aboutit à des propositions.
Et ce n’est pas qu’un problème de moyens : c’est aussi une question de confiance. Quels magistrats faut-il envoyer, quels sont les modèles, avec quel accompagnement ? Il y a aussi un problème de recrutement de greffiers. Et puis, en outre-mer, on fait beaucoup appel aux interprètes, puisque les gens ne comprennent pas la langue. Or, je l’ai rappelé lors du colloque « Normes et outre-mer », un système normatif n’a de pertinence que s’il est compris par le corps sociétal auquel il tend à s’appliquer. Sinon, c’est un échec : si les gens ne comprennent pas une politique, ils la rejettent. Je pense là aux opérations 100 % contrôle, étendues à la Martinique et à la Guadeloupe.
Pour répondre à votre deuxième question, je ne parlerai pas de justice coloniale, mais plutôt d’indifférence et de non-préparation.
Certains territoires d’outre-mer ne sont pas attractifs. Le plus attractif est la Polynésie, où l’on ne paie pas d’impôt sur le revenu – la justice n’est pas un sacerdoce et les magistrats hexagonaux se préoccupent aussi des problèmes d’intendance ! Cela fait qu’à moins d’avoir une expérience ultramarine, les gens arrivent sans être préparés et vivent un choc des cultures. Or quand vous ne comprenez pas les problématiques de l’autre, il a l’impression que vous le jugez. Il n’existe pas de culture des outre-mer qui pourrait préparer un peu les magistrats à ce qu’ils vont trouver. Les outre-mer requièrent une approche spécifique. Nous sommes des sociétés intelligentes, mais où l’émotion est importante ; des études sociologiques ont prouvé que, par notre histoire, par ce que nous avons vécu de manière transgénérationnelle, nous ressentons les choses d’une manière particulière.
L’indifférence et le défaut de préparation me semblent donc expliquer la situation. Il n’y a qu’à voir ce que pèse le ministère des outre-mer. Sa fonction est d’irriguer la politique gouvernementale dans ces territoires : est-ce réellement ce que fait le ministre – qui, depuis quelques années, n’est même pas ultramarin et n’a pas de pensée outre-mer ? La réponse est non.
M. Davy Rimane, rapporteur. Parlons de l’indépendance de la justice et de l’accès aux droits. Il y a eu dans les territoires ultramarins des crises de différents niveaux ; lorsque cela se produit, la justice est saisie et se met en action. Une justice indépendante s’applique de la même manière partout. Considérez-vous que la gestion des crises par la justice soit factuellement similaire sur le territoire hexagonal – je pense à la crise des gilets jaunes – et outre-mer, ou bien différenciée ? Peut-on continuer à dire à nos concitoyens qui expriment leur défiance que la justice est indépendante et qu’aucune manipulation n’a lieu ?
Mme Yanick Louis-Hodebar. La question est complexe. Je pense que l’institution est indépendante mais que, au sein de l’institution, certains magistrats peuvent subir des pressions.
Quand il y a une crise, et il y en a souvent en outre-mer, les tribunaux sont le dernier endroit où l’on parle. Si vous avez affaire à l’administration fiscale, à l’administration sociale, si vous devez récupérer un acte de naissance, tout se fait par internet ; le seul endroit où vous pouvez sortir vos souffrances, c’est au tribunal. Lors de la crise contre la vie chère en Martinique, Rodrigue Petitot a tenu tous ses discours à l’occasion de son procès. C’est ainsi qu’il a eu du succès : chaque fois qu’il était jugé, il faisait passer un message par l’intermédiaire de ses avocats. Arrêtez un syndicaliste, la salle sera pleine et il y aura des centaines de gens devant le tribunal. Même si Paris fait pression pour le mettre hors d’état de nuire – je ne mettrais pas ma main au feu que les pressions n’existent pas –, les tribunaux sont le dernier endroit où il pourra dire, par l’intermédiaire de son avocat : « Je déteste la France, je déteste l’État français, nous ne sommes pas aidés, nous sommes méprisés ». Cela sera repris par les journaux et le monde l’entendra. C’est la force de notre démocratie que de permettre de dire de telles choses sans être poursuivi.
M. Patrick Lingibé. On n’empêchera jamais les justiciables de se poser la question de l’indépendance de la justice. Dans l’Hexagone, les personnes comparaissent toujours devant une juridiction de leur territoire ; si elles sont mises en détention, elles restent sur ce territoire, pour des raisons d’humanité. Or, lors des événements de Nouvelle-Calédonie, certaines personnes se sont retrouvées à 22 000 kilomètres de chez elles, parce qu’il n’y avait pas de prison adaptée et autres raisons. Quelle que soit la réalité de cette justification, la décision renvoie aux citoyens, voire à l’opinion hexagonale, une image détestable qui rappelle la déportation.
Le deuxième exemple tient à l’existence des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), que j’ai beaucoup critiquées. La Jirs de Fort-de-France gère la Guadeloupe et la Guyane. Les personnes arrêtées sont donc incarcérées à 1 800 kilomètres de chez elles, ce qui pose un problème d’humanité et explique la perception excessivement dégradée de la justice en Nouvelle-Calédonie et en Guyane.
La justice est-elle coloniale pour autant ? Pour avoir discuté avec des magistrats du siège, je dirais que non. Les choses sont plus complexes que cela. Les juges subissent certainement des pressions, cela arrive. J’ai le souvenir d’avoir défendu un client dans une affaire politique qui impliquait un ancien ministre, dont le traitement fut un peu particulier ; enfin, nous l’avons emporté. Quoi qu’il en soit, il faut savoir qu’en outre-mer, les rapports entre les préfets et les procureurs sont plus fréquents, au nom de l’ordre public, ce qui donne le sentiment que la justice est sous contrôle. Il existe néanmoins des tensions dont la presse ne parle pas entre le parquet et la magistrature. J’ai assisté à des discussions dans lesquelles le juge disait : « Je suis indépendant, je ne vous suivrai pas. »
Bref des pressions peuvent exister, mais il s’en exerce certainement aussi dans l’Hexagone. Je ne dirais pas qu’elles sont de type colonial. Comme je le disais précédemment, c’est surtout l’indifférence et l’incompréhension de la culture qui empêchent de nouer la relation de confiance qui serait indispensable pour faire passer des messages à une population en position de défiance.
M. le président Frantz Gumbs. Nous pourrions passer des heures sur la question. M. le rapporteur conviendra avec moi que nous avons été très enrichis par ces échanges. Je vous remercie pour la qualité de vos interventions, en me demandant s’il ne serait pas utile de vous inviter à nouveau pour approfondir certains sujets. En tout état de cause, n’hésitez pas à nous faire parvenir par écrit toute contribution supplémentaire que vous jugeriez utile.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Il nous a paru pertinent d’entendre rapidement les représentants du ministère de la justice, notamment la direction des services judiciaires. Celle-ci gère l’organisation et le fonctionnement des tribunaux et cours de l’ordre judiciaire. Elle est compétente en matière de recrutement, de formation, d’emploi des magistrats et des greffiers, ainsi que de répartition des crédits budgétaires nécessaires au fonctionnement des juridictions.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Pascal Prache et Mme Aurélie Grenot-Devedjian prêtent successivement serment.)
M. Pascal Prache, directeur des services judiciaires. Nous vous remercions pour ce temps d’échange qui nous donne l’occasion de faire le point sur la nécessité de veiller à la qualité de la justice dans nos outre-mer. Cette contrainte forte, qui pèse sur l’ensemble des acteurs, est aussi un objectif auquel nous sommes particulièrement attachés.
Les outre-mer connaissent des situations diverses ; tous ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés, en termes d’attractivité notamment. Ils ne posent pas non plus à l’institution les mêmes défis en matière d’adaptation : les problématiques de délinquance, par exemple, divergent selon les territoires. Certains ressorts judiciaires, enfin, ont récemment subi des phénomènes météorologiques destructeurs qui ont eu des répercussions sur l’accès à la justice et sur la capacité de celle-ci à répondre aux attentes de nos concitoyens – je pense ici à Mayotte.
Pour notre direction, et pour l’institution tout entière, répondre à ces attentes est une priorité. Nous devons pour cela décliner les décisions de la représentation nationale et du pouvoir exécutif, y compris sur le plan budgétaire. Nous pourrons revenir sur les résultats que nous obtenons, ainsi que sur la perception de l’efficacité de la justice ; cette question, qui concerne aussi l’Hexagone, se pose de façon différente selon les ressorts ultramarins.
L’un des sujets de préoccupation majeurs de votre commission concerne la gestion des ressources humaines et la capacité de l’institution à déployer des moyens qui soient à la hauteur des attentes. La désignation d’un référent outre-mer de la direction, en la personne d’Aurélie Grenot-Devedjian, témoigne de ce que nous nous efforçons de construire progressivement. Au sein des sous-directions de la direction des services judiciaires, que j’ai rejointe en octobre 2024, des référents sont chargés du suivi des situations ultramarines par thématique. Il m’a néanmoins semblé important de nommer de surcroît un référent outre-mer. Celui-ci devra accroître l’efficacité et la transversalité au sein de la direction, mais aussi – c’est le plus important – nouer un lien plus étroit avec les juridictions, au plus près du terrain. Nous avons en effet besoin de remontées d’information sur les dysfonctionnements et les manques pour améliorer nos réponses. Mme Grenot-Devedjian, qui a été fortement mobilisée sur Mayotte et sur la Guyane, montera en compétences, dans le cadre de ses attributions, sur l’ensemble de nos outre-mer. Elle pourra s’appuyer en septembre, je l’espère, sur de nouveaux soutiens.
Notre organisation doit s’articuler avec celle des autres services du ministère de la justice ; la recherche de l’efficacité implique d’éviter les fonctionnements en silo et de faciliter le partage des informations. Notre objectif est d’être efficaces avec les moyens qui nous sont donnés.
La gestion des situations ultramarines doit s’inscrire dans le temps long mais aussi répondre dans l’urgence à des situations de crise telles que celles nous en avons connues récemment avec les troubles à Nouméa l’an dernier, ou le cyclone Chido à Mayotte.
Je ne suis pas là pour expliquer que tout est parfait : nous savons bien que ce n’est pas le cas. L’objectif est de progresser ensemble en utilisant les leviers à notre disposition dans un contexte de ressources contraintes. Notre stratégie se déploie de manière coordonnée au sein du ministère de la justice grâce à l’action du référent outre-mer au sein du secrétariat général, mais aussi dans un cadre interministériel.
Mme Aurélie Grenot-Devedjian, cheffe du pôle de l’évaluation et de la prospective, référente outre-mer de la direction des services judiciaires. Je voudrais d’abord préciser que je ne suis référente pour l’ensemble de l’outre-mer que depuis juin dernier. Cette mission nouvelle s’est greffée à ma mission initiale après que j’ai assuré le suivi du plan Mayotte, puis elle a été élargie dans un premier temps à la Guyane. L’objectif est de lui donner plus d’envergure et de l’élargir à la totalité des outre-mer d’ici la fin de l’année 2025, en profitant de l’expertise du pôle de l’évaluation et de la prospective, que je dirige. Celui-ci présente en effet l’avantage d’être à proximité immédiate du directeur, d’agir de manière transversale et de mener des évaluations pluridisciplinaires des besoins à la hauteur des territoires.
M. le président Frantz Gumbs. J’aimerais vous poser une question précise avant que vous ne continuiez votre présentation.
D’aucuns, au sein des services judiciaires locaux et du ministère des outre-mer, nous ont indiqué qu’il existait un projet visant à créer deux tribunaux, l’un pour la Guadeloupe, l’autre pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy – deux îles sur lesquelles le tribunal judiciaire de Guadeloupe a aujourd’hui compétence. Une telle réorganisation irait dans le sens de l’histoire : après avoir été communes de la Guadeloupe, ces îles sont devenues des collectivités autonomes en 2007. En outre, la préfecture déléguée de Saint-Martin et Saint-Barthélemy est devenue récemment une préfecture de plein exercice. Confirmez-vous les informations que nous avons reçues ?
M. Pascal Prache. C’est un sujet sur lequel nous travaillons, mais sur lequel aucun arbitrage n’a été rendu pour l’heure ; un choix politique doit être fait. On constate effectivement une montée en puissance des besoins à Saint-Martin, qui se traduira à la rentrée par l’arrivée d’un nouveau juge de l’application des peines (JAP) au sein de l’actuelle juridiction de proximité.
Cette perspective nécessitera bien sûr des ajustements. La création éventuelle d’une juridiction de plein exercice à Saint-Martin se traduira forcément par un redécoupage de l’activité avec le tribunal de Basse-Terre, sur lequel il faut que nous travaillions. Il me semble, de mémoire, que l’on évalue à 40 % la part du contentieux qui serait ainsi transférée à Saint-Martin. L’impact en matière de ressources humaines devra être examiné avec l’ensemble des agents et des magistrats concernés.
Cette piste est très sérieuse pour toutes les raisons que vous avez évoquées, ainsi qu’au regard des spécificités de l’établissement pénitentiaire local, mais je ne peux pas vous en dire plus tant que l’arbitrage n’a pas été rendu.
Le renforcement des effectifs outre-mer est une priorité – ce qui ne signifie pas qu’il est simple, ni que nous y parvenons systématiquement. Nous utilisons à cet effet plusieurs leviers – magistrats placés, brigades et délégations.
D’après la circulaire de localisation des emplois, qui détermine l’effectif théorique envisagé, les taux de vacance des ressorts ultramarins à la rentrée prochaine devraient être nuls ou négatifs – ce qui signifie que des magistrats devraient être en surnombre. Cette situation résulte de la mise en œuvre de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice (LOPJ) 2023-2027, qui se traduit par une augmentation globale des effectifs à hauteur de 1 500 magistrats et de 1 800 greffiers. Mécaniquement, en tenant compte des départs en retraite et des entrées dans le corps, il en ressort un solde positif net d’environ 250 personnes cette année, qui nous offre une plus grande marge de manœuvre.
Comme vous le savez, un certain nombre de postes outre-mer ont en outre été offerts aux auditeurs de justice de la promotion qui prendra ses fonctions en septembre – y compris à Mayotte, l’une des juridictions dont l’attractivité est la plus faible, avec la Guyane. L’ensemble de ces leviers nous permettra d’avoir des taux de vacance nuls ou négatifs dans les juridictions ultramarines.
Un autre sujet réside dans l’adéquation de l’effectif théorique, fixé par la circulaire précitée, avec les besoins. Comme vous pourrez le constater dans les documents que nous vous transmettrons, nous prévoyons des créations de postes dans les outre-mer d’ici à la fin de la trajectoire de la LOPJ. J’appelle néanmoins votre attention sur le fait que la période de formation à l’école décale l’arrivée effective en juridiction. Ainsi, les derniers effets de la LOPJ ne seront observés qu’en 2028, voire en 2029 – si les niveaux de recrutement prévus sont maintenus dans les projets de loi de finances (PLF) à venir.
Nous souhaitons donner la priorité aux outre-mer sur le plan des ressources humaines sans négliger le reste du territoire ; c’est la ligne de crête à tenir. À cet égard, il nous semble important d’indiquer que le taux d’exécution de la trajectoire de la LOPJ en matière d’effectifs de magistrats est plus élevé dans les outre-mer : il s’élève à 36 % à Saint-Denis de La Réunion, à 50 % à Papeete et à Nouméa, à 43 % à Fort-de-France, à 67 % à Cayenne et à 38 % à Basse-Terre, contre 29 % au niveau national. Cela signifie que l’avancement du déploiement de la LOPJ dans les juridictions ultramarines est systématiquement supérieur à celui que connaissent les juridictions hexagonales.
Nous savons que nous devons être particulièrement vigilants aux affectations, ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif : dans les ressorts les plus lointains, les transferts et le recours à des magistrats placés sont moins évidents, rendant plus complexe le traitement des difficultés ponctuelles. Or notre objectif est justement d’éviter que les structures ne se retrouvent en difficulté.
Les effectifs sont donc à la hausse et le taux de vacance se réduit ; c’est aussi le cas dans l’Hexagone, mais nous apportons une vigilance particulière aux outre-mer. Quant au taux d’exécution de la LOPJ, j’ai montré qu’il était plus élevé dans ces territoires. Il me semble important de le souligner car, lors d’un déplacement en Guyane il y a deux mois, j’ai perçu chez mes interlocuteurs le sentiment que les situations ultramarines étaient considérées de façon distanciée par l’administration centrale. J’ai fait le même constat à Mayotte en début d’année, où ce sentiment était d’autant plus marqué que le contexte était dégradé par le cyclone Chido. Or cela ne correspond pas à la réalité. Je ne prétends pas que nous réussissions à atteindre tous les objectifs que nous nous fixons, mais je répète que nous sommes très attentifs à ces situations. Nous savons qu’il existe des zones de fragilité qui nécessitent que les juridictions soient armées.
S’agissant du turnover, il est très différencié selon les juridictions : faible à Papeete, limité à La Réunion et à Nouméa, mais plus significatif en Guyane et à Mayotte, où nous savons que l’attractivité est un sujet. Cela rejoint la question de la durée maximale des fonctions outre-mer : il faut trouver le point d’équilibre favorisant l’attractivité et la fidélisation – pour éviter une rotation trop importante – tout en évitant les inconvénients d’un séjour trop long. Les problématiques sont similaires dans certaines juridictions de l’Hexagone, qui souffrent du même déficit d’attractivité.
Il convient de noter une différence significative entre les magistrats et les greffiers : les taux de rotation de ces derniers sont très faibles aux Antilles par exemple – en particulier à Basse-Terre, l’un des ressorts les plus attractifs pour eux. À Cayenne, ce taux est deux fois plus élevé, ce qui démontre une nouvelle fois un manque d’attractivité.
Comment rééquilibrer la situation, et quels leviers utilisons-nous ?
Je ne m’étendrai pas sur les leviers d’attractivité interministériels, notamment indemnitaires. Les magistrats peuvent aussi bénéficier d’une accélération de carrière grâce aux bonifications d’ancienneté.
Pour répondre à la question récurrente de l’accompagnement à la prise de fonctions, nous avons choisi de nous appuyer sur un prestataire privé qui facilite les démarches liées à la recherche d’un logement, au déménagement et à la scolarisation des enfants. Nous sommes vigilants à la qualité de son intervention : nous en avons discuté avec les chefs de cour et de juridiction ainsi qu’avec nos collègues de Mayotte, où l’absence d’offre immobilière complique grandement la situation. Si le niveau d’efficacité du dispositif est fluctuant, celui-ci nous paraît néanmoins essentiel.
Nous essayons par ailleurs de muscler la communication en interne pour casser ce déficit d’attractivité. Lorsque nous nous rendons dans les ressorts ultramarins, nous constatons que nos collègues, greffiers ou magistrats, sont ravis d’être là. Ils mettent en évidence les richesses du territoire et les vrais facteurs d’attractivité. Cela ne fait pas disparaître les difficultés, mais il est très important de communiquer sur ce sujet.
Nous mettons un guide à disposition des collègues qui partent en outre-mer. Nous avons créé une page regroupant l’ensemble des informations concernant l’outre-mer sur le site intranet de la direction des services judiciaires. L’objectif est de renforcer la communication sans passer par les cheminements habituels, afin de diffuser directement aux agents des informations sur ce que nous faisons et sur les points de blocage que nous rencontrons. Il s’agit de tenir un discours de réalité et de vérité.
Les contrats de mobilité ne sont pas la panacée mais ils font partie des différents leviers auxquels nous avons recours pour lutter contre le déficit d’attractivité de certains ressorts, comme en Guyane et à Mayotte. Il est proposé aux agents acceptant d’y être affectés d’être prioritaires pour leur poste suivant, sous réserve du respect de certaines conditions, à l’issue d’une durée minimale – deux ans à Mayotte, trois ans à Cayenne. Nous travaillons sur ce sujet en fonction des demandes qui remontent du terrain. Il faut en effet bien réfléchir à ce que l’on fait : une durée minimale trop courte ne donne pas le temps de s’intégrer dans le territoire, ce qui peut poser des problèmes. Mais quand un ressort souffre d’un déficit d’attractivité, il faut bien trouver des solutions. Nous reviendrons ultérieurement sur les brigades, qui donnent de bons résultats en la matière.
Les contrats de mobilité figurent désormais dans le statut de la magistrature. À l’origine, ils étaient le fruit d’un accord entre la direction des services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Cela conduisait les collègues à faire certains choix avant de partir à Cayenne ou à Mayotte, discutés en amont avec la direction des services judiciaires. Nous nous engagions à ce que, à l’issue de la durée minimale, ils puissent rejoindre le poste souhaité, après avoir vérifié en amont qu’il n’y avait pas d’effet d’aubaine trop important. Cela nous paraissait cohérent de donner de la lisibilité.
J’appelle votre attention sur une spécificité de l’institution judiciaire : nous sommes chargés de la gestion des ressources humaines mais nous ne sommes pas seuls décideurs puisque certains mouvements relèvent de la compétence du seul Conseil supérieur de la magistrature, par exemple aux postes de chef de juridiction, comme président et premier président. Pour l’ensemble des autres mouvements, le ministère de la justice établit des propositions de mouvements qui sont transmises au Conseil supérieur de la magistrature, lequel rend un avis. Quand il s’agit de magistrats du siège, l’avis doit être conforme : nous ne pouvons pas nous en exonérer ; s’il n’y a pas d’avis conforme, le mouvement ne se fait pas. Concernant les magistrats du parquet, un avis simple suffit mais, en réalité, il n’y a pas de « passé outre » : depuis plusieurs années, le ministère de la justice suit l’avis du Conseil supérieur de la magistrature.
Il y a quelques mois, le Conseil supérieur de la magistrature a émis des avis défavorables sur le retour de collègues ayant bénéficié de ces contrats de mobilité. Cela a suscité de l’émoi localement puisqu’un engagement avait été pris. Nous avons pu en rediscuter avec le Conseil supérieur de la magistrature à l’occasion d’une réunion qui s’est tenue il y a quelques semaines sur la question des outre-mer. Nous sommes parvenus à une position commune qui a permis de valider d’autres mouvements concernant les mêmes collègues. Le problème a donc été réglé en bonne intelligence. Le levier des contrats de mobilité nous permet d’avoir une position dynamique.
Un autre levier consiste à valoriser le parcours outre-mer dans le déroulement de la carrière. D’après nos statistiques, 28 % des chefs de cour, sur l’ensemble de l’institution, ont connu un passage en outre-mer. Nous valorisons systématiquement l’affectation outre-mer parce que nous considérons qu’elle démontre des capacités d’adaptation significatives. Cela permet d’envoyer un message aux collègues qui pourraient être intéressés par un tel mouvement.
Concernant les brigades et les délégations, l’objectif est d’être pragmatique et opérationnel en cas de crise ou de difficultés liées à des vacances de postes, qui nécessitent de projeter des effectifs de manière limitée dans le temps au profit d’une juridiction ultramarine. Deux dispositifs existent, l’un statutaire et l’autre résultant d’un accord avec le Conseil supérieur de la magistrature.
Le dispositif statutaire est la délégation, désormais inscrite dans la loi. Les chefs de cours d’appel ultramarines confrontés à une crise demandent à leurs homologues de la cour d’appel de Paris ou d’Aix-en-Provence – seules ces deux cours d’appel peuvent être actionnées – de leur déléguer des magistrats pour une durée réduite allant jusqu’à trois mois. L’avantage de ce dispositif est sa grande réactivité, puisque le mouvement ne nécessite pas de passage devant le Conseil supérieur de la magistrature. Il résulte en effet d’un accord entre les deux chefs de cour, la direction des services judiciaires ne faisant qu’émettre un avis. Cela permet de projeter des effectifs dans les semaines qui suivent la demande, à la condition toutefois que les cours d’appel de départ soient en mesure de les fournir – d’où l’intérêt de la discussion entre les chefs de cour.
Le dispositif des brigades n’est pas inscrit dans la loi : il résulte d’un accord avec le Conseil supérieur de la magistrature. Nous suivons les règles de nomination classiques en soumettant à ce dernier, pour avis, un projet de mouvement – c’est ce que l’on appelle une transparence. Le collègue ne part en brigade que pour une durée de six mois, l’objectif étant de traiter une difficulté – vacance de poste, problématique de stock – à moyen terme, contrairement à la délégation qui vise à parer à une situation d’urgence.
Ces deux dispositifs nous paraissent performants parce que nous avons constaté un effet de bord très positif : des collègues partis en brigade avec la perspective de découvrir le ressort ont ensuite demandé leur maintien in situ. C’est un point positif parce qu’ils rejoignent ainsi un ressort en connaissance de cause.
La limitation dans le temps des fonctions exercées en outre-mer est difficile, car elle se heurte aux contraintes juridiques du statut de la magistrature. Il existe cependant des durées d’exercice maximales dans certaines fonctions. Ainsi, on ne peut pas être juge d’instruction plus de dix ans, ni chef de juridiction plus de sept ans : après cette période, on est déchargé de ses fonctions, quel que soit l’endroit où l’on se trouve. Il n’existe néanmoins aucun dispositif géographique de ce type, pour quiconque.
Il importe d’éviter une présence trop longue dans un ressort. La mobilité géographique est un point d’attention pour la direction des services judiciaires, comme pour le Conseil supérieur de la magistrature, dans les projets de mouvement, et pas seulement en outre-mer. Si la mobilité géographique est valorisée, l’exercice est néanmoins complexe car certains collègues peuvent, pour des raisons personnelles, ne pas être en mesure d’effectuer une mobilité géographique trop importante. Il faut donc en permanence trouver la ligne de crête, en évitant l’écueil de la durée trop courte d’exercice, qui serait déstabilisante pour les juridictions et nuirait à la connaissance que l’on peut avoir du ressort et à la capacité de servir l’institution et les justiciables. L’inspection des services judiciaires a déjà souligné que ce sujet constituait une piste d’interrogations.
M. le président Frantz Gumbs. Les préfets, les commandants de gendarmerie, les recteurs, les chefs d’établissements scolaires de second degré doivent changer de poste au-delà d’une certaine durée. Existe-t-il une règle similaire pour les chefs de cour ?
M. Pascal Prache. Pour l’ensemble des chefs de juridiction – chefs de cours ou chefs de juridiction de première instance –, la règle est de sept ans. Les collègues bénéficient d’une double nomination : lorsqu’ils sont chefs de cour, ils sont en même temps nommés à la Cour de cassation. À l’expiration du délai, s’ils n’ont pas obtenu une nouvelle affectation, ils sont automatiquement rattachés à la Cour de cassation ou à l’inspection. Pour les chefs de juridiction, c’est différent : à l’expiration du délai de sept ans, ils sont rattachés à la cour d’appel dont ils dépendent. Ainsi, le procureur de Basse-Terre, au bout de sept ans, sera rattaché à la cour d’appel comme substitut général.
Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). Notre commission d’enquête aborde la question du fonctionnement de la justice dans les outre-mer sous plusieurs angles, dont celui de la confiance dans la justice. La direction des services judiciaires est responsable de l’organisation et du bon fonctionnement des cours et des tribunaux de l’ordre judiciaire. Vous avez dû entendre parler de l’affaire David Vital, qui porte sur des soupçons de corruption active et passive et de trafic d’influence actif et passif. Deux hauts magistrats, Alain Chateauneuf et Bruno Karl, sont impliqués et une enquête préliminaire a été ouverte à leur encontre en décembre 2024. Elle vise à déterminer s’ils ont commis des actes contraires à la déontologie judiciaire tels que la communication d’informations sensibles à David Vital. Depuis, le premier a été nommé à la cour d’appel de Dijon et le second président de la cour d’appel de Nouméa.
Aujourd’hui, en juillet 2025, nous constatons l’immobilisme et le silence du ministère de la justice. Je rappelle que logiquement, la marche à suivre consiste à informer rapidement le Conseil de la magistrature, à initier une procédure disciplinaire, à assurer une enquête interne rigoureuse, à prendre si nécessaire des mesures conservatoires et à communiquer de façon claire et transparente sur les étapes de la procédure.
Comment expliquez-vous qu’au bout de six mois, rien n’ait été fait ? Comment justifiez-vous ce non-respect de l’une de vos missions premières, qui est de veiller à l’intégrité du système judiciaire ? Comment justifiez-vous ce dysfonctionnement sur fond de soupçons de corruption de deux magistrats à La Réunion ?
M. Pascal Prache. La direction des services judiciaires est très attentive au suivi de l’ensemble des situations susceptibles de relever du disciplinaire. Elle se livre à une analyse des éléments de fond qui résultent de l’enquête afin de déterminer s’il y a eu des manquements. Cette analyse est ensuite communiquée au Conseil supérieur de la magistrature. J’aurais bien du mal à entrer dans le détail du cas que vous citez car il faudrait pour cela que nous soyons destinataires de ces éléments de fond. Or, sauf erreur, l’enquête est toujours en cours. Pour ces raisons, je ne peux pas vous en dire plus aujourd’hui.
J’insiste toutefois sur un point : dans des ressorts de taille réduite, la mise en cause d’un magistrat prend des proportions très significatives et appelle une réponse la plus rapide possible. C’est ce que nous essayons de faire, dans le respect des règles du code de procédure pénale.
Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). Je souhaite comprendre comment ces deux magistrats ont pu être nommés à Dijon et à Nouméa sans qu’aucune mesure conservatoire ait été prise et pourquoi il a fallu autant de temps pour qu’une enquête soit ouverte. Cela abîme la confiance dans la justice – particulièrement dans les outre-mer, où l’on est très loin de Paris – en donnant l’impression que ces magistrats peuvent faire n’importe quoi puisqu’ils sont laissés en roue libre.
M. Pascal Prache. Je n’entrerai pas dans le détail de cette affaire, sur laquelle nous disposons de peu d’éléments. Je me permets d’insister sur le fait que les mesures qui peuvent être prises en matière disciplinaire ou pré-disciplinaire doivent reposer sur des faits précis. Quant aux nominations que vous évoquez, elles sont à la main du Conseil supérieur de la magistrature pour les postes de premier président – je ne cherche pas à me défausser mais simplement à rappeler que cette affaire soulève la question du stade d’avancement de l’enquête et sur ce qui motiverait une saisine du Conseil supérieur de la magistrature dans le respect des règles. La déontologie constitue l’ossature, la colonne vertébrale de l’institution judiciaire. Nous devons donc y être particulièrement attentifs, a fortiori dans des ressorts où de tels faits sont plus observés qu’ailleurs.
M. Jiovanny William (SOC). Un rapport de l’inspection générale de la justice fait état de détournements de fonds au conseil départemental d’accès au droit de la Martinique. La présidente du tribunal judiciaire de Fort-de-France mise en cause dans cette affaire a été mutée. On n’en sait pas beaucoup plus et j’aimerais savoir si vous pouvez nous fournir des informations sur ce sujet qui nourrit la défiance à l’égard de la justice.
Vous êtes chargés du fonctionnement des juridictions de l’ordre judiciaire. La connaissance de la culture ultramarine tient-elle une place importante dans les mouvements qui sont proposés ? Nous avons une histoire, une langue, une culture, et la pratique est d’adapter les décisions judiciaires pour en tenir compte. Les magistrats nommés dans nos territoires sont-ils au fait de nos coutumes, de nos pratiques et des adaptations qu’elles impliquent ? Existe-t-il une formation spécifique ? Vous avez parlé d’un guide : celui-ci a-t-il été élaboré avec des personnes référentes dans les ressorts des tribunaux concernés ?
Tenez-vous des statistiques sur les décisions judiciaires qui sont prises dans nos territoires, par exemple sur le taux de placement en détention provisoire, afin d’établir des comparaisons entre les différents ressorts ?
Vous êtes, madame, la référente outre-mer : s’agit-il d’une nouveauté ou bien existait-il déjà un ou une référente outre-mer ?
Enfin, à la cour d’appel de Fort-de-France, au XIXe siècle, le parquet n’était pas rehaussé : il se trouvait au même niveau que la défense. Pour quelles raisons les chefs de cour ont-ils décidé, en 2025, de le rehausser alors que la coutume, la tradition, l’histoire du tribunal judiciaire et de la cour d’appel voulaient qu’il soit placé à la même hauteur que la défense ? Cette décision a-t-elle été mûrement réfléchie ? S’agit-il d’une volonté de casser notre histoire, sachant qu’une précédente garde des sceaux s’était montrée favorable au maintien du placement équivalent de la défense et du parquet dans le nouveau tribunal judiciaire de Fort-de-France ? Je sais que je m’adresse à un ancien parquetier : c’est donc à dessein que je pose cette question.
M. Pascal Prache. Sur la première question, je n’entre pas dans le détail car les procédures sont en cours. Toutefois, ce sujet n’est pas perdu de vue.
La question de la connaissance de la réalité et des pratiques du ressort est essentielle pour le bon fonctionnement de la justice. Cela vaut pour tous les ressorts, en Hexagone comme ailleurs, mais c’est particulièrement vrai dans les territoires ultramarins. Nous essayons de travailler cette dimension parce que c’est un point sur lequel nous devons être vigilants ; nous pouvons d’ailleurs encore progresser.
Pour les auditeurs de justice qui partent en outre-mer, nous consacrons une période dans la formation initiale à cette perspective, afin qu’ils s’imprègnent des situations qu’ils seront amenés à rencontrer. De plus, ils peuvent désormais effectuer un stage juridictionnel en outre-mer, ce qui n’était pas le cas précédemment.
Nous avons par ailleurs une formation continue de qualité, qui s’adresse aux magistrats souhaitant une mutation en outre-mer. Elle est animée par Éric Corbaux, président de la Conférence nationale des procureurs généraux, qui était en poste aux Antilles. Celui-ci fait intervenir des collègues d’outre-mer, de façon à partager leur expérience. La remontée d’informations par celles et ceux qui se trouvent sur place est essentielle pour permettre de véritables échanges, allant au-delà de la présentation théorique. L’une des pistes sur lesquelles nous travaillons vise à rendre cette formation continue obligatoire pour celles et ceux qui veulent partir en outre-mer. Nous considérons que la formation est le levier le plus idoine. Quel que soit le ressort que l’on rejoint, la culture locale constitue une richesse. C’est pourquoi nous valorisons les parcours des collègues qui sont passés outre-mer car ils ont ainsi apporté la preuve de leur capacité d’adaptation.
Tels sont quelques-uns des leviers que nous pouvons actionner. Je n’en ai pas épuisé la liste : d’autres sont envisageables, comme l’utilisation de la vidéo, que nous pouvons développer sur le site internet de la direction. Je pense toutefois que l’angle d’attaque le plus performant reste le partage d’expériences.
Concernant votre question sur les statistiques pénales, je suis bien incapable de vous répondre car je ne dispose pas de ces éléments. C’est une question que vous pourriez poser à la direction des affaires criminelles et des grâces. En revanche, nous sommes vigilants sur le niveau global de la délinquance. Cela renvoie encore une fois à la question des moyens.
Dans la magistrature, il existe trois grades : le deuxième, le premier et le « hors hiérarchie », qui est le grade le plus élevé. Nous avons fait en sorte que les postes de chef de cour de Cayenne soient hors hiérarchie, alors que l’activité globale de la juridiction ne le justifiait pas, afin de tenir compte de la montée en puissance de son activité pénale, beaucoup plus significative que son activité civile.
Enfin, la question du rehaussement de l’estrade dans la salle d’audience est à la main des chefs de cour ; je ne sais pas s’ils ont déjà communiqué à ce propos. L’administration centrale n’a pris aucune décision, ni dans un sens ni dans l’autre. C’est un sujet compliqué, qui avait été tranché en 2015 par la ministre de la justice dans le sens que vous avez évoqué. Je ne suis pas en mesure de vous en dire plus, cette question relevant de la responsabilité des chefs de cour.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez indiqué qu’il était nécessaire que les magistrats qui ont vocation à y servir connaissent la réalité des outre-mer. Cette question n’est pas sans lien avec l’image du système judiciaire dans ces territoires : il y est perçu comme non neutre et non indépendant de l’exécutif, et l’on a parfois l’impression d’une connivence entre les magistrats et le préfet. Quelle est la proportion de magistrats ultramarins exerçant dans l’Hexagone et dans les outre-mer ?
M. Pascal Prache. Il n’existe pas de statistiques sur le nombre de magistrats ultramarins ; ce type d’information n’est pas accessible pour des raisons légales et le lieu de naissance n’est pas suffisant pour déterminer l’origine d’une personne.
Nous constatons que certains de nos collègues nés en outre-mer ont des contraintes de mobilité géographique qu’il nous faut prendre en considération dans la gestion des ressources humaines. Il faut trouver une ligne de crête entre la mobilité prônée par le ministère de la justice et par le Conseil supérieur de la magistrature et la prise en compte des attaches personnelles de ces magistrats qui sont obligés de quitter leur famille proche ; dans l’Hexagone, la question se poserait de manière tout à fait différente. Elle donne régulièrement lieu à des discussions avec les intéressés, en interne et avec le CSM.
Par ailleurs, dans la perspective de valoriser le recrutement de collègues nés en outre-mer, nous envisageons la création d’une classe Prépa Talents pour le concours de l’École nationale de la magistrature (ENM) en Guadeloupe ; si elle fonctionne, nous pourrons envisager d’autres sites.
La confiance des justiciables dans la justice n’est pas un problème propre aux ressorts ultramarins ; il y a beaucoup de communication à faire pour ouvrir la justice vers l’extérieur et tordre le cou à la perception que vous évoquez. C’est pourquoi nous appuyons les initiatives qui se font jour, comme à Basse-Terre, où un comité des usagers a été installé pour prendre le pouls des personnes qui se rendent dans la juridiction et associer des volontaires à une réflexion sur l’amélioration des services ; nous trouvons excellente l’idée de ce dispositif qui est bien plus poussé qu’un simple questionnaire de satisfaction. La juridiction de Basse-Terre a également entrepris de mettre en ligne les décisions les plus importantes prises en matière civile pour faire connaître son action.
Il existe par ailleurs des conseils de juridiction, qui servent de fenêtre de communication avec les élus locaux ; c’est un espace de dialogue où la juridiction présente sa structuration et ses projets et où les élus font remonter les points d’alerte, les difficultés et les pistes d’amélioration qui leur semblent pertinentes. Ils sont plutôt axés sur la justice pénale et ont vocation à être déclinés dans toutes les juridictions. Le garde des sceaux vient de prendre une circulaire créant des conseils locaux de politique civile (CLPC) où seront abordées les questions de justice civile, qui se rapprochent davantage du quotidien de nos concitoyens.
Mme Aurélie Grenot-Devedjian. L’initiative de la cour d’appel de Basse-Terre en faveur d’une gouvernance orientée vers la cité, dénommée Open Justice, est très innovante. Cette politique judiciaire régionale a pour but de renforcer la proximité et de comprendre les attentes locales, qui ne sont pas les mêmes que dans l’Hexagone. Une réflexion est en cours pour la dupliquer en fonction de ses résultats, et un questionnaire est en cours de finalisation en vue de l’installation du comité des usagers en septembre prochain. Cette initiative s’accompagne d’une politique de communication ambitieuse qui passe par la publication des décisions civiles d’importance majeure, suivant les recommandations de la Cour de cassation et de l’inspection générale de la justice, afin de restaurer le lien de confiance avec la justice. Je précise que la qualité de ce lien dépend aussi des autres acteurs qui concourent à l’œuvre de justice – avocats, notaires, huissiers et interprètes.
Avant mon arrivée, le référent outre-mer du ministère avait le statut de chargé de mission auprès du directeur des services judiciaires. Elle se greffe à présent sur le fonctionnement du pôle de l’évaluation et de la prospective, qui présente l’avantage de la pluridisciplinarité et de la transversalité, et elle constituerait un point d’entrée pour les acteurs de terrain sans préjudice des contacts directs entre les services et les acteurs locaux. Cette restructuration s’inscrit dans le prolongement de deux plans ministériels d’envergure, relatifs l’un à la reconstruction des services judiciaires à Mayotte et l’autre à la chaîne de soutien à l’installation de la cité judiciaire de Saint-Laurent-du-Maroni.
M. Pascal Prache. Nous savons déjà que le palais de justice de Saint-Laurent-du-Maroni sera confronté à un problème d’attractivité majeur. Nous avons créé un groupe de travail dédié, avec les organisations syndicales de Cayenne, pour identifier des leviers d’attractivité. L’objectif est de dupliquer ces groupes de travail dans chaque territoire d’outre-mer pour répondre aux problématiques spécifiques de chacun d’entre eux.
M. le président Frantz Gumbs. Des initiatives adaptées aux territoires ont été prises ici ou là pour remédier à l’inégal accès à la justice, comme le Justibus en Martinique et la Pirogue du droit en Guyane, mais elles n’ont pas été pérennisées. Est-ce parce qu’elles dépendaient trop fortement de la personnalité qui les avait lancées ou parce qu’elles n’étaient pas intéressantes pour le système ?
M. Pascal Prache. Cette question relève de la compétence du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes.
M. Elie Califer (SOC). Si nous avons souhaité une commission d’enquête sur le fonctionnement de la justice en outre-mer, c’est que nous sentons en notre for intérieur – et en regardant nos pays vivre et respirer – qu’il y a des soucis. Quelle évaluation faites-vous de l’évolution de la situation de la justice, et plus précisément de la magistrature, dans les territoires d’outre-mer, et singulièrement en Guadeloupe ?
Puisque vous n’êtes pas en mesure de nous fournir des statistiques comparées sur la performance des juridictions d’outre-mer, je vous interrogerai sur les ressources humaines disponibles. Si j’ai bien compris, d’ici à 2029, vous aurez 200 personnes supplémentaires à votre disposition. Quelle proportion de ces effectifs sera attribuée aux outre-mer ? Bénéficieront-ils d’une priorité, vu l’importance de l’activité judiciaire dans ces territoires ?
Enfin, la lenteur de la justice chez nous, supposée ou réelle, n’aurait-elle pas pour effet de pousser certains à se faire justice eux-mêmes ?
Mme Aurélie Grenot-Devedjian. Les besoins des territoires ultra-marins ont été évalués à l’occasion de deux études d’importance. La première, en cours de finalisation, portait sur l’incidence du vieillissement de la population sur les besoins des territoires, et l’on sait que ce phénomène est particulièrement prononcé en outre-mer.
La seconde étude portait sur la répartition équitable des effectifs supplémentaires prévus par la LOPJ : 1 500 magistrats, 1 800 greffiers, 1 100 attachés de justice. Nous avons travaillé à l’élaboration d’une méthodologie innovante en cherchant à objectiver les besoins à l’échelon régional pour déterminer à quel pourcentage de l’enveloppe budgétaire chaque cour d’appel pouvait prétendre à l’horizon 2027.
D’emblée, nous nous sommes demandé comment restituer les singularités des territoires ultramarins en les faisant bénéficier de notre robustesse statistique sans gommer leurs spécificités. Une autre difficulté tenait au caractère parcellaire des données dans les outre-mer par rapport à l’Hexagone. Nous avons donc construit un modèle distinct pour l’outre-mer avec un panel de données ajusté : par exemple, nous n’avons pas retenu la densité de la population, qui aurait pénalisé des territoires peu denses où les besoins sont forts, et nous avons privilégié le taux de chômage faute d’autres indicateurs socio-économiques. Finalement, un arbitrage politique a décidé d’attribuer aux outre-mer 5 % des effectifs supplémentaires.
Cette méthode innovante déterminait uniquement les créations de poste ; y ont été ajoutées les vacances de poste dont chaque cour d’appel justifiait au 1er janvier 2023. Ainsi, la cour d’appel de Cayenne s’est vu allouer 19 magistrats à l’horizon 2027 : 10 correspondant aux vacances de poste sur le ressort, 9 au titre des créations de poste. Enfin, parce que la démarche statistique ne permettait pas de prédire les futures politiques prioritaires du gouvernement, nous avons mis en réserve 10 % des effectifs pour abonder les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs).
M. Pascal Prache. Pour dissiper tout malentendu, je n’étais pas en mesure de vous répondre en détail concernant les indicateurs de politique pénale et le nombre de détentions provisoires – il faudrait interroger la direction des affaires criminelles et des grâces –, mais nous disposons évidemment de statistiques sur la performance des juridictions ultramarines et le nombre d’affaires traitées au civil et au pénal, que nous pourrons vous transmettre. Ces remontées statistiques sont en partie automatisées ; nous en faisons ensuite une analyse que nous envoyons aux cours d’appel avant les dialogues de gestion, qui se tiennent entre octobre et novembre et durant lesquels nous discutons de leurs besoins. Pour vous dire à quel point nous avançons dans la professionnalisation du raisonnement, nous avons bâti il y a quelques mois une carte des territoires qui fait apparaître en couleur les besoins, la performance et l’efficience de chacun d’entre eux.
Le développement de la délinquance aux Antilles est pour nous un vrai sujet de préoccupation car il est lié, notamment, au trafic de stupéfiants ; des inquiétudes similaires se font jour concernant l’océan Indien, sans même parler du reste de l’Hexagone. La réponse à ce problème passe par le renforcement des juridictions interrégionales spécialisées. Sur les 1 500 postes de magistrats prévus par la LOPJ, 1 350 postes ont été localisés en 2023 sur la base des travaux, des arbitrages politiques de l’époque et des remontées faites par les chefs de cour d’appel, et 150 ont été mis en réserve. L’arbitrage rendu à ce jour par le garde des sceaux a orienté 95 magistrats de cette réserve vers la lutte contre la criminalité organisée pour armer le futur parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco), mais aussi les Jirs, et il est évident que la question de la Jirs de Fort-de-France se posera.
M. Joseph Rivière (RN). L’accès au droit est encore un parcours du combattant à La Réunion. Quels leviers pourraient faciliter la justice de proximité ?
Par ailleurs, j’entends souvent les magistrats des cours d’appel et les syndicats se plaindre d’un manque de moyens dans les services judiciaires. Comment serait-il possible d’améliorer la situation ?
M. Pascal Prache. Votre première question relève de la compétence du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes.
La situation de la cour d’appel de Saint-Denis est atypique car celle-ci traite à la fois des problèmes de La Réunion et de ceux de Mayotte. Or Mayotte souffre de problèmes très lourds que le cyclone a amplifiés : une question immobilière majeure, un déficit d’attractivité très significatif et des conditions d’exercice compliquées, tant du point de vue de l’accès à l’eau que du logement. La Réunion a aussi des problèmes, y compris sur le plan immobilier, mais sa situation est sans commune mesure avec celle de Mayotte.
Comme l’ensemble des services de l’État et les collectivités territoriales, nous devons répartir de la manière la plus juste possible des ressources contraintes. Un des leviers d’action possibles est le renforcement des effectifs de magistrats et de greffiers placés, qui sont rattachés à la cour d’appel mais peuvent être envoyés dans les juridictions du ressort en fonction des besoins. Nous allons renforcer les effectifs de « placés » à La Réunion pour tenir compte des difficultés mahoraises, tout en gardant en tête que ces difficultés ne doivent pas empêcher la cour d’appel de Saint-Denis de traiter des problèmes de La Réunion. Je précise néanmoins que le déficit d’attractivité à La Réunion est faible, comme à Papeete et à Nouméa ; ce n’est pas le cas à Mayotte.
De manière générale, nous tenons compte des points d’alerte qui nous sont remontés par les chefs de cour et par les organisations syndicales. Lors de la crise mahoraise, nous étions en lien direct avec les organisations syndicales afin de multiplier les canaux de remontée d’informations et d’accompagner au mieux nos collègues sur place, magistrats, greffiers et contractuels. La cellule de sécurité FIP5 s’est réunie tous les jours pour retrouver la trace de ceux dont nous n’avions pas de nouvelles après le passage du cyclone.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Le sous-effectif chronique en Martinique fait que, de l’aveu du premier président de la cour d’appel de Fort-de-France, aucun secteur ne fonctionne. Cela pose de multiples problèmes : des délais de traitement très longs – plus de deux ans pour traiter les dossiers des mineurs criminels –, une surpopulation carcérale récurrente et des problèmes flagrants de réinsertion des détenus, au point que la prison de Ducos est plus un centre de formation des caïds qu’un espace propice à la réinsertion. D’après les analystes, les réformes sont insuffisantes.
Un problème demeure par-dessus tout, celui de la proximité – pour ne pas dire de la promiscuité – entre certains magistrats et les gros détenteurs du pouvoir économique. Il n’est pas rare que des magistrats soient logés chez les békés, dans leurs lieux emblématiques de résidence ; cela crée des liens humains qui peuvent se transformer en liens d’amitié et de solidarité lors des arbitrages rendus par les magistrats. Or c’est là que le bât blesse. La justice est rendue par des non-originaires, tandis que les justiciables sont souvent des originaires – et il ne s’agit pas d’une question de couleur de peau. Cela choque d’autant plus que lorsqu’un arbitrage est rendu entre un descendant de colon et un non-descendant de colon, dans 99 % des cas, la balance de la justice penche du côté du plus fort. Cela creuse le déficit de confiance dans la justice, particulièrement en Martinique, mais peut-être aussi dans d’autres territoires. Les décisions de justice relatives au droit de propriété illustrent le fait que ce droit constitutionnel est sanctuarisé pour certains et pas pour d’autres. Le sentiment d’une justice à deux vitesses est en train de croître.
Il est urgent d’agir pour réparer les suspicions de collusion entre les gros propriétaires capitalistes descendants de colons et les magistrats fraîchement nommés. Pour vous donner une illustration, tous les magistrats vont voir à leur arrivée le préfet et le premier des békés, M. Bernard Hayot ; c’est quasiment un passage obligé. Pourquoi ? Certaines pratiques demeurent et entament l’image de la justice.
M. Pascal Prache. Nous sommes vigilants sur le comblement des vacances de postes en outre-mer car nous savons ces juridictions fragiles, mais j’entends malheureusement la même plainte de la part de juridictions hexagonales qui se disent en grande souffrance. Nous sommes au milieu du gué : tous les magistrats prévus par la LOPJ ne sont pas encore arrivés en raison de la durée de la formation, mais nos projections pour septembre 2025, qui intègrent les sorties d’école, prévoient que l’effectif théorique sera atteint ou dépassé. Nous nous sommes efforcés d’attribuer ces ressources de la manière la plus équilibrée et la plus juste possible en tenant compte des spécificités des outre-mer. Il est néanmoins possible qu’elles soient jugées insuffisantes.
Notre objectif commun est de faire en sorte que les juridictions fonctionnent avec des effectifs adaptés aux besoins. En période de ressources contraintes, il y a des arbitrages à faire et nous aurons besoin du soutien de la représentation nationale lors des choix budgétaires.
La question de la surpopulation carcérale et de la réinsertion des détenus relève de la direction de l’administration pénitentiaire. Nous constatons qu’elle a un impact sur les effectifs de magistrats chargés du sujet.
Enfin, quand j’ai dit que la déontologie était la colonne vertébrale de la magistrature, ce n’était pas une figure de style. La déontologie s’acquiert à l’école, puis mûrit et se déploie dans les fonctions exercées. C’est le travail du chef de juridiction que d’échanger avec les nouveaux collègues et de rappeler, au besoin, des points de déontologie essentiels. La loi prévoit qu’à chaque prise de fonctions, le magistrat doit remplir une déclaration d’intérêts qui donne lieu à un entretien déontologique avec le chef de juridiction ; ces éléments sont ensuite transmis à la direction des services judiciaires, qui en assure la confidentialité et la conservation. Les documents restent par la suite accessibles aux missions d’inspection et au Conseil supérieur de la magistrature. La réponse est toujours de s’arc-bouter sur la déontologie, a fortiori dans ces territoires aux problématiques diverses.
Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). Quels sont les critères de recrutement du référent outre-mer au secrétariat général ? Doit-il avoir une connaissance ou une expérience des outre‑mer ?
M. Pascal Prache. Je ne peux pas vous répondre. Ce n’est pas nous qui avons géré son recrutement.
M. le président Frantz Gumbz. Je vous remercie pour ce tour d’horizon complet de vos attributions. Si nous avions d’autres questions, nous n’hésiterions pas à vous les transmettre ou à vous réinviter. De votre côté, outre les réponses au questionnaire, vous êtes libres de nous envoyer toutes les informations que vous jugeriez utiles à notre connaissance de l’inégal accès au droit dans les outre-mer. Vous avez raison de préciser que chacun de ces territoires a ses particularités, même s’il y a sans doute un socle commun lié à la distance, à l’isolement, à l’insularité – sauf en Guyane – ou encore à la culture que nous cherchons à établir afin de déterminer des voies de progression vers un égal accès à la justice.
M. Pascal Prache. Quand je disais en introduction que la gestion des situations en outre-mer était une priorité de la direction des services judiciaires, ce n’était pas une simple formule. Cela correspond très exactement à ce que nous faisons : que ce soit par l’identification des besoins, le déploiement des effectifs, la capacité d’innovation avec des dispositifs qui n’existaient pas il y a dix ans comme les délégations et les brigades, nous essayons de répondre collectivement aux défis ultramarins. Nous sommes mobilisés au quotidien, même si nous avons conscience qu’il reste du chemin à parcourir.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous entendons désormais la direction générale des outre-mer, rattachée au ministère des outre-mer, qui conçoit et coordonne l’action de l’État dans les outre-mer. Experte des particularités de ces territoires, la direction propose notamment des adaptations des politiques publiques nationales. Ses représentants nous éclaireront sur la réalité de ces adaptations en matière d’accès au droit et à la justice.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Olivier Jacob et Mme Karine Delamarche prêtent successivement serment.)
M. Olivier Jacob, préfet, directeur général des outre-mer du ministère des Outre-mer. Notre administration, la direction générale des outre-mer (DGOM), concourt à l’accès au service public de la justice dans les outre-mer avec d’autres administrations qui relèvent d’un ministère différent, celui de la justice. Bien sûr, nous interagissons avec elles.
Par ailleurs, du fait de l’indépendance de la justice, notre direction générale a sans doute un pouvoir de coordination et d’influence moindre en matière d’organisation des services judiciaires que dans d’autres domaines, par exemple administratifs.
À la lumière des questions que vous m’avez transmises, je souhaite rappeler les difficultés d’accès au droit et à la justice dans les outre-mer, qui sont peut-être plus marquées que sur le territoire hexagonal – même si c’est sans doute une évidence pour les députés ici présents.
Les territoires ultramarins cumulent des contraintes géographiques, sociales et institutionnelles qui leur sont spécifiques et compliquent l’exercice effectif des droits par ceux de nos concitoyens qui y vivent. Bien sûr, il y a l’éloignement, parfois l’insularité, voire la double insularité, l’enclavement – songeons aux communes de l’intérieur, en Guyane –, la faiblesse des réseaux de transport, l’éparpillement de la population, comme en Polynésie française. Tout ceci limite l’accessibilité physique aux services judiciaires.
À ces difficultés géographiques s’ajoute une fracture numérique persistante. L’une des voies pour combler les difficultés d’accès au droit est celle de la dématérialisation et de la numérisation des services, or dans les outre-mer, les taux d’illectronisme sont relativement élevés. Cela reflète un taux local de pauvreté plus élevé que dans l’Hexagone et la plus grande proportion de populations allophones dans certains outre-mer. Ces généralités ne doivent pas masquer que notre direction générale est très attachée à un traitement singulier de chacun des territoires – la réalité de Saint-Martin n’est pas celle de Saint-Barthélemy ; celle de la Guadeloupe n’est pas celle de la Martinique et ainsi de suite.
S’y ajoute la question des zones blanches. Nous avons encore des progrès à faire en matière d’équipements numériques des outre-mer, que ce soit pour la fibre ou pour la téléphonie mobile, singulièrement pour la 5G.
Les caractéristiques démographiques et sociales de ces territoires accentuent la vulnérabilité d’une partie des publics du service public de la justice. Cela étant, les évolutions démographiques peuvent être très différentes d’un territoire ultramarin à l’autre. En Martinique, en Guadeloupe, mais aussi, dans une moindre mesure, à Saint-Martin, la population vieillit. Les services publics de la justice doivent s’y adapter. Dans des territoires comme Mayotte et la Guyane, au contraire, la population est extrêmement jeune et la croissance démographique est forte. Nous reviendrons sur les services instaurés pour pallier ces contraintes – les maisons France Services et les dispositifs de justice mobile ou d’« aller vers ».
À la lumière des bilans dressés par les préfectures dans la perspective de cette audition, nous constatons que ces dispositifs restent hétérogènes, fréquemment insuffisants au regard des besoins. Nous pourrons préciser les choses territoire par territoire, à partir des remarques qui nous ont été remontées sur la Polynésie française, Wallis-et-Futuna, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
L’action principale que nous menons en lien avec le ministère de la justice concernant l’accès au droit et à la justice porte sur les projets de loi et de règlement préparés par ce ministère. L’un de nos principaux axes d’action est de promouvoir le « réflexe outre-mer » – même si je sais que M. le rapporteur n’aime pas cette expression, qui sous-entend qu’une stimulation extérieure est nécessaire pour que les outre-mer soient évoqués, alors que cela devrait être spontané. Je constate toutefois que les administrations n’ont pas naturellement le réflexe de penser aux outre-mer. Nous travaillons à diffuser ce réflexe, afin que les administrations, notamment celles du ministère de la justice, quand elles envisagent des réformes, nous contactent au bon moment pour travailler à l’adaptation des textes aux réalités et aux spécificités – je sais que ce mot fait également débat – des outre-mer par rapport à l’Hexagone. Ce n’est pas que les outre-mer seraient intrinsèquement spécifiques. Simplement, du point de vue d’une administration très centralisée, comme l’est l’administration française, ils présentent des spécificités par rapport à l’Hexagone. Nous nous appuyons beaucoup sur la circulaire du 10 juillet 2024 relative à la coordination de l’action du gouvernement dans les outre-mer, qui a été signée par le premier ministre et qui incite l’ensemble des administrations, lorsqu’elles envisagent des textes, à contacter la direction générale des outre-mer au bon moment, pour que nous les adaptions ensemble. Au sein de notre direction générale, une sous‑direction entière est dévolue aux affaires juridiques et institutionnelles.
La direction générale entretient par ailleurs des liens étroits avec les services du ministère de la justice, plus particulièrement la direction de l’action civile et la direction des affaires criminelles. Nous travaillons sur des textes visant à résoudre des questions pratiques locales. Par exemple, nous avons travaillé récemment sur le transfert de la gestion du registre du commerce et des sociétés à la Polynésie française. C’était un vieux dossier qui restait en suspens : il manquait les textes nécessaires pour acter le transfert de la compétence du registre du commerce, ce qui posait énormément de problèmes aux entreprises polynésiennes – l’absence d’un tel registre empêche le suivi des sociétés. Nous avons réglé le problème récemment, en permettant la remise en marche de ce service public qui dysfonctionnait depuis de nombreuses années.
De même, nous avons élaboré avec les services du ministère de la justice un projet de décret révisant le barème des saisies de salaire à Wallis-et-Futuna, qui est actuellement examiné par le Conseil d’État.
Nous travaillons également beaucoup avec le ministère de la justice sur un sujet d’un intérêt essentiel dans les outre-mer, celui du foncier et de la régularisation foncière, qui touche au droit de propriété. Certains textes ont été pris de longue date ; d’autres plus récemment, notamment pour faciliter les règlements successoraux. Au-delà des textes législatifs et réglementaires, nous travaillons beaucoup avec le ministère de la justice à la création de groupements d’intérêt public, qui œuvrent dans le domaine foncier, notamment en matière de titrement, pour réduire l’incertitude foncière. Nous travaillons à une agence foncière à Saint-Martin ; une commission d’urgence foncière a été établie à Mayotte. Nous reviendrons sans doute devant la représentation nationale à l’automne, car Marc Vizy, ancien préfet, bien connu des territoires ultramarins, m’a remis récemment un rapport sur le désordre foncier en Martinique. Il y formule des recommandations que la direction générale des outre-mer doit s’approprier, pour sortir des situations d’indivision et de titrement litigieuses.
Ainsi, outre le « réflexe ultramarin », nous travaillons avec le ministère de la justice sur des textes précis et sur l’accès au foncier et la résorption des désordres fonciers dans les outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Saint-Martin et Saint-Barthélemy sont devenus en 2007 des collectivités d’outre-mer – avant cela, elles étaient des communes de la Guadeloupe. Très récemment, une préfecture de plein exercice y a été créée. Cela va dans le sens de l’histoire. Peut-être des mesures seront-elles également prises concernant l’éducation nationale et les ARS (agences régionales de santé), entre autres grands services déconcentrés de l’État actuellement logés à Basse-Terre et qui ont compétence sur les îles de Guadeloupe et sur Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Votre avis a-t-il été sollicité concernant la création d’un tribunal judiciaire pour Saint-Martin et Saint-Barthélemy, qui serait autonome par rapport au tribunal judiciaire de Basse-Terre ?
M. Olivier Jacob. Actuellement, les habitants de Saint-Martin et Saint-Barthélemy accèdent au service public de la justice à travers quatre points justice installés sur ces îles, où sont organisées des permanences hebdomadaires. En 2024, pas loin de 780 justiciables se sont présentés devant ces points justice. Ces dispositifs permettent d’assurer la prise en charge locale des demandes d’information juridique – ailleurs, ils prendraient la forme d’une maison de la justice et du droit. Ils permettent d’orienter les usagers notamment en matière de droit de la famille, de droit du travail, de droit des successions et de droit des étrangers.
Selon la préfecture, il faudrait davantage communiquer sur ces points justice, qui ne sont pas forcément bien connus de la population, améliorer leur visibilité et développer les permanences des délégués du Défenseur des droits.
La question des infrastructures judiciaires à Saint-Martin et Saint-Barthélemy se pose. Même si un tribunal de proximité est accessible par bateau et par avion depuis ces deux îles, elles ne disposent pas de leur propre tribunal judiciaire. La situation évolue. Le ministère de la justice a constaté que le ministère de l’intérieur avait adapté l’organisation administrative en créant une préfecture de plein exercice. Cela a de multiples conséquences sur les services « civils », qui auparavant dépendaient de la Guadeloupe. Pour reprendre votre expression, c’est le sens de l’histoire. J’en ai discuté avec la secrétaire générale du ministère de la justice. Certes, la création d’une préfecture de plein exercice correspond à une initiative prise par le seul ministre de l’intérieur et des outre-mer – c’était alors M. Darmanin –, mais toute l’adaptation qui s’en est suivie, avec notamment la création d’un commandement de gendarmerie de plein exercice, pousse dans ce sens.
Je suis pour ma part favorable à la création d’un tribunal judiciaire sur place. Cela permettrait notamment au préfet de pouvoir s’appuyer sur un procureur de la République comme interlocuteur de proximité.
Toutefois, même s’il y avait un tribunal judiciaire, il y a un problème d’administration pénitentiaire à Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Comme dans d’autres territoires peu peuplés et éloignés, tels que Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon ou les îles Marquises, en Polynésie française, il y a très peu de geôles à Saint-Martin – il doit y avoir seulement deux places. Le préfet m’indiquait que fréquemment, en cas de détention préventive ou d’incarcération définitive, il fallait transférer les détenus vers la Guadeloupe voisine.
Certes, il est facile pour moi d’indiquer que la création d’un nouveau tribunal judiciaire va dans le sens de l’histoire, car les moyens humains et matériels nécessaires relèvent du ministère de la justice et non de celui des outre-mer.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous avons échangé dans différentes situations et vous connaissez ma position. Votre propos liminaire résume bien la situation globale : la DGOM bénéficie d’une vision à 360 degrés sur tous les territoires. Nos concitoyens des outre-mer rencontrent des difficultés pour accéder à la justice, pour des raisons infondées. Leurs droits fondamentaux sont foulés aux pieds.
Vous évoquez l’éloignement de ces territoires, leur insularité dans certains cas, et différents facteurs sociaux, économiques et culturels, notamment la part des allophones, pour expliquer que la situation y est plus complexe que dans l’Hexagone. Mais l’appartenance des territoires dits d’outre-mer à la République française ne date pas d’aujourd’hui ! C’est là que le bât blesse.
En tant que directeur général de la DGOM, ne pensez-vous pas que c’est ce regard éloigné, qui place nos territoires en périphérie de la République, qui est le mal profond ?
Ce qui se produit chez nous ne se produirait pas dans l’Hexagone. En Guyane, le ministère de l’intérieur, de connivence avec le ministère de la justice, a refusé d’allouer des moyens supplémentaires à la lutte contre le narcotrafic. Par défaut de moyens et pour éviter d’emboliser le système, il a donc été décidé que la lutte contre les mules – qui transportent de la cocaïne – reposerait sur le droit administratif. Certains de nos concitoyens se voient donc interdire de monter dans un aéronef, à partir de simples suppositions. La possession de drogue n’est pas forcément prouvée et pourtant, on les empêche de se déplacer !
Autre exemple, évoqué lors de l’audition du CNB (Conseil national des barreaux), certains dossiers judiciaires sont transférés de la Guyane vers Fort-de-France. De même, certains justiciables résidant en Nouvelle-Calédonie sont envoyés à Paris. Nos concitoyens concernés perdent alors accès à leur famille et parfois à leur avocat, s’il est resté en outre-mer, ce qui crée des frais supplémentaires, sachant que nos territoires sont ceux où le taux de pauvreté est le plus élevé de la République française.
Comment organiser un accès équitable au droit et à la justice au sein de la République française lorsque le fonctionnement est différencié pour les territoires ultramarins ? N’est-ce pas le fond du problème ? Si nous continuons, au nom de la différence de ces territoires – je préfère ce mot à celui de spécificité –, à y adopter une approche plus complexe, ne s’empêche‑t‑on pas de changer la situation ? Avec cette approche, ne nous condamnons-nous pas à répéter les mêmes constats pour les vingt, trente ou cinquante prochaines années ?
M. Olivier Jacob. Pour tenter de répondre à la vaste question que vous ouvrez, le service public de la justice nous place au cœur des missions régaliennes de l’État. Même dans les régions les plus autonomes, celles où le transfert de compétences est le plus avancé, comme la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française, cette compétence demeure celle de l’État.
Indéniablement, les outre-mer font face à des handicaps structurels, tels que l’éloignement, l’isolement, parfois la double insularité. Nous pouvons essayer de les compenser par des politiques de continuité territoriale, mais il est difficile de lutter contre ces éléments structurels.
En revanche, la République doit œuvrer sur les handicaps économiques et sociaux, pour permettre le rattrapage dans ces domaines. Au long cours, dans les départements d’outre-mer, notamment la Guadeloupe et la Martinique – les collectivités d’outre-mer, telles que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, doivent être mises à part, du fait de leur statut – nous constatons un rattrapage économique par rapport à l’Hexagone. Certes, il n’est peut-être pas assez rapide, de votre point de vue.
Surtout, dans deux territoires, un investissement beaucoup plus important est nécessaire, du fait de la démographie et, sans doute, d’un retard d’investissement : la Guyane et Mayotte. L’État a été rattrapé par la croissance démographique de ces territoires. Comme vous le savez, il y a trente ans, la Guyane ne comptait que 30 000 habitants ; dans les années 1970, quand Mayotte a décidé de rester française, elle comptait entre 15 000 et 20 000 habitants. Depuis, la population a fortement crû. On peut s’en féliciter, car le taux d’accroissement naturel local reflète un accès facilité au service public de la santé. En tout cas, le rattrapage reste à faire pour ces deux territoires.
Le rattrapage commence pour le service public de la justice. Des investissements massifs sont prévus en Guyane. J’étais en déplacement dans ce département il y a quelques semaines. Le garde des sceaux a annoncé il y a maintenant deux mois la création d’une cité judiciaire et pénitentiaire aux portes de Saint-Laurent-du-Maroni ; les travaux seront lancés incessamment. À Cayenne, le terrain pour accueillir le nouveau tribunal judiciaire a été identifié et les crédits pour le construire sont prévus dans la loi de programmation de la justice. Des investissements notables ont ainsi lieu en Guyane.
Pour Mayotte, la stratégie quinquennale pour la reconstruction et la refondation devrait être validée demain en comité interministériel des outre-mer (Ciom), sous la présidence du premier ministre. Vous en avez débattu récemment à l’Assemblée nationale, notamment dans le cadre de la discussion du rapport annexé à l’article 1er du projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte. Des objectifs d’augmentation des capacités du tribunal judiciaire et de construction d’un deuxième centre de détention à Mayotte seront ainsi donnés au ministère de justice. Les choix sont désormais entre les mains de ce ministère, les orientations ayant déjà été fixées dans le projet de loi de programmation et dans la stratégie quinquennale. C’est vrai, un effort de rattrapage plus important doit être fourni pour Mayotte et la Guyane.
Cet effort doit concerner l’ensemble des services publics de base. En 2023, un rapport de la Défenseure des droits insistait sur la défiance qui peut s’instaurer entre les outre-mer et l’État central. Il est parfois difficile pour nos compatriotes ultramarins d’accéder aux services publics de base : la justice, qui nous occupe aujourd’hui, mais aussi l’accès à l’eau, l’assainissement, le logement, la retraite, les hôpitaux, etc.
La DGOM pilote elle-même certaines politiques publiques comme le logement social et le plan Eau DOM, mais les autres relèvent d’administrations différentes, auxquelles nous devons rappeler d’investir dans les territoires ultramarins.
En matière de service public de la justice, j’ai évoqué la Guyane et Mayotte, mais la construction d’un nouveau centre pénitentiaire en Nouvelle-Calédonie avait été annoncée par Éric Dupond-Moretti lorsqu’il était garde des sceaux. Le transfert dans l’Hexagone de prisonniers calédoniens en détention préventive, que vous avez évoqué, résulte d’une capacité pénitentiaire insuffisante en Nouvelle-Calédonie. Le Camp Est n’offre pas des conditions de détention acceptables, d’autant qu’une partie de ses cellules a été incendiée lors des émeutes de mai 2024.
Outre la Guyane, la Nouvelle-Calédonie et Mayotte, j’aurais pu parler des investissements importants effectués en Martinique et en Guadeloupe. Le ministère de la justice a fait un effort de rattrapage en matière d’accès au droit et à la justice.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous mettez en exergue la politique de rattrapage, mais par rapport à quoi ce rattrapage est-il mesuré ? Cette notion me semble trop vague. Pour ma part, je parlerais plutôt d’une politique d’aménagement ou de développement des territoires.
Je voudrais vous donner des exemples concrets de traitement différencié.
La plupart des détenus issus de Nouvelle-Calédonie emprisonnés dans l’Hexagone ont été libérés, mais ils n’ont pas les moyens d’acheter un billet d’avion pour Nouméa : ils errent dans les rues sans pouvoir rentrer chez eux. C’est pourtant l’État qui a décidé de les transférer à des milliers de kilomètres de chez eux ! Ce traitement différencié est intrinsèque à l’organisation du pouvoir régalien. Nous parlons d’accès au droit et à la justice, mais les droits de ces personnes sont bafoués ! Est-ce une réponse acceptable de la part de la République ?
Mayotte et la Guyane enregistrent de forts flux migratoires. Pourtant, aucun Cada (centre d’accueil pour demandeurs d’asile) n’y a été installé. En tant que parlementaire, j’ai demandé au ministre pourquoi cette obligation n’était pas respectée : je n’ai pas obtenu de réponse.
Nous, ultramarins, n’avons pas droit à des services publics qui devraient pourtant être accessibles sur n’importe quel territoire de la République. C’est pour ça que je parle d’un fonctionnement intrinsèque de la République vis-à-vis de nos territoires. Or si un individu lambda n’a pas accès à la justice, voit ses droits foulés aux pieds et se retrouve confronté à une injustice criante, son comportement risque d’être différent de celui des autres justiciables.
La DGOM a une vision à 360 degrés sur les territoires d’outre-mer et travaille avec différents ministères : à travers elle, l’État ne pourrait-il pas revoir son fonctionnement intrinsèque, afin de garantir un plein accès au droit et à une justice digne de ce nom dans les territoires d’outre-mer ?
Certains territoires ultramarins font face à d’importants problèmes d’attractivité : non seulement ils ne disposent pas de plages aux eaux turquoise, mais leur aménagement est si insuffisant que nos compatriotes hexagonaux n’ont pas envie d’y travailler.
L’accès au logement est un élément clé de l’aménagement du territoire. À Saint-Laurent-du-Maroni, 450 logements devront sortir de terre d’ici à 2029 pour loger ceux qui travailleront à la cité judiciaire. Malgré les Plom 1, 2 et 3 (plan Logement outre-mer), ce problème n’est toujours pas réglé.
Compte tenu de votre poste et de votre expérience, que pensez-vous de cette situation ? Que faudrait-il faire pour garantir aux citoyens ultramarins un accès digne de ce nom au droit et à la justice ?
M. Olivier Jacob. Je suppose que vous auditionnerez des représentants du ministère de la justice ; ils vous exposeront sa politique d’investissement, en particulier ce que prévoit la loi d’orientation et de programmation de la justice. En matière d’investissements lourds et de construction de bâtiments dans les outre-mer, des engagements ont déjà été pris et des chantiers lancés, en Guyane – j’en ai parlé –, mais aussi en Martinique ou en Guadeloupe.
La question de l’attractivité de ces territoires, que vous avez évoquée, est centrale. Les solutions pécuniaires – primes ou sur-rémunération – ne permettent plus d’attirer des fonctionnaires ou des magistrats dans un territoire.
Mme Karine Delamarche et moi avons récemment participé à un colloque du Conseil national des barreaux (CNB), au cours duquel le ministère de la justice a fait part de ses difficultés à attirer des magistrats dans les territoires qui en ont le plus besoin : Mayotte, la Guyane, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon. Une première solution consiste à affecter les magistrats pour des périodes courtes, de six à douze mois.
À la DGOM, nous avons élaboré une charte de l’attractivité pour cinq territoires : Mayotte, la Guyane, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon et Saint-Barthélemy – où les logements sont particulièrement chers. En la signant, les ministères s’engagent à accompagner les fonctionnaires et les magistrats non seulement lorsqu’ils prennent un poste outre-mer, mais aussi à leur retour.
Cette charte comprend six engagements portant sur un accompagnement concret du fonctionnaire et de sa famille, notamment de ses enfants. C’est en offrant ce « paquet » que l’on parviendra à attirer davantage de fonctionnaires dans les territoires considérés comme difficiles, mais aussi en leur accordant à leur retour des droits exorbitants. La priorité légale d’affectation en fait partie : lorsqu’un fonctionnaire a exercé dans un territoire pendant un temps donné, il est libre de choisir le lieu de son affectation à son retour dans l’Hexagone. En raison de leur statut, les magistrats obéissent à des règles différentes.
Cette charte a été signée par la totalité des ministères, y compris celui de la justice. Cependant, cela reste du droit mou, qui n’entraîne aucune obligation.
Il y a quelques semaines, j’ai été auditionné par la mission d’information sénatoriale intitulée « Faciliter l’accès aux services publics : restaurer le lien de confiance entre les administrations et les administrés », en présence de Micheline Jacques, présidente de la délégation sénatoriale aux outre-mer. Le périmètre de cette mission est plus large que le vôtre : il a été question du développement du réseau France Services, de l’amélioration de la démarche d’« aller vers » et du renforcement de l’accessibilité numérique – téléphonie mobile et fibre.
En ce domaine, certains projets sont déjà en cours : le projet Tintamarre à Saint-Martin, que nous avons du mal à mener à son terme, et le déploiement de la 5G en Guyane, où le groupe TDF va déployer un réseau mobile complet, qui contribuera à éradiquer les dernières zones blanches. Nous veillons aussi à la fiabilité des câbles sous-marins numériques qui relient les outre-mer à l’Hexagone, assurant leur souveraineté pleine et entière.
Voilà les différents sujets auxquels nous travaillons. Certains, comme le déploiement du réseau France Services dans les communes de l’intérieur de la Guyane, sont plus compliqués que d’autres.
M. Elie Califer (SOC). Monsieur le directeur, vous avez fait étalage de votre connaissance des territoires d’outre-mer. Vous vous êtes en particulier focalisé sur Saint-Martin, la Guyane et Mayotte.
Cette commission d’enquête suscite un fort intérêt, parce qu’indéniablement, certaines choses ne fonctionnent pas dans les territoires d’outre-mer. D’où viennent ces dysfonctionnements ? Quels en sont les effets, notamment sur la société et la quiétude de ces territoires ?
Dans un débat public, j’aurais utilisé un vocabulaire populaire que chacun comprend, mais nous participons à une commission d’enquête et je serai plus policé. La Guadeloupe est française depuis 1635 ; c’est un département depuis 1946. Pourtant, nous en sommes toujours au rattrapage ! Vous avez soulevé un nouveau problème : voilà que les fonctionnaires ne veulent plus venir dans les territoires d’outre-mer !
Il faut lancer une politique d’attractivité dans tous les domaines, pas uniquement celui de la justice : pour trouver un directeur d’hôpital, il faut pouvoir lui faire des propositions intéressantes. Mais il faut élaborer une charte, se prémunir des contestations de la chambre régionale des comptes concernant l’utilisation de l’argent public.
J’ai été président de la fondation hospitalière guadeloupéenne : la situation est catastrophique. Il n’est pas évident de faire venir des médecins à Marie-Galante ! Dès que l’on mobilise des moyens financiers, on est épinglé par la chambre régionale qui demande des explications.
Voilà une première recommandation, mais vous connaissez cette situation, monsieur le directeur général : vous êtes le porte-parole de ces territoires, dont vous communiquez les besoins aux différents ministères – notamment celui de la justice.
Le foncier est un autre problème, mais mon collègue Jean-Philippe Nilor en parlera mieux que moi.
Comment voulez-vous que ces territoires trouvent un peu de sérénité si aucun de ces problèmes n’est réglé ? Ceux qui essaient de faire quelque chose sont arrêtés. Pourtant, ils ne fomentent pas des émeutes ou des révoltes et l’on ne peut rester indolent quand un pays se morfond et s’étiole !
Personne ne trouve de solution pour lutter contre la catastrophe qu’est la vie chère. Les élus de ces territoires font au mieux pour résoudre ce problème, en particulier concernant les billets d’avion, mais ils ne trouvent pas de solution et servent seulement de pare-feu. Même en tenant compte du principe de libre entreprise, comment accepter qu’un billet entre Paris et la Guadeloupe ou la Martinique soit beaucoup plus cher qu’un billet entre Paris et la Floride ? Le fioul coûterait-il moins cher pour aller en Floride qu’en Guadeloupe ?
Ces éléments créent une tension qui provoque une ambiance de révolte permanente. Heureusement, en tant qu’élus, nous parvenons à calmer les choses.
La DGOM bénéficie d’une vision à 360 degrés, ce qui lui permet de faire progresser certains dossiers. Mais quelle justice peut être rendue par des magistrats travaillant dans des Algeco qui rendent l’âme ? Les avocats eux-mêmes sont parfois tentés de manifester pour faire avancer les dossiers, pour que les jugements soient rendus ! C’est à se demander si nous sommes entendus ! Pourtant, en 2023, la Défenseure des droits avait publié un rapport à ce sujet. Avant même d’envisager de régler ces problèmes, en avez-vous seulement connaissance ?
Que pensez-vous de la situation suivante : pendant des années, nous avons demandé à différentes autorités d’assurer la sécurité de nos territoires, qui étaient poreux à toute la délinquance issue de la Caraïbe. De façon un peu condescendante, on nous répondait qu’on n’allait pas déployer des gendarmes sur chaque kilomètre de côte. Désormais, des conteneurs de drogue traversent nos territoires ; certains y restent, alimentant les trafics et la criminalité. Que pensez-vous de la création d’un pôle anti-criminalité dans les tribunaux de Guadeloupe et de Martinique, pour lutter contre la délinquance ?
M. Olivier Jacob. Les trois départements des Amériques ainsi que Saint-Martin présentent la spécificité d’avoir des taux de délinquance nettement plus élevés qu’au niveau national, y compris dans les territoires les plus criminogènes de l’Hexagone. Les statistiques en matière d’homicides, de tentatives d’homicides et de vols à main armée en témoignent : indéniablement, ces territoires sont très violents. Les solutions relèvent du ministère de l’intérieur.
Demain se tiendra une réunion du Ciom, dont une partie sera consacrée à la lutte contre le narcotrafic. M. François-Noël Buffet, ministre délégué auprès de M. Bruno Retailleau, présentera les efforts prévus par le ministère de l’intérieur, à la lumière de la loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, récemment votée.
Le ministère des outre-mer et celui de l’intérieur ont bien identifié le problème ; des rapports parlementaires ont été récemment publiés sur le sujet. Le gouvernement a pleinement conscience que le narcotrafic déstabilise ces territoires, qui ne sont plus uniquement des lieux de transit de la drogue. Si ce trafic emprunte les voies aériennes, les mules passant notamment par l’aéroport Felix-Eboué de Cayenne, nous sommes particulièrement préoccupés par l’utilisation du transport maritime, en particulier à la faveur des importants investissements prévus en Martinique et en Guadeloupe pour créer des plateformes portuaires.
Le problème n’est pas balayé d’un revers de main, il est bien identifié. Le ministère de l’intérieur apportera des réponses demain, en matière de renforcement du contrôle du trafic aérien et des contrôles dans les zones portuaires. L’objectif consiste à appliquer un niveau de protection équivalent à celui qui est appliqué à Rotterdam, au Havre ou à Marseille.
Enfin, rappelons que les décisions prises par le préfet de la Guyane sont soumises au contrôle du juge administratif ; il y a très peu de recours contre les refus d’embarquement. Ces arrêtés s’appuient sur des faisceaux d’indices concernant les personnes qui embarquent dans les avions au départ de Cayenne.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous avons reçu des représentants de syndicats de magistrats administratifs et de la juridiction administrative, qui nous ont expliqué que nombre de nos concitoyens méconnaissent le droit administratif.
Je le constate en Guyane : lorsqu’ils reçoivent un arrêté les empêchant de prendre l’avion, ils n’ont pas le réflexe d’appeler un avocat, non seulement parce qu’ils n’en ont pas, mais aussi parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers – au moins 1 500 euros – d’engager une telle démarche. J’ai accompagné certains d’entre eux au tribunal, pour contester ces arrêtés ; ils ont gagné à chaque fois et l’État a été condamné à leur verser des indemnités.
Ces personnes n’ont pas accès à la justice pour des raisons financières, mais aussi par méconnaissance du droit.
Quant aux faisceaux d’indices dont vous parlez, il s’agit d’une liste dressée par l’Ofac (Office anti-cybercriminalité) et transmise aux autorités, comportant trois couleurs : rouge, jaune orangé et vert. Des personnes se retrouvent sur la liste rouge en raison d’un lien de parenté avec une personne condamnée, ou simplement parce que leur nom est proche, et non parce que des soupçons pèseraient sur leurs actes eux-mêmes.
Au prétexte de lutter contre le narcotrafic, on foule aux pieds les droits fondamentaux de concitoyens qui se trouvent à 8 000 kilomètres de l’Hexagone. Le trafic de drogue sévit aussi dans l’Hexagone, mais je n’ai jamais vu de dispositions administratives exorbitantes de cette nature à Marseille, à Nîmes ou ailleurs ! C’est de cela dont je parle, monsieur Jacob : des pouvoirs exorbitants sont octroyés aux autorités dans les outre-mer, sans commune mesure avec ceux qui sont accordés dans l’Hexagone.
Je suis le premier à vouloir lutter contre le trafic de drogue, mais j’estime que pour être efficace, il faut utiliser des moyens adaptés plutôt que de produire des chiffres. Sur 10 000 personnes arrêtées en une année, combien étaient véritablement liées au narcotrafic ? Nous n’avons pas la réponse.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Je me demande à quel point vous êtes capable de remettre en question l’approche que vous adoptez à l’égard de nos peuples et de nos territoires. Vous êtes à la tête de la direction générale des outre-mer, mais que signifie ce terme ? Pour ma part, je ne suis pas « outre-mer » : je réfute cette qualification. Quand je suis à Fort-de-France, l’outre-mer, c’est Paris ! Je ne peux pas me définir par rapport à un centre qui n’est pas moi-même. C’est là que le bât blesse, et tout le reste en découle.
Vous parlez de handicaps structurels, mais cette approche qui a prévalu pendant des décennies n’a jamais porté ses fruits, sinon pour laisser entendre que les Martiniquais, les Guadeloupéens et autres insulaires sont condamnés au handicap à la naissance. L’insularité est pourtant une force exceptionnelle, extraordinaire ! Quant à l’enclavement, il protège parfois des vices de la société moderne et permet de créer un havre de paix en développant une autre forme de pensée et de culture. La théorie du handicap structurel est surannée ; malheureusement, elle conditionne encore les actions et les politiques publiques, qui prônent le « rattrapage » et la « convergence ». Vers quoi faudrait-il donc converger ? Pour nos territoires, l’idéal est-il de ressembler à Paris ? Dois-je rêver que mes enfants soient de parfaits petits Européens occidentaux ? Plutôt que de devenir des photocopies, je préfère qu’ils soient des originaux, avec leur culture.
Vous parlez d’allophonie, mais êtes-vous prêt à considérer que les allophones, ce sont les magistrats qui arrivent dans nos territoires sans en maîtriser la langue ? Je ne leur demande pas d’être parfaitement créolophones quand ils prennent leurs fonctions en Martinique, mais au moins de posséder les bases de la culture et de l’histoire, et de comprendre quelques rudiments de créole. Sinon, ils passeront à côté de leur mission. Ce sont eux, les handicapés, pas le peuple qui vit sur place, qui peut avoir du mal à se faire comprendre dans la langue officielle ou être impressionné d’employer la langue des blancs. Nombre de magistrats sont allophones à leur arrivée ; s’ils avaient l’humilité de le reconnaître, ils en viendraient à faire un excellent travail.
Par ailleurs – pardon si ma question est un peu corsée –, qu’est-ce qui me garantit que le « réflexe outre-mer » est une bonne chose ? Il y a de bons réflexes, mais il y en a aussi de mauvais, qui aggravent la situation. Si la DGOM se convainc toute seule de ce qui est bon pour nous, le « réflexe outre-mer » est une mauvaise solution. Et si, par réflexe, la DGOM défend les intérêts d’une minorité, de lobbys, de puissants, en quoi est-ce favorable pour mon territoire ?
Enfin, j’ai hâte de prendre connaissance du travail de Marc Vizy sur les questions foncières en Martinique. Son rapport pourrait-il nous être remis ? Au-delà de la sortie de l’indivision, il faut aborder la question des vols de terres organisés et de l’application à géométrie variable du droit de propriété, qui est un droit constitutionnel. Une prédation foncière inédite s’exerce en particulier en Martinique.
M. Olivier Jacob. Vous comprendrez qu’en tant que haut fonctionnaire, je n’entre pas dans des considérations politiques. Je peux en revanche affirmer que la DGOM a à cœur de partager avec les autres administrations les particularités et les spécificités des outre-mer, même si vous n’aimez pas ce qualificatif.
Vous posez la question de la répartition des compétences entre l’État central et les collectivités locales. J’en ai devisé avec M. Rimane il y a quelques semaines lors du colloque du Conseil national des barreaux consacré à l’élaboration de la norme, sujet très politique. Il existe des possibilités d’évolutions institutionnelles. Le sujet est notamment débattu en Guyane, où le ministre des outre-mer s’est rendu récemment ; une réunion devrait se tenir prochainement à Paris pour discuter d’évolutions dans le cadre des articles 73 et 74 de la Constitution.
À la DGOM, nous regrettons que les possibilités offertes par l’article 73 ne soient pas suffisamment exploitées. Parallèlement aux adaptations auxquelles peuvent procéder les administrations centrales, avec le risque de méconnaître les réalités du territoire, les possibilités d’habilitation méritent d’être explorées par les collectivités relevant de l’article 73. Je vous vois réagir : je sais que la procédure est complexe, et nous devrons sans doute la simplifier. En fonction du choix effectué par les populations locales, l’article 74 permet plus de choses en matière normative. En revanche, à moins d’aller vers une évolution institutionnelle que je qualifierais de radicale – l’indépendance –, la justice reste une compétence régalienne qui n’a pas vocation à être transférée à l’échelon local. Nous devons donc travailler sur les dispositifs que j’ai décrits, mais aussi sensibiliser les magistrats. Une à deux fois par an, tous les juges et greffiers qui partent vers les outre-mer sont réunis en salle Félix Éboué, à la DGOM, pour une séance de sensibilisation aux réalités de ces territoires.
M. Elie Califer (SOC). Quel est le contenu de ces sensibilisations ?
M. Olivier Jacob. Il s’agit de décrire les réalités historiques, géographiques, sociales et institutionnelles de ces territoires. Nous avons également réalisé des capsules vidéo dans lesquelles des fonctionnaires, magistrats, médecins ou professeurs qui exercent en Guyane délivrent un discours positif sur leur expérience – c’est possible, monsieur le rapporteur ! Ils disent à quel point ils sont tombés amoureux du lieu où ils ont servi, brisant les a priori et les caricatures. Nous ferons de même pour Mayotte, autre territoire dans lequel nous avons du mal à attirer des fonctionnaires.
S’agissant de l’emploi de la langue locale, je me dois de répondre que le français est la langue de la République. Il nous a été suggéré, depuis la Martinique, que des interprètes en langue créole soient présents lors des audiences quand le justiciable ne maîtrise pas le français. Nous devons sans doute y travailler. Je doute que nous parvenions à avoir des magistrats qui connaissent ne serait-ce que les rudiments du créole, et je ne voudrais pas multiplier les contraintes au recrutement – il est déjà suffisamment difficile d’en attirer en Guyane et à Mayotte. Pour avoir servi en Polynésie française, j’estime qu’il est essentiel que les magistrats et les fonctionnaires aient un minimum de curiosité à l’égard de l’endroit qu’ils rejoignent. Je leur conseille toujours de connaître son histoire, sa géographie, sa société, sa langue ; c’est nécessaire pour bien servir un territoire. Ce conseil vaut où que l’on parte servir dans l’Hexagone.
Vous m’excuserez ce trait d’humour, mais l’éloignement vous a en quelque sorte protégés de l’œuvre unificatrice de l’État central. Ma famille vient des Flandres françaises. Ma mère, qui est née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avait l’interdiction de parler flamand dans la cour d’école. Ce que vous vivez, d’autres populations l’ont vécu dans l’Hexagone.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). La question n’est pas là. Vous parlez d’éloignement, mais par rapport à quoi ? Je n’ai jamais été éloigné de moi-même, et c’est ce qui importe pour moi. Ma référence n’est pas systématiquement Paris. On m’a pourtant interdit de parler créole à l’école, on m’a appris que « nos » ancêtres les Gaulois avaient de longs cheveux et de longues moustaches... J’ai subi tout cela, mais on s’en sort ! On arrive à s’émanciper et à devenir un adulte intelligent, objectif et respectueux de tous.
Il faut renverser l’idée selon laquelle l’éloignement est un handicap structurel supplémentaire. Si je viens d’un territoire dont on me dit qu’il cumule les handicaps, j’en conclus que je suis moi-même en situation de handicap dès la naissance ; cela amoindrit ma capacité à m’émanciper et à me développer.
Les prétendus handicaps structurels n’ont pas lieu d’être le curseur des politiques publiques, car ce qui peut apparaître comme un handicap peut se révéler un avantage à condition d’être suffisamment ouvert d’esprit.
M. Davy Rimane, rapporteur. La cité judiciaire de Cayenne va commencer d’être construite, en même temps que celle de Saint-Laurent-du-Maroni, alors que le projet date de 2002. Les avocats et le barreau de Cayenne se sont battus sans relâche. Il aura fallu vingt-trois ans pour arriver au standard minimum requis pour la justice de la République.
L’objet de notre commission d’enquête est d’analyser les facteurs qui entravent l’accès au droit et d’identifier des solutions factuelles et pragmatiques. Elles auront des répercussions positives sur les territoires dans leur ensemble. Là où la justice fonctionne bien, là où les citoyens ont accès au droit, la société peut vivre correctement. Là où la justice dysfonctionne et devient maltraitante, la société est en grande difficulté – c’est le cas dans nos territoires. Le service public de la justice doit y être tout particulièrement au rendez-vous.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Notre commission d’enquête pourra-t-elle bénéficier des éclairages de Marc Vizy ? Sinon, nous devrons l’auditionner.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous demanderons que son rapport nous soit remis.
M. Olivier Jacob. La commission d’enquête a des pouvoirs exceptionnels et peut solliciter la communication du rapport. Ma seule hésitation tient au fait que nous n’avons pas encore eu le temps de l’étudier entièrement, puisqu’il a été remis au cabinet du ministre des outre-mer et à moi-même il y a à peine une semaine.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous pourrons l’étudier ensemble !
M. le président Frantz Gumbs. J’insiste sur un aspect important : les personnels des services judiciaires doivent comprendre les territoires et les publics auxquels ils s’adressent pour que ces derniers puissent, à leur tour, mieux comprendre le fonctionnement de la justice. Cela doit passer par de la formation initiale et continue, mais aussi par des informations diffusées par la DGOM. Pour avoir participé aux sessions de présentation destinées aux nouveaux fonctionnaires des préfectures ou de l’éducation nationale qui arrivent dans nos territoires, je peux témoigner qu’elles sont dispensées par des gens du cru, ce qui est un atout.
Nous vous remercions pour votre présentation et vos réponses.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Mes chers collègues, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent encore dans ces territoires pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Il nous a dès lors paru pertinent d’entendre rapidement les syndicats représentatifs des personnels de la justice, qui sont probablement les mieux à même de nous décrire sans détour la réalité des difficultés de la justice outre-mer.
J’accueille donc M. Guillaume Grassaud, secrétaire général du Syndicat du ministère de la justice CFDT ; M. Christophe Douchet et M. Jean-Jacques Pieron représentants du syndicat FO Justice ; M. Cyril Papon, secrétaire général de la CGT des chancelleries et services judiciaires, et Mme Corinne Lambla, secrétaire nationale ; M. Hervé Bonglet, secrétaire général de l’UNSa Services judiciaires, et Mme Catherine Solivellas, secrétaire générale adjointe.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Avant de vous céder la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Guillaume Grassaud, M. Christophe Douchet, M. Jean-Jacques Pieron, M. Cyril Papon, Mme Corinne Lambla, M. Hervé Bonglet et Mme Catherine Solivellas prêtent serment.)
M. Cyril Papon, secrétaire général de la CGT des chancelleries et services judiciaires. Je suis secrétaire général de la CGT des chancelleries et services judiciaires, et greffier à l’instruction au tribunal judiciaire de Bobigny depuis 2010.
Nous vous ferons prochainement parvenir les réponses, encore en cours d’élaboration, à votre questionnaire très complet.
Un point essentiel me paraît d’ores et déjà manquer, au vu des déplacements que nous avons récemment effectués à Fort-de-France, Basse-Terre et Cayenne notamment : la question de l’immobilier, mal prise en compte par le ministère, faute d’adaptation aux réalités locales. Même les bâtiments les plus récents présentent des problèmes, tant en ce qui concerne les conditions de travail des agents que pour ce qui est de l’accès à la justice des usagers.
Le cas le plus frappant, parmi les déplacements que nous avons effectués, concerne Cayenne. Le tribunal y est éclaté sur plusieurs sites qui, bien que géographiquement relativement proches pour la plupart, créent des difficultés en termes de conditions de travail et de circulation pour les usagers. Alors que l’accès à la justice est déjà compliqué, se tromper de site et devoir se déplacer d’un bâtiment à l’autre n’est absolument pas confortable.
Nous avons par ailleurs constaté qu’aucun permis de construire n’était affiché sur le site de la future cité judiciaire, seuls deux permis de démolir étant visibles, ce qui suscite une inquiétude.
Par ailleurs, je précise que le contrat de mobilité a été considéré comme non réglementaire, ne respectant pas les normes supérieures, par le Conseil d’État. Une décision du Conseil d’État du 30 mai dernier a donné raison au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur une décision contestée par une magistrate, qui n’a pas obtenu la mobilité qu’elle aurait dû avoir en application de ce contrat. Pour accorder dorénavant un tel contrat de mobilité, tant pour les magistrats que pour les fonctionnaires, il faudra nécessairement passer par la voie législative, si tant est que cela soit possible. Cette question nécessitera également une coordination avec le ministère de l’action publique, de la fonction publique et de la simplification et, pour les magistrats, une révision de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.
Mme Corinne Lambla, secrétaire nationale de la CGT des chancelleries et services judiciaires. Je suis secrétaire nationale de la CGT des chancelleries et services judiciaires et greffière placée sur le ressort de la cour d’appel de Colmar. Les propos de mon camarade étant déjà complets, je n’ai rien à ajouter à ce stade.
M. le président Frantz Gumbs. Que signifie être greffière placée ?
Mme Corinne Lambla. Cela signifie que je suis greffière remplaçante. J’effectue des missions de trois mois en fonction des besoins des juridictions. Je n’occupe donc pas un poste fixe.
M. Christophe Douchet, représentant du syndicat FO Justice. Votre questionnaire est très complet. Il nous reste simplement à peaufiner quelques éléments de forme pour vous transmettre l’ensemble de nos réponses rapidement.
Fort d’un réseau de délégués sur l’ensemble des territoires ultramarins, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon et de Saint-Martin, notre syndicat dispose de retours assez complets sur les difficultés rencontrées.
Je suis greffier à Marseille, mais j’ai exercé pendant onze ans à La Réunion. Mon collègue Jean-Jacques est greffier à Vannes, porte de départ historique pour de nombreux métropolitains vers l’outre-mer. Ces éléments nous ont permis de disposer de nombreux retours pour vous apporter des réponses précises.
Deux types de difficultés se dégagent.
D’une part, nous notons les difficultés structurelles d’infrastructure qui touchent toutes les administrations en outre-mer, comme les problèmes d’accès à internet ou l’insuffisance des transports en commun. Ces éléments, bien que non spécifiques à ce secteur, impactent fortement l’accès à la justice pour les populations.
D’autre part, nous constatons des difficultés propres aux services judiciaires, notamment concernant l’immobilier, comme l’évoquait mon collègue. Ce point est d’autant plus crucial que les bâtiments se dégradent beaucoup plus rapidement qu’en métropole, ce qui nécessite un effort particulier.
Concernant l’accompagnement et la formation, à mon arrivée à La Réunion, j’ai pu bénéficier d’une formation de deux jours sur l’environnement réunionnais — dispensée par M. Vaxelaire, historien de La Réunion —, afin que nous comprenions la créolité de l’île. Cette démarche était particulièrement formatrice et nous a aidés à nous intégrer sur le territoire. Ce dispositif n’existe plus aujourd’hui : il serait pertinent de le rétablir.
La formation continue, dans nos métiers, fait également l’objet de restrictions budgétaires. Pourtant, les chefs de Cour se rendent chaque mois auprès de l’administration centrale sans difficulté, par le biais de vols surclassés, tandis que les fonctionnaires et magistrats n’ont droit qu’à un seul vol annuel. Cette formation est également supprimée l’année au cours de laquelle l’agent bénéficie de congés bonifiés. Nous avons accès à quelques formations interministérielles, mais celles-ci sont moins adaptées au système judiciaire.
M. Jean-Jacques Pieron, représentant du syndicat FO Justice. Je suis cadre greffier au tribunal judiciaire de Vannes, dans le Morbihan.
Le sujet que vous traitez est d’une importance capitale car nous avons, collectivement, encore beaucoup à accomplir. Cette problématique dépasse le cadre de l’institution judiciaire et des agents qui y travaillent, englobant de nombreux paramètres dont il faudra s’emparer.
Il serait nécessaire que nous parvenions ensemble — parlementaires inclus — à faire appliquer les textes qui existent déjà. Au-delà du contrôle de l’application des lois et de leur effectivité, nous le devons à nos collègues sur le terrain. Nous ne pouvons plus accepter que nos collègues ultramarins continuent à porter l’institution judiciaire dans les conditions qui sont les leurs. Cette réalité recoupe un nombre de champs important, dont il faudra s’emparer pour que l’application des textes soit effective.
M. Hervé Bonglet, secrétaire général de l’UNSa Services judiciaires. Je suis secrétaire administratif, affecté à Dijon, et secrétaire général de l’UNSa Services judiciaires.
Nous avons commencé à répondre à votre questionnaire et recueilli les retours de nos collègues de Guyane, de Guadeloupe, de Martinique et de La Réunion, qui nécessitent encore une mise en forme avant leur transmission.
Nous pouvons toutefois vous remettre dès aujourd’hui un rapport que nous avons déposé auprès du ministère de la justice en 2022.
Les sujets que nous abordons et les questions que vous soulevez ne sont pas nouveaux. Le rapport de 2022 que nous allons vous communiquer fait écho à un document similaire que nous avions produit au début des années 2010, après avoir visité l’ensemble des juridictions ultramarines.
Plusieurs points méritent d’être soulignés.
Tout d’abord, nos collègues ultramarins éprouvent un véritable sentiment d’abandon, lié à la rareté des visites des responsables du ministère. Leurs particularités sont régulièrement méconnues.
Ensuite, ils souffrent d’une absence de sites supports pour travailler, ne disposant ni de service informatique spécifique aux territoires ultramarins, ni de direction des ressources humaines inter-directionnelle propre.
Par ailleurs, les difficultés informatiques, déjà présentes en métropole, sont amplifiées dans ces territoires en raison des problèmes de réseaux et du décalage horaire qui complique les mises à jour, celles-ci étant programmées pendant la nuit métropolitaine.
Enfin, l’attribution des moyens aux juridictions ultramarines ne s’appuie pas sur les mêmes critères qu’en métropole, ce qui est un point important à considérer.
Nous avons formulé plusieurs propositions concernant ces différents aspects dans notre rapport de 2022, et nous vous les transmettrons avec les réponses au questionnaire.
Mme Catherine Solivellas, secrétaire générale adjointe de l’UNSa Services judiciaires. Je suis cadre-greffière au tribunal judiciaire de Chalon-sur-Saône, en Bourgogne.
Cette opportunité d’échanger est importante, afin que les parlementaires puissent relayer nos préoccupations et œuvrer pour répondre aux besoins de nos collègues en juridiction.
L’accès au droit demeure insuffisamment développé dans les territoires ultramarins. Le nombre de maisons de justice et du droit y est bien plus limité qu’en métropole. Les points d’accès au droit ne disposent généralement pas de juriste, fonctionnant davantage comme des points d’accès administratifs.
Pourtant, des structures comme les maisons de justice et du droit développent une synergie entre les différents acteurs et pourraient constituer un soutien. Cette synergie implique la présence d’écrivains publics et de juristes spécialisés issus de la Cimade, du conseil départemental d’accès au droit (CDAD) ou de la Chambre des notaires, pouvant traiter les questions spécifiques.
Nous pourrions également envisager la mise en place de services d’accueil unique du justiciable (Sauj) délocalisés. Les Sauj existent dans tous les tribunaux judiciaires métropolitains, ainsi que dans les juridictions ultramarines.
Malgré des réseaux informatiques insuffisants dans les juridictions ultramarines, le développement des ordinateurs ultraportables permet d’accéder à certains logiciels afin de renseigner utilement les justiciables.
Les audiences foraines, où magistrats et greffiers se déplaçaient au plus près de la population pour rendre la justice, ont pratiquement disparu pour des raisons budgétaires et faute d’effectifs suffisants.
Je souhaite évoquer l’exemple significatif des Pirogues du droit en Guyane, dispositif qui donnait entière satisfaction, mais qui a été supprimé, alors qu’il permettait de desservir en moyenne 36 communes lors de chaque déplacement, contribution non négligeable à l’accès au droit.
M. Guillaume Grassaud, secrétaire général du Syndicat du ministère de la justice CFDT. Je suis directeur des services de greffe placé sur le ressort de la cour d’appel de Paris.
J’interviens aujourd’hui en représentation de nos collègues ultramarins, et non à titre personnel. Je tiens à les remercier pour leur contribution substantielle à votre questionnaire. Des réponses continuent d’ailleurs de nous parvenir et nous vous transmettrons un retour aussi complet que possible.
Nous avons également étendu cette démarche à l’un de nos syndicats au sein de la police, considérant que certaines problématiques sont communes dans les territoires ultramarins, comme la place de l’État et de l’investissement que celui-ci souhaite y réaliser.
En tenant compte de la diversité des réponses reçues, je me garderai de parler de l’outre-mer de manière générale. Les réalités sont très variées, tout comme les territoires et les statuts. Certaines problématiques sont effectivement partagées — l’éloignement, les difficultés informatiques dans certains territoires et les problèmes liés à l’immobilier — mais tous les sujets ne sont pas communs et les réponses ne peuvent être uniformes pour l’ensemble de l’outre-mer. Cette diversité est essentielle à comprendre.
Ma collègue évoquait par exemple la suppression des audiences foraines dans certains territoires, alors qu’elles demeurent dans d’autres. Nous avons besoin que cette activité se poursuive — voire se développe — pour maintenir le contact avec nos concitoyens les plus éloignés de nos tribunaux judiciaires.
Le point saillant est le manque de connaissance de nos territoires ultramarins par notre administration. L’outre-mer est trop souvent imaginé et pensé depuis Paris, et non depuis les territoires où les agents qui vivent cette réalité quotidienne détiennent pourtant des solutions. Notre démarche, en tant qu’organisation syndicale, consiste précisément à recueillir le vécu de nos représentants et adhérents et les solutions qu’ils souhaiteraient mettre en œuvre. La grande difficulté dans notre ministère réside dans cette approche menée depuis Paris, avec une vision parfois angélique de certains territoires.
En effet, certaines autorités ministérielles, lorsque nous évoquons la situation de La Réunion, territoire en pleine évolution confronté à un phénomène de criminalité croissant dans certaines zones, en lien avec la situation mahoraise, ne perçoivent pas ce développement de la criminalité que les personnels vivent quotidiennement. Nos agents constatent pourtant une structuration du narcotrafic et une évolution de la criminalité. Malheureusement, notre ministère demeure trop centralisé pour prendre en compte les retours de ses agents. De ce fait, les agents ne se sentent pas entendus, leur territoire faisant l’objet de décisions inapplicables ou de perceptions erronées.
Par ailleurs, nous avons interrogé l’administration sur les mesures envisagées pour protéger les personnels face à l’épidémie de Chikungunya à La Réunion, nos bâtiments, conçus depuis la métropole sans prise en compte des besoins spécifiques, n’étant absolument pas adaptés. Des mesures aussi élémentaires que l’installation de moustiquaires ne sont pas envisagées. Il s’agit de problèmes qui touchent à la santé des agents et des justiciables qui fréquentent nos lieux d’accès au droit. Nous avons besoin que la parole des personnels soit entendue et que les spécificités de chaque territoire soient prises en compte.
Un autre exemple illustrant ce manque de connaissance m’a été signalé par un de nos représentants en Nouvelle-Calédonie : le guide de la direction des services judiciaires (DSJ) pour la Nouvelle-Calédonie comporte 18 pages, tandis que celui de l’armée en compte 80. Des progrès restent à accomplir en matière d’information.
Enfin, l’éloignement constitue également un obstacle pour l’accès à la formation de nos collègues.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons déjà entendu des représentants du ministère, des magistrats ou encore des avocats, mais vous êtes les premiers à identifier l’immobilier comme une problématique importante dans les outre-mer. Cette observation est particulièrement frappante, car nous n’avions pas retenu cet aspect comme essentiel lors de nos précédentes auditions. Vous avez bien sûr abordé d’autres thèmes, notamment la question de l’attractivité et la difficulté à recruter des volontaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous êtes effectivement les premiers à mettre en lumière la question de l’immobilier. Cette problématique présente deux dimensions : d’une part, les conditions de travail des personnels et, d’autre part, l’accès à la justice pour les citoyens. Ces aspects sont liés à la question de l’attractivité, puisque celle-ci englobe nécessairement la dimension immobilière et le logement.
M. le président Frantz Gumbs. Par ailleurs, j’ai noté l’intervention de M. Douchet, qui a évoqué une formation pour l’accueil des personnels arrivant à La Réunion, qui n’est plus dispensée aujourd’hui. Or, il me semble que, pour les magistrats, un dispositif similaire demeure en place.
M. Christophe Douchet. La formation est effectivement importante pour l’intégration des métropolitains ne connaissant pas le territoire. Lutter contre les rotations de personnel passe aussi par l’intégration. Certains collègues arrivent dans les territoires ultramarins comme en « terrain conquis » et il est nécessaire de leur expliquer les comportements appropriés. À titre personnel, j’ai été très bien accueilli tant à La Réunion qu’en Martinique.
M. le président Frantz Gumbs. Nous sommes heureux d’entendre votre témoignage. Vous portez la voix d’une corporation et avez toute la légitimité pour formuler ce type d’appréciation.
Mme Corinne Lambla. Lors de notre visite en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane, plusieurs collègues se sont interrogés sur le discours tenu par l’École nationale de la magistrature (ENM) aux magistrats, et par l’administration aux personnels de greffe nouvellement affectés, concernant les territoires ultramarins. En effet, ils ont été assez choqués par certains comportements. Au sein de la DSJ, des livrets ont été élaborés pour chaque département ou territoire d’outre-mer, mais cette initiative demeure insuffisante. Nous nous interrogeons d’ailleurs sur la lecture effective de ces documents par les agents nouvellement affectés.
M. le président Frantz Gumbs. Pourriez-vous nous transmettre des exemplaires de ces livrets ?
Mme Corinne Lambla. Nous pourrons vous adresser ces documents.
Certains comportements ont choqué. Ayant moi-même exercé en Guadeloupe il y a quelques années, j’ai entendu des propos particulièrement choquants.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle fonction exerçaient les auteurs de ces propos ?
Mme Corinne LamblaCes propos émanaient de magistrats comme de personnels de greffe.
M. Jean-Jacques Pieron. Je me permets de rebondir sur votre étonnement concernant le fait que nous soyons les seuls à évoquer la question immobilière. Ce point illustre le décalage de perception existant entre la DSJ, qui est notamment en charge de cette question, et les agents sur le terrain. Lors d’échanges avec cette direction concernant l’outre-mer, notamment Mayotte, alors que nos organisations ont évoqué les difficultés liées à l’insécurité dans certains territoires ultramarins, nous avons été confrontés à un étonnement profond de notre interlocutrice qui nous a répondu, en substance, qu’il existe toujours un sentiment exacerbé d’insécurité de la part des fonctionnaires sur le terrain, mais que ces derniers « exagèrent ». Cette réaction témoigne du fossé qui sépare l’institution de nos collègues sur le terrain qui, par leur engagement, font vivre l’institution judiciaire. Si on vous a parlé d’attractivité, c’est manifestement pour orienter votre commission dans une direction. Pourtant, l’attractivité ne se limite pas à ce seul élément, elle englobe également l’immobilier et bien d’autres paramètres.
M. Cyril Papon. Tous les territoires et pays d’outre-mer ne connaissent pas des problèmes d’attractivité, mais, pour ceux qui sont concernés, il est surprenant, voire choquant, d’aborder cette question sans évoquer les conditions de travail et de vie. Comment prétendre apporter des éléments de réponse à un problème sans l’envisager dans toutes ses dimensions ? Nous ne sommes pas simplement des travailleurs.
Les difficultés que rencontrent nos collègues et les populations ultramarines ne sont pas toujours spécifiques à ces territoires. Au ministère de la justice et dans les services judiciaires, nous constatons régulièrement que les textes et la législation sur le temps de travail semblent ne pas exister. C’est d’ailleurs ce qui génère des problèmes avec le contrat de mobilité, de même que la situation que nous connaissons à Bobigny, où l’on cherche à s’adapter localement en passant outre le cadre réglementaire. On refuse constamment de se préoccuper de la charge de travail, des moyens de subsistance, de la rémunération ainsi que des conditions matérielles de travail et de vie des agents. Cette attitude explique ce point de vue sur les questions immobilières.
Nous avons également été surpris que de constater, pour certains chefs de cour en outre-mer, la priorité, en matière d’amélioration des conditions de travail, soit de repeindre le tribunal. Or, cette considération est secondaire pour ceux qui font vivre la justice au quotidien, particulièrement quand on manque de tout.
M. Hervé Bonglet. En matière d’attractivité, un ensemble de facteurs entrent en jeu et nous ne devons pas placer tous les territoires sur le même plan.
Deux territoires se distinguent particulièrement par leur déficit d’attractivité : Mayotte et la Guyane.
Des dispositifs ont été mis en place, notamment les concours nationaux à affectation locale (Cnal), initiative plutôt positive puisqu’elle permet aux personnels originaires de ces territoires d’y être affectés après leur formation. Cependant, nous constatons un déficit de publicité, notamment en Guyane, où les candidats potentiels ne sont pas suffisamment informés de l’existence de ces concours.
Les problématiques d’attractivité s’avèrent particulièrement prégnantes à Mayotte et en Guyane en raison du déficit immobilier. Les juridictions sont traitées comme des juridictions métropolitaines, alors que les conditions climatiques impactent le vieillissement des bâtiments. Pour les agents, il est très difficile de se loger, notamment à Mayotte après le passage du cyclone Chido, qui a engendré une situation catastrophique, alors qu’il était déjà difficile de trouver un logement à Mamoudzou. Le ministère ne déploie manifestement aucune politique en la matière. De plus, quand la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) met en place une initiative, la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) tente de la récupérer, tandis que la DSJ intervient ensuite comme elle peut. À Mamoudzou, par exemple, la DSJ avait recruté une personne chargée de trouver des logements pour les collègues nouvellement affectés, mais la DPJJ a finalement récupéré ce poste. Une politique ministérielle globale s’impose, incluant l’achat de terrains et la construction d’infrastructures adaptées, même si cela nécessite du temps.
Nous avons proposé la nomination, dans chaque territoire, d’un référent d’accueil dédié à l’accompagnement des nouveaux arrivants. Cette mesure permettrait une arrivée plus fluide et éviterait des désagréments. En 2022, lors de ma visite à Mayotte, de jeunes collègues, affectés depuis moins d’un an et résidant à Dzaoudzi, m’ont confié qu’ils n’avaient pas été informés des modalités de paiement des trajets sur la barge qu’ils doivent emprunter quotidiennement pour se rendre sur leur lieu de travail. Donner ces informations ne représente aucun coût, mais permettrait simplement d’apporter une assistance aux nouveaux arrivants.
Par ailleurs, nos collègues ont évoqué le contrat de mobilité applicable aux magistrats. Pour les fonctionnaires, cette disposition n’est pas possible pour des raisons statutaires. Dans la mesure où nous abordons cette question depuis un certain temps, il serait pertinent de rechercher des solutions, non pas pour contourner les règles, mais pour offrir aux personnes qui s’engagent à exercer durant un, deux ou trois ans à Cayenne, à Mamoudzou ou dans d’autres territoires ultramarins, la garantie d’obtenir, à leur retour, l’une des cinq ou six affectations métropolitaines qu’ils auront préalablement sélectionnées. Cette mesure contribuerait certainement à accroître le nombre de candidatures, car l’incertitude quant aux conditions de retour constitue un frein majeur.
Enfin, concernant la prime spécifique à l’Île-de-France, instaurée en raison du coût élevé de la vie dans cette région, pourquoi ne pas envisager sa transposition aux territoires ultramarins ?
M. le président Frantz Gumbs. Cette proposition est d’autant plus pertinente que des primes similaires existent déjà pour d’autres corps de fonctionnaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. J’ai déjà exprimé mes réserves concernant cette notion d’attractivité. L’idée selon laquelle il faudrait rendre nos territoires attractifs pour pallier le déficit de personnels me préoccupe. Dans des territoires comme Mayotte et la Guyane, où la population compte une majorité de moins de 25 ans, de nombreux jeunes pourraient être formés pour occuper ces fonctions. Il conviendrait d’abord de susciter l’intérêt et l’appétence de nos jeunes pour ces métiers, ce qui n’est pas fait.
Le vieillissement prématuré des bâtiments s’explique aisément. Nous importons des matériaux depuis l’Europe, à huit mille kilomètres, pour construire dans des territoires au climat radicalement différent de celui de l’Hexagone. Malgré nos recommandations répétées d’utiliser des matériaux locaux et de s’inspirer des pratiques historiques d’adaptation à l’environnement, cette approche commence seulement à émerger. Selon l’Agence publique pour l’immobilier de la justice (Apij), pour les futures structures en Guyane et à Saint-Martin, l’utilisation de matériaux locaux, notamment le bois de la région, sera désormais intégrée.
Le problème fondamental réside dans l’environnement de travail. Lorsqu’un fonctionnaire envisage une mutation, il s’interroge légitimement sur les conditions professionnelles qui l’attendent, sur la qualité de l’immobilier et sur son cadre de vie quotidien. Les questions de logement, de déplacement, de scolarisation des enfants et d’opportunités professionnelles pour le conjoint constituent des préoccupations majeures. Sans réponses claires à ces questions, les candidats potentiels refusent de s’engager dans l’incertitude.
La question de l’attractivité ne peut se résoudre en un claquement de doigts. Or, depuis le début de nos travaux, cette question est systématiquement évoquée, avec deux territoires cités en tête : Mayotte et la Guyane. Nos territoires seront un jour attractifs et, en attendant, nous continuerons d’œuvrer pour améliorer cette situation dans la mesure de nos moyens.
En analysant les auditions réalisées, deux approches se distinguent. La première approche considère que, s’il existe certes un retard, des efforts et des investissements conséquents sont déployés dans différents territoires, permettant une amélioration. La seconde approche souligne que l’État n’a jamais véritablement adapté ses politiques aux réalités de nos territoires, qu’il s’agisse des spécificités environnementales, démographiques ou linguistiques. En Guyane, plus de quarante langues sont parlées, ce qui soulève la question des interprètes. Notons également les défis numériques et l’illectronisme. Comme nous le constations ce matin avec le directeur général des outre-mer, ces réalités sont connues depuis des décennies et, pourtant, en 2025, nous continuons de soulever les mêmes problématiques. Cette situation pénalise des citoyens qui se voient privés d’un accès à la justice et à leurs droits fondamentaux.
Au regard de votre analyse, quelles actions concrètes pourraient être entreprises, par le ministère ou les parlementaires, pour tendre vers la prise en compte de ces réalités et garantir à nos concitoyens un réel accès à leurs droits et à la justice dans ces territoires ?
Mme Catherine Solivellas. La DSJ a effectivement mis en place des dispositifs de soutien. Cependant, nous constatons des difficultés majeures quant à l’efficience de ces dispositifs.
Une cellule outre-mer spécifique a été créée pour accompagner les personnels affectés dans les territoires ultramarins et leur apporter un soutien technique. Nous avons toutefois constaté, d’après les retours de nos collègues, que les agents composant cette cellule ne se sont pas nécessairement rendus en outre-mer et méconnaissent donc les problématiques de terrain. Or, seule une confrontation aux difficultés permet d’apporter des solutions adaptées. Un autre problème concerne les horaires, car, ce service, basé à Paris, opère selon les horaires métropolitains, totalement inadaptés aux besoins des Ultramarins. Créer des outils qui ne correspondent pas aux réalités du terrain s’avère inefficace.
Le dispositif immobilier est également à repenser. Un contrôle qualité des services proposés serait intéressant. Les collègues nous rapportent que l’accompagnement à la recherche de logement repose sur des agences immobilières sélectionnées par le ministère, sans visite préalable des lieux, avec des photographies datant d’une décennie. Comme vous l’avez souligné, les bâtiments se détériorent plus rapidement qu’en métropole en raison des conditions climatiques. Cette situation engendre inévitablement une déception à l’arrivée, lorsque la réalité ne correspond pas aux attentes.
La question de l’attractivité des territoires ultramarins implique de lutter contre les préjugés. Le déficit d’attractivité de la Guyane ou de Mayotte résulte notamment d’une perception de ces territoires comme des lieux où sont envoyées les personnes faisant l’objet d’une sanction disciplinaire. Les aspects positifs des métiers et de la vie locale, y compris pour les personnels non originaires de ces territoires, ne sont pas assez présentés. Nous avions d’ailleurs formulé plusieurs propositions en ce sens. L’École nationale des greffes (ENG), qui assure la formation des cadres greffiers et des directeurs, devrait par exemple accueillir des collègues ultramarins qui viendraient partager leur expérience. Je peux témoigner personnellement que, lors de mes déplacements en Guyane, j’ai découvert une réalité qui diffère totalement de l’image véhiculée au sein du ministère.
Mme Corinne Lambla. Pour favoriser le recrutement local, bien qu’il existe déjà les Cnal, il serait judicieux de créer des forums des métiers dans les établissements scolaires et universitaires. Force est de constater que nos professions de greffiers, cadres greffiers et directeurs des services judiciaires sont très méconnues. Lorsque nous évoquons la justice avec les jeunes lors des forums auxquels j’ai pu participer, ils mentionnent spontanément les avocats et les magistrats, mais ignorent les autres métiers. C’est précisément en valorisant nos métiers auprès des établissements scolaires que nous parviendrons à susciter l’envie, pour des personnes locales, de s’intéresser à ces fonctions et de passer les concours.
M. Guillaume Grassaud. Le mot « attractivité » – actuellement à la mode dans de nombreux ministères, et particulièrement dans le nôtre – recouvre une réalité différente selon l’interlocuteur. Pour le ministère, l’attractivité signifie attirer suffisamment de candidats pour pourvoir les postes vacants. Notre vision, en revanche, considère l’attractivité sous un angle différent : nous recherchons des agents souhaitant être là et connaissant les réalités du territoire où ils exerceront leurs fonctions et construiront leur vie. Cette dimension fait défaut aujourd’hui.
Concernant les recrutements locaux, notamment en Guyane, où la population est particulièrement jeune, la question est : quelle est l’image de notre ministère auprès de cette jeunesse ? Les jeunes ont-ils envie de travailler au ministère de la justice quand on constate l’image de notre institution ? Un travail de fond s’impose, non seulement sur la connaissance de nos métiers, mais aussi sur la représentation du rôle de l’État et de notre institution dans ces territoires.
La Nouvelle-Calédonie illustre parfaitement cette problématique : notre système judiciaire n’intègre pas le droit coutumier à sa juste valeur. Le pardon coutumier et le dialogue entre auteur et victime constituent des éléments essentiels de la culture locale que notre système judiciaire ne comprend pas. La question de la connaissance et de l’acclimatation, pour ceux qui viendraient de métropole, s’avère cruciale. Des formations peuvent être proposées aux agents, mais encore faut-il vivre avec la population. Les récents événements en Nouvelle-Calédonie ont montré que les chefs de cour d’appel ont mis très vite fin au plan de continuité d’activité malgré la persistance des émeutes, tandis que nos personnels continuaient à vivre dans des quartiers non sécurisés. L’État employeur a été défaillant vis-à-vis de nos collègues. L’attractivité implique que tous les agents vivent la même réalité en outre-mer, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Il faut être franc sur les conditions de vie pour donner envie. La mauvaise réputation d’un territoire se propage bien plus rapidement que sa bonne réputation : un seul témoignage très négatif peut entacher l’image d’un territoire pendant quinze ou vingt ans. L’enjeu consiste à multiplier les expériences positives, objectif dont nous sommes encore très éloignés.
Pour la première fois, sous l’impulsion du nouveau directeur des services judiciaires, un groupe de travail relatif à la Guyane a été constitué. Lors de ce groupe de travail, les représentants des quatre organisations syndicales présentes aujourd’hui ont pu évoquer la réalité du terrain. L’administration s’est engagée à mener certaines réflexions, notamment sur la création d’un poste dédié à l’accompagnement des agents au sein du service administratif régional. Cet accompagnement comprend l’assistance à certaines démarches, avant même l’arrivée des agents sur le territoire, comme l’inscription des enfants à l’école, procédure impossible à réaliser si l’on arrive le 1er septembre sans adresse établie. Sans famille sur place pour effectuer ces démarches, nos agents se retrouvent livrés à eux-mêmes. Une personne chargée de famille hésitera à s’installer en Guyane sans ce soutien administratif essentiel.
Un autre obstacle majeur à l’attractivité réside dans l’absence de prise en charge des frais de déménagement lors de l’arrivée en outre-mer dans le cadre d’un premier poste. Un tel déménagement est onéreux. Comment convaincre un agent, particulièrement avec le niveau de rémunération de certains premiers postes, de s’installer en outre-mer s’il doit assumer personnellement ces coûts ? Cette problématique relève de textes de la fonction publique, qui nécessitent une modification. Un agent sortant de formation ne dispose généralement pas des ressources suffisantes pour financer un tel déplacement. Doit-il s’endetter ou partir sans effets personnels ?
Certains territoires, comme Papeete, ne rencontrent pas de problème d’attractivité à proprement parler. Toutefois, la suppression de l’indemnité temporaire de retraite engendre d’autres difficultés, avec des problèmes liés au coût de la vie, communs à plusieurs territoires. Notre priorité doit porter sur l’amélioration des conditions d’arrivée de nos agents. Il convient également de s’interroger sur la pertinence de reproduire les habitudes de consommation métropolitaines dans ces territoires, rejoignant ainsi vos observations sur les marchés publics et la construction. Ne devrions-nous pas mettre en valeur auprès des agents la richesse et la production locale ? Cette démarche relève de l’accompagnement.
Concernant les marchés publics que vous évoquiez, je souhaite souligner qu’ils sont conçus depuis Paris, avec une vision interministérielle hexagonale, et ne correspondent pas, dans la majorité des cas, aux besoins spécifiques de nos différents territoires. Cette inadéquation ne se limite pas à l’immobilier, mais s’étend à tous les domaines. Pour illustrer ce propos, il suffirait parfois de confier la réparation d’un ordinateur à un professionnel situé à proximité du tribunal judiciaire, permettant ainsi de récupérer l’équipement dans la journée. À l’inverse, lorsqu’un ordinateur doit effectuer un aller-retour en avion vers la métropole pour être réparé, le système devient inopérant. L’administration ne comprend pas la richesse de nos territoires ultramarins. Nous constatons une perception erronée selon laquelle tout devrait provenir de métropole, alors qu’un grand nombre de ressources existent déjà localement. Au-delà même de la richesse culturelle, une véritable richesse économique se développe sur place. En tant que fonction publique d’État, nous avons également la responsabilité de contribuer au dynamisme de cette économie locale. Les règles actuelles des marchés publics rendent cette contribution impossible.
M. le président Frantz Gumbs. Vous soulignez tous la nécessité de comprendre la réalité du territoire pour améliorer votre adaptation et votre efficacité dans vos zones d’affectation. Comment le système judiciaire est-il perçu par les citoyens ultramarins ? La population ultramarine peut-elle accorder sa confiance à l’institution judiciaire lorsqu’elle s’y trouve confrontée ?
M. Hervé Bonglet. Sur cette question, la situation me paraît sensiblement identique à celle observée en métropole. La confiance des citoyens envers la justice s’érode progressivement. Notre position au cœur de la machine nous place peut-être au mauvais endroit pour identifier précisément les causes et les solutions. Nous déployons tous les efforts possibles pour améliorer la situation.
De plus, les hommes et les femmes politiques, ainsi que les journalistes, ont peut-être leur part de responsabilités sur ce point. En effet, ces dernières années, nous observons des attaques régulières contre l’institution judiciaire dans son ensemble. Le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la justice ont normalement pour mission de défendre l’institution, de signaler les excès et de rectifier les contrevérités. Ils devraient rappeler la nécessité d’éviter les déclarations à l’emporte-pièce. Ces attaques, souvent dirigées contre les magistrats, les avocats ou l’institution dans sa globalité, affectent l’ensemble des agents. Les services judiciaires comptent 22 000 personnels, mais la justice mobilise au total 90 000 agents qui se sentent visés lorsque l’institution est attaquée. Cette situation est difficile à vivre et peut contribuer au déficit d’attractivité. Nos équipes ont parfois l’impression de vider l’océan à la petite cuillère, particulièrement lorsque nous ne parvenons pas à réduire les piles des dossiers en juridiction.
En tant que magistrats, fonctionnaires et personnels pénitentiaires, nous ne réussissons peut-être pas suffisamment à expliquer et valoriser notre action. Nous sommes également des êtres humains confrontés à nos propres difficultés tout en assurant une mission de service public. Si le système judiciaire fonctionne encore, nous le devons à la conscience professionnelle des personnels de greffe. Comme l’évoquait mon collègue, nous dépassons régulièrement les limites légales en matière d’horaires de travail. Sans cet engagement, le navire de la justice aurait sombré depuis longtemps. Ce point est problématique.
Permettez-moi néanmoins de relever quelques éléments positifs.
À l’ENG, des collègues de Mayotte et de Guyane intervenaient auprès des futurs greffiers au moment de leur choix d’affectation. Cette pratique, moins systématique aujourd’hui, présentait un intérêt considérable. Ces collègues, particulièrement motivés, encourageaient les nouveaux venus à rejoindre leurs territoires en vantant la qualité de vie. Pour l’attractivité des postes, aucune action ne surpasse cette approche.
Je souhaite également indiquer qu’à Mamoudzou, nous avons rencontré une douzaine de collègues d’origine mahoraise qui ont débuté comme traductrices avant d’être recrutées comme adjointes administratives au sein de la juridiction. Certaines y exercent depuis dix, quinze, voire vingt ans. C’est l’exemple même d’une véritable intégration, qui fait vivre le territoire : il mériterait d’être généralisé.
M. Jean-Jacques Pieron. Notre réflexion ne doit pas se limiter à rendre les métiers de greffe attractifs d’une manière générale. Nous devons veiller à ce que les populations issues des territoires ultramarins puissent, elles aussi, avoir plus que jamais la possibilité d’intégrer l’institution judiciaire et ses professions. Nous pourrons élaborer tous les dispositifs d’attractivité que nous voudrons, mais c’est sur ce point, souvent oublié, que l’institution devra se concentrer.
M. Christophe Douchet. Concernant l’attractivité, je ne pense pas que Cayenne soit moins attractive que la Creuse.
L’enjeu réside dans l’appropriation, par les populations locales, de leur justice, ce qui passe par l’éducation. Il est impératif de relever le niveau d’éducation sur ces territoires. Il me semble que le dernier rapport de l’Insee fait état d’un taux d’illettrisme de 29 % en Guyane, ce qui interpelle et ne devrait pas exister. Sur l’ensemble des autres territoires, nous constatons des taux oscillant entre 15 et 20 % d’illettrisme. L’éducation constitue donc la clé.
Actuellement, de nombreux postes de catégorie C sont occupés par des locaux, mais, plus on s’élève dans les catégories, plus la proportion de métropolitains augmente.
Il est significatif de noter que la première présidente réunionnaise d’une juridiction n’a été nommée qu’il y a six ou sept ans. Je ne dispose pas d’informations précises concernant les autres territoires, mais je doute qu’il y ait eu des présidents locaux. Notre capacité d’action est limitée sur ce point.
Nous vous proposerons des leviers d’attractivité dans le questionnaire, mais l’objectif ultime, relevant de la responsabilité politique, devrait être d’élever le niveau pour développer les compétences nécessaires localement.
Par ailleurs, la perception de la justice varie considérablement selon les territoires. À La Réunion, par exemple, la population témoigne d’un profond respect pour ce qu’on appelle localement « la loi », plutôt que « la justice ». En Nouvelle-Calédonie, un grand respect existe également, malgré les problématiques politiques liées aux questions d’indépendantisme et de référendum. Cette confiance en la justice, présente dans beaucoup de territoires, risque d’être compromise si nous persistons à rendre la justice comme nous la rendons quelques fois. Il est primordial de préserver cette confiance.
Mme Corinne Lambla. Étant originaire de la Guadeloupe et y ayant exercé, je tiens à souligner que la difficulté majeure pour les personnels de catégorie C souhaitant accéder aux catégories B ou A réside dans l’obligation de suivre une formation en métropole sans garanties de retour. Cette contrainte conduit souvent les agents à renoncer à toute progression professionnelle.
En Guadeloupe, qui est une petite île, la perception de la justice est très négative. Lorsque des usagers sont interpellés, ils supposent l’existence de « copinages ». De nombreux facteurs entrent en jeu. La justice y a donc mauvaise presse.
M. le président Frantz Gumbs. Je n’ai pas compris : qui serait concerné par les « copinages » ?
Mme Corinne Lambla. Cette idée qu’il existe des copinages concerne les affaires impliquant un élu ou un avocat.
M. Cyril Papon. Je ne peux pas répondre à votre question sur les actions à mener rapidement.
Au-delà du centralisme hexagonal, un point est à noter. Lors de mon premier déplacement aux Antilles et en Guyane, au cours duquel j’ai pu rencontrer des collègues et observer leurs conditions de vie et de travail, j’ai constaté qu’ils avaient le sentiment que les personnes occupant les plus hautes responsabilités dans ces territoires conservaient un prisme colonialiste plus ou moins marqué. Or, ce prisme empêche la prise en compte des besoins locaux. Quand on adopte une posture de supériorité, il devient impossible de prendre en compte les besoins et la réalité des populations.
Il y a quelques années, lors d’un déplacement à La Réunion, un collègue mahorais nous avait interpellés, car il était victime de racisme de la part d’autres fonctionnaires, magistrats métropolitains. Les tensions existent également entre communautés ultramarines, notamment entre Réunionnais et Mahorais.
Je tiens à rappeler que Mayotte est occupée illégalement par la France au regard du droit international, droit du reste de plus en plus maltraité, y compris par la France actuellement. Malgré la volonté de la France d’occuper illégalement ce territoire, les efforts ne sont pas faits pour donner les moyens, non seulement à la justice, mais à l’ensemble des services publics, d’en assurer le fonctionnement normal et de garantir l’égalité des droits. L’égalité sur l’ensemble du territoire français, principe constitutionnel enseigné dès le plus jeune âge, s’avère en réalité totalement illusoire.
Je note qu’il aura fallu plus de dix ans pour qu’un Conseil des prud’hommes soit enfin créé à Mayotte, alors que cette dernière était devenue un département. Cette situation illustre le manque de priorité accordée à ces territoires. Leur occupation semble primer, au mépris du droit des populations d’accéder à une justice rendue de la moins mauvaise façon possible – rendre une justice de la meilleure façon possible n’étant plus envisageable au regard des difficultés de l’institution depuis de nombreuses années et des moyens insuffisants qui lui sont octroyés. Force est de constater que, sur certains territoires, la justice est encore moins bien rendue que sur d’autres.
M. Elie Califer (SOC). Si nous avons souhaité obtenir cette commission d’enquête sur le fonctionnement de la justice, c’est par conviction qu’il existe de réels problèmes.
Nous avons banni depuis longtemps, dans nos discours, les termes « métropole » et « métropolitain », en faveur de termes comme « Hexagone » et « Ultramarins », bien que ce dernier puisse également susciter des réserves. Le terme « métropole » renvoie à l’époque de la colonie historique. Se présenter d’emblée comme « métropolitain de la métropole » traduit déjà une approche problématique, d’autant plus lorsqu’on adopte une posture de supériorité.
Madame, vous avez suggéré que des agents seraient envoyés dans les territoires ultramarins pour des raisons disciplinaires. Dans ce contexte, ces fonctionnaires sont-ils performants ?
Par ailleurs, peut-on rendre « vaille que vaille » une justice de qualité sur ces territoires ?
Ensuite, existe-t-il des similitudes dans l’absence de prise en compte des singularités des territoires ? La non-considération des aspects culturels et des coutumes peut-elle se voir dans d’autres territoires, comme, par exemple, en Bretagne ?
J’ai entendu précédemment que, si nous continuons à rendre la justice de cette manière, nous perdrons le combat. Comment rend-on la justice sur nos territoires ?
Par ailleurs, vous évoquiez l’information autrefois transmise par les Ultramarins eux‑mêmes à ceux qui souhaitaient travailler dans nos territoires, une démarche que vous qualifiez d’excellente. Pourquoi avoir interrompu ce dispositif ?
En outre, nous, députés ultramarins, avons été interpellés par des greffiers exprimant un malaise terrible. Nous avons dû intervenir auprès des syndicats, ce qui a créé des tensions au niveau local. Ces greffiers ressentent une forme de plafonnement dans leur évolution professionnelle en tant qu’Ultramarins. Vous venez d’indiquer qu’une mobilité est nécessaire pour progresser dans sa carrière. N’existe-t-il pas des tableaux d’avancement ?
Quelqu’un a indiqué que, lorsqu’on est au cœur de l’institution et que l’on ne parvient pas à faire baisser les piles de dossiers, cela pose problème. Lorsque ces piles de dossiers sont traitées, tient-on véritablement compte de la réalité et du contexte pour rendre une justice de qualité, appréciable et appréciée des justiciables ? Nous avons besoin d’éléments qui nous permettraient d’agir.
Concernant le développement de nos territoires, nous menons ce combat depuis longtemps. Il est anormal que des territoires, qui sont des départements français, se trouvent dans cette situation. Pour obtenir le moindre coup de peinture, il faut systématiquement un mouvement venant des organisations syndicales ou l’intervention d’un député. Alors que les Algeco sont vieillissants, nous attendons toujours la réalisation des programmes de construction, notamment à la cour d’appel de Basse-Terre. Parfois, certains magistrats, y compris le président, en parlent avec sincérité, car ils ont certainement entendu une bonne parole, mais, en creusant, nous apprenons que les programmations ne sont pas encore réalisées.
Je vous invite à exprimer clairement les problématiques rencontrées afin que le travail de notre commission d’enquête puisse avancer efficacement.
Mme Catherine Solivellas. Il est effectivement essentiel d’aborder l’aspect qualitatif des services. Bien qu’il existe un regard biaisé, du point de vue de l’Hexagone, concernant les postes dans les territoires ultramarins souffrant d’un déficit d’attractivité – choisis en dernier ou parfois présentés comme une menace de sanction disciplinaire –, je tiens à souligner que ces territoires bénéficient d’un investissement des collègues et d’une résilience sans équivalent ailleurs. Quelles que soient les circonstances, le service public de la justice y est assuré, ce qui mérite d’être souligné.
Ensuite, je souhaite également revenir sur un point important concernant la confiance des citoyens envers leur justice et l’accès qui leur est octroyé. Cet accès repose sur deux éléments : la confiance en sa justice et la compréhension de son fonctionnement. Les citoyens doivent percevoir la justice comme un service public, dont ils peuvent avoir besoin. Dans cette perspective, il est impératif de développer les maisons de justice et du droit, car elles constituent des lieux de synergie significative réunissant divers partenaires de justice aux rôles complémentaires. On peut y trouver un écrivain public, un juriste spécialisé dans les conflits familiaux ou encore une aide concernant le surendettement. Ces structures offrent un soutien particulièrement adapté et, étant extérieures aux bâtiments de l’institution, les citoyens s’y rendent plus facilement.
Enfin, pour comprendre la justice et donc y avoir accès, il faut pouvoir la comprendre littéralement. La question de l’interprétariat représente un véritable enjeu. L’intelligence artificielle pourrait offrir un petit soutien. Une traduction en plusieurs langues pourrait être envisagée pour les formulaires Cerfa nécessaires pour saisir la justice ou simplement pour comprendre une question juridique.
M. Guillaume Grassaud. Concernant les difficultés liées à la réalisation des programmes immobiliers, il manque un échelon dans l’organisation du ministère en outre-mer. Habituellement, nous disposons du service administratif régional pour les opérations d’entretien courant, d’un département immobilier et de l’Apij. Cependant, le ministère n’a pas développé de département immobilier en outre-mer. Le service administratif régional, qui assure les entretiens courants, ne possède pas les compétences requises pour réaliser les entretiens plus lourds. L’Apij, établissement public situé en métropole, qui gère les grands projets, comme la restructuration de la cour d’appel de Paris, concentre son action sur les projets d’envergure majeure. Cette organisation crée une lacune dans nos territoires ultramarins où les bâtiments se dégradent progressivement. Cette détérioration atteint un niveau tel qu’il devient nécessaire de construire ou reconstruire plutôt que d’effectuer un entretien lourd. Ce défaut structurel du ministère, bien que connu et supposément traité par notre secrétariat général actuellement, affecte considérablement tous nos établissements ultramarins, tant les services judiciaires que pénitentiaires.
M. Jean-Jacques Pieron. Une justice de qualité repose d’abord sur la possibilité d’accéder à la justice en tout point du territoire. Ayant exercé dans ce qu’on appelait autrefois des tribunaux d’instance, que je qualifiais de justice de proximité, j’ajoute un élément : chaque affaire doit être jugée dans des délais raisonnables. L’État, vous le savez mieux que moi, est régulièrement condamné en raison de ses délais de jugement. Chaque affaire de voisinage, de bornage ou de toute autre nature, constitue pour le justiciable l’affaire du siècle et le reste lui importe peu.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Nous avons compris qu’il existe un déficit d’attractivité, notamment dans certains territoires, peut-être ceux dépourvus de plages et d’eaux turquoise. Toutefois, au-delà de la carte postale, Mayotte et la Guyane regorgent de richesses. Cette attractivité doit en effet être renforcée pour les non originaires, ce qui nécessite d’expliquer les réalités locales et de faciliter les démarches.
Ma question relative à l’immobilier a déjà reçu une réponse. Les failles du système apparaissent.
S’il faut effectivement faciliter l’intégration, nous n’avons pas d’alternative : il est également crucial de susciter l’attractivité auprès des jeunes originaires. Un tel vivier ne peut rester inutilisé. Diverses solutions ont été avancées, qu’il s’agisse des Cnal ou de recrutements locaux, mais l’action devient urgente. Dans le cas contraire, nous risquons d’exacerber le sentiment d’une justice où les justiciables sont des originaires, tandis que ceux qui la rendent au nom de l’État ne leur ressemblent pas du tout. Les justiciables peuvent penser que, fort heureusement, les avocats, souvent issus des mêmes conditions et origines qu’eux, peuvent assurer leur défense. Cependant, même là, il existe des problèmes liés à la position de supériorité entre avocats et juges. La justice ne saurait être rendue efficacement par quelqu’un qui ne maîtrise pas les rudiments de l’histoire et de la culture du territoire et qui s’avère incapable de comprendre véritablement les situations.
J’ai personnellement vu des personnes non francophones avouer des délits qu’elles n’avaient pas commis, car elles étaient intimidées par la solennité de la robe et de la cour.
J’ai également compris, à travers vos explications, que nous recevons majoritairement, sauf exception, des profils de moindre qualité. Nous ne bénéficions pas des meilleurs éléments en termes de compétences, de prestation et de déontologie. Si nous accueillons davantage de profils problématiques qu’ailleurs, cela ne fait que renforcer la perception d’une justice biaisée. Je parle spécifiquement des magistrats, car ces profils de moindre qualité sont plus fragiles et tentés par la corruption ou simplement par la subordination. À la Martinique, on observe une hiérarchie bien établie entre les « gros » et les « petits ». Si les juges qui arrivent sur le territoire sont incompétents, il n’est guère surprenant que les personnes modestes, que je représente, ressentent que la justice favorise systématiquement les puissants. À titre d’exemple, alors que les békés représentent 5 % de la population martiniquaise, leur présence à la prison de Ducos est statistiquement nulle. Soit ils sont parfaits, soit ils s’arrangent pour ne pas être sanctionnés par la justice. Ces réalités statistiques interpellent et alimentent ce sentiment.
Contrairement à mon collègue, je tiens à préciser que le terme « métropole » ne me choque nullement, car j’estime qu’il existe encore une métropole fonctionnant comme telle, et qui dit « métropole » dit « colonie ». Je ne parle pas d’anciennes colonies, mais de néo-colonies. Jusqu’à présent, la France n’a pas démontré qu’elle était sortie de ce logiciel colonial. Vous pouvez donc sans crainte employer les termes « métropole » ou « colonialisme » : cela ne me choque pas. Au contraire, cela renforce mes convictions.
M. le président Frantz Gumbs. M. Nilor exprime une opinion personnelle, qu’il assume.
Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). À l’écoute de vos interventions, ce que je retiens, c’est que l’attractivité seule demeure insuffisante. La fidélisation constitue un enjeu crucial, car on peut temporairement rendre un territoire attractif par des incitations financières, notamment avec une prime relative à la vie chère, mais, si les agents restent deux ans, c’est peu. La fidélisation représente donc un objectif plus pertinent.
Je suis convaincue de la nécessité de former nos jeunes localement pour qu’ils puissent demeurer sur leur territoire, dont ils connaissent les spécificités. En tant que Réunionnaise, j’ai personnellement dû quitter La Réunion, tandis que certaines de mes amies, désireuses de rester, n’ont pas pu poursuivre les études qu’elles souhaitaient. Mon père lui-même, qui souhaitait passer un concours, a choisi de ne pas quitter La Réunion en raison de ses attaches familiales. Comment remédier à cette situation ? Comment permettre à nos jeunes, notamment aux agents de catégorie C, de progresser dans leur carrière sans faire ce sacrifice ? La création d’antennes locales ne constituerait-elle pas une solution adéquate, permettant aux candidats de passer les concours tout en poursuivant leur formation sur place ? Dans le cas contraire, nous perpétuerons un système où seuls des métropolitains occuperont certaines fonctions, empêchant nos jeunes de s’identifier à ces modèles. Le problème dans les territoires d’outre-mer réside dans cette absence de représentativité dans certaines professions, puisque les Créoles n’occupent jamais certaines fonctions. Êtes-vous convaincus que le développement de formations localisées constitue la voie à suivre ? Nous évoquions précédemment l’organisation de forums pour renforcer l’attractivité, mais la possibilité de se former localement s’avère tout aussi essentielle. Au sortir du baccalauréat, les jeunes doivent pouvoir envisager diverses orientations et disposer de véritables choix. Personnellement, je n’ai pas eu cette liberté et j’ai dû partir. Offrons au moins à nos jeunes cette possibilité de choisir.
Mme Corinne Lambla. Actuellement, il n’existe qu’une seule école nationale qui forme les greffiers, située à Dijon. Il revient aux parlementaires de porter un projet visant à créer des antennes dans les territoires d’outre-mer.
M. Hervé Bonglet. Je souhaiterais pondérer les propos précédents. Effectivement, l’ENG se trouve à Dijon. Pendant de nombreuses années, les candidats de La Réunion, de Martinique ou de Guadeloupe étaient contraints non seulement de s’y former, mais également d’effectuer leur première affectation en tant que greffier ou directeur en métropole. Toutefois, ces dernières années, nous avons signé des accords et réussi à obtenir des promotions possibles. Dès 2014, des dispositifs de promotion d’agents de catégorie C vers des postes de greffier ont été mis en place. Récemment, nous avons conclu un nouvel accord offrant des possibilités similaires, avec une affectation sur place. Concrètement, les agents recrutés localement en catégorie C souhaitant rester à La Réunion, en Martinique ou en Guadeloupe, pourront y demeurer tout en accédant au grade de greffier. Ils devront simplement effectuer dix semaines de formation à l’ENG de Dijon avant de revenir dans leur territoire d’origine. Cette avancée est très intéressante, bien qu’elle s’applique également dans d’autres juridictions en métropole. Certes, ce dispositif reste soumis à certaines conditions particulières, mais il constitue néanmoins une amélioration notable. En 2014, 800 agents de catégorie C ont accédé au statut de greffier. Prochainement, 700 agents supplémentaires, qui exerçaient déjà des fonctions de greffier, pour certains depuis plusieurs années, seront titularisés à ce grade. Ils choisissent immédiatement leur affectation, généralement sur leur territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour vos interventions qui ont considérablement enrichi nos travaux. Vous avez exprimé des perspectives sensiblement différentes de celles des autres catégories de personnels du ministère de la justice que nous avons entendus, ce qui est probablement naturel. Je vous remercie de votre honnêteté à l’occasion de cette audition.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Chers collègues, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent dans ces territoires, pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Il nous a dès lors paru pertinent d’entendre rapidement les syndicats des personnels de la justice, certainement les mieux à même de nous décrire sans détour la réalité des difficultés de la justice outre-mer. J’accueille donc Mme Élise Company, secrétaire générale du syndicat Justice Confédération générale des cadres (CGC), et M. Alban Cottray, secrétaire général adjoint.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Élise Company et M. Alban Cottray prêtent serment.)
Mme Élise Company, secrétaire générale du syndicat Justice CGC. Le syndicat Justice CGC, syndicat des personnels du ministère de la justice de la CFE-CGC, vous remercie pour votre invitation sur cette thématique, l’accès aux droits dans les territoires ultramarins, qui nous est chère.
Si la République proclame l’égalité de tous devant la loi, la réalité sur le terrain en outre-mer en dessine une tout autre figure : un droit qui demeure pour beaucoup un luxe plus qu’un remède.
Tout d’abord, la simple action en justice se heurte à l’éloignement géographique. Certains justiciables doivent prendre l’avion ou le bateau pour comparaître, quand d’autres attendent parfois des années avant la venue d’un juge itinérant. Ce retard institutionnel creuse des inégalités de traitement et suscite un sentiment profond d’abandon.
Ensuite, la méconnaissance des droits, liée à un déficit d’information et de formation, éloigne plus de la moitié des Ultramarins de tout recours judiciaire.
À cela s’ajoute la fracture numérique qui rend inopérante une dématérialisation pensée à Paris et non adaptée aux réalités locales.
Enfin, la faiblesse des moyens humains et logistiques, l’absence de personnel judiciaire stable, le manque d’avocats spécialisés, l’insuffisance de l’aide juridictionnelle pour couvrir les frais de transport et d’hébergement renforcent la défiance et perpétuent l’idée que la justice de l’Hexagone n’a guère de prise sur les rivages ultramarins.
Ce bilan met en lumière la nécessité d’une révision des politiques publiques pour assurer l’égalité effective des droits entre l’Hexagone et l’outre-mer et l’urgence, pour le ministère de la justice, de prendre la mesure de la gravité de cette situation. Car, si les justiciables se sentent abandonnés et démunis, c’est également le cas des agents du ministère de la justice affectés dans ces territoires, qui déploient quotidiennement tous leurs efforts pour accomplir leur mission. Le syndicat Justice CGC est également présent aujourd’hui pour porter leur voix.
Il serait judicieux de pouvoir garantir deux tournées judiciaires renforcées par an dans chaque archipel, avec des moyens logistiques et humains suffisants.
Nous proposons également de créer sur l’ensemble des territoires des guichets d’accès aux droits multilingues, complétés par des bus itinérants et des permanences juridiques ; de renforcer l’aide juridictionnelle en majorant les plafonds de ressources et en finançant les frais de déplacement des justiciables et des avocats ; d’adapter la dématérialisation ; d’installer des points d’accès publics ; de dispenser des formations numériques de proximité ; de développer dès l’école une culture juridique locale via des programmes de sensibilisation animés par des agents du ministère et des avocats ; et de rendre l’exercice des métiers judiciaires plus attractifs grâce à des primes d’installation, des bourses de recherche et des dispositifs de logement pour les agents prêts à s’engager en outre-mer.
La mise en œuvre concertée de ces mesures sous l’égide d’un comité de suivi associant élus ultramarins et acteurs de terrain permettrait de transformer l’égalité de droit en égalité d’accès. C’est à cette condition qu’une justice de qualité pourrait être accessible jusque dans les territoires les plus éloignés de France.
Nous avons rédigé nos réponses à votre questionnaire et pourrons vous l’adresser directement à l’issue de cette audition.
Je tiens à souligner que notre organisation est un syndicat multicatégoriel, apolitique et affilié à la fédération CFE-CGC des services publics, qui assure sa représentation dans les plus hautes instances nationales du dialogue social, telles que le Conseil commun de la fonction publique et le Conseil supérieur de la fonction publique de l’État. Nous avons participé à toutes les dernières élections et représentons les agents, fonctionnaires comme contractuels, de toutes catégories – hormis les magistrats – au sein des trois directions du ministère de la justice : direction des services judiciaires (DSJ), direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ).
M. Alban Cottray, secrétaire général adjoint du syndicat Justice CGC. Je suis directeur des services de greffe judiciaires placé à la cour d’appel de Pau.
La première thématique que je souhaite aborder concerne l’articulation entre les règles coutumières et les règles de droit commun, qui a un impact sur le travail des fonctionnaires. Nous tenons à souligner que cette question n’est absolument pas évoquée dans le cadre de la formation initiale des personnels de greffe, alors même qu’elle revêt une importance certaine dans la relation entre le justiciable et le service public de la justice. Aucune formation d’adaptation à l’emploi dans un territoire d’outre-mer n’est proposée.
En Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, la culture est largement coutumière et régie principalement par l’oralité. Les responsables coutumiers détiennent le savoir, la coutume et l’accès à la connaissance de ces règles pour quiconque est extérieur constitue une réelle difficulté, tant pour les personnes de statut civil coutumier que pour les professionnels du droit. En outre, la question du recours à l’autorité judiciaire ne coule pas de source dans des sociétés largement régies par des autorités coutumières ou traditionnelles.
La tradition, essentiellement orale dans les territoires d’outre-mer, vient alors se heurter au recours intensif à l’écrit par l’autorité judiciaire. Cette situation se complexifie davantage avec les barrières linguistiques et les difficultés d’adressage dans des territoires où le découpage foncier est parfois inexistant et la propriété foncière largement évanescente, autant d’obstacles à la présence des parties à l’audience.
À Mayotte, la départementalisation a engendré un bouleversement auprès de la population mahoraise, antérieurement soumise à la justice coutumière de droit musulman. Il est indéniable que les pouvoirs publics n’ont pas mis en œuvre de démarche tendant à expliquer ce changement et à familiariser les populations aux nouveaux droits. Cela a créé des réticences et de la méfiance vis-à-vis de la justice.
En tant que techniciens de la procédure, les fonctionnaires, et principalement les greffiers, sont confrontés aux mêmes difficultés que les magistrats quant à l’articulation des règles coutumières et du droit commun, notamment lorsqu’ils reçoivent les justiciables dans le cadre de leurs fonctions d’accueil. Les fonctionnaires de greffe sont insuffisamment préparés au droit local, sans formation spécifique dispensée par l’École nationale des greffes (ENG), ce qui implique un surcroît de travail, de recherche et de documentation pour ces fonctionnaires.
Nos recommandations seraient de dispenser des formations au droit local pour les fonctionnaires dans le cadre de la formation continue et d’une formation d’adaptation à l’emploi pour tout changement de poste, de modifier la procédure civile pour l’adapter aux traditions orales, notamment dans le cadre de la saisine du juge – pratique déjà mise en œuvre en droit polynésien – et de mener des actions de sensibilisation au droit local auprès des populations elles-mêmes.
Le multilinguisme dans les outre-mer est une réalité, dont le ministère de la justice, à l’instar d’autres ministères, ne s’est jamais emparé. L’exemple de la Guyane est prégnant, ce territoire présentant des dizaines de langues différentes, avec des citoyens qui, parfois, ne découvrent le français qu’à leur entrée à l’école. Dans les cours et tribunaux, les personnels de greffe, en première ligne pour l’accueil des justiciables – notamment ceux affectés au sein du Service d’accueil unique du justiciable (Sauj) – sont livrés à eux-mêmes. Notre ministère a la chance de compter des fonctionnaires dévoués animés d’un réel sens du service public. Aucune directive précise ni guide n’existe pour accompagner les agents dans le cadre de cet accueil. En cas de difficultés dans l’accompagnement d’une personne allophone ou maîtrisant mal le français, soit nous avons la chance que des agents plurilingues prêtent main forte, soit il est recommandé de diriger ces personnes vers une structure associative. Dans certains territoires, il ne va pas de soi que les agents issus des territoires ultramarins parlent la langue.
Sur ce point, notre recommandation serait de recruter des fonctionnaires ultramarins, plutôt que d’affecter des collègues sortis d’école qui aspirent à repartir le plus tôt possible ou qui ne prennent pas leurs fonctions, puisque, jusqu’à récemment, il n’y avait pas de concours nationaux à affection locale (Cnal). Nous préconisons également la production de guides juridiques multimédias, de vidéos et d’infographies dans les langues locales, ainsi qu’un accompagnement financier des associations de juristes pratiquant le multilinguisme.
Mme Élise Company. Concernant l’éloignement géographique du juge, dans certains territoires, les tribunaux sont éloignés de certaines populations, et parfois même situés sur une autre île. Cet isolement complique l’accès à la justice, particulièrement pour les audiences ou les recours urgents. Les juridictions ultramarines – tribunaux judiciaires et de proximité dans les départements et régions d’outre-mer et tribunaux de première instance ou tribunaux mixtes dans les collectivités d’outre-mer et en Nouvelle-Calédonie – sont disséminées sur de vastes étendues insulaires ou forestières. Des sections détachées à juge unique et des audiences foraines sont créées pour atténuer l’isolement des justiciables, mais la couverture demeure inégale selon les territoires et les délais d’audience sont souvent rallongés du fait des déplacements et de l’organisation logistique. L’accès au juge s’avère beaucoup plus difficile qu’en Hexagone. La distance au tribunal et le coût des déplacements transforment l’accès à la justice en un véritable luxe. Certains justiciables doivent recourir à l’avion ou au bateau ou patienter plusieurs années avant qu’un juge itinérant ne se rende dans leur île.
Nos propositions consistent à installer des points d’accueil fixes et mobiles – unités itinérantes ou bus services – dans chaque collectivité ultramarine, à créer des guichets d’accès au droit de proximité – éventuellement mobiles, à l’instar des Pirogues du droit en Guyane ou des Justibus en Martinique –, et à doter chaque guichet d’un conciliateur de justice spécifiquement formé aux coutumes locales pour faciliter le dialogue entre usagers et administration.
Nous préconisons d’étendre et de renforcer les maisons France Services en augmentant leurs plages d’ouverture, de recruter des médiateurs locaux, de proposer un accompagnement individuel pour les justiciables et de mettre en place des juridictions itinérantes renforcées – en assurant au minimum deux tournées judiciaires annuelles dans chaque archipel –, dotées de moyens logistiques dédiés (bateaux et navettes), ainsi que d’un financement et d’un greffe mobile.
Concernant la lutte contre les violences intrafamiliales pour les Ultramarins, il est impératif d’ouvrir davantage de nouvelles maisons de protection de familles pour la prise en charge des victimes. Actuellement, seules sept structures existent. Il conviendrait également de prévoir un accompagnement par des psychologues, encore trop rarement proposé.
Nous recommandons par ailleurs d’installer des maisons du droit multilingues animées par des juristes ultramarins – complétées par les bus itinérants et les permanences déjà évoqués –, d’adapter la dématérialisation et de former les publics, ainsi que de déployer des points d’accès numériques publics au sein des mairies et des maisons de services publics, avec des formations dédiées pour accompagner la montée en compétences.
Le ministère de la justice doit mobiliser des moyens à la hauteur des enjeux, notamment en construisant de nouvelles juridictions et cités judiciaires. Plusieurs projets sont certes en cours, mais il est regrettable, notamment concernant la cité judiciaire de Saint-Laurent-du-Maroni, de constater qu’il faut attendre une crise d’une extrême gravité pour que le ministère prenne enfin les mesures nécessaires. Nous souhaitons que le ministère anticipe davantage, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Les brigades permettent aux collègues d’effectuer des missions de trois mois, renouvelables une fois, soit seulement pendant six mois au cours de l’année. Nous souhaiterions que la possibilité leur soit offerte de rester beaucoup plus longtemps, la durée d’affectation étant trop brève. Il convient de souligner que de nombreux collègues se sont portés volontaires, mais très peu sont effectivement appelés, ce que nous ne comprenons pas. Nous comprenons que ces dispositifs ont un coût, mais lorsque 400 agents volontaires s’inscrivent et que seuls 2 ou 3 agents sont mobilisés, cela constitue un problème.
De nombreux collègues sont en situation de priorité statutaire, détenteurs d’un « centre des intérêts matériels et moraux » (CIMM), mais ne parviennent pas à obtenir leur mutation. Notre syndicat compte de nombreux adhérents dans cette situation. Nous ne comprenons pas la politique du ministère, consistant à imposer aux sortants d’école une affectation en outre-mer contre leur gré, avec des résultats généralement catastrophiques, tandis que des agents qui souhaitent retourner sur ces territoires auprès de leur famille n’y parviennent pas, parfois depuis des années. Il revient au ministère de faire le nécessaire sur cette question.
M. Alban Cottray. Notre ministère a fait assez tardivement le choix de prendre le virage de la dématérialisation, en commençant par la procédure pénale numérique, puis la procédure civile avec le démarrage chaotique de Portalis, non déployé dans les outre-mer pour le moment, et, enfin, le système d’information de l’aide juridictionnelle. Le déploiement de la dématérialisation constitue un enjeu majeur, mais notre ministère n’a pas suffisamment pris en compte l’accompagnement des justiciables. Nous constatons que l’accès à la justice dans les territoires ultramarins devient plus difficile en raison de cette dématérialisation croissante, particulièrement pour les publics les plus fragiles. Les difficultés économiques et les infrastructures numériques défaillantes représentent autant d’obstacles à son utilisation.
Par exemple, le recours à la procédure numérique pour les demandes d’aide juridictionnelle pose des difficultés aux justiciables. Cette procédure n’est pas encore obligatoire, mais nous pouvons supposer qu’elle le deviendra dans les années à venir. Elle pourrait apporter un réel bénéfice aux justiciables, notamment par l’amélioration des délais de traitement des demandes. Or, la fracture numérique empêche actuellement ces populations d’y avoir recours. Pour les personnels de greffe, cela génère un accroissement de la charge de travail puisqu’ils doivent numériser les procédures papier et enregistrer les données dans le logiciel, réduisant ainsi le temps consacré à l’instruction des dossiers.
Nos recommandations s’articulent en lien avec les services de l’État et des collectivités. Un plan conséquent doit être consacré à l’amélioration du réseau numérique. Dans les espaces comme France Services, les maisons de justice et du droit et les points d’accès au droit, des personnels formés doivent être déployés pour aider les justiciables lors des démarches numériques. Des bornes doivent être installées dans les lieux de justice. Enfin, nous préconisons la mise en place de tournées administratives mutualisées avec d’autres administrations, notamment pour réduire les coûts.
Concernant l’attractivité des juridictions ultramarines, ce problème est connu depuis bien longtemps et les mécanismes mis en place par notre ministère ne sont pas à la hauteur des enjeux vis-à-vis de nos collègues, qui se retrouvent quotidiennement en situation de mal-être au travail, mais également vis-à-vis des justiciables qui pâtissent des dysfonctionnements en matière d’organisation et de ressources humaines, ce qui entraine un retard dans le traitement des dossiers.
Actuellement, les plans nationaux de résorption des vacances de poste pour l’Hexagone et les territoires d’outre-mer, notamment pour le corps des greffiers, commencent à peine à porter leurs fruits, avec la loi de programmation 2023-2027. L’administration a répondu en étendant le dispositif des brigades de mobilité outre-mer depuis 2022. D’abord réservé aux magistrats, ce dispositif a été étendu aux fonctionnaires de greffe, notamment aux greffiers et aux directeurs des services de greffe judiciaires. Ces brigades ponctuelles, dont la durée de mission est limitée à six mois maximum, ne sont qu’un pansement sur une jambe de bois. Non seulement elles ont un impact financier considérable – frais de déplacement et traitement indexé – mais leur efficacité reste à démontrer. Elles n’apportent qu’une aide ponctuelle aux juridictions en difficulté, ce qui ne résout nullement la question de la charge de travail des personnels et des difficultés en matière de ressources humaines dans ces juridictions. Ce système repose, encore une fois, uniquement sur le dévouement des agents.
Plusieurs facteurs expliquent que nos collègues ne souhaitent pas ou ne peuvent pas s’établir dans les territoires ultramarins. Il convient toutefois de souligner que, si des difficultés de recrutement sont perceptibles, notamment en Guyane et à Mayotte, ce n’est pas le cas pour la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion. Il nous semble que le dispositif actuel d’indemnité d’éloignement et d’indemnité de sujétions géographiques, sans être parfait, répond globalement aux besoins de nos collègues. Nous pensons donc qu’il faut rechercher dans les conditions de vie et d’accompagnement des agents les obstacles à une installation pérenne dans certains territoires.
Nos collègues nous signalent que les dispositifs d’aide au logement mis en place par le ministère s’avèrent insuffisants. Par exemple, aucun dispositif d’attribution préférentielle de logements aux fonctionnaires n’existe. Or, nous savons que, dans certaines zones, l’attractivité touristique ainsi que les contraintes liées à l’insularité compliquent la recherche de logements.
Les problèmes d’insécurité signalés par nos collègues à Mayotte et en Guyane constituent une réalité. Les événements récents en Nouvelle-Calédonie ne vont pas améliorer la situation. Certains collègues, notamment à Mayotte, se voient contraints de résider dans des résidences sécurisées et s’abstiennent de sortir le soir. Le retour d’audience tardive est source d’anxiété pour nos collègues greffiers.
Nos collègues rencontrent également des difficultés pour la garde des enfants, particulièrement les greffiers d’audience qui ont des horaires de travail atypiques.
Les temps de trajet représentent aussi une contrainte, notamment dans les territoires de La Réunion, de la Martinique ou de la Guadeloupe.
Enfin, les conditions de travail sont mauvaises avec davantage de bâtiments judiciaires vieillissants, mal conçus ou mal rénovés, comparativement à ceux de l’Hexagone.
Nous constatons avec amertume que nos collègues issus des sorties d’école quittent souvent leurs postes à l’issue du délai de présence imposé par l’administration ou, pire, demandent leur retour dans l’Hexagone. Cette situation désorganise le fonctionnement des juridictions et met en difficulté, dès le début de leur carrière, nos collègues pourtant motivés.
Nos recommandations seraient de cesser de proposer ces postes en sortie de l’ENG, de privilégier les recrutements à affectation locale et de renforcer les dispositifs d’accompagnement (attribution de logements préférentielle, recherche de modes de garde ou renforcement des dispositifs d’aide financière). À court terme, nous préconisons d’étendre aux fonctionnaires le dispositif mis en place pour les magistrats concernant la majoration d’ancienneté dans le cadre de l’avancement pour les fonctionnaires exerçant en outre-mer. Enfin, nous suggérons d’étendre aux fonctionnaires les dispositifs de contrats de mobilité actuellement réservés aux magistrats.
Mme Élise Company. La question des frais de déplacement des avocats nous concerne également puisqu’elle a des conséquences sur l’accès au droit. Les territoires d’outre-mer présentent une géographie éclatée, avec des distances souvent très importantes entre les lieux d’exercice et les juridictions principales. Cette configuration soulève des difficultés majeures pour la prise en charge des frais de déplacement des avocats, notamment dans le cadre de l’aide juridictionnelle, et met en péril le principe d’égalité d’accès à la justice pour tous les justiciables français, quelle que soit leur localisation. Dans certains territoires, les avocats doivent parcourir de longues distances, parfois en avion ou en bateau, pour plaider un dossier. Ces frais ne font pas toujours l’objet d’une compensation, ce qui pénalise tant les justiciables que les professionnels du droit. Cette situation met en lumière les coûts importants supportés par ces professionnels, qui s’avèrent parfois décourageants pour leur activité. Les frais réels de transport et d’hébergement ne sont pas systématiquement remboursés. Les textes actuels prévoient uniquement la prise en charge des frais de mission et kilométriques pour les agents de l’État, en application de l’arrêté du 14 avril 2015, mais rien n’oblige l’administration à indemniser les avocats de l’aide juridictionnelle outre‑mer.
Le Conseil national des barreaux plaide pour étendre aux avocats ultramarins les modalités de prise en charge déjà appliquées en métropole et en Polynésie française. Les coûts de transport, d’hébergement et de restauration demeurent à la charge exclusive de l’avocat, ce qui peut rendre économiquement non viable la défense de certaines causes. L’absence de dispositifs spécifiques crée une inégalité de traitement par rapport à l’Hexagone, où les distances sont moindres et mieux prises en compte.
Nous recommandons de modifier les textes relatifs à l’aide juridictionnelle en la renforçant pour y intégrer une indemnité kilométrique spécifique aux avocats ultramarins et une prise en charge forfaitaire des frais de séjour, notamment l’hôtel et les repas. Il convient également d’augmenter les plafonds de ressources et de prévoir une enveloppe spécifique pour couvrir les frais de transport et d’hébergement des avocats et des experts.
De nombreux justiciables renoncent à une action en justice en raison du coût et de l’impossibilité d’avoir un avocat. Cette situation doit être combattue.
Nous souhaitons la mise en place d’une aide juridictionnelle garantie pour l’ensemble de la matière pénale, afin de couvrir tous les frais induits par la territorialité ultramarine. Nous proposons éventuellement d’étendre le recours aux visioconférences pour les audiences civiles, lorsque cela s’avère possible, afin de réduire les déplacements physiques.
Il convient par ailleurs d’étendre le dispositif des permanences juridiques numériques pour désengorger les tribunaux et limiter les déplacements, voire de créer un fonds de soutien exceptionnel dédié à la modernisation des infrastructures judiciaires ultramarines.
Concernant la crise de confiance dans la justice, nous constatons que de nombreux Ultramarins considèrent la justice comme lointaine, peu adaptée à leur réalité locale, voire injuste. Nous souhaiterions comprendre les causes de ce sentiment d’injustice, dont nous pensons qu’il résulte de la lenteur, des incompréhensions ainsi que de l’éloignement culturel et institutionnel. Cette crise de confiance, bien que générale en France, se trouve exacerbée dans ces territoires. Un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme de 2017 a d’ailleurs alerté sur l’inégalité de fait dans l’accès aux droits et à une justice de qualité, notamment en Guyane et à Mayotte, où l’effectivité des droits fondamentaux est entravée par la carence de structures et de professionnels. L’accès à la justice y est parfois qualifié de « luxe », tant les obstacles liés à l’isolement, aux lenteurs et aux coûts sont nombreux et récurrents.
Nous observons par ailleurs une forte baisse des recours contentieux au profit des modes alternatifs de règlement des litiges, tels que la médiation et la justice traditionnelle.
Nous constatons une tension sociale, une méfiance généralisée, un affaiblissement du principe d’égalité devant la loi et un risque de désengagement civique et citoyen. Cette souffrance affecte également depuis plusieurs années les agents des palais de justice. Le personnel judiciaire souffre également, ce qui impacte les justiciables, qui attendent trop longtemps pour obtenir une décision et perdent confiance en l’efficience de la justice.
Les risques d’erreur judiciaire s’accroissent également, car juger des personnes à deux ou trois heures du matin n’est pas admissible, sans compter le temps que ces justiciables mettront ensuite pour regagner leur domicile, compte tenu des distances évoquées précédemment.
Les Ultramarins se sentent profondément discriminés par ces problématiques liées à la justice, encore plus prégnantes en outre-mer.
Le turnover est très important dans les services publics. Le taux d’absentéisme en outre-mer, supérieur à celui de l’Hexagone, affecte également les justiciables qui rencontrent sans cesse des interlocuteurs différents dont les discours peuvent varier, ce qui engendre un allongement des délais de réponse.
Par ailleurs, les personnels ne sont pas formés aux problématiques spécifiquement ultramarines. Cette situation instaure un climat de méfiance entre les Ultramarins et les Hexagonaux qui composent les juridictions. Le rapport Sauvé proposait à ce titre la création d’un pôle outre-mer constitué de personnes possédant une parfaite connaissance des problématiques ultramarines.
Nos propositions visent en premier lieu à renforcer la proximité et l’accessibilité. La justice doit devenir plus rapide, plus accessible et plus proche des citoyens. Elle doit également mieux prendre en compte les spécificités des territoires ultramarins.
Concernant la mise en place de tribunaux itinérants, nous préconisons que les juges et les greffiers se déplacent de façon plus généralisée dans les communes isolées, ainsi que la tenue d’audiences mobiles dans les centres culturels et les maisons de quartier.
Il convient également d’ouvrir des maisons de la justice et du droit avec des permanences physiques assurées par des avocats, des associations et des conciliateurs, ainsi que des guichets d’information pour guider les citoyens dans les procédures.
La mise en place de points numériques assistés, dotés de bornes connectées et de médiateurs pour accompagner la dématérialisation, s’avère aussi nécessaire.
Nous recommandons par ailleurs de recruter et de former des magistrats et greffiers ultramarins, plutôt que d’envoyer des collègues sortants d’école qui souhaitent repartir le plus rapidement possible ou qui ne prennent même pas leurs fonctions. Dans la mesure où, jusqu’à récemment, il n’existait pas de Cnal, nous nous réjouissons de cette avancée, bien que celle-ci ait été mise en œuvre tardivement.
Il faudrait également recruter davantage d’interprètes et de traducteurs en créole, kanak, wallisien et autres langues locales, et produire des guides juridiques multimédias dans ces langues.
La crise de confiance résulte notamment d’un manque de connaissance des droits qui freine le recours aux juges, 58 % des Ultramarins déclarant éprouver des difficultés à faire valoir leurs droits.
Concernant l’attractivité des postes, les problèmes majeurs demeurent l’éloignement, la pauvreté, l’insécurité et un climat social parfois dégradé. Certains territoires souffrent également d’une offre limitée de loisirs, de conditions de travail mauvaises, d’un fort absentéisme, d’une pénurie de logements et de difficultés en matière de scolarisation des enfants.
Si les primes constituent une solution, nous devons également envisager des bourses de recherche et des dispositifs de logement. De nombreux collègues arrivant en outre-mer ne parviennent pas à se loger. Dans certains territoires, le coût d’un logement sécurisé s’avère extrêmement élevé, ce qui dissuade les agents de s’engager durablement dans ces affectations. Cette problématique affecte particulièrement Mayotte et Cayenne, qui souffrent d’un réel déficit d’attractivité.
Nous estimons également nécessaire de développer la culture juridique locale et d’impliquer davantage les habitants en lançant des programmes de sensibilisation dans les écoles, les associations et les entreprises, en partenariat avec les médiateurs de justice et les barreaux, afin de diffuser l’information sur les droits fondamentaux. La mise en place de partenariats avec les autorités traditionnelles, les conseils coutumiers et les chefs de village s’avère également nécessaire, de même que l’organisation de cercles de parole réunissant victimes, auteurs et médiateurs coutumiers.
Nous devons en outre identifier clairement les besoins spécifiques de chaque territoire et adapter notre réponse en conséquence, car les solutions appropriées diffèrent selon les réalités locales.
De façon générale, les justiciables doivent cesser de percevoir la justice comme une institution d’Hexagonaux totalement déconnectée des réalités culturelles et sociales ultramarines.
Les acteurs de l’institution judiciaire doivent se déplacer dans les lycées et les universités afin de susciter des vocations. Les classes préparatoires Talent ont été créées. C’est dans les établissements scolaires et universitaires que se situe le vivier. Il est nécessaire d’encourager les jeunes ultramarins à s’investir et à passer les concours du ministère de la justice, plutôt que d’affecter des personnels venus de l’Hexagone avec les problèmes précédemment évoqués.
La formation requiert également un renforcement, car elle demeure insuffisante face aux enjeux actuels. Les fonctionnaires et magistrats affectés dans les territoires ultramarins doivent bénéficier d’une formation adaptée, notamment dispensée par l’ENG. Cette formation doit permettre une réelle adaptabilité au pays, à la population, aux mœurs et aux habitudes, notamment judiciaires. Elle doit favoriser une construction professionnelle permettant de prendre du recul et de conserver une vision claire des missions, afin de ne pas franchir les lignes rouges de l’éthique et de la déontologie professionnelle lorsque les pratiques diffèrent de celles rencontrées dans l’Hexagone. Il s’agit de développer souplesse et ouverture à d’autres modes de fonctionnement, sans rien céder sur l’indépendance, la place du juge et l’impartialité.
Nous préconisons enfin davantage de transparence et de communication, notamment par la publication en ligne de l’état d’avancement des dossiers et des délais moyens, la diffusion de bulletins trimestriels explicatifs sur le fonctionnement de la justice, l’organisation de journées portes ouvertes dans les tribunaux et la publication de tableaux de bord ouverts permettant de mesurer l’impact des actions et de les ajuster en conséquence.
La mise en œuvre de ces différents axes, soutenue par un budget dédié – car la question budgétaire constitue souvent le principal problème – et pilotée conjointement par l’État, les collectivités et les associations, permettrait d’instaurer durablement un climat de confiance et de garantir l’égalité réelle devant la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Je tiens à saluer le sérieux et le caractère exhaustif du travail que vous nous présentez. Je dois reconnaître que vous avez répondu à la quasi-totalité de nos interrogations, y compris à travers vos propositions. Je suis particulièrement impressionné par la qualité de votre analyse.
Mme Élise Company. Nous avons beaucoup travaillé sur cette thématique, qui nous tient particulièrement à cœur, d’autant que plusieurs agents de notre bureau sont originaires des outre-mer et que nous défendons également des adhérents ultramarins. Notre volonté était de vous présenter des propositions concrètes. Nous vous transmettrons l’intégralité de notre présentation, ainsi que les réponses au questionnaire.
M. Davy Rimane, rapporteur. Votre présentation a répondu progressivement à toutes les questions qui me venaient à l’esprit. Je vous remercie pour cet exposé parfaitement structuré et particulièrement clair.
Mme Élise Company. Je souhaite souligner que nous avons craint de ne pas avoir l’opportunité de nous exprimer devant votre commission, ayant rencontré certaines difficultés avec un syndicat qui a une conception particulière de la démocratie. Nous avions déjà largement avancé dans notre préparation, c’est pourquoi nous vous sommes particulièrement reconnaissants de nous avoir accordé ce temps d’expression.
M. le président Frantz Gumbs. Votre persévérance nous a été précieuse. Si certaines questions demeuraient en suspens, nous n’hésiterions pas à vous solliciter ultérieurement. Si vous disposez d’informations complémentaires, je vous invite à nous les communiquer.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je tiens à préciser, concernant vos inquiétudes relatives à votre audition, que nous sommes fondamentalement attachés aux principes démocratiques. Nous écoutons donc l’ensemble des parties prenantes.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins, et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent encore dans ces territoires pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Il nous a donc paru pertinent d’entendre les deux écoles qui forment, après le concours et pendant toute leur carrière, les fonctionnaires de la justice que sont les magistrats et les greffiers. Mesdames, messieurs, vous avez un rôle fondamental à jouer dans l’attractivité des postes ultramarins, comme dans la bonne adaptation des personnels judiciaires aux réalités de ces territoires.
J’accueille donc, pour l’École nationale de la magistrature, M. Samuel Lainé, directeur adjoint en charge des recrutements, de la formation initiale et de la recherche, M. Haffide Boulakras, directeur adjoint en charge de la formation continue, de l’international et des publics spécialisés, et Mme Gaëlle Colin, sous-directrice en charge de la formation continue, et, en visioconférence, pour l’École nationale des greffes, Mme Véronique Court, directrice, et Mme Nathalie Tulak, coordonnatrice des relations internationales et outre-mer.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Samuel Lainé, Mme Gaëlle Colin, M. Haffide Boulakras, Mme Véronique Court et Mme Nathalie Tulak prêtent successivement serment.)
M. Samuel Lainé, directeur adjoint en charge des recrutements, de la formation initiale et de la recherche de l’École nationale de la magistrature. Je suis magistrat depuis 1997 et actuellement directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature, chargé des recrutements, de la formation initiale et de la recherche. J’ai exercé outre-mer pendant deux années comme substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre.
Je commencerai par le recrutement, avant d’aborder la formation initiale stricto sensu, en axant mon propos sur les thématiques de votre commission d’enquête. Comme le montrent les documents que je ne manquerai pas de vous adresser, l’école, créée en 1958, ne s’est intéressée dans un premier temps, pour définir le profil des populations recrutées, qu’à leur âge et à leur parcours universitaire. Ce n’est qu’à partir de 2012 qu’on voit apparaître dans les archives des indications relatives à l’origine territoriale des personnes recrutées. Faute d’éléments pour la période antérieure, mes propos ne concernent donc que la période qui suit cette date.
Depuis 2012, la part des élèves issus de territoires ultramarins dans les promotions que nous formons est très faible – elle est globalement inférieure à 1 % jusqu’en 2018, année où, sur une promotion de 350 élèves, 6 déclarent – car cette mention est déclarative – provenir de territoires ultramarins soit 1,71 % de la promotion. Il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de chiffre plus élevé. Jusqu’en 2018, la moyenne était plutôt inférieure à 1 % et elle se situe, depuis lors, plutôt autour de 1 %, ce qui est toutefois très faible.
Dans le cadre du projet Classes prépas talents, qui est en cours de portage, l’École nationale de la magistrature a instauré, à l’instar de l’École nationale des greffes, des dispositifs d’égalité des chances pour la préparation d’étudiants boursiers – il s’agissait en effet de la première condition d’éligibilité –, et donc méritants dans leur parcours académique, pour préparer le premier concours étudiant d’accès à la magistrature. Trois classes ont été créées initialement – à Douai, Paris et Bordeaux –, puis, depuis l’arrivée de la nouvelle directrice de l’École, Nathalie Roret, en 2020, quatre autres, toujours dans l’Hexagone. Nous avons toutefois un projet de création d’une classe en Guadeloupe.
Depuis 2019 a été noué avec un groupement d’intérêt public de Nouvelle-Calédonie, dénommé Cadres Avenir, un partenariat au titre duquel ce groupement se charge de sélectionner des étudiants en Nouvelle-Calédonie, tandis que nous réservons dans chacune de nos sept classes prépas talents une place pour ces étudiants. Ce dispositif ne reçoit pas tous les ans des étudiants de Nouvelle-Calédonie, mais il a permis à un certain nombre d’entre eux d’intégrer la magistrature. Si je ne me trompe pas, l’une de ces étudiantes, issue de la promo 2023, est actuellement en poste à Mayotte.
Le message à retenir est que le recrutement dans les territoires d’outre-mer et la représentation de ces derniers dans les publics recrutés pour intégrer l’École nationale de la magistrature sont très faibles.
Très classiquement, le profil type d’un élève recruté est celui d’une élève originaire de la région Île-de-France et qui a suivi des études de droit dans l’une des grandes universités parisiennes. C’est là, sinon la majorité, du moins la population la plus représentée dans nos promotions – ce schéma se reproduit systématiquement depuis plusieurs années, avec 30 % des élèves d’une promotion originaires de l’Île-de-France. La région Nouvelle-Aquitaine est assez bien représentée, mais certaines grandes régions le sont moins, comme la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca), dont la part est de l’ordre de 6 % en moyenne : la représentation est donc assez inégale pour ce qui est de l’origine territoriale.
Historiquement, l’accès aux fonctions dans les juridictions ultramarines était, me semble-t-il, plutôt réservé à des magistrats qui avaient une certaine ancienneté. Permettez-moi d’évoquer à ce propos les circonstances dans lesquelles j’ai été nommé à Pointe-à-Pitre. Après avoir exercé cinq ans dans le Nord, j’ai souhaité changer de région et de fonctions, et j’avais formulé de nombreuses demandes pour des postes situés sur toute la façade Ouest de la France. Ayant aussi en tête d’aller un jour exercer outre-mer, j’ai également fait des demandes pour les Antilles – Martinique et Guadeloupe. Compte tenu toutefois de ce que j’avais pu observer, je pensais être beaucoup trop jeune en ancienneté. En règle générale, en effet, cinq ans d’ancienneté ne suffisaient pas et il en fallait plutôt sept, huit ou neuf pour accéder à un poste aux Antilles. J’ai donc été agréablement surpris de la suite donnée à mes demandes, qui n’était ni Bayonne ni Dax, mais Pointe-à-Pitre. Nous étions en 2002 et on m’a expliqué qu’une modification apportée par le gouvernement à une partie du régime indemnitaire des magistrats nommés en outre-mer avait fait chuter l’attractivité de ces postes. C’est ainsi que je me suis retrouvé être, à 35 ans, le benjamin de toute la cour d’appel de Basse-Terre. Cela a été une expérience formidable. Toujours est-il qu’à cette époque, il était très rare que des postes outre‑mer soient proposés aux magistrats qui prenaient leurs premières fonctions en sortant de l’école.
Ainsi, la formation que j’ai suivie entre 1995 et 1997 ne préparait pas à l’exercice des fonctions en outre-mer. Il existait déjà, toutefois, une formation continue pour celles et ceux qui allaient y être nommés. Pour en avoir bénéficié, je puis dire que cette formation est excellente et très importante.
Si on n’offre jamais de postes en sortie d’école pour Papeete ou Nouméa, on le fait pour les Antilles, la Guyane, La Réunion ou Mamoudzou. Le caractère récurrent de ces propositions de premier poste a conduit l’école, depuis plusieurs années, à intégrer dans la formation initiale des éléments permettant au moins d’informer nos élèves des conditions socio-économiques, matérielles et culturelles dans lesquelles s’exercent les fonctions juridictionnelles dans les territoires où ils sont susceptibles de se voir proposer des postes en sortie d’école. L’ENM y prête, ces dernières années, une attention particulière dans le cadre de la formation initiale.
Cette formation se déroule de trois ou quatre manières que je vais évoquer en distinguant la période où les élèves ne connaissent pas encore leur première affectation et celle qui suit leur choix de ce poste.
Avant le choix des postes, nous proposons aux élèves plusieurs séquences dont certaines touchent toute une promotion et d’autres, pour des raisons tant de capacité d’accueil que de budget, un certain nombre d’élèves seulement. Depuis plusieurs années, nous proposons systématiquement des stages d’immersion permettant aux élèves, en début de scolarité, de passer une semaine dans une juridiction, ou des stages auprès d’avocats ou de partenaires extérieurs, avant de débuter leur période d’études théoriques dans les murs de l’école, à Bordeaux. Chaque année, nous proposons une quinzaine de places de stage dans des territoires ultramarins qui sont susceptibles de leur être proposés en premier poste, ce qui offre à celles et ceux que ça intéresse une première approche de la vie et des contacts avec la juridiction et ses partenaires habituels.
Chaque année aussi, nous envoyons des stagiaires dans des conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD), ce qui leur permet de se rendre dans des points d’accès au droit ou des points justice pour dispenser notamment des consultations d’information sur les droits – étant entendu qu’il ne leur est pas possible de dispenser du conseil juridique stricto sensu, qui est un monopole des avocats. L’intervention d’élèves magistrats en points justice est, de toute façon, prévue dans la circulaire des stages pour tous les élèves, dans l’Hexagone comme outre‑mer.
Par ailleurs, une séquence de formation très pluridisciplinaire intitulée Journée outre-mer est prévue trois mois avant que les élèves n’entrent dans le processus de choix des postes. Est ainsi organisé, entre les élèves d’une promotion encore à l’École qui n’a pas encore choisi ses postes et de jeunes magistrats qui en sont sortis depuis un an ou deux, un temps d’échange sur les réalités de l’exercice de leurs fonctions dans leurs différentes juridictions ultramarines. Nous faisons aussi intervenir des spécialistes des outre-mer, comme des sociologues, pour délivrer des informations sur l’histoire et les sociologies des différents outre-mer. Cette journée est également l’occasion de contacts avec la direction des services judiciaires, qui donne des premières informations sur les conditions statutaires et les régimes indemnitaires spécifiques attachés à l’exercice des fonctions dans les juridictions outre-mer.
Une fois que les postes proposés par le ministère ont été choisis – processus pour lequel les élèves disposent d’environ une semaine et dans lequel l’École nationale de la magistrature, facilitatrice pour la mise à disposition de locaux et pour assurer un soutien bienveillant aux élèves, n’a strictement aucun rôle décisionnel –, intervient une période de formation dénommée « Préparation aux premières fonctions », qui se déroule en deux parties : l’une, théorique, est réalisée à l’École par les formateurs de celle-ci, et l’autre, pratique, est effectuée en juridiction. La partie théorique démarre avec une journée exclusivement dédiée aux élèves qui ont pris un poste en outre-mer. La philosophie est donc semblable à celle de la journée consacrée à l’outre-mer pour toute la promotion, mais beaucoup plus orientée sur les territoires où ces élèves seront nommés.
Les élèves concernés effectuent ensuite une partie de leur stage pratique préparatoire aux premières fonctions dans la juridiction dans laquelle ils doivent être nommés. Nous sommes en train de changer l’organisation de ce stage, car il m’a semblé qu’un stage d’une semaine à Mayotte, par exemple, était un peu court et qu’il vaudrait mieux y rester trois semaines, ne serait-ce que pour pouvoir faire le tour des collègues présents et commencer à faire des rencontres protocolaires avec les partenaires avec lesquels ils seront amenés à travailler, ainsi que pour pouvoir commencer à prospecter pour trouver un logement. De fait, les élèves en reconversion professionnelle sont de plus en plus nombreux – quelque 40 % d’une promotion. Or ces élèves, qui ne sortent pas directement de leurs études, peuvent être installés dans une vie familiale, avec conjoint et enfants, ce qui a évidemment des implications.
Les élèves ont toutefois refusé cette proposition d’allonger le stage, au motif que leur régime indemnitaire n’était pas susceptible d’augmentations liées à leur présence dans un territoire ultramarin. La durée d’une semaine a donc été maintenue, mais nous avons décidé, d’une manière un peu arbitraire – et pour d’autres raisons –, pour la promotion 2024, qui est actuellement en stage juridictionnel, d’élargir la durée du stage à trois ou quatre semaines, mais de le faire pour tous les élèves, dans l’Hexagone comme outre-mer : ils feront ainsi quasiment la moitié de leur stage pratique de préparation aux premières fonctions dans la juridiction dans laquelle ils seront nommés.
Enfin, nous avons décidé l’année dernière, après une réflexion de deux ans en lien étroit avec le ministère de la justice et pour la première fois depuis la création de l’École, d’envoyer les élèves en stage de formation initiale au sein de juridictions ultramarines. Cette partie de la formation est à la fois longue et très importante, car c’est celle sur laquelle est évaluée l’aptitude des élèves à devenir ou non magistrats. Ils font en effet l’objet d’évaluations notées durant leur formation mais, tout au long de leur stage en juridiction, ils sont évalués par un maître de stage sur leur capacité à exercer les fonctions de magistrat : c’est un moment charnière dans la scolarité d’un élève magistrat. Nous avons donc décidé d’envoyer des élèves de l’école effectuer leur stage en juridiction dans des juridictions ultramarines : au tribunal judiciaire de Cayenne ; aux Antilles, de mémoire, trois stagiaires sont affectés au tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, deux au tribunal judiciaire de Basse-Terre, trois à Fort-de-France ; pour La Réunion, trois à Saint-Denis et deux à Saint-Pierre. Soit seize stagiaires au total, qui ont débuté leur stage au mois de mars dernier et ont tous déjà fait l’objet d’une évaluation chiffrée par des magistrats de l’École qui ont fait le déplacement pour les observer lors d’une séquence en juridiction.
Le stage ne se termine que l’année prochaine, mais je peux vous en dire plusieurs choses à ce stade. Premièrement, l’annonce de l’envoi d’élèves magistrats a été très favorablement accueillie par les juridictions. Il faut savoir qu’on nous avait renvoyé le sentiment que la justice qui était déployée là-bas n’était pas une bonne justice ; raison pour laquelle on ne pouvait pas envoyer de stagiaires s’y former. Deuxièmement, la formation, à ce stade, se déroule très bien. Les formateurs permanents de l’École qui ont fait le déplacement dans les différentes juridictions pour observer les élèves en situation professionnelle ont trouvé qu’ils étaient très bons, et donc qu’ils avaient été bien formés aux exercices sur lesquels ils étaient évalués. Donc, pour le moment tout se passe bien.
Il y a néanmoins un petit bémol, lié à des situations individuelles. Une élève a en effet perdu son père dans l’Hexagone alors qu’elle était outre-mer – ce n’est jamais facile et c’est un élément qu’il faut avoir à l’esprit quand on envisage d’exercer en territoire ultramarin. Une autre élève s’est trouvée en difficulté dans la cohabitation permanente avec ses homologues, mais cela arrive aussi à l’École à Bordeaux : il n’y a donc pas de particularisme lié à l’outre-mer en la matière.
Le bilan est donc très positif et nous avons, de toute façon, déjà décidé de reconduire cette formule l’année prochaine, avec toutefois une place en moins, parce que le tribunal de Cayenne a fait valoir que trois stagiaires représentaient une charge trop importante. De fait, dans une juridiction, l’accueil pendant quarante-deux semaines d’un stagiaire dont il faut s’occuper, qu’il faut suivre et auquel il faut faire des retours sur ses productions est un travail qui s’ajoute au reste.
Je précise que ce stage de quarante-deux semaines comprend quinze jours de stage en service enquête et quinze jours en établissement pénitentiaire.
S’agissant de la sortie de l’école, il est arrivé et il arrivera certainement encore que le premier poste ne soit pas choisi mais imposé, même si j’observe que c’est de moins en moins le cas. En effet, les élèves ont parfaitement intégré le fait qu’il est possible d’être envoyé outre-mer dès la première prise de fonction : cette éventualité est désormais anticipée et n’est donc plus vécue comme une fatalité. De plus, même si ce n’est qu’une supposition, je pense que la possibilité de réaliser le stage juridictionnel ou le stage en cabinet d’avocat dans ces territoires crée des vocations.
Ainsi, contre toute attente, plusieurs élèves parmi les 380 qui ont composé la grande promotion 2023 ont été déçus de ne pouvoir être affectés à Mamoudzou, car il n’y avait que trois postes disponibles. En effet, une petite dizaine d’élèves souhaitaient y aller ensemble, car la juridiction les intéressait. C’est un phénomène que j’ai régulièrement rencontré ces dernières années. D’ailleurs, j’ai remarqué que Cayenne, qui était plutôt vue comme une affectation problématique par les diplômés, est depuis deux ou trois ans demandée par des élèves situés en haut de classement.
J’en conclus donc que la proposition désormais systématique de postes en outre-mer en fin de scolarité et l’investissement de l’ENM en faveur d’actions de formation et de stages dans ces territoires favorisent l’envie d’aller y occuper un premier poste. D’autres éléments ont certainement été évoqués par le directeur des services judiciaires, que vous avez auditionné hier, comme l’accompagnement au retour dans l’Hexagone, avec la certitude de pouvoir choisir son poste suivant. Ce dispositif, inédit dans la magistrature – en trente ans de carrière, je n’ai jamais rien vu de semblable – est perçu avec beaucoup d’intérêt par les élèves magistrats et contribue nécessairement à les convaincre de faire ce saut, qui n’est toutefois pas dans l’inconnu, vu qu’ils ont reçu une formation.
Mme Gaëlle Colin, sous-directrice en charge de la formation continue à l’ENM. Pour reprendre la même présentation que M. Lainé, je suis magistrate depuis 2008 et j’ai exercé pendant quatre ans en Martinique il y a de cela quelques années. La sous-direction de l’ENM que j’ai le plaisir de diriger a la lourde charge de former les près de 9 500 magistrats français, tous étant soumis à une obligation de formation continue à hauteur de cinq jours par an durant l’intégralité de leur activité professionnelle, soit pendant environ quarante ans pour un magistrat sorti de l’ENM juste après ses études supérieures.
L’offre de formation est structurée autour de deux grands axes.
Il y a d’abord une offre de formation nationale, qui s’adresse à l’ensemble des magistrats, qu’ils soient en poste en métropole ou outre-mer. Ces formations sont centralisées à Paris et se déroulent essentiellement en présentiel. L’idée est de réunir les magistrats une fois par an autour de l’une de nos 550 actions de formation, qui sont donc très variées. Je précise que cette obligation est de plus en plus respectée, en l’occurrence par plus de 80 % des magistrats. J’y reviendrai, l’une des sessions phares de notre catalogue est dédiée à l’exercice juridictionnel outre-mer.
Le second axe est une offre régionale, que nous appelons « formation continue déconcentrée et délocalisée ». Il s’agit de formations financées par l’ENM, mais organisées, conduites et conçues par les magistrats délégués à la formation dont nous disposons dans chacune des cours d’appel de France. À cet égard, malgré le contexte de restrictions budgétaires que nous connaissons, il a été décidé en 2025 d’augmenter les crédits alloués aux cours d’appel ultramarines pour favoriser l’accès à la formation des magistrats qui y travaillent, ainsi que de leurs collaborateurs.
Si j’entre maintenant dans le détail, la formation nationale dont je parlais, qui s’intitule « Être magistrat outre-mer », existe depuis fort longtemps – je l’ai moi-même suivie il y a plus de dix ans – et figure parmi nos best-sellers. D’une durée de trois jours, elle est ouverte à trente‑cinq magistrats, même si, en pratique, le nombre de participants est souvent supérieur à quarante. Elle s’adresse aux magistrats qui viennent d’apprendre leur affectation outre-mer, qui ne sont pas encore partis et qui souhaitent se former dans cette perspective ; aux magistrats qui envisagent une mutation et qui souhaitent se renseigner sur un ou plusieurs territoires avant de faire leur choix ; aux magistrats déjà en poste et qui n’ont pas eu le temps de suivre une formation avant leur prise de fonction. La formation se déroule à Paris et toujours au mois de juin, afin d’être adossée à la période des congés d’été et ainsi d’optimiser les déplacements.
L’objectif général est évidemment de participer à l’attractivité des territoires ultramarins. Il s’agit de donner toutes les informations utiles pour que les magistrats soient avisés le plus tôt possible des spécificités de leur futur environnement professionnel, ainsi que de l’histoire et de la sociologie des territoires, de sorte de pouvoir se concentrer sur l’exercice normal de leur activité juridictionnelle une fois sur place.
La formation est dirigée par un procureur général ayant exercé à plusieurs reprises outre-mer : M. Éric Corbaux, en poste à la cour d’appel de Bordeaux. Son déroulé évolue régulièrement mais, pour l’heure, la première journée est dédiée aux concepts communs à tous les territoires ultramarins, avec une matinée à la DGOM, la direction générale des outre-mer, avec un focus sur les questions déontologiques en lien avec le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et la direction des services judiciaires, et avec des propos généraux sur l’exercice juridictionnel. Quant aux deux autres journées, elles sont consacrées aux différents territoires. Une matinée est dédiée à la Polynésie et à la Nouvelle-Calédonie, un après-midi aux territoires de l’océan Indien, une matinée aux Antilles et le dernier après-midi à Saint-Pierre-et-Miquelon et à la Guyane.
Enfin, de manière déconcentrée, quarante-deux actions de formation ont été organisées par les cours d’appel ultramarines en 2024, qui fut une année assez active, sachant que 2025 le sera encore davantage. Les thématiques abordées ont été très variées, allant de sujets très juridiques et techniques à la question de l’orpaillage en Guyane, ou encore des violences conjugales aux Antilles. Les thèmes diffèrent d’un territoire à l’autre, mais c’est le propre des formations continues déconcentrées d’un point de vue général.
M. Haffide Boulakras, directeur adjoint en charge de la formation continue, de l’international et des publics spécialisés de l’ENM. Je suis moi aussi magistrat, directeur adjoint du deuxième établissement de l’ENM, situé à Paris, et à ce titre chargé de la formation continue – que Gaëlle Colin a parfaitement présentée –, ainsi que de l’international et des publics spécialisés.
S’agissant de l’international, l’école accompagne des magistrats étrangers, coopère avec des instituts d’autres pays et, si nécessaire, forme des magistrats nationaux sur des questions internationales. Pour ce qui est des outre-mer, nous avons organisé des formations spécifiques sur des réalités qui les concernent, à l’instar de la lutte contre le trafic international de stupéfiants. La session en question a réuni nos collègues en poste dans la zone caraïbe et différents interlocuteurs avec lesquels ils peuvent être en contact de manière formelle ou informelle pour le traitement de leurs dossiers.
Par ailleurs, contrairement à ce que son nom indique, l’ENM ne forme pas que des magistrats, mais aussi onze publics spécialisés distincts, appartenant à deux grandes catégories. Il y a d’abord les personnes qui rendent justice en lieu et place de magistrats de l’ordre judiciaire, mais sans être eux-mêmes magistrats de carrière. Il s’agit des juges élus, des conseillers prud’hommes, des juges consulaires. Et il y a ensuite les membres de l’équipe juridictionnelle, qui aident les magistrats dans leurs décisions judiciaires, parmi lesquels figurent les délégués du procureur ou encore les attachés de justice. La volonté de l’École de la magistrature est d’accompagner tous ces acteurs qui rendent justice, d’ailleurs pas toujours dans des conditions faciles.
Historiquement, notre modèle est jacobin, Paris accueillant les formations. S’agissant des publics spécialisés, notre exercice est beaucoup plus régionalisé. Un grand nombre de délégués locaux sont en effet en mesure d’accompagner ces acteurs, notamment en outre-mer. Nous agissons d’autant plus volontiers de cette manière que la formation initiale de ces publics est impérative. Un conseiller prud’homme, par exemple, doit obligatoirement suivre une formation dans un délai donné pour avoir le droit d’exercer. Or si nous demandons aux conseillers ultramarins de venir à Paris pour se former, il y a des chances pour qu’ils ne le fassent pas, ce qui sera préjudiciable non seulement pour leur dossier administratif, mais pour la justice locale elle-même. Et cela est valable aussi pour les délégués du procureur ou encore pour les personnes travaillant dans les tribunaux mixtes de commerce, qui sont une spécificité locale. Pour ces dernières, nous avons d’ailleurs organisé pour la première fois une session spécifique de formation de huit jours dans les Caraïbes en 2024 et dans l’océan Indien en 2025.
Pour résumer, pour ces populations qui nous aident à rendre justice et qui ne sont pas nécessairement visibles, l’idée consiste à sortir du modèle selon lequel les formations ont lieu à Paris, au profit d’une régionalisation, voire de sessions à distance.
Dernier exemple : les attachés de justice, qui sont recrutés localement pour accompagner les magistrats dans leurs missions quotidiennes, peuvent suivre un webinaire intitulé « Les midis des attachés de justice ». Ce sont des séances d’une heure pour les tenir au courant de l’actualité juridique et leur transmettre les fondements minimaux à connaître pour exercer leurs fonctions.
Mme Véronique Court, directrice de l’École nationale des greffes. Outre mes fonctions à l’École nationale des greffes (ENG), je suis directrice des services de greffe judiciaires. Située à Dijon, l’ENG est une école unique chargée de former tous les personnels de greffe, à commencer par ceux inscrits en formation initiale après l’obtention du concours, à savoir les greffiers, les directeurs des services de greffe judiciaires et, depuis la récente réforme, les cadres greffiers. La formation des directeurs des services de greffe et des greffiers dure dix-huit mois, en alternance encore l’école et plusieurs stages très importants en juridiction.
En proportion, davantage d’ultramarins – nous nous fondons sur l’adresse fournie par les candidats – figurent parmi les lauréats du concours interne que du concours externe, mais leur part progresse, étant passée de 2 à 3 % il y a quelques années à 4 à 6 % désormais.
Je précise que l’ENG reçoit quatre promotions de 260 greffiers par an, un premier concours nous permettant d’accueillir des stagiaires en mars et en avril et un second en septembre et en octobre. Cette organisation est nouvelle et découle directement des états généraux de la justice et de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, qui prévoit des créations de postes de greffier.
Plus précisément, ces derniers commencent leur scolarité par trois mois de formation à Dijon, puis ils partent en stage, étant entendu que nous les préparons à la possibilité d’une prise de fonction en outre-mer. À cet égard, à l’image de l’École nationale de la magistrature, ce n’est que depuis peu que des postes de greffier sont proposés dans les territoires ultramarins dès la sortie de l’école. Ces postes, jusqu’ici en nombre insuffisant, étaient d’ailleurs très recherchés par les collègues prioritaires pour y être affectés au vu de leurs intérêts moraux et matériels. Désormais, des postes sont proposés à Cayenne et à Mayotte.
Je pourrai vous communiquer des chiffres sur plusieurs années, mais parmi les six promotions que nous avons accueillies en 2023 – une de directeurs, cinq de greffiers, car nous avons eu une promotion rattachée – et les 691 stagiaires qui les ont composées, 17 ont été nommés en outre-mer, soit 2,46 % du total. En 2024, sur les sept promotions – une de directeurs, six de greffiers – et les 1 100 stagiaires, 33 ont été affectés dans ces territoires. Ma collègue Nathalie Tulak vous expliquera de quelle manière nous préparons les étudiants à leur prise de poste.
S’il est donc devenu plus fréquent d’effectuer sa première affectation outre-mer, c’est aussi parce que d’autres concours spécifiques à ces territoires sont organisés. Il s’agit d’abord des concours nationaux à affectation locale (Cnal), qui concernent les ressorts de Cayenne et de Mayotte et dont les lauréats sont assurés d’y être affectés et de pouvoir ainsi rester dans leur bassin de vie. Il s’agit ensuite des concours statutaires locaux spécifiques à la Polynésie, territoire où les reçus sont également assurés d’être affectés. Ces derniers concours n’ont pas lieu tous les ans, mais nous avons reçu à ce titre des collègues polynésiens en formation ces trois dernières années.
Je précise que contrairement à l’ENM, l’ENG est un service à compétence nationale rattaché à la direction des services judiciaires du ministère de la justice et qu’elle n’est chargée que de la formation, ce qui est déjà beaucoup. Le recrutement n’est donc pas une compétence de l’école, mais du ministère et plus particulièrement de la sous-direction des ressources humaines des greffes. Dit autrement, le recrutement, l’organisation des concours et la désignation des élèves admis appartiennent au ministère, tout comme, à l’instar de l’ENM, l’établissement de la liste des postes proposés en sortie d’école. L’ENG est responsable de l’évaluation des stagiaires et de leur classement.
S’agissant des affectations, une réforme entérinée en 2023 prévoit que les greffiers doivent effectuer leurs six derniers mois de stage dans leur première juridiction, après le choix de poste. Or, à l’image des magistrats, les greffiers ou directeurs des services de greffe stagiaires sont rémunérés par l’école et n’ont donc statutairement pas droit aux avantages financiers des titulaires, notamment au titre de la vie chère. En conséquence, les stagiaires nommés dans les territoires ultramarins sont mis en difficulté, car ils ne perçoivent pas la rémunération adéquate pour occuper leurs fonctions dans les meilleures conditions.
Pour pallier cette situation qui concerne les stagiaires nommés à Cayenne et à Mayotte, l’école propose une semaine de prise de contact avec la juridiction. L’ENG prend en charge les frais de transport et de formation, tandis que les juridictions, cours d’appel et services administratifs régionaux couvrent les dépenses d’hébergement. De cette manière, les étudiants peuvent rencontrer leurs futurs collègues avant leur prise de poste officielle, anticiper leur implantation et recueillir toutes les informations utiles, notamment en matière de logement – même si nous leur en donnons aussi en amont. Cette semaine de prise de contact est très récente pour les greffiers, alors qu’elle existe depuis plus longtemps pour les magistrats.
De même, nous pouvons adapter le stage de fin d’études aux réalités des territoires, dont les possibilités d’accueil sont différentes. Certains demandent en effet d’organiser des stages dans d’autres juridictions de l’Hexagone pour préparer au mieux les stagiaires à leur prise de poste si la ressource locale sur certaines procédures est insuffisante. Nous pouvons ainsi adapter la fin de cursus aux besoins de la juridiction et aux difficultés que le stagiaire peut pressentir.
En revanche, les stagiaires déjà implantés dans les territoires ultramarins ne présentent pour nous aucune difficulté, dans la mesure où ils disposent déjà d’un logement et de la présence de leur famille. Ils peuvent donc tout à fait accomplir leurs stages pratiques, d’une durée de six à huit mois, et leur fin de cursus en outre-mer.
Je reviens un instant sur les choix de postes pour évoquer une pratique intéressante, conduite par la direction des services judiciaires. Comme à l’ENM, les choix des stagiaires de l’ENG sont en général conscients, c’est-à-dire que jusqu’en milieu de classement, ceux affectés outre-mer l’ont voulu. Cependant, dans la mesure où il existe un numerus clausus, tous les postes doivent être pourvus. Mais si les derniers disponibles se trouvent à Cayenne ou à Mayotte et qu’ils posent trop de difficultés aux stagiaires de bas de classement, ceux-ci peuvent être affectés à une juridiction hexagonale et la direction des services judiciaires travaille alors avec les juridictions pour que les postes ultramarins ne restent pas vacants. Il n’existe donc plus de mobilité forcée vers des territoires perçus par certains comme problématiques, sachant que les stagiaires les moins bien classés doivent en outre bénéficier d’un accompagnement nettement plus important pour faciliter leur première prise de poste.
De la même manière qu’à l’ENM, nous avons ouvert une classe prépa Talents (CPT) en amont du concours pour les greffiers et pour les directeurs ; elle a pris la suite de la classe prépa intégrée. L’École nationale des greffes fournit un effort supplémentaire dans le cadre d’une politique d’égalité des chances qui nous tient à cœur : nous les hébergeons pendant toute leur scolarité à Dijon et même au-delà puisque nous leur proposons, dans le cadre d’un partenariat avec l’université de Bourgogne, de passer une année diplômante : les classes prépas leur permettent d’obtenir des diplômes universitaires pris en charge par l’École nationale des greffes. Chaque année, une vingtaine de personnes sont retenues sur 60 à 120 candidats. Depuis 2020, 11 élèves des classes prépas Talents sont venus préparer le concours à l’ENG, avec un taux de réussite exceptionnel de 100 %.
En parallèle, nous avons conclu des conventions particulières avec les universités dans les territoires ultramarins. Une convention tripartite a notamment été signée avec la cour d’appel de Cayenne et l’université de Guyane pour proposer aux étudiants des stages, leur faire découvrir les métiers du greffe et les inciter à passer les concours de l’ENG. Depuis, l’université a créé un IEJ (institut d’études judiciaires) ; cette convention a donc perdu de son utilité mais c’était une initiative intéressante. En Nouvelle-Calédonie, quelques stagiaires ont pu bénéficier du groupement d’intérêt public (GIP) Formation Cadres Avenir, notamment un directeur qui évoque régulièrement l’intérêt de cette procédure, par exemple pour la prise en charge des frais de déplacement – ce que ne font pas les classes prépas Talents, le statut d’élève CPT ne le permettant pas : le trajet pour venir à Dijon est donc à la charge des élèves.
J’en viens à la formation continue. Comme à l’ENM, nous proposons un catalogue de formations. Chaque année, l’ENG organise en propre entre 250 et 300 sessions, tandis que chaque cour d’appel propose un plan local de formation. Les offres de formation locales et nationales sont harmonisées en lien avec la circulaire de cadrage de la direction des services judiciaires. Je ne peux vous parler que des formations nationales, qui relèvent de ma compétence.
Par principe, les collègues en poste dans les territoires ultramarins sont prioritaires pour venir à Dijon lorsqu’ils formulent une demande de formation continue. Cela soulève toutefois la question du coût des déplacements, plus important lorsque l’on vient d’un territoire ultramarin. Certaines cours d’appel fixent de ce fait une limite à un déplacement par an pour venir à Dijon, sachant en outre que, l’offre de formation étant multiple, ce problème concerne également les formations assurées par les cours d’appel et dans le cadre de la formation transverse interministérielle.
Par ailleurs, et c’est devenu une priorité, nous avons développé des modules asynchrones de formation en distanciel. Ils sont disponibles pour tous les personnels de greffe, tant métropolitains qu’ultramarins, sur la plateforme de l’école ou sur la plateforme Mentor. De plus, l’école a créé des classes virtuelles et des modules spécifiques permettant de répondre à distance aux besoins d’accompagnement des territoires ultramarins.
À titre d’exemple, nous avons accompagné l’implantation du logiciel pénal Cassiopée à Saint-Pierre-et-Miquelon, avec un greffier référent sur place et nos formateurs qui, depuis l’école, se calent sur les horaires locaux pour animer ces formations en distanciel. Celles-ci sont hors catalogue et nous travaillons directement avec le responsable régional de la gestion de la formation et les chefs de cours. De même, Mayotte constitue pour nous une priorité, d’autant plus que les personnels sont moins nombreux. Nous accompagnons nos stagiaires à Mayotte et, en fonction de la compétence et de la procédure, nous désignons des formateurs intervenant à distance, qui deviennent des référents.
Mme Nathalie Tulak, coordinatrice des relations internationales et de l’outre-mer de l’École nationale des greffes. Le parcours de formation initiale comporte une séquence pédagogique de trois heures consacrée à la sensibilisation à l’exercice professionnel en outre-mer. Cela concerne quatre à cinq promotions par an.
Les sujets abordés concernent les aspects géographiques, économiques, judiciaires, sociologiques, historiques, administratifs et contiennent également des conseils pratiques. Je coanime cette séquence avec un représentant de la direction des services judiciaires qui est chargé de la cellule accompagnement outre-mer. En outre, un ou plusieurs représentants de territoires ultramarins interviennent également, généralement à distance, afin de témoigner de leur expérience et surtout d’échanger avec les stagiaires dans un jeu de questions-réponses.
La même séquence est proposée dans le cadre de la formation continue, sur deux jours à deux jours et demi. Intitulée « Un projet professionnel : exercer en outre-mer », elle s’adresse à tout agent des greffes, quelle que soit sa catégorie, qui envisage à une période de sa carrière de solliciter une mobilité ultramarine.
Jusqu’à la pandémie, cette séquence se tenait annuellement. Contrairement à l’ENM, où cette formation rencontre un fort succès auprès des magistrats, nous avons dû en revoir la fréquence : elle n’est plus proposée qu’une fois tous les deux ans parce que nous n’avons pas suffisamment de candidats. Cela peut poser une petite difficulté pour des gens qui souhaiteraient vraiment faire une mobilité ; ils seraient toutefois les bienvenus s’ils s’inscrivaient alors qu’ils ont déjà pris leur poste en outre-mer.
Construite selon les mêmes thématiques que celles existant dans le cadre de la formation initiale, elle prévoit en outre une demi-journée de rencontres avec des agents – greffiers ou directeurs de greffe – ayant exercé dans un territoire ultramarin et récemment rentrés dans l’Hexagone. Je veille en outre à ce que chaque territoire soit représenté afin de pouvoir parler du contexte. Jusqu’en 2019, je faisais ainsi appel au directeur de la Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris pour évoquer le contexte néo-calédonien et le droit coutumier. Ses interventions de qualité étaient très appréciées ; il est malheureusement décédé pendant la pandémie.
Nous travaillons depuis six mois à la création d’un module Mentor qui s’intitule « Exercer en outre-mer ». L’objectif est de le proposer à tous les stagiaires en formation professionnelle et à tout agent en poste en juridiction à compter de septembre 2025. La réflexion porte actuellement sur les modalités du parcours avec d’abord une auto-formation – c’est le principe d’un module Mentor – puis un temps d’échange avec moi – soit individuel, soit en groupe, selon le nombre de personnes – afin d’aller un peu plus loin que ce qui peut être consulté sur le module Mentor.
Une de mes missions, en tant que coordinatrice pour l’outre-mer, est de renforcer la dynamique de la formation dans les territoires ultramarins avec mes collègues responsables de la gestion de la formation sur place. L’objectif est d’établir des diagnostics des besoins de formation pour les agents en poste et de voir comment l’ENG peut favoriser leur montée en compétence.
M. le président Frantz Gumbs. Il s’agit pour nous de savoir si et comment vous contribuez à réduire l’inégal accès à la justice et aux droits que nous percevons quand il s’agit des citoyens des outre-mer.
Pouvez-vous nous dire en quelques mots quel parcours doit suivre un bachelier pour intégrer vos écoles ? Quels sont les obstacles ? Combien de temps se passe-t-il entre le moment où il passe le bac et sa sortie de l’École nationale de la magistrature ou de l’École nationale des greffes ? Quelles sont les étapes ?
Par ailleurs, dans deux territoires ultramarins très spécifiques, Wallis-et-Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon, la justice dans son ensemble – magistrats, avocats, greffiers – est dans un format extrêmement réduit ou inexistant. Quelle pourrait être votre contribution pour améliorer la compétence des personnes qui interviennent dans ce domaine dans ces territoires ?
M. Samuel Lainé. Pour répondre à votre première question, il n’y a pas de profil type. Certains bacheliers qui intègrent l’école sont des littéraires, d’autres des scientifiques.
M. le président Frantz Gumbs. Que doivent faire des jeunes actuellement en terminale s’ils veulent devenir magistrats ?
M. Samuel Lainé. Au niveau du lycée, il n’y a pas de parcours, de la seconde jusqu’au bac, qui destine ou prédestine à l’accès à l’École nationale de la magistrature : on trouve tous les profils.
Ensuite, assez naturellement, c’est plutôt vers des études de droit qu’il convient de s’orienter puisqu’on entre à l’École nationale de la magistrature par un concours qui sanctionne des connaissances dans différents domaines du droit. Le master 1 est exigé pour se présenter au concours mais, statistiquement, plus de 90 % des lauréats du premier concours – celui ouvert aux étudiants – sont titulaires d’un master 2. Vous aurez un écho similaire avec l’École nationale des greffes.
M. le président Frantz Gumbs. Que se passe-t-il ensuite, après la réussite au concours ?
M. Samuel Lainé. Après le concours, on entre à l’École nationale de la magistrature pour suivre une formation de 31 mois, rémunérée 2 000 euros net par mois. La formation se répartit entre la formation à l’école – 40 % du temps – et des stages à l’extérieur – 60 % du temps – pour préparer huit fonctions différentes. À l’issue, un classement est établi et le choix des postes se fait en fonction du classement. Ensuite, on prend ses premières fonctions, dans lesquelles on est censé rester au moins trois ans. La rémunération sur ce premier poste commence à 3 000 euros net par mois, hors régime spécifique pour l’outre-mer.
Mme Véronique Court. La difficulté que rencontre l’École nationale des greffes, c’est que nos métiers ne sont pas très connus. Quand on fait un sondage dans les classes, quelques élèves se destinent à la magistrature ou à l’avocature, mais ceux qui connaissent nos métiers sont très rares. Notre premier enjeu est donc de faire connaître les métiers du greffe.
Pour passer le concours de greffier, il suffit d’un bac+2 mais, en réalité, ceux qui font des études de droit – si tous nos stagiaires n’ont pas un diplôme en droit, c’est le public majoritaire – passent d’abord les diplômes. Une fois qu’ils ont obtenu la licence ou le master, ils se rendent compte que le concours qu’ils visaient au départ n’est pas si facile que cela à obtenir et s’interrogent sur d’autres concours. C’est ainsi qu’ils découvrent le concours de l’École nationale des greffes. Le public cible est donc identique pour des métiers à l’attractivité différente. Les étudiants peuvent obtenir des informations par les universités ou par les salons de l’étudiant, où nous sommes de plus en plus présents.
M. le président Frantz Gumbs. Une fois que l’on a réussi le concours de greffier, que se passe-t-il ensuite ?
Mme Véronique Court. Après avoir réussi le concours, les lauréats intègrent l’école à Dijon, où ils sont hébergés et rémunérés en tant que greffiers stagiaires ou directeurs stagiaires. C’est le premier pas avant la titularisation : ils sont déjà considérés comme des fonctionnaires. La formation dure 18 mois.
M. Davy Rimane, rapporteur. Un élève de l’École nationale de la magistrature doit faire des stages. Or la rémunération des stagiaires est figée, ce qui peut être un obstacle à leur venue dans nos territoires, qui connaissent des problèmes de vie chère. Il est anormal qu’un auditeur de justice ne puisse bénéficier d’une rémunération adaptée au territoire où il accomplit son stage. Le législateur a sans doute un rôle à jouer pour améliorer ses conditions de travail.
Quelles actions les élus pourraient-ils mettre en place dans ces territoires pour améliorer la connaissance du métier de greffier et susciter des vocations dès le lycée ?
Concernant l’accès à la justice et au droit, le premier problème tient au fait que quasiment 100 % des personnes qui rendent la justice dans nos territoires ne nous ressemblent pas. Cela crée de la distance et provoque la méfiance de nos concitoyens. La barrière physique est toujours là : les justiciables se ressemblent, ceux qui rendent la justice se ressemblent aussi, mais les deux ne se ressemblent pas.
Vous avez évoqué les classes prépas Talents. L’une d’entre elles est train de se mettre en place en Guadeloupe. A-t-elle vocation à rayonner dans tous les territoires ultramarins ou bien sur le bassin Antilles-Guyane ? Combien de places comportera-t-elle ? Ces informations peuvent nous permettre de susciter très rapidement chez nos jeunes l’envie de s’orienter dans cette voie et de les y accompagner.
M. Samuel Lainé. Ce projet est en cours de portage. Nous limitons à 18 le nombre de places par classe afin que les groupes puissent travailler correctement, avec une véritable émulation. C’est une vraie prépa, avec 300 heures de cours à l’année, trois concours blancs – chaque concours blanc dure une semaine non-stop – et des galops d’essai chaque semaine. C’est assez intensif, c’est dur, mais cela conduit à la réussite.
Le projet tel qu’il est envisagé ne peut pas fonctionner sans des partenariats avec des juridictions administratives et judiciaires et des universités. Ceux-ci existent déjà, et c’est tout l’intérêt d’aller vite maintenant. Cela ne peut fonctionner autrement.
Je constate, quand je participe à la commission de sélection des élèves qui souhaitent rejoindre les sept classes prépas Talents, que quelques étudiants ultramarins candidatent et sont reçus. Mais le fait de positionner une classe prépa Talents dans un territoire ultramarin permettra d’attraire d’autres étudiants et peut favoriser l’augmentation de l’intégration dans la magistrature de personnes originaires des outre-mer.
Cela étant, pour l’avoir vécu quand je travaillais en outre-mer avec une collègue qui était arrivée en même temps que moi et qui était originaire du territoire où nous exercions, j’appelle votre attention sur le fait qu’il n’est pas si simple de concilier la présence de sa famille et de ses connaissances avec l’obligation d’impartialité. C’est une situation que l’on rencontre aussi dans l’Hexagone : quand un proche travaille dans un service avec lequel la juridiction est régulièrement en relation, il faut faire savoir que l’on ne traitera pas ses dossiers parce que c’est une question d’impartialité.
Mme Véronique Court. S’agissant de la rémunération, je vous rejoins. Les textes restreignent, au niveau statutaire, l’attribution de certaines primes spécifiques à l’outre-mer au fait d’être titulaire, ce qui nous gêne beaucoup pour la rémunération versée aux stagiaires. Quand le dernier stage est de trois semaines, on peut s’arranger ; quand il dure six mois, c’est un véritable enjeu financier – le stagiaire est mis en difficulté.
S’agissant des vocations, il a été question des universités et des masters, qui correspondent au public majoritaire, mais ce n’est pas le seul ; nous avons un panel de stagiaires qui viennent de tous les horizons, au-delà des études de droit. Un levier intéressant, dans lequel il faudrait s’investir plus, est celui des cordées de la réussite. Des partenariats entre les juridictions, les collèges et les lycées existent, et ces dispositifs peuvent être encore enrichis. Les classes prépas talents sont le niveau suivant, une fois que les personnes remplissent les conditions pour passer le concours. Pour faire connaître les métiers, il faut être présent dans le cadre des forums, des journées découverte et des stages de troisième, mais les cordées de la réussite peuvent également apporter une contribution utile.
Pour ce qui est des « personnes qui nous ressemblent », je vous remettrai peut-être quelques interviews et quelques photos de promotion : nous avons vraiment des publics hétéroclites, qui représentent globalement tous les horizons et tous les territoires, et correspondent à des parcours très différents. Nous avons, en effet, trois types de concours : un concours externe, qui constitue un cursus assez classique ; une troisième voie, appelée chez nous le « concours des E », pour des personnes ayant des expériences professionnelles différentes et même, là encore, complètement hétéroclites ; et enfin, un plan de requalification inédit, sur une période de trois ans, d’adjoints administratifs en greffiers, par exemple, qui permet 733 promotions. La représentation des territoires ultramarins est bien identifiée et importante dans les chiffres que nous avons rassemblés. S’agissant des personnels de greffe, la ressemblance avec la réalité sociale est assez forte.
M. Michaël Taverne (RN). Le volet financier compte incontestablement : il faut assurer un accompagnement des élèves, notamment pour les outre-mer. Les élèves bénéficient dès leur entrée à l’École nationale de la magistrature, si j’ai bien compris, d’un stage d’immersion d’une semaine. Y en a-t-il aussi dans les outre-mer ?
M. Samuel Lainé. Nous proposons quelques places, mais pas pour tout le monde : il y en a au maximum une dizaine, alors que les promotions comptent actuellement entre 450 et 500 élèves. C’est notamment lié aux capacités d’accueil.
M. Michaël Taverne (RN). Pour assurer une bonne connaissance des particularités des territoires ultramarins, il faut une prise en compte de l’environnement général. Ne pensez-vous pas qu’une durée d’une semaine est un peu courte ? Ne faudrait-il pas passer à trois semaines, comme pour les stages pratiques « premières fonctions » ? Il faudrait une harmonisation, afin de permettre une meilleure prise en compte des particularités des territoires ultramarins.
M. Samuel Lainé. Je suis tout à fait d’accord. C’est d’ailleurs aussi dans cet objectif que nous avons mis en place cette année, pour la première fois, des stages qui durent quarante-deux semaines, dans une juridiction et en dehors de celle-ci, c’est-à-dire également dans les établissements pénitentiaires et les services d’enquête. Cela permet de s’immerger bien davantage dans un territoire.
M. Michaël Taverne (RN). Pour avoir exercé dans un pays étranger, du Moyen-Orient, même si c’était dans un autre domaine, je peux dire qu’il est important de s’acclimater à un environnement nouveau et à ses particularités. Par ailleurs, nous avons voté une loi de programmation pour la justice et nous aimerions voir ses résultats, notamment pour nos compatriotes ultramarins, qui ont également droit à une justice efficace.
Vous avez dit que les reconversions représentaient en général 40 % des effectifs au sein d’une promotion et les élèves originaires des territoires ultramarins, 1 %. L’écart est donc assez important. Pourriez-vous amplifier vos efforts de communication ? Nous avons parlé de la stratégie de l’« aller vers » avec les commissaires de justice. Je suis certain qu’il y a dans les territoires ultramarins, comme dans les territoires isolés de l’Hexagone, des jeunes qui seraient extrêmement intéressés. Il faut, au-delà des prépas talents, aller les chercher. Beaucoup disent ne pas savoir quoi faire – ils vont faire du droit, mais ils ne savent pas quoi ensuite. Or la profession de magistrat pourrait intéresser des jeunes. Pourriez-vous communiquer un peu plus et développer des passerelles, notamment pour nos compatriotes ultramarins ?
Pensez-vous, plus généralement, qu’il faudrait démultiplier les passerelles ? Je sais que cette question dépasse un peu votre compétence, puisqu’elle concerne surtout la direction des services judiciaires, qui a été auditionnée hier matin – j’étais malheureusement à la commission des lois. Beaucoup de policiers et de gendarmes, par exemple, ont envie de faire autre chose au bout de dix ou quinze ans. La magistrature intéresse les officiers de police judiciaire, mais ils peuvent se dire qu’ils n’ont pas forcément le niveau requis, alors qu’ils ont une expérience assez intéressante. Que pensez-vous donc des passerelles, qu’il s’agisse des magistrats ou des greffiers ?
M. Samuel Lainé. Je reprends la très juste réflexion de Mme la directrice de l’École nationale des greffes sur l’intérêt des cordées de la réussite, dispositif de l’éducation nationale qui touche lycéens et collégiens. Nous avons une cordée de la réussite à l’ENM, en partenariat avec les professions d’avocat et de notaire ainsi qu’avec l’université, en particulier la clinique du droit, ce qui permet de s’adresser à un vaste public, pour lui donner des informations et potentiellement l’envie de s’engager dans des études de droit, après avoir perçu leurs différents débouchés – ces études ne conduisent pas qu’à la magistrature, d’autres professions existent. Cela doit être fait localement, comme c’est le cas à Bordeaux : il s’agit d’une excellente initiative pour faire connaître les métiers, en allant vers, comme vous le disiez.
S’agissant des passerelles, vous avez adopté le 20 novembre 2023, en tant que législateurs, une loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, qui réforme le statut de la magistrature. Ce texte a conduit à une vraie nouvelle voie d’accès à la magistrature, totalement dédiée à celles et ceux qui ont des années d’expérience professionnelle – il en faut sept, sans conditions précises de diplôme, dans le cadre du concours professionnel, qui s’est déroulé pour la première fois cette année. Il a permis de recruter, si je ne dis pas de bêtises, 104 lauréats, qui entreront en formation en janvier prochain. Il y a parmi eux d’anciens avocats, d’anciens attachés de justice, d’anciens greffiers ou directeurs des services de greffe et d’anciens juristes d’entreprise. C’était le premier essai concret pour ce nouveau concours. Le troisième concours a aussi été retouché. Je n’entrerai pas dans les détails, mais il y avait déjà d’anciens commissaires de police dans ma promotion. Ce type de passerelle est assez usuellement emprunté, parce qu’il y a une expérience derrière, comme vous l’avez dit, et une base, les commissaires de police ayant fait, en général, des études de droit – les épreuves de leur concours sont juridiques.
Mme Gaëlle Colin. Je reviens sur la promotion ou la présentation du métier de magistrat et des métiers du droit. Les magistrats délégués à la formation, qui sont des relais de l’ENM dans les cours d’appel, ont souvent des liens privilégiés avec les universités. En échange, si je puis dire, d’interventions d’universitaires qui viennent nous former sur certains points, ces magistrats se rendent dans les universités, mais aussi les lycées et collèges. Par ailleurs, j’imagine que vous avez entendu des magistrats qui exercent actuellement en outre-mer. Ils ont dû vous expliquer qu’ils ne passaient pas leurs journées enfermés dans leur bureau, mais qu’ils allaient, notamment, au-devant des étudiants et des lycéens. Je l’ai fait il y a longtemps et je sais que cela se pratique encore.
Mme Véronique Court. J’ai évoqué tout à l’heure notre troisième concours, qui est professionnel. S’agissant des fonctionnaires, le détachement est une voie d’accès à ne pas négliger – elle permet à chaque ministère de faire connaître ses métiers, par le biais de l’accompagnement RH. Un OPJ (officier de police judiciaire), un policier ou un gendarme qui veut se reconvertir peut certes passer le concours interne, mais il a aussi la possibilité d’obtenir un emploi de greffier ou de directeur, selon son grade, par la voie du détachement, à la suite d’un recrutement intuitu personae, que les juridictions voient en direct avec le recruteur, la DSJ, et après une formation spécifique. À l’issue de la sélection, on bénéficie d’un parcours d’adaptation à l’emploi spécifique, à l’ENG, qui est raccourci par rapport aux dix-huit mois habituels, compte tenu de l’expérience précédemment acquise. Le détachement, qui est ouvert aux fonctionnaires, alors que le concours professionnel l’est à tous les corps de métiers, constitue une voie de reconversion que l’accompagnement RH, les conseillers mobilité-carrière de chaque ministère, notamment du Sgami (secrétariat général pour l’administration du ministère de l’intérieur), s’agissant de la police, voire de la gendarmerie, pourraient mettre en avant.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Je suis un peu mal à l’aise parce que j’ai le sentiment que les territoires dits d’outre-mer n’apparaissent pas, en dehors de la Guyane et de Mayotte, comme des priorités pour votre action. On pourrait citer le nombre de fois où il a été question de Cayenne et de Mamoudzou ; au-delà, on a l’impression d’avoir affaire à une espèce de désert juridique où tout irait bien. Or en Martinique, par exemple, qui est le territoire que je connais le mieux, c’est loin d’être le cas. Je vous interpelle sur ce point car vous n’avez pas beaucoup parlé des autres territoires, même vous, madame, qui avez travaillé quatre ans en Martinique.
S’agissant de l’attractivité, je vais prendre un cas précis qui concerne la rémunération des stagiaires. Elle ne prend pas en compte, pour ceux qui arrivent dans nos territoires, la question de la vie chère. Un agent d’un tribunal, ou des services de greffe, qui réussit un concours doit faire, me semble-t-il, une période de stage. En tant que stagiaire, il peut perdre le bénéfice d’avantages précédemment acquis en tant que titulaire, mais celui qui vient de l’Hexagone bénéficiera au moins d’une aide en matière d’accès au logement – on essaie de compenser sa situation. Pour qui est originaire de nos territoires, en revanche, je n’ai pas entendu parler d’actions visant à cela. Qu’en est-il précisément dans ce cas de figure ?
Plus généralement et plus politiquement, je l’assume, l’ENM finance des formations pour l’adaptation aux spécificités, dit-on, de nos territoires. Existe-t-il dans ce cadre une préparation à la pression ? Un magistrat en subit en outre-mer, plus qu’ailleurs, notamment de la part du monde dominant sur le plan économique. On ne va pas se le cacher, une proximité s’établit naturellement, si je puis dire, entre les pouvoirs économiques et les magistrats, notamment en Martinique, où c’est encore plus puissant. Existe-t-il une préparation ? Il faut être sacrément blindé pour pouvoir résister aux pressions de toutes sortes, ce qui est une nécessité si on veut redorer l’image, largement dégradée, de la justice. On sait bien en Martinique ce qui se passe en cas de conflit entre un béké et un non-béké. Moi-même, qui suis un parlementaire, je ne donnerais pas beaucoup de chances à celui qui n’est pas dans le bon camp : les arbitrages vont souvent dans le même sens, et il n’y a pas un béké en prison à Ducos – pas un seul. Cela veut-il dire, pour autant, qu’aucun n’a commis certains actes ?
Il faut également résister aux pressions du pouvoir politique, qui sont plus impressionnantes qu’ailleurs. La ligne rouge est franchie plus facilement. Des tentatives viennent de politiques locaux, mais lorsque j’entends le ministre Darmanin déclarer à propos d’un leader du récent mouvement social : « il sera incarcéré, j’en fais une affaire personnelle », c’est une pression sur les magistrats. On a également entendu le ministre Darmanin dire, s’agissant des événements qui se sont produits en Kanaky Nouvelle-Calédonie, il n’y a pas si longtemps, qu’il fallait incarcérer pour l’exemple. Je n’imagine pas ce type de pression sur des magistrats dans l’Hexagone. Cela se fait plus facilement dans nos territoires, c’est une réalité – en tout cas, c’est ainsi que nous vivons les choses.
Êtes-vous préparés à cela ? Il faut être sacrément équipé pour résister à ces deux types de pressions, celles du pouvoir économique et celles du pouvoir politique.
M. Samuel Lainé. Je vais commencer par réparer un impair : vous avez dit que nous ne parlions que de la Guyane et de Mayotte. Il est vrai que ces deux territoires constituent quasiment la majorité des postes ultramarins proposés à ceux qui sortent de l’École nationale de la magistrature, mais des postes sont aussi offerts en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion. Les formations, la préparation que j’ai évoquée concernent tous les territoires dans lesquels nous savons que des élèves sont susceptibles d’aller exercer. Il n’y a pas de préférence pour un territoire par rapport à d’autres, je préfère que cela soit très clair.
S’agissant, de manière générale, de la préparation des futurs magistrats – je laisserai ma collègue parler de ceux déjà exercice –, nous prévoyons plusieurs séquences de formation aux notions d’impartialité et d’indépendance à l’égard de toute forme de pression, y compris les pressions internes. On apprend aux élèves magistrats à se départir de leurs propres affects, de leurs propres idées – un magistrat est comme tout le monde : il a des idées et des pensées, il vote, mais il faut s’en départir dans l’exercice juridictionnel, sinon on ne rend pas une bonne justice. Tout cela, nous le faisons. Je reconnais qu’il faut insister encore plus, lorsqu’on se prépare à exercer ses fonctions dans l’outre-mer, sur les formes de pression que vous avez évoquées, mais on y est préparé.
Mme Gaëlle Colin. Pour ce qui est de la déontologie et de la discipline, puisque c’est de cela que vous parliez, on ne s’arrête pas à ce qui est fait lors de la formation initiale. On continue pendant les quarante ans qui suivent – et c’est maintenant encore plus vrai qu’il y a quelques années. J’ai évoqué notre important catalogue de formations continues : certaines sont entièrement dédiées, sur cinq jours, du matin au soir, aux questions d’éthique, de statut, de discipline et de déontologie. Tout magistrat, qu’il exerce dans l’outre-mer ou non, peut suivre ces formations. S’agissant de celle qui est exclusivement consacrée à l’outre-mer, la thématique de la déontologie irrigue absolument les trois journées. Et quand je vous disais que nous faisons intervenir le Conseil supérieur de la magistrature, c’est essentiellement en tant que juridiction disciplinaire. Chaque fois qu’un focus est fait sur un des territoires ultramarins, nos intervenants évoquent le risque de pressions, auxquelles il faut évidemment résister. J’affirme donc qu’il y a une véritable formation à ces thématiques pour les magistrats qui s’apprêtent à partir dans l’outre-mer. Une fois qu’ils y exercent, ils ont chaque année l’obligation de revenir. Ils peuvent alors continuer à approfondir ces thématiques, par d’autres formations, au niveau national ou déconcentré.
Mme Véronique Court. Je voudrais aussi réparer un impair. Nous avons certes parlé de Mayotte et de la Guyane, mais aussi du concours spécial pour le corps spécifique des greffiers de la Polynésie, de l’accompagnement de Saint-Pierre-et-Miquelon lors de l’implantation du logiciel pénal et de la CPT en construction dans les Antilles, à l’initiative de la cour d’appel de Basse-Terre, mais qui pourra s’étendre au-delà. Les territoires ultramarins sont vraiment traités, pour ce qui nous concerne, de la manière la plus égalitaire possible en matière de formation.
Vous avez évoqué le cas particulier d’un adjoint administratif nommé greffier, en disant qu’une personne venant de la métropole avait des aides au logement et non un ancien adjoint administratif. Des difficultés ont pu exister pour ceux qui avaient réussi le concours de greffier, mais pas seulement s’ils venaient des territoires ultramarins. Le régime indemnitaire des greffiers stagiaires pouvait être moins favorable, selon l’ancienneté, que celui d’un adjoint administratif. Une réforme a eu lieu – assez récemment, j’en conviens – pour faire en sorte qu’un greffier stagiaire ne soit pas perdant en la matière. Un équilibre est en cours de rétablissement.
S’agissant de la semaine de prise de contact pour ceux qui sont nommés dans les territoires ultramarins, nous prenons en charge l’hébergement, quelle que soit l’origine des stagiaires. S’ils nous disent qu’ils n’en ont pas besoin parce que leur maison familiale se trouve là-bas, très bien, mais nous ne faisons pas de distinction selon l’origine.
Il reste que certaines primes liées à l’affectation en outre-mer ne sont applicables qu’une fois qu’on est titulaire. Nous cherchons des solutions, avec les services RH centraux et au niveau interministériel, puisque cela ne concerne pas seulement les agents de la justice, mais tous les fonctionnaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Est-il question de l’accès à la justice et au droit lors de la formation des magistrats ? Nous sommes souvent saisis par des justiciables qui se sont adressés à un procureur ou à un juge sans parvenir, pour autant, à accéder à leur dossier, notamment aux plaintes déposées, ni à savoir où en est leur affaire. C’est, la plupart du temps, la croix et la bannière. Est-ce normal ?
M. Samuel Lainé. Tous les élèves en formation initiale bénéficient d’une séquence, faisant appel au Défenseur des droits et à un président de juridiction, sur l’accès au droit, son importance dans un État de droit et les rôles respectifs du Défenseur des droits et du CDAD. Mais vous faites plutôt référence, je crois, au fonctionnement des juridictions, en particulier en matière pénale. Le secret des enquêtes complique effectivement, aux yeux du justiciable, l’accès à l’information s’agissant d’un dossier en cours, pour une personne concernée par l’enquête.
M. Davy Rimane, rapporteur. Lorsqu’une personne qui ne fait pas l’objet d’une enquête, à proprement parler, mais a déposé une plainte et qu’une enquête à ce sujet est terminée – l’affaire peut être, dès lors, au parquet – voit le temps passer sans que rien ne bouge et saisit, par conséquent, le procureur ou un juge pour savoir où en est son affaire, il reste très compliqué d’obtenir des informations. Est-ce le fonctionnement normal de la justice ou bien y a-t-il, peut-être, un petit quelque chose qui ne va pas quelque part ?
M. Haffide Boulakras. La formation ne peut pas apporter à grand-chose en réponse à ce que vous décrivez – cela ressemble plutôt à un fonctionnement juridictionnel. Est-ce normal ou non ? En fait, cela dépend des tribunaux. Dans certains d’entre eux, vous avez accès à l’information d’une manière plutôt simple. Vous savez, puisque vous avez entendu le directeur des services judiciaires, qu’un service d’accueil unique du justiciable permet d’avoir accès, à l’entrée du tribunal, à des informations. Il s’agit, d’une part, d’informations procédurales classiques, sur ce qu’il faut faire dans tel type de procédure. D’autre part, dans le cas que vous avez cité, par exemple, on peut demander où en est la plainte qu’on a déposée. Le mouvement de dématérialisation des procédures a simplifié l’accès. La mise en place de la procédure pénale numérique a ainsi permis de connaître un peu plus facilement l’état d’avancement d’une procédure. C’est une véritable évolution, qui doit maintenant toucher à peu près l’ensemble des tribunaux. Je ne peux pas vous dire quelle serait la spécificité des outre-mer, mais je crois avoir compris que certains territoires ultramarins ont également bénéficié de l’arrivée de la procédure pénale numérique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a une fracture numérique, de l’illectronisme, dans nos territoires et qu’on ne porte pas plainte dans 70 % des affaires potentielles. Quand vous demandez des chiffres au parquet ou aux forces de l’ordre, on vous répond que la délinquance baisse, mais pourquoi ? On ne dépose pas plainte, mais cela ne veut pas dire qu’il y a moins d’agressions, moins de faits. Par ailleurs, lorsque le justiciable dépose plainte, il est compliqué pour lui d’avoir des éléments, d’obtenir des informations, et je trouve que ce n’est pas normal. Très souvent, des concitoyens me saisissent, parce qu’ils ont déposé une plainte et ne comprennent pas ce qui se passe, ce qui m’oblige parfois à envoyer un mail au parquet. On ne sait pas si la plainte a été enregistrée : cela cafouille souvent. Ma question était de savoir si le manque d’informations ou le peu d’informations distillées correspond à un fonctionnement habituel ou si cela dépend des tribunaux, mais vous m’avez répondu.
M. Michaël Taverne (RN). Je sais que c’est une compétence relevant de la direction des services judiciaires, mais je voudrais revenir sur la question, qui a été évoquée très rapidement, de l’affectation des magistrats dans les territoires ultramarins. J’ai travaillé avec des collègues guadeloupéens, martiniquais, réunionnais – mais pas tellement de Saint‑Barthélemy et de Saint-Martin. La majorité n’a qu’une envie, c’est de rentrer chez eux. Pensez‑vous que recruter des magistrats dans des territoires ultramarins et les fidéliser pourrait avoir un effet positif ?
M. Samuel Lainé. Je ne sais pas si vous avez posé la question à M. le directeur des services judiciaires. Il est sincèrement difficile d’y répondre ; lui seul pourrait le faire. J’ai vu, à titre personnel, lorsque j’ai exercé dans l’outre-mer, des magistrats originaires d’un territoire qui étaient très heureux d’y exercer et qui continuent d’ailleurs à le faire – alors que cela remonte à plus de vingt ans. Ce que vous évoquez est possible ; je n’irais pas jusqu’à en faire une règle générale.
M. Haffide Boulakras. Ce que mon collègue a dit est une réalité : plus vous restez dans un territoire, a fortiori s’il est insulaire, moins l’effet de notabilité joue en votre faveur. Plus vous êtes connu, repéré, plus il devient difficile d’interagir – vous évoquiez tout à l’heure, monsieur le député, quelques formes de pression.
Il y a un avantage à rapatrier des personnes qui se sentent un peu plus chez elles quelque part, vous avez tout à fait raison, mais cela crée une tension avec ce que sont les fonctions spécifiques d’un magistrat, qui demandent d’être totalement impartial tout le temps et avec tout le monde.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Je reviens à la charge en vous posant deux questions courtes, auxquelles je vous demande de répondre d’une façon encore plus courte, soit par oui soit par non. Est-il normal, à vos yeux, qu’un haut magistrat soit logé dans un quartier qui s’appelle – ce qui veut tout dire – Békéland ? Par ailleurs, est-il normal qu’un ministre de la justice ou de l’intérieur impose au parquet des choix en matière d’incarcération, ou est-ce que cela vous dérange ? Vous devez répondre en toute sincérité : vous avez levé la main pour prêter serment.
M. Samuel Lainé. Je représente l’École nationale de la magistrature. Entre oui et non, je choisis une réponse intermédiaire : je ne sais pas.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que ce n’est pas une réponse satisfaisante pour vous, monsieur Nilor, mais c’est celle de M. Lainé.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Elle veut tout dire.
M. le président Frantz Gumbs. Il me reste à vous remercier pour les informations, riches et nombreuses, que vous nous avez apportées, sur la base d’éléments factuels, bien sûr, mais aussi de ce que vous éprouvez pour votre profession. Nous vous sommes très reconnaissants de la qualité de nos échanges. Par ailleurs, les réponses que vous pourrez apporter au questionnaire que vous avez reçu nous intéresseront beaucoup, et nous vous adresserons peut-être d’autres questions par la suite.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer l’égalité de tous nos concitoyens en la matière.
Pour la reprise de nos travaux, nous avons souhaité procéder à des auditions territoire par territoire, afin d’avoir une vision plus précise des difficultés de chacun d’entre eux en matière d’accès au droit et à la justice. Cette journée d’auditions sera entièrement consacrée à la situation du département de Mayotte, dont nous savons qu’elle est particulièrement complexe, de surcroît depuis la survenue du cyclone Chido.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Ben Issa Ousseni, Mme Douriati Hassi et M. Christophe Le Droumaguet-Paris prêtent successivement serment.)
M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte. D’une manière générale, le service public à Mayotte est jugé insuffisant et saturé, ce qui était déjà le cas avant la survenue du cyclone Chido. La population rencontre des problèmes d’accès aux services de la préfecture et aux administrations – y compris judiciaires –, d’autant qu’une bonne partie d’entre elles ne parle pas couramment le français et qu’il n’y a pas suffisamment de traducteurs. On note également une absence de conseil : les gens ne connaissent pas tous leurs droits, par exemple en matière d’aide juridictionnelle lorsqu’ils sont face à la justice – y compris pour des affaires de divorce ou autre.
Le turnover des hauts fonctionnaires, dans l’ensemble de l’administration, est un autre problème récurrent et inquiétant. Ainsi, depuis que j’ai été élu président du conseil départemental en 2021, j’ai côtoyé successivement trois préfets, quatre secrétaires généraux de préfecture, trois recteurs, trois directeurs du centre hospitalier de Mayotte (CHM) – et peut-être bientôt un quatrième –, ainsi que plusieurs directeurs de l’agence régionale de santé (ARS). Ces fonctionnaires ont à peine le temps d’appréhender les spécificités du territoire qu’ils doivent déjà repartir et qu’ils sont remplacés. Nous aimerions davantage de stabilité afin de pouvoir aborder avec nos interlocuteurs tous les sujets spécifiques à Mayotte. Bien sûr, cela vaut aussi pour la justice.
M. Christophe Le Droumaguet-Paris, secrétaire général adjoint de la préfecture de Mayotte. M. le préfet de Mayotte, François-Xavier Bieuville, qui a été retardé, nous rejoindra dès que possible.
Je m’inscris parfaitement dans la logique qui vient d’être décrite, puisque j’ai moi-même pris mes fonctions de secrétaire général adjoint il y a trois semaines seulement. J’espère que je pourrai me plonger pleinement dans les missions qui me seront confiées par le préfet, dans le cadre de mon périmètre. Le turnover des hauts fonctionnaires est effectivement un vrai sujet à Mayotte ; il résulte sans doute d’un problème d’attractivité du territoire, ainsi que de l’effet Chido, qui a compliqué la donne et explique le manque de candidatures. Le ministère de la justice n’est pas épargné : à titre d’exemple, le président du tribunal de commerce a quitté ses fonctions, lesquelles sont assurées pour l’instant par une suppléance. Bien sûr, cette situation soulève des interrogations.
M. le président Frantz Gumbs. Comment expliquez-vous ce turnover ?
M. Ben Issa Ousseni. Il est indéniable que Mayotte souffre d’un manque d’attractivité. Néanmoins, parmi les hauts fonctionnaires qui s’installent et avec lesquels nous échangeons, tous ne sont pas forcément demandeurs d’une nouvelle affectation et n’ont pas envie de partir au bout d’un an – mais c’est la fonction qui veut cela ! C’est pourquoi nous souhaiterions que les nouveaux venus aient davantage le temps d’appréhender les particularités du territoire. Si nous ne pouvons pas nier les problèmes liés à l’insécurité et à l’accès à l’eau, qui sont de nature à accentuer le phénomène, tous, j’y insiste, ne partent pas de leur plein gré.
M. le président Frantz Gumbs. J’imagine, monsieur Le Droumaguet-Paris, qu’avant d’arriver à Mayotte vous étiez affecté dans l’Hexagone. Pouvez-vous nous livrer vos premières observations sur les caractéristiques propres à l’archipel ? Comment, en tant que représentant de l’État et observateur de ses services administratifs, décririez-vous les principales différences entre une préfecture moyenne située dans l’Hexagone et celle de Mayotte ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Administrateur de l’État de deuxième grade, je suis arrivé à Mayotte dans le cadre d’une mobilité. J’étais auparavant dans une administration centrale, mais je n’avais pas d’expérience en préfectorale.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous néanmoins décrire ce qui vous paraît caractéristique de l’organisation des services publics à Mayotte ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Nous vous transmettrons le dossier territorial de Mayotte, qui date du mois d’août 2024 et qui a été actualisé depuis le cyclone Chido. La préfecture occupe deux sites, à Mamoudzou et à Dzaoudzi. Les habitants sont répartis en deux circonscriptions législatives, couvrant treize cantons qui élisent chacun deux conseillers départementaux – avec une obligation de parité homme-femme. Nous avons également deux sénateurs. L’archipel regroupe dix-sept communes, dans lesquelles la population est inégalement répartie : avec 71 437 habitants recensés en août dernier, Mamoudzou est la ville la plus peuplée, tandis qu’Acoua a le plus faible nombre d’habitants. Au 1er janvier 2021, il y avait aussi à Mayotte deux communautés d’agglomération et trois communautés de communes.
Les juridictions de l’ordre judiciaire sont la chambre d’appel de Mamoudzou – qui relève du ressort de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion – et le tribunal judiciaire de Mamoudzou ; celles de l’ordre administratif sont le tribunal administratif de Mayotte et la chambre régionale des comptes.
Les services de l’État comprennent également des autorités militaires, avec un commandant supérieur des forces armées de la zone sud de l’océan Indien, le général de Monicault, nommé récemment, et un commandement du groupement de la gendarmerie, pour ce qui est des forces de sécurité et de secours. Nous avons aussi un directeur territorial de la police nationale et un directeur opérationnel des services départementaux d’incendie et de secours.
Enfin, Mayotte accueille un recteur d’académie, un directeur de l’ARS et un directeur du CHM.
M. le président Frantz Gumbs. Mayotte est-elle une académie à part entière ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Oui.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous, monsieur le président du conseil départemental, décrire l’état des services publics à Mayotte et nous indiquer s’ils rendent bien le service qu’ils doivent au public, en distinguant l’évolution de la situation avant et après la survenue du cyclone Chido ?
M. Ben Issa Ousseni. Mayotte avait déjà des problèmes avant Chido, même si le cyclone a apporté son lot de difficultés et aggravé la situation, en raison notamment des dégâts matériels occasionnés et du départ de nombreux fonctionnaires, en particulier des enseignants. Depuis, le territoire connaît des problèmes importants en matière d’hébergement, qui découragent aussi ceux qui souhaitent venir sur l’île. La principale agence immobilière, la SIM – Société immobilière de Mayotte –, a perdu plus de 50 % de son patrimoine et n’est pas en mesure de tout réparer. Il est donc difficile de se loger correctement. Les écoles n’ont pas encore été reconstruites, de même que certains bureaux administratifs. Par conséquent, de nombreux fonctionnaires ont fait le choix de partir, en attendant des jours meilleurs. Je rencontre moi-même des difficultés, au sein de mon administration, pour héberger ceux qui ont droit à un logement de fonction – le directeur général des services (DGS) ou certains directeurs généraux adjoints (DGA). Par ailleurs, Mayotte étant un archipel, les liaisons sont assurées par bateau : or toutes les barges ne sont pas encore opérationnelles à 100 %.
Néanmoins, les difficultés ne sont pas apparues avec le cyclone Chido. Vous venez de rappeler que l’archipel est une académie à part entière, dotée d’un recteur. Cependant, nous n’avons pas de Crous – centre régional des œuvres universitaires et scolaires. L’université de Mayotte ne propose que deux ou trois filières, jusqu’au niveau licence ; après, les étudiants doivent rejoindre d’autres universités, situées en métropole. De plus, d’autres filières pourraient être développées : nous souhaitons ainsi que le CHM devienne un centre hospitalier universitaire (CHU) pour former des professionnels de santé et répondre au manque de médecins dans l’île.
Toutes ces difficultés préexistaient au cyclone Chido, qui n’a fait que les accentuer. Les écoles étaient déjà saturées et nous n’étions pas en mesure de scolariser tous les enfants, en raison de la forte pression migratoire. À l’hôpital, les accouchements sont pratiqués à la chaîne et il n’y a pas suffisamment d’espace pour accueillir dignement et correctement les patients. La justice a toutes les peines du monde à organiser les audiences et à traiter rapidement les dossiers, ce qui explique aussi le sentiment que les délinquants restent impunis. Les prisons sont elles aussi saturées. Les demandeurs d’asile attendent plusieurs années avant que leur dossier soit traité et sont hébergés dans ce que nous pourrions qualifier de zones tampons, dans des conditions très compliquées. Là encore, ce n’est pas Chido qui est responsable.
Par conséquent, l’administration est saturée de manière générale et la justice ne fait pas exception.
M. le président Frantz Gumbs. Si l’on compare la situation de Mayotte à celle dans l’Hexagone, il existe dans l’archipel une difficulté d’accès aux services publics en général, notamment à la justice. À l’intérieur de votre territoire, certaines zones sont-elles plus favorisées que d’autres ?
M. Ben Issa Ousseni. Il est vrai que les difficultés se concentrent sur la zone de Mamoudzou et, dans une moindre mesure, sur l’île de Petite-Terre. Les transports en commun ne sont pas suffisamment développés et coûtent cher à ceux qui ont des revenus très faibles, comme les bénéficiaires du RSA. Les populations vulnérables ont donc un problème d’accès à la justice, d’autant que les services sont concentrés à Mamoudzou. Il faudrait créer des points relais dans les maisons France Services ou dans les mairies, pour permettre à la justice d’aller vers la population au lieu que celle-ci soit obligée de converger vers Mamoudzou. Ce serait déjà un point d’amélioration à apporter d’urgence.
Par ailleurs, une bonne partie de la population ne parle pas la langue de Molière, la langue nationale. Il faudrait donc prévoir davantage de traducteurs pour accompagner les personnes concernées. Et, s’agissant d’une population peu instruite, il faudrait aussi mieux l’informer de ses droits.
Au-delà de cette question, les Mahorais ont un fort sentiment d’impunité : lorsque vous vous faites voler à plusieurs reprises et que les auteurs des faits n’ont pas été condamnés, vous finissez par renoncer à appeler les gendarmes ou à vous tourner vers la justice, sachant que vous n’obtiendrez pas de réponse.
M. le président Frantz Gumbs. Dans l’Hexagone, les administrations dématérialisent de plus en plus leurs services, ce qui implique d’avoir des connaissances dans le domaine du numérique et de disposer de l’équipement nécessaire. Cela pose-t-il un problème spécifique à Mayotte ?
M. Ben Issa Ousseni. La dématérialisation pourrait être une solution pour la nouvelle génération, puisque 60 % de la population de Mayotte a moins de 25 ans. Cependant, il y a aussi une forte population de jeunes qui errent sur le territoire et qui n’ont pas reçu d’éducation scolaire – leur éducation est plutôt celle de la rue. Par conséquent, même s’il s’agit d’une solution intéressante, et que je ne rejette pas, ce ne peut pas être la seule réponse, notamment pour tout un pan de la population qui n’a ni le matériel adéquat ni la formation ou les connaissances nécessaires pour s’approprier cet outil.
J’ajoute que le réseau haut débit est en cours de déploiement à Mayotte. Il sera peut-être déployé sur l’ensemble du territoire d’ici à 2027 ou à 2028 mais, pour l’instant, ce n’est pas le cas.
M. le président Frantz Gumbs. Voulez-vous apporter des précisions, monsieur le sous-préfet, concernant les différentes zones et les différents publics ? Pouvez-vous nous expliquer comment la préfecture – qui est également centralisée dans la ville-capitale – s’organise pour aller vers les populations les plus éloignées ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Je rejoins les propos du président et je confirme que l’accès à internet est un vrai sujet. En ce qui concerne la dématérialisation des services, un rapport de l’Insee, paru en avril 2025, indique que six adultes sur dix à Mayotte sont en difficulté à l’écrit en langue française et ont des problèmes tant de compréhension que de rédaction, ce qui complique clairement la donne.
Avant Chido et lorsque le dispositif fonctionnait à plein régime, les treize points justice permettaient d’accompagner plus de 2 000 personnes et assuraient 250 permanences par an. Malheureusement, la quasi-totalité d’entre eux ont été très fortement touchés par le cyclone et, au premier trimestre 2025, seuls ceux basés au centre pénitentiaire et au tribunal fonctionnaient encore – donc au sein même de Mamoudzou et en très proche périphérie. Depuis, douze, sur les treize, ont repris leur activité, mais ils déplorent un manque d’effectifs dû à des problèmes de recrutement, ce qui a nécessité des réorganisations.
S’agissant de France Services et des points justice, je pourrai vous transmettre les rapports d’activité du deuxième semestre 2024 et du premier semestre 2025, sachant que le cyclone Chido et la tempête Dikeledi ont compliqué la donne. Nous essayons de remettre les structures d’accompagnement sur les rails, et nous y sommes presque.
Il ne faut pas sous-estimer les difficultés de lecture et de compréhension. La population a besoin d’accompagnement et de temps.
Parmi les structures d’accompagnement, le CDAD – conseil départemental de l’accès au droit – est financé par l’État à hauteur de 50 000 euros par an sur les crédits de la politique de la ville. Il bénéficie de deux postes de médiateur.
Les treize points justice sont installés à Bandrélé, Kani-Kéli, Bouéni, Sada, Combani, Miréréni, Hamjago, Koungou, au centre pénitentiaire de Majicavo, à Pamandzi, Labattoir, Ouangani, et au tribunal judiciaire de Mamoudzou. En 2024, 1 214 personnes ont été reçues lors des permanences.
Par ailleurs, des interventions ont lieu dans les établissements scolaires dans un double objectif : faire prendre conscience aux jeunes de la place du droit dans leur vie ; informer les familles.
L’État finance également le centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), à hauteur de 50 000 euros par an, sur les crédits du programme 137, Égalité entre les femmes et les hommes. En complément des actions de sensibilisation dans les établissements scolaires et du rôle des CCAS – centres communaux d’action sociale –, cette structure organise des permanences en milieu rural ; elles se tiennent, en présence d’une juriste, à Mtsamboro, Tsingoni et Kani-Kéli ; 7 000 personnes en ont bénéficié l’année dernière, ce qui est assez significatif.
Enfin, nous finançons, à hauteur de 30 000 euros, sur les crédits du programme 137, l’accueil de jour pour les femmes victimes de violences, proposé par l’Acfav, l’Association pour la condition féminine et l’aide aux victimes. Cette structure dispose d’une juriste et d’une salle informatique pour accompagner les requérantes. Un deuxième juriste devrait venir renforcer l’équipe actuelle pour s’occuper en particulier des relations avec la gendarmerie et la police. En 2024, quatre-vingt-deux femmes ont été accompagnées. La structure a été retenue par la cour d’appel de Saint-Denis dans le cadre d’un appel à projets sur l’organisation de permanences délocalisées d’aide aux victimes.
M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les services publics adossés aux maisons France Services ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Je n’ai pas les éléments en tête. Je vous les donnerai ultérieurement.
M. le président Frantz Gumbs. En cas de litige à Mayotte, quelle place occupe le droit coutumier ou droit cadial par rapport au droit national ?
M. Ben Issa Ousseni. Bien qu’ils continuent à la revendiquer, la place des cadis dans la vie de la société mahoraise est de moins en moins importante. Ils sont devenus plutôt des médiateurs, qui orientent la population vers la justice de droit commun. Ils n’ont plus de fonction judiciaire comme par le passé. Il y a quelques années, ils pouvaient jouer le rôle d’officiers d’état civil – enregistrant les naissances et célébrant les mariages – ou de notaires.
À Mayotte, les conflits se gèrent en famille, donc les anciens continuent à faire appel aux cadis pour les résoudre sans avoir à saisir la justice. Les avocats le disent, mieux vaut une bonne réconciliation car les choses ne se passent pas toujours bien au tribunal.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Le Droumaguet-Paris, quelle est votre appréciation sur la place du droit coutumier à Mayotte et le rôle des cadis ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Je rejoins les propos du président, le droit coutumier et la justice cadiale entretiennent des relations ambivalentes avec l’État et l’autorité judicaire.
La justice cadiale n’est pas reconnue par l’État, la population mahoraise l’a très bien compris. Pourtant, les traditions, bien qu’en fort recul, restent parfois perçues comme un instrument de pacification et de cohésion sociale en période de tensions. Le rôle de médiateur est particulièrement prégnant dans les litiges familiaux.
Sur l’ensemble du territoire, les sept groupes de partenariat opérationnel font état d’un faible nombre de dépôts de plainte que l’on peut attribuer, d’une part, au poids communautaire, et, d’autre part, à la peur des représailles, sans compter le manque de réponse pénale s’agissant des mineurs. En première intention, les familles se tournent vers le droit coutumier pour résoudre les conflits.
M. le président Frantz Gumbs. Nous sommes preneurs de tous les documents que la préfecture voudra bien nous transmettre. La commission d’enquête est intéressée par les éventuelles préconisations que vous pourriez faire pour améliorer la situation. Le président du conseil départemental a mis en avant le développement de l’aller vers. Quelles seraient les suggestions de la préfecture ?
M. Christophe Le Droumaguet-Paris. Nos préconisations seront intégrées dans la stratégie quinquennale pour la reconstruction et le développement de Mayotte 2026-2031.
M. le président Frantz Gumbs. Les ressources humaines nécessaires à l’accès au droit et à la justice sont-elles suffisantes à Mayotte ? L’ensemble des métiers du droit y sont-ils représentés de manière satisfaisante, en nombre et en qualité ?
Mme Douriati Hassi, directrice des affaires juridiques du conseil départemental de Mayotte. Dans la mesure où les structures judiciaires sont concentrées à Mamoudzou, les avocats le sont aussi. Par conséquent, les Mahorais peinent à trouver autour d’eux des personnes qui exercent une profession juridique.
Les avocats sont rares, un peu moins que par le passé cependant, et peu connus du commun des Mahorais. À ma connaissance, le territoire ne compte qu’un seul huissier de justice. Lorsqu’on le sollicite, il a le plus grand mal à répondre car il est surchargé, pour ne pas dire submergé. Les notaires ne sont guère plus nombreux – il y en a deux, me semble-t-il.
Les professionnels du droit étant quasiment absents à Mayotte, la justice est inaccessible pour celui qui voudrait la saisir. Il ne peut être ni conseillé ni représenté, ce qui constitue un obstacle majeur.
Une autre difficulté à laquelle nous sommes confrontés tient à la transition en cours entre la justice locale – je ne parle pas ici de justice coutumière mais des nombreux textes spécifiques à Mayotte – et la justice de droit commun. La fameuse convergence reste problématique. Nombre de règles qui s’appliquent à Mayotte ne sont pas celles que l’on apprend à l’université, et ce dans beaucoup de matières. Pour exercer à Mayotte, un avocat doit être au fait de ces particularismes et posséder les compétences correspondantes, sans quoi son travail montre vite ses limites.
À cela s’ajoute l’inflation normative venue de l’Hexagone. Au nom de la convergence, il faut appliquer de très nombreux textes. C’est une source de contentieux très importante – la retraite en est un bon exemple – et les Mahorais ne disposent pas des ressources pour les conseiller et les représenter. C’est très problématique.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous citer quelques exemples de dichotomie entre droit national et droit local ?
Mme Douriati Hassi. C’est le cas en matière de retraite.
Depuis la départementalisation, un texte donne la possibilité à certains fonctionnaires ou contractuels de droit local de devenir des fonctionnaires de droit commun ainsi que de prendre leur retraite à l’âge de 55 ans. S’ils ne veulent pas user de cette faculté, ils doivent faire connaître à l’autorité territoriale ou au préfet leur décision de poursuivre leur carrière selon le droit commun. Or les fonctionnaires concernés ne sont pas informés, en conséquence de quoi ils sont mis à la retraite à 55 ans, faute d’avoir fait part de leur volonté de ne pas cesser leur activité.
La retraite peut être un épisode violent lorsque l’on ne s’y est pas préparé. À cela s’ajoute le fait que le niveau des pensions de retraite à Mayotte n’est pas aligné sur le droit commun. Certains retraités touchent 300 euros, d’autres 800. À 55 ans, on n’a pas atteint l’âge nécessaire pour bénéficier du minimum vieillesse. Il est dramatique qu’un bénéficiaire du minimum vieillesse touche plus qu’un retraité.
Les montants des minima sociaux à Mayotte ne sont pas identiques à ceux de la métropole. Récemment, lorsque j’ai demandé à bénéficier d’un avantage offert aux femmes enceintes, après avoir reçu un courrier m’y invitant, on m’a répondu que celui-ci ne s’appliquait pas à Mayotte. Nombre des droits qui sont ouverts en métropole ne le sont pas à Mayotte. C’est la raison pour laquelle les Mahorais préfèrent rester à La Réunion ou en métropole plutôt que de revenir à Mayotte.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle est la contribution du conseil départemental au CDAD ?
M. Ben Issa Ousseni. Jusqu’en 2024, elle était de 50 000 euros. Nous sommes en train de réviser la convention qui nous lie.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle appréciation portez-vous sur l’action du CDAD ? Contribue-t-il selon vous à améliorer l’accès au droit ?
M. Ben Issa Ousseni. La révision de la convention vise à recentrer son action sur l’accès au droit alors que nous lui avions confié des missions élargies. J’ai fait de l’aller vers une priorité, ce qui doit se traduire par l’organisation de permanences. Notre territoire est l’un des moins informés en matière juridique. La population ne s’est pas emparée du droit commun, lui préférant le droit coutumier. Elle doit désormais le faire pleinement et le CDAD a son rôle à jouer, à condition qu’il aille au-devant des Mahorais.
M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les publics les plus vulnérables, ceux qui requièrent un accompagnement plus ciblé ?
M. Ben Issa Ousseni. D’abord les anciens, qui en étaient restés au droit local et qui vivent avec une certaine violence l’arrivée des règles du droit commun. Certaines choses qui leur semblaient naturelles sont désormais réprimées par la loi. Nos pratiques étaient marquées par une certaine simplicité – si je passe devant le champ de mon frère, je peux y entrer et prendre une banane – mais elles étaient un peu en marge du droit commun. Les anciens doivent s’approprier le régime de droit commun.
Ensuite, les étrangers ne sont pas toujours au fait des règles de la République. Les personnes en situation irrégulière n’ont pas envie de solliciter la justice par peur d’être repérés.
Je pense aussi aux personnes en situation de handicap et aux enfants.
M. le président Frantz Gumbs. M. le préfet de Mayotte est arrivé.
M. François-Xavier Bieuville, préfet de Mayotte. Je vous prie d’accepter mes excuses pour ce retard dû au dialogue avec les organisations syndicales dans le cadre de leur journée d’action.
M. le président Frantz Gumbs. Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. François-Xavier Bieuville prête serment.)
Les représentants du conseil départemental ont évoqué le processus de convergence entre le droit local et le droit commun. Quel regard portez-vous sur cet objectif fixé par l’État ?
M. François-Xavier Bieuville. La convergence est une question à la fois très large et très précise sur le plan juridique.
S’agissant du premier point, les conditions de vie à Mayotte ne sont pas celles de la métropole ni de La Réunion. Je prends l’exemple de l’accès à l’eau : Mayotte étant dépourvue de ressources naturelles, elle ne peut compter que sur l’eau de ruissellement stockée pendant la saison des pluies. Le système repose donc sur la capacité à réguler la ressource pendant la saison sèche. À cette période, l’accès à l’eau doit être organisé : autrement dit, en collaboration avec Lema – Les Eaux de Mayotte –, nous instaurons des tours d’eau – une journée d’eau, une journée sans eau.
Cet exemple le montre, pour que les conditions de vie à Mayotte convergent vers un standard équivalent à celui de l’Hexagone ou de La Réunion, des mesures doivent être prises en matière d’infrastructure, de fonctionnement et d’investissement. C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne l’eau, il a été établi une programmation pluriannuelle 2024-2027 des investissements, destinée à doter Mayotte de certains équipements, notamment une usine de dessalement, et à prendre le chemin de la convergence, à l’issue de laquelle les Mahorais bénéficieraient d’une eau courante sans aucune régulation, à l’instar de la métropole.
La question de la convergence du territoire de Mayotte au regard des standards métropolitains reste ouverte. La loi de programmation pour la refondation de Mayotte, l’établissement public de reconstruction et de développement de Mayotte et la stratégie quinquennale ont vocation à organiser cette convergence progressive dans tous les champs qui ont été identifiés.
S’agissant de la convergence sociale, qui est un cas particulier dans le contexte de la mise en œuvre de la départementalisation décidée en 2011, un certain nombre de mesures – des prestations contributives et non contributives – devront faire l’objet de travaux dans le cadre d’instances de dialogue avec les partenaires sociaux. Il s’agit d’organiser un atterrissage à terme pour faire en sorte que les prestations sociales versées à Mayotte soient les mêmes qu’en métropole. La première d’entre elles est évidemment le smic : le montant perçu à Mayotte n’est pas équivalent à celui que touche un travailleur métropolitain ou même réunionnais. C’est également vrai pour les autres prestations, comme les retraites et l’aide personnalisée au logement, qui doivent faire l’objet d’un travail entre les partenaires sociaux. La loi portant sur Mayotte que vous avez adoptée l’été dernier organise les modalités de la convergence, selon des échéances dont la première a été fixée à 2030.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle appréciation portez-vous, compte tenu des difficultés que vous rencontrez, sur la possibilité de respecter les délais prévus par la loi en matière de convergence ?
M. François-Xavier Bieuville. Comme il est question de plusieurs prestations – les unes contributives et les autres non contributives –, il serait extrêmement difficile de faire une réponse globale. Les mesures à prendre sont différentes. En ce qui concerne la convergence du smic, qui est un des principaux points dont nous venons de discuter avec les représentants syndicaux du territoire, je rappelle qu’il s’agit d’un salaire versé par un employeur à un employé. L’État ne peut assurer une convergence sans que les employeurs et les employés se réunissent autour d’une même table pour border les modalités pratiques. Tout dépendra de l’animation du dialogue social que nous avons engagé. Il devra être suffisamment nourri, ouvert et efficace pour aboutir à des solutions.
M. le président Frantz Gumbs. Si ma compréhension est bonne, il y a de très grandes différences entre le territoire de Mayotte et celui de La Réunion, entre Mayotte et l’Hexagone, ainsi qu’à l’intérieur du territoire mahorais : il existe des différences notables selon qu’on se trouve à Mamoudzou ou dans d’autres communes. Je crois savoir que les publics éloignés géographiquement mais aussi peut-être culturellement, par exemple sur le plan linguistique, et au sens où l’entendait M. le président du conseil départemental, qui évoquait les personnes âgées et étrangères, rencontrent des difficultés. Comment l’État envisage-t-il d’améliorer l’accès aux services publics des personnes éloignées du droit et de la justice ?
M. François-Xavier Bieuville. Nous essayons de le faire, avec une certaine efficacité, dans le cadre des maisons de services publics. Nous en avons inauguré une, avec M. le ministre Valls, dans la commune de Sada, qui est située, par rapport à Mamoudzou, de l’autre côté de l’île – il faut compter entre une heure et une heure et demie de route entre les deux communes, en fonction de la circulation.
Les maisons de services publics permettent d’assurer un meilleur accès au droit et à un ensemble de prestations. C’est la deuxième que j’ouvre depuis mon arrivée – la première était à Dembeni, dans le même périmètre que Mamoudzou. On y trouve des guichets d’accès au droit, de France Travail et de la Sécurité sociale ainsi que, parfois, un guichet bancaire et même un accès à des éléments relatifs au droit de la famille, à la culture, à l’information sur la sexualité, à la prévention, etc. Nous essayons de mettre en place un accès non pas simplement au droit mais aussi à certaines prestations liées à la vie en société.
L’intérêt premier des maisons de services publics est de permettre un accès au droit, à la Sécurité sociale, aux services des impôts et même à des prestations commerciales, comme celles de La Poste, en assurant une proximité qui est essentielle dans un territoire comptant des zones assez éloignées. Par ailleurs, quand une maison d’accès aux services publics est implantée dans une commune, il n’est plus nécessaire de se déplacer à Mamoudzou ou au chef-lieu : on a un accès direct à des prestations de toute nature. C’est donc un formidable outil d’aménagement du territoire, qui permet d’alléger la circulation routière et de simplifier la vie.
M. le président Frantz Gumbs. Les services publics en général, nous en parlions tout à l’heure, connaissent une tendance assez forte à la numérisation, à la dématérialisation. Je suppose que c’est aussi le cas à Mayotte, mais les problèmes d’équipement et l’illectronisme agissent évidemment comme des freins. Qu’envisagez-vous en la matière ?
M. François-Xavier Bieuville. Je suis, à titre personnel, extrêmement critique envers la numérisation systématique des procédures. C’est la loi du temps, au nom de la simplification administrative, et c’est sans doute aussi un gage de sécurité à bien des égards ; mais la difficulté en général, et c’est vrai à Mayotte, est que la pratique de la langue française et les démarches numériques posent des difficultés à une partie de la population, notamment étrangère, qui a du mal à accéder à des sites tels que celui de l’Anef (administration numérique pour les étrangers en France), qui permet désormais de déposer des dossiers et des demandes.
La première difficulté est qu’il faut avoir un taux d’équipement relativement élevé dans un territoire pour qu’un système organisé d’une façon numérique puisse fonctionner. Je sais que le président du conseil départemental y est très attaché, puisque l’un des projets de sa collectivité est l’installation de la fibre optique pour irriguer l’ensemble du territoire, ce qui permettra d’avoir accès à des prestations numériques. C’est un élément essentiel d’aménagement du territoire, sur lequel nous travaillons avec le conseil départemental. L’État a prévu des lignes budgétaires pour accompagner ce projet et faire en sorte qu’il puisse se développer d’une façon harmonieuse sur l’ensemble du territoire mahorais. L’accès au numérique dépend essentiellement de l’infrastructure, c’est-à-dire de la fibre.
Si le taux d’équipement est relativement faible dans l’ensemble, le paradoxe est que tout le monde dispose aujourd’hui d’un téléphone portable, qui permet d’accéder à des sites et à des plateformes. Or la pratique qui consiste à aller sur des plateformes publiques avec son téléphone portable est assez pauvrement développée. Tout un travail de pédagogie et d’accompagnement doit être réalisé pour faciliter l’accès à ces sites, y compris par l’intermédiaire des portables.
Le dernier élément est la pratique de la langue. En matière de droit des étrangers, nous avons mis en place un accompagnement physique, par des associations, pour faciliter les dépôts de dossier sur le site de l’Anef, avec des traducteurs.
On voit bien le chemin qui reste à parcourir en matière de déploiement de la fibre, d’équipements individuels et d’accessibilité, pas seulement au sens technique du terme, mais aussi au sens culturel. Nous avons besoin d’endroits où les personnes puissent être accompagnées pour certaines démarches. Les maisons de services publics permettent de le faire, malgré toutes leurs limites, notamment en matière de droit des étrangers – il est très compliqué, dans ce domaine, d’assurer un accompagnement de même nature. Il reste beaucoup à faire.
M. le président Frantz Gumbs. Je me tourne de nouveau vers M. le président du conseil départemental, pour lui demander s’il estime que la population mahoraise a confiance en la justice française ou si elle fait preuve, au contraire, d’un certain degré de méfiance, voire de défiance à son égard.
M. Ben Issa Ousseni. Les Mahorais en demandent plus. Je ne dirais pas qu’il existe une défiance, mais plutôt une sorte de méfiance, dans le sens où on a l’impression, comme je l’ai dit au début, que les dossiers prennent beaucoup de temps, notamment pour la délinquance – les vols, par exemple – et la violence que les gens subissent tous les jours. Les gens trouvent que cela ne va pas suffisamment vite et que les responsables ne sont pas suffisamment punis. Dans un territoire où tout le monde se connaît et qui est étroit, on se côtoie. On se dit que si on porte plainte contre une personne après avoir été agressé, elle sortira de prison quelques semaines plus tard et finira par vous retrouver, ce qui fait peur. Il y a aussi de la résignation : les gens se disent qu’on manque de places en prison et qu’il existe une certaine lenteur. Ils ne se tournent donc pas systématiquement vers la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Si vous aviez une demande à adresser au gouvernement en matière d’accès au droit et à la justice, comment la formuleriez-vous ?
M. Ben Issa Ousseni. Je parlerais d’abord de la convergence – pas forcément celle des minima sociaux, mais plutôt du droit en général. Certains textes restent spécifiques à Mayotte, tandis que d’autres, de droit commun, ne s’y appliquent pas encore. Il faut maintenant aller jusqu’au bout du processus de convergence du droit, en assurant une harmonisation des textes. Ce qui a été dit tout à l’heure au sujet des retraites, par exemple, est vrai. Souvent, il existe deux lectures, selon que l’affaire est jugée ici ou au niveau national, en appel.
Il faudrait aussi aller vers les Mahorais, pour leur expliquer le droit, et doter la justice de Mayotte de véritables moyens, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan humain, pour qu’elle puisse aller un peu plus vite.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le préfet, je vous pose la même question au sujet de la méfiance, défiance ou confiance en la justice. Par ailleurs, si vous aviez un vœu particulier à formuler pour l’amélioration de l’accès à la justice, quel serait-il ?
M. François-Xavier Bieuville. S’agissant du ressenti de la population mahoraise vis-à-vis de la justice, je ne tiendrai pas tout à fait les mêmes propos. Le propre de la justice, pardonnez-moi cette lapalissade, est de rendre des décisions justes. Elles sont ressenties comme telles quand elles correspondent à l’ethos sociétal. Certaines réponses peuvent ne pas correspondre aux attentes, parce qu’elles sont plus mesurées, par exemple, ce qui conduit à une forme de contestation.
La compréhension du droit, l’entrée de la société mahoraise dans le champ du droit et la justice sociale restent de vraies questions à Mayotte. Il en est de même pour l’accès du justiciable au droit, qui est une des composantes permettant d’atteindre ces objectifs. Il faudrait sans doute disposer de beaucoup plus de temps pour développer les différents enjeux ; je dirai simplement qu’ils sont encore devant nous.
La loi que vous avez adoptée récemment, la création d’un établissement public destiné au développement de Mayotte, et non pas seulement à sa reconstruction, et la stratégie quinquennale imaginée par le général Facon sont des outils opérationnels extrêmement concrets pour permettre à la société mahoraise de cheminer vers plus de justice sociale, plus d’accès au droit et plus de compréhension du droit. Je suis confiant, même si le chemin sera long. Il faudra des efforts collectifs, de la part des collectivités locales comme de l’État, pour amener progressivement la société mahoraise à l’acceptation du droit, j’insiste sur ce point. Beaucoup trop de secteurs ne sont pas suffisamment intégrés à l’État de droit, à une société de la loi et du droit. Il reste des marges de progression dans de nombreux domaines, mais nous disposons de l’ensemble des outils pour avancer.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie, monsieur le préfet, monsieur le président du conseil départemental, ainsi que vos collaborateurs. N’hésitez pas à nous communiquer par écrit tout autre élément que vous jugeriez utile pour la bonne compréhension de la situation à Mayotte.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Comme vous le savez, cette commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent encore pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Pour la reprise de nos travaux, nous avons souhaité procéder à des auditions territoire par territoire, afin d’avoir une vision plus précise des difficultés que présente chacun d’entre eux en la matière. Les auditions d’aujourd’hui sont consacrées à la situation du département de Mayotte, dont nous savons qu’elle est particulièrement complexe, de surcroît après la survenue du cyclone Chido.
Pour évoquer spécifiquement les difficultés que connaît la justice administrative, j’accueille M. Thierry Sorin, président des tribunaux administratifs de La Réunion et de Mayotte. Cette double casquette nous permettra d’aborder incidemment la question de la justice administrative sur l’île de La Réunion.
Avant de vous céder la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thierry Sorin prête serment.)
M. Thierry Sorin, président des tribunaux administratifs de La Réunion et de Mayotte. Le questionnaire portant principalement sur le tribunal administratif de Mayotte, je me concentrerai sur ce dernier, mais je suis tout disposé à répondre à vos éventuelles questions concernant celui de La Réunion.
Le tribunal administratif de Mayotte est un peu particulier, puisqu’il dépend en partie de celui de La Réunion : ce sont les mêmes magistrats qui y siègent ; ils sont basés à Saint-Denis de La Réunion et se déplacent à Mayotte pour y tenir des audiences. En revanche, il dispose d’un greffe propre, composé de treize personnes en résidence à Mamoudzou et qui assurent le fonctionnement courant du tribunal.
Autre particularité : le tribunal de Mayotte est très focalisé sur le contentieux lié à l’éloignement des étrangers, qui représente plus de 70 % de son activité. En effet, contrairement à ce qui a cours dans le reste du territoire, le recours contre une obligation de quitter le territoire français n’a pas d’effet suspensif à Mayotte. Pour obtenir la suspension de la mesure d’éloignement, les intéressés doivent déposer un référé-liberté. Une large part de l’activité du tribunal est donc concentrée sur ces procédures, qui représentent un peu plus de 2 000 requêtes sur les 3 200 que le tribunal de Mayotte enregistre chaque année. Il est d’ailleurs le principal pourvoyeur de requêtes en référé-liberté liées à des mesures d’éloignement des étrangers au niveau national, puisqu’il concentre à lui seul plus de la moitié de ces contentieux.
M. le président Frantz Gumbs. Le tribunal administratif de Mayotte est-il aussi facilement accessible que celui de La Réunion ? Les audiences s’y déroulent-elles au même rythme ?
M. Thierry Sorin. Non : il y a une seule audience collégiale par mois à Mayotte, tenue alternativement par les différentes chambres de formation de jugement du tribunal de La Réunion, contre deux à La Réunion. Cette différence est due aussi à la nature du contentieux traité à Mayotte : le contentieux de fond y est moins important, et nécessite donc moins d’audiences collégiales. Il y a beaucoup plus d’audiences de référé, mais compte tenu des délais souvent courts et du fait que les magistrats sont basés à Saint-Denis, elles se tiennent généralement en visioconférence depuis La Réunion, comme le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) l’y autorise. Ces audiences sont quotidiennes. Nous hébergeons aussi les audiences de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui ne dispose pas de locaux propres.
Ainsi que je l’ai indiqué dans ma réponse au questionnaire, si le tribunal est accessible, ce n’est pas sans difficultés. Les locaux, situés au rez-de-chaussée d’un bâtiment à vocation de logement, ne sont ni très adaptés pour rendre la justice, ni très fonctionnels. En outre, ils sont situés sur les hauteurs de Mamoudzou, dans un quartier un peu éloigné du centre-ville, et ne sont pas facilement accessibles pour la population. Cela dit, nous parvenons malgré tout à rendre la justice dans des conditions relativement correctes.
Un bâtiment propre au tribunal administratif devrait sortir de terre d’ici à trois ou quatre ans dans le centre-ville de Mamoudzou – un projet mené dans le cadre de la programmation immobilière judiciaire.
M. le président Frantz Gumbs. L’activité du tribunal se concentre largement sur la gestion des demandes des étrangers, qui ne parlent pas la langue française. Une partie des Mahorais ne la maîtrisent pas non plus. Comment gérez-vous ce problème ?
M. Thierry Sorin. C’est une difficulté importante. La plupart des requérants étrangers et une partie de la population locale ne maîtrisent pas le français, ou pas bien. Nous avons la chance d’avoir des personnels de greffe bilingues français-shimaoré – une langue comprise largement par les Mahorais et une partie des étrangers, notamment ceux originaires des Comores –, qui assurent le rôle d’interprète pour les requérants, en particulier lorsqu’ils n’ont pas d’avocat. Il faut savoir que dans la plupart des contentieux, la présence d’un interprète n’est pas obligatoire. Cette situation n’est pas totalement satisfaisante, car elle repose sur la disponibilité et la bonne volonté des agents du tribunal, qui s’emploient à ce travail d’interprétation de façon bénévole pour permettre aux requérants de comprendre un minimum ce qui se passe.
M. le président Frantz Gumbs. On nous a parlé de la faible attractivité de Mayotte et d’un important turnover des personnels. Tous vos postes sont-ils occupés en permanence ? Peut-être auriez-vous besoin de davantage de moyens budgétaires, mais c’est un autre sujet.
M. Thierry Sorin. Tous les postes du greffe sont pourvus, mais majoritairement par des personnels contractuels car, contrairement à ce qui se passe à La Réunion, où nous trouvons sans difficulté des candidats, nous avons des difficultés à recruter des titulaires à Mayotte en raison d’une attractivité limitée. Seuls le greffier et le greffier en chef sont titulaires. Les contractuels sont évidemment des personnels formés, de bonne qualité, mais leur statut est précaire et leur poste provisoire.
M. le président Frantz Gumbs. On nous a parlé d’un turnover important dans la fonction publique en général. En souffrez-vous également ?
M. Thierry Sorin. Indirectement, car les nombreux postes vacants et l’important turnover à la préfecture et au rectorat, nos deux principaux pourvoyeurs de recours, affectent la continuité et entraînent un déficit de compétences en matière juridique dans les services. Cela se ressent dans la qualité des décisions ou des défenses qu’ils produisent devant nous.
M. le président Frantz Gumbs. Que préconisez-vous pour améliorer l’attractivité des postes au sein de votre tribunal et, partant, leur stabilité ?
M. Thierry Sorin. Il faudrait améliorer l’image de Mayotte, notamment en matière de sécurité, car l’insécurité importante en dehors de la ville-centre peut rebuter un certain nombre de fonctionnaires et les décourager de venir s’installer à Mayotte, d’autant que les conditions de vie y sont moins bonnes qu’ailleurs. Mais ce sont des problèmes difficiles à régler. Sur le plan financier, nos postes sont attractifs car il existe une indemnité de compensation de la vie chère qui est assez importante. C’est bien la crainte de vivre dans l’instabilité et la précarité au quotidien qui a tendance à rebuter les fonctionnaires.
M. le président Frantz Gumbs. Au-delà de l’insécurité, ce sont donc les conditions de vie qui sont en cause ?
M. Thierry Sorin. Oui. Il est difficile de trouver un logement – encore plus depuis Chido, car beaucoup d’habitations ont été détériorées –, et c’est très cher. Il est également compliqué de se déplacer, car le réseau routier est particulièrement saturé. L’île rencontre aussi des difficultés d’approvisionnement en produits alimentaires ou courants, ce qui peut rebuter un certain nombre de candidats à la mutation.
M. le président Frantz Gumbs. Les personnels de votre juridiction qui doivent aller à Mayotte ont donc du mal à s’adapter ?
M. Thierry Sorin. C’est effectivement assez difficile, et plusieurs sont d’ailleurs repartis assez vite car ils n’ont pas réussi à s’adapter. Soyons clairs : autant La Réunion est assez proche d’un département métropolitain, autant Mayotte, c’est un autre monde – à tous points de vue. Les conditions de vie au quotidien n’y sont pas simples.
M. le président Frantz Gumbs. En informez-vous bien les candidats en amont ? Savent-ils à quoi s’attendre ?
M. Thierry Sorin. Bien sûr, nous les informons des conditions de vie à Mayotte pour éviter qu’ils soient surpris quand ils arrivent. Encore une fois, c’est un autre monde : une autre culture, d’autres conditions de vie, et un niveau de vie un peu moins important qu’à La Réunion ou en métropole.
Nous n’avons pas trop de mal à recruter des contractuels, car la plupart sont originaires de l’île et ont été recrutés sur place ou souhaitaient y revenir. Mais ce ne sont que des contractuels, pas des titulaires.
M. Joseph Rivière (RN). Au vu des difficiles conditions d’hébergement et de travail, les personnels de justice mutés à Mayotte perçoivent-ils une prime d’installation ou une compensation financière ?
M. Thierry Sorin. Comme à La Réunion, ils reçoivent une indemnité de compensation de la vie chère, mais aucune indemnité spécifique pour accompagner leur installation et la recherche d’un logement. Peut-être est-ce une piste à creuser.
M. le président Frantz Gumbs. Il y a eu un avant et un après Chido. Quelles ont été les conséquences du cyclone sur le fonctionnement de votre juridiction – fréquentation, nature des cas traités ?
M. Thierry Sorin. Nous avons été touchés, comme tout le monde. La toiture du bâtiment abritant le tribunal s’est en partie envolée, et pendant de longs mois, nous avons dû composer avec un bâchage provisoire et des infiltrations régulières par temps de pluie. Cela a entraîné des difficultés non négligeables, mais les audiences collégiales, interrompues en janvier et février, ont pu reprendre de manière régulière dès le mois de mars et depuis, le fonctionnement est quasi normal. Il n’en va pas de même pour nos collègues du tribunal judiciaire.
L’impact sur notre activité a été modéré, car les audiences qui n’ont pas pu se tenir sur place ont eu lieu en visioconférence. Il n’y a donc pas eu de véritable rupture du fonctionnement de la juridiction administrative. L’activité a légèrement baissé pendant deux mois, notamment parce que les avocats, eux-mêmes concernés par le cyclone, ont moins sollicité le tribunal, mais depuis, les choses ont repris leur cours et les chiffres d’entrées sont comparables à ceux des années précédentes. Les conséquences sont donc déjà absorbées.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, quels sont les freins qui empêchent certains justiciables d’arriver jusqu’à vous ? Je pense notamment aux difficultés d’accès à un équipement informatique en ces temps de dématérialisation croissante.
M. Thierry Sorin. Outre la langue, il y a une barrière numérique. Aujourd’hui, les recours devant la juridiction administrative sont majoritairement déposés par voie électronique – c’est ce que l’on appelle les télérecours citoyens. Cet outil fonctionne très bien, sauf pour ceux qui n’ont pas accès à du matériel informatique de qualité, comme les personnes étrangères en situation irrégulière. Ceux-là peuvent continuer de nous solliciter en déposant leur recours au format papier, il faut simplement venir déposer sa requête au tribunal. La difficulté alors, pour ceux qui n’y habitent pas, peut être de se déplacer jusqu’à Mamoudzou, car il y a peu de transports en commun sur l’île.
Malheureusement, Mayotte pâtit d’un manque d’infrastructures numériques : le déploiement de la fibre n’est pas encore totalement opérationnel et dans beaucoup de petites communes, l’accès à internet est difficile, notamment depuis Chido. Ces difficultés sont en voie de résorption, mais à ce jour, une part non négligeable d’habitants n’a pas accès à internet et doit venir jusqu’au tribunal pour déposer un recours.
M. le président Frantz Gumbs. Que pourriez-vous faire pour améliorer et faciliter l’accès à votre juridiction ?
M. Thierry Sorin. À l’instar de ce qui existe dans certains tribunaux, nous pourrions organiser des permanences d’accès au droit dans nos locaux, assurées par des associations ou des avocats volontaires pour aider les requérants lambda à rédiger leur recours ou à le déposer.
M. le président Frantz Gumbs. Est-il envisageable d’assurer une permanence de professionnels du droit dans les maisons de justice et du droit ou les maisons France Services ?
M. Thierry Sorin. Tout à fait : des agents du greffe ou des avocats du barreau de Mayotte pourraient jouer ce rôle de relais au sein des maisons France Services. Cela se fait dans d’autres tribunaux ; nous ne l’avons pas encore fait par manque de moyens.
M. le président Frantz Gumbs. Contrairement à ce qui se passe dans l’Hexagone, à La Réunion ou d’autres territoires d’outre-mer, il existe toujours à Mayotte un droit coutumier. Quel est votre rapport à ce droit ?
M. Thierry Sorin. Ce n’est pas une difficulté pour nous : nous sommes très peu concernés, voire pratiquement jamais, car le droit coutumier porte principalement sur des points de droit civil. Cela concerne donc surtout nos collègues du tribunal judiciaire.
M. le président Frantz Gumbs. Notre attention a également été appelée sur le fait que toutes les dispositions des lois nationales n’avaient pas été adaptées à Mayotte, où d’anciennes règles locales coexistent avec le droit commun. Certains appellent à la convergence. Êtes-vous concernés par ce problème ?
M. Thierry Sorin. Pas véritablement, car dans les champs qui nous concernent, les textes sont relativement récents et prévoient généralement des adaptations pour Mayotte. C’est le cas en particulier en contentieux des étrangers, en droit de l’urbanisme et en droit de l’environnement.
À quelques exceptions près, les règles du droit public sont les mêmes que dans l’Hexagone. Le problème de la convergence concerne davantage le champ social, notamment celui des aides – revenu de solidarité active, allocation aux adultes handicapés –, où les droits à Mayotte ne sont pas identiques à ceux qui existent en métropole ou dans les autres territoires d’outre-mer. Ce genre de contentieux est très minoritaire, nous ne sommes donc concernés qu’à la marge.
M. le président Frantz Gumbs. Compte tenu des spécificités culturelles de ce territoire, existe-t-il à votre connaissance des difficultés de traduction des concepts juridiques français – et donc de leur compréhension par le public ?
M. Thierry Sorin. Nous ne le constatons guère. Comme je l’ai indiqué, les agents des greffes jouent le rôle d’interprète en shimaoré et en shibushi, qui sont les langues les plus couramment parlées à Mayotte. Ils parviennent sans trop de difficultés à traduire les concepts juridiques de droit public.
M. le président Frantz Gumbs. Disposez-vous d’un équipement informatique comparable à celui utilisé dans l’Hexagone ?
M. Thierry Sorin. Oui, nous sommes très bien équipés. Le Conseil d’État nous a doté des mêmes matériels que ceux utilisés en métropole.
Les difficultés que nous rencontrons à Mayotte concernent les visioconférences, car la bande passante est un peu limitée par moment. Nous sommes dépendants de réseaux qui passent par l’Afrique et qui sont parfois très saturés. Cela complique un peu les choses.
En dehors de ça, nous n’avons aucun problème.
M. le président Frantz Gumbs. L’accès au droit repose notamment sur l’action du CDAD (conseil départemental d’accès au droit). Participez-vous à cette instance ?
M. Thierry Sorin. Non. Je me demande d’ailleurs s’il fonctionne véritablement à Mayotte puisque je n’ai jamais été invité à y participer. Je ne connais pas les responsables du CDAD.
En revanche, celui de La Réunion est actif.
M. le président Frantz Gumbs. Le CDAD de Mayotte existe puisqu’il reçoit des subventions de l’État et du conseil départemental.
M. Thierry Sorin. Je suis ravi de l’apprendre.
M. le président Frantz Gumbs. La situation que vous décrivez est en effet assez surprenante. Le CDAD est l’un des moyens d’aller vers le justiciable.
Nous nous intéressons beaucoup à l’accès au droit. Il serait probablement judicieux que le tribunal administratif participe aux travaux du CDAD, afin de mieux informer les gens de leurs droits.
M. Thierry Sorin. Ce serait souhaitable.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous des recommandations à formuler pour améliorer l’accès au droit et à la justice pour les justiciables de Mayotte ?
M. Thierry Sorin. Nous avons déjà évoqué les permanences d’accès au droit, qui pourraient être organisées soit dans les locaux du tribunal, soit dans les maisons France Services.
Nous pourrions aussi envisager d’éditer des plaquettes de présentation du tribunal administratif en shimaoré et en shibushi. Nous l’avons fait à La Réunion, en publiant un document en créole.
Par ailleurs, il serait utile de disposer de davantage de crédits pour pouvoir recourir plus facilement à des interprètes lors des procédures de référé. Cela améliorerait l’accès au droit et la compréhension de la justice par les requérants.
M. le président Frantz Gumbs. Tout le monde peut accéder aux réseaux sociaux grâce à son téléphone. Êtes-vous présents sur ceux-ci ?
M. Thierry Sorin. Le tribunal a un compte sur Linkedin. Nous disposons aussi d’un site internet, qui est régulièrement mis à jour. Nous y publions notamment des communiqués de presse et des avis d’audience.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que le tribunal administratif n’a naturellement pas de compte sur Facebook ou sur Instagram...
M. Thierry Sorin. Non.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie beaucoup pour votre contribution.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Cette journée d’audition est entièrement consacrée à la situation du département de Mayotte, rendue encore plus complexe par le cyclone Chido. Pour évoquer les difficultés qu’y rencontre la justice, nous auditionnons Mme Fabienne Le Roy, première présidente de la cour d’appel de Saint‑Denis de La Réunion, et Mme Fabienne Atzori, procureure générale près la cour d’appel de Saint‑Denis, étant entendu que le ressort de la cour d’appel englobe Mayotte ; nous accueillons également M. Vincent Aldeano‑Galimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou, Mme Sophie de Borggraef, présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou, et M. Guillaume Dupont, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Mamoudzou. Le fait que vous ayez, pour la plupart d’entre vous, pris vos fonctions depuis quelques mois seulement est peut-être le signe d’une rotation importante au sein de votre juridiction ; vous pourrez nous le confirmer.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Fabienne Le Roy, Mme Sophie de Borggraef, M. Guillaume Dupont, M. Vincent Aldeano‑Galimard et Mme Fabienne Atzori prêtent successivement serment.)
Mme Fabienne Le Roy, première présidente de la cour d’appel de Saint‑Denis de La Réunion. Dès ma prise de fonctions à la fin avril, je me suis rendue à Mayotte pour découvrir les juridictions de ce ressort, y rencontrer les magistrats et le personnel de greffe, et visiter les lieux dans lesquels s’exerce la justice. Travaillant depuis La Réunion, il me semblait en effet indispensable d’avoir une idée précise de ce qu’était la justice à Mayotte et des difficultés qu’elle rencontrait, en particulier après le cyclone Chido.
Après cette première visite – du 29 avril à début mai –, j’y suis retournée en juin, dans le cadre du comité social d’administration (CSA) consacré à Mayotte. Je m’y suis enfin rendue une troisième fois début septembre pour les audiences d’installation à la chambre d’appel de Mamoudzou.
J’ai découvert que le ressort de la cour d’appel de La Réunion recouvrait deux îles très différentes aux problématiques singulières, notamment en termes d’effectifs – pas toujours pour les mêmes raisons. Les deux territoires partagent naturellement la caractéristique de l’éloignement par rapport à la métropole, commune à tous les outre‑mer, mais ils se distinguent des Antilles, que je connais pour avoir été en poste à Fort‑de‑France il y a une vingtaine d’années.
À Mayotte, la responsabilité des chefs de cour s’étend à deux juridictions : la chambre de la cour d’appel qui, en tant que chambre, n’est pas une juridiction autonome, et le tribunal judiciaire de Mamoudzou.
La chambre d’appel exerce l’ensemble des compétences d’une cour d’appel : elle examine en appel les décisions rendues par le tribunal judiciaire de Mamoudzou en matière civile – affaires familiales, construction, etc. – comme pénale – décisions correctionnelles, police, application des peines, etc.
L’unique dérogation relative aux compétences de cette chambre, seule singularité par rapport à un autre service de cour d’appel, concerne la chambre de l’instruction : elle n’est pas située à Mayotte mais siège exclusivement à La Réunion, y compris pour les décisions rendues par les juges d’instruction ou les juges des libertés et de la détention (JLD) dans des affaires pénales à Mayotte.
En ce qui concerne les autres questions, comme l’accès au droit, l’organisation à Mayotte est la même que sur l’ensemble du territoire français : la présidente du tribunal de Mamoudzou préside aussi le conseil départemental de l’accès au droit (CDAD) de Mayotte, comme la présidente du tribunal de Saint‑Denis est compétente sur l’ensemble du département de La Réunion.
À l’exception de la spécificité concernant la chambre d’instruction, les juridictions de Mamoudzou exercent donc les compétences d’un tribunal et d’une cour d’appel sur l’ensemble du territoire.
Vos questions montrent votre intérêt pour les enjeux d’affectation et d’effectifs, concernant aussi bien les magistrats et le personnel du greffe que les avocats ou encore les experts. Plutôt qu’une énumération fastidieuse, je vous apporterai ultérieurement des réponses à ces questions, complétées par le magistrat coordonnateur de la chambre d’appel de Mamoudzou et les chefs de juridiction du tribunal.
Madame la procureure générale complétera mes propos, aussi synthétiques que possible pour cette phase préliminaire.
Mme Sophie de Borggraef, présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou. À Mayotte, les juridictions de première instance comprennent le conseil des prud’hommes de Mamoudzou, qui n’existe que depuis début 2022. Ses conseillers sont élus, comme en métropole, et le personnel du greffe vient des effectifs du tribunal judiciaire.
Comme dans tous les outre‑mer, il existe aussi une juridiction commerciale, un tribunal mixte de commerce, présidé par un magistrat professionnel, juge du tribunal judiciaire, et composé de juges consulaires élus par leurs pairs. Il a une particularité : son greffe est aussi celui du tribunal mixte de commerce de La Réunion, où il se trouve, à l’exception d’une modeste base à Mamoudzou, disparue après le passage du cyclone Chido.
Enfin, le tribunal administratif dispose d’une équipe de greffiers présente sur place, mais les magistrats viennent de Saint‑Denis de La Réunion pour tenir leurs audiences à Mamoudzou.
Je mets en exergue ces particularités pour souligner que le tribunal judiciaire est la juridiction de première instance la plus complète à Mayotte, avec une équipe résidant sur place – juges, greffiers, directeurs de greffe, auxquels vont s’ajouter des renforts aux différents statuts.
M. Guillaume Dupont, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Mamoudzou. À mon arrivée à Mayotte le 16 avril, l’équipe du parquet était composée de six magistrats aux différents statuts : fixes, placés et membres d’une brigade.
Depuis le 1er septembre, notre équipe compte cinq magistrats fixes, un magistrat membre d’une brigade, vice‑procureur, qui assure notamment la hiérarchie intermédiaire, et un magistrat placé, obtenu en renfort. Voilà les ressources humaines dont dispose le parquet.
Mme Fabienne Atzori, procureure générale près la cour d’appel de Saint‑Denis. Procureure générale à La Réunion depuis 2021, je reviendrai surtout sur les singularités relatives aux conditions d’exercice de la justice à Mayotte, avant et après Chido.
La première réside dans le fait que nous, chefs de cour, gérons à distance une cour d’appel située à 1500 kilomètres de La Réunion, même si nous nous y rendons régulièrement.
La deuxième concerne le territoire lui‑même, où des dispositions dérogatoires s’appliquent à la cour d’appel, au tribunal judiciaire et à la chambre d’appel. Elles portent d’abord sur le statut des jurés, d’assises en particulier – que je laisserai M. Vincent Aldeano‑Galimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou, évoquer. Ensuite, parmi nos collègues exerçant à Mayotte, seul le personnel judiciaire réside sur l’île. L’effectif du tribunal administratif est réduit et compte notamment la directrice de greffe, mais les magistrats circulent et tiennent des audiences en visioconférence.
Quant à la chambre régionale des comptes, qui couvre La Réunion et Mayotte, elle agit par délégation aussi bien des procureurs financiers que des magistrats et des vérificateurs. Seul le personnel judiciaire, magistrats ou greffiers, réside donc à Mayotte : comme le soulignait justement la présidente du tribunal judiciaire, nous sommes donc la seule administration de la justice restant sur place.
J’ajoute que les contraintes auxquelles les collègues sont soumis existaient avant le cyclone Chido et se sont aggravées ensuite, en particulier l’approvisionnement en eau.
Troisième singularité : les effectifs. La question de la durée de séjour d’un procureur ou d’un président a été posée. L’ancien procureur a séjourné quatre ans à Mayotte avant d’obtenir le poste qu’il souhaitait : il a donc tenu longtemps.
Enfin, je me tiens à votre disposition pour la question de l’accès au droit, même si elle concerne prioritairement la présidente de la juridiction, le procureur et le vice‑président du CDAD. Huit magistrats du parquet exercent actuellement au tribunal judiciaire, puisqu’il a bénéficié d’un renfort de brigade et d’une délégation de magistrats dont j’ai décidé. Nos effectifs comptent également une magistrate à la chambre d’appel, qui ne participe pas à notre table ronde aux côtés de M. Aldeano‑Galimard, sans doute parce qu’elle est à l’audience.
Il me semblait important de souligner les problèmes d’effectifs et les moyens que nous mettons tous en œuvre pour les résoudre.
M. Vincent Aldeano‑Galimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou. En poste à Mayotte depuis deux ans, j’étais présent lors du cycle Chido. Cependant, je ne suis chargé de l’administration de la chambre d’appel que depuis le 1er septembre, en remplacement de M. Cyril Ozoux, qui a occupé ce poste pendant cinq ans – preuve qu’il est possible de rester à Mayotte plus de deux ou trois ans, comme le soulignait la procureure générale.
La chambre d’appel compte quatre magistrats du siège et un magistrat du parquet. Nous traitons des appels du tribunal judiciaire, du tribunal mixte de commerce et du conseil des prud’hommes. Nous assurons également la présidence des assises de Mayotte, qui se tiennent au tribunal judiciaire et pour lesquelles nous rencontrons souvent des problèmes d’effectifs de jurés. En effet, en vertu d’une disposition spécifique à Mayotte, ils sont tirés au sort à partir d’une liste établie par le préfet de Mayotte sur proposition du procureur de la République. Comme ils ne sont qu’une trentaine, nous peinons régulièrement à atteindre le quorum permettant de tenir ces assises, pourtant importantes à Mayotte compte tenu de la gravité des violences commises, souvent en bande.
M. le président Frantz Gumbs. Plusieurs critères facilitent l’accès à la justice, parmi lesquels les ressources humaines. Les postes de vos juridictions sont‑ils tous occupés ou certains sont‑ils vacants, pour une raison ou pour une autre ?
Mme Fabienne Le Roy. Des postes sont vacants à Mayotte et à La Réunion, comme dans presque toutes les juridictions de France. Le territoire de La Réunion, comme bien des juridictions de métropole, est plus attractif que celui de Mayotte. Cependant, des déserts judiciaires – à l’image des déserts médicaux – existent en métropole comme à Mayotte. Tous les postes ne sont donc pas occupés au tribunal judiciaire, ni d’ailleurs dans les deux tribunaux de La Réunion.
Des mécanismes, utilisés partout en France, existent pour compenser ces absences : les chefs de cour peuvent déléguer des magistrats placés, qui sont attachés à leur équipe mais qui vont compléter les effectifs dans les juridictions du ressort – cour, tribunaux judiciaires, tribunaux de proximité – afin d’y pallier les vacances de poste, les congés maternité et autres congés.
Il s’y ajoute des dispositifs spécifiques à Mayotte. Les deux premiers concernent l’envoi de brigadistes – brigades de magistrats ou brigades de greffiers, qui, en dépit d’un nom identique, sont régies par des pratiques, des conditions et des textes différents.
Un troisième dispositif, prévu par l’article LO 125‑1 du code de l’organisation judiciaire récemment introduit, a été utilisé cette année à la suite de Chido, de façon tout à fait exceptionnelle. Il permet au chef de cour, premier président ou procureur général, de demander aux chefs de cour de Paris et d’Aix‑en‑Provence l’affectation temporaire, dans la limite de trois mois sur une année, de magistrats du siège de la cour d’appel ou du parquet général. Les chefs des cours d’appel de Paris et d’Aix‑en‑Provence dressent annuellement une liste des magistrats susceptibles d’être ainsi prêtés, avec leur accord évidemment, pour apporter leur force aux juridictions de Mayotte ; nous en avons bénéficié.
Ces dispositifs – brigades et article LO 125‑1 – profitent aux juridictions mahoraises mais pèsent lourdement sur les juridictions de prêt, qu’il s’agisse de Paris ou d’Aix‑en‑Provence. En l’occurrence, les magistrats envoyés en vertu de l’article LO 125‑1 venaient de Paris, et les brigadistes de juridictions de la France entière. Leur nombre est donc nécessairement limité, de même que la durée de leur séjour, non renouvelable : même s’ils se plaisent à Mayotte, les brigadistes ne peuvent pas effectuer immédiatement un deuxième séjour. Ils peuvent cependant formuler des desiderata pour rejoindre, de manière statutaire, les juridictions du tribunal ou de la cour d’appel de Mayotte.
M. le président Frantz Gumbs. Pour combien de temps les brigadistes vous sont-ils affectés ?
Par ailleurs, certains de vos prédécesseurs sont restés longtemps en poste. Ces cas sont-ils fréquents ou plutôt des exceptions ?
Mme Fabienne Atzori. Nos effectifs sont fixés par la circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires. Cette circulaire prévoit six postes au sein du tribunal judiciaire de Mamoudzou, un chiffre qui n’est pas atteint. De plus, elle fixe une hiérarchie entre les postes, le parquet devant normalement compter, sauf erreur de ma part, un procureur, deux vice-procureurs et trois substituts. Or seuls cinq postes sont actuellement pourvus : un de procureur et quatre de substitut – grâce, je tiens à le souligner, au choix fait par deux collègues de rejoindre Mayotte à leur sortie d’école.
C’est pour cette raison qu’existe un dispositif comme celui des brigades. Ces magistrats, qui viennent pour six mois, sont d’un intérêt majeur pour la juridiction. Ils représentent un coût pour la cour d’appel, car nous les hébergeons, payons leurs frais de transport et mettons une voiture à leur disposition, mais cette dépense est normale et, disons-le, absolument nécessaire.
Les brigades ont été annoncées en mars 2022 par Éric Dupond-Moretti, alors ministre de la justice, et les actes ont suivi les promesses, étant donné que les premières ont été envoyées rapidement, dès le mois de septembre suivant, me semble-t-il.
En ce qui concerne le parquet, notons toutefois que si les premières brigades étaient composées de deux magistrats, nous n’avons plus qu’un seul brigadiste. Autrement dit, le dispositif est moins dimensionné qu’il ne l’était au départ. Il demeure en outre conditionné à l’existence de candidatures pour servir à Mayotte pendant six mois, les effectifs étant prélevés sur ceux d’autres juridictions.
Un autre dispositif existe : issu de la loi organique du 20 novembre 2023, il s’agit de la délégation de magistrats placés. En l’occurrence, le parquet général de Saint-Denis n’a pu en bénéficier, car aucune cour d’appel n’avait d’effectifs à nous déléguer, toutes les juridictions étant confrontées à des vacances de postes.
En revanche, nous avons profité d’une création de poste ce mois-ci, étant entendu que les tribunaux de Saint-Pierre et de Mamoudzou rencontrent aussi pareilles difficultés de personnel.
En définitive, les dispositifs existants sont inapplicables aux cours d’appel. Je me félicite toutefois de la présence d’une avocate générale qui était préalablement venue à Mayotte en qualité de brigadiste. Elle était ensuite rentrée dans sa juridiction d’origine, avant de solliciter le poste à la chambre d’appel de Mamoudzou.
Enfin, pour répondre à votre seconde question, j’ai le sentiment qu’une longévité de quatre années en tant que procureur général à Mayotte est assez exceptionnelle. Le fait est qu’il existe un contrat d’accompagnement, que peuvent passer des collègues de premier et de second grade lorsqu’ils s’engagent à venir travailler à Mayotte – même si les magistrats hors hiérarchie ne peuvent prétendre à ce dispositif. Aux termes de ce contrat, créé en 2022, les magistrats peuvent émettre jusqu’à cinq choix pour leur affectation suivante, à condition de rester à Mayotte pendant trois ans – mais ce délai initial a été ramené à deux ans car certains collègues ont beaucoup souffert – suite à quoi ils peuvent obtenir le poste demandé, sous réserve, bien sûr, de sa disponibilité. C’est ce laps de temps qui entraîne le turnover qu’on constate, notamment dans les fonctions spécialisées.
M. Vincent Aldeano-Galimard. Le fait que mon prédécesseur, M. Ozoux, soit resté cinq ans à la chambre d’appel est en effet plutôt exceptionnel. C’est lié au fait qu’il est originaire de La Réunion, territoire situé à deux heures de vol de Mayotte et avec lequel il y a plusieurs liaisons quotidiennes.
S’agissant des brigades, il est vrai que la chambre d’appel n’en bénéficie pas – et qu’elle ne le demande pas, du reste. Cela serait en revanche très utile au greffe, qui souffre d’un manque d’effectifs et d’absentéisme, notamment en lien avec le cyclone Chido. En effet, certains agents rapatriés dans l’Hexagone ont fait le choix de ne pas revenir, à la faveur d’une mutation ou, malheureusement, d’un arrêt maladie. N’étant pas médecin, je ne puis me prononcer sur la réalité de leurs troubles, mais le fait est que beaucoup n’ont pas repris leurs fonctions.
M. le président Frantz Gumbs. De quelle manière l’attractivité du territoire pourrait-elle être améliorée ?
Mme Sophie de Borggraef. Permettez-moi d’abord d’évoquer les effectifs du siège du tribunal judiciaire de Mamoudzou, ainsi que ceux du greffe de première instance. D’après la circulaire de localisation des emplois, le siège devrait être pourvu de dix-huit magistrats, toutes spécialités confondues. Cependant, au 1er septembre, nous ne comptons que quatorze magistrats nommés, les deux postes de juge des libertés et de la détention (JLD), notamment, étant vacants. Nous sommes renforcés par une brigade composée d’une vice-présidente et d’une juge placée, donc déléguée par Mme la première présidente, pour quatre mois, de septembre à décembre 2025. Nous sommes donc actuellement seize pour une activité théorique demandant la présence de dix-huit personnes.
Notre collègue de la brigade a accepté d’exercer les fonctions de JLD, ce qui est heureux quand on sait que l’activité délinquantielle est relativement importante à Mayotte. Elle a été investie dans ses fonctions par l’avis favorable de l’assemblée générale des magistrats du siège. Cette situation problématique illustre néanmoins la nécessité d’avoir recours aux différents dispositifs prévus par les textes pour compenser les vacances de postes dans les fonctions spécialisées. En définitive, l’exercice de ce contentieux demeure fragile, car si notre collègue brigadiste refusait finalement d’assurer la fonction de JLD, nous serions contraints de nous organiser différemment et nous atteindrions alors les limites du possible. Je rappelle à cet égard que la particularité du siège est d’avoir de multiples spécialités, un juge des enfants n’étant pas juge d’application des peines ou juge d’instruction.
Le tribunal judiciaire de Mamoudzou ne pourrait pas tourner en l’absence de ces brigades de six mois. Parmi les quatorze magistrats en poste de manière permanente, quatre d’entre eux ont été préalablement brigadistes. Ils ont donc demandé à revenir : il s’agit de deux vice-présidents, d’une vice-présidente chargée du service des mineurs et d’une juge d’instruction. Une avocate générale est également revenue après avoir participé à ce dispositif ; c’est dire combien il est incitatif. Les personnes qui reviennent le font en toute connaissance de cause et s’inscrivent dans la durée.
Je confirme que rester en poste pendant quatre ou cinq ans est tout à fait exceptionnel pour les personnes non natives de l’île, tous grades et qualités confondus. L’immense majorité des magistrats restent entre deux et trois ans. Qu’il s’agisse du siège ou du parquet, aucun des magistrats en poste au tribunal judiciaire de Mamoudzou n’est natif de Mayotte. En revanche, notre greffe est composé pour moitié de Mahorais, ou du moins d’agents dont le réseau amical et familial est situé sur l’île. Entre les uns et les autres, la durée du poste ne saurait donc être comparée. Les natifs de Mayotte ne parleront d’ailleurs pas de « séjour » pour qualifier leur affectation : leur vie est ici.
Parmi tous les territoires ultramarins – je parle d’expérience, ayant travaillé six ans en Guyane, ainsi qu’à La Réunion –, l’attractivité de Mayotte était déjà assez faible avant le passage du cyclone Chido ; désormais, elle est quasiment nulle. Nous n’avons pas accès à l’eau tous les jours. De nombreux actifs ont quitté l’île. L’économie des loisirs, c’est-à-dire l’activité sur le lagon, n’a pas repris, de nombreux restaurants et hôtels demeurant fermés. En un mot, le territoire peine vraiment à se reconstruire. Il s’y ajoute l’enjeu de la scolarisation des enfants : les agents qui sont chargés de famille ne trouvent pas leur compte sur l’île. Cet aspect dépasse les questions strictement judiciaires, mais a une incidence sur la capacité à résider à Mayotte. Quand on a de jeunes enfants, passe encore, mais ce n’est plus le cas avec des lycéens car le niveau scolaire est très faible et il n’y a que peu d’options.
S’agissant enfin des magistrats placés, venus d’autres cours d’appel, mon collègue procureur n’a pas pu en bénéficier mais j’ai quant à moi pu accueillir trois juges en mai, juin et juillet, pour des périodes de quatre à six semaines. Distraites de leurs postes à Paris, ces magistrates ont apporté un soutien tout à fait apprécié et utile. Comme toutes les personnes qui postulent un tel dispositif, elles ont été très adaptables, avaient l’habitude de voyager et ont été immédiatement opérationnelles. Mais si nous avons beaucoup apprécié de les avoir, elles n’ont été, pour reprendre une expression employée par un ancien ministre de la justice, que des « sucres rapides ». En effet, leur apport ne saurait être significatif dans la mesure où il ne s’inscrit pas dans la durée.
En ce qui concerne les brigadistes, c’est très différent, car en six mois, il peut y avoir une réelle immersion.
Quant aux brigades dédiées au greffe, leur passage n’est que de trois mois, renouvelable pour une durée d’un à trois mois supplémentaires. De plus, contrairement aux magistrats, nous ne recevons pas des greffiers brigadistes en continu : il y a toujours une période de latence d’un mois minimum. Le dispositif demeure donc à parfaire. Le temps de séjour est trop court – aussi bien pour les personnes concernées que pour la juridiction – en termes de productivité et d’efficacité dans le travail.
M. Guillaume Dupont. Je n’ai que cinq mois d’expérience à Mayotte, mais je constate en effet que les brigades sont indispensables, tout comme les magistrats placés ; sans eux, on n’y arrive pas. Cela étant, ce fonctionnement induit un management très différent par rapport à la métropole.
M. le président Frantz Gumbs. En somme, les personnels temporaires, qu’il s’agisse des brigades ou des magistrats placés, sont utiles et même nécessaires mais pas suffisants, parce qu’ils manquent de temps pour réellement appréhender le territoire et entrer dans le vif du sujet avant d’avoir à repartir. Est-ce bien cela ?
Mme Fabienne Le Roy. Pour faire écho à la notion de « sucres rapides », nous pourrions également dire que ces personnels sont une denrée qui conduit la juridiction à adopter une organisation qui est par hypothèse ponctuelle, limitée dans le temps. Cela donne d’ailleurs beaucoup de travail au chef de juridiction – en l’occurrence, à la présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou – pour organiser le tribunal, composer le service, affecter un magistrat à chaque audience, sachant que cela complexifie aussi la gestion des absences imprévues, par exemple pour arrêt maladie. Ce fonctionnement suscite en outre l’inquiétude des magistrats et autres fonctionnaires du greffe, qui ne savent pas ce que seront les effectifs dans six mois.
De fait, il est nécessaire d’organiser les services en tenant compte du fait que le nouvel arrivant, par exemple un juge des enfants ou un juge d’instruction, devra découvrir son cabinet et, à un moment, interrompre la prise d’audiences afin d’avoir le temps, avant son départ de la juridiction, de rédiger toutes ses décisions – jugements en première instance ou arrêts en appel –, lesquelles demandent beaucoup de temps. Un magistrat présent pendant six mois, du moins s’agissant du siège, ne sera donc pas un magistrat qui tient des audiences et qui rédige des décisions pendant six mois : il y aura nécessairement du temps perdu à l’arrivée et au départ.
De toute évidence, le dispositif optimal serait d’avoir ces dix-huit magistrats nommés pour une durée minimale de deux ans et maximale de sept ans pour les chefs de juridiction, de dix ans pour les magistrats spécialisés que sont les juges d’instruction ou les juges des enfants – les autres magistrats n’étant pas soumis à une limite de temps. Vous l’aurez compris, ces plafonds ne sont que rarement atteints à Mayotte.
En définitive, la juridiction et particulièrement le tribunal ne pourraient pas fonctionner sans ces dispositifs, la chambre d’appel en bénéficiant moins. Je précise d’ailleurs que l’apport des magistrats honoraires et des magistrats à titre temporaire est également indispensable. La cour s’efforce notamment de nommer l’un de ces magistrats pour chaque affaire renvoyée aux assises, ce qui n’est pas toujours possible.
J’y insiste, tous ces renforts sont indispensables, même si nous préférerions qu’ils ne le soient pas.
M. le président Frantz Gumbs. L’une des conditions d’une bonne justice me semble être la qualité du bâti. Pourriez-vous présenter l’état de vos installations matérielles ?
Mme Fabienne Atzori. Il faut distinguer l’avant et l’après-Chido. Avant le cyclone, l’hébergement n’était pas très satisfaisant, mais il était plus que correct. Nous avions deux bâtiments principaux et un troisième dans lequel avait été installé le conseil des prud’hommes lorsqu’il a ouvert en mars 2022. Après le cyclone, la situation s’est considérablement dégradée, notamment parce que la chambre d’appel s’est effondrée.
Dès le premier jour, avec le premier président de l’époque et toute l’équipe du service administratif régional, nous avons tout mis en œuvre pour trouver des solutions. À cet égard, la première présidente et moi-même, en tant qu’ordonnateurs, comptables et signataires des marchés publics, pouvons voir notre responsabilité engagée à titre individuel – et non en notre qualité de cheffes de cour – si nous ne respectons pas les procédures, ce qui complexifie sans aucun doute la reconstruction. La première présidente, qui s’est rapidement mise à jour des chantiers dès son arrivée, apportera sans doute des éléments complémentaires.
Mme Fabienne Le Roy. Je suis très attachée à ce que la justice soit rendue dans des lieux qui asseyent l’autorité des décisions judiciaires – autorité qui doit selon moi nécessairement les accompagner.
Il faut reconnaître que la question bâtimentaire constitue à Mayotte une difficulté réelle. C’est encore plus le cas depuis le passage de Chido, mais un projet de cité judiciaire était en cours d’élaboration et même de réalisation avant le cyclone. Ce projet n’est pas abandonné puisque la loi du 11 août 2025 pour la programmation de la refondation de Mayotte lui consacre une ligne budgétaire. Dès mon arrivée, tout le monde m’a parlé de ce projet : il y a une très grande attente de la part des magistrats et des fonctionnaires.
Cela étant, pour l’instant, la nécessité absolue est de permettre à la justice de s’exercer à Mayotte dans les meilleures conditions, pour ne pas dire les moins mauvaises. Pour cela, des processus exceptionnels ont été lancés par le ministère de la justice, avec le rapprochement des différentes directions que sont les services judiciaires, l’administration pénitentiaire, la protection judiciaire et le secrétariat général, afin de travailler de manière cohérente à la reconstruction des bâtiments appartenant au ministère – juridictions, services de l’administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) – et afin de faciliter au maximum la prise de décision.
La procureure générale le dirait bien mieux que moi, car elle l’a vécu pour avoir été en poste lors du passage du cyclone : dans un premier temps, c’est tous les jours que les services de la Chancellerie, ceux de la cour d’appel et les chefs de juridiction de Mamoudzou se sont réunis pour évoquer la situation et traiter les urgences. Ce comité continue de se réunir, certes à un rythme moindre, car nous ne sommes plus dans l’urgence immédiate mais dans une perspective de reconstruction : les processus extraordinaires, au sens premier du terme, sont toujours en cours.
Autre observation : tous les travaux d’urgence qui étaient possibles ont été faits immédiatement. Après Chido, l’un des bâtiments de la chambre d’appel de Mamoudzou était éventré et sans façade – il l’est toujours – et l’autre était inoccupable. Les magistrats et fonctionnaires qui y travaillent ont été accueillis par le tribunal judiciaire, qui a consenti un considérable effort d’hébergement. Une fois les travaux urgents de curage et de nettoyage effectués, les personnels ont pu réintégrer leurs bâtiments. Quant au tribunal judiciaire, normalement doté de trois bâtiments, il n’en a récupéré qu’un seul.
Outre les travaux nécessaires sur les lieux qui ne sont pas encore accessibles, nous nous efforçons de prendre à bail des bâtiments et plus généralement d’organiser des possibilités d’accueil pour que les services soient desserrés le plus vite possible. Des modulaires ont ainsi été installés sur le parking de la chambre d’appel pour loger les magistrats. Le premier accueille les coordonnateurs que sont M. Aldeano-Galimard, président de la chambre d’appel, et Mme Toillon, avocate générale, et le second les autres magistrats de la chambre.
Au tribunal judiciaire, en revanche, la solution des modulaires, qui était séduisante et à laquelle tout le monde a évidemment pensé, n’a pu être retenue pour des questions juridiques, car contrairement à ceux de la chambre d’appel, les lieux n’appartiennent pas au ministère de la justice. Nous dépendons d’un propriétaire et de son autorisation aussi bien pour procéder aux travaux que pour installer des modulaires, ce qui n’a donc pu être fait.
Les travaux sont, depuis Chido, en cours de détermination. Le bâtiment 1, annoncé dans un premier temps comme perdu, sans qu’il soit possible de s’y établir à nouveau, exige des travaux pour que le tribunal en ait l’usage. Le bâtiment 2, le moins touché, l’a été diversement à l’intérieur. Les phases de détermination des travaux, de passation de marchés publics et de maîtrise d’œuvre sont en cours, ce qui prend un temps inévitablement long – même en améliorant et en accélérant les processus, il faut le temps de franchir les étapes juridiques et budgétaires. Nous avons l’espoir que les travaux commencent à la fin du mois de janvier 2026, puis soient livrés progressivement, de façon à ce que le tribunal profite de locaux restaurés le plus rapidement possible, en quelques mois seulement.
Pour désengorger le tribunal, faute d’y installer des locaux modulaires, des locaux extérieurs ont été pris à bail. Historiquement, le tribunal ne se trouve pas dans un lieu dédié, mais dans des lieux commerciaux classiques. Tel est aussi, et peut-être davantage, le cas des deux locaux pris à bail pour y loger le conseil de prud’hommes et le bureau d’aide juridictionnelle dans l’un, et dans l’autre des services civils.
Pour résumer, je formulerai quatre observations. Premièrement, nous allons aussi vite que possible dans le respect – impératif – des règles budgétaires et juridiques. Deuxièmement, nous dépendons du propriétaire ; il est évidemment hors de question que nous nous mettions dans l’illégalité en faisant des travaux et des installations qu’il n’autoriserait pas.
Troisièmement, nous avons conscience que l’objectif est de permettre au tribunal judiciaire de retrouver des locaux rassemblant tous ses services, le contraire étant une source de complexité pour les chefs de juridiction et les directeurs de greffe ainsi qu’un sentiment d’isolement pour les personnes qui y sont, et une difficulté pour les justiciables qui peuvent avoir à se déplacer d’un lieu à l’autre. Quatrièmement, si les distances, à Mayotte, sont géographiquement courtes, les difficultés de circulation routière sont réelles, ce qui ajoute une complexité.
Mme Sophie de Borggraef. En effet, très concrètement, le tribunal, qui était installé sur 3 000 mètres carrés, a perdu 40 % de sa surface utile – salles d’audience, bureaux et espaces d’attente. Tel est toujours le cas, neuf mois après le passage de Chido, sur le site principal du tribunal judiciaire qui, en tant qu’unique établissement recevant du public (ERP), est le seul où peuvent se tenir les audiences, tant du tribunal judiciaire que du conseil des prud’hommes et du tribunal mixte de commerce.
Au lendemain du passage de Chido, qui a ravagé la toiture d’un bâtiment ainsi que le câblage électrique et la plomberie d’un autre, nous avons été contraints, dans l’urgence, de travailler en mode gestion de crise pour reloger de nombreux collègues privés d’espace de travail. Nous avons mené une réflexion, de décembre à mars puis cet été, sur la meilleure façon d’installer les gens avec les mètres carrés de tribunal dont nous disposions une fois retranchés ceux utilisés pour tenir les audiences. Tout cela a été très compliqué.
Immédiatement après le passage de Chido, nous avons travaillé en mode très dégradé, en installant par exemple des séchoirs à dossiers, dont les feuilles étaient éparpillées ; les salles d’audience restantes ont été compartimentées avec des paravents pour remédier à la division par presque trois de leur nombre, qu’il s’agisse des salles d’audience publique ou des chambres du conseil dédiées aux audiences à huis clos des juges aux affaires familiales (JAF), des juges des enfants et des juges des tutelles. Nous avons dû transformer des chambres du conseil en greffe pour reloger les agents.
La tension s’est un peu relâchée lorsque le ministère a pris à bail deux locaux de 100 mètres carrés respectivement situés à 1 kilomètre d’un côté du tribunal et à 1 kilomètre de l’autre. Nous y avons relogé les services communs, dont les personnels n’ont pas à venir au tribunal, ainsi que les services du greffe civil dont les bureaux ont été soufflés et dont les agents doivent régulièrement se rendre au tribunal pour assurer les audiences aux côtés des juges. Nous avons également dû consacrer des ressources à l’organisation de navettes pour transporter le courrier et les personnes.
Cette organisation est toujours en vigueur. Si nous reconnaissons le travail accompli par le ministère et par la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion, nous constatons néanmoins qu’en pratique, les résultats ne sont pas là pour le tribunal judiciaire, qui dispose, comme il y a six mois, de deux espaces de 100 mètres carrés où le public ne peut pas être accueilli et d’un site principal dans un état qu’il faut bien qualifier de lamentable. Nous avions trois bâtiments, nous n’en avons plus qu’un, augmenté des salles d’audience du rez-de-chaussée d’un deuxième.
Avant même le passage de Chido, le tribunal n’avait rien de la solennité normalement attachée à un palais de justice. Situé à 4 kilomètres du centre-ville, dans une zone commerciale, il est longé par un petit chemin appelé « Impasse de la justice » aboutissant à un marigot qui le submerge régulièrement à la saison des pluies. Il ne faudrait pas que le tribunal demeure trop longtemps dans un tel lieu, d’autant qu’il est très abîmé.
Même si chacun fait de son mieux pour nous reloger au mieux, il faut bien constater que ce lieu n’est pas digne d’un palais de justice, d’autant que nous y sommes très à l’étroit. Outre les audiences du conseil des prud’hommes et celles du tribunal mixte de commerce, nous devons y accueillir les audiences d’assises des procès dont les accusés sont trois ou plus, ce qui est assez fréquent dans la mesure où les délits et les crimes sont souvent commis en bande, la salle d’audience de la chambre d’appel étant trop petite et l’état du bâti alentour n’offrant aucune possibilité.
Pour parfaire le tableau, parlons des geôles – l’accueil du public ne doit pas faire oublier celui des détenus. Ce tribunal dispose d’une unique geôle, ce qui est une entorse à toutes les règles dès lors que nous sommes contraints d’y enfermer simultanément, le temps de leurs jugements respectifs, majeurs et mineurs, hommes et femmes.
En tant que chefs de juridiction, nous avons une responsabilité en matière de santé au travail. Nos conditions de travail ne nous permettent pas de respecter nos obligations en la matière. C’est une source de difficultés et de préoccupation pour nous, présidente et procureur sur le terrain.
M. Guillaume Dupont. Par exemple, nos bureaux servent parfois de salle d’audience. Nous avons conscience que le ministère nous soutient. Le comité de l’habitat et de l’hébergement de la direction de l’environnement, de l’aménagement, du logement et de la mer de Mayotte (Dealm) se réunit régulièrement et les choses avancent, avec le soutien des chefs de juridiction.
Toutefois, sur le terrain, l’impression contraire de lenteur inquiète la communauté judiciaire. Notre rôle, quand bien même nous sommes conscients que l’aide a été décidée et transmise, est de rassurer, car il faut bien garder à l’esprit que la communauté judiciaire est inquiète.
M. le président Frantz Gumbs. En somme, le bâti de la justice est encore dans l’impasse.
Mme Fabienne Le Roy. En la matière, nous n’avons pas de baguette magique. Le respect des règles de l’action publique et des finances publiques est impératif. Il est hors de question de prendre des raccourcis avec la loi. Par ailleurs, les évaluations d’ingénierie préalables aux travaux prennent du temps, et la réalisation de ces derniers se heurte à des difficultés, au premier rang desquelles les vacances des entreprises de travaux publics au mois de janvier.
Les travaux ne commenceront qu’après, sous réserve qu’aucune surprise juridique, telle que des recours précontractuels, ne les retarde davantage. Nul n’a de baguette magique, sinon nous aurions construit une nouvelle cité judiciaire avant le passage de Chido ou juste après.
Nous avons une conscience aiguë des difficultés que rencontrent les collègues sur place. Les difficultés découlant du bâti, lourdes et insécurisantes, s’ajoutent à celles auxquelles se heurte le travail proprement dit et aux difficultés de la vie quotidienne inhérentes à Mayotte. Il en résulte une situation compliquée à gérer, qui exige des magistrats et des fonctionnaires énormément de sang-froid et de capacité à prendre de la distance.
Je conçois que l’on ait, au cœur des difficultés, le sentiment d’être abandonné. C’est pourquoi la procureure générale et moi-même nous rendons sur place le plus souvent possible. Nous prévoyons d’y aller au moins une fois d’ici la fin de l’année pour nous rendre compte de l’avancée des projets et surtout pour rencontrer les magistrats et les fonctionnaires, les assurer de notre soutien et répondre à leurs questions.
J’ai conscience que, pour les collègues qui sont sur place, seuls comptent les résultats. Ils n’attendent que le jour où ils pourront s’installer dans des locaux rénovés et retrouver des conditions de fonctionnement aussi normales que possible. La question du bâti n’est pas réglée, mais la situation s’améliore. Nous y travaillons quotidiennement avec nos équipes et avec le service administratif régional. Pas un jour ne passe sans que nous soyons amenés à prendre une décision pour les juridictions de Mayotte.
Encore une fois, le problème du bâti n’est pas résorbé mais il ne peut en être autrement s’agissant de reconstruction immobilière dans un territoire défiguré par un cyclone, où les administrations et les agents de la vie économique ont pour seuls objectifs de trouver des artisans pour faire les travaux et de faire venir à Mayotte les matériaux nécessaires. Nous ne sommes pas les seuls à devoir nous reloger. Avoir trouvé deux locaux à prendre à bail relève déjà sinon du miracle, du moins de solutions difficiles à trouver.
M. le président Frantz Gumbs. Après avoir fait le point sur les ressources humaines ainsi que sur le bâti, j’aimerais que nous évoquions l’accès à la justice, non sans comparer les situations respectives de La Réunion et de Mayotte où, si j’ai bien compris, le système judiciaire est centré sur Mamoudzou. Comment peut-on améliorer l’accès à la justice des justiciables éloignés de Mamoudzou ?
Mme Fabienne Atzori. J’aimerais porter à la connaissance de la commission une situation tout à fait singulière. L’État a participé à hauteur d’environ 80 % à la construction, à Sada, d’une maison France services dans les locaux que la mairie mettait auparavant à disposition du greffe détaché qui s’y trouvait. Or la mairie perçoit un loyer de l’ordre de 20 000 euros. Est-il bien raisonnable de payer deux fois pour la même chose ? Ce lieu de justice a vocation à être rouvert. Aux dires de la présidente de la juridiction, des services pourraient y être délocalisés.
Nous avons interrogé notre administration centrale sur cette situation emblématique des problèmes singuliers auxquels nous sommes confrontés à Mayotte. À ma connaissance, nous n’avons reçu aucune réponse ferme et définitive sur cette possibilité de résoudre en partie les problèmes d’accès à la justice à Mayotte, où se déplacer est difficile.
M. le président Frantz Gumbs. Cette situation est en effet emblématique des problèmes de financement auxquels se heurte la démarche de l’aller vers. La justice parvient-elle à se déployer pour se rendre accessible aux justiciables quel que soit l’endroit du territoire où ils se trouvent ?
Mme Fabienne Le Roy. Il y a deux façons de répondre à la question du déploiement de la justice en vue de la rendre plus accessible. Faut-il ouvrir un tribunal dans toutes les villes de France ? Non, évidemment, c’est impossible. Même à Paris, les vingt tribunaux d’instance jadis sis dans les mairies d’arrondissement sont désormais rassemblés au tribunal judiciaire de Paris. Le greffe détaché de Sada permettait de rapprocher une part de la population d’un lieu judiciaire.
La bonne réponse est donc de faire en sorte que tous les justiciables d’un territoire donné, où qu’ils résident, aient accès à l’information juridique, puissent exposer leurs difficultés et obtiennent une réponse argumentée et de qualité dans un délai raisonnable. Je laisse à la présidente du tribunal judiciaire, au procureur, qui dirigent le CDAD, le soin d’évoquer les points d’accès au droit (PAD) et l’aide aux victimes.
Nous avons à la cour des magistrats délégués à l’accès au droit, une conseillère du siège qui est ma secrétaire générale, Aurélie Police, et une magistrate du parquet général qui travaille en lien étroit avec la procureure générale, très soucieuse comme moi de l’accès au droit. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai indiqué que ma première préoccupation en la matière est d’obtenir un maillage aussi fin que possible dans les deux départements de La Réunion et de Mayotte. Nous ne partons pas de rien, tant s’en faut, mais les difficultés sont réelles.
S’il importe que la justice s’implique dans l’accès au droit, tel doit aussi être le cas des collectivités territoriales. Le CDAD réunit la justice et les collectivités territoriales œuvrant dans un territoire donné. Il faut que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Le « y’a qu’à faut qu’on » n’est pas envisageable. Les efforts que la présidente du tribunal déploie pour régler les questions d’accès au droit témoignent du fait que nul n’a de baguette magique.
Soyez persuadés que nous voyons tous l’intérêt, pour les justiciables, d’être aussi près que possible de l’information dont ils ont besoin. C’est pour nous un impératif. À nos yeux, favoriser l’accès aussi rapide que possible à l’information judiciaire dans des conditions garantissant sa qualité fait partie de la mission de la justice.
Mme Sophie de Borggraef. En matière d’accès à la justice proprement dit, les audiences, à Mayotte, ne se tiennent qu’à Mamoudzou, au tribunal judiciaire ou à la chambre d’appel. Le code de l’organisation judiciaire prévoit un greffe détaché à Sada dont la compétence s’étend sur une douzaine de cantons du sud du département.
Il a été privé de son bâtiment il y a environ trois ans. Nous espérons conclure un nouveau contrat avec la mairie de Sada pour qu’il en retrouve un, d’autant qu’un greffier, qui à l’heure actuelle traite les dossiers au tribunal judiciaire de Mamoudzou, est prêt à prendre son poste dans cette commune. En revanche, le code de l’organisation judiciaire n’y prévoit aucun juge détaché, dans le cadre par exemple d’un tribunal de proximité, comme c’est le cas dans d’autres départements.
Dès que nous aurons récupéré les locaux, nous demanderons sans tarder – les énergies et les volontés sont bien présentes – à la première présidente la création d’audiences foraines, comme le prévoit la loi. Le juge des tutelles, le juge des petits litiges, le JAF et les juges des enfants n’attendent qu’une chose : disposer d’un site à Sada.
Mayotte étant une petite île, deux pôles de justice devraient suffire, à cette réserve près qu’il n’y existe aucun système de transport en commun – le conseil départemental, qui exerce cette compétence, est absent. Il faut se débrouiller avec les compagnies de taxis. Le nombre élevé de voitures individuelles qui en résulte paralyse les déplacements dans l’île les jours ouvrables. Les difficultés d’accès à la justice ne sont pas tant liées aux institutions judiciaires ou au ministère de la justice qu’à l’organisation des transports.
S’agissant plus largement de l’accès au droit, j’exerce la fonction de présidente du CDAD depuis treize mois. À mon arrivée, j’ai eu le plaisir de constater que le département dispose de quatorze points justice, auparavant appelés, de façon plus parlante, points d’accès au droit et relais d’accès au droit. Ils sont répartis au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, au chef-lieu ou encore en prison. Les permanences y sont assurées régulièrement par les salariés du CDAD.
L’action sur le terrain de l’accès au droit se heurte à des problèmes de ressources humaines en nombre et en compétences. Aucun des salariés du CDAD n’est juriste. Ce n’est pas en soi une difficulté, l’objet du CDAD étant de coordonner tout ce qui relève de la fourniture d’informations juridiques. La difficulté, dans ce département, est qu’aucun auxiliaire de justice n’assure de permanence juridique gratuite.
Mon travail a consisté à essayer de les amener à le faire. Nous signerons très prochainement avec le bâtonnier une convention pour qu’il contribue deux fois par mois aux permanences d’information juridique assurées au point justice qui se trouve dans les murs du tribunal. J’espère même que nous obtiendrons davantage.
Les autres auxiliaires, les notaires et les commissaires de justice – anciennement les huissiers – sont très peu nombreux dans le département. Leurs chambres professionnelles respectives sont communes avec celles de La Réunion et à ma connaissance, aucun ne réside de manière permanente à Mayotte. Lorsqu’ils y viennent, c’est avant tout pour leur office ou pour leur étude. Il est compliqué pour eux de s’inscrire de façon pérenne dans un dispositif de permanences d’accès au droit.
J’ai pour projet de leur proposer de contribuer aux permanences par visioconférence depuis La Réunion, à l’instar de ce que j’avais organisé dans le département rural d’où je viens, qui connaissait le même problème de disponibilité – les auxiliaires venaient de Paris. Mais cette initiative va se heurter à la barrière de la langue : à Mayotte, la langue majoritaire n’est pas le français, mais le shimaoré, parlé par 90 % de la population locale. Pour ceux qui ne le maîtrisent pas, il est compliqué d’assurer des permanences d’information juridique aux quatre coins de l’île. Or ajouter un interprète à une permanence se déroulant déjà en visioconférence majore le risque d’erreurs de traduction et risque d’entraîner une importante perte de sens. Organiser des permanences d’information juridique gratuites pour favoriser l’accès au droit de la population est difficile ici, car non seulement il faut faire du sur mesure, mais en plus il y a peu de juristes, et moins encore de juristes disponibles pour travailler de façon quasi bénévole, ou très faiblement rémunérée.
Les critiques formulées par la Défenseure des droits sont tout à fait légitimes et rejoignent ce que j’ai moi-même pu constater lors de ma prise de poste, même si les choses ont tout de même évolué depuis 2023. L’équipe du CDAD essaie de réorienter l’activité pour répondre à ces critiques, mais ce n’est pas chose facile car les problèmes se superposent. Pour avoir travaillé un peu plus de six ans en Guyane, un territoire qui connaît aussi d’importantes difficultés, je dirais que celles du territoire mahorais sont presque plus importantes encore : la population y est plus pauvre, l’illettrisme plus répandu. En Guyane, malgré la présence de nombreuses communautés aux langues différentes, il existe une véritable solidarité qui permet à chacun de se faire aider et d’aller vers. C’est un trait que l’on ne retrouve pas à Mayotte : Français, natifs de l’île et Comoriens – donc étrangers, mais cousins – parlent la même langue et partagent la même culture, mais ne s’aident pas forcément. Les professionnels susceptibles d’assurer les permanences d’information juridique doivent donc faire preuve de beaucoup plus de disponibilité, d’ouverture, et d’une bonne connaissance du territoire. Il est beaucoup plus compliqué de trouver les personnes idoines, et donc de garantir un fonctionnement normal des permanences.
M. le président Frantz Gumbs. Tant que vous n’avez pas signé la convention avec le barreau, les avocats qui participent aux points justice sont-ils rémunérés ?
Mme Sophie de Borggraef. La loi prévoit une indemnisation, exprimée en unités de valeur, lesquelles sont tarifées selon un barème défini par décret. Par exemple, deux heures de permanence d’information juridique rapportent environ 240 euros.
Si les avocats ont contribué aux permanences il y a quelques années, ils n’y participent plus du tout depuis deux ou trois ans. Cela devrait changer sous peu avec la signature de la convention avec le bâtonnier, qui pourrait intervenir dès le mois prochain. À l’instar de tous les professionnels susceptibles d’assurer des permanences – commissaires de justice, notaires, juristes d’associations –, les avocats seront alors indemnisés par le CDAD.
M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les professionnels qui ont assuré les permanences ces dernières années ?
Mme Sophie de Borggraef. Il n’y en a pas. Ils ont déserté. Actuellement, seuls les salariés du CDAD assurent les permanences, notamment la secrétaire générale, qui est juriste. Elle est soutenue par des adultes relais, qui aident les requérants à remplir des formulaires de demande d’aide juridictionnelle ou des modèles de requête élaborés par le ministère de la justice et disponibles en ligne ou auprès du tribunal.
Le CDAD de Mayotte part de loin, il n’est pas en bonne forme. Depuis mon arrivée, je m’emploie à le redéployer, notamment à travers un travail relationnel qui commence à payer mais doit être approfondi. N’oublions pas que le cyclone Chido a aussi beaucoup ralenti l’action. À l’exception de ceux situés au tribunal et au centre pénitentiaire, tous les points justice ont été fermés pendant quasiment trois mois, soit parce que le bâtiment qui les abritait était abîmé, soit parce qu’il n’y avait pas de personnel d’accueil. Ils ont progressivement rouvert et nous ne pouvons réellement commencer à nous réorganiser dans l’ensemble du territoire que depuis avril.
M. le président Frantz Gumbs. Les deux personnes mises à disposition par le conseil départemental dans les points justice sont-elles mahoraises ?
Mme Sophie de Borggraef. Les adultes relais ne sont pas mis à disposition par le conseil départemental ; c’est un dispositif soutenu par l’État à travers un versement de la préfecture, qui rembourse la quasi-totalité des salaires et charges sociales afférentes.
Ces salariés, la secrétaire générale et la coordinatrice du CDAD, sont mahorais et parlent shimaoré ; l’un d’eux maîtrise également le shibushi – le malgache –, seconde langue la plus parlée à Mayotte. Il n’y a donc pas de difficultés d’ordre linguistique.
M. le président Frantz Gumbs. Face à la dématérialisation croissante dans le système judiciaire – et, plus généralement, dans toutes les administrations –, l’illectronisme du public, le manque de matériel et d’accès à internet ne sont-ils pas un frein ? Comment le contourner ?
Mme Sophie de Borggraef. L’essentiel des quatorze points justice assurés par le CDAD de Mayotte se tiennent dans des maisons France services, qui ont vocation à réduire la fracture numérique. En effet, l’accord-cadre des maisons France services prévoit que l’État, à travers les préfectures, travaille avec des acteurs locaux – mairies, départements, parfois La Poste – pour ouvrir des structures d’accueil équipées d’ordinateurs, d’une connexion et d’un agent dédié pour permettre à la population d’avoir accès au numérique. Certains points justice sont situés dans les centres communaux d’action sociale (CCAS), des établissements communaux qui mettent à disposition des usagers des ordinateurs et une aide pour réaliser les démarches en ligne.
Prenons un exemple : solliciter un avocat pour bénéficier de l’aide juridictionnelle se fait de plus en plus par voie électronique, à travers un logiciel baptisé Siaj (système d’information de l’aide juridictionnelle). Les personnels du CDAD aident à compléter le dossier en ligne, voire au format papier – ils se chargent alors de l’apporter à l’accueil du tribunal.
Globalement, ça fonctionne bien, mais je partage votre inquiétude, monsieur le président. À nombre d’habitants quasiment égal – environ 320 000 officiellement selon l’Insee –, le bureau d’aide juridictionnelle de Mayotte a répondu à 2 000 demandes d’aide juridictionnelle en 2024, alors que celui de Cayenne en traitait 6 000 il y a cinq ans. Mayotte et la Guyane présentent des similitudes, mais la population n’y a pas le même niveau de connaissance des droits. Il faudra trouver comment aller davantage vers la population. Le CDAD est pourtant bien connu, il tient des permanences partout sur le territoire.
S’y ajoutent des facteurs psychologiques : il y a à Mayotte beaucoup plus d’étrangers en situation très précaire, qui ont peur de sortir de chez eux et de circuler en raison de la féroce répression pour les reconduire à la frontière. Le fort taux de non-recours est donc aussi lié au fait que, pour diverses raisons, on ne circule pas à Mayotte avec autant de liberté qu’ailleurs, notamment en Guyane.
M. Guillaume Dupont. J’abonde dans ce sens. L’île est confrontée à une délinquance violente menée par des bandes armées, mais comme j’ai pu le constater depuis cinq mois et demi que j’ai pris mes fonctions, les victimes ne portent pas plainte, car la majorité sont en situation irrégulière et craignent d’être reconduites à la frontière si elles se rendent au commissariat de police ou à la gendarmerie. Malgré le traumatisme – car les meneurs ne reculent devant rien –, elles se cachent et s’isolent. C’est un réel problème pour assurer l’aide aux victimes en matière pénale. Il faudrait améliorer les choses, dès le dépôt de plainte.
M. le président Frantz Gumbs. Je reviens sur la contribution des auxiliaires de justice aux permanences d’information juridique pour faire connaître le droit dans les territoires les plus reculés. Il n’y a pas d’huissiers ni de notaires – c’est dommage, car il y a de gros problèmes de foncier à résoudre –, les avocats sont réticents : peut-on imaginer mobiliser d’autres personnels – juges, magistrats ? Greffiers de la juridiction administrative ?
Mme Fabienne Atzori. Les chambres des commissaires de justice et des notaires sont situées à Saint-Denis de La Réunion. En tant que procureure générale, je suis chargée du suivi des officiers publics ministériels et je peux donc indiquer sans me tromper qu’outre maître Youssouffa – celui que nous surnommons le « local », qui a accédé à la profession de manière un peu simplifiée –, certes très chargé, plusieurs commissaires de justice séjournent régulièrement à Mayotte et pourraient participer aux permanences si la présidente du CDAD le souhaite. Il en va de même pour les notaires : je sais que l’un d’eux séjourne à Mayotte dix jours par mois. Si besoin était, la première présidente et moi pourrions tout à fait relayer cette demande.
Nous sommes d’autant plus concernés que nous finançons largement le fonctionnement du CDAD – c’est tout à fait logique. Il y a manifestement eu un défaut d’information, car je découvre la situation. Je peux vous assurer que chaque fois que j’ai besoin d’un commissaire de justice à Mayotte, j’en trouve un – indépendamment du « local ». Si la première présidente est d’accord, nous pourrions nous impliquer davantage et mobiliser les commissaires de justice et les notaires – je suis très régulièrement en contact avec les présidents de leurs chambres respectives, et je rencontrerai prochainement celui de la chambre des notaires.
J’en profite pour préciser que la maison France services de Sada accueillerait une salle d’audience et quatre bureaux sur 200 mètres carrés.
Mme Fabienne Le Roy. Partout, les professionnels assurant les permanences d’accès au droit sont rémunérés. Ce n’est pas une spécificité mahoraise.
La barrière de la langue, en revanche, est un problème important qu’on ne retrouve pas ailleurs. En général, les permanences d’information juridique sont tenues par des avocats – ce sont les mieux placés –, mais aussi des notaires, des huissiers, des associations spécialisées en différentes matières – droit de la consommation, droit des étrangers, droit du travail, droit des personnes, droit de la famille. Seulement aujourd’hui, tous ces professionnels ne sont pas forcément accessibles à Mayotte, et il est difficile d’organiser des visioconférences avec des associations situées en métropole, parfaitement habituées à travailler dans le cadre de l’accès au droit, en raison de la barrière de la langue.
Quant à demander à des greffiers ou à des magistrats d’assurer des permanences, c’est strictement interdit, car ces personnels pourraient être amenés à intervenir ensuite dans les procédures diligentées par les justiciables. Nous nous refusons même à recommander des avocats à ceux qui nous le demandent : tout au plus diffusons-nous la liste mise à notre disposition par le barreau, et sur laquelle peuvent figurer les spécialités de chacun. Il y va de l’impartialité et de la neutralité du juge. Il n’y a qu’un seul moment où les magistrats peuvent dispenser de l’information juridique, dans un cadre bien défini : lorsqu’ils sont auditeurs de justice, c’est-à-dire élèves de l’École nationale de la magistrature.
M. le président Frantz Gumbs. Existe-t-il des médiateurs, qui seraient assermentés par le procureur ou le juge, comme cela existe dans d’autres domaines ?
Mme Fabienne Le Roy. Il y a des conciliateurs de justice, mais, comme les magistrats, ils ne peuvent pas dispenser d’information juridique puisqu’ils participent au traitement des litiges en permettant aux parties de régler leurs différends à l’amiable.
Mme Sophie de Borggraef. Il n’y a ni conciliateur de justice, ni médiateur à Mayotte.
Mme Fabienne Atzori. Les délégués du procureur n’ont pas vocation à dispenser de l’information juridique : ils sont saisis par le procureur de la République après la constatation d’un délit – ou, dans une moindre mesure, d’une contravention – justifiant une réponse pénale d’intensité relativement faible.
Les deux postes de délégué du procureur sont touchés par la même instabilité que les effectifs de magistrats et de personnels de greffe. En général, ils sont pourvus par des personnes qui suivent leur conjoint appelé à accomplir son exercice dans le territoire et « s’occupent » en devenant délégués du procureur. Par exemple, nous avons eu le conjoint d’une femme venue prendre la tête des urgences. Leur présence est souvent temporaire, et il n’est pas possible de les intégrer de manière pérenne dans un dispositif d’accès au droit. Au reste, nous faisons face aux mêmes problèmes de recrutement et de barrière de la langue déjà évoqués.
On pourrait imaginer la création d’un poste d’attaché de justice au CDAD. Seulement, comme la première présidente l’a dit, nous ouvrons des postes, mais, contrairement à La Réunion où nous recevons alors une multitude de candidatures, nous rencontrons d’importantes difficultés pour recruter. Par exemple, nous avons ouvert budgétairement cinq postes d’interprètes, mais seuls trois sont pourvus – et il n’y en aura même bientôt plus que deux, puisque le procureur m’a informée que l’un d’eux serait licencié prochainement. Les démissions sont régulières. Et cela concerne tous les types de personnels : sur les vingt-huit avocats inscrits au barreau de Mayotte, à peine 10 % acceptent les procédures pénales ; il n’y a pas non plus une multitude de candidatures pour être juré. Ces difficultés de recrutement ont une incidence sur les juridictions, les services du parquet ou de la chambre d’appel peinent à avoir une activité normale. Pour assurer l’accès au droit, il faut donc aussi motiver le citoyen français résidant à Mayotte à participer à l’œuvre de justice.
Nous n’avons pas non plus évoqué l’importance du milieu associatif dans l’accès à la justice et la réparation pour les victimes. Ce sont des sujets que nous avions abordés avec France Victimes à l’occasion de leur venue à la suite du passage de Chido – les missions des associations d’aide aux victimes couvrent aussi les catastrophes naturelles. Or il y a, à Mamoudzou, une association d’aide aux victimes très active, le SCJE (service de contrôle judiciaire et d’enquêtes), dont le siège est à Lille – c’est aussi la seule présente à Mayotte, même si une seconde est en train de renaître de ses cendres. Si les chefs de juridiction et la première présidente en sont d'accord, peut-être pourrions-nous les mobiliser pour améliorer l’accès au droit ? Je pense au cas singulier des femmes qui se présentent au tribunal pour demander une ordonnance de protection et se voient refuser l’aide juridictionnelle au motif qu’elles ont des ressources. C’est oublier qu’une ordonnance de protection ouvre droit automatiquement à l’aide juridictionnelle. Ces victimes ont besoin d’information et d’aide pour accéder au droit ; or l’antenne du SCJE est située au sein du tribunal, près d’une salle d’audience du bâtiment 1. Dans de tels cas, ne pourrait-on pas s’affranchir un peu des principes généraux et réfléchir à une organisation différente ?
M. le président Frantz Gumbs. Dernière question : quel est le lien entre le droit national officiel et le droit coutumier à Mayotte – le droit cadial ?
Mme Fabienne Le Roy. Il y a longtemps que le grand cadi n’a plus de relations professionnelles avec les juridictions de Mayotte. À ma connaissance, le droit cadial n’est pas reconnu dans le droit français – je parle sous le contrôle de la présidente du tribunal judiciaire.
Je ne me suis pas encore penchée sur la question, je n’ai donc pas de religion personnelle, mais je rappelle que la justice est rendue au nom du peuple français, par des magistrats habilités à la rendre exécutoire.
Je sais qu’il y a eu des contacts avec des présidents par le passé, mais ce dossier n’est plus d’actualité. Je ne suis pas opposée à l’idée de le rouvrir, mais j’en ai d’autres beaucoup plus urgents à gérer – immobilier, effectifs. Au reste, je ne vois pas comment ouvrir cette question dans le paysage constitutionnel.
Mme Sophie de Borggraef. En effet, la départementalisation a tout changé : jusqu’en 2008, les cadis avaient valeur de notaire et de juge et pouvaient délivrer des titres ; depuis, leur autorité en matière de droit de la famille ou de contentieux foncier n’est plus reconnue dans l’ordre juridictionnel. Il n’empêche que c’est vers eux que la population continue de se tourner en première instance.
J’ai rencontré à deux reprises le grand cadi depuis ma prise de fonction. Poursuivant le travail engagé par mes prédécesseurs, je lui ai demandé s’il lui semblait opportun de proposer aux cadis, aujourd’hui rémunérés par le département, d’assurer les fonctions de conciliateur de justice, dont Mayotte est tout à fait dépourvue. C’est une piste intéressante, car les cadis continuent d’être des autorités de référence pour la population, que ce soit en matière civile – notamment familiale – ou pénale. Il a fait bon accueil à ma proposition : espérons que nous trouverons le temps d’y réfléchir ensemble plus avant.
M. le président Frantz Gumbs. Merci beaucoup à tous pour votre présence. N’hésitez pas à nous faire parvenir tout document qui pourrait contribuer à notre réflexion.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous poursuivons notre journée consacrée à Mayotte.
Pour évoquer spécifiquement les difficultés que connaît la population mahoraise pour accéder au droit et à la justice, je remercie de leur présence en visioconférence : Me Yanis Souhaili, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Mayotte ; son excellence M. Mahamoudou Hamada Saanda, Grand Cadi, ministre du culte musulman à Mayotte, accompagné de M. Charif Said Adinani, référent juridique au conseil cadial ; Mme Laoura Ahmed, directrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Mayotte ; Mme Mélanie Louis, responsable des questions d’expulsions de la Cimade, et Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale pour l’océan Indien.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Mahamoudou Hamada Saanda, Charif Said Adinani, Yanis Souhaili, Mmes Laoura Ahmed, Mélanie Louis et Vittoria Logrippo prêtent successivement serment.)
Selon vous, les Mahorais bénéficient-ils du même accès à la justice, mais aussi à la connaissance du droit, que les habitants d’autres endroits du territoire français, et y ont-ils un égal accès à l’intérieur de Mayotte, quel que soit leur lieu de résidence ?
M. Charif Said Adinani, référent juridique du conseil cadial de Mayotte. La question est complexe.
Si les gens disposent des informations qui leur permettent de solliciter le tribunal de droit commun, tel n’est pas le cas en ce qui concerne le conseil cadial. Toutefois, selon nous, il n’y a pas eu de changement : le conseil cadial reçoit le public exactement comme avant, du moins celui qui s’oriente vers le droit local.
Selon les textes en vigueur, tout Mahorais qui n’a pas renoncé à se voir appliquer le droit local doit être jugé conformément à celui-ci. Or beaucoup l’ignorent. Depuis la départementalisation, les Mahorais ne savent plus où s’orienter à cause sinon d’une désinformation, du moins d’une absence d’information sur la possibilité qui s’offre à eux d’opter pour le droit local ou pour le droit commun.
Si nous ne connaissons pas les changements intervenus au quotidien pour les ménages, nous constatons que la fréquentation des bureaux des cadis dans chaque commune n’a pas du tout changé. Certains disent y venir faute de savoir ce qui pourrait se passer ailleurs, d’autres par habitude. Qui fait quoi, à quel moment et à quel niveau ? La question n’ayant pas été clairement tranchée, la population mahoraise ne sait pas où aller.
Le conseil cadial a établi une brochure explicative pour fournir les informations dont il dispose et traiter le problème que vous soulevez. Cette audition est une occasion de déblayer le sujet ; vous comprendrez ainsi mieux les textes que nous vous enverrons. Car si vous ne disposez pas des informations relatives à la spécificité culturelle et aux particularités de Mayotte, vous interpréterez les textes en vous référant à la culture de l’Hexagone, qui est très différente.
Me Yanis Souhaili, bâtonnier de l’ordre des avocats de Mayotte. Bâtonnier depuis trois ans, j’ai été réélu – à Mayotte, comme nous sommes moins de trente-trois avocats, le bâtonnier a le droit de faire un deuxième mandat d’affilée.
Le barreau de Mayotte est particulier : nous sommes actuellement vingt-huit avocats pour une population estimée à 300 000 habitants – même si elle est sans doute beaucoup plus nombreuse. Nous sommes clairement en sous-effectif. Le barreau de Mamoudzou fait ce qu’il peut avec les moyens dont il dispose. Il est certains domaines d’activité dans lesquels nous n’intervenons pas.
Dans une décision parue en 2025, la Défenseure des droits épingle les avocats de Mayotte sur différents points ; j’aurais aimé la rencontrer lors de sa visite ; entre le moment où j’ai été entendu par ses collaborateurs, courant 2024, et celui où le document est sorti, beaucoup de choses se sont améliorées. Ainsi, on nous reprochait de ne pas intervenir en garde à vue, à la maison d’arrêt ou pour les mineurs. Cela a changé. Nous nous sommes saisis de ces questions et avons instauré des permanences. Désormais, la norme est que nous défendons tous les mineurs qui passent devant les tribunaux, l’absence d’avocat étant l’exception.
Le sujet des gardes à vue est plus compliqué. Il y a à Mayotte une dizaine de brigades de gendarmerie dispersées sur le territoire et un commissariat situé dans le Grand Mamoudzou. Si nous arrivons à couvrir les gardes à vue dans le Grand Mamoudzou et les brigades situées à proximité de Mamoudzou, cela devient très compliqué lorsque l’on s’en éloigne beaucoup, pour des raisons de transport : il faut au moins trois heures de voiture pour se rendre dans les brigades situées à Mtsamboro ou à M’Zouazia.
S’agissant de la population carcérale, je désigne désormais des avocats pour assister les détenus lorsque je reçois des demandes de désignation.
Je suis d’accord avec la Défenseure des droits concernant les droits des étrangers : c’est une vraie difficulté au sein du barreau de Mayotte ; vu la situation géopolitique, beaucoup d’avocats originaires de Mayotte refusent d’intervenir dans ce domaine. Peu d’avocats sont donc inscrits au barreau pour intervenir dans le cadre de recours devant le tribunal administratif. Nous arrivons à assurer une permanence concernant les recours devant le JLD (juge des libertés et de la détention). Toutefois, le gros contentieux des titres de séjour échappe aux avocats de Mayotte, même si des avocats extérieurs – issus de La Réunion ou de métropole – en font.
Le droit d’asile est un sujet encore plus particulier. Une convention a été signée entre l’État et une association, qui gère tout le contentieux et choisit les avocats. Selon trois ou quatre de mes confrères inscrits sur une liste pour défendre les demandeurs d’asile, depuis l’année dernière, les avocats de Mayotte sont très peu désignés et c’est à des avocats de la métropole que l’on recourt.
Il est compliqué d’augmenter le nombre d’avocats à Mayotte. Le barreau de Mayotte lui-même est attractif – l’activité ne manque pas et nous gagnons très bien notre vie –, mais les conditions de vie sur place sont compliquées. Ainsi, le système des brigades – des magistrats et des greffiers qui viennent à titre provisoire – a été créé pour renforcer les effectifs du tribunal judiciaire, mais il n’a pas été possible de transposer ce dispositif aux avocats. Des avocats réunionnais sont intéressés par des dossiers à Mayotte, mais ils ne veulent pas y venir. Beaucoup de personnes savent qu’il y a du travail à Mayotte mais ne veulent pas s’y rendre à cause des conditions de vie, qu’il s’agisse de la scolarité, des transports en commun, de l’eau ou de l’insécurité. Et depuis l’année dernière, quatre ou cinq avocats sont partis en raison de ces difficultés.
Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale de la Cimade pour la région de l’océan Indien. Je me permets tout d’abord de vous signaler que plusieurs structures présentes à Mayotte, comme Solidarité Mayotte ou le délégué de la Défenseure des droits, qui œuvrent au quotidien aux côtés des personnes étrangères, nous ont fait part de leur étonnement de ne pas avoir été sollicitées pour être auditionnées. Nous allons donc également nous faire ici le porte-parole de ces partenaires – du reste, nos constats sont globalement les mêmes.
La Cimade est une association de solidarité active créée en 1939 qui intervient à Mayotte depuis 2008. Notre objectif est de défendre les droits et la dignité des personnes migrantes et réfugiées. Nous intervenons donc essentiellement auprès du public étranger. À Mayotte, nos actions ont d’abord concerné l’accompagnement des personnes placées en rétention, mais nous sommes aussi intervenus, plus largement, dans le domaine de l’accès au droit et à l’administration.
Jusqu’en 2022, nous avons œuvré pour l’apprentissage du français, considérant qu’accompagner les personnes étrangères dans l’exercice de leurs droits, c’est aussi et surtout les rendre actrices de leur propre parcours et autonomes. Si je m’exprime au passé, c’est que nous avons eu quelques difficultés à intervenir – cela ne vous aura pas échappé : depuis 2018 et l’émergence de collectifs qui se sont ouvertement positionnés contre l’immigration, nos associations, en premier lieu la Cimade, ont été menacées et entravées dans leurs actions. Fin 2021, nos locaux ont été bloqués pendant cinq mois ; nous les avons réintégrés en mai 2022 et avons pu reprendre nos activités, quelques mois avant l’annonce de la première opération Wuambushu, qui a débuté en mars 2023. Les contrôles massifs organisés ont alors contraint les personnes en situation administrative précaire à limiter leurs déplacements et à se cacher : nous n’avons plus pu accéder à nos publics ni les accompagner.
Cette opération s’est accompagnée du renforcement de la pression des collectifs qui avaient commencé en 2018 à se dresser contre l’exercice de nos missions et particulièrement contre notre association. Dans ce contexte et face à ce que je qualifierai d’inaccessibilité chronique des services de la préfecture – en particulier ceux dédiés aux personnes étrangères –, nous n’avons pas réussi après mars 2023 à reprendre sereinement nos activités, notamment nos permanences juridiques, qui permettaient d’accompagner les personnes dans la constitution de leur dossier et pour accéder à leurs droits, notamment celui de bénéficier d’un titre de séjour ou de la nationalité.
La situation est ubuesque. Quelques militants ont le pouvoir d’obstruer l’accès à l’action des associations et aux services publics, y compris ceux d’urgence – le CHM (centre hospitalier de Mayotte), les dispensaires, la préfecture ; les services de l’état civil sont inaccessibles dans certaines communes. Nos associations sont menacées, qu’elles soient opératrices de l’État ou non. Il s’agit d’un frein supplémentaire à l’accès au droit pour le public.
Les difficultés d’accès au droit s’expliquent également par l’existence sur le territoire d’un régime d’exception, le droit dérogatoire ; il creuse toujours plus l’écart entre les personnes françaises et étrangères, et entre les habitants de Mayotte et ceux du reste du territoire français.
En matière de nationalité, le droit est presque réduit à néant, notamment, depuis la réforme d’août 2025, pour les jeunes nés à Mayotte de parents étrangers. Il en va de même pour le droit au séjour – l’introduction de nouvelles conditions pour les visas long séjour va contribuer à réduire drastiquement le nombre de titres de séjour en circulation –, ainsi qu’en matière de contrôle et d’éloignement.
Ce droit dérogatoire et ses réformes successives compliquent la législation, s’agissant notamment du séjour et de la nationalité, c’est-à-dire dans des domaines qui touchent les personnes étrangères, lesquelles représentent une part très importante de la population à Mayotte.
On observe également un défaut d’information dans les langues pratiquées par la population, qui utilise majoritairement le shimaoré. Selon les données de l’Insee de 2022, 80 % des habitants de Mayotte déclarent parler cette langue, contre seulement 55 % pour le français. D’autres langues sont pratiquées, notamment le shikomori et le shibushi. Or l’accès à l’information ne se fait que dans la langue de l’administration : le français.
Par ailleurs, différentes règles coexistent, rendant opaque et incompréhensible le régime en vigueur, s’agissant notamment de l’accès à la nationalité française : trois règles différentes sont susceptibles de s’appliquer selon la date de naissance de l’enfant.
De plus, les entraves à l’accès à l’administration nécessitent de recourir massivement à la justice. Si l’accès au droit était effectif, il n’y aurait pas besoin de faire appel aux services du tribunal administratif – dans un contexte où, comme l’a souligné M. le bâtonnier, les avocats sont peu nombreux à intervenir, en particulier dans le domaine du droit au séjour.
Aux difficultés chroniques d’accès au droit, documentées depuis de nombreuses années, s’ajoutent depuis deux ans, voire plus, des situations systématiques de blocage du fait de collectifs anti-immigration et du contexte post-Chido où la reconstruction des services publics est lente. Ainsi, le service de la préfecture est resté fermé plus de six mois et n’a rouvert que très récemment. Le bureau de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), intégralement détruit, est toujours fermé.
Par ailleurs, un refus de domiciliation auprès des CCAS (centres communaux d’action sociale) est régulièrement opposé aux personnes étrangères, les éloignant ainsi des possibilités de recours administratif et de notification des décisions.
Enfin, je rappellerai que les services publics ne sont pas sanctuarisés à Mayotte : ils ne sont pas préservés des contrôles d’identité, massifs et fréquents. Nous constatons ainsi régulièrement des contrôles d’identité aux abords ou à l’entrée des lieux d’accès à l’eau, aux soins ou à la justice. Depuis quelques semaines, avec nos partenaires, nous observons un renforcement des contrôles. Or, dès lors qu’un contrôle d’identité est organisé sur un site où une action associative et des services sont déployés pour remédier aux carences de l’État, ces activités ne peuvent être maintenues, pour ne pas exposer les personnes au risque d’interpellation et d’expulsion.
Nous nous interrogeons sur une corrélation entre ce renforcement et l’annonce d’un objectif de 35 000 expulsions d’ici la fin de l’année. Que le renforcement soit cyclique ou s’explique par ce chiffre absolument considérable, il a en tout cas un impact sur nos publics et nos actions.
Tout cela s’inscrit dans un contexte d’hypercentralisation autour du grand Mamoudzou des administrations, des juridictions, des ressources et des quelques avocats disponibles pour accompagner les personnes, avec des difficultés de circulation sur le territoire et ces contrôles d’identité effectués dans des lieux stratégiques, notamment dans la commune de Mamoudzou. Cet élément crée une barrière supplémentaire. En outre, le barreau de Mamoudzou n’est pas doté d’une permanence ou d’une commission consacrée aux étrangers, à la différence de ce qui se passe dans la plupart des territoires, alors même que celui-là est particulièrement marqué par des contentieux et des recours quotidiens et massifs liés au séjour et à l’éloignement.
Une entrave supplémentaire à l’accès à la justice a trait à l’aide juridictionnelle (AJ). Les conditions de son attribution ne sont pas dérogatoires à Mayotte : comme partout ailleurs, elle y est subordonnée au niveau de ressources, lequel doit être justifié, y compris par la production d’un document objectif attestant de l’absence de ressources, généralement un avis d’imposition sur le revenu. Mais, à Mayotte, la direction générale des finances publiques est réticente à remplir ses obligations en la matière et à doter d’un avis d’imposition les personnes qui en sollicitent un. Ainsi, certaines personnes qui pourraient en bénéficier n’en ont pas la possibilité pour la seule raison qu’une administration ne permet pas l’accès effectif au droit.
La dématérialisation des services, enfin, qui est plutôt un facteur d’inclusion lorsqu’elle est fonctionnelle, est malheureusement à Mayotte un outil qui exclut très largement. En effet, celle des services qui permettent de recourir au droit au séjour, comme l’Anef (administration numérique pour les étrangers en France), est déployée sans tenir compte de l’accès effectif à un outil numérique et à une connexion dans un contexte post-Chido. La prise de rendez-vous en ligne est également obligatoire depuis juillet 2018 pour accéder aux services de la préfecture de Mayotte ; or la disponibilité des créneaux est totalement opaque ; ils ne sont que très rarement publiés ou ouverts, de sorte que l’ensemble des associations et personnes concernées tentent d’en obtenir un pendant des semaines, des mois, parfois des années. Dans la procédure que nous avions intentée pour que le préfet ait l’obligation de proposer une alternative à la prise de rendez-vous en ligne, nous avons eu gain de cause, mais l’injonction qui lui a été faite en mars 2024 n’a pas été exécutée et reste lettre morte.
Le déploiement de l’Anef à Mayotte depuis 2023 ne fait pas exception aux réalités observées dans les autres départements français : des défaillances en série, des dysfonctionnements et des bugs. Il s’agit en effet d’un outil numérique, imparfait par essence, à quoi s’ajoutent des difficultés particulières à Mayotte, liées notamment à l’adressage, du fait que le cadastre n’est généralement pas correct et que, les adresses ne pouvant être renseignées, l’enregistrement des dossiers est empêché pour un certain nombre de personnes, outre les cas spécifiques de celles qui sont purement et simplement bloquées par le système.
Les audiences du tribunal administratif, dont les magistrats sont à La Réunion, sont tenues très majoritairement en visioconférence, ce qui empêche le contact direct entre le juge et les parties. Cela contribue à éloigner de l’accès au droit et à la justice les personnes concernées, notamment les personnes étrangères – puisqu’il s’agit essentiellement de référés-liberté ou de référés-suspension.
Mayotte est donc dans une situation alarmante de non-recours massif au droit, qui impliquerait un recours massif à la justice, mais, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, ce recours à la justice est rendu très difficile. La meilleure illustration de ce phénomène de non-recours est le contentieux de l’éloignement, dans lequel nous sommes régulièrement intervenus et dont ma collègue Mélanie Louis vous parlera plus en détail.
Mme Laoura Ahmed, directrice du centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Mayotte. Je suis docteure en droit et mon travail a porté sur l’articulation du droit local et du droit commun à Mayotte – ce qui fait écho aux propos du conseil cadial.
Notre association a identifié des problèmes en matière d’accès égal au droit et à la justice, en particulier en milieu rural. Les nombreuses difficultés que connaît notre territoire conduisent souvent les justiciables à ne plus se tourner vers les institutions ni vers les avocats et même à ne plus recourir à leurs droits, même s’ils savent que ces derniers existent, même si l’information est diffusée par plusieurs partenaires. De fait, notre territoire possède un riche tissu d’associations qui parviennent à certains endroits à travailler ensemble. Du reste, le CDAD (conseil départemental de l’accès au droit) a organisé par le passé plusieurs actions pour regrouper le réseau.
Ce qui m’a conduite à travailler dans une structure d’accès au droit était le souci de démontrer que si l’accès égal au droit pour les Mahorais est passé par la recherche d’une réforme et d’une modernisation du droit, les réformes ont connu des disparités et on ne comprend pas – ou on n’a pas montré – l’intérêt d’une articulation du droit local et du droit commun. Ce droit local, qui ne s’applique qu’aux Mahorais de statut personnel de droit local, lesquels l’ont conservé au titre d’une disposition constitutionnelle, a été réformé si souvent qu’il n’est peut-être plus qu’un fantôme, un spectre de lui-même ; mais ceux qui le défendent et qui posent des questions disposent d’acteurs pour leur répondre, comme le conseil cadial. Les recherches que j’ai menées dans le cadre de ma thèse m’ont permis de voir les nuances en la matière.
Sur notre territoire, nous rencontrons à peu près les mêmes difficultés en matière de droit de la famille, de droit des étrangers, de droit foncier et de droit administratif.
D’abord, la population peine à comprendre les dispositifs ou les procédures, et nous ne sommes pas nombreux à pouvoir, du fait de notre formation, l’accueillir et la renseigner. Je pense en particulier aux juristes, aux avocats et aux magistrats, car même s’il existe d’autres professionnels, ce sont ceux qui sont identifiés et vers lesquels se tournent les justiciables.
Par ailleurs, lorsque les Mahorais parviennent à avoir accès aux institutions, ils doivent subir des files d’attente monstrueuses. Il faut ainsi, pour être au tribunal à sept heures du matin, se mobiliser dès trois heures, et quand on arrive, il y a déjà la queue ; il faut ensuite s’annoncer. On peut même manquer des audiences faute de transports ou à cause des embouteillages. Puis, lorsqu’on nous demande de nous expliquer, les mots nous manquent parfois, ou alors il faut faire vite à cause de la file d’attente. De nombreux justiciables pâtissent aussi encore de leur non-maîtrise du français. On observe des situations d’illettrisme, d’analphabétisme et d’illectronisme. Pour certains, le français est une langue étrangère. La méthode d’accueil ou de travail de certains agents des services publics pourrait bousculer certains justiciables ou créer une différence qui leur laisse penser qu’ils sont discriminés. Il existe un sentiment d’inégalité et de discrimination qui rend encore plus difficile l’accès au droit et à la justice.
Dans la plupart des structures qui interviennent auprès des justiciables, on parle le shimaoré ou le kibushi, ce qui est un avantage. Nous intervenons dans les maisons France Services, qui favorisent les permanences de proximité et qui accueillent aussi bien le CIDFF que le CDAD ou des structures de médiation, mais il peut être difficile pour la population de se tourner vers ces structures en raison de conflits de communautés, par exemple à la maison France Services de Combani. Au Sud, à Kani-Kéli, nous intervenons au sein du CCAS. De manière générale, pour que le public s’implique, il faut que nous, professionnels qui avons des facilités, pratiquions l’aller-vers, en nous installant dans des endroits que les personnes ont identifiés et où ils se retrouvent, des espaces qui ont déjà une vie et dans lesquels nous venons leur expliquer leurs droits et leur donner des informations.
Il faut cependant le faire en partenariat, ce qui, sur notre territoire, peut aussi bien fonctionner que ne pas fonctionner, être bloqué ou bloquant. De fait, la concurrence est abondante et nous avons aussi des pratiques différentes. Ainsi, en matière de droit des étrangers, la politique intervient beaucoup et influence nos pratiques. En matière de droit de la famille, il faut réussir à se faire comprendre de la personne qui vient nous demander de l’aide et nous questionne ; or il n’est pas facile d’expliquer le langage judiciaire et juridique en mahorais et en kibushi. Il faut sans cesse vulgariser le français et trouver le bon mot en shimaoré et en kibushi, car nos langues sont d’une telle richesse que les mêmes mots permettent de dire beaucoup de choses.
Il existe également tout un questionnement sur la mobilisation des intérêts des uns et des autres : selon l’avantage qu’on y trouvera, on se tournera vers le droit local ou vers le droit commun. Mais on ne se demande pas automatiquement si, en tant que Mahorais, on relève du statut personnel – ce qui permet de savoir vers qui se tourner ou quoi dire au tribunal pour que celui-ci renvoie le cas échéant vers le conseil cadial. Et, du coup, le droit local et le droit commun sont appliqués par les mêmes juridictions. Ce n’est pas ce que prévoit la modernisation de notre droit – à ce compte, supprimons purement et simplement de la Constitution l’article qui nous permet d’appliquer le droit local !
Il y a aussi eu de telles tensions que certains publics ne vont pas chercher à faire valoir leurs droits, par peur : lorsqu’ils se rendent dans les administrations, ils sont arrêtés à la sortie et reconduits à la frontière, même lorsqu’ils sont en cours de procédure et font l’objet d’un début de décision.
Un justiciable à qui un avocat a permis d’obtenir gain de cause le recommande alors à tout le monde et l’avocat se retrouve tellement sollicité qu’il en a marre – pardonnez le terme – ou est épuisé. Les gens l’appellent quand ils estiment qu’il y a urgence, sans penser qu’il a le droit, en dehors de son temps de travail, d’être tranquille chez lui et de vivre sa vie de famille.
Certains magistrats parviennent à travailler avec des associations et lorsqu’un magistrat intervient dans des actions collectives d’information organisées par les associations, un lien de confiance se crée entre les justiciables et le tribunal. Il suffit pour cela d’un magistrat ou deux dans les différents domaines.
Le milieu rural connaît des problèmes spécifiques. De mobilité, d’abord. C’est un frein physique. Il faut déjà pouvoir aller à Mamoudzou et en revenir. Il y a dans nos publics des parents qui veulent s’informer sur les droits de leurs enfants, mais ils doivent déposer leurs enfants à l’école, puis accomplir leurs démarches et revenir, ce qui prend beaucoup de temps. Souvent, en milieu rural, lorsqu’un partenaire ou une structure se rend dans un lieu, comme le CIDFF à Kani-Kéli, il est intéressant d’informer les autres partenaires pour y aller et y travailler ensemble. Cette dynamique est importante. En revanche, il suffit qu’un usager soit mal accueilli dans une structure pour que toutes les structures soient mises dans le même sac, ce qui pose problème.
Il est donc très important de nous interroger sur toutes ces modernisations de notre droit, sur l’alignement de droits juridiques, sociaux ou économiques sur notre territoire et, surtout, sur le rapport entre le droit local et le droit commun, qui touche les relations personnelles, les droits des enfants et les droits dans la famille.
M. le président Frantz Gumbs. Je m’adresse à nouveau au conseil cadial. Je crois comprendre que, comme le dit aussi Mme Ahmed, la population se tourne encore vers l’institution cadiale parce qu’elle ne connaît ou ne comprend pas la complexité du droit commun. Avez-vous des relations avec le système judiciaire, la gendarmerie, la police, les juges, les magistrats, avec toutes les institutions qui représentent le droit ? Vous consultent-ils ou les consultez-vous ? Le cas échéant, dans quelles circonstances ?
M. Charif Said Adinani. Je rappelle que le conseil cadial a préparé un document destiné à vous être transmis et que j’expose ici les bases permettant de le comprendre.
Les cadis ont été à l’œuvre dans toute la société mahoraise dès les temps anciens, avant même que les Français n’arrivent à Mayotte, et ils ont été au premier plan pour les accords entre les autorités françaises et les Mahorais. Jusqu’à la départementalisation, c’étaient les cadis qui réglaient tous les problèmes, à tous égards. Les Mahorais sont un peuple qui, bien que petit, a préservé sa culture, ses valeurs et sa tradition, y compris sa religion, et il y est encore ancré.
Lors de la départementalisation, on a fait croire que les cadis allaient disparaître et – je regrette de le dire, mais c’est la réalité, même si beaucoup ne le pensent pas – toutes les structures organisées ou créées parallèlement étaient destinées, dans cette perspective, à prendre le relais des missions des cadis. Il y a même eu un sketch intitulé « Adieu le grand cadi ».
Mme Ahmed évoquait tout à l’heure la suppression de l’article de la Constitution qui permet l’application du droit local. Il faut déjà être assez intelligent pour comprendre ce que cela veut dire. Le peuple mahorais admet ses valeurs culturelles et religieuses. À Mayotte, la limite entre la religion et la culture est infime. Ce peuple a le droit de se voir appliquer le droit local tant qu’il n’y a pas renoncé, mais ce droit local est un droit plus ou moins religieux, le minhaj, que seuls les cadis connaissent.
D’un côté, donc, il y a un peuple accroché à ses valeurs, c’est-à-dire à la reconnaissance de sa religion et des représentants de celle-ci, qui sont en même temps les régulateurs de la société. De l’autre côté, les démarches politico-administratives consistant à faire changer les choses en s’attaquant aux normes. Or la population n’a jamais été préparée à cela et jamais personne n’a osé faire une campagne pour tenter ouvertement de faire comprendre aux Mahorais qu’ils ne devaient plus être musulmans, qu’ils devaient changer et ne plus appliquer le droit local. La population, n’ayant pas de telle perspective – et c’est tant mieux ! –, est restée sur ses bases religieuses et a continué à faire confiance aux cadis.
Le gros problème est que ce travail visant à dénigrer les cadis sur le plan administratif, ce changement non préparé et qui n’a pas dit son nom, ont laissé la population mahoraise dans l’impasse, tout en dévaluant les cadis. Cela n’a pas empêché le conseil cadial de travailler : il travaille ! La départementalisation date de 2011 ; jusqu’en 2017, tout le monde tournait le dos aux cadis, mais les services de l’administration sont revenus vers eux lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas fonctionner à Mayotte sans eux. Aujourd’hui, pour répondre à votre question, les cadis travaillent donc avec le tribunal. Le juge, le président du tribunal et le procureur de l’époque nous ont bien signifié qu’il serait impossible de travailler à Mayotte sans les cadis, qui représentaient légitimement la population.
Les cadis interviennent ainsi en tant que sachants, en tant qu’aumôniers à la prison et à l’hôpital lorsque c’est nécessaire, par exemple en cas de décès d’étrangers ou de problèmes psychiques, mais ils le font sans écrit. L’ARS (agence régionale de santé) a compris qu’elle ne pouvait pas faire passer un message de l’administration ou des services de l’État à la population sans les cadis ; donc ceux-ci participent, mais sans écrit. Les notaires travaillent avec les cadis en catimini, en leur envoyant les clients avec les dossiers à remplir, parce que personne ne peut connaître le foncier de Mayotte sans l’aide des cadis.
Les cadis ont joué ce rôle pendant toutes les années où on essayait de les mettre à la porte, avant que l’administration, ne pouvant se passer d’eux, revienne vers eux ; et si les structures au niveau local, comme les services du département ou les associations, ont continué à croire pouvoir faire le travail seules, certaines ont compris et sont revenues aussi, comme l’Acfav (Association pour la condition féminine et l’aide aux victimes). Nous pensons que la mission de ces associations est légitime et que leur travail est nécessaire, mais au lieu de procéder en partenariat, elles ont commencé par vouloir se substituer aux cadis. Nous accueillons à bras ouverts celles qui reviennent.
Les cadis travaillent tous les jours et produisent tous les documents écrits relatifs à leurs missions, mais cela n’a jamais été rendu officiel, car certains veulent toujours les effacer, alors qu’ils doivent être le support de la société– nous l’avons prouvé et continuons à le faire, car nous avons foi en ce que, puisque nous sommes musulmans, tout ce que nous faisons, même si ce n’est pas reconnu, sera récompensé par Dieu. Nous intervenons tous les jours, dans tous les villages et dans tous les conflits, mais, du fait de la diminution de nos moyens, nous n’avons pas la force de le faire comme auparavant. Nous aurions simplement souhaité que le service cadial soit réhabilité et doté des moyens de continuer à travailler en partenariat avec toutes les associations, toutes les juridictions et tous les services, car il est démontré que les cadis sont la couche intermédiaire entre la population mahoraise et l’extérieur. Tant qu’on ne voudra pas reconnaître cette réalité ni mettre les moyens pour cela fonctionne, Mayotte continuera à sombrer.
Je conclurai par un cas très concret qui m’a beaucoup frappé. Nous avons été sollicités par la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) pour nous occuper des enfants qui étaient encore à leur charge et, lors des séances auxquelles nous avons participé, je me suis rendu compte qu’il existait des enfants sous tutelle des associations. Pourtant, tant que les Mahorais se reconnaissent le droit d’être musulmans et ne renoncent pas à suivre le droit local, leur vie est gérée selon ces principes ; or les associations qui prennent d’office un rôle d’autorité et de représentation pour des enfants pourvus d’une famille n’y sont pas autorisées par le droit local. C’est faire du forcing que de vouloir appliquer à tout prix le droit commun, car la loi ne le permet pas tant que la personne concernée ne l’a pas demandé. Au lieu de joindre leur énergie à celle du conseil cadial au service d’une amélioration, elles créent des problèmes sociaux, des problèmes de vivre-ensemble. La population mahoraise est en train de constater que des associations se constituent à Mayotte pour diviser la société mahoraise, en vue peut-être de créer pour les jeunes une société à part qui ne soit pas soumise à la culture mahoraise. Ce n’est pas possible. Aucun peuple n’a jamais renoncé à sa culture.
M. le président Frantz Gumbs. L’institution cadiale traite-t-elle différemment les Mahorais et les étrangers résidant à Mayotte ?
M. Charif Said Adinani. Pas du tout. Nous entrons ici dans le vif de nos croyances religieuses : toute personne qui se rend chez les cadis doit être respectée. À Mayotte, l’islam est appliqué d’une manière si exemplaire que nous souhaiterions servir de modèle à l’Hexagone – puisque c’est là-bas que des problèmes apparaissent avec l’islam.
À Mayotte, les cadis pratiquent l’islam de manière très originale, tolérante, en acceptant les règles. Le grand cadi, dans son prêche du mardi, répète régulièrement aux cadis de ne jamais se laisser influencer par le milieu social de leurs interlocuteurs. Avant d’être des hommes, ils doivent être des cadis, des représentants de la dignité religieuse.
Dans le dossier que nous allons vous envoyer, il y a des statistiques. Je vous garantis que parmi les populations qui consultent le conseil cadial, la plus nombreuse est celle des étrangers.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le bâtonnier, les avocats ou le barreau sont-ils en rapport avec l’institution cadiale ?
M. Yanis Souhaili. Malheureusement, depuis trois ans que je suis bâtonnier, je n’ai jamais eu de rapports avec l’institution cadiale. Beaucoup considèrent que nous sommes inaccessibles, mais c’est faux. À chaque fois que nous sommes conviés à des réunions, nous nous y rendons, mais nous sommes rarement conviés – sauf par l’autorité judiciaire, pour qui nous sommes un partenaire essentiel. Ni l’institution cadiale ni l’autorité préfectorale ne nous invitent, par exemple. Je n’ai jamais rencontré le préfet ou le sous-préfet.
M. le président Frantz Gumbs. Tout le monde a accès à l’institution cadiale, qui est présente sur tout le territoire mahorais, mais tout le monde n’a pas accès à l’institution judiciaire et ne connaît pas le droit commun. Le barreau contribue-t-il à la diffusion d’informations juridiques ?
M. Yanis Souhaili. J’aimerais bien faire connaître notre métier et le droit, mais puisque nous autres, membres du barreau, sommes très peu nombreux et que l’activité judiciaire est très prenante, nous n’en avons pas le temps – sans compter que, je le répète, nous sommes très rarement conviés par les autres acteurs. Nous sommes prêts à parler avec tout le monde et à relancer le conseil cadial pour renforcer les relations entre la juridiction et les cadis.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Louis, vous souhaitiez aborder la question des éloignements.
Mme Mélanie Louis, responsable des questions d’expulsions à la Cimade. Le contentieux de l’éloignement illustre le phénomène de non-recours massif. Alors que Mayotte est le département français qui expulse le plus grand nombre de personnes, avec plus de 20 000 éloignements par an, ces éloignements donnent lieu à peu de recours contentieux : en 2022, seules 6 % des personnes retenues au CRA (centre de rétention administrative) de Mayotte ont pu saisir le juge des référés. Pour 2024, les chiffres sont pires encore : seules 12 % des 22 300 personnes enfermées au CRA de Mayotte ont pu accéder à l’association présente en rétention pour l’aide à l’exercice effectif des droits. Parmi celles-ci, seules 311 ont saisi le juge des référés, soit 1,39 %. Sur ces saisines, un tiers a abouti à une suspension de l’OQTF (obligation de quitter le territoire français). Au-delà de ces saisines, notre association a aidé à préparer 1 949 recours gracieux. En tout cas, l’écrasante majorité des mesures d’éloignement échappe à tout contrôle juridictionnel.
Le taux de saisine du juge judiciaire – qui contrôle la légalité du placement en rétention – est encore plus dérisoire. Il est de 0,3 %, car la majorité des personnes retenues sont expulsées avant l’aboutissement de la procédure.
Dans un peu plus d’un tiers de ces cas, les retenus obtiennent la mainlevée de la rétention. Ainsi, quand les personnes réussissent à saisir le juge, les procédures sont souvent annulées parce qu’entachées d’illégalité, ce qui rejoint le constat des associations sur le terrain. Les procédures d’interpellation et de délivrance d’OQTF sont souvent menées de manière expéditive par la police et non par la préfecture, sans prise en compte de la situation individuelle des personnes, contrairement à ce que prévoit la loi. Cela donne lieu à des situations ubuesques, voire indignes d’un État de droit. Ainsi, des Français, des détenteurs d’un titre de séjour en cours de validité ou des mineurs ont été placés en rétention en vue d’une expulsion.
Pour nous, le non-recours s’explique principalement par le fait que, dans le cadre dérogatoire en vigueur à Mayotte et dans d’autres territoires ultramarins, le recours en excès de pouvoir n’est pas suspensif de l’éloignement. L’administration peut ainsi expulser les personnes sans délai, sans leur laisser le temps de saisir le juge. La mesure d’éloignement échappe ainsi au contrôle juridictionnel, au même titre que la mesure de rétention – qui doit pouvoir être contrôlée par un juge judiciaire.
C’est particulièrement le cas à Mayotte, compte tenu de la célérité des éloignements, qui ont souvent lieu en moins de vingt-quatre heures et tôt le matin. Les personnes n’ont généralement pas le temps de rencontrer les représentants de l’association présente en rétention ou de saisir un avocat et encore moins celui de réunir les pièces nécessaires au recours.
Ce constat des associations a été corroboré par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui, dans le cadre du suivi de l’exécution de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’affaire Moustahi contre France, a invité en juin 2023 les autorités françaises à faire respecter la loi au sujet de la possibilité de saisine du juge des référés. Pourtant, ce n’est toujours pas le cas plus de deux ans plus tard.
Dans le cadre du régime dérogatoire en vigueur à Mayotte, seul le référé-liberté permet de suspendre l’exécution de la mesure d’éloignement. Or la nature même de ce référé ne permet pas un droit au recours effectif, puisque ses critères de recevabilité sont bien plus restrictifs que ceux du contentieux en excès de pouvoir. Le requérant doit notamment justifier de l’urgence de la situation et du caractère grave et manifestement illégal de l’atteinte à ses libertés fondamentales. Quand le requérant n’a pas réuni les justificatifs suffisants dans les délais très brefs qui lui sont impartis, le juge des référés peut rejeter la requête en quelques heures, sans audience, par une ordonnance de tri.
Par-delà ce cadre juridique dérogatoire, les pratiques de l’administration entravent l’accès à la justice. Il est courant que des personnes ayant saisi le juge des référés soient expulsées. Le rapport commun des associations sur les centres et locaux de rétention administrative pour 2024 rappelle que l’an dernier, le juge des référés a dû enjoindre vingt-huit fois à la préfecture de Mayotte d’organiser le retour de personnes éloignées malgré le dépôt d’un référé, ce qui représente plus de deux injonctions retour par mois. En juillet, le Conseil d’État a sanctionné la préfecture de Mayotte pour violation du droit au recours effectif dans une affaire de ce type. Si nous saluons cette décision, nous regrettons que bien d’autres personnes dont ce droit est violé ne puissent pas aller jusqu’au Conseil d’État.
En outre, aucun recours n’est déposé pour les mineurs au CRA de Mayotte, si bien que les décisions les regardant échappent complètement au contrôle du juge.
Enfin, la non-exécution des décisions de justice – que ma collègue a évoquée à propos de l’Anef – est flagrante dans le territoire mahorais. Par exemple, de nombreuses décisions de justice annulant la mesure d’éloignement et enjoignant à la préfecture de faire revenir l’intéressé sur le territoire ne sont pas respectées. Il en va de même pour des jugements du tribunal administratif annulant la mesure d’éloignement et enjoignant de délivrer une autorisation provisoire de séjour – nous retrouvons les personnes concernées en centre de rétention. Nous développerons d’autres exemples en réponse au questionnaire que vous nous avez adressé.
M. le président Frantz Gumbs. La Cimade, qui est une association nationale, prône une application stricte du droit et de la réglementation des étrangers. Mais le droit s’applique en tenant compte du contexte. Échangez-vous avec l’institution cadiale, qui semble assez respectée à Mayotte ?
Mme Victoria Logrippo. Nous n’avons pas de relation régulière avec l’institution cadiale, même si nous avons échangé avec ses représentants il y a quelques mois. Nous partageons avec elle de nombreux constats. Nous respectons l’intervention des cadis et nous veillons à l’application du droit coutumier. Selon nous, le recours à un cadre dérogatoire n’est pas justifié à Mayotte et les relations entre le droit dérogatoire et le droit coutumier ou cadial ne sont pas fluides. Nous le prenons en compte dans notre accompagnement, notamment pour les situations administratives complexes.
Dans le cadre interculturel mahorais, certaines pratiques locales sont méconnues par le droit dérogatoire – le droit républicain exige par exemple le mariage civil pour justifier d’une union, en plus du mariage religieux. Comme le représentant du grand cadi l’a expliqué, le droit coutumier, local, est méprisé au quotidien par les tenants du droit républicain.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Ahmed, vous êtes spécialiste du droit républicain – pour reprendre la formule de Mme Logrippo – et défendez les droits des femmes mahoraises. Échangez-vous avec l’institution cadiale dans ce cadre ?
Mme Laoura Ahmed. Nous avons eu des contacts réguliers jusqu’en 2023 ou 2024. Un cadi a participé au jury de ma thèse et l’institution cadiale m’a soutenue pendant la préparation de ce travail en me donnant accès à des documents sur l’activité judiciaire coutumière. À l’issue de ma thèse, j’ai travaillé avec les membres de cette institution sur la professionnalisation de leurs pratiques, pour valoriser leur action et démontrer l’intérêt de faire travailler ensemble les acteurs du droit local et du droit commun, parce que les justiciables ont tendance à utiliser l’un ou l’autre selon leurs intérêts.
Dans beaucoup de situations, les droits n’étaient pas reconnus et les justiciables ne donnaient pas toutes les informations à l’institution judiciaire, car il était plus facile pour eux d’aller vers le conseil cadial. À une époque, les cadis ont ainsi pris en charge des affaires de droit des biens, de droit testamentaire ou même de tutelle, en travaillant avec des notaires. Jusqu’en 2011, une magistrate a reconnu cette activité par des exequatur, qui permettent aux décisions prises par les cadis jusqu’à cette date de continuer à produire des effets.
En 2011, avec la départementalisation, les choses ont été modernisées, le tribunal a récupéré une partie des compétences cadiales et les décisions cadiales ont été privées d’effets auprès des administrations publiques – certaines familles ne peuvent ainsi faire valoir la décision du cadi auprès de la CAF (caisse d’allocations familiales) et se voient demander la production d’une décision de droit français.
Nous menons des actions d’information pour que chacun sache de quel droit il relève et puisse, le cas échéant, renoncer volontairement au statut personnel au profit du droit commun.
C’est en travaillant avec les cadis que nous pourrons couvrir l’ensemble des besoins des justiciables et lever, y compris auprès de ceux-ci, les freins à l’accès à la justice. Je pense notamment aux incompréhensions. Les associations, entre autres acteurs, ne doivent pas renoncer à travailler avec les cadis, même si elles ne connaissent pas ce domaine. Il faudrait ainsi prévoir des conventionnements avec les institutions et des interactions plus dynamiques. Ce serait un véritable levier pour l’accès au droit et à la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Si chacun d’entre vous avait une demande à faire au gouvernement français pour améliorer l’accès à la justice à Mayotte, quelle serait-elle ?
Mme Laoura Ahmed. Il faut informer chacun sur ses droits, par tout moyen, de manière individuelle et collective. Pour cela, nous n’avons pas d’autre choix que de travailler en réseau. Nous ne pouvons plus rester sourds aux appels au secours d’un justiciable simplement parce qu’il ne sait pas parler français, ne comprend pas le droit, a du mal à accéder à un avocat ou préfère certains acteurs à d’autres.
Un livret d’accompagnement permettrait à chacun de connaître le travail de l’autre et de le valoriser, dans le respect des compétences de tous.
Mme Mélanie Louis. Nous demandons principalement la fin du régime dérogatoire, qui constitue la plus grande entrave à l’accès à la justice sur le territoire mahorais, en tout cas pour les étrangers. En outre, nous souhaitons que soit garanti le libre exercice des actions associatives en faveur d’une meilleure information sur les droits. Le contrôle des pratiques des agents des services interpellateurs devrait par ailleurs être amélioré, pour garantir le respect du cadre législatif en vigueur.
Enfin, il faudrait diffuser largement des supports d’information clairs et dans les langues du territoire concernant les droits des personnes et les procédures pour les faire valoir.
M. Charif Said Adinani. La destruction de la valeur du conseil cadial s’est faite en douce, indirectement. Une Mahoraise souhaitant faire valoir une décision cadiale devant une administration publique a vu sa demande rejetée. Je suis intervenu auprès de l’administration ; j’ai dû remonter tous les échelons, en me heurtant à chaque fois à des refus. Finalement, mon dernier interlocuteur, après avoir appelé, je crois, le tribunal, a constaté que la décision cadiale devait être prise en considération, aucun texte ne l’interdisant. La valeur des décisions cadiales n’a pas été détruite ou oubliée dans les textes officiels. Nous sommes victimes de consignes données oralement, dans le cadre d’une campagne d’influence pour détourner les Mahorais des cadis. Nos décisions n’ont plus de valeur juridique. Mais nous travaillons avec le tribunal en tant que sachants, concernant les dossiers que le droit commun ne permet pas de traiter.
Nous demandons que l’État officialise ce travail pour que nous ne soyons pas traités comme des inconnus. Il faut que la population mahoraise comprenne notre rôle.
M. Yanis Souhaili. Les auditions de ce jour l’ont montré, Mayotte est un territoire spécifique, pour lequel le droit commun n’est pas forcément la meilleure des solutions. Dans votre questionnaire, vous m’avez interrogé sur l’articulation entre droit national et droit coutumier et vous m’avez demandé si l’ancrage du droit coutumier et de la justice cadiale était un obstacle à l’accès au droit. Selon moi, non. Les cadis ont raison de dire qu’ils ont toute leur place. De même, la justice de droit commun a sa place. Le tout est que chacun reste dans son domaine et que nous travaillions ensemble.
Si j’avais une demande à formuler au gouvernement, ce serait d’accroître les moyens de la justice à Mayotte. Vous devriez voir dans quelles conditions nous travaillons, depuis le passage du cyclone Chido, en décembre 2024. En huit mois et quelques, la situation n’a pas avancé. J’aimerais que Paris comprenne qu’il faut investir dans une cité judiciaire, avec un beau tribunal et une belle cour d’appel. Il faut des magistrats, des personnels du greffe, des interprètes, des avocats. Il faut aller de l’avant, sans prétendre appliquer intégralement le droit commun à Mayotte. La République sait ménager une place aux droits locaux spécifiques, en Alsace-Lorraine, par exemple. Elle pourrait et doit le faire à Mayotte.
Par ailleurs, les règles de la garde à vue doivent être adaptées dans ce territoire. Nous sommes vingt-huit avocats à y exercer. Il nous est demandé d’intervenir en garde à vue. Nous sommes prêts à le faire, mais nous ne pouvons être rémunérés que pour les quatre premières interventions ; au-delà, un plafond s’applique et le travail est supposé être bénévole. Certains avocats le refusent donc. Souvent, à cause d’un tel barème, les gardés à vue ne sont pas assistés d’un avocat.
Dans d’autres domaines, nous souhaiterions être soumis au droit commun. Par exemple, à Mayotte, les jurés des assises ne sont pas tirés au sort sur les listes électorales, mais nommés après avoir fait acte de candidature auprès du procureur. C’est la présidente du tribunal et le préfet qui valident les candidatures. Or les candidats sont toujours les mêmes. En théorie, Mayotte est le seul département où les dispositions relatives à la cour criminelle départementale ne s’appliquent pas. Dans les faits, c’est comme si elles s’y appliquaient, car les jurés y sont toujours les mêmes. Il n’y a plus aucune surprise dans les décisions.
En bref, nous aimerions davantage de moyens à Mayotte.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour vos différentes contributions, que vous pourrez enrichir par écrit.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous poursuivons nos travaux en nous intéressant à la situation de La Réunion en matière d’accès au droit et à la justice. Monsieur le préfet, soyez le bienvenu. Vous pourrez nous dresser un premier état des lieux des éventuels dysfonctionnements et des besoins de la population dans ce domaine. Vous avez pris vos fonctions il y a presque un an et avez précédemment occupé des postes à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, en Martinique et à Saint-Pierre-et-Miquelon. L’analyse comparative, dans le temps et l’espace, que vous pourrez faire nous sera particulièrement utile.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Patrice Latron prête serment.)
M. Patrice Latron, préfet de La Réunion. Ayant effectivement pris mes fonctions il y a dix mois, je ne prétends pas être le meilleur spécialiste de La Réunion, même si, outre-mer, les problématiques remontent très vite au représentant de l’État. J’ai ainsi, depuis mon arrivée, vécu un certain nombre de crises, d’événements, mais aussi de rencontres et de réunions qui, je le crois, me permettent d’avoir une certaine connaissance de ce territoire magnifique et enthousiasmant.
La Réunion est un département-région d’outre-mer. L’île comprend à la fois un conseil régional et un conseil départemental, qui couvrent tous deux la même superficie, c’est-à-dire l’ensemble du territoire. Un de ses avantages, pour le représentant de l’État que je suis, réside dans son nombre de communes relativement faible par rapport aux départements de métropole – caractéristique que partagent d’ailleurs la plupart des territoires d’outre-mer. La Réunion, dont la population progresse, ne compte ainsi que vingt-quatre communes pour un peu de moins de 900 000 habitants : nous n’avons pas de villages.
Il existe en revanche, dans les Hauts, à l’intérieur de l’île, des hameaux – ou îlets, comme on les appelle – qui regroupent seulement quelques dizaines d’habitants. C’est particulièrement vrai dans les cirques, notamment celui de Mafate, d’où l’on ne peut accéder aux villes et aux services publics qu’en hélicoptère ou après quelques heures de marche puis de voiture.
La densité de la population est élevée : en 2022, elle était trois fois supérieure à la moyenne nationale, avec 352 habitants par kilomètre carré. Les habitants se concentrent dans les Bas, c’est-à-dire les communes qui bordent la mer, tandis que la densité est beaucoup plus faible dans les Hauts de l’île – je rappelle que La Réunion est une montagne qui culmine à 3 000 mètres d’altitude –, notamment dans le parc national qui couvre une grande partie du territoire.
La pauvreté est également plus marquée qu’en métropole. C’est presque un paradoxe, tant l’île est par ailleurs fortement développée, avec des infrastructures d’une qualité parfois exceptionnelle – je pense à la nouvelle route du littoral, une deux fois deux voies construite en viaduc sur 10 kilomètres –, des pistes cyclables et des centres-villes bien équipés, mais 36 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit 2,5 fois plus que la moyenne nationale. Le taux de chômage, comme dans beaucoup de territoires d’outre-mer, est aussi particulièrement élevé, puisqu’il atteint 17 %, contre environ 7,5 % au niveau national, et même 29 % chez les 15-29 ans.
M. le président Frantz Gumbs. À vous entendre, j’ai le sentiment que si La Réunion semble en retrait comparativement à l’Hexagone sur plusieurs plans – la pauvreté, le chômage – , elle est un peu en avance par rapport à d’autres territoires d’outre-mer.
M. Patrice Latron. À l’exception de la Guyane, où je me suis rendu en 2020 dans le cadre d’une mission de longue durée, j’ai exercé mes fonctions dans les autres outre-mer il y a un certain nombre d’années. Ma connaissance du développement de la Martinique, de la Guadeloupe, de Saint-Martin ou de Saint-Barthélemy commence donc à être assez lointaine. Il est vrai, néanmoins, qu’en atterrissant à La Réunion en novembre dernier, j’ai eu le sentiment – sans doute en partie faussé par l’absence d’éléments de comparaison récents – d’arriver dans un territoire assez bien développé.
M. le président Frantz Gumbs. D’une manière générale, l’ensemble des services publics sont-ils accessibles ? Outre l’éloignement géographique par rapport aux centres urbains, il existe dans certains départements des difficultés liées à la langue ou encore à la dématérialisation accrue des services administratifs. Qu’en est-il à La Réunion ?
M. Patrice Latron. En tant que représentant de l’État, je peux donner le sentiment d’avoir une vision un peu partisane, mais j’ai l’impression que les choses fonctionnent plutôt bien. Les services publics et les infrastructures me semblent de bonne, voire d’excellente qualité : qu’il s’agisse de l’éducation, de la culture, des services de santé, de la justice, de la protection sociale ou de la sécurité, il me semble que La Réunion peut être considérée comme une vitrine de l’outre-mer.
Le territoire est en tout cas attractif pour les fonctionnaires, grâce à la qualité de vie et de travail et à la cohésion sociale qui y règnent : le vivre-ensemble à la réunionnaise dont on parle souvent est une réalité, même si quelques nuances doivent évidemment être apportées. Lorsque j’ai dû recruter un directeur d’administration, j’ai toujours reçu plusieurs candidatures de valeur, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres territoires, où l’on doit parfois recruter l’unique candidat, voire susciter des candidatures. C’est d’ailleurs vrai pour tous les grades : nous devons fréquemment répondre à des demandes de rapprochement familial et à des candidatures de personnes souhaitant rejoindre leur territoire, mais aussi d’agents extérieurs souhaitant être affectés à La Réunion, qui jouit d’une excellente réputation au sein de la fonction publique. Or quand on a le choix entre plusieurs postulants, on peut généralement recruter des personnes motivées et qui travaillent bien, à tous les niveaux – directeurs, attachés, secrétaires administratifs, agents de catégorie C. Il y a, bien sûr, toujours des améliorations et des innovations à apporter – j’en prends ma part –, mais, globalement, les services publics fonctionnent bien.
Le réseau routier est lui aussi d’excellente qualité. Je rends d’ailleurs hommage aux collectivités qui l’entretiennent. J’ai été surpris, en prenant mes fonctions, de constater combien même les petites routes de montagne sont bien entretenues. S’agissant des transports en commun, s’il existe un service de cars bien organisé et structuré, on constate malgré tout d’importants embouteillages aux entrées des principales villes le matin et le soir. Le réseau doit donc être amélioré. Les collectivités s’y emploient, qu’il s’agisse des villes de Saint-Denis et de Saint-Pierre, qui sont les plus concernées, ou du conseil régional.
Quant à la langue, les services publics doivent effectivement s’adapter au fait que le créole reste la langue usuelle pour un certain nombre de Réunionnais, qui le comprennent et le parlent mieux que le français. Cela ne pose pas de problème au quotidien, car de nombreux résidents créoles travaillent dans les services de l’État, mais une difficulté était apparue dans l’accès au numéro d’appel d’urgence pour les femmes victimes de violences, le 3919, qui est géré depuis la métropole. Dans ce domaine, La Réunion est loin de se distinguer, puisqu’il s’agit du deuxième ou du troisième département de France en matière de violences faites aux femmes rapportées à la population. Une revendication s’est légitimement exprimée, l’année dernière, pour que les femmes puissent contacter le numéro d’urgence en créole réunionnais, qui n’est pas tout à fait le même que le créole antillais. Cette question est a priori réglée. L’administration cherche en tout cas à se mettre à la portée de ceux – parfois les plus démunis – qui ont des difficultés avec l’usage du français.
M. le président Frantz Gumbs. Les services de la préfecture sont-ils accessibles de partout ? Sont-ils localisés uniquement dans la capitale, ou existe-t-il des sites déconcentrés ?
M. Patrice Latron. La Réunion me semble harmonieusement dotée en sous-préfectures, puisque la préfecture et les trois sous-préfectures couvrent les quatre points cardinaux de l’île : la préfecture se trouve au nord, la sous-préfecture de Saint-Benoît à l’est, celle de Saint-Paul à l’ouest et celle de Saint-Pierre dans le sud.
Comme partout en France, nous avons aussi développé des maisons France Services. L’île compte environ trente de ces structures, qui permettent à chaque habitant de vivre à vingt à trente minutes d’un service public, conformément à l’objectif fixé par le Président de la République.
M. le président Frantz Gumbs. Même si le principe de séparation des pouvoirs impose aux services de l’État de rester à bonne distance des services judiciaires, quelle perception avez-vous du niveau de confiance – ou de défiance – des Réunionnais en matière d’accès à la justice et au droit ?
M. Patrice Latron. L’honnêteté m’oblige à dire que je ne suis pas le meilleur interprète des Réunionnais quant à leur rapport à la justice : lorsque je les rencontre, c’est plutôt dans le cadre de réunions administratives, pour évoquer le fonctionnement des administrations dont j’ai la charge. Vu de l’extérieur, je n’ai pas connaissance de polémiques vis-à-vis de la justice.
La relation entre la préfecture et les institutions judiciaires me semble quant à elle excellente. Nous avons, comme c’est souvent le cas outre-mer, des relations constructives avec les parquets de Saint-Denis et de Saint-Pierre – vous savez que les procureurs sont le point de contact quasiment exclusif du préfet –, chacun dans notre champ de compétences. Je songe par exemple à la lutte contre les bandes qui s’affrontaient entre elles dans une logique de contrôle de territoires. J’ai, dès ma prise de fonction, souhaité agir contre ce phénomène qui était né quelques années plus tôt et portait atteint au vivre-ensemble à la réunionnaise. J’ai donc déployé un plan anti-bandes, incluant des actions de prévention de la délinquance ainsi qu’une organisation différente pour réprimer ces agissements. La justice y a immédiatement adhéré et a institué un certain nombre de dispositifs pour l’appuyer. Les procureurs et moi-même avons effectué des sorties sur le terrain, de jour comme de nuit, devant les médias. J’apprécie cette relation avec les magistrats du parquet, qui sont mes seuls partenaires à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Au-delà de l’accès la justice, se pose également la question de l’accès au droit, c’est-à-dire de l’information des citoyens sur leurs droits, assurée notamment par les CDAD (conseils départementaux de l’accès au droit). Je crois savoir que les services de l’État contribuent, dans certains départements, à cette information. Est-ce le cas à La Réunion ?
M. Patrice Latron. Le préfet est, partout en France, membre de droit du CDAD, dont il appuie généralement la constitution, à travers la politique de la ville et un certain nombre de dispositifs. À La Réunion, un GIP (groupement d’intérêt public), largement financé par le ministère de la justice, mais également par la préfecture, a été créé. Nous participons en outre au déploiement des points-justice – qui sont au nombre de vingt-quatre dans le département – aux côtés des magistrats, même si cette mission relève essentiellement de la compétence de la justice.
Plus ponctuellement, nous travaillons ensemble sur des enjeux thématiques, comme la lutte contre les addictions, grâce aux crédits dont je dispose par le biais de la Mildeca (mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) ; ou encore la lutte contre les violences intrafamiliales, qui sont un enjeu majeur à La Réunion. Avec la déléguée régionale aux droits des femmes et à l’égalité, nous intervenons en appui de la justice, même si l’action de cette dernière relève principalement de la répression – une fois l’acte commis, c’est la gendarmerie ou la police qui place le suspect en garde à vue et mène l’enquête, sous l’autorité judiciaire –, alors que mes services, notamment le sous-préfet chargé de la cohésion sociale et de la jeunesse, appuient plutôt les politiques de prévention.
Il existe également trois caravanes d’accès aux droits, qui sillonnent les différentes zones de la région pour toucher les populations qui ne peuvent se déplacer vers les points-justice fixes. Les dates et lieux de passage – jusqu’à vingt-six par mois – sont annoncés sur le site du CDAD.
La Réunion s’est aussi dotée d’un dispositif très original : dans le cirque de Mafate, très difficilement accessible, la justice organise chaque année, pendant quelques jours et sans la préfecture, une randonnée du droit au cours de laquelle des membres du CDAD de Saint-Paul vont, sac au dos, à la rencontre des habitants des îlets pour leur proposer des consultations juridiques gratuites. Cette opération est tellement emblématique et efficace que j’ai décidé d’instituer, chaque année, une tournée du préfet, avec mes services, pour aller au-devant de nos concitoyens.
M. le président Frantz Gumbs. Outre ces personnes isolées, il existe probablement d’autres publics qui n’ont pas facilement accès aux droits. Vous avez évoqué les femmes. D’autres publics pourraient-ils être considérés comme vulnérables ?
M. Patrice Latron. Comme partout en France, les habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville, qui ont souvent des revenus faibles, sont parfois au chômage et perçoivent pour certains le RSA, sont particulièrement concernés, mais ils me semblent bien couverts par les maisons France Services, présentes dans toutes les grandes agglomérations.
Un autre public fait l’objet de mon attention, parce qu’il vit aussi dans la pauvreté : les habitants des Hauts. Administrativement, La Réunion est en quelque sorte découpée comme un gâteau : les communes s’étendent du battant des lames aux sommets des montagnes, c’est-à-dire qu’elles sont côtières, mais remontent sur plusieurs dizaines de kilomètres vers les sommets de l’île. Il faut donc parvenir à prendre en charge les habitants des Hauts qui, bien qu’habitant une commune côtière dotée de tous les services publics, sont en réalité très isolés et se trouvent à une ou deux heures de voiture du centre-ville.
M. le président Frantz Gumbs. À votre connaissance, les métiers du droit – avocats, magistrats, notaires, huissiers – sont-ils représentés en nombre suffisant ?
M. Patrice Latron. C’est une question très délicate. Je ne suis pas le plus compétent pour en juger. Mes relations avec les notaires ou les avocats sont peu fréquentes et je ne suis pas non plus habilité à m’exprimer sur les effectifs dans les tribunaux ou les moyens dont dispose la justice à La Réunion – même si, en tant que citoyen, il me semble qu’il serait utile, comme partout ailleurs, de raccourcir les délais de jugement.
M. le président Frantz Gumbs. Souhaitez-vous, pour conclure, nous faire part de points qui mériteraient d’être particulièrement surveillés pour améliorer l’accès au droit et à la justice ?
M. Patrice Latron. En tant que représentant de l’État, la relation avec les services de la justice me semble bonne. Les réponses aux sollicitations sur les dossiers que nous avons à gérer conjointement sont au rendez-vous et les forces de l’ordre ne se plaignent pas des magistrats. Il me semble que nous travaillons en bonne intelligence. Je n’identifie donc pas, à mon niveau administratif, de points d’amélioration pour la justice à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Merci beaucoup pour votre contribution à notre réflexion.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs (Dem). Monsieur Derquer, vous êtes coordonnateur territorial du secrétariat général de la justice pour l’océan Indien.
Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui empêchent d’assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Après avoir consacré une journée d’auditions à Mayotte la semaine dernière, nous poursuivons nos travaux aujourd’hui en nous intéressant plus précisément à l’accès au droit et à la justice des habitants de La Réunion.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-Aimé Derquer prête serment.)
M. Jean-Aimé Derquer, coordonnateur territorial du secrétariat général du ministère de la justice pour l’océan Indien. Mon périmètre d’intervention englobe l’intégralité des fonctions support – ressources humaines, action sociale, immobilier, numérique et finances – du secrétariat général du ministère de la justice pour les territoires de Mayotte et de La Réunion. Je suis le premier à occuper cette fonction, que j’ai préfigurée à partir de janvier 2022.
Contrairement au schéma arrêté en 2017 pour l’Hexagone, l’organisation s’est structurée par étapes dans les territoires d’outre-mer. Certaines actions étaient déjà assurées avant ma prise de fonctions, notamment dans le domaine numérique ; en outre, les assistants sociaux étaient présents à l’échelle territoriale. La secrétaire générale s’est fortement engagée pour élaborer un système capable d’accompagner les juridictions et les établissements du ministère de la justice : dans les deux départements de l’océan Indien, le nombre de personnels concernés est d’environ 1 800. L’objectif était d’accroître l’attractivité et de développer l’offre de services.
Mon équipe comprend huit agents : une partie significative d’entre eux se consacrent au numérique. Mon adjointe et moi-même intervenons sur l’intégralité du périmètre du secrétariat général. Ces fonctions continuent de se structurer, selon les orientations dessinées par l’Inspection générale de la justice (IGJ) dans un rapport de 2020. Nous collaborons bien entendu avec les directions du ministère, notamment la direction de l’administration pénitentiaire (DAP), la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) et la direction des services judiciaires (DSJ), mais également, à l’échelle interministérielle, avec l’ensemble des acteurs concourant activement au développement de l’offre de services, à Mayotte comme à La Réunion.
Nous agissons dans une zone sans continuité territoriale puisque 1 500 kilomètres séparent Mayotte de La Réunion : pour incarner notre présence, nous avons installé deux antennes, à Mamoudzou pour Mayotte et à Saint-Denis pour La Réunion, à proximité de nos partenaires des autres administrations. Nous intervenons dans le même ressort que celui de Saint-Denis de La Réunion et notre organisation suit la segmentation des directions territoriales. Nous participons à l’expérimentation de la coordination territoriale de l’océan Indien et à celle de la délégation territoriale de l’océan Indien pour l’administration pénitentiaire : l’émergence de ces deux structures suit un calendrier identique.
M. le président Frantz Gumbs. Quel est l’état du bâti dans ces deux territoires si différents que sont Mayotte et La Réunion ?
M. Jean-Aimé Derquer. La situation varie d’un territoire à l’autre, ce qui nous impose de développer des synergies et des solidarités et d’apporter des réponses spécifiques.
À La Réunion, le bâti est réparti dans l’ensemble de l’île. Vieillissant, des investissements sont nécessaires pour assurer la poursuite de son utilisation. La couverture s’étend de Saint-Benoît à Saint-Denis et se décline du Port jusqu’à Saint-Pierre en passant par Saint-Paul, soit l’intégralité des sites du ministère de la justice.
À Mayotte, la situation a beaucoup évolué après le passage du cyclone Chido, dont l’impact sur le bâti a été fort. Une réorganisation progressive s’est déployée, dans le cadre du plan d’action ministériel et de la loi du 11 août 2025 de programmation pour la refondation de Mayotte. L’organisation territoriale du ministère de la justice est repensée pour optimiser le bâti grâce à la décentralisation. Le bâtiment est majoritairement locatif et centralisé dans le secteur de Kawéni-Mamoudzou : nous étendons son périmètre pour obtenir une couverture territoriale optimisée.
M. le président Frantz Gumbs. Parmi les freins à l’accès à la justice et au droit figurent plusieurs facteurs que nous avons déjà repérés, dont l’illectronisme. Quelle analyse faites-vous des différents obstacles qui se dressent devant les citoyens ?
M. Jean-Aimé Derquer. Il s’agit d’un problème majeur dans les deux territoires, quoique dans des proportions différentes. Mon action se porte plutôt sur le déploiement des outils numériques dans les juridictions et les établissements du ministère de la justice. Nous développons de nouvelles solutions, notamment pour faciliter l’application de la procédure pénale numérique, laquelle entre progressivement en vigueur dans les deux territoires, et, plus généralement, l’accès à la justice.
Pour ce faire, nous adoptons une approche globale et structurée, qui intègre les enjeux du numérique et du bâtiment. Nous tâchons d’anticiper les besoins à court et à moyen terme au sein de nos établissements pour assurer la soutenabilité des programmes numériques à l’échelle territoriale.
Les conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD) sont placés sous l’autorité directe des chefs de juridiction – en l’occurrence de Mme Emmanuelle Wacongne, présidente du tribunal judiciaire de Saint-Denis, et de Mme Sophie de Borggraef, présidente de celui de Mamoudzou. Ils participent au déploiement des points d’accès au droit. Ceux-ci constituent des leviers pour améliorer le service rendu et accompagner les citoyens au plus près des territoires. Parmi les trente et un points d’accès au droit situés à La Réunion, plusieurs couvrent les zones les plus enclavées de l’île ; à Mayotte, on recense une dizaine de points d’accès au droit.
M. le président Frantz Gumbs. On peut pallier la difficulté posée par la distance par les points d’accès au droit, dans lesquels les citoyens doivent pouvoir rencontrer des praticiens des métiers du droit. Sont-ils suffisamment nombreux pour garantir un accès satisfaisant à la justice et au droit ?
M. Jean-Aimé Derquer. Les chefs de juridiction seraient plus à même de vous apporter une réponse précise. Les avocats exerçant à Mayotte sont en nombre insuffisant, puisque seulement une trentaine de professionnels sont inscrits au barreau de l’archipel : rapporté à la population, le nombre d’avocats est très faible, ce qui complique l’accès au droit et à la justice des citoyens. À La Réunion, la situation est plus classique et l’offre de services plus développée. Tout le spectre des auxiliaires de justice y est couvert, même si je ne dispose pas de chiffres.
M. le président Frantz Gumbs. Quels avantages présente la création de la fonction que vous occupez ? Votre équipe est-elle suffisante pour couvrir les deux territoires ?
M. Jean-Aimé Derquer. L’intérêt d’un coordonnateur est d’apporter du liant dans l’organisation territoriale du ministère de la justice. Placé au sein du cabinet de la secrétaire générale, j’ai des relations naturelles et fluides avec les services de l’administration centrale.
Nous sommes également chargés de développer une offre de services, qui n’existait que partiellement à l’échelle territoriale. Notre action vise notamment à professionnaliser les acteurs, en particulier ceux qui interviennent dans les sphères de compétences de l’administration générale. Plus spécifiquement, nous préparons l’ensemble des personnels à leurs métiers dans les corps régis par le ministère de la justice.
Nous tâchons d’accroître l’attractivité des territoires en tension. La situation varie selon les métiers et les départements entre Mayotte et La Réunion.
Nous travaillons également au déploiement de la fonction immobilière. Celle-ci n’était jusqu’à présent pas structurée à l’échelle territoriale au secrétariat général, lacune à laquelle nous sommes en train de remédier. L’objectif est de développer une offre de services fondée sur une approche qualitative qui respecte la stratégie immobilière du ministère de la justice. Pour ce faire, nous agissons avec nos partenaires interministériels, notamment le réseau des représentants de la politique immobilière de l’État. Nous préparons, enfin, des opérations concrètes dans les territoires.
Dans le domaine numérique, nous développons les fonctions « support » de la DAP et de la DPJJ et nous améliorons le fonctionnement des infrastructures, en particulier les serveurs et les commutateurs, éléments indispensables au maintien de l’activité en cas de crise majeure. L’accessibilité du service public exige en effet la continuité opérationnelle de celui-ci.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez pointé la vétusté des bâtiments à La Réunion : des investissements ont-ils été programmés ? Si tel est le cas, quels sont les montants engagés et combien de temps doivent durer les travaux ? Si aucun investissement n’est prévu, pourquoi en est-il ainsi alors que les besoins existent ?
M. Jean-Aimé Derquer. Nous sommes en train de restructurer la fonction immobilière à l’échelle de nos territoires de l’océan Indien. Le secrétariat général, qui ne jouait aucun rôle en la matière jusqu’à présent, est pleinement engagé dans cette tâche : il réalise notamment la déclinaison opérationnelle des programmes immobiliers.
La définition des programmes immobiliers s’opère dans les dialogues de gestion immobiliers, qui impliquent l’ensemble des acteurs de la chaîne directionnelle des programmes. Ceux-ci étaient déjà déclinés à l’échelle territoriale et faisaient l’objet d’investissements. En effet, le patrimoine est quotidiennement entretenu et rénové pour assurer la continuité opérationnelle des bâtiments.
Des projets d’investissements importants existent. L’opération de destruction puis de reconstruction du tribunal de proximité de Saint-Benoît est en cours. Plus généralement, nous investissons dans le bâti des tribunaux de proximité, comme celui de Saint-Paul, des tribunaux judiciaires, de la cour d’appel et des centres de détention. Mon service est chargé du bâti du milieu ouvert, à savoir celui du service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) et de la DPJJ. L’État est soit locataire, soit propriétaire, la différence de statut modifiant le degré d’implication et le rôle des acteurs. L’ensemble de notre action obéit à une programmation structurée.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment luttez-vous contre l’illectronisme dans l’océan Indien, dans un contexte de dématérialisation débridée ? Comment permettez-vous au justiciable d’avoir accès au droit et à la justice dans ces conditions ?
M. Jean-Aimé Derquer. Je veille tout d’abord à assurer le bon déploiement de l’offre de services du ministère de la justice, notamment les programmes de modernisation qui contribuent à faciliter l’accès à la justice à l’échelle territoriale. Ma mission prioritaire est d’assurer la mise en œuvre de ces outils sans décalage par rapport à l’Hexagone, car les populations de Mayotte et de La Réunion connaissent des difficultés pour accéder aux lieux de justice.
Nous devons également améliorer l’accessibilité des locaux, notamment pour les personnes souffrant de handicap. C’est ce genre d’actions que nous pouvons mener à l’échelle territoriale pour garantir l’accessibilité de tous au service public.
M. Davy Rimane, rapporteur. J’entends bien, mais adaptez-vous la politique de dématérialisation des procédures à ces territoires où l’illectronisme est répandu ?
M. Jean-Aimé Derquer. Je n’interviens pas directement dans la déclinaison de cette politique. C’est le CDAD qui est chargé d’améliorer l’accès au droit : il travaille en partenariat avec plusieurs acteurs, dont le conseil départemental, la préfecture et France Travail, pour combler la fracture entre les usagers de la justice et le service public. Pour ma part, ma mission est davantage centrée sur les fonctions « support », à savoir le fonctionnement des juridictions et des établissements.
M. Davy Rimane, rapporteur. Les outils déployés à Mayotte et à La Réunion fonctionnent-ils bien ? Les agents du service public de la justice travaillent-ils dans de bonnes conditions ? Bénéficient-ils, par exemple, de logiciels performants ?
M. Jean-Aimé Derquer. Certains applicatifs sont en cours de déploiement. Nous ne pouvons pas nier que nous rencontrons certaines difficultés de raccordement aux réseaux sous-marins qui assurent la connexion des territoires d’outre-mer de Mayotte et de La Réunion : pour résoudre ces difficultés, nous devons agir à l’échelle interministérielle car le ministère de la justice n’est pas le seul concerné. Des travaux réguliers sont menés pour accélérer la fluidification des procédures et améliorer le fonctionnement des outils déployés à l’échelle nationale. En outre, nous veillons quotidiennement à assurer la disponibilité des infrastructures dans les territoires pour garantir la continuité de l’activité.
Les conséquences du passage du cyclone Chido se font encore sentir à Mayotte : la situation immobilière demeure dégradée, mais des travaux sont sur le point d’être lancés pour regagner de la superficie et améliorer les conditions de travail des agents. Des prises à bail ont été réalisées dans plusieurs sites. Les directeurs de projet chargés de la reconstruction de Mayotte, avec lesquels je travaille en étroite collaboration pour les travaux dans nos bâtiments, cherchent à maximiser la reprise en main des infrastructures, car la situation antérieure au cyclone n’a toujours pas été rétablie.
À La Réunion, certains sites sont en phase de restructuration dans le cadre de programmes immobiliers ; dans le même temps, nous améliorons les conditions de travail en rénovant les bâtiments mais également en accroissant l’offre d’action sociale – logement, restauration, formation – pour les personnels. Nous déployons cette offre de services depuis 2022 : cette politique ne cesse de monter en puissance, à La Réunion comme à Mayotte. Notre approche est guidée à la fois par la solidarité et par la prise en compte de besoins spécifiques : nous y travaillons quotidiennement avec mes équipes, celles-ci étant limitées puisqu’il s’agit d’une coordination territoriale du secrétariat général pour l’océan Indien et non d’une direction interrégionale, comme il en existe pour l’Hexagone.
M. le président Frantz Gumbs. Dans combien de temps les usagers et les agents de la fonction publique pourront-ils constater une amélioration sensible du bâti et de l’outil numérique ?
M. Jean-Aimé Derquer. Les opérations en cours et les prises à bail à Mayotte offrent des perspectives à court terme. Une fois les travaux de mise en situation opérationnelle des sites achevés, les usagers et les personnels bénéficieront de bâtiments rénovés et adaptés aux besoins du ministère de la justice. Les opérations d’ampleur dépendent, quant à elles, du contexte budgétaire : elles sont en cours de structuration et seront ensuite soumises aux arbitrages, lesquels dépassent bien entendu le périmètre de compétences de la coordination territoriale.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous l’impression que les citoyens sont satisfaits des services rendus par la justice à Mayotte et à La Réunion ? Cette question rejoint celle de la confiance, ou de la défiance, des citoyens envers leur justice.
M. Jean-Aimé Derquer. Le fonctionnement de la justice à La Réunion est proche de celui d’un département métropolitain, même si les spécificités liées à l’insularité et à l’éloignement affectent le déploiement de certains services. Ce constat ne s’applique pas à la fonction judiciaire, que je suis incapable d’évaluer.
Les différents mouvements sociaux qui se sont déroulés à Mayotte ont mis en lumière la fragilisation des liens entre les citoyens et le monde judiciaire. L’ensemble des acteurs de celui-ci, notamment les chefs de juridiction, d’établissement pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse, sont en permanence au contact de la population pour apporter les réponses les plus pertinentes aux défis auxquels font face les territoires, certains d’entre eux connaissant de fortes particularités.
M. le président Frantz Gumbs. Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugerez utile à nos travaux.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête, qui a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier les obstacles qui subsistent dans ces territoires pour assurer l’égalité de tous nos concitoyens dans ce domaine, entendra aujourd’hui les chefs de cour et de juridiction de La Réunion, pour évoquer la situation dans ce département.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Fabienne Le Roy, Mme Fabienne Atzori, M. Bertrand Pagès, Mme Ludivine Lo Bono, Mme Emmanuelle Wacongne, Mme Véronique Denizot et M. Olivier Clémençon prêtent successivement serment.)
Mme Fabienne Le Roy, première présidente de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion. Le ressort de la cour d’appel de Saint-Denis est composé, pour le département de La Réunion, de deux tribunaux judiciaires, ceux de Saint-Denis et de Saint-Pierre, qui comprennent chacun un conseil des prud’hommes, un tribunal mixte de commerce, ainsi que des juridictions de proximité. Le tribunal judiciaire de Saint-Denis compte notamment deux tribunaux de proximité, l’un à Saint-Benoît, l’autre à Saint-Paul.
Les deux tribunaux judiciaires comptent chacun dans leur ressort un établissement pénitentiaire et une antenne de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). L’accès au droit est géré par la présidente du tribunal de Saint-Denis, qui préside le CDAD (conseil départemental de l’accès au droit), la procureure de la République étant vice-présidente.
Au sein de la cour d’appel, une conseillère est magistrate déléguée à la politique associative ; une substitute générale occupe les mêmes fonctions. En matière d’accès au droit, les relations avec le ministère et le financement sont donc gérés par la cour d’appel par l’intermédiaire de ces magistrats délégués.
La juridiction de la cour d’appel compte dix-huit magistrats du siège et cinq magistrats placés auprès de moi, que je répartis au sein de quatre juridictions – la cour d’appel, le tribunal de Saint-Denis, celui de Saint-Pierre et celui de Mamoudzou.
La cour d’appel est compétente pour juger en appel l’ensemble des décisions rendues en première instance à La Réunion, mais aussi les décisions des juges d’instruction et des juges des libertés et de la détention rendues à Mayotte, à travers la chambre de l’instruction. Les autres décisions rendues à Mayotte sont traitées par la chambre d’appel de Mayotte.
La cour d’appel s’appuie sur un greffe et sur le SAR (service administratif régional). Ce service important a été renforcé après le passage du cyclone Chido, de même que les effectifs de nos cabinets.
Les difficultés à La Réunion ne sont pas tout à fait les mêmes qu’à Mayotte. Ces deux départements sont confrontés à des problèmes d’effectifs et à des difficultés bâtimentaires, mais pour des raisons différentes.
Nous ne devons pas oublier les juridictions de La Réunion. Il est de notre responsabilité qu’elles ne soient pas sacrifiées au profit de celles de Mayotte.
Mme Fabienne Atzori, procureure générale près la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion. Précisons que le département compte en réalité trois établissements pénitentiaires : un à Saint-Pierre – une maison d’arrêt – et deux dans le ressort du tribunal judiciaire de Saint-Denis – le centre pénitentiaire de Domenjod et le centre de détention du Port. Nous connaissons une vraie pression en matière de population carcérale.
Pour la cour d’appel, aux cinq magistrats du parquet général, il faut ajouter quatre magistrats placés, puisque nous avons bénéficié d’une création de poste de substitut placé au mois de septembre.
La situation dans les tribunaux judiciaires est contrastée. La circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires prévoit dix emplois pour le parquet de Saint-Denis ; neuf sont actuellement pourvus. Les sept emplois prévus pour le parquet de Saint-Pierre sont quant à eux pourvus.
Mme Emmanuelle Wacongne, présidente du tribunal judiciaire de Saint-Denis de La Réunion. Le tribunal judiciaire de Saint-Denis compte en théorie trente-trois magistrats du siège et dix magistrats du parquet, mais un poste est vacant au siège et un autre au parquet. Les deux tribunaux de proximité qui en dépendent sont situés à Saint-Paul, à l’ouest, et à Saint-Benoît, à l’est. Grâce à cette présence aux quatre points cardinaux, la justice est représentée sur l’ensemble du territoire.
Depuis maintenant deux ans, nous organisons des audiences d’assistance éducative dans le tribunal de proximité de Saint-Paul. Les juges des enfants s’y rendent avec leur greffe deux fois par mois afin que les justiciables résidant dans les Hauts de Saint-Paul, de Saint-Gilles, du Port ou de La Possession n’aient pas à faire la route jusqu’à Saint-Denis. De fait, les embouteillages sont fréquents et les conditions de circulation difficiles.
Des magistrats du tribunal de proximité de Saint-Paul, avec l’appui du greffe de ce tribunal, tiennent également des audiences délocalisées en matière d’affaires familiales. Nous avons lancé ce projet après avoir consulté les élus – notamment ceux de la mairie de Saint-Paul – lors d’un conseil de juridiction. Ceux-ci nous ont donné leur accord.
Le territoire de Saint-Benoît est fragilisé par la délinquance et a été particulièrement marqué par le passage du cyclone Chido. Nous projetons de la même façon d’y organiser des audiences délocalisées en matière d’affaires familiales et des audiences foraines en matière d’assistance éducative. Toutefois, dans le cadre d’un projet immobilier, le tribunal de Saint-Benoît a été démoli. Il ne reste qu’une salle d’audience vétuste – la mairie de Saint-Benoît accueille les bureaux du personnel et des magistrats jusqu’à la fin des travaux de reconstruction du tribunal. Pour l’heure, les conditions de sécurité des agents et des justiciables ne permettent donc pas d’accueillir des audiences foraines ou délocalisées dans ce tribunal. Nous attendons les crédits pour y remédier.
M. Olivier Clémençon, procureur de la République près le tribunal de Saint-Pierre de La Réunion. Près de 40 % de la population de l’île de La Réunion résident dans le ressort du tribunal de Saint-Pierre. Celui-ci compte dix points justice, où est délocalisée une petite partie de l’activité pénale de justice de proximité, grâce à six délégués du procureur et une association habilitée comme déléguée du procureur.
Alors que l’île de La Réunion est très étendue et que certaines zones sont difficilement accessibles, les points justice permettent un accès de proximité à une réponse pénale de premier niveau – les avertissements pénaux probatoires, les classements des affaires sous condition et les médiations pénales. Dans chaque point justice se tient au minimum une séance par mois ; parfois deux. Les délégués et les associations habilitées se déplacent d’un point à l’autre pour couvrir l’intégralité du ressort.
Les points justice ont l’avantage de rapprocher la justice de nos concitoyens. Toutefois, par rapport aux tribunaux, ils font perdre en solennité – les justiciables qui s’y rendent n’ont pas forcément l’impression d’être dans un lieu de justice, d’autant que les points justice servent également à donner des informations juridiques ou administratives. Il faut donc trouver un équilibre en matière de déconcentration judiciaire. C’est la raison pour laquelle nous ne délocalisons que les réponses de premier niveau, pour les infractions les plus faibles.
Les procédures de composition pénale – qui relèvent d’un niveau supérieur de réponse pénale – sont toutes menées à Saint-Pierre. Nos concitoyens doivent donc se rendre dans cette ville, même si je connais votre préoccupation à ce sujet. De fait, à La Réunion, comme dans d’autres territoires ultramarins, le manque de transports en commun peut poser problème. Il peut être difficile d’aller jusqu’à Saint-Pierre pour les habitants des Hauts.
Saint-Pierre n’échappe pas aux difficultés des autres tribunaux en matière d’audiencement des dossiers. Les justiciables sont convoqués tôt le matin, alors que leur affaire ne sera peut-être traitée que tard le soir. Le problème prend même un relief particulier à Saint-Pierre, au vu des difficultés de transport.
J’ai exercé dans un territoire qui connaît les mêmes problèmes, le Cantal. Là-bas aussi, certains justiciables doivent rouler une heure ou une heure et demie dans des conditions météorologiques parfois compliquées pour accéder au tribunal.
Mme Emmanuelle Wacongne. Pour compléter mon propos précédent, dans les points justice, nous organisons des permanences gratuites d’avocats, lesquels sont rémunérés par le CDAD. Nous organisons en outre des permanences d’aide aux victimes et des journées d’accès au droit dans l’ensemble du territoire. Il y en a eu onze en 2025, soit près d’une par mois, dans différentes communes. Samedi prochain, ce sera Saint-Paul ; il y a quinze jours, c’était Salazie – pour la première fois, d’ailleurs.
Ces journées permettent de regrouper différents intervenants : des avocats, des notaires, des huissiers, des conciliateurs et des représentants du Défenseur des droits, des associations de consommateur, de la DRFIP (direction régionale des finances publiques), de la CAF (caisses d’allocations familiales), de France Travail, de la CGSS (caisse générale de sécurité sociale), du conseil départemental, de l’inspection du travail ou de l’Iedom (Institut d’émission des départements d’outre-mer).
La fréquentation moyenne de ces journées est de 2 500 personnes. Elle est particulièrement élevée à Saint-Paul.
Pour un territoire plus isolé ou enclavé comme Mafate, nous organisons chaque année deux randonnées du droit – dont la finalité est évidemment professionnelle et non sportive. Lors de chaque randonnée, des notaires, des représentants de l’Office national des forêts (ONF) – dont la présence est justifiée par les nombreux problèmes de propriété ou de concession des parcelles –, des avocats, des huissiers, des conciliateurs et, éventuellement, des magistrats, visitent deux îlets.
Pour l’heure, une randonnée du droit dépend de la commune de Saint-Paul et l’autre de La Possession. La création d’une randonnée commune à ces deux collectivités est projetée, mais ce ne sera pas possible cette année, car la randonnée d’octobre devra être annulée, faute de crédits.
Les randonnées sont très suivies par la population et bien préparées en amont. Quand les professionnels se déplacent, ils répondent à une demande.
M. le président Frantz Gumbs. Vous citez le chiffre de 2 500 personnes. Est-ce la fréquentation moyenne annuelle des journées d’accès au droit ?
Mme Emmanuelle Wacongne. Non, c’est la fréquentation totale d’une seule journée, en moyenne. À Saint-Paul, la commune la plus étendue de l’île, il peut y avoir 1 500 ou 2 000 personnes en une journée ; c’est moins à Salazie.
M. le président Frantz Gumbs. Trouvez-vous toujours des volontaires pour participer aux randonnées du droit ? Combien de temps durent ces randonnées ?
Mme Emmanuelle Wacongne. Oui, nous trouvons toujours des volontaires, dans toutes les professions, pour délivrer des conseils juridiques gratuits et désenclaver Mafate.
Les randonnées durent deux jours. Les participants dorment en général dans un gîte dans l’un des îlets. Cette action est financée par le CDAD.
M. le président Frantz Gumbs. C’est un modèle très innovant, qui permet de s’adapter aux spécificités du terrain.
Mme Véronique Denizot, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Saint-Denis de La Réunion. Le parquet de Saint-Denis compte dix magistrats ; un poste n’est pas pourvu. Une création de poste a été envisagée dans la circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires de 2027. L’équipe autour des magistrats s’est renforcée ces dernières années, grâce à la création de postes d’attaché de justice, notamment en matière de violences intrafamiliales.
Le parquet de Saint-Denis manque d’effectifs, au regard des contentieux qu’il traite. Même si, à La Réunion, les chiffres de la délinquance sont maîtrisés et le ratio d’actes de délinquance par habitant est plutôt bien orienté, la nature des contentieux suppose une implication et un travail plus importants des magistrats. De fait, La Réunion est le deuxième département de France pour les violences intrafamiliales. Les magistrats du parquet doivent ainsi traiter non seulement la garde à vue de l’auteur de l’infraction pénale, mais également la protection de la victime et le devenir des enfants. De telles procédures impliquent, en plus des magistrats du parquet, ceux du siège ainsi que les greffiers. Des circuits de traitement ont donc été créés au sein de la juridiction.
Par ailleurs, l’évolution des contentieux et de la délinquance impose un traitement plus important de certaines affaires par les magistrats. Depuis 2022, nous constatons une augmentation des infractions à la législation sur les stupéfiants et les trafics de drogues, avec l’arrivée d’un grand nombre de mules par voie aérienne. Les contentieux économiques et financiers d’atteinte à la probité, qui supposent un traitement approfondi, sont importants. Actuellement, le parquet de Saint-Denis est insuffisamment doté pour faire face à l’ensemble de ces missions.
Le tissu associatif de La Réunion est très riche. Nous disposons de nombreux partenaires en matière de prévention de la délinquance et pour différents sujets sociétaux. Les magistrats du parquet sont très sollicités, notamment pour la prévention de la délinquance, mais, faute de disponibilités, nous devons souvent nous concentrer sur notre cœur de métier, le traitement des affaires pénales et les audiences.
M. le président Frantz Gumbs. Vous indiquez que le ratio d’actes de délinquance par habitant est « bien orienté ». Qu’entendez-vous par là ?
Mme Véronique Denizot. C’est-à-dire qu’il est plutôt bon. La délinquance est contenue ; les chiffres ne s’envolent pas. Alors que La Réunion est le département d’outre-mer le plus peuplé, les actes de délinquance y sont plutôt moins fréquents que dans d’autres territoires ultramarins. C’est un département où il fait bon vivre, sur le plan de la délinquance.
Cependant, la nature de la délinquance dans ce département impose des traitements qui consomment davantage d’effectifs. Les magistrats du parquet s’appuient sur huit délégués du procureur, qui exercent soit au sein du tribunal judiciaire de Saint-Denis, soit dans les différents points d’accès au droit, pour des mesures de médiation, de classement sous condition, ou d’indemnisation, par exemple.
M. le président Frantz Gumbs. Au vu de l’importance des violences faites aux femmes à La Réunion, des lieux d’accueil sont-ils prévus pour celles qui en sont victimes ?
Mme Véronique Denizot. Dans 80 % des cas, les victimes de violences conjugales sont effectivement des femmes : il y a donc une prévalence de genre. Mais le problème à La Réunion est plus large que celui des violences faites aux femmes ou des violences conjugales : c’est celui des violences intrafamiliales, lesquelles comprennent les violences au sein du couple, sur les enfants ou les ascendants. En la matière, les chiffres sont mauvais. Les violences intrafamiliales nous préoccupent particulièrement, car elles posent la question de la protection de l’enfance et des missions des juges des enfants.
Le tribunal judiciaire de Saint-Denis s’est engagé dans une politique dynamique de lutte contre les violences intrafamiliales. Depuis plusieurs mois, nous organisons des audiences spécialisées. Des circuits de traitement ont été créés. Plusieurs associations permettent d’accueillir les victimes de violences intrafamiliales, notamment les femmes. Malgré les innovations, notamment dans le ressort du tribunal judiciaire de Saint-Pierre, le nombre de places d’hébergement d’urgence pour les victimes reste toutefois insuffisant. Précisons que c’est souvent le 115 qui héberge les victimes, dans un premier temps.
Par ailleurs, chaque fois que c’est possible, c’est l’auteur des violences que nous cherchons à éloigner du domicile. Il est important, pour la qualité de leur prise en charge, que les mères de famille et leurs enfants puissent rester dans leur domicile.
Mme Fabienne Atzori. Les violences faites aux femmes – j’emploie délibérément cette expression – sont une véritable préoccupation pour le parquet général, que nous avons évidemment relayée auprès des parquets de première instance.
Je serai sans détour. Oui, nous manquons de places d’accueil de femmes, mais la question est de savoir ce que nous voulons : que des femmes quittent leur domicile avec leurs enfants ou, au contraire, que les hommes puissent être mis à l’écart, soit par le biais d’une mesure judiciaire ou familiale, soit de manière spontanée ? Lorsqu’on évoque l’accueil des femmes victimes de violences, on devrait parler en premier lieu, me semble-t-il, de l’accueil des auteurs des violences. Le principe devrait être – et nous nous efforçons de l’appliquer – le maintien de la femme et des enfants au sein du domicile.
Je fais une incidente pour vous dire que nous sommes confrontés, à La Réunion, à une spécificité très locale, mais peut-être commune à tous les outre-mer en réalité. Un couple – peu importe qu’il soit marié ou pacsé – reste souvent dans un local ou une cave situés sur un terrain familial, ce qu’on ne voit pas en métropole, où les couples prennent leur envol. Ici, la cellule familiale est encore très traditionnelle : la tendance à s’établir à l’endroit où vivent les parents est très marquée. C’est là que réside notre vrai problème.
Des actions sont menées pour y remédier. J’ai ainsi participé récemment à la signature d’une convention avec les bailleurs sociaux, qui ont des appartements prioritaires, mais en nombre insuffisant, pour les femmes victimes de violences. Il faut également saluer l’initiative de nos collègues de Saint-Pierre, qui sont parvenus, avec l’ancien maire de la commune, désormais décédé, à créer un centre non pas d’hébergement pour les femmes mais de prise en charge des hommes auteurs des violences. On peut toutefois déplorer que n’ait pas été obtenu, en dépit de l’énergie déployée par nos collègues de Saint-Pierre, le placement d’hommes sous contrôle judiciaire à cet endroit – une villa gérée par une association. Le constat que nous sommes en train de faire est celui d’une sous-occupation du lieu, ce qui devrait nous conduire à nous questionner sur son usage. Je le dis d’une manière extrêmement franche – vous avez dû comprendre que la diplomatie n’était pas forcément mon fort.
S’agissant des places d’accueil, une priorité absolue doit être donnée au maintien de la femme et des enfants dans leur lieu de vie. Lorsqu’un enfant ou une femme sont victimes de violences, ce n’est pas à eux mais au parquet d’apporter la réponse qui s’impose, et le parquet a besoin de moyens, de lieux d’hébergement pour pouvoir prononcer une mesure d’éviction du mari violent.
Mme Ludivine Lo Bono, directrice de greffe du tribunal de Saint-Denis. Les effectifs du greffe du tribunal judiciaire de Saint-Denis s’élèvent à 122 agents. Compte tenu des temps partiels et des congés maladie de longue durée, 114 fonctionnaires assurent le service de greffe du tribunal judiciaire et du conseil de prud’hommes ; le tribunal de proximité de Saint-Paul compte sept agents et celui de Saint-Benoît en a cinq.
S’agissant de l’accès au droit, il existe un service d’accueil unique du justiciable (Sauj) dans chaque tribunal judiciaire et dans chaque tribunal de proximité. Au tribunal judiciaire de Saint-Denis, ce service est assuré par quatre agents – trois greffiers et un contractuel de catégorie B. Nous disposons aussi de deux jeunes en service civique pour assurer un accueil de confidentialité et un accompagnement des demandeurs d’aide juridictionnelle. À Saint-Benoît et à Saint-Paul, le service d’accueil compte un agent à temps plein.
Nous rencontrons des difficultés concernant le bureau d’aide juridictionnelle (BAJ). Cinq agents – un greffier et quatre adjoints administratifs – y sont affectés, ce qui correspond normalement aux moyens prévus. Néanmoins, les délais de traitement s’allongent depuis 2024. Malgré une hausse de l’activité de 10 %, nous n’arrivons pas à augmenter notre capacité de traitement, et le délai en matière d’aide juridictionnelle est actuellement de cinq mois. Nous avons déployé des plans d’action et nous essayons de résorber le stock, mais nous avons beaucoup de mal à y parvenir en l’état actuel.
Pour ce qui est des perspectives d’ici à 2027, nous devrions bénéficier de la création de deux emplois de greffier.
Chaque année, la direction des services judiciaires mène une enquête anonyme sur la qualité de l’accueil. Au tribunal judiciaire de Saint-Denis, la dernière enquête, conduite du 9 septembre au 8 novembre 2024, fait état d’un taux de satisfaction de 93 % des justiciables. Il s’agit principalement de personnes qui se sont déplacées au tribunal : dans l’outre-mer, et c’est peut-être une particularité, les justiciables viennent. Nous avons besoin de maintenir des effectifs adaptés à cette réalité. Selon la même enquête, le plus important pour un accueil de qualité est l’écoute, à 65 %, puis la courtoisie, à 59 %, et la qualité des renseignements, à 55 %.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez évoqué le nombre d’agents. Cela correspond-il au nombre de postes ? Ces derniers sont-ils tous occupés ? Avez-vous de l’absentéisme ?
Mme Ludivine Lo Bono. Nous n’avons pas de vacances d’emploi actuellement. Quand elles se produisent, c’est pour quelques mois, lors d’un départ à la retraite. Nous sommes même en surnombre en ce qui concerne les directeurs de service de greffe et les adjoints techniques. En revanche, le taux d’absentéisme est assez élevé puisqu’il atteint 14,5 %. Cela s’explique par des arrêts maladie de durées assez longues.
Notre efficience est évaluée chaque année. Le ratio d’efficience des agents du tribunal judiciaire de Saint-Denis est très bon, puisqu’il est supérieur à celui des juridictions du même groupe dans l’Hexagone.
M. le président Frantz Gumbs. Ce que vous nous dites au sujet des effectifs témoigne de la bonne attractivité de La Réunion.
Mme Fabienne Le Roy. D’une manière générale, les juridictions de La Réunion ont un problème de très fort absentéisme. Les postes ne sont pas vacants, sauf exception, mais les titulaires sont absents d’une façon répétée, pour de longues durées. C’est une difficulté que nous connaissons aussi à la cour d’appel : beaucoup de personnes sont en arrêt maladie, de diverses natures, ce qui perturbe le fonctionnement de la juridiction. En revanche, nous n’avons pas de mal à avoir des candidats pour les postes, contrairement à Mayotte, qui a un problème pour avoir des candidatures – et des candidatures utiles.
Mme Fabienne Atzori. Il peut y avoir des interrogations sur les postes de fin de carrière. Ils font l’objet, et c’est assez logique, car on avance en âge, de congés maladies qui se répètent davantage. C’est le constat que nous faisons à la cour d’appel, mais je ne sais pas s’il est partagé par les tribunaux judiciaires.
M. Bertrand Pagès, président du tribunal judiciaire de Saint-Pierre de La Réunion. Je vous prie par avance de m’excuser si mes propos comportent des redites : j’ai compris, malgré les coupures, que M. le procureur de la République avait déjà présenté certains éléments.
Le tribunal de Saint-Pierre compte vingt magistrats du siège, sept magistrats du parquet et soixante-quinze agents de greffe. Notre ressort comptant 360 000 habitants, nous avons un magistrat du siège pour 18 000 habitants, ce qui est le ratio le plus défavorable dans les juridictions d’outre-mer.
Contrairement à Saint-Denis, nous n’avons pas de tribunaux de proximité. Nous n’avons pas la même difficulté qu’avec Mafate, où certains endroits ne peuvent être atteints que par hélicoptère ou en faisant de la marche.
Comme toutes les juridictions ultramarines, nous tenons beaucoup d’audiences, majoritairement au tribunal, où les gens viennent, ce qui est une particularité. J’ai eu une certaine expérience dans l’Hexagone : beaucoup plus de gens sont absents ; il y a une forte attente à l’égard de la justice chez nous. Nous tenons quand même des audiences foraines. Les juges de l’application des peines vont ainsi dans les établissements pénitentiaires – Mme la procureure générale en a parlé tout à l’heure. Par ailleurs, le juge des libertés et de la détention tient au moins deux fois par semaine des audiences à l’hôpital psychiatrique de Saint-Pierre et les juges des tutelles mènent des auditions dans tout le ressort. Nous sommes vraiment une juridiction qui se tourne vers l’extérieur.
Nous ne sommes pas responsables, à Saint-Pierre, du conseil départemental de l’accès au droit, mais je peux vous dire qu’il fonctionne en commun et d’une manière fluide. Quand des événements se passent dans le sud, en général, je m’y déplace. Il m’est ainsi arrivé d’aller aux journées d’accès au droit dans la commune de Saint-Joseph, et je peux vous confirmer non seulement l’attrait de ce type d’événement, mais aussi la mobilisation de tous les partenaires pour répondre aux questions du justiciable. Il m’est également arrivé d’aller dans les maisons France Services, où se rendent des conciliateurs de justice – je parle pour le siège.
M. le président Frantz Gumbs. Plusieurs freins limitent l’accès au droit et à la justice dans certains territoires, parmi lesquels des problèmes liés au bâti. Pouvez-vous faire le point sur cette question ? J’ai cru comprendre tout à l’heure que le tribunal de Saint-Benoît devait être reconstruit. Avez-vous une idée du délai dans lequel cela pourrait être fait ?
Mme Fabienne Le Roy. Les trois juridictions de La Réunion ont de beaux bâtiments. Mais quand on regarde la situation d’un peu plus près, on voit que des travaux importants doivent y être menés. Pour le dire très rapidement – chaque chef de juridiction pourra y revenir –, nous avons des soucis importants de climatisation, de réseaux électriques et d’étanchéité – ces derniers suscitent des craintes chaque année lors de la saison cyclonique. Nous avons donc besoin de crédits extrêmement élevés, qui font l’objet de demandes à la Chancellerie. Les situations bâtimentaires s’aggravent très rapidement dans l’outre-mer en raison des conditions climatiques. On parle beaucoup du passage de Chido à Mayotte, mais nous avons également subi un cyclone cette année, Garance. Bien qu’il ait eu nettement moins d’écho médiatique, il a montré les limites de la situation bâtimentaire à La Réunion.
À Saint-Benoît, l’ancien tribunal d’instance a été abandonné et la juridiction, devenue un tribunal de proximité, est hébergée dans d’autres locaux qui ne peuvent être que provisoires. Ma collègue vous en parlera, il existe un projet de construction d’un nouveau tribunal. Le ministère a acquis un terrain et il reste maintenant à construire le bâtiment. Quand je suis arrivée, on m’a dit qu’un projet était en cours depuis sept ans.
Mme Fabienne Atzori. Le projet actuel a été acté il y a trois ans. Il est bloqué pour des raisons strictement budgétaires.
Mme Fabienne Le Roy. Des agents et des magistrats sont installés dans des locaux qui ont le mérite d’exister mais qui ne sont pas adaptés. Les anciens locaux ne sont plus utilisables : ils ont été abandonnés à l’humidité et aux moustiques. Il y reste néanmoins une activité de régie. Le projet immobilier fait l’objet d’une demande forte chez les agents.
Mme Fabienne Atzori. Le tribunal judiciaire de Saint-Denis est aussi un point d’achoppement : il est resté dans son jus – je l’avais déjà connu en 1997. Il n’est pas question de confort, mais de place. La situation a conduit la cour d’appel à conclure une convention avec la DRFIP pour permettre la délocalisation de certains services dans des bâtiments modulaires situés à proximité. La vraie difficulté est que le coût du chantier fait qu’il relève de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice. Nous sommes en train de réfléchir, dans l’hypothèse où cette agence ne se saisirait pas de la question, aux moyens financiers et aux ressources humaines que nous pourrions mobiliser pour conduire le projet.
S’agissant de Saint-Pierre, je ferai très court, mais je pense que la situation n’est pas inintéressante – et je rappelle que la question bâtimentaire relève des chefs de cour, présidents et procureurs. La difficulté est la même qu’ailleurs, à savoir des infiltrations récurrentes. Nous avons été un peu épargnés par Garance, mais beaucoup moins par Belal, en janvier 2024, qui a conduit le tribunal judiciaire à s’expatrier au sein de la cour d’appel, ce qui posait un problème en l’absence de réserve foncière. Le fait qu’une piscine ait quasiment vu le jour au tribunal judiciaire en 2024 a créé de vraies difficultés. La demande d’extension des locaux est en suspens – nous n’avons pas de réponse. J’ai bien conscience, comme la première présidente, les chefs de juridiction et le service administratif, des contraintes budgétaires, mais nous devons rester vigilants. Il faut permettre à nos équipes de travailler dans des conditions de sécurité et de confort minimales – je parle de confort au quotidien et non d’un confort qui serait celui d’un autre type de palais qu’un palais de justice.
La présidente du tribunal judiciaire de Saint-Denis et la procureure pourront vous décrire l’état de leur salle des pas perdus, où des espèces de sarcophages sont installées depuis deux ans. Les chefs de juridiction de Saint-Pierre pourront également vous parler des travaux particulièrement importants qui sont nécessaires. Je crois que nous partageons néanmoins le constat que nous ne sommes pas dans la même situation que le tribunal judiciaire et la chambre d’appel de Mamoudzou. Par ailleurs, je ne suis pas sûre, monsieur le président, que le bâti ait une influence en matière d’accès à la justice, même si cela peut se discuter. Il est certain, en revanche, que nous renvoyons une drôle d’image, si vous me permettez cette expression, à celles et ceux qui ont besoin de nos services.
Mme Emmanuelle Wacongne. Le tribunal judiciaire de Saint-Denis date de 1986. Il est en effet, comme on le dit communément, dans son jus. Tous les travaux y sont très délicats en raison de la présence hétérogène d’amiante, disséminé dans l’intégralité du bâtiment d’une manière irrégulière. Chaque fois qu’un travail de rénovation ou de transformation doit être entrepris, il faut effectuer des diagnostics, ce qui coûte extrêmement cher, étant entendu que la prise en charge est assurée soit au niveau de la cour d’appel soit dans notre budget de fonctionnement et que cela rend toute opération immobilière très compliquée, même pour des travaux de peinture – il est fortement recommandé de ne pas mettre en contact de la peinture et de l’amiante.
Le tribunal se dégrade un peu plus tous les ans. L’année dernière nous avons demandé à la directrice de greffe d’évaluer la part du budget de fonctionnement consacrée à la maintenance de l’établissement : c’est le poste le plus important, et il augmente tous les ans parce que le bâtiment se dégrade de plus en plus. La climatisation, qui date de la construction du palais, menace de nous lâcher chaque année. Nous faisons des réparations au petit bonheur la chance, avec les moyens que nous obtenons de la cour, qui elle-même les obtient à grand renfort de demandes auprès du ministère. Il arrivera un moment où la climatisation lâchera, comme le réseau électrique, dont les gaines sont complètement saturées. Et je pourrai énumérer encore bien d’autres ennuis.
Nous avons dû fermer pendant dix jours lors du passage du cyclone Belal, en 2024 : à la suite d’infiltrations dans la salle des pas perdus, les parements qui ornent le devant des salles d’audience se sont en partie effondrés, ce qui posait un risque de sécurité pour le personnel et les justiciables. Nous avons alors dû faire des diagnostics pour savoir s’il y avait de l’amiante dans les parements en train de s’effriter – on nous a d’abord dit « peut-être que oui », puis « peut-être que non ». En attendant, nous avons pris en urgence une mesure qui a permis de rouvrir dans un délai de dix jours : les parements ont été enturbannés dans une sorte de film plastique. Cette solution devait durer cinq ans, mais elle a tenu pendant trois mois : du film plastique pend désormais dans les salles d’audience. Nous ne pouvons pas le faire enlever très facilement, parce qu’il est très haut et que la question de l’amiante se pose.
S’agissant de l’accès à la justice, nous avons fermé dix jours, mais les affaires importantes ont été délocalisées à la cour d’appel et la continuité du service public de la justice a donc été assurée. En revanche, on peut dire que l’image de la justice est fortement dégradée dès qu’on entre dans le tribunal judiciaire de Saint-Denis, et je pense qu’il en est de même à Saint-Pierre.
M. Bertrand Pagès. En effet, nous connaissons exactement les mêmes problématiques à Saint-Pierre. Les bâtiments, qui ont été construits en 1974 et ont déjà fait l’objet de deux grandes rénovations, laissent passer l’eau, en particulier lors d’événements climatiques importants.
Nous avons aussi un problème de manque d’espace et d’inadaptation des locaux, qui fait que nous sommes obligés, malgré un recours accru au télétravail, de concentrer les agents dans les bureaux en réorganisant les espaces, avec les risques psychosociaux que cela peut impliquer. Nous essayons, en lien avec la cour d’appel, de trouver des solutions.
Un autre problème est celui de l’accueil du justiciable. Comme nous manquons d’espace, nous ne sommes plus en mesure d’avoir, comme auparavant, un bureau d’aide aux victimes et un point d’accès au droit à l’intérieur du tribunal. Des travaux sont planifiés, mais nous n’avons pas encore de visibilité complète sur leur réalisation. Les victimes se rendent dans les locaux d’une association, l’Arajufa (Association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles), où un point d’accès au droit est temporairement situé. Nous sommes en train de mener, avec le procureur et la directrice de greffe, une grande réflexion sur l’amélioration des conditions d’accueil des justiciables, qui pourrait peut-être passer par une différenciation. Il faudrait aussi trouver des lieux où les justiciables pourraient s’asseoir. Ils font actuellement la queue dans une grande salle des pas perdus quand ils veulent avoir des renseignements, ce qui n’est pas idéal, surtout quand ils viennent avec leur famille, en particulier des enfants. Nous voudrions faire mieux, mais nous faisons pour l’instant avec ce que nous avons.
M. le président Frantz Gumbs. Les dysfonctionnements en matière de bâti ont donc un impact sur la qualité du service de l’accès à la justice. Cet impact est-il significatif ?
Mme Fabienne Atzori. Je ne conteste pas la nécessité d’accueillir les victimes. Quand je dis que la véritable question qui se pose en matière d’accueil et d’accès à la justice est liée à l’image que nous donnons, c’est par rapport à la notion de sérénité de la justice.
Nous n’avons pas encore parlé des BAJ, les bureaux d’aide juridictionnelle, et de l’informatisation en la matière. J’avais fait passer un petit mot à ce sujet à la directrice de greffe, qui pourra vous en parler. La fracture numérique qui existe à Mayotte – elle a déjà été évoquée devant votre commission – est également très présente à La Réunion.
L’essentiel pour les personnes qui viennent dans une juridiction, c’est d’avoir les renseignements qu’elles souhaitent. Je pense qu’elles les obtiennent, même si ce n’est peut-être pas dans de bonnes conditions. C’est en ce sens qu’il me semblait opportun de dire que le bâti n’avait pas d’influence ou en tout cas que celle-ci était secondaire. Ce qui est important, c’est de parvenir à accueillir les personnes qui veulent des renseignements et celles qui sont susceptibles de les donner. Les propos du président de la juridiction de Saint-Pierre montrent que malgré tout, si je puis dire, nous parvenons à fournir ces renseignements.
M. le président Frantz Gumbs. Un autre frein, que vous venez d’évoquer, semble de nature à avoir un effet sur l’accès au droit et à la justice : c’est la tendance de toutes les administrations à dématérialiser de plus en plus l’accès aux services publics. Vos équipements vous donnent-ils satisfaction pour ce qui est du service rendu au public ? Nous avons été témoins de coupures intempestives du réseau lors de cette audition.
M. Bertrand Pagès. C’est une question très complexe, à laquelle je répondrai à la fois oui et non.
La particularité de Saint-Pierre, comme de Saint-Denis, est l’existence d’une procédure pénale totalement dématérialisée. Même s’il nous arrive d’avoir des problèmes de réseau – votre commission a pu le constater aujourd’hui, mais cela reste relativement rare –, c’est un véritable plus pour la qualité de vie au travail. Il n’est plus nécessaire d’archiver des dossiers qui encombraient nos bureaux et cela facilite ou fluidifie le travail chez soi, qui n’était pas nécessairement possible auparavant.
Il existe, c’est vrai, une fracture numérique, par exemple en matière d’aide juridictionnelle, mais nous constatons dans ce domaine, à notre étonnement, une montée en puissance des demandes faites grâce à un logiciel. À Saint-Pierre, elles sont passées de 10 ou 11 % au début de l’année à 16 %, ce qui est beaucoup par rapport au niveau national. Pour autant, les déserts numériques peuvent conduire à des difficultés : c’est une réalité qui freine effectivement l’accès au droit.
Mme Fabienne Le Roy. Il faut aussi avoir en tête, s’agissant de l’accès à la justice, que les possibilités d’échange par voie dématérialisée sont prévues par les codes de procédure civile et de procédure pénale et qu’on procède encore dans beaucoup de cas par voie papier – lettres simples ou recommandées. Cela dépend de ce que prévoient les textes dans chaque procédure, par exemple une convocation par un juge aux affaires familiales dans une affaire de paiement de pension alimentaire ou de garde d’enfant. On ne peut pas dire que toute la justice est aujourd’hui dématérialisée.
Le pénal l’est, mais les citations continuent à se faire par l’intermédiaire des commissaires de justice, par exemple. La procédure est dématérialisée entre les enquêteurs – services de police et de gendarmerie – et la juridiction, mais pas forcément, en tout cas pas contre leur volonté, à l’égard des justiciables. Pour qu’un échange puisse se faire par e-mail, ces derniers doivent donner leur accord. C’est tout aussi vrai en matière civile : les convocations se font encore par lettres simples ou recommandées, selon ce que prévoient les textes. Cela représente un coût extrêmement important pour les juridictions. Quand des services entiers fonctionnent, pour les notifications et les convocations, par lettres recommandées avec accusé de réception, cela a un impact financier, qui est quasiment fixe au sens où nous avons des obligations en la matière. La dématérialisation est loin d’être absolue et obligatoire en matière judiciaire.
Par ailleurs, les points d’accès au droit permettent d’aider les personnes qui ont du mal à accéder à un ordinateur ou qui tout simplement ne savent pas s’en servir. Beaucoup de personnes dans notre société, donc de justiciables, ont des difficultés dans ce domaine. Les points d’accès au droit et les permanences servent aussi à aider à remplir des dossiers, et les fonctionnaires du Sauj sont également là pour ça.
Les échanges avec les avocats sont dématérialisés, mais pas les échanges – en tout cas pas obligatoirement, je l’ai dit – avec les justiciables. La directrice de greffe du tribunal judiciaire de Saint-Denis pourra peut-être compléter mes propos.
Mme Ludivine Lo Bono. Les demandes d’aide juridictionnelle (AJ) ne sont pas aussi nombreuses chez nous : elles ne représentent que 11 % du total. Nous essayons d’aller plus loin car cela permet de gagner du temps de travail en matière d’enregistrement. Néanmoins, les dossiers qui arrivent en ligne ne sont pas complets – il faut chaque fois demander des pièces complémentaires. Le CDAD travaille donc avec les points d’accès au droit sur la formalisation des demandes en ligne. FranceConnect permet d’aider les justiciables à faire des demandes complètes, comportant toutes les pièces obligatoires.
Nous n’en sommes qu’au début de la dématérialisation en ce qui concerne l’aide juridictionnelle. Pour le moment, seules les demandes peuvent être adressées en ligne. Nous ne pouvons pas nous y prendre ainsi pour la transmission des décisions en matière d’AJ aux avocats, aux commissaires de justice et aux parties. Quand nous pourrons avancer sur ce plan, nous gagnerons du temps, ce qui permettra de réduire les délais. Dans certains ressorts, la part des demandes d’aide juridictionnelle formulées en ligne est de 40 % – on peut faire sa demande avec un téléphone portable.
M. le président Frantz Gumbs. Les points justice, qui permettent aux usagers de bénéficier d’un accompagnement pour leurs démarches en ligne, sont-ils équitablement répartis sur le territoire ?
Mme Fabienne Le Roy. Nous avons trente-quatre points justice dans le département, soit plus d’un par commune au total, même si deux communes ne sont pas encore couvertes – pour l’une, c’est en cours. Le maillage territorial est donc très important à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Est-il parfois nécessaire d’organiser des audiences foraines, en raison de l’éloignement des tribunaux ?
Mme Emmanuelle Wacongne. Nous tenons des audiences foraines au tribunal de proximité de Saint-Paul, en matière d’affaires familiales et d’assistance éducative.
En revanche, il n’est plus possible d’en tenir au tribunal de proximité de Saint-Benoît, celui-ci étant temporairement hébergé par la mairie dans des locaux qui ne sont pas habilités à recevoir du public. Les audiences foraines reprendront dès que le tribunal aura été reconstruit.
M. le président Frantz Gumbs. Permettez-moi de revenir sur la question des ressources humaines. En cas d’absence, quelles qu’en soient les raisons, bénéficiez-vous en temps et en heure d’un nombre suffisant de dispositifs de brigade ou de magistrats placés ?
Mme Fabienne Le Roy. À La Réunion, il n’existe ni système de brigade ni dispositif relevant de l’article LO. 125-1 du code de l’organisation judiciaire, que j’ai évoqué concernant Mayotte.
En revanche, nous bénéficions de magistrats placés, aussi bien auprès de la procureure générale que de moi-même : quatre au parquet et désormais cinq au siège, depuis que la Chancellerie a assis un poste qui était en surnombre. Les cinq magistrats placés au siège sont répartis dans les différentes juridictions ; cela reste insuffisant compte tenu du nombre d’absences et, dans une moindre mesure, de celui des vacances de poste.
La Chancellerie consent un autre effort pour pallier les vacances de poste : contrairement à ce qui est pratiqué dans l’Hexagone, elle anticipe les départs, notamment à la retraite, en affectant des remplaçants avant même que les postes soient officiellement libres.
Mme Fabienne Atzori. Il existe également, non pas une brigade au sens strict, mais quatorze postes de greffiers placés, dont deux seront pourvus à compter du 1er novembre. Séjournant six mois par an à Mayotte, ils ont vocation à se rendre dans chacune des juridictions de la cour d’appel pour pallier les vacances de poste. Ce chiffre, anormalement élevé pour une cour d’appel, a été arrêté pour permettre le bon fonctionnement des juridictions mahoraises. Nous sommes donc comptables des délégations effectuées plus massivement à Mayotte que dans le département de La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Tous les personnels placés le sont-ils pour une durée de six mois ?
Mme Fabienne Atzori. Nous nous efforçons de procéder à des délégations par anticipation, pour les magistrats du parquet comme pour ceux du siège ; elles sont d’une durée de quatre mois pour les premiers. Nous n’avons pas encore décidé des délégations à venir ; le dialogue de gestion est prévu demain et nous attendons les prévisions pour octobre.
Quant aux greffiers, nous avons instauré une rotation, pour ne pas faire peser une charge trop lourde sur ceux qui se rendent à Mayotte – nous avons évoqué les difficultés d’y exercer. Sur quatorze greffiers, au moins six travaillent à Mayotte, au tribunal judiciaire et à la chambre d’appel ; les greffiers restants sont répartis entre les deux tribunaux judiciaires de La Réunion.
Avec la première présidente de la cour d’appel, nous procédons à cet arbitrage à intervalle régulier, afin de répondre aux demandes des différentes juridictions. Sauf demande expresse, au cours d’une année les greffiers ne restent pas à Mayotte plus de six mois, non consécutifs : ils y travaillent par périodes de deux mois, en revenant à La Réunion entre-temps.
La situation est différente pour les magistrats du parquet : une magistrate a été placée au tribunal judiciaire de Mamoudzou pour trois mois – jusqu’à la fin du mois de novembre. Nous avons instauré une rotation, de manière qu’aucun magistrat ne se sente lésé. Malgré la mise à disposition d’une voiture, être placé à Mayotte peut être considéré comme une épreuve puisque les personnels sont hébergés dans une structure collective. Comme à La Réunion, nous avons à cœur d’intégrer ces personnels dans les trois tribunaux judiciaires.
Mme Fabienne Le Roy. La juge placée à Mayotte, qui a pris ses fonctions en septembre, souhaite y rester pour des raisons familiales. Elle n’est donc pas concernée par la rotation, contrairement aux cinq autres magistrats du siège.
L’arrêt maladie de l’un des cinq magistrats placés ne m’a pas permis de répondre à toutes les demandes ; la présidente du tribunal judiciaire de Saint-Denis n’a pu bénéficier d’un magistrat placé au cours du dernier quadrimestre.
Les arrêts maladie concernent les magistrats comme les greffiers, mais aussi des collègues placés. Lorsque les remplaçants des personnes en arrêt maladie tombent malades à leur tour, la juridiction se retrouve dépourvue du soutien supplémentaire qui lui avait été accordé. Nous devons composer avec ces difficultés : une fois les personnels placés, nous ne disposons pas de ressources supplémentaires en cas de nouvelle absence.
Malgré tout, s’agissant du nombre de personnels, la situation à La Réunion est exceptionnellement favorable, en raison des mesures relatives à Mayotte. Notre territoire est trop attractif pour que nous bénéficiions de brigadistes.
M. le président Frantz Gumbs. Les personnes placées ont-elles le temps de prendre la mesure des situations auxquelles elles sont confrontées ? Leur présence n’est-elle pas trop courte pour qu’elles soient suffisamment efficaces auprès des justiciables ?
Mme Fabienne Le Roy. Si nous disposions uniquement de magistrats du siège statutairement affectés à une juridiction plutôt que des magistrats placés, la situation serait idéale.
Lorsqu’un magistrat est placé trois mois, il prend en charge un cabinet ou mène des audiences civiles et pénales. Il appartient à la juridiction d’organiser son travail avant son arrivée. Ainsi, il est impossible d’attendre que le juge des enfants prenne connaissance du cabinet et des dossiers pour lancer les convocations ; ses collègues doivent préparer en amont le calendrier des auditions. Un magistrat non spécialisé, qui rédige des décisions civiles ou tient des audiences correctionnelles, doit prévoir suffisamment de temps à la fin de sa mission pour rendre ses décisions signées par lui-même et le greffier.
Cette organisation demande beaucoup d’anticipation et entraîne d’inévitables pertes de temps, bien que les magistrats placés soient habitués à s’adapter en toutes circonstances et à acquérir très rapidement de nouvelles compétences. Polyvalents comme des couteaux suisses, ils sont capables de tenir une audience correctionnelle un jour et une audience d’assistance éducative le lendemain. Ils savent se former très rapidement à des procédures spécifiques qu’ils ne connaissent pas ; après quelques années, ils peuvent traiter n’importe quelle sorte de contentieux dans tout type de juridiction.
Mme Fabienne Atzori. Votre question mérite réflexion, monsieur le président, mais vaut-il mieux un poste vacant ou un poste pourvu par un personnel présent pour une durée limitée ?
Nous sommes très contents lorsqu’un magistrat du parquet est placé, prenant en charge des urgences et une permanence.
Mme Ludivine Lo Bono. Le renfort en personnels placés est nécessaire. Le tribunal judiciaire de Saint-Denis bénéficie de deux à trois greffiers placés pour des missions de trois mois. Ce sont des postes profilés : les greffiers sont choisis pour leur expérience, leur expertise, leur capacité d’adaptation et leur maîtrise des logiciels. Polyvalents, ils s’adaptent rapidement à notre juridiction. Ces placements de greffiers nous permettent d’assurer la gestion des cabinets, des audiences et des urgences.
Si nous sommes bien dotés en greffiers placés, nous manquons en revanche d’adjoints administratifs placés, notamment pour mener à bien les enregistrements qui s’accumulent, d’autant que nous disposons de peu de crédits pour embaucher des vacataires.
M. le président Frantz Gumbs. Plus généralement, avez-vous noté des difficultés d’adaptation des personnels judiciaires aux réalités socio-culturelles et linguistiques du territoire ?
Mme Fabienne Le Roy. Les enjeux d’adaptation aux réalités socio-culturelles existent partout : lorsque vous êtes nommé pour la première fois dans le Nord – quatre d’entre nous y ont travaillé –, à Besançon ou dans le Sud, vous découvrez une région dont vous ignorez l’histoire, la démographie, ou encore l’accent. En prendre connaissance et nous y adapter fait partie de notre travail ; les magistrats ont vocation à changer de poste, ne serait-ce que pour des raisons d’indépendance et de probité.
Par ailleurs, reconnaissons qu’il est très agréable de vivre et de travailler à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Les magistrats bénéficient-ils d’une formation particulière aux principales caractéristiques socio-culturelles des lieux dans lesquels ils sont nommés ?
Mme Fabienne Atzori. Outre une formation dispensée par l’ENM – École nationale de la magistrature – intitulée « Être magistrat en outre-mer », les magistrats bénéficient d’une formation dédiée aux nouveaux arrivants à La Réunion et à Mayotte, élaborée par notre magistrat chargé de la formation.
Quoique relativement superficielle, cette formation dresse un tableau historique et socio-économique de ces territoires. Malgré le succès qu’elle a rencontré, l’ENM ne l’a pas prise en considération cette année ; nous cherchons donc à la dispenser par d’autres moyens, parce qu’elle nous semble utile aux nouveaux arrivants.
M. le président Frantz Gumbs. Pensez-vous qu’il soit possible d’apporter des améliorations en matière de formation ?
Mme Fabienne Atzori. J’ai exercé à La Réunion entre 1997 et 2004, après avoir été en poste à Marseille ; j’ai été propulsée dans le cabinet d’instruction. Heureusement, ma greffière était réunionnaise et m’a rapidement fait comprendre que certains mots avaient un double sens.
M. Bertrand Pagès en est aussi à son deuxième séjour à La Réunion : lorsqu’il était juge d’application des peines (JAP), il a été confronté au même problème.
L’adaptation est rapide, d’autant que ce département est agréable à vivre, mais cette formation présente l’intérêt de fournir un lexique de créole qui permet de comprendre, même sommairement, ce qui nous est dit, avant que notre oreille ne s’habitue.
Mme Fabienne Le Roy. Cette formation à destination des nouveaux arrivants est dispensée sur place.
Les enjeux d’adaptation existent partout : ainsi, une journée d’accueil des nouveaux arrivants est organisée par la cour d’appel de Versailles, ainsi qu’à Lille. Cette pratique se développe dans différentes juridictions, parce qu’elle permet aux nouveaux arrivants d’endosser plus rapidement leur costume de magistrat ou de fonctionnaire du greffe.
Par ailleurs, des formations sont dispensées par la DSJ (direction des services judiciaires) aux personnes se portant candidates à des postes outre-mer – la Chancellerie pourra vous en parler. Des livrets, facilement accessibles sur l’intranet, renseignent sur l’histoire, la géographie, la démographie, les enjeux médicaux et socio-économiques, et l’organisation des juridictions et des autres services de l’État.
M. le président Frantz Gumbs. La durée de traitement des affaires est l’un des critères de la confiance des usagers dans la justice : les dossiers sont-ils traités en temps et en heure dans votre juridiction ?
Mme Emmanuelle Wacongne. Permettez-moi de vous présenter quelques chiffres, issus des données statistiques du ministère de la justice, relatifs à la durée moyenne de résolution des affaires – le délai théorique d’écoulement des stocks –, dans notre juridiction et dans des tribunaux de dimension comparables.
À Saint-Denis, le délai d’écoulement du stock en matière civile est en moyenne de 9,6 mois, contre 10 mois en métropole. Il en va de même pour le tribunal correctionnel, dont le délai est en moyenne de 4,1 mois contre 4,4 mois en métropole. Les chiffres suivent la même tendance en matière de contentieux de la protection et concernant le juge des libertés.
Seules quelques juridictions spécialisées connaissent des difficultés conjoncturelles en raison de la récente évolution du tissu socio-économique de La Réunion. L’augmentation du trafic de stupéfiants a entraîné une augmentation de l’activité de l’instruction et de la justice des mineurs ; il en résulte un ralentissement de l’écoulement des stocks depuis deux ans.
Mme Fabienne Le Roy. Cette situation devrait s’améliorer. En raison de l’augmentation de l’activité du tribunal pour enfant, nous avons obtenu de la DSJ la création d’un poste de juge des enfants : depuis septembre, un cinquième juge des enfants exerce au tribunal de Saint-Denis. Ce poste a été créé par la transformation d’un autre poste, dont l’activité ne justifiait pas le maintien. Cependant, l’augmentation de l’activité de l’instruction reste problématique à Saint-Denis.
M. Bertrand Pagès. À Saint-Pierre, le constat est globalement le même qu’à Saint-Denis : nos performances sont meilleures que celles des juridictions de taille comparable dans l’Hexagone. Le délai de traitement d’une affaire civile est inférieur de trois mois, en moyenne ; il en va de même s’agissant des affaires pénales.
Nous avons rencontré cette année de nombreuses difficultés en matière de ressources humaines, notamment des arrêts maladie. Avec le procureur et la directrice des services de greffe, nous avons dû établir des priorités et procéder à des rééquilibrages, en accord avec les chefs de pôle. Le tribunal de Saint-Pierre rend 15 500 décisions par an, dont un tiers de décisions pénales et deux tiers de décisions civiles.
M. le président Frantz Gumbs. Un nombre significatif d’arrêts maladie, comme vous l’avez évoqué, est souvent symptomatique d’un certain mal-être au travail. Est-ce que je me trompe ?
Mme Fabienne Le Roy. Ces arrêts concernent des personnes souffrant de maladies graves, ils ne sont pas symptomatiques d’un mal-être au travail.
Mme Fabienne Atzori. Il serait intéressant de comparer la courbe des âges des fonctionnaires exerçant en région parisienne, par exemple, et de ceux exerçant à La Réunion. J’ai travaillé dans plusieurs cours d’appel et j’ai toujours été frappée par la sédentarité des fonctionnaires. Il est troublant de constater l’âge des greffiers et des fonctionnaires en général, particulièrement à la cour d’appel. J’ignore celui des personnels du tribunal judiciaire mais, lorsque j’exerçais à Saint-Denis, certains venaient à La Réunion entre 58 et 60 ans, en vue d’y prendre leur retraite ; d’autres ont fait toute leur carrière à La Réunion, dans différentes juridictions, et attendent leur départ à la retraite.
Comme vous, nous nous sommes demandé si ces arrêts maladie résultaient d’un management déplacé ou brutal. Leur nombre s’accroît alors que le management, justement, est de plus en plus coopératif ; cela soulève d’autres questions relatives à la médecine du travail et à l’organisation du travail.
Mme Ludivine Lo Bono. Je n’ai pas de chiffres précis concernant l’absentéisme ; en 2025, nous avons dénombré plusieurs arrêts maladie, trois congés maternité et un congé parental. De plus, des personnels partis à la retraite n’ont pu être remplacés, parfois pendant huit mois, en raison de l’utilisation de leurs comptes épargne-temps.
Ces absences ont provoqué une surcharge de travail pour les fonctionnaires restants. Je constate depuis le début de l’année l’épuisement des équipes, auquel se sont ajoutées des conditions de travail pénibles : l’absence de climatisation pendant plusieurs semaines, alors que l’été a été particulièrement chaud, et un cyclone. De plus, des agents souffrant du chikungunya sont venus travailler malgré leurs douleurs articulaires. Au moment des vacances d’été, les équipes étaient déjà très fatiguées ; on ne voit pas le bout de cette année 2025.
L’épuisement des équipes du greffe, mais aussi des magistrats, m’inquiète.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez évoqué une particularité : des fonctionnaires prennent un poste à La Réunion pour y terminer leur carrière, en attendant leur retraite.
Mme Fabienne Atzori. Il serait intéressant d’établir une courbe des âges des fonctionnaires judiciaires. En revenant à La Réunion après vingt ans, j’ai retrouvé nombre d’entre eux.
Mme Fabienne Le Roy. Certains magistrats, qui se plaisent à La Réunion, n’en bougent plus.
M. le président Frantz Gumbs. N’y a-t-il pas des avantages pécuniaires à prendre un poste à La Réunion ?
Mme Fabienne Atzori. Contrairement au reste de la population locale, tous les fonctionnaires d’État et les fonctionnaires territoriaux bénéficient d’une sur-rémunération visant à compenser le coût de la vie, qui est très élevé. Toutefois, cette sur-rémunération ne concerne pas les pensions de retraite. Je ne crois pas que ceux qui quittent La Réunion après quelques années repartent avec un pactole.
M. le président Frantz Gumbs. La sur-rémunération ne s’applique pas aux pensions de retraite ?
Mme Fabienne Atzori. Plus maintenant !
Mme Fabienne Le Roy. Il a été mis fin à ce dispositif il y a quelques années.
M. le président Frantz Gumbs. Qu’est-il fait pour faciliter l’accès à la justice et à leurs droits des usagers qui en sont les plus éloignés géographiquement et socialement, ainsi que pour ceux qui sont victimes d’illettrisme et d’illectronisme ?
Mme Fabienne Le Roy. Les permanences d’accès au droit sont disséminées sur l’ensemble du territoire, rapprochant la justice des justiciables jusque dans des lieux qui ne sont pas accessibles par la route, notamment grâce aux caravanes de l’accès au droit.
Dans l’enceinte des palais de justice, les personnels des Sauj sont à l’écoute des justiciables et se consacrent à les aider. Lors des audiences, nous faisons des efforts pour leur expliquer la procédure, leur indiquer la date à laquelle la décision sera rendue et à qui elle sera envoyée – eux-mêmes ou leur avocat. Des actions visant les personnes ayant des besoins particuliers d’information sont prévues à différents moments et à plusieurs niveaux.
Enfin, lorsque c’est possible, les décisions rendues aux personnes non francophones le sont oralement, en présence d’un interprète, afin qu’ils en aient immédiatement connaissance.
Mme Emmanuelle Wacongne. Dans les Sauj du tribunal de Saint-Denis et des tribunaux de proximité, la grande majorité des fonctionnaires sont originaires de La Réunion et maîtrisent le créole. Ils sont en mesure d’expliquer aux personnes illettrées ou parlant surtout le créole les démarches qu’ils doivent mener, et de les aider à remplir les formulaires.
Il en va de même dans les points d’accès au droit ; les fonctionnaires de mairie qui y sont affectés sont des fonctionnaires territoriaux réunionnais maîtrisant parfaitement le créole. Ils sont donc à même de délivrer des informations compréhensibles à tous les justiciables et de comprendre leurs questions.
M. le président Frantz Gumbs. Les autres professionnels du droit – notaires, commissaires de justice, avocats – sont-ils suffisamment nombreux pour assurer le bon fonctionnement de l’institution ?
Mme Fabienne Le Roy. Contrairement à Mayotte, nous ne manquons pas d’avocats, même si le bâtonnier me disait que de moins en moins de jeunes avocats s’installent durablement : ils viennent quelques années et repartent.
Mme Fabienne Atzori. Je suis en poste à La Réunion depuis quatre ans, et j’y avais déjà officié auparavant. Je trouve qu’il y a plus d’avocats qu’avant, voire trop au regard de l’activité. J’en parle parfois avec de jeunes avocats. Le danger, c’est que la précarité entraîne des départs. Les barreaux de Saint-Denis et Saint-Pierre, qui ne comptaient respectivement que quatre-vingts et vingt-quatre avocats à une époque – ce qui est évidemment insuffisant –, sont aujourd’hui de grands barreaux. Je ne sais pas ce qu’en pensent mes collègues des tribunaux judiciaires, mais je n’ai pas le sentiment qu’il y ait un problème de disponibilité ou de couverture du territoire, y compris par les notaires ou les commissaires de justice.
M. Bertrand Pagès. Lorsque j’ai pris mes fonctions de président, il y a trois ans, le barreau de Saint-Pierre comptait 97 membres ; ils sont désormais 125. Au-delà de cette augmentation rapide des effectifs, je note que les avocats, qui étaient jusqu’alors concentrés à Saint-Pierre, s’installent de plus en plus dans d’autres villes, comme Saint-Joseph ou Saint-Leu, renforçant ainsi le maillage territorial. Les bâtonniers vous le confirmeront peut-être.
M. le président Frantz Gumbs. Je terminerai avec une question plus générale : pensez-vous que les Réunionnais font confiance à l’institution judiciaire et qu’ils en sont satisfaits ?
Mme Fabienne Atzori. La question est vaste. Vous nous demandez, en quelque sorte, de nous autoévaluer.
M. le président Frantz Gumbs. Non, de vous mettre à la place des Réunionnais.
Mme Fabienne Le Roy. Une chose est sûre, les justiciables et les avocats auxquels nous avons affaire au moment des audiences sont respectueux de l’autorité judiciaire et ne se plaignent pas de la façon dont ils sont traités, que ce soit à l’accueil, dans les couloirs ou lors de l’audience. On pourrait penser que les justiciables n’osent rien dire parce qu’ils sont bien élevés, mais même les avocats, qui ont davantage la possibilité de se plaindre et de faire part d’éventuelles difficultés, ne se plaignent pas. Le déroulement des audiences est tout à fait révélateur.
Par ailleurs, lors des Journées européennes du patrimoine qui se sont tenues le week-end dernier, les visiteurs ont, semble-t-il, été très heureux de visiter le tribunal et satisfaits des échanges qu’ils ont eus – ils l’ont écrit dans le livre d’or. Cet accès à la justice qui leur est régulièrement offert est très important : la justice est une institution beaucoup plus transparente qu’on ne le pense, et elle doit l’être. Nous y veillons, notamment en organisant des audiences solennelles pour expliquer les décisions. C’est d’ailleurs dommage que la presse ne soit pas davantage présente pour en rendre compte. Les portes du palais sont grandes ouvertes à qui souhaite venir voir comment nous travaillons.
Mme Fabienne Atzori. Comme nous tous, je souscris totalement à ces propos. J’ajouterai qu’on ne choisit pas de venir à La Réunion pour gagner de l’argent : on y vient pour le territoire et ses particularités. Nous avons la déontologie chevillée au corps, au moins autant que les collègues qui exercent ailleurs en France, que ce soit en région parisienne ou dans le Sud, où j’étais précédemment en poste. Nous faisons notre métier, je crois que nous en serons tous d’accord aussi, avec tout le dévouement possible, et avec à l’esprit le nécessaire équilibre entre le respect du droit et le respect de la personne humaine – c’est le principe d’équité qui prévaut en matière civile. Nous appliquons les règles sans dureté et avec le souci permanent d’être compris, car pour qu’une décision judiciaire soit acceptée, elle doit être comprise, donc clairement édictée et motivée.
Un mot encore sur les Journées européennes du patrimoine, puisque j’ai eu le bonheur de passer mon samedi à la cour, où nous avons accueilli 337 visiteurs contre 222 l’an dernier : c’était une journée très enrichissante. Les gens sont venus à la rencontre de la cour d’appel comme ils auraient pu venir à la rencontre du tribunal judiciaire : ils ont eu la curiosité d’entrer dans un lieu de justice. Je pense que la justice est respectée, même si elle est parfois critiquée – fort heureusement, d’ailleurs. Notre métier est de dire à quelqu’un s’il a tort ou raison, il me semble donc tout à fait normal que nous soyons critiqués sur le fond. Mais nous ne le sommes pas, je crois, sur la forme.
Mme Fabienne Le Roy. Il nous arrive même de dire aux deux parties qu’elles ont tort !
M. le président Frantz Gumbs. Je pense que nous avons fait le tour du fonctionnement de l’institution judiciaire à La Réunion. Merci beaucoup à tous pour votre présence. N’hésitez pas à nous faire parvenir tout document qui pourrait contribuer à notre réflexion.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous poursuivons notre journée consacrée à la situation de La Réunion.
Cette table ronde est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Cyrille Melchior, Me Mohammad Omarjee, Mme Sonia Bénard, M. Thierry Caillet, Mme Pascaline Roussel, Mmes Vittoria Logrippo et Élodie Auzole prêtent successivement serment.)
M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion. L’éloignement de nos territoires et les handicaps structurels dont ils souffrent souvent pèsent lourdement sur le fonctionnement des institutions, en particulier sur le lien qu’elles entretiennent avec les justiciables et les administrés.
Tout citoyen, quel que soit son lieu de vie, aspire à pouvoir bénéficier des meilleurs services et souhaite que le droit s’applique en dépit des problèmes liés à l’éloignement : ceux-ci ne doivent pas obérer le bon fonctionnement des institutions, en particulier de la justice. Nous vivons dans un territoire de la République, où celle-ci impose ses règles ; les droits et devoirs applicables aux citoyens et aux institutions y sont les mêmes qu’ailleurs.
Le sujet prend d’autant plus d’importance que la distance grandit entre les institutions et des citoyens qui ont parfois l’impression d’être mal compris, voire de ne pas être pris en considération. Je me réjouis donc que nous en débattions.
Me Mohammad Omarjee, bâtonnier de l’ordre des avocats de Saint-Pierre. Notre insularité, effectivement, ne doit pas être un frein à l’accès des justiciables à nos institutions.
Je voudrais préciser, à titre préliminaire, que l’île de La Réunion compte deux barreaux : celui de Saint-Denis, où exercent 350 avocats environ, et celui de Saint-Pierre, où ils sont 125. Nous travaillons de concert avec les institutions et les collectivités locales pour permettre l’accès des justiciables aux institutions judiciaires.
M. Thierry Caillet, vice-président de l’association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (Arajufa). Créée en novembre 1969, notre association a pour premier objet social l’accès au droit. Cela fait trois mois que j’y occupe de nouvelles fonctions, après l’avoir dirigée par le passé puis quittée il y a quarante-sept ans. Mme Bénard, sa dirigeante actuelle, vous apportera davantage de précisions que moi sur son fonctionnement.
Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale de la Cimade pour la région de l’océan Indien. Notre organisation, qui existe depuis 1939, agit pour défendre les droits et la dignité des personnes migrantes sur tout le territoire français, y compris dans les territoires ultramarins.
Elle est implantée depuis 2011 à La Réunion, où elle dispose d’une équipe de quatre salariés ainsi que d’une trentaine de bénévoles. Des permanences hebdomadaires sont organisées dans les communes de Saint-Louis et de Saint-Denis pour accompagner les personnes dans leurs démarches administratives et juridiques, relatives notamment au droit au séjour. L’un de nos salariés intervient en centre de rétention administrative (CRA), dans le cadre d’un marché public. La Cimade est également habilitée à agir en zone d’attente lorsque des personnes y sont placées.
Nous menons des actions de sensibilisation du grand public, surtout en milieu scolaire : notre mission, en effet, consiste notamment à lever les préjugés sur les questions migratoires et à faire comprendre ce que sont les parcours d’exil et les obstacles qui les accompagnent. Nous formons par ailleurs des professionnels au droit des personnes étrangères.
Parmi nos actions ponctuelles, nous avons publié en 2024 un rapport sur les évacuations sanitaires entre Mayotte et La Réunion faisant état des difficultés et des atteintes aux droits subies par les personnes étrangères.
La Cimade fait le même constat à La Réunion que dans les autres territoires ultramarins et dans l’Hexagone : des difficultés d’accès au droit, et de manière générale à l’administration, qui nécessitent de mobiliser la justice, ce qui renvoie à la question des recours et de leur complexité.
À ces obstacles s’ajoute, pour les justiciables étrangers, la complexité de la législation, notamment du Ceseda (code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Les réformes successives des dernières années et des derniers mois l’ont rendu encore plus difficile d’accès et moins lisible pour les personnes que nous accompagnons.
Le droit dérogatoire applicable à Mayotte, enfin, ne cesse malheureusement pas de produire ses effets sur les personnes entrées sur le territoire français via Mayotte : une fois arrivées à La Réunion, en possession ou non d’un titre de séjour, elles ont des difficultés à faire valoir leur droit au séjour et leurs autres droits, du fait notamment de la territorialisation des titres.
Mme Pascaline Roussel, présidente de l’antenne réunionnaise de l’Institut de victimologie (Ariv). Je vous remercie d’avoir convié notre petite association de terrain à ce temps d’échange. Régie par la loi de 1901, elle a été créée il y a vingt ans pour développer la victimologie générale dans le département de La Réunion, où cette discipline était quasiment inexistante.
Les axes de travail mis en place à l’époque sont toujours d’actualité. Nous menons des actions auprès de la population, comme des permanences d’accueil assurées tant par des professionnels formés à la victimologie que par des personnes exerçant dans le monde de la justice – nous avons la chance de compter dans notre équipe un avocat bénévole.
Nous organisons des actions de sensibilisation du grand public et en milieu scolaire. Nous pouvons ainsi voir où en sont, par rapport aux phénomènes de violence, les publics divers que nous approchons. Nous menons aussi des actions de formation auprès des professionnels, des bénévoles et des étudiants.
Enfin, nous avons créé avec nos partenaires une antenne réunionnaise de coordination de justice restaurative et développons des actions dans ce domaine depuis 2019.
Notre équipe est essentiellement constituée de bénévoles formés et expérimentés en victimologie et en psychotraumatisme. Nous avons aussi des employés mais nos moyens ne nous permettent pas de financer un nombre suffisant de postes pérennes.
Concrètement, l’Ariv participe à l’information de la population sur les droits et sur le fonctionnement de la justice, au sein de ses permanences d’accueil et par ses actions de sensibilisation. Les permanences sont gratuites et accessibles à toute personne – victime ou auteur d’un fait de violence, membre d’une des familles concernées ou professionnel.
Avec nos partenaires, nous participons à des réflexions sur l’accès au droit, nous diffusons des informations au sujet de la justice restaurative et participons à la mise en place de mesures de médiation restaurative ainsi que de rencontres entre condamnés et victimes.
M. le président Frantz Gumbs. Pourriez-vous, s’il vous plaît, définir les termes « victimologie » et « justice restaurative » ?
Mme Pascaline Roussel. La victimologie étudie les faits de victimation : elle s’interroge sur l’origine des faits de violence, sur leurs répercussions sur les auteurs et victimes, et sur les moyens d’en réduire le nombre dans la société.
Quant à la justice restaurative, elle renvoie à des mesures inscrites dans la loi ayant pour objectif de permettre aux personnes auteures et aux personnes victimes de renouer un dialogue dans un cadre sécurisé et sécurisant, afin de dépasser les répercussions d’un événement traumatique. Ces mesures sont mises en œuvre par des personnes formées et habilitées à animer ces espaces de dialogue.
M. le président Frantz Gumbs. Un espace de dialogue entre l’auteur des faits et sa victime, c’est bien cela ?
Mme Pascaline Roussel. Il existe plusieurs types de mesures. À La Réunion, nous proposons des médiations restauratives au cours desquelles une personne auteure et une personne victime, qui se connaissent puisqu’elles sont liées par la même infraction, renouent un dialogue. Nous proposons aussi des rencontres entre groupes de condamnés – ou détenus – et groupes de victimes qui ne se connaissent pas mais qui ont vécu des faits similaires.
M. le président Frantz Gumbs. Ce n’est pas très courant.
Mme Pascaline Roussel. Ces dispositifs sont relativement récents en France. À La Réunion, les premières expérimentations ont été lancées en 2016 et pérennisées en 2019. Nous espérons que cette démarche s’inscrira dans le temps.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que vous nouez à cet effet des partenariats avec des professionnels du droit.
Mme Pascaline Roussel. Oui, bien sûr. La justice restaurative a fait l’objet d’une convention entre les tribunaux judiciaires nord et sud de La Réunion, le Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation) et plusieurs associations partenaires, dont l’Arajufa.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons pu échanger récemment, madame Logrippo, sur l’état du droit des étrangers à Mayotte. La situation est-elle similaire à La Réunion ? Quelle quantité de travail représente-t-elle pour vous ?
Mme Vittoria Logrippo. Il m’est difficile de répondre à cette dernière question. Sur le territoire mahorais, plus de la moitié de la population serait étrangère ; ce n’est pas le cas à La Réunion, mais les personnes en difficulté n’y sont pas moins nombreuses. Il s’agit notamment de celles qui, arrivant par Mayotte, sont concernées par le cadre dérogatoire qui y prévaut, pour les personnes étrangères en particulier. Alors que La Réunion, en tant que territoire ultramarin, n’est touchée que par quelques dérogations – concernant les recours, notamment –, le régime d’exception en vigueur à Mayotte crée davantage d’inégalités entre les justiciables habitant ce territoire et les autres.
Il existe toutefois d’importantes difficultés à La Réunion. Je voudrais en citer deux en particulier, similaires à celles que l’on rencontre à Mayotte. La première concerne l’accès à une information fiable et qui ne soit pas en français, car ce n’est pas la langue majoritairement parlée et comprise par les personnes vivant à La Réunion : nombre d’entre elles, y compris étrangères, sont beaucoup plus à l’aise avec le créole. Or les supports d’information sur l’accès au droit ou à la justice ne sont pas toujours en créole – à plus forte raison les échanges avec les magistrats et les avocats lors des audiences.
Selon la nationalité des personnes que nous accompagnons en CRA, nous devons parfois faire appel à ISM Interprétariat, une association qui propose des prestations en instantané et par téléphone mais qui est basée à Paris : comme l’éloignement évoqué par M. le président du département, le décalage horaire a un impact sur l’accès au droit et à la justice.
La deuxième difficulté découle de la dématérialisation. L’Anef (administration numérique pour les étrangers en France) est en effet déployée à La Réunion depuis début 2023, en dépit de la fracture numérique qui touche ce territoire comme d’autres. Usage complexe, accès non garanti, difficultés de connexion et maîtrise inégale de l’outil s’ajoutent, pour un public allophone, à la non-maîtrise du français ou de l’écrit. Alors que l’outil numérique aurait pu apporter une solution au problème de l’éloignement géographique, nous constatons au quotidien qu’il est plutôt, dans certaines situations, un vecteur supplémentaire d’exclusion et qu’il creuse la distance entre la justice et le justiciable.
Pour pallier ces difficultés, les services de la préfecture ont ouvert un point d’accueil numérique (PAN) attenant au service des étrangers de la préfecture de Saint-Denis. Ses horaires d’ouverture – une matinée par semaine – sont toutefois très insuffisants.
Enfin, depuis mars 2025, les personnes doivent prendre un rendez-vous en ligne préalablement à leur passage au guichet. Cela leur évite d’attendre de longues heures dans des conditions climatiques souvent extrêmes, mais cela invisibilise un engorgement qui n’a pas disparu. J’ai pu constater ce matin que, pour une première demande de titre de séjour, le rendez-vous le plus proche n’est proposé que le 19 décembre : il y a donc à ce jour trois mois d’attente. Ces difficultés sont communes aux deux territoires, en dépit de l’absence de droit dérogatoire concernant les étrangers à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Lorsque vous vous adressez au système judiciaire pour le compte des personnes que vous accompagnez, ses réponses sont-elles de qualité et vous sont-elles apportées en temps et en heure ?
Mme Vittoria Logrippo. Lorsque nous avons affaire à la justice, c’est le plus souvent au moment des éloignements ; Élodie Auzole pourra vous en parler.
L’accès à la justice est freiné par les difficultés de mobilité sur l’île et par la centralisation des juridictions à Saint-Denis – notamment de celles qui nous concernent, le tribunal administratif et la cour d’appel. De surcroît, la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) et la cour administrative d’appel de notre ressort sont installées respectivement près de Paris et à Bordeaux. Nous rencontrons de ce fait des difficultés liées au décalage horaire lorsque nous devons introduire des procédures d’urgence.
Enfin, alors que l’aide juridictionnelle rend possible l’accès à la justice indépendamment des conditions de ressources, il arrive régulièrement que des personnes ne puissent enregistrer leur demande auprès du bureau d’aide juridictionnelle (BAJ), notamment pour contester une OQTF (obligation de quitter le territoire français).
De même, le service Télérecours permet théoriquement à n’importe qui de formuler un recours, même en l’absence de service postal, mais il suppose de maîtriser l’outil numérique et d’avoir accès à un ordinateur.
On rencontre souvent ces difficultés sur l’île, notamment pour les recours contre les mesures d’éloignement, par exemple les expulsions.
Mme Élodie Auzole, ancienne présidente régionale de la Cimade et membre du conseil d’administration. La principale difficulté que nous rencontrons au CRA de La Réunion tient au fait que les expulsions se font sans délai – la plupart en moins de vingt-quatre heures –, ce qui interdit tout recours effectif auprès des juridictions compétentes. Nous recevons la notification du placement grâce à notre salarié sur place, mais la personne peut être éloignée avant même que nous arrivions. Dans ce cas, il n’est pas possible de saisir le juge administratif pour faire vérifier la légalité de la mesure d’éloignement, ni le juge judiciaire pour s’assurer de la régularité d’une décision d’enfermement en rétention. Les détenus étrangers, en particulier, sont systématiquement placés en CRA à la levée d’écrou, et, n’ayant pas été informés de leurs droits durant leur détention, sont immédiatement expulsés sans voie de recours.
Le seul recours potentiel est le dépôt d’un référé-liberté au tribunal administratif, depuis 2017, mais les critères de recevabilité restrictifs compliquent la démarche. Il faut justifier de la situation d’urgence et, surtout, présenter au juge des référés des justificatifs concernant la situation administrative, familiale et personnelle des individus alors que nous ne disposons pas des délais suffisants. La conséquence, c’est l’expulsion très rapide de ces personnes, quand bien même d’autres contentieux resteraient pendants devant le juge administratif ou judiciaire.
M. le président Frantz Gumbs. Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ?
Mme Élodie Auzole. D’abord, il faudrait assurer le respect des deux jours francs sans possibilité d’éloignement prévus par la loi pour introduire un recours, ce qui permettrait aux avocats ou aux services de soutien judiciaire de la Cimade de le faire.
Ensuite, il faudrait réduire une pratique avérée à La Réunion et consistant à utiliser la rétention administrative au profit d’un détournement de procédure. Au sein de la police aux frontières (PAF), le GRE (groupe de recherche pour l’exécution des mesures d’éloignement) procède à l’interpellation des personnes et les place en rétention administrative pour vérifier leur droit au séjour. C’est un détournement de procédure, parce que leur situation administrative est parfaitement connue de la préfecture, s’agissant le plus souvent de personnes visées par une OQTF ; elles ne devraient pas être placées en rétention administrative. Certaines personnes sont expulsées directement à l’issue de leur rétention administrative, sans avoir eu accès à un avocat – dont la présence n’est pas obligatoire en rétention administrative. La plupart d’entre elles ont fait l’objet de plusieurs OQTF pour lesquelles les délais de recours sont largement dépassés.
Certaines pratiques des agents du GRE sont clairement arbitraires, notamment celle consistant à frapper à la porte de domiciles privés en se présentant comme agents de La Poste ou d’une autre administration que la leur. Ils disposent d’une liste de noms accompagnés de photos transmise par la préfecture, qui en nie l’existence, alors même que les procès-verbaux d’interpellation la mentionnent ; nous l’avons transmise à la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés).
M. le président Frantz Gumbs. Obtenez-vous le concours d’un avocat chaque fois que vous le demandez ?
Mme Élodie Auzole. Oui. Les avocats spécialisés en droit des étrangers tiennent une permanence au barreau de Saint-Denis. Je n’ai pas connaissance d’un défaut d’avocat dans les CRA.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le président du conseil départemental, quelle est votre appréciation à propos de l’accès au droit – à l’information et à la justice – dans votre territoire ?
M. Cyrille Melchior. À La Réunion comme ailleurs, le vieillissement de la population n’est pas sans conséquence sur le rapport entre justice et justiciables. Nous avons du mal, au conseil départemental, à recruter des personnels chargés d’accompagner les familles en difficulté sociale ou familiale. Le vieillissement de la population, c’est d’abord des difficultés de recrutement dans tous les métiers.
C’est aussi un nombre accru de personnes âgées ayant beaucoup de mal à se déplacer pour aller vers les services judiciaires si le besoin s’en fait sentir. Il y a dans notre territoire, il faut en convenir, des difficultés de circulation dues à d’importants embouteillages. Être âgé, c’est devoir prendre les transports en commun pour se rendre dans les centres administratifs que sont Saint-Denis, Saint-Pierre et les autres grandes villes de l’île si l’on habite les Hauts.
Le vieillissement a aussi des conséquences en matière d’accès à l’information par la voie numérique. Même si nul ne saurait disconvenir que le territoire est plutôt bien desservi en matière de réseaux, l’utilisation des outils numériques par les personnes âgées, qui sont parfois des personnes présentant des difficultés de lecture et d’écriture, ressortit à ce que l’on appelle communément la fracture numérique, qui est un frein en matière d’accès à une justice adaptée. En 2022, 91 000 personnes âgées de 18 à 64 ans, soit 17 % de la population, présentaient des difficultés de lecture et d’écriture. Comment utiliser des outils numériques si on ne sait ni lire ni écrire ?
Ainsi, une part de la population vit dans une forme de précarité et a le plus grand mal à accéder aux services de justice. Nous avons donc développé des services dédiés à l’accompagnement de ces familles. Nos maisons départementales et nos points d’accueil renseignent, orientent et conseillent. Ces services polyvalents répondent tant à l’urgence sociale qu’aux nécessités d’accès au droit. Près de 45 000 accueils physiques ont été recensés en 2024. En matière de droit de la famille, nos vingt-six centres de PMI (protection maternelle infantile), répartis sur tout le territoire de La Réunion, sont dédiés à l’accompagnement médico-social et à l’information juridique en matière d’enfance.
Nous avons développé des services qui vont vers les familles dans les quartiers. Nos caravanes d’accès au droit et à l’information sillonnent l’île, allant notamment dans les Hauts et en général dans les quartiers les plus reculés, qu’isolent encore davantage les difficultés à se déplacer du fait du coût des transports dans une île souffrant déjà de la cherté de la vie. Ces caravanes, développées en partenariat avec l’État dans un cadre contractuel, nous permettent de renseigner les familles en difficulté dans des matières à caractère social comme juridique.
Bien entendu, nous travaillons avec les autorités judiciaires, mais aussi avec les associations, qui jouent un rôle essentiel en matière d’accès au droit, notamment en ce qui concerne les violences intrafamiliales. Dans les commissariats de police et les casernes de gendarmerie, des travailleurs sociaux, au nombre de quatorze, permettent de favoriser l’accès au droit des victimes de violences. L’Arajufa est un partenaire de longue date du département, ce dont je me félicite.
Nous nous efforçons de travailler avec nos différents partenaires – chacun dans son domaine de compétence – pour améliorer le service rendu à la population, ce qui est d’autant plus naturel que le territoire est exigu et que 36 % de la population y vit sous le seuil de pauvreté.
M. le président Frantz Gumbs. En quoi consiste une caravane d’accès au droit et à l’information ?
M. Cyrille Melchior. Il s’agit d’un véhicule aménagé pour se rendre dans les quartiers les plus éloignés et y mettre des informations à disposition, y distribuer des prospectus. Nous informons les administrés de son passage avec un peu d’avance. Ce van équipé d’outils numériques transporte des personnels qualifiés pour répondre aux questions relatives aux possibilités d’aide du département aux familles en difficulté et à toute question d’ordre plus général. Nous nous efforçons de répondre directement aux familles et, à défaut, de les mettre en rapport avec les administrations susceptibles de leur répondre.
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de ce partenariat avec l’État, quels sont les services concernés ?
M. Cyrille Melchior. Nous travaillons avec la CAF (caisse d’allocations familiales) et la CGSS (caisse générale de Sécurité sociale).
Ainsi, nous avons remarqué que de nombreuses personnes étaient mal informées en matière d’indemnités de départ à la retraite et vivaient avec des ressources nettement inférieures à celles auxquelles elles auraient pu prétendre si elles avaient été informées de leurs droits. Nous avons travaillé avec la CGSS pour informer ces quelque 2 500 familles, ce qui leur a permis de prendre conscience qu’elles n’avaient pas fait les formalités nécessaires. Leurs droits ont été révisés et leurs pensions augmentées. Cet exemple illustre la façon dont nous améliorons l’accès au droit de familles vivant le plus souvent dans la précarité.
M. le président Frantz Gumbs. Combien de personnes ces caravanes touchent-elles ?
M. Cyrille Melchior. En 2024, nous avons touché environ 4 000 familles.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Omarjee, quelle appréciation le bâtonnier de l’ordre des avocats de Saint-Pierre a-t-il des difficultés d’accès au droit et à la justice à La Réunion ?
Me Mohammad Omarjee. La première difficulté est notre géographie insulaire, qui ne facilite pas l’accès à un professionnel du droit. L’ordre des avocats a vocation à conseiller et à défendre, mais aussi à aller à la rencontre du justiciable où qu’il se trouve.
L’ordre des avocats de Saint-Pierre travaille étroitement avec les associations et les collectivités locales, qui permettent aux avocats d’intervenir dans les maisons de justice et du droit et dans les points d’accès au droit. Nous organisons une fois par mois, dans chaque ville du ressort des barreaux de Saint-Pierre et de Saint-Denis, des rendez-vous gratuits dont les Réunionnais sont demandeurs, au cours desquels ils obtiennent des explications et des conseils, et à l’issue desquels l’avocat peut éventuellement les orienter vers un professionnel ou un conseil pour entamer une procédure.
La seconde difficulté est la fracture numérique, qui crée des difficultés d’accès à la création d’un dossier d’aide juridictionnelle. Une part de la population, dans les deux ressorts des cours d’appel de Saint-Pierre et de Saint-Denis, vit sous le seuil de pauvreté et bénéficie de l’aide juridictionnelle, dont le barème n’a pas été révisé depuis de nombreuses années.
Pour remédier à cette difficulté, nous orientons les justiciables vers les cyberbases des collectivités, qui les aident à monter les dossiers et à avoir accès à un avocat. La difficulté tenace, en la matière, est le délai anormalement long de rendu des dossiers par le bureau d’aide juridictionnelle, qui peut prendre un retard allant de six mois à un an.
M. le président Frantz Gumbs. Qui souffre de ce retard, l’avocat ou le justiciable ?
Me Mohammad Omarjee. Le justiciable : le traitement de son dossier est ralenti par le bureau d’aide juridictionnelle du tribunal concerné, au point que son audience peut être reportée.
M. le président Frantz Gumbs. Qu’est-ce qu’une cyberbase ?
Me Mohammad Omarjee. C’est un point d’accès au droit au sein d’une collectivité locale, auprès duquel le justiciable peut se renseigner, établir des documents pour l’administration fiscale et la CAF, et le cas échéant obtenir de l’aide pour constituer un dossier d’aide juridictionnelle en utilisant l’outil informatique s’il ne le maîtrise pas.
M. le président Frantz Gumbs. Je comprends que, pour le bâtonnier que vous êtes, l’aide juridictionnelle en tant que telle est un frein en matière d’accès au droit.
Me Mohammad Omarjee. Non, ce qui est un frein à l’accès au droit, c’est le délai de traitement des demandes d’aide juridictionnelle.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Bénard, votre association travaille avec plusieurs partenaires. Quelle est votre appréciation de l’accès au droit des Réunionnais en général et des familles en particulier ? À quelles difficultés vous heurtez-vous ?
Mme Sonia Bénard, directrice de l’association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (Arajufa). En 2024, notre activité a été soutenue. Nous avons enregistré 37 922 contacts, avec vingt-et-un ETP (équivalents temps plein). Nous sommes énormément sollicités, notamment pour les dossiers d’aide juridictionnelle dont nous chargent les bureaux d’aide juridictionnelle. Nous travaillons toujours sur papier. Le Siaj (système d’information de l’aide juridictionnelle) est censé faciliter la dématérialisation des demandes d’aide juridictionnelle, mais ma demande d’habilitation sur Aidants Connect est restée sans suite, faute de m’être acquittée d’un prix exorbitant.
Travailler sur papier faisant perdre beaucoup de temps, nous avons plusieurs projets pour y remédier, notamment un accueil des justiciables visant à les aider à remplir leur dossier d’aide juridictionnelle sur le site France Connect une fois qu’ils sont connectés avec leur code personnel. C’est parce que nous travaillons sur papier que le délai d’attente pour obtenir un dossier d’aide juridictionnelle est de dix mois dans le ressort de la cour d’appel de Saint-Denis.
Nous sommes une association très ancienne, fondée il y a plus de cinquante ans. Notre mission consiste à accueillir les justiciables, à les informer et à les accompagner dans leurs démarches, notamment en matière d’accès au droit et aux juridictions. Notre siège est à Saint-Denis et nous avons une annexe à Saint-Pierre, ainsi que vingt permanences dans l’île.
Certaines se situent dans des lieux escarpés. Grâce à l’aide de la secrétaire générale du conseil départemental de l’accès au droit (CDAD), nous y avons recours à la visioconférence, ce qui permet de s’affranchir des problèmes de circulation – certains employés faisaient cinq heures de route pour deux heures d’accès au droit. Cette pratique est à développer.
Concernant les barrières linguistiques, nous maîtrisons bien le créole et, bien sûr, le français. En revanche, nous avons rencontré des difficultés de traduction lorsque nous nous sommes occupés de ressortissants du Sri Lanka.
De façon générale, nous souffrons du manque d’effectifs, qui nous empêche de nous déployer véritablement dans toute l’île.
M. le président Frantz Gumbs. Que faudrait-il faire pour que les choses s’améliorent ?
Mme Sonia Bénard. Il faudrait que nous soyons plus visibles, par exemple en faisant en sorte que notre planning soit systématiquement affiché dans les centres communaux d’action sociale (CCAS), dans les mairies et dans les hôpitaux, et en intensifiant la communication au sujet de nos jours de permanence.
Surtout, il faudrait recruter pour couvrir toute l’île. Une permanence toutes les trois semaines n’est pas l’idéal, à plus forte raison s’il s’agit d’affaires urgentes.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez parlé de 37 922 contacts. Qu’appelez-vous un contact ?
Mme Sonia Bénard. Il peut s’agir d’un courriel, d’un appel téléphonique ou d’un entretien – nous en avons mené 15 132 en 2024. Notre association gère l’accès au droit et l’aide aux victimes. Membres de la fédération France Victimes, nous secondons activement le parquet dans la mise en œuvre de dispositifs spéciaux en matière de violences conjugales, tels que le téléphone grave danger (TGD), les bracelets anti-rapprochement (BAR) et l’annonce des classements sans suite aux victimes. Notre mission comporte également l’accompagnement des sortants de prison et l’évaluation personnalisée des victimes (Evvi), qui se développe et permet d’évaluer, avant l’audience au tribunal, les besoins de la victime en matière sociale et juridique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Madame Logrippo, quelles sont les conséquences à La Réunion des différences en matière de droit entre Mayotte et La Réunion ?
Monsieur le bâtonnier, la faible rémunération de l’aide juridictionnelle amène-t-elle certains de vos confrères à refuser des dossiers ? Quel est le délai de traitement des dossiers, en matière civile et pénale ?
Monsieur Melchior, La Réunion connaît-elle des difficultés en matière foncière ? En Martinique et de plus en plus en Guadeloupe, la spoliation foncière a pris de l’ampleur, en raison notamment de contestations de successions dans un contexte de prévalence de l’indivision.
Mme Vittoria Logrippo. Je laisse à Élodie Auzole le soin d’évoquer le cas des personnes entrant sur le territoire réunionnais avec un laissez-passer d’évacuation sanitaire (Evasan).
De façon globale, la situation la plus fréquente est celle de personnes dont le titre de séjour est territorialisé. Leur titre de séjour, en cours de validité ou expiré, a été délivré par la préfecture de Mayotte et n’est pas valable à La Réunion.
Elles rencontrent en permanence des difficultés dans la réalisation de leurs démarches, qu’il s’agisse de proroger ou de renouveler leur titre de séjour. Communiquer leur numéro étranger à l’Anef ne leur permet pas de déposer une demande à la préfecture de La Réunion, même si leur titre de séjour délivré à Mayotte est en cours de validité. Elles sont donc dans une sorte de vide juridique qui leur fait perdre le bénéfice des droits attachés à leur titre de séjour. Nous les informons de cette réalité, tout se passant comme si Mayotte était un territoire étranger.
Mme Élodie Auzole. La situation des personnes détentrices d’un laissez-passer Evasan est emblématique des effets à La Réunion de la territorialisation des titres de séjour à Mayotte. Ces enfants et adultes étrangers, qui sont en situation irrégulière, peuvent, munis de ce laissez-passer valant visa, prendre l’avion et se rendre à La Réunion. Le problème, c’est que ce laissez-passer n’est pas reconnu par la préfecture comme une pièce valable pour l’entrée sur le territoire au sens du Ceseda, bien que ce document soit requis par l’Anef, particulièrement dans le cas d’une première demande.
Alors qu’une personne dans cette situation ne l’a pas décidé – ce sont les structures hospitalières qui demandent de procéder à une Evasan –, ses droits pour l’accès à un titre de séjour « vie privée et familiale » à La Réunion sont restreints, précisément parce qu’on considère qu’elle n’y est pas arrivée de manière régulière. De même, cela entrave le versement d’allocations telles que l’AEEH (allocation d’éducation de l’enfant handicapé), car celle-ci n’est délivrée que si l’enfant est lui-même entré sur le territoire de manière régulière.
Les conséquences sociales sont très importantes, la territorialisation des titres pouvant aller jusqu’à séparer des familles. Par exemple, un enfant qui fait l’objet d’une évacuation sanitaire à La Réunion part avec sa maman, les autres enfants restant avec le papa à Mayotte. La mère est en situation irrégulière à partir du moment où elle met les pieds à La Réunion ; même si elle avait un titre de séjour à Mayotte, elle perd ses droits en arrivant. Il est donc impossible de faire venir les personnes de la famille, qu’elles se trouvent en situation irrégulière ou que, bien qu’en situation régulière à Mayotte, elles ne disposent pas d’une carte de résident, seul titre de séjour qui permet de passer d’un territoire à l’autre.
Dans les permanences juridiques que nous organisons à La Réunion, 60 à 70 % des Comoriens que nous accompagnons sont dans cette situation. Des familles sont éclatées, quelquefois depuis des années. Il est arrivé que des enfants nés de femmes envoyées enceintes à La Réunion en raison de complications de la grossesse ne voient pas leur père avant cinq ou dix ans !
Il y a d’ailleurs parfois des évacuations sanitaires d’enfants non accompagnés. Actuellement, nous recensons huit enfants parfois très jeunes, pour ne pas dire bébés, qui se trouvent au CHU de La Réunion alors que leurs parents sont restés à Mayotte car leur titre de séjour ne leur permettait pas de voyager, ou parce que la commission Evasan n’a pas réussi à – ou pas souhaité – faire en sorte qu’ils accompagnent leur enfant.
M. Davy Rimane, rapporteur. Une personne en règle à Mayotte et qui fait l’objet d’une Evasan vers La Réunion demeure couverte à Mayotte, n’est-ce pas ? Ses droits ne s’arrêtent pas parce qu’elle arrive à La Réunion ?
Mme Élodie Auzole. Si, ses droits s’arrêtent au moment où elle pose les pieds à La Réunion ; elle n’est plus couverte à Mayotte. C’est un vrai problème pour la prise en charge médicale, notamment dans le cadre de la CMU (couverture maladie universelle). Les PASS (permanences d’accès aux soins de santé) le dénoncent.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous dites qu’une personne qui détient une carte de séjour territorialisée à Mayotte et qui fait l’objet d’une Evasan vers La Réunion – procédure qui, je le rappelle, n’a pas lieu à sa demande, mais à celle des autorités sanitaires – perd tous ses droits à son arrivée sur ce territoire ?
Mme Élodie Auzole. Oui, tout à fait. Cela concerne d’ailleurs aussi ses droits au RSA : elle peut bien l’avoir obtenu à Mayotte après quinze ans d’attente, à son arrivée à La Réunion, elle doit refaire une demande comme si elle n’avait jamais mis les pieds sur le territoire français et doit attendre d’avoir cinq ans d’ancienneté sur place avant de pouvoir l’obtenir.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ce n’est pas possible !
Mme Élodie Auzole. Je vous assure que si, malheureusement.
Mme Vittoria Logrippo. La seule chose que peut apporter un transfert de Mayotte à La Réunion, c’est l’ouverture de droits à l’AME (aide médicale de l’État), laquelle n’existe pas à Mayotte, mais est accessible à La Réunion même en l’absence de droit au séjour, car elle n’est pas subordonnée à une situation régulière.
En revanche, dès l’instant où la fin de l’Evasan est prononcée, le droit à l’AME est de nouveau perdu et la personne ne peut plus obtenir gratuitement les traitements dont elle a besoin pour poursuivre ses soins. Or une pression au retour est exercée sur les personnes venues de Mayotte : suspectées de vouloir rester, elles sont vues comme des migrants avant d’être considérées comme des patients.
Cet empilement de dégradations des droits est indigne et inhumain. Nous le dénonçons depuis de nombreuses années.
Me Mohammad Omarjee. L’aide juridictionnelle a vocation à garantir l’accès au droit. L’avocat est libre d’accepter ou non le dossier, c’est un fait, mais le justiciable qui demande l’AJ se voit de toute façon attribuer un avocat par l’ordre. Il n’y a pas de justiciable qui ne trouve pas d’avocat au titre de l’aide juridictionnelle, en matière civile comme pénale, dans le cadre des commissions d’office et des permanences assurées par les différents ordres.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans d’autres territoires, des avocats nous ont dit que certains de leurs confrères refusaient des dossiers au motif que le coût de déplacement et d’hébergement dépasserait le montant de l’aide juridictionnelle.
M. Mohammad Omarjee. Ils le peuvent. Cependant, à La Réunion, on ne nous attribue que des dossiers relevant du ressort de notre barreau. Il n’y a donc pas de long déplacement à prévoir.
Cela étant, le nombre d’UV (unités de valeur) affecté n’a pas été réévalué depuis plusieurs années. En cas de dossier important, l’avocat peut donc avoir l’impression de ne pas être rétribué à sa juste valeur.
Quant aux délais d’audiencement, nous restons plutôt bien lotis à La Réunion. En matière pénale comme en matière civile, il faut compter entre six mois et un an. Le barreau de Saint-Pierre connaît depuis quelques mois une augmentation considérable du nombre d’affaires familiales. La CAF (caisse d’allocations familiales) sollicite rapidement les parties pour procéder à une révision du montant de pension alimentaire ou du droit de visite et d’hébergement.
M. Cyrille Melchior. La Réunion est elle aussi concernée par le phénomène des indivisions. Au fil des décennies, de génération en génération, beaucoup de familles n’ont malheureusement pas procédé au règlement des droits de succession, ce qui représente un volume foncier important.
En revanche, il n’y a pas de spoliation. Sur les quarante dernières années, je n’ai en mémoire que deux cas médiatisés de personnes demandant la spoliation de membres de leur famille.
Les familles ne sont probablement pas suffisamment informées des droits en matière de succession. Le coût potentiel du règlement des successions peut aussi constituer un frein.
Lorsque nous intervenons pour aider des familles à faibles revenus à améliorer leur habitat et à l’adapter au vieillissement, nous avons des difficultés pour obtenir des permis en l’absence de propriétaires clairement identifiés.
Nous avons donc créé une subvention départementale pour accompagner des familles modestes dans le règlement des successions. Ce dispositif n’est pas abondamment exploité, mais il existe.
De manière générale, nous sommes attentifs à tout ce qui touche au foncier, sujet très sensible en raison des conflits d’usage entre l’agriculture et l’urbanisation, outre les conflits au sein des familles à la suite de successions. Le tissu administratif et juridique, en particulier les notaires, est là pour communiquer les informations, mais des freins demeurent qui font que les familles ne sollicitent pas ces professionnels.
M. le président Frantz Gumbs. Les Réunionnais font-ils confiance à leur justice ? Sont-ils satisfaits du système judiciaire ? Y a-t-il de la défiance dans certains secteurs ?
Me Mohammad Omarjee. Question difficile, voire question piège ! Que ce soit en France hexagonale ou dans les territoires ultramarins, il y a un sentiment de méfiance qui s’installe vis-à-vis de certaines institutions, y compris la justice, et de certaines professions. Cependant, je crois que les Réunionnais sont très attachés à la République et à nos institutions et qu’ils font confiance à la justice.
C’est pour cette raison qu’il faut favoriser l’accès au droit et permettre à tous les justiciables d’avoir accès à un juge. Les avocats, les associations, les collectivités travaillent main dans la main en ce sens afin que tout le monde ait confiance en la justice rendue au nom de la République.
Certes, il y a parfois un décalage. Certains justiciables ne maîtrisent pas la langue française comme il le faudrait. Les magistrats qui exercent sur l’île ne le font qu’un certain temps : ils viennent quelques années, puis repartent ; ce sont de hauts fonctionnaires et ce passage leur donne des points pour une future affectation. Or, pour rendre une justice acceptée de tous les Réunionnais, il faut aimer le territoire, mais aussi la population qu’on est amené à juger, donc comprendre les difficultés et la complexité du lieu. C’est en acceptant et en comprenant les personnes qu’on juge qu’on leur donne l’impression d’être bien jugées, d’être entendues et qu’on suscite la confiance en la justice.
Mme Élodie Auzole. Je ne répondrai pas au nom de la Cimade, mais plutôt des personnes que nous accompagnons. Ce n’est pas tant une défiance que nous observons qu’une crainte vis-à-vis de la justice. Si beaucoup de personnes sont réticentes à faire un recours contre une OQTF ou un référé, voire s’y refusent, c’est parce qu’elles ne font pas réellement la différence entre la justice et la préfecture – donc l’État. Au fond, elles ne croient pas en l’indépendance de la justice.
Ce n’est pas le fait de l’État français : c’est le schéma que les personnes concernées connaissent dans leur pays d’origine. Les demandeurs d’asile qui viennent de pays totalitaires ou autoritaires, qu’il s’agisse des Comores, du Sri Lanka ou des États des Grands Lacs africains, sont habitués à une justice très relative. Nous essayons de les rassurer, en leur disant que si celle de notre pays est parfois lente et qu’elle peut paraître injuste, nous restons malgré tout plutôt dans un État de droit.
Mme Pascaline Roussel. L’Ariv est une association de petite taille, qui ne reçoit qu’un nombre limité de personnes dans ses permanences d’accueil. Notre aperçu sera donc réduit.
Avant d’aider les personnes à accéder à la justice, nous devons les informer, afin qu’elles prennent conscience du fait qu’elles sont dans une situation problématique et en droit de demander réparation. Souvent, elles n’ont pas même conscience du fait qu’elles subissent des violences.
S’agissant des personnes ayant déjà entrepris des démarches judiciaires, les choses se font naturellement pour certaines, mais d’autres nous disent qu’en dépit des informations qu’elles ont reçues, elles ont du mal à accéder à la justice.
Concrètement, sur les 150 victimes que nous avons reçues en 2024, 13 ont déclaré ne pas être parvenues à porter plainte. Les raisons sont diverses, mais la plus fréquente reste malheureusement de ne pas avoir pu présenter de certificat médical. Les personnes concernées sont démunies et nous les accompagnons pour que leurs droits soient respectés et que la justice soit informée de leur situation.
Nous rencontrons aussi des personnes qui ont réussi à porter plainte, mais qui ont vécu ce moment sensible d’une manière très négative, n’ayant pas eu l’impression d’être entendues, voire ayant eu le sentiment d’être coupables de porter plainte.
Ces situations sont de moins en moins nombreuses, les choses s’améliorent d’année en année, mais ce type de difficultés existent encore et les personnes qui les rencontrent ont nécessairement moins confiance en l’appareil judiciaire. Notre travail est de restaurer cette confiance et d’accompagner les victimes pour la bonne poursuite de leur parcours.
Mme Sonia Bénard. L’Arajufa existe depuis cinquante-quatre ans, aussi est-elle ancrée dans le paysage réunionnais. On entend d’ailleurs souvent dire qu’en cas de problème de droit, on va devant l’Arajufa. Pour de nombreuses personnes, il est en effet plus facile de passer par notre association, qui indiquera la conduite à tenir et comment accéder à l’institution judiciaire, que de saisir directement la justice.
Nous faisons aussi de l’aide aux victimes. Sur 4 309 victimes d’infraction pénale recensées, 977 n’avaient pas déposé plainte. Après un entretien avec des juristes et des psychologues et grâce à un suivi de notre part, ces personnes comprennent qu’il est de leur intérêt d’avancer et de faire les choses. C’est un processus long, mais qui porte ses fruits.
Cela fait vingt ans que je travaille à l’Arajufa et je peux vous assurer que les choses ont énormément changé en ce qui concerne les VIF (violences intrafamiliales) et les plaintes. Désormais, très peu de victimes se présentent à nous sans que leur plainte ait été prise. Et lorsque cela arrive et que les faits sont extrêmement graves – un viol, par exemple –, nous envoyons une lettre au procureur de la République pour que la personne soit accueillie dans les meilleures conditions.
M. Cyrille Melchior. La question que vous posez, monsieur le président, est sensible, mais je dirais que, de manière générale, la confiance est là. Il n’y a pas de défiance vis-à-vis des autorités judiciaires. À tel point qu’en cas de difficulté liée au droit, chaque citoyen réunionnais n’hésite pas à chercher la solution auprès des avocats, des notaires, des personnalités capables de lui donner des réponses. Je le répète, la confiance est là et elle est même forte.
Le leitmotiv de notre territoire est de vivre et de travailler ensemble. Le vivre-ensemble réunionnais se construit dans un esprit de tolérance, de respect de l’autre, mais aussi de respect de l’ordre. Or les autorités judiciaires sont le garant de l’ordre.
S’il y a des améliorations à apporter, elles ont trait aux délais d’instruction des dossiers. En effet, notre territoire n’est pas doté de toutes les juridictions. Quand il s’agit de faire appel en matière de droit administratif, par exemple, le Réunionnais doit s’adresser à la juridiction de Bordeaux, un éloignement qui ne facilite pas le traitement et la compréhension des processus. De même, les délais sont très longs – jusqu’à plusieurs années ! – lorsque la justice sollicite un expert judiciaire, ce qui conduit les justiciables à s’interroger.
En conclusion, je tiens à évoquer une belle initiative qui a eu lieu dans le cirque de Mafate, lieu le plus reculé de La Réunion. Alors que les habitants qui y vivent, car il y en a, ne peuvent se déplacer qu’à pied – il n’y a pas de routes –, les autorités judiciaires de l’île ont fait l’effort d’organiser un déplacement concerté de toutes les professions pour aller à leur rencontre. C’est le signe que si des améliorations sont à apporter, la relation de confiance existe.
M. le président Frantz Gumbs. Effectivement, les « randonnées du droit » sont une particularité de La Réunion, tout comme les « pirogues du droit » en Guyane, ainsi que d’autres dispositifs adaptés à la situation particulière de chaque territoire. Vous avez raison, monsieur le président Melchior, de saluer ces initiatives.
Je vous remercie tous infiniment d’avoir contribué à nos réflexions. Sachez qu’il est également possible de nous adresser des contributions complémentaires.
*
* *
M. Davy Rimane, président. Notre commission d’enquête vise à évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins, et à identifier les obstacles qui subsistent dans ces territoires.
Nous consacrons une première série d’auditions à la Polynésie qui, par rapport à l’Hexagone et aux autres territoires ultramarins, présente des caractéristiques géographiques et juridiques qui appellent des réponses particulières.
Je vous remercie d’avoir accepté de participer à nos travaux ; la confrontation de vos points de vue permettra d’éclairer le débat.
Avant de vous donner la parole pour vous laisser vous présenter, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Yves Piriou, M. Roland Lejeune, Mme Cécile Moreau, M. Moetai Brotherson et Mme Béatrice Eyrignoux prêtent successivement serment.)
M. Moetai Brotherson, président de la Polynésie française. La Polynésie française est une collectivité territoriale à statut particulier dont les domaines de compétence sont délimités par la loi organique : compétences exclusives de l’État, compétences partagées avec celui-ci et compétences résiduelles. Le code général des collectivités territoriales (CGCT) précise quant à lui les compétences des communes.
En tant que président du gouvernement, je suis élu par l’Assemblée de la Polynésie française (APF), composée de cinquante-sept représentants élus tous les cinq ans au suffrage universel direct dans trois circonscriptions. Je nomme les ministres de mon gouvernement.
Nous n’avons aucune compétence en matière de justice, mis à part sur certaines procédures, ce qui est assez limité. Nous fixons des sanctions administratives dans l’ensemble de nos réglementations et nous coopérons autant que nécessaire avec les services de l’État et de la justice.
M. Roland Lejeune, président de l’Association polyvalente d’actions socio-judiciaires (Apaj) Te Rama Ora. Je préside le conseil d’administration de l’association d’aide aux victimes de Polynésie depuis 2017 et j’y tiens un simple rôle de supervision. Tout le travail technique et les relations avec les autorités du pays et de l’État sont assurés par Cécile Moreau, la directrice, et ses collaborateurs.
Mme Cécile Moreau, directrice de l’Apaj. Je signale en guise d’introduction que je suis d’origine occidentale mais que je vis en Polynésie depuis mon enfance.
Je relaierai ici les propos de mon équipe, que j’ai consultée et qui, contrairement à moi, est confrontée aux justiciables au quotidien. Cette équipe est pluriculturelle et compte de nombreux Polynésiens qui parlent le reo Tahiti ou les langues marquisiennes – nous reviendrons sur la diversité linguistique propre à la Polynésie.
Je suis depuis un peu plus de vingt ans la directrice de l’Apaj, qui était à l’origine une structure d’aide aux victimes d’infractions pénales mais qui, à la demande de la justice, a développé un second volet d’actions liées aux alternatives aux poursuites. Nous avons donc deux services bien distincts, l’un tourné vers les victimes, l’autre tourné vers les auteurs d’infraction, primo-délinquants ou non.
M. Yves Piriou, bâtonnier du barreau de Papeete. Notre barreau comprend 123 avocats, dont l’écrasante majorité travaille à Papeete. J’exerce moi-même ce métier en Polynésie française depuis 1979 ; j’ai débuté avec maître Coppenrath, ancien sénateur.
Le barreau de Papeete est multiforme : nous avons des activités généralistes et intervenons dans tous les domaines – civil, pénal et administratif. Notre organisation est jeune et dynamique, comme en témoigne la croissance de nos effectifs en quelques années.
Selon moi, nous faisons face de manière satisfaisante aux obligations multiformes et nombreuses que notre profession nous impose, au regard des préoccupations légitimes dont vous faites état et de l’extrême dispersion des îles polynésiennes. Celle-ci pose bien sûr des problèmes d’organisation judiciaire, mais nous intervenons dans les îles, que ce soit dans le cadre d’audiences foraines – au civil comme au pénal – ou de consultations données aux justiciables à l’occasion de nos déplacements.
Mme Béatrice Eyrignoux, vice-bâtonnière du barreau de Papeete. Je suis avocate depuis 1991 et travaille en Polynésie française depuis octobre 2022, après avoir exercé au barreau de Nice. Je suis devenue vice-bâtonnière aux côtés de maître Piriou en janvier.
Je constate de grandes différences dans l’exercice de la profession entre la métropole et la Polynésie française. C’est en effet un immense territoire, ce qui complique l’accès au droit notamment pour les justiciables des îles éloignées. Toutefois, je note que la justice se passe très bien et que nous arrivons à faire face aux difficultés avec les moyens dont nous disposons.
M. Davy Rimane, président. Quel regard portez-vous sur l’accès au droit et à la justice en Polynésie française ? En pratique, comment exercez-vous dans cet archipel aussi vaste que l’Europe ?
M. Moetai Brotherson. Nous avons des contraintes certes géographiques, mais aussi culturelles et linguistiques. Aux îles Marquises, on ne parle pas la même langue qu’à Rapa ou dans d’autres îles Australes. En outre, bien que le français soit la langue officielle, une part de la population ne le maîtrise pas et n’a donc pas le même accès au droit. Nul n’est censé ignorer la loi, mais lorsqu’on ne la comprend pas, c’est difficile.
En ce qui concerne la géographie particulière de la Polynésie, nous avons des tribunaux forains et des avocats qui se déplacent. Toutefois, les unités de valeur (UV) attribuées aux missions d’aide juridictionnelle ne sont pas adaptées aux distances qui sont les nôtres, et assister une personne en garde à vue aux îles Marquises peut s’avérer compliqué.
L’accès au droit n’est donc pas facile. Il ne l’est pas non plus dans l’Hexagone, mais ici, les barrières linguistiques et l’éloignement accentuent les difficultés.
Par ailleurs, le rapport historique des Polynésiens à la justice diffère de celui des habitants de l’Hexagone. La justice a d’abord été le bras armé du colonialisme – je le dis de manière objective, et ce n’est pas l’indépendantiste mais le président du gouvernement qui s’exprime. La justice, c’est celle qui, pendant trente ans, n’a rien fait pour empêcher les essais nucléaires. C’est celle qui, dans les années 1960, a condamné et exilé Pouvanaa a Oopa. Une partie des Polynésiens expriment donc une méfiance, une défiance à son égard. Ceux qui rendent la justice et ceux qui défendent les justiciables ne le ressentent peut-être pas, mais en tant que Polynésien et en tant que président de la Polynésie qui discute avec mes concitoyens, je peux affirmer qu’une partie non négligeable d’entre eux continuent – il est vrai, moins qu’hier – à considérer la justice comme le bras d’un État qui défend avant tout ses intérêts.
J’évoquerai pour finir un problème propre à la Polynésie, celui du foncier, traité par la juridiction spécifique qu’est le tribunal foncier. L’application du code civil sur un système ancien et singulier a créé des situations d’indivision sur plusieurs générations, qui persistent et s’ajoutent à des spoliations advenues à différentes époques. Il y a donc en Polynésie de très nombreuses « affaires de terre » qui polarisent les débats.
Nous sommes aussi malheureusement sur le podium des outre-mer en matière de violences domestiques – les violences faites aux femmes, mais pas seulement –, surreprésentées au sein des tribunaux. Ces violences traduisent un malaise social, mais aussi des biais qui, s’ils ne sont pas culturels à proprement parler, semblent presque religieux. En effet, la religion distille encore par endroits l’idée que l’homme dispose de la femme. De fait, les violences domestiques sont sinon admises, trop souvent tolérées.
Mme Cécile Moreau. Je rejoins M. Brotherson sur de nombreux points, comme l’isolement ou le coût des déplacements des professionnels de justice dans les îles.
Le premier aspect du problème concerne le barème de l’aide juridictionnelle, qui induit une rupture d’égalité entre les citoyens polynésiens et métropolitains. En métropole, la population peut avoir accès à l’aide juridictionnelle sans que les aides sociales qu’elle reçoit, comme l’aide au logement ou le RSA, ne soient prises en compte. En Polynésie, où il existe peu d’amortisseurs sociaux et où le coût de la vie est très élevé, cet accès s’avère plus difficile. En effet, le barème n’est pas indexé sur le coût de la vie. Il a au contraire été revu en Nouvelle-Calédonie, il me semble que le gouvernement calédonien a mis la main à la poche – mais loin de moi l’idée de préjuger de qui doit financer quoi.
Si l’aide juridictionnelle devait être revalorisée par rapport au coût de la vie, il faudrait que les indemnités allouées aux professionnels de justice – huissiers, avocats ou auxiliaires de justice – le soient également. C’est le deuxième aspect du problème. Il est impossible d’avoir une justice de qualité si les professionnels ne s’y retrouvent pas un tant soit peu financièrement. Or les cabinets d’huissiers sont mis en difficulté par l’aide juridictionnelle. Pour nous qui exerçons en partie sur frais de justice, c’est un véritable sacerdoce : nous sommes obligés de multiplier les demandes de financement pour assurer notre activité, qui est pourtant censée relever du service public.
Les frais de justice devraient donc être révisés dans leur ensemble, pour les avocats, mais pas seulement.
Les indemnités liées à l’aide juridictionnelle dans le cadre des déplacements posent également problème ; je pense ici aux frais de transport des avocats qui participent à une audience foraine, mais aussi à ceux des victimes résidant dans les îles qui sont convoquées pour une audience à Papeete, et dont les dépenses ne sont pas couvertes par une régie d’avance. La justice a compté pendant des années sur le dispositif d’évacuation sanitaire (Evasan) – autrement dit, sur la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) qui les finançait – en prétextant des visites médicales pour faire venir les victimes des îles aux audiences à Papeete. Or le ministère de la justice prévoit normalement un budget pour qu’une victime qui n’a pas les moyens de faire le déplacement puisse se rendre à son procès. C’est la moindre des choses.
De la même manière, un avocat qui doit défendre une partie civile au titre de l’aide juridictionnelle dans les îles de Raiatea ou Nuku Hiva peine souvent à financer son déplacement, qui n’est pas systématiquement pris en charge. Les indemnités allouées pour son logement ne couvrent pas toutes les dépenses sur place.
Ces considérations ne sont pas forcément vraies, ou dans une moindre mesure, en ce qui concerne les déplacements des auteurs d’infraction, puisque l’ordre des avocats de Papeete les organise et dispose d’une enveloppe à cette fin. Nous disposons donc d’un financement pour les déplacements d’auteurs d’infraction ou de mis en cause résidant dans les îles mais pas pour les victimes, qui sont donc, de fait, moins facilement défendues.
Je rejoins par ailleurs les propos du président Moetai Brotherson sur la représentation qu’a la population du système judiciaire. Il y a chez elle l’a priori selon lequel les magistrats ne comprendraient pas la culture locale et n’en tiendraient pas compte dans leurs jugements. Par exemple, un auteur d’infraction peut dire au milieu d’une audience pénale « je te pardonne » à sa victime, ce qui signifie en réalité « je te demande pardon ». Cette formulation conduit des magistrats qui viennent d’arriver en Polynésie à penser que l’auteur fait reposer la responsabilité du procès ou de la situation sur la victime. Or il s’agit simplement de différences linguistiques – de même que le « I miss you » anglais présente une construction inverse au « tu me manques » français. Ces incompréhensions peuvent porter préjudice aux mis en cause.
De la même manière, le rapport des Polynésiens au tutoiement ou au vêtement est souvent mal compris, ce qui fait qu’ils se sentent souvent déconsidérés par la justice. Ils peuvent alors choisir d’être résilients et défaitistes, se disant que le système judiciaire ne les comprendra pas, qu’il décidera ce qu’il voudra et qu’ils porteront leur peine ; ou, à l’inverse, se dire que quoi que le système décide, ils feront ensuite ce qu’ils voudront.
Il y a un vrai besoin de compréhension, d’explication et de communication sur le sens de la loi. Lorsque nous animons des stages de responsabilisation avec des auteurs d’infraction, nous leur demandons régulièrement ce qu’ils feraient s’ils devaient réécrire telle ou telle loi qu’ils pensent importée de France. Or ils reviennent le plus souvent aux mêmes interdictions et aux mêmes valeurs, en particulier sur le volet pénal. Les obstacles viennent donc davantage d’idées préconçues et d’incompréhensions culturelles de part et d’autre que d’une opposition sur le fond des lois. Il est nécessaire de communiquer davantage.
Enfin, comme le disait le président Moetai Brotherson, il y a un vrai problème de violences domestiques, qui est souvent réduit à un problème de violences faites aux femmes. Or les chiffres montrent qu’un certain nombre de femmes sont également violentes. Au-delà des particularismes religieux ou culturels, cela relève, me semble-t-il, d’un manque de communication dans le couple, que les professionnels de la psychologie qualifient de « conjugopathie ». Si personne n’a le droit de faire usage de violence – ni l’homme ni la femme –, tous deux partagent des responsabilités dans ce phénomène, résultat d’un défaut de communication et d’expression des sentiments souvent lié à de la pudeur.
Un autre problème mérite que nous tirions la sonnette d’alarme : de nombreux mineurs sont victimes de violences physiques et sexuelles. Il ne faut pas réduire le sujet des violences intrafamiliales aux femmes.
M. Davy Rimane, président. Ces mineurs subissent-ils des violences au sein de leur famille d’origine ou dans le cadre d’un placement, par exemple ?
Mme Cécile Moreau. Ils les subissent le plus souvent dans leur famille ou leur famille élargie, mode de vie courant en Polynésie.
M. Yves Piriou. L’accès au droit est multiforme ; il dépend considérablement de la géographie et de la situation socio-professionnelle des justiciables, mais pas forcément de leur origine ethnique. Je ne parle que du point de vue des avocats, sans prétendre que Mme la vice-bâtonnière et moi-même détenions la vérité. Nous ne sommes pas là pour faire étalage de bons sentiments mais pour relater la manière dont nous vivons notre profession eu égard aux questions que vous vous posez.
L’essentiel de la population résidant aux îles Sous-le-Vent et aux îles du Vent, c’est là que se trouve l’essentiel des points d’accès au droit. Pour les îles du Vent, on trouve tous les tribunaux à Papeete : tribunal de première instance, tribunal administratif, cour d’appel, etc. Ainsi, les résidents de Tahiti et Moorea ont un accès au droit à peu près équivalent, d’un point de vue matériel, à celui d’un habitant du fin fond de la Bretagne qui doit se rendre au tribunal judiciaire de Saint-Malo ou Saint-Brieuc. Il me paraît fondamental d’insister sur le fait que, d’un point de vue statistique, l’écrasante majorité des justiciables ont un accès matériel au droit à peu près satisfaisant, même s’il ne l’est jamais complètement.
En ce qui concerne les îles Sous-le-Vent, une section détachée du tribunal de première instance de Papeete est installée à Uturoa, où des audiences ont lieu très régulièrement. Un deuxième poste de magistrat vient d’y être créé. Trois avocats y exercent, dont l’un au titre du service des affaires de terre. De notre point de vue d’avocats, il nous semble que l’accès matériel et géographique au droit dans les îles où il y a des tribunaux est grosso modo satisfaisant.
Aux Marquises, où se trouve également une section détachée, les habitants ont une possibilité raisonnable d’accéder au juge. Il n’y a, en revanche, pas d’avocat. Un avocat ne peut pas s’y installer s’il veut vivre de sa profession – il en faudrait d’ailleurs au moins deux pour éviter tout conflit d’intérêts.
Par ailleurs, du fait des particularités culturelles du territoire, le barreau de Papeete est multiforme : on y trouve des Polynésiens, des Chinois, des « demis » – pour l’anecdote, ma fille est une « demie » et est avocate. Ce barreau est donc capable de recevoir les justiciables quelles que soient leur origine et leur langue, sans difficulté majeure. Le problème est, comme partout, socio-culturel. Il est évident que le riche, le cadre supérieur, le professeur, le fonctionnaire ont un accès au concept de la justice beaucoup plus facile qu’une personne qui est dans une situation socio-économique difficile. Les avocats s’adaptent volontiers, d’autant qu’ils n’ont pas le choix, parce que nous aimons notre métier et que nous aimons défendre nos clients. Les magistrats, dans la mesure du possible, font leur travail avec conscience et sérieux, après un nécessaire temps d’adaptation aux particularités locales.
Je ne suis pas d’accord avec Mme Moreau : je suis un vieil avocat et le tutoiement ne me pose aucun problème, pas plus que l’expression « je te pardonne ». N’oublions pas que toutes les juridictions qui siègent comptent un interprète. Les justiciables qui veulent s’exprimer en polynésien le font. Souvent, des personnes qui parlent très bien français préfèrent employer une langue polynésienne au tribunal ; c’est légitime et personne n’y trouve rien à redire. Jamais je n’ai entendu un magistrat l’interdire ou s’en plaindre. Au pénal, l’interprète est systématiquement présent dans la salle d’audience.
Les procédures sont souvent écrites en Polynésie, en particulier au civil. Le tribunal du travail, par exemple, n’a pas d’interprète permanent mais les assesseurs y sont souvent bilingues, tout comme la greffière. Je n’ai pas discerné de difficultés d’interprétariat ni de problèmes d’interprétation. Nous avons l’habitude de certaines expressions, même sans parler les langues polynésiennes. Pour citer une anecdote : alors que j’étais jeune avocat au pénal, la personne que je défendais a parlé à la barre d’un « mūto’i farāni » – cela veut dire littéralement « policier français » mais se traduit par « gendarme ». Le magistrat a corrigé, en précisant qu’il n’était pas farāni mais tahitien. Nous avons tous des anecdotes de ce type. Cela reste tout à fait marginal. Il n’y a pas de problème linguistique d’accès à la justice.
Il peut en revanche y avoir un problème culturel d’appréhension des notions de la justice et du fonctionnement des tribunaux, qui ne me paraît pas fondamentalement différent de celui du justiciable moyen ailleurs en France. Le justiciable, quel qu’il soit, a des difficultés – légitimes, d’ailleurs – à appréhender le fonctionnement particulier de la justice, qu’il s’agisse des règles de compétences, du vocabulaire ou de la technicité.
C’est évidemment plus difficile dans les îles éloignées où se tiennent les audiences foraines : il faut accompagner les gens davantage. Je ne peux pas vous donner plus de précisions sur le rythme et la temporalité de ces audiences – il faudrait interroger les autorités judiciaires. Mais dès qu’il y a des audiences foraines, le barreau assume ses responsabilités, c’est-à-dire qu’il délègue des avocats au titre des commissions d’office pour le pénal et de l’aide juridictionnelle pour le civil.
Comme le disait Mme Moreau, les barèmes d’accès à l’aide juridictionnelle sont calqués sur ceux de la métropole, alors que le coût de la vie en Polynésie est supérieur de 40 %. Ces barèmes devraient être revus.
Pour conclure, que ce soit pour le justiciable ou pour les professionnels, l’accès au droit est toujours problématique – il pourrait toujours s’améliorer –, mais je ne peux pas laisser passer l’idée qu’il y aurait des difficultés majeures et particulières en Polynésie et que le justiciable polynésien serait plus maltraité qu’un justiciable d’un autre territoire de la République.
Mme Béatrice Eyrignoux. Le conseil d’accès au droit de la Polynésie française (CADPF) a été créé en mai 2022. Chaque année, sa convention – conclue notamment avec le barreau – est renouvelée. Nous nous réunissons régulièrement avec la présidente du tribunal de première instance, entre autres, pour réfléchir aux manières de favoriser l’accès au droit. Les avocats offrent par exemple des consultations juridiques gratuites. Sur le ressort de Papeete, l’accès est évidemment plus facile que dans les îles éloignées. Lors des audiences foraines, les avocats interviennent au titre de l’aide juridictionnelle et de la commission d’office essentiellement au pénal ; en revanche, nous ne recevons pas de telles demandes pour les audiences foraines civiles. En outre, les avocats qui se déplacent pour les audiences foraines ont pour mission de dispenser des consultations juridiques auprès des justiciables. Nous faisons donc le maximum pour rendre le droit accessible. Pour avoir été très longtemps avocate en métropole, je trouve qu’il est plus facile d’obtenir l’aide juridictionnelle en Polynésie – et il y en a beaucoup, car nombreux sont les justiciables qui ont des difficultés financières. Malheureusement, l’information n’atteint pas certaines îles. C’est pourquoi nous travaillons, avec la présidente du tribunal de première instance, à développer des accès par visioconférence.
Je fais également partie de l’association Apaj, créée par Cécile Moreau. Si quasiment toutes les victimes peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle, elles doivent souvent avancer les frais de déplacement, ce qui leur est parfois impossible. En tant qu’avocats, nous avons les mêmes problèmes. Le montant de l’aide juridictionnelle ne peut pas être le même en Polynésie et en métropole. Il est impossible d’imaginer qu’un avocat pourra s’en sortir et être rémunéré correctement dans ces conditions.
M. Davy Rimane, président. Des avocats ont-ils déjà refusé des dossiers parce que certains frais n’étaient pas pris en charge dans l’aide juridictionnelle ?
M. Yves Piriou. Absolument pas. Un avocat n’a pas le droit de refuser une commission d’office ou une désignation d’aide juridictionnelle. Je ne dis pas que ces décisions sont toujours acceptées avec enthousiasme, mais toutes les autorités ordinales – bâtonnier, Conseil de l’ordre – y sont très vigilantes. Nous passons beaucoup de temps à refuser des demandes de dispense d’aide juridictionnelle ou de changement d’avocat. Refuser, c’est commettre une faute disciplinaire. N’hésitez pas à me communiquer toute information à ce sujet.
Mme Cécile Moreau. Certains avocats désignés pour une aide juridictionnelle ne contactent pas leur client au préalable et se présentent à l’audience à la dernière minute sans avoir vraiment préparé le dossier, estimant que le contentieux est facile et qu’ils ne peuvent pas faire plus étant donné ce qu’ils sont payés. D’autres, évidemment, gèrent très bien ces dossiers, sans faire de distinction avec les clients qui les rémunèrent eux-mêmes. D’autres encore ne se présentent pas à l’audience. Cette pratique, largement répandue dans les années 2000, est toutefois de moins en moins fréquente, et quelques cas isolés ne justifient pas de jeter l’opprobre sur toute la profession. Le barreau se structure de plus en plus et fait preuve de davantage de vigilance à l’égard des confrères. On peut certes entendre qu’un avocat a besoin de faire fonctionner son cabinet, mais il doit traiter tous ses clients de la même manière, qu’ils relèvent ou non de l’aide juridique.
M. Yves Piriou. Madame Moreau, je suis d’accord avec vous. Je suis réputé dur et répressif et je n’ai aucune réserve à ce sujet. Je reçois très régulièrement des réclamations de justiciables. Mme la bâtonnière ou moi-même faisons immédiatement le nécessaire, parce que c’est une obligation. Je suis un vieil avocat ; je crois à ma profession et au serment que j’ai prêté. Nous ne sommes pas des prestataires de services : nous devons notre activité aux justiciables quels qu’ils soient.
Comme vous l’avez dit, le barreau se structure. Nous sommes 123, dont beaucoup de jeunes avocats et avocates. Les missions d’aide juridictionnelle et de commission d’office participent de leur formation sur le tas. Globalement, le barreau fait face à ses obligations.
M. Moetai Brotherson. Pour avoir assisté à plusieurs audiences dans les îles, je vous confirme que très souvent, les avocats prennent connaissance du dossier en cinq minutes, juste avant la séance, quasiment en direct. J’espère que c’est de moins en moins le cas. La défense est alors pour le moins légère. Ils invoquent la faiblesse de leur salaire pour se justifier de n’y avoir pas passé des heures.
M. Yves Piriou. Précisons tout de même que nous n’avons accès aux dossiers des audiences foraines que le jour de la séance. L’avocat atterrit la veille au soir, va voir le greffier et obtient le dossier le matin de l’audience. Sans vouloir défendre à tout prix la profession – le constat que vous dressez est vrai, je suis le premier à le déplorer –, les conditions de travail des audiences foraines lointaines sont telles que, la plupart du temps, l’avocat a le dossier au dernier moment, en même temps qu’il rencontre le client. Des conditions matérielles très complexes expliquent ces comportements qui ne sont pas admissibles dans les tribunaux structurés et permanents.
M. Davy Rimane, président. Selon vous, que faut-il faire pour améliorer la défense et l’accès au droit en Polynésie ?
M. Yves Piriou. Je vais parler pour les avocats. L’organisation matérielle relève en premier lieu de la compétence des chefs de cour et des juridictions. Je suis heureux que Mme Moreau ait parlé de ce problème, parce que notre discours pourrait paraître très égoïste et corporatiste : les unités de valeur de l’aide juridictionnelle sont les mêmes qu’en France métropolitaine, alors que la vie est 40 % plus chère en Polynésie. On est gentils d’accepter de travailler dans de telles conditions ! Proportionnellement, nous sommes beaucoup moins indemnisés que nos confrères métropolitains, dont les contraintes sont pourtant moindres : il y a là une rupture d’égalité. Je ne veux pas tenir des propos de café du commerce, mais c’est tellement vrai que les fonctionnaires d’État en poste en Polynésie ont un traitement majoré. Ce n’est pas pour leur faire plaisir mais parce que l’administration tient compte du coût de la vie. La première chose à faire serait de majorer de 40 % l’unité de valeur que nous percevons au titre de l’aide juridictionnelle.
Nous héritons aussi d’une situation très particulière que nous devons gérer au mieux avec nos clients : les affaires de terre, que l’on ne trouve nulle part ailleurs sauf, dans une plus faible mesure, en Corse. Quand j’étais étudiant à la fac de Rennes, on apprenait l’usucapion trentenaire, soit le fait d’être propriétaire d’un terrain pour l’avoir occupé pendant trente ans en se comportant comme un propriétaire, en l’absence de titre. Pour moi qui viens de la Bretagne paysanne, il me paraissait surréaliste qu’un terrain puisse être occupé pendant trente ans sans que le propriétaire réagisse ! J’ai découvert que ces problèmes étaient fréquents en Polynésie.
D’autres problèmes sont liés à l’indivision et aux procédures de partage, très lourdes et longues. La Polynésie française présente en effet deux spécificités en matière de terre : les partages et l’usucapion. Dieu merci, un tribunal foncier dédié à ces contentieux et seul compétent en la matière a été créé à Papeete ; j’en avais d’ailleurs fait la recommandation il y a quelques années. Il compte deux magistrats qui se rendent à des audiences foraines ; une section foncière existe également à Raiatea. Ces affaires étaient auparavant traitées par la chambre des terres du tribunal civil de première instance de Papeete, qui était débordée tant ces contentieux sont énormes et revêtent de l’importance pour la population – le rapport à la terre, celle où l’on est né et où l’on habite, est très fort.
Des efforts ont été faits. La Polynésie française présente ainsi la particularité d’avoir un service des affaires de terre. Ce service public relève de la direction des affaires foncières (DAF). Trois avocats y sont salariés par la Polynésie française. Ces spécialistes ne travaillent pour les justiciables qu’au titre de l’aide juridictionnelle : maître Passerat à Raiatea, maîtres Fritch et Marjou à Papeete. Je ne connais pas d’autres collectivités de la République où un service public paie des avocats pour remplir une fonction juridictionnelle au bénéfice des justiciables qui relèvent de l’aide juridictionnelle.
Un dossier de terre concerne toujours deux parties, le réclamant et le défendeur. Un même avocat ne peut pas représenter les deux : il y aurait conflit d’intérêts. Le service des affaires de terre ne peut donc pas traiter tous les dossiers puisque, d’un point de vue déontologique, il ne peut être à la fois pour et contre la même personne. Le barreau récupère donc – à juste titre – de nombreuses affaires de terre. Les confrères ne se bousculent pas pour les obtenir. En tant que bâtonnier, je dois souvent répondre aux demandes – peut-être légitimes dans l’absolu – d’avocats qui me disent : « je ne sais pas faire, je ne le veux pas, désignez quelqu’un ». En général, je refuse. Je leur rappelle qu’ils sont avocats en Polynésie française et qu’ils ne peuvent pas choisir le type d’activité qui leur revient.
Il s’agit donc d’une charge considérable pour les cabinets, et les indemnités sont sans aucune mesure avec le travail effectué. D’un point de vue pratique, une affaire de terre peut mobiliser des dizaines de parties. La postulation – le fait d’être représenté par un avocat – n’est pas obligatoire. La procédure, très technique, est essentiellement écrite. Lorsque nous déposons nos conclusions, nous devons parfois faire une centaine de photocopies : nous devons délivrer une copie de nos écritures et de nos pièces à chaque partie. Or l’indemnité que nous percevons est dérisoire, en tout cas insuffisante. Nous finançons un service public aux frais des cabinets.
Il faut donc réfléchir à l’adéquation des moyens mis à la disposition des auxiliaires de justice – avocats, experts – au but poursuivi. On ne peut pas considérer que le tribunal foncier marche bien, alors que l’avocat sollicité au titre de l’aide juridictionnelle n’est pas indemnisé. Pour le dire de façon familière, il en est de sa poche.
Outre l’UV de base, l’UV en matière foncière – un contentieux complexe, long et difficile, qui peut durer des années – doit être majorée de manière substantielle ; elle ne peut rester identique à celle d’un dossier civil très simple. Le plus vieux dossier en cours au tribunal foncier date de 1985. J’en ai moi-même un datant de 1979, alors que j’étais avocat stagiaire. Ce problème mérite que l’on y mette les moyens.
J’en viens à la question des huissiers, évoquée par Mme Moreau. Je m’adresse à M. le président de la Polynésie française : nous n’avons plus d’huissiers. Or nous ne pouvons pas faire un procès sans huissier. Ce dernier est en effet le bras armé de la justice. Il délivre les convocations – les assignations – pour informer la partie adverse de l’existence du procès. Il remet également la signification, qui permet de porter le jugement à la connaissance de la personne qui a perdu et comporte, en français et en tahitien, la mention du délai à partir duquel l’appel est possible. Enfin, il est susceptible de faire des saisies afin de récupérer les sommes dues à l’issue du procès.
Aux îles Sous-le-Vent – Raiatea, Taha’a, Bora-Bora, Huahine, Maupiti –, nous n’avons plus d’huissier. Il y en avait un à Raiatea – maître Lote –, une jeune femme locale compétente, dont nous étions satisfaits. Nous disposons désormais d’un jeune homme – M. Cojan – qui fait fonction d’huissier ; il n’a aucune formation ni compétence particulière et joue le rôle d’un facteur qui délivre des actes – et ceci n’a rien de péjoratif. De plus, il n’a pas la possibilité d’intervenir en dehors de Bora-Bora. Il y a également deux études d’huissier historiques – celles de maîtres Ueva et Lehartel d’une part, de maître Vernaudon d’autre part –, ainsi que maître Elie et un autre huissier à la Presqu’île. Or ces personnes vont cesser leur activité, en raison de leur âge. Elles ne trouvent aucun successeur. Je crois savoir que le secrétariat général du gouvernement en est parfaitement informé, sans toutefois avoir véritablement pris conscience de la situation. Je ne sais pas comment la justice fonctionnera lorsqu’il n’y aura plus d’huissier à Papeete et seulement deux études à Tahiti.
Pourquoi ces huissiers partent-ils sans trouver de successeur ? Parce qu’ils n’ont pas la vénalité des charges. Le teneur du registre du commerce, au greffe du tribunal de commerce, est un officier ministériel – et non un fonctionnaire – bien rémunéré ; il pourra vendre sa charge lorsqu’il souhaitera arrêter. Il bénéficie du tarif des greffiers de tribunal de commerce majoré de 40 %. Les huissiers ne bénéficient pas de tels avantages, alors qu’ils exercent un métier très contraignant. Lorsque nous nous arrêtons de travailler, nous pouvons espérer trouver un confrère avocat pour nous succéder, mais tel n’est pas le cas des huissiers, qui ne peuvent pas vendre leur charge. Quel huissier normal s’investirait en sachant qu’au bout du compte, il n’aura rien ? Il aura certes gagné sa vie correctement, en travaillant énormément, mais sans pouvoir valoriser sa clientèle.
Il est un autre problème majeur. L’huissier de Tahiti doit délivrer personnellement un certain nombre d’actes ; les clercs et les employés n’en ont pas le droit. Sachant qu’il n’y a que vingt-quatre heures dans un jour et sept jours dans une semaine, l’huissier ne peut faire plus que ce qu’il fait. Or il est interdit de recruter des huissiers salariés ; le statut – local et national – de la profession l’interdit. Soyons pragmatiques : nous avons des dossiers tous les jours, et sans huissier, nous ne pouvons rien faire. Parlez-en au parquet pour les citations en matière correctionnelle ! Il y a là un véritable péril, non pas pour la profession, mais pour le justiciable. Il est urgent de régler cette situation.
Au-delà des discours, il faut donner à la justice les moyens de fonctionner. J’ai consulté tous les membres du barreau pour enrichir les réponses à votre questionnaire. Ce fut l’occasion de découvrir qu’en 2019, le bâtonnier Bouyssié avait déjà rencontré le garde des sceaux – Mme Belloubet – pour les mêmes problèmes techniques et financiers, mais rien ne s’est passé depuis.
Enfin, les avocats doivent avancer leurs frais de déplacement lorsque la distance est inférieure à 1 000 kilomètres, ainsi que leurs frais d’hébergement – nous venons seulement d’obtenir les remboursements pour 2023. En tant que bâtonnier, ma position est la suivante : un jour, nous arrêterons, nous ferons grève. Nous n’avons pas vocation à financer par notre travail, par notre vie, par notre énergie et par notre santé un service public défaillant. Je suis dur mais telle est la réalité que vivent les avocats.
M. Davy Rimane, président. Je précise que lorsque nous avons examiné le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice en 2023, beaucoup d’entre nous ont défendu des amendements visant à revaloriser l’aide juridictionnelle et un certain nombre de frais. Le gouvernement de l’époque a estimé ces propositions trop coûteuses. Vos confrères d’autres territoires ont également mis ces points en avant. Ils figureront dans le rapport.
M. Yves Piriou. Nous portons la parole des avocats et de notre profession. Si notre discours peut sembler corporatiste, il ne l’est pas.
Mme Cécile Moreau. Il ne suffira pas de revaloriser l’UV pour que la justice fonctionne mieux et soit plus accessible en Polynésie : il faut revoir les frais de justice dans leur ensemble. Si les cabinets d’huissiers vont mal, c’est aussi parce qu’ils ont énormément de dossiers relevant de l’aide juridictionnelle – fonciers, de nature pénale ou relatifs à des décisions civiles. Il faut revoir la rémunération des professionnels de justice intervenant au titre de l’aide juridictionnelle ou dans le cadre d’autres missions. Par le passé, un certain nombre d’experts ont refusé de rendre des rapports à la justice parce que leurs travaux n’étaient pas rémunérés à leur juste valeur. Pour un expert psychiatre, il est préférable de recevoir dix patients en consultation plutôt que de rédiger un rapport d’expertise dans lequel il ne se retrouvera pas financièrement. La question est celle du mode de financement des auxiliaires de justice au sens large.
Pour renforcer l’accès à la justice, il convient par ailleurs de développer les réseaux de communication dans les îles – le président Brotherson sera plus à même d’évoquer ce sujet. À l’image de la télémédecine, nous espérons le développement d’une téléjustice pour faciliter les communications entre les justiciables, les juridictions et les professionnels du droit quels qu’ils soient.
Une initiative gouvernementale vise à déployer des Fare Ora. S’ils sont dotés de salles permettant la visioconférence, ils seront intéressants pour les habitants, chaque foyer n’étant pas équipé d’un système de télécommunications adapté à un échange avec la justice, l’administration ou les services d’accompagnement. Les justiciables des îles éloignées pourront se rendre à leur mairie et communiquer avec leur avocat ou avec différents services en visioconférence.
La communication à distance gagnerait ainsi à être développée. Nous la pratiquons beaucoup mais nous sommes une association, pas un service public. Par exemple, nous utilisons le service Messenger de Facebook pour joindre des personnes et échanger avec elles, comme le font nos psychologues chargés de l’aide aux victimes. La population ayant peu accès à Zoom ou à Teams, nous utilisons le moyen de communication dont elle s’est emparée.
J’en profite pour souligner que les logiciels conçus au niveau métropolitain, comme France Connect, ne sont pas facilement accessibles aux Polynésiens. Il serait appréciable qu’un résident de la Presqu’île, de Maiao ou d’une île isolée puisse envoyer son dossier d’aide juridictionnelle de manière dématérialisée. Les services publics font de vrais efforts, qu’il faut accentuer. Je salue par exemple le fait que l’on puisse commander en ligne les relevés de compte hypothécaires auprès de la direction des affaires foncières.
Cependant, les numéros d’appel nationaux en 08 restent inaccessibles en Polynésie. Quant à France Connect, il demande un certain nombre de documents qui n’existent pas ici. Tout doit être adapté à la Polynésie. Par exemple, nous ne devons pas fournir les mêmes pièces que les métropolitains pour obtenir l’aide juridictionnelle : notre système d’imposition étant différent, d’autres documents permettent de justifier nos revenus. Il faut donc rendre accessibles les plateformes nationales tout en veillant à leur adéquation aux spécificités locales.
M. Moetai Brotherson. Je tiens à souligner que nous avons récemment revalorisé les tarifs des huissiers, à leur demande ; ils ne l’avaient pas été depuis 1995. Ce travail a pris du temps, compte tenu de la nécessité d’obtenir et d’analyser des données comptables et économiques. La vénalité des charges est quant à elle un concept difficile à introduire, puisque les huissiers en place n’ont pas fait l’acquisition d’une charge : il serait bizarre qu’ils puissent la revendre demain. De même, les futurs huissiers n’auront pas à faire l’acquisition d’une charge.
Concernant les affaires foncières, il reste beaucoup à faire. Le bâtonnier l’a souligné, certains dossiers sont très anciens, en raison non pas d’une défaillance du système mais de leur complexité. Prenons mon exemple personnel : je suis co-indivisaire, avec 1 200 de mes cousins, d’un atoll dans les Tuamotu, acquis par mon ancêtre il y a sept générations. Or il en est toujours le propriétaire, d’où la complexité du partage – et encore, les titres ne sont pas contestables. Ce type de situation est courant en Polynésie.
Chose peu commune, il existe un bureau des avocats au sein de la direction des affaires foncières : la collectivité prend ainsi à sa charge une partie de l’aide juridictionnelle concernant les affaires de terre.
Je reviens sur les éléments culturels et linguistiques, et sur la loi elle-même. J’ai été député de la nation. D’un point de vue factuel – ce n’est pas un jugement de valeur –, le Polynésien accepte certaines parties de la loi et en rejette d’autres. Par exemple, le mariage pour tous, bien qu’adopté par le Parlement, constitue un changement sociétal sur lequel les Polynésiens n’ont pas été consultés. Le débat a eu lieu à Paris ; la loi a été adoptée et s’est appliquée de facto ici. Pourtant, une partie des Polynésiens ne l’accepte toujours pas. Je le redis, ce n’est pas un jugement de valeur : en tant qu’adjoint au maire, j’ai officié pour des mariages entre personnes du même sexe avec beaucoup de bonheur.
Autre exemple, les habitants de certains atolls de Polynésie ont toujours, historiquement et culturellement, consommé de la viande de tortue. Depuis la convention de Washington, ratifiée par la France, la consommation, l’élevage et le commerce de viande de tortue sont interdits. Ces Polynésiens n’acceptent pas qu’on leur impose cette loi qu’ils trouvent injuste. Si tout le monde comprend qu’il ne faut pas tuer son prochain, d’autres pans de la loi sont rejetés.
J’en viens à un autre sujet particulièrement sensible, en particulier en ce qui concerne les affaires de terre : il est urgent que l’État et le garde des sceaux se penchent sur la question des archives. Jusqu’à récemment, la collectivité de Polynésie accueillait et gérait les archives de l’État, en application d’une convention. Celle-ci ayant pris fin, le service polynésien des archives n’accepte plus – à bon droit – d’accueillir les archives de l’État. Dans certains couloirs du tribunal foncier, des cartons d’archives sont exposés aux éléments. Cette situation est anormale et peut poser problème dans le futur. Nous appelons l’État à gérer lui-même ses archives ou à donner à la collectivité les moyens financiers, humains et matériels de le faire, à travers une convention.
M. Davy Rimane, président. Il y a des similitudes entre la Polynésie et d’autres territoires ultramarins en matière foncière. La Martinique est frappée par la spoliation foncière, corollaire de l’indivision et de l’usucapion, et le phénomène se développe en Guadeloupe. La justice foraine est une autre similitude, tant dans les territoires archipélagiques qu’en Guyane, où certaines populations sont isolées faute d’accès routier et bénéficient les unes de la pirogue du droit, les autres du Justibus.
La similarité de ces dispositifs étaye le constat que nous dressons : en outre-mer, nombreux sont nos concitoyens dont l’accès au droit et à la justice dépend non de leurs revenus ou de leur appartenance ethnique, mais de l’endroit où ils habitent. Nous nous battrons pour mettre en lumière cette situation dans notre rapport et formuler des propositions pour réduire ces inégalités autant que possible.
Par ailleurs, nous avons pris note de dysfonctionnements de la justice, variables selon les territoires, dus au manque de moyens et à l’accessibilité des bâtiments. En la matière, les territoires les mieux lotis sont La Réunion et la Polynésie, mais un effort s’impose partout.
Au nom de la commission, je vous remercie de vos réponses et vous invite à les préciser en répondant aux questionnaires que nous vous avons fait parvenir ou de façon spontanée. Si nécessaire, nous vous contacterons pour prolonger nos échanges. Le rapport sera publié au plus tard en décembre.
*
* *
M. Davy Rimane, président. Pour faciliter l’organisation de nos travaux et tenir compte autant que possible des décalages horaires entre Paris et les territoires qui font l’objet de notre enquête, nous avons décidé de consacrer cette matinée à la situation de Wallis-et-Futuna, collectivité territoriale à laquelle nous réserverons une deuxième matinée d’auditions.
J’accueille pour évoquer plus précisément la situation des juridictions judiciaires M. Christian Mour, président du tribunal de première instance de Mata’Utu, M. Jordane Duquenne, procureur de la République près le tribunal de première instance et M. Frédéric Avena, chef de greffe du même tribunal.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Christian Mour, Jordane Duquenne et Frédéric Avena prêtent successivement serment.)
M. Jordane Duquenne, procureur de la République près le tribunal de première instance de Mata’Utu. Je commencerai par vous donner quelques éléments de contexte. Situé à 16 000 kilomètres à vol d’oiseau de Paris, Wallis-et-Futuna est l’un des territoires français les plus éloignés de l’Hexagone : pour y accéder, il faut obligatoirement transiter par la Nouvelle-Calédonie, distante de plus de 2 000 kilomètres, d’où partent les avions de la seule compagnie aérienne à assurer une desserte, Aircalin, qui effectue seulement deux liaisons par semaine, le lundi et le samedi, en période scolaire, et trois au maximum en période de vacances. Un avocat venu de Nouméa ne peut donc assister son client pour seulement une journée ; il doit rester sur place au minimum cinq jours quand il n’y a que deux vols.
La population wallisienne et futunienne s’élève à 11 620 habitants, selon le dernier recensement achevé en décembre 2023. C’est par la loi statutaire du 29 juillet 1961 que les îles Wallis et Futuna sont devenues territoire d’outre-mer, collectivité très spécifique au sein de la République. Le législateur d’alors a en effet choisi de reconnaître l’existence des organisations sociales traditionnelles des deux îles par l’article 3 de ladite loi : « La République garantit aux populations du territoire des îles Wallis et Futuna le libre exercice de leur religion, ainsi que le respect de leurs croyances et de leurs coutumes en tant qu’elles ne sont pas contraires aux principes généraux du droit et aux dispositions de la présente loi. » Il faut souligner la grande originalité de ce statut qui consacre la coexistence d’institutions républicaines et de structures coutumières issues de monarchies océaniennes, le royaume d’Uvea à Wallis et les royaumes de Sigave et d’Alo à Futuna.
L’État est représenté par un préfet, administrateur supérieur, chef du territoire, qui assure également l’exécutif de la collectivité territoriale, ce qui constitue une autre spécificité de ce statut. Les autorités coutumières sont présentes au sein des institutions du territoire, telles le conseil territorial et les conseils de circonscription. Une assemblée territoriale, composée de vingt membres élus, vote le budget de la collectivité et délibère sur les sujets relevant de sa compétence.
S’agissant de l’articulation entre le droit national et le droit coutumier, il faut souligner que l’article 5 de la loi statutaire institue une juridiction de droit commun comprise dans le ressort de la cour d’appel de Nouméa et une juridiction de droit local, compétente au premier degré d’une part pour les contestations entre citoyens régies par un statut de droit local et portant sur l’application de ce statut, d’autre part pour les contestations concernant les biens détenus suivant la coutume, notamment les conflits fonciers.
Un arrêté de l’administration supérieure a organisé la juridiction de droit local il y a quelques décennies, conformément aux dispositions de la loi statutaire. Toutefois, cette juridiction n’a jamais été mise en place en raison de l’opposition du roi de l’époque, Tomasi Kulimoetoke II. L’alinéa 4 de l’article 5 de cette loi statutaire prévoyait que « les jugements rendus en dernier ressort par la juridiction de droit local [pouvaient] être attaqués devant une chambre d’annulation près la cour d’appel de Nouméa, pour incompétence, excès de pouvoir ou violation de la loi », disposition considérée comme incompatible avec la conception coutumière de la parole royale, laquelle ne peut être remise en cause.
Le fait que cette juridiction n’ait jamais été installée ne signifie pas qu’il n’existe pas de justice coutumière, puisque les coutumiers règlent les litiges fonciers par l’intermédiaire de leur chef en suivant une organisation très précise. D’abord, le chef de village, le pule kolo, rend une décision en premier ressort, laquelle est susceptible d’être contestée devant un chef de district, le faipule. En dernier ressort, les requérants peuvent s’adresser au roi, le lavelua, qui tranchera définitivement le litige. La coutume est orale : il n’existe pas de règles ou de décisions écrites.
J’en viens à la juridiction de droit commun. Le tribunal de première instance (TPI) de Mata’Utu, qui dépend de la cour d’appel de Nouméa, est doté d’un président, d’un procureur de la République et d’un juge des libertés et de la détention, poste qui n’a jamais été pourvu. Le greffe comprend un chef, une greffière principale, un greffier, une chargée de mission, une secrétaire administrative et deux adjoints administratifs. Ces effectifs apparaissent suffisants, d’autant que nous ne rencontrons aucun problème d’absentéisme.
L’activité en matière de contentieux est plutôt faible – il n’y a pas de contentieux de masse –, mais les services doivent faire face à une activité juridictionnelle très diversifiée tout en s’appuyant sur des textes d’adaptation multiples : gestion de l’état civil, du registre du commerce et des sociétés (RCS) ainsi que du casier judiciaire local, dans l’attente de son transfert définitif vers le casier judiciaire national de Nantes, le 8 octobre 2025 ; tribunal du travail ; compétences en matière commerciale et civile ; fonctions de juge aux affaires familiales, de juge de l’exécution, de juge des tutelles, de juge des enfants, de juge d’instruction, de juge d’application des peines ; tribunal de police ; audiences correctionnelles ; contentieux électoral professionnel ; siège de cour d’assises.
À cela s’ajoute la tenue d’audiences foraines en matière civile et commerciale sur l’île de Futuna pour lesquelles président du tribunal, procureur et greffier se déplacent tous les trois mois. Dans ce cadre, nous sommes assistés de manière quasi systématique par un interprète, soit en langue wallisienne, soit en langue futunienne, même si une très large part de la population parle le français couramment.
M. le président y reviendra plus en détail, mais j’aimerais appeler votre attention sur les difficultés liées aux citoyens défenseurs, actuellement au nombre de quatre. Leur niveau de compétence est extrêmement éloigné des standards qui prévalent pour l’exercice de la profession d’avocat et, en matière pénale, leurs rémunérations ne sont prévues par le code de procédure pénale que dans le cadre de l’assistance à une personne gardée à vue.
Signalons l’installation à Wallis depuis le début de l’année 2024 de bureaux secondaires de deux avocats – l’un du barreau de Papeete, l’autre du barreau de Nouméa – dans lesquels ils ne sont présents qu’épisodiquement, à raison d’environ une semaine tous les trois mois. Non seulement ils doivent laisser de côté leur cabinet principal pendant près d’une semaine, du fait de la rareté des vols, mais ils sont confrontés au problème de l’absence d’aide juridictionnelle sur le territoire comme de l’absence de bases légales leur permettant d’intervenir dans une audience correctionnelle par le biais d’une visioconférence.
Dans un autre registre, je déplore l’absence d’antenne de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), d’établissements de placement éducatif et de familles d’accueil, ce qui réduit considérablement le panel des peines et des mesures éducatives qui peuvent être prononcées à l’égard des mineurs délinquants ou dans le cadre de mesures d’assistance éducative décidées par le juge des enfants. Le parquet est évidemment aussi concerné par ce problème puisqu’il est impossible de prendre une ordonnance de placement provisoire.
S’agissant des projets menés à leur terme récemment dans la juridiction, j’évoquerai le déploiement, effectif depuis avril 2024, de Cassiopée (chaîne applicative supportant le système d’information opérationnel pour la procédure pénale et les enfants) et de la NPP (numérisation des procédures pénales), application à laquelle les agents ont été formés par avance dès janvier 2024.
Le 8 octobre prochain, le casier judiciaire local sera transféré vers le casier judiciaire national de Nantes, avec les services duquel nous avons eu de multiples échanges pendant deux ans, comme avec l’Insee.
La mise en service de la procédure pénale numérique (PPN) a été anticipée : elle est effective depuis le 26 mars 2025, ce qui nous a permis d’obtenir la certification « tribunal pénal numérique » délivrée par la DSJ (direction des services judiciaires) et par la DACG (direction des affaires criminelles et des grâces). Depuis l’enquête de gendarmerie jusqu’à la phase de jugement, nous sommes entrés dans un processus zéro papier. Cette dématérialisation offre un autre avantage considérable : nous ne sommes plus soumis aux aléas de la poste et du fret aérien pour transmettre ou recevoir certaines procédures, en cas de dessaisissement, par exemple, ou pour ce qui relève du cadre de l’article 41 du code de procédure pénale. Grâce à ces moyens numériques équivalents à ceux qui sont utilisés en métropole, les transferts de dossiers sont désormais très rapides.
J’en viens à quelques éléments statistiques concernant la délinquance à Wallis et à Futuna : il y a eu 323 affaires et procès-verbaux en 2024 contre 392 en 2023 ; pour l’année 2024, 32 % des procédures concernent des atteintes aux personnes, 24 % la délinquance routière, 24 % des atteintes aux biens, les dossiers restants portant sur d’autres infractions. Pour être clair, la délinquance est faible et stable. Selon les chiffres communiqués par la gendarmerie, en 2024, le taux des crimes et délits a été de 14,71 pour 1000 habitants, contre 43,56 pour 1000 à l’échelle nationale. Cette délinquance n’a pas de spécificités, si ce n’est la consommation excessive d’alcool, corollaire récurrent des faits de violence et de délinquance routière.
Pour les délais de traitement des affaires pénales, précisons qu’il n’existe plus de procédures de durée supérieure à deux ans au sein des brigades de Wallis et de Futuna. Sur les 147 enquêtes en cours au sein de la brigade territoriale de Wallis, pour plus de la moitié, c’est-à-dire 82, les délais sont inférieurs à six mois et pour la totalité des vingt enquêtes en cours au sein de la brigade de Futuna, le délai est inférieur à un an – pour seize d’entre elles, il se situe même en dessous de six mois.
La coutume a sa place dans le traitement de ces affaires pénales. Il arrive assez fréquemment qu’une demande de pardon soit adressée à la victime et à sa famille, à travers palabres et dons. Souvent, il est fait état de cette démarche dans la procédure, mais si elle est susceptible d’être prise en considération lors de la phase de jugement, elle n’a évidemment aucune incidence sur la conduite de l’enquête et l’exercice des poursuites par le parquet.
Concernant nos liens avec les autorités coutumières, je précise que M. le président et moi-même participons à des cérémonies et que nous rencontrons à peu près tous les semestres le roi de Wallis. En tant que représentant du parquet, j’évoque avec lui, le cas échéant, des sujets d’ordre public susceptibles de l’intéresser.
Pour répondre aux autres questions de votre questionnaire, j’indique qu’avant mon affectation je n’ai suivi aucune formation relative aux spécificités socioculturelles de Wallis-et-Futuna. Toutefois, mes précédentes affectations îliennes – j’ai exercé quatre ans en Nouvelle-Calédonie et cinq ans en Corse – ont pu être prises en considération par la direction des services judiciaires et par le Conseil supérieur de la magistrature lors de ma nomination.
Je n’ai jamais eu de contact avec le délégué pour les outre-mer au sein du secrétariat général de la justice.
Je confirme qu’il n’existe pas de conseil d’accès au droit sur ce territoire. Les conseils départementaux de l’accès au droit, les CDAD, pilotent la politique d’accès au droit à l’échelle départementale. Les conseils de l’accès au droit, les CAD, censés avoir un rôle identique en outre-mer, doivent assurer la gestion des lieux d’accueil et d’information que sont les points justice, où divers intervenants – avocats, notaires, commissaires de justice, juristes d’association, entre autres – effectuent une permanence. Mais comment mettre en place ce type de structure à Wallis où ces professionnels sont absents ?
J’évoquerai pour finir cinq leviers susceptibles d’améliorer l’accès à la justice à Wallis-et-Futuna : disposer d’avocats de manière permanente, ce qui revient à se demander comment attirer ces professions libérales dans un petit territoire éloigné ; mettre en place l’aide juridictionnelle ; former les citoyens défenseurs à leurs fonctions dans les domaines juridique et déontologique et élargir leur périmètre d’intervention et d’indemnisation ; étendre les possibilités juridiques, notamment pour les avocats extérieurs, de recourir au dispositif de visioconférence afin de leur permettre d’assister à distance à des audiences correctionnelles ; rapprocher le fonctionnement du TPI de Wallis de celui du TPI de Saint-Pierre-et-Miquelon, juridiction dotée d’un TSA, tribunal supérieur d’appel, afin que les appels puissent être pris en charge à Wallis et non pas à Nouméa, distante de près de 2 000 kilomètres.
M. Christian Mour, président du tribunal de première instance de Mata’Utu. Wallis-et-Futuna est une juridiction totalement atypique. Après la loi statutaire de 1961 a été établie en 1962 une section détachée du tribunal de première instance de Nouméa. Ce n’est qu’en 1984 que Wallis-et-Futuna a été doté d’un tribunal de première instance à part entière. Votre commission d’enquête porte sur les « dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins » ; mais le terme de dysfonctionnements laisse entendre que le système a pu fonctionner un jour. Or il n’y a jamais eu d’accès au droit sur ce territoire, sachant qu’il n’y a pas de barreau attaché à cette juridiction. On peut considérer que, parmi les juridictions de l’Hexagone et d’outre-mer, Wallis-et-Futuna est la seule avec Saint-Pierre-et-Miquelon où il n’y a ni défense ni accès au droit.
Il existe certes un corps de citoyens défenseurs, mais qui n’est doté d’aucun statut écrit, d’aucune déontologie établie – et je les ai cherchés lorsque je suis arrivé il y a deux ans, en même temps, du reste, que M. le procureur de la République et M. le chef du greffe.
Cette création sui generis, qui remonte à une vingtaine d’années, prend toutefois pour base l’article 814 du code de procédure pénale, selon lequel, « dans les territoires des îles Wallis-et-Futuna, il peut être fait appel pour les attributions dévolues à l’avocat [lors de la garde à vue] à une personne agréée par le président du tribunal de première instance ». Celle-ci est rémunérée par l’aide juridictionnelle à la fois pour sa participation à l’entretien avec la personne gardée à vue et pour son assistance auprès d’elle pendant la période de garde à vue. Elle peut intervenir également en matière de retenue douanière.
Ces fonctions bien circonscrites ne sont pas très techniques. Le problème est que ces personnes agréées portent aussi la casquette de citoyens défenseurs et sont admises, du fait d’une tolérance qui s’est poursuivie au fil des années, à intervenir en matière pénale pour assister des justiciables devant le juge d’instruction, devant le juge des libertés et de la détention, devant le tribunal correctionnel, voire devant la cour d’assises, ce qui exige bien sûr des compétences techniques bien plus poussées. Le métier d’avocat s’apprend : il suppose une formation universitaire et une formation professionnelle au sein d’un CRFPA (centre régional de formation professionnelle des avocats).
Au-delà des enjeux de formation se pose un problème de régularité des procédures. Autoriser les citoyens défenseurs à intervenir dans les procédures pénales alors qu’ils n’ont aucun statut pour le faire, c’est s’exposer au risque que des nullités soient soulevées : on pourrait invoquer le fait que la personne n’a pas été assistée par un avocat.
Le citoyen défenseur est donc un pis-aller. En l’absence d’avocats, il fallait bien, dans un premier temps, que les personnes gardées à vue soient assistées par une personne issue de la société civile. On retrouve d’ailleurs le même genre de dispositions dans les îles éloignées de la Polynésie française où il n’y a pas d’avocat.
L’absence d’avocat se fait ressentir aussi en matière civile. En tant que président du tribunal, j’exerce aussi les fonctions de juge civil : juge aux affaires familiales, juge des tutelles, juge des enfants, juge électoral. J’interviens également pour le tribunal de commerce et pour le tribunal du travail. Il n’existe pas de code de procédure civile local à Wallis-et-Futuna : c’est le code métropolitain qui s’applique. Or, alors que la loi de 2019 a imposé la représentation obligatoire par un avocat devant les juridictions, à Wallis-et-Futuna, c’est l’inverse : l’article 1577 du code de procédure civile écarte cette obligation et permet, en l’absence d’avocat, de se présenter soi-même ou d’être représenté par un mandataire. Et le code n’impose pas de qualification particulière : n’importe qui peut devenir le mandataire d’un justiciable devant une juridiction civile, sans en avoir les compétences techniques. On ne peut pas lui reprocher cette lacune puisqu’il ne reçoit aucune formation. Cela pose toutefois un véritable problème d’accès au droit parce que, à défaut d’avocat, les gens se réfugient vers le citoyen défenseur, qui ne peut pas exercer toutes les fonctions dévolues à l’avocat.
La question se pose également pour le droit à l’exécution d’une décision de justice. À Wallis-et-Futuna, qui ne compte aucun commissaire de justice, les fonctions normalement dévolues à celui-ci sont assurées par des autorités administratives ou militaires – en l’occurrence, par les gendarmes. Or l’exécution forcée n’est pas leur cœur de métier. En outre, le métier de commissaire de justice demande des compétences en matière de rédaction d’actes, de respect des délais et de choix des procédures d’exécution. Un justiciable en métropole aurait recours à un avocat pour le conseiller sur la procédure, pour obtenir un jugement et pour choisir le cas échéant les mesures d’exécution forcée. Les gendarmes ne peuvent pas conseiller un justiciable pour faire exécuter une décision, même s’ils disposent d’un support grâce à des huissiers de Nouvelle-Calédonie. En pratique, il est très difficile pour les justiciables de Wallis de faire exécuter les décisions de justice.
Le territoire ne compte aucune étude notariale. Or, depuis 2010, ce ne sont plus les greffiers qui recueillent le consentement à l’adoption mais les notaires. Ainsi, en pratique, les justiciables de Wallis-et-Futuna qui souhaitent adopter ne le peuvent pas, car cela suppose de se rendre à Nouméa, située à 2 000 kilomètres, alors que le billet d’avion coûte au minimum 800 euros. Les coûts sont trop importants pour les justiciables de Wallis. J’ai contacté la direction des services judiciaires pour savoir s’il était possible de modifier le texte ou, au moins, de faire en sorte que les notaires de Nouméa recueillent le consentement par visioconférence, mais, pour le moment, nous n’avons pas avancé sur ce point.
Le territoire ne compte pas non plus de mandataire judiciaire pour les procédures collectives en matière commerciale. Certains mandataires judiciaires exerçant en Nouvelle-Calédonie ne souhaitent pas venir ici parce que leur assurance professionnelle exclut toute intervention à Wallis-et-Futuna.
Enfin, nous ne disposons pas de service de protection judiciaire de la jeunesse, pourtant essentiel car il s’occupe des mineurs en danger et des mineurs délinquants – je rappelle que c’est un service qui dépend de l’État. Les mesures éducatives sont quasiment impossibles à mettre en œuvre en l’absence d’éducateurs, d’un foyer pour mineurs en danger et d’un suivi – si ce n’est par deux agents de l’inspection du travail et des affaires sociales, qui bénéficient d’une tolérance pour intervenir et pour faire des rapports devant le juge des enfants.
À ces différents dysfonctionnements s’ajoute l’obsolescence des textes. Ainsi, le code du travail applicable à Wallis-et-Futuna a été signé par Antoine Pinay et Vincent Auriol : il date de 1952. Ce texte est donc même antérieur à la loi de 1961 qui a consacré Wallis-et-Futuna comme un territoire d’outre-mer. Même si un accord interprofessionnel territorial a été conclu postérieurement, la base textuelle demeure très ancienne et inapplicable pour certaines sanctions. Ainsi, en cas d’homicide involontaire intervenu dans le cadre d’un accident du travail, l’amende encourue est de 200 euros. Certains textes sont ainsi soit obsolètes, soit difficilement applicables, soit devenus inadaptés à l’environnement social et juridique ainsi qu’aux standards en vigueur dans l’Hexagone.
Je prendrai également l’exemple du barème des saisies des rémunérations, qui varie en fonction du montant des salaires. Quand je suis entré en fonction, en 2023, le texte en vigueur datait de 1955 et était exprimé en anciens francs ; il était donc inapplicable. Ainsi, cette voie d’exécution n’était pas ouverte aux créanciers. Toutefois, une avancée est intervenue le 29 juillet 2025 avec la publication d’un décret fixant un barème applicable à Wallis-et-Futuna.
Concernant les pistes d’amélioration de l’accès au droit dans le territoire de Wallis-et-Futuna, je souhaite évoquer mon expérience passée. En 1987, j’ai exercé pour le gouvernement de la Polynésie française dans ce qui s’appelait le service des affaires de terre, qui traitait des sorties d’indivision en matière foncière. Créé dans les années 1960 pour les personnes indigentes, ce service était piloté par un avocat rémunéré par le territoire, et doté d’un secrétariat et d’un interprète. Il permettait aux justiciables ne disposant pas des fonds nécessaires pour recourir à un avocat d’obtenir l’aide juridictionnelle. Ils pouvaient ainsi être défendus dans des dossiers en matière foncière, qui est l’un des problèmes endémiques en Polynésie française. Ce cabinet d’avocat territorial était financé par le territoire ; il était donc véritablement au service des justiciables.
Il serait techniquement assez simple de s’inspirer de cette solution, qui existe également au Canada. Cela permettrait d’attirer un professionnel du droit dans le territoire de façon pérenne. En effet, la profession d’avocat relevant du libéral, il serait difficile de trouver un avocat acceptant de créer un cabinet compte tenu des enjeux financiers que cela représente, particulièrement dans un territoire comptant 11 151 habitants en 2023 : le nombre d’affaires n’est pas suffisant pour financer un cabinet d’avocats. Cette solution serait une véritable porte d’entrée dans la juridiction pour les justiciables et leur permettrait de défendre leurs droits.
Des modifications textuelles peuvent également être apportées. J’ai exercé pendant six années comme juge forain dans les archipels des Tuamotu, Gambier et Australes. L’article 444 du code de procédure civile de la Polynésie française permet aux justiciables de présenter des requêtes verbales – les requêtes écrites constituant un véritable obstacle lorsque l’on n’a pas accès à un avocat – qu’il appartient au juge et au greffier de transcrire en termes juridiques.
La visioconférence peut être utile, mais ce n’est pas forcément la panacée. L’article 706-61 du code de procédure pénale permet dans certains cas au justiciable de communiquer avec son juge à distance. Mais la visioconférence suppose tout de même, en amont, qu’il ait pu contacter un avocat pour préparer sa défense. Le travail accompli avec l’avocat ne pourra jamais être suppléé par la visioconférence. De plus, Wallis-et-Futuna compte de nombreux locuteurs en langues wallisienne et futunienne : le truchement d’un interprète est indispensable pour recevoir les confidences et les demandes des justiciables. Le rapport existant entre un client et son avocat ne pourra jamais passer par la visioconférence, pas même avec un avocat de Nouméa. La visioconférence n’intervient qu’in fine.
En matière civile, le recours à la visioconférence ne peut se faire que pour un motif légitime. Cette disposition du code de l’organisation judiciaire a été créée peu après la pandémie de covid.
Je précise aussi que, pour tenir compte des sujétions qui pèsent sur les avocats de Nouméa, nous avons décidé, le chef de greffe, le procureur de la République et moi-même, de regrouper l’intégralité des audiences sur une semaine, afin de permettre aux avocats qui souhaiteraient venir de traiter tous leurs dossiers dans ce laps de temps ou bien de désigner un avocat permanencier pour les représenter à Wallis-et-Futuna. Cette possibilité créée par le tribunal pour permettre une défense effective a favorisé la venue d’avocats dans le territoire – deux d’entre eux viennent une semaine tous les trois mois environ.
Deux avocats créant un cabinet de façon pérenne dans le territoire suffisent pour créer un barreau. L’article L. 211-7 du code de l’organisation judiciaire dispose que lorsque le barreau compte moins de huit avocats, les fonctions dévolues au Conseil de l’ordre sont confiées au tribunal judiciaire. Cela a une conséquence directe sur l’aide juridictionnelle, qui existe actuellement en matière pénale mais pas en matière civile et administrative. Un projet de modification de la loi sur l’aide juridictionnelle est en préparation. Il prévoit deux choses importantes : d’une part, la prise en charge des frais de déplacement et d’hébergement des avocats de Nouméa qui viendraient plaider à Wallis-et-Futuna et, d’autre part, l’extension de l’aide juridictionnelle en matière civile et administrative.
La loi de 1961 a créé une juridiction de droit local, mais celle-ci n’a jamais été mise en place ; elle n’était d’ailleurs pas demandée par les autorités coutumières. Du reste, ce dispositif me semble difficile à appliquer. La loi de 1961 prévoit que les justiciables peuvent refuser d’être jugés par la juridiction de droit local. Dans cette hypothèse, les magistrats de la juridiction de droit commun doivent statuer en appliquant les us et coutumes, qui, par définition, ne sont pas écrits. Cela constituerait une véritable difficulté pour les juridictions de droit commun.
Il existe donc une véritable déficience en matière d’accès au droit – il ne faut pas le cacher. Toutefois, le conseil d’accès au droit ne me paraît pas constituer le meilleur levier pour pallier cette déficience. La présence d’au moins un avocat rémunéré par le territoire permettrait déjà, de façon embryonnaire, d’assurer l’accès au droit.
M. Frédéric Avena, chef du greffe du tribunal de première instance de Mata-Utu. Lorsque nous sommes arrivés tous les trois, il y a deux ans, nous avons établi une organisation permettant d’assurer l’efficience de l’accueil du public. Aujourd’hui, le service d’accueil unique du justiciable (Sauj) est ouvert au public pendant trois heures en matinée, ce qui correspond tout à fait au besoin local.
Nous avons également mis en place des effectifs correspondant aux cibles définies par le ministère au vu de nos statistiques et des besoins particuliers de Wallis, concernant notamment la durée des échanges. Nous disposons d’agents qualifiés qui prennent leur temps pour accueillir les justiciables – les langues wallisienne et futunienne sont largement pratiquées dans les services d’accueil – car nous savons qu’ils n’ont pas recours à un conseil. Ainsi, nous ne nous contentons pas d’une simple remise de formulaires : nous commentons ces derniers et nous aidons les personnes à les remplir.
Nous avons traversé une phase particulière concernant le personnel. Nous sommes aujourd’hui au complet après avoir perdu des effectifs pendant plus d’un an. Une de mes missions, en tant que chef de greffe, consiste à promouvoir les agents. Trois d’entre eux ont réussi des concours de la fonction publique et sont partis se former dans l’Hexagone. Cela a nécessité un investissement pour les agents restants, car il n’y a pas eu de remplacement en nombre suffisant. De plus, sur les trois lauréats, un seul a pu revenir ici, les deux autres ayant été dans l’obligation de choisir des affectations différentes, en Guyane et en région parisienne. Le retour à Wallis après une promotion n’est donc pas systématique.
Nous avions dû abandonner, pendant quelques mois, les permanences des greffiers sur l’île de Futuna. Or il est important, au-delà des simples audiences foraines, que le greffe se déplace sur cette île située à 230 kilomètres et à une heure de vol de Wallis pour se rendre au plus près de la population futunienne, car les permanences des deux avocats se font à Wallis, et non à Futuna. La présence de greffiers permet donc de rencontrer la population et de lui apporter des explications.
L’accueil au tribunal concerne à 90 % la tenue du registre du commerce et des sociétés de Wallis-et-Futuna, les 10 % restants venant pour des procédures civiles ou pour demander des renseignements concernant des procédures pénales.
Nous avons par ailleurs ouvert le tribunal au public scolaire. Il est important que les élèves des deux îles puissent se rendre dans une juridiction pour comprendre les métiers et les missions et pour assister à des audiences. Cela contribue pleinement à l’accès des justiciables à la justice.
Les services de greffe sont désormais équipés pour suivre les chefs de juridiction dans leurs missions et dans leur volonté de faire progresser l’accès au droit. Nous sommes en relation permanente pour mettre en place l’organisation nécessaire. Il est important que le greffe dispose des moyens pour ce faire.
Nous avons connu des expériences différentes au sein de juridictions différentes – Polynésie pour le président, Mélanésie et Corse pour le procureur, et Saint-Pierre-et-Miquelon en ce qui me concerne. L’organisation du TSA de Saint-Pierre-et-Miquelon pourrait être dupliquée sur les îles sœurs de Wallis et Futuna, car même si elles se situent aux antipodes du point de vue climatique et structurel, les besoins sont identiques.
Pour ma part, je me réjouis de pouvoir compter sur six agents compétents. L’absentéisme n’existe pas : les effectifs sont motivés pour faire progresser la justice sur les îles de Wallis et de Futuna et pour rendre service aux justiciables. C’est important, car c’est la qualité du service public qui est en jeu.
Je tiens tout de même à souligner une difficulté : pour qu’il y ait réussite à un concours, encore faut-il que celui-ci soit organisé dans notre territoire. Or les concours du ministère de la justice sont organisés par la cour d’appel, ce qui peut dissuader certains habitants des îles de Wallis et de Futuna de s’y présenter. Cette semaine, le ministère de l’intérieur a pour une fois organisé un concours déconcentré sur l’île de Wallis, permettant ainsi aux Wallisiens et Futuniens de passer à moindre frais un concours pour entrer dans la fonction publique et pour servir la nation. Nous avons encore une marge de progrès assez importante pour les concours internes et externes. Il en va de même pour les formations tout au long de la vie, celles-ci se déroulant non pas à Wallis-et-Futuna mais en Nouvelle-Calédonie, siège de la cour d’appel dont nous dépendons, ou dans l’Hexagone. Ainsi, l’École nationale des greffes se trouve à Dijon.
L’équipe sur place est composée à la fois de personnel expatrié et de ressources locales qui ont pu bénéficier, après de nombreuses tergiversations, d’une avancée statutaire puisqu’elles ont pu intégrer la fonction publique dans un corps qui leur est propre. Je peux donc désormais compter sur deux greffiers et des personnels administratifs.
M. Davy Rimane, président. À vous entendre, c’est à se demander si Wallis-et-Futuna fait vraiment partie de la République. Indépendamment du statut particulier de cette collectivité, je ne pensais pas qu’on en était là en matière d’accès au droit et à la justice.
Monsieur Avena, pourquoi un seul des trois agents partis en formation est-il revenu ? Au ministère de la justice, on sait pourtant organiser des concours délocalisés avec affectation déjà identifiée.
M. Frédéric Avena. L’une de ces trois personnes était une vacataire contractuelle futunienne ayant le diplôme requis pour passer en externe le concours national. Elle est donc allée en formation à l’école de Dijon pendant dix-huit mois, puis elle a été affectée en fonction de son rang de classement de sortie à l’un des postes ouverts. C’est elle qui tenait les permanences à Futuna dont je vous expliquais l’importance ; elle était donc un relais important sur place pour les magistrats.
La deuxième personne, une Wallisienne, a dû aussi faire le choix de quitter définitivement le territoire après avoir réussi un concours interne mais à vocation nationale de catégorie C, qui lui a permis de passer de faisant fonction de greffière à greffière. Cette formation de douze mois s’effectue en alternance entre l’école de Dijon et des juridictions du territoire hexagonal. Elle aussi a été affectée en fonction de son rang de classement à l’un des postes ouverts. Or il n’y en avait pas dans la juridiction de Wallis-et-Futuna.
La troisième personne a pu rester à Wallis-et-Futuna dans le cadre d’une requalification. Cet agent avait une ancienneté de faisant fonction de greffier suffisante pour devenir greffier après la réussite à un concours extraordinaire, simplifié et donnant accès à une formation plus courte. Dans ce cadre, la personne a la garantie de revenir puisqu’elle est affectée dans sa juridiction d’origine avant même de partir en formation, alors que dans les deux premiers cas, les personnes sont soumises, pour revenir, aux mêmes règles de mobilité en cas de vacance de poste que les autres greffiers de tout le territoire hexagonal.
M. Davy Rimane, président. Est-ce que les choses se passent bien avec les citoyens défenseurs ou est-ce que vous rencontrez des difficultés liées à leur manque de formation ?
M. Jordane Duquenne. Nous avons de très bonnes relations avec ces personnes que nous sommes amenés à rencontrer quasi quotidiennement dans l’enceinte du TPI. Cela étant, les standards de compétence des citoyens défenseurs sont très éloignés de ceux attendus d’un avocat.
M. Christian Mour. En effet, les relations avec les citoyens défenseurs sont très courtoises, ce qui n’empêche pas des difficultés dues à leur manque de formation dans des matières qui exigent une grande technicité, notamment quand ils interviennent comme mandataire dans une procédure civile. Car le juge civil ne peut statuer ultra petita, sur des demandes qui n’auraient pas été présentées par le justiciable ou son mandataire.
Avant de devenir magistrat, j’ai été avocat pendant dix-sept ans au barreau de Versailles. J’ai été magistrat en Polynésie française où j’avais déjà eu l’occasion de me rendre à plusieurs reprises en tant qu’avocat. Un juge a toujours intérêt à avoir face à lui des avocats qui vont présenter des demandes et des arguments de défense. Le jugement est vraiment une œuvre collective ; il est rendu au vu de demandes et après confrontation d’arguments.
Prenons le cas d’un accidenté de la route qui demande la liquidation de ses préjudices, sachant qu’il existe différents chefs de préjudice ouvrant droit à indemnités. Si les chefs de préjudice ne sont pas tous présentés à l’appui de la demande, le juge ne peut suppléer la carence des parties et statuer quand même sur un chef de préjudice omis. Le droit de la famille est aussi une matière très difficile. Le droit devient de plus en plus technique et précis. Les citoyens défenseurs – et les mandataires de manière générale – n’ont pas la compétence pour assister leurs clients et présenter les requêtes devant le tribunal.
Les citoyens défenseurs, dont certains sont wallisiens et futuniens, peuvent en revanche faire profiter l’institution, notamment dans le cadre d’une procédure pénale, de leur connaissance de l’environnement social et des comportements habituels des Wallisiens et des Futuniens.
M. Mikaele Seo (EPR). Je suis vraiment ravi de savoir que l’on se soucie de Wallis-et-Futuna car, comme vous l’avez dit, monsieur le rapporteur, on pourrait se demander si ces îles font vraiment partie de la République française. On oublie qu’après la Calédonie, il faut encore trois heures de vol pour arriver à Wallis-et-Futuna. C’est pourquoi je vous remercie, monsieur le rapporteur, qui n’êtes pas président de la délégation aux outre-mer pour rien !
J’ai les mêmes questionnements et sujets de préoccupation que vous, notamment en matière d’aide juridictionnelle, et j’en ai fait part récemment au ministère de la justice ainsi qu’à Bruno Karl et Camille Miansoni, respectivement premier président de la cour d’appel de Nouméa et procureur général à la cour d’appel de Nouméa. En collaboration avec les équipes du ministère de la justice, je travaille à la rédaction d’un amendement sur l’application de l’aide juridictionnelle à Wallis-et-Futuna.
L’absence de PJJ et d’éducateurs s’est fait sentir sur le territoire lorsque nous avons eu à traiter du cas de mineurs. Certains ont été envoyés à Nouméa, mais ils étaient de retour un mois plus tard car la Nouvelle-Calédonie est elle-même confrontée à un manque de moyens. Une fois revenus, ces mineurs étaient dans la nature. Outre des familles d’accueil, il faut aussi des éducateurs à Wallis-et-Futuna.
Si la justice doit évoluer dans notre collectivité, elle doit aussi conserver des spécificités telles que le fai hu, la procédure coutumière de demande de pardon. Contrairement à ce qui se passait il y a encore dix, quinze ou vingt ans, la demande de pardon n’a désormais pas d’incidence sur le jugement. Pourquoi ? L’article 3 de la loi de 1961 laisse pourtant toute sa place au respect des coutumes, et de nombreuses familles font encore ce geste très fort en s’attendant à ce qu’il ait une conséquence sur le jugement.
Au cours de la précédente législature, mon combat commun avec les députés Philippe Dunoyer et Moetai Brotherson, élus respectivement de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, avait permis d’obtenir que les citoyens défenseurs soient désormais rémunérés. Nous voulions aussi qu’ils aient une formation comparable à celle des avocats pour pouvoir bien défendre les justiciables.
S’agissant des greffiers, j’ai été sollicité par deux personnes qui ont été nommées dans d’autres juridictions après avoir fait une formation et qui voudraient revenir en poste à Wallis-et-Futuna. Le ministère nous oppose toujours la même réponse : il n’y a pas de poste ouvert.
Pour la délocalisation des centres d’examen pour les concours du ministère de l’intérieur, j’avais mené un autre combat avec Jean-Baptiste Dulion, alors chef de la mission outre-mer à la DGPN (direction générale de la police nationale). Il s’agissait de donner leur chance aux jeunes Wallisiens et Futuniens qui n’avaient pas forcément les moyens de se rendre à Nouméa pour passer un concours. Côté justice, la même démarche devrait prochainement aboutir en ce qui concerne les concours de recrutement de surveillants pénitentiaires. Nous allons relancer très vite un appel d’offres pour la construction de la future prison, le dernier ayant été infructueux, car notre petit centre pénitentiaire ne peut accueillir tous les condamnés. Nombre d’entre eux sont dans la nature car il y a une liste d’attente, ce qui est problématique. Nous avons vraiment besoin de cette future prison.
M. Jordane Duquenne. Monsieur le député, il n’y a plus de liste d’attente de condamnés qui ne peuvent intégrer la prison. À mon arrivée en septembre 2023, il y avait des dossiers en souffrance, des condamnations à des peines d’emprisonnement ferme qui n’avaient jamais été mises à exécution. Ces dossiers ont été purgés. De plus, le jeu des réductions et aménagements de peine a permis de remédier au phénomène de surpopulation carcérale qui affectait le centre pénitentiaire de Mata’Utu – et dont j’avais eu l’occasion de m’entretenir avec le Lavelua – en ramenant à sept le nombre de détenus, qui était monté à quinze ; c’est beaucoup plus satisfaisant.
S’agissant de la coutume de pardon, je vais préciser mon propos. Il convient de distinguer le pénal et les intérêts civils qui peuvent en découler. Prenons le cas d’un homicide involontaire routier. Dans ce genre de dossier où il y a décès, la procédure coutumière de pardon entre deux villages ou deux districts est engagée très rapidement. Cette coutume est très précieuse, y compris dans le cadre de la procédure judiciaire : le processus de rapprochement entre deux familles, deux villages ou deux districts réduit mécaniquement le risque de représailles qui peut exister après ce type de faits.
Au niveau pénal, cette coutume de pardon ne change rien à la phase d’enquête qui peut être diligentée par la gendarmerie, ni à la phase de poursuite que je peux exercer ensuite à l’égard des individus mis en cause. Elle n’aura pas d’incidence sur la tenue d’un procès. Au vu de la gravité des faits, elle ne pourra pas non plus avoir de conséquences sur une condamnation et une éventuelle incarcération. Au niveau des intérêts civils, en revanche, elle a une conséquence concrète : à l’audience, il n’y a pas de constitution de partie civile, c’est-à-dire que la famille de la victime ne va pas réclamer de dommages et intérêts, étant donné que la coutume de pardon a déjà eu lieu.
M. Christian Mour. Ce qui est intéressant, c’est la coexistence des deux systèmes. Rappelons que la présence européenne à Wallis-et-Futuna date du protectorat français établi en 1888. Une organisation sociale et judiciaire lui a évidemment préexisté.
Cette tradition du pardon est intéressante et valorisante, mais elle peut entrer en confrontation avec la justice de droit commun. En discutant avec les justiciables, on perçoit une espèce d’incompréhension qui tient au fait que la sanction était auparavant l’apanage du roi, et qu’elle tenait nécessairement compte d’une demande éventuelle de pardon. Dans le cadre de la justice pénale, comme l’a dit M. le procureur, la coutume du pardon est prise en compte par l’absence de constitution de partie civile et de demande de dommages et intérêts.
Précisons que certains justiciables wallisiens refusent la coutume, auquel cas l’affaire suit son cours in extenso et des demandes de dommages et intérêts sont présentées par les victimes.
M. Mikaele Seo (EPR). De plus en plus de familles cessent de recourir au pardon coutumier parce qu’il n’a pas d’effet sur le jugement. Auparavant, il apparaissait comme une obligation parce que la décision du tribunal en tenait compte. Je connais des personnes qui n’ont pas été condamnées après un homicide involontaire routier parce qu’elles avaient eu recours au pardon coutumier. Pourquoi n’est-ce plus le cas de nos jours, alors que ce sont les mêmes textes qui s’appliquent ?
M. Jordane Duquenne. Depuis mon arrivée en septembre 2023, j’ai toujours appliqué le code pénal et le code de procédure pénale. Je suis incapable de vous répondre sur les dossiers que vous évoquez. À ma connaissance, aucun dossier n’a été classé sans suite du fait d’une coutume de pardon depuis mon arrivée. Pour ma part, je ne l’ai jamais fait.
M. Mikaele Seo (EPR). J’aborde la question parce que notre territoire conserve sa spécificité.
M. Christian Mour. Cette spécificité est prise en compte : il y a une coexistence entre le droit commun et la coutume. J’en veux pour preuve la proposition de loi portant adaptation des règles relatives au transfert des propriétés immobilières dans les îles de Wallis et Futuna que vous avez déposée en mars 2024. Vous proposez que la gestion des conflits fonciers ne relève plus de l’assemblée territoriale mais des chefferies. En cas de contestation des décisions prises par la chefferie, la juridiction de droit local serait compétente.
Il subsiste un système de résolution des conflits antérieur à la présence française, dont j’ai pu discuter à plusieurs reprises avec le Lavelua. Il s’applique à tous les domaines, notamment aux dossiers civils et fonciers. En Polynésie française, les conflits fonciers sont traités par la coutume, les chefs de village, les chefs de district et le roi, et ils échappent totalement à la compétence de la juridiction de droit commun, à l’institution judiciaire. La spécificité de Wallis-et-Futuna réside dans cette coexistence de contentieux relevant de la compétence coutumière ou de celle de la juridiction de droit commun.
M. Davy Rimane, président. Il me reste à vous remercier tous pour votre participation à nos travaux.
*
* *
M. Davy Rimane, président. L’accès au droit et à la justice apparaissant particulièrement problématique à Wallis-et-Futuna, je suis ravi d’accueillir M. le préfet Blaise Gourtay, en sa qualité d’administrateur supérieur, qui pourra faire état des difficultés particulières qu’y rencontrent les habitants.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Blaise Gourtay prête serment.)
M. Blaise Gourtay, préfet, administrateur supérieur de Wallis-et-Futuna. En ce qui concerne l’accès au droit, comme les précédentes personnes auditionnées ont dû vous le dire, le contentieux à Wallis-et-Futuna est relativement réduit, à la fois pour des raisons démographiques et du fait de l’importance qu’y occupe encore le droit coutumier. En pacifiant les rapports, les autorités coutumières limitent le niveau de délinquance et évitent une bonne partie du contentieux, réduisant de fait le recours à la justice. L’activité de la juridiction est donc relativement faible, et la principale difficulté réside dans l’absence d’aide juridictionnelle, faute d’avocats – et de barreau.
Pour pallier ce manque, il existe un système de citoyens défenseurs, qui présente néanmoins des limites. D’une part, certains n’ont que des compétences juridiques mesurées, ou, en tout cas, n’ont pas l’habitude de défendre des requérants devant les juridictions. D’autre part, si le système est gratuit pour les justiciables, il repose sur l’engagement bénévole de ces quelques personnes qui n’ont ni la même disponibilité, ni les mêmes compétences qu’un avocat.
À l’exception de cette difficulté, il ne me semble pas y avoir véritablement de problème – je parle sous le contrôle de Mikaele Seo.
M. Davy Rimane, président. Dans d’autres territoires ultramarins, les préfets se mobilisent pour assurer l’accès au droit par différentes initiatives – pirogue du droit en Guyane, Justibus en Martinique, points justice. Wallis-et-Futuna est certes dépourvu de CDAD (conseil départemental de l’accès au droit), mais, en tant que représentant de l’État dans ce territoire, comment pourriez-vous y améliorer l’accès au droit ?
M. Blaise Gourtay. Avec 11 000 habitants – 3 000 à Futuna et 8 000 à Wallis –, le territoire est très restreint. Les besoins y sont donc limités, mais les moyens de l’État aussi.
Néanmoins, c’est aussi un atout : le contact avec la population est beaucoup plus direct qu’ailleurs, et un rôle de relais auprès d’elle et de conseil est assuré d’une part par les autorités coutumières – roi ; chefs de district ou faipule pour ce qui est de Wallis ; chefs de village –, d’autre part par la trentaine de policiers et gendarmes, proches à la fois des habitants et des autorités coutumières.
Grâce à ce système, qui fonctionne plutôt bien, l’absence d’institutions formelles d’accès au droit, notamment de conseil territorial de l’accès au droit, ne constitue pas un véritable manque – mais ce point de vue n’engage que moi.
M. Mikaele Seo (EPR). Je souscris à ces propos : la grande chefferie et la coutume contribuent beaucoup à la justice. Et pourtant, la loi ne reconnaît pas le pardon coutumier. D’une certaine manière, cela revient à refuser de reconnaître le rôle de la chefferie.
M. Elie Califer (SOC). Je découvre l’organisation très particulière – et déstabilisante – qui a cours à Wallis-et-Futuna. Finalement, est-ce la justice coutumière ou la justice française qui y est rendue ? Notre commission porte sur l’accès au droit, mais aussi sur la qualité des décisions de justice. Selon vous, la situation à Wallis-et-Futuna ne pose-t-elle pas quelques soucis d’égalité, de transparence, de cohérence ?
Quelle est la contribution des gendarmes aux enquêtes et comment les autorités coutumières reçoivent-elles les conclusions de ces dernières ?
Enfin, le fait qu’une partie des juridictions se trouvent en Nouvelle-Calédonie n’entraîne-t-il pas une lenteur de la décision préjudiciable aux justiciables ?
M. Blaise Gourtay. Seuls les appels sont jugés à Nouméa : le tribunal de première instance, lui, se situe bien dans le territoire – il est installé à Mata’Utu, la ville principale de l’île de Wallis –, ce qui accélère les choses, d’autant que le contentieux est relativement faible. Je ne dispose pas de chiffres précis, mais le délai de traitement des affaires est globalement meilleur – voire largement meilleur – à Wallis-et-Futuna qu’ailleurs en France. De ce point de vue, la situation y est favorable aux justiciables.
L’articulation entre justice coutumière et justice « républicaine » se fait naturellement, car, à l’exception des cas les plus graves et de ceux dans lequel le pardon coutumier peut entrer en jeu, elles ne traitent pas des mêmes affaires. Il y a une sorte de partage des responsabilités. Au reste, il arrive que la justice coutumière règle complètement des affaires qui auraient pu relever de la justice républicaine ; la plupart du temps, les cas ne remontent alors pas jusqu’à la justice de droit commun.
Quant à l’activité de police judiciaire de la gendarmerie, elle est identique à ce que l’on retrouve dans le reste du territoire national. Le commandement de la gendarmerie abrite une brigade de recherche placée sous l’autorité du procureur de la République, qui conduit ses enquêtes comme partout ailleurs. Elle dispose peut-être même d’un atout supplémentaire : le lien de confiance avec les autorités coutumières – là encore, je parle sous le contrôle du député Seo –, qui permet l’échange d’informations, fluidifie les rapports et facilite la résolution des enquêtes.
M. Mikaele Seo (EPR). Le fait que les appels soient traités en Nouvelle-Calédonie ralentit bel et bien la décision. Le procureur près le tribunal de première instance de Mata’Utu a d’ailleurs plaidé pour que les appels soient traités directement à Wallis-et-Futuna, afin d’accélérer les décisions.
Quant à la place de la justice coutumière, je ne polémiquerai pas davantage ici. Le sujet appelle une discussion locale ; nous en reparlerons, monsieur le préfet.
M. Elie Califer (SOC). Monsieur le préfet, que pensez-vous réellement de l’organisation actuelle et de la qualité de la justice rendue à Wallis-et-Futuna ? Je vous rappelle que vous avez juré de dire toute la vérité. L’objectif de cette commission d’enquête est d’améliorer les choses. Que pourrait-on améliorer dans votre territoire ?
M. Blaise Gourtay. Honnêtement, je pense que le système actuel est satisfaisant, tant sur le plan des principes, puisque les droits des personnes y sont aussi bien respectés qu’ailleurs, que pour les justiciables. La justice de première instance y est plutôt plus rapide et l’implantation du tribunal de première instance dans le territoire permet aux magistrats de bien prendre en compte les particularités du contexte local, très différent de ce que l’on peut rencontrer en métropole ou dans les autres outre-mer. Cette prise en compte des spécificités locales est précieuse, il faut la préserver. Enfin, à l’exception de ce qui concerne le pardon coutumier, justice coutumière et justice républicaine travaillent en bonne intelligence. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment de conflit entre elles. Le système me semble donc adapté aux spécificités locales et plutôt efficace.
Comme le volume d’affaires traitées en première instance est réduit, l’activité d’appel le sera plus encore. Partant, il serait délicat d’affecter sur place des magistrats se consacrant à l’appel : ils seraient loin d’être occupés à temps plein. Quant à confier l’appel aux magistrats qui ont jugé en première instance, cela porterait atteinte à des principes fondamentaux de la justice, ce qui, de mon point de vue, n’est pas acceptable.
M. Mikaele Seo (EPR). Monsieur le préfet, même si l’activité d’appel est réduite, le procureur de la République a demandé que cette activité ait lieu sur place et il faut soutenir cette demande.
Vous dites que tout va bien à Wallis-et-Futuna, mais qu’en est-il de l’absence d’aide juridictionnelle ou de familles d’accueil ?
Certes, le taux de délinquance est encore faible grâce à la forte présence de la coutume, mais il commence à augmenter. Encore une fois, la chefferie joue un rôle très important.
M. Blaise Gourtay. J’ai dit que le système me semblait globalement satisfaisant en réponse à la question de M. Califer. Mais effectivement, comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, l’absence d’aide juridictionnelle est véritablement pénalisante pour les justiciables wallisiens et futuniens. S’il n’y avait qu’une réforme à mener pour le territoire, ce serait de développer ce système – même si, faute d’avocats, il ne pourrait être rigoureusement identique à ce qui existe ailleurs. Certes, il existe la visioconférence, mais pour assurer au justiciable la défense la plus efficace et la plus juste possible, l’avocat doit se déplacer. Développer l’aide juridictionnelle à Wallis-et-Futuna est un impératif.
M. Mikaele Seo (EPR). Nous y travaillons avec les équipes du ministère de la justice. Je déposerai un amendement en ce sens.
M. Davy Rimane, président. Je le voterai des deux mains ! Nous avons bien entendu les spécificités de votre territoire. L’aide juridictionnelle n’est déjà pas toujours adaptée aux réalités des territoires d’outre-mer, mais Wallis-et-Futuna part d’encore plus loin.
Un grand merci pour votre présence. Nous attendons désormais la réponse au questionnaire que nous vous avons adressé – idéalement, d’ici à la mi-octobre. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de notre commission d’enquête, il nous a paru pertinent d’auditionner l’Association des juristes en droit des outre-mer (Ajdom). En effet, l’accès au droit doit également se comprendre d’un point de vue intellectuel. Or l’accessibilité et l’intelligibilité de la norme dans les territoires ultramarins présentent des défis particuliers, du fait de constructions juridiques spécifiques liées à notre Constitution comme à notre histoire. Cette complexité peut être dommageable pour les citoyens de ces territoires, notamment lorsqu’il s’agit de faire valoir leurs droits.
J’accueille donc avec plaisir le président de cette association, M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public qui connaît parfaitement notre institution pour avoir exercé comme déontologue de l’Assemblée nationale il y a quelques années.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Ferdinand Mélin-Soucramanien prête serment.)
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, président de l’Association des juristes en droit des outre-mer. Merci de vous emparer de cette question essentielle – derrière la question de la justice se jouent en effet des questions de justice.
Le constat qui vous a conduits à créer cette commission d’enquête est le même que celui auquel nous, qui nous intéressons aux outre-mer et au droit des outre-mer, sommes parvenus au moment de créer notre association : le mal-développement des outre-mer a de très nombreuses causes, et l’une d’entre elles est l’inadaptation des règles qui y sont applicables. L’enjeu est d’autant plus important que, comme vous le savez, les outre-mer sont frappés de plein fouet par différents maux, notamment les inégalités économiques. En moyenne, le PIB par habitant est deux fois inférieur à celui de l’Hexagone, quand le taux de chômage est deux à trois fois supérieur et le taux de pauvreté deux fois supérieur – il atteint même près de 80 % à Mayotte. Tout cela a un impact sur l’accès au droit et le fonctionnement de la justice.
Ces constats nous ont amenés, des collègues, des amis et moi-même, à créer en 2018 l’Association des juristes en droit des outre-mer. Nous avons essayé de ne pas nous cantonner aux cercles académiques et universitaires et d’associer des avocats, des magistrats, des parlementaires, des collectivités et des étudiants. L’association est ainsi ouverte à tous ceux qui s’intéressent au développement et au droit des outre-mer. Notre démarche tient aussi au constat de carences dans les formations universitaires aux spécificités des outre-mer et du droit des outre-mer. Si je laisse de côté les cas particuliers de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie où sont développés de tels cursus de formation, de même qu’en Martinique et en Guadeloupe, il reste, en outre-mer même, des territoires comme La Réunion où il n’existe aucune formation en droit spécifique des outre-mer. Dans ces conditions, on ne peut espérer développer d’ingénierie juridique locale.
Sur le plan national, ces formations spécifiques sont microscopiques, quand elles existent. L’École nationale de la magistrature (ENM) fait, il est vrai, des efforts depuis quelques années, mais cela se résume en tout et pour tout à une journée d’éveil aux spécificités des outre-mer. Nous sommes donc très loin du compte.
Notre association n’est dotée d’aucuns moyens, mis à part les cotisations de ses membres. La dernière manifestation scientifique qu’elle a organisée s’est tenue au Sénat en mai 2025 et portait sur la codification, un sujet qui vous intéresse. Faudrait-il une codification nationale pour les outre-mer ? Faudrait-il des codifications locales ?
M. le président Frantz Gumbs. Vous employez le terme de « codification » : de quoi s’agit-il exactement ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. En ce qui concerne les outre-mer, la codification est un serpent de mer. Il faut donc prendre les choses dans l’ordre.
Il existe plusieurs catégories de territoires situés outre-mer. Une première catégorie est celle des collectivités relevant de l’article 73 de la Constitution. La part du droit commun devrait être très importante puisque les lois et règlements sont censés s’y appliquer de plein droit. Il existe néanmoins des normes spécifiques – que celles-ci aient été adaptées nationalement ou localement, voire, dans certains cas, créées localement. Il y a donc, même dans ces territoires, une part de droit local.
La deuxième catégorie de territoires est celle des collectivités relevant de l’article 74, comme la Polynésie française ou Wallis-et-Futuna, où la part de droit local est très développée en raison de l’application du principe de spécialité.
Enfin, la troisième catégorie de territoires ne concerne que la Nouvelle-Calédonie, où le Congrès, qui vote des lois de pays, représente une véritable souveraineté locale. Or, dans les territoires qui connaissent une importante production de droit local, comme la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, il a bien fallu gérer cette complexité juridique et faciliter l’accès au droit – cela au moyen de différents outils, parmi lesquels la codification.
La codification rassemble dans un texte unique toutes les normes relatives à un secteur donné, par exemple la consommation, et permet donc une unification du droit ainsi qu’une meilleure accessibilité et une meilleure intelligibilité. Je signale que, dans les collectivités relevant de l’article 73, la question de la codification se pose également, afin, là aussi, de rendre le droit plus accessible et plus intelligible.
Il peut exister des initiatives de codifications privées. Si, en France, la codification répond le plus souvent à une codification publique et officielle, il est aussi possible pour des auteurs de réaliser des codifications privées. Il y a quelques années, j’ai par exemple été sollicité, par l’intermédiaire de l’Association des chambres de commerce et d’industrie des outre-mer, par des entreprises actives principalement dans des collectivités relevant de l’article 73. Ces entreprises souhaitaient avoir à leur disposition un code des entreprises agissant outre-mer dans la mesure où les dispositions fiscales et le droit du travail y sont différents. J’ai donc rédigé un code privé, publié par une maison d’édition et intitulé le Code de l’entreprise en outre-mer, afin de rendre plus accessible le droit applicable aux entreprises.
S’agissant de la codification, on peut néanmoins relever un paradoxe majeur. Il existe dans les outre-mer, et cela à juste titre, une volonté d’adaptation des normes et de création de normes locales qui conduit à une multiplication des normes, par application même du droit à la différenciation. Or codifier relève d’une intention un peu différente, puisqu’il s’agit au contraire d’aller vers une forme de droit commun. Il y a là une difficulté méthodologique.
M. le président Frantz Gumbs. La multiplicité des droits spécifiques aux territoires d’outre-mer par rapport au droit de l’Hexagone ne constitue-t-elle pas un frein à l’accès au droit et à la justice pour ceux auxquels ils s’appliquent ? Il y aurait deux raisons à cela. D’une part, comme vous le dites, les magistrats et les juges qui pratiquent et appliquent le droit en outre-mer manquent de formations spécifiques ; d’autre part, ils n’ont pas vocation à faire toute leur carrière avec ce droit spécifique puisqu’ils sont amenés à bouger. Selon moi, cette multiplicité est donc source d’injustice. Qu’en pensez-vous ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Oui, c’est la contradiction que je pointais mais, selon les domaines de la justice, c’est tout à fait variable. Par exemple, la justice pénale reste a priori une compétence régalienne de l’État qu’il n’est pas question d’adapter – même si l’accord de Bougival du 12 juillet 2025 renforce le rôle des assesseurs coutumiers au-delà des seules questions civiles, y compris en matière pénale. En vérité, les questions de spécialité du droit devant la justice se posent surtout en matière civile et commerciale.
La difficulté consiste dès lors à gérer cette complexité. On pourrait imaginer, dans les outre-mer, des codes qui, applicables territoire par territoire, permettraient de combiner l’exigence de spécialité – dans la mesure où tous les outre-mer tendent vers l’adaptation des normes – et l’unification du droit, en tout cas pour un territoire donné. C’est une réponse possible qui supposerait, au niveau local, des efforts de formation et de transmission des règles applicables localement.
M. le président Frantz Gumbs. Je souhaite pointer la complexité supplémentaire qui, dans certains territoires, tient à l’existence d’un droit local et coutumier qui n’est pas toujours écrit mais que les citoyens respectent et considèrent comme légitime.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. En vertu de l’article 75 de la Constitution, le droit coutumier, en tout cas pour le statut personnel, a droit de cité dans la République française et est pris en considération : cela vaut particulièrement pour la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Wallis-et-Futuna, Mayotte et, plus accessoirement, pour la Guyane.
C’est en Nouvelle-Calédonie qu’on va le plus loin, avec le système des assesseurs coutumiers qui assistent les magistrats dans les instances civiles. Malgré quelques difficultés, ce système très intéressant produit de bons résultats, de telle sorte que l’accord de Bougival prévoit de renforcer la place de la justice coutumière, y compris en matière pénale. Celle-ci est ainsi au cœur de l’action de justice.
La difficulté posée par le droit coutumier est qu’il est souvent méconnu et qu’il n’est ni représenté ni actualisé. Ainsi, dans d’autres territoires comme Wallis-et-Futuna, la coutume locale – qui sert en grande partie de droit applicable sur le territoire – est fort peu connue, si ce n’est, peut-être, par les travaux d’Éric Rau qui en a décrit de nombreux aspects.
Enfin, inutile de parler de Mayotte, où le processus de départementalisation a été précédé d’une mise à bas formelle de la coutume, alors que chacun sait parfaitement que des règles coutumières continuent à s’appliquer sous les règles juridiques.
M. Davy Rimane, rapporteur. Pour avoir échangé ce matin avec des magistrats de Wallis-et-Futuna, nous sommes surpris par la situation en matière d’accès au droit, similaire à celle de Saint-Pierre-et-Miquelon, et par la mobilisation de citoyens-défenseurs.
Les citoyens-défenseurs font office d’avocats auprès des justiciables. Cependant, il n’existe ni formations, ni cadre juridique clarifiant leurs attributions, lesquelles relèvent des articles relatifs aux gardes à vues du code de procédure pénale mais qui, de facto, se trouvent élargies.
Votre association a-t-elle cette situation en perspective ? Des échanges, voire des écrits, ont-ils été engagés concernant le statut ou la formation de ces citoyens-défenseurs, afin que ceux-ci, sans devenir nécessairement avocats, puissent avoir un bagage juridique ? Les magistrats que nous avons auditionnés ont rappelé combien il était difficile d’exercer ce rôle sans formation idoine.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je n’ai pas de retour particulier à faire sur ce point, si ce n’est pour rappeler que Wallis-et-Futuna connaît une situation extrême, ou, autrement dit, extrêmement mauvaise. Cela dit, le manque d’effectifs de la justice – un problème national qui devient encore plus criant dans les outre-mer – fait que, même à La Réunion, en théorie mieux dotée, il est très fréquent d’avoir recours à des assistants de justice. Ceux-ci sont en principe formés, mais ce n’est pas beaucoup mieux qu’à Wallis-et-Futuna. On gère la misère.
Les citoyens-défenseurs de Wallis-et-Futuna devraient au minimum recevoir une formation. La faculté de droit de l’université de Nouvelle-Calédonie est proche. On pourrait tout à fait imaginer que, par convention, ces citoyens-défenseurs soient formés par cet établissement performant. Cela doit pouvoir se faire, mais j’ignore le projet du ministère.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nos auditions et les déplacements que nous avons pu faire ont montré la prégnance de la question de la formation. Alors que beaucoup de citoyens ultramarins estiment qu’ils sont jugés par des personnes qui ne connaissent pas leur territoire, que pensez-vous des concours délocalisés à affectation locale ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je commencerai par une anecdote. La première fois que je suis intervenu sur des sujets outre-mer à l’École nationale de la magistrature, à Bordeaux, c’était pour gérer une urgence. Comme vous le savez, il existe un classement final dans cette école. En général, les postes outre-mer échoient aux derniers ou aux dernières. En l’occurrence, il s’agissait d’une affectation à Mayotte, qui avait déclenché une crise existentielle chez plusieurs candidats. Je suis intervenu, à la façon d’un pompier, pour leur dire que, si le territoire était difficile, il possédait aussi beaucoup d’avantages. C’était il y a une dizaine d’années. Depuis, l’ENM a pris les choses en main et elle organise une journée de sensibilisation aux outre-mer. Mais c’est encore très insuffisant. Un magistrat qui reçoit sa première affectation outre-mer ne sait pas suffisamment qu’il y a dans ces territoires une population propre, avec une identité propre, une culture propre, une voire des langues propres. Il y a un vrai effort à mener. L’École nationale de la magistrature ne peut pas tout. Il faudrait lui donner davantage de moyens. Votre commission d’enquête participe à la sensibilisation et à la conscientisation de ces sujets.
Le système des assesseurs coutumiers, qui existe en Nouvelle-Calédonie, fonctionne plutôt bien. J’ai assisté à plusieurs audiences. On peut imaginer le voir se développer dans les autres outre-mer, avec des assesseurs locaux pouvant servir d’intermédiaires, même en Guyane, en Martinique, en Guadeloupe ou à La Réunion, des territoires que l’on imagine, pour des tas de raisons, proches des considérations hexagonales. Parfois, la présence d’une médiation locale est utile.
M. Davy Rimane, rapporteur. En Guadeloupe, le procureur général et le premier président de la cour d’appel nous ont annoncé la création d’une classe prépa « talents » à l’université des Antilles pour préparer les jeunes de nos territoires à l’École nationale de la magistrature. Nous espérons que cela prendra la même forme que pour les greffiers, avec des concours délocalisés à affectation locale.
Nous sommes frappés par le fait que l’accès au droit diffère selon le lieu où l’on habite – et non pas selon la grosseur de son portefeuille. Les efforts consentis à plusieurs niveaux nous paraissent limités. Pour vous, cette disparité dans l’accès au droit est-elle spécifique aux territoires dits d’outre-mer ou se vérifie-t-elle à l’échelle de la nation ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il y a assurément un problème national. Dans les outre-mer, les particularités des territoires accroissent les difficultés, qu’il s’agisse de leur taille, en Guyane par exemple, ou de leur fragmentation, en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie. Leur exiguïté pose aussi un problème bien particulier dans le cadre judiciaire, celui des conflits d’intérêts, qui nécessite de trouver le bon dosage entre le national et le local. Vous savez que les magistrats judiciaires sont protégés par le principe d’inamovibilité et qu’ils sont généralement soumis à des impératifs de mobilité. Or on constate que certains magistrats restent très longtemps en poste outre-mer, ce qui soulève des difficultés pointées par le Collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire. Mais, là aussi, il y a une insuffisante prise en compte de la réalité de ces territoires et de leur capacité à déclencher des conflits d’intérêts voire plus. Sans vouloir vous plomber le moral, je rappelle que le taux d’atteinte à la probité publique est très élevé dans les outre-mer. D’après les chiffres de l’Agence française anticorruption, il est supérieur à la moyenne nationale de 4,5 fois à La Réunion et de 5,5 fois à Mayotte. C’est l’un des handicaps spécifiques à l’outre-mer au-delà de son éloignement et de sa géographie.
M. le président Frantz Gumbs. Les personnels politiques de certains territoires aspirent à une plus grande autonomie et cherchent à s’émanciper du droit commun. Or nous avons l’impression que, une fois qu’ils ont obtenu des compétences nouvelles, une sorte de distance d’appréciation se creuse entre ce que veulent les élus et ce que veut faire ou ne pas faire l’administration. Pour prendre un exemple, l’assemblée locale de la collectivité de Saint-Martin a voté une écotaxe sur les véhicules. Malheureusement, l’application de cette règle locale n’a pas été possible. Il manquait en effet aux gendarmes, pour verbaliser, un code Nuts (nomenclature des unités territoriales statistiques) qui n’a jamais été attribué. Ces situations relèvent-elles vraiment d’une impossibilité technique ou sont-elles plutôt la marque d’une réticence de l’administration ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il y a des habitudes qui ont la vie dure… Ce sont d’anciennes colonies où existait une administration coloniale. Ce n’est pas un jugement de valeur mais une réalité culturelle. Il n’y a qu’à voir le poids des préfets dans les territoires situés outre-mer, sans commune mesure avec celui des préfets agissant dans l’Hexagone. Ce type de résistance culturelle existe et existera encore sans doute longtemps.
Il n’empêche que la dynamique actuelle est une dynamique d’émancipation, qui s’exprime dans l’appel de Fort-de-France, une dynamique de prise de responsabilités par les territoires situés outre-mer. C’est à l’État français de s’adapter. Les Anglo-Saxons parlent de « souveraineté flexible ». Voilà un autre paradoxe : alors qu’un mouvement de décentralisation voire de différenciation s’est enclenché, on voit dans le même temps le pouvoir de dérogation des préfets augmenter. Ce n’est pas incompatible, mais presque. Nous sommes à une période de bascule. De mon point de vue, l’État n’est pas très au clair sur la part de droit commun qu’il veut absolument maintenir et celle de droit local qu’il peut permettre à ces territoires d’exercer. Il faut que chacun des acteurs précise les choses. C’est à l’État de définir le rapport de souveraineté qu’il veut avoir avec ces territoires.
M. le président Frantz Gumbs. Parmi ceux que nous avons identifiés, le frein culturel est particulier. La culture se manifeste notamment dans les langues ; or de très nombreux citoyens français dans les outre-mer ne parlent pas français. La culture ne se modifie pas par la loi et elle est incontournable. Cela rejoint ce que vous disiez sur la capacité de compréhension et d’adaptation dont l’État doit faire preuve.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je suis d’accord avec vous. Tout ce que l’on dit là est bien joli mais, la réalité, c’est que de nombreux territoires sont frappés par l’illettrisme. Pour citer un exemple extrême, à Mayotte, moins de 40 % de la population savent lire et écrire la langue française. Et que dire de la langue du droit qui est encore moins accessible ! C’est pourquoi, pour transmettre la culture locale, il serait intéressant que les juridictions soient assistées par des assesseurs locaux, à la façon des assesseurs coutumiers en Nouvelle-Calédonie. À La Réunion, lorsqu’un prévenu ne parle que la langue créole, on bricole. Quelqu’un souffle à l’oreille du président de juridiction ce que la personne a bien voulu dire. On pourrait aller au-delà de ce bricolage.
M. le président Frantz Gumbs. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait augmenter la proportion de magistrats issus des territoires pour opérer un rapprochement culturel avec les justiciables ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. D’une manière générale, je suis favorable à ce que l’on pourrait appeler la préférence locale – un gros mot pour certains. Néanmoins, il y a un domaine où elle doit être utilisée avec précaution et discernement, c’est précisément celui de la justice. En effet, l’exiguïté du territoire, le faible nombre d’habitants forment un bouillon de culture favorable aux conflits d’intérêts et aux atteintes à la probité publique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Les effets de l’exiguïté des territoires et de la promiscuité s’appliquent en réalité partout, dès lors qu’il y a un ancrage local. Cela est peut-être un peu moins vrai dans l’Hexagone parce que les magistrats circulent à une autre échelle, mais vient aussi un moment où ils retournent dans leur région d’origine. C’est au magistrat de faire abstraction de la situation et preuve de probité et à nous d’éviter de le placer dans une position compliquée. Ce matin, les magistrats de Wallis-et-Futuna nous disaient qu’ils connaissaient très vite tout le monde.
Au-delà des problèmes que nous avons évoqués, vous semble-t-il que la justice appliquée dans les collectivités territoriales régies par l’article 73 est de bonne facture et fondamentalement bien organisée, de sorte qu’elle prenne en compte les réalités spécifiques de nos territoires ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Non. En raison du manque de moyens, beaucoup de fonctions sont déléguées à des personnes qui ne sont pas des magistrats – des assistants de justice, par exemple. À La Réunion, le greffe public du tribunal de commerce est devenu un greffe privé. Imaginez les conséquences que ça peut avoir pour un territoire aussi important ! La responsabilité relève du ministère de la justice : il doit doter davantage les territoires et prévoir des dispositifs permettant d’améliorer l’accès au droit – assesseurs, médiateurs culturels ou autres. Cela améliorerait l’identification et la représentation de la justice par les populations et, partant, leur relation avec elle.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment expliquez-vous la défiance à l’égard de la justice ? Est-ce lié à l’histoire coloniale de nos territoires ? Est-ce parce que l’application de la justice apparaît décalée à une partie de nos concitoyens ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il existe en effet des obstacles culturels : le passé de la justice coloniale, la difficulté pour certains à comprendre ce que peut être le droit, à identifier le droit et ses professionnels. Autre anecdote : lorsque j’essaie d’expliquer à La Réunion, dont je suis originaire, mon métier de professeur de droit, je n’y arrive pas. Il n’y a pas d’équivalent en créole, où le droit se dit « la loi ». Cela vient de l’époque où il était écrit « la loi » sur la plaque du garde champêtre, qui était le point de contact de la population locale avec le droit. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un problème d’identification et de représentation de la magistrature. Elle n’est ni vue ni visible. Tant qu’il n’y aura pas davantage de magistrats locaux, ce fossé, qui a commencé à se creuser à l’époque de la justice coloniale, continuera à s’accroître. Il va falloir du temps.
M. Davy Rimane, rapporteur. Selon vous, que faudrait-il faire pour essayer de corriger ces dysfonctionnements et rapprocher les citoyens de la justice ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. De mon point de vue, qui est celui d’un professeur de droit et de spécialiste du droit des outre-mer, la principale difficulté tient à l’accès au droit spécial des outre-mer. Cela commence par la tête : les dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer sont mauvaises, inadaptées.
Vous avez dû avoir entre les mains l’ensemble des rapports parlementaires, de droite comme de gauche, qui ont fait ce constat. Le rapport le plus complet est celui de la délégation sénatoriale aux outre-mer, alors présidée par Michel Magras, qui a dressé un constat très éclairant sur le sujet. Il faut reprendre depuis la tête le droit applicable aux outre-mer car, si la tête est pourrie, l’ensemble suit. Il faut donc repartir de la tête pour essayer de remettre ce droit en ordre.
Il faut également consentir un effort sur les vecteurs d’accès au droit. La codification est un bon vecteur. S’il fallait faire un choix, il faudrait établir un code propre à chaque territoire d’outre-mer pour être cohérent avec la volonté d’adaptation locale. Cette mission pourrait être pilotée par la Commission supérieure de codification, rattachée aux services du Premier ministre.
Nous n’avons pas évoqué la question des bases de données et des journaux officiels propres aux territoires. Il existe déjà des portails d’accès au droit en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie ; on pourrait en créer d’autres de ce type car ils rendent le droit plus intéressant, plus accessible et plus proche des citoyens.
Je ne reviens pas sur la formation.
Le droit des outre-mer a près de 80 ans : il est figé, il correspond à une époque révolue, il ne répond plus aux aspirations contemporaines. C’est une difficulté qui gangrène l’ensemble de l’appareil juridique dans ces territoires.
M. le président Frantz Gumbs. Vous êtes un technicien du droit. Au-delà de la lettre du droit, il y a la perception de la justice dans les territoires d’outre-mer, question que vous avez liée à la représentation de la justice, incarnée par des personnes qui disent le droit et qui sont identifiées comme telles. Cette représentation vient d’Européens qui élaborent le droit applicable aux Ultramarins. La question est donc celle de la perception des choses. Ne serait-il pas légitime que ces peuples aient l’impression d’être victimes d’une injustice induite par le système judiciaire lui-même ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il y a un défaut d’identification, c’est évident. Vous me pardonnerez la comparaison, mais les mêmes problèmes se sont posés en Algérie avant son accession à l’indépendance. À la fin des années 1950, les indépendantistes algériens ayant contesté le caractère colonial de la justice, l’État français avait apporté une réponse qui n’était pas inintelligente – mais qui n’a servi à rien au vu de la suite de l’histoire... Le gouvernement français, disais-je, a fait adopter des lois organiques par voie d’ordonnance pour faciliter l’accès à la magistrature des populations originaires d’Algérie, afin de lutter contre le phénomène de justice coloniale. Cela n’a pas marché, donc, mais ce fut une ultime tentative, un soubresaut de l’État français.
Ainsi, on pourrait imaginer que, face à ce défaut de représentation, des voies d’accès particulières soient aménagées à l’École nationale de la magistrature au profit de jeunes femmes et de jeunes hommes originaires des outre-mer.
Pour revenir à l’Algérie, qui n’est peut-être pas le meilleur exemple, le Conseil constitutionnel avait admis le raisonnement tenu par le législateur de l’époque ; la loi organique n’a donc pas été jugée contraire à la Constitution. En vertu de cette loi, pour bénéficier de cet accès, il fallait non seulement faire partie des populations originaires d’Algérie, mais aussi être de confession musulmane. La mesure allait donc assez loin. En tout état de cause, la question peut se poser de la création d’un concours réservé aux personnes originaires des outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Mélin-Soucramanien, nous vous remercions. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugeriez utile à nos travaux.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de nos travaux, il nous a paru pertinent d’entendre l’Association des magistrats ultramarins, tant la qualité de la justice rendue dans les outre-mer est liée aux conditions d’exercice dans ces territoires.
J’accueille avec plaisir Mme Valérie Lebreton, présidente de l’association, magistrate et actuellement présidente de la chambre commerciale de la cour d’appel de Bastia, qui a effectué une part importante de sa carrière à La Réunion. Cette audition sera l’occasion d’examiner les conditions d’exercice, mais aussi de nomination et de formation des magistrats ultramarins, et leurs effets sur l’accès au droit et à la justice des citoyens.
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Valérie Lebreton prête serment.)
Mme Valérie Lebreton, présidente de l’Association des magistrats ultramarins. Je vous remercie de nous avoir conviés. Il me semblait important que vous entendiez la voix des magistrats originaires d’outre-mer, car ils jouent un rôle prépondérant dans l’accès à la justice.
Permettez-moi tout d’abord de présenter l’association. Créée en 2015 par des magistrats réunionnais et une magistrate guyanaise, cette association loi 1901 – nous ne recevons aucun subside public et sommes tous bénévoles – compte désormais également des magistrats guadeloupéens et martiniquais, mais aucun du Pacifique ni de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Nous avons décidé de la créer pour nous battre contre un principe qui n’existe qu’en outre-mer et qui a des conséquences sur nos carrières : « Outre-mer sur outre-mer ne vaut. » Concrètement, cela signifie qu’après avoir passé et obtenu le très difficile concours de la magistrature, puis attendu plusieurs années pour obtenir un poste dans nos territoires, on nous demande de repartir dans l’Hexagone pour faire avancer notre carrière. Ces mutations ne sont pas imposées aux magistrats hexagonaux, qui peuvent avoir une carrière régionale et évoluer de simple juge jusqu’aux plus hautes fonctions de la magistrature en restant au même endroit – c’est même courant. Nous étions, et nous sommes toujours, les seuls à devoir quitter nos territoires : à nos yeux, il s’agit d’une inégalité de traitement. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le penser, puisque le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) lui-même a souligné, dans son rapport d’activité pour 2001, que la faible proportion d’ultramarins dans la magistrature était de nature à créer un malaise chez le justiciable et qu’un rééquilibrage assurant une place importante aux magistrats originaires d’outre-mer constituait un objectif d’intérêt général au visa de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – article que vous connaissez parfaitement, messieurs les parlementaires, et qui dispose : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Malheureusement, ce bel article n’est pas toujours appliqué. Depuis dix ans, l’association essaie donc de faire bouger les lignes, avec un succès inégal.
Permettez-moi de rappeler le fonctionnement de la magistrature : les magistrats sont nommés sur proposition du ministère, après avis – conforme ou simple – du Conseil supérieur de la magistrature. C’est donc lui qui a le dernier mot. Mais cette instance, élue tous les quatre ans, applique de manière inégale le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut ». Notre association mène donc un travail de longue haleine.
Si nous avons obtenu quelques réussites – des collègues ont pu obtenir un avancement sur place, notamment en Guadeloupe et à La Réunion –, nous nous heurtons toujours aux préjugés concernant la justice ultramarine et les magistrats ultramarins exerçant en outre-mer : nous serions davantage corruptibles que les autres, nous n’aurions pas assez de distance pour exercer parce que nous connaîtrions trop de monde compte tenu de l’étroitesse du territoire. Pourtant, non seulement tous les territoires ultramarins ne sont pas exigus – Tahiti couvre une surface aussi grande que l’Europe –, mais en plus, il existe en Hexagone des petites juridictions où un magistrat connaît aussi bien la population de son ressort – je pense à la Creuse ou aux petits villages du Sud-Ouest. Dès lors, pourquoi réserver un sort différent aux ultramarins ? Une telle inégalité de traitement nous paraît injustifiée. Peut-être tient-elle à la façon dont le Conseil supérieur de la magistrature, qui joue un rôle capital dans les nominations, perçoit les magistrats originaires d’outre-mer ? S’il les estime dignes d’être magistrats, s’ils en ont le talent, la compétence et n’ont pas de problème de déontologie, il faut leur permettre d’exercer et d’obtenir un avancement chez eux. Et si vraiment ils doivent partir, il faut leur garantir un retour effectif chez eux.
Nous n’avons pas encore de réponse à toutes ces questions. Avant de venir, j’ai pris soin de consulter tous mes adhérents. Les réponses que je vous apporterai sont le fruit d’un travail collectif mené à la fois avec des magistrats originaires d’outre-mer et des magistrats hexagonaux y ayant exercé, dont le témoignage apporte un autre éclairage, notamment s’agissant de territoires que je ne connais pas, comme les Antilles ou la Guyane.
J’en viens au lien entre notre association et le sujet de votre commission d’enquête : sans magistrats originaires d’outre-mer, l’accès à la justice est plus compliqué. Les ultramarins ont besoin de se reconnaître dans la justice : s’il n’y a aucun ultramarin dans les tribunaux d’outre-mer, cela pose un problème. Plusieurs rapports, dont le rapport d’activité du CSM pour 2021, l’ont souligné. Selon les travaux d’une chercheuse au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), également avocate au barreau de New York, l’absence de magistrats ultramarins est un problème pour l’image même de la justice. En 2011, on estimait qu’il y avait entre soixante et quatre-vingts magistrats ultramarins – ça paraît énorme, mais ces chiffres ne sont pas fiables : ce sont des données empiriques, car il est interdit de faire des statistiques liées aux origines. Aujourd’hui, je suis en mesure de dire, au vu des personnes que je connais, que nous ne sommes plus que trente à quarante. Avec plus de 2 millions d’habitants, les outre-mer représentent près de 4 % de la population française ; pourtant, seuls 0,5 % des magistrats sont ultramarins. C’est une situation sur laquelle il faut vraiment s’interroger, car le premier frein à l’accès au droit en outre-mer est le défaut de compréhension. Or il est plus facile pour un ultramarin que pour un hexagonal de comprendre la population de son territoire.
L’association fonde beaucoup d’espoir dans vos travaux pour faire avancer les choses et pour qu’un jour, enfin, les citoyens ultramarins aient confiance en la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour ce propos introductif déjà très riche. Je voudrais m’assurer d’avoir bien compris le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », qui serait justifié par le fait qu’un ultramarin qui resterait trop longtemps dans son territoire serait plus prompt à céder aux pressions des lobbys – vous avez même parlé de corruption. Concrètement, vous oblige-t-on à revenir en Hexagone, ou pouvez-vous aller d’un territoire d’outre-mer à l’autre ? Après tout, si vous êtes Réunionnaise, on ne peut pas vous reprocher de trop bien connaître les Guyanais, par exemple.
Mme Valérie Lebreton. On ne peut ni rester au sein du même outre-mer, ni aller d’un outre-mer à l’autre. Par exemple, si j’étais magistrate à La Réunion, je ne pourrais pas aller en Guyane – enfin si, peut-être, car c’est une juridiction qui n’est pas du tout attractive. Mais il me serait impossible d’aller dans le Pacifique, par exemple, car c’est une juridiction très attractive.
Après avoir réussi un concours extrêmement difficile de la fonction publique, étudié trois ans à l’École nationale de la magistrature (ENM) et assuré de premières fonctions dans l’Hexagone – c’est obligatoire –, les magistrats ultramarins qui exercent en outre-mer ont donc deux possibilités : accepter de partir pour faire avancer leur carrière, ou refuser et rester magistrat de base toute leur vie. Le dilemme est d’autant plus difficile qu’il faut prendre en compte le reste de la famille, notamment la profession du conjoint, qui n’est pas forcément fonctionnaire. Toutes ces difficultés, les adhérents les ont connues et continuent de les subir aujourd’hui.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez exercé à La Réunion. D’expérience, le manque de représentativité des magistrats ultramarins a-t-il un impact mesurable sur la perception que la population a de la justice ?
Mme Valérie Lebreton. Bien sûr, ne serait-ce que parce que la représentativité facilite la compréhension des justiciables : la façon de les respecter, de leur parler, est importante. Or, contrairement aux magistrats hexagonaux, les magistrats ultramarins savent quand le justiciable ne comprend pas ce qui lui est dit.
J’ai eu la chance d’être présidente du tribunal judiciaire de Saint-Pierre – même si ce que j’appelle « chance », c’est surtout beaucoup de travail et la confiance du Conseil supérieur de la magistrature de l’époque. Lorsque je suis arrivée dans cette juridiction, mon mantra a été l’accès à la justice des plus vulnérables, car ce sont les plus démunis qui ont le plus besoin de la justice. Or, comme vous le savez peut-être, La Réunion compte plus de 115 000 illettrés et le taux de pauvreté y excède 30 %. La majorité des justiciables qui y saisissent un tribunal ont de grandes difficultés de compréhension et ont besoin d’aide. Dès mon arrivée, j’ai donc œuvré pour réduire drastiquement le délai d’obtention de l’aide juridictionnelle, qui permet aux plus démunis d’avoir accès à la justice, et, avec l’aide d’un avocat, d’introduire une instance. En le réduisant de huit à un mois, nous avons immédiatement amélioré la qualité de la justice rendue aux justiciables. J’ai également organisé au sein du tribunal un conseil de juridiction pour discuter de la justice et de la précarité, en mettant en évidence les conséquences de la précarité d’une partie des citoyens de La Réunion sur l’accès à la justice.
Convaincue que les difficultés d’accès au droit tiennent aux conditions de vie précaires de certains citoyens, à l’illettrisme, à l’analphabétisme, à la peur de l’enceinte judiciaire, j’ai mené une politique d’aide juridictionnelle, créé des instances et essayé d’ouvrir le tribunal autant que possible, afin que les justiciables comprennent qu’il ne faut pas avoir peur de saisir la justice en cas de besoin. Je ne dis pas qu’un hexagonal n’aurait pas mené cette même politique « volontariste » d’ouverture de la juridiction sur la cité, mais un ultramarin est peut-être plus sensible à ces problématiques et montre peut-être plus d’appétence et de volonté pour faire bouger les choses dans son territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, cette distance culturelle obère-t-elle la capacité d’adaptation d’un magistrat hexagonal par rapport à un ultramarin ?
Mme Valérie Lebreton. Je n’irais pas jusque-là. J’ai rencontré en outre-mer des magistrats hexagonaux formidables, très attachés à découvrir une autre culture et à comprendre l’univers dans lequel ils vivaient, qui auraient pu en faire autant que moi. Malheureusement, j’y ai aussi rencontré des gens qui dysfonctionnaient et qui donnaient une image déplorable de la justice. Certes, c’est une minorité, mais elle fait très mal à la justice.
M. Davy Rimane, rapporteur. La très faible représentation des ultramarins dans la magistrature tient-elle à un manque d’appétence de notre jeunesse pour la profession de magistrat ou à un dysfonctionnement de la formation, qui conduirait à écarter de fait les ultramarins ?
Mme Valérie Lebreton. Quand on est ultramarin, passer le concours est déjà toute une épopée : il faut faire au moins quatre années d’études en droit – cinq aujourd’hui –, puis trouver une préparation spécifique au concours. Il existe sept classes prépas « talents » en France, mais aucune en outre-mer. C’est un premier frein énorme pour les étudiants en droit ultramarins qui voudraient devenir magistrats.
Ensuite, il y a l’impossibilité de faire carrière. Lorsque j’étais en poste à La Réunion, je suis intervenue à plusieurs reprises devant des étudiants en droit de l’université de Saint-Denis. Ils me disaient tous qu’ils ne voulaient pas devenir magistrats parce qu’ils devraient choisir entre revenir chez eux et faire carrière, alors qu’en étant avocats, ils pourraient rester chez eux et concilier vie professionnelle et vie personnelle. Beaucoup d’étudiants ne passent donc même pas le concours.
Au-delà de la fin du principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », nous demandons depuis 2016 la création de classes préparatoires en outre-mer, afin d’augmenter les effectifs de magistrats ultramarins.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le premier président et le procureur général de la cour d’appel de Basse-Terre, en Guadeloupe, militent eux aussi pour l’ouverture d’une classe prépa « talents » pour les Antilles et la Guyane, pour les mêmes raisons que celles que vous venez d’évoquer.
Vous avez exercé à La Réunion, dont vous êtes originaire. Pouvez-vous nous faire part de votre expérience personnelle ? À quelles contraintes avez-vous fait face ? Vous avez évoqué les préjugés qui entouraient les magistrats ultramarins, par exemple en termes de probité. Selon vous, rencontre-t-on davantage ces difficultés quand on est originaire du territoire ?
Mme Valérie Lebreton. J’ai commencé mes études à la faculté de droit de La Réunion, avant de partir à Bordeaux, faute d’institut d’études judiciaires sur l’île pour préparer le concours d’entrée dans la magistrature. À l’époque, il n’y avait pas encore beaucoup de préparations privées.
Une fois que j’ai obtenu le concours, il n’y avait pas de poste à La Réunion. Je suis donc restée dans l’Hexagone – c’est bien normal, dans toute l’administration, vous passez trois ou quatre ans quelque part. Pour ma part, j’ai été affectée à Épinal, expérience très enrichissante. Je suis retournée assez vite à La Réunion, non sans avoir à me battre : lorsque j’appelais la direction des services judiciaires pour lui dire combien je souhaitais rentrer chez moi parce qu’un proche rencontrait des problèmes de santé, on me répondait que j’étais dans le même cas que les magistrats originaires de Marseille qui exerçaient à Paris. Mais La Réunion, c’est quand même à 10 000 kilomètres de l’Hexagone, rien à voir avec un Paris-Marseille ! Déjà, à l’époque, la méconnaissance des problématiques spécifiques à l’outre-mer était préjudiciable aux ultramarins.
Le parcours du combattant pour repartir dans son île était aussi compliqué par la concurrence avec les autres magistrats : avant la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer, les ultramarins ne bénéficiaient pas d’une priorité statutaire.
Non seulement il est compliqué de revenir dans son territoire, mais, une fois qu’on y est, le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut » obère tout avancement de carrière sur place, alors qu’en Hexagone, les carrières régionales existent.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez finalement réussi à rentrer : parlez-nous de l’exercice dans votre territoire, devant les personnes qui vous ressemblent. Beaucoup de justiciables nous ont dit qu’il était compliqué, pour eux, d’être jugés par des personnes qui ne connaissaient pas leur territoire et leur culture.
Mme Valérie Lebreton. Les justiciables que j’ai jugés ne savaient pas forcément que j’étais Réunionnaise ; ce n’est pas écrit sur mon front. Mais je pense que les choses ont été plus simples pour eux : par exemple, lorsqu’ils laissaient échapper des mots en créole, je les comprenais. Je pouvais interpréter leur comportement, aussi : je ne sais pas ce qu’il en est aux Antilles ou en Guyane, mais certains comportements des Réunionnais peuvent passer pour de la nonchalance, du mépris ou de la moquerie, alors qu’ils traduisent en réalité une forme de gêne ou d’incompréhension. J’étais toute jeune juge à l’époque, mais mes origines ultramarines m’ont permis d’expliquer tout cela aux magistrats hexagonaux avec lesquels je travaillais.
D’expérience, le justiciable ultramarin a donc tout à gagner à avoir une justice qui lui ressemble et qui le connaît. Cela évite les méprises et les quiproquos, et lui permet d’être vraiment entendu. De toute façon, le fantasme d’une justice intégralement ultramarine relève de la science-fiction, car nous ne sommes que trente à quarante actuellement. Reste qu’il me semble souhaitable qu’il y ait quelques magistrats d’origine ultramarine dans les outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle est la proportion d’hommes et de femmes parmi les magistrats ultramarins ?
Mme Valérie Lebreton. Il y a beaucoup plus de femmes dans la magistrature en général – elles représentent entre 60 % et 70 % des magistrats. Cela crée d’ailleurs un double plafond de verre : déjà que les femmes font bien moins carrière que les hommes, je vous laisse imaginer les difficultés pour les femmes ultramarines.
M. le président Frantz Gumbs. Je les conçois bien volontiers. Accepter de partir vous garantit-il un avancement de carrière significatif ?
Mme Valérie Lebreton. Je serais bien en peine de vous répondre. Pour ma part, je suis partie deux fois : on ne pourra pas me reprocher d’avoir fait une carrière régionale. La première fois, c’était pour un avancement : partie simple juge, je suis revenue juge d’un niveau plus élevé et j’ai pu devenir présidente dans mon territoire – cela ne se faisait généralement pas, en raison du principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », mais le Conseil supérieur de la magistrature m’avait fait confiance. Je suis ensuite repartie pour prendre un grade supplémentaire. Concrètement, le fait de partir permet d’avancer en grade. Quant à savoir si cela permet de faire une carrière plus intéressante, je vous le dirai dans dix ou quinze ans. Je ne sais pas si avoir accepté de partir m’aura servi à quelque chose. J’ai rencontré récemment un nouvel adhérent, un jeune Réunionnais qui vient d’entrer dans la magistrature, qui m’a demandé si tout cela en valait la peine : à force de se battre pour obtenir la même chose que les autres, c’est la question qu’on finit par se poser. Parfois, je me demande si j’aurais passé le concours si j’avais su tout ce que je devrais consentir pour avoir des postes, avancer et réussir dans ce beau métier.
À titre personnel, chaque fois que je suis partie, ça a été très dur – pour moi, mais aussi pour mon compagnon et mes enfants. Il faut l’entendre, car je ne sais pas si les gens se rendent bien compte de ce que cela signifie. La première fois que j’ai quitté La Réunion avec mes enfants, ils ne connaissaient pas la neige, ils n’avaient jamais porté de vêtements d’hiver ; ils ont été coupés de tout, notamment du cocon familial dans lequel ils évoluaient, car en outre-mer, la famille est très présente. La seconde fois, ils étaient plus grands, c’était moins compliqué. Mais partir reste un véritable sacrifice pour les ultramarins, et je ne suis pas sûre qu’on en soit récompensé à terme.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons appris que l’École nationale de la magistrature proposait une formation – ou plutôt une simple information – aux magistrats devant prendre un poste en outre-mer, afin de leur donner quelques éléments sur le contexte local, la culture, les langues ; à quoi s’attendre sur place, en somme. Vous sollicite-t-on pour participer à cette formation qui, j’y insiste, est par ailleurs trop légère ?
Mme Valérie Lebreton. Pensez-vous qu’on invite des ultramarins à parler des outre-mer ? C’est une boutade, mais le fait est que non, on ne m’a jamais demandé, pas plus qu’à un membre de mon association, qui est référencée depuis dix ans par le ministère de la justice, d’y participer.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ce n’est pas possible !
Mme Valérie Lebreton. J’ai vu que vous aviez reçu plusieurs personnalités de l’administration centrale : le référent outre-mer au secrétariat général du ministère de la justice ou encore la personne chargée de l’outre-mer au sein de la direction des services judiciaires. De telles fonctions ne sont jamais occupées par des ultramarins. Ceux qui les obtiennent ont bien sûr beaucoup de qualités, la question n’est pas là, mais ils n’ont ni appétence, ni connaissances particulières de ces territoires.
J’ai été entendue par la conseillère services judiciaires de M. Darmanin. Nous sommes d’ailleurs toujours poliment reçus lorsqu’il y a un nouveau cabinet. Mon souhait est que le fonctionnaire chargé de l’outre-mer au sein du ministère de la justice soit un ultramarin. Il me semble que pour un ministère régalien, ce ne serait pas plus mal. Je ne dis pas que seuls des ultramarins doivent parler de l’outre-mer, mais qu’il faudrait une pincée de gens qui en sont originaires au sein du ministère.
M. Davy Rimane, rapporteur. Des dispositifs sont créés pour compenser le manque d’attractivité de territoires tels que la Guyane et Mayotte. Ainsi, lorsqu’un magistrat accepte d’y travailler un certain temps, il peut choisir son affectation suivante. Qu’en pensez-vous ? De tels dispositifs permettent-ils de fidéliser les magistrats en outre-mer ? Plus généralement, que pourrions-nous faire pour améliorer l’attractivité de ces territoires ?
Mme Valérie Lebreton. Les contrats de mobilité auxquels vous faites référence sont très importants, car les magistrats concernés sont souvent des gens d’expérience. Comme vous l’avez dit, cette affectation dans un territoire peu attractif leur permet ensuite d’obtenir le poste qu’ils désirent. Le problème, c’est que souvent, la destination demandée se trouve également en outre-mer, mais cette fois dans un territoire attractif – à La Réunion par exemple –, si bien que les magistrats ultramarins qui veulent rentrer au pays se retrouvent en compétition avec eux. Faut-il accorder une priorité statutaire aux magistrats s’engageant dans un contrat de mobilité ou à ceux faisant valoir des intérêts matériels et moraux ? Je vous laisse l’apprécier. À terme, ce dispositif pourrait donc porter préjudice aux ultramarins.
M. Davy Rimane, rapporteur. Plus précisément, qu’est-ce qui rebute la plupart des magistrats d’aller exercer en Guyane ou à Mayotte ?
Mme Valérie Lebreton. S’agissant de Mayotte, où je suis allée plusieurs fois en tant que cheffe de juridiction et où j’ai rencontré des avocats, le premier problème est la méconnaissance du territoire. L’image véhiculée dans les médias est négative, qu’il s’agisse de la pauvreté, des bidonvilles, des problèmes d’immigration, d’accès à l’eau, ou encore des enjeux climatiques et sécuritaires. Les collègues hexagonaux qui ont des enfants ne veulent donc pas y aller ; ils craignent aussi que le niveau scolaire soit insuffisant et savent qu’il est compliqué d’y trouver un logement.
Pour la Guyane, qui est concernée par le trafic de stupéfiants et également par des problèmes d’immigration, je crois que c’est aussi une question de méconnaissance. Car quand des magistrats s’engagent dans une brigade dans l’un de ces deux territoires, ils repartent avec une autre image.
Je ne sais pas exactement ce qu’il faudrait faire pour y remédier : c’est au ministère de trouver des moyens. L’un d’eux est certainement d’expliquer ce que sont réellement ces territoires. Par exemple, si la formation « partir en outre-mer », que dispense l’ENM et à laquelle vous faisiez allusion, expliquait la réalité des choses de façon étayée, certains seraient certainement plus prompts à aller y travailler.
Une autre manière d’avoir davantage de magistrats dans ces territoires est de former des Guyanais et des Mahorais à ces professions. J’avais des amis mahorais à l’université de La Réunion : il y a des diplômés en droit dans ces deux départements. Il faut former des jeunes et leur assurer qu’ils ont leur place au sein de la justice de la République. Grâce, entre autres, aux prépas « talents », les jeunes pourraient se convaincre qu’ils peuvent devenir magistrats, dans leur territoire et ailleurs, car il faut aussi qu’ils aillent dans l’Hexagone pour voir autre chose et bénéficier d’une expérience enrichissante. Ensuite, ils reviendront chez eux et auront une vie professionnelle et familiale épanouissante.
En un mot, il faut susciter des vocations locales et faire connaître les territoires autrement que par un prisme médiatique négatif.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, qu’est-ce qui serait le plus juste : que personne ne puisse enchaîner deux postes en outre-mer ou, au contraire, que cela soit possible pour tous ?
Mme Valérie Lebreton. Pour l’heure, il n’est pas possible d’obtenir deux postes consécutifs en outre-mer, même s’il y a de nombreuses exceptions, dont on ne connaît d’ailleurs pas trop la justification.
Selon moi, le plus juste serait d’abandonner le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », qui n’est d’ailleurs pas statutaire. Revenons-en à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : les vertus et les talents ! Si une personne est compétente et ne souffre d’aucune difficulté déontologique, pourquoi la priver de travailler dans ces territoires, qu’elle soit ultramarine ou non ? Et pourquoi y aurait-il une conception différente des choses pour les outre-mer ? Qu’est-ce qui le justifie ?
Parlons un instant de la déontologie et des sanctions disciplinaires. Au cours des dix années au cours desquelles j’ai travaillé à La Réunion, les quatre procédures disciplinaires qu’il y a eu ont toutes concerné des magistrats hexagonaux, jamais un magistrat ultramarin. À Mayotte, la seule procédure a aussi concerné un professionnel hexagonal. Si l’interdiction d’enchaîner deux postes en outre-mer repose sur un risque de corruption et de problèmes déontologiques pour les magistrats ultramarins, ce n’est pas étayé par des faits objectifs.
Je ne suis pas complètement bornée. Si, demain, on me disait que sur les quarante magistrats ultramarins, les trois quarts sont en poste en outre-mer, dont vingt font l’objet de poursuites devant le Conseil supérieur de la magistrature, les faits seraient objectivés ; je ne pourrais qu’approuver qu’ils ne puissent occuper deux postes consécutifs dans ces territoires. Mais ce n’est pas le cas. Je le répète, le principe non statutaire dont nous parlons ne repose pas sur la constatation objective de manquements déontologiques de la part des originaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez évoqué les brigadistes, qui viennent compenser le manque de magistrats et de greffiers en Guyane et à Mayotte. L’un d’entre eux occupe même le poste de premier vice-président du tribunal judiciaire de Cayenne. Quel regard portez-vous sur ce dispositif et plus généralement sur les brigades, désormais régulièrement envoyées dans ces deux territoires ?
Mme Valérie Lebreton. De prime abord, les brigades sont très positives pour aider ponctuellement une juridiction quand elle fait face à des problèmes d’effectifs inextricables. Cela procure un souffle et permet aux juridictions de fonctionner.
Le problème, c’est que les magistrats brigadistes ne s’inscrivent pas dans la durée. Cela dénote donc un dysfonctionnement, car on ne peut travailler en permanence de cette manière.
De plus, il faut organiser en amont l’intervention des brigadistes : identification des besoins avec les chefs de juridiction, contrats d’objectifs sur le stock pénal à résorber… Il faut que la justice se porte mieux après le passage d’une brigade, et que les justiciables y gagnent. En effet, n’oublions pas que nous ne travaillons pas pour notre carrière personnelle, mais pour les personnes que nous avons en face de nous. À La Réunion ou ailleurs, nous travaillons pour les justiciables et rendons la justice au nom du peuple français.
En définitive, les brigades sont utiles mais insuffisantes et le dispositif illustre un problème de fonctionnement. On ne peut travailler ad vitam aeternam avec des brigades.
M. le président Frantz Gumbs. Plutôt que d’obliger les magistrats à retourner dans l’Hexagone après un poste en outre-mer, pourrions-nous envisager un fonctionnement intermédiaire, avec une mobilité restreinte à une zone géographique spécifique ? Pour éviter l’éventuel écueil d’une trop longue présence dans un territoire donné, que diriez-vous de prévoir un mouvement au sein d’une zone Atlantique où figureraient la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe, d’une zone relative à l’océan Indien où se trouveraient Mayotte et La Réunion, et d’une zone Pacifique si c’est envisageable ? Cela améliorerait-il le système ?
Mme Valérie Lebreton. Ce serait une excellente idée. En tant que magistrats ultramarins, nous n’aurions d’ailleurs pas besoin d’un temps d’adaptation en passant d’un territoire à l’autre, contrairement aux collègues hexagonaux. Nous serions immédiatement opérationnels, y compris en cas d’avancement, car nous avons une certaine expérience de ces territoires ; nous savons comment les gens et les choses fonctionnent.
Cette possibilité serait donc très séduisante, très intéressante, et supprimerait l’injustice de devoir partir très loin des siens avec sa famille. Au sein d’une même zone géographique, nous pourrions prendre l’avion une fois par mois pour renouer les liens avec nos proches.
M. Davy Rimane, rapporteur. Cela n’engage que moi, mais je tiens sincèrement à vous remercier, madame Lebreton, car vous venez selon moi de briser le plafond de verre auquel nous nous heurtions depuis le début des auditions. On nous a répété qu’il était compliqué de nommer des ultramarins dans leurs territoires d’origine, qu’il fallait faire attention, et j’attendais que quelqu’un nous tienne un autre discours.
Ce matin, nous avons entendu des magistrats en poste à Wallis-et-Futuna. Seuls des hexagonaux sont affectés dans ce très petit territoire, où tout le monde se connaît très vite. La promiscuité qui y prévaut n’est pas moins valable pour eux que pour des ultramarins.
J’ai également bien noté qu’on ne faisait jamais appel à votre association, pourtant référencée depuis dix ans par le ministère de la justice, pour la formation des magistrats avant leur affectation outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Comme le rapporteur, je vous remercie de votre contribution. N’hésitez pas à nous faire part de toute autre réflexion, de vous-même ou de vos adhérents, au sujet de la présence et de la représentation des magistrats ultramarins auprès des justiciables des mêmes territoires. Votre parole est démonstrative et nous vous en remercions. Je vous laisse le mot de la fin.
Mme Valérie Lebreton. Je vous remercie de m’avoir conviée. Il était selon moi important qu’un magistrat originaire des outre-mer intervienne sur ce sujet.
Je n’ai qu’un souhait : que davantage d’ultramarins intègrent la magistrature. Il y en a malheureusement de moins en moins et il faut y remédier. Ce serait une bonne chose pour la justice et l’accès au droit dans les outre-mer.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous entendons M. Laurent Martin, ancien président du tribunal administratif de Guyane. Vous y avez passé cinq années et je crois savoir que l’accès au droit a été l’une de vos principales préoccupations. J’ose espérer que la situation que nous avons découverte début septembre, lors de notre déplacement en Guyane, est meilleure que celle que vous connaissiez à votre départ en 2023, mais je n’en suis pas certain ; vous nous direz ce qu’il en est.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Laurent Martin prête serment.)
M. Laurent Martin, ancien président du tribunal administratif de Guyane. Je suis magistrat administratif depuis 1998. À ma sortie de l’École nationale d’administration, j’ai choisi d’intégrer le tribunal administratif de La Réunion. Après plusieurs affectations dans l’Hexagone, j’ai exercé une première fois en Guyane comme conseiller au tribunal administratif, puis une seconde fois comme président de cette juridiction, de 2018 à 2023. Je connais donc bien le territoire, pour y avoir séjourné neuf années au total.
Je réside désormais à Mayotte, où mon épouse – que vous avez auditionnée la semaine dernière – préside le tribunal judiciaire. En tant que magistrat honoraire, j’assure ponctuellement des permanences de référé au tribunal de Mayotte.
Lorsque j’ai pris mes fonctions de président du tribunal administratif de Guyane, j’ai mesuré plus nettement qu’au cours de mon premier séjour l’ampleur des difficultés d’accès au droit et à la justice rencontrées par une grande partie de la population.
L’accès au droit consiste pour chaque citoyen à pouvoir obtenir une information fiable sur ses droits et des conseils adaptés à sa situation, afin de pouvoir, le cas échéant, les faire valoir devant la justice. Cet accès au droit est un préalable indispensable à l’accès effectif à la justice, lequel repose sur deux conditions : la proximité d’un lieu de justice – or le tribunal administratif de Guyane se trouve à Cayenne, à 260 kilomètres de Saint-Laurent-du-Maroni par exemple – et la connaissance, notamment par les personnes les plus modestes, de la possibilité de bénéficier de l’aide juridictionnelle pour saisir un juge avec l’assistance d’un avocat.
J’ai pu constater à quel point ces questions sont particulièrement complexes en Guyane, pour des raisons parfois méconnues. Le Conseil d’État lui-même n’a pas toujours une perception concrète des réalités locales propres aux territoires ultramarins. La situation sociale de la Guyane est spécifique : le taux de pauvreté et de chômage y est élevé, et la méconnaissance du fonctionnement de la justice est profonde. Même certains maires que j’ai rencontrés ignoraient l’existence des deux ordres de juridiction, judiciaire et administratif. Ce déficit de culture juridique s’accompagne naturellement d’une méconnaissance des droits. Il devient alors difficile, pour beaucoup, d’exprimer précisément leur situation afin d’obtenir une orientation adéquate, par exemple auprès du conseil départemental de l’accès au droit (CDAD). Cette méconnaissance complique également l’accès à un avocat ou à l’aide juridictionnelle, conditions pourtant nécessaires pour engager une procédure devant le juge – juge qui, je le rappelle, se trouve éloigné des villes de la vallée du Maroni, de l’intérieur du territoire ou même de Kourou. Prendre la mesure de ces réalités est essentiel si l’on veut améliorer concrètement l’accès au droit et à la justice en Guyane.
Face à ces difficultés, les magistrats administratifs ont engagé un véritable travail de pédagogie. Ils ont multiplié les interventions dans les médias et participé à trois colloques organisés par l’université, portant respectivement sur le droit des étrangers, la question environnementale et le bilan de l’état d’urgence sanitaire – thématiques qui illustraient concrètement le rôle que peut jouer un tribunal administratif dans la vie quotidienne des habitants.
Nous avons également collaboré avec le conseil départemental de l’accès au droit dans le cadre des « pirogues du droit ». En mai 2019, pour la première fois, un magistrat administratif est allé à la rencontre des habitants dans différentes localités du Maroni afin d’expliquer la mission du tribunal administratif. Cette opération a depuis été renouvelée.
Ces initiatives ont produit des effets positifs, même s’ils demeurent fragiles. La question essentielle est celle de la continuité. Le tribunal administratif de Guyane est une petite structure, composée d’une quinzaine de membres, qui doivent assumer à la fois une charge juridictionnelle importante et des tâches de gestion. Chacun a néanmoins contribué à ces actions d’ouverture, et je tiens à remercier mes anciens collègues pour leur implication.
Il faut enfin souligner que les magistrats n’ont pas tous la même conception de l’accès au droit et à la justice. Certains adoptent une approche conservatrice, estimant que rendre la justice suffit en soi. Pour ma part, particulièrement dans le contexte guyanais que j’ai connu, je crois qu’il faut aller plus loin : la justice doit se rendre visible, expliquer ce qu’elle est et ce qu’elle fait, afin que les habitants des territoires ultramarins puissent mieux la comprendre et s’en saisir.
M. le président Frantz Gumbs. Vous indiquez que c’est lors de votre second séjour que vous avez véritablement pris la mesure des enjeux liés à l’accès au droit et à la justice. Cela soulève deux questions : d’une part, celle du temps nécessaire à un magistrat pour s’adapter aux réalités socio-culturelles du territoire où il exerce ; d’autre part, celle de la durée effective des affectations. Plusieurs témoignages font état d’un turnover important, laissant entendre que les séjours sont souvent trop courts. Partagez-vous ce constat ?
M. Laurent Martin. C’est véritablement à la tête d’un tribunal, avec les moyens disponibles, qu’on peut agir concrètement. Tout dépend de l’engagement du chef de juridiction : de sa volonté de comprendre le territoire, d’inciter ses collègues à s’y intéresser réellement, à ne pas se comporter en simples magistrats de passage, et à s’imprégner de l’histoire et de la culture locales, particulièrement riches en Guyane. Lorsque je suis revenu en poste, huit ans après mon premier séjour, fort des réflexions menées entre-temps, il m’a été plus aisé d’intégrer pleinement cette dimension dans ma fonction.
Entre 2018 et 2023, la durée moyenne des affectations des magistrats administratifs en Guyane était d’environ trois ans. J’ai tenté de faire comprendre au Conseil d’État – sans grand succès – que ces magistrats viennent de France européenne – à l’exception d’un magistrat antillais placé sous mon autorité – et ne sont pas guyanais. Il est donc compréhensible que beaucoup aspirent à repartir après quelques années. Certains choisissent de prolonger leur séjour, par attachement personnel ou pour diverses raisons, mais il n’existe pas en Guyane la stabilité que l’on peut observer dans l’Hexagone, où des magistrats demeurent parfois durablement dans une juridiction proche de leur région d’origine, ancrant ainsi leur vie professionnelle et personnelle dans un même lieu.
Pour améliorer l’attractivité et assurer une forme de continuité, il est essentiel d’encourager la formation d’étudiants en droit issus du territoire. C’est, à mes yeux, un enjeu fondamental pour l’avenir.
En matière d’attractivité, j’ai rapidement constaté qu’il était très difficile de faire venir en Guyane des magistrats expérimentés. Le principal vivier de recrutement restait donc celui des jeunes lauréats du concours, essentiellement externe. J’ai ainsi accueilli de jeunes magistrats enthousiastes mais inexpérimentés, ce qui compliquait le fonctionnement quotidien du tribunal. Pour pallier cette difficulté, j’ai proposé au secrétariat général du Conseil d’État de s’inspirer du modèle en cours d’expérimentation dans l’ordre judiciaire : offrir aux magistrats expérimentés acceptant une affectation en Guyane ou en Guadeloupe la garantie d’obtenir, après deux ou trois ans, l’une des trois mutations de leur choix.
Avec mon homologue de Guadeloupe, nous avons soumis cette idée au groupe de travail créé par le vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre, à la fin de l’année 2021. La proposition a été retenue dans le rapport remis en avril 2022. Malheureusement, le secrétariat général du Conseil d’État n’a pas donné suite à la plupart des mesures susceptibles d’améliorer l’attractivité des juridictions administratives ultramarines, invoquant la nécessité d’études juridiques complémentaires. À ma connaissance, la situation n’a pas évolué depuis.
Cet épisode illustre bien la difficulté persistante qu’éprouve la juridiction administrative à s’adapter aux spécificités des territoires ultramarins, souvent perçus à travers un prisme jacobin qui les assimile trop rapidement à la réalité métropolitaine. C’est pourtant une approche inadaptée au regard des défis locaux, notamment en matière de recrutement.
J’ajoute que tous les magistrats que j’ai accueillis en Guyane – principalement de jeunes recrues, mais aussi deux magistrats expérimentés – ont été conquis par la réalité guyanaise et bien intégrés dans la communauté de travail du tribunal administratif. La « mauvaise réputation » de la Guyane n’est donc pas insurmontable ; encore faut-il disposer des leviers adéquats. De ce point de vue, la décision du Conseil d’État de ne pas appliquer les recommandations du groupe du travail, alors même que les besoins du terrain sont clairement identifiés, est décevante.
M. le président Frantz Gumbs. Une décision d’autant plus décevante que le dispositif que vous proposiez existe dans l’ordre judiciaire…
M. Laurent Martin. Tout à fait. La réponse consistant à invoquer la nécessité d’une étude juridique fine avant toute mise en œuvre de ce dispositif est pour le moins surprenante. Il fonctionne déjà dans l’ordre judiciaire, et je connais plusieurs magistrats qui en ont bénéficié et s’en sont déclarés pleinement satisfaits. Grâce à lui, le tribunal judiciaire de Cayenne a pu attirer des magistrats qui, sans cette garantie de mobilité, n’auraient jamais envisagé une affectation en Guyane.
Cette différence de traitement est troublante : sur ce point précis, le ministère de la justice s’est montré beaucoup plus attentif et innovant que le Conseil d’État.
M. le président Frantz Gumbs. Le Conseil d’État est une très vieille institution, qui fonctionne comme elle a toujours fonctionné.
M. Davy Rimane, rapporteur. En 2022, alors que vous exerciez en Guyane, le gouvernement a créé le dispositif dit du « 100 % contrôle » pour lutter contre le narcotrafic. Dans ce cadre, un arrêté permet d’empêcher certaines personnes de monter à bord d’un aéronef, sur la base d’un simple document administratif signé par le préfet. Plusieurs avocats ont dénoncé la fragilité juridique de ce pouvoir délégué au préfet, estimant qu’il ne repose pas sur une base légale suffisamment solide.
Le président actuel du tribunal administratif de Guyane n’a pas souhaité répondre à ma question sur ce point. Pour votre part, quel regard portez-vous sur ce dispositif, sachant que, sur la base d’allégations parfois non fondées, un individu peut être empêché d’embarquer sur décision préfectorale ? Pour contester, la personne doit saisir le tribunal administratif, alors même que la plupart des personnes concernées méconnaissent leurs droits, ignorent l’existence et le fonctionnement du tribunal, et n’ont pas les moyens de financer un référé-liberté, qui coûte environ 1 500 euros en honoraires d’avocat. Pour ma part, j’estime que l’application actuelle de ce dispositif foule aux pieds les droits fondamentaux des individus. Quel est votre avis ?
Deuxième question : depuis votre arrivée à Mayotte, quel regard portez-vous sur la situation de l’accès au droit et à la justice dans ce territoire ?
M. Laurent Martin. J’ai toujours été réservé sur le principe de ces arrêtés qui portent atteinte à la liberté d’aller et venir des individus. De plus, ils sont rédigés de façon abrupte, sans que les personnes puissent exposer les raisons pour lesquelles elles prenaient l’avion. Je n’en ai eu à connaître qu’une quinzaine en référé-liberté, sur des centaines d’arrêtés pris par le préfet : c’est bien le signe qu’il y a un problème de compréhension ou d’information qui empêche de nombreuses personnes qui ne savent pas qu’elles ont accès à l’aide juridictionnelle de porter l’affaire devant le juge – même s’il est probable que certaines d’entre elles transportaient réellement de la cocaïne.
Mayotte est encore plus touchée que la Guyane par l’extrême pauvreté : 80 % de la population y vit sous le seuil de pauvreté, l’immense majorité ne maîtrise pas la langue française et ignore comment fonctionne la justice de la République. Avant que le territoire ne devienne un département, il y a quatorze ans, la justice courante était la justice cadiale, enracinée dans la tradition ; les cadis assuraient le règlement des litiges de proximité ou entre les familles. Désormais, la justice de la République est la seule reconnue. Or l’investissement de l’État dans les outre-mer est déficient, aussi bien sur le plan matériel que sur celui des ressources humaines, et le nombre de magistrats judiciaires est insuffisant pour répondre aux besoins.
L’accès à la justice est encore plus problématique à Mayotte qu’en Guyane en raison de l’absence de magistrat administratif résident à Mayotte, un territoire qui compte pourtant 320 000 habitants ; il y a un greffe actif et compétent, mais les magistrats résident à Saint-Denis de La Réunion. On est loin de ce que l’on peut attendre de la justice de la République. Cette question a été posée par le groupe de travail. Dans mon souvenir, la réponse du secrétariat général du Conseil d’État a été de repousser à plus tard le projet de créer un tribunal administratif à Mayotte ou, à défaut, d’y installer des magistrats.
De surcroît, le cyclone Chido a ravagé de nombreux bâtiments privés et administratifs et ceux du tribunal judiciaire et du tribunal administratif sont quasiment restés dans l’état dans lequel ils étaient le soir du cyclone. La toiture a été arrachée sur la partie du bâtiment accueillant les magistrats quand ils venaient à Mayotte et elle n’a été bâchée qu’au bout de trois semaines. Je ne sais pas comment qualifier une telle absence de réactivité. Il aurait fallu réaliser des travaux le plus vite possible pour rendre au lieu de justice un semblant de normalité. Quand ils viennent, les magistrats ne peuvent plus occuper leurs bureaux.
Enfin, il y a un motif d’irritation symbolique dans le fait que le ministre de la justice ne soit pas venu à Mayotte depuis Chido. Le Président de la République et le Premier ministre l’ont fait, ainsi que d’autres ministres, mais ils ne se sont pas rendus au tribunal. La justice a ainsi été ignorée par les autorités de l’État. Il était prévu que le vice-président du Conseil d’État se déplace au mois d’octobre à La Réunion et à Mayotte dans le cadre de sa visite traditionnelle des tribunaux et des cours administratives d’appel ; elle a été annulée, sans doute pour des raisons budgétaires. Il est profondément dommage que le représentant de cette institution ne vienne pas à Mayotte pour se rendre compte de la situation, même dix mois après le cyclone.
M. le président Frantz Gumbs. Je comprends votre frustration. C’est assez terrible.
Vous avez dit que tout est question de volonté de faire ou de ne pas faire. Ne pourrait-on pas baser la sélection des magistrats sur le profil des candidats, sur leurs capacités d’adaptation et sur leur appétence pour ces territoires ?
M. Laurent Martin. Les jeunes magistrats n’ont pas vraiment le choix. À l’issue de leur formation, on leur dit, en fonction de leur classement, qu’ils iront en Guyane ou en Guadeloupe – ce sont les deux seuls territoires ultramarins confrontés à de réelles difficultés d’attractivité. La Réunion et la Martinique n’ont pas ce problème, sans même parler de la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie – quoique les choses pourraient changer prochainement. Il serait faux de dire que rien n’a été fait pour leur faciliter les choses : depuis plusieurs années, les jeunes magistrats en formation ont la possibilité de contacter les magistrats et le président du tribunal de Cayenne pour que ces derniers leur expliquent l’intérêt de venir y travailler, et le Conseil d’État finance au mois de juin un séjour d’environ une semaine pour les magistrats nommés en Guyane afin qu’ils y soient accueillis par leurs futurs collègues et qu’ils puissent trouver un logement.
Pour ce qui est des présidents de juridiction, tout tient à leur personnalité et à la manière dont ils envisagent la fonction. Il n’y a pas de formation spécifique sur l’accès au droit pour les présidents de juridiction fraîchement nommés. C’est pourtant une question sociale fondamentale partout, pas seulement dans les outre-mer, car la part de la population qui ignore ses droits n’a pas la possibilité de les faire valoir si elle n’a pas les moyens de s’offrir un avocat. Une formation adaptée leur permettrait d’ouvrir une réflexion sur le sujet. Personnellement, je n’ai pas reçu de formation en arrivant en Guyane ; j’ai tout appris sur le terrain. Une formation bien faite, comme sait les faire le centre de formation des juridictions administratives, m’aurait donné les outils pour mieux collaborer avec le président du CDAD, qui est par ailleurs le président du tribunal judiciaire.
M. Davy Rimane, rapporteur. En plus d’encourager les vocations pour la magistrature chez les jeunes ultramarins, comment faire en sorte que nos concitoyens aient une meilleure connaissance de l’accès au droit et de l’aide juridictionnelle afin de ne pas être lésés et d’accéder plus facilement à la justice ?
M. Laurent Martin. Pour moi, on ne peut pas être totalement citoyen d’un territoire – j’entends par là les citoyens au sens strict, mais aussi tous les habitants qui ont des droits sans être citoyens – sans recevoir une formation civique. Comment faire valoir mes droits quand ils sont bafoués si je n’ai que des bribes de connaissance ? C’est pour moi le rôle de l’école, surtout au collège et au lycée, où le professeur d’histoire-géographie, qui est aussi chargé de l’instruction civique, mais aussi d’autres professeurs, pourrait axer une partie de leur travail sur ces questions et emmener les élèves dans les tribunaux pour leur montrer comment le système fonctionne.
Les tribunaux doivent, eux aussi, faire ce travail vers la cité pour montrer ce qu’est un tribunal administratif ou judiciaire et à quoi il sert. Je suis moi-même intervenu de nombreuses fois à la radio en Guyane, de même que mon collègue Mahrez Abassi, le président du tribunal judiciaire ; ce sont des petites pierres qui, mises bout à bout, font connaître la justice. Il est nécessaire de savoir comment elle fonctionne pour y recourir si nécessaire en vue de se défendre et de faire valoir ses droits.
M. le président Frantz Gumbs. Nous apprécions votre liberté de ton. Elle nous donne une compréhension plus globale du système, car ceux qui sont aux affaires dans les tribunaux se doivent de respecter un cadre qui limite leur liberté d’expression.
Ayant moi-même travaillé un temps pour l’éducation nationale, je suis sensible à votre dernière réflexion sur le rôle des collèges et les lycées pour développer la connaissance des métiers du droit dans leur ensemble – magistrats mais aussi notaires, avocats ou encore huissiers.
Je vous remercie pour ces échanges.
*
* *
M. Davy Rimane, président. Nous entamons notre deuxième matinée consacrée à la situation des Wallisiens et Futuniens. Nous accueillons notamment des assesseurs titulaires près le tribunal de première instance, qui sont des citoyens volontaires, nommés par le ministère de la justice pour assister les juges des enfants dans l’exercice de leurs missions, mais aussi, à Wallis-et-Futuna, le tribunal correctionnel. Les citoyens-défenseurs forment quant à eux une autre particularité judiciaire de ce territoire ; ils sont choisis par le président du tribunal de première instance pour assurer la défense des citoyens en matière pénale, faute d’avocats sur le territoire.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Angélina Tofili, M. Petelo Hanisi et Mme Germaine Filimohahau, Mme Olga Gaveau et Mme Stéphanie Vigier prêtent successivement serment.)
Mme Angélina Tofili, présidente de l’association Lea ki Aluga, Osez. Je suis accompagnée de Patricia Jacquin et Julix Malau, respectivement vice-présidente et secrétaire de l’association. Notre association a été créée en juin 2013, avec comme principal objectif de lutter contre toutes les formes de violences – envers les femmes, les hommes et les enfants. Nous menons principalement des actions de sensibilisation, de prévention et d’accompagnement de proximité pour les victimes.
Nous avons un local d’écoute – E Api Te Fafine – où nous accueillons les victimes ; puis, selon ce que nous avons entendu d’elles, nous leur proposons un accompagnement.
Nous menons notre action de sensibilisation lors de journées phare, comme celles dédiées à la protection de l’enfant ou celle du 25 novembre, consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous intervenons aussi en milieu scolaire, lorsque l’institution le demande ou en cas de besoin.
Nous assurons également des tâches administratives et nous intervenons sur le plan juridique, en collaboration étroite avec la justice, afin d’accompagner nos victimes de la plainte au jugement.
Enfin, nous sommes souvent nommés administrateurs ad hoc dans des situations concernant des enfants mineurs.
Nous recevons des aides de l’Assemblée territoriale, de la justice, des consulats australiens et néo-zélandais, occasionnellement du ministère des outre-mer – en cas d’appels à projet spécifiques –, ainsi que de la délégation des droits de la femme et de l’égalité (DDF). Nous candidatons également, lorsque nous le pouvons, au fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). Par ailleurs, nous avons pu installer notre structure d’accueil pour les victimes grâce au plan de relance, en 2021.
Nos statistiques annuelles montrent une hausse du nombre de victimes ; sans doute est-ce lié au fait que les signalements augmentent grâce aux actions de sensibilisation qui sont menées.
Mme Stéphanie Vigier, trésorière de l’association des citoyens-défenseurs de Wallis-et-Futuna. Nous comptons quatre citoyens-défenseurs actifs – trois à Wallis et un à Futuna – et deux inactifs – l’une en raison d’une formation en métropole, l’autre pour raisons personnelles. Les citoyens-défenseurs existent depuis les années 1990, voire un peu avant ; notre association a été créée en 2022.
Nous intervenons dans les auditions de gendarmerie – principalement les gardes à vue – et celles de mineurs. À plusieurs reprises durant l’année, nos actions ont porté sur d’autres domaines et d’autres champs que le pénal.
Le dispositif des citoyens-défenseurs sur le territoire est régi par l’ordonnance n° 92-1147 du 12 octobre 1992. Nous sommes agréés pour exercer les attributions dévolues à un avocat, sans toutefois être des avocats. Nous n’avons ni le même niveau d’étude, ni les mêmes diplômes, ni les mêmes fonctions, ni les mêmes attributions que les avocats.
Le code de procédure pénale détermine les attributions que nous sommes agréés à exercer : donner des conseils aux parties, les aider et les accompagner dans le cadre de gardes à vue. Cette dernière action est rémunérée par la justice ; aucune autre ne l’est.
L’association dispose de fonds propres – nos cotisations ; le FIPD nous a attribué des fonds cette année et l’année dernière, en lien avec des missions spécifiques.
M. Petelo Hanisi, assesseur titulaire près le tribunal de première instance de Wallis-et-Futuna. Je suis assesseur auprès du tribunal correctionnel. J’exerce mes fonctions depuis trois ans. Je suis habituellement convoqué par le tribunal une ou deux fois par an, mais je ne l’ai pas été cette année.
Mme Germaine Filimohahau, assesseure titulaire près le tribunal de première instance de Wallis-et-Futuna. Je suis assesseure auprès du tribunal correctionnel et du tribunal pour enfants. J’exerce ces deux fonctions depuis au moins trois ans. Si nous siégeons avec trois magistrats de profession et sommes donc minoritaires, nos voix sont entendues en fin de processus – au moment du délibéré. Au vu de la faible superficie de notre territoire, une qualité est requise pour exercer ce type de fonctions : l’impartialité.
Mme Olga Gaveau, présidente de l’association des citoyens-défenseurs de Wallis-et-Futuna. Je suis juriste à l’Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna et citoyen-défenseur depuis 2020.
M. Davy Rimane, président. Avez-vous reçu une formation pour exercer vos fonctions – je pense en particulier aux citoyens-défenseurs ? Disposez-vous d’un accompagnement ?
D’une manière générale, quels sont les points particuliers sur lesquels vous souhaitez appeler notre attention ?
Mme Olga Gaveau. J’ai pour ma part effectué un cursus juridique, mais en droit administratif. Nous nous formons sur le tas car nous ne recevons aucune formation du tribunal, que nous réclamons pourtant. Avec l’ancienne équipe – l’ancienne procureure et l’ancien juge André Angibaud –, nous avons créé un protocole pour les formations en Nouvelle-Calédonie, sans toutefois que ce dernier n’ait été validé. Nous aimerions à cet égard que la nouvelle équipe du tribunal – notamment son président, Christian Mour – nous appuie auprès des nouveaux magistrats en fonction en Nouvelle-Calédonie.
Mme Stéphanie Vigier. Mes études en droit ont été moins poussées que celles d’Olga Gaveau, et il s’agissait de droit commercial et international. N’ayant pas étudié le droit pénal, je n’étais pas du tout préparée à la fonction de citoyen-défenseur. J’ai bénéficié d’un tutorat de trois mois avec Mme Gaveau et de quelques jours avec Valetino Polelei, également citoyen-défenseur. Si le greffe du tribunal nous accompagne parfois, nous devons nous débrouiller par nous-mêmes pour trouver les informations et constituer nos dossiers ; dans le cadre des gardes à vue, nous sommes livrés à nous-mêmes avec le justiciable.
Nous demandons des formations depuis plus de deux ans, qu’elles aient lieu à Wallis-et-Futuna ou ailleurs. L’association a contacté des magistrats et des avocats à cet effet, pour obtenir des devis, tout en recherchant des fonds.
Mme Germaine Filimohahau. Je l’ai dit, nous intervenons en fin de parcours. Nous avons vocation à éclairer les magistrats professionnels sur le contexte et les spécificités propres à notre territoire. Ce qui est certain, c’est que les Wallisiens et les Futuniens méritent d’avoir une vraie justice, avec de vrais avocats ayant une connaissance fine des procédures. Les procédures sont importantes car beaucoup de choses sont en jeu. Si les citoyens-défenseurs se débattent comme ils peuvent pendant les procès, les citoyens quels qu’ils soient méritent d’être défendus au mieux.
M. Petelo Hanisi. Il y a trois ou quatre ans, le tribunal correctionnel était composé du président et des deux assesseurs non professionnels que nous sommes. Depuis deux ou trois ans, nous sommes également accompagnés lors des procès par deux assesseurs professionnels de Nouméa. Ces fonctions sont difficiles et nécessitent une bonne compréhension du milieu local.
Mme Angélina Tofili. Nous avons effectué un travail d’autoformation, faute de disposer de compétences pointues pour accompagner au mieux nos victimes. En 2023, nous avons bénéficié d’une subvention du consulat australien : nous avons fait venir une juriste qui nous a formés au droit. Cette formation – trop courte et condensée – n’a pas permis de nous conférer une réactivité suffisante, mais elle a constitué une bonne base.
Nous avons été nommées administrateurs ad hoc sans formation et sans connaissances particulières. Là encore, nous avons dû avoir recours à l’autoformation et à des recherches personnelles.
Concernant les victimes, malgré des avancées – droits des femmes ; information ; présence de femmes à des postes importants, comme la conseillère présidente de la commission de la condition féminine, représentant la Communauté du Pacifique –, une majorité de femmes a un accès limité à l’information et au droit de la cité. Ces femmes ignorent les droits fondamentaux en matière de santé reproductive, de travail, de droit civil ou d’accès à la justice. Pour pallier cette lacune, il faudrait renforcer leur capacité d’accès au droit, avec des informations clefs, accessibles et gratuites, pour une meilleure compréhension.
Même si les femmes en situation précaire sont particulièrement touchées, aucun milieu n’est favorisé : la problématique de l’accès au droit touche tout le monde, car elle ne se pose qu’en cas de conflit. Comme l’a dit Mme Filimohahau, les ressources locales sont les citoyens-défenseurs : ils doivent monter en compétences, en étant formés, pour mieux accompagner les victimes.
Lorsque la gendarmerie se charge des affaires, elle gère non seulement les victimes mais aussi les agresseurs, pour lesquels les citoyens-défenseurs sont pris d’assaut – la priorité n’est pas donnée aux victimes. Or, ils ne sont pas nombreux. Nous accompagnons donc les victimes, en ayant recours à un cabinet d’avocats pour nous aider sur le plan juridique. Cela a toutefois un coût, que nous ne pouvons assumer en continu.
M. Davy Rimane, président. Une demande de précision : vous avez indiqué avoir reçu une subvention de l’Australie ?
Mme Angélina Tofili. Oui, nous sollicitons beaucoup de partenaires pour obtenir des subventions. Elles sont destinées à nous aider dans nos missions d’accompagnement, à nous former et à nous faire monter en compétences dans la gestion et le fonctionnement de notre association.
M. Davy Rimane, président. Les pays voisins vous accompagnent : c’est déjà ça…
Mme Angélina Tofili. Il est dommage que cela incombe aux pays voisins.
M. Davy Rimane, président. Nous sommes d’accord sur ce point.
M. Mikaele Seo (EPR). Permettez-moi de commencer par saluer nos interlocuteurs de Wallis et de Futuna. (L’orateur s’exprime brièvement en wallisien.) Je félicite l’association d’aide aux victimes Lea ki Aluga, Osez, les citoyens-défenseurs et les assesseurs pour leur action, d’autant qu’elle est le plus souvent bénévole.
Actuellement, il n’y a pas d’aide juridictionnelle à Wallis-et-Futuna, faute de barreau local. Mon équipe travaille toutefois avec le ministère de la justice à un amendement qui permettra de créer une telle aide sur place et de satisfaire vos différentes doléances. Monsieur le président, vous m’avez déjà annoncé que vous le voteriez.
Nous demanderons de nouveau des moyens pour la formation des assesseurs et des citoyens-défenseurs. Nous avons en outre demandé l’ouverture de postes d’éducateurs pour mineurs et de foyers d’accueil, qui aideront l’association Osez dans ses missions. L’amendement y fera référence. Soyez rassurés, nous travaillons tous ensemble à améliorer la justice à Wallis-et-Futuna. Dès mon retour sur place, je rencontrerai le président du tribunal local.
Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir fait de Wallis-et-Futuna une priorité. Ce territoire trop souvent oublié, qui est à trois heures de vol de la Nouvelle-Calédonie, accuse un important retard par rapport aux autres territoires ultramarins.
M. Davy Rimane, président. Lorsque j’ai lancé la présente commission d’enquête, je savais déjà que Wallis-et-Futuna avait un statut particulier, puisque le pouvoir exécutif y est exercé par un représentant de l’État. Toutefois, avant ma visite à Wallis – je n’ai pas eu le temps de me rendre à Futuna – j’étais très loin d’imaginer combien la situation locale en matière d’accès à la justice et au droit était choquante.
Monsieur Seo, l’amendement que vous préparez avec le ministère de la justice – que je suis en effet prêt à voter – permettra-t-il de couvrir toutes les demandes ? Outre la création d’une aide juridictionnelle, il faudrait un accompagnement, des formations pour les assesseurs et les citoyens-défenseurs. Ces bénévoles prennent des initiatives pour pallier l’absence d’avocats et les dysfonctionnements graves de la justice sur le territoire. C’est beaucoup leur demander et cela pose problème.
Quant à l’association d’aide aux victimes Osez, elle dépend des subventions de pays voisins ! C’est lunaire.
Mme Angélina Tofili. Faute d’aide juridictionnelle, nous recourons à un cabinet d’avocats néo-calédonien pour défendre les femmes victimes de violences – que les violences soient intrafamiliales ou non. Normalement, pour un tel public, les services d’un avocat doivent être gratuits. Serait-ce possible à Wallis-et-Futuna ?
M. Davy Rimane, président. L’aide juridictionnelle ne s’applique pas dans ce territoire, faute de barreau. L’amendement évoqué par M. Seo devrait permettre de prendre en charge le transport et l’hébergement des avocats d’autres barreaux, afin de remédier au problème.
Mme Germaine Filimohahau. Nous travaillons avec humilité aux côtés des trois magistrats de Wallis-et-Futuna. Nous n’avons aucune formation, mais nous voulons rendre la justice de manière impartiale. Certains de nos délibérés sont assez longs, parce que nous défendons notre avis jusqu’au bout.
Pendant longtemps, les assesseurs ont été la risée de la population, car nous avions la réputation de ne pas servir à grand-chose. Dans ce petit territoire, où les préjugés sont nombreux, il m’a semblé qu’en choisissant d’être assesseure, je contribuais à la justice. Les justiciables, qu’ils soient récidivistes ou non, ont du mal à se défendre, or leur vie pourrait être gâchée par un jugement défavorable.
Alors que, pendant longtemps, la coutume locale a permis de régler les conflits en dehors du tribunal, ce n’est plus le cas. Les habitants font appel à l’institution judiciaire, mais seuls les citoyens-défenseurs sont disponibles pour les aider, alors qu’ils n’ont qu’une formation élémentaire.
Nous manquons en outre de structures, notamment pour suivre les enfants. Une psychologue travaille à l’agence de santé de Wallis-et-Futuna, mais elle doit pouvoir prendre des congés. Alors que la situation n’est pas évidente, nous devons rendre des décisions aux côtés des magistrats.
La population de Wallis-et-Futuna mérite de bénéficier des mêmes droits que les autres Français. J’espère que l’absence de barreau local ne fera pas obstacle à la création d’une aide juridictionnelle, car la situation actuelle a une incidence concrète pour certains jeunes et certaines familles. Il faut évidemment soutenir l’amendement évoqué par M. Seo, pour garantir une justice équitable.
Mme Olga Gaveau. L’ordonnance du 12 octobre 1992 relative à l’aide juridictionnelle en matière pénale en Nouvelle-Calédonie et dans les îles de Wallis et Futuna restreint le champ d’action des citoyens-défenseurs aux affaires pénales – nous intervenons notamment en garde à vue et lors des auditions de mineurs par la justice.
Toutefois, avec la complicité du tribunal, notre champ d’intervention a été élargi aux affaires civiles. Nous sommes par exemple mandataires pour des divorces, alors que, comme nous le répétons au tribunal, ce n’est pas notre fonction.
Nous sommes trois citoyens-défenseurs à Wallis ; un à Futuna. Même si nous n’avons pas la formation nécessaire, nous refusons de laisser de côté nos compatriotes. Nous nous entraidons.
Nous ne sommes pas payés, même pour nos interventions dans le champ pénal. En effet, alors qu’il est prévu que nos fiches d’intervention soient signées à la gendarmerie, nous ne disposons toujours pas d’attestation adaptée à Wallis-et-Futuna, malgré nos demandes récurrentes.
Quand ils sont entendus par les gendarmes ou auditionnés par la justice, les justiciables peuvent choisir entre un avocat ou un citoyen-défenseur. Le fait de résider de manière permanente sur le territoire et de parler la même langue que les justiciables nous rend plus rassurants que les avocats. En outre, nous répondons à toutes les demandes. Les Wallisiens et Futuniens nous font confiance. Nous ne demandons donc pas d’exercer le métier d’avocat, mais que nos fonctions soient maintenues.
Il faut en outre que les Wallisiens et les Futuniens soient entendus et accèdent à la même justice que les autres Français. Cela demande des moyens. Une maison de justice permettrait aux justiciables de se renseigner sur le droit. Actuellement, ils sont abandonnés.
Mme Stéphanie Vigier. En tant que citoyens-défenseurs, en plus de devoir être impartiaux, honnêtes et respectueux, nous devons nous montrer flexibles et respecter la confidentialité des affaires, y compris dans un cadre privé. Notre dévouement doit être exemplaire.
Si nous refusons d’assumer les missions que nous confie le tribunal, cela peut créer des problèmes et faire boule de neige. Nous ne pouvons pas nous contenter d’être présents en garde à vue, car cela ne fonctionne pas.
Il est déjà arrivé qu’aucun des trois citoyens-défenseurs de Wallis ne puisse se rendre à l’audition d’un mineur et qu’il n’y ait pas non plus d’avocat pour nous suppléer. Autre dysfonctionnement : quand un avocat est présent à Wallis, il arrive qu’il refuse d’assister aux gardes à vue ou aux auditions de mineurs, ou qu’il accepte mais en considérant que ce n’est pas son rôle.
Il nous a été demandé en fin d’année dernière et au début de cette année d’intervenir pour des mandats d’amener. Pour ma part, alors que je ne savais même pas ce que c’était, je n’ai été prévenue que la veille de l’intervention. Une formation ne permettrait pas de couvrir tout ce qui nous a été demandé cette année ou l’an dernier.
Si le nombre des interventions des citoyens-défenseurs auprès de personnes audiencées au tribunal est stable, celui de nos interventions en gendarmerie augmente de manière quasi exponentielle, d’après nos statistiques. En 2024 et 2025, un peu plus de 40 % de nos interventions en gendarmerie ont concerné les mineurs.
M. Davy Rimane, président. Les assesseurs et les citoyens-défenseurs maîtrisent le wallisien, mais l’institution judiciaire prend-elle en compte la barrière de la langue pour les justiciables ? Les victimes et les accusés bénéficient-ils d’interprètes ?
Mme Stéphanie Vigier. Oui, la langue fait barrière et la présence d’un interprète est primordiale. Or un seul interprète agréé exerce sur le territoire. C’est donc parfois la même personne qui traduit les propos de la victime et ceux du mis en cause, en gendarmerie, au tribunal et tout au long de l’affaire. Ce n’est pas suffisant.
Mme Angélina Tofili. Oui, nous déplorons que la victime et l’agresseur partagent parfois le même interprète. En outre, l’interprète de Wallis ne saisit pas toujours les nuances culturelles, si bien que sa traduction est parfois incomplète ou imprécise. Ainsi, les justiciables qui ne maîtrisent pas le lexique de la procédure sont parfois très désavantagés.
Parfois, la gendarmerie – mais non le tribunal – sollicite les membres de notre association pour des traductions, car nous sommes des partenaires. Il faudrait plusieurs interprètes et des formations.
Mme Germaine Filimohahau. Je prendrai un exemple parmi tant d’autres pour vous montrer l’importance de l’interprétation. Alors qu’un magistrat demandait à un jeune accusé incarcéré au Camp-Est en Nouvelle-Calédonie s’il avait gardé un lien avec sa famille, s’il lui écrivait, celui-ci a répondu qu’il ne le faisait pas, parce que la prison ne lui permettait pas d’écrire des courriers dans sa langue et qu’il parlait mal le français. L’interprète a traduit sa réponse en un simple « Non, monsieur le président », qui a donné l’impression que le jeune homme préférait se marginaliser. Nous assesseurs, qui comprenons la langue, avons heureusement la possibilité de réajuster les choses en délibéré mais cela ne résout pas toutes les difficultés.
M. Davy Rimane, président. Estimez-vous que les administrés de Wallis-et-Futuna gardent confiance en la justice ou non ?
Mme Angélina Tofili. La manière de résoudre les conflits dans notre culture est différente de celle que promeut le système judiciaire français. Les médiations, qui peuvent être communautaires, familiales ou religieuses, sont préférées au formalisme des procédures judiciaires.
Par ailleurs, notre société est très clanique : le clan prime l’individu. Or le système judiciaire occidental est bâti sur un principe individualiste. Nous essayons de faire au mieux avec nos victimes pour qu’elles acceptent d’intégrer ce système et de renoncer à l’esprit communautaire ou clanique. Cependant, c’est difficile et nous avons souvent du mal à aller jusqu’à la plainte. Le chemin est long. Nous essayons de les accompagner jusqu’au bout de la procédure.
M. Petelo Hanisi. Assez souvent, en cas d’homicide accidentel ou involontaire, la famille de l’auteur des faits se rassemble, prépare des dons et va demander pardon à la famille de la victime. La plupart du temps, cette demande est acceptée. Or, dans le verdict du procès, elle n’est ni prise en compte ni même mentionnée, pas plus que les dons. Comment y remédier ?
M. Davy Rimane, président. Mikaele Seo l’a fait remarquer la semaine dernière au président du tribunal de première instance de Mata’Utu et au procureur de la République.
Mme Germaine Filimohahau. J’ai pu voir que cette démarche était prise en compte dans le cadre de l’indemnisation des victimes et que les dons reçus faisaient l’objet d’une estimation.
M. Davy Rimane, président. C’est bien le cas pour les procédures civiles mais pas pour les procédures pénales.
Mme Stéphanie Vigier. La coutume est en effet prise en compte dans la partie sur les intérêts civils. Mais aucune mention écrite n’en est faite dans le délibéré ni le jugement.
Mme Olga Gaveau. Le justiciable wallisien et futunien sait quand il a commis une infraction mais il ne sait pas où se renseigner. Quand un gendarme se présente chez lui ou qu’il est convoqué pour être auditionné, il s’en étonne. C’est à nous, citoyens-défenseurs, de lui expliquer, quand on le reçoit en audition, qu’il est là parce qu’il a commis une infraction aux yeux de la loi française, si je puis dire, et que c’est puni. Nous rencontrons deux publics : celui qui fait aussitôt barrage et en appelle au système coutumier et celui qui veut aller devant la justice française mais qui a honte et souhaite se faire représenter. Alors que nous ne sommes pas supposés plaider devant les tribunaux, nous plaidons pourtant. L’année dernière, je suis ainsi intervenue en assises, à Wallis-et-Futuna, sans aucune formation pénale, avec un avocat du barreau de Nouvelle-Calédonie.
Si l’infraction est grave, les auteurs savent très bien qu’ils iront jusqu’à l’emprisonnement. Mais si l’infraction n’appartient pas à la culture judiciaire locale, comme ils n’ont aucune connaissance de la justice française, ils ont l’impression que se présenter au tribunal c’est déjà partir en prison. Une telle méconnaissance de leurs droits est-elle un effet du manque de moyens et de structures locales ? Tant qu’il ne lui est rien arrivé, le Wallisien-et-Futunien n’a pas du tout conscience de l’existence du système judiciaire français.
Avec la montée de la petite délinquance, de nouvelles infractions apparaissent : la captation et la diffusion de contenus pornographiques, par exemple. Ces gamins n’ont pas conscience d’être en faute, pas plus que leurs parents en réalité. Quand on leur apprend qu’ils doivent être punis, ils sont d’accord pour aller devant la justice française sauf qu’ils en ont honte et qu’ils ne savent pas quoi faire. Ils se renseignent un peu partout mais, même si nous leur conseillons d’aller au secrétariat du tribunal, ils n’oseront jamais le faire. C’est le déshonneur pour une famille de voir l’un de ses membres au tribunal. Ça laisse penser qu’il a commis tel ou tel crime et qu’il va aller en prison. Tout Wallis-et-Futuna est au courant.
Mme Angélina Tofili. Ce qui empêche aussi les victimes de se manifester, c’est souvent leur dépendance économique vis-à-vis de leur partenaire, ainsi que la crainte de représailles. Il peut également y avoir une dépendance émotionnelle et psychologique. La peur les empêche de témoigner auprès des gendarmes et de demander de l’aide. Dans notre culture, le regard de l’autre a une grande importance. À cause de la promiscuité, on préfère se taire plutôt que de jeter le déshonneur sur un clan ou une famille.
M. Davy Rimane, président. J’éprouve une profonde admiration et un profond respect pour tout ce que vous faites. L’organisation que vous nous décrivez est surréaliste et indigne d’un territoire de la République. Je suis abasourdi ! Ce n’est pas possible que ça continue ainsi. Je suis effaré de voir ce à quoi vous êtes confrontés au quotidien. Déjà que ce n’est pas idéal dans les autres territoires dits d’outre-mer, mais alors là, je dis non.
M. Mikaele Seo (EPR). Je partage tout ce qui a été dit. Le fonctionnement de la justice à Wallis-et-Futuna n’est pas le même qu’en Nouvelle-Calédonie ou ailleurs. Je souhaite encourager tous les acteurs bénévoles ici présents à ne pas baisser les bras. Ils œuvrent pour le bien de nos concitoyens. À Paris, avec l’aide du président de la délégation aux outre-mer et des ministères, nous allons travailler pour améliorer la justice à Wallis-et-Futuna.
Je me demande si disposer d’une structure d’appel faciliterait les choses. À l’heure actuelle, il faut aller en Nouvelle-Calédonie pour faire appel. Par ailleurs, nous nous battons depuis un an pour obtenir des formations qui nous sont refusées par Nouméa. Nous allons saisir le ministère de la justice de ce problème.
M. Davy Rimane, président. Notre rapport sera publié au début du mois de décembre. Vous pouvez compter sur ma détermination pour mettre un coup d’accélérateur afin de régler certaines situations.
Mme Olga Gaveau. J’ai oublié de vous préciser que nous avions également une autre fonction à Wallis-et-Futuna. Quand les crimes sont commis par des femmes, devinez vers qui se tournent le procureur et la gendarmerie pour les héberger et les protéger des risques de représailles ? Vers les citoyens-défenseurs ! À deux reprises, il a fallu que Mme Vigier et moi-même trouvions un endroit pour accueillir ces femmes. Les faits ayant été commis un jeudi, le geste coutumier n’avait pas pu s’accomplir avant le week-end et nous avons dû les héberger. Comme l’association Osez le fait pour les victimes, nous leur avons fourni des vêtements, des produits d’hygiène. L’année dernière, nous avons eu la chance que le ministère de l’intérieur nous octroie une aide de 3 000 euros. Pendant tout le week-end, nous avons trimballé l’auteure dans nos véhicules respectifs pour lui trouver un logement, en attendant que le geste coutumier se fasse. Nous sommes deux Wallisiennes-et-Futuniennes, nous ne pouvons pas refuser.
M. Mikaele Seo (EPR). Nous avons un projet de structures d’accueil locales pour répondre à ce genre de situations. L’association Osez est également en difficulté. Elle a voulu collaborer avec la Nouvelle-Calédonie mais les structures de Nouméa sont déjà surchargées.
Mme Germaine Filimohahau. Il y a quelques années, un ministre passé à Wallis-et-Futuna avait déclaré que l’hôpital de Futuna était une honte pour la France. Aujourd’hui, vous avez le tableau de la justice. J’espère que nous aurons contribué à faire bouger les pions et qu’ils avanceront favorablement pour la population locale. Même si vous ne pourrez pas achever ce chantier monstrueux d’un coup, chaque pierre a le mérite d’exister. Je remercie les députés de nous avoir écoutés et les intervenants d’avoir tenu des propos sincères.
M. Davy Rimane, président. Je vous remercie tous. Notre rapport sera le plus exhaustif possible, afin de refléter au mieux la réalité dont vous nous avez fait part. Ce sera aux parlementaires de ces territoires de faire bouger les lignes définitivement. La situation n’a que trop duré. Vous citiez un ministre, madame Filimohahau ; je citerai François Mitterrand qui, en visite en Guyane dans les années 1980, avait déclaré qu’il n’était plus question de lancer la fusée Ariane sur fond de bidonvilles. Or il n’y en a jamais eu autant qu’aujourd’hui. Les ministres passent, les présidents aussi ; notre quotidien, lui, ne change malheureusement pas. Je vous redis toute mon admiration pour votre engagement et votre détermination à œuvrer malgré des conditions inadmissibles.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons jugé pertinent de nous intéresser particulièrement, dans le cadre de nos travaux, à la justice commerciale. Il existe en effet une différence essentielle entre l’Hexagone et les territoires ultramarins dans ce domaine : les tribunaux de commerce ultramarins sont présidés par un magistrat professionnel, alors que ceux qui résolvent les conflits commerciaux hexagonaux sont exclusivement composés de juges élus non professionnels.
Avant de laisser la parole à MM. Peslier et Geneste, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Michel Peslier et M. Victor Geneste prêtent successivement serment.)
M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France. Après avoir été convié, ce matin, à animer une conférence consacrée à l’intelligence artificielle, je suis heureux de m’exprimer devant vous avec une intelligence humaine – en tout cas, je l’espère – pour tenter de répondre aussi précisément que possible à vos questions.
La Conférence générale des juges consulaires de France regroupe 3 400 juges consulaires français répartis dans 134 tribunaux. Élus par leurs pairs, ils exercent un premier mandat de deux ans et peuvent être renouvelés pour des mandats de quatre ans, pour une durée maximale de dix-huit ans au total. Les juges consulaires, qui sont issus du monde de l’économie, tirent leur légitimité de leur élection, mais aussi de la formation obligatoire qui leur est dispensée de concert par la Conférence générale et l’École nationale de la magistrature (ENM), conformément aux exigences tirées du code de commerce.
Dans les tribunaux mixtes de commerce (TMC), que ce soit à Basse-Terre, Pointe-à-Pitre, Cayenne, Fort-de-France, Saint-Denis, Saint-Pierre, Nouméa ou Papeete, siègent effectivement un magistrat professionnel, qui préside la juridiction, et deux juges élus, qui sont ses assesseurs. La présence du magistrat professionnel garantit le respect des règles de la magistrature et de procédure. La présence, à ses côtés, de juges élus – des commerçants ou des artisans choisis par leurs pairs – en nombre supérieur dans la formation de jugement, assure une représentation forte des acteurs possédant la compréhension du monde de l’économie. Les conditions d’éligibilité et les modalités d’élection de ces juges sont calquées sur celles des juges consulaires élus en métropole, avec quelques adaptations.
Les juges consulaires ne rédigent pas les jugements : cette tâche revient au magistrat de carrière. En revanche, ils disposent d’une délégation du président pour les ordonnances relatives à la procédure de recouvrement d’une créance – plus communément appelée procédure d’injonction de payer – et rédigent des décisions dans le domaine de la prévention des difficultés des entreprises. Enfin, les tribunaux de première instance de Saint-Pierre-et-Miquelon et à Wallis-et-Futuna, qui possèdent cette compétence, sont composés uniquement de magistrats professionnels.
M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC). Je suis moi aussi ravi de pouvoir apporter mon témoignage.
Le greffier de tribunal de commerce est un professionnel libéral, un officier public ou ministériel qui agit sous le contrôle de l’État et est soumis à des règles déontologiques très fortes ainsi qu’à des inspections régulières, mais dispose de capacités d’embauche, d’investissement et d’organisation propres. Le postulat de départ est donc celui d’une délégation de service public, mais exercée sous le contrôle très strict de l’État, tant dans les tarifs pratiqués que sur le plan déontologique.
Actuellement, 227 professionnels exercent en métropole et en outre-mer, dans 142 greffes des tribunaux de commerce ou des tribunaux mixtes de commerce. Nous assurons ainsi un maillage territorial presque parfait. Dernièrement, le 1er janvier 2025, le président polynésien, en accord avec le Président de la République française, a d’ailleurs souhaité confier la gestion des registres – notamment du registre du commerce et des sociétés (RCS) – ainsi que l’assistance du tribunal mixte de commerce de Papeete à un professionnel libéral. Sept greffiers des tribunaux de commerce exercent ainsi en outre-mer, respectivement en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion, en Guyane, à Mayotte et en Polynésie française.
Avant 2019, c’est-à-dire à l’époque où les TMC étaient assistés d’un greffier fonctionnaire, la justice commerciale en outre-mer était en proie à de grandes difficultés en matière d’accueil des justiciables, de délivrance de l’extrait Kbis ou de tenue du registre du commerce et des sociétés. Les délais étaient très longs, l’accueil était difficile, les justiciables étaient souvent contraints de se déplacer et la voie papier était généralement privilégiée. On pouvait véritablement dire que la justice ultramarine était un peu le parent pauvre de la justice commerciale et se caractérisait par un manque d’outils, d’assistance et de suivi des justiciables.
Depuis 2019, ma profession s’est engagée à mettre la justice commerciale ultramarine au même niveau que celle de la métropole. Nous avons tenu nos engagements, puisqu’en l’espace de quelques mois – deux ans au maximum –, nous avons rétabli des délais de jugement et de notification des décisions très courts et permis la délivrance des extraits Kbis en vingt-quatre à quarante-huit heures, répondant ainsi à une demande très forte des fédérations de chefs des entreprises locales. Surtout, nous avons mis nos outils numériques à disposition des juges, des justiciables et des chefs d’entreprise. Je pense notamment au portail des juges, au site Infogreffe et à son service de diffusion des données, aux tablettes distribuées aux juges, ou encore à la signature électronique. La capacité d’investissement et d’adaptation dont nous bénéficions en tant que professionnels libéraux nous a aussi permis d’apporter des effectifs formés et de fournir à ces juges, dont la plupart sont bénévoles, l’assistance et le service qu’ils méritent pour soutenir leur engagement.
Pour entrer davantage dans le détail, les délais de délivrance de l’extrait Kbis, qui étaient compris entre six et neuf mois à La Réunion, par exemple, ont été ramenés à vingt-quatre ou quarante-huit heures.
S’agissant de l’accès aux services du RCS, les formalités étaient auparavant traitées uniquement sur papier et imposaient aux personnes de se déplacer, alors qu’on sait combien cela peut être difficile dans les territoires ultramarins, du fait de l’insularité ou du manque d’axes routiers. Grâce à nos outils dématérialisés, les données et la justice commerciale sont accessibles en permanence.
Un autre savoir-faire de la profession réside dans la numérisation complète des documents, qui permet de construire un parcours numérique pour les justiciables, avec notamment le tribunal digital, pendant du tribunal physique qui regroupe l’ensemble des services en version numérique.
Alors que la gestion des archives était désorganisée – absence d’inventaire et de tri, dossiers stockés pêle-mêle, retards ou absence de versement aux archives départementales –, nous avons rétabli et rationalisé la situation. Les archives sont désormais triées et classées et un important travail de numérisation a été conduit au profit des archives départementales.
La période antérieure à 2019 se caractérisait malheureusement par une absence de fiabilité des données, avec des informations parfois obsolètes ou erronées, et ce alors même que le registre du commerce et des sociétés est la carte d’identité de l’entreprise. On n’imagine pas un état civil qui ne serait pas juste. Il en va de même pour les entreprises : si l’on n’est pas en mesure d’identifier le dirigeant et le lieu du siège social, on ne peut pas identifier la juridiction compétente ni la personne responsable. Il était donc très important, pour les territoires ultramarins, de sécuriser ces données. C’est ce que nous avons fait avec Infogreffe. L’information commerciale est désormais à jour.
Pour ce qui est du personnel et du savoir-faire, il apparaît que les greffiers fonctionnaires qui officiaient antérieurement n’avaient pas bénéficié d’une formation approfondie au registre du commerce et des sociétés ni à celui des sûretés mobilières, tout simplement parce que ces modules n’existent ni à l’École nationale de la magistrature ni à l’École nationale des greffes. Nous avons été capables de former du personnel, le plus souvent local, ce qui était essentiel au vu de l’importance de la fracture numérique et de la langue dans ces territoires où, pour s’adresser aux gens et les orienter, il faut des agents locaux, formés, compétents et qui parlent le créole.
Le domaine de la prévention des difficultés des entreprises, que je sais très cher au président Peslier, est lui aussi capital. Faute de prévention, les territoires ultramarins étaient souvent le théâtre de procédures d’insolvabilité se soldant par des liquidations judiciaires. Notre objectif est d’anticiper les difficultés et d’accompagner les chefs d’entreprise pour leur permettre de restructurer leur activité, de sauver des emplois et d’aider les territoires ultramarins, qui sont déjà en difficulté, à vivre et à perdurer.
Enfin, nous mettons à disposition un autre dispositif auquel je tiens beaucoup, à savoir l’Apesa (aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë), qui propose aux dirigeants, dont certains sont en proie au risque suicidaire, une aide gratuite, notamment sous la forme de cinq séances chez un psychologue, pour relativiser leurs difficultés et éviter le pire, afin qu’ils puissent rebondir et tourner la page après une période difficile.
M. le président Frantz Gumbs. Pourquoi cette différence d’organisation entre l’Hexagone et l’outre-mer ? Entraîne-t-elle une différence dans la qualité ou les délais de traitement des dossiers ?
M. Michel Peslier. Il existe des particularités dans l’application du droit outre-mer, dans certains domaines comme le droit de la concurrence, les baux commerciaux, le crédit-bail et les procédures collectives, mais elles sont dues à des spécificités locales et à l’influence du droit coutumier.
L’organisation des tribunaux mixtes de commerce n’a, à mon sens, pas d’influence sur l’application du droit. Les délais sont plus longs en raison des particularités géographiques de ces territoires. La plupart des auxiliaires de justice, tout comme de nombreux avocats, ont un cabinet en outre-mer et un autre en métropole, ce qui ne rend pas forcément la procédure aussi fluide que dans le reste du pays.
Enfin, si chacun est attaché à la prévention des difficultés des entreprises, donc à l’anticipation et à la détection des signes avant-coureurs, je note que le bilan de l’entreprise fait précisément partie des signaux faibles – ou non, d’ailleurs – susceptibles de renseigner sur la situation de l’entreprise. Or, dans ces territoires, de manière générale, beaucoup d’entreprises ne déposent pas leurs comptes, ce qui rend la mission du juge censé identifier les entreprises en difficulté infiniment plus difficile.
Les délais de procédure sont très comparables à ceux de l’Hexagone. Les audiences dans ces territoires sont très fréquentes et les juges consulaires demeurent très attachés à ce service de la justice.
Peut-être pourrai-je revenir ultérieurement sur la formation des juges. C’est un point important, car, à l’heure où les sujets deviennent de plus en plus complexes, la formation contribue à garantir la qualité de la justice rendue. Les juges y sont d’ailleurs très attachés. Vous n’êtes pas sans savoir que les tribunaux de commerce rendent deux types de décision : le contentieux général représente un peu plus de 55 % de l’activité dans l’Hexagone – je ne connais pas le chiffre exact pour les départements d’outre-mer –, contre 45 % pour les procédures collectives. Alors que l’arsenal législatif, les textes et les moyens évoluent en permanence, il faut que le juge soit au plus près de la réalité afin de répondre au mieux aux questions des justiciables.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je comprends de vos propos, monsieur Geneste, que les greffiers des tribunaux de commerce sont des professionnels libéraux exerçant en vertu d’une délégation de service public. Est-ce bien cela ?
M. Victor Geneste. Exactement : le greffier est un professionnel libéral nommé par le garde des sceaux. Il prête serment, est soumis à un système d’inspection quadriennal et mène son activité sous l’autorité du président du tribunal et sous la surveillance du procureur de la République, tout en étant soumis à des règles déontologiques très strictes.
Nous sommes une des seules professions du droit à ne pas avoir de clients, mais des justiciables, en l’occurrence des chefs d’entreprise qui dépendent de notre ressort territorial. En tant que greffier du tribunal des activités économiques du Mans, mon ressort s’étend à l’ensemble de la Sarthe : toute personne ayant son siège social ou exerçant une activité en Sarthe doit s’adresser à moi. Cela me donne une grande responsabilité, mais aussi une grande liberté dans le traitement des dossiers, puisque je n’ai pas de clients à perdre, mais uniquement une mission de service public à remplir. Cela vaut également dans le domaine de la fraude, où je suis le véritable tiers de confiance.
L’État me délègue cette compétence et c’est par mes propres moyens, en tant que professionnel libéral, que j’investis dans la formation du personnel, les outils numériques, ou encore l’intelligence artificielle. Cela me confère une capacité d’adaptation et d’évolution qui me permet de rendre le meilleur service possible. Mes confrères qui se sont rendus dans les Drom (départements et régions d’outre-mer) ont fait face à des difficultés réelles, car les retards étaient importants et que les territoires concernés peuvent être complexes. Il a fallu s’adapter et trouver des solutions techniques pour résoudre divers problèmes comme l’absence de connexion internet ou encore la difficulté à faire venir des serveurs ou à trouver des personnes désireuses de rester dans des territoires comme Mamoudzou ou Cayenne, mais nous avons souhaité relever ces défis. Notre statut, à la fois souple et exigeant, nous a permis d’y répondre.
On peut dresser un parallèle entre la situation des territoires ultramarins avant 2019 et celle de l’Alsace-Moselle, qui est régie par un statut spécifique, avec un échevinage entre juges professionnels et juges consulaires, assistés par des greffiers fonctionnaires qui, à leur décharge, ne disposent pas forcément des moyens, de la formation et du suivi dont ils auraient besoin. Je suis allé leur rendre visite à la demande du ministère de la justice pour essayer de trouver des solutions en matière de formation et d’outils techniques. Malheureusement, les délais sont beaucoup plus longs en Alsace-Moselle qu’ailleurs, que ce soit dans la tenue des registres ou dans les contrôles opérés en matière de fraude – quand on manque de temps, on pare au plus pressé. Aux yeux des juges consulaires que j’ai pu rencontrer sur place, le fonctionnement de la juridiction pâtit d’un manque d’outils numériques, de suivi et d’assistance.
Je crois beaucoup, pour des secteurs comme le nôtre, qui ne sont pas totalement régaliens comme le seraient l’armée, la police ou la justice pénale, à ce modèle. L’État ne prend d’ailleurs aucun risque : nous supportons le risque financier, la puissance publique fixe notre tarif – ce qui écarte tout danger d’inflation – et nous sommes soumis à des exigences déontologiques très fortes, en vertu desquelles l’État peut nous écarter au moindre faux pas, ce qu’il fait régulièrement quand c’est nécessaire.
La souplesse de ce modèle nous a permis, y compris à Papeete – territoire lointain, insulaire et complexe, bien que magnifique –, de prendre en compte toutes les spécificités locales en l’espace de quelques mois. J’ai ainsi bon espoir que, d’ici la fin de l’année, nous ayons réglé l’ensemble des difficultés et soyons en mesure d’offrir aux habitants de la Polynésie française quasiment la même qualité de service que celle qui existe en métropole. Car là est toujours notre objectif : faire en sorte que le service public soit égal partout sur le territoire.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment les greffiers sont-ils sélectionnés ? L’État procède-t-il par appel d’offres, par exemple tous les deux, trois, quatre ou cinq ans ? Ces appels d’offres sont-ils lancés à l’échelle nationale, ou dans chaque territoire ?
M. Victor Geneste. Un arrêté ouvrant la possibilité d’acheter un office est publié – car les greffiers achètent leur charge, à l’instar des notaires ou des commissaires de justice. Le candidat doit avoir réussi le concours de greffier de tribunal de commerce. Ce fut le cas de la personne nommée à Papeete, même s’il s’agissait d’un cas un peu particulier en raison de l’existence de textes croisés entre le pays polynésien et la France – nous y avons travaillé avec les services de la DACS (direction des affaires civiles et du sceau) et de la DSJ (direction des services judiciaires). Selon les critères définis sous l’autorité de la Polynésie et de la France, un confrère a été choisi et a prêté serment devant la juridiction de Papeete. Il a désormais la possibilité de s’associer et pourra éventuellement revendre son office ou en céder des parts dans quelques années, comme pour tout office de profession libérale.
C’est d’ailleurs pour cette raison que notre responsabilité est très forte. À titre d’exemple, pendant le covid, nos juridictions se sont trouvées dans une situation très difficile, puisqu’il n’y avait plus ni procédures collectives – l’économie étant sous perfusion de l’État –, ni créations d’entreprises. En tant qu’officier public ou ministériel, je ne percevais aucune aide spécifique – si ce n’est au titre de l’activité partielle, mais pas dans des proportions suffisantes pour garder les équipes. La situation était donc difficile, mais, parce que j’étais un professionnel libéral, j’ai assumé, j’ai tenu bon et je me suis maintenu pour pouvoir désormais opérer dans les meilleures conditions. Notre statut implique une grande responsabilité.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quand un greffier arrive sur un territoire où il constate un écart important avec les attentes des justiciables, il doit, si je comprends bien, investir de sa poche pour mettre à niveau les services. Votre activité tient-elle la route économiquement malgré cela ?
M. Vincent Geneste. En tant que profession libérale, nous pouvons lever de la dette en recourant aux banques pour financer des outils et investir sur plusieurs années, là où l’État, compte tenu de sa situation budgétaire, n’est malheureusement plus en capacité de le faire. Nous parions sur l’avenir car nous croyons dans notre profession et dans les juridictions consulaires. Une fois les retards rattrapés, nous commençons à percevoir des revenus et notre activité devient économiquement viable. Cela suppose toutefois de veiller, dans les discussions, à ce que le niveau de nos tarifs soit maintenu, car toute baisse viendrait remettre en cause le maillage territorial : les plus petites juridictions doivent pouvoir continuer à fonctionner.
M. le président Frantz Gumbs. En matière de maillage territorial, y a-t-il des marges d’amélioration ? Je pense à certains territoires dont la géographie complique l’accès à la justice consulaire. Citons la Guyane – pour se déplacer à Cayenne, une entreprise située à Maripasoula n’a pas les mêmes facilités qu’une entreprise de Saint-Laurent-du-Maroni –, les îles éloignées de la Polynésie ou encore, pour prendre un cas que je connais bien, Saint-Barthélemy et Saint-Martin, qui dépendent de la juridiction consulaire de Basse-Terre, ville située à une heure de vol, et dont les habitants doivent, entre le billet d’avion et la nuit d’hôtel, engager des frais avoisinant 400 euros. On ne peut pas dire que tous ces citoyens bénéficient d’un égal accès à la justice.
M. Michel Peslier. Vous avez raison, monsieur le président, mais je reviens à la question de la formation, qui se situe à la périphérie de votre question principale. Les juges élus peuvent se rendre en métropole pour suivre des formations spécifiques une fois par an, rythme insuffisant qui s’explique par le coût élevé du déplacement. Il existe quelques formations à distance, mais elles sont peu pratiques, en raison notamment du décalage horaire. Le plus efficace reste bien sûr que les formateurs se rendent dans chaque territoire concerné.
La formation initiale se déroule sur place ou en métropole. Pour cette année par exemple, en complément d’une formation qui s’est tenue à Paris entre le 19 mai et le 28 mai, des sessions ont été organisées dans les territoires ultramarins, au plus près des lieux d’exercice, avec des formateurs et des intervenants implantés localement au fait des spécificités des procédures : citons une session de cinq jours, organisée conjointement par l’ENM et par la Conférence générale des juges consulaires de France à Fort-de-France pour dix juges, dont trois Cayennais, trois Guadeloupéens et un Réunionnais, et une autre session, en juin 2025, à Saint-Denis, à La Réunion, qui a réuni seize juges.
J’ajoute que certaines formations relatives aux procédures collectives sont dispensées par des administrateurs et des mandataires : elles sont, à mon sens, valables mais insuffisantes.
M. Vincent Geneste. Je m’associe au président Peslier s’agissant des besoins de formation. Le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, en tant qu’organisme de formation, certifié Qualiopi, a la chance de pouvoir former utilement les collaborateurs et les greffiers des départements et régions d’outre-mer en organisant des sessions qui tiennent compte, bien sûr, du décalage horaire.
Vous évoquiez, monsieur le président, l’accessibilité de la justice. Je rappellerai que des déplacements sont effectués vers les justiciables : je pense au dispositif de la pirogue du droit, en Guyane, qui permet à des équipes de professionnels de la justice de se rendre auprès des justiciables dans des territoires parfois reculés. Par ailleurs, nous pouvons compter sur le numérique. Dès lors qu’il existe un ordinateur relié à internet dans une antenne des services de l’État ou dans une école, par exemple, organiser des services à distance, notamment des audiences, devient possible. Pendant le covid, nous avons ainsi mis en place des visioconférences sécurisées par l’intermédiaire de la solution certifiée Tixeo, outil souverain contrôlé par notre conseil national, grâce auxquelles se tenaient de véritables audiences. À cela s’ajoutent le tribunal digital, déjà évoqué, qui offre les mêmes services ou presque que ceux d’un guichet de greffe, et le site Infogreffe. Il faut se figurer les centaines de personnes qui se présentaient tous les matins aux tribunaux de commerce à La Réunion, en Guyane, à la Martinique et ailleurs pour obtenir un extrait Kbis. Certaines devaient effectuer de longs trajets, y compris en avion, pour venir chercher un simple bout de papier. Aujourd’hui, il leur suffit de télécharger, d’imprimer sur place ou de se faire livrer un extrait du registre du commerce grâce au site Infogreffe, qui a des déclinaisons propres à la Polynésie française – infogreffe.pf – et à la Nouvelle-Calédonie – infogreffe.nc. Dès lors qu’elles ont un ordinateur à disposition, les personnes habitant des territoires reculés sont en mesure d’effectuer les mêmes démarches qu’auprès d’un tribunal physique, y compris accéder à la prévention, à un juge ou au dispositif Apesa. Avec nos outils numériques, nous avons réussi à combler un énorme vide et à réduire les inégalités qui touchaient nos concitoyens ultramarins.
M. le président Frantz Gumbs. Je comprends bien votre démarche, qui vise à faciliter l’accès à la justice grâce au numérique. Toutefois, de manière générale, nous estimons que si les justiciables ne parviennent pas à aller vers la justice, c’est à la justice de se rapprocher d’eux, ne serait-ce que pour leur donner des informations sur leurs droits. C’est seulement à cette condition qu’ils seront à même d’utiliser des dispositifs tels qu’Infogreffe.
Des territoires comme la Polynésie, Mayotte ou certaines parties de la Guyane, le long du fleuve, ont une identité culturelle très forte, qui ne correspond pas à la norme généralement admise dans l’Hexagone. Ils sont marqués par une prédominance de la coutume, que les habitants respectent et considèrent comme une réalité incontournable. Quels liens entretient la justice que vous représentez avec ces pratiques coutumières, notamment dans la résolution des conflits ?
M. Michel Peslier. J’identifie entre les lignes le sens de votre question. Pour le règlement des litiges, il existe des obstacles difficiles à surmonter, mais la langue n’en fait pas partie. La présence de grosses entreprises internationales face aux acteurs économiques locaux forme en revanche une réalité qu’on ne peut ignorer.
M. Davy Rimane, rapporteur. L’organisation des tribunaux de commerce en outre-mer, différente de ceux de l’Hexagone, fonctionne-t-elle bien ? Le fait que le président soit un magistrat professionnel, et non un juge consulaire, constitue-t-il une plus-value ?
M. Michel Peslier. On ne peut pas répondre à cette question si on ne prend pas en compte les spécificités locales nées de la coutume. Dans l’Hexagone, les fonctions de président et d’assesseurs sont assurées par des juges consulaires, modèle unique en Europe dont chacun reconnaît l’efficacité. Le juge consulaire, grâce à sa formation et à son expérience, a, bien ancrée dans son cerveau, la vie des affaires, ce qui favorise une atmosphère de compréhension mutuelle entre juge et justiciable, source de confiance et gain de temps considérable. Le magistrat consulaire est à même d’identifier rapidement les causes des difficultés que traverse une entreprise. Les décisions rendues par les juridictions consulaires font d’ailleurs l’objet d’un faible nombre de recours et, lorsqu’elles sont portées devant une juridiction d’appel, elles sont confirmées dans 80 % des cas. Ce modèle fonctionne bien ; or ce qui fonctionne, il faut s’empresser de ne pas le casser.
En outre-mer, l’expérience nous montre que ces juridictions fonctionnent plutôt bien, mais le mental du juge assesseur n’est pas de même nature. Sa motivation, dans l’exercice de son pouvoir, est différente, car la rédaction du jugement est assurée par le magistrat professionnel. Toutefois, ce bon fonctionnement ne doit pas nous conduire à penser que l’organisation ultramarine pourrait être exportée dans l’Hexagone et vice-versa. Il faut garder à l’esprit la coutume. Reste que les magistrats de carrière qui pilotent ces juridictions sont, à mon sens, très intéressés par l’économie et par les contentieux qu’ils ont à trancher.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans certains territoires ultramarins – pour ne pas dire la plupart –, le nombre d’entreprises en redressement ou en liquidation augmente fortement. Beaucoup de chefs d’entreprise se retrouvent dans des situations très précaires. Comment appréhendez-vous cette situation ? Quelle place faites-vous à la prévention ?
M. Michel Peslier. Je ne sais pas si c’est à moi seul que s’adresse cette question, mais si vous la posez aussi à M. Geneste, j’aimerais que chacun d’entre nous reste dans son couloir de nage.
Les présidents de juridiction et les greffiers travaillent à l’unisson : les tribunaux de commerce ne peuvent identifier les entreprises en situation de souffrance qu’à partir de signaux faibles issus des greffes. Dans les territoires ultramarins, la politique de prévention et de détection est peut-être faite mais le capital humain est insuffisamment mobilisé. Il ne suffit pas de pointer les difficultés, encore faut-il traiter le mal. Dans l’Hexagone, des cellules spécifiques sont mises en place avec en leur sein des juges consulaires qui disposent de temps, ce qui leur permet de se mettre en contact avec les entreprises qui vont mal et d’anticiper. Ce n’est pas le cas dans les territoires ultramarins car le magistrat de carrière, occupé par bon nombre d’activités, n’a pas le temps nécessaire pour se consacrer à ces tâches. L’évocation de cet aspect me permet de répondre à votre question, monsieur le rapporteur, car on en revient aux conséquences que vous venez d’exposer. Suis-je clair ?
M. Davy Rimane, rapporteur. Très clair.
M. le président Frantz Gumbs. Contribuez-vous aux actions du conseil départemental de l’accès au droit (CDAD) qui a pour mission de diffuser la connaissance du droit parmi nos concitoyens ?
M. Michel Peslier. Je n’ai pas d’éléments pour faire une réponse qui aurait du sens.
M. Vincent Geneste. Nous nous sommes emparés de cet enjeu à l’occasion de la signature d’une convention d’objectifs avec l’État et cinq ministères – le ministère de la justice, celui de l’économie et des finances, celui de l’intérieur et des outre-mer, celui de l’Europe et des affaires étrangères et le secrétariat d’État aux petites et moyennes entreprises, au commerce, à l’artisanat et au tourisme. Elle comprend une partie consacrée à l’accès au droit, notamment dans les territoires reculés, qu’ils soient situés en outre-mer ou en France métropolitaine – pensons à la Corse. Il s’agit de réfléchir aux manières d’aller à la rencontre du justiciable et de lui fournir des explications. Au sein du comité de pilotage de la convention, où le ministère de la justice est en première ligne, nous avons commencé à travailler autour de visioconférences : elles se tiendraient dans les agences France Services, qui sont, me semble-t-il, en cours de déploiement en outre-mer, et dans les centres d’accès au droit qui disposent en général de matériel informatique. Un greffier ou l’un de ses collaborateurs apporterait, au nom des juridictions, des réponses aux questions des justiciables et les orienterait. Cette solution semble assez facile à déployer et ma profession est prête à s’engager.
M. Joseph Rivière (RN). Avez-vous identifié les causes des difficultés des entreprises en outre-mer ?
M. Vincent Geneste. Les chiffres en outre-mer reflètent des mouvements plus accentués qu’en métropole, comme le montre le bilan trimestriel de l’activité des entreprises que l’observatoire statistique du CNGTC établit en partenariat avec la Conférence générale des juges consulaires de France, la Caisse des dépôts et Infogreffe. L’instabilité générée par la crise économique, les guerres – songeons à l’Ukraine ou à la Palestine –, les problèmes d’approvisionnement, la déstabilisation du monde, l’absence de gouvernement en France semblent avoir un impact plus fort dans les territoires ultramarins, où la vie est plus chère, où l’approvisionnement est plus difficile, où les déplacements sont plus longs, où les connexions internet sont exposées aux coupures d’électricité, où les événements climatiques pèsent. Les entreprises en difficulté sont omniprésentes ; nous avons enregistré un fort mouvement de radiations à la fin de l’année 2024. La France métropolitaine n’est pas épargnée par ces phénomènes : les défaillances d’entreprises ont atteint un pic historique.
De manière générale, comment expliquer cette situation à l’échelon national ? Pendant la crise du covid, l’économie française était placée sous perfusion et les dettes se sont étalées. Maintenant qu’on revient à un cycle économique normal, les taux sont élevés, la conjoncture est difficile et le nombre des défaillances d’entreprises est élevé. Je pense toutefois que le plus dur est passé : j’ai bon espoir que, dans les deux à trois prochaines années, il y ait un retour à un cycle bas, avec plus de créations et moins de défaillances. Pour cela, il faut que le tissu économique se renouvelle, ce qui nécessite des mesures incitatives, notamment sur plan fiscal, en particulier dans le secteur de la construction après l’extinction du dispositif Pinel et d’autres dispositifs fiscaux spécifiques à l’outre-mer. Les Français sont dans une situation d’attentisme, ils ont peur, ce dont témoigne l’immobilisation de leur épargne, et cela a des conséquences pour les commerces de proximité et les services. Nous avons besoin de stabilité politique et d’encouragements à consommer. Tant que nous ne sortirons pas de cette période un peu trouble, les difficultés pour les entreprises demeureront.
M. Joseph Rivière (RN). D’après vous, la fiscalité constitue donc un levier primordial pour relancer l’activité économique et retrouver une stabilité d’ici à deux ou trois ans.
M. Vincent Geneste. En effet. Nous le voyons en particulier dans la construction, d’après les retours des acteurs que nous côtoyons, qu’il s’agisse de juges consulaires ou de chefs d’entreprise. Dès qu’un dispositif s’appliquant au neuf disparaît sans être remplacé, les entreprises du secteur sont confrontées à des difficultés. Compte tenu du prix des matériaux et d’autres facteurs, elles peinent à être compétitives face à l’ancien rénové ou à l’ancien récent. Tant que l’État ne facilitera pas l’investissement dans le neuf, la construction souffrira. Tant que les Français seront inquiets, ils ne consommeront pas et continueront d’épargner, ce qui pèsera sur les commerces et les services.
M. Joseph Rivière (RN). Dans le secteur du bâtiment, qui est le plus affecté par les difficultés économiques, il faut donc une fiscalité adaptée. Il importe aussi que les Français retrouvent du pouvoir d’achat pour consommer local, ce qui redonnera de l’oxygène aux commerces de proximité.
M. Vincent Geneste. C’est exactement ça.
M. Michel Peslier. Le maître-mot qui unit nos préoccupations est la confiance. Hermès alias Mercure est le dieu du commerce mais aussi, rappelons-le, le dieu des voleurs.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie infiniment pour vos contributions, messieurs. N’hésitez pas à nous communiquer tout élément qui pourrait contribuer à notre réflexion.
M. Michel Peslier. Je ne sais s’il est correct de prendre la parole après vous, monsieur le président, mais je tiens à soumettre à votre commission d’enquête un élément supplémentaire. Le monde ultramarin est très particulier, pour employer une litote. Il y a, semble-t-il, de fortes connexions dans les milieux d’affaires entre les Antilles et La Réunion et une attention spéciale me paraît devoir être portée au rôle des mandataires judiciaires – qui, à la différence des magistrats, restent en place –, rôle renforcé par les particularités locales. Je vous laisse lire entre les lignes.
M. le président Frantz Gumbs. Nous méditerons peut-être sur votre dernière intervention. Nous sommes preneurs de toute autre information sur ce sujet que vous venez d’effleurer.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Puisque la justice administrative entre dans le champ de la commission d’enquête, il nous a paru indispensable d’entendre le Conseil d’État.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Thierry-Xavier Girardot, Mme Cécile Nissen et M. Serge Gouès prêtent successivement serment.)
M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État. Depuis 1990, le Conseil d’État assure la gestion des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.
Les collectivités d’outre-mer comptent onze tribunaux administratifs.
Dans les Antilles, trois sont permanents : en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe. Les magistrats et les membres du personnel de Martinique composent le tribunal de Saint-Pierre-et-Miquelon ; ceux de la Guadeloupe composent le tribunal de Saint-Martin et celui de Saint-Barthélemy.
Dans le Pacifique se trouvent le tribunal de Nouvelle-Calédonie et celui de Polynésie française ; celui de Wallis-et-Futuna est composé des personnels – magistrats et agents de greffe – du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie.
Enfin, les magistrats du tribunal administratif de La Réunion composent également le tribunal administratif de Mayotte, mais ce dernier dispose d’un greffe permanent, distinct de celui de La Réunion.
Lorsque le tribunal administratif n’est pas sur place, il s’y rend à échéance régulière, au moins une fois par an ; pour les affaires urgentes, il juge par visioconférence. Mayotte fait exception parce que le greffe est permanent et parce que le volume d’activité est nettement supérieur à celui des autres tribunaux non permanents : les magistrats y font des séjours réguliers et de nombreuses séances sont organisées en visioconférence, de manière régulière.
La plupart des tribunaux d’outre-mer ont une seule chambre, quatre ou cinq magistrats et autant d’agents de greffe. Celui de la Guadeloupe compte deux chambres, huit magistrats et une dizaine d’agents de greffe ; celui de La Réunion et de Mayotte a trois chambres et seize magistrats, lesquels peuvent se relayer dans les deux tribunaux.
En 2024, quelque 280 000 requêtes ont été introduites devant l’ensemble des tribunaux administratifs, dont un peu plus de 10 000 dans les collectivités d’outre-mer. Les situations sont très variables. Le tribunal de Mayotte en reçoit la majorité, essentiellement des recours formés par des étrangers contre des décisions d’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Les activités des tribunaux de Guadeloupe, de Guyane et de La Réunion sont comparables, mais les contentieux peuvent varier – en Guyane, ils sont souvent relatifs aux demandes de titre de séjour. En Martinique, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, l’activité est moindre.
M. Serge Gouès, conseiller d’État. Ayant eu l’honneur de présider les tribunaux administratifs de la Guadeloupe, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, j’ai une pratique du terrain différente de celle du Conseil d’État, qui gère l’ensemble.
Je veux d’abord parler d’accès au droit. Nous avons mené en Guadeloupe une expérience qui a abouti à un dispositif désormais bien ancré : nous avons créé un point d’accès au droit, nommé point justice. Il nous a fallu beaucoup de détermination : nous avons dû convaincre les avocats et trouver une salle ; les agents de greffe devaient être prêts à accueillir des personnes qu’on ne voyait pas habituellement dans la juridiction. Pour faire court, le résultat, c’est une permanence gratuite de trois heures tous les quinze jours. Un avocat bénévole écoute les citoyens par tranche d’une demi-heure. En deux ans, le dispositif a permis de recevoir plus de 250 personnes, qui ne seraient pas venues autrement : c’est un vrai succès. Parfois, évidemment, cela débouche sur un recours, mais parfois, grâce aux bons conseils de l’avocat, l’affaire est résolue dès le départ. Un tel résultat ne s’obtient pas d’un coup : il faut une bonne entente entre le tribunal administratif, le barreau et le conseil départemental de l’accès au droit (CDAD).
Mon expérience de terrain m’amène aussi à évoquer les audiences à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy. Ce n’est pas évident non plus parce qu’il n’y a pas de tribunal en dur. À Saint-Martin, nous avons passé des accords avec le tribunal judiciaire de Marigot, afin de disposer de la salle d’audience deux fois par an en moyenne. À Saint-Barthélemy, le problème est différent : il n’y a pas de tribunal sur place. Il a donc fallu faire preuve d’imagination. Nous avons signé un accord avec la capitainerie du port ; elle a mis à notre disposition une salle, que nous avons transformée en salle d’audience, en apportant tous les attributs nécessaires – une Marianne, un drapeau français –, des tables et des chaises.
Mme Cécile Nissen, secrétaire générale adjointe. Le secrétariat général du Conseil d’État s’occupe notamment de l’équipement, avec la direction éponyme, et du numérique, avec la direction des systèmes d’information. Nous avons des contacts réguliers avec nos collègues des tribunaux concernés. Nous veillons à la construction, à l’entretien et à la rénovation des bâtiments, dans lesquels nous avons fait beaucoup d’investissements ces dernières années. Dans quelques cas, des améliorations sont encore possibles, en particulier à Mayotte. Nous suivons ces questions avec attention.
S’agissant du numérique, la question des visio-audiences est prégnante dans les territoires d’outre-mer. Nous veillons à doter ces juridictions d’équipements satisfaisants et fonctionnels.
M. le président Frantz Gumbs. Pourquoi et depuis quand les tribunaux administratifs sont-ils gérés par le Conseil d’État, et non par le ministère de la justice comme les juridictions judiciaires ?
M. Thierry-Xavier Girardot. Les tribunaux administratifs émanent des conseils de préfecture, aussi ont-ils longtemps dépendu du ministère de l’intérieur. Dans les collectivités d’outre-mer, les territoires d’outre-mer avaient des conseils du contentieux administratif tandis que les départements avaient des conseils de préfecture ; créés au moment de la départementalisation, ces derniers étaient gérés par le service des tribunaux administratifs, qui relevait du ministère de l’intérieur où il avait une certaine autonomie.
En 1986, une loi visant à renforcer l’indépendance et l’impartialité des tribunaux administratifs a donné des prérogatives importantes au Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA). Celui-ci est un peu à la justice administrative ce que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est à la justice judiciaire.
En 1987, la gestion des tribunaux administratifs a été transférée au Conseil d’État, en même temps que les crédits du Conseil d’État étaient rattachés au ministère de la justice – ils le furent jusqu’en 1990. Cela s’explique sans doute en partie par l’existence au Conseil d’État d’une mission d’inspection des juridictions administratives, créée en 1945 : dans les faits, le Conseil d’État s’occupait déjà des tribunaux administratifs, en évaluant leur fonctionnement et en proposant des améliorations. La loi du 31 décembre 1987, qui visait principalement à instituer les cours administratives d’appel, contient une disposition qui, en modifiant la composition du Conseil supérieur, marquait la volonté de transférer la gestion des tribunaux administratifs au Conseil d’État, ce qui fut fait au 1er janvier 1990. À cette occasion, les services administratifs du Conseil d’État ont été étoffés par transfert de ceux du ministère de l’intérieur auparavant chargés de cette tâche.
En 2006, avec l’entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), une mission Conseil et contrôle de l’État a été créée, qui contient un programme Conseil d’État et autres juridictions administratives. Elle est rattachée aux services du Premier ministre. Dans les faits, le Conseil d’État jouit d’une grande autonomie pour gérer ses crédits. Par ailleurs, nous continuons à entretenir des relations étroites avec le ministère de la justice : beaucoup de décisions de nomination dépendent d’arrêtés du garde des sceaux ou de décrets qu’il contresigne.
L’équipe qui gère les tribunaux administratifs s’occupe donc également du Conseil d’État et des cours administratives d’appel. Elle a depuis été aussi chargée de la Cour nationale du droit d’asile, puis du Tribunal du stationnement payant, juridiction spécialisée installée à Limoges.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le fonctionnement que vous venez de décrire vous permet-il de répondre aux besoins des juridictions et de réagir rapidement à leurs demandes ? Nous nous sommes rendus dans plusieurs territoires : les délais entre la demande et la réponse ne sont pas négligeables.
M. Thierry-Xavier Girardot. Les crédits sont rattachés au Premier ministre, mais ils sont inscrits dans un programme placé sous la responsabilité du vice-président du Conseil d’État. Avec l’équipe qui agit par délégation, c’est-à-dire le secrétariat général, celui-ci jouit d’une grande autonomie d’exécution. Matignon n’intervient pas.
La Lolf impose que chaque programme soit rattaché à un ministère. Le Premier ministre ou, plus souvent, un ministre délégué auprès de lui défend nos crédits pendant la discussion budgétaire. En revanche, nous préparons nous-mêmes le budget, avec la direction du budget. Certes, les arbitrages sont rendus à Matignon, mais c’est vrai pour tout le monde.
En ce qui concerne les nominations, beaucoup de décisions sont signées par le vice-président du Conseil d’État. Certaines passent par des arrêtés ou des décrets du ministre de la justice ; elles ont le plus souvent été préparées par les services du Conseil d’État et soumises, selon les cas, à l’avis ou à l’accord du Conseil supérieur du tribunal administratif, qui gère les carrières dans les tribunaux administratifs.
Cette organisation est efficace, car la chaîne de commandement est très courte – je parle sous le contrôle de l’ancien président du tribunal administratif de Guadeloupe, qui a l’expérience de l’autre côté. Quand un président de tribunal administratif, que ce soit dans l’Hexagone ou en outre-mer, est confronté à une difficulté, il peut facilement nous appeler ; quant à nous, nous sommes en mesure de prendre des décisions rapidement, sans avoir besoin d’attendre l’arbitrage d’une instance supérieure.
L’épidémie de covid a prouvé l’efficacité de la chaîne de décision ; notre capacité de nous adapter rapidement aux circonstances s’est alors révélée précieuse. De même, lors du passage du cyclone Chido, nous étions quotidiennement en contact direct avec la greffière en chef du tribunal administratif de Mayotte et avec le président, installé à La Réunion.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous avons visité le tribunal administratif de Guadeloupe : c’est un beau tribunal. Vous l’avez expliqué, à Saint-Barthélemy, il n’y a pas de local permanent, c’est compliqué. À Mayotte, c’était déjà compliqué avant Chido ; depuis, n’en parlons même pas. En Guyane, le tribunal est installé dans une ancienne maison ; le résultat n’est pas trop mal, mais l’exiguïté est contraignante.
Les besoins des territoires sont connus. Le Conseil d’État envisage-t-il d’investir pour y remédier rapidement ?
Mme Cécile Nissen, secrétaire générale adjointe. Le Conseil d’État connaît la situation des bâtiments de tous les tribunaux administratifs. Dans les territoires ultramarins, où les situations sont variables, nous sommes attentifs aux opportunités qui se présentent. Les locaux du tribunal administratif de Guadeloupe ont été livrés il y a trois ans : ils font effectivement partie des plus beaux en outre-mer. En Martinique, un bâtiment neuf a été livré en 2016. Dans certaines juridictions, comme la Polynésie française, les tribunaux administratif et judiciaire sont installés ensemble. En Nouvelle-Calédonie, les locaux ne sont pas spécifiquement consacrés à la juridiction, mais ils sont confortables et fonctionnels.
Les deux principales difficultés concernent la Guyane et Mayotte. En Guyane, le problème sera bientôt résolu : nous participons à la construction d’une cité de justice à Cayenne, qui rassemblera tous les tribunaux. Elle devrait être livrée en 2027 – les travaux ne sont pas en retard.
À Mayotte, la juridiction est installée dans un local d’habitation, sur plusieurs niveaux, parce que le bâtiment ne pouvait l’accueillir d’un seul tenant. Chido a provoqué des dégâts majeurs. Heureusement, aucun membre du personnel n’a été blessé et les difficultés de chacun ont pu être résolues assez rapidement. Pour ce qui concerne la juridiction, nous n’avons pas pleinement la main car les locaux appartiennent à une SEM (société d’économie mixte) ; de plus, le bailleur est également mobilisé pour de nombreux locaux d’habitation et de bâtiments publics alentour. Nous sommes en contact étroit avec la SEM pour que soient entrepris les travaux nécessaires. Le principal problème vient du toit : en partie arraché et provisoirement bâché, il connaît des infiltrations en cas de fortes pluies. Certains travaux ont commencé ; nous attendons une planification plus précise pour connaître leur date d’achèvement.
Il existe par ailleurs une perspective de relogement : nous avons fait des efforts pour qu’un terrain nous soit affecté. C’est en cours. Il s’agit de l’ancien terrain de l’ARS (agence régionale de santé). Il faudra néanmoins résoudre une question de disponibilité budgétaire pour pouvoir y conduire des travaux. Dès que les crédits nous auront été attribués, nous pourrons envisager de reloger cette juridiction.
M. Davy Rimane, rapporteur. Qu’en est-il du financement de tels investissements ? Dépend-il de la disponibilité des crédits ou bien le Conseil d’État formule-t-il des demandes particulières à qui de droit ?
Par ailleurs, on nous a indiqué à de nombreuses reprises que les magistrats qui arrivaient en poste en Guyane et à Mayotte ne bénéficiaient pas forcément d’un accompagnement lors de leur installation. Beaucoup doivent se débrouiller, notamment pour trouver un logement. Comment appréhendez-vous ces réalités ?
M. Thierry-Xavier Girardot. S’agissant des travaux que nous pilotons, il faut distinguer selon l’ampleur des projets. Les plus importants d’entre eux font l’objet, lors de la préparation du projet de loi de finances, d’une discussion avec la direction du budget, discussion qui aboutit à un arbitrage politique et, le cas échéant, à l’inscription des crédits nécessaires dans le projet de loi de finances. Ainsi avons-nous obtenu l’accord de l’autorité budgétaire pour que la juridiction administrative contribue à hauteur de 5 millions d’euros à la construction de la cité judiciaire de Guyane. Quant aux travaux de moindre ampleur, ils sont financés, en fonction d’un ordre de priorité que nous fixons, grâce à un volume de crédits réservés à cet effet et ajustés au fil de l’eau.
Il est vrai que la question de l’accès au logement des personnels affectés dans les juridictions d’outre-mer, voire celle de l’accès à l’emploi des membres de leur famille, n’est pas simple. Pour faciliter leur installation, le Conseil d’État s’appuie essentiellement sur les contacts que les présidents de tribunal administratif peuvent nouer localement, notamment avec les services de l’État. Par ailleurs, nous permettons aux magistrats affectés dans une collectivité d’outre-mer d’effectuer, en amont de leur affectation, un séjour sur place d’au moins une semaine pour se renseigner et prendre des contacts. L’entraide est importante. Il arrive, par exemple, que le magistrat qui arrive dans une juridiction pour remplacer un collègue reprenne son logement.
Ces difficultés, variables selon les collectivités, existent, mais elles sont surmontées : tous les magistrats trouvent un logement, même si cela se fait dans des conditions qui peuvent correspondre plus ou moins à leurs souhaits. Quant à l’accès du conjoint à l’emploi, la situation peut être plus difficile : cela dépend du secteur d’activité et des possibilités de la collectivité.
M. Davy Rimane, rapporteur. Un magistrat nous a indiqué qu’il avait dû, pendant un mois, se loger à l’hôtel et louer des Airbnb, si bien qu’il a été contraint de retarder l’arrivée de sa famille. Certains sont obligés de recourir au système D pendant un certain temps. Ce n’est pas optimal. Ils ne sont pas mis dans les meilleures conditions pour faire leur travail alors qu’ils doivent parfois faire face à de nombreux dossiers en souffrance.
M. Thierry-Xavier Girardot. Il est vrai, je l’ai dit, que la situation peut être difficile. De fait, nous ne disposons pas d’un parc de logements de fonction que nous pourrions attribuer à nos personnels. C’est pourquoi nous avons développé récemment la pratique consistant à permettre aux magistrats affectés outre-mer de se rendre sur place avant leur prise de fonctions. En outre, il est convenu avec les présidents de juridiction que la charge de travail du magistrat nouvellement affecté est aménagée afin qu’il dispose du temps nécessaire à son installation.
M. le président Frantz Gumbs. Qu’en est-il de l’adaptation de ces personnels aux réalités culturelles, économiques et sociales des territoires où ils sont affectés ? Une formation spécifique est-elle prévue pour la faciliter, à l’instar de ce qui se pratique dans les juridictions judiciaires ? Je pense aux difficultés que peuvent rencontrer les personnels affectés dans des territoires tels que la Guyane, Mayotte ou la Polynésie française, dont l’identité culturelle est forte et très différente de celle de l’Hexagone.
M. Thierry-Xavier Girardot. Nous organisons des séances de visioconférence auxquelles participent les présidents des tribunaux d’outre-mer afin qu’ils expliquent les particularités de ces territoires. Le nombre des affectations qui interviennent chaque année dans les juridictions d’outre-mer est relativement limité, car ces juridictions sont, pour la plupart, de petite taille et ne comptent parfois que quatre ou cinq magistrats. Pour plusieurs d’entre elles, le renouvellement est néanmoins régulier ; souvent, un nouveau magistrat arrive chaque année. Sa formation est, pour l’essentiel, prise en charge par le président du tribunal administratif local.
M. Serge Gouès. Je peux vous dire, pour avoir accueilli plusieurs magistrats, que des contacts réguliers sont pris dès que la décision de leur affectation est connue. Je leur ai toujours tenu un langage de vérité en les prévenant qu’il ne serait pas facile de trouver un logement, par exemple. Mais j’ai fait des recherches pour eux, je leur ai soumis des listes et j’ai même réalisé des vidéos de visite. Plus que de débrouille, je parlerais d’anticipation et de solidarité. Quant aux aménagements évoqués par M. le secrétaire général, ils sont bien réels. Nous sommes particulièrement attentifs à ne pas confier de gros dossiers aux magistrats qui viennent de prendre leurs fonctions. La solidarité entre les agents, personnels de greffe ou magistrats, fonctionne. Personne ne se retrouve à la rue. Certes, il arrive que le magistrat doive, à son arrivée, louer un gîte ou un logement par Airbnb, mais le problème est très vite résolu.
M. le président Frantz Gumbs. Combien de temps, en moyenne, un magistrat reste-t-il en poste dans les outre-mer ? Parvenez-vous toujours à remplacer facilement ceux qui changent d’affectation ? On me dit que certains territoires sont plus attractifs que d’autres.
M. Thierry-Xavier Girardot. Je vous le confirme : la situation varie fortement d’une collectivité à l’autre et peut varier dans le temps pour un même territoire. Il faut dire que le nombre des magistrats concernés est très faible. Néanmoins, à ce jour, nous n’avons jamais rencontré de difficultés pour pourvoir les postes en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française : il s’est toujours trouvé des magistrats expérimentés pour y demander leur mutation. La situation en Nouvelle-Calédonie pourrait cependant susciter l’inquiétude et le nombre des demandes pourrait se réduire. À La Réunion également, où les effectifs sont un peu plus nombreux, les demandes de mutation suffisent généralement à pourvoir les postes. La situation est plus variable pour les Antilles et la Guyane, où il arrive que, faute de demandes de mutation, les postes ne puissent être pourvus que grâce à des magistrats nouvellement recrutés – c’est un cas de figure que nous souhaitons limiter autant que possible.
Nous avons aménagé certaines règles de gestion afin de rendre le passage dans une juridiction d’outre-mer plus attractif. Il a ainsi été prévu, lorsque les obligations de mobilité qui s’imposent aux magistrats ont été renforcées à la demande du gouvernement, que l’affectation pendant une durée de deux ans dans une juridiction d’outre-mer vaudrait mobilité. Nous avons également édicté des règles internes qui permettent aux magistrats affectés outre-mer et qui y restent au moins trois ans d’obtenir plus facilement un poste correspondant à leurs souhaits dans le cadre de leur affectation suivante.
Nous continuons à réfléchir aux moyens de développer l’attractivité de ces postes. On peut ainsi, tout simplement, améliorer la connaissance de la réalité des juridictions d’outre-mer : elles sont de taille réduite, mais leur place dans la vie sociale locale est importante et les magistrats qui y sont affectés traitent des dossiers d’une grande diversité. Nous organisons également des webinaires qui permettent aux magistrats affectés outre-mer de témoigner de leur expérience. Ces échanges suscitent de l’intérêt pour ces postes. Par ailleurs, les magistrats délégués auxquels nous avons recours pour faire face à un besoin ponctuel d’effectifs supplémentaires ou remplacer un départ en cours d’année dans une juridiction d’outre-mer peuvent, à l’occasion de ces brefs séjours, découvrir ces territoires. Ce type de mission peut susciter des vocations ou des souhaits de mutation.
Voilà les mesures que nous avons prises pour remédier aux problèmes d’attractivité. L’an dernier, par exemple, à la sortie du centre de formation des nouveaux magistrats, quelques-uns d’entre eux ont choisi l’outre-mer : aucun n’y a été contraint par la logique du classement.
M. le président Frantz Gumbs. On nous a parlé à plusieurs reprises de l’image que les justiciables ont de la justice. Quelle est la représentation des personnels issus de l’outre-mer au sein de la juridiction administrative ?
M. Thierry-Xavier Girardot. Sans doute faut-il distinguer entre les magistrats et les agents de greffe, dont une proportion importante est recrutée localement, parmi les habitants des collectivités d’outre-mer. Quant aux magistrats, quelques-uns d’entre eux sont issus des collectivités d’outre-mer, mais nous aimerions qu’ils soient plus nombreux – c’est une question importante et structurelle. C’est pourquoi nous nous efforçons de développer des partenariats avec les universités et d’offrir aux étudiants en droit public l’opportunité de faire des stages dans les juridictions. Nous souhaitons développer ces filières pour permettre à un plus grand nombre de candidats issus des collectivités d’outre-mer de réussir nos concours.
Nous n’avons pas de statistiques sur l’origine des magistrats, mais le tribunal administratif de Guadeloupe, par exemple, compte deux magistrats originaires de ce territoire et son président, originaire de Guyane, a des aïeux guadeloupéens. Toutefois, nous privilégions la mobilité. Nous ne souhaitons donc pas forcément que le tribunal de Guadeloupe compte de nombreux magistrats originaires de ce territoire. Il est important que certains le soient, mais aussi que les magistrats issus des collectivités d’outre-mer soient plus nombreux et présents dans l’ensemble de nos tribunaux. C’est une politique de long terme, que nous devons conduire notamment avec les universités.
M. Joseph Rivière (RN). Un des moyens de réaliser des économies consisterait à porter le temps de présence des magistrats dans les outre-mer de trois à six ans de manière à le faire coïncider avec la durée d’un mandat présidentiel, législatif ou local. Cette mesure pourrait d’ailleurs s’appliquer à d’autres corps de la fonction publique – je pense, par exemple, à la gendarmerie. Qu’en pensez-vous ?
M. Thierry-Xavier Girardot. Dans les juridictions d’outre-mer – c’est également vrai dans quelques juridictions de l’Hexagone –, certains magistrats, notamment les débutants, restent peu de temps – nos règles de gestion leur imposent de rester au moins deux ans, sauf circonstances personnelles particulières. Mais d’autres sont en poste depuis longtemps et se plaisent beaucoup dans la collectivité où ils sont installés.
Il est difficile de prévoir un dispositif autre qu’incitatif. Si l’on imposait aux magistrats affectés outre-mer d’y rester plus longtemps qu’à un poste dans l’Hexagone, ce serait peut-être désincitatif. J’ajoute que nous n’avons pas vraiment la main sur les dispositifs indemnitaires, qui relèvent d’actes réglementaires validés par les ministères. Peut-être les incitations que nous avons imaginées devraient-elles être ciblées sur les juridictions dont les besoins sont les plus grands. C’est une question à laquelle nous continuons de réfléchir.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ne pourrait-on pas envisager l’implantation d’un tribunal administratif de plein exercice à Mayotte, compte tenu du nombre des contentieux traités par cette juridiction ?
Par ailleurs, ne serait-il pas pertinent de créer une cour administrative d’appel pour les Antilles et la Guyane, dont les tribunaux sont actuellement rattachés à celle de Bordeaux ?
M. Thierry-Xavier Girardot. À Mayotte, le contentieux a ceci de particulier qu’il est composé en très grande majorité de référés, jugés par un juge unique. Cette situation est liée au fait que les recours contre les décisions portant obligation de quitter le territoire français n’étant pas suspensifs en Guyane, à Mayotte, en Guadeloupe et en Martinique, les requérants déposent des référés-liberté ou des référés-suspension. Notre organisation actuelle nous permet de les traiter d’une manière qui nous semble relativement satisfaisante. Des magistrats – en l’espèce, ceux de La Réunion – se rendent très fréquemment à Mayotte. Pour des raisons d’attractivité, il serait difficile d’avoir des magistrats en résidence sur place. Ce ne serait possible qu’en imaginant des aménagements particuliers, analogues à ceux de nos collègues de l’ordre judiciaire, comme des séjours de six mois, par exemple.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous considérez donc que l’organisation actuelle est satisfaisante. Une fois un référé-liberté déposé, combien de temps faut-il au juge pour rendre sa décision ?
M. Thierry-Xavier Girardot. S’agissant des référés-liberté, soit le juge est présent à Mayotte, soit il procède par visioconférence depuis La Réunion. Lorsqu’il est sur place, il statue souvent sous vingt-quatre heures ; les étrangers placés en centre de rétention sont généralement mis dans un bateau dès le lendemain – pour la grande masse des requérants, venus des Comores. Pour que la décision de justice soit effective et utile, le tribunal s’efforce de juger dans des délais très brefs.
Pour répondre à votre précédente question, le volume des appels formés sur les jugements rendus par les tribunaux administratifs des Antilles et de la Guyane, relativement limité, ne justifie pas la création d’une cour administrative d’appel dédiée. Compte tenu des moyens actuels, la création d’une telle cour me semble difficilement envisageable.
Concernant de manière plus générale le problème de l’éloignement entre le juge de première instance et le juge d’appel, une solution partielle a été apportée par l’introduction récente dans le code de justice administrative d’une disposition permettant au président de la formation de jugement d’autoriser une partie à intervenir en visioconférence. Cette disposition s’applique à l’ensemble des tribunaux et cours d’appel administratifs. Ainsi, les requérants vivant outre-mer peuvent intervenir devant le juge d’appel et, inversement, des cabinets d’avocats basés en métropole peuvent défendre leurs clients devant des juridictions ultramarines. Cela arrive assez rarement, mais c’est une possibilité nouvelle.
M. Davy Rimane, rapporteur. Les appels formés depuis les Antilles ou la Guyane auprès de la cour d’appel de Bordeaux ne sont certes pas pléthoriques, mais les cas de justiciables ultramarins ayant dû financer leur déplacement à Bordeaux sont suffisamment nombreux pour que nous vous posions la question.
Considérez-vous que l’organisation de la justice administrative dans les territoires d’outre-mer permet aux justiciables d’accéder à une justice d’une qualité équivalente à celle appliquée dans l’Hexagone, tenant compte des réalités de chaque territoire ?
M. Thierry-Xavier Girardot. Oui, nous y sommes très attachés.
Nos exigences vis-à-vis des juridictions d’outre-mer sont les mêmes que vis-à-vis des juridictions de l’Hexagone. Nos missions d’inspection portent sur l’ensemble des juridictions et se prononcent sur la qualité de leur fonctionnement dans les mêmes conditions, quel que soit leur lieu d’implantation. La justice administrative est rendue selon les mêmes critères et la même exigence de qualité.
Il est vrai que, dans plusieurs collectivités, certaines parties de la population ont moins facilement accès au juge, pour des raisons soit géographiques, comme en Guyane ou en Polynésie, soit linguistiques et culturelles. Pour y remédier, nous devons mener des actions avec l’ensemble des acteurs de la justice. C’était le sens de la création des points justice ou de la conduite d’opérations plus ponctuelles comme la pirogue du droit en Guyane – des professionnels du droit remontent les fleuves pour expliquer aux populations locales le fonctionnement de la justice. Il nous faut sans doute poursuivre ces efforts pour que l’ensemble de la population soit aussi bien informé que possible de ses droits.
Il est relativement facile de saisir le tribunal administratif grâce au télérecours citoyen, mais encore faut-il en connaître les voies d’accès. La situation est différente concernant la procédure d’appel, puisqu’elle est essentiellement écrite et que le recours à un avocat est presque toujours obligatoire ; le fait que le nombre d’avocats spécialisés en droit public est limité dans certaines collectivités peut ainsi constituer un frein. En tout état de cause, cependant, la capacité de faire appel est la même outre-mer et dans l’Hexagone.
M. Davy Rimane, rapporteur. De manière générale, le droit administratif est éloigné de nos concitoyens, qui n’ont pas le réflexe de s’en saisir. C’est pourquoi, bien souvent, un justiciable qui veut saisir la juridiction administrative fait appel à un avocat. Or, dans mon territoire, et sans doute aussi à Mayotte, très peu de nos concitoyens ont les moyens de payer un avocat pour ester ; en d’autres termes, des justiciables ne saisissent pas la justice par manque de moyens.
Dans les territoires les moins enclavés, il leur est possible d’être accompagné par des associations, en particulier pour les procédures de référé-liberté portant sur des OQTF. Mais pour d’autres contentieux administratifs, un avocat est nécessaire.
Prenons l’exemple des arrêtés pris par le préfet de Guyane dans le cadre du dispositif « 100 % contrôle »: sans un avocat, il est très difficile pour nos concitoyens de déposer un référé-liberté pour faire valoir leurs droits et contester l’arrêté qui les bloque sur le territoire sans fondement. En d’autres termes, dans certaines parties du territoire de la République, des citoyens n’ont pas accès aux moyens leur permettant de défendre leurs droits fondamentaux.
M. Thierry-Xavier Girardot. Je ne peux évidemment pas me prononcer sur la légalité des procédures appliquées en Guyane, qui font l’objet de contentieux.
Les personnes qui n’ont pas les moyens de prendre un avocat peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle – encore faut-il qu’elles en aient connaissance. C’est pourquoi nous saisissons toutes les occasions pour informer aussi largement que possible nos concitoyens du rôle de la justice administrative et de la manière de la saisir.
La justice administrative est très attachée aux aspects concrets. Habituée à traiter des requêtes formulées par des non-professionnels du droit, elle n’exige pas un formalisme poussé et les magistrats s’attachent à donner un plein effet à l’argumentation de ces requérants en l’absence de ministère d’avocat.
Il est vrai que tout le monde ne connaît pas la procédure de référé-liberté, par exemple, et que, dans l’urgence, cela peut poser problème. Informer le public aussi largement que possible des différentes procédures fait partie de nos missions. À cet effet, nous avons récemment rénové les sites internet de tous les tribunaux administratifs.
M. le président Frantz Gumbs. Le télérecours est certainement une avancée significative pour faciliter l’accès à la justice administrative, à condition toutefois de disposer d’une connexion et de savoir se servir d’internet. Dans certaines localités, de nombreux citoyens souffrent d’illectronisme, voire d’illettrisme.
M. Gouès a évoqué tout à l’heure les points d’accès au droit de Guadeloupe. Si nous nous réjouissons de leur existence, nous nous interrogeons : ont-ils reçu des justiciables de Saint-Barthélemy ou de Saint-Martin, compte tenu de leur localisation ?
Avez-vous identifié des axes d’amélioration en matière d’accès au droit des citoyens, notamment par l’intermédiaire des CDA ? Il me semble que les chefs de juridiction font preuve de beaucoup d’inventivité pour rapprocher la justice des citoyens dans les endroits qui en sont éloignés, mais le Conseil d’État soutient-il une politique générale visant à encourager ces démarches ?
M. Thierry-Xavier Girardot. Je le disais, diffuser l’information relative à la justice administrative et à la manière de la saisir fait partie de notre mission.
La politique générale d’accès au droit relève davantage du ministère de la justice que du Conseil d’État, bien que celui-ci y prenne sa part : nous diffusons des informations et nouons des partenariats, notamment avec le milieu scolaire et les universités, pour que le plus grand nombre de nos concitoyens, en particulier ceux qui en sont les plus éloignés, aient connaissance du fonctionnement de la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous des relations particulières avec les localités où prédominent encore les pratiques coutumières ? Celles-ci jouissent d’une véritable légitimité auprès de certains de nos concitoyens, qui ont tendance à s’adresser plus facilement aux chefs de coutume qu’aux juges.
Mme Cécile Nissen. La prise en considération de ces réalités culturelles transparaît dans la manière dont les juridictions communiquent avec la population dans les territoires concernés, en s’appuyant sur les langues locales. Certaines juridictions, comme la Guyane, procèdent à des affichages en plusieurs langues ; d’autres ont imprimé des plaquettes d’information en reo tahiti en Polynésie, ou en créole à La Réunion. La direction de la communication du Conseil d’État a le projet d’en publier une en shimaoré pour Mayotte.
Dans ces territoires, les juridictions se saisissent de toutes les occasions pour aller à la rencontre des populations. En Guyane, le tribunal administratif a participé aux pirogues du droit. D’autres événements sont organisés, comme la Nuit du droit cette année en Guadeloupe, pour aller à la rencontre des professionnels du droit, des étudiants et des citoyens de manière générale et faire la transparence sur la vie de la juridiction.
M. Thierry-Xavier Girardot. Le vice-président du Conseil d’État, dans le cadre de sa mission de gestion des juridictions administratives, rend régulièrement visite aux quarante-deux tribunaux administratifs et aux neuf cours d’appel, incluant ceux des territoires ultramarins. À cette occasion, il prend contact avec les autorités coutumières, contact que les chefs des juridictions concernées ont aussi avec elles, naturellement, dans le cadre de leurs fonctions.
Mme Cécile Nissen. Permettez-moi de revenir sur le télérecours citoyen : nous avons lancé un vaste sondage national auprès des requérants qui nous sollicitent par ce biais afin d’identifier les difficultés rencontrées et les solutions qui permettraient d’en faciliter l’utilisation.
Nous souhaitons que le télérecours soit aussi accessible que possible et nous en promouvons l’utilisation. Toutefois, compte tenu de la fracture numérique qui perdure dans certains territoires, il n’est évidemment pas question d’empêcher les requérants de nous saisir par d’autres voies.
M. Serge Gouès. En Guadeloupe, les agents d’accueil ont été formés pour expliquer aux justiciables comment saisir le tribunal administratif, notamment par le biais du télérecours citoyen. Une plaquette d’information très simple a été éditée à cet effet. Nous avions mis à profit des modèles de requête élaborés par le Conseil d’État. Il ne s’agit pas de susciter le dépôt de requêtes, mais de fournir des modèles au public qui vient au tribunal.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nous vous remercions pour vos réponses précises. Nous avons compris qu’il nous incombe, en tant que parlementaires, de dégager des moyens supplémentaires pour que les acteurs de la justice administrative puissent œuvrer dans de bonnes conditions dans les territoires ultramarins.
M. le président Frantz Gumbs. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugeriez utile à nos travaux.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Pour évoquer aujourd’hui plus particulièrement la situation de la Guyane, territoire auquel nous avons consacré un déplacement début septembre, nous accueillons des représentants de l’association Trop’Violans 973.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Yvane Goua, M. Olivier Goudet, Mme Patricia Govindin et M. Mario Govindin prêtent successivement serment.)
M. Mario Govindin, membre de l’association Trop’Violans 973. Je suis membre du conseil d’administration de l’association.
Mme Patricia Govindin, membre de l’association Trop’Violans 973. Je suis également membre du conseil d’administration, et chargée de la communication de l’association.
M. Olivier Goudet, président de l’association Trop’Violans 973. Je suis président de l’association. C’est Mme Yvane Goua qui prendra la parole au nom de celle-ci.
Mme Yvane Goua, membre de l’association Trop’Violans 973. Je suis porte-parole et responsable de cette association qui met en œuvre de la médiation sociale et de la prévention de la délinquance, tant aux abords des établissements scolaires que dans les quartiers, qu’ils soient dits prioritaires ou non, car le besoin s’en fait parfois sentir aussi dans les quartiers non prioritaires. Depuis fin 2020, l’association Trop’Violans emploie des salariés, essentiellement des jeunes, car nous faisons également de l’insertion sociale et professionnelle. Dans la prévention de la délinquance, nous misons sur le fait que ce soient des jeunes qui parlent à des jeunes. Nos salariés ont de 18 à 26 ans avec, en moyenne, des contrats d’une année en alternance, qui sont des contrats de professionnalisation ou d’apprentissage, ou encore des contrats aidés, comme les contrats PEC – parcours emploi compétences.
L’association Trop’Violans a été créée en octobre 2015. Voilà donc dix ans que nous faisons de la prévention, de la médiation sociale et du militantisme, et luttons, conformément à nos statuts, contre toutes les formes d’injustice, dont l’injustice administrative. De fait, en Guyane, de nombreuses procédures sont difficiles. La notion de justice administrative recouvre l’accès à un titre pour une personne immigrée, l’accès à la propriété, le droit au logement, le droit à la santé et l’accès aux soins. Nous aidons à débloquer des situations dans le cadre d’une médiation sociale pour pouvoir faire avancer les choses.
Nous sommes très imprégnés par tous les types de violences subies en Guyane – administrative, physique et morale. La collectivité est très touchée par les homicides et par le trafic de drogues. Face à cette délinquance, nous aimons apporter des solutions.
L’association Trop’Violans a également été, avec d’autres entités – comme la délégation aux outre-mer présidée, au sein de votre assemblée, par M. Rimane –, signataire des accords de Guyane, où nous représentions le pôle sécurité-justice.
Nous vous remercions de nous recevoir et de nous permettre d’échanger et d’exprimer notre vision. Les convocations que nous avons reçues indiquent que nous pouvons fournir d’autres éléments et vous ne devrez donc pas hésiter à nous en demander s’il faut argumenter plus avant nos propos.
Nous faisons un gros travail de terrain, recevant en moyenne 200 personnes chaque année au titre de l’assistance aux victimes et de la médiation sociale.
Une première partie de mon propos préliminaire, qui aura un caractère global, rendra compte de nos recherches et de notre travail sur les points qu’aborde votre commission. J’évoquerai ensuite l’accès à la justice, particulièrement l’accès au tribunal. Il est en effet très difficile, en Guyane, d’avoir accès à un tel lieu ouvert au justiciable et où il peut obtenir justice, qu’il soit victime ou qu’il soit de l’autre côté.
Le dernier point, sur lequel je m’étendrai davantage, concerne le 100 % contrôle, qui touche beaucoup notre association car nous recevons, au titre de l’assistance aux victimes, de nombreuses personnes ayant fait l’objet d’un arrêté qui les empêche de voyager. Il s’agit là, parlant d’accès à la justice – puisque c’est le sujet de votre commission –, d’un exemple flagrant de ce qui peut passer en Guyane et nulle part ailleurs.
Pour évoquer, en premier lieu, les différentes questions intéressant le travail de votre commission, je commencerai par l’articulation entre les règles coutumières et les règles de droit commun. En Guyane, on peut avoir à répondre devant un tribunal du fait d’avoir chassé, pêché ou construit son habitation d’une façon traditionnelle. Il faut régler cette situation car nous sommes un peuple multiple, composé d’une population amérindienne, bushinenguée et créole – entre autres, car d’autres encore ont rejoint ces trois piliers. Nous rencontrons ainsi, dans le cadre de notre assistance aux victimes, des populations amérindiennes ou bushinenguées qui se retrouvent devant le tribunal pour avoir simplement appliqué leurs traditions et exercé un droit coutumier – je peux en donner des exemples.
Nous avons été très impliqués dans la mobilisation contre le projet de la Montagne d’or et sommes satisfaits que ce projet n’ait pas eu lieu. Ce sont d’abord les populations amérindiennes qui se sont battues et nous sommes venus les renforcer. La communication et les commissions d’enquête ont permis de voir quel était le malaise qui entourait ce projet.
Un dernier exemple sur ce thème est celui d’un agriculteur, exerçant son métier depuis quarante ans et propriétaire d’un foncier agricole, qui a vu, à la suite de l’apparition d’un projet nouveau qui aurait pu être issu de la mairie ou de n’importe quelle autre instance, une modification de typologie – le plan local d’urbanisme (PLU) n’ayant pas encore été modifié –son foncier passer du statut agricole celui de zone naturelle.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle est l’autorité qui change ainsi la typologie du foncier ?
Mme Yvane Goua. C’est le préfet de la Guyane, qui l’a fait d’autorité puisque ce changement ne s’inscrivait pas dans le cadre d’un PLU, sans prendre conscience des impacts que cela pouvait avoir. Quelques mois plus tard, l’Office français de la biodiversité a débarqué et a convoqué ce monsieur pour avoir construit sur son terrain, même s’il n’avait pas construit en béton, mais seulement des cabanes, qu’on appelle chez nous des carbets. Toujours est-il que cet agriculteur a été convoqué et placé en garde à vue alors qu’il ne faisait qu’exercer son métier sur un terrain dont il est propriétaire. Il me semble important de porter à la connaissance de votre commission ce genre d’aberrations touchant à la justice. Ce contexte n’est pas toutefois pas récent et le fait qu’il existe en Guyane des aires coutumière et des populations vivant encore selon leurs coutumes n’est pas une découverte. Le poids de la gestion et de l’administration ne doit pas peser sur des coutumes ancestrales.
Pour ce qui est de l’éloignement géographique du juge et de la difficulté d’accès au tribunal, mon territoire, qui est très fort pour l’innovation et la création, a les pirogues de la justice. Toutefois, hors cette solution ponctuelle qui a le mérite d’exister, certaines personnes, dans des communes éloignées, vivent le même quotidien que les habitants de Cayenne, de Kourou ou de Saint-Laurent, qui bénéficient, elles, de la présence d’un tribunal et de tout ce qui est nécessaire pour l’accès à la justice. La Guyane souffre d’un déficit de connaissance, mais le déficit d’accès au droit n’est, en fait, pas plus grand que dans l’Hexagone, où j’ai passé vingt ans. Malgré des populations différentes, des difficultés liées à la langue et la présence du droit coutumier, je ne trouve pas qu’on soit mieux informé de ses droits dans le 93, où j’ai vécu quinze ans, qu’en Guyane – qui souffre pourtant de l’éloignement et d’un manque de moyens matériels et humains. Je suis même tentée de dire que c’est une chance que les populations de Guyane ne soient pas informées de leurs droits car, si on devait répondre à toutes leurs questions en la matière, on aurait du mal à le faire.
Aujourd’hui, en effet, la machine judiciaire se consacre au phénomène des mules, sur lequel je reviendrai tout à l’heure à propos du 100 % contrôle. On a créé un système qui engorge les tribunaux avec des personnes qui devraient normalement contester des arrêtés, alors qu’on ne dispose pas de la machine humaine et matérielle qui le permette.
Il faudra régler la question de l’éloignement géographique du juge. En Guyane, les communes sont isolées – Camopi et Maripasoula n’ont pas changé de place ! Il faut donc régler ce problème, quelle que soit l’innovation que l’on peut déployer pour prendre des mesures ponctuelles ou à faible coût – car, de fait, nous mettons en œuvre des actions qui ne pèsent guère. Je représente la population, et non pas les instances qui gèrent – et qui font peut-être leur mieux. Cette population a l’impression qu’on veut mettre le moins possible d’argent et de moyens sur le territoire guyanais et, à la limite, qu’on serait félicité si on réussissait à faire ce qui doit être fait avec des moyens moindres. Or cela ne marche pas, car la population continue à croître et la délinquance à augmenter, et il y a toujours plus à faire en Guyane dans le domaine de la justice.
Quant à la dématérialisation croissante, en Guyane, nous en rêvons tous. Imaginez combien il est frustrant pour la population d’un territoire qui envoie des fusées de ne bénéficier que de deux routes nationales, la RN1 et la RN2, qui ont du reste encore des zones blanches où, faute de pouvoir appeler les secours en cas d’accident, on meurt. La dématérialisation croissante, pourquoi pas quand on connaît l’Hexagone mais, en Guyane, il faut y mettre les moyens, mettre de l’argent sur la table pour développer la justice et les moyens matériels. On ne pourra toutefois pas aller plus vite que la musique car, bien que ce territoire envoie des fusées, 54 % de sa population vivent sous le seuil de pauvreté. Cela vaut surtout dans les communes isolées où, à l’éloignement, s’ajoutent le chômage et la difficulté d’avoir un boulot ou une formation et d’accéder au strict minimum.
Sur l’attractivité de la juridiction ultramarine, à propos de laquelle d’autres personnes sont intervenues, je n’ajouterai rien, sinon que la Guyane, comme La Réunion ou la Martinique, n’aurait pas besoin d’être attractive si on formait déjà les locaux. À quel moment est-il envisageable ou possible que les personnes qui rendront la justice ou travailleront dans le secteur de la justice en Guyane soient des locaux – et je ne parle pas là que des postes de haut niveau ? Il faut former des futurs juges, greffiers ou notaires guyanais et, pour cela, il faut des écoles pour ce type de métiers. Or le territoire est pauvre en formations. Cela ne relève peut-être pas de votre commission, mais permettez-moi de faire un vœu que j’aurais dû formuler dès mon introduction : comme dans le cadre d’une autre commission à laquelle nous avons participé, consacrée au trafic de drogue, nous faisons le vœu que les conclusions de ces commissions ne soient pas qu’un rapport dont les préconisations ne seraient pas suivies d’effet. Comme je l’ai dit, ni Camopi ni Maripasoula n’ont changé de place et nous avons vraiment besoin que les choses avancent. Vous avez dû le voir en venant en Guyane : nous avons vraiment besoin qu’on nous donne un coup de pouce, qu’on fasse remonter les problèmes et qu’on force à ce que les choses se fassent.
Former des locaux est la seule réponse à la question de l’attractivité. Les locaux n’ont pas besoin d’être attirés et on dépensera moins d’argent, puisqu’on n’a pas besoin de leur donner 40 %, 50 % ou 60 % de primes, de les loger ou de leur promettre une voiture : les locaux seront simplement contents de rendre service et de faire le job pour leur territoire. Or c’est malheureusement trop rare.
2017 est une date importante car, dans les accords de Guyane, on a demandé une cité judiciaire à Cayenne et à Saint-Laurent, avec un centre pénitentiaire dans cette dernière ville. Or, alors qu’on a presque fini de construire le commissariat de Cayenne – et grand bien leur en fasse, car le précédent était déplorable – et tout ce qu’il faut pour loger toute la police nationale en Guyane, alors donc qu’on a mis les moyens pour la répression, on n’a pas même posé la première pierre des cités judiciaires. Je le regrette, car un tribunal est le lieu où l’on s’informe de ses droits, de la possibilité d’avoir l’aide juridictionnelle et un avocat. C’est un vrai problème d’accès à la justice. Il est désastreux de ne pas savoir où se trouve le tribunal de commerce, le tribunal judiciaire ou le tribunal d’appel. Lorsque le tribunal se trouvait dans les locaux du Larivot, personne ne savait où il était. Aujourd’hui encore, on en vient à envier les tribunaux de Martinique ou de Guadeloupe parce qu’ils disposent de soixante places et qu’en Guyane, la plus grande salle du Larivot en compte quinze ! Il ne s’agit pas de vouloir faire entrer plus de monde, mais c’est caractéristique du manque de moyens et d’outils mis à disposition pour travailler.
J’en viens au 100 % contrôle. Ce qui se passe avec ce dispositif est inadmissible, antirépublicain – selon moi, ce n’est même pas légal, mais c’est à vous de creuser cette question. Surtout, on a le sentiment qu’en Guyane, tout est possible et qu’on s’y permet des choses qu’on ne ferait pas ailleurs. Je rappelle que l’association Trop’Violans fait de la prévention contre le phénomène des mules. Nous allons parler aux jeunes aux abords des collèges et des lycées, nous rencontrons les recruteurs et les trafiquants. Il n’y a pas de débat : je ne suis pas là pour défendre les mules, mais le 100 % contrôle me force à le faire. Je ne suis pas la police.
Lorsque les personnes viennent nous dire qu’elles font l’objet d’un arrêté, c’est moi qui suis contrainte de faire des enquêtes pour trouver pourquoi. Souvent, on constate que les personnes concernées vivent dans l’Hexagone et sont empêchées de rentrer chez elles – je peux vous transmettre des cas d’arrêtés en ce sens – au motif qu’elles sont suspectées de transporter de la cocaïne. Nous sommes à 100 % pour les contrôles, mais il doit être garanti que ces personnes étaient de vrais transporteurs de cocaïne, auquel cas elles relèvent de la prison et de tout le dispositif y afférent. Dans le dossier du 100 % contrôle se pose donc un problème d’accès à la justice.
On a connu précédemment des arrêtés d’une durée de dix jours. D’après le préfet et le procureur, il n’y a pas beaucoup de contestations auprès du tribunal. Dont acte, mais je rappelle qu’il faut payer l’avocat et que, dès lors que 54 % de la population vivent sous le seuil de pauvreté et que l’accès aux avocats est difficile, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Heureusement, nous sommes à l’origine, avec M. Rimane, de 80 % des dossiers transmis au tribunal. Nous accompagnons des gens dans des procédures de référé-liberté, mais nous le faisons pour leur permettre de partir, car ils ont été condamnés à rester en Guyane ! Le message est violent ! Parmi ces gens, des jeunes sont empêchés d’aller se former dans l’Hexagone en raison des soupçons dont ils font l’objet, d’autres personnes ne peuvent pas partir pour se soigner, en raison de nouvelles règles qui les obligent à être accompagnées d’un médecin pour pouvoir voyager. D’autres encore vivent tout simplement dans l’Hexagone et sont venues en vacances ou enterrer quelqu’un, et se retrouvent empêchées de partir.
La réduction de dix à cinq jours de la durée des arrêtés est un procédé très vicieux. En effet, la durée de dix jours a été supprimée parce que nous avons posé la question de savoir pourquoi certains arrêtés avaient une durée de dix jours et certains autres de cinq, la plupart des arrêtés de dix jours concernant des personnes issues de l’ouest de la Guyane – en fait, de Saint Laurent. Ne pouvant fournir d’explication, ils ont supprimé les arrêtés de dix jours. Cela nous pose toutefois un problème car nous espérons depuis un certain temps trouver parmi les dossiers que nous traitons celui qui nous emmènera au Conseil d’État ; or c’est impossible avec une durée de cinq jours. C’est une attaque directe au droit à l’accès à la justice. En effet, le délai est trop court pour pouvoir procéder à cet appel et, du reste, pour pouvoir faire appel, il faudrait perdre ; or nous gagnons la plupart des dossiers que nous accompagnons en référé.
L’arrêté suppose qu’une personne transporte potentiellement de la cocaïne sur la base d’un test urinaire positif. Renseignements pris, des spécialistes nous disent que le test urinaire n’a jamais démontré qu’une personne ayant de la cocaïne dans les urines transportait de la cocaïne, mais qu’elle en était consommatrice, ce qui est différent. Il se peut que quelques grammes passent parfois par là, mais le test ne garantit pas le résultat. Nous avons ainsi gagné de nombreux référés-liberté, en raison de faux positifs. Nous recourons à un laboratoire privé où l’analyse coûte 140 euros, pour contester le test urinaire pratiqué à l’aéroport. Au début, il était possible d’y emmener la personne et d’obtenir le résultat en quarante-huit heures. Depuis qu’ils se sont rendu compte que nous allions faire des tests dans le privé – « ils », ce sont ceux qui sont face à nous au tribunal lorsque nous attaquons : le préfet et potentiellement le procureur –, nous nous sommes rendu compte, de notre côté, que les délais pour obtenir les résultats étaient désormais de dix jours. C’est là une nouvelle atteinte à l’accès à la justice. Nous pouvons encore faire pratiquer l’examen à Kourou, où nous avons trouvé un laboratoire qui peut le faire en consultation d’urgence à l’hôpital, mais l’hôpital n’est pas fait pour cela : cela passe par les copains et les copines, et ce n’est pas la solution que je suggère.
Monsieur le président M. Frantz Gumbs. Ai-je bien compris que vous venez de dire qu’il y a des laboratoires qui seraient sous influence ?
Mme Yvane Goua. Je dirais plutôt que certains laboratoires appliquent dorénavant une autre règle et que les tests partent vers l’Hexagone parce que ces laboratoires ne disposent plus sur place d’une personne pouvant pratiquer ce test.
Monsieur le président M. Frantz Gumbs. Par hasard, donc ?
Mme Yvane Goua. C’est cela. Il est vrai que c’est compliqué. Ce qui nous arrange, c’est que, de plus en plus, les personnes empêchées de voyager sont des personnes qui vivent dans l’Hexagone et nous ne nous occupons donc même plus du test. Nous avons aussi réussi à faire entrer dans les têtes que le test urinaire ne garantit pas que la personne transporte de la cocaïne. Nous nous passons du test, mais il est tout de même indiqué que la personne a subi un test urinaire positif.
J’ajoute que, quand vous faites l’objet d’un arrêté, vous ne pouvez pas prendre l’avion. L’urgence est alors de modifier son billet car, normalement, vous vouliez partir, mais on vous en a empêché pour telle ou telle raison. En moyenne, modifier un billet Air France coûte 400 euros, et, suivant les périodes, 200 à 300 euros pour Air Caraïbes – une somme bien sûr à la charge de la personne. L’aide forfaitaire versée dans le cadre du référé-liberté ne couvre ni les frais d’avocat, ni les frais engagés pour prendre, par exemple, une correspondance pour se rendre au fin fond de la France, ou encore pour se réinscrire à une formation qu’on n’a pas pu suivre. Outre le référé-liberté, qui permet aux intéressés de partir tout de suite, il faut donc lancer une procédure au fond, afin de pouvoir se faire rembourser toutes ces dépenses. C’est une démarche lourde, surtout pour quelqu’un dont on n’a jamais prouvé qu’il transportait de la cocaïne.
Et à côté de cela, nous pourrions faire tellement de choses ! Nous sommes force de proposition.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour tous ces éléments et salue votre enthousiasme et votre passion. Je tiens aussi à témoigner du fait qu’en me rendant dans votre territoire, j’ai découvert ce que j’appellerai la France d’ailleurs – dont j’ignorais la réalité.
Votre association couvre-t-elle l’ensemble de la Guyane ? Quelles sont les principales caractéristiques du public auquel vous venez en aide ?
Mme Yvane Goua. Malgré nos faibles moyens, nous sommes partout en Guyane. Nous intervenons à Maripasoula, à Saint-Laurent-du-Maroni, à Cayenne, à Matoury…
La plupart des personnes qui s’adressent à nous vivent sous le seuil de pauvreté, manquent de moyens, sont éloignées de tout, aussi bien géographiquement que moralement.
Cela me donne l’occasion de parler des familles, que nous accompagnons et avec lesquelles nous organisons de nombreuses marches blanches. Il leur est très compliqué d’obtenir des informations sur les dossiers qui les concernent, par exemple à la suite d’un homicide, et même lorsqu’elles se portent partie civile avec notre aide. Même un dépôt de plainte, qui n’est que le début de la machine judiciaire, relève parfois de la mission impossible.
Je comprends que les forces de l’ordre manquent de moyens humains et matériels, mais les justiciables sont découragés dans leurs démarches. Il leur est souvent conseillé de se reporter sur autre chose qu’un dépôt de plainte et, lorsqu’ils en déposent une malgré tout, ils n’obtiennent souvent aucune nouvelle par la suite.
Je le répète, il s’agit de personnes pauvres et généralement éloignées de tout. Leur situation est souvent catastrophique.
M. le président Frantz Gumbs. Vous dites qu’on leur conseille de faire autre chose que de déposer plainte. Qui le leur recommande ?
Mme Yvane Goua. On décourage les personnes qui se rendent au commissariat : c’est la vérité.
Comme je le disais, les policiers manquent de moyens. Par exemple, il ne faut surtout pas aller déposer plainte en soirée ou le week-end. C’est peut-être la même chose dans l’Hexagone, mais le phénomène est criant et problématique en Guyane, compte tenu de l’insécurité.
La lutte contre les violences faites aux femmes, par exemple, est censée être une priorité pour notre territoire – d’ailleurs pour notre pays dans son ensemble. Or une femme en danger qui vient sonner à la porte d’un commissariat le week-end ne trouvera pas une oreille pour l’écouter. Heureusement, elle trouvera Trop’Violans 973 !
M. le président Frantz Gumbs. Quand on conseille à une personne de ne pas déposer plainte, la redirige-t-on vers le chef coutumier, par exemple ?
Mme Yvane Goua. De ce que j’ai pu constater, les populations se tournent d’abord vers leur chef coutumier avant de se rendre au commissariat ; le contraire n’arrive que rarement.
Quand on est victime de violences le soir ou le week-end, on n’y est pour rien. S’entendre dire « revenez lundi » est donc problématique. De même, quand on est victime de problèmes de voisinage, qui peuvent s’accompagner de menaces ou de violences, on vous demandera si vous avez essayé de discuter avec votre voisin, ou encore si vous vous êtes rapproché de votre bailleur…
Chacun a son rôle à jouer, mais il y a manifestement un problème de moyens, d’organisation, de ressources humaines, qui fait que c’est à la population de se débrouiller.
M. Davy Rimane, rapporteur. Madame Goua, vous mettez en exergue ce que j’ai essayé de faire comprendre à M. Martin, président du tribunal administratif de Guyane, ou encore aux représentants du Conseil d’État que nous avons reçus avant vous. Il y a un problème majeur d’accès au droit.
J’y insiste : un document administratif foule aux pieds les droits fondamentaux et ne prévoit par surcroît que des possibilités de recours extrêmement limitées, pour ne pas dire autre chose. Nous ne verrions jamais pareille chose sur le territoire hexagonal. Les droits des personnes qui passent par l’aéroport Félix-Éboué ne sont pas respectés.
Pour avoir également accompagné des personnes dans leur procédure de référé-liberté, j’ai entendu une présidente de tribunal faire clairement comprendre au représentant de la préfecture présent lors de l’audience qu’il existait une procédure pénale et qu’elle ne comprenait pas comment un texte pouvait octroyer des pouvoirs aussi exorbitants. Et d’ajouter que cet arrêté ne repose sur aucun texte législatif, seulement un article du code général des collectivités territoriales, ce qui rend donc le texte contestable. Tout cela est reconnu, mais on continue inlassablement de l’appliquer. Je le conteste depuis des mois, voire des années, et je comprends donc pourquoi Mme Goua a si longuement évoqué le 100 % contrôle.
Nous voyons néanmoins toutes les actions menées pour que les femmes et les hommes de notre territoire aient accès au droit à tous les niveaux. À cet égard, lors de notre déplacement en Guyane, on nous a indiqué que les chefs coutumiers, amérindiens ou bushinengués, n’intervenaient qu’en cas de simple querelle familiale ou de voisinage. Dès lors que le litige relève du niveau pénal, ils se retirent, laissant la place aux autorités. Confirmez-vous ce fonctionnement ?
Mme Yvane Goua. Tout à fait. Je le regrette d’ailleurs, car l’un ne va pas sans l’autre, surtout concernant le transport de cocaïne par des mules. Les chefs coutumiers sont avertis des dérives de certains, interviennent au sein des conseils familiaux pour essayer de régler les choses, mais doivent ensuite laisser la main à la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Vous appuyez-vous sur les chefs coutumiers pour venir en aide à votre public ?
Par ailleurs, qu’il s’agisse des litiges judiciaires ou administratifs, intervenez-vous auprès du CDAD – conseil départemental de l’accès au droit – de Guyane ?
Mme Yvane Goua. Ces deux questions vont de pair. C’est après avoir constaté que nous pouvions régler beaucoup de situations en partageant des informations et en rendant le droit accessible que nous avons décidé de tenir des permanences, le mardi et le jeudi au départ, puis quotidiennement et à n’importe quelle heure, la professionnalisation de notre activité et le recrutement de salariés nous permettant de faire beaucoup plus de choses. Nous avons aussi lancé des An Nou Kozé – « Parlons ensemble » – dans les quartiers populaires, afin de donner des informations sur le droit au logement ou encore sur l’accès à la santé.
En 2021, nous avons aussi créé « l’école de la rue » à destination des Amérindiens, des Bushinengués et des Créoles – ces derniers n’ont pas de droit coutumier, mais ont aussi des coutumes. Pendant les vacances scolaires, nous allons dans les quartiers populaires pour partager le mieux vivre ensemble. On enseigne, on forme, ou plutôt on fait découvrir les différentes cultures auprès des populations haïtiennes ou encore cubaines, c’est-à-dire le caractère mélangé de quartiers. Nous le faisons car la délinquance, que nous ne nions pas, est pour nous une perte d’identité. Il importe que les jeunes sachent d’où ils viennent et connaissent les valeurs et les richesses de la Guyane. Nous n’avons pas encore organisé beaucoup d’ateliers, mais nous voulons en déployer partout. Nous sommes d’ailleurs heureux d’assister, depuis quelques années, à un retour à l’identité, auquel nous ne sommes pas les seuls à contribuer.
Donc oui, nous avons des liens avec les coutumes, l’association ne pouvant d’ailleurs à elle seule représenter toutes les cultures. Ce sont des Bushinengués et des Amérindiens qui parlent de leur propre culture. Quant à moi, je peux parler de la culture créole, notamment des danses traditionnelles. Vous pouvez découvrir tout ce que nous faisons lors des ateliers en consultant nos réseaux sociaux.
Quant au CDAD, nous n’intervenons pas à ce niveau. Nous n’avons jamais été sollicités pour le faire, même si nous recherchons toujours de nouvelles solutions. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons créé des permanences. Je me souviens du cas d’une jeune femme victime de violences conjugales, qui n’arrivait pas à avoir accès à un avocat. Nous avons mobilisé ceux qui travaillent avec nous pour débloquer sa situation et lui permettre d’être assistée et représentée. Nous essayons de faire au mieux et de proposer des solutions.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que vos permanences ne se trouvent pas sur tout le territoire. Où en existe-t-il ? J’aimerais aussi connaître la nature de vos financements.
Mme Yvane Goua. Vous avez le don de poser des questions qui n’en font qu’une !
Nos permanences se tiennent principalement à Cayenne, dans le local de l’association – local dont nous disposons grâce à un partenariat avec la mairie et notre bailleur social, comme c’est souvent le cas pour les associations.
Il nous est également arrivé de passer des contrats avec d’autres mairies, ce que nous sommes en train de faire pour les années qui viennent. Pour l’heure, comme je viens de le dire, des permanences n’ont été proposées de manière systématique et ininterrompue qu’à Cayenne, mais nous en avons aussi tenu à Matoury ou à Saint-Laurent-du-Maroni.
Et nous nous déplaçons ! Quand une victime a besoin de nous voir, elle prend rendez-vous et nous allons à elle, particulièrement quand elle habite à l’intérieur du territoire, comme à Maripasoula ou à Camopi.
Pour ce qui est du financement, vous aurez compris que nous sommes une association militante et que, quand nous ne sommes pas d’accord, nous le disons. En ce qui concerne le 100 % contrôle, M. Goudet et moi avons ainsi été interdits d’accès à l’aéroport Félix-Éboué, parce que nous étions vus comme des empêcheurs de tourner en rond. C’est terminé, nous pouvons de nouveau voyager, mais nous ne sommes pas en bons termes avec l’État. En revanche, nous avons le soutien des élus locaux et des mairies, même si je reconnais que nous ne les aidons pas toujours à nous aider. Heureusement, la population a conscience de notre travail : les dons et les adhésions représentent environ 70 % de notre financement.
J’en profite pour remercier cette population, qui nous regardera, vu que cette audition est accessible. C’est grâce à elle que nous avons pu nous déplacer aujourd’hui et que nous nous sommes rendus au sommet des luttes sociales et environnementales des outre-mer, à Paris. Nous faisons la quête ! Certains, qui nous aiment, disent qu’il est navrant de nous voir presque mendier de l’argent alors que nous faisons beaucoup pour le territoire. Nous organisons effectivement de nombreuses collectes, nous vendons des gâteaux, comme les enfants qui recueillent de l’argent pour se payer un voyage. Mais ce n’est pas grave. On s’en sort et c’est grâce à cela que nous pouvons agir.
M. le président Frantz Gumbs. Votre témoignage est parlant, instructif. Vous inspirez d’ailleurs probablement d’autres organisations sur la manière de faire, c’est-à-dire ne pas compter sur l’État ni sur les grandes institutions officielles, mais plutôt sur le peuple. J’en suis frappé, impressionné et heureux.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans nos territoires, quand on se dresse contre l’autorité établie, ce n’est pas sans conséquences, même quand on essaie de faire valoir un droit, ce qui est malheureux puisque nous sommes censés être dans un État de droit. Je tiens donc à remercier les membres de Trop’Violans 973 pour leurs témoignages, qui ne rendront notre rapport que plus exhaustif.
Au vœu pieux que vous avez formulé tout à l’heure, madame Goua, je réponds que ce rapport sera publié début décembre et qu’il comportera plusieurs préconisations, certaines d’entre elles appelant des réponses urgentes. Nous avons évoqué ce matin la situation de Wallis-et-Futuna : c’est encore un autre monde ! J’y insiste, concernant l’accès au droit et le respect des droits fondamentaux, je demanderai que des actions soient menées très rapidement.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie, cher rapporteur, comme je remercie les invités dans la salle, que je regrette de n’avoir pu saluer en personne. Ce n’est que partie remise au jour où je reviendrai en Guyane sur l’invitation de M. Rimane !
Nous demeurons à votre écoute et serions heureux de recevoir tout complément d’information de votre part sur le sujet qui nous occupe.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons souhaité consacrer cette matinée à la Nouvelle-Calédonie, en recevant les représentants d’associations qui, étant pour certaines partenaires du Conseil de l’accès au droit (CAD), sont en première ligne dans la politique d’accès au droit et à la justice.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Jean-Pierre Mazzocchin, Gilles Vernier et Thierry Xozame prêtent successivement serment.)
M. Jean-Pierre Mazzocchin, président de l’association pour l’accès au droit et l’aide aux victimes (Adavi 988). Créée en 1989, l’Adavi 988 est une association régie par la loi de 1901 qui compte huit salariés, dont quatre juristes, une accueillante, une responsable administrative et financière, récemment recrutée, ainsi que deux assistantes sociales qui exercent dans le cadre de la gendarmerie nationale. Elle fait également appel aux services de deux prestataires : un cabinet juridique indépendant, qui intervient dans le cadre du bureau d’aide aux victimes (BAV) de la section détachée de Koné du tribunal de première instance de Nouméa et une psychologue clinicienne, qui intervient auprès du BAV de Nouméa et du siège de l’Adavi, vingt-deux heures par mois. Elle est gérée par un conseil d’administration de huit administrateurs, dont la plupart sont, comme moi, impliqués dans l’association depuis 2012.
Ses missions couvrent deux domaines en particulier, l’accès au droit et l’aide aux victimes, et l’ensemble du territoire. L’association apporte une information juridique sur les droits et les procédures et accompagne les victimes d’un préjudice physique, matériel ou moral résultant d’une infraction pénale tout au long de la procédure judiciaire, depuis le dépôt de plainte, la constitution du dossier en qualité de partie civile, la demande d’aide juridictionnelle ou la préparation des audiences, jusqu’à l’indemnisation par la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (Civi) ou le service d’aide au recouvrement des victimes d’infraction (Sarvi). Elle propose également aux demandeurs un accompagnement psychologique, sous la forme d’une écoute, d’un soutien et d’une orientation dans les démarches.
Les activités de l’association sont principalement financées par l’État français, grâce au soutien du haut-commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie – à travers le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) – et du ministère de la justice, par le biais du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav) dont le financement est assuré par la cour d’appel de Nouméa. Plus modestement, l’Adavi reçoit également des fonds du Conseil de l’accès au droit, du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, de la province Sud, des villes du Mont-Dore et de Nouméa, ainsi que de quelques communes éparpillées sur l’ensemble du territoire.
M. Gilles Vernier, président de l’association UFC-Que choisir de Nouvelle-Calédonie. Présente en Nouvelle-Calédonie depuis 1970, l’association UFC-Que choisir regroupe 700 adhérents environ et une vingtaine de bénévoles. Sept personnes sont chargées de l’accueil des usagers et répondent, sur place, par téléphone ou par mail, aux problèmes de la vie courante qu’ils rencontrent et aux litiges qui les opposent aux mondes du commerce, des assurances ou des banques en particulier – et Dieu sait si nous avons des problèmes en la matière !
Contrairement à l’Adavi, notre association ne comprend pas de professionnels du droit, son rôle étant avant tout de conseiller les demandeurs sur la marche à suivre, afin de leur éviter de commettre des erreurs ; nous les dirigeons d’ailleurs parfois vers l’Adavi.
Également régie par la loi de 1901, son conseil d’administration est composé de dix membres. L’association fonctionne grâce aux subventions qu’elle reçoit du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et aux cotisations de ses adhérents, ainsi que, comme l’Adavi, à quelques contributions des provinces et des mairies. Néanmoins, depuis le covid, les associations ont de plus en plus de difficultés à obtenir des aides et sont fortement affectées par les problèmes financiers.
M. Thierry Xozame, président de l’association Case juridique kanak (ACJK). Je rejoins mes collègues s’agissant des difficultés financières que rencontre le milieu associatif. L’association Case juridique kanak est plus récente, puisqu’elle a été fondée en 2011. Elle travaille en particulier dans le domaine du droit coutumier kanak, puisque coexistent en Nouvelle-Calédonie le statut civil coutumier et le statut de droit commun.
Plus que l’accès au droit, notre mission principale est de promouvoir le droit coutumier kanak – qui reste sibyllin pour certains, car il implique une connaissance des chefferies, etc. –, de développer ses aspects multidimensionnels sur le plan culturel et de former des juristes – j’ai participé à la Nuit du droit, qui s’est tenue le 2 octobre dernier à l’université de la Nouvelle-Calédonie, en présence, d’ailleurs, de collègues de l’Adavi. Selon le dernier recensement de l’Insee, la population de la Nouvelle-Calédonie s’établit à 269 000 habitants – en légère baisse –, dont plus d’un tiers est de statut civil coutumier, dans des terres coutumières. Ce statut constitue donc un enjeu fondamental de la communauté de destin en Nouvelle-Calédonie.
En tant que juristes disposant d’une formation générale de droit commun, nous sommes saisis par la population de questions telles que la dissolution du mariage coutumier, l’adoption, la donation, etc. Nous sommes pour la plupart bénévoles – je suis, pour ma part, salarié du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie – et recevons peu de subventions. Nous travaillons dans le cadre de conventions signées, par exemple, avec le CIDFE (centre d’information-droits des femmes et égalité) de la province Sud, ou avec la province Nord, pour tous les points d’accès au droit, que ce soit à Houaïlou, à Canala, à Poindimié ou à Pouébo. Lorsque l’association a été créée en 2011, elle avait aussi signé des conventions avec la province des îles Loyauté. Contrairement à l’Adavi, nous ne couvrons pas la totalité du territoire. Nous orientons les personnes qui nous sollicitent en vue d’obtenir des conseils et de régler leurs litiges vers les structures d’accès au droit et les avocats – mais nous n’agissons pas à leur place, même si nous pouvons aider les demandeurs pour certains actes juridiques.
Pour être précis, nous recevons beaucoup moins de subventions depuis le 13 mai dernier, en raison de la situation institutionnelle et politique de la Nouvelle-Calédonie, ce qui ne nous empêche pas de continuer à agir auprès de ceux qui en ont besoin – nous ne manquons pas de foi ! Nous ne disposons même plus de local, mais sommes joignables à une adresse mail générique, qui nous permet de donner suite aux demandes.
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête s’est donné pour mission d’évaluer les difficultés éventuelles d’accès à la justice et au droit. Pourriez-vous, monsieur Mazzocchin, préciser l’ampleur de votre action et présenter la typologie du public accueilli : origine sociale, ethnique, localisation géographique ?
M. Jean-Pierre Mazzocchin. Nous recevons entre 3 500 et 3 800 personnes par an et menons environ 4 300 entretiens. Pour ce faire, nous disposons d’une équipe de juristes professionnels de haut niveau et, comparativement à l’association Case juridique kanak, nous recevons des subventions relativement importantes, puisqu’elles s’élèvent à 59 millions de francs Pacifique (CFP), soit 495 000 euros par an. Le problème, c’est qu’elles sont versées très tardivement dans l’année et que le premier semestre, en l’absence de fonds de roulement, reste difficile à gérer sur le plan financier – heureusement, nous sommes soutenus par la banque.
Sur le plan sociologique, nous recevons une majorité de femmes. Je vous communiquerai notre rapport d’activité, qui dresse un bilan intermédiaire au 30 juin 2025 et dans lequel figurent toutes les statistiques. À cette date, nous avions réalisé 519 entretiens, auxquels il convient d’ajouter 81 entretiens de suivi – lorsqu’une même personne est reçue plusieurs fois.
Les demandes concernent principalement des questions qui relèvent du droit familial, du droit du travail, des droits de succession et des problèmes relatifs au logement. Les personnes sont issues de différentes tranches d’âge : 21 % ont entre 26 et 35 ans, 30 % entre 36 et 45 ans, 22 % entre 46 et 55 ans, 16 % entre 56 et 65 ans et 11 % plus de 65 ans.
Les demandeurs sont principalement originaires de Nouméa et des villes avoisinantes : 50 % viennent de Nouméa, 12 % de Païta, 11 % de Dumbéa et 20 % de la commune du Mont-Dore. Ensuite, 2 % sont issus du reste de la province Sud ; 3 % de la province Nord et 2 % des îles Loyauté. L’origine géographique de notre public se concentre donc principalement dans la province Sud qui nous finance, contrairement à la province Nord.
L’association tient des permanences dans les locaux où elle a son siège – elle a déménagé récemment afin de réduire la voilure, pour des raisons budgétaires –, ainsi qu’au Mont-Dore où elle reçoit chaque semaine et dans la mairie annexe de Plum, située à une trentaine de kilomètres de Nouméa, une fois par mois. Elle assure également des permanences à Païta, à Dumbéa, à Bourail et, depuis 2025, à Thio.
Les usagers sont orientés vers l’Adavi soit par des relations personnelles, soit par les services judiciaires, les services sociaux, la police ou la gendarmerie – en cas de dépôt de plainte figurent sur le récépissé l’adresse de l’association, ainsi que quelques conseils pour la contacter. Nous sommes également connus grâce à la publicité que nous faisons et aux médias.
Je vous ai livré les chiffres du premier semestre 2025, mais nous avons également produit un rapport pour le troisième trimestre, que je vous transmettrai.
En résumé, nous suivons la fréquentation et la typologie du public au jour le jour, et nous établissons des statistiques destinées à nos financeurs et à nos partenaires puisque nous sommes, si j’ose dire, le partenaire privilégié de la justice en Nouvelle-Calédonie.
M. le président Frantz Gumbs. En France, nous sommes réticents à évoquer l’ethnicité, mais il me semble qu’il convient de le faire en l’occurrence. En effet, votre public vit principalement à Nouméa ou à moins de 50 kilomètres de cette ville : y a-t-il un lien entre cette concentration géographique et la prédominance d’une ethnie par rapport à l’autre ?
Le traitement de la situation des étrangers, présents irrégulièrement ou régulièrement sur le territoire néocalédonien, fait-il l’objet de discussions ?
M. Jean-Pierre Mazzocchin. Nous recevons des ressortissants étrangers, lesquels ne présentent, à ma connaissance, pas de problème.
Notre public est certes concentré autour de Nouméa, mais Thio et Bourail se situent respectivement à 150 et à 170 kilomètres de la capitale. À notre siège, nous recevons de nombreux usagers de la province Nord et de celle des îles Loyauté. Nous assurons épisodiquement un service par téléphone.
En Nouvelle-Calédonie, les violences faites aux femmes sont nombreuses et dramatiques. Je préside l’Adavi depuis 2015 : lorsque j’ai pris mes fonctions, les femmes craignaient de déposer plainte. Je ne suis pas un grand spécialiste de la coutume, mais il me semble que le clan et la tribu y occupent une grande importance : ils pouvaient dissuader traditionnellement les victimes de se rapprocher de la police, de la gendarmerie et de la justice. Une évolution est fort heureusement en train de se produire dans ce domaine et de plus en plus de femmes nous sollicitent.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Vernier, quelle est l’étendue de votre champ d’activité ?
M. Gilles Vernier. Nous avons environ 1 500 contacts annuels. Environ deux tiers d’entre eux se déroulent dans nos bureaux et les autres se font par téléphone.
Dans le domaine de l’accès au droit, nous retenons une centaine de dossiers dans l’année. Ceux-ci portent sur le logement, les services marchands et les relations entre particuliers. Les trois provinces nous accordent des subventions, mais seule celle du Nord l’a fait cette année, celles du Sud et des îles Loyauté ayant cessé de nous soutenir. Les mairies de Nouméa et de Païta ne nous ont pas donné de subventions cette année, au contraire de celles du Mont-Dore et de Dumbéa. Ces changements sont incompréhensibles car nous recevons des gens habitant toutes ces collectivités : les mairies savent que certains de leurs habitants nous contactent et que nous leur rendons un service utile. Certaines communes de la province Nord, comme Canala, nous versent un peu d’argent.
Depuis quelques années, de plus en plus d’habitants des îles nous rendent visite. Ils profitent de leur séjour de quelques jours sur la Grande Terre pour nous rencontrer et tenter de résoudre leurs problèmes, par exemple avec un loueur de voitures. Ce sont surtout des couples qui nous sollicitent ; il n’y a pas de distinction d’âge puisque nous voyons aussi des jeunes.
Les Calédoniens ne vont en général pas chercher les lettres recommandées. Une procédure se met alors en route, laquelle peut plonger les habitants dans des situations délicates en cas d’absence de réponse à une injonction ou de dépassement d’un délai fixé par un assureur. Ils font parfois l’objet de saisies ou doivent engager des dépenses supplémentaires.
Nous recevons quatre ou cinq étrangers par an, principalement des Néo-Zélandais ou des Australiens qui ont effectué des achats en Nouvelle-Calédonie et qui pensent avoir été floués. Certains dénoncent le bail d’une location saisonnière, qu’ils jugent incorrecte par rapport à la législation de leur pays.
M. le président Frantz Gumbs. De fortes différences culturelles et linguistiques existent en Nouvelle-Calédonie : les divers publics bénéficient-ils tous d’un accès au droit de même qualité ?
M. Gilles Vernier. Cette hétérogénéité peut avoir une influence : le commun des mortels n’est déjà pas très familier du vocabulaire juridique, mais les habitants des tribus ou de la province Nord le sont encore moins. Nous sommes là, comme l’Adavi, pour leur expliquer les méandres des termes judiciaires. Ils sont réceptifs et expriment un besoin de comprendre. Il n’y a pas de barrière politique ni sociale et c’est le bouche-à-oreille qui les incite à venir nous voir. Nous les aidons dans leurs procédures administratives, par exemple pour traiter les lettres recommandées qu’ils reçoivent. On peut toujours faire mieux, mais il me semble que nos efforts de vulgarisation sont efficaces.
L’appréhension des questions du quotidien diffère fortement entre les trois provinces. Dans les provinces Nord et des îles Loyauté, les habitants vivent davantage en circuit fermé, alors que ceux de la province Sud évoluent plutôt dans la grande ville où les relations sont plus impersonnelles.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Xozame, je vous pose la même question sur la typologie de votre public. À quels besoins de la population répondez-vous ?
M. Thierry Xozame. Nous travaillons avec des personnes régies par le statut civil coutumier kanak.
Nous vivons grâce aux cotisations de nos membres, mais nous avons reçu, lors de certaines années fastes, 1 million de francs CFP, soit 8 385 euros, ou 600 000 francs CFP, soit 5 031 euros, d’aides pour couvrir principalement des frais de déplacement.
Nos premières permanences juridiques, qui datent de 2012, se sont tenues dans la province des îles Loyauté. Nous avons accueilli des femmes victimes de violences dans des centres médicaux. La situation en Nouvelle-Calédonie et dans les territoires d’outre-mer est mauvaise dans ce domaine. Nous agissons, à la suite des Grenelle hexagonaux, pour la promotion des femmes, notamment lors des journées internationales qui leur sont dédiées. Des femmes sont venues nous voir pour nous demander d’ouvrir des points d’accès au droit à Ouvéa, Maré, Lifou et Tiga. Ces zones pâtissent d’une double insularité. Ensuite, nous nous sommes installés dans l’est de la province Nord, à Canala et Houaïlou, mais aussi à Poindimié : ce sont des endroits difficiles, dans lesquels nous avons ouvert des permanences sur la condition féminine, en partenariat avec la province Nord. C’est pour soutenir les femmes que les points d’accès au droit ont été ouverts.
Nous agissons pour résoudre des problèmes, parfois entremêlés, de dissolution de mariage, d’adoption et de violence, mais également des litiges fonciers. Ces derniers sont importants en Nouvelle-Calédonie et peuvent rapidement déraper sur fond d’instabilité du droit coutumier. Dans ces domaines, la vulgarisation des procédures est essentielle. Une mission à la condition féminine de la province Sud a également été créée : nous y avons participé jusqu’à l’année dernière, mais nous avons dû cesser notre collaboration par manque de subventions.
Nous sommes surtout sollicités par des femmes âgées de 21 à 50 ans pour l’accès au droit. Nous voyons entre cinquante et soixante personnes chaque année : comme vous le voyez, les chiffres restent très modestes et bien loin de ceux de l’Adavi. Notre association manque de ressources pour traiter davantage de demandes : nous ne comptons aucun juriste professionnel dans nos rangs, nous sommes simplement des bénévoles passionnés par le droit et enclins à vulgariser les normes coutumières, comme celles de droit commun, auprès des Néo-Calédoniens. La population européenne vit sous le statut de droit commun, de même que certains Kanaks. Dans les années de faible fréquentation, il nous arrive de ne recevoir qu’une vingtaine de personnes.
Les violences conjugales et psychologiques sont très répandues. On fait également appel à nous en cas de séparation. Dans la province Sud, un point d’accès au droit est ouvert tous les mardis, de onze heures trente à treize heures. La province a installé des points d’accès au droit commun, animés par une juriste, et d’autres d’accès au droit coutumier. Lors de la Nuit du droit, à l’université de Nouvelle-Calédonie, de nombreux étudiants sont venus nous interroger sur le droit coutumier kanak, lequel est un droit oral qui repose sur des actes coutumiers et que font vivre des assesseurs coutumiers, en première instance comme en appel. La connaissance de ce droit et la formation des juristes et des magistrats sont des enjeux importants. Nous avons présenté l’activité de notre association dans l’accès au droit, principalement coutumier.
M. le président Frantz Gumbs. Le droit coutumier est-il reconnu par le droit national ? Quelles sont les relations entre les praticiens du droit coutumier et ceux du droit commun ?
M. Thierry Xozame. Plus d’un tiers de la population est régi par le droit coutumier et cette proportion progresse. L’article 75 de la Constitution reconnaît le droit coutumier ; autrefois, ce droit était qualifié de « particulier », mais il faut croire que nous sommes moins particuliers qu’avant.
La reconnaissance officielle comprend quatre volets. Elle touche d’abord à l’organisation sociale coutumière : les chefferies, les clans et les aires coutumières. Elle concerne ensuite les institutions coutumières de la Nouvelle-Calédonie : nous sommes là à l’interface du droit républicain, qui repose sur des institutions, et du droit coutumier, qui se fonde sur des pratiques traditionnelles, en l’occurrence l’existence d’un conseil coutumier dans chacune des huit aires coutumières, que l’on peut assimiler, pour l’Hexagone, aux départements. À côté des conseils, existe un sénat coutumier, dont le président vient d’être élu à la suite d’un renouvellement.
Contrairement à la Polynésie, les lois du pays ont valeur législative. Lors de l’adoption de ces lois, le sénat coutumier rend un avis sur l’identité kanak, par exemple sur les actes de succession. Les lois du pays touchant au domaine coutumier sont essentielles, ne serait-ce que pour donner un cadre aux personnes vivant sous le statut coutumier. Plus les outils de régulation de la société kanak sont nombreux, mieux celle-ci se porte. Le pluralisme juridique, formé des droits coutumier et commun, est fondamental. Le droit coutumier contribue à la richesse juridique calédonienne, même si ce laboratoire doit parfois composer avec de délicates subtilités : fort heureusement, les instances judiciaires interprètent ce droit officiellement reconnu.
Il faut multiplier les points d’accès au droit coutumier, à l’instar de l’action de l’Adavi, afin de couvrir l’ensemble des aires coutumières. Il convient également de travailler plus étroitement avec la justice.
Nous agissons en partenariat avec les associations, comme SOS Écoute ou Femmes victimes de violence. Le gouvernement néo-calédonien et l’État ont accompli un travail remarquable pour développer ces structures d’aide.
M. le président Frantz Gumbs. Participez-vous au fonctionnement de la justice ?
M. Thierry Xozame. Nous nous contentons de notre humble niveau d’intervention : nous tentons de faciliter l’accès au droit et de vulgariser le droit coutumier, notamment avec la direction de la gestion et de la réglementation des affaires coutumières (DGRAC) du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. La vulgarisation de ce droit n’est pas achevée et il convient notamment de développer son enseignement. La prise de décision passe par la connaissance et il serait opportun d’en imprégner l’éducation nationale dans notre territoire.
Il y a également lieu de réviser l’ordonnance de 1982 portant sur les assesseurs coutumiers, qui disposent d’une voix délibérative en première instance et en appel, afin de s’assurer de la formation des juges du droit coutumier. L’objectif est de rendre ce dernier plus efficace et pertinent sans le décorréler de l’aspect culturel kanak, qui est fondamental et complexe car les us et les coutumes divergent selon les aires coutumières. En 2014, j’ai participé à l’élaboration de la Charte du peuple kanak, socle commun des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation kanak : positive, constructive mais également critiquable à certains égards, elle présente l’avantage de poser des principes écrits de droit coutumier sur lesquels la société kanak peut s’adosser pour rendre visibles, dans toute la Nouvelle-Calédonie, le savoir et les règles qui la régissent. Cet aspect est fondamental pour renforcer la communauté de destin néo-calédonienne. En outre, une telle approche permet d’anticiper les enjeux fonciers et les conflits de demain en informant les gens de leurs droits.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le président de l’Adavi, quelle est votre appréciation du droit coutumier ? Est-il utile ? Efficace ? En perte de vitesse ? Faut-il se préoccuper de sa situation ?
M. Jean-Pierre Mazzocchin. L’Adavi est amenée à traiter de cas régis par le droit coutumier, lequel est très important.
Les difficultés rencontrées par les habitants dans l’accès au droit sont structurelles et exacerbées par une double insularité et par la diversité culturelle. L’éloignement géographique entrave l’accès au droit. Il s’agit du principal obstacle, car il n’est pas aisé de rejoindre, depuis Maré, Lifou ou l’île des Pins, Nouméa, où se concentrent l’ensemble des services judiciaires : le coût de ces déplacements est prohibitif, d’autant qu’ils induisent des pertes d’activité professionnelle. Devant ces contraintes, nombreux sont ceux qui renoncent à lancer ou à poursuivre une procédure. En outre, des barrières linguistiques et culturelles se dressent devant les citoyens : on recense environ quarante langues et dialectes kanak. Les populations mélanésiennes rencontrent des difficultés à comprendre la terminologie juridique française.
Nous devons également faire face à la fracture numérique. En effet, de nombreuses zones sont privées d’internet. Le coût de ce dernier est très élevé et la qualité des connexions très mauvaise.
Le professionnalisme des équipes en place dans les juridictions n’est pas en cause, en revanche, les structures et l’organisation sont inadaptées. Prenons l’exemple des heures d’ouverture du tribunal : elles sont comprises entre huit et seize heures, soit le moment où les gens sont au travail. La configuration des locaux du tribunal de première instance de Nouméa empêche l’anonymat des justiciables et la confidentialité des échanges, auxquels l’Adavi attache une grande importance, notamment pour les victimes de viol et de violences : le tribunal ne compte aucune salle d’attente séparée et sécurisée. Lorsque nous allons dans les îles, à Thio ou à Bourail, il n’y a pas de locaux dédiés à nos entretiens : ceux-ci se déroulent dans des salles mises à disposition par les communes, dans lesquelles aucune confidentialité n’est garantie.
Le service d’accueil unique du justiciable (Sauj) dispense un accueil qui peut être perçu comme trop technique : l’Adavi tente de remédier à cette faiblesse.
Le statut civil coutumier, qui relève d’une loi organique, est un cadre indispensable. Il constitue un élément constitutif de l’identité néo-calédonienne. La coutume joue un rôle essentiel dans la médiation familiale et la résolution des conflits. Voilà pourquoi il faut non seulement la préserver mais la promouvoir. La coutume est souvent sollicitée pour atténuer les peines, mais elle n’est pas assez utilisée comme outil de réparation et de prévention des litiges, en amont de toute procédure pénale.
M. le président Frantz Gumbs. Nous vous remercions tous les trois d’avoir répondu à nos questions. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément supplémentaire que vous jugerez utile à notre réflexion : nous vous remercions par avance de vos contributions.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons souhaité consacrer cette matinée à la Nouvelle-Calédonie, en recevant notamment les professionnels du droit qui œuvrent sur ce territoire.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Reuter, M. Samuel Bernard et Mme Louise Chauchat prêtent successivement serment.)
M. Philippe Reuter, bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Nouméa. Votre commission d’enquête porte sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins. Je peux dire d’emblée que nous ne constatons pas de dysfonctionnements importants en Nouvelle-Calédonie, mais que nous avons de véritables difficultés.
Celles-ci tiennent surtout à la géographie. La Nouvelle-Calédonie se compose d’une île principale, la Grande-Terre, qui fait 400 kilomètres de long sur 50 de large. Les îles Loyauté sont à l’est et l’île des Pins au sud.
Il se trouve que toutes les institutions judiciaires sont regroupées dans la capitale, Nouméa, qui est dans le Sud. C’est l’origine de toutes les difficultés. Si les populations de Nouméa et de son agglomération – soit environ 120 000 habitants sur une population calédonienne totale de 270 000 personnes – sont largement pourvues en matière d’accès au droit, il n’en est évidemment pas de même pour tous ceux qui vivent dans le reste du territoire. C’est beaucoup plus compliqué pour eux, car ils sont éloignés des centres de décision.
Il y a quelques années, on a pris acte de cette situation et on a installé une section détachée du tribunal de Nouméa à Koné et une autre à Lifou, pour être au plus près des populations. C’est une excellente chose, parce que cela permet évidemment de se rapprocher des populations et aux magistrats sur place de mieux en connaître les problèmes.
Comment le territoire est-il maillé s’agissant de l’accès au droit ? Il n’y a pas de problème à Nouméa, puisque la plupart des avocats y ont établi leur cabinet. Un avocat intervient dans les îles Loyauté. Maître Bernard est installé à Koné, où un autre cabinet dispose d’un établissement secondaire. On voit bien que ce n’est pas très satisfaisant.
L’Adavi, l’Association pour l’accès au droit et l’aide aux victimes, organise un petit nombre des permanences sur tout le territoire, dans les îles Loyauté, dans le Nord mais aussi dans l’agglomération de Nouméa.
Les avocats jouent un rôle extrêmement moteur. Depuis pratiquement cinquante ans, toutes les semaines, les avocats organisent des permanences gratuites à Nouméa, ce qui est très apprécié par la population. Lorsque les sections détachées de Koné et de Lifou ont été créées, nous avons fait en sorte d’envoyer des avocats sur place pour tenir des permanences. Ils se déplaçaient spécialement pour renseigner la population ou bien assuraient ces permanences lorsqu’ils avaient aussi des affaires à traiter ce jour-là. Il s’agissait d’une initiative du barreau et nous avons essayé de nous coordonner avec les juridictions.
Les acteurs institutionnels n’ont, quant à eux, pas fait grand-chose. Si la province Nord n’a pas été très active dans ce domaine, la province Sud a mis en place un dispositif d’aide aux femmes victimes de violences intrafamiliales.
Pour résumer, il y a des initiatives, une association financée par les fonds publics, des avocats qui sont très actifs et des institutionnels qui ne font pas grand-chose.
Depuis l’année dernière, le Conseil de l’accès au droit a été mis en place. C’est une très bonne chose parce que cela permet une forme de fédération et d’organisation de toutes les énergies, tout en y associant les acteurs institutionnels pour les sensibiliser à l’accès au droit. Le gouvernement, le Congrès, les deux associations de maires et la province Sud y participent. Ce n’est pas le cas de la province des îles Loyauté ni de la province Nord. Cependant, cette dernière commence à s’y intéresser et j’espère que cela aboutira l’année prochaine. Une coordinatrice œuvre au sein du Conseil de l’accès au droit.
Dans l’agglomération de Nouméa – qui comprend Païta, Dumbéa et Le Mont-Dore –, l’Adavi et les avocats ont répondu à toutes les demandes, à tel point que nous avons même dû annuler des sessions car nous avions prévu trop de permanences.
Il convient désormais d’aller vers les populations isolées, dans le Nord, sur la côte est et dans les îles Loyauté. La situation de ces populations n’est pas du tout satisfaisante s’agissant de l’accès au droit. Il est très important que les maires participent au Conseil de l’accès au droit, parce qu’ils seront nos relais sur le terrain. Il faut absolument que les équipes municipales recensent les besoins pour que nous puissions organiser des permanences à bon escient. La coordinatrice s’y attache, notamment en proposant de conclure des conventions de pilotage à toutes les communes, comme cela s’est fait autour de Nouméa, où cela fonctionne très bien.
Toutefois cela n’est pas facile car toutes les communes ne sont pas très intéressées et se contentent de déclarations d’intention non suivies d’effets. Cela dit nous ne désespérons pas, la coordinatrice va essayer de motiver tout le monde. J’espère donc que la province Nord intégrera le Conseil de l’accès au droit, ce qui pourrait entraîner les communes de cette province et ainsi nous permettre d’agir au-delà de Koné et d’aller partout au contact des populations pour leur donner les informations nécessaires.
Il y a des contraintes techniques. Par exemple, l’article 55 du décret du 31 décembre 1993 ne prévoit rien sur les frais d’hébergement dans le cadre de l’aide juridictionnelle. C’est un véritable problème. On ne peut pas demander à des avocats de faire 600 kilomètres dans la journée pour aller à Koné assurer une permanence ou défendre des gens dans le cadre de l’aide juridictionnelle et ne rien prévoir s’agissant de leurs frais d’hébergement.
Dans votre questionnaire écrit, vous avez évoqué Wallis-et-Futuna – je suis en contact permanent avec le président de son assemblée territoriale. On rencontre le même problème sur ce territoire : les frais d’hébergement ne sont pas couverts dans le cadre de l’aide juridictionnelle. L’an dernier, le barreau a envoyé un avocat pour défendre un accusé devant la cour d’assises. Nous avons tout payé, afin de savoir combien cela coûtait et de donner cette information au service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav) du ministère de la justice. Nous avons dit que nous l’avions fait une fois, mais qu’il n’incombait pas au barreau de payer pour garantir qu’un avocat assure la défense d’un prévenu dans ce territoire.
S’agissant de Wallis-et-Futuna, donc, je sais qu’un texte est en préparation. J’avais d’ailleurs rencontré l’équipe du garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, à laquelle nous avions remis un dossier. Il est plus que temps de modifier l’article 55, aussi bien pour Wallis-et-Futuna que pour la Nouvelle-Calédonie. Nous avons fourni le modus operandi et la chose est assez simple : il faut intégrer les frais d’hébergement. C’est absolument nécessaire si l’on veut envoyer des avocats de Nouméa à Koné, voire plus loin dans le cadre d’audiences foraines, ainsi que dans les îles Loyauté.
Précédemment, Air Calédonie assurait une liaison aérienne quotidienne avec Koné. Ce n’est plus le cas, car la ligne a été supprimée. On ne peut donc plus envisager d’y envoyer un avocat pour une seule journée, mais les frais d’hébergement ne sont pas pris en compte. S’agissant des îles Loyauté, la compagnie domestique a prévu qu’à compter de l’année prochaine il y aura certes une liaison quotidienne pour Lifou ; mais, pour Maré et Ouvéa, il faudra forcément dormir sur place. Là encore, il faut que le remboursement de l’hébergement soit prévu. C’est un aspect très concret. Il est indispensable de modifier le décret pour débloquer la situation et nous permettre d’intervenir aussi bien sur l’ensemble du territoire de la Nouvelle-Calédonie qu’à Wallis-et-Futuna.
On peut également développer la visioconférence, mais il faut rappeler qu’il n’y a pas de texte en la matière. Le recours à la visioconférence est du ressort du président de la juridiction qui, en l’absence de base juridique, s’appuie sur les instructions prises lors du covid. Ensuite, si la visioconférence peut être utile pour les audiences civiles, l’avocat doit se rendre sur place en matière pénale.
En outre, il est très important de pouvoir rencontrer les gens qui ont besoin d’un accès au droit. C’est notamment le cas pour les jeunes. L’association Case juridique kanak m’avait fait part de la forte demande des jeunes Mélanésiens s’agissant de leurs droits en matière coutumière et de leur statut. Les femmes constituent un public fragile en Nouvelle-Calédonie et il faut renforcer les dispositifs qui leur sont destinés. Plus généralement, chacun doit avoir un accès au droit.
Nous nous y employons et jouons un rôle moteur dans ce domaine. Nous avons toujours répondu à toutes les sollicitations. Nous effectuons des consultations gratuites dans le cadre du Conseil de l’accès au droit, mais nous l’acceptons bien volontiers. Nous serons évidemment rémunérés pour toutes les permanences que nous assurerons à l’avenir à Koné, aux îles Loyauté ou ailleurs.
Donc, encore une fois, pas de dysfonctionnement majeur, mais des petites choses qui doivent être réglées. Nous sommes une population d’avocats assez motivée pour aller rencontrer la population, mais il faut que les pouvoirs publics prennent également leur part de responsabilités.
Autre exemple : à la suite de négociations, j’avais obtenu un taux horaire de 167 euros pour les prestations réalisées dans le cadre du Conseil de l’accès au droit. On nous propose de ramener ce tarif à 108 euros. Je trouve ça complètement ridicule, car je finirai par ne plus trouver d’avocats pour exercer ailleurs qu’à Nouméa. Le bâtonnier, vous l’imaginez, sera bien en peine de susciter des vocations chez des confrères à qui l’on demande d’aller à la rencontre des populations en faisant 600 ou 800 kilomètres dans la journée, moyennant une rémunération très faible et le non-remboursement des frais d’hébergement.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Bernard, pouvez-vous nous faire part des particularités de votre métier d’avocat à Koné ?
M. Samuel Bernard, avocat à Koné. Je parlerai spécifiquement de ce que je pratique et connais, c’est-à-dire le droit en province Nord.
L’accès au droit y est relativement récent. Les sections détachées ont été créées par une ordonnance de 1982, mais elle n’a été appliquée que quelques années plus tard. Ces sections sont très importantes puisqu’elles permettent aux justiciables d’avoir un tribunal à Koné, dans la province Nord, et un à Lifou, dans les îles Loyauté.
Comme M. le bâtonnier l’a rappelé, le Conseil de l’accès au droit est très récent puisqu’il date de 2023. La province Sud y participe mais pas la province Nord, ce que je trouve extrêmement dommageable. Dans la province Nord, des avocats de Nouméa ont installé des cabinets secondaires dans lesquels ils peuvent donc se rendre, mais je suis le seul à y avoir installé son cabinet principal. En réalité, dans cette province, l’accès au droit se résume à une étude notariale, à une étude d’huissier et à quelques juristes.
J’insiste sur le fait qu’on s’y repose également beaucoup sur les assistantes sociales, qui font un travail énorme dans les petits villages isolés. Vous vous doutez bien qu’elles ne fournissent pas les mêmes services qu’un avocat et qu’elles n’ont pas les mêmes compétences. Mais elles permettent aux justiciables d’être aiguillés, notamment pour les demandes d’aide juridictionnelle, pour déposer plainte ou pour faire valoir leurs droits en contactant tel ou tel avocat ou telle ou telle administration.
D’ailleurs, à Koné, une assistante sociale travaillait au sein même de la brigade de gendarmerie depuis trois ans. Elle s’occupait notamment des victimes de violences, afin de les aider lors de la plainte, puis pour faire les démarches de demande d’aide juridictionnelle et pour contacter un avocat. Ce poste vient d’être supprimé, ce qui est très dommageable.
M. le président Frantz Gumbs. De quelle administration relèvent ces assistantes sociales ?
M. Samuel Bernard. Elles dépendent de la province mais, dans le cas particulier que je viens d’évoquer, le poste d’assistante sociale relevait d’une convention entre la province et l’État. Il y a normalement une assistante sociale par commune, même dans les plus isolées. Ces assistantes sociales travaillent au plus près des administrés.
L’isolement est une évidence en Nouvelle-Calédonie. On a, d’un côté, le Grand Nouméa et, de l’autre, non seulement le Nord, mais aussi les îles, qui sont isolées. On arrive à des situations qu’il faut dénoncer. Par exemple lorsque les victimes sont averties seulement la veille d’une audience de comparution immédiate organisée à Nouméa, alors qu’il faut quatre ou cinq heures de route pour s’y rendre. C’est la réalité actuelle. Les procédures ne sont pas toujours adaptées aux distances et à l’isolement.
La parade évidente – mais qui fonctionne principalement pour le civil –, c’est la visioconférence. Cependant, elle ne constitue pas une solution pour tous les problèmes d’accès au droit. Premièrement, il y a de temps en temps des problèmes techniques ; deuxièmement, la liaison avec la prison de Camp Est est totalement inaudible. Enfin, la visioconférence est un frein au déplacement de certains confrères dans le Nord. Il y a donc des avantages et des inconvénients.
La distance entre Koné et Nouméa est devenue un véritable problème quand l’usine du Nord, qui était le poumon économique de la province, a cessé de fonctionner en février 2024. La desserte aérienne ayant cessé du jour au lendemain, il faut désormais utiliser la route. Il existe une section détachée à Koné – et c’est très bien –, mais nous dépendons de Nouméa pour la cour d’appel, le tribunal de commerce, le tribunal du travail, le barreau et la maison de l’avocat. Si l’on ne donne pas les moyens aux avocats et aux justiciables de faire le trajet par la route, cela entraîne forcément des difficultés concrètes. Nous en avons connu lorsqu’il y a eu des barrages, et c’est aussi le cas lorsque la météo ne permet pas de se déplacer.
Cela pose d’autant plus de problème qu’on a mis fin aux audiences foraines, qui se déroulaient dans les lieux les plus isolés. Il est déjà difficile de se rendre à Koné ; vous pouvez donc imaginer que les difficultés sont encore plus grandes pour aller à Poindimié ou à Koumac.
J’ai toujours milité pour les audiences foraines, et le bâtonnier aussi. L’audience foraine pénale extrêmement importante qui se tenait à Poindimié jusqu’en 2012 a été remise en place. Je constate que l’accès au droit bénéficie de bonnes volontés en Nouvelle-Calédonie, que cela prend du temps, que c’est récent et que cela a un réel effet sur les citoyens.
Il y a encore beaucoup de choses qui ne vont pas. Il faut recréer beaucoup d’audiences foraines, car on a arrêté d’organiser nombre d’entre elles. Il n’y en a plus du tout à Bélep, île située au nord de la Nouvelle-Calédonie et qui est la plus isolée. Lorsque les justiciables de Bélep veulent venir à Koné, il faut qu’ils prennent le bateau et dorment une à deux nuits à Koné – et je ne parle même pas des audiences à Nouméa.
Des communes sont extrêmement isolées. On ne retrouve pas, dans le Nord, le maillage qui existe à Nouméa. Le Conseil de l’accès au droit a vocation à changer la donne, même si cela suppose encore du travail – notamment pour mettre en place, comme à Nouméa, des permanences d’avocats gratuites. Pour cela, il faudra financer le déplacement des avocats. Le Conseil de l’accès au droit a organisé des permanences dans les plus grandes communes de la province Nord, à Koné, Pouembout, Poindimié et Koumac. Par ailleurs, l’Adavi est très présente lors des audiences depuis cinq ou six ans – ce qui n’était pas toujours le cas auparavant. On se demande d’ailleurs comment on faisait alors. Cette association, active à Nouméa depuis très longtemps, permet de créer des liens avec les victimes qui connaissent peu ou mal leurs droits et qui sont parfois réticentes à l’idée de recourir à un avocat – c’est aussi une réalité, en tout cas dans la province Nord. Ce lien entre les juristes, les associations, les assistantes sociales et les avocats est selon moi primordial pour faire comprendre aux citoyens que nous parlons le même langage qu’eux et que nous sommes à leur écoute.
M. le président Frantz Gumbs. Le bâtonnier et vous-même avez souligné que la distance était l’un des freins empêchant un égal accès au droit des citoyens de Nouvelle-Calédonie. Mais vous n’avez pas abordé le sujet de la diversité culturelle et linguistique, qui pourrait également constituer un obstacle – peut-être me contredirez-vous sur ce point.
Mme Louise Chauchat, avocate à Nouméa. Je suis avocate calédonienne au barreau de Nouméa. J’ai obtenu ma licence de droit en Nouvelle-Calédonie puis suis allée à Bordeaux poursuivre mes études. J’ai prêté serment en 2018 et exerce depuis lors en Nouvelle-Calédonie.
Avant d’aborder le fond, je tiens à préciser trois importants éléments de contexte. Le premier est que je laisserai M. le bâtonnier Philippe Reuter répondre à vos questions portant sur l’organisation de la profession, les infrastructures judiciaires et tout ce qui concerne l’accès matériel au droit. Je ne suis, en effet, pas membre du Conseil de l’Ordre et n’exerce aucune fonction ordinale. Je m’exprimerai donc devant votre commission au seul titre de mon exercice professionnel personnel.
Je souligne également que l’intitulé d’une commission d’enquête consacrée aux dysfonctionnements dans les territoires ultramarins est très large et qu’il me semble délicat d’appréhender ces territoires comme un bloc homogène, car chacun d’entre eux présente des réalités très différentes. Nous allons ainsi évoquer Wallis-et-Futuna ou la Polynésie française dans le même bloc que la Nouvelle-Calédonie, alors que ces territoires possèdent un système législatif et juridique très différent, bien que Wallis-et-Futuna relève de la même cour d’appel. Je ne parlerai, pour ma part, que de la Nouvelle-Calédonie, et éventuellement un tout petit peu, pour y être intervenue, de Wallis-et-Futuna, mais ce ne sera qu’anecdotique.
Je souligne enfin la différence culturelle qui concerne une partie de la population, et au moins la population kanak et océanienne, pour qui l’accès à la justice est parfois difficile et qui exprime une grande défiance à l’égard de celle-ci. Il y a d’abord la barrière de la langue, du fait des nombreuses langues maternelles kanak et océaniennes parlées. Sur le seul territoire de la Nouvelle-Calédonie, on dénombre vingt-huit langues kanak, ce qui ne permet pas d’institutionnaliser, par exemple, une harmonisation de la traduction des convocations. Le français n’est en effet pas la langue la plus aisée, et le recours au modèle judiciaire français peut être très limité par des problèmes de vocabulaire pour ce qui est de l’emploi des mots et de la retranscription, ainsi que par une incompréhension de base quant au caractère abstrait de la justice.
L’illettrisme, dont on ne parle pas, est pourtant important, avec un taux de 18 % contre 4 % dans l’Hexagone. Mon confrère Bernard évoque l’incompréhension des convocations et le besoin qu’ont les justiciables d’avoir à proximité d’eux des personnes qui peuvent les aider à comprendre la justice et à s’insérer dans le monde de celle-ci. Pour la compréhension des convocations, on n’utilise pas assez de moyens simples. Certaines convocations arrivent très tard et ni les avocats ni les justiciables n’ont les moyens de s’organiser pour être présents aux audiences. Des moyens de communication plus simples, comme des SMS, pourraient suffire à ce que les personnes convoquées puissent se présenter. De telles mesures seraient essentielles.
J’ai relevé, dans le questionnaire que vous m’avez adressé, quatre axes qu’il me semble important de développer. Le premier est la distance culturelle qui existe en Nouvelle-Calédonie, notamment pour ce qui concerne la coutume, sur laquelle les magistrats arrivant en Nouvelle-Calédonie n’ont reçu aucune formation spécifique, pas plus qu’à la sociologie ni à l’histoire coloniale de ce pays. La question est très délicate, car cette absence de formation peut provoquer en audience beaucoup d’incohérences et d’incompréhensions, vécues très durement par le monde kanak. Il peut s’agir de choses très simples, comme le fait d’employer durant l’audience, ainsi que je l’ai constaté très récemment au tribunal correctionnel, des expressions comme : « Levez la tête quand je vous parle ! » ou : « On n’est pas à la tribu, ici ! » De telles phrases qu’on peut entendre dans nos juridictions créent de grandes difficultés sur le plan culturel. En effet, dans le monde kanak, on baisse la tête quand on s’adresse à l’autorité ou quand l’autre parle. Les magistrats ignorent ces codes culturels et devraient recevoir, à leur arrivée, une formation en la matière. On constate parfois de grandes inexactitudes, voire des incompréhensions entre deux mondes qui coexistent.
Je soutiens également les audiences foraines que vous avez évoquées avec mon confrère, car elles permettent de se rendre compte des réalités de terrain. Ces audiences sont cependant toujours organisées en fonction des magistrats en place et, malheureusement, outre-mer, les initiatives s’éteignent souvent avec les personnes qui incarnaient une force de volonté et qui les mettaient en œuvre. C’est la justice, à l’échelle de l’institution, qui doit faire ce travail car, si important que cela soit, ce n’est pas à nous, avocats, ni au maillage associatif, ni même aux assistantes sociales, comme le dit mon confrère Bernard, d’être le seul rempart.
En deuxième lieu, je tiens à souligner qu’en Nouvelle-Calédonie, la justice est perçue comme un instrument de l’État, comme l’expression de ce dernier, et non pas comme le pouvoir impartial qu’elle doit incarner. Il faut garder à l’esprit que, sur ce territoire, la question de l’indépendance structure la vie politique et symbolique calédonienne, ainsi que notre quotidien et notre manière de vivre. Du reste, on vous a présenté le territoire en distinguant la province Sud, la province Nord et la province des îles, et jamais d’une manière uniformisée comme un ensemble. Tout est très divisé et clivant, avec des réalités différentes.
Au moment des révoltes de mai 2024, a été soulignée à plusieurs reprises une proximité très malsaine entre les acteurs judiciaires et politiques. Ainsi, le haut-commissariat s’est très souvent affiché dans les conférences de presse en présence du procureur de la République. Cette proximité accentue la défiance des populations kanak, qui ont l’impression qu’elle est tournée contre eux. Le 1er juillet, M. Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats, qui a été magistrat en Nouvelle-Calédonie et dont le témoignage était donc particulièrement éclairant, a évoqué le fait, qui m’avait également beaucoup choquée, que lors des importantes manifestations loyalistes organisées devant le palais de justice et alors que les manifestations étaient interdites par le haut-commissaire de la République, le procureur de la République avait reçu une commission loyaliste. Le député Nicolas Metzdorf était même présent, portant son écharpe de parlementaire, et a été reçu par le procureur de la République. Les chefs de cour s’en sont alarmés, publiant un communiqué dénonçant des pressions inacceptables et la mauvaise image donnée par cette situation qui exprimait une très forte partialité. Parallèlement, en effet, des militants indépendantistes ont été condamnés à des peines d’amende et convoqués devant le tribunal correctionnel pour ces manifestations illégales. On a vu là très clairement et dans la pratique un « deux poids, deux mesures » ; or, dans l’étroitesse d’un petit territoire comme la Nouvelle-Calédonie, tout est analysé comme étant très grave.
Cette justice rendue sous tension, avec une médiatisation assez forte des personnalités – de fait, Nouvelle-Calédonie, un magistrat ou un procureur de la République n’est pas un inconnu –, crée une défiance profonde envers la justice. Celle-ci est souvent perçue par les Kanaks comme une justice coloniale opposée la justice coutumière. On évoque donc souvent une justice à deux vitesses, avec le sentiment que les Kanaks sont plus souvent poursuivis que protégés. Il est ainsi reproché au procureur de la République de ne pas avoir ouvert d’instruction judiciaire pour cinq des douze Kanaks décédés durant les révoltes du mois de mai, et classé l’affaire sans suite pour un sixième décès. Il n’y a donc pas d’instruction judiciaire pour six de ces douze décès et on nous répond que l’enquête est toujours en cours. Pour le dire très crûment, cette disproportion donne l’impression qu’il y a une justice des Blancs qui juge les Kanaks – c’est une réalité à laquelle on est confronté en arrivant en Nouvelle-Calédonie.
Un rééquilibrage a, il est vrai, été tenté avec le droit coutumier, mais on a manqué là un pont entre les deux mondes, par manque de moyens et de formation, et par le manque de formation et d’engagement des assesseurs coutumiers bénévoles – ce qui nous ramène à la question de la formation des magistrats.
On observe en outre une sur-représentation des Kanaks en correctionnelle, devant les juridictions répressives. Ils sont également surreprésentés en prison, où ils constituent environ 90 % de la population carcérale alors qu’ils représentent environ 50 % de la population du territoire. Ce déséquilibre, qui n’a pas toujours existé, s’est accentué dans les années 1960, du fait que l’État a beaucoup répondu à la revendication indépendantiste par la justice et par son bras armé. Une très forte défiance envers la justice s’est instaurée et la confiance doit impérativement être restaurée.
Comme l’a relevé mon confrère Bernard, le lien social s’est rompu et, en Nouvelle-Calédonie, la justice ne peut pas fonctionner sans un relais éducatif, social et communautaire. Sur le plan éducatif, une éducation au monde kanak est indispensable. Sur le volet social, il faut que la population puisse être assistée, car des mesures sociales et politiques très graves ont été instaurées, qui se sont notamment traduites par la suppression quasi-intégrale du maillage social en province Sud, avec une volonté politique à peine dissimulée de repousser les Kanaks vers le nord et les îles afin que chacun puisse conserver ses espaces. Je vous invite à examiner ces mesures prises par l’exécutif de la province Sud. À l’inverse, des incitations fiscales très intéressantes, sous forme d’importantes déductions, ont été proposées aux populations européennes très aisées.
Avec un tel décalage et faute de maillage social, la justice ne peut pas fonctionner. Il faut recréer ces espaces, qui sont le lien entre les institutions et la population. Il faut former et stabiliser les magistrats – ce qui n’est pas, toutefois, sans soulever des difficultés car, si les magistrats restent trop longtemps, cela peut créer d’autres problèmes, et s’ils restent trop peu, le turnover est également très difficile à gérer. Il faut, surtout, qu’une connaissance des codes locaux leur soit apportée par des historiens et des sociologues connaissant la Nouvelle-Calédonie.
En tout cas, dans toutes les décisions que vous prendrez à partir des travaux de votre commission, il faut prévoir la formation des magistrats, recréer ce lien social et soutenir toutes les structures locales d’accompagnement, afin qu’elles soient proches des gens et tournées vers la jeunesse kanak. On a en effet constaté lors des émeutes une énorme fracture sociale et il importe donc de recréer tous ces relais. Il faut aussi valoriser la parole coutumière et redonner toute sa place au pluralisme juridique, en associant notamment les autorités coutumières. Lorsque j’ai commencé à exercer, un juge d’application des peines appliquait parfois, avec les autorités coutumières, des mesures d’accompagnement permettant de remettre des détenus en liberté avec un référent coutumier. Des mesures de ce genre pourraient avoir un impact en revalorisant la place de chacun. Cela me semble essentiel.
Je vous demanderai, pour conclure, si des personnalités kanak ont ou seront interrogées à propos de la Nouvelle-Calédonie. Souvent, en effet, les Kanaks sont sous‑représentés même pour parler du territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Nous recevons avec beaucoup d’intérêt ce plaidoyer d’une militante de la cause calédonienne.
Monsieur le bâtonnier Reuter, combien d’avocats compte votre barreau et quelle est leur répartition sur le territoire ? Par ailleurs, quelle est sa relation à la coutume et au droit coutumier ?
M. Philippe Reuter. D’environ 135 avant les émeutes du mois de mai, nous sommes descendus à 114 avocats actifs sur le territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Suffisez-vous à la tâche ?
M. Philippe Reuter. Oui, ça suffit. Maître Bernard disait qu’il n’y avait pas de permanence d’avocat à Koné, mais nous en avons organisées et, lorsque la juridiction fonctionnait très bien, de nombreux avocats se déplaçaient et envisageaient de créer des cabinets secondaires. Des choses se faisaient donc sur place et Koné a vocation à se développer. Sur les îles Loyauté, en revanche, je regrette qu’il n’y ait qu’un seul avocat, originaire de Maré. Ce serait mieux si d’autres avocats s’installaient ailleurs sur le territoire, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
M. le président Frantz Gumbs. Et votre relation à la coutume et au droit coutumier ?
M. Philippe Reuter. Le droit coutumier est essentiel dans ce territoire où cohabitent le statut de droit commun et le statut de droit particulier qui intéresse la population kanak. Le droit coutumier régit notamment, pour cette population, les relations familiales, les successions et de nombreux dispositifs.
Le Sénat coutumier aurait dû écrire plus précisément la coutume. En effet, l’oralité peut créer certaines difficultés, comme on l’a vu à l’occasion de litiges devant les juridictions où siègent des assesseurs coutumiers et où, au gré des connaissances qu’ont les uns et les autres, les décisions peuvent varier. Il aurait donc été utile que le Sénat coutumier essaie de coucher sur le papier les règles coutumières. Cela aiderait tout le monde – les populations intéressées comme les magistrats. Sur ce point en effet – à défaut du reste –, je souscris aux propos de Maître Chauchat : il est nécessaire de former les magistrats qui arrivent sur le territoire sans avoir aucune idée de ce qu’est la coutume.
La situation en la matière n’est pas simple, car le Sénat coutumier pourrait porter ces projets, mais de fortes contestations s’élèvent parfois, lors de l’élection d’un président, au niveau des aires coutumières dont les représentants siègent au sein de cette entité. Je suis un peu déçu par le cheminement de cette institution, que j’aurais voulue plus proche des préoccupations du monde mélanésien, et je pense qu’il y a vraiment des choses à faire.
En tant que bâtonnier, je n’ai rien de particulier à faire à cet égard, sinon ce que j’avais fait lors d’un précédent bâtonnat et que nous n’avons pas pu poursuivre dans la période particulière que nous avons traversée : nous avions organisé, avec la cour d’appel de Nouméa, une formation au droit coutumier qui était, à l’époque, systématique pour les magistrats arrivant sur le territoire et qui était également suivie par des avocats. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle, et c’est très dommage.
M. le président Frantz Gumbs. Quel regard portez-vous sur la présence de Mélanésiens parmi les professionnels du droit, comme les avocats, magistrats, notaires et huissiers ? Les Mélanésiens sont-ils représentés dans ces corporations en Nouvelle-Calédonie ?
M. Philippe Reuter. Je serai très clair : non, ils ne le sont pas assez. Calédonien de la quatrième génération, avec des enfants qui en sont la cinquième, je suis très attaché à ce territoire, dont l’intérêt est le multiculturalisme et que j’aime parce qu’il s’y trouve des Kanaks, des Indonésiens, des Océaniens, des Vietnamiens... Il serait essentiel qu’il y ait plus d’acteurs du monde mélanésien dans ces professions, or ils ne sont actuellement, me semble-t-il, que deux avocats et un huissier, et aucun notaire. Ce n’est pas satisfaisant et ce n’est pas de cette façon qu’on peut avancer avec toute la population et assurer une compréhension des problèmes. De nombreux dispositifs ont été mis en place, notamment par les magistrats, mais ils n’ont pas vraiment produit leurs effets. Le seul magistrat mélanésien est la fille d’un ancien magistrat. Ce n’est pas assez.
Mme Louise Chauchat. C’est peut-être aussi prendre le problème à l’envers. Avec une population d’environ 300 000 habitants, dont une moitié de population kanak, il est très difficile qu’il y ait un ou deux magistrats calédoniens, et encore leur serait-il difficile de revenir sur le territoire. Mieux vaut viser une sensibilisation générale du monde de la justice aux critères locaux, avant de pouvoir former une batterie de magistrats à l’échelle du territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Reuter, il semble qu’à Wallis-et-Futuna, il n’y ait pas d’avocats, mais des citoyens défenseurs, et qu’il s’exprime sur ce territoire une demande d’assistance, de formation et d’accompagnement. Wallis-et-Futuna relevant de la cour d’appel de Nouvelle-Calédonie, comment voyez-vous cette question ? Y a-t-il des perspectives en la matière ?
M. Philippe Reuter. Nous y sommes prêts. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, j’avais même remis un dossier complet à l’équipe du ministre lors de sa visite en février de l’année dernière. Il suffit – et le ministère en est tout à fait informé – de mettre en place quelques textes. Il suffit de prendre en charge des frais de déplacement à partir de la Nouvelle-Calédonie, et nous dépêcherons des avocats sur place. Nous avons même proposé, dans ce cadre, de former des citoyens défenseurs. Nous sommes prêts à de nombreuses actions mais, pour l’instant, les pouvoirs publics ne s’y sont pas intéressés. On m’a dit qu’un texte serait en préparation, mais je ne sais pas où cela en est. J’ai été récemment en contact avec le président du tribunal de Mata’Utu, qui connaît notre bonne volonté. Il m’a dit qu’il avait été auditionné pour ce texte et qu’il avait fait le nécessaire. Il sait que nous avons également répondu. Il faut maintenant que les moyens soient donnés, et le reste suivra.
Quant aux citoyens défenseurs, c’est un bon système, mais il a ses limites, que le président de la juridiction pourrait vous décrire. Sur une toute petite île où tout le monde se connaît et où les gens ont des niveaux de formation très limités, il ne faut pas rêver. Les citoyens défenseurs n’auront jamais la compétence d’avocats formés, assurés, contrôlés et répondant à une déontologie. Nous pouvons intervenir à partir de la Nouvelle-Calédonie – l’un de mes confrères a établi là-bas un cabinet secondaire où il va tous les deux mois, et un avocat de Tahiti s’y rend également de temps en temps. Ce n’est pas satisfaisant. Les budgets nécessaires sont toutefois dérisoires en comparaison de l’apport que constituerait la justice à Mata’Utu.
M. le président Frantz Gumbs. J’ai tout de même l’impression que, d’une manière générale, en Nouvelle-Calédonie, de très nombreux citoyens ont une difficulté pour accéder aux droits, à cause des grandes distances et de la complexité culturelle et linguistique que vous avez signalée. Vous avez par ailleurs évoqué des visioconférences et l’accès au numérique mais, de même qu’il y a de l’illettrisme, ne faut-il pas compter aussi avec l’illectronisme et avec les questions de matériel et d’équipement en réseaux et en fibre ? Cela constitue-t-il une difficulté et un frein ?
M. Samuel Bernard. Maître Chauchat a évoqué le problème très important des rapports entre les juges blancs, qui tiennent un certain langage, et les justiciables, Kanaks ou Broussards, qui ne le comprennent pas. Les juges connaissent un turnover important et ne sont pas formés, et ceux d’entre eux qui ont eu une relation particulière avec le monde kanak et le monde coutumier ne sont pas nombreux – je citerai Régis Lafargue, Pierre Frezet et Daniel Rodriguez – et ces relations sont des initiatives individuelles, qui restent quasiment lettre morte. Que la coutume ne puisse pas être écrite est une évidence. En revanche, le droit coutumier peut l’être, et les avocats ont pu s’inspirer notamment du livre de Régis Lafargue, qui est une compilation très intéressante de décisions coutumières. Cet ouvrage remonte malheureusement à 2010 et Régis Lafargue n’est plus de ce monde. Il a néanmoins publié lorsqu’il était à la cour d’appel de Nouméa deux ou trois ouvrages qui, pour moi, restent la Bible.
Par ailleurs, deux personnes de statut coutumier peuvent être jugées par la juridiction civile, assistée des assesseurs coutumiers – cela dit beaucoup de la philosophie ancienne qui fonde le droit coutumier. Néanmoins, le droit commun écrase le droit particulier. Ainsi, le contentieux opposant une personne de statut coutumier à une personne relevant du droit commun sera jugé devant une juridiction de droit commun qui appliquera le droit commun. L’histoire est toujours présente : le fait que des juges ne parlent pas la même langue que les justiciables et le caractère inéquitable de certaines règles peut donner l’impression qu’est rendue une justice de Blancs, avec des juges partiaux et insuffisamment formés.
Il est vrai qu’une seule juge kanak exerce aujourd’hui : Océane Trolue, fille du premier juge kanak qui a exercé ces fonctions il y a trente ans. Elle a pu accéder à la profession grâce à une voie dérogatoire, sans suivre la formation de l’ENM, l’École nationale de la magistrature. C’est une question de volonté politique : si l’on veut davantage de juges kanak et calédoniens qui parlent la même langue que les justiciables, il faut leur permettre d’accéder aux fonctions de magistrat par une voie dérogatoire – entrer à l’ENM est compliqué et l’école est loin.
L’accès au numérique, c’est une fatalité. Dans la province Nord, la Brousse et les îles, de nombreux Kanaks et Calédoniens n’ont pas accès au numérique. Or, si le déploiement de la justice numérique est peut-être adapté à Nouméa, il va trop vite dans ces territoires. J’en ai fait l’expérience il y a quelques jours : la procédure pénale numérique (PPN) ne nous permet plus de défendre les citoyens qui sollicitent l’aide juridictionnelle à l’audience car nous n’avons plus accès au dossier papier ; c’est une nouvelle réalité. Tout le monde n’a pas tourné la page du papier.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Reuter, souhaitez-vous compléter, en évoquant le déploiement du numérique à Nouméa, qui est une ville centrale ?
M. Philippe Reuter. La Nouvelle-Calédonie constituait la dernière étape de la réforme visant à numériser la justice. Lorsqu’on vit à Nouméa, la numérisation de la procédure, notamment des rapports d’expertise judiciaire, est très pratique. En revanche, les personnes qui vivent dans la Brousse ne disposent pas forcément des outils qui leur permettent d’être connectées. L’absence d’une copie papier du dossier peut donc poser un problème. Mais, dans l’ensemble, le déploiement du numérique constitue un progrès.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Chauchat, comment améliorer l’accès au droit et à la justice, notamment dans les territoires isolés, éloignés de Nouméa ?
Mme Louise Chauchat. L’accès au numérique n’est pas universel. Certes, les avocats et les professionnels de la justice y ont accès mais la numérisation de la justice ne peut être généralisée aux justiciables : elle exclut les populations vulnérables, ce qui crée des difficultés. L’envoi des courriers postaux pose également un problème : trouver une adresse postale ou distribuer le courrier peut se révéler très compliqué.
S’agissant des améliorations à apporter, on pourrait envisager des modes de communication plus simples : les justiciables pourraient être convoqués par téléphone ou recevoir leur convocation par SMS. Les convocations pourraient également être déposées en mairie ou transmises par des référents coutumiers dans les îles et dans le Nord.
Par ailleurs, sans moyens consacrés au maillage éducatif et social, notamment pour mettre en place des relais sociaux, on ne parviendra ni à assurer l’accès à la justice ni à retisser le lien social. Il faut redonner une véritable valeur et une véritable place à la parole coutumière. Nommer des assesseurs ne suffira pas à rendre la justice coutumière, il est nécessaire de travailler en amont, notamment en formant les magistrats au droit coutumier.
M. Samuel Bernard. Je ne vais pas revenir sur les audiences foraines qu’il faudrait davantage développer. Nous n’avons pas évoqué les violences faites aux femmes. Dans la province Nord, le Cafed (centre d’accueil pour les femmes en difficulté), qui accueille les femmes victimes de violences, ne dispose que de trois places. Pourtant, de nombreuses audiences relatives aux violences intrafamiliales et aux violences faites aux femmes se tiennent à Nouméa, dans diverses formations de jugement – formation collégiale, juge unique, comparution immédiate. Les femmes concernées doivent donc être hébergées dans un foyer ou dans leur famille à Nouméa, ce qui n’est pas toujours facile.
Le sujet des violences faites aux femmes, très préoccupant en Nouvelle-Calédonie, l’est deux fois plus lorsqu’il s’agit de femmes kanak mariées. Celles-ci doivent engager une procédure de dissolution du mariage coutumier, qui est une démarche très compliquée. Lorsqu’elle aboutit, les femmes sont obligées de réintégrer leur clan d’origine alors qu’elles n’y ont plus leur place. Or rien n’est prévu pour les accompagner. Les femmes renonceront donc à ester en justice si ces démarches aboutissent à l’impossibilité de réintégrer leur clan ou à la poursuite des violences. La prise en charge des femmes victimes de violences est insuffisante.
Par ailleurs, Philippe Reuter a évoqué les frais de déplacement des avocats ; les frais de déplacement des justiciables posent également un problème. Le coût d’un trajet en navette privée pour rejoindre Nouméa depuis la côte Est s’élève entre 12 000 et 15 000 francs Pacifique. Les justiciables ont beau être au courant, dans les faits, cela se traduit par un taux d’absence très élevé aux audiences, notamment depuis les émeutes. La justice n’est donc pas gagnante : elle ne peut passer des messages en rendant des jugements réputés contradictoires.
M. Philippe Reuter. Mes confrères ont évoqué la difficulté pour l’ensemble des populations, notamment le monde mélanésien, de comprendre l’institution judiciaire. On peut toujours formuler de bons vœux, mais il faut désormais agir concrètement : aller à la rencontre de ces populations pour qu’elles connaissent leurs droits et créer les conditions leur permettant d’avoir accès à des professionnels du droit. J’espère que, avec les associations de maires, nous parviendrons à trouver des relais et à les sensibiliser davantage – ce qui n’est pas le cas.
Nous, professionnels, parviendrons à être en contact avec les populations – notamment les personnes en difficulté parmi les femmes et les jeunes, toutes ethnies confondues –, lorsque nous aurons réussi à mailler le territoire et à y intervenir partout. Nous avons, en ce domaine, un travail important à accomplir.
Je suis également favorable à ce que les magistrats arrivant sur le territoire bénéficient d’une formation au droit coutumier. Les mesures que j’ai évoquées tout à l’heure, comme la prise en charge des frais d’hébergement, peuvent sembler mercantiles et techniques mais elles permettraient de débloquer des situations et de mettre des professionnels en contact avec les populations.
J’ajoute que nous essayons d’associer au Conseil de l’accès au droit le sénat coutumier ou, à tout le moins, les présidents des conseils d’aire coutumière, qui connaissent ces sujets, afin qu’ils y exposent les problèmes rencontrés et proposent des pistes à suivre. J’espère que nous y parviendrons.
M. le président Frantz Gumbs. Madame, messieurs, je vous remercie.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. La commission d’enquête consacre aujourd’hui ses travaux à Saint-Pierre-et-Miquelon, en commençant par l’audition du préfet ainsi que des maires de Saint-Pierre et de Miquelon-Langlade.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Bruno André, Mmes Marianne-Frédérique Pussiau et Sandrine Montané, ainsi que MM. Yannick Cambray et Franck Detcheverry prêtent successivement serment.)
M. Bruno André, préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon. Vous avez certainement pris connaissance des réponses que la préfecture a apportées au questionnaire que vous nous avez adressé.
L’accès à la justice est relativement facile sur le territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui se caractérise par la proximité. Le palais de justice fait un peu partie du quotidien. Il est d’ailleurs situé à côté de l’église, ce qui n’est peut-être pas un hasard – chacun cherche la justice là où il veut. Du fait de la proximité physique, les citoyens ont le sentiment de pouvoir trouver rapidement une solution à leur problème, hormis en matière de justice administrative. Celle-ci est en effet rendue en Martinique. Toutefois, des audiences se tiennent une fois par an dans l’archipel. Le nombre d’affaires, au demeurant limité, ne justifie pas la présence d’un tribunal administratif.
En revanche, les multiples casquettes des magistrats sont une source de confusion. Les citoyens peuvent avoir le sentiment que ceux-ci sont juge et partie – c’est particulièrement le cas pour le juge des libertés et de la détention. Pour autant, le volume d’affaires ne serait sans doute pas suffisant pour occuper des magistrats supplémentaires. Les magistrats et les élus en parleront certainement mieux que moi.
Autre difficulté, lorsque l’unique procureur est absent du territoire, comment la permanence peut-elle être assurée ?
Enfin, les justiciables sont représentés par des agréés et non par des avocats. Ce serait à eux de vous dire s’ils ont le sentiment d’être moins bien défendus que les autres.
M. Yannick Cambray, maire de Saint-Pierre. Je ne suis pas un spécialiste des questions de justice. Même si je suis maire et membre du Conseil économique, social et environnemental (Cese), je suis, comme le Français moyen, frileux et apeuré dès que l’on me parle de justice ou des institutions judiciaires. Ce n’est pas par défiance mais par crainte face à une machine administrative que l’on connaît peu et mal. Que faire pour réduire la fracture entre le citoyen et la justice ? Je n’ai pas la recette miracle mais, comme sur de nombreux autres sujets, la solution passe selon moi par l’éducation : quelques heures d’éducation civique consacrées à la justice pendant toute la scolarité seraient bienvenues. L’organisation de portes ouvertes, à l’instar des journées du patrimoine, serait également une piste à étudier pour renouer le lien.
Saint-Pierre-et-Miquelon est sans doute la plus petite juridiction de France puisqu’elle compte quatre magistrats – trois juges et un procureur –, qui sont tous domiciliés à Saint-Pierre où se trouve le palais de justice.
Il existe un tribunal de première instance, qui comprend un président et un juge d’instruction. Il fait à la fois office de tribunal des enfants, tribunal de commerce, conseil des prud’hommes, juge des tutelles, etc. Il statue à juge unique dans presque toutes les matières. Il y a également un tribunal supérieur d’appel, composé d’un président et de deux assesseurs. Enfin, un seul procureur intervient en première instance et en appel.
Je suis conscient que, pour une population de 6 000 habitants, c’est un privilège de pouvoir compter sur une juridiction. Celle-ci manque certainement d’activité, mais elle assure une proximité entre les acteurs de la justice et les justiciables. Les affaires sont jugées dans des délais qui feraient pâlir les autres juridictions de France et de Navarre.
Revers de la médaille : que vous divorciez, que vous ayez un litige avec votre employeur ou que vous vous rendiez coupable d’un délit, vous avez affaire aux mêmes magistrats – et c’est encore plus vrai pour le procureur, qui est seul.
Autre souci, lorsque le procureur quitte l’archipel – pour des vacances, des soins, en formation, etc. –, un procureur de Paris prend la relève. Or celui-ci, peu familier du contexte local, peut avoir la main moins lourde dans ses réquisitions, ce qui laisse parfois perplexes les justiciables et la population, à écouter leurs déclarations dans les médias locaux.
L’archipel ne compte qu’un seul huissier de justice. Cela peut être gênant dans certaines procédures.
Par ailleurs, les cinq agréés dont dispose l’archipel sont établis à Saint-Pierre et l’un d’eux est absent tandis qu’un autre refuse les dossiers au pénal. Ne serait-il pas souhaitable de créer un barreau ou une annexe d’un autre barreau ?
Autre obstacle à l’accès au droit, il n’existe pas d’association d’aide aux victimes – ni d’ailleurs aux condamnés. L’absence de ce maillon de la chaîne judiciaire pénalise les justiciables. Je cite une exception : l’association ARPD (Assistance et recherche de personnes disparues), dont j’ai reçu la déléguée territoriale la semaine dernière au sujet de la disparition non élucidée d’une jeune femme il y a vingt ans. Dans une note qu’elle m’a fait parvenir et que je vous transmettrai, elle liste plusieurs dysfonctionnements ou difficultés d’accès au droit. Je lui avais promis de mentionner le dossier devant vous.
La dématérialisation des procédures est-elle une solution adaptée à Saint-Pierre-et-Miquelon ? En matière administrative, oui, puisque la procédure est essentiellement écrite. Dans les autres contentieux, j’y suis défavorable car l’humain joue un rôle incontournable.
Autre point sur lequel je souhaite insister : le centre pénitentiaire de Saint-Pierre-et-Miquelon. Il est obsolète, trop petit, surchargé et à bout de souffle. Je vous enverrai une note qui résume les difficultés de fonctionnement auxquelles il est confronté.
Enfin, le placement sous surveillance n’est pas possible à Saint-Pierre-et-Miquelon. L’indisponibilité du bracelet électronique constitue une atteinte aux droits fondamentaux des personnes détenues, qui sont privées des possibilités d’aménagement de peine pourtant prévues par la loi, et une inégalité devant la loi. C’est aussi un outil de moins pour lutter contre les violences conjugales.
M. Franck Detcheverry, maire de Miquelon-Langlade. Le préfet et le maire de Saint-Pierre ont déjà abordé de nombreux points que je souhaitais évoquer.
Je tiens néanmoins à souligner quelques spécificités de ma commune liée à sa double insularité. Miquelon-Langlade accueille 600 des 6 000 habitants de l’archipel. À la différence de ceux de Saint-Pierre, ils n’ont pas un accès direct au tribunal. Cela ne va pas sans poser des difficultés.
Je suis plutôt favorable à la dématérialisation. J’ai moi-même quelques affaires pendantes pour lesquelles je dois me rendre régulièrement à Saint-Pierre. Cela représente, pour moi comme pour tout citoyen, un coût non négligeable car il faut notamment se loger – pour une audition le mardi matin, je dois arriver à Saint-Pierre le dimanche soir. Le greffe du tribunal est une autre source de difficulté : il faut se déplacer pour obtenir un extrait Kbis, qui n’est pas dématérialisé et ne peut pas être scanné non plus. Ce sont des choses que l’on ne devrait plus voir en 2025.
Outre le faible nombre de magistrats, il faut signaler que l’archipel compte un seul notaire et un seul huissier, ce qui pose des problèmes régulièrement, d’autant que ce dernier, souvent issu de la gendarmerie, n’a pas forcément toutes les ressources des huissiers de métropole. Il n’existe pas de chambre territoriale d’huissiers.
Je peux témoigner du problème que posent les agréés. Ils ne sont pas suffisamment nombreux pour répondre à la demande, d’autant qu’ils peuvent être au cœur de conflits d’intérêts en raison d’affaires passées. Le justiciable peut se retrouver avec un agréé qui n’aurait pas été son premier choix, voire sans agréé.
Petit territoire, grands moyens par rapport à la population, mais des professionnels en nombre insuffisant. Bien souvent, il faut trouver un plan B. J’ai la chance d’avoir les moyens de prendre un avocat en métropole, mais je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde. Tous les habitants n’ont donc pas accès au droit.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le préfet, pouvez-vous préciser la situation du centre pénitentiaire ? J’ignorais l’existence d’une prison à Saint-Pierre.
Pouvez-vous expliquer l’origine des agréés, qui sont une particularité du système judiciaire ?
M. Bruno André. Je vous rassure, le centre pénitentiaire est souvent vide, mais ces derniers temps, il est plutôt surpeuplé. Il y a huit ou neuf places.
Ma principale préoccupation concerne l’exiguïté des locaux incompatibles avec les exigences légales : faute d’agents pénitentiaires féminins, il n’est pas possible de procéder à des fouilles sur des femmes détenues. Compte tenu de la proximité des cellules et de la cour de promenade, il est impossible de faire respecter une éventuelle interdiction de communication entre deux détenus.
La fermeture du centre dans l’attente de la construction d’un nouvel établissement obligerait à incarcérer les détenus en métropole, ce qui n’irait pas dans le sens de l’égalité. Nous en avons parlé avec les magistrats. Il serait raisonnable, au nom de l’égalité et du bon fonctionnement de la justice, de construire un nouveau centre pénitentiaire qui permette d’appliquer les règles et les décisions de justice.
S’agissant des agréés, j’avoue mon incompétence et je ne me risquerai pas à une réponse. Cependant, je ne suis pas sûr que cette profession soit spécifique à Saint-Pierre-et-Miquelon.
M. Yannick Cambray. Les agréés relèvent d’un texte dérogatoire…
M. Franck Detcheverry. …de 1945.
M. Yannick Cambray. Je n’en sais guère plus.
En ce qui concerne le centre pénitentiaire, l’absence de personnel féminin pose problème : en ce moment, une femme est détenue selon le régime de semi-liberté ; elle ne peut pas être fouillée lorsqu’elle rentre le soir et il faut l’isoler complètement. Par ailleurs, il est difficile d’interdire la communication entre les détenus tant les locaux et la cour sont de petite taille.
Il est vrai que pendant longtemps, le taux d’occupation était de deux détenus en moyenne. En raison d’une importante affaire de stupéfiants, le centre connaît en ce moment une surpopulation – le taux était de 143 % avant l’été. Pour la première fois, il a fallu mettre des matelas au sol.
Je suis d’accord avec M. le préfet, il faut envisager la construction d’un nouveau centre pénitentiaire. Actuellement, il manque un quartier disciplinaire et un quartier d’isolement. Le centre fonctionne, mais a minima. Et, faute de bracelet électronique, on est obligé d’emprisonner des gens qui pourraient bénéficier de ce dispositif.
M. le président Frantz Gumbs. Dans les territoires d’outre-mer que nous avons visités ou dont nous avons auditionné les représentants, on retrouve souvent les mêmes freins à l’accès au droit et à la justice. Le premier est la distance, qui est une notion relative : la distance entre Miquelon-Langlade et Saint-Pierre ne peut être comparée à celle qui existe entre la Guadeloupe et Saint-Martin, ou entre Saint-Laurent-du-Maroni et les communes éloignées de la Guyane. Le deuxième frein évoqué est la variété des cultures et des langues au sein d’un même territoire, mais je n’ai pas l’impression que ce soit un souci pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Le troisième est l’illettrisme important qui caractérise certains territoires ; je ne crois pas non plus que ce soit le cas chez vous. Le quatrième regroupe les difficultés liées au numérique et à la dématérialisation en raison d’un manque d’équipement et de l’illectronisme. Est-ce un souci chez vous ?
M. Franck Detcheverry. Nous avons tous les moyens techniques nécessaires pour réaliser des visioconférences.
M. le président Frantz Gumbs. Ce n’est donc pas un frein à l’accès à la justice ?
M. Yannick Cambray. Je siège avec d’autres collègues venus des outre-mer dans le groupe outre-mer du Cese (Conseil économique, social et environnemental), où nous échangeons sur nos difficultés réciproques. Il est vrai que Saint-Pierre-et-Miquelon est un territoire à part. Mis à part la petitesse de la population et celle du territoire – Saint-Pierre s’étend sur 25 kilomètres carrés et l’ensemble de l’archipel en compte 242 –, nous n’avons pas de souci. Vous savez comme moi que l’origine de la population est basque, normande et bretonne depuis le XVIe siècle ; il n’y a donc pas de problème de langue. Nous avons également la chance d’avoir un très bon niveau d’éducation. La distance se fait sentir quand, pour passer en justice le mardi matin, il faut quitter son territoire le dimanche, mais ces difficultés sont sans commune mesure avec celles qu’on peut trouver en Guyane, en Polynésie française ou en Nouvelle-Calédonie.
Comme vous le voyez à la couleur de mes cheveux, je suis plus vieux que le maire de Miquelon et l’informatique est un domaine que je connais très mal. Les personnes âgées ont plus de réticences et elles maîtrisent moins les outils. De ce point de vue, la dématérialisation des procédures peut être une barrière.
M. Franck Detcheverry. C’est effectivement plus difficile pour les personnes âgées, d’autant que nous n’avons pas de maison France Services. La municipalité est prête à aider toutes les personnes qui en ont besoin. Cependant, les gens ne parlent pas, ou très peu, des sujets liés au droit et à la justice.
Il y a deux ans, une entreprise de pêche a été placée en liquidation judiciaire et la mairie de Miquelon-Langlade s’est positionnée pour la reprise par le biais d’une société d’économie mixte. J’ai participé à l’audience en visioconférence à la gendarmerie de Miquelon et tout s’est bien passé.
M. Joseph Rivière (RN). Ma question est d’ordre matériel : avez-vous les infrastructures nécessaires pour l’accueil des gendarmes, des policiers et de la douane ? Estimez-vous avoir le nombre de policiers, de gendarmes et d’agents de la police maritime nécessaire au maintien de la sécurité de Saint-Pierre-et-Miquelon ?
M. Bruno André. L’État a suffisamment de gendarmes, de policiers, de douaniers et d’agents des affaires maritimes dans l’archipel. Nous avons même un bateau de la marine nationale. Nous sommes le seul territoire national où la paix est quotidienne : on laisse les clés dans les voitures, les maisons sont ouvertes, il n’y a presque pas d’accidents de la route, pas de troubles à l’ordre public, quasiment pas de délinquance et les violences extérieures sont très marginales. C’est une situation que l’on ne rencontre nulle part ailleurs. Nos préoccupations se concentrent sur le trafic de stupéfiants et sur les violences intrafamiliales.
M. Joseph Rivière (RN). Votre préoccupation, c’est donc plutôt le trafic de drogue ?
M. Bruno André. La saisie récente d’un kilogramme de cocaïne a mis en lumière la consommation de drogue sur ce territoire relativement petit. Comme partout ailleurs, les violences intrafamiliales existent. La difficulté réside surtout dans la libération de la parole, là encore en raison de la taille du territoire, sauf pour les cas les plus graves, notamment ceux qui sont identifiés à l’hôpital.
M. Joseph Rivière (RN). Des associations sont-elles présentes pour accompagner les familles et les justiciables dans leurs démarches, comme l’Arajufa (Association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles) à La Réunion ? Y a-t-il des associations de médiation ?
M. Bruno André. Il existe sans doute une association qui propose de l’accompagnement. L’État lui-même joue ce rôle du fait de sa très grande proximité avec la population. Un hébergement d’urgence était proposé au presbytère, mais il présentait l’inconvénient d’accueillir simultanément les victimes et les agresseurs ; nous avons travaillé avec la collectivité pour faire évoluer la qualité de l’accompagnement et il existe maintenant des logements diffus pour accueillir les familles.
M. le président Frantz Gumbs. Je pense que nous aurons bientôt fait le tour car la situation me semble moins complexe qu’ailleurs.
Un conseil de l’accès au droit a-t-il été créé à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Peut-on dire que la population est bien informée et qu’elle a confiance dans le système judiciaire ?
Mme Sandrine Montané, directrice des services du cabinet du préfet. Le procureur m’a confirmé la création d’un conseil territorial de l’accès au droit à la fin de l’année 2023 ou au début de l’année 2024. C’est sous son égide et sur ses financements que sont proposées des consultations gratuites une fois par mois, le jeudi, à Saint-Pierre-et-Miquelon.
M. Yannick Cambray. Outre le trafic de stupéfiants, il y a le problème de l’immigration clandestine. Saint-Pierre-et-Miquelon se trouve à 25 kilomètres des côtes de la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Depuis environ sept ans, une douzaine de vols directs nous y relient entre la mi-juin et début septembre, et des petits malins y ont vu l’occasion de faire passer des immigrés au Canada. Le sujet a été pris en main par les autorités françaises. Pour le reste, nous ne sommes pas submergés par la délinquance, mais la prévention doit demeurer active. Il faut garder l’œil ouvert.
M. Bruno André. Je me permets de compléter vos propos afin que MM. les députés ne se méprennent pas : les tentatives d’immigration illégale concernent des citoyens européens – les Roumains, pour ne pas les citer – qui profitent de leur droit au séjour à Saint-Pierre pour tenter d’entrer au Canada. La difficulté n’est pas tant leur venue sur le territoire que l’utilisation de celui-ci comme territoire de transit.
M. le président Frantz Gumbs. Les Saint-Pierrais et Miquelonais font donc confiance à leur justice ?
M. Franck Detcheverry. Même si l’archipel est petit et que nous avons moins de problèmes qu’en métropole, je ressens une défiance généralisée envers toute autorité, qu’elle soit politique ou judiciaire. C’est en tout cas ce que j’entends. Certaines affaires locales n’aident pas : il y a peu, un homme a été condamné pour viol sur mineur à Saint-Pierre et, malgré une peine de prison ferme prononcée à l’issue de l’audience, il est resté des mois à se promener sans être incarcéré. Le territoire est si petit que tout le monde est au courant de tout. Ce n’est pas le genre d’affaire à même de redonner confiance aux gens. Pour améliorer l’image de la justice et regagner le respect de la population, il est important que les personnes soient punies à la hauteur de la gravité de leurs actes et que les peines soient appliquées.
M. Bruno André. Je compléterai par un autre exemple : un homme qui avait essayé de tuer sa compagne en l’étranglant a été condamné puis remis en liberté – sans que la famille en soit informée –, avec l’interdiction de se rapprocher de son ex-épouse ; toutefois, comme sa mère habite dans la même rue et qu’il n’a pas l’interdiction de rendre visite à celle-ci, il en profite pour la narguer. L’étroitesse du territoire fait qu’un agresseur peut facilement se retrouver face à sa victime. Cela pose un problème pour l’exécution des jugements dans les cas de violences intrafamiliales.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour vos témoignages et vos explications. Je compte sur vous pour nous transmettre tout élément susceptible de compléter notre compréhension des enjeux de l’accès au droit afin que nous puissions déterminer, si j’ose dire, la justesse de la justice.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent en la matière. Nous consacrons cet après-midi au territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon. La question des conditions d’exercice des magistrats étant étroitement liée à celle de l’égal accès au droit et à la justice de tous nos concitoyens, nous avons souhaité vous entendre et nous sommes naturellement intéressés par les réflexions et recommandations que notre questionnaire écrit a pu vous inspirer.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola, M. Yves Couroux et Mme Nicole Peix prêtent successivement serment.)
M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola, président du tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Les fonctions judiciaires sont exercées à Saint-Pierre-et-Miquelon par des magistrats de l’ordre judiciaire, au nombre de trois pour le siège – le président du tribunal supérieur d’appel (TSA), qui préside également le tribunal criminel, la présidente du tribunal de première instance et le juge d’instruction du même tribunal – et d’un quatrième pour le parquet, le procureur de la République. Il existe aussi des assesseurs – assesseurs citoyens, comme vous l’avez écrit dans votre questionnaire, ou juges citoyens –, au nombre de dix, pour le tribunal supérieur d’appel.
S’agissant du jugement des crimes, le président du tribunal supérieur d’appel convoque, après avis du procureur de la République, le tribunal criminel – c’est le nom retenu à Saint-Pierre-et-Miquelon. Celui-ci est constitué d’un président – le président du tribunal supérieur d’appel –, de deux assesseurs pris parmi ceux du tribunal supérieur d’appel – donc des juges citoyens – ainsi que de trois jurés en première instance, six en appel.
Le tribunal supérieur d’appel statue, au civil comme au pénal, en formation collégiale comprenant le président, magistrat professionnel du siège, et deux assesseurs, juges citoyens.
Je vous présenterai aussi le tribunal de première instance, ma collègue qui le préside venant tout juste de prendre ses fonctions – elle pourra néanmoins intervenir en tant que de besoin. Il connaît de tous les contentieux qui ne sont pas expressément confiés à une autre juridiction. Concrètement, il s’agit des mêmes contentieux que ceux d’un tribunal judiciaire, auxquels s’ajoute toutefois le contentieux commercial en première instance, en l’absence de tribunal de commerce. Par ailleurs, pour des raisons liées au contexte – le conseil de prud’hommes ne peut pas fonctionner, faute de conseillers pouvant être élus –, le tribunal de première instance remplit la mission habituellement confiée à cette instance.
Le tribunal statue à juge unique dans tous les contentieux, sauf en tant que tribunal pour enfants – la présidente du tribunal de première instance juge alors avec deux assesseurs citoyens, comme ailleurs en France.
L’huissier de justice n’est pas devenu ici un commissaire de justice, les dispositions ayant créé la fonction à Saint-Pierre-et-Miquelon, à savoir un décret pris par le général de Gaulle en 1942, étant toujours en vigueur. L’huissier, désigné par l’autorité préfectorale, prête serment devant le tribunal supérieur d’appel.
Il n’existe pas de barreau à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais un corps d’agréés – des citoyens nommés par le préfet. Ce corps a été fondé par le président de Mac Mahon en 1874. Les agréés près les juridictions de Saint-Pierre-et-Miquelon assurent l’assistance et la représentation des justiciables.
M. Yves Couroux, procureur de la République près le tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Mon collègue a dressé un tableau assez complet de l’organisation très particulière des juridictions de Saint-Pierre-et-Miquelon. Ce sont des juridictions d’exception, c’est le moins qu’on puisse dire, puisqu’elles ne sont composées que de trois magistrats au siège et d’un seul au parquet, ce qui est inédit. Il n’y a qu’un seul parquet à Saint-Pierre-et-Miquelon, au tribunal supérieur d’appel – et non en première instance –, et un seul magistrat du parquet, le procureur de la République, ce qui n’est pas toujours sans poser des difficultés.
Mme Nicole Peix, présidente du tribunal de première instance de Saint-Pierre-et-Miquelon. J’ai effectivement rejoint la juridiction il y a peu de temps, le 2 octobre. Il s’agit d’une juridiction spécifique, tout le monde est d’accord sur ce point. Je partage avec mon collègue juge d’instruction de multiples contentieux, répartis de la manière suivante : je suis chargée des fonctions de juge des libertés et de la détention, de juge des enfants, de juge de l’exécution et de juge consulaire ; le juge d’instruction est pour sa part chargé des fonctions de juge des affaires familiales, de juge d’application des peines et de conseiller prud’homal.
La spécificité du tribunal de première instance est non seulement d’être multifonctions, mais aussi de statuer à juge unique, et non de façon collégiale, sauf en tant que tribunal pour enfants.
M. le président Frantz Gumbs. Comment sont sélectionnés les assesseurs, que l’on peut qualifier de juges citoyens ? Quel profil ont-ils ? Est-il juridique ? De même, les agréés ont-ils un profil particulier ?
M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. La loi dispose expressément que les fonctions judiciaires sont exercées à Saint-Pierre-et-Miquelon par des magistrats de l’ordre judiciaire et par les assesseurs du tribunal supérieur d’appel. Il n’y a pas d’ambiguïté : les assesseurs, présents uniquement au siège, exercent des fonctions judiciaires. Il est donc tout à fait logique de les appeler des juges même si la loi, qui n’en dit pas beaucoup plus quant à ce qui est attendu d’eux, n’emploie pas ce mot.
Les assesseurs prêtent exactement le même serment que les magistrats de l’ordre judiciaire, après avoir été choisis parmi des personnes âgées d’au moins 23 ans, qui n’ont pas d’antécédents judiciaires et paraissent qualifiées pour cette fonction. La loi ne donne pas plus de précisions, peut-être afin de laisser à l’institution judiciaire locale assez de latitude pour trouver des candidatures utiles dans un vivier quand même limité.
Le dispositif prévoit dix assesseurs, quatre titulaires et six suppléants. Le tribunal supérieur d’appel statue toujours en formation collégiale, composée de votre serviteur, président du tribunal, et de deux assesseurs. Les assesseurs assurent un roulement au fil de l’année judiciaire pour participer aux différentes audiences, civiles et pénales.
L’atout de ce dispositif est qu’il sollicite la société civile dans sa diversité et sa richesse, ce qui contribue à l’œuvre de justice. Les assesseurs peuvent être des seniors ou des plus jeunes, des personnes en activité dans le secteur public ou privé ou encore des retraités, des hommes ou des femmes, originaires de Saint-Pierre-et-Miquelon, de l’Hexagone ou d’un autre territoire d’outre-mer. Cela permet d’enrichir les débats lors des délibérations en y apportant de l’oxygène.
Je suis plus critique sur deux autres points.
Tout d’abord, la composition de la formation collégiale qui siège dans chacune des chambres du tribunal supérieur d’appel met en minorité le magistrat professionnel. Le Conseil constitutionnel a certes admis dans une décision du 1er avril 2016, relative à Wallis-et-Futuna, qu’une formation collégiale de jugement en matière correctionnelle pouvait comporter des juges non professionnels, mais il a considéré que ces derniers ne pouvaient être majoritaires. Or à Saint-Pierre-et-Miquelon, les chambres du tribunal supérieur d’appel, notamment la chambre correctionnelle, comptent un seul juge professionnel, qui est en même temps le président. C’est un point assez délicat. Puisque vous sollicitez nos réflexions et nos recommandations, je m’interroge sur la conformité de ce dispositif aux exigences constitutionnelles.
Une autre difficulté, d’ordre technique, est liée à la précédente. Dans une cour d’appel classique, les chambres sont composées de trois juges professionnels du siège qui ont, la plupart du temps, une expérience et une expertise assez solides s’agissant du contentieux qui leur est confié. Une chambre sociale ou de l’instruction, par exemple, dispose d’un niveau d’expertise tout à fait différent de celui qui peut exister ici pour juger des faits qui présentent pourtant rigoureusement la même gravité ou le même caractère sensible en matière pénale, ou la même technicité en matière civile. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il n’y a qu’un seul magistrat professionnel, sur les trois juges d’une chambre, pour résoudre les questions juridiques.
M. le président Frantz Gumbs. Ces juges citoyens sont-ils nommés à vie ou sont-ils renouvelés ?
M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. Les aspirants assesseurs se portent candidats. Le président du tribunal supérieur d’appel, après avis du procureur de la République près ledit tribunal, les présente au garde des sceaux, qui les nomme par arrêté pour une durée de deux ans renouvelables. La majorité d’entre eux demandent d’ailleurs le renouvellement de leur mandat. Certains exercent ainsi leurs fonctions depuis très longtemps – plusieurs décennies –, d’autres depuis plus récemment.
Je tiens à appeler votre attention sur le risque élevé d’incompatibilité qui caractérise Saint-Pierre-et-Miquelon, du fait des procédures engagées mais surtout du tissu local. Un peu plus de la moitié des assesseurs sont originaires du territoire. La population ayant fondu pour s’établir à moins de 7 000 habitants, les assesseurs locaux connaissent nécessairement tout le monde. Il importe donc de fixer un curseur permettant de déterminer s’ils peuvent juger des personnes qu’ils connaissent, en s’interrogeant préalablement, au cas par cas, non seulement sur leur capacité à rester objectifs, mais aussi sur l’image renvoyée par la justice. Ce problème existe partout ailleurs, mais semble se présenter avec une acuité particulière à Saint-Pierre-et-Miquelon.
Quand j’ai pris mes fonctions, le 1er septembre 2023, la juridiction comptait seulement six assesseurs sur les dix prévus par le code de l’organisation judiciaire – le chiffre est même tombé à cinq après la démission de l’un d’entre eux. L’équipe juridictionnelle et moi-même nous sommes mobilisés pour engager des recrutements le plus rapidement possible car, évidemment, avec cinq assesseurs au lieu de dix, le risque d’incompatibilité devenait très élevé. L’effectif théorique de dix personnes me semble adapté à la situation de Saint-Pierre-et-Miquelon : dès lors qu’on s’emploie à assurer un certain panachage des origines et des profils des assesseurs, il permet d’éviter la plupart des situations d’incompatibilité.
M. Yves Couroux. Effectivement, l’impartialité objective attendue du juge peut être remise en question assez facilement dans le contexte particulier de l’archipel. Au vu du faible nombre d’habitants, tout le monde connaît tout le monde ou presque, ce qui peut parfois conduire le justiciable à s’interroger. Il faut l’avoir à l’esprit.
Par ailleurs, les assesseurs citoyens ne sont pas juristes. Je le dis sans mauvais état d’esprit, car ils contribuent à une justice populaire, qui a le mérite de l’être. Si cela ne pose pas de grandes difficultés pour des contentieux pénaux simples, cela peut devenir un problème lorsque des situations méritent une expertise juridique plus poussée, par exemple lorsqu’un contentieux en matière d’urbanisme doit être jugé en appel – même si ces cas sont heureusement rares.
Gardons aussi en tête que l’absence de collégialité en première instance peut virtuellement conduire un individu seul – certes, un magistrat professionnel – à envoyer un prévenu en prison pour vingt ans, peine maximale encourue en matière correctionnelle en cas de récidive légale ; cela fait tout de même réfléchir. Ce serait impensable dans l’Hexagone ou ailleurs en outre-mer : dans la province des îles Loyauté, en Nouvelle-Calédonie, où j’ai exercé encore récemment, les audiences pénales se tiennent de façon collégiale quand la loi l’impose.
J’en viens aux agréés. En l’absence de barreau à Saint-Pierre-et-Miquelon, la défense des justiciables est assurée uniquement par des agréés, dont le statut résulte d’un arrêté du 27 janvier 1945. Particularité supplémentaire, ces personnes sont nommées par le « chef du territoire », c’est-à-dire par le représentant de l’État, donc le préfet, sur proposition du « chef du service judiciaire », fonction actuellement exercée conjointement par le président du tribunal supérieur d’appel et le procureur de la République près ce tribunal.
Ce qui peut paraître très surprenant, mais qui résulte du texte – lequel mériterait à mes yeux d’être dépoussiéré –, c’est qu’aucune condition de diplôme n’est requise. Le candidat doit présenter « tous les titres, diplômes qu’il jugera utile de produire pour établir sa capacité et sa moralité » – on est loin de la formation juridique qui paraîtrait nécessaire. Le chef du service judiciaire « procédera à l’examen du candidat, au double point de vue de la moralité et de la capacité […] ». Ainsi, si le candidat ne présente pas de qualités universitaires liées à la matière juridique – s’il n’est pas avocat, licencié en droit ou ancien magistrat, notaire ou avoué –, il conviendra d’organiser « un examen public sur les lois, ordonnances et décrets en vigueur dans le territoire et en France » ainsi que la rédaction d’un ou plusieurs actes de défense. Ledit examen devra être mis en œuvre par le président du tribunal supérieur d’appel, avec éventuellement l’appui du procureur, ce qui, là aussi, paraît pour le moins particulier.
L’archipel ne compte que cinq agréés en exercice, un nombre manifestement très insuffisant pour garantir pleinement l’accès au droit et à la justice, puisque le choix des justiciables s’en trouve très limité. Cela présente aussi un risque d’incompatibilité. Il est tout à fait possible qu’un citoyen ne s’entende pas avec l’un de ses défenseurs potentiels – pour diverses raisons, y compris familiales –, qu’un agréé intervienne déjà dans une autre procédure, ou encore qu’une affaire mette en cause plusieurs personnes dont les intérêts divergent, auquel cas l’agréé ne pourra évidemment pas assurer la défense de tous les prévenus sans méconnaître la déontologie la plus élémentaire.
Ce nombre réduit pose aussi des difficultés dans le cadre des enquêtes. Lorsqu’il leur est nécessaire de conduire trois gardes à vue de façon concomitante, les enquêteurs ne peuvent que très difficilement solliciter un nombre suffisant d’agréés. Dans bon nombre de cas – je suis le premier à le déplorer –, les justiciables renoncent à leur droit à un avocat, soit par choix, auquel cas la difficulté ne se pose pas, soit en l’absence de la ressource humaine nécessaire pour les assister.
En outre, si les agréés forment un corps, celui-ci n’est régi par aucune règle réelle : il n’est ni constitué en ordre professionnel au sens textuel du terme, ni structuré en association. Le président du tribunal supérieur d’appel et moi-même œuvrons, avec plus ou moins de succès, pour améliorer cette situation – nous souhaiterions qu’existe au moins l’équivalent d’un bâtonnier, même si c’est uniquement sur le papier –, mais elle pose des difficultés. Aucune permanence n’étant réellement assurée, les agréés sont libres de prendre des congés quand ils le souhaitent, si bien que s’ils décident de partir tous en même temps, il n’existe ni moyen de les contraindre à y renoncer, ni solution de rechange. Les enquêteurs qui savent qu’ils auront besoin d’un agréé sont ainsi contraints d’appeler chacun d’entre eux pour connaître leurs disponibilités, ce qui, là encore, est à la fois particulier et problématique.
M. le président Frantz Gumbs. Existe-t-il une aide juridictionnelle à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Une grille de rémunération, qui ressemblerait à celle d’un avocat, s’applique-t-elle aux agréés ?
M. Yves Couroux. Il existe en effet un système d’aide juridictionnelle, conformément à la disposition légale applicable à l’ensemble du territoire national. Toutefois, le coût de la vie et les salaires étant, à Saint-Pierre-et-Miquelon comme dans beaucoup de territoires d’outre-mer, bien plus élevés qu’en métropole, et les barèmes étant nationaux, de nombreux justiciables ne remplissent pas les conditions pour percevoir une aide juridictionnelle totale.
Le faible nombre d’agréés conduit quelques justiciables à faire appel à des avocats métropolitains, ce qui est particulièrement onéreux – beaucoup n’en ont pas les moyens. Ce point mériterait lui aussi d’être étudié. En matière civile ou commerciale, l’appel à des avocats métropolitains peut faire l’objet d’une assistance par le moyen de la visioconférence.
J’ajoute que Saint-Pierre-et-Miquelon ne compte pas non plus de mandataire judiciaire : toutes les procédures de redressement judiciaire sont dévolues à des études hexagonales, ce qui n’est pas sans poser des difficultés dans les relations avec le gérant ou le président de la structure mise en redressement.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Peix, vous qui venez de prendre vos fonctions à Saint-Pierre-et-Miquelon, considérez-vous le territoire comme attractif ? Est-il facile de répondre aux besoins, même si j’ai bien compris qu’ils sont très faibles ? Quelle est, d’ailleurs, la durée de présence moyenne des magistrats sur le territoire ?
Mme Nicolas Peix. Mon prédécesseur est resté en poste cinq ans. Pour ma part, j’avais depuis un an le projet de rejoindre la juridiction, sans avoir connaissance de toutes ses spécificités. L’attrait résidait pour moi dans la nouveauté et la possibilité de vivre une expérience professionnelle et humaine différente. Je n’ai pas suffisamment de recul pour connaître la durée moyenne de présence des magistrats dans l’archipel, mais je ne me fixe, à titre personnel, aucune limite.
M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. Les postes proposés suscitent toujours plusieurs candidatures, mais en petit nombre : on ne peut pas dire qu’ils n’intéressent personne. Pour les recrutements dont j’ai eu connaissance, à la présidence du tribunal supérieur d’appel ou à celle du tribunal de première instance, on comptait en général trois à cinq candidatures utiles par poste.
Mon prédécesseur a occupé son poste un peu moins de deux ans. Son propre prédécesseur était resté en fonction pendant sept ans, c’est-à-dire la durée maximale. En ce qui me concerne, j’entame une troisième année d’activité, non sans certaines inquiétudes, comme vous l’aurez constaté, mais en restant tout de même volontaire et confiant pour la suite.
M. Yves Couroux. Ma prédécesseure au parquet est, me semble-t-il, restée en poste trois ans, quand l’ancien procureur auquel elle a succédé était resté sept ans. Je suis pour ma part arrivé en février 2024.
Peut-être convient-il de préciser que les quatre magistrats de Saint-Pierre-et-Miquelon sont, conformément au statut de la magistrature, soumis à des durées institutionnelles maximales : une des spécificités – encore une – du territoire est de compter trois chefs de juridiction, dont la présence ne peut excéder sept ans, ainsi qu’un juge d’instruction, dont la présence est limitée à dix ans.
Pour ce qui est de l’attractivité, je serai un peu moins enthousiaste que le président du TSA. Il ne faut pas se leurrer : l’archipel n’est pas considéré comme attractif par le corps judiciaire, c’est le moins que l’on puisse dire. Seuls un ou deux candidats se sont présentés au poste de juge d’instruction ; quand j’ai postulé à celui de procureur, nous n’étions que deux ; le poste du président a fait, de mémoire, l’objet de trois candidatures. De façon générale, les postes de chef de juridiction sont pourtant supposés être attractifs.
La direction des services judiciaires propose depuis 2021 un accompagnement en ressources humaines renforcé pour certains postes souffrant d’un déficit de candidatures. C’est notamment le cas pour celui de juge d’instruction à Saint-Pierre-et-Miquelon. Cet accompagnement consiste, en quelque sorte, en un contrat passé avec le candidat, qui, sous réserve d’avoir accompli trois ans d’activité réelle dans le poste concerné, sera présenté de façon prioritaire aux cinq postes qu’il aura choisis pour son affectation suivante, en accord avec le CSM (Conseil supérieur de la magistrature). Ce dispositif avait à l’origine été créé pour la juridiction de Mayotte, qui n’attirait aucun candidat, avant d’être progressivement étendu à Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni, Saint-Martin et, donc, Saint-Pierre-et-Miquelon.
M. le président Frantz Gumbs. Quelles sont, selon vous, les principales difficultés pour les nouveaux magistrats s’installant dans le territoire ? Je suppose qu’ils peuvent être sujets à un certain dépaysement, ne serait-ce qu’au vu de la taille de la juridiction, du nombre de cas à traiter ou de l’activité elle-même.
M. Yves Couroux. Ce n’est pas propre à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais postuler en outre-mer suppose d’avoir conscience de quelques contraintes. L’éloignement géographique, les difficultés de transport et l’isolement qui en résulte sur le plan familial sont évidemment incontournables : on ne peut pas quitter le territoire sur un coup de tête pour le week-end. La desserte de Saint-Pierre-et-Miquelon est d’ailleurs spécifique puisque, hormis pendant la période estivale, le transit par le Canada est inévitable. L’archipel est ainsi à la fois l’outre-mer le plus proche de l’Hexagone et l’un des plus longs à atteindre. Seule la compagnie Air Saint-Pierre le dessert, les vols ne sont pas quotidiens et les prix sont relativement élevés. Tout cela constitue une des difficultés les plus marquées dès l’arrivée.
Saint-Pierre-et-Miquelon présente aussi la particularité d’être un territoire très petit, ce qui impose au magistrat d’être assez prudent dans son positionnement et de trouver un équilibre pour ne pas être trop proche des justiciables. La proximité peut en effet être source d’inquiétude : rester trop longtemps permet certes de bien connaître le territoire, mais pourrait aussi conduire les justiciables à s’interroger, même si c’est à tort, sur des liens amicaux qui seraient un peu trop poussés ou sur un manque d’impartialité objective dans les décisions rendues.
M. le président Frantz Gumbs. C’est en tout cas la perception de cette impartialité qui pourrait être en jeu.
Comment les installations du système judiciaire sont-elles réparties sur l’archipel, notamment entre les deux îles principales, Saint-Pierre et Miquelon-Langlade ? Les citoyens ont-ils un égal accès à vos services indépendamment de leur lieu d’habitation, ou y a-t-il là une difficulté ?
Combien d’affaires traitez-vous chaque année ? De quelle nature sont-elles ?
M. Yves Couroux. Je considère que la répartition géographique des services ne pose pas de difficulté. La population de l’archipel est répartie entre ses deux principales îles : environ 5 500 habitants vivent à Saint-Pierre, qui est à la fois le nom de l’île et celui de la ville, quand les 500 autres habitent le village de Miquelon, sur Miquelon-Langlade. La desserte entre les îles est assurée par voie aérienne ou maritime, à des coûts tout à fait abordables. Il n’y a pas de zone blanche dans l’archipel, si bien que chaque citoyen, justiciable ou administré dispose d’un accès rapide à l’information.
Le village de Miquelon accueille une brigade de gendarmerie qui, malgré son effectif réduit, permet aux justiciables de déposer plainte de façon physique et directe. Les services d’enquête sont ainsi en mesure de répondre de façon satisfaisante aux intérêts des victimes et des auteurs présumés, puisque les enquêtes peuvent être conduites sur place – les auditions, notamment, peuvent se tenir à Miquelon même.
L’archipel n’est pas un foyer de délinquance très important, ce dont tout le monde se félicite, moi le premier : la délinquance y est très mesurée, tant en volume qu’en intensité. On n’y constate pas d’actes relevant du narcotrafic ni du spectre le plus élevé de la criminalité. Je parle sous le contrôle du président du TSA, mais il me semble que le tribunal criminel s’est formé pour la dernière fois en 2023, voire en 2022, pour connaître d’un crime qui n’était d’ailleurs pas crapuleux.
En matière pénale, le nombre de procédures enregistrées reste assez stable. Si de légers pics sont parfois observés, ils s’expliquent le plus souvent par des situations conjoncturelles, comme la récente vacance du poste de chef de parquet. Nous avons enregistré 211 procédures nouvelles en 2024, un chiffre très mesuré et conforme à la moyenne habituelle, qui s’établit autour de 200 procédures pénales par an. Seules 162 procédures avaient été comptabilisées en 2023, mais, comme je l’indiquais, cette baisse est uniquement liée à un défaut d’enregistrement, le poste étant resté vacant pendant quatre ou cinq mois.
Si l’ampleur de la délinquance est stable, sa nature évolue. Depuis mon arrivée en tout cas, le nombre des violences a nettement diminué. Puisque les chiffres sont trop faibles pour que les pourcentages soient significatifs, nous parlons en volume. En 2024, douze procédures concernaient des faits de violence, dont sept étaient intrafamiliales. En 2023, on en comptait respectivement vingt et neuf ; en 2022, trente et un et douze. Les violences intrafamiliales apparaissent donc en net recul. En revanche, je relève une forte augmentation du nombre de dossiers relatifs à des infractions à la législation en matière de stupéfiants, qui restent préoccupantes dans l’archipel.
M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. Vous avez bien voulu nous interroger sur les principales difficultés que nous rencontrons dans l’exercice de nos fonctions. C’est le cas de l’interdiction désormais faite aux magistrats du siège et du parquet d’intervenir par visioconférence. Cela fragilise l’institution judiciaire.
Lorsqu’il est nécessaire de remplacer l’un des magistrats de Saint-Pierre-et-Miquelon, le premier président ou le procureur général près la cour d’appel de Paris peut désigner un remplaçant. En novembre 2023, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles les dispositions qui, jusqu’alors, prévoyaient expressément que ce dernier pouvait intervenir par visioconférence, ce qui nous permettait de fonctionner.
Avec trois magistrats du siège pour les deux degrés de juridiction, les blocages de procédure surviennent facilement, même si la loi permet des remplacements mutuels. Si l’un des trois est absent – en raison d’une formation, d’une convocation à la Chancellerie… – ou qu’il présente une incompatibilité légale, le remplacement est impossible.
Depuis la décision du Conseil constitutionnel, le remplacement doit se faire en présentiel, mais aucun magistrat du ressort de la cour de Paris n’est venu à Saint-Pierre-et-Miquelon, sauf pour présider le tribunal criminel en 2023, parce qu’il n’y avait pas de président du tribunal supérieur d’appel. Dans tous les autres cas, le déplacement n’a pas été possible, même lorsqu’il avait été demandé.
La loi autorise également le renforcement temporaire, par délégation d’un magistrat du ressort de la cour d’appel de Paris ou d’Aix-en-Provence. Celui-là non plus ne peut plus être organisé par visioconférence. En pratique, le dispositif ne marche pas. J’ai déjà sollicité deux fois un renforcement, mais cela n’a pas été possible.
Je ne citerai qu’un exemple des conséquences de cette situation. Pour des raisons d’organisation, nous regroupons chaque mois, sur une même semaine, les audiences des juridictions du premier degré et du tribunal supérieur d’appel. La semaine prochaine, votre serviteur sera le seul magistrat du siège : le juge d’instruction sera absent pour formation et la nouvelle présidente du tribunal de première instance, en tant que nouvelle cheffe de juridiction, devra suivre une formation obligatoire. Nous sommes très fragilisés : on ne peut raisonnablement anticiper toutes les difficultés, et la juridiction peut se retrouver paralysée.
J’insiste vraiment sur ce point. C’est le principal problème, celui que je tenais à porter à votre connaissance.
M. Yves Couroux. Ce sujet est capital pour le ministère public également. La difficulté excède celle du remplacement : lorsque je ne suis pas là, l’action publique est empêchée. En effet, il n’y a qu’un magistrat du parquet. Je suis nommé au tribunal supérieur d’appel ; en vertu du code de l’organisation judiciaire et du code de procédure pénale, j’interviens devant toutes les juridictions de l’archipel, en cumulant les attributions de procureur de la République près le tribunal judiciaire et de procureur général près la cour d’appel. C’est une double casquette.
Étant seul, le procureur de la République est de permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept ; il est susceptible d’être sollicité à tout moment. Et comme il n’y a pas d’officier du ministère public à Saint-Pierre-et-Miquelon, j’ai aussi cette casquette ainsi que celles de délégué du procureur et de médiateur de la République.
La principale difficulté, c’est mon remplacement. Aucun magistrat ne peut me remplacer localement ; seul le parquet général de Paris le peut. Je passe sur les décisions pénales rendues par le parquet général et non par le parquet local, même si cela mériterait qu’on s’y penche. Les dispositions du code de l’organisation judiciaire autorisant le mécanisme subsidiaire dit de visio-audience ayant été abrogées, seul un magistrat délégué peut remplacer le procureur de la République, mais il ne peut intervenir à distance. En conséquence, lorsque je ne suis pas là, l’action publique ne peut être conduite.
La présence physique du magistrat délégué est une condition difficile à réaliser, parfois même impossible, lorsque la loi impose un délai trop court pour qu’il puisse venir. Si d’aventure je suis absent – pour une formation, en congé ou, tout bêtement, malade –, et qu’un crime survient ou qu’un débat doit être organisé à la dernière minute devant un juge des libertés et de la détention (JLD), par exemple pour répondre à une demande de mise en liberté, le parquet général ne pourra assurer mon remplacement. Une saisine du juge d’instruction en matière criminelle ou un débat devant le JLD ne pourraient avoir lieu qu’en risquant la nullité de l’acte de procédure.
M. le président Frantz Gumbs. Entretenez-vous des relations avec les autorités judiciaires du Canada, pays très proche ?
M. Yves Couroux. À ma connaissance, la coopération est plus active en matière pénale que civile. Le Canada est notre voisin direct : la province de Terre-Neuve-et-Labrador est à 25 kilomètres. La garde royale canadienne et les gendarmes de Saint-Pierre-et-Miquelon entretiennent de bonnes relations ; ils collaborent étroitement dans le cadre des enquêtes qui concernent les deux provinces, par exemple en matière de stupéfiants. Je sais que le magistrat instructeur, au nom duquel je parle, peut se trouver en contact avec les autorités judiciaires canadiennes.
Sur le plan judiciaire, les Canadiens sont peut-être plus réticents à coopérer ; les systèmes sont trop différents. Ce n’est pas propre au Canada : le problème concerne aussi les Britanniques.
M. le président Frantz Gumbs. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il n’y a pas d’avocats et le nombre de professionnels du droit est limité. Selon vous, la population fait-elle confiance au système judiciaire ?
M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. En un peu plus de deux ans d’exercice, je n’ai pas perçu de remise en cause.
J’ai en tête quelques cas dans lesquels l’institution a été houspillée ou critiquée, en raison de sa configuration particulière. Par exemple, certaines personnes ont pu contester l’impartialité du président du tribunal de première instance parce qu’il exerçait plusieurs fonctions dans le cadre de contentieux différents mais impliquant les mêmes justiciables. Chaque fois que cela s’est produit, nous avons pu soit faire œuvre de pédagogie, en expliquant que le système nous contraignait à cette organisation, soit solliciter la cour de Paris pour qu’elle délègue un magistrat extérieur, afin de décharger le magistrat concerné et de préserver l’image d’impartialité de l’institution.
Je sais quelle ambiance règne dans l’Hexagone mais, ici, je ne perçois aucune défiance de cette nature.
M. Yves Couroux. Nous sommes la seule juridiction à même de répondre aussi rapidement aux demandes des justiciables, ce qui participe à préserver la confiance. Les délais d’audiencement sont records à Saint-Pierre-et-Miquelon, en raison notamment du volume d’affaires très réduit. Même en matière pénale, un arrêt est rendu dans les cinq mois suivant la première instance, appel compris. C’est inédit dans l’Hexagone.
Les victimes sont ainsi confortées et rassurées – la réponse ne les satisfait pas toujours, mais elle a le mérite d’être rendue ; les auteurs d’infractions n’ont pas le sentiment d’impunité que peuvent susciter des procédures qui durent trois, quatre ou cinq ans, y compris pour des faits de faible gravité. Pour cette raison aussi, le système judiciaire de l’archipel répond aux attentes des justiciables, donc permet de maintenir le lien de confiance.
M. le président Frantz Gumbs. Merci pour vos contributions, que vous pourrez compléter si vous le souhaitez.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Le territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon présente une particularité : le dispositif dit des agréés, qui vise à pallier l’absence de barreau local. Les intervenants que nous accueillons en visioconférence pourront nous en parler et évoquer plus largement l’accès des justiciables au droit, ainsi que les éventuelles difficultés qu’ils rencontrent dans l’exercice de leurs activités professionnelles.
Cette table ronde est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Me Stéphane Artano, Me Patrick Tabet, Me Virginie Camus-Brechat, Me Corinne Lledo, Me Cathy Pansier et Me Sten Brechat prêtent successivement serment.)
Maître Artano, je précise que vous êtes ancien président de la délégation sénatoriale aux outre-mer : le travail que nous réalisons ici n’a donc pas de secret pour vous.
Me Stéphane Artano, ancien sénateur, agréé près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon. Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à l’accès au droit en outre-mer. Lorsque j’étais membre de la délégation sénatoriale aux outre-mer, j’ai eu l’occasion d’échanger sur ce sujet avec Patrick Lingibé, ancien bâtonnier de Guyane. Je me réjouis que l’Assemblée nationale s’en saisisse dans le cadre d’une commission d’enquête, disposant de pouvoirs d’investigation étendus.
De mon point de vue, le dispositif particulier en place dans l’archipel permet l’accès des justiciables à un système judiciaire efficace et efficient – nous pourrons discuter des éventuelles améliorations qui pourraient y être apportées.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Camus-Bréchat, pouvez-vous nous présenter votre activité ? Les professionnels du droit sont-ils nombreux à Saint-Pierre-et-Miquelon ?
Me Virginie Camus-Brechat, notaire. Je suis le seul notaire dans l’archipel ; j’ai une collaboratrice diplômée notaire. Lorsque mon office a été créé en 2017, il n’y avait plus de notaire depuis 1945 : la personne que j’ai remplacée avait un statut particulier de greffier-notaire, fonctionnaire du tribunal. Je suis rattachée à la chambre de la Guyane et de la Martinique. Cela me permet d’échanger régulièrement avec mes confrères d’outre-mer, lors des assemblées générales ou des inspections ; pour moi, c’est une richesse. Je ne rencontre pas de difficultés particulières. Du fait de la taille de l’archipel, l’accès à l’office notarial est très facile.
M. le président Frantz Gumbs. Avant votre installation en 2017, il n’y avait donc pas de notaire à Saint-Pierre-et-Miquelon ?
Me Virginie Camus-Brechat. Effectivement : il y avait un greffier-notaire. Étant originaire de métropole, je ne connaissais pas les spécificités locales en matière de droit fiscal et d’urbanisme, notamment. J’ai eu la chance qu’il me transmette ses connaissances et d’avoir quant à moi un statut plus en adéquation avec celui qui existe en métropole.
M. le président Frantz Gumbs. Ce greffier-notaire est-il encore en exercice ?
Me Virginie Camus-Brechat. Non, il a pris sa retraite quelques mois avant mon arrivée.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Tabet, vous êtes avocat au barreau de Paris et près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon. Comment vos interventions s’y déroulent-elles ?
Me Patrick Tabet, avocat au barreau de Paris et près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon. J’ai un cabinet dans l’archipel depuis trente-deux ans. Une personne y est présente toute l’année ; quant à moi, j’y vais quatre à cinq fois par an pour une semaine afin de plaider un certain nombre de dossiers.
Je considère que la justice fonctionne bien à Saint-Pierre : elle y est rapide, ce qui constitue un avantage pour les justiciables, et s’exerce en proximité. Il faut donc conserver cette juridiction sur l’archipel.
M. le président Frantz Gumbs. Y a-t-il d’autres avocats exerçant près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon sans être domiciliés dans l’archipel ?
Me Patrick Tabet. Non, je suis le seul à y disposer d’un bureau et à y exercer en qualité d’avocat. Mais il y a aussi deux titulaires du diplôme d’avocat exerçant sous le statut d’agréé.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Corinne Lledo, êtes-vous installée à Saint-Pierre-et-Miquelon ou ailleurs ?
Me Corinne Lledo, huissier de justice. Je suis à Saint-Pierre-et-Miquelon. À l’origine, je n’étais pas huissier mais gendarme. Lorsque j’ai pris ma retraite, j’ai pu en tant que réserviste de la gendarmerie, dans le cadre de l’ordonnance de 1945, exercer les fonctions d’huissier. Depuis que j’ai prêté serment le 27 février 2025, je remplace le précédent huissier, M. Chupeau, parti à la retraite. J’exerce la fonction d’huissier dans toute sa complexité.
M. le président Frantz Gumbs. Vous êtes, vous aussi, un « exemplaire unique », n’est-ce pas ?
Me Corinne Lledo. Oui, je le confirme !
M. le président Frantz Gumbs. Le dispositif des agréés est spécifique à Saint-Pierre-et-Miquelon et très particulier. Maître Cathy Pansier et maître Sten Brechat, pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Me Cathy Pansier, agréée près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon. Je suis agréée près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon depuis 2008 ; auparavant, j’étais avocate au barreau de Paris. Mon activité dans l’archipel me conduit à intervenir dans des contentieux variés, notamment civils et commerciaux. Je suis généraliste, à l’instar des autres agréés, mais je n’interviens pas en matière pénale – et suis la seule à présenter cette particularité.
J’ai ainsi une vision transversale du fonctionnement des juridictions. Comme maître Tabet, je fais un constat qui peut surprendre, par contraste avec les autres territoires ultramarins : la justice fonctionne globalement bien à Saint-Pierre-et-Miquelon. Les délais d’audiencement comme de décision sont très raisonnables ; les juridictions sont composées de magistrats polyvalents et compétents ; il me semble que les justiciables obtiennent des réponses rapides et adaptées à leurs demandes.
Des points spécifiques, qui justifient certainement notre audition, méritent cependant d’être soulignés. En matière pénale, les contraintes liées à la visioconférence créent des difficultés pour les justiciables. Quant à la situation des agréés, visiblement, elle interpelle. Pour moi, leur statut est pleinement justifié et adapté au territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon : il permet une représentation des justiciables par des professionnels, conforme à l’exigence d’accès au droit. Sans cela, la situation serait très compliquée.
Me Sten Brechat, agréé près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon. Titulaire d’un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) de droit des affaires et d’un DEA (diplôme d’études approfondies) de droit comparé, j’ai été recruté en tant qu’agréé près les tribunaux de Saint-Pierre-et-Miquelon conformément à l’arrêté gubernatorial du 27 janvier 1945 : le tribunal supérieur d’appel et le procureur ont procédé à un contrôle de mes connaissances sur les textes juridiques français, mais aussi sur les textes spécifiques au territoire – en matière de droit fiscal et de droit immobilier, notamment. Je souligne l’importance de cette procédure de recrutement, spécifique à Saint-Pierre-et-Miquelon.
Comme mes confrères, je considère que la justice y fonctionne très bien. Lorsque j’ai commencé mon activité, en mars 2018, il n’y avait que trois agréés pour intervenir en matière pénale, lors des audiences et des gardes à vue notamment ; cela posait de très nombreuses difficultés dans les cas d’infractions en réunion. La situation s’est considérablement améliorée : nous sommes sept agréés dont trois avocats. L’activité d’agréé étant en tout point similaire à celle d’avocat, il n’y a aucune difficulté en la matière.
M. le président Frantz Gumbs. En tant qu’agréé, vous ne pouvez cependant pas exercer ailleurs qu’à Saint-Pierre-et-Miquelon.
Me Sten Brechat. En effet.
M. le président Frantz Gumbs. Tous les agréés de Saint-Pierre-et-Miquelon ont-ils suivi une formation juridique ? Est-ce vérifié de façon systématique ?
Me Sten Brechat. À ma connaissance, oui.
M. le président Frantz Gumbs. Les tribunaux sont situés à Saint-Pierre. Selon vous, maître Artano, tous les justiciables – y compris ceux de Miquelon-Langlade – ont-ils un accès facile au droit et à la justice, quelle que soit leur condition sociale ? J’ai bien noté, cela dit, que la situation de l’archipel sur le plan de la délinquance n’était pas particulièrement défavorable.
Me Stéphane Artano. En tant que praticien du droit, j’estime moi aussi que l’accès à la justice à Saint-Pierre-et-Miquelon est aisé. Il me semble que les populations respectives de Saint-Pierre et de Miquelon ont un égal accès au droit. L’organisation des agréés ainsi que les magistrats ont créé en 2025 des consultations gratuites auxquelles il a été demandé que les justiciables de Miquelon puissent participer par visioconférence.
M. le président Frantz Gumbs. Les agréés sont-ils en nombre suffisant pour répondre aux besoins de la population ?
Me Stéphane Artano. Oui, notamment pour éviter les conflits d’intérêts potentiels qui pourraient se produire si nous devions, par exemple, intervenir sur le dossier d’un client que nous avons déjà défendu par ailleurs. Maître Tabet, implanté depuis plus de trente ans, est un cas particulier ; il est très présent dans le territoire. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas connaissance de difficultés qu’auraient rencontrées des justiciables pour accéder à un agréé. En pratique, la situation me semble plutôt satisfaisante, même si ce point de vue pourra être complété par celui des magistrats.
M. le président Frantz Gumbs. Trouve-t-on facilement des volontaires pour devenir agréé, si nécessaire ?
Me Sten Brechat. En matière juridique, les ressources humaines sont assez limitées dans notre territoire. Je rejoins Me Artano : il y a suffisamment d’agréés pour prendre en charge le volume d’affaires. J’ajoute que, si nous étions beaucoup plus nombreux, la viabilité de notre activité s’en trouverait mise à mal : rappelons qu’il n’y a que 5 000 habitants.
M. le président Frantz Gumbs. Si les agréés étaient trop nombreux, le nombre d’affaires ne suffirait pas à nourrir tout le monde !
Me Sten Brechat. Tout à fait.
M. le président Frantz Gumbs. Les agréés bénéficient-ils des mêmes dispositions que les avocats en matière de rémunération ? Existe-t-il le même dispositif d’aide juridictionnelle que dans les autres territoires de la République ?
Me Sten Brechat. Les agréés de Saint-Pierre-et-Miquelon pratiquent généralement des honoraires relativement faibles compte tenu du niveau social de la population. Du fait de l’éloignement de l’archipel, les avocats parisiens pratiquent des honoraires plus élevés ; ils ont, de surcroît, de plus en plus de mal à venir dans l’archipel.
M. le président Frantz Gumbs. Vous pratiquez donc des honoraires plutôt bas comparativement au reste du territoire.
Me Sten Brechat. Oui.
M. le président Frantz Gumbs. Il existe à Saint-Pierre-et-Miquelon un autre dispositif très particulier, celui des assesseurs citoyens assistant le juge. Vous qui exercez aussi bien à Paris que dans l’archipel, maître Tabet, quel regard portez-vous dessus ?
Me Patrick Tabet. Ce dispositif me semble indispensable : il permet au président du tribunal supérieur d’appel de ne pas prendre ses décisions tout seul mais accompagné de deux personnes. À ma connaissance, les citoyens assesseurs sont bien perçus par la population.
Votre question m’amène à évoquer un autre sujet : en première instance, le magistrat statue à juge unique, y compris en matière pénale, alors que des sanctions très lourdes d’emprisonnement ferme peuvent être prononcées. Il y a là une différence entre l’Hexagone et Saint-Pierre-et-Miquelon.
M. le président Frantz Gumbs. Vous exercez, madame Lledo, la fonction d’huissier de justice – dont le nom a d’ailleurs changé. Sachant que vous êtes seule à l’exercer, que se passe-t-il si vous devez vous absenter du territoire ?
Me Corinne Lledo. Si je dois m’absenter, on peut faire appel aux gendarmes : lorsqu’il n’y avait plus d’huissier de justice dans l’archipel, un gendarme de Saint-Pierre et un autre de Miquelon en avaient tenu lieu. Ils ne peuvent toutefois exercer l’ensemble des fonctions d’huissier, du fait de la complexité de ces dernières et parce qu’ils sont gendarmes avant tout.
Le fait que, pendant plusieurs années, les fonctions aient été assurées par des non-professionnels pose un problème : même si j’ai repris les archives de mon prédécesseur, je manque d’un fonds documentaire. Je dois constamment consulter les textes sur Légifrance et m’astreindre à vérifier que rien n’a changé. Je commence à prendre mes marques, mais cela me demande un important travail de fond.
M. le président Frantz Gumbs. C’est peut-être à la fois l’avantage et l’inconvénient d’être seule.
Madame Camus-Brechat, vous êtes également seule à exercer vos fonctions. Votre activité est-elle intense ? Que se passe-t-il en votre absence ?
Me Virginie Camus-Brechat. Le rythme de l’activité notariale de cette communauté d’un peu plus de 5 000 habitants est semblable à celui qui a cours en métropole.
Lorsque je suis en déplacement professionnel ou en congé, le traitement des dossiers est organisé en amont et mes clients sont prévenus. De plus, même en congé, je reste joignable par e-mail ou par téléphone.
M. le président Frantz Gumbs. De précédentes auditions ont fait ressortir la prégnance de contentieux en matière foncière dans d’autres territoires d’outre-mer. Qu’en est-il à Saint-Pierre-et-Miquelon ?
Me Virginie Camus-Brechat. La question nous avait été posée lors de l’élaboration de la loi dite Letchimy. Nous ne sommes pas concernés par les problèmes d’indivision, à une ou deux exceptions près.
M. le président Frantz Gumbs. Considérez-vous certains publics comme vulnérables ? Des personnes qui ne voudraient ou ne pourraient pas bénéficier de vos services, ou qui se méfieraient ?
Me Virginie Camus-Brechat. Non. À Saint-Pierre-et-Miquelon, en raison de la proximité, le monde de la justice ne suscite aucune méfiance. Je n’ai pas identifié de public vulnérable ou défiant : au contraire, on pousse la porte du notaire comme on va à la boulangerie.
M. le président Frantz Gumbs. Vous dites être facilement joignable lorsque vous êtes absente. Qu’en est-il des autres professionnels ici présents ?
Maître Tabet, les dispositifs numériques sont-ils faciles à utiliser à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Vous facilitent-ils la tâche ?
Me Patrick Tabet. Ces dispositifs sont faciles à utiliser, mais permettez-moi de revenir à un sujet qui me tient à cœur : l’égal accès au droit et à la justice – qui est l’objet de votre commission – en matière pénale.
Mon activité sur l’archipel est principalement celle d’un pénaliste. Je suis attaché au droit de la défense, au droit à un procès équitable et au droit de toute personne suspectée d’avoir commis une infraction de choisir librement son avocat.
Je ne fais pas de distinction entre avocats et agréés : j’ai toujours considéré les agréés comme des confrères, produisant un travail de qualité.
Le nombre d’agréés dans l’archipel est suffisant, mais sur les sept avocats et agréés disposant d’un cabinet ouvert toute l’année, seuls trois travaillent à temps plein en matière pénale pour les 5 000 habitants de l’archipel – Me Cathy Pansier n’intervenant pas en cette matière. Me Sten Brechat, un autre agréé et moi-même travaillons pour l’essentiel dans l’Hexagone ; nous ne sommes présents qu’une partie du temps.
Dans ce contexte, la difficulté à laquelle se heurtent les justiciables de Saint-Pierre-et-Miquelon est l’absence de libre choix de leur avocat. En effet, l’article 706-71 du code de procédure pénale autorise le recours à la visioconférence uniquement pour les avocats présents aux côtés de leurs clients ou des magistrats. Par conséquent, si Me Sten Brechat et moi-même sommes désignés alors que nous sommes en métropole, nous sommes obligés de refuser.
Les justiciables de Saint-Pierre-et-Miquelon n’ont donc pas le libre choix de leur avocat, qu’ils soient gardés à vue, présentés à un juge des libertés et de la détention ou en comparution immédiate. Je considère que cette situation constitue une violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Il serait facile de remédier à ce problème en modifiant cet article du code de procédure pénale. S’il a sa raison d’être en métropole, ce n’est pas le cas concernant notre archipel : le moindre déplacement de l’une à l’autre demande trois ou quatre jours, sans parler de son coût pour le justiciable, qui, bien souvent, ne peut l’assumer.
M. le président Frantz Gumbs. J’entends votre plaidoyer auprès du législateur. En tout cas, votre remarque figurera en bonne place dans notre rapport – si les circonstances nous permettent de le présenter.
Me Patrick Tabet. Je vous en remercie.
M. le président Frantz Gumbs. M. Artano, vous êtes saint-pierrais et vous avez été sénateur de ce territoire. Nous avons évoqué les dispositions propres au système judiciaire de Saint-Pierre-et-Miquelon, dont certaines remontent à 1945. Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’en faire évoluer certaines ? Je pense essentiellement aux agréés et aux citoyens assesseurs, ainsi qu’au juge unique.
Me Stéphane Artano. J’ai toujours été circonspect face à la tendance de l’administration et du législateur – et je l’ai été – à changer ce qui fonctionne. Le dispositif des agréés donne satisfaction ; si tel n’était pas le cas, des voix se seraient déjà élevées pour en demander la modification.
Le système des assesseurs, consistant à donner la possibilité à des citoyens sélectionnés d’assister les magistrats professionnels, notamment au tribunal supérieur d’appel, me semble très pertinent. Il contribue à rapprocher les citoyens d’une justice parfois un peu éloignée d’eux ; sur un petit territoire comme le nôtre, je considère que c’est une chance.
Une attention particulière est portée à la prévention des risques de conflits d’intérêts, qu’ils soient sectoriels ou personnels. Le président du tribunal supérieur est particulièrement vigilant quant au nombre d’assesseurs lui permettant de siéger de façon collégiale dans de bonnes conditions pour les justiciables de Saint-Pierre-et-Miquelon. À mon sens, rien ne motive une quelconque modification du système des agréés.
Le dispositif des citoyens assesseurs fonctionne également très bien et je n’ai jamais entendu de justiciables de l’archipel émettre de plainte à ce sujet. Il est pour moi l’expression la plus forte d’une justice de proximité.
Enfin, nous avons la chance, dans cette juridiction, de disposer de quatre magistrats professionnels qui exercent l’intégralité des fonctions judiciaires pour lesquelles ils ont été nommés. Par le passé, il a manqué un ou deux magistrats, ce qui a compliqué le travail de ceux qui étaient présents. Désormais, le nombre de magistrats permet un fonctionnement tout à fait satisfaisant pour un territoire situé à 5 000 kilomètres de l’Hexagone.
M. le président Frantz Gumbs. À la différence de celle des agréés, la durée d’exercice de la fonction de citoyens assesseurs est limitée à deux ans. Les candidats sont-ils suffisamment nombreux pour garantir le bon fonctionnement du système ?
Me Cathy Pansier. Je partage l’avis de mon confrère Stéphane Artano : le système des citoyens assesseurs, qui est tout à fait accepté localement, est une bonne chose. Depuis que le président du tribunal supérieur d’appel a pris ses fonctions à Saint-Pierre, les assesseurs n’ont jamais été aussi nombreux et leur renouvellement n’a posé aucune difficulté ; ils prêtent serment, ce qui confère une solennité à leur engagement. Ils sont une dizaine, ce qui est plus que suffisant pour l’archipel ; ce nombre leur permet de se mettre en retrait en cas de conflit d’intérêts, ce qui contribue à renforcer la confiance des justiciables. Parce qu’il permet une collégialité, ce système est indispensable.
Comme Me Artano, je considère que le statut d’agréé est parfaitement adapté au territoire. Je ne vois pas pourquoi on remettrait en cause ce système sans lequel Saint-Pierre-et-Miquelon ne bénéficierait pas de la continuité du service judiciaire. Contrairement à ce que j’ai pu lire dans le compte rendu de certains débats de l’Assemblée nationale, il ne s’agit pas de citoyens défenseurs improvisés, formés à la marge, mais de professionnels formés et encadrés.
Me Tabet l’a indiqué : il ne fait pas de différence entre les avocats et les agréés. Je suis avocate de formation et, honnêtement, je ne vois pas non plus de différence en matière de compétences. Les agréés offrent aux justiciables une représentation de qualité : non seulement ils maîtrisent la législation nationale, mais ils ont une connaissance précise des spécificités locales.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie d’avoir évoqué les compétences des agréés, dont la dénomination peut laisser penser qu’ils ne disposent pas des mêmes que les avocats.
Nous avons bien pris note de la demande, formulée par Me Artano et par vous-même, de ne pas revenir sur ce système. Est-elle partagée par les autres participants ?
Devons-nous conclure que l’ensemble de cet écosystème judiciaire fonctionne au bénéfice des justiciables et qu’il ne faut rien modifier ? N’y a-t-il aucune marge d’amélioration ? Dans le cas contraire, que pourrions-nous améliorer ?
Me Cathy Pansier. Le seul problème identifié est celui que Me Tabet a exposé de façon très complète : l’impossibilité pour les avocats de recourir à la visioconférence en matière pénale. Elle limite l’accès des justiciables à une défense complète, puisque seuls deux défenseurs intervenant en matière pénale sont présents toute l’année dans l’archipel.
Me Corinne Lledo. Serait-il possible d’organiser le rattachement de la fonction d’huissier de Saint-Pierre-et-Miquelon à une chambre départementale des commissaires de justice, afin de me donner accès à de la documentation ? Cela permettrait également de sécuriser les actes de procédure et le professionnel qui officie à ma place en mon absence.
M. le président Frantz Gumbs. Nous prenons note de cette demande, qui pourrait concerner une chambre des commissaires de justice de Martinique ou de Guadeloupe.
Me Patrick Tabet. Les gendarmes ont été formés au problème des violences intraconjugales, ce dont nous nous réjouissons, mais il serait souhaitable de créer un lieu d’accueil et d’écoute pour les victimes de ces violences.
M. le président Frantz Gumbs. Je remarque qu’aucun d’entre vous n’a évoqué de besoin particulier en matière de lieu de détention.
Me Sten Brechat. Il y a certainement des améliorations à apporter en matière carcérale : ainsi, il manque du personnel pour effectuer la fouille des femmes et la prison présente des inconvénients du point de vue procédural.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons bien pris note du principal problème, relatif à l’impossibilité de plaider en visioconférence en matière pénale. Le système judiciaire de Saint-Pierre-et-Miquelon ne semble pas présenter d’autre dysfonctionnement.
Je vous remercie de vos contributions et je vous invite à nous communiquer tous les éléments que vous jugeriez utiles à nos travaux.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons souhaité consacrer hier une après-midi d’auditions au territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon, que nous poursuivons ce soir en recevant M. Jean-Michel Laso, président depuis deux ans des tribunaux administratifs de la Martinique et de Saint-Pierre-et-Miquelon.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-Michel Laso prête serment.)
M. Jean-Michel Laso, président des tribunaux administratifs de la Martinique et de Saint-Pierre-et-Miquelon. Je suis président des tribunaux administratifs de la Martinique et de Saint-Pierre-et-Miquelon depuis un peu plus de deux ans. C’est l’histoire qui a réuni ces deux territoires très différents dans une même juridiction. Pendant longtemps, Fort-de-France a été le siège d’un tribunal administratif regroupant la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon. À partir des années 2010, tous ces territoires ont obtenu des tribunaux administratifs autonomes, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon. Nous continuons donc à gérer les contentieux administratifs de ce dernier en dépit de son éloignement. Cette particularité nous oblige, lorsque nous nous y rendons, à transiter par le Canada car il n’existe pas de vol direct pour Saint-Pierre – nous prenons un vol le lundi, nous tenons une audience le mercredi et nous rentrons le jeudi par le même chemin.
Ces deux tribunaux ne sont pas comparables, le volume d’activité de la Martinique s’élevant à quelque 850 dossiers – en augmentation chaque année de 5 % à 7 % – contre une vingtaine de requêtes par an à Saint-Pierre-et-Miquelon, qui ne compte que 5 000 habitants. Cela ne justifie donc pas que nous nous y rendions plus souvent. Nous voulons tout de même tenir une audience à Saint-Pierre-et-Miquelon une fois par an afin de juger les dossiers les plus « anciens », c’est-à-dire ceux qui ont deux ans d’ancienneté. En revanche, en Martinique, nous tenons des audiences tous les mois. Ce sont les cinq mêmes magistrats – le chef de juridiction, un rapporteur public et trois rapporteurs – qui gèrent les contentieux administratifs de la Martinique et de Saint-Pierre-et-Miquelon. Nous sommes fictivement organisés en deux chambres, l’une gérant les dossiers de la Martinique et l’autre les dossiers de Saint-Pierre-et-Miquelon, de manière à bien les distinguer.
Nous ne disposons d’aucun agent de greffe à Saint-Pierre-et-Miquelon puisque nous tenons nos audiences au tribunal de première instance, chez nos collègues judiciaires. Notre relais sur place est une agente de préfecture, qui relève donc d’une administration différente. De ce fait, elle n’a pas accès à nos applications métiers : nous ne pouvons communiquer avec elle que par mail, alors que les requêtes sont toutes numérisées. Les particuliers doivent en effet les déposer sur Télérecours citoyens et les avocats sur Télérecours. L’agente de la préfecture n’a aucun accès à ces applications et les requêtes arrivent au tribunal administratif de la Martinique.
Outre les cinq magistrats, le tribunal administratif, désormais installé à Schœlcher et non plus à Fort-de-France, est composé de huit agents de greffe : une greffière en chef, deux greffiers et des agents de catégorie C – une agente d’accueil, deux agents d’exécution et une personne s’occupant à la fois du secrétariat, du budget et de la comptabilité. Cette toute petite équipe doit gérer environ 850 requêtes annuelles. Ayant pour principe d’équilibrer les entrées et les sorties, nous essayons de juger autant de requêtes que nous en recevons, afin de ne pas accumuler trop de retard dans l’instruction des dossiers. Le délai moyen de jugement en Martinique, de l’ordre de six mois, est très bon par rapport à celui des tribunaux de Guadeloupe et de Guyane, et reste inférieur au délai moyen des tribunaux administratifs hexagonaux.
M. le président Frantz Gumbs. J’observe que votre relais à Saint-Pierre-et-Miquelon est un agent de la préfecture, donc de l’État. Or l’exécutif se veut habituellement très indépendant de la justice. Cela vous pose-t-il des problèmes ?
M. Jean-Michel Laso. Là encore, c’est le fruit de l’histoire. Cette personne n’est pas très associée à notre fonctionnement : elle diffuse l’information du tribunal administratif et nous fait remonter l’information venant du territoire. Elle fait en quelque sorte office de boîte aux lettres. Le Conseil d’État et le ministère de l’intérieur ont conclu des conventions nationales pour des mises à disposition à temps très partiel d’agents qui consacrent 5 à 10 % de leur temps de travail à la juridiction administrative. J’entends donc votre interrogation mais nous n’avons pas d’autre personnel sur place.
J’ai entamé des discussions avec mes collègues de l’ordre judiciaire pour mieux cadrer ce fonctionnement. Nous nous rendons chez eux une fois par an en dehors de toute convention, alors qu’ils ne disposent que d’une seule salle d’audience et d’un seul système de visioaudience. J’ai soumis au Conseil d’État mon souhait d’aller plus loin en prévoyant qu’un greffier du tribunal judiciaire exerce les tâches actuellement accomplies par l’agent de préfecture. Cela étant, là encore, les applications métiers ne sont pas les mêmes.
M. le président Frantz Gumbs. Est-ce votre choix de n’effectuer qu’un seul déplacement annuel à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Cela vous semble-t-il suffisant ?
M. Jean-Michel Laso. Je souhaite m’y rendre une fois par an mais, je vous le dis honnêtement, avec un volume d’activité d’une vingtaine de dossiers, un espacement de deux ans ou de dix-huit mois pourrait aussi se concevoir. Un déplacement mobilise en effet trois magistrats sur quasiment une semaine. En l’absence de liaison aérienne directe, nous devons transiter par Montréal ou par Halifax, où nous devons attendre vingt-quatre heures le vol d’Air Saint-Pierre, et il en va de même au retour. Or nous passons au maximum quarante-huit heures sur place – le jour de l’audience et la veille.
Pendant l’épidémie de covid, les liaisons aériennes ayant totalement cessé, il s’est passé deux ans ou deux ans et demi sans audience. En revanche, nous avons pu faire une audience en procédure d’urgence : nous avons eu recours à la visioaudience – nous étions installés dans la salle de la bibliothèque du tribunal tandis que le requérant se trouvait dans le tribunal judiciaire de Saint-Pierre.
M. le président Frantz Gumbs. J’en viens à l’attractivité de votre juridiction en matière de ressources humaines. Vos effectifs de magistrats et de greffiers sont-ils au complet ou rencontrez-vous des difficultés pour recruter ? Est-ce qu’il y a de l’absentéisme ?
M. Jean-Michel Laso. Il faut distinguer entre les agents et les magistrats. Beaucoup d’agents du ministère de l’intérieur et d’autres administrations souhaitent revenir dans les territoires ultramarins. La situation est différente pour les magistrats. Par le passé, nombre de postes étaient pourvus par des « issus de concours », c’est-à-dire des magistrats dont c’était la première affectation – à leur demande ou bien parce qu’ils n’avaient pas le choix. Je précise que la Guadeloupe et la Guyane sont confrontées aux mêmes problématiques ; ce n’est pas une spécificité de la Martinique.
Depuis deux ans, les magistrats expérimentés ont la possibilité d’effectuer leur mobilité – nécessaire pour accéder au grade supérieur – non pas à l’extérieur du corps, comme cela est habituellement le cas, mais en prenant un poste dans les territoires ultramarins pour une durée de trois ans. J’ai donc accueilli, en septembre, un collègue premier conseiller avec treize ans d’ancienneté, qui vient par choix accomplir sa mobilité en Martinique. Cela permet de sécuriser les affectations et évite que celles-ci soient contraintes. Cette possibilité, assez récente, faisait partie des pistes de réforme élaborées par un groupe de travail du Conseil d’État.
M. le président Frantz Gumbs. Vos effectifs sont donc presque toujours au complet.
M. Jean-Michel Laso. Les effectifs sont au complet, à ceci près que l’un de mes collègues est parti au mois de février. Aucune arrivée n’étant possible à cette période, nous avons donc fonctionné avec quatre magistrats au lieu de cinq de février à août.
M. le président Frantz Gumbs. Chacun des territoires a ses particularités, tant culturelles, linguistiques, économiques que géographiques. Avez-vous repéré des différences significatives dans l’exercice de votre activité entre la Martinique et Saint-Pierre-et-Miquelon ?
M. Jean-Michel Laso. Oui, en effet. Saint-Pierre-et-Miquelon est un archipel de deux îles ; il ne compte que 5 000 habitants et ne génère qu’une vingtaine de dossiers contentieux, essentiellement en matière de marchés publics et de fonction publique, qui sont assez lourds.
En vertu du code général des collectivités territoriales et du code de justice administrative, le président de la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon a par ailleurs le droit de saisir le tribunal administratif de demandes d’avis sur l’application dans le territoire de tel texte ou de telle disposition – cette possibilité n’est pas prévue en Martinique.
L’activité à Saint-Pierre-et-Miquelon est donc assez limitée.
En Martinique, ce sont les contentieux de la fonction publique qui dominent : ils représentent à peu près un tiers de mon activité, ce qui est très important par rapport à la moyenne nationale. C’est assez classique dans un territoire insulaire, véritable caisse de résonance où les agents publics sont bien informés et où les syndicats jouent leur rôle. Autre particularité, le contentieux des étrangers en Martinique est très faible – de l’ordre de 7 % – alors qu’il représente 60 à 70 % de l’activité du tribunal de la Guyane et 40 % de celui de la Guadeloupe.
J’ai également très peu de contentieux en matière sociale. C’est pour moi un sujet d’étonnement. Des pans entiers de l’activité sociale – APL (aide personnalisée au logement), RSA (revenu de solidarité active) – relèvent en effet de la compétence de la juridiction administrative. Au tribunal administratif de Marseille, où j’étais précédemment affecté, les contentieux sociaux représentent à peu près 30 % de l’activité. Cela s’explique par le fait que le territoire marseillais est assez pauvre mais c’est le cas également de la Martinique, qui compte des poches de très grande pauvreté ; or les contentieux sociaux ne représentent que 4 à 5 % de l’activité du tribunal.
M. le président Frantz Gumbs. Cela tient peut-être au fait que les Martiniquais ne savent pas qu’ils peuvent s’adresser au tribunal administratif pour résoudre ces difficultés. Ne pourrait-il s’agir d’une forme de non-recours ?
M. Jean-Michel Laso. Je n’ai pas la réponse. J’ai interrogé différents interlocuteurs, y compris des personnalités politiques. Cela tient soit à un manque d’information, soit à une certaine réserve de la population, qui ne veut pas montrer qu’elle est pauvre et qu’elle est obligée de réclamer. C’est en tout cas ce que l’on m’a affirmé : n’étant pas originaire du territoire, j’écoute tout ce que l’on me dit et je ne fais que rapporter ici ce que j’ai entendu.
M. Davy Rimane, rapporteur. Considérez-vous que l’implantation du tribunal en Martinique rend l’accès à la justice plus difficile pour les habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon ? Ou bien la situation vous semble-t-elle satisfaisante ?
M. Jean-Michel Laso. De façon globale, 60 % à 70 % des saisines se font maintenant par voie numérique. Nous sommes la plupart du temps saisis par des institutionnels – centre hospitalier de Saint-Pierre-et-Miquelon, préfecture, collectivités territoriales… – et par l’intermédiaire d’avocats. Or il n’y a plus d’avocat en exercice à Saint-Pierre-et-Miquelon. Les requêtes de ces territoires émanent d’avocats inscrits dans des barreaux de l’Hexagone.
Peu de requêtes sont déposées par des particuliers ; elles le sont alors soit par courrier – et transmises par l’agente de préfecture – soit grâce à l’application Télérecours citoyens.
Connaissant ce territoire depuis un peu moins de trois ans, il ne me semble pas que l’absence d’agent propre à la juridiction administrative constitue un frein à notre saisine.
M. Davy Rimane, rapporteur. Estimez-vous avoir les moyens de répondre aux requêtes des deux territoires dont vous avez la charge ?
M. Jean-Michel Laso. Nous menons en ce moment l’exercice qu’est la conférence de gestion, c’est-à-dire la préparation de notre budget pour 2026.
Je suis très content, car j’ai obtenu le maintien des effectifs de magistrats, alors qu’un de nos postes était menacé – et que d’autres tribunaux administratifs, comme Lyon ou Strasbourg, voient leur activité augmenter de façon bien plus importante. J’aurais souhaité profiter du départ prochain à la retraite d’un agent de catégorie B pour renforcer le nombre des agents de greffe, qui sont de catégorie C, à qui nous demandons une certaine polyvalence, mais cela n’a pas été jugé possible.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quel est le délai entre le dépôt d’une requête et le jugement ?
M. Jean-Michel Laso. En moyenne, six mois et environ quinze ou vingt jours.
M. Davy Rimane, rapporteur. Est-ce bon, par rapport aux autres territoires ultramarins ?
M. Jean-Michel Laso. C’est excellent !
En Guadeloupe, ce délai est de huit à neuf mois, de mémoire, et d’environ dix mois en Guyane et à La Réunion. Les tribunaux administratifs de Nouméa et de Tahiti ont des délais similaires aux nôtres.
M. le président Frantz Gumbs. Pour remédier à un possible problème de non-recours à Saint-Pierre-et-Miquelon – et en particulier à Miquelon, l’autre île, dont les habitants doivent souvent se déplacer à Saint-Pierre alors que la météo ne le permet pas toujours –, ne faudrait-il pas mieux informer les justiciables de leurs droits ?
M. Jean-Michel Laso. Je confirme que la commune de Miquelon-Langlade est très isolée. Il y a eu une importante enquête publique au sujet de la relocalisation du village. J’ai désigné le commissaire enquêteur et je souhaitais rencontrer le maire. Cela n’a pas été possible : pendant les quarante-huit heures où nous étions sur place, l’avion qui permet de relier Saint-Pierre à Miquelon n’a pas pu décoller, et le déplacement en navette maritime aurait pris la journée entière. Nous nous sommes donc rabattus sur une visioconférence, organisée depuis la préfecture. Nous avons pu discuter de cette façon.
Les relations avec cette commune sont donc plus compliquées, mais pas impossibles.
M. le président Frantz Gumbs. La distance, la culture, la langue, la pauvreté : tout cela rend plus difficile l’accès des citoyens à leurs droits. Au-delà du cas particulier de Saint-Pierre-et-Miquelon, n’est-il pas utile d’aller vers les justiciables ? Est-ce quelque chose que vous faites, ou que vous envisagez de faire ?
M. Jean-Michel Laso. Nous nous y efforçons.
Mes interlocuteurs avocats trouvent notre site internet très utile ; il est bien actualisé, on y trouve toutes nos audiences, ainsi que les décisions les plus intéressantes. Les gens peuvent s’en saisir pour nous poser des questions.
À l’occasion de notre audience solennelle de rentrée, j’ai été interviewé par France Antilles, qui nous a consacré une page entière ; la journaliste a bien voulu reprendre l’adresse de notre site internet dans son article.
Nous ne sommes pas situés dans le centre de Fort-de-France, mais à côté de la caisse d’allocations familiales et de France Travail. L’accueil au tribunal est tout à fait ouvert ; le public peut venir s’informer, nous pouvons aiguiller les gens vers la bonne instance – leur indiquer qui s’occupe des problèmes de pension alimentaire, par exemple.
Mais vous avez raison, la pauvreté est une difficulté bien réelle.
J’ouvre le plus possible le tribunal sur la société civile. Nous avons notamment passé une convention avec l’université ; je m’y rends à chaque rentrée pour expliquer ce qu’est un tribunal administratif ; nous accueillons des stagiaires de licence et de master, et, une fois par an, une promotion de licence assiste à l’une de nos audiences, puis nous organisons une séance de questions et réponses. C’est certes un public particulier, mais c’est aussi mon rôle d’essayer de faire connaître le droit administratif, d’augmenter peut-être le nombre de publicistes en Martinique afin que le droit public soit mieux défendu, représenté, plaidé.
M. le président Frantz Gumbs. Le tout-numérique est censé faciliter l’accès au droit, mais le manque d’équipements adéquats et l’illectronisme peuvent au contraire le transformer en obstacle, d’où ma question.
Participez-vous par exemple aux actions du comité départemental de l’accès au droit (CDAD) ?
M. Jean-Michel Laso. Je n’en suis pas membre, mais nous sommes associés à ses initiatives, par exemple la Nuit du droit, qui s’est déroulée la semaine dernière, organisée par le tribunal judiciaire, dont la présidente est aussi celle du CDAD. À cette occasion, des étudiants en droit ont présenté un procès civil et une audience administrative fictifs, en étroite concertation avec l’université des Antilles. Ensuite, nous avons eu une séance de questions et réponses. Une cinquantaine d’étudiants étaient présents.
C’est le CDAD qui dispose des moyens et des relais, notamment associatifs, pour organiser ce genre de manifestation.
M. le président Frantz Gumbs. Une question un peu délicate : le tribunal administratif que vous présidez donne-t-il satisfaction au public ? Ont-ils confiance en vous ?
Voyez-vous des marges d’amélioration ?
M. Jean-Michel Laso. Un premier critère pour en juger pourrait être le délai moyen de jugement : je l’ai dit tout à l’heure, il est bon. Un deuxième pourrait être le taux d’appel : il est très bas, de l’ordre de 15 %. Est-ce un signe de satisfaction ? Je n’en suis pas sûr, mais cela peut donner une indication.
Il y a certainement des marges d’amélioration, mais il sera difficile de descendre sous les six mois entre le dépôt de la requête et la réponse, en raison des délais imposés par l’instruction et le contradictoire.
On nous demande maintenant d’augmenter le nombre des médiations : un tiers, un médiateur, réunit les parties pour trouver une solution au contentieux soulevé, plus vite que ne le ferait un procès. L’objectif quantitatif est d’atteindre 1 % de notre activité. Cela ferait huit dossiers pour nous ; or nous en avons eu dix-neuf l’an dernier, avec un taux de réussite là aussi très bon de 80 %. C’est quelque chose qui nécessite un effort constant, car l’accord de toutes les parties est nécessaire pour qu’une médiation s’engage. Il y a là des marges de progression, mais nous atteindrons rapidement nos limites.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous semblerait-il utile de créer une cour administrative d’appel qui serait chargée des Antilles, de la Guyane, de toute la Caraïbe et de Saint-Pierre-et-Miquelon ?
M. Jean-Michel Laso. Je n’ai pas réfléchi à cette question.
Le tribunal administratif de la Martinique représente aujourd’hui 4 % de l’activité de la cour d’appel dont il dépend, celle de Bordeaux. Je ne suis pas sûr que, même en additionnant les recours de tous les territoires que vous avez cités, on atteigne un volume suffisant.
Mais c’est certainement une question qui mérite d’être expertisée.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie. N’hésitez pas à compléter vos réponses par écrit si cela vous paraît utile.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous accueillons à présent les chefs de cour, de juridiction et de greffe de Papeete, que nous allons entendre sur la situation de la justice judiciaire et administrative en Polynésie française.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Gwenola Joly-Coz, M. Frédéric Benet-Chambellan, Mme Laure Camus, Mme Solène Belaouar, M. Carounagarane Ady, Mme Myriam Jarry et M. Pascal Devillers prêtent successivement serment.)
Mme Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Papeete. D’abord, nous tenons à vous remercier de votre intérêt pour la justice outre-mer. Ayant été auparavant juge d’instruction en Guyane, puis présidente du tribunal de première instance (TPI) de Mayotte, je peux témoigner qu’il existe une magistrature française qui s’intéresse à l’outre-mer et y est attachée.
Le ressort de la Polynésie française est unique en ce qu’il comprend 118 îles, regroupées en cinq archipels situés au milieu du Pacifique, où des tensions existent entre la Chine, les États-Unis et la Russie, et où les enjeux géostratégiques sont importants pour l’Europe si lointaine. Ces caractéristiques géographiques ont des conséquences immédiates sur l’exercice de la justice, laquelle doit relever deux défis principaux. Il nous faut, d’une part, assurer la présence judiciaire sur ces 118 îles qui, pour certaines d’entre elles, ne sont desservies que par liaison maritime ou par une liaison aérienne hebdomadaire – sachant que les déplacements sont, en outre, très onéreux –, d’autre part, parvenir à un traitement égalitaire de l’ensemble de la population en offrant à tous les justiciables où qu’ils soient un égal accès à l’institution judiciaire.
L’intention stratégique de la cour d’appel de Papeete vise à intégrer cette institution dans la réalité locale pour susciter la confiance des Polynésiens et des Polynésiennes. À cette fin, nous privilégions deux axes. D’abord, nous faisons en sorte qu’ils participent à la justice, l’échevinage étant particulièrement développé en Polynésie française. Non seulement ils jugent avec nous les affaires criminelles relevant de la cour d’assises – je précise, à cet égard, que nous n’avons pas de cour criminelle départementale –, mais des assesseurs polynésiens nous assistent également dans le cadre du contentieux foncier, très important dans ce territoire, mais aussi au sein du tribunal mixte de commerce, du tribunal du travail et du tribunal pour enfants. Faire participer la population est un axe important pour développer la confiance en l’institution judiciaire.
Ensuite, nous sommes très attentifs à ce que la justice, loin d’être enfermée dans son palais, soit présente dans la cité, avec l’ensemble des acteurs locaux, notamment le gouvernement de la Polynésie française. Ainsi, la cour d’appel de Papeete, le tribunal de première instance et le gouvernement lanceront, le 18 novembre, le premier observatoire des violences faites aux femmes en Polynésie française – un sujet sur lequel je suis particulièrement investie –, outil dont le territoire était jusqu’alors dépourvu. Or, la Polynésie française a besoin d’avancer en la matière. Nous ne le faisons pas seuls, mais en partenariat étroit avec le gouvernement. La connaissance des violences permettra ainsi de mieux les traiter.
M. Frédéric Benet-Chambellan, procureur général près la cour d’appel de Papeete. Le ministère public dispose d’un effectif peu nombreux, puisque nous sommes actuellement treize, mais il est, en tout cas pour ce qui est de la cour d’appel, correctement dimensionné pour rendre le service judiciaire qu’on attend de lui. La situation du parquet est un peu plus complexe : elle n’est convenable que depuis une période très récente. J’ajoute que j’ai, sous mon autorité, une vice-procureure placée qui apporte au quotidien un renfort au parquet du tribunal de première instance. Depuis ma prise de fonctions, à l’été 2024, un tiers des effectifs du ministère public a été renouvelé.
En ce qui concerne les spécificités de la politique pénale, j’appelle votre attention sur le fait que celle-ci doit être définie de façon coordonnée, sinon conjointe, entre le procureur général et la procureure de la République, dès lors que – c’est un cas de figure assez rare – la cour d’appel et le tribunal de première instance ont le même ressort.
Cette politique comporte cinq grandes priorités.
Les violences intrafamiliales, qui comprennent les violences conjugales, dont le niveau est élevé, mais aussi et surtout les agressions sexuelles sur mineurs en milieu familial, particulièrement importantes en Polynésie, sont notre principale préoccupation. Vous pourrez d’ailleurs constater que l’essentiel des dossiers de la cour d’assises concerne des faits criminels d’infraction sexuelle sur mineur.
Deuxième priorité : les infractions à la législation sur les stupéfiants, qu’il s’agisse de consommation, de trafic ou de vente. L’ampleur de la consommation de cannabis et de méthamphétamine – paka et ice, comme on les appelle localement – constitue un problème à la fois judiciaire et sanitaire.
Troisième priorité : la délinquance routière. Le nombre des décès sur les routes est, à population égale, trois fois plus élevé que dans le territoire national.
Enfin, les atteintes à la probité et les atteintes à l’environnement sont également deux sujets de préoccupation importants.
J’ajoute que la situation polynésienne a ceci de particulier que tout un pan, sinon l’essentiel de la législation relève de la compétence du gouvernement local et de l’Assemblée territoriale. Qu’il s’apprête à juger une affaire pénale ou à engager des poursuites, le magistrat doit donc se demander systématiquement si le texte sur lequel il s’appuie est applicable ou s’il existe une législation locale particulière. L’apprentissage de la législation locale est donc un enjeu essentiel auquel nous sommes très attentifs. Des formations existent, qui nous permettent d’appréhender les choses. Mais on ne peut avancer que pas à pas, au quotidien ; la somme des textes est si considérable que les connaissances requises ne peuvent pas être acquises par un bachotage préalable.
J’ajoute que les Natinf – nature d’infraction –, c’est-à-dire la codification informatique des infractions établie par le ministère de la justice, ne sont pas les mêmes que dans l’Hexagone, car les textes locaux doivent y être intégrés. Or ce travail technique n’est pas complet. C’est une difficulté supplémentaire pour les magistrats du parquet.
Je veille à ce que la politique pénale soit expliquée et connue. À titre d’exemple, depuis le printemps dernier, j’ai rencontré la quasi-totalité des équipes municipales de Tahiti et de Moorea – et je compte poursuivre ces déplacements dans les archipels. Une telle démarche étonne les élus, mais c’est un des moyens de favoriser la proximité avec la population.
Par ailleurs, des transformations importantes sont intervenues au 1er janvier : d’une part, la cour d’appel et le tribunal, qui avaient un greffe commun, disposent désormais de leur propre greffe ; d’autre part, nous avons répondu à une attente importante du territoire en procédant à la privatisation du greffe du tribunal mixte de commerce et du registre du commerce et des sociétés (RCS).
Enfin, il convient de souligner un facteur important des difficultés que nous rencontrons avec les justiciables : nous manquons cruellement de professionnels dans certains domaines. Les huissiers, les géomètres, qui jouent un rôle important dans le domaine foncier, et les experts sont insuffisants nombreux. Nous sommes également limités dans le domaine de la médecine légale, qu’il s’agisse du vivant ou de la thanatologie, en particulier dans les archipels, du fait de leur éloignement.
Mme Laure Camus, présidente du tribunal de première instance de Papeete. Nous avons la chance de bénéficier d’une organisation adaptée à la Polynésie puisque le code de l’organisation judiciaire comporte principalement deux dispositions spécifiques à ce territoire. Tout d’abord, un tribunal foncier a été créé par la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, complétée par un décret de 2017, en raison de l’importance de ce contentieux en Polynésie. Ensuite, des sections détachées ont été créées qui permettent aux juges nommés au service des archipels d’exercer toutes les fonctions qui peuvent être celles d’un magistrat, à l’exception de l’instruction et des missions incombant au juge des libertés et de la détention.
Par ailleurs, le code de procédure civile est composé de textes locaux. Ainsi, le juge forain qui se déplace dans les îles est doté de pouvoirs extraordinaires qui lui permettent de rendre une justice adaptée ; il peut notamment s’autosaisir et mener des investigations. De même, l’avocat n’est pas obligatoire en matière familiale et en matière foncière, ce qui permet de rendre plus facilement la justice dans les archipels. J’ajoute que la cour d’appel emploie actuellement trois interprètes contractuels, qui nous accompagnent lors de nos déplacements dans les îles. Nous pouvons également employer ponctuellement d’autres interprètes qui ont l’habitude de travailler avec nous, si bien que nous sommes systématiquement accompagnés lors de nos déplacements.
Historiquement, il existait deux sections détachées : l’une aux Marquises, qui comptent environ 9 000 habitants, l’autre à Raiatea, qui en compte 36 000. En 2023, nous avons pu, avec le soutien de la cour et du ministère, créer une troisième section détachée, compétente pour les trois autres archipels – Tuamotu, Gambier et îles Australes – et au sein de laquelle un juge est détaché à plein temps ; et nous avons obtenu, au mois de septembre, l’affectation d’un second juge à la section détachée de Raiatea. Le nombre des juges qui se consacrent à la justice des archipels est ainsi passé de deux à quatre.
Chaque section détachée a son organisation propre. Le juge de celle des Marquises effectue, chaque année, deux tournées pénales – lors desquelles il est accompagné de représentants du parquet, de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) et du Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation) – et une à deux tournées civiles. Les juges de la section détachée de Raiatea, dont l’activité est très importante, consacrent à la justice foncière au moins trois déplacements annuels dans les deux îles principales que sont Huahiné et Bora Bora, et ils se déplacent au même rythme pour traiter l’ensemble des autres contentieux. Le juge va alors revêtir, sur une semaine, avec le soutien des mairies qui l’accueillent trois à quatre fois par an, toutes les casquettes : juge aux affaires familiales, juge de l’application des peines, audiences correctionnelles, etc.
Pour la section détachée des Tuamotu, Gambier et îles Australes, le défi logistique est majeur, car les îles à desservir sont très nombreuses. Le juge se déplace au moins une fois par mois et des audiences sont également organisées à Tahiti. Nous participons en outre deux à trois fois par an aux tournées organisées par le pays, qui affrète avions et navires pour ses services.
Enfin, nous avons créé un centre d’accès au droit en 2022. Plutôt que de verser des subventions à des associations, nous avons préféré recruter un juriste, puis un second, et les former, afin qu’ils proposent des consultations juridiques et organisent celles données gratuitement par les professionnels du droit. Hormis à Raiatea, où il y a un notaire et trois avocats, les archipels sont totalement dépourvus de professionnels du droit. Nous nous efforçons donc, grâce au centre d’accès au droit, d’organiser et de soutenir les tournées des professionnels du droit dans les îles.
Nous développons aussi, en collaboration les Fare Ora – un dispositif comparable aux maisons France Services mis en œuvre en Polynésie française –, aussi bien à Tahiti et sur les îles où nous nous rendons régulièrement que dans les archipels, des consultations par visioconférence. C’est pour le moi le principal enjeu de développement : maintenir les déplacements physiques et les doubler de consultations à distance de nos juristes ou de professionnels du droit.
Mme Solène Belaouar, procureure de la République près le tribunal de première instance de Papeete. Pour ma part, je suis en poste depuis deux ans, après avoir exercé en Hexagone.
Cela a été dit, les effectifs dont dispose le parquet de Papeete sont plutôt satisfaisants. Aux huit magistrats affectés, dont je fais partie, il faut ajouter le vice-procureur placé de manière quasi permanente auprès du parquet général. Ainsi, neuf magistrats travaillent au quotidien, pour un effectif théorique de huit, selon la dernière circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires.
Le total est ainsi plus confortable que dans d’autres juridictions, même si notre quotidien demeure chargé, en raison de la délinquance de masse, et plus particulièrement de l’ampleur des violences intrafamiliales. Ce contentieux est très sensible et demande du temps, notamment d’investigation ; son traitement est donc très exigeant.
De plus, il faut relever le défi hors norme posé par la géographie. Nous le faisons de trois manières, la première étant commune avec le siège, les deux autres étant propres au parquet.
Premièrement, la procédure pénale numérique constitue pour la Polynésie française un véritable progrès technologique – le territoire était l’une des dernières juridictions à ne pas en bénéficier. Son déploiement a débuté en mai 2024, puis a été très rapide, s’étant achevé le mois dernier. Nous participons en outre à une expérimentation relative à l’exécution des peines et nous faisons partie des trente juridictions – sur les 164 que compte la France – qui ont été distinguées, le 23 septembre dernier, de la certification « Tribunal pénal numérique ».
Concrètement, cela signifie que la totalité des procédures pénales sont enregistrées par les services d’enquête de manière nativement numérique et qu’elles sont traitées de manière dématérialisée par les magistrats, les fonctionnaires ou les délégués du procureur, qu’il s’agisse des classements sans suite, des alternatives aux poursuites ou des poursuites, même en cas de défèrement et même si l’affaire concerne un mineur.
J’insiste sur le fait que cela concerne tous les services d’enquête, y compris les brigades situées dans les îles éloignées. Les procédures parviennent désormais au tribunal en quelques minutes, par un simple clic, sous réserve de la qualité du réseau internet, contre plusieurs jours, voire plusieurs semaines auparavant, quand il fallait acheminer les dossiers, ce qui pouvait d’ailleurs provoquer des renvois d’audience. La justice fournit ainsi un meilleur service.
J’ajoute que la procédure pénale numérique est également très utile lors des audiences foraines, puisque les professionnels n’ont plus qu’à se déplacer avec un ordinateur, alors qu’avant, il fallait transporter des dossiers, parfois même par fret aérien ou maritime. C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique que le déploiement numérique a été si rapide en Polynésie : tout le monde y a vu son intérêt.
Cette démarche ne crée pas de fracture numérique : les professionnels de justice se déplacent avec du matériel, y compris une imprimante, afin de remettre directement aux justiciables les documents nécessaires pour la suite des audiences.
Deuxièmement, les magistrats du parquet se déplacent dans les îles. Tous étant localisés à Papeete et aucun dans les sections détachées, ils se déplacent en fonction des besoins et au gré des audiences organisées, en tenant compte des grandes distances et des lignes maritimes et aériennes existantes. Certaines îles ne sont desservies que par un seul vol hebdomadaire, ce qui suppose qu’un magistrat s’absente pendant une semaine – d’où une forte incidence sur l’organisation du parquet.
En moyenne, le parquet est concerné par soixante-quatre audiences par an dans les îles, tous dossiers confondus. Évidemment, nous essayons de regrouper dans un même déplacement des audiences collégiales, à juge unique, devant le juge des enfants ou encore devant le juge d’application des peines. Au total, nous assurons une vingtaine de déplacements par an, sans compter les éventuelles reconstitutions de crime par les juges d’instruction.
L’enjeu, pour le parquet, est évidemment de rentabiliser ses déplacements. Ainsi, nous en profitons pour nous rendre à la brigade de gendarmerie quand il y en a une, pour vérifier la bonne tenue des cellules et des registres de garde à vue, pour traiter les procédures pénales, pour apporter divers renseignements ou encore pour rencontrer des acteurs locaux et nouer des partenariats avec les mairies, les dispensaires, les écoles, etc.
Par ailleurs, lorsqu’ils se rendent dans une ville où il n’y a pas de délégué du procureur, les magistrats du parquet peuvent tenir ce qu’on pourrait appeler des audiences d’alternatives aux poursuites, afin de notifier en personne aux justiciables des mesures d’ordonnance pénale ou des décisions qui les concernent.
Troisième point : nous nous appuyons sur un réseau de délégués du procureur, présents jusque dans les îles éloignées. Il s’agit d’une politique volontariste de l’ensemble de la juridiction pour rendre une justice de proximité. Depuis plusieurs années, nous recrutons des délégués dans les archipels et diversifions les réponses pénales, afin que la justice soit accessible et rendue au plus près des citoyens.
Nous comptons actuellement douze délégués : deux associations et dix personnes physiques. Comme c’est souvent le cas, les associations interviennent pour l’organisation des stages – en matière de violences conjugales, de consommation de stupéfiants, ou de citoyenneté –, lesquels ont principalement lieu à Tahiti, même si nous parvenons occasionnellement à en proposer dans les autres îles. Quant aux dix délégués physiques, ils sont recrutés localement. Trois habitent à Tahiti – deux à Papeete, une à Taravao – et sept interviennent dans douze îles appartenant à trois archipels où se situent les principaux bassins de population.
À Tahiti et à Moorea, toutes les alternatives aux poursuites sont possibles. Dans les archipels, en revanche, les réponses pénales privilégiées sont l’amende et le travail non rémunéré, ou travail d’intérêt général, qui fonctionne très bien en Polynésie. Au total, les mesures alternatives représentent la moitié des réponses pénales apportées par le tribunal, un niveau dans la moyenne de ce qui se pratique dans l’Hexagone.
M. Carounagarane Ady, directeur de greffe de la cour d’appel de Papeete. En ce qui me concerne, je n’ai pris mon poste que le 1er septembre dernier ; je ne pourrai donc m’exprimer sur le volet juridictionnel.
Les effectifs, d’abord : le tribunal de première instance étant désormais autonome de la cour d’appel, je n’ai sous ma direction que les greffiers de cette dernière, au nombre de vingt, ce qui est plutôt confortable, étant entendu que nous disposons de quatre personnels de plus que l’effectif théorique. Les agents, je tiens à le dire, sont volontaires et très actifs, tandis que le service administratif régional est aussi très présent, tant sur le plan informatique qu’immobilier, ce qui facilite les relations et la communication.
J’y insiste, le lien que nous avons et le travail collectif que nous réalisons sont très agréables, en comparaison avec ce que j’ai vécu ailleurs. Au total, j’ai seize années d’expérience ultramarine : après avoir commencé à Mayotte, j’ai travaillé en Guyane puis en Guadeloupe, avant d’être affecté en Polynésie. Je peux donc prendre la mesure des choses et constater que ce dernier territoire bénéficie d’une situation très favorable, qui lui permet de rendre une justice de meilleure qualité.
La scission entre le TPI et la cour d’appel ayant déjà eu lieu, tout comme la privatisation du RCS ainsi qu’une immense purge des scellés, les chantiers sont désormais moins nombreux, même s’il reste ceux des archives et du RCS de Polynésie. Nous allons ainsi nous rapprocher de la directrice de greffe du TPI pour analyser la convention passée en 1988 entre l’État et le pays, qui pourrait être obsolète, et procéder à une refonte du livre VII du code du patrimoine, qui est en attente.
Mme Myriam Jarry, directrice de greffe du tribunal de première instance de Papeete. Pour ma part, j’ai pris mes fonctions le 1er avril dernier. Forte d’une expérience de plus de dix ans en Nouvelle-Calédonie, je pourrai faire quelques comparaisons entre les deux territoires.
Nos effectifs sont désormais au complet. Alors que la clé de localisation pour 2025 est de quatre-vingt-seize agents, nous en avons seize de plus, affectés notamment au corps des greffiers. Les personnels, toutes catégories confondues, sont particulièrement investis et courageux, ayant vécu des moments difficiles lorsque nous étions en sous-effectifs. Quant aux encadrants, je dispose d’une équipe de trois directeurs ; en comparaison avec la Nouvelle-Calédonie, nous mériterions d’en obtenir un quatrième.
Le greffe de Polynésie a pour particularité d’être composé à 95 % de personnels locaux. Il s’agit d’un corps d’État, dont les membres sont recrutés grâce à un concours local. C’est par ce moyen que nous avons pu augmenter les effectifs en 2023 et 2024.
En Nouvelle-Calédonie, 50 % des agents ont leurs intérêts moraux et matériels sur place, les autres étant soumis au séjour de deux ans, renouvelable une fois. Une telle composition me semblait équilibrée, en ce qu’elle permet des échanges d’expérience entre les personnels. Non que je considère que la composition des équipes polynésiennes soit moins riche : simplement, il faut veiller à ce que les collègues bénéficient de formations, sachant que celles organisées en Hexagone entraînent d’importants frais de déplacement.
Autre particularité : l’existence de sections détachées, à Nuku Hiva et à Raiatea – où les greffiers en poste souffrent parfois d’isolement. Nous sommes à leur écoute, nous nous entretenons régulièrement au téléphone et j’ai même une directrice chargée de ces sections, mais les agents sur place manquent d’encadrement, d’un directeur présent sur le site. Je reviens de déplacements aux Marquises et à Raiatea et je vous assure qu’il faut que les directeurs s’y rendent régulièrement pour échanger avec les agents.
Les audiences foraines font aussi partie des spécificités de la Polynésie. Or il nous arrive de rencontrer des difficultés informatiques lorsqu’elles ont lieu. Nous sommes équipés, notamment en clés 4G, mais pour parer à toutes les éventualités, nous imprimons tous les documents, ce qui représente une charge de travail importante pour le greffe, qui n’est pas nécessairement prise en compte dans son évaluation globale.
M. Pascal Devillers, président du tribunal administratif de la Polynésie française. Le tribunal administratif de Polynésie française est la plus petite juridiction administrative de notre pays : elle est composée de quatre magistrats – ce qui est fréquent outre-mer – et de quatre agents de greffe – ce qui est, en revanche, inhabituel. Nous traitons environ 600 dossiers par an, soit une cinquantaine par mois, et donnons vingt audiences collégiales, c’est-à-dire une tous les quinze jours, ainsi qu’une trentaine d’audiences de référé. Avec seulement huit personnels au total, chacun d’entre nous doit tenir une permanence mensuelle et se partager toutes les vacations, ce qui représente une contrainte d’organisation et de disponibilité.
Parmi les difficultés que nous rencontrons, je soulignerai le niveau socio-culturel parfois faible des justiciables, qui rend difficilement accessible le langage administratif ou juridique – nous nous en rendons compte dans les écritures et lors des audiences.
Une autre caractéristique locale est la forte soumission à l’autorité. En Polynésie, on ne remet pas en cause l’autorité du tavana, c’est-à-dire du maire, ni celle du président du tribunal ou du président de l’Assemblée. Aussi y conteste-t-on moins les décisions qu’en métropole.
Notons également la faiblesse du réseau associatif local. Quand, en Hexagone, j’étais habitué à entendre des associations très virulentes, notamment en matière de défense du droit de l’environnement, le tissu associatif n’est ici qu’à peine balbutiant.
De côté des magistrats, l’enjeu principal, déjà évoqué, est celui de l’apprentissage du droit local, qui constitue 90 % des règles que le tribunal administratif doit appliquer, contre 10 % de règles issues du droit étatique. Il y a donc un important ticket d’entrée à payer pour les magistrats affectés en Polynésie, sachant qu’il n’existe pas de formation pour s’y préparer ; il faut environ un an pour s’y familiariser au fil de l’eau.
Une autre difficulté est l’extrême polyvalence dont il faut faire preuve. En métropole, on est habitués à travailler dans des chambres spécialisées – marchés publics, fiscalité, urbanisme, etc. –, tandis qu’ici, on est touche-à-tout. Ce n’est pas chose aisée, pour les magistrats, de s’initier à de nouveaux domaines du droit, d’autant que celui-ci est de plus en plus complexe, avec un empilement de normes et de règles contentieuses.
Citons enfin la difficulté à trouver des experts. Notre vivier est d’autant plus étroit que les personnes auxquelles nous faisons appel, par exemple en matière médicale, refusent souvent d’intervenir en raison de leur connaissance d’une des parties. Nous devons donc nous tourner vers la métropole, ce qui induit des expertises plus longues et plus onéreuses.
Quant au tribunal lui-même, sa particularité est qu’il n’a pas du tout à traiter de contentieux de masse, contrairement à la plupart des autres juridictions hexagonales et ultramarines. Il n’y a en effet aucun contentieux des étrangers – qui représentent 50 à 70 % des entrées en métropole. Il n’y a pas de contentieux sociaux, étant donné que le RSA n’existe pas en Polynésie – en métropole, ces dossiers représentent 12 % des entrées. Enfin, il n’y a pas non plus de contentieux relatifs au droit opposable au logement (Dalo), qui constituent aussi souvent une part significative des entrées, par exemple à Paris ou à Marseille. En définitive, nous n’avons que des contentieux dits ordinaires, qui sont toutefois plus compliqués à traiter que les contentieux de série. C’est une autre difficulté pour les magistrats.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour tous ces éléments, qui répondent à certaines de nos questions.
Madame la première présidente, comment se répartit la présence physique de la justice entre les différents territoires ? La Polynésie est très vaste et, si j’ai bien compris, la justice est rendue en certains lieux où il n’y a pas de présence permanente.
Mme Gwenola Joly-Coz. En effet, nous ne sommes pas présents physiquement en tout temps et en tout lieu. Nous sommes principalement présents à Tahiti. Nous occupons, à Papeete, un bâtiment désormais un peu vétuste mais qui a bénéficié, au cours des dernières années, d’extensions : des espaces ont été créés pour le traitement des contentieux, notamment un tribunal foncier, très bien rénové, accessible aisément par les justiciables, qui comporte une salle d’audience dédiée. L’idée a été émise, durant plusieurs années, de bâtir une cité judiciaire, mais elle est aujourd’hui abandonnée compte tenu des contraintes budgétaires nationales.
En outre, nous avons une juridiction à Raiatea, où deux magistrats sont affectés à temps plein.
Notre troisième implantation physique se trouve à Nuku Hiva, dans l’archipel des Marquises, où officie une magistrate, qui réside sur place. Pour la petite histoire, cette juridiction occupe une ancienne salle des Témoins de Jéhovah que nous avons rachetée.
Dans l’ensemble des autres îles, nous effectuons des déplacements ponctuels en audience foraine.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le procureur général, vous avez indiqué qu’il n’y avait pas de formation spécifique au droit polynésien. Cela étant, un magistrat affecté en Polynésie bénéficie-t-il dès son arrivée d’une information et d’une formation lui permettant de s’adapter au plus vite aux particularités géographiques et aux réalités culturelles, notamment linguistiques, du territoire ?
M. Frédéric Benet-Chambellan. En effet, le maquis des textes applicables est d’une telle complexité – en raison de la double législation – qu’on ne peut pas prétendre en acquérir la maîtrise exhaustive au moyen d’une sorte de bachotage. Cet apprentissage doit se faire dès l’arrivée, en fonction du contentieux que l’on se voit confier : cela concerne les magistrats du siège ou du parquet ainsi que le responsable de greffe, voire les greffiers.
On peut en revanche appréhender beaucoup plus facilement le contexte culturel et socio-économique préalablement à son entrée en fonction. Il faut préciser qu’un grand nombre d’entre nous – ce n’est pas mon cas – ont déjà exercé à plusieurs reprises en outre-mer et ont donc déjà acquis une connaissance de certaines questions, se sont familiarisés avec certains aspects.
Le ministère de la justice conduit des formations qui concernent, par exemple, le contexte général, en dehors des seuls aspects technico-textuels. Avant de nommer un magistrat outre-mer, le ministère vérifie que le candidat a une connaissance minimale du terrain, qu’il sera capable de s’adapter.
Aux actions de formation menées à l’échelon national par l’École nationale de la magistrature (ENM) s’ajoutent de nombreuses formations dispensées localement, dont on bénéficie en arrivant sur place. Le haut-commissariat a mis en place une formation pour les nouveaux arrivants, à laquelle assistent tous les magistrats judiciaires – je l’ai suivie quelques semaines après mon arrivée. Les autres formations, au niveau local, peuvent s’adresser aux magistrats, parfois aussi aux avocats, et être de nature interministérielle ou conduites avec d’autres acteurs du territoire. Avant mon arrivée, une action de formation très importante, menée avec les avocats, portait sur la particularité des textes en Polynésie. Nous avons également travaillé sur la question environnementale, et nous devrions à nouveau nous y consacrer en 2026. Les violences faites aux femmes font également l’objet d’actions de formation.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous confirmer que la Polynésie française est attractive, que vous n’éprouvez pas de difficultés pour recruter des magistrats, que vous ne souffrez pas d’un absentéisme qui obligerait à laisser des postes vacants ?
Mme Gwenola Joly-Coz. La Polynésie française est attractive, du moins davantage – pour citer des territoires que je connais bien – que Mayotte ou la Guyane. Cependant, l’expérience nous montre que certains facteurs sont source de difficultés, à commencer par l’extrême éloignement du territoire. Nous sommes vraiment à l’autre bout du monde. Depuis l’Hexagone, il faut vingt-quatre heures d’avion avec un décalage horaire de douze heures, ce qui rend nos relations difficiles.
Cela m’amène à évoquer la question de la gouvernance de l’outre-mer au sein du ministère de la justice. On peut se demander si le ministère manifeste une intention particulière vis-à-vis de l’ensemble des juridictions d’outre-mer – et de chacune d’entre elles en particulier, car les territoires d’outre-mer présentent certes des caractéristiques communes, mais ils se distinguent aussi par de fortes spécificités et une identité propre. La Polynésie n’a, par exemple, rien à voir avec les autres territoires ultramarins. Non seulement nous sommes loin de tout mais nous nous trouvons dans un environnement géostratégique très différent de ce que l’on peut connaître dans l’océan Indien ou dans la Caraïbe. On sent véritablement, ici, les enjeux internationaux. La présence chinoise y est très perceptible ; dans le même temps, les relations y sont denses avec la côte ouest des États-Unis. On ressent les tensions politiques, économiques, sociales, si bien que l’exercice judiciaire n’est pas toujours aisé ; il demande beaucoup de délicatesse, d’attention aux réalités locales. De ce point de vue, le caractère attractif du territoire peut parfois piéger nos collègues.
M. Frédéric Benet-Chambellan. En effet, l’attractivité masque les difficultés. Lorsqu’on demande l’envoi de forces de sécurité intérieure, on s’entend souvent répondre – même si ce n’est pas formulé tout à fait comme cela – qu’à côté des Antilles, de Mayotte ou de la Nouvelle-Calédonie, nous n’avons pas de problèmes et qu’en conséquence, on fera ce que l’on pourra, mais moins qu’ailleurs. La question, d’ordre stratégique, qui relève de la décision de Paris, est de savoir s’il faut attendre que les tendances dangereuses que l’on observe s’accentuent au point de devenir quasiment irrattrapables. On ne peut que constater que vu de très loin, les difficultés locales sont minorées.
M. le président Frantz Gumbs. De nombreux territoires connaissent l’influence de la coutume, parfois dénommée droit coutumier, qui désigne des pratiques ancestrales liées à l’histoire et à la culture des populations locales. Est-ce le cas en Polynésie ?
Mme Laure Camus. Il n’existe pas de droit coutumier en Polynésie, ce qui constitue une différence notable avec la Nouvelle-Calédonie, par exemple. En revanche, il est essentiel d’appréhender la culture locale et de connaître l’histoire du territoire. En matière de droit foncier, en particulier, on ne peut pas véritablement comprendre certains dossiers si l’on ignore l’appréhension polynésienne de la propriété, qui est très différente de la conception européenne. Les magistrats nouvellement arrivés – en particulier ceux relevant des formations détachées – reçoivent, au cours des premiers mois, une formation in concreto, sous la forme d’un tutorat assuré, au sein du TPI, par des magistrats expérimentés. Je partage le point de vue de M. Devillers : il faut bien un an avant de pouvoir appréhender toutes les spécificités du droit local.
En matière foncière, en particulier, il nous faut démêler des écheveaux en remontant sur plusieurs générations : il nous appartient d’identifier comment la propriété et le cadastre se sont établis, comment les partages se sont faits, quels tomite et lois de titrement en sont à l’origine, comment les textes ont été appliqués. Les situations diffèrent beaucoup selon les îles, où l’on ne trouve pas toujours le même type de champs. Cette diversité exige une connaissance très fine des choses.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quel regard portez-vous sur la gouvernance de nos territoires ?
Quels efforts menez-vous ou à quels expédients devez-vous recourir au quotidien pour permettre à nos concitoyens de la Polynésie d’avoir un accès plus ou moins normal à la justice et à leurs droits ? Quelles actions préconisez-vous en la matière, y compris sur le plan de l’aide financière et juridictionnelle ?
Mme Gwenola Joly-Coz. La question est de savoir comment le ministère de la justice peut porter un regard aiguisé sur l’ensemble des juridictions outre-mer, qui sont toutes différentes – chaque territoire et, surtout, chaque population ayant ses spécificités. Il est intéressant, à cet égard, de se pencher sur les violences faites aux femmes, de voir si elles répondent partout aux mêmes mécanismes ou si, en certains lieux, on met en avant des raisons culturelles pour expliquer les différences de rapports entre les hommes et les femmes. Plus généralement, on peut se demander si le fait de parler de l’outre-mer dans son ensemble a du sens.
Ce qui est certain, c’est qu’un ministère comme le nôtre doit se doter d’une gouvernance de ses juridictions d’outre-mer. Les choses ont toutefois évolué en ce domaine. Il y a vingt ans, la direction des services judiciaires n’avait aucune vision stratégique de l’outre-mer ; depuis lors, elle l’a développée. On peut prendre l’exemple des brigades de magistrats, auxquelles on a recours dans les territoires d’outre-mer les plus difficiles. J’étais favorable, dès l’origine, à ce mode d’exercice de la justice – j’avais formulé des propositions en ce sens il y a bien longtemps. Lorsqu’il n’y a plus moyen de faire autrement, il faut s’adapter et s’organiser. La magistrature, comme les autres services publics, doit trouver les voies et moyens de s’adapter aux réalités des territoires. Je ne parle pas seulement des réalités négatives mais également des aspects culturels et des demandes des populations.
Cela nécessite une pensée claire. Le ministère de la justice doit développer une réflexion sur les outre-mer, s’interroger sur les moyens de rendre la justice en étant à la hauteur des demandes des citoyens et des citoyennes dans ces territoires. Cela suppose peut-être d’organiser une gouvernance interdirectionnelle. Le fait que l’on gère les services judiciaires, l’administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse de manière dispersée a-t-il encore du sens ? N’aurait-on pas besoin de plus de réactivité et de lien entre les directions ?
Globalement, il conviendrait de mener une véritable politique de gestion des ressources humaines, concernant les magistrats comme les fonctionnaires, mais aussi de gestion budgétaire. Il faut le dire : l’outre-mer, cela coûte cher. La Polynésie française coûte cher. Il nous faut des budgets pour assumer la volonté d’être présent au milieu du Pacifique et de rendre la justice aux Polynésiens et aux Polynésiennes. La logistique occupe ici une place essentielle car il est compliqué d’aller rendre la justice dans ces îles. J’ai vu, depuis neuf mois que je suis ici, des magistrats et des fonctionnaires remarquablement investis, des équipes qui se déplacent dans de toutes petites îles dans des conditions difficiles, prenant l’avion à quatre heures du matin, empruntant des bateaux inconfortables, se réunissant de manière parfois rocambolesque pour aller rendre la justice au plus près des citoyens. Cela nécessite des crédits et du soutien logistique. Nous irons défendre, dans quelques semaines, à Paris, les budgets dont nous avons besoin pour la Polynésie française.
Pour répondre à votre seconde question, il nous arrive – chose que je n’avais jamais vu faire ailleurs – d’envoyer une magistrate au tréfonds d’un archipel, dans une petite île qui n’a pas peut-être pas vu de juge depuis quatre ans, afin de recueillir verbalement les sollicitations des citoyens. C’est ce que l’on appelle la requête verbale, qui permet à un citoyen rencontrant un problème de l’exposer au juge sans le concours d’un avocat et sans avoir déposé de requête écrite. Cela se pratique depuis de nombreuses années. C’est une belle justice que nous rendons ainsi, au plus près des gens. Elle est très simple et très rapide, un peu à l’image de celle que rendait le juge de paix au XIXe siècle. Je n’ai vu nulle part ailleurs une telle facilité dans l’accès au juge.
M. Pascal Devillers. Les choses sont un peu différentes du côté de la justice administrative puisque, tant du point de vue de leur office que de leur situation matérielle, les juridictions ne sont pas comparables. La gouvernance par le Conseil d’État est tout à fait satisfaisante. Les juges administratifs qui siègent dans les territoires d’outre-mer ne souhaitent pas être traités différemment de leurs collègues exerçant leur office en métropole.
À l’occasion d’un stage de master 2 au sein du tribunal, une étudiante a réalisé une étude sur l’utilité que pourraient présenter des audiences foraines. Elle a conclu qu’il serait trop compliqué et trop onéreux d’appliquer ce dispositif compte tenu de la répartition de la population. En effet, si Tahiti abrite près de 200 000 habitants, 100 000 personnes sont dispersées sur les 75 autres îles habitées. Les liaisons aériennes sont centralisées à Tahiti ; les lignes inter-îles sont très peu développées, y compris à l’intérieur des archipels. Dès lors, on peut difficilement justifier le déplacement d’une formation de jugement par le regroupement de huit ou dix affaires. Cela entraînerait d’ailleurs un accroissement important des délais de jugement, qui sont actuellement très réduits – quatre mois et quatre jours, en moyenne, devant le tribunal administratif.
L’accès des citoyens, même de ceux qui sont éloignés, n’est pas si complexe que cela du fait des caractéristiques de la procédure administrative contentieuse, qui est, pour l’essentiel, écrite. Les écrits nous parviennent d’autant plus facilement que nous avons développé depuis quelques années le système numérique Télérecours citoyens. À peine sont-elles rédigées que nous recevons les requêtes. La numérisation rend la communication beaucoup plus facile qu’elle ne l’était antérieurement.
Nous remettons aux justiciables qui se rendent dans notre tribunal des fascicules qui présentent de manière très pédagogique la façon d’introduire une requête et le déroulement de la procédure. Ils sont également rédigés en reo tahiti ; l’un d’entre eux, qui est présenté selon la méthode « facile à lire et à comprendre », rencontre un vrai succès – j’ai demandé sa réimpression à hauteur de 200 exemplaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment se déroule la procédure à la suite d’une requête verbale ?
Mme Laure Camus. Je prendrai l’exemple extrême de la section détachée des Tuamotu, Gambier, Australes, dont le ressort s’étend sur près de 100 îles. Le code de la procédure civile polynésien offre la possibilité au juge de recueillir des requêtes verbales. En ce cas, il reçoit la personne – qui présente, le cas échéant, ses documents – et essaie de traduire sa demande sous la forme écrite avec l’aide du greffier. Il statue parfois immédiatement, si le dossier est prêt au moment où il se trouve dans l’île. Pour un divorce simple, par exemple, le juge recueille les éléments d’état civil directement auprès de la mairie. Il dispose en effet d’une faculté très particulière : il peut instruire sur place et requérir le maire – le tavana – pour obtenir les documents, ce qui lui permet de statuer sur-le-champ, hors présence d’un avocat – en général, on ne trouve d’ailleurs pas d’avocat dans les îles les plus éloignées. S’il ne peut pas statuer immédiatement, il poursuit le traitement de la requête depuis Tahiti, en échangeant avec la personne, que ce soit physiquement, par mail ou par courrier – au moins cela aura-t-il permis au justiciable d’enclencher l’examen du dossier.
À l’inverse, il arrive qu’à la suite d’une saisine du justiciable et d’échanges avec lui, le dossier soit prêt lors de la visite du juge dans l’île. Le conseil de l’accès au droit accompagne parfois le juge lors d’un déplacement mais, surtout, il se rend dans les îles en amont de la visite du magistrat afin de recueillir les requêtes et de préparer les dossiers.
Mme Gwenola Joly-Coz. Ces mécanismes très spécifiques témoignent de la volonté de s’adapter. Je n’ai vu nulle part une adaptation aussi poussée qu’en Polynésie. Elle est rendue possible par la souplesse de notre fonctionnement, qui est, à mes yeux, une voie à suivre. Cela montre que l’on peut continuer à exercer une justice républicaine en employant des mécanismes différents, qui répondent aux besoins.
M. Davy Rimane, rapporteur. Cette procédure verbale est très intéressante, en particulier pour des territoires où l’oralité est fondamentale. Le justiciable peut-il faire appel de la même manière, ou la procédure est-elle plus formelle ?
Mme Laure Camus. Il doit s’adresser au Sauj, le service d’accueil unique du justiciable, par mail, par téléphone ou en s’y présentant. Le Sauj lui explique alors comment formaliser l’appel.
M. Davy Rimane, rapporteur. Êtes-vous satisfaits des bâtiments des tribunaux administratif et judiciaire ? Dans certains territoires, leur état, piteux, ne glorifie pas la République.
Les agents locaux sont-ils suffisamment représentés dans la magistrature ? La question fait débat et les lignes bougent, notamment aux Antilles, avec un projet de classe préparatoire « talents » pour augmenter le nombre d’Antillo-Guyanais parmi les magistrats. Une volonté particulière se manifeste-t-elle en ce sens en Polynésie, ou la question ne se pose-t-elle pas ?
M. Frédéric Benet-Chambellan. Le ministère de la justice a officiellement abandonné le projet de cité judiciaire, qui devait regrouper la cour d’appel et le service administratif régional, lequel se trouve à un quart d’heure à pied environ de la cour, sur un site unique. Cette décision paraît négative, mais la situation s’est nettement améliorée depuis plusieurs années, grâce à la diversification bâtimentaire qu’a évoquée la première présidente. En effet, des bâtiments complémentaires consacrés au tribunal foncier, au tribunal mixte de commerce et à une partie de l’activité civile du tribunal de première instance s’élèvent désormais sur le site de la cour d’appel et du tribunal.
Toutefois, une difficulté majeure subsiste : la cour d’appel et le tribunal de première instance sont imbriqués sans logique ni rationalité – on trouve trois bureaux de la cour, puis quatre du tribunal, puis la salle d’audience partagée, puis celle des attachés de justice. Malgré les nombreux progrès, nous ne pouvons pas travailler en équipe de manière optimale. Or, pour le parquet, c’est fondamental : les affaires à suivre, les enquêtes, par exemple, nécessitent une concertation permanente, donc une proximité. Cette nécessité est toutefois à peu près respectée aujourd’hui, en ce qui concerne le parquet général comme le parquet de première instance.
Nous sommes très attentifs à l’immobilier des sections détachées. La situation s’est améliorée. Chacun reconnaît que le bâtiment de Raiatea est maintenant satisfaisant. Les locaux de Nuku Hiva, aux Marquises, sont plus sommaires, mais leur état n’est pas catastrophique.
Un projet d’extension des locaux de Papeete, envisageable depuis l’abandon de la cité judiciaire, vient de débuter – les études n’ont pas encore été menées, non plus, a fortiori, que les travaux.
J’ai été chef de cour deux fois, à Rouen et à Rennes, et Mme la première présidente l’a été à Poitiers : nous pouvons témoigner que les discussions immobilières avec l’administration centrale ne sont pas toujours un long fleuve tranquille. Pour la Polynésie, le secrétariat général et la direction des services judiciaires sont à l’écoute – dans la limite des moyens du ministère, qui sont ce qu’ils sont. Nous avons pu effectuer des travaux relevant de l’entretien lourd – nous rencontrons par exemple des problèmes d’amiante. Pour toutes ces questions, ils nous prêtent une attention soutenue.
Mme Gwenola Joly-Coz. La représentativité de la magistrature fait l’objet d’un débat depuis plusieurs années. En Polynésie française, un seul magistrat est issu du territoire, on ne peut donc parler de réelle mixité des équipes. Il fait partie des effectifs de Mme la procureure de la République mais je ne l’ai pas rencontré, parce qu’il est en arrêt maladie.
La Polynésie est un petit territoire, qui compte 280 000 habitants. J’ai fait une expérience qui illustre les difficultés que soulève une éventuelle mixité. J’ai demandé à une stagiaire de travailler sur des décisions rendues à Papeete. Elle est rapidement venue me confier son embarras : elle connaissait beaucoup des gens impliqués dans les procédures – une cousine, une amie de lycée, une voisine dont elle avait entendu parler... Il lui était difficile de prendre connaissance de leurs réalités.
L’étroitesse du territoire entraîne une proximité, humaine, affective et sociale avec les justiciables qui soulève un problème. Cette jeune fille se destinait à la magistrature mais elle m’a dit qu’il lui serait difficile, dans ces conditions, d’exercer en Polynésie, même si elle ressentait l’envie, naturelle, de revenir dans son territoire.
Il faut des magistrats qui connaissent le territoire où ils exercent, mais une trop grande proximité peut gêner l’indépendance ou l’impartialité : la contradiction est connue et la question récurrente concernant les outre-mer. Il faut parvenir à un équilibre : une magistrature plus diverse, mais qui bouge, comme c’est le cas en Hexagone. En effet, il est nécessaire de se confronter à d’autres pratiques et à d’autres réalités. Ce sera délicat mais des voies sont sans doute possibles, que nous devrons explorer dans les prochaines années.
M. Pascal Devillers. Les locaux du tribunal administratif sont dans le palais de justice, en centre-ville – c’est très agréable. Ils sont spacieux et bien équipés. Chaque magistrat et chaque agent de greffe dispose d’un bureau relativement confortable et climatisé. De ce côté, nous n’avons pas trop à nous plaindre, surtout si l’on pense à l’évolution des normes en métropole. Quant à la salle d’audience, que nous partageons avec nos collègues judiciaires, elle est tout à fait confortable et correspond aux standards en la matière.
Aucun des quatre magistrats n’est issu du territoire ; tous sont métropolitains. Il n’y a d’ailleurs aucun magistrat polynésien dans le corps des tribunaux administratifs. Cela poserait les mêmes problèmes qu’une trop longue affectation en outre-mer, en particulier dans les petits territoires insulaires. Nous autres chefs de juridiction, qui sommes magistrats et officions en tant que tels, exerçons nos fonctions pendant sept ans. On pourrait ainsi limiter la durée d’affectation des magistrats en outre-mer. En effet, lorsque les gens restent trop longtemps, ils connaissent trop de monde. En outre, au bout d’un moment, ils perdent des connaissances et de l’expérience : c’est en fréquentant plusieurs juridictions, en multipliant les expériences, que l’on devient un bon magistrat. L’immobilisme l’empêche.
M. Davy Rimane, rapporteur. Connaître du monde peut poser un problème, mais cela peut aussi constituer une force. Quand le renouvellement est trop rapide, le magistrat nouvellement arrivé doit reprendre les dossiers en cours et se les approprier, ce qui allonge les délais. Il faut trouver un équilibre pour que des magistrats puissent, s’ils le souhaitent, exercer sur leur territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Dans certains territoires, le ministère de la justice est représenté par un délégué qui le rapproche du terrain et relaie notamment les problèmes d’ordre matériel. Est-ce le cas en Polynésie ?
Mme Gwenola Joly-Coz. Il n’y a pas en Polynésie, comme il en existe dans d’autres ressorts, de direction régionale du secrétariat général qui aurait une vision transversale des questions matérielles – immobilier, ressources humaines, budget et informatique. Mais cette absence est compensée par l’accès aisé que nous avons à l’administration centrale, notamment sur l’immobilier. De même, nous dialoguons facilement avec le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes, le Sadjav, sur toutes les dépenses relevant du programme 101, Accès au droit et à la justice. Peut-être est-ce dans le domaine informatique que nous aurions besoin de plus de soutien – au reste, le secrétariat général réfléchit à l’aide qu’il pourrait nous fournir, ainsi qu’à la Nouvelle-Calédonie.
Au fond, ce n’est pas d’une superposition de structures que nous avons besoin. Ce qu’il nous faut, c’est une pensée claire, condition préalable au dialogue, donc à la cohérence de la stratégie nationale et de sa déclinaison locale à la cour d’appel de Papeete. Je suis donc moins demanderesse de nouvelles structures que d’une écoute authentique, d’une gouvernance incarnée s’appuyant, encore une fois, sur une pensée claire au sein du ministère.
M. Frédéric Benet-Chambellan. La direction de l’administration pénitentiaire et, dans une moindre mesure, la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, réfléchissent à la création d’un service commun – nous avons d’ailleurs été interrogés à ce sujet. Il s’agirait d’une délégation régionale du secrétariat général, qui serait compétente dans plusieurs territoires. Le secrétariat général considère en effet qu’un seul territoire ultramarin ne suffit pas à déployer l’ensemble d’une structure régionale telle que je la connaissais par exemple à Rennes, qui avait tout le Grand Ouest sous son autorité.
Comme la première présidente, je ne suis pas du tout favorable à la création d’une nouvelle structure, a fortiori si elle devait travailler pour nous depuis un autre territoire à plusieurs milliers de kilomètres au motif qu’il n’y aurait pas assez d’activité en Polynésie pour l’y installer ; mieux vaut envisager une stratégie fondée sur la souplesse plutôt qu’une superstructure éloignée.
M. le président Frantz Gumbs. À propos de pénitentiaire, la moitié des peines prononcées dans votre ressort sont des peines alternatives à l’emprisonnement. Y a-t-il une prison en Polynésie et suffit-elle aux besoins ?
M. Frédéric Benet-Chambellan. Tahiti a la particularité rare en outre-mer d’avoir deux établissements pénitentiaires : le centre pénitentiaire historique de Faaa, à quelques kilomètres du centre-ville de Papeete, et un établissement plus récent à l’entrée de la presqu’île, de l’autre côté de Tahiti. On s’approche ainsi du nombre de places requis, même si le centre de Faaa connaît un problème complexe de surencombrement qui nous oblige à organiser quelques transferts. Malgré cela, la situation est à peu près satisfaisante.
S’y ajoutent deux établissements beaucoup plus petits et assez éloignés de la prison telle qu’on la conçoit généralement : l’un à Uturoa, sur l’île de Raiatea, l’autre à Nuku Hiva aux Marquises. Celui d’Uturoa est fermé mais les quelques détenus – souvent huit à dix, quinze au maximum – partagent un dortoir unique. Quant à celui de Nuku Hiva, il s’apparente davantage à une maison d’arrêt en milieu ouvert : il n’y a pas de mur et le ou les détenus – il arrive qu’il n’y en ait qu’un – sont tenus de ne pas franchir des limites tracées au sol.
Tous les chefs de juridiction sont très attentifs au contexte pénitentiaire dans l’application des peines. Les magistrats, juges comme parquetiers, ne peuvent pas répartir les peines fermes ou alternatives comme on le ferait ailleurs, du fait de l’éloignement. Dans les cas de délinquance les plus graves, ils favorisent systématiquement les peines sévères ; en revanche, ils appliquent une politique très diversifiée de mesures alternatives aux poursuites pour le parquet et à la détention pour les juges. En outre, nous nous sommes dotés d’un instrument permettant d’éviter le surencombrement et d’accroître la réactivité judiciaire lorsqu’un seuil critique d’occupation est dépassé au centre de Faaa.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous le sentiment que la population de la Polynésie française fait confiance à la justice telle que vous la rendez dans ce territoire ?
Mme Gwenola Joly-Coz. C’est une question quasi philosophique qui pourrait être posée au concours de l’ENM : comment faire pour que la population ait confiance dans l’institution judiciaire ?
Avoir confiance en l’institution judiciaire, c’est estimer qu’on peut aller vers elle, qu’elle appliquera des règles communes à tous, une loi qui est la norme pour chacun ; que, puissant ou misérable, polynésien ou popa’a, on sera traité de la même façon par le juge, qu’on aura les mêmes droits, la même capacité à faire valoir ses arguments ou à être défendu par un avocat. Les Polynésiens et les Polynésiennes, qui bénéficient de cette justice égalitaire, contradictoire, publique, ont toutes raisons de lui faire confiance.
Mais en Polynésie comme ailleurs, la justice donne lieu à une conversation sociale : les justiciables s’interrogent sur leur justice et c’est bien normal dans une grande démocratie.
Je vous répondrai donc ainsi : nous mettons tout en œuvre pour que les citoyens polynésiens aient confiance en leur justice.
M. Pascal Devillers. Je suis très attentif à la façon dont nos décisions, législatives ou judiciaires, sont reçues. Elles sont abondamment commentées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Mais il existe en Polynésie un prisme politique dominant, fort éloigné de ce qu’on connaît en métropole : le prisme autonomiste et indépendantiste. Bon nombre de décisions sont commentées très défavorablement par les militants indépendantistes : ils considèrent qu’elles émanent de la justice de l’État français, qui, en tant que telle, ne peut pas être bonne.
Or j’observe ces derniers temps sur les réseaux sociaux – qui sont hélas devenus le reflet des choses – des messages qui me semblent dépasser ce clivage auquel j’étais habitué, et je m’interroge : peut-être y a-t-il des manipulations de la part de pays qui nous sont hostiles et qui incitent les mouvements indépendantistes à publier des commentaires très acrimonieux – dans un objectif qu’on comprend bien.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie tous.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons souhaité recevoir aujourd’hui M. Manuele Taofifenua, portant le titre d’Ulu’imonua, ministre coutumier représentant Sa Majesté le roi – le Lavelua – d’Uvea, Patalione Kanimoa.
Le droit coutumier occupe une place importante dans l’ordre juridique des îles Wallis et Futuna. Nous souhaitons savoir si sa cohabitation avec le droit commun représente une difficulté pour nos concitoyens ou, au contraire, une spécificité bien accueillie.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Manuele Taofifenua prête serment.)
M. Manuele Taofifenua, ministre coutumier du royaume d’Uvea. À Wallis et Futuna, le droit coutumier existe depuis la nuit des temps et cohabite avec le droit commun depuis 1961. La justice coutumière est rendue par les différents responsables coutumiers, selon une organisation qui n’a pas changé au cours du temps.
À Wallis, le royaume d’Uvéa est divisé en trois districts, à la tête desquels se trouvent des chefs de districts appelés faipule. Les districts sont eux-mêmes subdivisés en villages : dix dans le district du Sud, cinq dans chacun des deux autres districts du Centre et du Nord. Enfin, chaque village est divisé en quartiers, gérés par un responsable.
Les chefs de village représentent la première autorité coutumière : avec l’aide des responsables des quartiers, ils rendent des décisions en cas de litiges ou de délits, conformément aux règles du droit coutumier. Si leur décision ne donne pas satisfaction, le litige remonte au niveau des chefs de districts, qui rendent à leur tour une décision. Si l’insatisfaction perdure, six ministres – dont je fais partie – peuvent être sollicités pour trouver une issue ; deux ministres sont affectés à chaque district. En dernier recours, il est possible dans certains cas d’en appeler à la décision du roi ; celle-ci est irrévocable et incontestable.
M. le président Frantz Gumbs. L’organisation de la justice coutumière est-elle identique dans les différents royaumes de Wallis et de Futuna ?
M. Manuele Taofifenua. Je ne peux me prononcer s’agissant des deux royaumes de Futuna, Alo et Sigave. Je suppose que l’organisation n’est pas très différente.
M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les types de litiges réglés par le droit coutumier ? À quel moment intervient la justice de droit commun ?
M. Manuele Taofifenua. Le droit coutumier concerne essentiellement les délits que je qualifierais de « légers » – liés à des disputes de voisinages, des mésententes –, les divorces et les litiges ayant trait au foncier.
Dans le royaume d’Uvea est pratiqué le pardon coutumier, le fai hu, qui porte sur ces délits et litiges, mais s’applique surtout aux crimes les plus graves comme les crimes de sang. Ce pardon coutumier a une vocation réparatrice totale : il efface le crime et permet aux personnes concernées de reprendre le cours de leur existence.
Toutefois, depuis une quinzaine d’années, les familles de victimes de crimes se tournent de plus en plus fréquemment vers la justice de droit commun ; le pardon coutumier ne joue plus le même rôle qu’avant.
M. le président Frantz Gumbs. Qui prononce ce pardon coutumier ?
M. Manuele Taofifenua. À chaque fois qu’il y a lieu d’organiser un pardon coutumier, les chefferies des villages et les ministres coutumiers des districts entrent en jeu.
Habituellement, le pardon est accordé par un ministre coutumier au nom de la famille victime – il n’est quasiment jamais refusé. La chefferie du village de la famille victime se charge de l’accueil et de l’organisation des pourparlers. Assistée par sa propre chefferie, la famille qui est en tort apporte des offrandes en nature, qui représentent un véritable investissement.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, l’État et le système judiciaire de droit commun accordent-ils de la considération à la justice coutumière ?
M. Manuele Taofifenua. C’était le cas il y a une vingtaine d’années : la communication et la concertation entre le pouvoir judiciaire républicain et le roi et ses chefferies étaient importantes. Il n’y a désormais plus guère de concertation : dès que la justice républicaine est saisie par la famille victime, elle entre en action de son côté. Elle se donne le droit de prendre la relève, même lorsque le pardon coutumier a été accordé.
M. le président Frantz Gumbs. À l’instar de la justice républicaine, la justice coutumière est-elle rendue dans des lieux particuliers, comparables aux palais de justice ?
M. Manuele Taofifenua. À Wallis, il n’y a pas de tribunal ou de palais de justice comme dans le reste du territoire français.
Dans les villages et les districts existent des maisons collectives, les fale : les membres du village s’y rassemblent, les pourparlers y sont généralement organisés et les décisions de justice coutumière y sont rendues. S’il y a lieu de solliciter l’intervention royale, la justice est rendue dans le palais du roi.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez expliqué que la considération de la justice de droit commun pour la justice coutumière s’était amoindrie. Considérez-vous que cette évolution entraîne une dégradation des relations entre les deux systèmes judiciaires et une incompréhension croissante par la population des décisions prises par la justice ?
M. Manuele Taofifenua. Le terme de dégradation est sans doute un peu trop fort, mais il est certain que les relations entre les deux systèmes judiciaires ne sont plus les mêmes : elles restent cordiales, mais les échanges ont perdu en transparence et la concertation n’est plus aussi directe. La justice de droit commun ne fait plus l’effort de se tourner vers la justice coutumière, ce qui a certainement des répercussions sur le ressenti des populations quant aux décisions qu’elle prend.
M. Davy Rimane, rapporteur. Cette évolution suscite-t-elle de la défiance à l’égard des décisions ?
M. Manuele Taofifenua. Oui. Les justiciables ont le sentiment que les décisions sont déséquilibrées, parfois arbitraires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Donc vous diriez qu’avant, parce que les relations étaient plus étroites, les justiciables appréhendaient moins les décisions à venir ? Éprouvent-ils davantage de craintes aujourd’hui ?
M. Manuele Taofifenua. Oui, il y a plus de craintes.
Autrefois, les magistrats nommés à Wallis restaient assez longtemps, ils devenaient familiers de la population. Peut-être aussi les délits étaient-ils moins graves qu’aujourd’hui. En tout cas, les gens craignaient moins la justice parce que ses décisions étaient rendues par un juge qu’ils connaissaient. C’est petit ici : même sans faire partie de ses intimes, tout le monde entretenait avec lui des liens de proximité, comme avec le médecin du village, qui connaît ses patients. Aujourd’hui, on a tendance à tomber dans l’anonymat. Le juge est dans sa tour d’ivoire, là-bas. Certes, il n’est pas obligé de connaître tout le monde, mais le climat n’est plus le même. Cela peut paraître sans importance, mais c’est un détail qui pèse.
La question n’est pas seulement celle de la place respective de la justice coutumière et de la justice française, mais aussi celle de la proximité du pouvoir judiciaire pour la population.
M. Davy Rimane, rapporteur. Selon vous, faut-il réécrire les procédures républicaines et coutumières pour clarifier leur articulation et mieux organiser leur fonctionnement sur un même territoire ?
M. Manuele Taofifenua. Oui, c’est une bonne proposition. Il faudrait créer davantage de passerelles entre les deux juridictions.
Vous employez le terme de « réécrire » mais notre justice ne repose sur rien d’écrit. Cela n’empêche qu’il faudrait évoluer, moderniser.
M. Davy Rimane, rapporteur. Votre culture est fondée sur l’oralité. En Polynésie, où c’est également le cas, les autorités judiciaires françaises prennent en compte cette caractéristique. À Wallis-et-Futuna, acceptent-elles des éléments d’oralité ou faut-il tout écrire ?
M. Manuele Taofifenua. Elles acceptent.
M. le président Frantz Gumbs. La justice républicaine, comme vous l’appelez, fait-elle appel à la justice coutumière, notamment pour des médiations ?
M. Manuele Taofifenua. Il est arrivé que la justice républicaine fasse appel à la justice coutumière en cas de difficulté, notamment lorsqu’elle s’estime incompétente, par exemple s’agissant du foncier. Dans ce cas, l’affaire est directement renvoyée aux chefferies.
M. le président Frantz Gumbs. Lorsque les victimes qui choisissent de s’adresser à la justice républicaine n’ont pas d’avocat, des chefs peuvent-ils les assister ?
M. Manuele Taofifenua. Les justiciables qui ne peuvent pas payer un avocat sont assistés par un citoyen-défenseur. Les avocats coûtent cher ; comme il n’y a pas de barreau ici, il faut s’adresser à Nouméa ou en Polynésie.
Un chef coutumier ne peut offrir qu’une présence physique et une assistance morale. Le travail juridique est fait par l’avocat ou par le citoyen-défenseur.
M. le président Frantz Gumbs. Les citoyens-défenseurs sont-ils plutôt issus de la population locale ou viennent-ils d’ailleurs ?
M. Manuele Taofifenua. Ce sont essentiellement des personnes originaires d’ici et qui résident ici.
M. le président Frantz Gumbs. Bénéficient-elles d’une formation juridique ?
M. Manuele Taofifenua. Je connais certains de ceux qui sont en activité. Le plus souvent, ils sont choisis parmi les membres de la population qui ont fait des études. Je pense que ce sont des études de droit.
M. le président Frantz Gumbs. Quelles améliorations permettraient d’augmenter la satisfaction des justiciables et leur confiance dans l’un et l’autre système ?
M. Manuele Taofifenua. Il faudrait tout centraliser sur notre territoire, y compris les juridictions de second degré. En effet, les procédures d’appel sont difficiles parce que les affaires sont traitées par des magistrats, et parfois des jurés, qui ne connaissent pas les spécificités du territoire. Il faudrait que Wallis-et-Futuna soit considéré, dans le domaine judiciaire, comme un territoire à part entière. Sans parler des coûts financiers, qui sont un autre sujet, la principale amélioration consisterait donc à disposer ici d’un système judiciaire complet digne de ce nom.
Ensuite, il faudrait améliorer les relations, la transparence, afin que l’un ne considère pas l’autre comme un frein, un obstacle ou un adversaire, mais comme un partenaire, pour essayer de rendre une décision qui sera comprise et acceptée.
M. le président Frantz Gumbs. Savez-vous s’il existe des professionnels du droit issus de Wallis-et-Futuna ? Auraient-ils l’opportunité d’y exercer ?
M. Manuele Taofifenua. Je ne connais pas de notaire wallisien ou futunien. En revanche, il y a un ou deux avocats originaires d’ici.
Deux procureurs originaires du territoire ont pu y exercer jusqu’à la retraite. Il y a beaucoup d’autres juristes, même s’ils ne sont ni dans la magistrature ni membres du barreau. Beaucoup travaillent dans l’administration ; ils peuvent mettre en pratique et valoriser leur formation directement sur le territoire.
M. Davy Rimane, rapporteur. En considérant dans leur ensemble la justice républicaine et la justice coutumière, leur organisation, leur fonctionnement, les moyens dont elles disposent et les évolutions qu’elles ont connues, diriez-vous que l’accès au droit et à la justice des Wallisiens et des Futuniens est normal ou dégradé ?
M. Manuele Taofifenua. La justice coutumière et, surtout, la justice républicaine fonctionnent bien. Il n’y a pas de dérive ou de choses inexplicables.
Je n’en dirais pas autant de l’accès au droit. Une minorité accède convenablement au droit. Ce n’est pas le cas de la grande majorité de la population, surtout de Wallis. La première cause est la barrière de la langue : une grosse partie de la population ne maîtrise pas bien la langue française – pour ne pas dire qu’elle ne la parle pas. Ensuite, plus de 50 % de la population n’a pas de revenu pécuniaire et ne peut obtenir de soutien juridique.
L’accès n’est donc pas égal et ce droit n’est pas bon.
M. le président Frantz Gumbs. Merci pour votre témoignage très intéressant. Vous pouvez nous envoyer toute contribution complémentaire qui vous semblera utile.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le haut-commissaire, vous êtes en poste en Nouvelle-Calédonie depuis le 2 mai 2025. Vous connaissez bien les outre-mer, puisque vous avez été auparavant préfet de la Guadeloupe puis de La Réunion, et cette audition sera peut-être l’occasion de faire une comparaison dans le temps et dans l’espace entre ces différents territoires.
Vous êtes entendu aux côtés de M. Stanislas Alfonsi, secrétaire général du haut-commissariat, et de Mme Anaïs Aït Mansour, directrice de cabinet.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jacques Billant, M. Stanislas Alfonsi et Mme Anaïs Aït Mansour prêtent successivement serment.)
M. Jacques Billant, haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie. En tant que haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, et fort de mon expérience passée comme préfet de la Guadeloupe et de La Réunion, je mesure combien il est nécessaire d’éclairer les difficultés rencontrées par les justiciables ultramarins pour accéder à une justice pleinement adaptée à leurs besoins et pour mieux identifier les réponses spécifiques qu’exige chaque territoire ultramarin.
Cette question revêt une acuité particulière en Nouvelle-Calédonie, où l’accès à la justice est conditionné par deux réalités structurantes. D’une part, une géographie insulaire, vaste et éclatée qui rend indispensable l’organisation d’une justice de proximité – à ce titre, le tribunal de première instance de Nouméa est complété par deux sections détachées à Koné, dans la province Nord, et à Lifou, dans les îles Loyauté, tandis que des audiences foraines sont régulièrement tenues à Maré et à Ouvéa. D’autre part, la place centrale de la coutume dans la société calédonienne, institutionnalisée par l’accord de Nouméa et matérialisée par l’existence d’un droit civil coutumier et d’assesseurs coutumiers qui permettent d’assurer un dialogue constructif entre les justiciables de statut coutumier et l’autorité judiciaire.
Malgré ces adaptations, le territoire traverse de fortes difficultés économiques, sociales et politiques qui se sont exacerbées depuis les événements de mai 2024. Ces tensions se traduisent par la recrudescence de la délinquance d’appropriation et par l’aggravation marquée des violences intrafamiliales, qui sont en hausse de plus de 20 % sur un an. Les besoins des justiciables calédoniens les plus vulnérables, comme les femmes et les mineurs, s’en trouvent amplifiés. L’accompagnement de tous les citoyens, l’adaptabilité du service public et l’aide aux victimes sont autant de leviers indispensables pour restaurer la confiance et garantir l’effectivité des droits de chaque justiciable.
Je tiens à partager avec vous trois fragilités principales qui méritent d’être soulignées.
Premièrement, des progrès notables en matière d’accès au droit et d’aide aux victimes ont été accomplis avec la création du conseil de l’accès au droit en 2023 et l’inauguration en avril 2025 d’une unité médico-judiciaire de proximité (UMJP) au sein du centre hospitalier territorial de Nouméa. Néanmoins, la multiplicité des acteurs liée au partage de compétences entre l’État et la collectivité de Nouvelle-Calédonie – notamment en matière de santé, de protection de l’enfance et de la jeunesse –, le déficit de coordination et la concentration des moyens dans le Grand Nouméa – les villes de Nouméa, Dumbéa, Païta et Le Mont-Dore concentrent 75 % de la population –, limitent l’efficacité de ces dispositifs, notamment pour les habitants de la province Nord et des îles Loyauté.
La deuxième fragilité tient au fait que la protection de l’enfance, une compétence relevant du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, fait face à des carences structurelles et préoccupantes. La direction de la protection judiciaire de l’enfance et de la jeunesse (DPJEJ) souffre d’un manque d’effectifs, de difficultés de recrutement et de moyens matériels insuffisants. La situation a été aggravée par la dégradation de plusieurs foyers éducatifs lors de la crise de mai 2024. La Défenseure des droits avait saisi l’ancien président de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, à ce sujet en 2024.
La troisième problématique que je souhaite porter à votre attention est celle de la réinsertion et de la lutte contre la récidive. Des initiatives innovantes existent, à l’instar des stages de responsabilisation pour les auteurs de violences intrafamiliales, mais elles sont limitées au regard de l’ampleur des besoins. La lutte contre la délinquance et les dispositifs d’accompagnement à la réinsertion pâtissent de l’absence de conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), qui ne sont pas opérationnels dans toutes les communes. Je m’attache, avec le procureur, à les redynamiser, et nous assistons en personne à tous ceux qui se réunissent. Parmi les conseils provinciaux de prévention de la délinquance, seul celui de la province Sud est dynamique et producteur d’effets. Il existe aussi un plan territorial de prévention de la délinquance à l’échelle gouvernementale, qui fera l’objet d’une réunion au mois d’octobre. Dans ce cadre, il est particulièrement difficile d’assurer un portage efficace des politiques publiques.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le secrétaire général, compte tenu de l’ancienneté de votre présence sur le territoire, quelles observations pouvez-vous faire concernant l’évolution de la situation depuis deux ans ? Quels sont ses effets sur le fonctionnement des services judiciaires ?
M. Stanislas Alfonsi, secrétaire général du haut-commissariat. Le territoire se trouvait dans une situation compliquée sur le plan économique avant même l’insurrection déclenchée le 13 mai 2024. La Nouvelle-Calédonie vit selon des règles qui lui sont propres et qui ont été consacrées par des dispositions constitutionnelles. Une grande partie des compétences sont détenues par les collectivités du territoire, notamment en matière fiscale, tant du point de vue des revenus des collectivités que de la manière dont elles assument le train de vie des administrations dont elles ont la charge.
Avant l’insurrection, la situation économique n’était déjà pas brillante et les collectivités étaient en difficulté en raison d’une conjonction de facteurs depuis plusieurs années : la crise du nickel, celle de la covid-19, l’éloignement et le choix fait par les politiques calédoniens de modérer la pression fiscale. Ces difficultés ont été très fortement accrues avec l’insurrection, qui a causé un effondrement de la production et fait baisser le produit intérieur brut de 13 à 14 % – environ 12 %, si l’on tient compte de l’inflation –, une chute que l’on observe habituellement dans les territoires confrontés à une véritable guerre. Une part importante de la population salariée a été touchée ; environ 700 entreprises ont été détruites ou fortement abîmées et 1 300 autres entreprises ont subi les effets de la diminution de l’activité. Environ 12 000 emplois salariés ont été détruits sur les 95 000 que comptait le territoire avant l’insurrection.
Cette situation économique a des conséquences dès à présent et en aura dans les années à venir. La chute de la production locale, donc du produit fiscal, aggrave les difficultés des collectivités et pèse sur leur capacité à faire face à leurs obligations. L’État a réagi de manière vigoureuse en apportant des aides massives – subventions, avances remboursables, prêts – qui ont permis à la Nouvelle-Calédonie de garder la tête hors de l’eau depuis 2024. Néanmoins, les effets produits par la baisse de la production se ressentiront dans les recettes à venir. La Nouvelle-Calédonie a déjà des difficultés à clôturer son budget de 2025 et à établir un budget pour 2026.
Il faut garder en tête que la construction budgétaire et institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie est telle que toutes les collectivités sont dépendantes de la bonne santé de la collectivité principale ; l’argent est ensuite diffusé dans les provinces et les communes via le budget de répartition et le budget de dérogation. Si la Nouvelle-Calédonie au sens territorial du terme va mal, les autres collectivités et les opérateurs du territoire, parmi lesquels l’opérateur énergétique historique et celui qui assure la couverture sociale – santé, retraite et vieillesse –, vont mal. La situation sociale est donc très fortement dégradée. Dans ce contexte, les réformes qui avaient été repoussées de longue date sont encore plus difficiles à adopter.
M. le président Frantz Gumbs. A-t-on constaté une évolution significative en matière d’accès à la justice et de délinquance ?
M. Stanislas Alfonsi. Il y a une délinquance d’appropriation, des cambriolages que je qualifierais de subsistance, que l’on constatait moins auparavant. Les violences intrafamiliales ont probablement augmenté. En revanche, il n’y a pas d’explosion de la délinquance liée à une crise sociale. Les émeutes de la faim que l’on nous avait annoncées ne se sont pas produites, fort heureusement.
Je n’ai personnellement pas l’impression que l’accès au droit se soit détérioré, en dépit de la forte pression qui pèse sur la justice, dont l’activité a fortement augmenté à la suite des événements de l’an passé. Il n’y a pas d’effondrement de l’accès au droit ni de retard massif dans le traitement des procédures judiciaires. Les cours fonctionnent, les effectifs sont là, les chefs de cour sont présents et nous n’avons pas constaté de vacances longues lorsque les magistrats doivent être remplacés.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le haut-commissaire, vous avez évoqué l’importance de la géographie et la place centrale de la coutume. On peut imaginer qu’il existe de grandes différences entre le Grand Nouméa, qui concentre 75 % de la population, et le reste du territoire. Y a-t-il des différences, d’un endroit du territoire à l’autre, concernant la prééminence des pratiques coutumières ? Quelle est la relation entre les services de l’État et l’organisation qui relève de la coutume ?
M. Jacques Billant. Dans un territoire vaste et marqué, notamment dans la province des îles Loyauté, par une double insularité, l’accessibilité des services publics est une question de première importance pour les citoyens, comme elle l’est d’ailleurs dans de nombreux territoires d’Hexagone et d’outre-mer. J’ai vécu cette réalité avec force en Guadeloupe et à La Réunion.
La Nouvelle-Calédonie bénéficie globalement d’infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires de bon niveau, comparables à celles que j’ai pu observer en Guadeloupe ou à La Réunion. Cette qualité est essentielle ; c’est la première chose que l’on remarque lorsqu’on arrive dans un territoire ultramarin.
Ce bon niveau général ne saurait toutefois cacher de nombreuses disparités à l’échelle du territoire. Les infrastructures de taille importante – de santé, d’éducation – sont pour la plupart localisées dans les communes du Grand Nouméa, qui constitue le principal pôle d’emploi et concentre effectivement une très grande part de la population. Dans le nord de l’île de Grande Terre, par exemple, plusieurs centres médicaux ont dû se regrouper, faute de professionnels disponibles, alors même que l’organisation de ces centres avait été conçue pour permettre une répartition équitable dans l’ensemble de la province Nord et assurer le service de proximité auquel aspirent nos concitoyens. Les hôpitaux de Koumac et de Poindimié, situés respectivement dans le nord-ouest et le nord-est du territoire, n’assurent plus qu’une permanence de jour en semaine, sans service d’urgences, faute de personnel.
Des services à caractère essentiel font défaut, dans l’intérieur comme dans les îles. Si la couverture en eau s’est améliorée, une partie de la population n’a toujours pas accès à l’eau courante. Le même constat vaut pour l’électricité et les télécommunications – téléphonie fixe, téléphonie mobile ou internet.
Les services publics ne sont donc pas totalement accessibles à tous, ne serait-ce que parce que, parmi les personnes enclavées géographiquement, certaines sont âgées ou handicapées. Sur un territoire si vaste et si faiblement peuplé – à peine 265 000 habitants –, on ne peut pas viser une forte densité de services. C’est la raison pour laquelle le transport constitue un enjeu particulièrement important pour les collectivités : il a un rôle stratégique à jouer pour permettre au plus grand nombre d’effectuer les démarches administratives et d’accéder à différents services, comme l’enseignement et la santé, mais aussi aux commerces et, bien sûr, à l’emploi. Le développement d’un service de transports en commun fiable, accessible à tous et attractif est une clef du désenclavement réel des populations. Or, depuis les émeutes de mai 2024, cette offre s’est détériorée : seules dix des trente et une lignes desservant l’agglomération de Nouméa ont rouvert, avec moins d’arrêts desservis, une fréquence réduite et des tarifs plus élevés. Tout cela génère des problèmes d’accès aux services publics. Certains existaient avant la crise, mais ils se sont largement renforcés depuis et tous ne sont pas résolus, tant s’en faut, même si chacun s’y attache.
Quant aux autorités coutumières, leurs interactions avec les autorités représentées par les magistrats et moi-même sont à la fois anciennes, régulières et essentielles. Les assesseurs coutumiers, présents depuis 1982 dans les juridictions civiles aux côtés des magistrats, jouent un rôle clef dans la reconnaissance et l’application du droit coutumier. La loi organique du 19 mars 1999 adoptée à la suite de l’accord de Nouméa est venue consolider la place de la coutume au sein de l’organisation institutionnelle du territoire en instaurant, parallèlement au statut civil de droit commun, un statut civil coutumier. Elle a aussi créé deux institutions, avec lesquelles les services de l’État entretiennent des contacts réguliers et un dialogue constant : les conseils coutumiers, dans chacune des huit aires coutumières du territoire, et le sénat coutumier, que nous incluons dans de nombreuses réunions et associons à la mise en œuvre de nombreuses politiques publiques.
À l’heure où la confiance dans les institutions est parfois fragilisée, ces autorités coutumières sont un relais indispensable de légitimité et de pédagogie. Leur implication constitue un levier essentiel pour rapprocher la justice des citoyens et surtout pour renforcer l’adhésion de tous aux principes de l’État de droit. En matière de lutte contre la récidive et d’aide à la réinsertion, par exemple, sachez que les travaux d’intérêt général (TIG) peuvent être exécutés au sein des institutions coutumières depuis 2019. Huit conventions ont été signées en ce sens avec le sénat coutumier et sept aires coutumières. Bien qu’ils ne soient pas encore majoritaires, les TIG tendent donc à être renforcés, notamment sous l’action du service pénitentiaire d’insertion et de probation, le Spip.
Il faut aussi noter le rôle déterminant de la coutume dans la résolution de certains conflits relevant du droit commun : elle est un élément essentiel dans la structuration de la société kanak, laquelle représente près de 40 % de la population. Cette société est organisée autour du clan, regroupement familial élargi fondé sur un ancêtre commun, et de la tribu, qui rassemble plusieurs clans au sein d’un même espace géographique. Chaque clan est placé sous l’autorité d’un chef de clan, tandis que chaque tribu est dirigée par un grand chef, qui fait figure d’autorité pour l’ensemble de la communauté.
La coutume kanak est marquée de rites, appelés gestes, qui sont des moments cérémoniels structurant la vie en communauté. Il existe notamment des coutumes du pardon assorties d’un véritable pouvoir de résolution des conflits interclaniques ou intertribaux, ces derniers étant considérés comme définitivement clos une fois le geste effectué. Si ces pratiques contribuent indéniablement à la pacification sociale et à la cohésion communautaires, elles peuvent aussi soulever des difficultés, car ces règlements coutumiers peuvent intervenir en dehors du champ de l’autorité judiciaire, à laquelle les faits ne sont pas toujours signalés. Dans les cas de violences intrafamiliales, la coutume du pardon peut ainsi inciter les victimes à ne pas déposer plainte, par crainte de rompre l’équilibre social ou familial.
Les autorités coutumières tribales peuvent aussi édicter des décisions indépendamment de l’autorité judiciaire. Prises à l’initiative du grand chef après consultation des chefs de clan, ces décisions peuvent notamment conduire à l’expulsion d’un clan ou d’une tribu du lieu où ils sont implantés. Elles entraînent alors le départ forcé des intéressés, parfois dans des délais très brefs, et s’accompagnent de la destruction symbolique, par le feu, des biens abandonnés, ce qui traduit le caractère définitif de l’exclusion. Ces expulsions surviennent une à deux fois par an en moyenne. La plus récente s’est déroulée le 9 juillet 2025 au sein de la tribu de Yambé, dans la commune de Pouébo, au nord de la Nouvelle-Calédonie. Concernant cinq familles, elle s’est déroulée dans un climat apaisé, à l’issue d’un conseil coutumier et d’un repas communautaire. En revanche, la précédente, qui a eu lieu le 10 juin 2025 à Touho, avait donné lieu à d’importants troubles à l’ordre public : vingt-deux familles avaient été expulsées à la suite de violences dirigées contre un guérisseur et les forces de l’ordre avaient dû intervenir pour prévenir des débordements graves. Les habitations, les véhicules et les effets personnels des familles expulsées avaient alors été entièrement incendiés, conformément au rituel coutumier.
Peut-être ma directrice de cabinet, qui suit de très près ces questions et dispose de davantage de recul que moi, pourra-t-elle illustrer plus avant mon propos.
Mme Anaïs Aït Mansour, directrice de cabinet du haut-commissaire. Les interactions avec le monde coutumier concernent surtout la zone gendarmerie : la vie coutumière a plutôt cours en dehors de Nouméa, qui se trouve en zone police.
Nos interlocuteurs coutumiers, notamment les grands chefs, sont des partenaires précieux pour permettre aux victimes d’accéder à la justice, résoudre des conflits et intervenir en cas de troubles. Les expulsions sont pleinement intégrées à la coutume kanak, à tel point que certaines des tribus se sont reconstituées à partir de clans expulsés plusieurs décennies plus tôt. Il y a bien une interaction entre la force publique et le droit républicains, et ce droit coutumier avec lequel nous nous efforçons de coopérer tant bien que mal et dans les meilleures conditions possibles.
La création des assesseurs coutumiers par l’ordonnance du 15 octobre 1982 constitue une des expressions les plus parlantes de l’intégration de la coutume au sein des institutions de la République et mérite d’être développée. La présence des assesseurs coutumiers traduit véritablement la nécessaire adaptation de la justice républicaine aux fondements culturels de la Nouvelle-Calédonie, puisque des personnes relevant du droit civil coutumier peuvent ainsi voir leurs conflits résolus par des magistrats de droit civil et un assesseur coutumier. Elle permet aussi une meilleure compréhension mutuelle entre le droit positif codifié et celui de la coutume, qui est fondé sur la mémoire, le lien social et surtout la parole, car le droit coutumier n’est jamais écrit. Le sénat coutumier adopte certes quelques textes, mais rien n’explique véritablement quelles sont les règles à suivre.
Si ces interactions entre droit civil positif et droit coutumier sont un atout, le dispositif des assesseurs présente néanmoins trois écueils.
Le premier concerne le processus de recrutement : les critères de nomination sont fixés par l’ordonnance de 1982, mais les choix doivent aussi être validés au niveau des clans, des familles, du district et de l’aire coutumière avant transmission au procureur général, ce qui crée un circuit parallèle assez long.
Ensuite, on ne compte pas de femmes parmi les assesseurs coutumiers : leur désignation dépend des décisions des clans, qui ne sont pas toujours favorables à ce que les femmes prennent la parole ou siègent. Certains soulignent des difficultés culturelles à intégrer les femmes et les jeunes, que la tradition ne place pas naturellement dans des fonctions publiques.
Enfin, il n’existe pas vraiment de formation des assesseurs coutumiers, même s’ils sont pris en compte par le sénat coutumier.
M. Jacques Billant. Il faut saluer les travaux conjoints engagés par le sénat coutumier et le tribunal de première instance de Nouméa en vue de moderniser le rôle et les conditions d’intervention des assesseurs coutumiers. Cette démarche nous paraît essentielle pour renforcer la cohérence du système judiciaire tout en préservant la légitimité et la richesse du droit coutumier en Nouvelle-Calédonie. Elle constitue un levier de confiance indispensable à l’adhésion des justiciables de statut coutumier à la justice contemporaine, dans le respect des valeurs de la République et des traditions calédoniennes.
Voilà ce que nous pouvions dire de cette organisation qui, à ma connaissance, n’existe nulle part ailleurs.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous vocation à contester les décisions prises en vertu du droit coutumier, telles que les expulsions ?
M. Jacques Billant. Dès lors que ces décisions ne sont pas écrites, leur contestation par l’autorité administrative est complexe. Pour autant, des enquêtes sont en cours et les responsables coutumiers ayant ordonné des expulsions peuvent être traduits devant la justice. Des plaintes ont d’ailleurs été déposées auprès du parquet de Nouméa et un chef a récemment été condamné pour avoir ordonné des expulsions ayant donné lieu à des violences et à des destructions de biens. Sans disposer d’un droit de regard à proprement parler, nous suivons ces décisions de très près. Le tribunal de première instance, le parquet général, le haut-commissariat et les forces opérationnelles – principalement les gendarmes – s’efforcent d’organiser au mieux cette interaction entre les autorités administratives et judiciaires et les réalités coutumières.
Peut-être le secrétaire général pourrait-il partager l’expérience qu’il a acquise sur ces questions depuis deux ans et demi.
M. le président Frantz Gumbs. Le temps nous contraint malheureusement à conclure cette audition. Nous sommes néanmoins preneurs de toute contribution écrite qui vous semblerait utile, notamment concernant le rôle du haut-commissariat, représentant de l’État, dans une organisation telle que le conseil de l’accès au droit. Nous ne manquerons pas, de notre côté, de vous transmettre nos éventuelles questions additionnelles.
Merci infiniment pour vos contributions.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Afin de disposer d’une vision plus fine des évolutions juridiques et budgétaires intervenues au cours des dernières années, nous avons souhaité entendre d’anciens gardes des sceaux.
Nous auditionnons donc M. Éric Dupond-Moretti, avocat pénaliste, garde des sceaux, ministre de la justice de 2020 à 2024. Monsieur le ministre, quelles mesures avez-vous prises pour améliorer l’accès au droit et à la justice de nos concitoyens ultramarins ? Lesquelles auriez-vous voulu prendre sans que cela soit possible ? Que pourrions-nous recommander pour l’avenir ?
Avant de vous entendre, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Éric Dupond-Moretti prête serment.)
M. Éric Dupond-Moretti, ancien garde des sceaux, ministre de la justice. J’ai quitté le ministère de la justice en septembre 2024 : ma mémoire n’est pas aussi vive qu’il y a un an et j’aurai peut-être des difficultés à vous donner des chiffres précis. J’ai néanmoins conservé ceux relatifs aux recrutements, que j’avais communiqués à l’ensemble des cours d’appel de la métropole et des outre-mer.
La justice ultramarine est confrontée à des difficultés qui tiennent d’abord à son éloignement, qu’il s’agisse des centres de formation professionnelle, en particulier de l’École nationale de la magistrature (ENM), des sites de formation continue ou des barreaux.
La première de ces difficultés tient en un mot : l’attractivité. En tant que garde des sceaux, j’ai fait le tour des territoires ultramarins et rencontré les personnels politiques, les magistrats, les greffiers. Afin de répondre à l’urgence, j’ai instauré un système totalement novateur, les brigades, qui a permis d’envoyer des magistrats durant six mois dans ces territoires, sans distinction, au gré des besoins.
La tentative de suicide d’un greffier originaire du nord de la France à Mayotte avait suscité une émotion légitime et nous avait convaincus de la précarité de la situation d’ensemble. À Mayotte, il n’y a pas un cinéma, pas un théâtre. Pour un jeune magistrat de 25 ou 26 ans, n’avoir accès à aucun loisir n’est pas simple. Nous avions donc proposé aux jeunes magistrats de se rendre de temps en temps sur l’île de La Réunion pour se distraire.
Les brigades ont bien fonctionné, notamment grâce à la direction des services judiciaires (DSJ) qui a parfaitement géré, dès le départ, les cas de ces jeunes magistrats qui souhaitaient partir avec leurs collègues du même tribunal judiciaire – compte tenu des relations de camaraderie qu’ils y entretenaient –, ce qui aurait eu pour effet de dépouiller les juridictions concernées et ainsi d’habiller Paul en déshabillant Jacques.
L’absence de formation continue pour les avocats et les magistrats constitue une autre difficulté. Nous ne l’avons pas résolue. Là où, en métropole, il est aisé de se former, parce que l’ENM dispose de plusieurs sites entre Paris et Bordeaux, aisé de trouver un stage, c’est beaucoup plus compliqué dans les territoires ultramarins.
Lors de l’audition précédente, le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie a évoqué le droit coutumier. Il faut en tenir compte, sans offenser personne, en préservant des équilibres indispensables et cependant précaires. Les problèmes linguistiques sont également de taille, notamment à La Réunion, à Mayotte ou en Guyane.
En ce qui concerne le personnel, j’indiquerai des chiffres pour chaque ressort de cour d’appel – incluant le ou les tribunaux judiciaires ainsi que la cour d’appel. Je ne sais pas où nous en sommes, mais j’espère que la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (LOPJ) sera totalement respectée – d’ailleurs je n’aurais pas continué à être garde des sceaux sans en avoir l’assurance.
Quoi qu’il en soit, pour le ressort de la cour d’appel de Basse-Terre, la LOPJ prévoit trente-deux postes supplémentaires : au moins treize magistrats, dix greffiers et neuf attachés de justice. Je n’ai pas créé cette fonction d’attaché de justice, mais elle a été considérablement renforcée lors de mon passage au ministère. Les intéressés ont parfois été comparés à des « sucres rapides ». S’ils ne goûtaient guère cette terminologie de diabétologue, elle avait le mérite de souligner l’urgence, l’impérieuse nécessité de les déployer rapidement là où le besoin se faisait sentir : un millier d’entre eux l’a d’abord été dans les parquets, puis un autre millier dans les juridictions du siège, qui s’estimaient lésées ; au total, 2 000 postes d’attaché de justice ont ensuite été transformés en CDI.
Pour la cour d’appel de Cayenne, quarante-neuf postes supplémentaires ont été prévus : dix-neuf magistrats, dix-huit greffiers et dix attachés de justice. Je les avais annoncés lors de ma visite sur place – M. Rimane était présent –, en même temps que le renforcement des contrôles à l’aéroport, afin de répondre au problème récurrent des mules.
À Fort-de-France, vingt-six postes supplémentaires ont été prévus : onze magistrats, six greffiers et neuf attachés de justice. À Nouméa, quatorze : six magistrats, deux greffiers, six attachés de justice. Enfin, à Saint-Denis de La Réunion, quarante-cinq : quinze magistrats, dix-sept greffiers et treize attachés de justice.
En Guadeloupe, outre les renforts affectés à la cour d’appel, j’ai annoncé deux opérations immobilières, l’une à la maison d’arrêt de Basse-Terre, l’autre au centre pénitentiaire de Baie-Mahault, destinées autant à augmenter leur capacité – passée de 630 à 1 000 places de prison – qu’à moderniser les conditions de détention. C’était absolument indispensable. J’ai soutenu sur place les acteurs de la réinsertion et de l’accompagnement des personnes placées sous main de justice au centre éducatif fermé (CEF) de Port-Louis. Enfin, j’ai évidemment échangé avec l’ensemble des élus du territoire.
En Martinique, j’ai répondu aux demandes de renfort en personnel du président du conseil exécutif, M. Serge Letchimy, que j’ai reçu place Vendôme. Au centre pénitentiaire de Ducos, j’ai posé la première pierre d’une structure d’accompagnement vers la sortie (SAS) de 120 places. J’ai inauguré la première antenne ultramarine de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), qui a rencontré un véritable succès en quelques jours. Une telle antenne n’existait pas dans les Caraïbes. Elle a immédiatement saisi des avoirs criminels, dont certains, notamment immobiliers, ont pu, grâce à la loi Warsmann du 24 juin 2024, être affectés au profit d’associations d’utilité publique. J’ai enfin rencontré les autorités du Suriname afin de renforcer la coopération dans les Caraïbes, hélas connues pour être une plaque tournante du trafic international de stupéfiants – de cocaïne en particulier –, en installant à Sainte-Lucie un magistrat de liaison. J’ignore comment les choses ont évolué.
La Guyane n’a pas été oubliée par mon ministère, bien que je n’aie sans doute pas satisfait les élus locaux – mais c’est toujours comme ça, n’est-ce pas monsieur Rimane. Dans le cadre du plan immobilier pénitentiaire de 15 000 places, dit plan 15 000, le projet le plus ambitieux concernait Saint-Laurent-du-Maroni, avec 500 places de prison – j’ai d’ailleurs peu goûté les commentaires qui ont suivi, évoquant une construction « dans la jungle », s’agissant d’un établissement pénitentiaire déjà prévu par le plan 15 000. Je ne reviens pas sur les opérations 100 % contrôle.
Mon ministère prenait également très au sérieux la délinquance des mineurs guyanais. À l’époque, plus de 1 000 mineurs délinquants étaient suivis par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Le CEF de Montsinéry-Tonnegrand, qui devait ouvrir – vous l’aviez réclamé à cor et à cri, monsieur Rimane –, a dû ouvrir à présent.
M. le président Frantz Gumbs. Les outre-mer sont d’une grande diversité. Se pose donc la question de l’adaptation du système judiciaire à ces réalités diverses et variées. Des dispositifs existent. En Polynésie, par exemple, des juges se déplacent dans des îles lointaines pour recevoir des requêtes orales, lesquelles peuvent ensuite donner lieu à l’ouverture d’un dossier. En Nouvelle-Calédonie, il existe des assesseurs coutumiers qui témoignent de l’adaptation de la loi au droit coutumier du territoire. Je citerai également les pirogues du droit, en Guyane, qui permettent d’accéder par le fleuve à des communes isolées – un dispositif aujourd’hui interrompu faute de budget ; ou encore les caravanes d’accès au droit. Ne vous paraît-il pas indispensable d’insister dans ce sens afin de servir la justice avec un grand J, en réduisant non seulement les distances géographiques mais aussi les distances culturelles, souvent linguistiques, qui sont parfois considérables en comparaison de ce que l’on observe ordinairement dans l’Hexagone ?
M. Éric Dupond-Moretti. J’ai beaucoup de mal à répondre à votre question. Les magistrats, les greffiers, les avocats, mais aussi les parlementaires, m’ont souvent alerté sur le manque de personnel ou de moyens. Nous avons essayé de le combler avec le système des brigades – j’ai bien conscience qu’il ne règle pas tout – et par des compensations indemnitaires, afin de répondre au problème récurrent de l’attractivité. Peut-être faudrait-il créer une direction dédiée aux outre-mer au sein du ministère de la justice, au risque d’ajouter une strate administrative qui complexifiera davantage les choses ? C’est aussi une question de rapports interpersonnels. Je n’ai pour ma part jamais balayé d’un revers de manche les alertes des parlementaires. Je tentais de trouver des solutions et il me semblait alors que ce canal de communication suffisait. Cependant, si des difficultés demeurent, pourquoi ne pas songer à créer cette direction dédiée, ne serait-ce qu’à titre expérimental ?
M. le président Frantz Gumbs. Si les brigades permettent de pallier le manque d’attractivité, reste la question de la durée de présence de ces magistrats affectés à titre temporaire. Leur turnover important entraîne des temps de latence qui aboutissent à des retards dans le traitement des dossiers. Les magistrats dits placés ne peuvent quant à eux que dépanner. Ne conviendrait-il pas de faire en sorte que les personnels de justice soient plus représentatifs des territoires concernés ? Parce qu’ils seraient plus stables et ressembleraient davantage à leurs justiciables, des magistrats qui en seraient issus ne renforceraient-ils pas la confiance dans la justice ?
M. Éric Dupond-Moretti. Résoudre le problème de l’attractivité passe sans aucun doute par davantage de magistrats guadeloupéens en Guadeloupe, martiniquais en Martinique, guyanais en Guyane. Demeure cependant la question de la formation. Créer une ENM ultramarine n’aurait pas de sens : où faudrait-il l’installer ? À Saint-Denis de La Réunion, à Mayotte ? Créer autant d’antennes qu’il y a de territoires ultramarins coûterait une fortune ; il faudrait également trouver les enseignants… Si des étudiants ultramarins se destinaient à la magistrature ou au greffe, le problème de l’attractivité serait réglé. Il faut peut-être travailler en ce sens car les magistrats placés ou les brigades permettent seulement de répondre à l’urgence, ce ne sont pas des dispositifs pérennes ; on ne peut pas conduire de force un magistrat, en le prenant par la peau du cou, à des milliers de kilomètres de chez lui. Il en va d’ailleurs de même pour les agents pénitentiaires qui quittent leur île pour rejoindre, dans le froid parisien, des maisons d’arrêt ou des établissements pour peines – on fait mieux, en termes d’attractivité.
La justice serait-elle mieux acceptée par les Guadeloupéens si elle était rendue par des Guadeloupéens ? Sans doute, mais c’est dommage.
M. Davy Rimane, rapporteur. Alors que chaque territoire dit d’outre-mer a sa spécificité, lors de son audition, la présidente de l’association des magistrats ultramarins regrettait que la formation « partir en outre-mer », dispensée par l’ENM aux futurs magistrats, explique la réalité des choses de manière si peu étayée. Peut-être faudrait-il commencer par là, cela ne coûterait pas deux bras mais demanderait un peu d’organisation.
Selon le territoire, l’accès au droit et à la justice est différent. Certains territoires sont bien dotés en immobilier, d’autres moins. La LOPJ a effectivement été votée lorsque vous étiez ministre. Vous avez aussi su prendre des mesures pour répondre à l’urgence mais, vous avez raison, elles ne sont pas pérennes. Il faut donc penser à la suite. C’est là où le bât blesse. Au reste, selon le ministre en poste, les relations entre le ministère et les parlementaires évoluent et ce manque de continuité complique la situation.
Comment appréhendiez-vous ces différences manifestes d’un territoire à l’autre afin d’y répondre au mieux ? Étaient-ce plutôt les élus, les parlementaires, les présidents de cour qui vous remontaient les informations ? Je rappelle qu’avant votre arrivée, certains magistrats sont allés jusqu’à se mettre en grève pour exprimer leurs besoins humains et logistiques.
M. Éric Dupond-Moretti. J’étais d’abord informé par les parlementaires, qui m’interpellaient lors des questions au gouvernement ou dans les couloirs. C’est ainsi que doivent fonctionner les relations entre parlementaires et ministres. Vous l’avez dit, cela dépend des ministres ; sans doute mais aussi des parlementaires. Un ministre se doit d’être à l’écoute et d’essayer de résoudre les problèmes.
J’étais également informé par les visioconférences – pendant le covid, des réunions avec les juridictions étaient organisées à un rythme hebdomadaire. Les déplacements sont aussi un bon moyen de prendre le pouls.
Je vous suggère d’inviter la directrice de l’ENM qui est une femme de grande bonne volonté. Plus globalement, l’éducation nationale a un rôle majeur à jouer pour faire connaître aux jeunes les métiers de la justice. La multiplication des stages dans les juridictions est également une manière de susciter des vocations et c’est simple à organiser. Le problème de l’attractivité sera moins prégnant dès lors que les magistrats et les greffiers seront davantage originaires des territoires ultramarins.
Il faut aussi résoudre les difficultés en matière de transport. L’éloignement rend les choses intrinsèquement plus difficiles : il est plus compliqué pour un étudiant de rejoindre Bordeaux depuis Pointe-à-Pitre que depuis Dijon.
M. Davy Rimane, rapporteur. Certains pointent une justice à deux vitesses. Nos discussions avec les chefs de juridiction ont mis en évidence à tout le moins des réalités disparates : dans certaines juridictions, le turnover chez les magistrats cause un retard dommageable dans le traitement des dossiers ; dans d’autres, les délais de jugement sont plutôt bons, parfois bien meilleurs que dans l’Hexagone. À quoi tiennent ces différences ? Le turnover est-il seul responsable ou le manque de moyens humains doit-il également être incriminé ?
M. Éric Dupond-Moretti. Aux deux causes que vous avez identifiées, j’en ajouterai une troisième : la qualité des personnels.
Le manque de moyens humains est une évidence. Les « sucres rapides », la création des brigades ainsi que l’embauche massive de magistrats étaient destinés à le pallier. Je rappelle qu’en 2017 il n’y avait pas de wifi dans les tribunaux. Partant de très, très loin, la justice a été dotée comme elle ne l’avait jamais été auparavant : le budget aura augmenté de 60 % sous Emmanuel Macron.
Le turnover n’arrange rien : il est certain qu’un dossier de cinq tomes laissé par un magistrat à son successeur ne peut connaître une issue rapide.
Enfin, dans un même tribunal, sur quatre cabinets d’instruction, il y en a deux où ça dépote, un troisième où ça dépote moins et un dernier où ça ne dépote pas du tout. La justice dépend aussi de ceux qui la rendent, c’est ainsi. Il y a de très bons magistrats, comme de très bons avocats et de très bons parlementaires, et d’autres qui le sont moins. Les chefs de juridiction que j’ai rencontrés étaient très conscients des performances très variables d’un magistrat à un autre. C’est la vie. Aucun garde des sceaux ne pourra y remédier.
Le turnover reste la principale cause des retards. Si les moyens sont encore insuffisants, ils ont été sensiblement améliorés. Nombre de magistrats l’ont reconnu. L’expression syndicale a été moins positive, mais c’est le propre de celle-ci que de n’être jamais satisfaite.
Les fameux chiffres de la Cepej (Commission européenne pour l’efficacité de la justice), qui du reste ont deux ans de retard, établissent entre la France et l’Allemagne une comparaison qui n’est pas valable car la justice commerciale et la justice prud’homale ne sont pas rendues de la même manière.
Tout n’a pas été fait, c’est vrai, mais quelques améliorations ont été apportées tout de même.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans plusieurs territoires, il est question d’un fonctionnement que certains pourraient qualifier de postcolonial. Les accointances entre juges, procureurs, police et gendarmerie expliqueraient des décisions parfois partiales. Pour vous, est-ce un non-sujet ?
M. Éric Dupond-Moretti. Ce n’est pas un non-sujet puisque ces appréhensions s’expriment au sein d’une partie de la population, aux yeux de laquelle une décision de justice est nécessairement teintée de postcolonialisme, pour reprendre votre expression. Lors d’une rentrée solennelle, j’ai entendu un bâtonnier se plaindre de ce qu’il y avait trop de juges blancs.
Certains font donc état d’un problème. Cependant, dans mes fonctions, je n’ai jamais eu connaissance d’une décision fondée sur de telles considérations – et heureusement. Si j’en avais été informé, je ne l’aurais pas laissé passer.
Par ailleurs, le vécu peut être subjectif. Il n’est pas exclu que certains soient animés de mauvais sentiments.
M. le président Frantz Gumbs. L’accès au droit signifie l’accès aux lieux du droit, ainsi qu’à la matière elle-même. Il est freiné par la distance, d’une part, et par l’illettrisme ou l’illectronisme, d’autre part.
Pour lever ces freins, ont été créés les CDAD (centres départementaux de l’accès au droit), la justice foraine et les points-justice, qui permettent de déplacer le droit vers les justiciables. Quelle est la pertinence de ces dispositifs pour garantir un égal accès au droit à tous les citoyens ?
M. Éric Dupond-Moretti. L’institution judiciaire est un pilier du pacte social. Elle doit être ouverte, accessible ; elle doit se déplacer auprès des populations qui n’y ont pas accès – la pirogue du droit en est le parfait exemple.
Lorsque j’étais ministre, j’ai rouvert des juridictions dont la fermeture obligeait les citoyens à parcourir une distance inacceptable – je ne l’ai plus en tête – et de nombreux points-justice ont été créés. Il faut continuer à le faire chaque fois que le droit n’est pas accessible. Ces points d’accueil sont souvent couplés aux maisons France Services, jusqu’à être parfois installés dans les mêmes lieux. Les personnes qui y travaillent donnent les premières indications sur les démarches à suivre.
M. le président Frantz Gumbs. Le fonctionnement et le financement des points d’accès au droit varient beaucoup d’un endroit à un autre – l’État et les collectivités, qui sont partenaires dans ce domaine, n’assument pas toujours leurs rôles respectifs, ces dernières faisant parfois preuve de réticence. Pourrait-on uniformiser l’organisation de ces lieux pour garantir leur efficacité et leur pérennité ?
M. Éric Dupond-Moretti. Vous n’avez pas mentionné un élément dont l’absence peut constituer un obstacle : les véhicules, qui permettent aux magistrats et aux greffiers forains de se déplacer. Le ministère de la justice ne manque pas de véhicules puisqu’il en confisque un certain nombre, et les mécanismes pour les attribuer à une juridiction sont assez simples.
Vous me pardonnerez une petite digression. À mon arrivée au ministère, on m’a fait part de plusieurs bonnes pratiques, dont l’usage était circonscrit à la juridiction dans laquelle elles avaient vu le jour. Pour que celles-ci soient étendues dans les autres juridictions, sans que le garde des sceaux ait besoin pour cela de prendre une circulaire, j’ai lancé un site intranet qui les répertorie. C’est un outil formidable pour les magistrats et les greffiers.
Parmi ces bonnes pratiques figure la distribution des scellés – parfois, les idées les plus simples sont les meilleures. Des tas de scellés dorment dans les tribunaux et les encombrent. Grâce à des conventions, ils peuvent être remis à des associations, en l’occurrence la Croix-Rouge, qui les distribuent à son tour à des personnes dans le dénuement. Cela permet de donner aux justiciables, souvent modestes, une autre image de la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Plusieurs avocats se plaignent de dysfonctionnements de l’aide juridictionnelle, qui ne tiennent pas seulement à la faiblesse de son montant. Ils sont un obstacle supplémentaire à l’accès à la justice puisqu’ils peuvent dissuader le justiciable de la saisir faute d’avocat.
M. Éric Dupond-Moretti. Vous avez raison. Toutefois, le montant de l’aide juridictionnelle a été augmenté de manière substantielle, sans doute pas suffisamment encore. Je ne suis pas capable de vous donner des chiffres précis, mais vous constaterez à la lecture des débats et documents budgétaires que des efforts importants ont été faits.
L’argent est le nerf de la guerre, tant pour renforcer l’attractivité de l’institution que pour permettre aux avocats de vivre de leur métier.
M. le président Frantz Gumbs. Considérez-vous que le fonctionnement de la justice est satisfaisant pour les justiciables en outre-mer ? Ont-ils confiance dans le système judiciaire, selon vous ?
M. Éric Dupond-Moretti. On ne peut pas passer une heure à égrener les difficultés pour finalement dire : « tout va très bien, madame la marquise ». Bien sûr, il y a des problèmes, structurels et conjoncturels. Des améliorations ont été apportées, mais je n’ai jamais eu la prétention de posséder une baguette magique.
La justice est-elle appréciée dans les territoires ultramarins ? Non, mais pas plus qu’elle ne l’est en métropole. En matière civile, celui qui perd pense qu’il a eu affaire à un mauvais juge tandis que celui qui gagne loue ses qualités – c’est très humain. En matière pénale, le prévenu, qui perd à tous les coups, ne peut pas être satisfait. Les Grecs avaient la sagesse de distinguer la Thémis et la Diké, la justice divine et la justice des hommes, par définition imparfaite.
La justice a toujours suscité de l’insatisfaction. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité – et j’en suis très fier – que soit instaurée la justice amiable, en prenant exemple sur le Québec et les Pays-Bas. Partout les délais sont trop longs – trois ou quatre ans pour divorcer, c’est insupportable car c’est votre vie qui en est affectée. La justice amiable permet de réduire ces délais mais aussi de replacer le justiciable au centre de la procédure – il ne subit plus la justice, il y participe. Cela facilite l’acceptabilité des décisions.
On peut faire un parallèle avec le droit coutumier, qui laisse une grande place à la discussion. La justice amiable est l’une des solutions pour lutter contre le rejet de la justice. Elle a toute sa place dans les territoires d’outre-mer. Une fois encore, il s’agit d’une idée toute simple que tout le monde comprend.
M. Davy Rimane, rapporteur. L’institution judiciaire est capable de s’adapter aux spécificités des territoires. La place faite à l’oralité en témoigne.
Devant le conseil de prud’hommes, l’oralité a longtemps été largement admise, mais depuis que les juges sont professionnels, l’écrit est devenu la norme.
Dans tous les territoires qui font de l’oralité le principe dans le règlement des litiges, la justice n’aurait-elle pas intérêt à l’autoriser plus largement ? Elle le fait dans les territoires du Pacifique et à Mayotte, mais pas forcément dans les autres.
M. Éric Dupond-Moretti. Il ne me paraît pas très compliqué d’adapter le droit à des spécificités locales. Il existe bien un droit alsacien.
Dans un procès, l’oralité est présente jusqu’à ce que les greffiers transcrivent les propos qui ont été échangés par les parties. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Le juge doit se prononcer sur la base non pas de ce qu’il a entendu mais de ce qui a été consigné, pour éviter les contestations et asseoir l’autorité de la chose jugée.
Dès lors qu’il y a quelqu’un pour consigner ce qui a été dit, l’oral devient de l’écrit et ce n’est plus un problème.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je suis d’accord, il faut consigner les échanges pour assurer une traçabilité. Je visais plutôt la saisine de la justice. Je plaide pour qu’à cette étape de la procédure le recours à l’oralité soit davantage autorisé. En Polynésie, le justiciable peut saisir de manière orale le juge qui vient à sa rencontre : il présente son problème, le greffier transcrit et le juge se prononce sur la base des déclarations. Cette solution, qui semble intéressante, n’est pas suffisamment développée.
M. Éric Dupond-Moretti. Je n’ai rien à ajouter. Ce que vous dites est très juste.
M. le président Frantz Gumbs. Si vous pouviez apporter une seule amélioration au fonctionnement du système judiciaire, quelle serait-elle ?
M. Éric Dupond-Moretti. Il est très compliqué de répondre à votre question, mais je choisirais de poursuivre la hausse des moyens et d’améliorer l’attractivité – il y a quelques pistes en la matière.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour votre contribution à notre réflexion et pour votre franchise bien connue.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous accueillons M. Alexandre Rochatte, haut-commissaire de la République en Polynésie française. Si vous avez pris vos fonctions récemment, vous connaissez déjà bien ce territoire pour y avoir été secrétaire général du haut-commissariat entre 2010 et 2012 ; vous avez également été en poste en Guadeloupe, de 2020 à 2023.
Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Alexandre Rochatte prête serment.)
M. Alexandre Rochatte, haut-commissaire de la République en Polynésie française. En effet, je n’ai pris mon poste en Polynésie française qu’il y a un mois, mais j’ai exercé les fonctions de secrétaire général ici, il y a une douzaine d’années. Entre-temps, la situation institutionnelle a évolué, mais assez peu.
La Polynésie française se caractérise d’abord par l’éloignement et l’éparpillement. Elle est constituée de cinq archipels qui totalisent 118 îles, dont seulement 76 sont habitées. Sa population atteint, d’après le dernier recensement, 283 000 habitants ; fait important, 80 % d’entre eux sont regroupés dans les îles du Vent et même 70 % dans les seules îles de la Société, Tahiti et Moorea principalement. On illustre souvent cet éparpillement en superposant la carte de la Polynésie française sur celle de l’Europe : les archipels sont dispersés dans une zone correspondant quasiment à la superficie de l’Union européenne – pour une population infiniment moindre.
Deuxième caractéristique majeure : le statut de l’autonomie. Ébauché dès 1984, revu en 2004 puis ajusté en 2007 et en 2011, il organise le transfert de compétences vers la collectivité de Polynésie française, ce qui a pour conséquence que le droit est pour partie élaboré localement. Quant aux compétences des services de l’État – qui sont placés sous mon autorité ou sous celle de la justice et des finances publiques –, elles ont également évolué, mais leur répartition est différente de celle qui prévaut dans d’autres départements et régions d’outre-mer (Drom) et dans l’Hexagone. L’organisation institutionnelle de la Polynésie française est originale, puisque les compétences de la collectivité sont exercées par une Assemblée de la Polynésie française (APF), un président qu’elle élit et un gouvernement dont le nombre de ministres et l’organisation sont fixés par une loi organique.
Pour exercer ses compétences, la Polynésie française dispose de la capacité juridique d’élaborer des lois du pays, c’est-à-dire des actes de nature réglementaire et adaptés aux spécificités locales du territoire, dans un champ de compétences très large. On pourrait presque dire que l’ensemble des compétences liées aux politiques publiques sont exercées par la collectivité et que l’État n’y conserve que ses compétences régaliennes.
L’exercice des compétences de la collectivité est toutefois accompagné par les services de l’État, tant pour le contrôle de légalité – un dispositif classique qui permet de vérifier que les lois du pays sont conformes à la loi organique et aux lois et règlements auxquels elles sont assujetties –, qu’en matière d’ingénierie, d’accès au droit et de financement. Toutes les politiques publiques font l’objet d’une convention de financement ou d’un appui financier sous la forme de subventions ou de dotations.
Les communes constituent une autre particularité de l’organisation institutionnelle de la Polynésie française. Dans l’ensemble de ces îles éparpillées, on compte seulement quarante-huit communes exerçant des compétences et quatre-vingt-dix-huit communes associées, ce qui affecte la proximité avec laquelle s’exercent ces compétences. Ailleurs qu’à Tahiti, île qui compte plusieurs communes, l’organisation la plus habituelle est celle d’une commune dans l’une des îles d’un archipel comprenant plusieurs communes associées, notamment dans les archipels éloignés.
Cette configuration conditionne l’accès au droit, car un certain nombre d’habitants de la Polynésie française sont confrontés à une double voire à une triple insularité. Double, car l’éloignement de Paris y est maximal, triple car depuis la capitale, l’accès à certaines îles – celles de l’archipel des Marquises par exemple – suppose de prendre un avion jusqu’à Papeete, puis un autre pour gagner l’une des îles possédant un aéroport et enfin un bateau pour atteindre sa destination.
La continuité territoriale et l’accès aux services publics dépendent donc de l’éloignement physique et numérique. Même si la Polynésie française, compétente en la matière, a développé et développe encore le système de câbles reliant les îles les plus peuplées à Tahiti et Papeete, les liaisons numériques ne sont pas complètement assurées dans certaines îles. L’amélioration de la couverture satellitaire est en cours.
Le territoire est structuré par des institutions adaptées. Depuis 1984, le statut de l’autonomie a évolué pour conférer à la Polynésie française des compétences qui la distinguent des autres collectivités d’outre-mer. Par ailleurs, l’adaptation très forte des services de l’État a permis de répondre aux enjeux locaux.
Les forces de sécurité intérieure ont par exemple ajusté leur dispositif et leur déploiement pour s’adapter aux spécificités géographiques et démographiques de la Polynésie française. La police nationale est compétente dans la zone la plus peuplée, constituée des deux communes de Papeete et de Pirae, tandis que la gendarmerie nationale est compétente dans l’ensemble des autres communes et îles. Hors des îles les plus peuplées, la population des archipels est estimée à 70 000 habitants, dont environ 16 000 ne disposent pas d’un accès direct et permanent à une brigade de gendarmerie. Cependant, ils bénéficient de dispositifs adaptés, notamment celui de la compagnie des archipels, composée de gendarmes basés à Papeete mais pouvant effectuer des missions dans les îles les plus éloignées.
Autre adaptation à signaler, l’aller vers volontariste de la police et de la gendarmerie, au profit des populations des archipels les plus éloignés de Tahiti et dont l’accès au droit est le plus contraint. La brigade des Tuamotu regroupe des gendarmes pouvant intervenir dans les îles éloignées de cet archipel. En outre, des tournées dites administratives permettent aux gendarmes et, si nécessaire, à des professionnels du droit, d’atteindre des îles éloignées, par voie aérienne ou maritime et, le cas échéant, avec le concours de la marine nationale. En matière d’accès au droit, des dispositifs portatifs de recueil des données permettant d’établir une carte nationale d’identité ou un passeport, nécessaire aux habitants de la Polynésie française, peuvent être ainsi acheminés. Ils peuvent l’être à nouveau, trois semaines plus tard, en vue de la collecte des titres, lesquels peuvent aussi être mis à disposition des habitants à Papeete, d’où ils partent pour gagner l’aéroport international.
L’aller vers justifie aussi que les brigades de gendarmerie aient la possibilité d’exercer des compétences exceptionnelles, en guise de compensation de l’absence de professionnels du droit. Ainsi, les gendarmes peuvent effectuer un nombre limité d’actes notariés dans les archipels, ce qui facilite les transmissions en cas de décès. Ils font également office d’auxiliaires d’huissiers et peuvent exercer des compétences pour le compte ou à la place d’huissiers qui ne seraient pas présents là où ils interviennent. De manière plus anecdotique, ils peuvent faire passer l’examen du permis de conduire dans les seuls archipels où cette capacité peut être délivrée. Ainsi, des dispositifs juridiques ont été développés au bénéfice des habitants de Polynésie ; ils sont adaptés à son éloignement géographique.
Comme vous l’ont expliqué la première présidente et le procureur général de la cour d’appel de Papeete, le dispositif juridictionnel est adapté, puisque des sections détachées du tribunal agissent de manière déconcentrée dans les archipels et qu’une magistrate est présente aux îles Marquises, l’archipel le plus excentré. L’existence d’un tribunal foncier en Polynésie française, adaptation du droit et de la justice au bénéfice de nos concitoyens, mérite d’être mentionnée, puisque ce territoire est le seul où cette juridiction existe. Elle a vocation à gérer les particularités et litiges fonciers – qui, au reste, existent dans d’autres territoires d’outre-mer.
Les difficultés d’accès au droit que rencontrent les Polynésiens sont parfois de nature linguistique : ils sont nombreux à parler le tahitien ou d’autres langues voisines, comme le pa’umotu ou le marquisien. Mais 40 % des gendarmes sont originaires de Polynésie française et maîtrisent une langue locale, et 90 % des policiers locaux ont été intégrés à un corps d’État pour l’administration de la Polynésie française, qui prévoit un recrutement local et l’accomplissement de toute leur carrière en Polynésie. Contrairement à la Guadeloupe, où les interprètes du tribunal effectuent des vacations en fonction des besoins, ceux des juridictions de Polynésie y sont affectés, par contrat, à temps plein. De la même manière, les greffiers qui suivent les audiences foraines sont ceux qui parlent les langues tahitiennes, ce qui facilite l’accès au droit des populations qui ne maîtrisent pas correctement le français.
Enfin, il me semble important d’évoquer le principe de spécialité, qui a des conséquences sur l’accès au droit en Polynésie française. Dans de nombreux domaines, le droit local est issu de l’exercice des compétences transférées à la collectivité locale. Les réglementations en matière d’urbanisme, de marchés publics, de circulation routière ou de fiscalité – très particulière en Polynésie française – ont des conséquences sur le droit et son exercice. Les règles sont édictées par la Polynésie française et adaptées au territoire ; les gendarmes et policiers effectuent leurs contrôles en conséquence. De surcroît, la collectivité de Polynésie a la capacité d’établir des infractions aux règles qu’elle a édictées. Plus précisément, les articles 21 et 22 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française encadrent cette compétence tout en permettant à la collectivité d’établir, dans certains domaines, des régimes d’infractions et d’amendes parfaitement adaptés à la situation locale.
Le conseil d’accès au droit de la Polynésie française (CADPF), institué en 2022 et qui fonctionne aujourd’hui grâce aux deux équivalents temps plein (ETP) affectés par le tribunal de première instance, a également adopté une logique d’aller vers et se rend présent dans les archipels et les îles, à l’occasion de tournées administratives ou en fonction d’un calendrier de déplacements qui lui est propre. La participation de professionnels du droit à ces tournées permet de pallier certains manques, sachant que les gendarmes peuvent réaliser des actes notariés car les professionnels du droit que sont les huissiers et les notaires sont bien plus rares dans les archipels que dans l’île de Tahiti. En clair, si la Polynésie française ne souffre pas d’un manque de professionnels du droit, il est nécessaire d’aller vers la population. Le bâtonnier s’assure notamment de la présence d’avocats dans le CADPF.
Il n’y a pas de maisons France services en Polynésie française, car leurs missions sont exercées par le pays et la collectivité. En revanche, se développent les fare ora, des établissements dont le principe général, et non l’organisation fine, peut être comparé à celui des maisons France services. En début de semaine, je me suis rendu à Tubuai, dans les îles Australes, où des points numériques et des guichets uniques ont été créés par la collectivité ; nous étudions actuellement le rattachement aux fare ora de services d’accès au droit qui relèvent de ma compétence ou de celle de l’État – recueil de titres ou conseils divers, entre autres.
M. le président Frantz Gumbs. L’État conserve essentiellement les compétences régaliennes – je suppose qu’il s’agit essentiellement de la justice et de la police, laquelle relève des forces de sécurité intérieure, qui dépendent de l’État. Si 40 % des gendarmes sont issus du territoire, existe-t-il une force de police relevant de la collectivité elle-même ?
M. Alexandre Rochatte. Non. Les communes disposent de polices municipales, organisées sur le modèle qui existe dans l’Hexagone, mais il n’y a pas de police de la collectivité.
M. le président Frantz Gumbs. Nous partageons votre préoccupation concernant l’accès à la justice dans un territoire où les distances physiques mais aussi linguistiques et culturelles sont grandes. Dans un territoire aux dimensions si extraordinaires, quelle proportion de la population reste-t-il à toucher ? Que faut-il encore faire pour améliorer l’accès au droit dans les îles les plus lointaines et parmi les populations les plus touchées par l’analphabétisme et l’illectronisme ?
M. Alexandre Rochatte. Il est difficile de répondre précisément à votre question. Tout dépend de la nature de la difficulté d’accès au droit, qui est fonction du droit lui-même et des îles où il doit être exercé. Les 15 000 habitants des archipels éloignés n’ont pas accès à une brigade de gendarmerie, c’est-à-dire à l’échelon de proximité le plus important pour eux : voilà un premier indicateur.
Ensuite, les communes de certaines îles hébergent des brigades de gendarmerie, mais leurs communes associées sont parfois distantes de plusieurs heures de navigation. Les résidents de ces communes associées sont donc très éloignés des gendarmes, bien qu’ils aient administrativement accès à ceux de la commune principale.
Enfin, l’accès au réseau et à la connectivité est décisif dans les archipels éloignés. Des câbles sont installés dans les îles les plus peuplées et les opérateurs de Polynésie française travaillent au renforcement de la couverture satellitaire, afin de fournir un accès plus stable et de meilleurs débits aux habitants. Il y va de leur accès au droit, mais aussi de leur accès à la santé, puisque le développement de la télémédecine est encouragé. Rappelons que les enjeux d’accès au droit sont semblables à ceux que connaissent d’autres services publics, notamment celui de la santé.
M. le président Frantz Gumbs. Connaissez-vous la typologie générale de la délinquance en Polynésie française ? En quoi consiste l’essentiel de l’activité de la justice face aux litiges et aux crimes et délits divers et variés constatés dans ce territoire ?
M. Alexandre Rochatte. Je ne peux pas répondre à la place des magistrats, mais je constate que les services d’enquête, et donc la justice, sont confrontés à trois principaux types d’infractions. En premier lieu, les violences intrafamiliales constituent une part importante des délits commis. Deuxième catégorie de délits : l’usage et la détention de stupéfiants, souvent produits localement comme le pakalolo, un dérivé du cannabis, mais également importés du continent américain comme l’ice, une méthamphétamine. Enfin, les délits routiers sont liés à une conduite dangereuse et à la consommation d’alcool ou de stupéfiants.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nos concitoyens n’ont pas un accès au droit d’égale qualité selon le lieu où ils habitent – en Polynésie, c’est indéniable. Je sais que vous venez d’arriver en poste, mais pouvez-vous d’ores et déjà préciser quels moyens l’État déploie localement pour permettre à chacun un accès minimal à ses droits ?
M. Alexandre Rochatte. Rappelons que l’Assemblée de la Polynésie française participe à l’élaboration du droit en vigueur localement. Il faut qu’elle soit en mesure de le faire connaître à nos concitoyens.
Nous appliquons un principe d’aller vers. Les agents du conseil d’accès au droit, les gendarmes, les magistrats – à travers les audiences foraines – et les autres acteurs de l’accès au droit – dans le cadre de tournées administratives – vont au plus près de la population. Le rythme de ces déplacements reste perfectible, à cause de l’éloignement ou des difficultés matérielles – certaines îles, par exemple Rapa, au sud de l’archipel des Australes, n’ont pas d’aérodrome, si bien que les acteurs doivent se déplacer en bateau, en général avec des navires de la marine nationale.
L’autre question majeure est celle de l’amélioration de la connexion à internet, afin de garantir un meilleur accès au conseil d’accès au droit, aux forces de sécurité ou aux professionnels du droit privé. Ceux-ci s’inscrivent d’ailleurs dans la même logique d’aller vers que les services de l’État et du pays.
M. Davy Rimane, rapporteur. Est-il possible de se connecter à internet dans toutes les îles habitées du territoire ?
M. Alexandre Rochatte. Toutes les îles disposent désormais d’une liaison internet. C’est important notamment en cas de prévision de catastrophe naturelle – je pense notamment aux alertes cycloniques. Les îles ne sont jamais isolées.
En revanche, la limitation du débit internet constitue encore un frein à l’accès au droit dans certaines îles.
M. Davy Rimane, rapporteur. Tout le monde ne maîtrise pas le français. Les supports transmis aux personnes les plus isolées sont-ils traduits dans leur langue maternelle ?
M. Alexandre Rochatte. À chaque fois que des agents de l’État se déplacent, soit ils utilisent des documents rédigés dans les langues polynésiennes, notamment le tahitien, qui a une valeur véhiculaire, soit ils recourent aux services d’interprètes ou d’agents de l’État locuteurs du polynésien, afin de garantir un accès immédiat au droit à ceux de nos concitoyens qui ne maîtrisent pas suffisamment le français. Ces agents peuvent être des policiers, des gendarmes, des fonctionnaires du haut-commissariat ou de la justice.
M. Davy Rimane, rapporteur. Lorsque les magistrats et leurs greffiers se déplacent dans les territoires les plus éloignés de la Polynésie, ils permettent à nos concitoyens de saisir la justice de manière orale. L’administration prend-elle en compte, de même, les démarches orales en les consignant à l’écrit ?
M. Alexandre Rochatte. Pour les archipels les plus éloignés, nous organisons des tournées administratives. Quand nous allons ainsi au-devant de nos concitoyens, des aides locales appuient toutes les demandes, en les consignant à l’écrit.
M. le président Frantz Gumbs. Les professionnels du droit – notaires, avocats, huissiers, notamment – sont-ils en nombre suffisant et bien répartis sur le territoire ?
M. Alexandre Rochatte. S’agissant de leur nombre, il n’y a pas de problème pour les notaires et les avocats – ils sont nombreux, notamment à Tahiti. En revanche, plusieurs acteurs évoquent un manque d’huissiers et un problème de renouvellement des générations pour cette profession.
Quant à la répartition des professionnels du droit, elle correspond à celle de la population. Ils sont très présents à Tahiti, mais aussi à Raiatea ; en revanche, ils sont peu présents voire absents dans les autres archipels. Ainsi les dispositifs d’aller vers du conseil d’accès au droit et les tournées administratives incluent-ils les professionnels du droit.
Enfin, les gendarmes peuvent être auxiliaires d’huissiers et effectuer des actes notariés, dans les archipels les plus éloignés, où les professionnels du droit sont absents.
M. le président Frantz Gumbs. Quelles relations entretiennent les services de l’État en général, et les services judiciaires en particulier, avec les autorités coutumières ? Dans d’autres territoires d’outre-mer, celles-ci sont très bien considérées. Elles peuvent être force de médiation, par exemple.
M. Alexandre Rochatte. Contrairement à d’autres territoires d’outre-mer, la Polynésie française ne compte pas d’autorité coutumière – ce trait de l’organisation locale est ancien. En Polynésie, ce sont plutôt les religions – notamment les Églises, protestantes ou catholique – qui occupent une place importante. Nous avons des contacts avec elles, mais elles ne jouent pas le même rôle que des autorités coutumières, notamment pour les médiations ou pour faire le lien avec les populations les plus éloignées du droit.
M. le président Frantz Gumbs. Estimez-vous que le système judiciaire, de manière générale, donne satisfaction aux justiciables de la Polynésie ? Les Polynésiens ont-ils confiance en la justice ?
M. Alexandre Rochatte. Il n’est pas évident de répondre à cette question, notamment pour un haut-commissaire, qui n’a pas autorité sur l’autorité judiciaire et entretient des liens très particuliers avec elle. Cela étant, je ne constate pas ici de défiance envers la justice. Jusqu’à récemment, les décisions de justice étaient peu critiquées.
Toutefois, nous voyons poindre, y compris chez certains élus du territoire, une demande d’alourdissement des peines pour trafic de stupéfiants – notamment de méthamphétamine. De fait, la consommation de drogue et ses conséquences sont devenues un sujet de société en Polynésie française. Mais il est vrai que ces réactions publiques relayées par les médias ne témoignent pas vraiment d’une défiance. C’est parce qu’ils ont confiance dans la justice que ces responsables demandent qu’elle aille plus loin lors du prononcé des peines.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Mes chers collègues, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice. Nous avons souhaité consacrer cette matinée à la situation de la Nouvelle-Calédonie. Pour nous parler des spécificités de ce territoire et des difficultés d’accès au droit et à la justice que peuvent rencontrer ses habitants, nous entendons M. Alcide Ponga, président du gouvernement, M. David Ginocchi, directeur des affaires juridiques du gouvernement, M. Ludovic Boula, président du Sénat coutumier et M. Pascal Vittori, président de l’association des maires et maire de Boulouparis. Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Ludovic Boula, David Ginocchi, Alcide Ponga et Pascal VIttori prêtent successivement serment.)
M. Alcide Ponga, président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. En fonction depuis le début de l’année et absorbé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les devoirs de ma charge, je laisse notre directeur des affaires juridiques, bon connaisseur des dispositions relatives à la Nouvelle-Calédonie, qu’il a eu l’occasion d’appliquer, résumer les réponses au questionnaire que vous nous avez transmis, dont nous vous transmettrons une version écrite plus complète.
M. David Ginocchi, directeur des affaires juridiques du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. La question de l’accès au droit, en Nouvelle-Calédonie, est particulière à deux titres. Outre les difficultés communes aux outre-mer, nous avons des particularités qui la rendent plus sensible qu’ailleurs.
L’accès au droit est une compétence partagée entre l’État et la Nouvelle-Calédonie. L’État est compétent en matière d’organisation judiciaire. Le Conseil d’État a eu l’occasion de rappeler qu’à ce titre, l’État est compétent pour coordonner l’accès au droit en Nouvelle-Calédonie.
C’est pourquoi nous n’avions pas, jusqu’à récemment, de conseil d’accès au droit (CAD). Créé par la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, il a pris ses fonctions en 2023 et sa première année d’activité a été 2024. Il s’agit donc d’une nouveauté, au moins sur le plan institutionnel – il y avait auparavant des initiatives, associatives pour la plupart.
Si l’État gère l’organisation judiciaire et à ce titre l’accès au droit, la Nouvelle-Calédonie est compétente en matière de droit civil et de procédure civile. En matière d’aide juridictionnelle, la compétence est partagée entre la Nouvelle-Calédonie, en matière civile, et l’État, en matière pénale. La collectivité de Nouvelle-Calédonie joue donc un rôle en matière d’accès au droit, même si l’essentiel du champ de compétence relève de l’État.
S’agissant des difficultés d’accès au droit et à la justice, la première d’entre elles, comme ailleurs outre-mer, est la distance. La Nouvelle-Calédonie est un archipel. L’accès à la justice est très concentré sur la Grande Terre, et en son sein sur le Grand Nouméa, où se trouvent l’essentiel de l’activité judiciaire et la plupart des professionnels du droit.
Deux autres sont propres à la Nouvelle-Calédonie. La répartition des compétences et le principe de spécialité législative induisent une complexité institutionnelle et juridique qui rend ardue la connaissance du droit local, pour les justiciables comme pour les professionnels. Il faut plusieurs années de pratique pour comprendre en détail l’articulation entre droit local et droit national. Quant à l’institution judiciaire, elle a du mal, comme ailleurs outre-mer, à fixer des magistrats, qui de surcroît doivent à leur arrivée s’acclimater aux spécificités du droit local et à son articulation avec le droit national.
La seconde difficulté réside dans l’articulation entre droit commun et droit coutumier. En Nouvelle-Calédonie, les personnes de statut civil coutumier relèvent, pour les actes ressortissant au droit civil, du droit coutumier. Son articulation avec les institutions judiciaires est assurée, en matière civile, par les assesseurs coutumiers, généralisés par la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie du 19 mars 1999.
C’est une source de complexité pour l’institution judiciaire comme pour les justiciables. En effet, l’oralité de la coutume rend parfois sa compréhension et sa traduction juridique difficiles, et il existe des conflits de normes entre droit coutumier et droit commun, que ne résorbe pas une jurisprudence de plus en plus abondante. Nous en mentionnons plusieurs exemples dans notre réponse écrite au questionnaire. Parfois, le simple fait de savoir si une personne relève du droit commun ou du droit coutumier n’est pas évident.
En raison de ces particularités, qui ne sont traitées qu’en partie, des difficultés et des inégalités en matière d’accès au droit et à la justice demeurent en Nouvelle-Calédonie.
M. Ludovic Boula, président du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie. Mon propos, comme le précédent, sera synthétique et complété par une contribution écrite.
Le Sénat coutumier est issu de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie du 19 mars 1999. Il représente les aires coutumières. Nous sommes une instance consultative sur les textes relatifs à l’identité kanak et un acteur de médiation sociale et coutumière. Nous intervenons régulièrement sur les questions relatives au statut civil coutumier, au foncier et à la médiation communautaire.
En matière d’accès au droit et à la justice, la première régulation des conflits, qu’ils soient familiaux, fonciers ou communautaires, a lieu au sein des autorités coutumières, avant tout recours judiciaire. Elle contribue à préserver la cohésion sociale et à désengorger les juridictions. Le Sénat coutumier travaille à formaliser les pratiques de médiation tout en préservant leur souplesse et leur dimension orale.
L’articulation entre droit commun et droit coutumier est certes difficile. Le dualisme juridique est reconnu par la loi organique. C’est une richesse mais sa mise en œuvre pratique est complexe. Les magistrats manquent souvent de formation sur la coutume et les autorités coutumières ne disposent pas de moyens de reconnaissance formelle de leurs décisions.
Avec le tribunal de première instance, nous avons proposé – c’est en cours d’examen – d’envoyer les magistrats arrivant de métropole en immersion dans les tribus avant leur prise de fonctions. Pour comprendre la culture, il faut la vivre. Cela leur permettrait notamment d’assister à un deuil, à un mariage ou à une naissance.
Parmi les difficultés que nous connaissons, l’inégalité territoriale figure en bonne place. Dans des communes telles que Bélep, Yaté et Pouébo, l’absence de greffe permanent et la rareté des avocats rend l’accès à la justice coûteux et long. Il y a aussi la barrière linguistique et culturelle lors des audiences, certains justiciables de statut coutumier ne maîtrisant pas le vocabulaire juridique français. Il est fréquent que la traduction en français ne leur convienne pas et qu’ils en demandent la rectification.
Il y a aussi le statut des assesseurs coutumiers, qui est obsolète. Il est inchangé depuis vingt ans alors même que leur mission est devenue plus complexe. Faiblement reconnus et peu formés, ils constituent pourtant un maillon essentiel de la justice coutumière. Le Sénat coutumier appelle à une réforme complète de ce statut pour mieux valoriser leur rôle et renforcer leur légitimité institutionnelle.
Nous travaillons en étroite collaboration avec le tribunal de première instance – le groupe de travail, qui se réunissait toutes les deux semaines, est en sommeil dans cette mandature – pour formaliser le droit coutumier et moderniser le statut des assesseurs coutumiers. La commission Droit et justice du Sénat demande une réforme complète de leur statut afin d’adapter leur rôle à la réalité des juridictions mixtes. Leur participation est consultative et insuffisamment reconnue. La réforme proposée porte sur la formation juridique et coutumière continue, la clarification du rôle décisionnel des assesseurs et la revalorisation indemnitaire et statutaire de leur fonction.
Nous proposons aussi la création de la fonction de juge coutumier, compétent dans les affaires relevant du statut civil coutumier, c’est-à-dire la filiation, le mariage et la succession dans les aires coutumières. Cette évolution renforcerait la reconnaissance du droit coutumier dans le paysage judiciaire calédonien.
Il y a enfin d’autres recommandations : la création d’un observatoire coutumier de la justice associant magistrats, juristes, avocats et responsables coutumiers ; l’ouverture d’un registre coutumier des décisions et des médiations accessible aux juridictions civiles ; le lancement d’un programme d’interprétariat coutumier et linguistique dans les juridictions de première instance ; le déploiement, après expérimentation dans les aires coutumières de Paicï-Cèmuhi et de Drehu, du numérique coutumier sous forme de bornes d’accès au droit dans les chefferies – si l’identité kanak est une, la coutume diffère selon les aires coutumières.
Je remercie la commission de m’avoir auditionné, parce que c’est une occasion majeure de faire connaître la place du Sénat coutumier comme acteur institutionnel de la justice. Il appelle de ses vœux la modernisation du statut des assesseurs coutumiers afin d’assurer leur pleine participation aux décisions judiciaires, ainsi que la création progressive de la fonction de juge coutumier, garant de la cohérence du droit civil coutumier et de la construction d’un dialogue pérenne entre la justice nationale et la justice coutumière. Nous détaillerons nos actions à cet effet dans une contribution écrite.
M. Pascal Vittori, président de l’association française des maires de Nouvelle-Calédonie. Les maires de Nouvelle-Calédonie sont, comme partout en France, officiers de police judiciaire (OPJ) et officiers d’état civil, garants de l’ordre public local et interlocuteurs de proximité de l’État. À ce titre, ils accueillent les administrés et les orientent vers les services judiciaires, mettent à disposition des locaux communaux pour des permanences, des points-justice et souvent, notamment dans l’intérieur de l’île, pour des avocats, participent à l’élaboration des plans locaux de prévention de la délinquance et assurent la médiation sociale dans les situations de conflit.
Je tiens à mentionner une expérimentation menée par la commune du Mont-Dore, qui a emprunté à la Nouvelle-Zélande un dispositif que nous aimerions généraliser, pour le traitement des mineurs ayant commis un premier acte de délinquance. Il s’agit de réunir une commission composée du maire, des gendarmes, des autorités coutumières et des représentants de la famille, chargée d’expliquer de façon unanime au jeune délinquant que sa conduite est inacceptable et qu’on ne peut pas vivre en société avec de telles conduites. Réunie rapidement après les faits, elle est souvent suivie d’effet, réduisant significativement le taux de récidive.
En matière d’état des services publics et d’infrastructures, qui sont cruciaux pour l’accès à la justice des zones éloignées, le Haut-commissariat de la République et le gouvernement de Nouvelle-Calédonie ont engagé des efforts en faveur du désenclavement numérique dans le cadre du plan stratégique pour l’économie numérique 2024-2027 (PSEN).
Il n’en demeure pas moins que, d’après la direction du numérique et de la modernisation (Dinum), un quart de la population de l’archipel est en situation de fracture numérique, la plupart vivant dans les îles ou dans les coins reculés de la Chaîne centrale. Tous les habitants ne sont pas équipés pour utiliser les services numériques. Surtout, nombreux sont ceux qui ne savent pas les utiliser. Ma municipalité a mis à disposition des habitants une personne à mi-temps qui les accueille et les aide dans leurs démarches numériques.
Concernant les obstacles matériels et géographiques à l’accès à la justice, l’éloignement géographique et le coût des transports jouent un rôle, le manque d’effectifs de la justice – magistrats, greffiers et OPJ – aussi, nonobstant les renforts envoyés après les événements de 2024 dont se sont félicités les juridictions locales et le ministère de la justice. Sont en cause également la rareté des audiences foraines, notamment dans les îles, et le manque de lisibilité des dispositifs d’aide juridique et de médiation coutumière. Le CAD anime un réseau d’une trentaine de points-justice dont la majorité se situe dans le Sud. Ces structures jouent un rôle-clé mais, d’après le CAD, leur répartition et la fréquence de leur activité sont inégales.
Concernant les difficultés d’accès linguistiques à la justice, la présence d’assesseurs coutumiers dans certaines audiences aide les citoyens maîtrisant mal le français. Des associations locales assurent un accompagnement en langue vernaculaire. Les permanences du CAD et des médiateurs facilitent la compréhension des démarches.
Concernant les dispositifs d’accompagnement des publics les plus vulnérables, formés des habitants des zones enclavées, des personnes en situation de précarité économique, des femmes victimes de violences, des jeunes en rupture sociale, des personnes âgées et des personnes présentant des difficultés linguistiques, il existe plusieurs relais : les points-justice, les permanences gratuites d’avocats, les associations d’aide aux victimes et l’aide juridique locale.
Je voudrais revenir sur les victimes de violences intrafamiliales, qui sont principalement des femmes et des jeunes enfants.
Si nous pouvions auparavant nous appuyer sur le réseau de l’association SOS Écoute, les difficultés économiques n’ont pas permis aux collectivités de Nouvelle-Calédonie de continuer à accompagner cette association. Une victime peut certes s’adresser à la gendarmerie, qui a fait un gros effort en désignant un référent pour les violences intrafamiliales dans chaque brigade. Mais le rôle de SOS Écoute était, dans un premier temps, d’orienter les personnes vers des refuges, puis vers des logements qu’elles pourraient occuper de manière un peu plus pérenne. Faute de moyens financiers, cette association ne joue plus ce rôle. De ce fait, on n’a plus recours aux refuges, aux transporteurs et aux familles d’accueil.
C’est un problème important puisque, comme l’a rappelé récemment le Haut-commissaire de la République, 40 % des délinquants incarcérés en Nouvelle-Calédonie le sont pour des violences intrafamiliales.
Les métiers du droit sont sous-représentés en Nouvelle-Calédonie, tant les magistrats que les experts judiciaires ou les OPJ. C’est surtout dû au coût de la vie, à la distance avec la métropole et au faible attrait de postes où l’on est affecté pour une durée courte.
Y a-t-il une forme de défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire ? La défiance concerne selon moi davantage les forces de l’ordre. En Nouvelle-Calédonie, les délinquants reconnaissent très souvent leurs fautes et comprennent pourquoi ils sont incarcérés lorsqu’ils sont condamnés. Cependant, on peut effectivement reprocher à l’institution judiciaire des lenteurs procédurales, des délais perçus comme inéquitables et, parfois, un éloignement géographique. Se manifeste aussi une distance culturelle aux institutions, avec le sentiment que certaines décisions sont importées de la métropole sans prendre en compte les réalités locales.
Pour améliorer la situation, l’association française des maires (AFM) de Nouvelle-Calédonie propose de renforcer les effectifs judiciaires locaux, de pérenniser et d’étendre le réseau des points-justice, de mettre en œuvre un plan d’inclusion numérique judiciaire, de structurer la coordination entre droit commun et droit coutumier et de créer un fond de mobilité judiciaire, qui permettrait aux justiciables éloignés d’être entendus sans faire face à un coût prohibitif. Nous proposons également de garantir un financement stable du CAD.
Pour finir, je souhaite évoquer des problèmes concernant la justice dont on parle souvent en Nouvelle-Calédonie, même s’ils ne sont pas directement liés à l’accès au droit. Le centre pénitentiaire de Camp Est est très ancien. Le nombre de places y est insuffisant et les cellules, insalubres, sont souvent surpeuplées. On dit qu’il n’y a pas assez d’activités destinées à faciliter la réinsertion des détenus.
Les maires ont des contacts avec la direction de la protection judiciaire, de l’enfance et de la jeunesse (DPJEJ). Un suivi régulier des jeunes est organisé dans les communes. Lors des dernières vacances scolaires, cette direction a réservé des places dans des centres aérés pour que les enfants soient pris en charge, car les familles sont souvent défaillantes.
M. le président Frantz Gumbs. Nous sommes évidemment preneurs de vos contributions écrites.
Le Sénat coutumier est une institution prévue par la loi organique, mais il me semble sans équivalent outre-mer. Monsieur le président Boula, pourriez-vous décrire son organisation, sa composition et la procédure de désignation de ses membres ?
M. Ludovic Boula. Le Sénat coutumier est l’émanation des huit pays kanak, chacun d’entre eux étant représenté par deux Sénateurs. Ces seize Sénateurs sont choisis selon les us et coutumes, soit par les chefferies, soit par les conseils des clans. Par exemple, j’ai été choisi par ma chefferie pour représenter l’aire Drehu.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que tout cela est fait de manière orale et qu’il n’y a pas de document ou de procès-verbal comme en droit commun.
M. Ludovic Boula. Nous sommes choisis conformément aux us et coutumes, mais le président du gouvernement signe un arrêté constatant la désignation.
M. Alcide Ponga. Le Sénat coutumier a été prévu lors de l’accord de Nouméa afin d’assurer la représentation et la prise en compte de l’identité kanak au sein de la gouvernance de la Nouvelle-Calédonie. Le conseil économique, social et environnemental (Cese) de la Nouvelle-Calédonie représente la société civile, comme dans les autres territoires d’outre-mer ou en métropole. Mais les particularismes liés au peuple originel ont conduit les responsables politiques à mettre en place le Sénat coutumier, qui représente les huit aires coutumières – aussi appelées pays kanak.
De la même manière que les Cese répondent à un besoin de consultation, le Sénat coutumier doit être consulté par l’exécutif et par le législateur pour toutes les questions ayant trait à l’identité kanak. Il peut également se saisir de certains sujets et faire des propositions afin que des lois soient votées par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie. Cette voie peut être utilisée pour légiférer à propos de l’identité kanak et du droit coutumier.
La procédure est orale lors des réunions pour désigner les Sénateurs, mais les aires coutumières doivent ensuite notifier les résultats au gouvernement. Il me revient alors, en tant que président du gouvernement, de signer l’arrêté constatant la désignation d’un Sénateur coutumier. Le gouvernement dispose par ailleurs des officiers publics coutumiers pour transcrire les décisions coutumières dans le respect de la réglementation en vigueur.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle est la durée du mandat d’un Sénateur coutumier ?
M. Alcide Ponga. Le Sénat coutumier a un pouvoir consultatif sur les questions coutumières, mais il se saisit aussi de sujets sociaux qui concernent les quartiers, sur lesquels il travaille beaucoup. Le rôle de l’institution évoluera s’il y a un accord politique pour cela.
Les Sénateurs sont désignés pour une durée de cinq ans et le bureau du Sénat coutumier est renouvelé chaque année.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que le bureau est élu par l’ensemble des Sénateurs ?
M. David Ginocchi. Tout à fait.
M. Ludovic Boula. Nous vous ferons parvenir une note décrivant le Sénat coutumier de manière détaillée.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Ginocchi, vous avez indiqué qu’il n’est pas toujours aisé de savoir si une personne relève du droit commun ou du droit coutumier. Quels sont les critères utilisés pour déterminer le droit applicable ?
M. David Ginocchi. Le droit civil applicable à une personne est déterminé par son état civil à la naissance. La Nouvelle-Calédonie présente en effet la particularité d’avoir deux états civils distincts : l’état civil de droit commun – qui est le même qu’au niveau national – et l’état civil coutumier pour les personnes qui relèvent du statut civil coutumier – que l’on appelait auparavant le droit particulier.
Pour certaines personnes, cela ne pose pas de difficulté, par exemple si les deux parents relèvent du même droit. Mais des questions peuvent se poser lorsqu’il s’agit de personnes issues de couples mixtes, ce qui a suscité des difficultés d’interprétation. De nombreuses décisions de tribunaux locaux portent sur la détermination du statut de la personne.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Vittori, vous avez indiqué qu’il y a trente points-justice. Pourriez-vous préciser comment ils sont répartis sur le territoire et quels sont les opérateurs principaux ?
M. Pascal Vittori. Le CAD est l’opérateur des points-justice.
Ils sont répartis sur l’ensemble du territoire mais sont situés majoritairement dans la province Sud.
M. le président Frantz Gumbs. C’est-à-dire là où se trouve le Grand Nouméa ?
M. Pascal Vittori. Je parlais de la moitié sud de la Grande Terre, où vit 75 % de la population.
M. le président Frantz Gumbs. Ce qui signifie que le reste du territoire souffre d’un handicap.
M. Pascal Vittori. Oui, bien sûr. La Nouvelle-Calédonie est grande, mais elle est assez peu peuplée et sa population est dispersée. La Grande Terre mesure 400 kilomètres de long, ce qui signifie que l’on doit parfois faire plusieurs heures de transport pour se rendre à Nouméa, où sont installés les principaux tribunaux – même si, depuis quelques années, il y a un tribunal et une prison attenante à Koné, chef-lieu de la province Nord.
M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les partenaires du CAD ?
M. Pascal Vittori. Il dépend du ministère de la justice et du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.
M. David Ginocchi. En pratique, le conseil d’accès au droit emploie une seule personne en Nouvelle-Calédonie. Les points-justice sont gérés principalement par les bénévoles d’associations, dont l’Adavi (association d’accès au droit et d’aide aux victimes) et, dans une moindre mesure, l’UFC-Que choisir et La Case juridique kanak – dont vous avez auditionné le directeur.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que ces associations perçoivent des subventions de fonctionnement du gouvernement – du moins quand la situation permet d’en accorder.
M. David Ginocchi. Oui, ils reçoivent des subventions du gouvernement et de l’État.
M. le président Frantz Gumbs. Parmi les différents freins évoqués par les uns et par les autres, il y a tout d’abord les distances. M. Ginocchi a également fait part de la complexité juridique locale, en précisant qu’il faut un certain temps de pratique pour la maîtriser. M. Boula a d’ailleurs suggéré de mettre en place une immersion dans les tribus pour bien comprendre le droit coutumier.
M. Vittori a quant à lui abordé le sujet de la fracture numérique. Il y a probablement un plan pour résoudre les difficultés, tant en matière d’équipement que de formation des utilisateurs. Où en est la numérisation du système judiciaire – y compris coutumier – afin de dématérialiser de plus en plus les procédures ?
M. David Ginocchi. Le ministère de la justice serait plus à même de vous répondre.
Comme nous préparons une modification du code de procédure civile, nous avons commencé à discuter avec le tribunal pour savoir dans quelle mesure il serait possible de dématérialiser davantage les procédures. Il y a un plan pour cela. Mais les juridictions de Nouvelle-Calédonie sont assez en retard par rapport aux autres juridictions au niveau national, notamment dans l’Hexagone, pour des raisons me semble-t-il essentiellement financières.
M. le président Frantz Gumbs. M. Vittori a abordé le sujet des violences intrafamiliales, en soulignant les difficultés de prise en charge des femmes et des enfants.
Qu’en est-il exactement de la situation ? Y a-t-il des lieux où l’on peut héberger les personnes en danger ? Quelles sont les améliorations possibles ?
M. Pascal Vittori. Des lieux d’accueil d’urgence ont été ouverts par les communes et la province Sud a prévu un accueil de plus long terme.
Actuellement, la difficulté est d’arriver à répondre aux appels des victimes et à les orienter vers les structures d’urgence. Pour les y emmener, il faut des transporteurs formés, car on ne véhicule pas une victime comme n’importe quelle personne. Il faut également un refuge tenu par des personnes formées ou une famille d’accueil. Dans un second temps, cinq à dix jours plus tard, les victimes seront orientées vers un lieu d’accueil plus pérenne, souvent mis à disposition par la province Sud. Les victimes y seront prises en charge par des assistantes sociales.
Les brigades de gendarmerie ont chacune un référent, mais la gendarmerie emploie également une assistante sociale. Toutes ces personnes se coordonnent pour prendre en charge les victimes.
Une structure destinée à accueillir les hommes auteurs de violence a également été ouverte depuis quelque temps à Nouméa. Il s’agit d’éviter que la femme et les enfants soient systématiquement contraints de quitter le domicile parce qu’ils ont été victimes de violences. Je parle d’hommes s’agissant des auteurs car, dans la grande majorité des cas, les victimes sont des femmes.
La difficulté réside actuellement dans le fait que le réseau SOS Écoute, qui recevait les appels et orientait les victimes vers les hébergements d’urgence, n’est plus financé et ne joue donc plus son rôle.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez également évoqué la situation de la prison. Quelles sont ses perspectives d’amélioration ?
M. Pascal Vittori. Il existe un projet de rénovation, mais le président du gouvernement en sait probablement plus que moi.
M. Alcide Ponga. C’est une compétence de l’État. Le ministre Dupond-Moretti avait fait une annonce lorsqu’il était en fonction, mais nous ne savons pas où en est cet énorme projet financier. L’État continue à mettre des rustines sur le centre pénitentiaire.
Un centre de détention a été installé à Koné pour accompagner les détenus en fin de peine et préparer leur réinsertion. Il compte environ 120 places. Nous l’avions visité avec M. Dupond-Moretti. C’est un très bon dispositif, qui fonctionne plutôt bien – même s’il y a eu trois ou quatre évasions dernièrement. On comprend que c’est un peu coûteux, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’enfermer les détenus mais aussi de leur proposer des activités, notamment agricoles, pour préparer leur sortie.
Je n’ai malheureusement pas d’informations s’agissant d’une nouvelle prison. Il faudrait vous renseigner auprès de l’État.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie infiniment pour la clarté et la richesse des informations sur l’accès au droit en Nouvelle-Calédonie que vous nous avez données.
Nous attendons avec impatience les contributions écrites que vous voudrez bien nous faire parvenir.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de cette matinée consacrée à la Nouvelle-Calédonie, nous recevons désormais les chefs de juridiction de ce territoire.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gérard Faucou, M. Yves Dupas et M. Hubert Delesalle prêtent successivement serment.)
M. Gérard Faucou, président du tribunal de première instance de Nouméa. La Nouvelle-Calédonie est composée d’une île principale, la Grande Terre, et d’archipels, dont les îles Loyauté. L’organisation judiciaire coïncide avec l’organisation administrative, avec trois provinces : la province Nord, la province Sud et la province des îles Loyauté.
La population n’est pas répartie de manière homogène. D’après le recensement de 2025, la Nouvelle-Calédonie compte 265 000 habitants, dont environ 180 000 habitent le Grand Nouméa, dans la province Sud. Les îles Loyauté comptent respectivement, pour Lifou, 9 000 habitants, pour Maré, 6 000 habitants et pour Ouvéa, 3 000 habitants.
Le tribunal de première instance est localisé à Nouméa, avec deux sections détachées : une dans les îles Loyauté, à Lifou, qui comprend un magistrat et deux greffiers ; une autre dans la province Nord, à Koné, qui compte deux magistrats du siège, un magistrat du parquet et une dizaine de fonctionnaires du greffe.
Cette organisation judiciaire permet aux justiciables de se rendre assez facilement dans les lieux de justice, malgré l’éclatement relatif du territoire. Pour pallier l’éloignement, mes prédécesseurs ont instauré des audiences foraines, notamment sur les îles Loyauté, car il n’est pas possible de circuler d’une île à l’autre, ou alors seulement avec de petits bateaux. C’est donc le juge de la section de Lifou qui se déplace avec son greffier une fois par trimestre à Ouvéa et à Maré, en regroupant les audiences – les contentieux peuvent être civils, pénaux, concerner le tribunal pour enfants ou non et ainsi de suite. De même, les magistrats de Koné organisent des audiences foraines dans les villes situées sur la côte est de l’archipel.
Depuis un peu plus d’un an, nous nous sommes par ailleurs dotés d’un conseil de l’accès au droit, que je préside.
M. Yves Dupas, procureur de la République près le tribunal de première instance de Nouméa. La configuration actuelle du ressort judiciaire, avec deux sections détachées et des audiences foraines, est plutôt adaptée aux besoins. Elle correspond à un objectif de proximité avec le justiciable.
Pour le parquet, les délégués du procureur tiennent des permanences sur les trois îles Loyauté, sur l’île des Pins et sur la Grande Terre, de manière à insuffler une politique pénale dynamique, concernant notamment les mesures alternatives aux poursuites – c’est-à-dire qui n’impliquent pas d’audience.
M. Hubert Delesalle, président des tribunaux administratifs de Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna. Les tribunaux administratifs de Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna, que je préside, sont deux juridictions distinctes, même s’ils sont composés des mêmes magistrats. Ainsi, ce ne sont pas véritablement des audiences foraines que nous tenons à Wallis-et-Futuna.
Le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie est tout petit. Nous sommes neuf : quatre magistrats et cinq agents de greffe, pour couvrir l’ensemble du territoire calédonien. Nous ne constituons qu’une seule formation collégiale. Les procédures de référé reviennent au magistrat de permanence.
Le tribunal administratif de Wallis-et-Futuna ne dispose d’aucun local à Mata’Utu. Nous nous déplaçons à Wallis-et-Futuna pour une audience par an au minimum ; nous nous y rendons également pour les urgences telles que les référés. Nous bénéficions de la mise à disposition, dans le cadre d’une convention, des locaux du tribunal de première instance de Mata’Utu. Nous utilisons également la visioconférence.
M. le président Frantz Gumbs. Vous semblez estimer que les obstacles à l’accès à la justice ne sont pas très nombreux en Nouvelle-Calédonie. Est-ce bien le cas ?
M. Gérard Faucou. C’est bien le sentiment global. Les outils développés ces dernières années ont permis d’éviter l’apparition des mêmes freins que dans d’autres territoires ultramarins. En Nouvelle-Calédonie, l’accès aux lieux de justice, aux points d’accès au droit ou aux associations mandatées par le conseil de l’accès au droit est assez facile.
En revanche, la coexistence avec le droit coutumier et la place des langues vernaculaires compliquent les choses. Certaines personnes ne comprennent pas les décisions de justice. Parfois, ce sont également l’éloignement géographique ou la rupture numérique qui posent problème.
La visioconférence, qui est très utile, est difficile à utiliser en Nouvelle-Calédonie. Dans les mairies – qui sont un bon point d’entrée –, il est compliqué de trouver des locaux à la fois équipés pour la visioconférence et garantissant la confidentialité des échanges, dans le cadre du conseil juridique. Il est également difficile de trouver des personnes sur place pour lancer la machine, expliquer aux justiciables où s’asseoir, comment les échanges par visioconférence fonctionnent, alors que la population est parfois très éloignée de la technologie moderne – mais qu’elle a besoin, comme les autres justiciables, d’informations sur ses droits.
Nous élaborons des outils divers et variés pour développer la connaissance de ses droits par la population. Dans le dispositif d’aller vers, subventionné par le conseil de l’accès au droit, un camion est par exemple utilisé pour aller à la rencontre de la population et lui offrir des conseils juridiques.
Il est un peu plus compliqué de favoriser l’exercice des droits, car cela nécessite des déplacements ou des formulaires. Il faut que les autorités puissent les remplir. Nous réfléchissons à la traduction de formulaires en langue vernaculaire, par exemple pour que les tuteurs comprennent mieux leurs obligations au moment de les contracter – les tutelles sont assez répandues, compte tenu de la structure communautaire de Nouvelle-Calédonie. Il reste que l’Académie des langues kanak référence vingt-huit langues, dont une dizaine seulement est utilisée à l’écrit, et qu’une partie de la population issue d’autres territoires comme le Vanuatu parle anglais. En tout cas, les traductions devraient permettre de faciliter encore la communication.
M. le président Frantz Gumbs. Quelles sont les difficultés liées au droit coutumier ?
M. Gérard Faucou. Pour renseigner les justiciables sur leurs droits, nous devons maîtriser le droit commun et le droit coutumier – de fait, ils peuvent nous soumettre des problèmes qui relèvent de ces deux droits. Les magistrats doivent donc disposer d’une expertise supérieure à celle d’un juriste exerçant dans les régions hexagonales.
M. le président Frantz Gumbs. Comment vous adaptez-vous ?
M. Gérard Faucou. Il faut maîtriser les deux règles pour amener le justiciable sur le bon chemin juridique au tribunal de première instance ou dans l’une de ses sections détachées. Des chambres spécifiques permettent d’y juger les affaires relevant du droit coutumier, en présence d’assesseurs coutumiers qui sont désignés pour chaque district d’une aire coutumière, afin de compléter la juridiction du tribunal de première instance. Il faut notamment qu’un assesseur de chacune des coutumes concernées par la chose jugée soit présent. Ainsi, lors du divorce d’époux qui sont de coutumes différentes, il faut un assesseur coutumier pour chaque coutume. Les assesseurs coutumiers appréhendent la situation dans son ensemble avec le magistrat professionnel, afin de rendre une décision juridique motivée en matière de droit coutumier.
M. le président Frantz Gumbs. J’imagine qu’il faut un temps d’adaptation aux magistrats qui arrivent en Nouvelle-Calédonie.
M. Gérard Faucou. Il leur faut même une formation – et une certaine plasticité mentale, de l’envie, de la curiosité. En réalité, pour un juriste, le droit coutumier est passionnant. Je n’ai pas vu un seul magistrat du tribunal qui soit allé à reculons pour traiter ce type de contentieux. C’est l’occasion de rencontrer des gens intellectuellement enrichissants, de découvrir de nouvelles coutumes, d’inventer une architecture pour arriver à une solution juridique en s’aidant de la jurisprudence.
Les magistrats qui arrivent de métropole ne sont pas directement parachutés dans de tels contentieux, même s’ils peuvent les traiter très vite. Des formations sont délivrées aux magistrats arrivants au niveau de la cour d’appel – une est en cours, justement. Leurs différents modules permettent de présenter la coutume kanak, au sens large, et le statut civil kanak.
M. le président Frantz Gumbs. Les magistrats se rendent-ils dans les tribus ?
M. Gérard Faucou. Je pense qu’il faut le faire. Je l’ai fait moi-même quand je suis arrivé, en janvier. Avant de me rendre à la section détachée de Koné – qui, depuis qu’il n’y a plus de liaison aérienne, est à quatre heures de route de Nouméa – pour compléter une juridiction, j’ai visité la tribu de Poindah. J’ai passé une après-midi très enrichissante, à discuter avec le petit chef, le grand chef et les membres du conseil coutumier de leur vision de la justice et des magistrats. Ils n’avaient qu’une connaissance diffuse de notre justice. Je les ai donc invités à l’audience correctionnelle qui devait se tenir le lendemain. Le secrétaire du conseil coutumier qui est venu s’est alors étonné de l’absence de la majorité des prévenus dans les affaires que nous jugions – seuls quatre ou cinq étaient présents, pour douze ou treize dossiers. Je lui ai expliqué que ces absences nous posaient des difficultés importantes : pour personnaliser une peine, il faut rencontrer le prévenu, savoir comment il vit, ce qui s’est passé depuis que les faits ont été commis. Le secrétaire du conseil coutumier a évoqué la question auprès des autres membres du clan. Lors de l’audience suivante, dix prévenus sur douze étaient présents. La communication avec les responsables des tribus, même si elle prend du temps, produit des effets très rapides – même si le souffle est un peu retombé ensuite. Il est utile d’aller à la rencontre des tribus. Elles le demandent, d’ailleurs, et nous reçoivent toujours très bien. Certains évoquent une justice coloniale, mais très gentiment, en réalité, et ils me donnent l’occasion d’expliquer pourquoi, selon moi, notre justice n’est pas coloniale.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez réglé le problème de l’absence des prévenus grâce à votre sens du dialogue, mais peut-être que tout le monde n’est pas comme vous.
Par ailleurs, l’absence des prévenus ne traduit-elle pas, selon vous, la méconnaissance du système judiciaire national, ou la méfiance des justiciables envers celui-ci ?
M. Gérard Faucou. Selon moi, le rapport au temps diffère. Nous convoquons les justiciables avec plusieurs mois d’avance. Il peut être compliqué pour eux, notamment à cause de l’éloignement, de se présenter à l’heure et à la date prévues.
Par ailleurs, je n’ai pas la prétention d’avoir réglé le problème de l’absence des prévenus. Simplement, la situation s’est ponctuellement améliorée.
M. le procureur a beaucoup développé la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Certains prévenus sont absents alors même qu’ils ont reconnu leur culpabilité devant les forces de sécurité intérieure. Par ailleurs, du souvenir que j’en ai, le taux d’absence n’est pas beaucoup plus élevé que pour les juridictions métropolitaines.
Je ne pense donc pas qu’il y ait de rejet de l’institution judiciaire. Ce sont plutôt des difficultés d’accès et de mobilisation.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le procureur, quelles relations entretiennent la justice française et la justice coutumière ?
M. Yves Dupas. Je peux comparer la situation avec celle de Mayotte, où j’ai exercé comme magistrat pendant la départementalisation. Je connais notamment la Nouvelle-Calédonie pour avoir exercé, il y a de longues années, les fonctions de directeur du centre pénitentiaire de Nouméa. La Nouvelle-Calédonie est une société multiculturelle, avec une mosaïque de communautés : la communauté kanak, dont la culture est très spécifique et où la coutume joue un rôle important, mais aussi les communautés vietnamienne, indonésienne ou encore japonaise. Sur le plan culturel, c’est une terre très riche.
En général, les Kanaks respectent l’autorité judiciaire. Les contacts individuels sont fluides. En matière pénale, les faits sont souvent reconnus et les mis en cause assument leurs actes. Cela permet un taux d’élucidation très élevé, notamment pour les atteintes aux biens – le taux est quasiment de 55 % pour les cambriolages ; c’est beaucoup, comparé à l’Hexagone.
Les violences intrafamiliales, qui sont un vrai fléau dans ce territoire, pèsent clairement sur la délinquance. Le Grenelle des violences conjugales a été relayé localement par Isabelle Champmoreau, en tant que membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Nous avons développé toute une série d’actions pour favoriser la dénonciation de ces faits et la reconnaissance du statut de victime. Nous avons déployé des mesures de protection, telles que le téléphone grave danger et le bracelet antirapprochement – qui marche moins bien –, mais aussi créé, dès 2021, des stages de responsabilisation des auteurs de violences conjugales. Enfin, nous avons ouvert à Nouméa un centre de prise en charge des auteurs de violences conjugales. Ceux-ci ont des profils très différents ; certains résident dans les îles Loyauté, au cœur d’une tribu.
Malgré les outils que nous avons développés en lien avec les associations, qui sont très actives, la condition des femmes reste marquée par le patriarcat dans différentes communautés – pas seulement chez les Kanaks. L’égalité entre hommes et femmes est loin d’être acquise. Nous devons encore travailler pour faire reculer ces violences insupportables. Quelque 40 % des personnes incarcérées au centre pénitentiaire de Nouméa le sont pour des violences intrafamiliales.
Cette problématique a été très bien traitée par Mme Champmoreau, au sein du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, mais l’organisation administrative en trois provinces ne facilite pas le déploiement actif de grandes politiques publiques, concernant notamment l’alcool, la délinquance des jeunes et leur insertion, ou le respect des droits. C’est même un frein. Hormis pour les violences conjugales, qui sont couvertes par le Grenelle, les approches, les modalités d’attribution des subventions et l’accompagnement divergent d’une province à l’autre. Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie tente d’insuffler des actions dynamiques autour des grandes politiques publiques, mais il manque encore une approche cohérente à l’échelle du territoire.
Un deuxième frein à l’accès au droit est l’absence d’évolution du droit dans différents domaines, depuis que la Nouvelle-Calédonie a hérité de compétences législatives. Les textes ne se sont pas rapprochés des normes en vigueur dans l’Hexagone pour les traitements judiciaires et administratifs.
Par exemple, la Nouvelle-Calédonie est partiellement compétente pour la fixation des règles de sécurité routière. Il existe ainsi un code de la route de Nouvelle-Calédonie, mais il est désuet. Alors que le taux d’accidents mortels ou causant des dommages corporels graves est plus élevé ici qu’ailleurs, à cause de la fréquence des conduites sans permis ou après usage d’alcool ou de stupéfiants, le délit de conduite sans permis n’est réprimé que de trois mois d’emprisonnement – c’est douze mois en France métropolitaine et dans les départements d’outre-mer.
De même, le droit concernant les contrôles techniques des véhicules n’a pas été adapté. Ainsi, le contrôle technique n’est obligatoire qu’au bout de vingt ans de circulation du véhicule ou en cas de revente de celui-ci. Même si les contrôles des excès de vitesse ont évolué, il manque des mesures susceptibles de faire progresser la sécurité routière.
En matière d’environnement, il y a ici quatre sources de législation : le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et chacune des provinces. Ainsi, en passant d’une province à l’autre, une contravention devient un délit, ou l’inverse. Cet émiettement législatif ne permet pas nécessairement à la justice d’œuvrer en toute cohérence. C’est dommageable non seulement pour la connaissance et le respect des droits, mais aussi pour la préservation des valeurs.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le président du tribunal administratif, rencontrez-vous les mêmes complexités ?
M. Hubert Delesalle. En consultant votre questionnaire, je me suis demandé comment mesurer les difficultés d’accès au droit. De fait, il est bien difficile de mesurer des effets d’éviction.
La répartition des compétences entre l’État, la Nouvelle-Calédonie et les différentes institutions calédoniennes entraîne une multiplication des sources normatives. C’est une source de complexité, qui gêne l’accès au droit.
Nous rencontrons en outre un problème matériel pour trouver les textes applicables. L’équivalent local de Légifrance s’appelle Juridoc. Même s’il a le mérite d’exister, ce site ne donne pas de version consolidée des textes à différentes dates, contrairement à Légifrance. Cela nous oblige régulièrement à un travail d’archéologie juridique pour les textes calédoniens. Toutefois, Juridoc est en train d’évoluer.
Une autre source de complexité est le principe de spécialité législative. Nous avons du mal à savoir quelle partie du droit national est applicable sur place. Même si des formules d’extension permettent souvent de répondre simplement, dans certains cas, il y a matière à hésiter.
Je rejoins M. le procureur : pourquoi avoir trois codes de l’environnement, c’est-à-dire un par province ? Précisons en outre que la Nouvelle-Calédonie a la compétence minière. Cela pose des difficultés.
Nous n’avons jamais eu de demande d’interprète pour une audience, que ce soit en Nouvelle-Calédonie ou à Wallis-et-Futuna. La procédure est principalement écrite : ce qui est dit à l’oral ne s’ajoute pas aux écritures, mais peut seulement les éclairer. Néanmoins, il existe une mosaïque de communautés en Nouvelle-Calédonie, comme mes collègues l’ont rappelé – je mentionnerai également les communauté wallisienne et futunienne –, ce qui peut conduire à des difficultés de compréhension. À Wallis-et-Futuna, des personnes se sont demandé dans deux affaires si un interprète était prévu, mais je n’ai pas été formellement saisi de demandes. Celles-ci pourraient pourtant voir le jour, d’autant que le wallisien et le futunien sont des langues distinctes.
Nous avons une politique d’accueil du public très bienveillante : nous essayons d’informer les gens et de les éclairer sur les démarches à faire, y compris en les réorientant si besoin – nous sommes régulièrement saisis par des personnes qui pensent s’adresser au juge judiciaire, ce qui arrive aussi en dehors de la Nouvelle-Calédonie.
La clarté des décisions permet de faciliter la lecture des jugements. Nous nous efforçons de les rédiger dans un style simple – nous employons depuis longtemps le style direct – mais c’est la langue juridique elle-même qui pose une difficulté à des populations qui peuvent avoir un niveau de formation plus faible qu’ailleurs dans le territoire de la République – ce n’est pas nécessairement propre à la Nouvelle-Calédonie.
M. le président Frantz Gumbs. Les ressources humaines dont vous disposez sont-elles suffisantes du point de vue qualitatif et quantitatif, et sont-elles assez stables ?
M. Gérald Faucou. Je pense qu’elles sont suffisantes. Le territoire calédonien reste attractif pour les métropolitains, même s’il a connu une petite baisse en la matière ces dernières années, compte tenu du contexte politique local. Le tribunal compte vingt-sept magistrats du siège, en incluant les sections détachées, et une centaine de fonctionnaires, pour moitié issus de Nouvelle-Calédonie.
La seule difficulté concerne l’adéquation entre le nombre des magistrats et celui des fonctionnaires. Le nombre des magistrats augmente depuis quelques années, y compris pour le siège au tribunal de première instance, mais sans qu’il y ait de corrélation avec l’évolution du nombre des fonctionnaires, et l’écart commence à se creuser. On nomme un juge d’instruction supplémentaire, par exemple, mais sans greffier. Il faut donc puiser dans les effectifs du tribunal, alors que nous sommes déjà à flux tendus puisqu’il manque quelques personnes. Il s’agit d’une petite difficulté : c’est crispant au quotidien, mais ce n’est pas un énorme problème si on regarde la situation au niveau macro.
Le fait d’avoir un magistrat aux îles Loyauté est très symbolique : le contentieux ne lui permet pas de travailler à 100 % sur place, mais l’existence d’une section détachée permet de marquer la présence de la justice française. Le magistrat en question revient donc, une partie du temps, au tribunal de première instance, où il exerce la compétence coutumière – c’est son activité principale à Lifou et il la poursuit à Nouméa, ce qui est cohérent en matière de compétences.
À Koné, les conditions de vie sont peut-être moins agréables qu’à Nouméa et il est parfois difficile de trouver des candidats pour exercer dans cette commune. Néanmoins, nous parvenons à faire fonctionner la section détachée, par exemple grâce à des magistrats placés, qui sont délégués par la cour d’appel pour compléter la juridiction.
Pour résumer, je ne pense pas qu’il y ait vraiment des problèmes de personnel judiciaire en Nouvelle-Calédonie.
M. le président Frantz Gumbs. Les magistrats restent-ils suffisamment longtemps pour être en mesure d’assimiler toute la complexité liée à ce territoire ?
M. Gérald Faucou. Oui. La difficulté est plutôt inverse. Les fonctionnaires peuvent rester au maximum quatre ans, sauf s’ils ont leurs intérêts matériels et moraux en Nouvelle-Calédonie, ce qui leur permet de prolonger leur séjour. Des fonctionnaires partent ainsi au bout de quatre ans alors qu’ils auraient souhaité rester plus longtemps. Quant aux magistrats, ils ont l’obligation, lorsqu’ils sont nommés à un poste, d’y rester pendant trois ans. Si on écarte les mobilités qui ont eu lieu à la suite des événements récents, les magistrats qui viennent en Nouvelle-Calédonie restent sans difficulté trois, quatre, cinq ou six ans : nous n’avons pas de problème de turnover. Par ailleurs, contrairement à ce qui se passe dans d’autres juridictions, par exemple à Mayotte, les magistrats qui viennent ici sont la plupart du temps expérimentés. Ce sont, en grande majorité, des vice-présidents. Nous n’avons en réalité que deux magistrats du second grade ; les autres sont des magistrats expérimentés, qui souvent ont déjà eu une expérience de l’outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous des magistrats qui viennent du territoire ?
M. Gérald Faucou. Je ne donnerai pas de noms, mais un de nos collègues, un magistrat spécialisé, est issu, en ligne maternelle, du territoire de Nouvelle-Calédonie ; nous avons aussi, ce qui est une ressource très précieuse, une magistrate à titre temporaire kanak, dont le père était un magistrat de l’ordre judiciaire.
M. le président Frantz Gumbs. C’est rare.
M. Gérald Faucou. En effet. Il est précieux de l’avoir pour composer une formation collégiale, notamment en matière pénale. Car il existe un langage corporel en Nouvelle-Calédonie : certaines choses peuvent être exprimées seulement par les sourcils ou des expressions du visage, ce que les personnes qui arrivent ne perçoivent pas forcément tout de suite, même si elles finissent par s’habituer. Une autre magistrate à titre temporaire, qui n’est pas d’origine kanak mais est issue du territoire, sera d’ailleurs prochainement nommée.
Par ailleurs, des assesseurs civils complètent les juridictions collégiales en droit pénal. Cette mesure, qui a fait l’objet d’une expérimentation en métropole, est effective en Nouvelle-Calédonie : les formations collégiales sont composées de trois magistrats professionnels et de deux assesseurs, issus de la société civile de Nouvelle-Calédonie et recrutés pour un mandat de deux ans. Nous sommes en train de choisir de nouveaux assesseurs, qui permettront, eux aussi, d’enrichir notre compréhension.
M. Gérald Faucou. M. le président du tribunal administratif a dit qu’il n’était pas saisi de demandes d’interprètes. Ce problème existe-t-il dans votre juridiction ?
M. Gérald Faucou. Pas réellement, en tout cas pour le contentieux pénal ou civil de droit commun.
S’agissant du contentieux coutumier, nous rencontrons une difficulté – je ne voudrais pas que vous ayez une vision idyllique des assesseurs coutumiers. Le pendant de la proximité est la question de l’impartialité. Lorsque quelqu’un connaît la coutume de ceux qui vont être jugés, c’est parce qu’il habite avec eux – il est de la même tribu ou du même clan et connaît donc, particulièrement, ces personnes. Il arrive que des assesseurs coutumiers ne se présentent pas, parce qu’ils connaissent trop bien les personnes jugées et ne se sentent pas à même de nous apporter leurs compétences. Nous nous heurtons, sur ce plan, à une petite difficulté juridique : il n’existe pas de texte nous autorisant à passer outre à l’absence de l’assesseur coutumier, alors que c’est possible au pénal pour les assesseurs civils. Un texte pourrait permettre de faire de même dans des circonstances insurmontables, qui pourraient, par ailleurs, être liées à des difficultés de transport – c’est compliqué chez nous. Les assesseurs coutumiers pourraient tout simplement formaliser leur retrait d’un dossier parce qu’ils connaissent la personne jugée. Même si le système fonctionne, c’est une petite difficulté qui mérite d’être soulignée.
J’en viens à votre question : il arrive que des échanges aient lieu en langue vernaculaire devant le juge coutumier, et ils sont naturellement traduits par l’assesseur coutumier.
M. le président Frantz Gumbs. Mais il n’y a pas de traducteur assermenté ?
M. Gérald Faucou. Nous n’avons pas eu de demande en ce sens, mais nous pourrions tout à fait nommer, si nous étions sollicités, un interprète dans la langue souhaitée – cela ne poserait aucune difficulté. La demande doit émaner du justiciable, s’il en ressent le besoin.
M. le président Frantz Gumbs. J’ai noté l’expression que vous avez employée au sujet des distances : « c’est compliqué chez nous ».
M. Gérald Faucou. Et je ne suis là que depuis un an ! Sur la seule route qui relie le Sud et le Nord, trois ou quatre passages sont régulièrement inondés en cas d’intempéries. Il arrive qu’on ne puisse plus franchir certains radiers pour aller à la section détachée de Koné. Il peut être difficile, aussi bien pour nous que pour les assesseurs coutumiers, de se rendre sur un lieu d’audience. Inversement, on peut avoir besoin à Nouméa, au tribunal de première instance, d’un assesseur coutumier qui réside à Ouvéa ou à Maré. Il faut donc prendre sur les frais de justice pour réserver des billets d’avion. La structuration actuelle coûte cher, mais elle est un gage de qualité. J’ajoute que nous avons régulièrement des problèmes de fiabilité avec les compagnies aériennes, ce qui peut rendre un déplacement impossible. On envisage alors de recourir à la visioconférence, mais toute la difficulté, je l’ai dit, est de trouver un point d’entrée local.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le procureur, s’agissant des violences intrafamiliales, vous avez évoqué la création d’un lieu d’hébergement pour les auteurs des faits. Qu’en est-il des victimes ? Sont-elles prises en charge ? Avez-vous suffisamment de lieux d’hébergement ?
M. Yves Dupas. Toute une série de mesures a pu être prise, dans le champ des partenariats prévus par le Grenelle, de manière à accueillir dans l’urgence les victimes de violences intrafamiliales sur presque l’ensemble du territoire, même s’il existe localement des particularités. Aux îles Loyauté, par exemple, c’est surtout dans des structures religieuses que les femmes sont accueillies. Ce sont elles qui sont encore très majoritairement, dans neuf cas sur dix, les victimes de ces violences. Il existe des structures d’accueil d’urgence aussi bien dans le Grand Nouméa, dans la province Sud que dans la brousse, grâce à des familles d’accueil. Nous avons également prévu des nuitées hôtelières, qui sont à la main des services de police et de gendarmerie, pour assurer l’accueil des victimes le soir même.
Nous avons beaucoup progressé ces dernières années, mais il reste une situation que nous ne parvenons pas à traiter : lorsqu’une victime de violences intrafamiliales réside dans la tribu, dans le clan de son mari, avec ses enfants, il est difficile d’obtenir une mesure de protection particulière. C’est toujours l’objet de négociations avec les autorités coutumières. En général, si une femme veut se séparer de son mari, elle doit se résoudre à quitter le clan de celui-ci en laissant ses enfants, ce qui a évidemment une incidence très forte sur elle. La société reste très patriarcale : la notion de condition féminine n’en est qu’à ses balbutiements, et la réalité de la vie des femmes est très éloignée de notre approche occidentale. Certaines partent malgré tout, pour rejoindre une famille d’accueil ou une maison religieuse, mais c’est très difficile.
Pour ce qui est de la défense des intérêts de la victime au cours de la procédure pénale, on observe souvent une sorte d’ambivalence, notamment chez les femmes kanak. Elles peuvent finalement décider de ne pas déposer plainte, de ne pas se constituer parties civiles ou de ne pas venir à l’audience. Certaines le font, mais la réalité culturelle qu’on touche là est très compliquée. Nous voulons tout mettre en œuvre, s’agissant des outils et des dispositifs, pour que ces femmes soient aidées, protégées, suivies, orientées dans le cadre de la procédure pénale, notamment grâce à l’intervention, précieuse, des intervenants sociaux au sein de la gendarmerie et de la police, qui servent de référents, mais l’accès au droit et à la protection que celui-ci confère reste très difficile.
M. le président Frantz Gumbs. Dans certains territoires, comme Mayotte et la Guyane, les tribunaux administratifs sont souvent sollicités pour la gestion des situations des personnes étrangères. Est-ce le cas en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna ?
M. Hubert Delesalle. Ma réponse va peut-être vous étonner, puisqu’elle est négative. Nous n’avons aucune requête concernant des étrangers, que ce soit en matière d’éloignement ou de refus de titre de séjour. La situation est totalement atypique parce que nous ne sommes pas sur une route migratoire.
M. le président Frantz Gumbs. Cela vaut-il aussi bien pour la Nouvelle-Calédonie que pour Wallis-et-Futuna ?
M. Hubert Delesalle. Tout à fait. Par ailleurs, Wallis-et-Futuna ne représente que très peu d’affaires. Nous n’en avons que quatorze en instance. La quantité est très faible, ce qui ne veut pas dire que les dossiers ne méritent pas d’être traités.
M. le président Frantz Gumbs. Quels sont vos délais de traitement des affaires et quelles comparaisons peut-on faire en la matière avec d’autres juridictions ?
M. Hubert Delesalle. Le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie est un de ceux qui jugent le plus rapidement en France – pour ne pas dire le plus rapidement. Notre délai moyen pour les affaires ordinaires, hors procédure d’urgence, comme les référés, est d’à peu près six mois, contre un an et quatre mois en moyenne dans l’ensemble de la nation. Nous sommes donc une justice très rapide.
Néanmoins, nous sommes confrontés à une augmentation très sensible du contentieux. En 2025, environ 900 affaires ont été enregistrées au tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, alors que nous en avions entre 430 et 530 avant 2023. L’an dernier, qui était un pic historique, nous en étions à 660. Nous sommes confrontés, comme à peu près tous les tribunaux administratifs de France, à une augmentation du volume des affaires enregistrées, qui est très importante.
M. Yves Dupas. En matière pénale, nous avons connu en 2024 une augmentation significative de notre niveau d’activité, qui s’est traduite par plus de 13 500 affaires poursuivables, un taux de poursuites de 80 % et 4 500 condamnations pénales. Si les chiffres ont été très élevés, c’est d’abord en raison du traitement judiciaire des émeutes insurrectionnelles, qui a fait l’objet d’une mobilisation sans précédent au tribunal de première instance de Nouméa. Les émeutes ont conduit à plus de 2 600 gardes à vue et à plus de 260 défèrements, et 500 personnes ont été placées en détention provisoire ou jugées en comparution immédiate. Mais nos chiffres sont également élevés, par rapport à ceux d’autres ressorts, en raison d’un taux d’élucidation très important, aussi bien pour les atteintes aux biens que pour celles aux personnes.
Ce niveau d’activité place le tribunal de première instance de Nouméa dans le groupe 2 des juridictions. À titre de comparaison, le tribunal judiciaire de Saint-Denis de la Réunion, qui compte 650 000 habitants dans son ressort, a un volume plus faible d’affaires poursuivables et de décisions pénales rendues par an. Le niveau de reconnaissance des faits par les personnes mises en cause est vraiment une particularité de notre juridiction au niveau pénal, certaines personnes allant même jusqu’à nous en dire plus sur les infractions qu’elles ont commises que ce que nous savions au départ.
S’agissant des événements insurrectionnels de 2024, nous avons eu des renforts précieux tant en magistrats du siège qu’en magistrats du parquet et en personnels de greffe, d’abord sous la forme d’une délégation, puis d’une brigade, ce qui nous a permis de traiter un volume très élevé de procédures. Le tribunal de Nouméa, qui reste par ailleurs une juridiction attractive, a bénéficié de cette modalité intéressante de renfort pour les juridictions d’outre-mer confrontées à des circonstances difficiles qu’est le déploiement d’une brigade.
M. Gérald Faucou. Tout à fait. Nous avons connu en 2024 une forte activité pénale liée aux émeutes insurrectionnelles. Elles ont conduit à une mobilisation des magistrats, y compris civils, sur l’activité pénale, pour désengorger le tribunal en jugeant le plus rapidement possible les faits qui lui étaient soumis. La comparaison des ratios doit donc porter sur 2023 – s’agissant de l’activité civile, il faut mettre 2024 entre parenthèses.
Sur les six premiers mois de l’année en cours, les ratios sont plutôt bons par rapport à ceux des tribunaux du même groupe. Nous allons un peu plus vite, malgré des spécificités locales. Nous avons ainsi des tribunaux qui n’existent pas sur le territoire hexagonal : un tribunal mixte de commerce et un tribunal du travail, tous deux assez fortement touchés par les conséquences des émeutes. Le tribunal mixte de commerce doit, en effet, gérer les entreprises en difficulté, et le tribunal du travail les licenciements liés aux difficultés concernant l’outil de travail. Nous avons, par ailleurs une activité coutumière. Or un dossier coutumier prend un peu plus de temps : il faut échanger, au lieu de se contenter de déposer ses conclusions et d’attendre la date du délibéré. Nos délais sont néanmoins très raisonnables. Pour les convocations aux audiences pénales, ils sont très inférieurs à ceux des tribunaux de même taille en métropole, puisqu’ils tournent, je crois, autour de sept mois pour les formations collégiales.
M. Yves Dupas. Ils sont effectivement de sept mois ou sept mois et demi. Notre situation est plus favorable que celle d’autres juridictions du groupe 2, où les délais sont très supérieurs à douze mois en moyenne.
M. Gérald Faucou. L’écart est donc important.
M. le président Frantz Gumbs. S’agissant de l’accès au droit, quelle est votre appréciation ? Comment se traduisent les efforts menés en matière d’aller vers, afin que le justiciable ait connaissance de ses droits ? Je crois qu’il existe notamment un conseil de l’accès au droit, mais nous avons également évoqué tout à l’heure la multiplication des partenaires institutionnels – gouvernement, provinces, autorités coutumières. Qu’en est-il ?
M. Gérald Faucou. Le conseil de l’accès au droit, qui est un groupement d’intérêt public, a été créé en 2023. Il a réellement pris son envol en février 2024, avec le recrutement d’une première coordonnatrice. Nous avons donc un peu plus d’un an de recul.
Ce type de structure comporte des membres de droit – des représentants du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, de l’ordre des avocats et du tribunal – et des membres associés, qui apportent des moyens, au sens large du terme, comme le fait la province Sud, qui est actuellement la seule à avoir adhéré au conseil de l’accès au droit. Nous menons, cependant, des opérations dans la province Nord et dans celle des îles. Je suis en train de négocier avec la province Nord, pour qu’elle devienne membre associé.
Les moyens apportés au conseil de l’accès au droit peuvent être matériels, comme la mise à disposition de locaux permettant à des avocats ou à des juristes de recevoir des justiciables. Il ne s’agit pas forcément de verser des subventions, même si nous en avons également besoin.
L’idée est désormais de développer le maillage territorial en faisant de la dentelle. La Nouvelle-Calédonie compte beaucoup de tribus, mais peu de communes. Celles-ci peuvent pourtant servir aux tribus de point de ralliement, où l’on vient notamment consulter un avocat ou un juriste quand on a besoin de renseignements. Après une première année au cours de laquelle nous nous sommes beaucoup concentrés sur les grands centres – Koné ou Nouméa, ainsi que les communes autour de Nouméa, comme Païta, Dumbéa et Le Mont-Dore –, l’objectif du conseil de l’accès au droit est maintenant de se tourner davantage vers des communes plus petites, pour se rapprocher des justiciables.
Cela implique de trouver des gens qui ont des compétences et qui acceptent de faire des déplacements, et d’avoir les moyens de rémunérer leur activité. Nous avons également besoin d’instruments de contrôle pour affiner les choses. Il s’agit de savoir si des gens viennent ou non, et pour quels types de contentieux – des affaires relevant du droit familial ou du droit des biens, par exemple –, afin de mettre en face d’eux les bons interlocuteurs. Le conseil de l’accès au droit dispose d’une coordonnatrice, qui est principalement chargée de faire ce travail, tout en finesse, et qui a une expertise très intéressante.
Il s’agit de doubler, en quelque sorte, ce que peuvent faire l’ordre des avocats – qui propose des consultations gratuites, mais uniquement à Nouméa –, le dispositif spécifique de l’aller vers, qui a pour origine la Croix-Rouge, me semble-t-il, mais que nous finançons, ainsi que les points d’accès situés au sein de mairies, que les provinces peuvent financer. Nous essayons de regrouper les efforts dans le cadre du conseil de l’accès au droit, afin de diriger la communication et d’adapter la réponse aux besoins spécifiques locaux, ce qui demande un travail important.
M. le président Frantz Gumbs. Le tribunal administratif apporte-t-il une contribution à cette démarche ?
M. Hubert Delesalle. Nous ne sommes pas membres du conseil de l’accès au droit, mais nous allons nous en rapprocher – nous en avons parlé récemment avec le président Faucou.
Nous n’avons pas de dispositif particulier pour aller vers les populations. Comme j’ai essayé de l’expliquer tout à l’heure, notre seule démarche en ce sens repose sur l’accueil du public et le « conseil » – je mets des guillemets. Nous essayons également de donner des renseignements sur notre site internet, par exemple au sujet de l’aide juridictionnelle. Vous savez qu’il existe aussi, en Nouvelle-Calédonie, un système d’aide judiciaire, organisé par une délibération du Congrès de 1994. Cette délibération figure tout simplement sur notre site.
Il n’y a pas, en revanche, de système d’aide judiciaire à Wallis-et-Futuna pour la prise en charge des frais d’avocat.
M. Gérald Faucou. Nous avons à la fois une aide judiciaire et une aide juridictionnelle – cela dépend du type de contentieux –, ce qui est une autre source de complexité pour les citoyens. Les deux types d’aide sont traités par le même bureau au sein du tribunal, mais ne sont pas alimentés par les mêmes fonds. L’aide judiciaire est financée par le gouvernement de Nouvelle-Calédonie, et l’aide juridictionnelle par l’État français.
Une telle situation peut créer des difficultés. Le tribunal a mis en place, avec le gouvernement, un groupe de travail portant sur la réforme de la procédure civile, qui a été transférée à la Nouvelle-Calédonie et n’a plus bougé depuis 2009-2010, alors qu’elle fait l’objet d’une réforme par an, à peu près, dans l’Hexagone. L’idée était de faire une réforme en s’inspirant de ce qui a fonctionné parmi les mesures votées depuis quinze ans, mais la lettre de mission demandait qu’il n’y ait pas d’augmentation de l’aide judiciaire. De même, la politique de l’amiable est complètement à l’arrêt en Nouvelle-Calédonie, parce qu’elle coûte de l’argent et que nous ne l’avons pas.
M. le président Frantz Gumbs. Selon quels critères est-on éligible à l’une ou l’autre de ces aides ?
M. Gérald Faucou. L’aide judiciaire concerne les contentieux civils ; on peut bénéficier de l’aide juridictionnelle quand on est attrait devant une juridiction pénale.
M. le président Frantz Gumbs. Il ne me reste plus qu’à vous remercier vivement pour les éclairages que vous avez bien voulus nous apporter. Si vous souhaitez nous adresser, par ailleurs, des contributions écrites, elles seront bienvenues.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Nous ne pouvions pas, sur un sujet tel que celui de notre commission d’enquête, ne pas recevoir la Défenseure des droits, Mme Claire Hédon.
Madame Hédon, vous êtes entendue aux côtés de Mme Marie Lieberherr, directrice de la protection des droits et des affaires judiciaires, et de Mme Judith Vailhé, cheffe du pôle justice et libertés au sein de cette direction.
Nous nous intéressons aux avis que vous avez rendus sur le service public de la justice dans les outre-mer – notamment le dernier, tout à fait accablant, sur Mayotte – tout autant qu’à l’institution que vous dirigez. Elle constitue pour les justiciables un moyen d’accéder au droit et de faire valoir leurs droits par le biais des délégués dont vous disposez dans la plupart des territoires ultramarins – mais pas dans tous.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Claire Hédon, Mme Marie Lieberherr et Mme Judith Vailhé prêtent successivement serment.)
Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. La loi organique du 29 mars 2011 confie au Défenseur des droits cinq domaines de compétences. Le premier concerne les droits des usagers de services publics, domaine qui fait le lien avec votre commission d’enquête puisque c’est par la défense du droit des usagers dans leurs relations avec les services publics que nous traitons les réclamations relatives aux difficultés d’accès au service public de la justice. Les questions relatives aux usagers des services publics, tous domaines confondus, représentent plus de 80 % des réclamations que nous traitons. Nos autres domaines de compétence sont la lutte contre les discriminations, la défense des droits des enfants, le contrôle de la déontologie des forces de sécurité et, enfin, la protection et l’orientation des lanceurs d’alerte – compétence rajoutée en 2016 et renforcée en 2022.
Nos deux missions, définies par la loi de 2011, consistent à défendre et protéger les droits, en traitant les réclamations dans nos domaines de compétence, ainsi qu’à promouvoir les droits et les libertés. Le législateur, dès 2011, a considéré que le Défenseur des droits n’avait pas uniquement vocation à résoudre des cas individuels, mais aussi à donner des orientations pour améliorer le respect du droit. C’est à ce titre que nous rendons des avis au Parlement sur des projets ou des propositions de loi, que nous rédigeons des rapports, que nous menons des études. Notre enquête sur l’accès aux droits dédiée aux relations des usagers avec les services publics est d’ailleurs publiée aujourd’hui.
En 2024, nous avons reçu 140 000 réclamations, dont plus de 96 000 concernant des difficultés rencontrées par les usagers dans leurs relations avec les services publics. Parmi ces dernières, 8 600 réclamations, soit 9 %, rapportaient des difficultés relatives à la justice au sens large.
Ces chiffres se rapportent à l’ensemble du territoire, outre-mer compris. Le Défenseur des droits est toutefois très rarement saisi au sujet des difficultés d’accès au service public de la justice dans les territoires d’outre-mer. Cela ne signifie pas que ces difficultés n’existent pas : cette quasi-absence de saisine s’explique plutôt par les barrières qui empêchent de nombreuses personnes de faire valoir leurs droits, renforcées par la complexité des démarches administratives, leur dématérialisation croissante et le sentiment d’éloignement des citoyens vis-à-vis des institutions. Je tiens toutefois à rappeler que nos délégués territoriaux sont présents sur l’ensemble du territoire, et je sais que les députés échangent avec eux dans leurs circonscriptions.
Pour mieux cerner ces difficultés, je me suis rendue en Guadeloupe et en Martinique en mars 2023 ; à Mayotte et à La Réunion en octobre-novembre 2023 ; et en Guyane en mai 2025. Mon adjoint Daniel Agacinski, délégué général à la médiation et directeur de l’action territoriale, s’est lui aussi rendu à Mayotte en avril 2025. Nous avons rencontré des habitants et des acteurs institutionnels et il est clair que les difficultés d’accès au droit, en particulier au service public de la justice, sont très importantes. Notre rapport « Services publics aux Antilles : garantir l’accès aux droits » de 2023 en dresse un état des lieux et délivre des recommandations.
Plus récemment, au terme de plusieurs mois d’instruction à la suite du passage dévastateur du cyclone Chido, nous avons rendu cinq décisions spécifiques à Mayotte, portant sur la scolarisation des enfants, l’évacuation et la destruction de quartiers d’habitat informel, la gestion de la crise de l’eau, l’accès aux services de l’état civil et de la nationalité et leur fonctionnement, et enfin l’accès au service public de la justice.
Depuis que je suis Défenseure des droits, je constate que, si les difficultés d’accès au droit touchent l’ensemble du territoire français, elles se révèlent encore plus marquées outre-mer. Cela dit, j’ai également observé des initiatives locales remarquables portées par des acteurs de terrain pour pallier les carences. La pirogue France Services de Camopi, en Guyane, par exemple, apporte une présence administrative et juridique dans des zones enclavées, en allant vers les habitants. Ces efforts témoignent d’une véritable mobilisation et d’une solidarité locale, mais ils ne peuvent à eux seuls compenser les insuffisances structurelles. J’ai constaté sur place l’engagement des agents de différents services publics autour de la pirogue France Services et notre délégué y tient d’ailleurs une permanence. Je suis convaincue que le fait d’aller vers les usagers est indispensable.
Après ce constat général, j’aimerais vous présenter en détail la décision que nous avons rendue le 5 juin 2025 relative à l’accès au service public de la justice à Mayotte, qui fait suite à un important travail d’instruction.
J’ai évoqué nos travaux d’enquête et de recherche et nos rapports. Dans 80 % des cas où nous sommes saisis, nous nous orientons vers une médiation : c’est notre mode d’intervention majoritaire, qui aboutit les trois quarts du temps. Lorsqu’une médiation n’est pas possible, nous rendons des décisions portant recommandations – nous ne sommes pas la justice et n’avons pas de pouvoir de contrainte – ou des décisions portant observations devant les tribunaux.
La décision portant recommandations sur l’accès au service public de la justice à Mayotte est le résultat d’un travail d’enquête approfondi. Nous disposons en effet d’importants pouvoirs d’enquête : quand nous demandons des documents, des auditions, des accès, on ne peut nous opposer le secret des affaires, mis à part dans le domaine de la défense.
Sur ce sujet, j’avais décidé, comme la loi organique m’y autorise, de me saisir d’office : nous étions alertés, mais n’avions pas de saisine spécifique d’individus – qui parfois ne connaissent pas le Défenseur des droits. Les échanges que nos équipes de juristes et moi avions eus à Mayotte faisaient état de dysfonctionnements de la justice sur l’île mais, en l’absence de réclamations individuelles, nous n’avions pas suffisamment d’éléments pour apprécier l’ampleur et la gravité de la situation.
Dans le cadre de cette instruction, nous avons sollicité par écrit plusieurs autorités afin de recueillir leurs observations : la présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou, le procureur de la République auprès du même tribunal, le président de la Cour nationale du droit d’asile, la présidente du Conseil national des barreaux (CNB), le bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Mayotte et la directrice des services de greffe judiciaires du tribunal de Mamoudzou.
Nous avons également mené les auditions de deux magistrats du siège en poste au tribunal judiciaire de Mamoudzou, du bâtonnier du barreau de Mayotte et d’un membre du Conseil de l’ordre des avocats, d’un référent local de la Ligue des droits de l’homme, d’un juge des enfants en exercice à Mamoudzou, d’une troisième magistrate du siège, et enfin d’une avocate anciennement inscrite au barreau de Mayotte et qui continue à suivre certains dossiers à distance. Ces riches échanges nous ont permis d’établir un état des lieux aussi précis que possible des difficultés que rencontrent les Mahorais au quotidien.
Parallèlement, le travail mené au cours de cette enquête par les juristes du Défenseur des droits au sein du pôle dirigé par Judith Vailhé montre pleinement le rôle, la rigueur et l’utilité de notre institution.
Nous avons adressé notre décision au garde des sceaux et à la présidente du Conseil national des barreaux le 5 juin 2024, suite à une instruction au contradictoire – c’est-à-dire après l’envoi d’une note soumise au contradictoire, mais qui est restée sans réponse. Suite à notre décision, nous avons reçu une réponse de la part du CNB, un accusé de réception de la part du ministère de la justice – mais pas encore de réponse – et une note de la présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou.
Nous constatons d’abord le dysfonctionnement des structures d’aide à l’accès au droit telles que les conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD) et les points justice, qui doivent accompagner les citoyens dans leurs démarches juridiques. Nos auditions montrent que leurs permanences sont insuffisantes, peu visibles, difficiles d’accès, et que le manque de personnel et de moyens limite leur fonctionnement. Ainsi, la plupart n’ouvrent qu’une demi-journée par semaine, voire une fois toutes les deux semaines, et certains ne reçoivent même que sur rendez-vous. La formation du personnel est parfois insuffisante, ce qui peut entraîner des conseils inadaptés ou erronés. Pire, les fiches mises en ligne par le CDAD sont souvent obsolètes ou incomplètes, et dès lors contre-productives puisqu’elles compliquent encore l’accès au droit des personnes concernées.
Les Mahorais rencontrent également de grandes difficultés pour bénéficier de l’aide juridictionnelle. Or, sans cette aide, intenter une action en justice devient presque impossible. Les informations disponibles sur le site de la cour d’appel de Saint-Denis-de-La Réunion orientent uniquement vers une procédure dématérialisée – tout à fait inadaptée à Mayotte où une partie de la population n’a accès ni à internet ni à l’électricité. Le bureau d’aide juridictionnelle n’est ouvert que deux matinées par semaine et les justiciables doivent donc se contenter de retirer un formulaire à l’accueil du tribunal judiciaire, sans pouvoir obtenir d’informations ni de récépissé de dépôt. Cette absence d’accueil est d’autant plus problématique que, d’après les personnes auditionnées par le Défenseur des droits, le formulaire Cerfa en question est peu lisible.
Par ailleurs, comme c’est souvent le cas dans les démarches administratives, certains dossiers peuvent s’avérer incomplets. Un décret du 28 décembre 2020 prévoit que, dans ce cas, le bureau d’aide juridictionnelle doit inviter le demandeur à fournir les pièces manquantes dans un délai d’un mois, sous peine que la demande devienne caduque et dès lors sans recours possible. En contradiction avec ce texte, le site internet du CDAD de Mayotte affirme que tout dossier incomplet sera refusé. Enfin, quand le bureau d’aide juridictionnelle réclame des pièces complémentaires, les notifications n’arrivent souvent pas jusqu’au demandeur – un problème d’adressage qui survient même lorsque le demandeur a élu domicile chez son avocat.
L’appréciation de la situation administrative du demandeur d’aide juridictionnelle et les justificatifs à fournir posent eux aussi problème. L’accès aux avis d’imposition est difficile, et les attestations de non-ressources ne sont plus systématiquement délivrées par l’administration fiscale. Les justificatifs de domicile sont souvent impossibles à produire en raison de l’ampleur des bidonvilles et de l’absence de cadastre à jour.
Enfin, l’accès des étrangers à l’aide juridictionnelle n’est pas assuré. Contrairement aux informations qui sont données par le CDAD de Mayotte, la loi prévoit en effet que certaines personnes étrangères puissent bénéficier de l’aide juridictionnelle, même sans séjour régulier, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d’intérêt au regard de l’objet du litige ou des charges prévisibles du procès.
Je tiens à souligner que les dysfonctionnements du service public de la justice à Mayotte sont également imputables au déficit de moyens humains. En 2024, le barreau de Mayotte ne comptait que vingt-cinq avocats pour une population de 321 000 habitants, soit un avocat pour 13 000 habitants, contre un pour 3 600 habitants à La Réunion et un pour 900 en moyenne nationale.
Cette pénurie a des conséquences concrètes sur l’accès au droit.
L’aide juridictionnelle d’abord, à laquelle 70 % de la population est éligible, connaît un allongement des délais de désignation des avocats, qui sont de quatre à six mois, et des retards dans le versement des indemnités. En outre, certains avocats refusent des désignations sans en avertir le bâtonnier, ce qui désorganise encore davantage un système sous tension.
Les commissions d’office reposent, elles, sur une quinzaine d’avocats seulement, avec une permanence hebdomadaire assurée par quatre d’entre eux – un dispositif insuffisant compte tenu des besoins, eux-mêmes accentués par les contraintes de transport et de sécurité sur l’unique axe routier de l’île. Il arrive ainsi que des personnes gardées à vue ou déférées ne soient pas assistées dans des délais raisonnables, voire pas assistées du tout.
Enfin, plusieurs contentieux essentiels sont peu, voire pas du tout assurés, par exemple en droit des étrangers, de la nationalité ou de la protection sociale, ou encore en matière prud’homale.
Le Conseil national des barreaux a reconnu que le barreau de Mayotte ne disposait pas des moyens nécessaires pour faire face à la charge actuelle. Plusieurs pistes sont à l’étude, comme l’installation temporaire ou le renfort ponctuel d’avocats venus de l’Hexagone. Toutefois, la présidente du CNB nous signale que les conditions de vie à Mayotte se sont dégradées depuis le passage du cyclone Chido, ce qui rend le territoire peu attractif. La tendance est d’ailleurs plus au départ qu’à l’installation.
Concernant les contentieux peu ou mal assurés, la présidente du CNB indique qu’il est difficile d’imposer aux professionnels libéraux que sont les avocats de se former dans un domaine où ils ne souhaitent pas exercer, même lorsque celui-ci revêt une importance particulière localement, comme, à Mayotte, le droit des étrangers. Elle précise par ailleurs que 36 % des avocats du barreau de Mayotte ont rempli leurs obligations en matière de formation continue en 2024, un taux relativement proche de la moyenne nationale.
Le tribunal judiciaire de Mamoudzou manque également de magistrats expérimentés. Entre 2022 et 2024, le nombre de vice-présidents est passé de cinq à un seul. Si les renforts temporaires envoyés depuis 2023 ont permis de traiter certains contentieux, leurs missions limitées dans le temps ne permettent pas aux magistrats de bien connaître les spécificités du territoire. Cette instabilité nuit au développement de bonnes pratiques ou de politiques pénales cohérentes sur le long terme, en particulier s’agissant des fonctions de juge des enfants ou de juge des libertés et de la détention. Elle favorise également une orientation vers des procédures accélérées – comparutions immédiates ou comparutions sur reconnaissance préalable avec défèrement – au détriment, parfois, d’instructions approfondies. La correctionnalisation de faits criminels est de plus en plus fréquente. En outre, entre 2020 et 2023, les condamnations à des peines d’emprisonnement ferme ont augmenté de 88 % et les mandats de dépôt de 304 %, aggravant la population carcérale. Si je salue les efforts des brigades temporaires, je rappelle donc la nécessité d’un recrutement pérenne de magistrats à Mayotte.
Le tribunal judiciaire connaît également un déficit structurel en greffiers et agents administratifs, malgré l’existence de brigades de greffiers venant de l’Hexagone. Pendant un temps, les trois cabinets de juges d’instruction n’ont fonctionné qu’avec un seul greffier, et le tribunal pour enfants, composé de trois cabinets, ne dispose que de deux greffiers. Ce manque oblige parfois les magistrats à accomplir eux-mêmes des tâches administratives, comme l’envoi des convocations, et des audiences sont reportées, voire annulées faute de personnel. Les juges des libertés et de la détention ont ainsi été contraints d’annuler des audiences pour les personnes retenues en centres de rétention administrative (CRA) en raison de l’absence de greffiers.
À cela s’ajoutent des difficultés de communication avec les justiciables liées à la barrière linguistique. En effet, les greffiers envoyés en renfort ne maîtrisent pas les langues locales que sont le shimaoré et le shibushi.
Il est donc nécessaire de renforcer la présence d’interprètes. À Mayotte, moins de 60 % de la population maîtrise le français. Pourtant, les moyens humains en matière d’interprétariat sont très insuffisants : lorsque nous avons rendu notre décision, seuls deux postes d’interprète étaient pourvus alors que 70 % des justiciables mahorais en auraient besoin. Dans un courrier adressé à nos services, la présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou indique que ce nombre a, depuis, été porté à cinq, ce qui lui semble suffisant. Elle précise en outre qu’il est possible de faire appel à des interprètes non-salariés, notamment pour les langues plus rares.
Toutefois, nous suivrons la situation de très près car le peu d’interprètes avait à l’époque de lourdes conséquences : certaines audiences d’assistance éducative se tenaient sans interprète ; des agents pénitentiaires ou de sécurité étaient parfois sollicités pour assurer l’interprétariat, notamment pour les audiences en prison devant le juge d’application des peines ; des juges des libertés et de la détention devaient recourir à une association qui intervenait uniquement à distance, avec un financement du ministère de l’intérieur, pour les personnes retenues en CRA.
J’insiste également sur le nombre très insuffisant d’experts judiciaires. Déjà, le rapport d’activité pour l’année 2022 du tribunal judiciaire de Mamoudzou signalait une pénurie, notamment de psychiatres, alors que plus de 400 expertises sont ordonnées chaque année. En 2025, la liste des experts judiciaires et enquêteurs sociaux pour le ressort de la chambre d’appel de Mamoudzou ne compte que vingt-deux personnes, avec aucun médecin expert et seulement une psychologue. En comparaison, celle de la cour d’appel de Bastia mentionne 179 experts pour une population similaire, et celle de la cour d’appel de Cayenne, plusieurs dizaines. Dans ces cas-là, les magistrats sont censés solliciter des experts non-inscrits, sauf que les deux experts médicaux non-inscrits ont quitté Mayotte. Ils doivent donc faire appel à des experts extérieurs, venant de La Réunion ou de l’Hexagone, ce qui engendre des coûts élevés, des délais rallongés et des expertises sur place menées dans l’urgence. Les experts interviennent d’ailleurs souvent à distance, par visioconférence, notamment lors des audiences devant la cour d’assises. Ce recours systématique pose question quant au respect des droits de la défense, d’autant que les outils techniques utilisés sont souvent défaillants et non conformes aux exigences réglementaires.
Concernant les administrateurs ad hoc, il ressort de nos auditions qu’ils sont quasi inexistants alors même que la situation locale en rend la désignation indispensable. La population de Mayotte est en effet très jeune : 55 % de la population a moins de 20 ans et environ 5 400 enfants vivraient à Mayotte sans leurs parents. Les besoins de représentation des mineurs devant les juridictions civiles, pénales ou administratives sont donc massifs, qu’ils soient auteurs d’infractions, victimes ou en danger.
Jusqu’au 1er janvier 2023, cette mission de représentation était assurée par l’association Mlezi Maore. À la suite de l’arrêt brutal des subventions, le conseil départemental a repris cette compétence via l’aide sociale à l’enfance. En pratique, une seule personne exerce aujourd’hui ce rôle, ce qui rend impossible toute prise en charge effective. Il arrive ainsi que des mineurs victimes soient entendus sans avocat et sans administrateur ad hoc. Pour pallier cette carence, certaines juridictions attribuent arbitrairement à ces enfants un représentant familial – des oncles, des tantes, des cousins – sans véritable lien légal, ce qui évite aussi de nommer un administrateur ad hoc.
Par ailleurs, les décisions en matière pénale rendues par les juges des enfants sont mises en œuvre par les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou des services habilités. Or les éducateurs de la PJJ sont en nombre très insuffisant. Le tribunal judiciaire de Mamoudzou alertait déjà en 2022 sur la dégradation de la prise en charge des mineurs et aucun élément ne permet d’affirmer que la situation s’est améliorée. Les mesures judiciaires d’investigation éducative ne respectent pas les délais fixés par les magistrats, malgré l’allègement décidé en 2020 pour désengorger le service. Cette pénurie compromet également l’application de la réforme de la justice pénale des mineurs de 2021, de telle sorte que des mesures censées entrer en vigueur immédiatement après l’audience de culpabilité ne sont souvent pas mises en œuvre, faute de personnel suffisant.
Pour conclure, il est urgent que nous agissions avec détermination. Faut-il attendre qu’un autre drame semblable au cyclone Chido à Mayotte survienne pour intervenir en faveur des territoires ultramarins ? Garantir l’accès des habitants à un juge indépendant et impartial est indispensable pour maintenir le respect effectif des droits et du droit, et, plus largement, la cohésion sociale dans ces territoires. Accéder au droit, c’est aussi pouvoir être écouté, entendu et compris par l’État.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez évoqué Mayotte, qui est un cas extrême en matière de dysfonctionnement de la justice. Quels sont les principaux dysfonctionnements, même s’ils sont moindres, que vous constatez dans les autres territoires ultramarins – sachant que chacun a ses particularités, auxquelles sont liées les difficultés spécifiques d’accès au droit qu’il connaît ?
Par ailleurs, comment devient-on délégué du Défenseur des droits ? De quelles ressources humaines disposez-vous et comment sont-elles organisées ?
Mme Claire Hédon. Le Défenseur des droits est présent, à travers ses délégués, dans l’ensemble des territoires ultramarins, mis à part la Nouvelle-Calédonie et Wallis-et-Futuna. Cette situation n’est pas due à une mauvaise volonté de notre part mais au fait que nous ne parvenions pas à trouver de délégué dans ces deux territoires.
L’an dernier, nous avons enregistré 501 réclamations en Guadeloupe, où nous disposons de sept délégués répartis sur quatorze permanences. En Martinique, nous disposons de six délégués pour 526 réclamations l’an dernier ; en Guyane, de huit pour 361 réclamations. Je vous communiquerai précisément les lieux de permanence si vous le souhaitez. À Mayotte, il y a cinq délégués pour six lieux de permanence, et nous avons reçu l’an dernier 369 réclamations. À La Réunion, nous disposons de six délégués pour 539 réclamations. Enfin, nous disposons d’une déléguée à Saint-Pierre-et-Miquelon et d’un en Polynésie Française.
Dans les outre-mer, nos délégués sont encadrés par des chefs de pôle régionaux : une pour les Antilles et la Guyane, basée à la Guadeloupe, et un pour La Réunion et Mayotte, basé à La Réunion. Voilà les forces dont nous disposons sur ces territoires pour traiter les réclamations qui nous arrivent.
M. le président Frantz Gumbs. Je m’interroge sur la dépendance ou l’indépendance de l’institution du Défenseur des droits par rapport à d’autres pouvoirs.
Mme Claire Hédon. C’est une question très importante qui me permettra d’évoquer également nos moyens et notre fonctionnement.
Nous avons 260 agents au siège, majoritairement des juristes, répartis en trois directions d’instruction – dont l’une est dirigée par Marie Lieberherr –, et 640 délégués territoriaux dont la grande particularité est d’être des bénévoles. Ces derniers s’engagent pour l’institution en moyenne deux jours par semaine – deux demi-journées pour recevoir les réclamants et deux autres pour traiter ces demandes – même si, en réalité, ils travaillent souvent beaucoup plus. Bon nombre d’entre eux sont des retraités mais de plus en plus de jeunes professionnels s’engagent aussi parmi les bénévoles. Lorsqu’ils deviennent délégués du Défenseur des droits, ils sont formés par les juristes du siège. Ils sont aussi accompagnés tout au long de leur travail et peuvent à tout moment demander des précisions ou des informations. Nous pratiquons une formation en continu.
Pour ce qui est de notre indépendance, nous sommes une autorité administrative indépendante dont la grande force est qu’elle est – et c’est la seule – inscrite dans la Constitution. Je n’ai pas à référer à quiconque des décisions que je rends, je suis nommée pour six ans et mon mandat est non révocable et non renouvelable.
Se pose en revanche la question de notre budget, qui relève de vous, mesdames et messieurs les députés. Par comparaison avec ceux de nos homologues à l’international, ce budget est largement insuffisant. Ainsi, en Grèce, l’ombudsman, médiateur qui n’exerce qu’une partie de nos compétences puisqu’il ne s’intéresse qu’aux usagers du service public, dispose d’un budget de 70 % supérieur au nôtre. En Espagne, où le système est plus comparable puisqu’il s’agit d’un défenseur du peuple, l’écart de budget est de 30 %. Quant à l’Europe du Nord, où il s’agit encore d’un ombudsman médiateur, l’écart de budget est de 280 %.
La question de nos moyens est donc essentielle. Pourquoi ne nous sommes-nous pas autosaisis de l’accès au service public de la justice dans les autres territoires que Mayotte, sachant que nous recevons de toute façon très peu de réclamations individuelles sur ce sujet ? C’est qu’en raison de nos moyens humains, nous ne pouvons avancer que petit à petit. Notre première série de décisions pour Mayotte nous pousse évidemment à aller examiner la situation dans les autres territoires ultramarins, mais nous nous heurtons à nos moyens humains et financiers.
L’exemple de Mayotte montre toutefois combien nous sommes utiles pour pointer des difficultés. Je précise que je n’accuse en aucune façon les différents intervenants de la justice, qui sont eux-mêmes en difficulté. L’objectif est plutôt de dire quels seraient les moyens humains, les formations et les financements nécessaires pour obtenir de meilleurs résultats.
Pour ce qui est des dysfonctionnements que nous avons pu observer dans les autres territoires ultramarins, je citerai quelques saisines récentes. Une réclamante s’est plainte d’une absence de suivi de la part de l’avocat désigné au titre de l’aide juridictionnelle après la mort tragique de sa fille, noyée durant une traversée clandestine. En Guyane, une autre réclamation visant un avocat désigné lui aussi au titre de l’aide juridictionnelle, émanant d’une personne victime d’un accident de la route, a révélé plusieurs dysfonctionnements : la compagnie d’assurances n’a jamais reçu le dossier, l’avocat n’a pas répondu malgré plusieurs relances, pas davantage que le tribunal judiciaire après interpellation de notre délégué. En Guadeloupe, nous avons été saisis d’une plainte classée sans suite sans information préalable de la plaignante. Nous sommes régulièrement saisis aussi de difficultés liées à des courriers qui auraient été envoyés et qui n’arrivent pas, et de situations de litige avec des avocats. Voilà quelques types de réclamations reçues et de difficultés observées.
M. le président Frantz Gumbs. J’observe – et c’est terrible pour moi – qu’il est deux territoires que, depuis le début, vous n’avez pas cités : Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
Mme Claire Hédon. Vous avez raison, je ne les ai pas cités. Je crois qu’une de nos déléguées traite à distance les questions relatives à Saint-Martin.
M. le président Frantz Gumbs. On a tendance à oublier les territoires îliens et exigus, éloignés des grands centres administratifs. En l’espèce, le tribunal judiciaire et la cour d’appel se trouvent à Basse-Terre, en Guadeloupe, ce qui est assez loin. La situation est la même pour Cayenne et Saint-Laurent, ainsi que pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, territoires très dispersés.
Pourriez-vous décrire quelques-uns des freins ou obstacles à un égal accès aux droits et à la justice, qu’ils soient liés à ces spécificités géographiques ou à des facteurs comme la pauvreté ou l’illettrisme ? Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles certaines personnes peuvent être plus éloignées que d’autres du droit et de la justice.
Mme Claire Hédon. Vous avez tout à fait raison. Avec les réclamations dont nous sommes saisis, nous ne voyons que ce qui ne va pas, mais nous ne voyons pas tout ce qui ne va pas. L’institution reste mal connue. Peu de gens pensent à nous saisir, ou savent que leur réclamation sera traitée entièrement gratuitement, ce qui est un point important.
Il y a plusieurs façons de nous saisir. Nous avons maintenu un accueil physique, nos délégués reçoivent les réclamants dans des permanences. On peut nous saisir par notre plateforme téléphonique, par courrier – sans même mettre un timbre – ou sur notre site internet. Nous veillons à être omnicanaux et multi-entrées.
Comme vous venez de le dire, ce que nous avons observé à Mayotte existe certainement dans les autres territoires ultramarins. La géographie, les distances, la pauvreté – qui soulève la question de l’aide juridictionnelle, raison pour laquelle nous avons voulu mettre l’accent sur ce point –, l’illettrisme, la langue – qui est une grande difficulté –, la méconnaissance des droits : tous ces facteurs contribuent à des difficultés d’accès à la justice comme au fait que nous ne soyons pas systématiquement saisis.
Mme Marie Lieberherr, directrice « Protection des droits et affaires judiciaires » auprès de la Défenseure des droits. C’est pour cette raison que nous avons voulu dans cette décision relative à Mayotte examiner chaque maillon de la chaîne, en commençant par l’accès au droit, c’est-à-dire le fonctionnement du CDAD et des maisons de la justice et du droit. Or ce premier chaînon est manquant, défaillant, pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer. Qu’il s’agisse de langue ou de logement, toutes les difficultés interfèrent avec l’accès à la justice. Se pose également la question des auxiliaires de justice car, même si le tribunal fonctionnait parfaitement bien, l’accès à la justice ne serait pas assuré sans un réseau suffisant d’avocats, d’interprètes et d’administrateurs ad hoc.
Ce sont des problèmes que l’on peut retrouver sur d’autres territoires. Lors d’un déplacement en Guyane, j’ai été frappée de constater à quel point la géographie des juridictions est un frein à l’accès au tribunal : les chefs de juridiction nous ont décrit le véritable parcours du combattant qu’il faut accomplir pour y accéder par les transports publics.
M. le président Frantz Gumbs. La répartition sur le territoire des portes d’entrée vers la justice est un problème. Faire connaître leurs droits aux justiciables en est un autre, dont la solution passe normalement par le CDAD. Vous avez cité les pirogues France Services, qu’on appelle en Guyane « pirogues du droit » et qui sont une expérience menée par des gens de terrain. En tant que Défenseure des droits, encourageriez-vous les initiatives visant à faciliter l’accès au droit et à la justice en s’adaptant aux caractéristiques locales ? En Polynésie par exemple, sur des îles très isolées et très lointaines, des dispositions sont prises pour que le juge puisse recevoir des requêtes orales, qui sont traduites à l’écrit par la suite.
Mme Claire Hédon. Ces initiatives sont indispensables, et elles montrent que c’est possible – comme je l’ai vu moi-même avec la pirogue de Camopi. Ce n’est pas forcément facile à organiser, et cela demande une vraie volonté de la part des agents de service public. Lorsque j’ai demandé à ceux que j’ai vus s’ils étaient vraiment volontaires – car cela ne peut marcher que si c’est le cas –, ils m’ont répondu qu’ils étaient contents d’être là parce qu’ils avaient le sentiment d’être utiles et de résoudre des problèmes.
Il est indispensable que ces services publics aillent au-devant des personnes – et non seulement à Camopi, au fin fond de la Guyane, mais aussi en Haute-Corrèze pour les gens qui sont aussi éloignés des services publics. Cet aller vers est indispensable et le fait de le mettre en pratique montre que ça marche, que c’est possible. Il faut maintenant démultiplier cette démarche dans tous les territoires où elle est nécessaire. Il est intéressant d’avoir des exemples de quelque chose qui fonctionne, et il ne fait aucun doute que c’est ici le cas.
M. le président Frantz Gumbs. Mais en tant que Défenseure des droits, vous devez également veiller au respect des procédures. Or certaines de ces initiatives peuvent contrevenir aux procédures fixées par la loi, souvent très carrées, dont le non-respect constitue un vice de procédure. Ne craignez-vous donc pas que ces initiatives soient contre-productives ?
Mme Claire Hédon. Je commence par regarder ce qui se passe si on ne s’adapte pas. À Mayotte, pour demander l’aide juridictionnelle, il faut produire un document des impôts sur ses revenus – qu’on ne parvient pas à se procurer – et un justificatif de domicile – quasi-impossible à obtenir. Si on n’adapte pas les règles à la situation du territoire, on rend de fait l’aide juridictionnelle inaccessible à un certain nombre de personnes. L’adaptation est donc nécessaire. Je n’ai pas en tête d’exemple où le fait de ne pas suivre la procédure aurait été défavorable à la personne. Peut-être mes collègues en ont-elles ?
Mme Marie Lieberherr. Pensez-vous par exemple aux audiences foraines ?
M. le président Frantz Gumbs. Non, les audiences foraines, qui font intervenir le juge et son greffier, sont assez bien cadrées ; il y en a aussi dans l’Hexagone quand il le faut. Ma question était plus générale : certaines initiatives engagées pour le bien de la justice, comme celle qui permet de saisir le juge verbalement plutôt que selon les procédures établies, pourraient-elles constituer des vices de procédure ?
Mme Marie Lieberherr. Vous avez absolument raison, il faut veiller à garder un équilibre et à assurer la sécurité des saisines. Les greffiers jouent un rôle indispensable en la matière – or c’est justement au niveau du greffe que le bât blesse à Mayotte. Alors certes, il faut être prudent et s’assurer des garanties nécessaires, mais je pense comme Mme la Défenseure des droits que certaines situations, à commencer par celles dues aux contraintes géographiques, nécessitent que l’on s’adapte.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez dit que vous n’aviez pas reçu beaucoup de saisines de la part des autres territoires d’outre-mer. Vous avez aussi indiqué le nombre de délégués de la Défenseure des droits – ou du Défenseur ?
Mme Claire Hédon. On féminise le titre de la personne, mais l’institution reste « le Défenseur des droits ».
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez donc des délégués pour chacun des territoires – sauf Saint-Martin et Saint-Barthélemy ! – mais je ne vois guère de publicité ou d’appels à candidatures. Dans l’esprit du public, dans la conscience collective, votre institution n’est-elle pas un peu trop discrète ?
Mme Claire Hédon. Vous avez tout à fait raison, mais ce n’est pas faute d’essayer. Il est clair que nous sommes mal connus du grand public. Le taux de connaissance de l’institution tourne autour de 50 % dans la population générale et descend quasiment à un tiers pour les catégories socioprofessionnelles inférieures, terme que je n’aime guère mais qui désigne bien les personnes qui ont le plus de difficulté à faire valoir leurs droits. Sauf que – pardon d’en revenir à une question bassement matérielle – je réclame tous les ans un montant pour communiquer sur notre institution, la manière de nous saisir, l’importance qu’il y a à défendre ses droits : je ne l’obtiens jamais. Alors c’est vrai, l’institution n’est pas assez connue, mais cela demande des moyens.
Nous faisons pourtant énormément parler de nous dans les médias, notamment locaux. Nos délégués ne se contentent pas de traiter des réclamations : souvent placés dans les CDAD et les maisons de la justice et du droit, ils participent aux différentes opérations organisées pour faire connaître l’institution. Je partage votre analyse mais, je le répète, il faut plus de moyens pour que l’institution soit plus connue.
J’ajoute qu’à mon arrivée, nous traitions 100 000 réclamations. Nous en étions à 140 000 en 2024 et atteindrons probablement 160 000 à la fin de l’année. Notre capacité à absorber l’ensemble de ces réclamations est en forte tension et nos difficultés sont croissantes car nos délégués et nos agents, qui sont très motivés, ne veulent pas laisser les gens en difficulté.
M. le président Frantz Gumbs. Vous pourriez peut-être utiliser des influenceurs, sur Instagram et TikTok par exemple.
Mme Claire Hédon. Nous le faisons ! Nous travaillons avec certains influenceurs spécialisés dans les questions de droit. Nous essayons par tous les biais de faire connaître l’institution.
Ce qui me ramène à la question de notre présence à Saint-Martin, qui me taraude. Je suis quasiment certaine que l’une de nos déléguées y assure des permanences ponctuelles, peut-être une fois par mois. Mes services vérifieront et nous vous donnerons l’information.
M. le président Frantz Gumbs. Quelles pistes d’amélioration auriez-vous à proposer, tant pour le fonctionnement de votre institution que pour celui de la justice et de l’accès au droit, en particulier dans les territoires d’outre-mer ?
Mme Claire Hédon. Il ne fait aucun doute qu’il y a une question de moyens, dans les deux cas – je n’y reviens pas pour l’institution. La justice a évidemment besoin de moyens humains et financiers, au sens large : si l’on veut corriger les informations fausses qu’on trouve à Mayotte sur les sites internet du CDAD ou du tribunal, on n’aura pas besoin d’un budget mais de moyens humains et de formation – cette dernière étant primordiale. La question est donc de savoir quels moyens financiers nous sommes prêts à dégager pour que les droits des personnes soient respectés sur l’ensemble du territoire français.
M. le président Frantz Gumbs. Votre éclairage est indispensable et nous serons preneurs de toute autre information que vous pourriez nous adresser.
Mme Claire Hédon. Nous vous transmettrons plusieurs éléments complémentaires dont notre décision récente relative à l’état civil à Mayotte, qui n’est pas inintéressante.
Mme Judith Vailhé, cheffe du pôle justice et libertés auprès de la Défenseure des droits. Cette décision est relative à l’accès et au fonctionnement des services de l’état civil et de la nationalité à Mayotte. Elle vous donnera un éclairage complémentaire car elle traite des difficultés que rencontre, au sein du tribunal judiciaire, le greffe de la nationalité, qui est complètement submergé de réclamations.
M. le président Frantz Gumbs. Pourrez-vous nous donner votre idée, éventuellement dans nos échanges ultérieurs, sur la situation très complexe qu’on trouve en Nouvelle-Calédonie, où coexistent un droit national, un droit local et un droit coutumier, établis par un gouvernement local et des aires coutumières qui font des promesses chacun de son côté ?
Mme Claire Hédon. Non, j’en suis désolée. N’ayant pas de délégué sur place, il nous est difficile de répondre à cette question. Je ne serais d’ailleurs en mesure de le faire qu’après un gros travail d’enquête et de compréhension mené par nos équipes – nous ne prenons pas de position hors-sol. En attendant, c’est la question de disposer d’un délégué en Nouvelle-Calédonie qui nous travaille : c’est absolument nécessaire, mais il faut le trouver !
M. le président Frantz Gumbs. Merci pour vos propos.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent dans ces territoires pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Les notaires font évidemment partie de ces professionnels du droit qui contribuent à l’accès au droit. Pour évoquer les difficultés auxquelles cette profession peut être confrontée dans les territoires ultramarins, et qui ont des répercussions sur ceux de nos concitoyens qui y vivent, j’accueille Me Pierre-Jean Meyssan, premier vice-président du Conseil supérieur du notariat (CSN), Me Camille Baudouin, notaire aux Abymes, en Guadeloupe, et Me Dev Koytcha, notaire à Saint-Denis de La Réunion.
Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité : je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».
(M. Pierre-Jean Meyssan, Mme Camille Baudouin et M. Dev Koytcha prêtent serment.)
M. Pierre-Jean Meyssan, premier vice-président du Conseil supérieur du notariat. Je me contenterai d’une brève introduction, car, notaire exerçant en métropole, j’estime ne pas être le mieux placé pour répondre à vos questions alors que deux spécialistes sont présents cet après-midi et le feront bien mieux que moi.
Le CSN (conseil supérieur du notariat) est un établissement d’utilité publique dont la mission est de représenter le notariat auprès des pouvoirs publics. Nous déterminons la politique générale de la profession et nous fournissons des services collectifs aux notaires. Le notariat français compte 17 250 notaires répartis dans 7 333 offices. Depuis 2017, le nombre de notaires a augmenté de près de 78 %, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
On recense 219 notaires dans les territoires d’outre-mer. La loi de 2015 a eu un fort impact sur la création du nombre d’études. Elle a également facilité le déplacement, pour les notaires, de leur étude au sein de zones dites libres ou vertes ; auparavant, les notaires étaient attachés à une résidence précise et il était très difficile de déplacer une étude – il fallait déposer une demande motivée auprès du garde des sceaux. La tentation est désormais assez forte de déplacer les études d’endroits moins favorisés économiquement vers les métropoles ou le littoral.
Cette situation nous préoccupe beaucoup, car le maillage territorial assuré par les notaires joue un rôle essentiel dans l’accès au droit des usagers. Notre honneur est d’être, dans bien des endroits, le dernier service public de proximité, à l’heure où les trésoreries publiques sont parties depuis longtemps, les casernes de gendarmerie se sont regroupées et les bureaux de poste ont fermé. Nos dernières données montrent que moins de 12 000 Français vivent à plus de 20 kilomètres d’une étude de notaire. On aurait pu imaginer qu’un mouvement identique se déploie dans les territoires d’outre-mer et que de nombreux notaires s’installent dans les grandes villes, notamment les préfectures, mais le maillage territorial reste serré.
Le premier point d’accès au droit gratuit est l’étude du notaire, en métropole comme dans les territoires d’outre-mer. Nous accueillons tous les jours dans nos études des gens ayant besoin d’un renseignement juridique de premier niveau. La gloire de notre métier est de ne pas faire payer ces consultations, à la surprise des personnes que nous recevons. Cela découle de la mission de service public qu’exerce le notariat français. Les notaires espèrent que leur tarif continuera pendant longtemps d’être fixé par arrêté ministériel, car c’est cela qui permet d’effectuer une péréquation entre les actes que nous signons et pour lesquels nous sommes rémunérés, et la faculté que nous offre ce revenu de donner à nos concitoyens qui nous sollicitent une information juridique de tout niveau, de la plus simple à la plus technique. Si la consultation débouche sur la rédaction d’un travail d’une dizaine de pages, elle change de nature, mais nous avons presque tous les jours des rendez-vous gratuits d’accès au droit. Là est notre honneur.
Mme Camille Baudouin, notaire. Je suis originaire de la Martinique où je suis née et où j’ai grandi ; j’ai effectué mes études à Paris puis je suis revenue aux Antilles pour commencer ma carrière en Guadeloupe.
Je tiens à vous remercier de vous pencher sur la question de la justice outre-mer. Ce qui ressortira de vos travaux est essentiel pour nos territoires, et nous sommes heureux de pouvoir vous parler de notre métier, notamment des spécificités de son exercice dans les îles.
M. Dev Koytcha, notaire. Je suis natif de La Réunion où j’exerce mon métier depuis quinze ans. Je m’associe aux propos de ma consœur, Me Baudouin, pour remercier la commission d’enquête d’interroger les professionnels sur place pour connaître la situation des justiciables locaux.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vos chiffres, il y a 219 notaires dans les territoires d’outre-mer ; j’ai l’impression que, par rapport au nombre d’habitants, ils sont moins nombreux que dans l’Hexagone : est-ce bien le cas ?
M. Dev Koytcha. En effet, la densité de la population notariale est moins forte outre-mer qu’en métropole. Il convient néanmoins de relativiser ce critère par la situation sociale de la population locale. Le taux de pauvreté est très élevé, puisqu’il atteint 77 % de la population à Mayotte et 42 % à La Réunion. L’Autorité de la concurrence (ADLC), autorité administrative indépendante, transmet des recommandations au ministère de la justice, lequel fixe par arrêté le nombre de professionnels pouvant exercer. Les recommandations ont été suivies et l’offre notariale a presque doublé en moins de dix ans depuis l’entrée en vigueur, en 2017, de la loi de 2015. Cette nette amélioration a induit le doublement du nombre de consultations gratuites dispensées par les notaires : c’est loin d’être négligeable. Je n’ai d’ailleurs entendu aucun client se plaindre d’avoir rencontré des difficultés pour trouver un notaire : à La Réunion, tout le monde a accès sans difficulté à un notaire.
M. le président Frantz Gumbs. Je suis surpris d’apprendre que vous effectuez des consultations gratuites : cela ne correspond pas à l’image que j’avais du notaire. Pourquoi ne faites-vous pas davantage publicité de cette partie de votre activité ? Peut-être êtes-vous déjà suffisamment sollicités.
M. Pierre-Jean Meyssan. La plupart des gens voient les notaires comme des brasseurs d’argent, mais telle n’est pas la réalité du métier. Je comprends votre surprise, mais au moins un jour sur deux, nous recevons tous les trois, mes collègues ultramarins et moi qui exerce à Bordeaux, des clients que nous ne facturons pas. À une époque, le CSN avait pour slogan « La dernière profession qui conseille gratuitement ». Ce slogan m’a toujours fait dresser les cheveux sur la tête. Nous ne conseillons pas gratuitement : le conseil que donnent les notaires s’appuie sur une compétence acquise après sept années d’études et constamment mise à jour par des obligations de formation. Ce conseil a de la valeur et n’est pas gratuit. Tout l’intérêt du système repose sur le fait que les notaires s’appuient sur un modèle économique, qui agace certaines personnes et institutions au premier rang desquelles figure l’ADLC, de nature redistributive. Une vente immobilière signée chez un notaire donne lieu au versement d’honoraires dont le montant est fixé par le ministre – environ 0,8 % du prix de la transaction. Cette rémunération confortable du notaire lui permet d’accueillir des gens, clients ou non. Nous connaissons certains d’entre eux depuis vingt ans quand d’autres sont inconnus et ne deviendront peut-être jamais des clients. Le cas classique est celui d’une personne qui demande à un notaire s’il doit faire un contrat de mariage : quand ce dernier explique les différents régimes matrimoniaux, certains décident de ne pas signer de contrat de mariage car le régime légal de la communauté de biens réduite aux acquêts les satisfait ; dans ce cas, le notaire ne leur fait pas payer sa consultation, car il assure là une mission de service public. La fonction du notaire est double puisque celui-ci est un officier public et ministériel qui évolue dans un cadre libéral.
Chaque semaine, les 17 000 notaires de France effectuent environ 50 000 consultations non facturées. Nous tenons à ce rôle d’officier public et ministériel exerçant une mission de service public. Nous pourrions en effet faire davantage connaître cette partie de notre activité et je vous remercie de nous en donner l’occasion. Nous accordons de l’importance à notre rôle d’aide dans l’accès au droit, avant même les maisons de la justice et du droit ou les points d’accès du droit.
M. le président Frantz Gumbs. Quelles particularités voyez-vous dans la pratique de votre métier outre-mer par rapport à son exercice dans l’Hexagone ?
Mme Camille Baudouin. Je n’ai jamais exercé dans l’Hexagone même si j’y ai suivi mes études. Après celles-ci, je suis devenue notaire stagiaire en Guadeloupe. La principale différence est la langue. Les rendez-vous de consultation, qu’ils aient lieu à l’étude ou dans les points d’accès au droit, ne se déroulent pas systématiquement en français car nos interlocuteurs ne maîtrisent pas toujours cette langue et préfèrent parfois s’exprimer en créole. Les rendez-vous de signature peuvent également se faire en créole, afin de s’assurer que tout est clair pour tout le monde.
La seconde différence entre les territoires d’outre-mer et l’Hexagone réside dans les traditions, notamment en matière de droit de la famille. Les règles de transmission – ou d’absence de transmission – sont particulières dans nos territoires.
M. Dev Koytcha. Les notaires à La Réunion et à Mayotte font le même métier que leurs confrères de l’Hexagone, mais ils l’exercent dans des conditions spécifiques. Ils sont un peu comme des médecins qui pratiqueraient en ville mais aussi à la campagne et qui s’adapteraient à la population qui vient à eux. Ainsi, certains notaires ont une étude à La Réunion et une annexe à Mayotte : ils exercent dans les deux territoires et peuvent travailler le lundi à La Réunion et le lendemain à Mayotte. Ils sont confrontés à des clientèles très différentes et doivent s’adapter à la culture et à la langue de chacun : le mélange fait la richesse de ces territoires et il exige du notaire un ajustement permanent.
À titre personnel, j’ai exercé en métropole avant de le faire à La Réunion. Les spécificités locales sont indéniables outre-mer. Il y a des situations d’indivision non réglées sur plusieurs générations, or une succession avec trente héritiers est bien plus difficile à faire aboutir qu’un dossier n’impliquant que trois ou quatre personnes.
M. Pierre-Jean Meyssan. Notaire métropolitain, j’admire le travail de mes confrères ultramarins. J’ai récemment eu la chance de toucher du doigt ce qui nous sépare. Le notariat est facile en métropole, car nous avons accès à des fichiers d’une fiabilité totale. Quand j’interroge la plateforme Comedec (communication électronique des données de l’état civil), le document qu’elle me transmet est fiable à 99 %. Après le passage du cyclone Chido, le CSN s’est fortement ému de la situation des Mahorais et a décidé d’aider les confrères réunionnais possédant des bureaux annexes à Mayotte. Une délégation du CSN, conduite par son président, s’est rendue sur place en juin dernier pour partager le quotidien d’un notaire mahorais. Mon confrère Alexandre Sirugue m’a reçu dans son étude, dans l’entrée de laquelle les boîtes aux lettres sont cassées et dont le bâtiment est protégé par un grillage. Sur le fond, il m’a montré un acte d’état civil qui n’a pas les caractéristiques de ceux établis dans l’Hexagone du fait des traditions locales : rédigés par les cadis, les actes locaux intègrent les changements de prénom autorisés par la tradition locale. Il est donc impossible de connaître avec certitude l’identité des gens, donc les notaires tentent de recouper les informations. En métropole, de telles questions ne se posent jamais.
Jeudi dernier, j’ai reçu une cliente originaire de Guadeloupe. Elle m’a dit avoir construit une maison sur la parcelle B65 de sa commune et m’a demandé de faire un acte d’usucapion ; quand j’ai examiné le document, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas faire un tel acte car le propriétaire était connu. En fait, la parcelle n’a pas été mutée depuis quatre générations. Il faut donc tout reprendre. Voilà le quotidien des notaires ultramarins ; en métropole, nous n’avons jamais de telles enquêtes à mener. En effet, l’état civil est balisé à l’extrême dans l’Hexagone : il est très rare de voir des indivisions de cinq, six ou dix personnes. Nous avons pris la matrice cadastrale et la jeune fille qui accompagnait sa mère m’a envoyé un tableau généalogique : Me Camille Baudouin m’a expliqué la démarche à suivre car j’étais incapable d’agir.
Le notariat de mes confrères ultramarins est semé d’embûches. Il faut trouver la piste et la suivre : ce sont presque des détectives, qui doivent très bien connaître le terroir local. Leur travail est délicat car ils ne disposent pas de documents fiables, à la différence des notaires hexagonaux.
Mme Camille Baudouin. Outre les problèmes liés à l’état civil, nous nous heurtons aux lacunes du cadastre. En effet, le service de la publicité foncière a été informatisé à partir de 1956 en Guadeloupe : en interrogeant l’ancienne conservation des hypothèques, il est possible d’obtenir des actes anciens, mais le cadastre ne permet pas toujours de retracer les numérotations et les bornes de propriété. Les parcelles sont parfois gigantesques. Il arrive que des partages verbaux aient été réalisés il y a très longtemps. En 2025, j’ai reçu des arrière-petits-enfants de cinq frères et sœurs qui avaient partagé verbalement une parcelle en cinq lots à la mort de leurs parents : je me suis heurtée à deux problèmes, celui du cadastre et celui de la généalogie. Le travail généalogique est très complexe car les décès peuvent être très anciens. Certaines branches de la famille ont quitté l’archipel – vous connaissez l’action du Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer (Bumidom) – pour rejoindre l’Hexagone ; ces personnes restent néanmoins héritières et il nous faut régler les successions en cascade. Les familles se trouvent confrontées en 2025 à une question relative à l’immeuble et à une autre touchant à la généalogie : voilà l’une des vraies spécificités de nos territoires.
M. le président Frantz Gumbs. Surtout quand on ne peut plus retrouver les gens.
Mme Camille Baudouin. Absolument.
M. le président Frantz Gumbs. Au-delà de la question de l’indivision, d’autant plus difficile à résoudre lorsqu’elle remonte à plusieurs générations, on nous a parlé d’une autre particularité concernant le foncier. Le terme de spoliation foncière a ainsi été employé, celle-ci se fondant d’ailleurs sur la loi, notamment l’usucapion, ou prescription trentenaire, voire décennale aujourd’hui.
À cet égard, la loi qui ramène de trente à dix ans la durée de présence sur un terrain vous aide‑t‑elle ou vous complique‑t‑elle la tâche ? Est‑elle adaptée aux situations que vous vivez ?
M. Dev Koytcha. Il me semble fondamental de rappeler les principes de cette loi. L’usucapion, ou prescription acquisitive, est d’abord un mode légal d’acquisition de la propriété, défini par l’article 2258 du code civil. Il s’agit d’un moyen de reconnaître la propriété de celui qui possède par l’effet du temps.
Cette possession doit répondre à trois critères fixés par la loi : elle doit être paisible, non équivoque et continue. La loi ne nous dit malheureusement pas grand‑chose de plus. Il faut bien comprendre le principe : cet acte de notoriété acquisitive établi par les notaires constate la possession et vaudra titre s’il n’y a pas de contestation. Le principe d’antériorité est donc nécessaire pour faire reconnaître la notoriété acquisitive et obtenir la possession : c’est l’effet du temps qui permet de se dire propriétaire, de revendiquer la propriété et de faire établir un tel acte.
Anciennement de trente ans, ce délai a été ramené à dix ans par la loi visant à accélérer et à simplifier la rénovation de l’habitat dégradé et permet de faire valoir la possession. Il est important de comprendre que la contestation est l’essence même de ce mode opératoire de titrement, qui consiste à dire : « j’établis ma notoriété et je l’oppose à tous. » Si et seulement s’il n’y a pas d’opposition, cela vaut titre au bout de cinq ans. Passé ce délai, aucune contestation n’est plus possible et le titre devient parfait.
J’imagine que les situations de spoliation évoquées sont sûrement légitimes dans certains cas, car une impression de spoliation peut exister ; il n’est pas évident, lorsque l’on possède un titre ancien, qui remonte à plusieurs générations, de se voir opposer une prescription acquisitive. Mais si cette possession est régulière et a été établie dans les règles, elle fait foi et vaut titre de propriété.
Face à cette situation, le notariat a agi. Sur le territoire de La Réunion, la chambre, que je présidais, a ainsi mis en place des critères de vérification minimale avant de dresser un tel acte. La liste de vérification que nous nous sommes imposée comprend notamment des témoignages constatés par voie d’huissier et l’établissement d’un bornage, pour nous assurer que la prescription s’applique à la bonne assiette foncière.
Nous nous imposons désormais ces vérifications pour prévenir les situations de contestation et faire en sorte que les prescriptions soient le moins contestées et le moins contestables possible.
M. le président Frantz Gumbs. À votre connaissance, existe‑t‑il un avantage à un délai de dix ans plutôt que de trente ?
M. Dev Koytcha. Il s’agit pour moi d’une bonne chose, qui permet de répondre à un besoin. Ces territoires souffrent en effet d’un défaut de foncier et la prescription acquisitive est une solution pour répondre aux problématiques liées à l’indivision.
Je pense que l’indivision et l’usucapion forment une problématique commune. Or, sans la solution de la prescription acquisitive, l’on reste enfermé dans les problématiques d’indivision. Il s’agit donc d’un moyen de sortir de ces situations de blocage. En ce sens, il me semble salvateur que l’on ait réduit ce délai à dix ans. C’est une avancée significative.
Elle se double d’une autre avancée : la réduction du délai de contestation de trente à cinq ans. En effet, l’ancien texte prévoyait trente ans de possession pour pouvoir demander au notaire l’établissement de la notoriété acquisitive et de la prescription acquisitive mais un nouveau délai de trente ans s’ouvrait pour obtenir la confirmation du titre. La procédure s’étalait donc sur soixante ans.
On ne pouvait pas se contenter d’une situation aussi précaire dans la politique de titrement, surtout lorsqu’on connait la question foncière qui se pose dans ces territoires. Pour moi, la réduction des délais est donc une bonne solution pour la traiter.
Mme Camille Baudouin. Je partage l’avis de mon confrère. Dans nos territoires, sans ce levier, nous ne pourrions pas avancer sur les dossiers de certaines familles.
Il faut en effet mesurer les conséquences du fait de ne pas être titré : cela signifie ne pas pouvoir transmettre, mais aussi ne pas pouvoir s’endetter en apportant le bien en garantie pour l’améliorer ou pour lancer un autre projet. Je veux bien entendre que le système n’est pas parfait, mais je vous assure qu’il est essentiel chez nous.
Vous faisiez allusion à des remontées invoquant des spoliations. Des abus ont probablement existé, mais il me semble que, surtout, le mode de titrement en heurte certains. Je ne pense pas que l’on puisse parler de spoliation : la personne qui fait dresser cet acte doit justifier du fait qu’elle a la jouissance paisible du bien. Elle ne se contente pas de dire : « bonjour, j’habite là. » Cela ne se passe pas ainsi.
Des vérifications factuelles très sévères sont nécessaires. Un affichage sur site est notamment imposé. Imaginez, dans de petits territoires comme les nôtres, un panneau dans votre jardin, avec votre nom et celui du notaire qui va dresser l’acte – ce qui ouvre un délai de contestation. L’affichage est constaté par un commissaire de justice, tout le quartier est au courant, la ville est au courant, une publication est faite sur le site de la préfecture : rendez‑vous compte ! Des vérifications très poussées ont donc lieu avant de dresser ce type d’acte.
J’entends bien que le système n’est pas parfait ; il s’agit cependant non pas de spoliation, mais d’un levier essentiel dans nos territoires.
M. Pierre‑Jean Meyssan. Un notaire métropolitain tiendra peut‑être des propos légèrement décalés. Je suis parfaitement d’accord avec mes confrères concernant l’aspect fondamental de ce mode de matérialisation de la propriété. Il ne faut pas oublier que la notoriété acquisitive et la prescription acquisitive reviennent à mettre en droit ce qui se passe dans les faits : je suis dans cette maison depuis trente ans, je l’habite, personne ne conteste rien, j’ai d’ailleurs pleinement le sentiment d’être chez moi.
M. le président Frantz Gumbs. Tout le monde le sait.
M. Pierre‑Jean Meyssan. Tout le monde le sait. Vous êtes mon voisin, vous savez que je vis là, vous avez vu mes parents auparavant… Mais au moment de réaliser une opération, je m’aperçois que je n’ai pas de titre de propriété. Or, la banque m’en demande un. Je vais donc me tourner vers les notaires pour savoir comment procéder. Le principe n’est pas qu’une personne revendique un bien dans lequel elle s’installe en disant : « je ne suis pas chez moi, mais je m’installe et cela va le devenir. J’occupe les lieux. » Il semble donc étrange que l’on parle de spoliation puisque, par principe, je suis chez moi, que tout le monde le sait et que j’ai besoin d’obtenir un papier que je n’ai pas.
J’apporterai un léger bémol concernant la question du délai s’agissant de territoires spécifiques. Comme le rappelait Camille Baudouin, des gens, des familles entières parfois, sont partis. Je comprends certes qu’une accélération soit nécessaire dans l’opération de titrement, mais dix ans peuvent passer vite : il me semble qu’il faut faire attention, car ce délai est court.
En revanche, je rejoins Dev Koytcha sur l’accumulation des deux délais de trente ans, qui me semblait poser problème. C’était insupportable : vous attendiez trente ans pour avoir votre acte et, lorsque vous l’obteniez enfin, il pouvait encore être contesté pendant trente ans ! C’était trop long. Vu les précautions prises par les notaires pour signer ces actes, trente ans d’attente, plus cinq ans pour une possible contestation semblent un délai plus équilibré.
Il faut être très prudent avec tous les modes hors normes d’acquisition de propriété. Le même souci se pose ainsi avec le droit de préemption, un autre sujet. Dès que des procédures dérogent au mode traditionnel de transmission d’immeubles, les gens s’interrogent. Elles doivent donc être maniées avec précaution.
Nous sommes donc d’accord sur l’immense utilité du système – Camille Baudoin a justement rappelé qu’il serait impossible autrement de traiter certains cas –, mais il faut faire attention à cette réduction de délai. Il est passé de trente à dix ans, peut‑être aurait‑il mieux valu vingt ans, même s’il ne s’agit pas d’un délai de prescription traditionnel.
M. le président Frantz Gumbs. Je reviens sur la question de la spoliation, car on nous a cité des exemples, notamment en Martinique et en Guadeloupe. Le problème du foncier en général, quels que soit le mode d’acquisition et les questions d’indivision, se transforme parfois en crise. Il est source de conflits ouverts, qui dépassent largement le stade du litige.
Quelqu’un dispose d’un papier qui stipule qu’il est propriétaire, tout le monde le sait ; or une autre personne parvient à se faire délivrer un acte de prescription acquisitive. On ne sait pas comment cela peut advenir, mais cela fait l’objet d’une affaire en Martinique, portant les germes d’une forme de suspicion à l’égard des notaires. L’idée d’une entente occulte entre les parties pour utiliser la loi à cet escient risque de circuler et de s’implanter dans la tête des gens. Connaissez‑vous de telles situations ?
M. Dev Koytcha. Non. Je vous donnerai en revanche l’exemple concret d’une vérification que nous avons mise en place. Nous avons demandé à nos confrères une particulière vigilance sur les surfaces concernées par la prescription acquisitive. Nous avons appelé leur attention sur le fait que les prescriptions devaient être limitées à des surfaces plutôt modestes, car nous estimons qu’une occupation paisible, non équivoque et continue portera a fortiori davantage sur une surface maîtrisée que sur un terrain de dix hectares.
La deuxième sécurité concerne notre qualité d’officier public. Si j’établis une prescription acquisitive, je n’ai aucune envie qu’elle soit contestée demain et que l’on vienne engager ma responsabilité d’officier public.
M. le président Frantz Gumbs. Et votre réputation.
M. Dev Koytcha. Ma réputation encore davantage, étant donné la sensibilité du sujet que vous évoquez.
À notre niveau, nous mettons donc des outils en place, nous sommes vigilants et nous essayons d’apporter des solutions pratiques, dans le silence législatif. J’en suis désolé, mais actuellement, dans notre système législatif, il n’existe rien pour servir de pare‑feu. C’est la pratique notariale qui s’efforce d’introduire de la prudence et les vérifications minimales, non prévues par le dispositif.
Cela est d’ailleurs souvent le cas du notariat : il essaie d’apporter de la sécurité quand on en a besoin.
M. Pierre‑Jean Meyssan. Je partage vos préoccupations et votre constat : les tensions autour du foncier sont en effet une source de conflits, et non uniquement de chicayas de voisinage. Bien des problèmes que rencontrent aujourd’hui ces territoires sont liés à des questions de foncier.
Le notariat a des propositions à faire à ce sujet. Le premier colloque de l’institut d’études juridiques du conseil supérieur du notariat a d’ailleurs été consacré à l’évolution de la loi Letchimy – j’avais pris l’engagement devant mes confrères de Martinique qu’il porterait sur les territoires ultramarins. Certains éléments ont du reste été intégrés à la loi sur l’habitat dégradé.
Le notariat français dispose, modestement, de propositions pour régler certaines situations. J’en veux pour preuve le travail lancé avec nos confrères de La Réunion à notre retour de Mayotte visant à l’élaboration d’un plan avec des solutions concrètes et techniques, car le notariat peut aider à réaliser rapidement des opérations de titrement.
À Mayotte, et c’est une spécificité, un groupement d’intérêt public‑commission d’urgence foncière a été mis en place. Le département, propriétaire, doit opérer des transferts, et donc signer de nombreux actes. Selon les différentes estimations, dont celles des collectivités, le stock de dossiers serait compris entre 80 000 et 100 000. Or le rythme de production des deux institutions est de trente à quarante dossiers par an. Comment régler pareille situation ?
Nous avons donc suggéré de solliciter le notariat. Il existe en effet des études à La Réunion, à Mayotte et d’autres confrères sont prêts à aider à débloquer les dossiers, en s’occupant du back-office. Nous avons pour l’instant l’impression que les pouvoirs publics ne croient pas trop en nous et s’interrogent : « comment, vous savez faire ça ? » Oui, nous savons le faire.
Nous ne comprenons pas pourquoi des solutions anciennes dont on sait qu’elles n’ont pas fonctionné sont mises en place tandis que nos propositions transmises notamment aux élus locaux ne sont pas davantage prises en considération. Nous n’avons pourtant rien de révolutionnaires. S’il s’agit d’un problème de budget, nous pouvons en discuter.
Nous avons conscience que le problème de la tension foncière dans les territoires ultramarins ne pourra pas être résolu par des moyens traditionnels, y compris la notoriété acquisitive et les autres dispositifs évoqués. Régler véritablement cette question serait un levier important de pacification sociale : on retrouverait du crédit, on lancerait des projets, les tensions de voisinage s’en trouveraient apaisées…
Le notariat français est à la disposition de la représentation nationale et des pouvoirs publics et a pour ambition de vous aider. Nous ne comprenons pas pourquoi nous ne sommes pas davantage entendus. Nous sommes pourtant des officiers publics et ministériels, à votre service, avec des propositions à vous présenter. Lorsque nous le faisons, nous recevons une écoute attentive, polie et intéressée, mais deux jours après, plus rien. Or vous ne pourrez pas éviter de prendre à bras‑le‑corps ces questions. Pour l’instant, nous n’avons pas l’impression qu’elles le soient.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Meyssan, la commission d’enquête, ce n’est pas les pouvoirs publics ! Toutefois, votre offre est dûment enregistrée et figurera dans notre rapport aux côtés de votre interrogation : pourquoi les pouvoirs publics rejettent-ils l’aide des notaires ?
Mme Camille Baudouin a évoqué l’impact, dans certains territoires, de la culture et des langues locales sur votre pratique. Les règles appliquées localement présentent de grandes différences culturelles avec celles en vigueur dans l’Hexagone. Comment travaillez-vous avec ces particularités, qui relèvent parfois de la coutume ?
Mme Camille Baudouin. En la matière, il est nécessaire de distinguer les territoires ultramarins. Des spécificités existent à Mayotte et à La Réunion, ainsi qu’en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane.
Je me suis entretenue vendredi dernier avec une consœur de Guyane, qui m’a expliqué à quel point il lui était difficile de travailler tant les traditions en vigueur en matière de transmission sont éloignées des nôtres. En Guyane vivent notamment des descendants de réfugiés laotiens et des membres de communautés amérindiennes. Dans ces groupes, la tradition veut que l’enfant le plus jeune hérite de la maison familiale, ce qui contrevient à la loi française. Un important travail de pédagogie est donc nécessaire ; la première étape permet de constituer l’indivision, avant qu’un acte soit dressé, dans lequel chaque partie cède ses droits.
À La Réunion, la tradition est d’attendre le décès du second parent avant d’ouvrir les dossiers de succession.
M. Dev Koytcha. Historiquement, à La Réunion, il était d’usage d’attendre le second décès pour consulter le notaire et régler la succession. Or si ce règlement n’intervient pas lors du premier décès, il en résulte des indivisions qui perdurent parfois pendant plusieurs générations ; cette tradition est l’une des causes du grand nombre d’indivisions non réglées.
Le droit musulman est présent à Mayotte, mais après la départementalisation, les cadis, qui exerçaient le pouvoir religieux concernant l’état civil, sont devenus des médiateurs de vie. Malgré ce changement de rôle, les notaires doivent composer avec ces interlocuteurs privilégiés. Les exemples sont légion : les exceptions sont aussi nombreuses que les territoires.
En nous préparant à cette audition, Me Baudouin et moi-même sommes arrivés à la conclusion suivante : il existe dans ces territoires un tronc commun de problèmes – les indivisions, les successions, la langue –, auxquels s’ajoutent des particularités propres à chacun. Comme le précise l’intitulé de votre commission d’enquête, vous devez intégrer à vos travaux ces particularités, afin d’améliorer la justice et de l’adapter aux besoins ultramarins.
En d’autres termes, l’adaptation de la norme aux spécificités locales devrait être la règle.
M. le président Frantz Gumbs. L’adaptation de la loi elle-même devrait être la règle ?
M. Dev Koytcha. C’est déjà le cas : la loi Letchimy est un texte dérogatoire, permettant de sortir plus facilement de l’indivision. Il a introduit un dispositif d’exception qui s’applique à tous les territoires ultramarins et qui a été prorogé pour une durée de dix ans. Le Conseil supérieur du notariat, qui a œuvré à l’amélioration de ce dispositif, considère que ce type de textes, qui dérogent et cherchent à s’adapter, sont vertueux pour les territoires ultramarins. Il faut poursuivre dans cette voie.
M. le président Frantz Gumbs. Le taux de couverture des notaires, en Guadeloupe, à la Martinique ou à La Réunion, vous semble-t-il suffisant pour répondre aux besoins ?
Mme Camille Baudouin. Non seulement leur nombre est suffisant, mais leur répartition géographique, en Martinique – du nord au sud – comme en Guadeloupe – d’ouest en est –, est satisfaisante.
Grâce aux bureaux annexes, le notariat est installé et disponible dans tout l’archipel de la Guadeloupe, qui englobe également ses dépendances : la Désirade, Marie-Galante et les Saintes. Ainsi, Marie-Galante, qui est la dépendance la plus peuplée, bénéficie d’un bureau annexe dans lequel un confrère se rend une fois par semaine.
Quant à Saint-Martin et Saint-Barthélemy, elles ont des charges propres.
M. Dev Koytcha. La répartition des notaires sur ces territoires est convenable ; elle s’est nettement renforcée en l’espace de dix ans. Mayotte, qui ne comptait alors qu’un seul notaire, en compte désormais trois. À La Réunion, leur nombre a doublé, passant de 60 à 120, qui vivent de leur métier, s’impliquent dans leurs études et en dehors. Le maillage est donc assuré.
M. le président Frantz Gumbs. En dehors des consultations gratuites que vous donnez, comment contribuez-vous à porter le droit là où se trouvent les justiciables, dans les villes et villages éloignés, dans les îles et îlots éloignés ? Participez-vous aux activités des conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD), des points justice et des dispositifs propres aux territoires d’outre-mer ?
Mme Camille Baudouin. Absolument. En Martinique et en Guadeloupe, en dehors des consultations dans les études et de la participation à divers forums et salons, nous assurons des permanences gratuites organisées au moins deux fois par mois par les points d’accès au droit et les maisons de la justice et du droit (MJD).
Ces permanences font l’objet d’une répartition annuelle entre notaires salariés et notaires installés, en fonction de leurs lieux de résidence. Elles concernent tous les territoires, y compris les dépendances – à titre d’exemple, les Saintes se trouvent à quarante-cinq minutes de bateau de Pointe-à-Pitre. Aucune zone n’est délaissée par ces permanences, dans lesquelles les gens sont reçus par ordre d’arrivée ; cependant, en raison de l’affluence, le greffe des MJD a organisé un système d’inscription préalable.
En Guyane, France Service organise des points d’accès au droit dans le cadre de déplacements en pirogue permettant d’atteindre les communautés installées le long du fleuve.
M. le président Frantz Gumbs. Si j’entends bien vos explications, le notariat rend des services à la hauteur des besoins de la population. Avez-vous tout de même identifié des pistes d’amélioration, en particulier en matière d’accès au droit ?
M. Pierre-Jean Meyssan. Il est toujours possible d’apporter des améliorations, mais il existe bien d’autres problèmes où faire porter les efforts des parlementaires.
Nous avons la faiblesse de penser que les usagers qui poussent la porte de nos études sont bien accueillis et bien servis. Le nombre de notaires a doublé en dix ans, ce qui n’est pas anodin. Peu de professions auraient été capables d’absorber un tel choc en matière d’offre ; cela signifie sans doute qu’il y avait de la place. Nous préférerions que les prochaines vagues soient moins fortes, voire inexistantes, pour permettre à nos confrères de continuer à vivre de leur office.
Vous l’avez évoqué, monsieur le président, certains de nos confrères prêtent leur ministère à des relations amicales, ce qui renvoie à notre discussion sur les spoliations. Il y a trois ans, notre discipline a été largement remaniée et nous disposons désormais d’un seul ordre, qui est un échevinage. Des magistrats professionnels et des notaires composent les cours interrégionales de discipline et la chambre nationale, présidée par une conseillère de la Cour de cassation. Un notaire qui aurait prêté son ministère de manière fallacieuse se retrouverait désormais face à ses pairs et à un magistrat professionnel ; les sanctions encourues en cas de défaillance – ce qui arrive dans notre profession comme dans d’autres – sont lourdes.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie tous les trois pour la richesse et la clarté de vos explications et je vous invite à nous communiquer tous les éléments que vous jugeriez utiles à nos travaux.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Après avoir reçu les chefs de juridiction de Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna au cours des semaines passées, nous accueillons aujourd’hui leurs chefs de cour.
Monsieur Karl, vous êtes premier président de la cour d’appel de Nouméa. Vous étiez auparavant en poste à Saint-Denis de La Réunion.
Monsieur Miansoni, vous êtes procureur général près la cour d’appel de Nouméa. Vous connaissez également la juridiction de Mayotte, pour y avoir exercé comme procureur il y a quelques années.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Bruno Karl et Camille Miansoni prêtent successivement serment.)
M. Bruno Karl, premier président de la cour d’appel de Nouméa. J’ai pris mes fonctions il y a trois mois et demi, après avoir été inspecteur général de la justice pendant trois ans. Auparavant, j’avais travaillé dans deux collectivités d’outre-mer – à La Réunion et à Cayenne – et occupé des postes en France hexagonale.
Je commencerai par dire quelques mots sur l’accès au droit en Nouvelle-Calédonie tel que j’ai pu le percevoir depuis mon arrivée. Avec le procureur général, nous avons visité l’ensemble du ressort. Nous n’avons évidemment pas pu tout voir en trois mois, mais nous nous sommes rendus dans les tribunaux de première instance – la dénomination « tribunal judiciaire » ne s’applique pas en Nouvelle-Calédonie – de Nouméa et de Mata-Utu, ainsi que dans les deux sections détachées du tribunal de Nouméa, à Koné, au nord, et à Lifou, dans les îles Loyauté. Nous y avons rencontré plusieurs partenaires, parmi lesquels nos collègues des juridictions, le représentant du haut-commissaire, des élus et des chefs coutumiers. Nous n’avons pas pu aller dans le territoire de Futuna, compte tenu du nombre limité de vols et de places sur ces vols, en raison de la période des vacances scolaires. En revanche, nous avons rencontré le roi de Wallis et plusieurs responsables de ce territoire.
Globalement, l’accès au droit est relativement facile en Nouvelle-Calédonie – en tout cas plus facile que par le passé – dans la mesure où il existe un tribunal de première instance avec deux sections détachées, ainsi qu’un barreau auquel sont inscrits 123 avocats. Le barreau est concentré à Nouméa. Si des avocats avaient un bureau à Koné à une époque, plus aucun n’y exerce en permanence, pas plus qu’à Lifou. Cependant, des avocats s’y déplacent quand des audiences s’y tiennent.
Par ailleurs, l’accès au droit a été facilité par la création d’un conseil de l’accès au droit (CAD), sur le mode du conseil départemental de l’accès au droit (CDAD) en France hexagonale. Ces groupements d’intérêt public (GIP) sont créés par l’État, plus précisément par le ministère de la justice, qui fournit l’essentiel des fonds, avec le partenariat du haut-commissariat et des collectivités locales, qui peuvent également participer au financement et mettre à disposition de cette structure des locaux et du personnel de secrétariat.
La mise en place de ce CAD est récente, mais son utilisation s’est largement développée. Vous avez auditionné son président, Gérald Faucou. Avec le procureur général, qui en est le vice-président, nous sommes la courroie de transmission avec la Chancellerie pour les projets, notamment dans leur volet financier.
L’approche retenue étant celle de l’aller vers, nous organisons des permanences d’avocats mis gratuitement à la disposition de la population pour orienter les dossiers, partout dans le territoire. Certaines ne font pas le plein – c’est presque une bonne chose, mais sans doute devrions-nous communiquer davantage.
Je le répète, l’existence d’un barreau à Nouméa est un point positif, même s’il serait bon que des avocats s’installent ou soient davantage présents dans le nord du pays, vers Koné. Cela s’est déjà fait, mais on ne peut pas forcer la profession à s’installer. En tout cas, des avocats sont présents lors des audiences.
À Wallis-et-Futuna, en revanche, il n’y a pas de barreau. Il existe un tribunal de première instance à Wallis, avec un président qui est aussi juge d’instruction, juge de l’application des peines, président du tribunal pour enfants et juge des enfants. Il est seul et fait tout ! Cependant, l’activité juridictionnelle est très réduite et il serait difficile d’avoir deux magistrats du siège. Il y a aussi un procureur et six personnels de greffe – leur nombre devrait passer à sept avant la fin de l’année. Le responsable du greffe est un cadre greffier, accompagné de greffiers fonctionnels et de greffiers adjoints administratifs. Compte tenu du volume d’activité, leur nombre permet de travailler. Sur ce plan, aucune difficulté n’est donc à noter. En revanche, il est difficile de se rendre à Futuna, où se tiennent des audiences foraines.
Quoi qu’il en soit, à Wallis-et-Futuna, la principale difficulté tient à l’absence d’avocat. Alors que 8 000 personnes résident en permanence à Wallis et qu’elles sont 3 000 à Futuna, il pourrait y avoir un avocat. Certains s’y sont installés à différentes périodes, mais il n’y en a plus. Or, pour qu’il y ait un barreau, il faudrait au moins deux avocats.
Deux avocats viennent régulièrement assister des justiciables – l’un de Nouméa et l’autre de Papeete. À leur demande et par une décision des chefs de juridiction qui a notre assentiment, les audiences sont concentrées en une semaine dans le mois. Cependant, pour fidéliser des avocats, il faudrait pouvoir appliquer l’aide juridictionnelle. Or ce n’est pas possible, non pas pour une question d’argent ou de volume d’affaires, mais pour une raison de droit : il n’y a pas de barreau.
Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, le ministère de justice avait fait part de sa volonté d’instaurer une aide juridictionnelle pour Wallis. Cette disposition n’a pas été adoptée l’an dernier ; peut-être le sera-t-elle cette année. Le cas échéant, ce serait au Parlement d’en fixer les modalités. S’agirait-il d’une aide juridictionnelle avec rattachement d’un ou deux avocats ? Cela paraît compliqué. S’agirait-il d’une aide juridictionnelle fixée à Nouméa pour exercer à Wallis ? J’ai compris que cette dernière idée serait retenue, mais j’ignore ce qui sera finalement décidé. Par ailleurs, l’avocat qui vient de Papeete pourrait-il bénéficier de l’aide juridictionnelle si elle était rattachée à Nouméa ? Cette question méritera d’être posée.
Après en avoir discuté avec le président et le procureur de Wallis, nous estimons qu’il serait nécessaire qu’un ou deux avocats viennent tous les quinze jours, durant la période des audiences, non seulement pour assister les personnes devant la juridiction – dans les affaires civiles et pénales, y compris pendant l’instruction ou lors des auditions en garde à vue –, grâce à l’aide juridictionnelle, mais aussi pour proposer des consultations juridiques gratuites, grâce à d’autres crédits comme des financements d’accès au droit. Même s’il est question d’un petit volume de population et d’affaires, sans accès au droit et à des avocats à titre gratuit, il existe une vraie rupture d’égalité avec les autres ressorts. Certes, l’avocat que nous avons rencontré nous a assuré qu’il reçoit les personnes qui demandent à le voir quand il est sur place, mais cette question de l’accès au droit n’est pas traitée en tant que telle.
S’agissant des moyens, j’ai évoqué la situation à Wallis. À Nouméa, la cour d’appel et le tribunal de première instance ont globalement les moyens de juger les affaires dans des délais satisfaisants, même si l’on peut toujours faire mieux – nous travaillons d’ailleurs à améliorer certaines choses. Le nombre de magistrats du siège et du parquet est conforme à ce qui est prévu en localisation. Celui des magistrats du siège à la cour d’appel est même temporairement supérieur, pour différentes raisons. Le greffe a aussi les moyens de travailler.
M. Camille Miansoni, procureur général près la cour d’appel de Nouméa. J’ai été installé dans mes fonctions le 20 juin 2025, soit une semaine avant le premier président. Avant cela, j’étais procureur de la République à Brest depuis décembre 2020, après avoir exercé près de quatre ans à Mamoudzou et auparavant dans d’autres fonctions au parquet, notamment comme procureur à Verdun.
Je ne reviens pas sur les constats dressés par le premier président, que je partage. Nous présentons la spécificité d’avoir une dyarchie, c’est-à-dire une direction bicéphale, dans toutes les instances et à tous les niveaux – en première instance, en appel et jusqu’à la Cour de cassation. Comme dans toutes les juridictions françaises, nous sommes guidés par un impératif de concorde : quand vous êtes deux à diriger une institution, vous êtes condamnés à vous entendre, au moins sur les principes.
En dépit de spécificités géographiques, historiques, culturelles et sans doute institutionnelles, les outre-mer présentent des traits communs concernant l’accès au droit.
À Nouméa se pose la question de l’appréhension et de la compréhension de la norme. Dans les territoires de Nouvelle-Calédonie, où subsiste une forte identité culturelle, notamment pour des raisons historiques, la confrontation de la norme juridique avec certains usages, certaines pratiques voire certaines coutumes n’est pas toujours chose aisée.
Concernant la prise en charge des mineurs déviants ou délinquants, par exemple, j’évoquerai la pratique de « l’astiquage », dont les conséquences sont parfois extrêmes. Dans certaines tribus, un mineur délinquant peut être « astiqué » durant une longue durée, avant d’être expulsé et mis au ban de la communauté. Comment une telle pratique, ancrée et usuelle – même si j’ignore si elle est revendiquée ou assumée –, peut-elle se combiner avec la norme, qui veut que les enfants soient protégés ? On peut faire un parallèle avec la pratique de la « correction » dans l’Hexagone, même si l’échelle de violence n’est pas la même et s’il ne s’agit pas d’une tradition revendiquée.
Comment faire pour que la norme soit compatible avec certaines traditions ? Faut-il nécessairement qu’elle le soit ? C’est au prescripteur de la norme de le décider.
Se pose aussi parfois la question de la maîtrise de la langue – non seulement de la langue française, mais également de la langue de la justice. Même en métropole, où la question de la langue ne se pose pas, l’intelligibilité de la règle et de la décision de justice est parfois compliquée. Quand un président de tribunal correctionnel demande à une victime si elle veut se constituer partie civile, le désarroi se lit parfois sur le visage de cette dernière – surtout dans le cas d’une comparution immédiate. La règle veut que le juge ne dise rien. Les gens sont souvent perdus et, quand on leur fait finalement comprendre qu’ils pourraient répondre par l’affirmative, la question du juge qui suit immédiatement est : « Combien demandez-vous ? Quelles sont vos demandes ? »
Cette incompréhension existe dans toutes les juridictions, y compris en France hexagonale, mais plus encore quand la maîtrise de la langue française est difficile. Elle se traduit parfois par une difficulté d’accès à la justice. Si l’on ne comprend ni ce que l’on doit faire ni ce qui est dit, on ne perçoit qu’à moitié les enjeux et l’impératif de faire valoir ses droits de façon conforme.
La même situation s’observe à Wallis où, du fait de l’absence d’avocat, il existe des défenseurs citoyens. Un texte prévoit leur intervention lors des gardes à vue, mais ils viennent aussi aux audiences, avec un niveau de compréhension parfois compliqué. M. le premier président en a fait l’expérience lors de notre déplacement à Wallis, où il a présidé une audience.
Un autre volet de l’accès au droit concerne la disponibilité des services. M. le premier président a rappelé le maillage en Nouvelle-Calédonie, avec le tribunal de première instance et la cour d’appel à Nouméa, une section détachée à Koné, une autre à Lifou et des audiences foraines dans les îles. À Wallis-et-Futuna, le tribunal de première instance est à Mata-Utu et des audiences foraines se tiennent à Futuna. Mais au-delà des implantations, la disponibilité de l’offre de services judiciaires va de pair avec la disponibilité et la qualité des personnels judiciaires.
Du fait du cadre institutionnel spécifique à la Nouvelle-Calédonie, une partie des personnels judiciaires y est affectée pour des durées limitées. Les personnels autres que les magistrats sont mutés – le plus souvent – ou nommés en première affectation – très rarement –pour une durée de deux ans, éventuellement renouvelable une fois. Cela entraîne plusieurs conséquences.
D’abord, nous connaissons tous les ans une rotation des personnels. Le renouvellement est une bonne chose – les personnels que vous avez auditionnés ont sans doute soulevé la question de la « tropicalisation » et évoqué les préoccupations qui en découlent, même s’il n’y a pas que du vrai à ce sujet –, mais l’inconvénient est que tous les quatre ans, vous devez recommencer à former – non pas que les personnes nommées ne sont pas compétentes, mais parce qu’il y a une culture institutionnelle à acquérir. C’est valable pour toutes les institutions : au tribunal de Paris, la façon de faire n’est sans doute pas la même qu’au tribunal judiciaire de Bar-le-Duc ou de Lons-le-Saunier. Toutes les institutions ont des usages, des pratiques et une culture. Dans les juridictions, la stabilité des compétences et du savoir-faire, de même que la stabilité dans le traitement des affaires, proviennent de la stabilité des effectifs – pour le meilleur et pour le pire, car la stabilité empêche parfois les évolutions. Lorsque le personnel est fixé et qu’il connaît les partenaires et le fonctionnement de la juridiction, il acquiert des compétences et un savoir-faire. Au contraire, lorsque la rotation est trop régulière, cette acquisition doit systématiquement recommencer. Quand une juridiction est attractive, cela ne pose pas de problème. Ce fut très longtemps le cas de Nouméa et cela l’est encore, bien qu’un peu moins depuis les événements de 2024. Mais dans un territoire comme Mayotte, c’est plus compliqué. Non seulement les gens arrivent et repartent, mais ils ne veulent pas venir.
Se pose également une question financière. Ainsi, un décret dispose que les indemnités de changement de résidence sont à la charge de l’administration qui reçoit l’agent ou le fonctionnaire, sauf dans les services judiciaires de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie, qui doivent financer à la fois les indemnités de ceux qui partent et de ceux qui arrivent.
Si vous cumulez une forte fréquence de rotation, les distances les plus longues, les coûts de déplacement les plus élevés et l’obligation de prendre en charge les frais de changement de résidence des partants et des arrivants, vous créez une situation de gestion budgétaire compliquée. Nous ne sommes là que depuis trois mois, mais nous n’avons presque plus de cheveux ! Nous devons solliciter en permanence et avec insistance la direction des services judiciaires pour recevoir les crédits qui nous permettront d’honorer les obligations qui sont à notre charge.
Nous cumulons donc les contraintes, auxquelles s’ajoute une vague de départs depuis 2024 à cause des émeutes. Cela nous incite, le premier président et moi, à réfléchir à la façon de trouver le juste milieu entre les personnels locaux et ceux qui viennent en mutation. Il ne s’agit pas de priver les personnels affectés en métropole ou dans les autres outre-mer de la possibilité d’être mutés en Nouvelle-Calédonie, dans le cadre de leur évolution professionnelle ou pour des raisons familiales, ni d’empêcher les personnels recrutés localement de découvrir Sarreguemines, Chaumont ou Vesoul ! La Polynésie semble avoir trouvé un équilibre qui lui permet de disposer d’un socle de personnel assez stable.
La disponibilité des services judiciaires tient aussi à celle des équipements. Nous sommes désormais bien dotés en informatique, mais certaines situations demeurent compliquées. Dans un petit territoire comme Wallis, par exemple, la mise à l’abri des victimes de violences conjugales ou intrafamiliales s’avère difficile. D’une part, il n’est pas toujours simple de trouver des structures d’accueil. D’autre part, en l’absence d’opérateur téléphonique, le système du téléphone grave danger (TGD) ne peut pas fonctionner.
Enfin, en bout de chaîne se pose la question de l’exécution de la sanction pénale – a fortiori dans le contexte préoccupant de surpopulation carcérale au Camp-Est, la prison de Nouméa. Compte tenu de l’état d’insalubrité et de la promiscuité qui caractérisent cette prison, que nous avons visitée, c’est une chance et même un miracle qu’il ne s’y passe pas d’incidents graves. Le jour où de tels incidents se produiront, ce pourra être un désastre absolu.
La création d’un nouvel établissement pénitentiaire a été annoncée, mais le problème de l’accès au foncier n’est pas encore résolu. Un terrain est pressenti, mais la cession au profit de l’État n’est pas effective. Je ne parle même pas du contexte budgétaire, que vous connaissez mieux que nous. Et quand bien même toutes ces questions seraient réglées, la construction d’un établissement pénitentiaire nécessite cinq à dix ans. Cela signifie que la surpopulation carcérale et l’état d’indignité qu’elle entraîne resteront une réalité pendant plusieurs années.
Dès notre arrivée, le premier président et moi-même avons essayé de trouver des solutions pour désengorger la prison. J’ai donné instruction au procureur de la République d’éviter de mettre dans le circuit correctionnel certains prévenus – pour les faits les moins graves ou pour les problèmes d’addiction. Un important travail d’aménagement des peines est également effectué avec le juge de l’application des peines. Mais cela ne suffit pas. Aussi avons-nous lancé un projet de centre de semi-liberté. Cette structure extérieure permettrait de sortir de prison, sous certaines conditions, des personnes engagées dans un processus d’insertion, qui resteraient malgré tout placées sous main de justice. J’ai rencontré la maire de Nouméa, qui a suggéré un ancien établissement scolaire, mais là encore, l’aménagement des espaces nécessite beaucoup d’argent. Quoi qu’il en soit, alléger la population carcérale est bénéfique à la fois pour les détenus, pour les personnels judiciaires et pour les finances publiques, puisque l’État est régulièrement condamné à verser des milliers d’euros à des détenus – parfois des criminels –subissant des conditions d’incarcération indignes.
M. le président Frantz Gumbs. S’agissant de la confrontation des normes – droit national, droit local, droit coutumier –, vous avez évoqué la difficulté qu’éprouvent les magistrats à s’adapter à la complexité locale en raison d’un fort turnover. Vous avez également mentionné les différences de pratiques entre le tribunal de Paris et celui de Bar-le-Duc. Il me semble toutefois que la différence culturelle est moins marquée entre Paris et Bar-le-Duc qu’entre Paris et Nouméa. Quand on vient de Paris, il est probablement plus difficile de s’adapter à Nouméa qu’à Bar-le-Duc !
M. Camille Miansoni. Quand on interpelle un jeune adulte à côté de Bar-le-Duc avec 10 grammes de cannabis, il y a des chances qu’il passe en comparution immédiate. À Marseille, la réponse ne sera pas nécessairement la même. J’illustre simplement le fait que l’application des mêmes règles peut être adaptée en fonction de l’histoire, des pratiques ou de la situation sociale. Cette adaptation peut aussi s’expliquer par des raisons strictement culturelles. En tout état de cause, la nécessité d’adaptation est réelle.
La compréhension de la règle est parfois compliquée en métropole, mais elle l’est davantage encore dans des territoires où il existe d’autres références dans le règlement de certaines questions. Je pense en particulier au rôle des autorités dans les tribus.
La conciliation entre les pratiques locales ancrées et le droit étudié dans les manuels ne va pas de soi, même si des chemins existent.
M. le président Frantz Gumbs. Pour reprendre l’exemple de l’astiquage, quelle est la posture des magistrats nationaux, qui doivent appliquer le droit national, face à ce droit qui est une pratique coutumière ? Vous estimez-vous défenseurs d’un droit supérieur, que certains pourraient qualifier de justice coloniale ? Faites-vous preuve, au contraire, d’une forme de tolérance face à des pratiques relevant de traditions ancestrales ?
M. Camille Miansoni. Nous appliquons la loi, car c’est notre métier, et nous le faisons avec discernement et proportionnalité. Notre rôle est aussi de permettre un dialogue avec le territoire. En l’occurrence, il existe des amorces de dialogue.
Au-delà de la légitimité de la loi votée par le Parlement, certains usages créent de la souffrance et du désordre – je pense aussi aux violences conjugales et intrafamiliales. Peut-on, aujourd’hui, trouver une justification à l’application de traditions ancrées ? En Nouvelle-Calédonie, comme dans beaucoup d’autres territoires, les sociétés sont en mutation. Elles ne sont pas figées. Les modes de vie et les modes de production évoluent : on ne vit plus comme par le passé, mais dans la réalité d’aujourd’hui, avec un pick-up rutilant et le dernier iPhone. Or on ne peut pas aspirer à la modernité – ce qui est bien normal –, y compris dans les tribus, et vouloir conserver intactes certaines pratiques et certains usages qui blessent, qui humilient, et qui tuent parfois.
Je l’ai dit, nous appliquons la loi avec discernement et proportionnalité. Nous utilisons tous les outils à notre disposition. Du rappel à la loi à la cour d’assises, il y a une marge et plusieurs étapes. Nous faisons aussi de la pédagogie.
Oui, nous appliquons la loi. Nous l’adaptons et nous créons des espaces de dialogue et de conciliation. Il ne s’agit pas de nier les traditions, qui sont des éléments d’identité. Pour autant, il ne faut pas tout garder et n’importe comment, d’autant que les modes de vie ont évolué. Encore une fois, on ne peut pas à la fois aspirer à la modernité la plus aboutie et conserver des usages objectivement violents. Quand une femme meurt ou qu’un enfant est blessé, parfois gravement, ce n’est pas de la théorie, une lubie ou une vue de l’esprit : ce sont des situations réelles. Il faut trouver des espaces de conciliation, par le dialogue que nous entretenons et par une série d’actions que le premier président pourra présenter.
M. le président Frantz Gumbs. Ces sociétés ne sont pas figées et doivent évoluer, dites-vous. En la matière, mieux vaut être évolutionnaire que révolutionnaire !
M. Bruno Karl. Je partage l’analyse et les constats du procureur général. J’apporterai des compléments s’agissant du droit coutumier.
Comme vous l’avez expliqué, trois droits sont applicables. Le droit national l’est essentiellement en matière pénale, avec quelques dérogations et ajustements. Le droit du territoire, en l’occurrence néo-calédonien, est plus largement applicable en matière civile, avec des codes adaptés il y a quelques années. Quant au droit coutumier, il s’applique en matière civile – propriété de la terre ou droit de la famille –, et même en matière pénale quand les affaires concernent des mineurs kanak.
Des ajustements sont opérés, même si certains estiment que la justice est faite par les Européens. À cet égard, je précise qu’on ne dit plus « par des Blancs », parce que ce n’est pas vrai : des collègues de toutes les origines exercent au tribunal de Nouméa. On a désormais tendance à parler d’Européens, pour les distinguer des populations premières, plutôt kanak mais aussi wallisiennes.
Nous avons engagé plusieurs actions. Par exemple, un magistrat du tribunal de première instance, délégué à la formation, organise des formations sur l’interculturalité. C’est essentiel. Parfois, vous êtes amené à juger une personne qui se présente devant vous sans vous regarder et ne répond à vos questions qu’en hochant la tête et en maugréant, sans que vous sachiez si cela veut dire oui ou non. Si vous ne savez pas interpréter ce silence, vous pouvez penser, à tort, que c’est un affront, une forme d’insolence ou de désintérêt. En réalité, la personne est simplement en position de soumission, parce que dans sa culture, quand on est jugé, on doit se soumettre. Or, pour bien interpréter un silence, il faut avoir été formé – par des sociologues, des anthropologues, des universitaires, des représentants des chefferies. Les formations que nous avons mises en place dans le ressort de la cour d’appel, notamment dans le cadre de la journée des arrivants, sont particulièrement bien suivies et appréciées par nos collègues.
Par ailleurs, nous disposons d’un droit particulier en matière civile, conformément à l’ordonnance du 15 octobre 1982 instituant des assesseurs coutumiers. Il concerne les populations kanak, dans certains litiges civils et lorsque la justice judiciaire est saisie – ce sont normalement les responsables coutumiers, par le biais de procédures de conciliation, qui gèrent ces litiges. Lorsque la justice judiciaire est saisie, nous faisons appel, depuis 1982, aux assesseurs coutumiers proposés par les aires coutumières. Toutefois, nous peinons à appliquer cette justice, pourtant importante puisque les assesseurs apportent aux magistrats professionnels une connaissance des droits coutumiers – j’utilise ce mot au pluriel, car il y a en réalité un droit par chefferie, et même un droit par village, semble-t-il. Je n’en suis pas encore un spécialiste.
Il est prévu que deux assesseurs coutumiers soient proposés par les aires coutumières, soit plus de 120 assesseurs au total. En cas de litige, un assesseur de chaque aire ou partie concernée doit être présent. Or nous nous heurtons à plusieurs difficultés. D’abord, il n’existe quasiment pas de femmes assesseures coutumières. Je ne revendique pas une parité parfaite, ni une discrimination positive, mais il est nécessaire d’avoir un certain équilibre. Ensuite, les assesseurs coutumiers âgés de moins de 50 ou 60 ans sont peu nombreux, alors que l’ordonnance fixe l’âge minimum à 25 ans. Enfin, les personnes proposées par les aires coutumières ont souvent été condamnées, notamment pour des violences intrafamiliales, ce qui nous contraint évidemment à les écarter.
Ainsi, au lieu des 120 assesseurs coutumiers prévus, nous en comptons une vingtaine. Cela signifie que nous n’avons pas d’assesseur pour chaque district coutumier – il y en a environ 62 –, sans compter que tous ne viennent pas systématiquement aux audiences, pour différentes raisons – problèmes de transport, de santé, fatigue, mais aussi peur des représailles. Leur présence est pourtant requise pour juger. Aussi des ajustements apparaissent-ils nécessaires, comme la possibilité de juger à défaut d’assesseur.
Dans cette optique, le tribunal de première instance se réunit régulièrement avec le sénat coutumier, pour travailler sur le droit coutumier ainsi que sur le travail d’intérêt général « tribus » (TIG tribus). Ce dispositif se déploie progressivement, notamment dans la province Nord. La difficulté vient du fait que les jeunes gens originaires de tribus mais vivant dans le Grand Nouméa ne connaissent pas, ou peu, les tribus. Quand on les place, dans le cadre d’un travail d’intérêt général, dans une tribu où les chefs leur imposent un cadre de vie et des règles empreints d’une fermeté à laquelle ils ne sont pas habitués, cela ne se passe pas toujours bien. Ce dispositif n’en est qu’à ses débuts, mais chacun est sensibilisé et tente d’avancer au mieux.
Enfin, je partage les propos de M. le procureur général concernant les recrutements locaux. Nous avons exprimé à la direction des services judiciaires notre souhait que des concours spécifiques locaux soient organisés de façon plus fréquente. Un concours avait été ouvert il y a une vingtaine d’années pour recruter localement une dizaine d’adjoints administratifs, et un autre s’est tenu il y a trois ans. Parmi les agents recrutés dans ce cadre, certains sont devenus greffiers – des greffiers de qualité. Organiser des concours locaux de manière plus régulière permettrait de développer l’accès à ce cadre d’agents administratifs, comme cela existe en Polynésie, et d’accroître la part de fonctionnaires de l’État sous contrat local, qui peuvent rester le temps qu’ils souhaitent. Recruter des personnels locaux permet aussi de mieux comprendre les particularités, donc de mieux juger.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vos réponses rejoignent ce que nous avons entendu pendant les autres auditions.
Lors de nos visites dans les territoires d’outre-mer, nous avons observé que certaines spécificités sont prises en compte, comme la langue – en faisant appel à des interprètes – ou la culture. En revanche, c’est moins le cas concernant l’histoire. Beaucoup nous rapportent ainsi qu’en Nouvelle-Calédonie, la justice n’est pas appliquée équitablement selon que l’on est kanak ou autre, en particulier européen. Partagez-vous ce constat ?
M. Bruno Karl. Je laisserai M. le procureur général vous répondre s’agissant de la justice pénale, même si les deux chefs de juridiction et les deux chefs de cour sont coresponsables du civil et du pénal.
Au civil, les parties peuvent être d’origine kanak, wallisienne, européenne ou autre. J’ai pris très peu d’affaires juridictionnelles depuis mon arrivée, mais je n’ai pas observé de différence de traitement, si ce n’est la présence des assesseurs coutumiers. Quand ces derniers ne viennent pas, il y a quasiment un déni de justice, car nous ne pouvons pas juger. Pour le reste, je ne note pas de difficulté ou de différence dans la manière de juger.
Actuellement, trois contentieux importants font suite aux événements de mai 2024.
En matière de surendettement et de logement, les difficultés sont réelles dans la mesure où l’outil de travail a été détruit et où plusieurs milliers de personnes ont quitté le territoire. Les personnes touchées sont de toutes les origines, mais dans les usines de nickel qui ont fermé, une grande partie était originaire des tribus. Beaucoup d’entre elles ont perdu leur travail et sont concernées par ce type de contentieux. Certes, elles sont kanak, mais c’est parce qu’elles ont perdu leur travail qu’elles sont concernées.
En droit commercial, on observe de nombreuses faillites d’entreprises dues à la crise du covid de 2020 – malgré les prêts octroyés, notamment des prêts relais – et aux émeutes de 2024. Les personnes touchées par ces difficultés sont de toutes les origines.
Le troisième pan de contentieux important en matière civile relève du droit des assurances. Jusqu’ici, les assurances couvraient le risque émeutes et le risque incendie. Or, lors des événements de 2024, plusieurs centaines d’entreprises ont été brûlées et détruites, que les assurances n’autorisent pas à reconstruire au même endroit. Certaines clauses des contrats prévoient aussi que les travaux doivent être achevés dans un délai de dix-huit mois. Là encore, les entreprises qui saisissent la justice judiciaire sont tenues tant par des Néo-Calédoniens, quelle que soit leur origine, que par des personnes venues d’Europe, du Canada ou d’ailleurs.
En matière civile, je n’observe donc pas de différence de traitement.
En matière pénale, on peut constater que la population incarcérée est davantage kanak, même si nous ne disposons pas d’études ou de statistiques. J’observe par ailleurs que de nombreuses infractions sont commises avec un taux d’alcoolisation très élevé, parfois au-delà de 5 grammes.
M. Camille Miansoni. Au Camp-Est ou à la prison de Koné, on voit effectivement davantage de détenus d’origine kanak. Sans doute sont-ce les processus historiques qui aboutissent à cette situation, qu’il s’agisse de la localisation, de l’accès à l’éducation ou de l’accès à l’emploi. J’entends ceux qui nous accusent de rendre une justice coloniale. De fait, au Camp-Est, il n’y a que des Noirs – il n’y a pas de Blancs, ou presque.
Cependant, au pénal, la justice n’est saisie que de faits commis par des personnes. Si une part plus élevée des mis en cause est originaire d’une communauté particulière, ce n’est pas nécessairement le fait de l’institution judiciaire. Le mal est peut-être ailleurs. Les procureurs ne vont pas chercher les délinquants. On amène à la justice des personnes qui ont commis des infractions – la question étant de savoir pourquoi une proportion de telle ou telle population commet plus d’infractions. Nous sommes en bout de chaîne. Pour faire un parallèle avec la médecine, lorsqu’on constate une flambée de telle ou telle pathologie, ce n’est pas le fait de l’hôpital.
Ensuite, il convient de regarder la nature des faits qui conduisent à des incarcérations. Ce sont, dans une très large proportion, des faits de violences, souvent aggravées par la consommation d’alcool ou de drogue. Est-ce à dire que ces seules populations commettent des violences ou consomment de l’alcool ? Non, évidemment ! Ces comportements sont globalement assez partagés. Ce qui fait la différence est sans doute le volet social. Il ne s’agit pas de dire que lorsqu’une personne riche commet des violences, la nature des faits est différente, mais que les conditions économiques, avec plusieurs bémols, ou du moins les conditions de vie expliquent peut-être pourquoi, dans tel environnement, on trouve plus de personnes qui commettent des faits conduisant à leur incarcération.
Enfin, les déterminants économiques et sociaux ne suffisent pas à expliquer cette situation. On peut aussi mentionner la récidive ou l’incompréhension des règles.
En résumé, le constat est là, mais il arrive en bout de chaîne d’une réalité qui intègre la dimension historique, la dimension culturelle et l’accès à l’emploi, à la formation et à la qualification. Ces éléments sont sans doute davantage explicatifs que la supposée justice coloniale ou les présupposés racistes et raciaux avec lesquels il faut prendre un peu de distance.
M. Davy Rimane, rapporteur. Merci pour vos réponses. Nous pourrons peut-être poursuivre nos échanges dans un autre cadre. Je rappelle toutefois que notre commission d’enquête porte sur les difficultés d’accès au droit et à la justice ainsi que sur les dysfonctionnements de cette dernière. En l’occurrence, nous avons évoqué des cas concrets dans lesquels le non-accès au droit, voire l’abandon d’accès au droit, conduit certains à arriver au pénal. Qu’on le veuille ou non, un lien de causalité existe, qu’on retrouve dans nombre de nos territoires dits d’outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Nous vous remercions pour vos éclairages et vous invitons à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugeriez utile.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a souhaité entendre d’anciens gardes des sceaux, pour avoir une vision plus fine des évolutions juridiques et budgétaires intervenues ces dernières années en faveur d’un meilleur accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins.
Monsieur Jean-Jacques Urvoas, vous avez été député et président de la commission des lois, garde des sceaux de 2016 à 2017, et vous exercez actuellement comme professeur de droit public. Quelles mesures avez-vous prises, au cours de votre mandat, pour améliorer l’accès au droit et à la justice de nos concitoyens ultramarins ? Quelles mesures auriez-vous voulu prendre, sans que cela soit possible, que nous pourrions recommander pour l’avenir ?
Par ailleurs, comme professeur de droit public, quel regard portez-vous sur l’égalité entre nos concitoyens hexagonaux et ultramarins en matière d’accès au droit et à la justice ?
Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jean-Jacques Urvoas prête serment.)
Pouvez-vous commencer par nous dire quelques mots de votre parcours, car il me semble que vous connaissez un peu les outre-mer ?
M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des sceaux, ministre de la justice. On ne connaît jamais assez bien l’outre-mer, monsieur le président ! Disons que j’ai une appétence particulière et une forme d’admiration pour le droit qui y est appliqué, car je suis un juriste convaincu que nous devrions aller vers le fédéralisme. Depuis 2003, les outre-mer ont montré qu’ils avaient une capacité de différenciation pas toujours suffisamment encouragée par le pouvoir central.
Je n’ai pas de propos introductif, sinon pour appeler à une certaine prudence : voilà déjà quelques années que j’ai été garde des sceaux et président de la commission des lois. Je propose donc plutôt d’essayer de répondre à vos questions, en considérant que le regard que je porte sur l’administration du ministère peut vous être utile. La commission d’enquête a les moyens de se procurer des informations relatives au travail accompli ou au bilan des dispositifs publics appliqués quand j’étais garde des sceaux, tandis que mon souvenir serait parcellaire. J’ai sollicité mes anciens collaborateurs dans la perspective de cette audition, mais leurs archives sont éparses. Ce n’est donc pas de ma bouche que vous obtiendrez les renseignements les plus précis. En revanche, je suis disponible pour répondre à vos questions sur l’organisation du ministère, sur la façon dont les outre-mer sont perçus, ou sur la façon de rendre attractives leurs juridictions – même si les professionnels que vous entendez pourront vous donner un témoignage plus actuel que le mien.
M. le président Frantz Gumbs. Malgré les travaux consacrés aux évolutions institutionnelles outre-mer auxquels vous avez participé, la justice est restée régalienne partout, sauf en Nouvelle-Calédonie et dans des territoires éloignés. Est-ce une bonne chose ? Vaut-il mieux que la justice reste strictement régalienne, c’est-à-dire centrée sur les lois nationales, ou l’adaptation de certaines lois est-elle souhaitable, en fonction des réalités des territoires ?
M. Jean-Jacques Urvoas. On sollicite trop l’institution judiciaire, qui n’est malheureusement pas outillée en conséquence. Cela vaut pour les outre-mer comme pour le territoire hexagonal. Il conviendrait de limiter les fonctions des magistrats et l’action du juge à la résolution des litiges. Or, à bien des titres, on sollicite aussi ces derniers en tant que garants, par exemple pour attester de la vérité d’un document ou la fiabilité d’un processus. C’est de nature à engorger l’activité des tribunaux, qui seraient plus utiles à nos concitoyens s’ils réglaient les problèmes pour lesquels ils sont attendus.
La demande en direction de la justice est irrépressible. C’est d’ailleurs étonnant. Paradoxalement, nos concitoyens n’admettent plus la fatalité et demandent en permanence à la justice de trouver des responsables pour à peu près tout, mais ils n’ont pas confiance en l’institution judiciaire qu’ils trouvent trop lente, trop complexe et trop laxiste – étant entendu que personne n’entre dans un palais de justice par plaisir ni n’en sort satisfait.
Par ailleurs, la justice est utile quand elle est comprise. Aussi convient-il que les magistrats, quand ils sont dans les juridictions des outre-mer, soient imprégnés de la culture, de la réalité des pratiques et de la tradition. En Nouvelle-Calédonie, un exercice assez singulier autorise des assesseurs de droit coutumier. C’est une spécificité légale – car, contrairement à ce que l’on enseigne souvent, le Sénat et l’Assemblée nationale ne sont pas les seuls à faire la loi. Le Congrès de Nouvelle-Calédonie adopte aussi des textes qui sont vérifiés par le Conseil constitutionnel, contrairement à l’Assemblée de Polynésie dont les lois de pays sont examinées par le Conseil d’État.
Quand des lois sont d’application stricte, par exemple en droit foncier ou civil, il est pertinent que des assesseurs coutumiers expliquent la réalité aux magistrats qui viennent de l’Hexagone sans aucune préparation ou aucune forme d’acclimatation au droit et à l’univers qu’ils vont rencontrer. Ces magistrats sont de bonne volonté, mais se trouvent parfois déroutés par la réalité.
En somme, je suis partisan que la justice soit comprise par le justiciable. Si cela nécessite de l’adaptation dans les dispositifs liés aux juridictions, voire des possibilités de différenciation de la loi, je considère que nous devrions l’étudier. Ne restons pas figés dans l’idée selon laquelle, parce que la République est une, les pratiques doivent être uniformes.
M. le président Frantz Gumbs. C’est dit !
Pour que l’on ait confiance en la justice, encore faut-il la comprendre. Or elle est lente et complexe. Par ailleurs, outre la question de la pratique de la justice, se pose celle de la connaissance du droit, de ses droits et de l’accès au droit. Vous avez travaillé le sujet de l’accès au droit. On me dit même que vous avez été l’auteur de la charte nationale de l’accès aux droits.
M. Jean-Jacques Urvoas. Je ne me souviens pas du document.
M. le président Frantz Gumbs. Existe-t-il des différences en matière d’accès au droit, entre l’Hexagone et les outre-mer – étant entendu que ces territoires sont également différents entre eux ?
M. Jean-Jacques Urvoas. S’il ne devait y avoir qu’un sujet à traiter concernant la justice dans les outre-mer, ce serait celui de l’accès au droit. La méconnaissance que nous avons des carences que supportent les justiciables des outre-mer serait jugée intolérable dans le territoire hexagonal.
On n’imagine pas la difficulté d’accéder au droit en Polynésie, du fait de sa superficie et de l’éparpillement des populations. C’est d’ailleurs le seul endroit où un territoire permet une compensation financière pour les avocats qui se déplacent d’une île à l’autre, afin de garantir la présence d’un conseil lors d’une garde à vue ou à l’occasion d’une mesure contraignante privative de liberté.
J’ai feuilleté le rapport Sauvé avant notre entretien. S’il présente de grandes qualités, il comporte un angle mort : les outre-mer. La discrimination par la géographie est manifeste, mais nous n’avons jamais vraiment travaillé cette question pour une raison assez simple : les outre-mer sont un objet présent partout, mais réel nulle part dans l’organisation de l’État. J’espère que votre travail contribuera à en faire prendre conscience.
Vous savez mieux que moi qu’à partir du moment où il existe un ministre des outre-mer, nous considérons qu’une grande partie des sujets est réglée. Mais ce ministère tend en permanence la main aux autres, car il n’a moyen d’action sur rien. La seule direction générale sur laquelle il a autorité n’est pas dotée de suffisamment de personnel et quand un problème régalien se pose, on fait intervenir le directeur général de la police nationale, celui de la gendarmerie nationale ou le garde des sceaux.
Le ministère des outre-mer est souvent qualifié de « petit Matignon ». Mais, contrairement à Matignon, il n’a pas de moyens d’action et doit en solliciter en permanence !
Il n’existe pas non plus de vision constante des outre-mer dans l’administration des ministères. Dans celui dont j’ai eu la responsabilité, la seule direction avec un angle outre-mer était celle de l’administration pénitentiaire, dont une mission s’intéressait à l’ensemble des établissements pénitentiaires et des services de probation et d’insertion dans ces territoires. En revanche, la direction des services judiciaires, qui est pourtant l’interlocutrice des personnels qui travaillent dans les juridictions, n’a aucun angle outre-mer. À la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, les outre-mer étaient rattachés à la direction générale de l’Île-de-France. Autre exemple, l’Apij, l’Agence publique pour l’immobilier de la justice, est la seule à avoir compétence pour s’occuper des petits travaux dans ces tribunaux. Imaginez ce que représente au quotidien, pour des personnels qui sont à Paris, d’avoir à préparer le travail de ceux qui agiront en Martinique ou en Guadeloupe. C’est en dépit du bon sens !
J’ajoute qu’il n’existe pas un référent outre-mer par ministère. Vous m’avez demandé de formuler des propositions, en voilà une : il faudrait que le secrétaire général de chaque ministère ait une porte d’entrée pour les outre-mer. Sinon, seuls ceux qui y vivent et qui en sont élus porteront cette voix et elle se heurtera dans le meilleur cas à la méconnaissance, dans le pire à l’indifférence de la réalité des difficultés auxquelles sont confrontés ces territoires.
L’accès au droit est la démonstration de tout cela. Les frais de transport pour aller au service des justiciables ne sont pas pris en charge. Le tolérerait-on dans les Cévennes ou en Bretagne ? La réponse est non.
M. le président Frantz Gumbs. Ignorance au mieux, indifférence au pire. Le constat est clair.
Les conseils de l’accès au droit (CAD) doivent apporter la connaissance du droit vers les justiciables les plus éloignés non seulement géographiquement mais aussi culturellement – sur le plan linguistique, de l’illettrisme ou de l’illectronisme. Dans certains territoires, des initiatives originales ont été prises par les chefs de juridiction et les personnels qui pratiquent le droit. Je pense à l’expérience, aujourd’hui interrompue, de la pirogue du droit en Guyane ou à d’autres pratiques adaptées aux réalités locales, notamment en Polynésie – par exemple, le fait qu’un magistrat puisse traiter une requête orale. Êtes-vous favorable au développement de telles initiatives ? Comment améliorer le fonctionnement et l’efficacité de l’accès au droit, à travers les CAD ?
M. Jean-Jacques Urvoas. Je suis incapable de dresser le bilan des conseils de l’accès au droit, ne disposant pas d’outils permettant de les évaluer ou de documents pour me forger une conviction.
En revanche, j’évoquerai le sujet de l’aide juridictionnelle. Personne n’est capable de savoir à quelle hauteur elle est sollicitée par les outre-mer. Si l’on identifiait une ligne spécifique réservée aux outre-mer dans ce budget, on aurait peut-être une idée de la difficulté de l’accès au droit. On peut quantifier le nombre de personnes qui sollicitent l’aide juridictionnelle dans les tribunaux hexagonaux, mais pas dans les outre-mer. Identifions cette ligne, pour gagner en lucidité quant aux besoins.
Faisons également confiance aux chefs de cour et de juridiction. Laissons-les avoir de l’imagination et quand ils en ont, accompagnez-les. Ne regardons pas cela comme une audace folle qui pourrait mettre le ministère dans des conditions inconfortables.
L’expérimentation ne fonctionne pas sur le plan législatif, du fait de sa lourdeur administrative – en 2021, le rapport du Conseil d’État avait identifié sept étapes pour accéder à ce que l’article 73 de la Constitution permet pourtant. La France n’a pas cette culture. Mais, au moins, que le ministère invite les chefs de cour et de juridiction à déployer des initiatives ! Qu’il ne les regarde pas avec suspicion ou inquiétude au motif qu’elles ne correspondent qu’à un seul territoire. Là encore, vous trouverez chez moi un regard compréhensif pour tout ce qui relève de la différenciation en fonction des territoires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Merci pour vos réponses franches et claires.
Quand on étudie la question de l’accès au droit dans nos territoires, on voit toute la difficulté et toute l’imagination qu’il faut déployer pour y répondre, tant les réalités varient selon où l’on habite, selon d’où l’on vient et selon sa situation économique et sociale.
Vous l’avez indiqué, l’outre-mer est l’angle mort du rapport Sauvé. En tant qu’ancien ministre de la justice, comment expliquez-vous de tels écarts dans la prise en compte des réalités diverses de nos territoires dans l’adaptation de la loi et de l’application des décisions ? Du fait de ces écarts, certains de nos concitoyens sont éloignés de l’accès à leurs droits, y compris les plus fondamentaux.
M. Jean-Jacques Urvoas. Si j’étais taquin, je vous répondrais que les élus de ces territoires ne sont peut-être pas suffisamment vindicatifs au moment de l’adaptation des textes. L’administration a une vision centralisée. Elle considère que la loi doit être la même pour tous, que l’on se trouve à Wallis-et-Futuna ou à Quimper. Elle n’est pas culturellement habituée à regarder s’il pourrait y avoir une forme d’application localisée. Il n’existe donc pas de dispositif, puisque l’on ne connaît pas les moyens.
Je ne connais pas de sujet auquel on ne trouve pas de réponse. La difficulté consiste à les imposer à l’agenda des débats. Depuis Paris, la complexité du statut des outre-mer est déjà en soi une difficulté, a fortiori lorsque les administrations sont débordées – la justice est particulièrement symptomatique, de ce point de vue. Je n’ai vu dans les directions centrales du ministère que des personnels saturés de charge. L’administration pénitentiaire, qui est la seule à avoir une mission outre-mer, est en souffrance de personnels, lesquels passent leur temps à essayer de colmater des brèches. Un cadre doit être fixé pour permettre de se mouvoir sans avoir en permanence besoin d’en référer à Paris.
La situation que vous décrivez s’explique par la méconnaissance du sujet. Les outre-mer ne sont une priorité que lorsqu’ils subissent une crise. En 2017, par exemple, tous les ministères se sont mobilisés pour la Guyane. Alors que j’étais garde des sceaux depuis janvier 2016, c’est le seul moment où j’ai vu l’ensemble des personnels se demander que faire pour la Guyane. Mais au quotidien, dans la mesure où les personnels passent d’une urgence à l’autre, ils n’ont pas la disponibilité d’esprit pour le faire et il n’y a donc d’incitation politique en ce sens.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment faire prendre conscience de ces réalités, si elles ne sont pas une préoccupation au cœur de l’appareil d’État ?
M. Jean-Jacques Urvoas. Je ne pense pas qu’il existe une seule solution, sinon il serait criminel de ne pas l’avoir trouvée. Il faut imaginer de multiples signaux pour activer cette prise de conscience. J’en ai cité un : s’il y avait un référent outre-mer, cela garantirait une continuité.
Il faudrait aussi instaurer des habitudes. En recevant votre convocation, j’ai réalisé qu’alors même que le sujet des outre-mer m’intéressait sur le plan du droit, je n’avais jamais tenu de réunion avec l’ensemble des élus ultramarins pendant mon temps au ministère. Je me suis déplacé à trois reprises dans des outre-mer et je me suis concentré sur la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie et les Antilles. Mais, hormis lors de la crise de 2017, je ne me suis pas intéressé à la Guyane, non plus qu’à Wallis-et-Futuna ou à Saint-Pierre-et-Miquelon, etc. Les outre-mer ne sont pas un point de passage obligé.
Quand on devient ministre, l’administration prépare un dossier avec diverses fiches recensant les actions pendantes. Je ne suis pas certain qu’il y ait une fiche outre-mer dans tous les ministères. Pourtant, tous doivent avoir un regard outre-mer, puisque leur action est appliquée, critiquée et souhaitée dans tous les territoires ultramarins. C’est une question de culture. L’effort n’est jamais suffisant. C’est un clou sur lequel il faut en permanence taper pour ne pas oublier qu’il existe.
M. le président Frantz Gumbs. La qualité de la justice dépend aussi de celle de ses ressources humaines. Vous qui êtes professeur de droit, que pensez-vous de la qualité de la formation – des magistrats, des greffiers et des autres personnels de justice ?
Par ailleurs, que pensez-vous de la qualité des profils ? De manière générale, dans la magistrature, on observe une sous-représentation des personnels issus des territoires ultramarins.
M. Jean-Jacques Urvoas. De mémoire, je ne crois pas que dans les écoles du ministère – l’École nationale des greffes à Dijon, celle de la magistrature à Bordeaux ou l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse –, la part des étudiants venant des outre-mer dépasse 2 %. C’est une difficulté en soi.
La seule école dans laquelle les outre-mer sont très représentés est l’École nationale d’administration pénitentiaire à Agen. L’administration pénitentiaire est aussi la seule dans laquelle la possibilité est offerte aux fonctionnaires de rejoindre leur territoire. Il m’est souvent arrivé de croiser des surveillants de prison et leurs représentants syndicaux, notamment dans les établissements d’Île-de-France ; l’une de leurs premières revendications était de pouvoir retourner chez eux pour y exercer leur métier. La direction de l’administration pénitentiaire avait la même préoccupation. Je ne crois pas qu’on ait eu le même regard pour les magistrats. A-t-on un jour demandé aux personnels issus des outre-mer qui travaillent dans les juridictions s’ils avaient envie de repartir dans leurs territoires ? Et même si on le faisait, cela ne règlerait pas le problème.
Je crois que la Nouvelle-Calédonie est la seule à avoir passé avec l’École nationale de la magistrature une convention Prépa Talents qui permet de réserver des places aux candidats de ce territoire. Cette initiative en faveur d’une sorte de discrimination positive me paraît excellente – les étudiants sont ensuite jugés en fonction de leur mérite. Bénéficier d’un encadrement particulier et d’une vigilance soutenue ne peut être que positif. Mais, quand bien même ce dispositif serait étendu à tous les territoires, on ne serait encore pas à la hauteur des besoins. Alors que l’on envoie des magistrats et des greffiers sans connaissance préalable de l’environnement dans lequel ils vont travailler, nous nous honorerions de prévoir des dispositifs d’accompagnement.
Quand on a longtemps travaillé dans l’Hexagone, on n’est pas immédiatement apte à s’adapter à un territoire ultramarin, de la même manière que quelqu’un qui vient d’un territoire ultramarin doit avoir une période d’adaptation. Mais au ministère, dans une espèce de cécité, on refuse de reconnaître cette réalité humaine.
M. le président Frantz Gumbs. Comment appréciez-vous la relation entre le droit national, républicain, et les droits traditionnels, les pratiques usuelles ou les coutumes ? Faut-il considérer que l’un est nécessairement supérieur aux autres et doit les effacer ? Ou faut-il un dialogue ?
M. Jean-Jacques Urvoas. Je ne peux pas répondre de manière lapidaire. Je suis sensible au fait que la loi fixe un cadre, qui doit être le même pour garantir l’égalité des citoyens. C’est notre tradition. Mais j’accepterais évidemment l’idée que des traditions et des coutumes puissent être conjuguées par les juridictions, dès lors que cela ne porte pas atteinte aux principes. Je le fais d’ailleurs dans la Bretagne dont je suis originaire. Je ne cesse de demander la reconnaissance d’un statut particulier pour cette région. Vous ne m’entendrez donc pas condamner l’intégration de règles traditionnelles dans des processus publics dans les outre-mer. Simplement, c’est une question d’équilibre.
En Espagne, l’application des textes n’est pas la même en Catalogne, dans l’Estrémadure ou en Castille. Pourtant, l’Espagne est un État unitaire, puisque la Constitution de 1978 indique que la loi est la même pour tous les Espagnols.
M. le président Frantz Gumbs. Estimez-vous que les justiciables ultramarins doivent faire confiance à la justice, ou lui font confiance ?
M. Jean-Jacques Urvoas. Ma réponse ne peut pas être propre aux ultramarins. En tout cas, je ne suis pas certain que l’issue judiciaire de dix-sept années de procédure relative au chlordécone soit de nature à créer de la confiance.
M. le président Frantz Gumbs. Cette fois, votre réponse est lapidaire !
M. Jean-Jacques Urvoas. Permettez-moi encore un mot, pour dire du mal de mes successeurs. Quand Éric Dupond-Moretti propose d’accélérer la numérisation des procédures, j’estime que ce n’est pas une bonne idée pour les outre-mer. Si cela peut se concevoir dans des territoires où les infrastructures le permettent, je ne suis pas certain que ce soit un cadeau à faire aux outre-mer, car il me souvient de zones qui n’avaient pas de réseau internet. La dématérialisation des procédures est présentée comme une plus-value pour un meilleur accès au droit, mais j’ai tendance à penser que c’est exactement l’inverse.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour la qualité et la franchise de vos réponses. Si d’autres éléments susceptibles d’enrichir nos travaux vous viennent à l’esprit après cette audition, n’hésitez pas à nous en faire part.
M. Jean-Jacques Urvoas. Ne retenez pas votre plume. La justice, disait Robert Badinter, ce sont des colonnes et des codes. Les codes sont très nombreux – il y en a soixante-douze. Quant aux colonnes, il y en un paquet qu’on devrait secouer.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Alors que les travaux de notre commission d’enquête touchent à leur fin, il nous a paru indispensable de vous entendre, monsieur le ministre, et de vous faire part des propositions formulées par les acteurs de la justice et de l’accès au droit que nous avons auditionnés. Vous avez reçu à cet effet un questionnaire précis et détaillé. Dans la mesure du possible dans la période budgétaire actuelle, nous espérons que vous pourrez y répondre de manière tout aussi précise.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Gérald Darmanin prête serment.)
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux, ministre de la justice. Je réponds par définition à toutes les invitations de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais d’autant plus volontiers lorsqu’il s’agit de dysfonctionnements d’un service public, en l’occurrence de la justice.
Ces dysfonctionnements sont avérés dans l’ensemble du territoire national, qu’il s’agisse du nombre de magistrats manquants, qui est bien plus important que dans les autres pays européens, ou des moyens alloués depuis au moins cinquante ans par le gouvernement de la République au fonctionnement de la justice pénale et civile. Mais ces dysfonctionnements aggravent aussi les difficultés propres aux territoires ultramarins – une appellation qui, j’en suis conscient, résume un peu trop vite leur complexité et leur diversité –, tant dans le domaine de l’accès au droit que dans celui de la sécurité.
Cette sécurité, nous la devons à nos concitoyens. La sécurité juridique en matière civile – qu’il s’agisse des questions foncières ou de la propriété, de la vie familiale, de la protection des mineurs et des majeurs, ou encore de litiges commerciaux et économiques – est tout simplement ce qui permet la vie économique, sociale et familiale. Et cette sécurité juridique est évidemment essentielle en matière pénale.
Chacun sait que la criminalité, organisée ou simplement violente, touche particulièrement les territoires ultramarins – l’axe Antilles-Guyane en premier lieu, mais aussi l’océan Indien et une partie de la Polynésie. Les taux de criminalité y sont six à huit fois plus élevés que sur le reste du territoire national. En matière de violences sexuelles, à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon, tous les territoires ultramarins connaissent malheureusement un taux de reproduction des violences intrafamiliales supérieur à celui du territoire hexagonal, tant à l’égard des femmes que des enfants. Les procédures civiles et pénales sont plus longues dans l’ensemble des juridictions ultramarines, la protection de la jeunesse plus complexe, et nous rencontrons davantage de difficultés pour garder les personnes sous main de justice, que ce soit en milieu ouvert, avec des bracelets électroniques par exemple, ou dans les prisons. Les conditions d’incarcération enfin sont très dégradées, même si l’on sait que certaines prisons du territoire hexagonal sont également dans une situation extrêmement difficile.
Même si cela ne dépend pas que de lui, le ministère de la justice a une responsabilité particulière pour assurer l’accès au droit, en lien avec les collectivités locales, qui font beaucoup d’efforts, et avec les professions juridiques. On sait les grandes difficultés qu’ont les avocats à s’organiser, du fait de l’insularité certes, mais aussi de l’accompagnement qui leur est apporté, qu’il s’agisse de l’aide juridictionnelle, de la formation des auxiliaires de justice ou de l’accès à certains territoires. Nous devons donc travailler à améliorer l’accès aux avocats, mais aussi à l’ensemble des professions en lien avec le ministère de la justice – notaires, commissaires de justice, experts-comptables ou commissaires aux comptes – ainsi que, puisqu’il s’agit d’accès au droit au sens large, aux associations qui aident les victimes, les consommateurs ou les accusés à accéder à un droit juste.
Nous partageons donc le constat qui a conduit à la création de votre commission d’enquête. En répondant à votre questionnaire, d’abord, puis en agissant de manière concrète au cours des semaines et des mois à venir, nous allons nous employer collectivement à rattraper un retard qui, s’il n’est pas le même dans tous les territoires ultramarins, se fait particulièrement remarquer.
Sur le plan budgétaire, la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (LOPJ) prévoyait un volet outre-mer important. On comptait 362 magistrats – en matière civile, en matière pénale, en première instance et en cour d’appel – en outre-mer en 2016 : lorsque je suis arrivé au ministère de la justice le 24 décembre 2024, ils étaient 431. Il y a donc eu une augmentation extrêmement importante pendant le premier quinquennat du Président de la République, même si elle ne suffisait pas encore à rattraper le retard. Et nous en sommes aujourd’hui à 455 magistrats, en tenant compte des mouvements validés par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’an prochain, si le budget est voté, nous prévoyons un total de 475 magistrats en outre-mer. En moyenne, le nombre de magistrats aura augmenté d’environ 7 % par an en outre-mer, contre 3 % par an sur le territoire hexagonal. Quant aux greffiers, les chiffres sont de 1 200 en 2024, 1 970 en 2025 et plus de 2 300 pour 2026.
La LOPJ est donc appliquée à l’équivalent temps plein près. Avec le ministère des armées, nous sommes les seuls à ne pas connaître de réduction budgétaire – je viens d’ailleurs de prendre connaissance des non-annulations de crédits que le Premier ministre a bien voulu m’accorder pour que nous puissions tenir toutes nos promesses, en matière d’effectifs et de projets immobiliers.
S’agissant des projets immobiliers outre-mer, vingt-et-un sont en cours ou seront annoncés dans les prochaines semaines, voire aujourd’hui. Ils concernent aussi bien des travaux de structure dans les palais de justice, qui sont particulièrement vieillissants, que le domaine pénitentiaire. Quant aux effectifs, on compte dans les seize établissements d’incarcération que gère le ministère des outre-mer – je ne compte pas ceux de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) – 6 636 détenus pour 2 120 agents pénitentiaires, avec un taux d’occupation de 145 % en moyenne, qui connait des disparités suivant les territoires. Ce taux ne satisfait évidemment personne, d’où les nombreux projets pénitentiaires que j’ai évoqués. Je voudrais néanmoins faire remarquer qu’il y a un agent pénitentiaire pour trois détenus en outre-mer, contre un pour six en Hexagone. Cela signifie qu’à l’inverse de ce qui se passe pour la magistrature, les difficultés à assurer la réinsertion ou la surveillance des personnes mises sous main de justice sont plus grandes en Hexagone qu’en outre-mer.
Les dysfonctionnements de l’organisation de la justice outre-mer sont dus au manque de moyens, au retard des projets numériques, à la faiblesse des réseaux, aux difficultés d’accès au droit. Tout cela est aussi vrai pour les projets immobiliers.
Lorsque j’étais ministre de l’intérieur et des outre-mer, monsieur le président, nous avions créé une préfecture de plein exercice à Saint-Martin. Aujourd’hui, c’est l’ouverture d’un tribunal judiciaire de plein exercice que je suis en mesure de vous annoncer pour Saint-Martin, que je viendrai avec grand plaisir inaugurer dans quelques semaines si vous m’y invitez, ainsi qu’un projet de prison modulaire de soixante places, soit le nombre de Saint-Martinois détenus dans les prisons de Guadeloupe. Le territoire de Saint-Martin aura ainsi reçu, hier sa préfecture, aujourd’hui son tribunal judiciaire autonome et demain sa prison, afin que les Saint-Martinois puissent rendre visite aux détenus de leur territoire – et que nous soyons au rendez-vous de ce qu’il faut faire en matière de vie privée et familiale. Cela permettra également de réduire la coopération carcérale avec la Guadeloupe et de libérer le tribunal guadeloupéen des affaires saint-martinoises, afin d’améliorer le service public local.
À la Martinique, nous venons de recevoir la livraison de 120 places au centre pénitentiaire de Ducos, pour un total de 90 millions d’euros. En Guadeloupe, nous avons 200 places à Basse-Terre et bientôt 300 pour le centre pénitentiaire de Baie-Mahault, pour un coût total d’environ 180 millions. Je me suis également rendu en Guyane pour finaliser le financement de la prison promise il y a sept ans, dont la construction commence, pour un montant de presque 370 millions.
Je sais que M. le député de Wallis-et-Futuna est particulièrement attentif à l’appel d’offres lancé pour une prison de onze places. Même si le montant envisagé est passé de 9 à 19 millions, nous serons au rendez-vous pour que les Wallisiens ne soient pas envoyés en terre calédonienne pour purger leur peine. À Mayotte, où le centre pénitentiaire de Majicavo est occupé à 200 %, la situation est très préoccupante pour la dignité des personnes. Nous annonçons donc la construction de 400 places qui viendront soulager ces difficultés.
En Polynésie, le centre pénitentiaire de Faa’a est particulièrement indigne – je le sais pour l’avoir visité à plusieurs reprises. La construction d’un nouveau site est envisagée avec les élus polynésiens. En Nouvelle-Calédonie, dans l’accord qui semble avoir été décidé et validé – je reste au conditionnel bien sûr – dans le cadre du processus porté par M. Valls, nous avons autorisé la construction d’un site supplémentaire – après la création du centre de détention de Koné – pour soulager la prison de Nouméa, laquelle est elle aussi dans un état indigne même si nous avons dépensé 30 millions cette année, à la suite des émeutes, pour améliorer le quotidien des agents pénitentiaires et des détenus.
J’en viens à la question de la sécurité juridique de nos concitoyens ultramarins, tant en droit civil qu’en droit pénal.
Je constate qu’aucune instruction ni circulaire du garde des sceaux n’a dessiné de politique pénale aux Antilles depuis 2014, alors que dans le même temps, le narcotrafic a gangrené l’ensemble du territoire mondial et singulièrement l’axe caribéen. J’adresserai donc aux magistrats du siège et du parquet une instruction commune à la Guadeloupe et à la Martinique lors de mon déplacement en Guadeloupe dans quelques semaines, au cours duquel j’annoncerai d’ailleurs des renforts en faveur de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs).
Aucune circulaire n’a été prise non plus depuis 2019 pour la Guyane, alors qu’elle fait face à plusieurs menaces : l’orpaillage illégal – j’ai une pensée, à ce sujet, pour le militaire mort lors des opérations de protection du territoire guyanais –, le narcotrafic et les atteintes à l’environnement. J’attends le déplacement du Président de la République au Brésil avant de produire une circulaire spécifique pour le territoire guyanais, après consultation des élus et des chefs de cour.
Enfin, il n’y a aucune circulaire pénale non plus pour les procureurs de La Réunion, de Mayotte, du Pacifique – qui fait pourtant face à des attaques du narcotrafic, en particulier autour de l’ice – ou de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui connaît ses propres formes de délinquance. Le ministère de la justice n’a pas spécifié comment les procureurs de la République et les procureurs généraux devaient décliner les politiques pénales décidées à Paris par le garde des sceaux, ce qui est à l’origine de difficultés notables et complique considérablement leur action. Je propose donc, après avoir écouté une partie des auditions que vous avez menées, de rectifier cela, après consultation des élus, des magistrats et du monde juridique – avocats et notaires en particulier.
Deuxième innovation qui renforcera largement notre efficacité, nous allons agir dans le domaine du foncier, comme nous le faisons déjà en Corse, même si je ne compare évidemment pas la nature des îles. J’adresserai une circulaire de politique civile aux territoires ultramarins, qui concernera en particulier la Guyane et les Antilles, mais aussi par exemple Mayotte. Les difficultés foncières, qui ont de multiples conséquences – en matière d’adressage, d’organisation du monde économique, de respect des propriétés et des populations autochtones – méritent une instruction spécifique.
Je suis le premier garde des sceaux à avoir envoyé une circulaire de politique civile aux chefs de cour et de juridictions du territoire hexagonal. Il s’agit d’organiser la politique de la juridiction : les magistrats du siège et du parquet seront chargés de réunir dans les six mois qui viennent les élus locaux et nationaux et les responsables du monde économique, social et associatif afin de déterminer les priorités – le logement insalubre, le développement économique, les désordres fonciers ? – de leur action.
L’absence d’une politique foncière décidée au niveau national, en lien avec les notaires et les avocats, est une des difficultés de l’outre-mer. Je propose donc de changer cela. Le 11 décembre prochain, aux côtés de Mme la ministre des outre-mer et du ministre de l’intérieur, je réunirai les parlementaires de tous bords qui le souhaiteront et les élus locaux de toutes les collectivités dans le cadre d’une journée consacrée à la justice en outre-mer, qui se déroulera à la Chancellerie. Les membres de votre commission d’enquête qui le souhaitent y sont invités. Outre les élus, tous les chefs de cour et de juridictions ainsi que les barreaux de l’intégralité des territoires seront présents. Les améliorations qui en sortiront seront traduites au niveau réglementaire et, s’il le faut, législatif. Le projet de loi visant à assurer une sanction utile, rapide et effective, dit Sure, que je présenterai en janvier au conseil des ministres et qui touche notamment à la protection de l’enfance, à l’audiencement criminel, à la procédure pénale ou au respect des victimes, pourra être l’occasion, si votre commission d’enquête le souhaite, d’adapter certaines dispositions législatives aux contextes ultramarins.
Troisième point, essentiel : l’accès au droit.
Cela commence par l’accès aux tribunaux, qui sont souvent des bâtiments vieux, faisant peu de place aux victimes et aux avocats. J’ai demandé que des aménagements y soient réalisés – nous en parlerons aussi le 11 décembre –, comme nous le faisons en Hexagone. Je me rends d’ailleurs à Lyon cette semaine pour inaugurer un lieu nouveau, conçu pour que les victimes ne croisent pas leurs agresseurs et pour mieux accompagner les avocats et les associations de victimes – bref pour faciliter l’accès au droit.
Deuxièmement, nous proposons d’expérimenter l’usage de la visioconférence en matière civile, lorsque c’est possible et si l’avocat et les personnes concernées sont d’accord. La loi autorise déjà la visioconférence en matière pénale, ce que fait par exemple la Jirs de Fort-de-France pour l’ensemble du territoire caribéen et guyanais. Cela a été validé par le Conseil constitutionnel. La matière civile concerne les deux tiers des affaires traitées dans nos tribunaux, touchant à la vie familiale, à la vie économique, au logement et à l’urbanisme.
Enfin, l’accès au droit inclut aussi l’accès aux concours de la fonction publique pour les citoyens ultramarins qui souhaitent devenir magistrat, agent pénitentiaire, greffier. Au niveau national, 42 % des agents de l’administration pénitentiaire sont ultramarins. Je remarque au passage que 20 % viennent du Nord-Pas-de-Calais, ce qui montre bien l’attachement des territoires d’outre-mer comme de mon département à la fonction publique, à l’État et à la France !
Nous avons un gros travail d’accompagnement à faire pour ce personnel. À l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP), à Agen, nos concitoyens Calédoniens, Wallisiens et de Polynésie qui ont réussi le concours se retrouvent souvent dans une situation sociale très difficile à leur arrivée sur le territoire hexagonal. C’est également vrai des personnes en poste qui veulent retourner dans leur territoire d’origine et à qui nous ne pouvons pas toujours donner une réponse satisfaisante car, vous l’aurez compris, nous avons moins de postes d’agents pénitentiaires en outre-mer que d’agents qui en sont originaires. L’administration pénitentiaire est donc chargée d’un travail de promotion interne, notamment par le biais de concours internes ouvrant aux postes d’officier et de commandement, et d’un travail d’accompagnement social.
Plus compliqué : seuls 0,016 % des candidats qui passent le concours de l’École nationale de la magistrature (ENM) dans les territoires ultramarins le réussissent. Les Ultramarins qui passent le concours à Paris n’entrent pas dans cette statistique, mais on peut supposer qu’ils sont peu nombreux. Les raisons de ce taux sont assez simples et tiennent à la mauvaise organisation du ministère de la justice.
Ainsi, nous n’avons pas en outre-mer de prépas « talents », ces classes préparatoires, au nombre de six sur le territoire hexagonal, qui permettent de ne pas passer par des écoles privées pour préparer le concours difficile de l’ENM. Je vais donc annoncer en Guadeloupe la création d’une première prépa « talents » qui concernera la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique. Je signerai dans trois semaines une convention avec l’université de Guadeloupe afin de mettre en place cette préparation au concours, qui sera donc publique et républicaine. Nous avons l’idée d’en ouvrir une autre à Cayenne l’an prochain, pour des cohortes de quinze à vingt élèves sélectionnés par les universités de droit de ces territoires.
Deuxièmement, lorsque vous passez le concours de l’ENM en tant que citoyen calédonien ou wallisien par exemple, vos épreuves se tiennent à Nouméa de 19 heures à 3 heures du matin, alors qu’elles ont lieu à Paris de 9 heures à 17 heures : la différence de traitement est évidemment trop importante. Même chose pour la Polynésie : un candidat des Marquises, par exemple, doit faire six heures de vol pour venir passer les épreuves à Papeete entre 2 heures et 7 heures du matin ; à Saint-Denis, à La Réunion, les épreuves ont lieu entre 16 heures et 21 heures ; à Mamoudzou, entre 15 heures et 20 heures.
L’égalité des chances n’est ainsi pas respectée, et de nombreux parlementaires interpellent le gouvernement à ce sujet depuis 2014. Entre 2020 et 2024, seuls quatre candidats ultramarins ont été admis à l’issue de ces concours, tous originaires de Guyane. Non seulement ce n’est pas suffisant, mais cela signifie que tous les candidats de l’océan Indien et du Pacifique ont échoué. Je pense qu’en la matière, le ministère de la justice a manqué non seulement de bon sens, mais surtout de respect vis-à-vis de la jeunesse des territoires ultramarins.
En tant que ministre des comptes publics puis ministre de l’intérieur, j’ai modifié ces pratiques pour le concours des douanes et pour celui de la direction générale des finances publiques (DGFIP) : les Ultramarins passent désormais ces concours dans leur territoire aux mêmes horaires qu’à Paris, avec des sujets différents, comme cela se fait pour le baccalauréat. J’ai donc demandé que les concours de l’École nationale des greffes et de l’ENM soient modifiés en ce sens dès la semaine prochaine pour préparer la rentrée de septembre 2026, afin d’assurer une pleine égalité des chances à tous les candidats.
Depuis que je suis ministre de la justice, j’organise très souvent des visioconférences thématiques avec les magistrats. Je sais qu’ils sont très conscients du désir d’égalité et de justice de nos compatriotes ultramarins, et frustrés par le manque de moyens et les difficultés qu’ils rencontrent. Leur volonté de servir en outre-mer est importante, je tiens à le souligner. Nous devons donc, avec le Conseil supérieur de la magistrature – car je ne suis pas seul à décider des nominations – pouvoir les encourager à se rendre dans des territoires jugés difficiles où de nombreux postes sont vacants. Je pense par exemple à Mayotte, où il m’a fallu sept mois pour trouver un procureur de la République, ou encore au territoire guyanais.
Je me réjouis donc du compromis que nous avons enfin trouvé avec le CSM afin que ceux qui servent dans des territoires méritant davantage d’expérience, de présence et de pondération voient leurs souhaits mieux pris en compte pour le poste suivant. Nous avons aussi modifié la règle qui voulait qu’on n’occupe pas plus d’un poste en outre-mer. Quant aux greffiers, dont 4 à 5 % sont issus des territoires ultramarins, la direction des services judiciaires va élaborer des contrats stipulant qu’à l’issue d’un certain nombre d’années de service sur le territoire hexagonal, ils pourront retourner s’ils le souhaitent dans leurs territoires d’origine.
M. le président Frantz Gumbs. Vous nous avez indiqué que le taux d’occupation global des prisons outre-mer se montait à 145 %. À titre de comparaison, quel est le taux dans l’Hexagone ?
M. Gérald Darmanin, ministre. Le chiffre est à peu près le même, 145 %, dans les maisons d’arrêt comme dans les centrales. Outre-mer inclus, nous en sommes à 86 000 détenus, dont 6 000 matelas au sol. Certaines maisons d’arrêt de l’Hexagone ont un taux d’occupation bien supérieur : 200 % à Nanterre et à Villepinte par exemple. La seule maison d’arrêt qui dépasse ce taux outre-mer est celle de Majicavo, à Mayotte, qui atteint 230 %.
M. le président Frantz Gumbs. Les auditions nous ont appris que la réalité en outre-mer était certes très différente de celle de l’Hexagone, mais également très diverse en fonction des territoires et même à l’intérieur de chacun d’entre eux. Il existe par exemple de grandes disparités entre le littoral et la région du fleuve en Guyane, ou entre les îles de Polynésie, ou encore au sein de la Nouvelle-Calédonie. Cela requiert de la part des magistrats et des personnels de grandes capacités d’adaptation face à des réalités culturelles fort diverses. Encouragez-vous cela, ou le fonctionnement du ministère est-il plus jacobin ?
M. Gérald Darmanin, ministre. Je pense que le ministère de la justice, comme les autres, penche plus du côté jacobin et qu’il prend peu en compte les demandes non seulement des élus, mais des chefs de juridictions affectés dans des territoires ultramarins.
En voici un exemple très concret : en Nouvelle-Calédonie, à la suite d’une réunion que j’ai eue avec les chefs de cour et les chefs de juridictions, un substitut du procureur a été envoyé à Koné. Il s’agit d’une jeune parquetière, qui a accepté d’aller y travailler en dépit de l’absence de parquet spécifique. Cela fait plus de vingt ans je crois que le parquet général de Nouméa demande à la Chancellerie la création d’un poste de procureur de la République à Koné. L’administration et les ministres l’ont toujours refusée, à mon avis par méconnaissance du territoire – quand on connaît la Calédonie, on sait pourtant qu’il est très différent de vivre à Nouméa et à Koné. Nous allons donc faire valoir la demande du parquet de Nouméa, par respect pour la province nord.
Mais les difficultés que nous avons ne relèvent pas seulement de l’action trop jacobine de la justice. Il faut renforcer la présence de l’ensemble des acteurs du monde juridique, notamment les avocats. La Chancellerie doit lancer une réflexion collective avec les barreaux pour voir, y compris dans le domaine immobilier, comment accompagner leur installation. Là où s’installe un palais de justice, une prison, un centre éducatif ou de PJJ ou encore un parquet, il faut favoriser la création de véritables écosystèmes juridiques.
Pour le reste, si la centralisation s’impose toujours dans les villes-préfectures, il faut sans doute que la Chancellerie développe ailleurs la présence foraine, à l’image de ce que font d’autres ministères. C’est encore trop peu le cas. Je vois bien les limites de la visioconférence en outre-mer : outre la nécessité d’avoir un contact humain avec son juge, le réseau internet n’est souvent pas de qualité suffisante. Il revient donc aux magistrats et au service public de la justice de se déplacer, et de concevoir les choses un peu différemment qu’en Hexagone.
Ainsi, il est actuellement nécessaire que les lieux où la justice est rendue fassent l’objet d’un décret en Conseil d’État. À Lille, nous avons construit un nouveau tribunal qui se trouve déjà trop petit. Nous avons la possibilité de construire une extension dans la commune de La Madeleine, qui se trouve juste à côté, mais il faut un décret en Conseil d’État pour indiquer que La Madeleine est un lieu où la justice sera rendue. Cette centralisation normative, déjà excessive en Hexagone, entraîne des difficultés immenses lorsqu’on veut s’adapter à la vie ultramarine.
M. le président Frantz Gumbs. Vous êtes le bienvenu à Saint-Martin pour faire toutes les annonces que vous souhaitez à ce sujet !
M. Davy Rimane, rapporteur. Durant les auditions, l’Association des magistrats ultramarins nous a expliqué n’avoir jamais été sollicitée par l’ENM pour accompagner la formation des futurs magistrats d’outre-mer. Savez-vous pourquoi ?
Quelles actions concrètes comptez-vous mener pour remédier à la situation de Wallis-et-Futuna, qui reçoit à mon sens la palme d’or en matière de dysfonctionnements ? Nous avons été très marqués par ce que nous avons appris durant les auditions : à Wallis-et-Futuna, faute d’avocats sur le territoire, ce sont des citoyens-défenseurs qui œuvrent au quotidien pour assurer la défense des justiciables en matière pénale, sans accompagnement, sans formation et sans rémunération… Il n’y a rien ; on a l’impression d’avoir affaire à un no man’s land. Je ne savais pas qu’une telle situation pouvait exister au sein de la République française.
Enfin, nous avons constaté un réel problème au niveau informatique : des appareils obsolètes, un système qui plante sans arrêt, des endroits privés de wifi et de possibilités de connexion… Il est quand même invraisemblable d’en être là en 2025, et à l’heure d’une dématérialisation toujours plus systématique des démarches !
M. Gérald Darmanin, ministre. Je ne sais pas pourquoi l’association que vous évoquez ne participe pas à la formation à l’ENM. C’est un tort. Je vais prendre contact pour qu’ils soient associés à la formation, ainsi qu’à la réforme de l’ENM par voie réglementaire que je suis en train d’imaginer – peut-être en avez-vous entendu parler par la presse.
Je pense en effet que, certes, il faut une école nationale de la magistrature, mais sociologiquement plus ouverte. Actuellement, un tiers des élèves de l’ENM viennent de Paris ou de la très petite couronne ; 60 % ont des parents dans les professions juridiques publiques ; très peu d’entre eux sont issus de l’outre-mer, de l’immigration et des classes populaires, avec moins de 2 % d’enfants d’ouvriers. Pour faire changer cela, il faut agir au niveau de la sélection. Je suis très attaché au concours républicain, mais à condition qu’il ne s’avère pas discriminatoire, comme on l’a vu avec la question des horaires. Et, au niveau de la formation, il faut à la fois mieux accueillir les élèves ultramarins, pour limiter le choc de l’arrivée en Hexagone, et former les magistrats destinés à prendre un poste en outre-mer.
Concernant Wallis-et-Futuna, vous avez parfaitement raison : ce qui s’y passe n’est pas acceptable dans notre République. Je salue à ce sujet le travail de la commission et du député Mikaele Seo, qui soutient très fortement son territoire auprès du ministère de la justice.
Il y a beaucoup de difficultés à Wallis-et-Futuna, tant dans l’accès au droit, et notamment l’aide juridictionnelle, que dans le fonctionnement de la justice ou l’action des agents pénitentiaires pour la réinsertion des détenus. Nous sommes en train de voir avec le Conseil national des barreaux (CNB), qui a élaboré la convention qui régit l’action des citoyens-défenseurs, s’il faut poursuivre sur cette voie.
Il faut aussi organiser les choses de sorte que Wallis-et-Futuna dépende moins de Nouméa et de la Nouvelle-Calédonie. Les Wallisiens doivent pouvoir faire valoir leurs droits, obtenir une réponse rapide aux décisions de justice et purger leur peine dans des conditions acceptables pour eux et pour leurs familles. Lorsque les événements calédoniens seront derrière nous, je me rendrai en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna, comme je l’ai promis aux députés, pour rencontrer les chefs de cour. Le retour à une égalité de traitement pour nos concitoyens est d’ailleurs au cœur du programme d’action du procureur général que je viens de nommer à Nouméa. Les Wallisiens et les Futuniens sont encore moins bien traités que les citoyens des autres territoires ultramarins : c’est un scandale que nous devons corriger.
S’agissant des moyens informatiques, l’honnêteté me pousse à dire que la dette numérique est très importante dans toute la justice. La situation est désormais un tout petit peu meilleure dans le pénal, mais reste très mauvaise dans le civil, qui constitue l’essentiel des difficultés rencontrées par nos concitoyens.
Vous avez raison, il y a un paradoxe à vouloir dématérialiser de plus en plus les démarches alors que nos outils informatiques – appareils et logiciels – ne fonctionnent pas très bien. Il faut noter que les mises à jour et les reboot d’un certain nombre de logiciels se font aux horaires de Paris, ce qui entraîne parfois un décalage avec les territoires ultramarins, à l’origine de bugs ou d’arrêts des logiciels. Dans ce domaine aussi, il faut que le ministère décentralise les décisions.
Par ailleurs, nous devons passer à un réseau de communication plus fiable : nous étudions donc la possibilité de remplacer le réseau classique par un réseau de type Starlink, pour le dire très vite, qui permettrait à la justice et aux administrations pénitentiaires d’être autonomes, dans leurs locaux et en audience foraine, et d’avoir toujours le flux nécessaire pour gérer la masse toujours plus importante des procédures.
Les dysfonctionnements sont plus ou moins graves selon les territoires – moins importants à La Réunion et aux Antilles, beaucoup plus marqués en Guyane, dans le Pacifique ou à Mayotte – mais nous devons absolument les corriger.
M. Michaël Taverne (RN). S’agissant de la formation initiale des magistrats, les auditions nous ont appris l’existence d’un stage de quinze jours outre-mer, dont on nous a dit qu’il n’était pas suffisant pour s’adapter aux territoires. Nous proposons de l’étendre à trente jours, ce qui laisse le temps d’arriver sur place, de se remettre du décalage horaire et de prendre un peu ses repères.
S’agissant ensuite de l’accès à la justice, une stratégie d’aller vers est expérimentée par les forces de sécurité intérieure et les commissaires de justice : ne serait-il pas possible de développer une communication de ce type dans les territoires les plus isolés, par exemple sous la forme d’un numéro d’appel et d’une permanence, comme il en existe pour les agressions sexuelles et les violences intrafamiliales ?
Vous avez annoncé un renfort d’effectifs en faveur des Jirs, notamment à Fort-de-France. Je connais, pour être auditeur à l’Institut des hautes études du ministère de l’intérieur, l’importance du narcotrafic et de la criminalité organisée dans l’axe Antilles-Guyane. Les magistrats y sont confrontés en permanence et nous devons nous efforcer d’avoir toujours un temps d’avance dans ce domaine. Il faut donc mettre les effectifs là où les besoins sont les plus importants.
Merci d’avoir répondu à la question de l’inégalité de traitement au concours, qui m’avait aussi été posée par un collègue ultramarin.
S’agissant enfin des effectifs, que ce soit dans l’administration pénitentiaire ou dans la magistrature : à situation exceptionnelle, décision exceptionnelle ! Puisque vous avez indiqué qu’il n’y avait pas assez de postes outre-mer pour tous les agents pénitentiaires qui en sont originaires, ne serait-il pas possible d’aller un peu plus loin que la normale et de passer, par exemple, de quatre-vingts postes dans une maison d’arrêt à cent, pour s’adapter à la complexité et à la spécificité des territoires ultramarins ?
M. Gérald Darmanin, ministre. L’idée d’un stage plus long me paraît bonne, en tout cas, par exemple, pour un magistrat qui sortirait tout juste de ses années d’étude après avoir fait – je caricature – Sciences Po, une fac de droit puis l’ENM et qui n’aurait encore jamais mis les pieds en outre-mer. Mais d’autres entrent dans la magistrature après une première vie professionnelle dans les forces de l’ordre ou en tant qu’avocats ou greffiers, au cours de laquelle ils peuvent avoir appris à connaître les territoires ultramarins : dans ce cas-là, le stage pourrait être au contraire plus court. Il faut y réfléchir, car les juridictions attendent impatiemment les prises de poste des nouveaux magistrats, mais il est effectivement important de prendre le temps de découvrir les spécificités culturelles du territoire.
La question de la communication autour de l’accès au droit, notamment pour les victimes, entre dans le travail que j’ai demandé aux parquets d’effectuer en faveur de ces dernières. Je leur ai adressé une instruction particulière en ce sens, qui vaut pour tous les territoires de France. Dans le cas des violences intrafamiliales, que vous prenez comme exemple, le gros travail qu’effectuent déjà les forces de l’ordre doit se poursuivre : ils sont en effet les premiers à être au contact dans les commissariats et les brigades de gendarmerie.
Plus largement, nous devons réfléchir à la façon dont la justice communique avec les personnes. Beaucoup de choses me laissent dubitatif. Dans le cas d’un dépôt de plainte par exemple, nos concitoyens ne reçoivent plus aucune information par la suite, y compris si elle est finalement classée – ce qui, en plus, prend beaucoup de temps. Il n’existe pas d’accès sécurisé qui permette, comme pour le prélèvement de l’impôt à la source – où l’exigence de confidentialité est aussi importante –, de savoir où en est le traitement du dossier. Je ne trouve pas cela très satisfaisant, et je suis en train de mener une réforme dans ce domaine.
J’espère pouvoir faire des annonces à ce sujet dans les mois prochains. Dans le même esprit que ce que nous avons fait pour la réforme du prélèvement de l’impôt à la source, ou au ministère de l’intérieur pour la pré-plainte et la plainte en ligne – hier encore, il fallait se rendre au commissariat ou à la gendarmerie pour faire ce qu’il est désormais possible de faire par internet à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avec des délais de traitement beaucoup plus rapides –, je suis en train de bâtir un projet de portail du justiciable. Les avocats pourront y vérifier l’état de la plainte, savoir si un officier de police judiciaire a été désigné, si la plainte a été instruite, si des auditions sont en cours, s’il y a eu classement ou renvoi du dossier. Tout le monde peut vérifier en ligne où en est le bouquet de fleurs commandé chez Interflora ou la lettre envoyée par Chronopost : en dépit d’enjeux bien plus importants, nous sommes le seul service public à ne pas proposer ce type de suivi. Le portail en ligne permettra à tous les justiciables des outre-mer et de l’Hexagone de voir où en est leur plainte.
Par ailleurs, en cas de classement de la plainte, la lettre que reçoit le plaignant du procureur de la République doit non seulement en expliquer les raisons, mais aussi rappeler qu’il est possible de faire gratuitement appel au parquet général pour demander à reconsidérer la plainte – une requête qui est souvent entendue. Dans le même ordre d’idées, elle pourrait aussi indiquer l’adresse électronique ou le numéro de téléphone de l’association France Victimes, qui reçoit de l’argent du ministère de la justice pour accompagner les plaignants dans leurs démarches et met à leur disposition des juristes, au sein des tribunaux ou des mairies, qui ont accès aux dossiers et peuvent donner des explications ou redéposer une plainte avec davantage d’éléments.
Nous avons donc un énorme travail d’information à fournir, et vous avez raison de suggérer qu’il se concentre d’abord sur les cas de violences à l’égard des femmes et des enfants, malheureusement particulièrement présentes dans les territoires ultramarins.
La Jirs de Fort-de-France va être renforcée pour qu’il y ait le même nombre de magistrats au siège et au parquet en Martinique et en Guadeloupe. Je rappelle que les prisons antillaises accueillent 160 personnes poursuivies pour criminalité organisée, en détention provisoire ou condamnées. La criminalité organisée augmente également en Guyane, avec les factions brésiliennes, et en Polynésie, touchée par le trafic d’ice.
Lors de la discussion de la loi narcotrafic, je me suis engagé à la fois à créer un parquet national anti-criminalité organisée, avec des renforts d’effectifs, et à conforter les Jirs partout sur le territoire national. Je tiendrai cette promesse en engageant des actions très concrètes au cours des prochaines semaines.
J’en viens aux agents pénitentiaires. Nous devons mener des projets de construction, extension ou rénovation d’établissements pénitentiaires outre-mer, afin que les détenus ultramarins qui purgent leur peine de prison dans l’Hexagone puissent retourner là où ils pourront recevoir la visite de leur famille et bénéficier d’une réinsertion locale. De nombreux projets sont en cours : deux en Guadeloupe, un en Guyane, Martinique, Nouvelle-Calédonie, Polynésie, à Wallis-et-Futuna et à Mayotte – bref partout à l’exception de Saint-Pierre-et-Miquelon – le tout pour différents types d’établissements – structure d’accompagnement vers la sortie, maison d’arrêt, maison centrale, prison modulaire.
Nous allons donc pouvoir armer – c’est le terme consacré – ces nouveaux établissements avec des effectifs supplémentaires, ce qui permettra à autant d’agents pénitentiaires ultramarins de retourner s’ils le souhaitent dans leurs territoires. Je rappelle pourtant les chiffres : un agent pour trois détenus en outre-mer, un pour six dans l’Hexagone. En tant que député de Maubeuge, j’imagine que vous ne voulez pas que je retire des agents de votre maison d’arrêt !
Enfin, les promotions actuelles de l’Enap dépassent le millier d’élèves, contre une moyenne de 700 élèves sous mes prédécesseurs. J’annoncerai bientôt la création d’une seconde école, dont une partie pourrait être décentralisée en outre-mer. Cela permettrait une réduction des coûts pour les élèves ultramarins, et donc une démocratisation de la formation des agents pénitentiaires.
Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). Lors de notre déplacement en Guyane, nous nous sommes rendus sur les bords du Maroni à la rencontre des habitants dits « du fleuve ». L’absence de services publics dans les communes, parfois accessibles uniquement par voie fluviale, place leurs habitants dans une situation proche de la rupture du droit. En partenariat, le conseil départemental de l’accès au droit et l’ordre des avocats de la Guyane ont lancé en 2013 l’initiative des pirogues du droit, dans lesquelles embarquaient greffiers, magistrats, juristes, avocats et associations pour leur offrir un accès au droit. Mais nous avons appris que cette initiative avait été suspendue en début d’année. Pouvez-vous nous dire à quel moment les pirogues du droit pourront reprendre leur mission ?
M. Gérald Darmanin, ministre. La reprise aura lieu au mois de décembre – nous pourrons formaliser la date exacte à l’issue de la commission si vous le souhaitez. Je n’ai d’ailleurs pas tout à fait compris pourquoi l’initiative avait été suspendue. On vous a parlé de raisons budgétaires, mais ce n’est pas le cas : le ministère de la justice n’a ordonné aucune baisse des crédits. Mais le chef de juridiction fait ce qu’il souhaite bien sûr, conformément au principe d’indépendance de la justice dont je suis le garant, et il y a donc pu y avoir des arbitrages en interne.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Je voudrais commencer par remercier l’État pour les améliorations et les aménagements dont la Polynésie française bénéficie depuis quelques années, notamment en matière de renforcement des effectifs. Des personnels bilingues parlant le reo ont ainsi été recrutés pour rendre le droit accessible aux Polynésiens. Il y a eu aussi l’installation du tribunal foncier, avec même l’adaptation du code de procédure civile pour reconnaître le partage judiciaire par souche, et, spécialité de la Polynésie française, la mise en place de tribunaux forains pour s’adapter à l’éclatement de notre territoire.
Ma première question concerne l’aide juridictionnelle, qui se monte à 550 euros, bien en deçà du coût réel en Polynésie française des déplacements et du travail de recherche que fera un avocat pour défendre un citoyen. Avez-vous prévu une majoration spécifique de cette aide pour garantir une véritable égalité d’accès à la justice en Polynésie française et dans les autres territoires ultramarins confrontés au même problème ?
Je souhaiterais ensuite évoquer le pacs, le pacte civil de solidarité. En 2015, le Conseil constitutionnel a censuré l’extension du dispositif national à notre territoire, au motif que le droit des contrats relevait de la compétence du pays. Une loi du pays a donc été déposée à l’Assemblée de la Polynésie française, mais la Chancellerie nous a fait savoir, par l’intermédiaire du haut-commissariat de la République, que le pacs établi par une loi du pays ne serait pas reconnu ailleurs qu’en Polynésie française. Nous sommes donc dans un état d’incompréhension totale.
Enfin, nous sommes un peu les champions en matière de narcotrafic – en plus des violences intrafamiliales. La Polynésie française contribue à l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), mais ne bénéficie d’aucun retour. Pourtant, nos besoins en matière de prévention et de prise en charge sont immenses : le narcotrafic est un véritable fléau pour notre jeunesse et dans nos quartiers. Monsieur le ministre, puisque nous avons la compétence santé, nous ne pouvons pas recevoir des crédits de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Seriez-vous favorable à la création d’un fonds de concours dédié aux collectivités du Pacifique, qui pourrait nous aider à mener la lutte contre l’ice, cette drogue qui dévaste nos familles et augmente la violence et même les taux de suicides en Polynésie ? La plupart des ministres que j’ai rencontrés – outre-mer, santé, intérieur – y étaient favorables, mais la création du fonds de concours doit être portée par un ministère : êtes-vous prêt à soutenir cette demande ?
Par ailleurs, vous avez évoqué la situation sociale des agents ultramarins qui réussissent les concours nationaux. Là aussi, nous connaissons une injustice. En effet, tous les lauréats de concours issus des départements et régions d’outre-mer ont accès à une prime d’installation, sauf ceux issus des collectivités du Pacifique. Je compte sur votre soutien pour faire avancer ce dossier.
Pour conclure, j’ai hâte de découvrir votre circulaire pénale déclinant les consignes de Paris concernant le narcotrafic : il y a urgence, en Polynésie française.
M. Gérald Darmanin, ministre. Madame la députée, j’ai bien reçu le courrier dans lequel vous me demandiez un rendez-vous et serai très heureux de vous recevoir.
S’agissant du pacs, la direction des affaires civiles et du sceau et moi-même n’avons pas la même lecture que les services de M. le haut-commissaire à Papeete. En effet, si l’on admettait que ce contrat n’avait de valeur que pour le gouvernement autonome, cela voudrait dire qu’en modifiant la loi organique pour rectifier cela, tous les autres contrats perdraient a contrario leur valeur sur le territoire national. Avec Mme la ministre des outre-mer et le secrétariat général du gouvernement, nous allons donc vous répondre formellement et apporter un éclairage à M. le haut-commissaire pour que les pacs contractés en Polynésie – dans le cadre du statut d’autonomie prévu par la Constitution – puissent s’appliquer sur tout le territoire national sans qu’il soit besoin de changer la loi organique.
Concernant la question très intéressante de l’aide juridictionnelle, ce serait un point à aborder avec les barreaux et les associations d’usagers. Je n’envisage pas une aide spécifique par territoire ultramarin : en effet, il y a aussi des différences fortes dans l’Hexagone entre les territoires ruraux et urbains. En revanche, il existe un dispositif qui permet de majorer les frais de déplacement pour soutenir la profession des avocats : les montants en jeu sont moins importants et pourraient être plus facilement obtenus par les parlementaires. M. le député de Wallis-et-Futuna a déposé un amendement proposant d’allouer la somme de 90 000 euros à l’accès au droit et à la justice, qui n’a pas rempli les conditions de recevabilité financière. La difficulté venant apparemment moins du fond que du formalisme de la procédure parlementaire, le gouvernement pourra la lever si, comme je l’espère, il a l’occasion de discuter de la deuxième partie du projet de loi de finances. Sinon, je m’engage à déposer au Sénat un amendement reprenant vos propositions et celles du député de Wallis-et-Futuna, en citant leurs auteurs. Un tel amendement se chiffrerait à quelques centaines de milliers d’euros, ce qui serait acceptable pour le budget du ministère de la justice et améliorerait très concrètement l’accès au droit des Polynésiens, des Wallisiens et des Futuniens.
Entre parenthèses, je regrette qu’il n’existe pas de solidarité entre barreaux : on pourrait imaginer que, si l’État fait sa part, les barreaux les plus riches du territoire hexagonal contribuent aussi à l’accès à la profession d’avocat ailleurs, notamment outre-mer. J’en parlerai avec la présidente du CNB.
S’agissant de la lutte contre la drogue, vous êtes particulièrement touchés par l’ice, mais aussi par le cannabis, dont le taux de THC peut atteindre un niveau très nocif lorsqu’il est produit localement. J’entends ce que vous dites sur la Mildeca ; plusieurs options peuvent être envisagées. Ainsi, une convention entre l’État français et le gouvernement polynésien pourrait permettre à la Mildeca d’intervenir. Par ailleurs, la Polynésie n’a malheureusement jamais candidaté aux appels à projets que nous lançons afin de financer un certain nombre d’actions, alors qu’elle pourrait tout à fait être retenue. Je pense notamment à tout ce qui pourrait se faire entre le gouvernement, compétent en matière de santé, et les services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip) de l’État. Nous allons faire passer la consigne pour que vous puissiez remplir des dossiers et demander cet argent.
Mais je partage aussi votre idée d’un fonds de concours. Il y aurait deux manières d’y contribuer. D’abord, je peux inscrire dans la circulaire de politique pénale que je vais prendre la possibilité pour le procureur de Papeete d’exiger que les saisies soient réattribuées aux associations, au gouvernement ou aux collectivités locales. Ainsi, la voiture, la montre ou l’argent saisis serviront directement le territoire. Cela ne se fait pas encore assez. Je comprends très bien ce que vous dites également au sujet de l’Agrasc.
Ensuite, le procureur et le tribunal de Papeete peuvent aussi, plutôt que de condamner des gens à des peines d’amende qu’ils ne paieront peut-être pas, ou à des peines de sursis qui ne changeront peut-être pas leur regard sur ce qu’ils ont fait, recourir au dispositif pénal de la « contribution citoyenne ». Ce dernier se pratique aussi bien sûr dans le territoire hexagonal : si je condamne par exemple un auteur de violences conjugales à verser 5 000 euros, cet argent n’ira pas à l’État mais à l’association de protection des femmes du territoire. La peine est ainsi plus intelligible pour la société, pour la victime et même pour l’auteur des faits. Cette forme de réparation, qui relève de la justice restaurative, pourrait financer l’action des associations ou des collectivités locales en matière d’accès au droit, de protection et de lutte contre les addictions. Les procureurs de la République la requièrent malheureusement très peu.
Je vais accélérer ce dossier : on pourrait faire en sorte, par le biais d’une convention avec la direction des finances publiques locale, que cette peine soit davantage requise dans vos territoires pour financer la lutte contre la drogue et les addictions.
Quoi qu’il en soit, nous allons travailler ensemble, madame la députée, à redonner à votre territoire des moyens pour lutter contre la drogue et les addictions.
Mme Nicole Sanquer. Je précise que la DGFIP effectue bien des saisies, mais en francs Pacifique : cet argent ne peut donc être rapatrié auprès de l’Agrasc, qui n’accepte que des devises comme l’euro ou les dollars. Je vous remercie par avance de faciliter l’emploi de l’argent sale pour réparer les dégâts causés par la drogue.
M. Jean-Victor Castor (GDR). Mes questions concernent naturellement la Guyane.
La première concerne la surpopulation carcérale. La prison de Remire-Montjoly, prévue pour 617 places, accueille 1 080 prisonniers, dont des membres de trois factions brésiliennes. Elle compte déjà neuf décès depuis le début de l’année, dont cinq suicides. Lors de la visite que j’ai faite il y a quelques mois, il manquait vingt surveillants : c’est trente aujourd’hui. Il est incompréhensible que le ministère n’ait pas renforcé les effectifs de surveillants. Que comptez-vous faire précisément ?
Au moment de l’accord de Guyane, en 2017, la population s’est mobilisée en faveur de la création de deux cités judiciaires : celle de l’Ouest et celle de Cayenne, dont la construction était promise depuis une vingtaine d’années. Le système judiciaire guyanais est en effet très éclaté, avec des bâtiments répartis un peu partout dans les villes de Cayenne et de Saint-Laurent. Or les travaux, annoncés au Journal officiel en 2017, viennent seulement de démarrer : pouvez-vous expliquer la raison de ce délai ? Connaissez-vous les dates de réception prévisionnelles des chantiers ?
S’agissant des ressources humaines, Davy Rimane et moi-même avions interpellé le ministre Dupond-Moretti, à l’époque, sur la nécessité d’organiser des concours locaux afin d’ancrer les personnels dans leurs divers métiers, sur le modèle de la très belle expérience qui avait eu lieu pour les greffiers. Qu’en pensez-vous ? Dans quelle mesure cette initiative pourrait-elle être élargie, par exemple aux Spip ?
La réalité très particulière des prisons guyanaises, qui tient à la multiplicité des origines culturelles et linguistiques des prisonniers, nous amène par ailleurs à préconiser de favoriser le recrutement et la formation de surveillants originaires de la région, notamment dans le cas du centre pénitentiaire de Saint-Laurent-du-Maroni, en puisant par exemple dans la très longue liste de Guyanais employés dans les prisons de l’Hexagone qui attendent de rentrer. Quel est votre avis sur la question ? Comment pourrait-on favoriser le retour au pays de ces surveillants déjà formés sans pour autant nuire aux besoins en Hexagone ?
Concernant la future prison de Saint-Laurent-du-Maroni, vous n’ignorez pas, monsieur le ministre, que l’idée d’y installer un quartier de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) suscite une opposition unanime de la part des élus, des corps intermédiaires – associations et chambres consulaires – et de la population. Ma lettre et ma question écrite à ce sujet restent sans réponse à ce jour. Les Guyanais ne veulent pas de ce quartier de haute sécurité, pour des raisons à la fois historiques – la mémoire du bagne pèse encore sur notre territoire – et de bon sens. Les criminels concernés font en effet partie de cartels impliqués dans le trafic de drogue, d’armes et de personnes – réseaux de prostitution notamment – qui brassent des milliards de dollars et qui peuvent à tout moment mettre en difficulté les forces militaires françaises, comme c’est arrivé par le passé lors d’opérations venues de l’étranger, menées avec des armes de guerre à la frontière et sur le fleuve. Installer des personnes haut placées de ces cartels dans un quartier de haute sécurité à Saint-Laurent relève pour moi de la folie. Je ne comprends pas pourquoi votre ministère s’obstine dans cette direction alors que nous y sommes tous opposés.
M. Mikaele Seo (EPR). Comme l’a souligné le rapporteur, le fonctionnement de la justice à Wallis-et-Futuna est bien différent de celui des autres territoires ultramarins, pour trois raisons principales. D’abord, il est toujours régi par des textes datant de 1955, qu’il faudra sans doute revoir. Ensuite, la coutume y joue un rôle très important – il faudrait d’ailleurs, monsieur le ministre, réfléchir à intégrer cette force dans la justice nationale. Enfin, nous dépendons la plupart du temps de la Calédonie, pour faire appel ou pour prendre un avocat par exemple. Pour ces trois raisons, la justice de Wallis-et-Futuna n’est pas une vraie justice.
Vous avez déjà pris des initiatives, monsieur le ministre. Merci en particulier pour la mise en place de l’accès en ligne au casier judiciaire. D’autres sont attendues en matière d’aide juridictionnelle – non pas tant au niveau des coûts qu’à celui de l’écriture juridique : la difficulté principale de Wallis-et-Futuna est en effet l’absence de barreau sur son territoire. Merci d’avoir annoncé vouloir reprendre mon amendement au Sénat. Cela montre que vous avez l’intention de travailler à une vraie justice pour Wallis-et-Futuna, indépendante de la Nouvelle-Calédonie.
Le sentiment commun en effet, c’est que nous dépendons trop de la Nouvelle-Calédonie. Je vous invite à venir voir la réalité sur place. Pour le reste, les questions à poser sont nombreuses. Par exemple, la justice pour mineurs n’existe pas à Wallis-et-Futuna : quels moyens allez-vous y consacrer ? Ou encore, pourrions-nous avoir une instance d’appel sur place, pour ne pas avoir à prendre l’avion pour Nouméa à chaque fois ?
M. Jiovanny William (SOC). Merci, monsieur le ministre, pour l’annonce de votre projet de loi visant à remettre les victimes d’infraction au cœur du circuit judiciaire. Vous connaissez mon attachement au sujet, et vous aviez d’ailleurs soutenu ma proposition de loi visant à préserver les droits des victimes dépositaires de plaintes classées sans suite.
Je voudrais appeler votre attention sur la question de la politique foncière judiciaire. Nous rencontrons des problèmes de contentieux foncier et de contentieux sur l’indivision, alimentés par la spéculation foncière, le manque de moyens financiers des indivisés, la cupidité de certains acheteurs, parfois étrangers, et une jurisprudence qui, par le biais de la fameuse théorie de l’apparence, engendre des inégalités et des catastrophes familiales. Certaines lois récentes visant à faciliter la sortie de l’indivision ne sont pas suffisamment appliquées et posent des problèmes qui nécessitent des révisions législatives – je salue le travail accompli en ce sens par certains chefs de cour, notamment à la cour d’appel de Martinique. Quelle est la position de votre ministère sur cette question ? Une réforme du droit successoral est-elle envisageable pour pallier ces difficultés ?
Par ailleurs, le centre pénitentiaire de Ducos, en Martinique, ne compte pas d’unité pour malades difficiles (UMD), contrairement à ce qui existe en Hexagone. Lors de ma visite, en juin, j’ai été alerté au sujet de problèmes de santé mentale liés aux addictions. La situation est aggravée par le manque de coordination avec les hôpitaux. Les soignants de la cité hospitalière de Mangot Vulcin, que j’ai également rencontrés, souffrent d’ailleurs énormément, notamment parce qu’ils doivent fouiller les patients alors même qu’ils n’y sont pas habilités. Bref il est difficile d’incarcérer des personnes malades sans traiter les causes sous-jacentes : êtes-vous favorable à la création d’UMD dans les territoires ultramarins ?
M. Gérald Darmanin, ministre. Monsieur Castor, il manque effectivement du personnel de surveillance au centre pénitentiaire de Remire-Montjoly – trente agents, en partie à cause de l’absentéisme, et en grande partie faute d’affectations par le ministère. J’ai été alerté il y a un mois et demi et j’ai demandé au directeur de l’administration pénitentiaire de résoudre cette situation inacceptable d’ici le tout début du mois de janvier, en puisant notamment dans le vivier d’agents guyanais en Hexagone qui souhaitent retourner sur leur territoire d’origine, afin que l’on retrouve des effectifs normaux dans une prison effectivement en état de surpopulation carcérale. J’espère que cela sera réglé dans les cinq à six semaines.
L’État fournit un effort considérable en Guyane en matière d’immobilier judiciaire, à Cayenne comme à Saint-Laurent-du-Maroni. Vous me demandez pourquoi les choses bougent depuis je suis arrivé – il est un peu délicat de vous répondre. Il n’y avait pas de crédit affecté à la construction du centre de Saint-Laurent-du-Maroni, malgré l’obtention déjà ancienne du permis de construire. Quand je suis arrivé à la tête du ministère, le 24 décembre dernier, j’ai organisé assez vite des réunions sur la question de l’immobilier, notamment ultramarin, et je me suis rendu en Guyane. Le crédit de presque 500 millions d’euros prévu n’était pas encore approuvé par le ministère de la justice : il l’est désormais, depuis la réunion interministérielle organisée en mars ou avril dernier, qui a autorisé M. le préfet à signer le permis de construire. La livraison aura un an de retard sur ce qui avait été prévu avec mes deux prédécesseurs, Mme Belloubet et M. Dupond-Moretti : en 2029, Saint-Laurent disposera ainsi d’une cité judiciaire, de locaux administratifs, d’une prison et d’un centre de PJJ.
Cela soulève la question très importante de l’accès aux avocats, qui doivent pouvoir venir apporter leur aide aux victimes comme aux personnes accusées. J’ai longuement rencontré les représentants du barreau lors de mon déplacement. Avec Mme la maire et le président de la collectivité, nous devons travailler aux moyens d’aider les avocats à s’installer à Saint-Laurent, quitte à laisser des terrains ou à mettre des bureaux à la disposition du barreau de Cayenne.
La surpopulation carcérale est très préoccupante en Guyane, et vous avez raison d’insister sur le profil particulier des condamnés. À la Martinique, sur 1 101 détenus, 844 sont français – en incluant les binationaux ; en Guadeloupe, ils sont 900 sur un peu plus d’un millier de détenus. En Guyane en revanche, plus de la moitié des personnes emprisonnées au centre pénitentiaire de Cayenne sont étrangères : sur 1 000 détenus, on y trouve 500 Français, 215 Brésiliens – dont plus de 150 membres de factions –, 116 Surinamiens, 73 Guyaniens et 54 Haïtiens. Même si les Antilles ont leur lot de délinquance issue de l’immigration, notamment à Sainte-Lucie, la difficulté particulière que connaît la Guyane tient à cette criminalité organisée d’origine étrangère.
Il y a effectivement des détenus très dangereux dans la prison de Cayenne, souvent issus de factions brésiliennes qui brassent comme vous le disiez beaucoup d’argent. J’en ai rencontré personnellement plusieurs – on parle d’assassinats, d’armes, de grande violence. Il est très difficile d’assurer les conditions sécuritaires requises pour le personnel pénitentiaire – et je ne peux pas ne pas penser à ce sujet à l’affaire Amra. Je ne tire pas de tout cela la même conclusion que vous.
Il faut bien sûr pouvoir surveiller ces personnes très dangereuses et les garder sous main de justice. Je n’ai pas bien compris comment vous vouliez y parvenir. Vous n’êtes pas favorable au QLCO de soixante places qui est prévu à Saint-Laurent. Pourtant, il n’apparaît pas excessif, avec 150 membres des factions brésiliennes dans la prison guyanaise et 160 membres de la criminalité organisée dans le territoire caribéen.
Le dispositif des QLCO a été validé par le Conseil d’État, par le Conseil constitutionnel et par le Parlement, et je constate que tous les recours dont il a fait l’objet ont donné raison à la Chancellerie. Je ne vois pas très bien quel autre endroit pourrait accueillir les prisonniers dangereux dans des conditions de sécurité importantes. Comptez-vous les envoyer ailleurs – aux Antilles, ou encore sur le territoire hexagonal ? Je ne pense pas que ce serait très raisonnable. Premièrement, il faudrait leur faire effectuer des allers-retours à Cayenne pour les présenter devant le tribunal. Deuxièmement, et même si je comprends tout à fait la spécificité de l’histoire guyanaise, je vous assure qu’aucun élu du territoire de la République – ni dans le Pas-de-Calais, ni à Condé-sur-Sarthe, Valence ou Aix, ni ailleurs où le dispositif va pourtant être généralisé – n’est jamais favorable à l’accueil d’une prison, et encore moins d’un quartier de haute sécurité.
Nous allons continuer ce travail ensemble, d’ici à 2029. Mais si des cartels sont capables d’attaquer des prisons, ils le feront d’autant plus qu’elles sont mal protégées. Or nous savons tous que la prison de Cayenne est vétuste et en difficulté pour assurer sa sécurité. Je suis prêt à vous recevoir à ce sujet. Pour ce qui est de votre question écrite, mea maxima culpa, mais j’ai signé la semaine dernière une réponse à votre lettre. Si elle n’est pas encore arrivée à votre cabinet, vous en aurez une copie à l’issue de cette audition.
S’agissant des concours, enfin, je suis favorable à la mise en place de concours territoriaux – pour l’administration pénitentiaire, la PJJ, les Spip, les greffes, voire l’ENM. En revanche, il ne faudrait pas que ces concours régionaux donnent le droit de rester sur le territoire, sous peine de bloquer le retour au pays des personnes affectées dans l’Hexagone qui attendent depuis parfois dix, quinze ou vingt ans – je reçois d’ailleurs beaucoup de courriers de votre part et de celle de vos collègues à ce sujet. Je suis donc ouvert à ce qu’il y ait plus d’égalité et de proximité dans la sélection, mais pas à l’idée d’une affectation prioritaire locale.
Monsieur Seo, je suis parfaitement d’accord sur le fait que la coutume doit être respectée, et même être mise davantage au cœur des politiques publiques de la justice. Elle doit sans doute faire partie de la formation des personnes qui rendent la justice à Wallis-et-Futuna, ainsi qu’en Nouvelle-Calédonie d’ailleurs. J’ai bien compris que vous êtes nombreux à réclamer votre indépendance vis-à-vis de ce territoire, qui lui-même demande son indépendance vis-à-vis de la France. Je suis pour ma part favorable à la création de territoires autonomes, je l’ai montré à Saint-Martin, même si les choses sont un peu plus compliquées pour Wallis-et-Futuna.
Pour commencer, la population y est moins nombreuse qu’à Saint-Martin, et les lieux plus difficiles d’accès. Surtout, nous devons nous assurer de la présence effective d’agents du ministère de la justice et de magistrats sur le territoire, pour qu’ils n’aient pas à venir en avion depuis Nouméa. J’ai été confronté à cette question il n’y a pas si longtemps au sujet des enseignants de Wallis-et-Futuna. J’ai un souvenir, disons, intéressant de ce débat social qui nous a beaucoup mobilisés et que nous avons réussi à résoudre en dépit de sa complexité.
Contrairement à ce qui se passe au ministère de l’intérieur, où gendarmes et préfets n’ont d’autre choix que de se plier à leurs affectations, je n’ai pas ce type d’autorité sur le personnel du ministère de la justice : lorsque j’ouvre des postes, personne n’est obligé d’y aller. Je suis tout à fait disposé à y travailler, y compris en me rendant une nouvelle fois sur place, mais la question n’est pas simple. D’après la Constitution, le Conseil supérieur de la magistrature est une sorte de copilote du ministère de la justice pour ce qui est des RH. Nous devons donc trouver ensemble un moyen pour que la promesse de l’indépendance judiciaire de Wallis-et-Futuna ne soit pas vaine : il serait malaisant pour le territoire que des postes soient créés et que personne n’accepte d’y aller. Il y a sans doute des solutions, par exemple en promettant aux gens l’affectation de leur choix à l’issue d’un poste à Wallis-et-Futuna.
Il n’y a effectivement pas de politique pénale de protection de l’enfance à Wallis-et-Futuna. J’avais l’intention de lancer une mission importante, impliquant l’inspection générale de la justice et la PJJ, sur la protection des mineurs en outre-mer, avec un volet particulier pour Wallis-et-Futuna car j’ai déjà été interpellé sur le sujet. Je peux attendre début décembre et les conclusions de votre commission d’enquête si vous le souhaitez.
Quant à l’accès au droit, je pense qu’il y a beaucoup de choses à faire concernant l’aide juridictionnelle et la présence des avocats. En tout cas, nous allons soutenir votre amendement, monsieur le député, et mettre fin au feuilleton du centre pénitentiaire de Wallis. Je me rendrai sur place dès que les difficultés calédoniennes seront derrière nous – il faut en effet passer par Nouméa, puisqu’il n’existe pas encore de vol direct entre Paris et Futuna – pour vous soutenir, monsieur le député, dans votre action courageuse en faveur de ce magnifique territoire.
Monsieur William, je voudrais d’abord vous remercier pour le travail important que vous effectuez en faveur des victimes. Indépendamment de nos différences politiques, j’étais heureux de soutenir votre proposition. Je pense que vous trouverez, dans le projet de loi que je présente, des dispositions qui s’inspirent de votre travail et qui correspondent au débat public que nous avons pu avoir dans l’hémicycle – j’espère d’ailleurs que nous pourrons continuer à y travailler ensemble.
S’agissant de la santé mentale des prisonniers, vous avez parfaitement raison : l’absence d’UMD crée des difficultés pour les détenus et pour les agents. Lors de ma venue en Guadeloupe, à Saint-Martin et à la Martinique au mois de décembre, j’aurai l’occasion si vous le souhaitez de rencontrer avec vous le personnel médical, dont je suis conscient qu’il fait un travail très difficile dans les prisons françaises, et en particulier dans votre territoire. Je partage néanmoins la responsabilité de ce sujet avec l’agence régionale de santé. J’attends une réponse du ministère de la santé sur la création d’une UMD dans votre territoire et un autre, et j’espère que la question sera réglée lors de ma venue. Le problème semble être celui de la disponibilité du personnel médical, déjà assez rare à la Martinique.
En ce qui concerne la construction d’établissements pénitentiaires, je pense que nous pourrions recourir aux prisons modulaires, comme nous avons commencé à le faire sur le territoire hexagonal. Il ne s’agit pas de prisons en kit ou d’Algeco, comme j’ai pu l’entendre, mais de prisons en béton, réalisées en usine et facilement assemblables puisque cela élimine la difficulté des intempéries. Le savoir-faire local permettra parfaitement de faire face aux difficultés particulières qui pourraient se présenter en outre-mer. Il faudra aussi aménager des prisons existantes parfois insalubres. Enfin, il faut permettre aux Martiniquais détenus en Hexagone d’avoir un contact avec leur famille et une réinsertion plus facile en ouvrant des places supplémentaires sur le territoire.
Pour ce qui est du foncier, j’ai bien pris note de vos remarques et nous y travaillerons. Vous avez parfaitement raison, il faut savoir reconnaître que le désordre foncier est en partie de la responsabilité du ministère de la justice, en lien avec le notariat. Je me rapprocherai donc du Conseil supérieur du notariat au sujet de la difficulté que vous évoquez, que je connais mal, et nous pourrons y consacrer un moment lors de mon déplacement à la Martinique. Souvent, quand un ministre vient, on ne parle que de pénal. Pourtant on voit bien que la question foncière est essentielle dans votre terre, qu’elle fait partie des éléments qui freinent votre développement – avec la cupidité, le passé colonial, la mauvaise organisation locale ou étatique – et qu’elle alimente sans doute aussi la déprise démographique.
Enfin je suis très favorable à une réforme du droit successoral, sachant que c’est une question très complexe dans les Antilles, et plus encore d’ailleurs en Guyane. La direction des affaires civiles et du sceau aura bientôt l’occasion de lancer ce chantier, qui pourra aller assez vite puisqu’une grande partie de ces réformes civiles sont d’ordre réglementaire.
Je vous encourage donc à venir à la journée du 11 décembre, dont la matinée sera consacrée aux affaires civiles en outre-mer et aux questions foncières. Ce sera l’occasion d’avancer et peut-être de coconstruire des annonces que nous pourrons faire ensemble.
M. Davy Rimane, rapporteur. En guise de conclusion, j’aimerais revenir sur quelques points auxquels nous devons être attentifs.
La question foncière est très importante dans tous les territoires ultramarins, pour des raisons qui tiennent à leur histoire. Elle est particulièrement aiguë à la Martinique, où magistrats, élus et associations insistent beaucoup sur la question de la spoliation foncière – un phénomène en nette croissance, et qui s’étend désormais à la Guadeloupe.
Un deuxième point à surveiller concerne les dépôts de plainte, qui, dans leur grande majorité, ne sont pas remontés au niveau du parquet. Ce dernier est en train d’étudier la question avec les forces de police et de gendarmerie. On se rend également compte que les dépôts de plainte ne peuvent se faire qu’aux heures ouvrées dans les casernes de gendarmerie, alors que la police nationale est joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a donc un gros problème sur cet aspect de l’accès au droit dans nos territoires, qui mériterait une discussion entre le ministère de l’intérieur et vous-même.
Un travail est par ailleurs nécessaire au sujet du financement du conseil départemental de l’accès au droit : peut-on objectivement demander à un président de tribunal judiciaire d’aller réclamer des sous aux collectivités pour le financer, comme cela arrive aujourd’hui ? Il faut revoir le système.
S’agissant de la prison de Saint-Laurent-du-Maroni, elle était demandée par la population et est très bien accueillie sur notre territoire. Ce n’est donc pas la prison en soi qui pose un problème – même si elle est effectivement implantée là où se trouvait le second bagne de Guyane, après celui des îles du Salut – mais son organisation.
Lors de ma visite vendredi dernier à la prison de Remire-Montjoly, le directeur m’a rapporté que des prisonniers membres de factions brésiliennes avaient été transférés en Hexagone parce qu’ils étaient restés très actifs depuis la prison. Même dans la prison, ils continuent à commettre leurs méfaits ! Or le futur centre pénitentiaire de Saint-Laurent-du-Maroni sera séparé du Suriname par un fleuve qui n’est pas une frontière, mais un bassin de vie. Si des factions, qui ont des moyens considérables et sont très organisées, décident de lancer une opération importante contre la prison, c’est non seulement le centre pénitentiaire et son personnel qui devront être sécurisés, mais aussi la commune et tout le bassin de vie de l’Ouest guyanais.
C’est la raison pour laquelle la population et les autorités locales doivent avoir leur mot à dire si l’on décide d’y incarcérer des individus dangereux. Je rappelle que la Guyane fait 84 000 km2, dont 90 % sont recouverts par de la forêt primaire dans laquelle il est très facile de disparaître – vous avez d’ailleurs évoqué la mort du militaire dans la lutte contre l’orpaillage illégal, qui est un véritable fléau sur notre territoire. Nous vous invitons donc à débattre sur cette question avec les élus du territoire et avec la population guyanaise concernée.
Pour conclure, j’aimerais dire qu’il y a une réelle volonté, de la part des personnes que nous avons rencontrées, dont celles qui travaillent au ministère de la justice, d’accomplir leur mission avec exigence et même, parfois, de manière innovante. Nous avons ainsi appris que des juges se déplacent dans les îles éloignées de Polynésie avec leur greffier pour recueillir des saisines orales, que le greffier transcrit ensuite par écrit et qui deviennent officielles. Je trouve cela formidable. Beaucoup de nos territoires ont une culture de l’oralité ou sont freinés par la barrière de la langue : ce type d’initiative gagnerait donc à être étendu à d’autres territoires, comme la Guyane ou Wallis-et-Futuna.
M. le président Frantz Gumbs. Merci aux députés pour la variété et la densité de leurs questions, et au ministre pour ses réponses qui me semblent complètes. Nous serons preneurs, monsieur le ministre, de tout élément d’information complémentaire que vous jugeriez utile et nécessaire à nos travaux.
Il reste à faire évoluer le caractère jacobin de la gestion du ministère, alors que les chefs de cour prennent des initiatives et font preuve d’une grande imagination pour s’adapter aux réalités du terrain. Je pense à ce magistrat qui venait d’arriver en Nouvelle-Calédonie et prenait comme un signe d’irrespect le fait que le prévenu baisse les yeux et ne le regarde pas pendant qu’il lui parlait, sans savoir que c’est un signe de soumission dans la culture kanak… Il faut donc pouvoir s’adapter rapidement à des réalités culturelles très éloignées de celles de l’Hexagone.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins, et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent encore dans ces territoires pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice. S’il ne nous est pas permis, en application du principe de séparation des pouvoirs, d’évoquer des affaires judiciaires en cours, vous pourrez, sous cette réserve importante, nous faire part de votre expérience de la justice sur l’île de La Réunion.
Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire « je le jure ».
(Mme Jocelyne Fontaine, M. Jacques Gence et M. Josian Yu-Chack prêtent serment.)
Mme Jocelyne Fontaine, membre du Collectif pour la réparation des injustices à La Réunion (CRI 974). Nous représentons le CRI 974 et la plupart d’entre nous militons déjà au sein d’autres associations contre les injustices. Les membres de notre collectif s’apportent une entraide morale salvatrice. Nous rédigeons dans l’intérêt général des rapports, ainsi que des plaintes, particulièrement poussés, étayés de multiples preuves flagrantes. Malheureusement, nos plaintes sont souvent balayées d’un revers de main et arbitrairement classées sans suite pour « infractions insuffisamment caractérisées », et certains d’entre nous ont même été condamnés par des jugements iniques. Notre collectif compte plus d’une vingtaine de membres actifs, dont certains sont âgés de 70, voire 80 ans, et se battent pour faire reconnaître leurs droits depuis plus de 30 ans. Les durées indécentes des procédures paralysent nos projets de vie, particulièrement pour ceux qui ont atteint un âge avancé et ne peuvent plus envisager de projets à long terme.
Sur le territoire réunionnais, de très nombreuses personnes subissent, depuis des décennies, de graves spoliations orchestrées par des bandes organisées impliquant des acteurs à tous les échelons de la société, tandis que les pouvoirs publics réunionnais privilégient la lutte contre les drogues, les violences intrafamiliales, les violences faites aux femmes ou encore la maltraitance animale, occultant ainsi les injustices systémiques. Pourtant, selon le classement de Transparency International, La Réunion figure parmi les régions les plus corrompues de France, puisque notre île est malheureusement gangrénée par la corruption.
M. Josian Yu-Chack, membre du Collectif pour la réparation des injustices à La Réunion (CRI 974). Je vais vous présenter une liste non exhaustive des principaux dysfonctionnements et dérives observés sur l’île de façon récurrente. Nous constatons tout d’abord de graves défaillances concernant la protection des majeurs, avec des maltraitances physiques et psychologiques infligées à des personnes vulnérables par celles à qui elles ont été confiées. L’institution des tutelles ne respecte pas ses missions et obligations, organisant des processus d’endettement destinés à diviser et à appauvrir les familles qui voient leur héritage détourné. Ces pratiques créent des blocages dans les successions, car les familles sont victimes de recels successoraux et découvrent que les biens, comptes en banque ou assurances-vie de leurs parents ont disparu du fait de techniques de fraude et de dissimulation.
Notre collectif relève également des trafics de faux et usages de faux en abondance, perpétrés par des officiers ministériels tels que des notaires, des mandataires judiciaires, des commissaires de justice, des fonctionnaires de tribunaux tels que des magistrats et des auxiliaires de justice, ainsi que par le cadastre, le service de publicité foncière ou encore les géomètres-experts. Ces pratiques perdurent sans que les pouvoirs publics ne les sanctionnent véritablement et nous retrouvons fréquemment les mêmes auteurs impliqués dans différentes affaires, ces documents falsifiés favorisant un grand nombre d’escroqueries au jugement.
En voici quelques exemples concrets, puisque nous observons des géomètres-experts et des géomètres-experts judiciaires, parfois déchus de leur titre mais officiant malgré tout, qui effectuent des bornages frauduleux et non contradictoires, tandis que des questions se posent sur le contrôle des agréments et des listes auprès de l’ordre des géomètres-experts et des tribunaux. D’autres escroqueries au jugement proviennent des services du cadastre qui, avec la complicité de certains géomètres-experts et de voisins, réalisent des divisions parcellaires frauduleuses à l’insu des propriétaires spoliés, grâce à des documents modificatifs du parcellaire cadastral (DMPC) falsifiés, puisque de faux alignements et de fausses divisions sont ainsi créés.
Nous constatons également des manipulations dans les services d’urbanisme, avec des fraudes qui surviennent lors d’opérations de divisions parcellaires, notamment avec de fausses déclarations préalables de division, tandis que des alignements du plan d’occupation des sols (POS) sont modifiés manuellement pour tenter de faire coïncider les plans falsifiés du cadastre. Des notaires élaborent de faux actes et présentent des comptabilités truquées pour spolier les propriétaires de leur bien et, chez un couple victime des agissements frauduleux de notaires, nous avons même découvert deux actes différents comportant des ajouts et des signatures différentes du notaire pour une même vente. Le service de publicité foncière se montre également complice d’escroqueries dans le détournement de plus-values immobilières, en complicité avec des notaires, et fait marche arrière lorsqu’il est pris en flagrant délit.
Nous observons également la création de sociétés fictives avec de faux gérants, de faux Kbis et des numéros Siret fictifs revêtus du cachet du tribunal de commerce, ce qui constitue une utilisation frauduleuse du sceau de l’État. Des mandataires judiciaires, notamment un liquidateur de sociétés fictives, recèlent des biens spoliés aux victimes, et nous avons également identifié une convention publique d’aménagement (CPA) illégale avec enquête parcellaire viciée et détournement de fonds par l’expropriant dans une prise illégale d’intérêts.
Nous avons par ailleurs découvert un procès-verbal de conseil municipal entaché d’illégalités concernant la nomination d’une impasse privée au profit d’une personne, sans qu’aucune référence ne soit faite au réel propriétaire ni aux parcelles cadastrées concernées. De même, nous constatons que des ouvrages électriques ont été implantés et enfouis illégalement, sans convention ni titre, par des organismes publics sur des terrains privés à l’insu des propriétaires, ces pratiques s’accompagnant d’un détournement de fonds publics, notamment à l’avantage d’un lotisseur privé. Cette situation engendre des conflits avec les voisins qui profitent de cette implantation irrégulière pour empiéter illégitimement, le tout au vu et au su des services d’urbanisme municipaux. Nous répertorions également de faux certificats d’urbanisme, un adressage falsifié sur les parcelles, des autorisations de construire frauduleuses ainsi que des constructions réalisées sans permis, et nous avons relevé un trafic de fausses signatures sur des documents fonciers et bancaires. Face à toutes ces escroqueries, nous nous heurtons au mutisme d’organismes publics qui refusent de délivrer aux victimes des documents en règle, car ceux-ci sont frauduleux ou inexistants.
M. Jacques Gence va maintenant vous expliquer comment la justice réunionnaise participe à tous ces graves dysfonctionnements dans un entre-soi bien organisé.
M. Jacques Gence, membre du Collectif pour la réparation des injustices à La Réunion (CRI 974). Ce palmarès alarmant s’aggrave avec le constat d’un appareil judiciaire réunionnais défaillant face à une corruption d’envergure, dans lequel l’État lui-même se retrouve victime. Je vais donc vous exposer plusieurs manifestations de déni de justice et de faute lourde observées jusqu’à présent dans les dossiers du CRI.
Dans une procédure pénale pour falsification d’expertise à l’encontre d’un expert judiciaire près la cour d’appel, l’audition de cet expert a été préorientée par un substitut du procureur dans les écrits de deux procès-verbaux d’audition distincts effectués par un officier de police judiciaire tandis que, dans cette même procédure, le juge a violé le secret de l’instruction en préméditant la convocation d’un ancien bâtonnier en tant qu’avocat de cet expert avant même que celui-ci ne le désigne. Nous avons également constaté des irrégularités dans la compétence territoriale de saisine de plainte, puisque s’est révélée une collusion manifeste entre le juge d’instruction, le procureur et l’avocat des victimes, notamment à travers une plainte bis identique subtilement réécrite par l’avocat des victimes et ne reprenant pas les auditions de l’enquête préliminaire, alors que celles-ci comportaient des aveux judiciaires donnant raison aux victimes condamnées. Des contradictoires avec argumentaire circonstancié et preuves flagrantes n’ont par ailleurs pas été pris en compte. Dans cette même affaire, le procureur et l’avocat des victimes se sont rendus complices du détournement de l’article 175 du code de procédure pénale afin d’empêcher les victimes de répliquer dans le délai de trois mois prévu pour déposer leurs conclusions tandis que, dans son réquisitoire, ce procureur tente de museler les victimes en les menaçant d’une amende civile pour plainte abusive. Les victimes spoliées par les falsifications de cet expert judiciaire ont finalement été condamnées jusqu’en Cour de cassation, alors même que cette dernière n’avait pas eu connaissance du sabotage des procédures réalisé au sein même de l’institution judiciaire réunionnaise, notamment par l’occultation complète de l’enquête préliminaire.
Nous disposons également de plaintes et de rapports circonstanciés, dont vous avez devant vous quelques exemples, résultats de nombreuses investigations qui ont généré une documentation considérable transmise par les victimes. Ces documents sont systématiquement occultés par les parquets de La Réunion, qui les classent habituellement comme « infraction insuffisamment caractérisée ». Pour protéger une personne, un procureur a même justifié, en réponse à une plainte, que l’immunité bénéficiait à la personne visée, empêchant ainsi la mise en œuvre de poursuites pénales.
Nous faisons également le triste constat que des jugements civils, eux aussi manipulés dans les tribunaux de La Réunion, ont été rendus en faveur de dirigeants de sociétés subventionnées par des fonds publics, condamnant injustement des victimes spoliées de leurs biens et privées de leur droit à un procès équitable, y compris devant la Cour de cassation. Ces dysfonctionnements s’avèrent d’autant plus graves que l’État lui-même a été, en amont, victime de fraude fiscale impliquant des notaires et des fonctionnaires des finances publiques, l’affaire ayant même été délocalisée en appel sur l’île de Mayotte. Le juge de la cour d’appel officiant à Mamoudzou est allé jusqu’à falsifier un acte notarié déjà truqué et inauthentique pour rendre son arrêt.
S’agissant des graves escroqueries de détournements de biens privés et de fonds publics, dénoncés depuis plusieurs années aux autorités judiciaires, préfectorales et ministérielles, nous faisons face au silence assourdissant des institutions, car nous constatons qu’aucune enquête pénale n’est diligentée envers les personnes impliquées, qu’il s’agisse de dirigeants de sociétés, de notaires ou de fonctionnaires des hypothèques. Nous découvrons également que des audiences et des jugements de tutelle sont rendus sans formalisme et sans contradictoire, à l’insu des membres des familles, avec absence d’inventaire et de compte rendu de gestion pourtant obligatoires sous peine de vice de procédure.
Les victimes du CRI constatent que leurs avocats font preuve de déloyauté, puisqu’ils ne les informent pas de la teneur de leurs conclusions, opèrent des coupes nettes dans les productions de preuves, refusent délibérément d’effectuer des demandes d’actes malgré des preuves incontestables ou, à l’inverse, réalisent des actes non souhaités par leurs clients. Nous relevons même des cas de complicité entre avocats des différentes parties dans la rédaction des conclusions puisque, à titre d’exemple, un avocat postulant d’une victime a noté par écrit avoir pris connaissance des conclusions de l’avocat de la partie adverse un jour avant la date mentionnée sur les conclusions déjà rédigées par ce dernier.
Nous sommes également confrontés à des avocats et magistrats usant de violences physiques et psychologiques, à l’image de ce retraité âgé qui a été pourchassé et menacé par son propre avocat, qui l’a agressé d’un coup de pied devant témoin, ce client restant profondément marqué psychologiquement par cet incident. Une autre victime plaignante, déjà condamnée jusqu’en Cour de cassation, a subi une tentative d’intimidation et d’humiliation publique orchestrée lors d’une audience improbable en cour d’appel, se voyant finalement infliger une dernière amende civile pour plainte abusive.
Nous observons également que certains avocats considèrent leurs clients comme des ressources financières à exploiter sans scrupule. Un autre cas concerne ainsi un homme de 80 ans, sans moyens financiers et ignorant de ses droits, encouragé à prendre un avocat alors qu’il venait d’être dépouillé de toute son épargne par une organisation criminelle dans une arnaque impliquant un montage frauduleux de société civile immobilière, le tout sur fond de détournement de terrain. Pour cette victime injustement condamnée depuis plus de quinze ans, l’aide juridictionnelle s’est finalement transformée en désastre judiciaire.
Certains plaignants finissent par abandonner faute de moyens financiers, car l’obligation de recourir à un avocat pour se défendre contraint les victimes à les mandater pour poursuivre les procédures, alors même que la confiance est rompue. Les avocats eux-mêmes refusent parfois ces affaires en raison des interconnexions qui caractérisent le milieu judiciaire réunionnais.
Le CRI a également mis en lumière un détournement de fonds du service d’aide au recouvrement des victimes d’infraction (Sarvi), orchestré par un avocat pour ses propres intérêts et ceux d’une banque sous couvert d’une tutelle. Dans cette affaire, sur la base d’un avis de jugement d’exécution dépourvu du nom et de la signature du juge de l’exécution, une greffière assermentée a procédé à une saisie abusive sur le traitement d’une victime déjà en maladie, sans que cette dernière ait obtenu d’échéancier. La victime a été condamnée injustement sur la foi d’un motif fallacieux avancé par la greffière, laquelle prétendait que « le débiteur n’avait pas tenu ses engagements pris lors de l’audience de conciliation initiale », alors même que l’affaire avait été radiée d’office, puisque le demandeur était non comparant et non représenté lors de cette audience. Nous remarquons également l’absence fréquente du nom des responsables sur des documents signés portant le cachet des tribunaux. Dans un autre jugement, nous avons constaté que le tribunal a validé une fausse reconnaissance de dette permettant à une personne de s’approprier le terrain d’une personne âgée très fragile et sous emprise, dans un cas d’abus de faiblesse non sanctionné.
La liste de ces graves faits de corruption demeure malheureusement longue. Toutes ces preuves en cascade constituent, en termes d’infractions, des faux en écritures publiques de magistrats au sens de l’article 441-4 du code pénal, concernant les manipulations de preuves et de délais prévus par la loi, ainsi que des escroqueries aux jugements visées aux articles 313-1et 313-2 du code pénal, et des abus de pouvoir destinés à faire obstacle à la manifestation de la vérité. À titre d’exemple, nous avons eu affaire à un procureur général, ex-magistrat spécialisé de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) qui ne réagit pas face à des détournements de fonds publics, et à un autre qui refuse d’effectuer un réquisitoire supplétif auprès de la Cour de cassation.
Quel véritable recours avons-nous lorsque c’est à nos propres bourreaux qu’il faut adresser nos plaintes ? Lorsque nous nous voyons opposer que l’affaire n’est pas encore jugée et qu’il faut attendre puis, une fois l’affaire jugée, que nous ne pouvons plus rien faire en raison de l’autorité de la chose jugée ? De qui se moque-t-on ?
Dans un autre cas, le Parquet national financier (PNF) a rapatrié un dossier de plaintes en invitant à saisir la justice locale, alors que la cour d’appel réunionnaise demeurait jusque-là sourde, ce qui explique l’envoi initial de la plainte au PNF. La cour d’appel a par la suite contacté le plaignant pour lui demander « de venir récupérer sa précieuse boîte d’archives remplie de preuves au sous-sol du tribunal ». Comment agir également lorsque les postes stratégiques de certaines catégories professionnelles, tels que ceux de la chambre des notaires ou de présidents de l’ordre des géomètres-experts, sont occupés par nos propres bourreaux ? La liste des dysfonctionnements reste encore longue et nous sommes, mesdames et messieurs les députés, véritablement affligés.
Mme Jocelyne Fontaine. Nous souhaitons, en conclusion, vous présenter quelques doléances. Au regard de tous ces constats incroyables, le CRI 974 se réfère aux articles L. 141‑1 et L. 141-3 du code de l’organisation judiciaire concernant le fonctionnement défectueux de l’appareil judiciaire, les fautes lourdes et les dénis collectifs de justice. Nous demandons l’application de l’article 434-9 du code pénal, à l’encontre notamment des magistrats pour entrave à l’exercice de la justice, et nous sollicitons également l’application de l’article 40 du code de procédure pénale, qui impose aux agents publics d’informer sans délai le procureur de la République de tout fait délictuel ou criminel.
En tant que lanceurs d’alerte, victimes spoliées et condamnées dans des jugements truqués, nous nous retrouvons finalement punis financièrement par des saisies sur salaires et sur comptes bancaires sans préavis. Nous nous élevons fermement contre ces méthodes mafieuses et réclamons la protection de l’État, en vertu de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 qui prévoit une alerte en trois temps, dont le troisième correspond à la divulgation publique. Nous demandons également la mise en place d’une commission de réparation par les services de l’État, dont la mission consisterait à ordonner la restitution des biens spoliés, à rembourser les sommes versées par ceux qui ont été injustement condamnés dans des procès iniques (y compris les amendes civiles destinées à nous bâillonner), à déterminer l’ampleur des pertes de chance subies par chaque victime en matière de préjudice financier, et à évaluer les préjudices moraux et physiques qui ont profondément et durablement affecté nos vies.
Ce sont précisément les décisions d’injustice qui ont contribué à nous rendre malades, puisque les symptômes liés au stress et aux tensions permanentes se sont multipliés, tandis que nous subissons des contraintes qui nous épuisent, nous affament et nous isolent de nos familles en nous rendant indisponibles pour elles. L’appareil judiciaire nous harcèle au lieu de nous aider à obtenir justice dans la justesse et la rigueur, et nous éprouvons le sentiment d’impuissance du pot de terre contre le pot de fer. Nous nous interrogeons d’ailleurs sur l’efficacité réelle du conseil départemental de l’accès au droit (Cdad) de La Réunion, existant depuis 1991, dans sa mission d’aide et de délivrance de conseils juridiques avisés aux justiciables réunionnais pour leur éviter des condamnations iniques. Car comment expliquer autrement l’existence d’autant de situations alarmantes ?
En définitive, les Réunionnais ont perdu confiance en la justice et en ses complices. Chacun doit assumer ses responsabilités, car de l’injustice naît le trouble et il n’existe pas de paix sans justice. Vous, les députés, pouvez contribuer à rétablir la justice et la paix à La Réunion, et nous vous accordons notre confiance.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous rappelle que cette audition est enregistrée et diffusée publiquement sur le site de l’Assemblée nationale. Tout ce que vous avez dit est donc accessible à l’ensemble du public.
Grâce à votre travail d’investigation, vous êtes parvenus à des conclusions qui vous conduisent à employer des termes extrêmement forts. Vous évoquez une île gangrenée par la corruption et mettez en cause toute sorte d’officiers ministériels, des avocats, des géomètres-experts, des notaires, ainsi que des services municipaux. Votre discours se révèle particulièrement sévère.
Parmi les éléments que vous avez mentionnés, figure une délibération d’un conseil municipal que vous considérez comme entachée d’illégalité. Cela sous-entend-il que le contrôle de légalité exercé par l’État n’a pas fonctionné, ce qui remettrait en cause la qualité de ce contrôle ?
Mme Jocelyne Fontaine. Cette situation fait suite à une expropriation. Lorsque nous avons adressé un courrier au maire pour lui demander l’annulation de sa délibération, il nous a répondu qu’il poursuivrait la procédure.
M. Jacques Gence. Nos investigations démontrent que les documents ne font l’objet d’aucun contrôle véritable lors de leur transmission d’une municipalité à la sous-préfecture ou à la préfecture. Les actes sont validés de fait, et ce n’est qu’ultérieurement que l’on s’aperçoit des dysfonctionnements. Personne ne tente alors de rectifier la situation, tous les acteurs se soutenant mutuellement, et nous nous retrouvons avec des documents régularisés de fait.
M. le président Frantz Gumbs. Vous affirmez que le système judiciaire réunionnais ne remplit pas son rôle. Avez-vous porté vos informations au niveau national ?
M. Jacques Gence. Nous avons porté deux procédures jusqu’en cassation, où les juges statuent sur la forme et non sur le fond. Or lorsque tout a été truqué à La Réunion, que ce soit en première instance ou en appel, il devient particulièrement difficile de travailler avec un avocat de cette Cour. Lorsque l’ensemble de la procédure est entaché d’irrégularités, et lorsqu’un juge falsifie un acte notarié déjà inauthentique, votre avocat finit logiquement par vous répondre négativement. À la vérité, tout est occulté de manière délibérée.
L’accès à la Cour de cassation n’est en outre pas à la portée de tous. Lorsque nous y parvenons et que nous subissons encore une décision défavorable, notamment en raison de la grande technicité des écritures, nous nous retrouvons piégés dans une sorte de manège judiciaire où, après avoir tenté d’agir et d’aller le plus loin possible dans nos recours, nous sommes finalement condamnés, ce qui nous plonge dans des situations financières et personnelles extrêmement difficiles.
M. le président Frantz Gumbs. Vos propos révèlent de multiples situations de litige entre des usagers et le service public de la justice. Avez-vous, à un moment ou à un autre, informé le Défenseur des droits, qui dispose également d’une représentation à La Réunion ?
M. Jacques Gence. Nous avions envisagé de saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) mais avons estimé que, compte tenu de notre situation et du fait que nous nous adresserions à leurs propres collègues, nos chances de succès seraient limitées. Les cas de condamnation d’un magistrat par le CSM restent en effet extrêmement rares.
M. le président Frantz Gumbs. Il existe bien une instance disciplinaire au sein du Conseil de la magistrature, comme dans la plupart des organisations professionnelles, qui prévoient toujours une procédure en cas de faute grave. Je souhaitais toutefois savoir si vous vous étiez spécifiquement adressé au Défenseur des droits.
M. Josian Yu-Chack. Le Défenseur des droits a été alerté dans un cas de maltraitances visant une personne protégée et impliquant un abus d’autorité. Dans sa réponse, il fait référence à un jugement qui n’existe pas. Il devient alors difficile de lui répondre, puisque ce document est introuvable et que le jugement suivant n’intervient que quatre ans plus tard. Lorsque nous saisissons le Défenseur des droits, celui-ci entre vraisemblablement en contact avec le tribunal de La Réunion et, sachant que ces institutions peuvent présenter les faits de manière orientée, nous nous sentons véritablement abandonnés.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avancez des accusations que je qualifierais d’extrêmement graves. Ma première question porte donc sur la véracité de ces allégations : disposez-vous d’éléments tangibles pour les étayer ? Je me permets de vous interroger ainsi car nous sommes dans le cadre d’une audition, hors de toute procédure contradictoire. Votre parole fait foi et vous vous exprimez sous serment. Disposez-vous d’éléments probants à nous transmettre ? Et si ces faits sont avérés, comment expliquer qu’ils ne suscitent pas un retentissement plus important sur le territoire réunionnais ? Les situations que vous décrivez me paraissent en effet d’une gravité exceptionnelle.
Mme Jocelyne Fontaine. Nous sommes complètement écrasés lorsque nous sommes confrontés à ces situations et nous trouvons dans l’impossibilité de réagir efficacement. Même quand nous organisons des manifestations pour nous faire entendre, nos revendications restent lettre morte.
M. Josian Yu-Chack. La vérité sera révélée par les plus humbles, car de nombreuses personnes orgueilleuses, se croyant au-dessus des lois, des droits et de la morale ont tout fait pour dissimuler ces situations. C’est précisément là que réside notre difficulté.
M. Jacques Gence. Ces faits, que nous avons identifiés et consignés dans des rapports, sont parfaitement avérés, et effectivement graves. Nous nous retrouvons, par exemple, face à des plaintes de 229 pages comportant plus de vingt cas de faux. Ce que nous vous affirmons correspond à la stricte vérité. Nous avons même transmis, en 2021, aux services du préfet, quelques éléments synthétiques accompagnés de preuves, mais tout a été passé sous silence.
Lorsqu’il est interpellé, le procureur général devrait alerter la Cour de cassation en signalant l’existence d’un problème grave impliquant l’institution judiciaire dans une procédure où la personne a été condamnée. Or au lieu de recevoir de l’aide après avoir saisi la Cour de cassation et fourni des éléments, vous êtes traduit devant le tribunal, qui vous inflige une amende civile pour procédure abusive alors même que vous avez déjà supporté une procédure pénale. Il existe un véritable entre-soi, et la situation est grave.
M. Davy Rimane, rapporteur. La question de l’opinion publique se pose également, notamment à travers les médias.
Concernant vos déclarations et les éléments que vous mentionnez pour attester de leur véracité, je m’engage, si tout cela s’avère exact, à saisir le ministère de la justice, car les faits que je viens d’entendre sont proprement invraisemblables et nécessitent des réponses. Si ces allégations, que le président et moi-même considérons comme absolument scandaleuses, se confirment, les conséquences pourraient être considérables.
M. Josian Yu-Chack. Lorsque nous dénonçons, preuves et photos à l’appui, des maltraitances sur des personnes âgées confiées à la justice pour être protégées, et que ces signalements remontent jusqu’au procureur général, et que les juges, par un jugement truqué, affirment que ces personnes sont en sécurité et que les mesures prises le sont dans leur intérêt, que devons-nous faire ?
M. Jacques Gence. Nous avons également, dans plusieurs dossiers, identifié les schémas de ramification d’une véritable corruption, puisque certaines personnes apparaissent dans plusieurs dossiers d’adhérents du CRI. Nos cris de détresse ne sont jamais entendus, et nous sommes abandonnés à notre sort. Nous refusons que cette justice nous bâillonne et nous fasse souffrir.
M. Josian Yu-Chack. Bien souvent, ces injustices ont pour seul objectif de permettre des spoliations motivées par la cupidité d’individus qui agissent en toute impunité, se réjouissant de ces appropriations indues sous couvert de leurs pouvoirs et de leur autorité.
M. le président Frantz Gumbs. Vous êtes essentiellement préoccupés par la situation du foncier et des successions foncières, si j’ai bien compris, mais pas exclusivement. Avez-vous médiatisé ces affaires à travers les radios, les télévisions ou la presse écrite ?
M. Jacques Gence. Actuellement, le média Zinfos974 s’efforce de relayer nos affaires. Cette démarche reste complexe car pour exposer une affaire, nous devons mener une action coordonnée, enquêter minutieusement et agir dans des lieux spécifiques, dans un cadre qui reste toutefois toujours non violent.
M. le président Frantz Gumbs. Combien de membres compte votre organisation et disposez-vous d’une estimation du nombre de personnes qui seraient concernées par ces spoliations ?
M. Jacques Gence. Nous comptons environ une vingtaine d’adhérents, et d’autres sont appelés à nous rejoindre. J’estime qu’un très grand nombre de personnes sont concernées. Nous avons en effet constaté que certains géomètres-experts et notaires font véritablement la pluie et le beau temps à La Réunion. Malheureusement, de nombreuses victimes sont déjà décédées et d’autres ne comprennent pas les mécanismes en jeu, car ces techniques de spoliation sont parfaitement rodées. Beaucoup n’osent pas se manifester et, lorsqu’elles s’y risquent en saisissant l’appareil judiciaire, les procédures s’étendent sur cinq, dix, quinze ans, voire davantage pour certains d’entre nous. Nous ne connaissons pas l’ampleur exacte du phénomène, mais de nombreuses personnes nous sollicitent pour obtenir de l’aide. Nous devons alors effectuer des recherches auprès du service de la publicité foncière pour obtenir les actes concernés. Notre objectif n’est pas d’accuser qui que ce soit sans fondement, puisque nous nous appuyons sur des preuves tangibles, menons nos investigations et tentons de comprendre les mécanismes à l’œuvre. Ce faisant, nous découvrons des situations véritablement terrifiantes.
M. Josian Yu-Chack. Une importante association de protection des majeurs sous tutelle de notre île a récemment été prise en flagrant délit de malversation. Ces associations relèvent toutes de l’autorité du préfet, qui peut accorder ou retirer leur agrément et qui leur attribue des subventions nationales. Une plainte a été déposée et transmise au préfet. Face à cette situation, l’ensemble du personnel de cette association a été réparti dans d’autres structures, qui figurent eux aussi dans nos dossiers, tandis que les personnes protégées ont été transférées vers ces mêmes structures. Nous ignorons quelles sanctions la justice entend appliquer pour réprimer de tels actes.
Si l’État n’exerce pas son pouvoir de sanction, comment espérer que les autres associations de protection des majeurs cessent ces agissements, qui ont pour conséquences désastreuses le déchirement et l’appauvrissement des familles ? Certes, l’affaire a bien été signalée au préfet, qui a retiré l’agrément, mais nous demeurons dans l’ignorance quant à la poursuite du processus judiciaire. Nous ignorons si le dossier a été porté devant la cour d’appel ou la Cour de cassation, ni même si ces faits ont été relayés jusqu’aux instances métropolitaines.
M. le président Frantz Gumbs. Votre témoignage et vos explications, très élaborées, sont pour le moins éloquents, et revêtent une gravité certaine. Nous serions très intéressés par tous les éléments de preuve que vous pourriez nous communiquer, suffisamment représentatifs de la situation afin de nous permettre d’appréhender pleinement la portée de vos affirmations.
M. Davy Rimane, rapporteur. Au vu de vos déclarations et des éléments que vous pourrez nous transmettre, je m’engage, après réception et analyse de ces documents, à saisir le ministre de la justice dans les plus brefs délais si les faits s’avèrent fondés, car cette situation est inacceptable. Il est impératif que les ministères concernés examinent cette affaire en profondeur pour déterminer précisément ce qui s’est produit et ce qui se déroule actuellement. L’objectif est à la fois de vous permettre d’obtenir des réponses concrètes et de garantir un fonctionnement normal de la justice, qui réponde véritablement aux aspirations de nos concitoyens.
M. le président Frantz Gumbs. Je peux vous assurer que vos propos ont été entendus par des personnes influentes qui suivent régulièrement nos auditions.
M. Josian Yu-Chack. Un guide des pratiques concernant la protection des majeurs a bien été élaboré, mais il n’est jamais appliqué. Ce document, pourtant rédigé par des juges et diverses associations de tutelle, n’est aucunement respecté dans les faits.
Nous avons par ailleurs identifié une juge des tutelles qui officie dans le même tribunal depuis au moins 2008 et qui, selon nos preuves, passe d’un service à l’autre, tout comme l’un des présidents de la cour d’appel qui, semble-t-il, occupe son poste depuis treize ans déjà.
M. le président Frantz Gumbs. Nous vous demandons d’éviter de mentionner des situations personnelles.
M. Josian Yu-Chack. Je m’exprime dans l’intérêt général. Cette situation est inacceptable, car les magistrats doivent normalement rester en poste cinq ans maximum afin d’éviter les collusions. Cela soulève de sérieuses interrogations.
M. Jacques Gence. Nous avons également constaté, dans cette affaire, de nombreux détournements de fonds publics opérés selon des techniques parfaitement rodées.
M. le président Frantz Gumbs. Vos témoignages, extrêmement riches en révélations et particulièrement préoccupants, seront pleinement pris en compte dans le rapport que nous élaborerons et nous sommes convaincus que des suites seront données.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent encore dans ces territoires pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.
Je précise qu’il ne nous est pas permis d’évoquer des affaires judiciaires en cours du fait de la séparation des pouvoirs mais que vous pourrez, sous cette réserve importante, nous faire part de votre expérience de la justice en Martinique.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire « je le jure ».
(Mme Rosalie Gaschet et M. Pierre Gallet de Saint-Aurin prêtent serment.)
Mme Rosalie Gaschet, présidente de l’association pour la sauvegarde du patrimoine martiniquais (Assaupamar). L’Assaupamar est une association de sauvegarde du patrimoine martiniquais, agréée de défense de la nature, qui fête ses 45 ans cette année. Notre association a porté plusieurs débats fondamentaux, tels que la protection des mangroves ou la définition des zones urbanisées, participe à plus d’une quarantaine de commissions institutionnelles et protège également le foncier naturel et agricole contre les projets déséquilibrés. Nous intervenons également pour aider des familles, qui sont nombreuses à avoir sollicité notre assistance, contre des démolitions illégales, des dépossessions infondées ou des vols de foncier.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin, responsable juridique de l’Assaupamar. Notre association œuvre pour la défense du patrimoine martiniquais, la protection des espaces naturels et l’éducation populaire à l’environnement. À ce titre, nous nous opposons parfois à des projets qui nous paraissent excessifs en termes de consommation de terres agricoles ou naturelles. Dans cette mission de protection des terres, la question de la propriété constitue un angle d’approche important pour préserver les territoires agricoles et naturels.
Nous avons ainsi été amenés à soutenir des familles confrontées à des opérations de dépossession surprenantes et, pour être franc, frauduleuses. Après avoir exposé notre action dans la presse, nous nous sommes retrouvés assaillis par de nombreuses personnes nous faisant part de leurs difficultés à faire reconnaître leurs droits de propriété, y compris devant la justice. Bien que ce ne soit pas notre mission principale, nous avons rapidement été saisis de plusieurs dizaines, puis de plusieurs centaines de dossiers. Nous gérons actuellement plus de 500 cas, ce qui révèle non plus une difficulté individuelle mais un véritable problème sociétal. Chaque lundi soir, lors de nos portes ouvertes, une dizaine de nouveaux cas d’appropriation foncière abusive nous sont ainsi soumis.
La situation foncière en Martinique diffère significativement de celle de l’Hexagone. Alors que sur le territoire national, la propriété foncière remonte à environ 2 000 ans, avec des actes datant de l’époque gauloise, la propriété foncière en Martinique n’a débuté qu’en 1635, dans un contexte très particulier. Elle s’est développée sous un régime de titrisation réservé à une partie de la population, tandis qu’une autre partie n’y avait pas accès, certains individus étant même privés de la propriété de leur propre corps. À partir de 1848, une partie de la population a pu accéder à la citoyenneté et devenir propriétaire foncier. C’est précisément ce groupe de population qui, aujourd’hui, rencontre les plus grandes difficultés à établir ses titres de propriété.
Mais au-delà des seules problématiques liées à la titrisation, ce sont des enjeux fondamentaux de justice, de droit et de fonctionnement institutionnel que nous souhaitons porter à l’attention de la représentation nationale. Nous avons, par exemple, découvert l’existence d’un conteneur rempli de titres notariés, issus des archives d’une étude notariale, ouvert, en pleine nature, exposé à la pluie et au vent et accessible à quiconque. Malgré les signalements que nous avons adressés aux autorités compétentes, aucune mesure n’a été prise, et le conteneur demeure à ce jour dans cet état. Ces archives manquent parfois à des personnes tentant de reconstituer leur chaîne de propriété, fait peser une absence de continuité sur toute l’étude notariale, qui permet parfois à des individus habiles de reconstituer avec créativité des éléments que les conservations ne prouvent pas.
Par ailleurs, si la loi Letchimy a introduit des mécanismes de facilitation de la titrisation afin de permettre à des populations privées de titres de faire reconnaître leur propriété, elle a également ouvert la voie à certains abus. Ainsi, aux archives départementales, les titres fonciers sont parfois conservés en double exemplaire, à la fois dans les archives notariées anciennes et dans celles de la conservation des hypothèques qui leur ont été confiées. Nous avons pu constater que, pour certains dossiers, les versions divergeaient, certains documents faisant apparaître des ayants droit supplémentaires qui, ultérieurement, se prévalaient d’une antériorité contestable pour formuler des demandes de prescription acquisitive, en contradiction avec d’autres pièces pourtant tout aussi officielles.
Mme Rosalie Gaschet. Je tiens à insister sur l’affaire du conteneur de titres retrouvé sur un terrain privé, dans la commune de Saint-Joseph en Martinique, car elle constitue la clé des problèmes de de justice foncière que connaît l’île. Ce conteneur, déposé il y a 27 ans à la suite de la radiation d’une étude notariale, est resté sur ce domaine durant toutes ces années. La directrice des archives a pourtant alerté, à plusieurs reprises, l’État et la collectivité territoriale de Martinique (CTM), sans qu’aucune mesure ne soit prise. Nous avons, de notre côté, également sollicité le préfet, car l’historique foncier de l’ensemble du territoire martiniquais dépend directement des documents contenus dans ce conteneur.
Aujourd’hui, plus d’une trentaine de familles sont sous la menace d’une expulsion. Celles-ci ont été assignées en justice, soit en raison de l’apparition soudaine de titres de propriété, soit de revendications fondées sur une prescription trentenaire, alors même qu’elles occupent leurs terrains depuis plus d’un siècle. Malheureusement, elles n’ont pas été en mesure de faire valoir leurs droits de propriété, leurs titres se trouvant très vraisemblablement dans ce conteneur. Toutes ont perdu leurs procès, tant en première instance qu’en appel, avant de solliciter notre appui. L’examen de leurs dossiers nous a permis de mettre en évidence que les personnes se prévalant de la propriété de vastes parcelles présentaient en réalité des titres falsifiés, relevant de l’historique du précédent. Nous avons alors entrepris de les assister dans la reconstitution de leur généalogie et dans la recherche de leurs titres. Une fois réunis des éléments suffisamment probants, nous les avons incitées à déposer plainte. Or ces plaintes, et c’est là où le bât blesse, ont été classées sans suite, deux semaines seulement après leur dépôt, sans qu’aucune audition ne soit menée et sans que la moindre enquête ne soit lancée. Ces familles demeurent donc, à ce jour, sous la menace d’une expulsion et la semaine dernière encore, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de Martinique leur a adressé un courrier les invitant à rechercher un nouveau logement. Pour une seule de ces parcelles, ce sont 17 maisons, abritant 55 personnes, qui sont menacées d’expulsion, et il ne s’agit là que d’un exemple.
Ce conteneur abandonné renfermait pourtant des extraits de titres de propriété ainsi que des testaments. Lorsque le personnel des archives s’y est enfin rendu, les documents étaient non seulement altérés par l’humidité, mais également pillés, plusieurs personnes s’étant manifestement déjà servies. Nous voyons ainsi apparaître aujourd’hui des titres nouvellement confectionnés, qui s’appuient précisément sur l’origine de propriété figurant dans les documents contenus dans ce conteneur.
Les familles concernées sont totalement livrées à elles-mêmes. Un député s’est rendu sur place et a pu, à nos côtés, constater les graves dysfonctionnements d’une justice qui, systématiquement, classe sans suite les plaintes déposées pour escroquerie, abus de confiance et falsification de documents.
Nous avons récemment identifié, avec notre commission juridique, un dossier particulièrement emblématique, dans lequel l’ensemble de la chaîne de responsabilité aurait dû être mis en cause. Il s’agissait d’une prescription trentenaire portant sur un terrain. L’individu se prétendant propriétaire du terrain affirmait l’occuper depuis plus de 30 ans, alors même qu’il ne résidait pas dans la commune. Il a, en réalité, falsifié l’acte de naissance de son père décédé dans deux mairies différentes. Après avoir alerté l’opinion publique sur les réseaux sociaux, une enquête a enfin été ouverte et nous avons été entendus. Toutefois, lors de l’audience, qui s’est tenue il y a quinze jours, nous avons appris que le scellé contenant la preuve de la falsification avait disparu dans les locaux de la gendarmerie. L’avocat de la partie adverse s’est alors empressé de souligner l’absence de pièces probantes, alors même que l’enquête avait permis de recueillir des témoignages, de procéder à des auditions et d’effectuer des contrôles attestant de la fraude.
Dans ce contexte, nous nous interrogeons sur les moyens d’agir pour venir en aide à cette population en détresse car, comme Pierre Gallet vous l’a indiqué, nous recevons chaque semaine plus de 30 nouvelles personnes. Pas plus tard que lundi dernier, nous étions confrontés à l’arrivée de plus de 45 personnes, pour la plupart âgées, profondément scandalisées par cette situation, au point que nous n’avions même pas suffisamment de chaises pour les accueillir.
Permettez-moi de vous rapporter un autre exemple, particulièrement révélateur. Il s’agit d’un homme de 72 ans, habitant une commune du sud, qui possède un titre de propriété en bonne et due forme, attestant de l’occupation de sa maison depuis plus de 30 ans. Un jour, un individu se présente à son domicile en affirmant être le véritable propriétaire du terrain. Lorsque notre septuagénaire lui oppose son propre titre, l’autre homme en exhibe un également. Nous avons constaté que ce second titre avait été établi par le même notaire qui, trente ans plus tôt, avait vendu le terrain à l’occupant actuel. Il a ensuite eu un geste, que nous déplorons, qui l’a conduit à séjourner deux mois en prison pour avoir défendu sa terre.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. L’homme a sorti un fusil pour exiger le départ de la personne venue l’expulser, alors même qu’il disposait d’un titre de propriété valide. Cet acte a été jugé répréhensible par les forces de l’ordre et lui a valu deux mois d’incarcération, alors qu’il ne faisait que défendre un bien dont il était le propriétaire légitime. Une telle situation soulève de graves interrogations car c’est le même notaire qui a délivré le titre initial, puis le nouveau, en ignorant totalement l’existence du premier et en omettant d’établir une origine de propriété complète.
L’autre exemple évoqué par notre présidente concernait une famille menacée de perdre son terrain en raison d’un document de filiation falsifié. Nous avons pu démontrer, devant le tribunal, qu’elle était la propriétaire légitime, ce qui a permis de les mettre à l’abri. L’analyse du procédé employé par l’usurpateur révélait une chaîne entière de contestations utiles au rétablissement de la vérité, notamment les lieux précis où la filiation avait été frauduleusement établie, ainsi que les raisons pour lesquelles les notaires n’avaient pas posé les bonnes questions. Cependant, la disparition de la pièce à conviction a anéanti tout un pan de l’instruction, et les débats se sont exclusivement centrés sur la confirmation des droits de propriété.
Nous avons également connaissance du cas d’une commune ayant perdu plusieurs biens fonciers, qui se sont retrouvés enregistrés au nom d’un individu portant le même patronyme que le maire. Les terrains ont commencé à être cédés et le nouveau propriétaire a été contacté par l’administration fiscale, qui lui réclamait les taxes foncières correspondant à ces nombreuses propriétés. Sa réponse négative, niant détenir la propriété de ces parcelles, a suscité des interrogations et déclenché une enquête. Malheureusement, la gendarme chargée du dossier ayant pris sa retraite entre-temps, ce dernier n’existe plus. Malgré nos relances, nous nous retrouvons confrontés à une situation où la question ne porte plus tant sur la loi que sur les conditions de son application.
La difficulté tient à l’expérience même des justiciables qui, nourrissant un doute qu’ils peinent à formuler, se heurtent à des documents qui ne reflètent pas la réalité de leur situation. L’impossibilité d’obtenir les pièces nécessaires profite ainsi à des personnes habiles, capables de faire valoir des droits indus. Lorsque ces affaires sont portées devant la justice pénale, elles sont rapidement classées, et des situations complexes, que les justiciables ont eu du mal à exprimer, ne sont pas réellement instruites, et se voient clôturées en quinze jours, sans audition ni demande de pièces complémentaires.
Nous avons dès lors le sentiment que la société essaie de titriser à toute force et que celui qui, grâce à sa connaissance du système plutôt qu’à une démonstration transparente des faits, parvient à solliciter un titre, bénéficie d’un avantage. Sans rechercher la polémique, je souhaite évoquer une affaire qui fait couler beaucoup d’encre et divise l’opinion publique. Je ne la mentionne pas pour commenter une procédure en cours, mais pour illustrer la perception sociale qu’elle suscite. Il s’agit d’Hervé Pinto, victime d’une prescription déclarée frauduleuse. Pendant que la procédure se déroulait, d’autres personnes ont pu acquérir ces biens sur la base de cette même prescription. La propriété initiale a alors été opposée à la propriété suivante, et les acquéreurs ont été reconnus propriétaires, tandis que M. Pinto a été condamné à une peine d’emprisonnement.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous rappelle que les cas particuliers en cours d’instruction ne doivent pas être évoqués.
Le phénomène que vous dénoncez existe-t-il de longue date ou s’agit-il d’une situation récente ? Ce problème concerne-t-il l’ensemble de la Martinique ou est-il circonscrit à un espace spécifique ?
Mme Rosalie Gaschet. Ce problème existe depuis des générations, à la différence que nos aïeuls n’avaient pas la possibilité d’ester en justice et ont donc laissé faire. Aujourd’hui, la loi Letchimy n’est pas au bénéficie des Martiniquais, puisque nous constatons que des titres sont établis sur des terrains occupés depuis fort longtemps par certains habitants. Le problème est donc ancien, mais nous n’avons véritablement commencé à travailler sur ces dossiers que depuis une dizaine d’années, lorsque nous avons commencé à constater que des Martiniquais étaient chassés de leurs terres. Ce phénomène ne touche pas une catégorie particulière de la population, mais concerne l’ensemble des Martiniquais. Comme Pierre l’a indiqué, nous traitons désormais plus de 500 dossiers et des plaintes sont régulièrement déposées, mais elles sont systématiquement classées sans suite, ce qui conduit inéluctablement ces personnes à perdre leurs terrains.
Nous affirmons donc qu’un véritable problème se pose en Martinique, tant sur le plan environnemental que foncier. En Martinique, si vous n’avez pas de terres, vous n’êtes pas un peuple. Nous assistons à notre disparition progressive de notre propre territoire, dans une indifférence générale, comme en témoigne l’affaire du conteneur de titres. Cette situation, profondément inadmissible, n’a donné lieu à aucune investigation, alors même que toutes les autorités compétentes en étaient informées. Nous nous interrogeons donc sur les raisons pour lesquelles aucune d’entre elles n’a pris l’initiative d’examiner ce qu’il s’est passé avec ce conteneur, alors même que plus de 15 000 extraits de titres manquent aux archives territoriales de la Martinique.
M. le président Frantz Gumbs. Depuis combien de temps ce conteneur est-il laissé ainsi à l’abandon ?
Mme Rosalie Gaschet. Depuis 27 ans.
M. le président Frantz Gumbs. Le problème du foncier concerne-t-il l’ensemble de la Martinique ou seulement une partie du territoire ?
Mme Rosalie Gaschet. Cela concerne l’ensemble de la Martinique, car ce conteneur renfermait l’histoire même des Martiniquais à travers leurs titres de propriété. Il ne s’agit pas d’un problème d’indivision, mais bien d’une difficulté à retrouver les titres de propriété. Ainsi, vous trouverez le titre du voisin qui mentionne une licitation, car nous savons qu’à l’époque, de nombreuses ventes aux enchères avaient été organisées pour résoudre les situations d’indivision au sein des familles. Sur ce même titre, vous constaterez que le voisin a acquis un lot, ce qui correspond à une vente aux enchères que nous avons pu retrouver. Nous nous efforçons en effet de reconstituer l’historique de ces parcelles cédées et nous consultons Gallica, qui peut nous confirmer, par exemple, qu’une vente aux enchères a bien eu lieu. Il nous arrive ainsi de retrouver un titre, mais pas les autres. Or sur ces mêmes parcelles, nous découvrons que d’autres personnes ont établi des titres en se fondant précisément sur cette vente mentionnée dans Gallica. Se pose alors la question de savoir pourquoi ces titres issus de la vente aux enchères ne figurent ni à la publicité foncière, ni aux archives départementales, ni dans les registres du tribunal. Nous faisons ainsi le constat d’une disparition manifeste des documents originaux.
Fort heureusement, Gallica nous permet de confirmer l’existence antérieure de ces titres, mais la chaîne de propriété se trouve rompue. Et c’est à partir de cette rupture que nous observons de grands propriétaires s’approprier des terres comprenant plusieurs lots qui, à l’origine, avaient été vendus séparément.
M. Jiovanny William (SOC). L’Assaupamar nous a adressé un courrier le 23 juin 2025 pour nous alerter sur la situation de ce conteneur. J’ai personnellement écrit aux archives départementales sans obtenir aucune réponse et je considère, monsieur le président, que cette commission d’enquête devrait auditionner les représentants des archives départementales car, de manière systématique, ces opérateurs publics font la sourde oreille lorsque nous les sollicitons. Cette commission d’enquête devrait également auditionner le service du contrôle de légalité ainsi que la chambre des notaires car, lorsque nous parlons de justice, nous englobons la justice civile, pénale et administrative. Le sentiment de justice pour nos concitoyens repose sur cette globalité.
Selon vous, le service du contrôle de légalité dispose-t-il de ressources humaines suffisantes et des compétences requises pour traiter cette question foncière ? Par ailleurs, les services d’enquête judiciaire et les officiers de police judiciaire sont-ils suffisamment formés pour appréhender ces problématiques foncières ? Car en face, ceux qui se livrent à la spoliation et à la spéculation sont, eux, particulièrement bien formés. Enfin, selon vous, faudrait-il interdire la revente de biens immobiliers issus de la prescription pendant un certain délai afin d’éviter précisément les effets de cette théorie de l’apparence ?
Je vous remercie pour votre engagement et votre travail. Vous savez à quel point je les reconnais, même si nous divergeons parfois dans nos positions.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. Je vous remercie, monsieur le député, pour l’attention que vous portez à l’Assaupamar, qui s’efforce, à sa mesure, de contribuer à la construction d’un avenir joyeux, à la fois pour les générations futures et pour l’environnement, notamment face aux difficultés foncières.
Nous constatons que le contrôle de légalité n’est pas à la hauteur des besoins. Il ne m’appartient pas de juger s’il s’agit d’un manque de moyens mais nous relevons, en matière de contrôle de légalité et d’instruction des permis de construire, des situations manifestement inacceptables.
Notre association assure un travail de veille sur le droit de l’urbanisme. L’an dernier, sur quatorze procédures judiciaires engagées, treize décisions nous ont été favorables. Une telle proportion est anormalement élevée. Le contrôle de légalité en matière d’urbanisme ne constitue pas notre vocation première, mais nous nous retrouvons contraints d’en assumer une partie. Cette réalité a d’ailleurs été relevée par le tribunal administratif et reprise dans la rédaction actuelle du schéma d’aménagement régional. Cette situation met en lumière l’insuffisance du contrôle face aux enjeux auxquels nous sommes confrontés.
Il conviendrait de s’interroger sur la formation des officiers de police judiciaire aux spécificités de notre territoire, tant ces dernières sont nombreuses et marquées. La rupture dans la chaîne des titres de propriété et l’introduction d’imprécisions dans leur suivi ouvrent des opportunités à des personnes habiles. Il devient donc indispensable de développer une expertise équivalente afin de contenir ces pratiques dans des limites acceptables. Des efforts importants doivent donc être entrepris dans ce domaine.
M. Jiovanny William (SOC). Je reformule ma troisième question, qui présente un caractère technique et que nous avions évoquée concernant la théorie de l’apparence. Pour éviter l’application de cette théorie, serait-il selon vous opportun d’interdire pendant une certaine période la revente d’un bien immobilier issu de la prescription ? Cette mesure empêcherait le chevauchement de prescriptions et préviendrait la revente immédiate d’un bien récemment acquis par la prescription, situation qui priverait de fait toute personne souhaitant contester en raison d’un blanchiment du titre de propriété.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. La loi Letchimy avait pour objectif initial de permettre aux familles dépourvues de titre, mais possédant paisiblement un terrain, d’obtenir un acte de propriété, afin d’éviter que l’absence de documentation ne soit transmise aux générations futures. Nous constatons cependant, à présent, des situations dans lesquelles un promoteur engage une procédure de prescription acquisitive pour réaliser quatorze logements, avant de reproduire le même procédé, quelques centaines de mètres plus loin, afin d’en construire une soixantaine d’autres. Une telle pratique soulève des interrogations légitimes quant à la réalité de l’occupation dans le temps sur laquelle ces démarches s’appuient. Nous observons un véritable effet d’aubaine dans l’attribution de titres fondés sur la prescription acquisitive, qui permet à certains promoteurs de développer leurs activités.
La promotion immobilière, en tant que telle, est une bonne chose et je comprends qu’elle soit soutenue par le gouvernement ; encore faut-il qu’elle soit encadrée. Si l’intention consiste à permettre aux populations détenant légitimement un bien d’en obtenir le titre, il convient alors d’entourer ce dispositif de garanties, notamment par une interdiction de cession pendant une durée déterminée, ne serait-ce que les trente années prévues par le régime général.
Mme Rosalie Gaschet. Il me semble en effet impératif d’encadrer ces pratiques et d’interdire les ventes rapides après prescription. Nous recensons actuellement plus de quinze plaintes liées à ces prescriptions trentenaires, notamment parce que certaines d’entre elles, particulièrement dans la commune des Trois-Îlets, ont été réalisées malgré la présence d’occupants sur les terrains concernés.
Je tiens à illustrer cette situation par un exemple concret qui démontre l’anarchie folle qui règne en Martinique. Un important promoteur a engagé une prescription trentenaire sur plus de dix hectares afin d’y développer des projets immobiliers. Il a fallu la vigilance des citoyens du Lamentin pour alerter les autorités et constater que cette prescription n’aurait jamais dû être accordée, ce promoteur n’ayant jamais habité ni possédé ces dix hectares. Nous nous interrogeons légitimement sur la manière dont le notaire a pu valider cette prescription et sur l’identité des témoins ayant attesté connaître cette personne. Cette situation révèle l’existence d’un réseau de personnes qui semblent agir en véritable bande organisée pour déposséder les Martiniquais de leurs propriétés et en tirer profit.
Pour répondre à la question du député Jiovanny William, j’affirme que la loi sur la prescription trentenaire doit être révisée et améliorée. Un délai de dix ans s’avère insuffisant, car il correspond précisément à la période durant laquelle nos jeunes partent étudier en France hexagonale, pour découvrir à leur retour qu’ils ne sont plus propriétaires de leurs terres. Nous revendiquons notre appartenance pleine et entière à la France, où le délai est de trente ans. Il devrait donc être de trente ans en Martinique également. Cela laisserait suffisamment de temps pour évaluer la légitimité des situations.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. Nous sommes en outre confrontés à de nombreux dossiers où des permis de construire ont été délivrés au détriment de la propriété. Lorsque le tribunal administratif est saisi, il considère qu’il n’appartient pas à l’autorité municipale, qui statue sur le droit de l’urbanisme, de vérifier la propriété. Or en Martinique comme en Guadeloupe, la propriété demeure fragile en raison de cette titrisation précipitée. Si nous devons accepter cette titrisation accélérée, nous pourrions exiger en contrepartie que les municipalités s’assurent de l’existence d’un titre de propriété authentique, plutôt que de se contenter d’une simple attestation sur l’honneur du demandeur.
M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Je souhaite avant saluer le travail remarquable accompli depuis des décennies par l’Assaupamar pour la sauvegarde du patrimoine foncier martiniquais.
Il est essentiel de comprendre qu’en Martinique, la terre représente bien plus qu’un simple bien économique, et qu’elle constitue un véritable héritage, un lien de mémoire et d’identité, transmis à travers les générations. Or notre histoire foncière est profondément marquée du sceau de l’injustice, de l’accaparement et de la dépossession.
Ma question, à laquelle la présidente a déjà partiellement répondu, est la suivante : dans quelle mesure le fait de bénéficier d’un régime dérogatoire de raccourcissement concernant l’usucapion, affaiblit-il les droits des possesseurs légitimes et favorise-t-il de nouvelles formes de spéculation, voire de prédation foncière, souvent au détriment des familles martiniquaises ?
Pouvez-vous nous indiquer clairement si le fait de s’écarter du droit commun et de nous imposer un délai réduit à 10 ans, au lieu de 30 ans ailleurs en France, compromet la préservation du patrimoine foncier martiniquais ?
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. La propriété ne se perd pas par le non-usage, mais l’usucapion constitue une prime accordée à celui qui s’occupe effectivement du terrain. Le fait crée le droit. En Martinique, compte tenu des difficultés spécifiques et des déplacements considérables de population, les jeunes se voient fréquemment contraints à l’exil, pour une ou deux années de formation, parfois pour toute une carrière professionnelle. Ils ne peuvent dès lors exercer sur leur propriété familiale la vigilance dont dispose une personne présente sur place. Le fait d’être obligés, en raison de la structure sociale, de quitter la Martinique plus facilement, puis d’être pénalisés pour n’avoir pas surveillé attentivement leurs biens, engendre un déséquilibre qui s’apparente à une double peine pour le citoyen des Antilles.
Mme Béatrice Bellay (SOC). Je tiens à exprimer ma profonde admiration pour le travail que vous accomplissez, qui constitue désormais une véritable mission d’utilité publique. Notre présence ici vise évidemment à exercer un contrôle sur l’action de l’État et à approfondir les questions qui vous ont été posées mais également, le cas échéant, à envisager une réforme de la législation applicable.
Concernant la prescription acquisitive, je m’interroge, au-delà de la période de revente évoquée par Jiovanny William, sur la pertinence de réglementer la taille des parcelles pouvant faire l’objet d’usucapion. Comment une personne peut-elle objectivement occuper paisiblement pendant trente ans une parcelle de dix hectares à elle seule ? Cette situation apparaît pourtant sur certains actes de prescription acquisitive, qui affirment que des individus se sont comportés en propriétaires sur de telles superficies, ce qui suscite des doutes légitimes. Ne devrions-nous pas recadrer l’usucapion vers son objectif premier, à savoir la régularisation de situations souvent intrafamiliales sans titre de propriété ?
Ne serait-il pas également judicieux, eu égard notamment à la situation du conteneur abandonné, d’établir une obligation d’informatisation des demandes avec un fichier accessible aux notaires, permettant d’identifier les personnes engagées dans des procédures d’usucapion ? Ce dispositif permettrait de repérer les cas suspects, notamment lorsque des personnes prétendent occuper simultanément plusieurs parcelles de plusieurs hectares comme résidence principale. Il me paraît essentiel de constituer une base de données recensant non seulement les demandeurs mais également les témoins. Des informations qui me parviennent révèlent en effet que certains témoins récurrents valident l’occupation de multiples parcelles alors que certains d’entre eux ne résident même pas en Martinique. Ce fichier, que j’imaginerais géré par le tribunal et accessible au public, vous semble-t-il constituer une mesure opportune ?
Mme Rosalie Gaschet. La question de l’informatisation des documents s’avère effectivement essentielle, particulièrement concernant les biens des collectivités. Le cas bien connu de tous les Martiniquais concernant l’ancien maire de Saint-Joseph illustre parfaitement cette problématique. Ce dernier a détourné plus de quarante-quatre terrains municipaux et, faute de décision judiciaire définitive, ces biens appartenant à la collectivité continuent d’être vendus à des promoteurs, perpétuant ainsi l’appropriation illicite du patrimoine communal.
Il est en outre inacceptable que le patrimoine des Martiniquais demeure exclusivement sous le contrôle des notaires. Une modification législative permettant à des associations d’exercer un droit de regard sur les transactions foncières, dans le respect de la Constitution, constituerait une avancée significative.
Concernant les collectivités territoriales, nous constatons que les biens du conseil régional n’ont toujours pas été transférés à la CTM après la fusion avec le conseil général. Dans cet intervalle, nous observons que certaines personnalités bien connues en Martinique s’approprient ces terrains par prescription trentenaire ou les revendent. Nous disposons de preuves que nous pourrons vous transmettre sur demande.
L’informatisation représente donc une nécessité absolue pour empêcher cette volatilisation du patrimoine. Notre proposition initiale consiste à rendre publics les biens acquis par les collectivités afin que la population puisse connaître précisément les transactions réalisées, évitant ainsi leur transfert frauduleux à des personnes privées dans les années suivantes. Notre intervention a déjà permis d’interrompre plusieurs chantiers lancés par des promoteurs depuis six mois sans qu’aucune délibération n’ait été adoptée par les communes.
Je souhaite également attirer l’attention de la commission sur le fait que des relevés de propriété, par un simple tour de passe-passe administratif, changent quotidiennement de main sans explication légitime. La question fondamentale concerne l’identification des personnes en capacité de modifier ces informations à la publicité foncière. C’est précisément à ce niveau que commence la mécanique frauduleuse en Martinique : les relevés de propriété sont arbitrairement modifiés, puis les notaires formalisent ces changements et les géomètres divisent les parcelles pour modifier leur numérotation, rendant impossible le suivi des transactions.
Le dernier exemple que je souhaite évoquer concerne l’hôpital du Carbet, qui abrite un sanatorium depuis 1929. Un individu revendique aujourd’hui la propriété des terres de l’établissement hospitalier au point d’engager des poursuites judiciaires. Sans entrer dans les détails de cette affaire en cours, ce cas illustre l’ampleur des dérives constatées en Martinique. Si nous n’intervenons pas rapidement, je crains que d’ici deux ans, la totalité des terres martiniquaises aura été détournée et, par suite du classement sans suite des procédures judiciaires, les Martiniquais se retrouveront définitivement dépossédés de leur patrimoine.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. Pour répondre plus précisément à la question de Mme la députée concernant les dix hectares, nous sommes effectivement confrontés à une question de vraisemblance. Si un agriculteur possédant du bétail peut raisonnablement justifier l’exploitation d’une telle superficie, la situation devient nettement plus contestable lorsqu’un particulier prétend y avoir entretenu son jardin familial. La législation actuelle présente une lacune à ce niveau, puisqu’elle exige uniquement des témoignages et l’absence de contestation, sans critère de surface ou de capacité réelle d’exploitation.
Face à l’émergence de ce que nous pourrions qualifier de « témoins professionnels » de l’usucapion, la mise en place d’un système d’information centralisé permettrait d’identifier efficacement tant les bénéficiaires récurrents de prescriptions acquisitives que leurs témoins habituels. Un tel dispositif offrirait la possibilité d’évaluer la vraisemblance des déclarations produites. Cette mesure, actuellement absente du cadre législatif, constituerait indéniablement une voie d’amélioration significative.
M. le président Frantz Gumbs. Vous employez des termes forts, puisque j’ai relevé ce qui s’apparenterait à une opération relevant d’une « bande organisée ». Vous indiquez que certains notaires, géomètres, tribunaux ou maires seraient impliqués, ce qui suppose nécessairement une coordination pour que ce système fonctionne. Aussi, intervenez-vous également à l’échelon national, au-delà de la Martinique ? Par exemple, lorsqu’un tribunal administratif ne parvient pas à régler un litige, il existe les cours administratives d’appel, le Défenseur des droits, ou encore le ministère de la justice. Portez-vous ces affaires à ces niveaux supérieurs par rapport à ce qui se déroule en Martinique ?
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. Cela s’est effectivement produit. Il nous a parfois fallu saisir la cour administrative d’appel après une première décision du tribunal administratif afin d’obtenir son infirmation et, finalement, de faire reconnaître le droit, la décision devenant alors définitive, soit parce qu’elle n’était pas contestée au-delà, soit parce qu’elle était confirmée par le Conseil d’État ou, pour les procédures civiles, par la Cour de cassation.
Quant à savoir si cette pratique est propre à la Martinique ou si elle s’observe également dans d’autres territoires, nous ne disposons d’aucune compétence pour en juger ni d’une vision suffisamment documentée et pertinente pour nous prononcer à ce sujet.
Il nous arrive effectivement d’aller plus loin, car nos décisions sont toujours le fruit d’une réflexion collective et approfondie. Lorsque des frais de justice s’avèrent nécessaires, nous prenons la décision d’agir, nous organisons des collectes de fonds et nous nous structurons en conséquence. Il est toutefois vrai que de telles démarches ne sont pas toujours à la portée de l’ensemble de la population martiniquaise, particulièrement lorsqu’un dossier est classé sans suite. Nous constatons une forme de méfiance s’installer chez nos interlocuteurs, ces justiciables en quête de justice, à l’égard de l’institution judiciaire. Beaucoup ont le sentiment de ne pas être véritablement entendus, parfois même par leur propre avocat, et ignorent comment obtenir auprès de l’administration les pièces susceptibles d’étayer leur version des faits et de refléter la réalité vécue.
Je tiens à souligner que la connaissance qu’ont les Martiniquais de leur territoire est, bien souvent, d’une précision remarquable. Nous avons ainsi rencontré plusieurs situations portant sur des cours d’eau dont le statut administratif divergeait de la perception qu’en avait la population locale, pour laquelle il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait bel et bien de rivières. Il a parfois fallu faire preuve de fermeté pour que cette réalité soit enfin reconnue et, lorsqu’elle l’a été, elle est apparue comme une véritable manifestation de la vérité. Nous avons le sentiment que la description administrative du monde tend à l’emporter sur sa réalité concrète, et que certains individus, rompus aux subtilités de cette construction administrative, parviennent à obtenir des avantages ne correspondant pas à la réalité du terrain, y compris en ce qui concerne les droits respectifs des différentes parties.
M. le président Frantz Gumbs. Vous indiquez que le conseil général et le conseil régional possédaient des propriétés qui n’ont pas été transférées à la collectivité territoriale de Martinique, qui a remplacé ces deux entités. Cela ne signifie-t-il pas que la CTM elle-même a fait preuve de négligence ?
Mme Rosalie Gaschet. C’est précisément ce que nous dénonçons constamment. Nous insistons sur la nécessité d’effectuer ces transferts, car leur absence facilite les appropriations illégales. En prenant connaissance des exemples que nous vous transmettrons, vous serez surpris de découvrir qui s’est approprié ce terrain de quatre hectares appartenant à la CTM sur les Trois-Îlets et a construit dessus.
M. le président Frantz Gumbs. Vous soulevez des problématiques préoccupantes et vos propos confirment les informations que nous avons pu recueillir par ailleurs, notamment lors de notre déplacement sur le territoire martiniquais. Nos précédentes auditions ont démontré que cette question revêt, en Martinique, une sensibilité plus aiguë, qu’elle est plus largement répandue et qu’elle engendre des tensions plus vives, mais que des situations similaires existent également en Guadeloupe ou en Polynésie. La problématique du foncier dans les outre-mer constitue un enjeu structurel, mais c’est en Martinique qu’elle semble revêtir une ampleur particulièrement marquée.
Je précise que nous demeurons particulièrement attentifs à tout élément susceptible de nous éclairer et de nous permettre de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre. Il n’est nul besoin de nous transmettre l’ensemble des dossiers, mais quelques exemples significatifs, choisis pour leur valeur illustrative, nous seraient extrêmement utiles.
M. Pierre Gallet de Saint-Aurin. Les administrations, bien qu’animées de bonnes intentions, rencontrent souvent des difficultés opérationnelles. Nous avons évoqué les problèmes d’accès aux documents au sein des archives départementales, mais je crois que ces services pâtissent d’un financement insuffisant. Les ascenseurs ne fonctionnent pas et, lorsque des citoyens viennent consulter des actes, on leur demande de revenir lorsque les ascenseurs seront réparés. L’ascenseur permettant l’accès aux étages pour les personnes handicapées est hors service depuis cinq ans. Les personnes à mobilité réduite ne peuvent donc pas accéder à leurs droits simplement en raison de leur situation physique, à moins de trouver un intermédiaire pour effectuer leurs démarches. Or la justice passe également par ces détails-là.
M. le président Frantz Gumbs. Votre contribution s’est révélée extrêmement enrichissante pour notre travail, et vos propos seront naturellement intégrés dans le rapport que nous produirons.
*
* *
M. le président Frantz Gumbs. Les auditions de notre commission d’enquête touchent à leur fin : madame Taubira, vous serez la dernière personne entendue dans le cadre de nos travaux, mais non la moindre. Nous avons entendu d’anciens ministres de la justice, M. Jean-Jacques Urvoas et M. Éric Dupond-Moretti, ainsi que l’actuel garde des sceaux. Nous ne pouvions pas ne pas vous entendre, vous qui avez été en fonctions de 2012 à 2016 et, me semble-t-il, la seule garde des sceaux issue d’un territoire d’outre-mer. J’imagine que vous avez porté une attention particulière au sujet qui nous occupe. Nous souhaiterions que vous nous fassiez part de votre expérience, mais aussi de vos réflexions sur le sujet de l’égal accès au droit et à la justice, pour mieux nourrir les nôtres.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Christiane Taubira prête serment.)
Mme Christiane Taubira, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice. Merci, monsieur le président, pour cette invitation. Monsieur le rapporteur, je sais à quel point vous êtes actif dans ce domaine et sur le terrain – je peux en témoigner. Vous aimez obtenir des résultats lorsque vous vous attaquez à un dossier : je serais ravie que mon témoignage puisse, même marginalement, contribuer à la prise de certaines décisions. Les premiers bénéficiaires en seraient les femmes et les hommes qui vivent chez nous, citoyennes et citoyens, français ou étrangers, car toute personne est un justiciable comme un autre qu’elle ait ou non la nationalité française, comme le dispose la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – et sous le terme « homme », il faut aussi entendre les femmes et les mineurs.
De ma double expérience d’ancienne parlementaire et garde des sceaux – la seule en effet originaire d’un territoire dit des outre-mer – et de Guyanaise, je considère que votre commission d’enquête s’installe d’emblée sur la marche la plus haute car, si les inégalités perdurent dans de nombreux domaines, celles qui touchent à l’accès au droit et à la justice sont de la plus grande importance. La question préalable qui se pose au législateur qui doit trouver des leviers d’action est celle du champ d’intervention. À ce propos, je ne parlerai pas pour ma part de DOM (département d’outre-mer), de Drom (département et région d’outre-mer) ou quelque autre nom qu’on leur donne : je n’accepte pas ces multiples dénominations administratives, même si j’en comprends la nécessité, notamment pour désigner nos collectivités dans la Constitution. En effet, nos pays sont des territoires situés géographiquement dans des lieux parfaitement identifiables, et nos histoires, longues et singulières, sont profondément liées aux endroits que nous occupons. Chaque génération a su exprimer ses volontés, élaborer une vision et dégager une perspective pour son territoire.
La question première est celle de l’endroit où s’élabore la pensée relative à l’organisation des territoires dits des outre-mer. En l’occurrence, s’agissant de l’institution judiciaire, il faut constamment arracher un pan de la norme. La cour d’appel de Guyane date d’il y a moins de quinze ans : elle a été installée en 2011, et je lui ai accordé son autonomie budgétaire en 2013. Il y avait auparavant une chambre d’appel détachée de la cour d’appel de Fort-de-France, laquelle a exercé une tutelle budgétaire jusqu’en 2013. Cette situation est courante : l’université de Guyane a longtemps dépendu, sur le plan budgétaire, des décisions du siège de l’université Antilles-Guyane, situé à la Martinique. Or, lorsque les décisions sont prises dans un centre éloigné de l’endroit où s’exercent les fonctions et les missions, la question des arbitrages devient évidemment essentielle. La chambre d’appel de Guyane et l’université de Guyane ne pouvaient pas déployer de projets pluriannuels ni définir de priorités, car elles dépendaient de décisions prises en dehors d’elles et qui, de façon générale, et cela se conçoit aisément, leur étaient défavorables. Après la cour d’appel s’est ouverte l’école d’avocats de Guyane, que j’ai installée en tant que garde des sceaux. Et je suis également la marraine de la première promotion de l’institut d’études judiciaires de Guyane, lequel a ouvert ses portes cette année.
Ces quelques exemples montrent qu’il faut constamment arracher des pans du dispositif que l’on trouve complet dans l’Hexagone. Il est constamment nécessaire de motiver, d’argumenter, de faire valoir l’égalité des droits normalement octroyée par la loi de départementalisation de 1946 – un texte qui prit tout son temps pour être mis en œuvre : ce n’est ainsi qu’au début des années 2000 que le salaire minimum a trouvé à s’appliquer outre-mer, et l’existence même de votre commission d’enquête montre la persistance d’inégalités spécifiques dans ces territoires. D’ailleurs, il n’y a pas une personne de bonne foi et de bon sens qui nie la réalité particulière de ces territoires et qui rejette la nécessité de déployer des dispositifs adaptés. Il y a là cependant un jeu de dupes, car cette spécificité ne se conçoit que par rapport à un centre, repère incontournable accordant des adaptations aux périphéries.
Cette logique peut se concevoir et je l’ai d’ailleurs suivie lorsque j’étais garde des sceaux : j’ai élaboré pour la Guyane une circulaire de politique pénale territoriale – avec notamment un axe sur la lutte contre l’orpaillage clandestin et un sur la pêche illégale – comme j’en ai rédigé pour la Corse, les Bouches-du-Rhône ou le Nord de la France, et bien sûr pour d’autres territoires dits des outre-mer. Il est normal de déployer des dispositifs spécifiques pour répondre à des particularismes. Mais la question qui se pose en amont est de savoir si les conditions sont remplies pour que ces territoires dits spécifiques jouissent pleinement des droits et des libertés individuels et publics inscrits dans la Constitution et garantis par la République. Or nous parlerons encore de l’adaptation dans les territoires d’outre-mer dans cinquante ans si nous n’installons pas dans chacun d’entre eux le cœur de l’organisation, qu’elle soit institutionnelle, administrative ou relative au déploiement des grandes politiques publiques : c’est à partir des territoires qu’il faut penser ces cadres.
M’adressant à des législateurs, j’insiste sur cette nécessité de se pencher sur la relocalisation des centres de décision, en un mot de poser la question institutionnelle que des élus ultramarins, notamment guyanais, ont régulièrement mise sur la table depuis trois générations au moins. Tant que l’on éludera ce sujet, le Parlement républicain continuera à régler des dysfonctionnements, restreindre les mises en œuvre, résoudre des difficultés d’application de la norme, concevoir des adaptations, motiver les hauts fonctionnaires et les magistrats, élaborer des dispositifs de dédommagement des avocats, installer des antennes de la justice et de l’université. Il lui faudra également surmonter l’isolement dont souffre une partie la population, car un quart sinon un tiers des habitants de nos territoires n’ont pas la liberté de circulation faute de désenclavement, de routes, de liaisons aériennes permanentes et fiables.
Lorsque j’ai quitté le gouvernement, presque la moitié du budget pénitentiaire du ministère était consacrée à un plan général d’adaptation et de mise à niveau – construction et réhabilitation – des établissements pénitentiaires dans l’ensemble des outre-mer. Chaque garde des sceaux fait au mieux une fois qu’il a posé un pied dans un territoire dit d’outre-mer et qu’il s’est rendu compte des spécificités et des dysfonctionnements locaux, des difficultés dans l’affectation des magistrats ou l’accès au droit, de l’état de dégradation des établissements pénitentiaires. Chaque garde des sceaux normalement constitué fait l’effort d’affecter des crédits. Je vous parle de réhabilitation et de construction, mais il peut aussi s’agir de résorption d’impayés : lorsque je suis arrivée au ministère, il y avait six années cumulées de créances impayées aux interprètes ! L’accès au droit exige que la justice et son langage puisse être compris par le justiciable, qui peut être illettré ou allophone. Les interprètes sont donc essentiels. J’ai payé les émoluments dus et stabilisé les postes d’interprète, qui étaient jusqu’alors requis à la demande et payés à la prestation. J’ai d’ailleurs étendu ce système au tribunal judiciaire de Bobigny, dans la juridiction duquel on compte une part importante de justiciables ayant besoin d’un interprète pour comprendre les propos tenus dans une salle d’audience.
De la bonne volonté, je suis convaincue que tous les gardes des sceaux en ont eu. Des alertes de la part des parlementaires, tous en ont reçu. Des efforts, tous en ont fait. Mais il faut prendre le problème à la racine. Nos territoires sont ailleurs ; ils se situent dans des bassins géographiques et géopolitiques différents, sont économiquement organisés selon des modalités incomparables à celles des territoires de l’Hexagone, ont des fonctionnements sociologiques, je dirais même anthropologiques, variés et spécifiques. Que l’on songe à la question des communautés et des relations entre elles, de l’occupation des territoires, de leurs frontières poreuses – car je ne vois pas bien qui pourrait contrôler une frontière naturelle constituée de 800 kilomètres de fleuve : tout cela doit nous conduire à admettre la nécessité de localiser sur place la prise de décision. Refuser cette perspective ne conduira qu’à additionner les efforts sans parvenir à résoudre les problèmes de manière complète et pérenne.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez évoqué la dépendance dans laquelle se trouve la Guyane vis-à-vis de Fort-de-France dans plusieurs domaines, en l’occurrence judiciaire et universitaire. Les territoires de Saint-Martin, dont je suis originaire, et de Saint-Barthélemy se trouvent dans la même situation vis-à-vis de Basse-Terre. En toute honnêteté, je dois dire que les choses s’améliorent, certes lentement, puisque le ministre de la justice a annoncé la prochaine installation d’un tribunal judiciaire de plein exercice et la création d’une prison modulaire.
L’ensemble de nos auditions ont confirmé la variété et la diversité des territoires d’outre-mer entre eux, sur le plan géographique, culturel, ou des us et coutumes. Le concept de territorialisation que vous avez esquissé doit donc être étendu le plus possible.
Elles ont aussi fait apparaître le problème du foncier, qui n’est pas préoccupant qu’en Martinique ou en Guadeloupe, mais aussi dans plusieurs autres territoires. Que pensez-vous de la question, et de l’éventuelle création de tribunaux spécialisés dans cette matière ?
Mme Christiane Taubira. Lorsque j’étais garde des sceaux, j’avais créé un tribunal foncier en Polynésie, où il y avait une problématique foncière particulière. J’y avais affecté des magistrats et des assesseurs, et ils y siégeaient. Mais la question foncière concerne l’ensemble de nos territoires, quoique de différentes façons. Certains ont été touchés par la première vague de colonisation et donc par la traite et l’esclavage ; d’autres, dont font partie la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, sont des territoires de la deuxième période coloniale et ont été occupés et dominés, avec l’imposition de règles hors des principes démocratiques et du cadre républicain.
La situation de la Martinique est singulière, car les grandes plantations y ont perduré après l’abolition de l’esclavage – je vais très vite : la question mériterait bien sûr plus de précision et de finesse. L’ordonnance d’indemnisation n’a concerné que les anciens maîtres, pas les personnes esclavisées, si bien que les domaines fonciers sont restés en l’état et n’ont pas été remembrés. Ces indemnités, qui s’élevaient à 7 % du budget annuel de l’État à l’époque, ont permis le renouvellement des fortunes et le passage d’une économie de plantation, reposant sur des personnes esclavisées, à une économie agricole un peu plus moderne, grâce à l’évolution des techniques et des technologies. Cette mutation aurait d’ailleurs pu être industrielle, mais ce ne fut pas le cas : le territoire est passé d’une monoculture de canne à sucre à une biculture, qui perdure, avec la banane. Et nous connaissons tous les grands problèmes du chlordécone et des exemptions au profit des lobbys et de l’oligarchie.
En Guyane, la situation est encore différente, car c’est une portion de territoire continental : l’économie de plantation n’a pas réussi à y prospérer, dès lors que de nombreux Marrons ont quitté les habitations agricoles et ont créé des communautés dans la forêt amazonienne, qui ont fonctionné parfois plus de cinquante ans. Il y a donc eu une rupture avec l’économie de plantation qui perdurait à la Guadeloupe et surtout à la Martinique, sachant que des maîtres venus de Guadeloupe sont même venus à la Martinique après la première abolition de l’esclavage.
Si le cas de la Guyane est si particulier, c’est aussi parce qu’une succession de dispositions foncières tout à fait spécifiques et d’ailleurs tout à fait arbitraires ont été prises, depuis les ordonnances de Charles X, en 1825, jusqu’aux décrets de 1891 et ensuite. Rappelons d’ailleurs que la législation relative au territoire a principalement eu lieu par sénatus-consulte.
En 1825 donc, Charles X décide par ordonnance que toutes les terres vacantes et sans maître de Guyane sont intégrées au domaine privé de l’État, ce qui représente 90 % du territoire. Dans les divers textes qui suivent, on trouve le décret de 1895 octroyant des terres aux anciens bagnards, lesquels étaient appelés, sauf erreur de ma part, « relégués » ; le texte qui confie à l’ONF, l’Office national des forêts, la responsabilité de la gestion des forêts guyanaises, et qui en fait donc le patron de l’essentiel du territoire ; ou le décret-loi de l’Inini de 1930, qui sépare le territoire en deux parties, plaçant 80 % de celui-ci sous l’autorité du gouverneur, seule une fine bande littorale, appelée avec beaucoup d’ironie la « Guyane proprement dite », étant alors dirigée par le conseil départemental. Ce n’est qu’en 1946 que l’ensemble du territoire deviendra un département d’outre-mer, avec une préfecture.
Je rappelle par ailleurs que l’instauration d’un cadastre en Guyane ne remonte qu’aux années 1970. Il n’y en avait même pas encore lorsque le général de Gaulle prit la décision solennelle de faire de la France une puissance spatiale et nucléaire et que, en raison de la guerre d’Algérie et des accords d’Évian, la base spatiale fut déplacée du désert d’Hammaguir jusqu’en Guyane tandis que les essais nucléaires, qui avaient également lieu dans le désert algérien, furent transférés en Polynésie.
En définitive, et vous me pardonnerez la brutalité du propos, qui n’est toutefois que le reflet de la brutalité de la politique publique, il y a incontestablement eu une logique de prédation foncière en Guyane, laquelle perdure, de sorte qu’une montagne de difficultés se dresse dès lors que l’on souhaite faire valoir des droits – y compris sur des parcelles acquises par le passé, en raison de l’introduction tardive d’un cadastre. Lors de l’installation du centre spatial par exemple, les personnes déplacées, notamment celles qui vivaient à Malmanoury, ont eu le plus grand mal à faire valoir leurs droits, voire ont échoué à le faire, alors que leurs familles y travaillaient la terre depuis plusieurs générations et que la prescription acquisitive était purgée trois ou quatre fois. Faute de cadastre, pas de titre foncier !
J’ajoute à tout cela le « plan vert » – vert pour agricole, non pour environnemental – de 1975, décidé depuis la rue Oudinot, à Paris, au ministère des outre-mer et qui a – en application de ce qu’on appelait le plan Chirac, ce dernier étant alors Premier ministre – octroyé des parcelles de plusieurs centaines d’hectares à des candidats à l’exploitation agricole.
La question foncière est donc inextricable en Guyane, avec des revendications multiples. Certaines sont collectives : je pense à celles des Amérindiens, que l’on appelle aussi les autochtones ; à celles des Bushinengués, qui sont aussi autochtones, même si leur installation est postérieure ; ou encore à celles de populations que certains anthropologues s’autorisent à appeler les Créoles, alors que ces derniers se sont toujours appelés les Guyanais. Eux viennent également de l’histoire de la traite et de l’esclavage mais ont choisi une trajectoire collective différente, en s’implantant dans d’autres parties du territoire, en envoyant dès la première génération leurs enfants à l’école – c’est-à-dire après la deuxième abolition de l’esclavage – et en se rapprochant des lieux de pouvoir.
Cette superposition des législations et des situations historiques différentes crée donc une situation inextricable, mais aussi urgente car elle entrave le développement économique de la Guyane et la possibilité d’y vivre selon certains préceptes culturels – je pense notamment à ce qu’on appelle les jardins créoles, qui auraient été de nature à réduire significativement le taux de pauvreté.
M. le président Frantz Gumbs. La question de la création et de la généralisation des tribunaux fonciers se pose. Peuvent-ils être utiles et participer à la résolution des problèmes ?
Mme Christiane Taubira. Oui, sans aucun doute, pourvu qu’on accepte la limite de ces tribunaux. Je l’ai dit, le problème est inextricable, d’autant que je n’ai pas évoqué les OIN, les opérations d’intérêt national, qui viennent se superposer aux difficultés foncières. Les critères de désignation des zones dans lesquelles ces opérations peuvent avoir lieu posent question.
De plus, je ne suis pas persuadée que toutes les questions collectives territoriales doivent se résoudre par des décisions judiciaires. Des politiques publiques, fondées sur la justice et l’équité, procureraient davantage de fluidité et de rapidité que des décisions individualisées. Peut-être faudrait-il combiner de telles politiques avec des tribunaux fonciers ? Quoi qu’il en soit, il conviendrait de tout remettre à plat, car on esquive toujours les questions foncières.
Ces dernières ont été posées lors des grandes grèves de 2017 : M. le rapporteur Rimane en sait quelque chose, pour avoir été l’un des grands leaders de ce mouvement. En l’occurrence, ont-elles été posées de la manière la plus juste et la plus équitable ? Je n’en suis pas persuadée. Je répète qu’il faudra tout remettre à plat, qu’on opte pour un tribunal foncier seul ou qu’on y adjoigne des politiques publiques globales, sectorielles ou territoriales.
De la même manière qu’un texte de loi doit être accompagné d’une étude d’impact, il faut ici dresser un état des lieux. Le législateur doit avoir pour préoccupation et pour exigence morale et juridique de s’assurer de ce qu’il va faire et de ce qu’il demande aux institutions, afin d’éviter que ses décisions n’aggravent les choses et ne créent de nouvelles injustices au lieu d’y remédier. Je m’adresse à des législatrices et des législateurs qui savent ce qu’est l’évaluation des politiques publiques.
On peut imaginer une mission sérieuse qui étudierait les conditions dans lesquelles des tribunaux fonciers seraient introduits. La question de la restitution des terres figurait d’ailleurs dans l’accord de Guyane de 2017. Toujours est-il que ces tribunaux n’épuiseraient pas le sujet : il ne s’agit pas d’une réponse magique.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons évoqué la diversité des réalités, tout comme la distance qui existe aussi bien vis-à-vis du centre qu’est Paris qu’au sein même des territoires. Il y a également une distance culturelle avec ce qui est considéré comme la norme en Hexagone : en matière d’us et coutumes, les réalités sont par exemple très différentes dans des territoires éloignés comme la Polynésie ou Wallis-et-Futuna. Ce phénomène induit des enjeux d’adaptation des personnels, en particulier des magistrats, nommés dans des endroits aussi lointains géographiquement que culturellement – raison pour laquelle, peut-être, certains territoires sont moins attractifs que d’autres. Que peut-on faire pour une meilleure adaptation ?
On nous a d’ailleurs dit en audition que celui qui juge ne ressemble guère à celui qui est jugé : l’impression qui en ressort est qu’une certaine catégorie de personnes a vocation à juger et qu’une autre a vocation à se trouver sur le banc des accusés…
Mme Christiane Taubira. Il s’agit effectivement d’un sujet majeur, mais que vous m’autoriserez à aborder différemment. Quand j’ai pris mes fonctions de garde de sceaux, connaissant la situation de nos territoires, je me suis renseignée sur les affectations et j’ai découvert que c’étaient les moins bien classés parmi les lauréats du concours de l’École nationale de la magistrature (ENM) qui étaient affectés dans « les outre-mer » – j’y mets toujours des guillemets. J’ai donc voulu inverser les choses.
Je me suis rendue à Bordeaux pour rencontrer les nouvelles promotions et leur parler de leur mission de justice, qui est une mission extrêmement élevée, belle et lourde à la fois, leur rappelant qu’en tant que magistrates et magistrats, ils auraient à juger leurs égales et leurs égaux, c’est-à-dire des citoyennes et des citoyens comme elles et eux. C’est une mission d’État, une mission régalienne qui porte sur les libertés individuelles et publiques, les infractions et les crimes étant autant de ruptures du contrat social.
J’ai donc demandé que les postes dans les outre-mer soient proposés aux auditrices et auditeurs de justice les mieux classés, et j’ai pris le temps de leur expliquer que ces affectations ne devaient pas être vues comme des punitions réservées aux moins bien notés, mais comme une expérience extraordinaire, une récompense pour avoir eu de bons résultats au concours de la magistrature. Je dis bien une récompense, car ces territoires très éloignés offrent à celles et ceux qui y viennent une expérience impossible à vivre dans aucun endroit de l’Hexagone.
Cette expérience se joue dans des territoires où les catégories sociales sont très visibles, que ce soit physiquement, territorialement ou socialement. Ce sont des sociétés où la multiculturalité est effective et harmonieuse, et se pratique au quotidien. En circulant dans Cayenne, par exemple, on entend parler différentes langues, on voit des personnes habillées de différentes façons, on observe des comportements différents. Cela se retrouve dans l’expression artistique et culturelle, dans la gastronomie, dans le fait de pouvoir passer un week-end en forêt et de n’avoir qu’à traverser le Maroni pour se rendre au Suriname ou l’Oyapock pour aller au Brésil, dans la possibilité de rencontrer plus d’une centaine de nationalités sur un territoire.
Je leur ai dit que ce serait une expérience sans égale. L’institution judiciaire n’est pas opaque, ni étanche : toutes ces réalités sociologiques et anthropologiques y pénètrent. En revanche, ces jeunes magistrates et magistrats quittent leur famille pour aller servir dans des territoires lointains : je les ai donc aussi assurés du fait qu’elles et ils seraient prioritaires, après leur affectation de quatre ans, pour obtenir le poste de leur choix.
Voilà ce que j’ai instauré pour changer le rapport à ces territoires, et voilà la raison pour laquelle, monsieur le président, j’évite pour ma part de parler d’attractivité. Il ne s’agit pas de faire croire que nous parlons d’édens ou de lieux de villégiature. Ce sont des territoires qui, par l’histoire, sont rattachés à la France et relèvent d’une législation qui n’a pas été pensée pour s’adapter à leur trajectoire historique et économique, à leur réalité géographique et à leur perception du monde.
Non, je ne souhaite pas que la Guyane devienne attractive : je souhaite que les gens qui épousent le service public, quel qu’il soit, aient envie de vivre une expérience originale durant leur parcours professionnel. Du reste, ils perçoivent, sous la forme d’une sur-rémunération de 40 % ou de 50 %, voire de 90 % en Nouvelle-Calédonie, une gratification financière. Ils connaissent aussi une facilité de vie incontestable. Sans doute certains hauts fonctionnaires ont-ils des difficultés pour se loger – mais c’est le cas pour tout le monde : en Guyane, on construit 1 000 logements par an alors qu’il en faudrait 4 000 ou 4 500. Toujours est-il que leurs problèmes de logement sont résolus infiniment plus vite et de façon plus satisfaisante que pour la majorité de la population.
Outre ces conditions matérielles, ils bénéficient de conditions sociales qui ne sont pas négligeables. J’en parle franchement avec les hauts fonctionnaires affectés dans nos territoires : ils sont dotés d’une autorité sociale, ils participent visiblement du pouvoir. Ils se trouvent propulsés dans une société où ils jouissent d’un certain statut, sont invités dans les médias – ce qui ne leur arrivera probablement ni avant, ni après –, bref sont investis d’un pouvoir réel et symbolique, avec tout l’apparat de l’institution judiciaire, qui les place dans une position privilégiée.
Certains de ces hauts fonctionnaires que je croise sont parfaitement conscients de la différence que vous évoquiez. Ils réalisent très bien que 98 % des justiciables ne ressemblent guère aux magistrats.
La différence est d’abord physique : c’est donc un élément qui entre d’office en ligne de compte dans le mécontentement que peut éventuellement susciter la décision de justice. Mais la différence a un autre aspect : c’est la difficulté d’identification qui fait que si peu de Guyanais, si tant est qu’il y en ait, embrassent la carrière de magistrat.
Je suis préoccupée par cette question depuis longtemps, car je sais combien les représentations comptent dans les choix de carrière des jeunes. Or il est évident que lorsqu’ils voient des magistrats à la télévision, ils n’envisagent pas spontanément d’épouser ces hautes et belles fonctions. C’est pourquoi, lorsque j’étais garde des sceaux, j’ai demandé au directeur de l’ENM d’envisager la signature, avec l’université de Guyane – qui à l’époque n’était pas encore autonome –, d’une convention par laquelle l’École assurerait, en amont du concours, le tutorat de jeunes qui choisiraient de devenir magistrat. La convention a été signée, en dépit de quelques difficultés liées à une grève, mais elle n’a hélas pas été appliquée. C’est du reste l’un des regrets qu’a exprimés, au terme de son mandat, le premier président de l’université devenue autonome. Cette idée est sans doute à relancer, et je l’ai dit lors de mon discours inaugural au tout nouvel institut d’études judiciaires.
Par ailleurs, il y a une vingtaine d’années ou un peu plus, le greffe du tribunal de Guyane et le barreau étaient presque exclusivement composés de Guyanais : les jeunes, qui pouvaient s’identifier, choisissaient alors plus volontiers ces professions dont le renouvellement était mieux assuré. Depuis, les choses ont changé : les concours sont nationaux et les lauréats ne sont pas systématiquement affectés dans leur territoire d’origine. Ainsi, certaines personnes, qui refusent d’être affectées ailleurs pour ne pas s’éloigner de leur famille, s’imposent un plafond de verre et renoncent à passer les concours qui leur permettraient d’assumer davantage de responsabilités. Il y a une quarantaine d’années, des Guyanaises et des Guyanais étaient à la tête d’institutions importantes : greffe, rectorat, préfecture… Ce n’est plus le cas.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ce qui me frappe, madame la ministre, c’est que tous les problèmes que nous avons soulevés sont connus, notamment de vos successeurs. J’ai le sentiment que le système étatique n’a pas la volonté politique de les résoudre.
Ainsi, nous avons fait des propositions pour améliorer la situation lors de l’examen des deux projets de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur et du ministère de la justice, adoptés en 2023 : à chaque fois, on nous a opposé un refus de principe. Il en va de même pour toutes les propositions budgétaires. Quant aux études d’impact qui doivent accompagner les projets de loi, presque aucune d’entre elles ne prend en compte nos territoires. Et, encore aujourd’hui, la justice guyanaise n’est pas complètement autonome puisque certaines affaires sont traitées par une juridiction spécialisée située en Martinique. Vous qui avez été ministre, êtes-vous capable d’expliquer cette absence de stratégie, de regard particulier porté sur nos territoires ? Pour ma part, après trois ans de mandat de député, je n’y arrive pas, sauf à conclure à un simple manque de volonté.
La justice est un élément fondamental de la vie d’une société. Lorsqu’elle est décriée ou suscite une défiance croissante, au point que certaines personnes envisagent de régler leurs problèmes eux-mêmes, la crise institutionnelle s’ajoute à la crise sociale. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi l’État ne fait-il pas ce qu’il faut ? Disposons-nous de véritables marges de manœuvre pour faire nous-mêmes évoluer les choses ? L’espoir qui reste, c’est que malgré tout, les gens ont envie que cela change.
Mme Christiane Taubira. La décision, vous l’avez dit, doit être politique. Je suis très attachée au pouvoir régalien et à la préservation des institutions, en particulier de l’institution judiciaire. Je l’ai épousée par le cœur et par l’esprit en tant que garde des sceaux, mais si j’ai été appelée à ces fonctions, c’est parce que je bataillais depuis de nombreuses années sur les questions de justice. Elle est, en effet, la colonne vertébrale, l’épine dorsale de la démocratie : il n’y a pas de démocratie possible si chaque citoyen n’a pas la conviction qu’en cas de problème, il peut recourir à la justice, notamment civile, qui représente la grande majorité des affaires. Les plus vulnérables ont un patrimoine essentiel, précieux : l’institution judiciaire. Si elle dysfonctionne, qu’elle est inadaptée, qu’on ne lui prête pas l’attention nécessaire, les répercussions sont immédiates sur la société : elles se mesurent en termes de confiance vis-à-vis des institutions, et donc en dysfonctionnements car si l’on n’a pas confiance en la justice, on règle son problème soi-même.
Il s’agit donc d’une question politique. Sans doute le rapport de votre commission d’enquête favorisera-t-il des progrès, mais on n’aura franchi qu’un palier supplémentaire sans changer les choses d’un point de vue structurel. Je prends un exemple précis.
Nous avons dit combien il est important que les justiciables comprennent le langage de la justice. Entendons-nous bien, je ne plaide pas pour la disparition de la solennité et des rituels de la justice : ils sont nécessaires pour rappeler à tous, justiciables et personnel de justice, la gravité des décisions prises en ces lieux. Une belle décision de justice est une chose magnifique, mais elle peut mettre en jeu des restrictions de liberté ou des condamnations pécuniaires très lourdes. Quoi qu’il en soit, même lorsqu’on parle français, il peut être compliqué de comprendre tout ce qui se passe.
Outre cette importance de la langue, nous avons parlé aussi de la sociologie de nos pays. C’est dire la nécessité que les institutions correspondent aux territoires. Or il y a eu récemment un débat significatif qui me permet d’illustrer le caractère politique de la question.
Le président de la collectivité territoriale de Martinique, M. Serge Letchimy, a fait adopter une résolution réclamant un statut officiel pour la langue créole – un débat analogue avait eu lieu en Corse, où les indépendantistes comme les autonomistes ont réclamé la co-officialité de la langue française et de la langue corse. On sait que, du fait de la centralisation du pouvoir, du jacobinisme à outrance, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée par Lionel Jospin lorsqu’il était Premier ministre, n’est toujours pas pleinement appliquée. Toujours est-il que cette initiative a conduit à une confrontation entre M. Letchimy et le préfet de la Martinique. Or si l’on refuse de traiter ce type de questions, on ne fait que poser un sparadrap. C’est pourquoi j’affirme que la question qui se pose est celle de la relocalisation dans nos territoires des dispositifs de décision, sans exclure les domaines régaliens.
Je sais qu’en Guyane, le dispositif adopté exclut toute revendication concernant les pouvoirs régaliens. J’exprime ici mes convictions politiques personnelles – ma parole n’engage pas la Guyane – mais pour moi, il n’y a pas de raison d’exclure les pouvoirs régaliens de la discussion sur la nécessaire adaptation de l’armature institutionnelle qui fait fonctionner nos territoires.
Mais, monsieur le président, monsieur le rapporteur, je ne doute pas de la grande qualité du rapport que produira votre commission d’enquête. Si la prochaine ou le prochain garde des sceaux est suffisamment volontariste, ce rapport permettra des améliorations qui seront appréciées tant par les justiciables que par les magistrats et les fonctionnaires de justice.
Nous avons évoqué les services pénitentiaires, mais pas les autres services judiciaires, comme la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). En Guyane comme dans tous les territoires dits d’outre-mer, à l’exception peut-être de Saint-Pierre-et-Miquelon, la population est jeune, le taux de pauvreté est important, le taux de chômage est très élevé et les offres en matière d’éducation et de formation sont notoirement insuffisantes. Ces circonstances créent les conditions d’un développement de la délinquance, de la marginalisation, mais aussi de la maltraitance – en raison de la surpopulation dans les logements et du risque d’inceste.
Toutes les difficultés sociales et économiques que nous connaissons accentuent les risques pesant sur la jeunesse, qui a besoin d’être protégée par la justice. Mais la PJJ et les services pénitentiaires d’insertion et de probation, dans les territoires dits d’outre-mer, en ont-ils les moyens ?
On peut augmenter le budget – je l’ai fait ; on peut recruter des éducateurs pour la protection judiciaire de la jeunesse – je l’ai fait ; on peut augmenter le nombre de postes de magistrats – je l’ai fait. L’un de mes successeurs, M. Dupond-Moretti, a réussi à obtenir d’importantes augmentations budgétaires pour la justice, parce que le Président de la République a desserré les cordons de la bourse plus volontiers que d’autres. Malgré tout, on constate que cela ne suffit pas.
Nous devons admettre que le sujet est politique : il relève notamment du travail des parlementaires, qui écrivent la loi. Les deux chambres du Parlement seraient à même de voter une réforme institutionnelle pour les outre-mer qui le revendiquent. Ce sont elles qui ont adopté le report des élections en Kanaky Nouvelle-Calédonie, elles qui votent la modification ou non du corps électoral, avec les conséquences considérables que l’on sait. En tant que parlementaires, vous avez donc une responsabilité immense.
Oui, on peut écrire des rapports, les gardes des sceaux peuvent faire des efforts, on peut procéder à des ajustements. Mais le problème, en amont comme en aval, est politique et je plaide donc pour une solution politique, qui suppose de poser à l’État – pas seulement les ministères régaliens mais bien l’État – la question des réformes institutionnelles revendiquées par nos territoires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Madame la ministre, j’aimerais entendre votre opinion sur le dispositif « 100 % contrôle » instauré par le ministère de l’intérieur en Guyane.
Ce dernier me semble poser un problème majeur. Sur la base de suppositions non fondées, le préfet a le pouvoir d’empêcher tout individu de prendre un aéronef, au prétexte qu’il serait possiblement en lien avec un trafic de stupéfiant. Ce dispositif ne repose pas sur une loi, mais découle d’un article du code général des collectivités territoriales octroyant des pouvoirs exorbitants aux préfets. Les services de la préfecture considèrent que recourir à la procédure pénale risquerait d’emboliser le système, à cause du nombre de personnes susceptibles d’être concernées. Nous subissons donc ce dispositif qui restreint considérablement les droits fondamentaux des individus, notamment leur liberté de se déplacer, parce que nous n’aurions pas suffisamment de moyens au niveau pénal.
Quel regard portez-vous sur ce dispositif, qui a également été instauré en Martinique, de façon plus ponctuelle ? Est-il normal, à vos yeux, qu’un préfet détienne autant de pouvoirs, sachant que dans les trois quarts des cas, les suspicions se révèlent non fondées et que les personnes peuvent finalement prendre l’avion après avoir été interdites d’embarquement pendant cinq jours ?
Mme Christiane Taubira. Ce dispositif, bien connu de toute la population, est une grande fierté pour ceux qui le mettent en application, mais c’est incontestablement un dispositif exorbitant du droit commun ; je l’ai déjà écrit dans deux tribunes et publiquement déclaré. Il constitue une entrave structurelle et durable à l’une des libertés individuelles et publiques fondamentales, celle d’aller et venir.
Il est vendu comme un outil de lutte contre le narcotrafic, à laquelle il participe indiscutablement. Comme tel, il obtient une part d’assentiment de la population, le narcotrafic étant un fléau insupportable : cette criminalité sans merci appelle une lutte sans merci. Ceci étant dit, peut-on accepter que l’instrument majeur de la lutte contre cette criminalité transnationale, son emblème même, soit le contrôle systématique de toutes les citoyennes et les citoyens et l’entrave à leur liberté de circulation ? C’est inacceptable.
En décembre 2012, en tant que garde des sceaux, j’ai signé à Quito, au nom de la France, une convention de lutte contre la criminalité transnationale. Je relève au passage que c’est du fait de notre territoire, qui se trouve sur le continent américain, que la France participe aux travaux de l’Organisation des États américains.
La première chose à faire consiste à établir une coopération suivie, durable et efficace en matière de lutte contre la criminalité transnationale. Cela implique nécessairement le contrôle des mules, mais cela suppose que le navire amiral de la politique publique anti-criminalité transnationale soit une politique pénale de coopération permettant de lutter contre les multinationales du narcotrafic. Or on voit bien que sur ce plan, on baisse les bras, on assume de ne pas avoir les moyens et de ne pas être efficaces. En contrepartie, on limite de façon absolue la liberté de nos concitoyens guyanais.
L’aéroport de Cayenne est tout de même le seul où les accompagnants n’ont pas le droit d’entrer pour embrasser les voyageuses et les voyageurs avant leur embarquement. C’est le seul aéroport où le dispositif de contrôle repose sur des suspicions, sur des critères subjectifs, sur l’apparence. Le tribunal administratif a d’ailleurs été saisi à plusieurs reprises et a pu conclure à des contrôles abusifs et à des contrôles au faciès.
Les conséquences aussi sont abusives. N’ayant pas les moyens de vérifier, je ne peux pas être catégorique mais certaines personnes disent avoir été contraintes d’acheter à leur frais un nouveau billet, le premier étant non-modifiable, et ne pas pouvoir être remboursées – sauf à porter l’affaire devant un tribunal.
Il faut réduire l’attractivité du rôle de mule, qui permet de gagner de l’argent facilement. Cela passe par l’éducation, par des emplois, par des solutions pour la jeunesse, par des programmes de formation, en un mot, par de l’accompagnement. Cela passe aussi par le repérage en amont de situations de vulnérabilité et de fragilité. Bref cela passe par des politiques publiques. C’est pourquoi j’ai rappelé que dans les territoires ultramarins, une part importante de la population – 25 %, 40 %, et jusqu’à 60 % – a moins de 30 ans, alors que les taux de chômage et de non-accès à la formation sont plus élevés que dans l’Hexagone.
Il faut traiter tout cela. La situation socio-économique n’excuse pas ceux qui acceptent de faire la mule, ne serait-ce que par respect pour celles et ceux qui, dans la même situation de pauvreté et de vulnérabilité, ne l’acceptent pas. On ne peut atténuer la responsabilité de celles et ceux qui cèdent à l’attrait du gain facile, mais on doit faire en sorte que le contexte économique et social n’y incite pas.
En tout état de cause, les pouvoirs exorbitants accordés au préfet et la restriction systématique d’une liberté individuelle et publique fondamentale, celle d’aller et venir, posent problème. Il arrive d’ailleurs que les préfets soient comparés à des gouverneurs : cela ne se conçoit que dans les territoires dits d’outre-mer ! Certes, certains dispositifs se justifient du point de vue de la bonne administration publique : l’éloignement rend possible l’octroi de pouvoirs supplémentaires à de hauts fonctionnaires qui doivent parfois prendre des décisions rapidement, en fonction de la réalité sociologique locale. Tant que ces décisions peuvent faire l’objet de recours, auprès d’instances comme la Commission d’accès aux documents administratifs ou de la justice administrative, la démocratie est préservée.
Je ne suis donc pas choquée que l’on octroie aux préfets des pouvoirs supplémentaires par rapport au droit commun en vigueur dans l’Hexagone. Cela illustre à quel point nos territoires sont particuliers. Mais si l’on refuse de traiter cette particularité en amont, on passe son temps à poser de simples sparadraps en aval. Et parfois, ce sparadrap est une violation des libertés et des droits.
M. le président Frantz Gumbs. Je regrette que nous n’ayons pas trois heures de plus pour profiter de la richesse de vos propos. J’apprécie tout particulièrement la hauteur de vue de votre analyse de la situation socio-économique de nos territoires face à ce que j’appelle le système. J’en retiens qu’au-dessus des ministères régaliens, l’État générique doit faire évoluer ses postures, si vous me permettez cette réinterprétation de vos propos.
Avant de conclure cette audition, j’aimerais vous entendre sur un point très précis. À la cour d’appel de Fort-de-France, le rehaussement physique du positionnement du parquet, par rapport à celui des avocats de la défense, a provoqué une polémique que vous avez dû arbitrer. Que pouvez-vous nous en dire ?
Mme Christiane Taubira. Mes souvenirs sont un peu lointains, mais je me rappelle une situation très tendue, au sujet de laquelle tout le monde avait son opinion : le ministère public – procureur général et procureurs adjoints et délégués –, les deux principaux syndicats et le barreau. Les opinions des uns et des autres étaient irréconciliables – les différents partenaires ne s’adressaient même plus la parole.
En tant que garde des sceaux, mon arbitrage était requis. En examinant la situation de près, j’ai découvert un aspect de l’histoire de la Martinique que j’ignorais : traditionnellement, à la Martinique, le parquet et les avocats se situent physiquement au même niveau dans les salles d’audience. Cette spécificité symbolique résulte d’une lutte sociale.
J’ai décidé de rendre mon arbitrage en tenant compte de cette histoire. C’est la suite du raisonnement que j’ai toujours tenu, qu’on peut rejeter certes, mais qui est pleinement cohérent : il n’y a pas de raison d’effacer, de raboter, de supprimer des conquêtes obtenues en matière de justice et d’égalité.
Nos sociétés sont des sociétés d’oppression et de violence, qui ont connu la domination la plus absolue pendant des siècles. Elles ont fait éclater le système esclavagiste de domination. Ce faisant, elles sont parties à la conquête de symboles : le niveau du parquet au tribunal de Fort-de-France en est un. J’ai donc privilégié la fidélité à l’histoire et j’ai demandé que la place du parquet soit rétablie.
Je comprends l’attachement des magistrats du ministère public et des syndicats à la tradition de la surélévation du parquet. Mais nos territoires ont ceci de particulier qu’ils rappellent que la France ne se limite pas à l’Hexagone et que son histoire ne se réduit pas aux grands événements signifiants qui s’y sont déroulés. Des événements signifiants et émancipateurs se sont déroulés dans d’autres territoires, placés sous l’autorité hexagonale : tant que nos sorts sont liés, ils doivent trouver place dans l’histoire nationale.
Monsieur le président, merci infiniment de m’avoir reçue. La qualité et la sobriété des questions posées, qui allaient directement au fond des sujets, m’ont permis de développer mes propos sans avoir à faire de longues démonstrations préalables.
Par avance, je vous remercie pour votre rapport et pour les décisions qui en découleront. Il faudra néanmoins affronter clairement la question institutionnelle dans chacun de nos différents territoires, telle qu’elle s’y pose. À ce propos, permettez-moi une dernière digression, pour vous signaler une des régressions majeures de ces temps derniers : la fin de l’agrégation de créole, qui est pourtant la langue vernaculaire dans la quasi-totalité de nos territoires. C’est récurrent, dans nos territoires : à la suite de grandes et belles conquêtes arrivent des actions, des décisions régaliennes qui rognent petit à petit ces acquis qui font sens.
M. le président Frantz Gumbs. Merci pour votre temps et pour la qualité et la richesse de vos réponses. N’hésitez pas à nous communiquer toute contribution complémentaire qui serait à même de nous faire profiter de votre expérience et de votre expertise en matière de justice.