N° 757

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 8 mars 2018.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

sur l’Organisation mondiale du commerce et son articulation
avec la politique commerciale européenne

ET PRÉSENTÉ

PAR MM. Patrice ANATO et Vincent BRU,

Députés

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(1)    La composition de la commission figure au verso de la présente page.


 

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis Bourlanges, Bernard Deflesselles, Mme Liliana TANGUY, viceprésidents ; Mme Sophie AUCONIE, M. André Chassaigne, Mmes Marietta KARAMANLI, Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Damien ABAD, Patrice ANATO, Mme Aude Bono-Vandorme, MM. Éric Bothorel, Vincent BRU, Mmes Fannette CHARVIER, Yolaine de Courson, Typhanie Degois, Marguerite Deprez-Audebert, M. Benjamin DIRX, Mmes Coralie DUBOST, Françoise DUMAS, MM. Pierre-Henri Dumont, Alexandre Freschi, Bruno Fuchs, Mmes Valérie Gomez-Bassac, Carole Grandjean, Christine Hennion, MM. Michel Herbillon, Alexandre Holroyd, Christophe Jerretie, Jérôme Lambert, Mmes Constance Le GRIP, Nicole Le PEIH, MM. Jean-Claude Leclabart, Ludovic Mendes, Thierry Michels, Christophe Naegelen, Mme Valérie Petit, MM. Damien Pichereau, Jean-Pierre Pont, Joaquim Pueyo, Didier Quentin, Mme Maina Sage, MM. Raphaël SCHELLENBERGER, Benoit Simian, Éric Straumann, Mmes Michèle Tabarot, Alice Thourot.

 


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SOMMAIRE

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introduction

I. L’Union européenne est depuis l’origine un acteur majeur du libre-échange engagé dans les négociations commerciales multilatérales

A. le commerce international : une politique européenne majeure depuis le traité de rome

1. Une compétence très large, encore élargie par le Traité de Lisbonne

a. Une compétence exclusive toujours plus large

b. Une compétence précisée par la Cour de justice

2. Une procédure spécifique qui donne un rôle majeur à la Commission européenne

a. Le rôle premier de la Commission européenne dans les négociations commerciales

b. L’affirmation progressive du Parlement européen

B. l’union européenne a soutenu le développement du libre-échange via les cycles du GATT et la création de l’OMC

1. Le soutien de l’Union européenne au multilatéralisme commercial

a. Les succès du GATT dans la réduction des obstacles quantitatifs aux échanges commerciaux

b. L’Union européenne, soutien actif de l’OMC

2. Un bilatéralisme limité jusqu’aux années 2000

a. Des accords de libre-échange bilatéraux en nombre limité

b. L’action des États membres dans les domaines non couverts par la compétence de l’Union européenne : l’exemple de l’investissement direct étranger

C. l’enlisement du multilatéralisme commercial : l’échec du cycle de doha

1. L’ambition d’un nouveau et large cycle de négociations s’est heurtée à de très vives oppositions entre États et avec la société civile

a. Les grandes ambitions du « cycle du Millénaire », fracassées lors de la Conférence de Seattle (1999)

b. Bien que réduites, les ambitions du cycle de Doha ont été abandonnées à la conférence de Cancùn (2003)

2. Quelques succès mineurs sont à mettre à l’actif de l’OMC mais l’avenir du multilatéralisme commercial reste sombre

a. Les accords très partiels de l’OMC à Bali (2013) et Nairobi (2015)

b. L’échec de Buenos Aires (2017)

II. si elles expliquent l’échec du cycle de doha, les mutations du commerce international ne remettent pas en cause le rôle central de l’OMC qui, pour l’assurer efficacement, doit cependant se réformer

A. nouveaux acteurs et nouveaux enjeux : Les mutations du commerce international depuis 1995

1. Avec les nouveaux acteurs émergent des exigences nouvelles

a. La société civile exige la transparence et le contrôle démocratique des négociations commerciales

b. La montée en puissance des pays en voie de développement remet en cause la prééminence des ÉtatsUnis et de l’Union européenne et la pertinence des règles commerciales multilatérales

2. Les nouveaux enjeux du commerce international et, par conséquent, des négociations commerciales vont bien au-delà du seul commerce

a. L’harmonisation des normes, lesquelles sont aussi la traduction juridique des valeurs d’un pays

b. Le développement durable, longtemps ignoré dans les négociations commerciales, est devenu l’un des objectifs de l’OMC

B. L’OMC étant mal armée pour faire face à ces mutations, ses principaux membres ont donné la priorité aux négociations bilatérales et plurilatérales

1. La contrainte du consensus empêche l’OMC de moderniser des règles désormais datées et inadaptées

a. La contrainte du consensus paralyse l’action de l’OMC

b. Des règles datées et inadaptées aux nouvelles réalités du commerce international

2. Les principales puissances commerciales multiplient les négociations bilatérales et plurilatérales

a. Comme ses principaux partenaires, l’Union européenne a réorienté sa politique commerciale

b. Les avantages du bilatéralisme (et du plurilatéralisme) commercial

C. Plus que jamais nécessaire, l’OMC doit se réformer afin de mieux réguler le commerce international

1. L’OMC est plus que jamais nécessaire au bon fonctionnement du commerce international

a. L’OMC est nécessaire pour fixer des règles communes légitimes

b. L’OMC est nécessaire pour la régulation du commerce international

2. Une urgence et cinq priorités d’action

a. L’urgence : préserver le système de règlement des différends dans un contexte de crise commerciale avec les États-Unis

b. Lâcher ce qui est hors d’atteinte pour se concentrer sur l’essentiel

c. Soutenir et encadrer les négociations plurilatérales

d. Abandonner l’idéologie, briser les tabous et restaurer la confiance

e. Améliorer la transparence

f. Réintroduire le politique à l’OMC

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Annexe : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs


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   introduction

 

Mesdames, Messieurs,

Le 13 décembre dernier, la 11ème conférence ministérielle de l’OMC s’est achevée sur un constat d’échec. Certes, personne parmi les 164 membres de l’organisation n’espérait qu’il serait mis un terme, seize ans après son lancement, au cycle de Doha. Pourtant, le fait qu’ils aient collectivement échoué à s’entendre sur l’interdiction des subventions à la pêche illégale – l’objectif somme toute très modeste de la conférence – a montré si besoin en était que les négociations commerciales multilatérales sont totalement bloquées.

Le commerce international représente aujourd’hui des montants considérables. Selon les derniers chiffres disponibles de l’OMC pour l’année 2016, les seules exportations de marchandises se sont élevées à 15 460 milliards de dollars. Les exportations de services, quant à elles, sont plus difficiles à mesurer  car ne faisant pas l’objet d’un passage en douane – mais sont estimées à 4 800 milliards de dollars. Ce commerce est très concentré puisque cinq pays (Chine, ÉtatsUnis, Allemagne, Japon et France) représentent à eux seuls 38 % des exportations mondiales de marchandises, la Chine étant quant à elle le premier exportateur mondial (11,8 %).

C’est dire que le commerce international est essentiel à ces pays comme, d’ailleurs, aux autres et en particulier aux pays en voie de développement. C’est en effet de l’ouverture des économies et de leur insertion réussie dans les échanges mondiaux que découlent, pour une large part, la croissance, l’emploi et, in fine, le développement économique.

Toutefois, comme toute activité économique, le commerce international doit être régulé, sauf à voir les États les plus puissants écraser les plus faibles et les conflits commerciaux dégénérer en guerre ouverte, comme ce fut malheureusement souvent le cas au cours des siècles passés. S’agissant d’une activité internationale par nature, la régulation ne peut, très logiquement, être que multilatérale et c’est justement à cette fin que l’OMC, prenant la suite du GATT, a été créée en 1995.

Or, depuis maintenant plus de vingt ans, l’OMC s’est avérée incapable d’achever le cycle de Doha et, sauf rares exceptions, de moderniser les règles commerciales issues des Accords de Marrakech (1995). Cette incapacité se révèle d’autant plus dommageable que le commerce international a profondément évolué dans sa forme, avec notamment le développement d’Internet et du commerce des services, mais également dans ses enjeux – avec la prise en compte du développement durable – et ses acteurs, les pays développés devant désormais composer avec les exigences des pays en voie de développement et des ONG.

Expliquant largement l’incapacité de l’OMC à conclure le cycle de Doha, ces évolutions ont également motivé les principales puissances commerciales à réorienter leur politique commerciale vers la signature d’accords de libre-échange bilatéraux. Outre qu’il est évidemment bien plus facile de négocier à deux qu’à 164, ces derniers permettent également à l’Union européenne, notamment, de faire avancer au niveau international des sujets, à commencer par le développement durable, que l’OMC ne pourrait jamais traiter compte tenu des oppositions idéologiques et des divergences d’intérêts entre ses membres.

Faut-il en déduire que l’avenir est au bilatéralisme (et, le cas échéant, au plurilatéralisme) et que le multilatéralisme commercial est mort et, par voie de conséquence, son principal instrument – l’OMC – inutile ?

Vos rapporteurs ne le pensent pas. L’ensemble des auditions qu’ils ont menées les ont au contraire confortés dans leur conviction que l’OMC reste indispensable au commerce international et qu’elle ne vit pas tant une crise terminale qu’une transition douloureuse vers une nouvelle forme de régulation. En effet, le commerce international a plus que jamais besoin de règles communes légitimes qui ne peuvent être établies qu’au niveau multilatéral, de même que d’un système de règlement des différends efficace. La crise ouverte par le président américain Donald Trump le 1er mars dernier, lorsqu’il a annoncé vouloir imposer unilatéralement des droits de douane aux importations d’acier et d’aluminium, montre que le risque de guerre commerciale est toujours présent et la régulation multilatérale plus que jamais nécessaire.

Toutefois, pour irremplaçable qu’elle soit, l’OMC doit s’adapter aux nouvelles réalités du commerce international et retrouver un rôle central dans la régulation de celui-ci. Le présent rapport définit donc une urgence ‑ sauver le mécanisme de règlement des différends menacé par les États‑Unis – et cinq priorités d’action qui, si elles sont mises en œuvre, notamment par le leadership de l’Union européenne, sont de nature à relancer le multilatéralisme commercial sans lequel le bilatéralisme (et le plurilatéralisme) sont largement privés de portée.


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I.   L’Union européenne est depuis l’origine un acteur majeur du libre-échange engagé dans les négociations commerciales multilatérales

A.   le commerce international : une politique européenne majeure depuis le traité de rome

1.   Une compétence très large, encore élargie par le Traité de Lisbonne

a.   Une compétence exclusive toujours plus large

Le Traité de Rome du 25 mars 1957 a créé la Communauté économique européenne (CEE) sous la forme d’une union douanière. Celle-ci présente la particularité d’ajouter à la suppression des frontières douanières intérieures l’établissement de tarifs extérieurs communs. Les États membres ont donc, dès l’origine, transféré à la Communauté leur compétence en matière de politique commerciale, devenue la première compétence européenne exclusive.

Toutefois, cette compétence exclusive était précisément définie. Aux termes de l’article 113 dudit Traité, « la politique commerciale commune est fondée sur des principes uniformes notamment en ce qui concerne les modifications tarifaires, la conclusion d'accords tarifaires et commerciaux, l'uniformisation des mesures de libération, la politique d'exportation, ainsi que les mesures de défense commerciale, dont celles à prendre en cas de dumping et de subventions ». En d’autres termes, à l’origine, la politique commerciale commune était limitée pour l’essentiel aux seules barrières tarifaires, c’est‑à‑dire les droits de douane applicables d’une manière générale aux importations ou à titre de sanctions en cas dumping ou de subventions, et aux règles commerciales communes vis-à-vis des pays tiers.

Cette définition de la politique commerciale est restée inchangée jusqu’au Traité de Lisbonne (2009) qui l’a considérablement élargie. Désormais, aux termes de l’article 207 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), « la politique commerciale commune est fondée sur des principes uniformes, notamment en ce qui concerne les modifications tarifaires, la conclusion d'accords tarifaires et commerciaux relatifs aux échanges de marchandises et de services, et les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle, les investissements étrangers directs, l'uniformisation des mesures de libéralisation, la politique d'exportation, ainsi que les mesures de défense commerciale, dont celles à prendre en cas de dumping et de subventions ».

Cette nouvelle définition non seulement clarifie le fait que tous les principaux aspects du commerce extérieur, incluant l'ensemble des services, relèvent désormais de la politique commerciale commune mais élargit cette dernière aux droits de propriété intellectuelle liés au commerce et, surtout, à l'investissement direct étranger (IDE).

Toutefois, il est toujours possible à l’Union européenne d’inclure dans un accord de libre-échange des dispositions qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive mais de la compétence des États membres. De tels accords sont alors qualifiés « mixtes » et obéissent à une procédure particulière renforçant, au grand dam de la Commission européenne, le contrôle des États membres sur la politique commerciale commune :

– l’unanimité est exigée au Conseil pour leur signature et leur conclusion ;

– l’ensemble des États membres doivent les ratifier selon leurs procédures constitutionnelles internes.

b.   Une compétence précisée par la Cour de justice

Malgré la clarification apportée par le Traité de Lisbonne, le fait que les accords de libre-échange négociés par la Commission européenne aient un objet toujours plus large a suscité une controverse avec les États membres, lesquels considéraient que de tels accords empiétaient sur leurs compétences et devaient, par conséquent, être qualifiés de « mixtes ». La Commission étant d’un avis contraire, la Cour de Justice a été saisie en 2015 à propos de l’accord de libre-échange UE-Singapour (2013).

Dans l’avis n° 2/15 qu’elle a rendu le 16 mai 2017, la Cour considère que l’Union européenne jouit d’une compétence exclusive en ce qui concerne les parties de l’accord relatives aux matières suivantes :

– l’accès au marché de l’Union et au marché singapourien en ce qui concerne les marchandises et les services (y compris l’intégralité des services de transport ([1]) ainsi que dans le secteur des marchés publics et de la production d’énergie à partir de sources non fossiles et durables) ;

– les dispositions en matière de protection des investissements étrangers directs de ressortissants singapouriens dans l’Union (et inversement) ;

– les dispositions en matière de droits de propriété intellectuelle ;

– les dispositions visant à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles et à encadrer concentrations, monopoles et subventions ;

– les dispositions en matière de développement durable ;

– les règles relatives à l’échange d’informations et aux obligations de notification, de vérification, de coopération, de médiation, de transparence et de règlement des différends entre les parties, à moins que ces règles ne se rapportent au domaine des investissements étrangers autres que directs.

En revanche, la Cour a écarté la compétence exclusive de l’Union sur deux matières que sont, d’une part, les investissements étrangers autres que directs (investissements « de portefeuille » réalisés sans intention d’influer sur la gestion et le contrôle d’une entreprise) et, d’autre part, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).

2.   Une procédure spécifique qui donne un rôle majeur à la Commission européenne

a.   Le rôle premier de la Commission européenne dans les négociations commerciales

La procédure applicable en matière de politique commerciale est fixée par l’article 207 paragraphe 3 et, le cas échéant, par l’article 218 du TFUE. Comme pour l’ensemble des politiques européennes, l’initiative appartient à la Commission qui présente ses recommandations au Conseil qui l’autorise à ouvrir les négociations, qu’elles soient multilatérales, plurilatérales ou bilatérales. Cette autorisation s’appuie sur une étude d’impact préalable elle aussi réalisée par la Commission et qui ne fait l’objet, de la part du Conseil, d’aucune contre-expertise ([2]). L’autorisation donnée par le Conseil d’ouvrir les négociations s’accompagne de lignes directrices (ou mandat de négociation) fixant le cadre et les objectifs à atteindre.

Une fois les négociations ouvertes, celles-ci sont conduites exclusivement par la Commission européenne qui doit, toutefois, en tenir informés le Conseil (via le Comité de politique commerciale) et le Parlement européen (via, généralement, la commission du Commerce international.

Une fois les négociations conclues, le projet d’accord est transmis au Conseil qui doit autoriser sa signature. Aux termes de l’article 207 paragraphe 4, il se prononce à la majorité qualifiée sauf « lorsque cet accord comprend des dispositions pour lesquelles l’unanimité est requise pour l’adoption de règles internes » (cas des accords mixtes) ([3]). Dans ce cas, outre l’approbation du Parlement européen (voir infra), la ratification par l’ensemble des États membres est exigée, selon leurs règles constitutionnelles internes. C’est seulement une fois celle-ci acquise que l’accord peut être conclu par le Conseil, la conclusion était l’équivalent en droit européen de la ratification qui permet l’entrée en vigueur complète et définitive dudit accord ([4]).

b.   L’affirmation progressive du Parlement européen

Jusqu’au Traité de Lisbonne, le Parlement européen n’était que consulté en matière de politique commerciale. Désormais, aux termes de l’article 218 paragraphe 6 du TFUE, le Parlement européen approuve les accords de libre-échange, approbation sans laquelle ceux-ci ne peuvent être valablement conclus par le Conseil. Toutefois, il n’a, juridiquement, aucune influence sur la décision d’ouverture des négociations, pas plus que sur la conduite de celles-ci. Ainsi qu’il a été dit supra, il appartient au seul Conseil d’autoriser la Commission, sur la base de lignes directrices, à les ouvrir. Les négociations sont conduites exclusivement par la Commission européenne, laquelle doit simplement informer le Parlement (et le Conseil) « sur l'état d'avancement des négociations ». En d’autres termes, le seul droit que le Parlement européen tire du Traité, lorsque les négociations sont en cours, est d’être informé de celles-ci. Il ne peut ni influencer leur contenu, pas plus qu’il n’autorise leur ouverture ou ne peut les arrêter.

Le rôle du Parlement européen suit donc une chronologie exactement inverse de celle de la Commission. Alors que celle-ci, une fois les négociations terminées, n’a plus aucune influence (autre qu’officieuse) sur les suites à leur donner, c’est à ce moment que le Conseil et, surtout, le Parlement européen (ainsi que, le cas échéant, les Parlements nationaux pour les accords mixtes) retrouvent le premier rôle.

Pour autant, le Parlement ne se borne pas à être simplement informé et cherche de plus en plus à peser sur celles-ci. Cette volonté d’influencer la politique commerciale au-delà des dispositions du Traité a été formalisée dans l’accord-cadre interinstitutionnel du 20 novembre 2010. Aux termes de celui-ci, la Commission doit informer le Parlement à tous les stades de la négociation, y compris pour la « définition de directives de négociation » et doit tenir « dûment compte des commentaires du Parlement tout au long des négociations commerciales ». Il prévoit également que la Commission peut accorder à des députés européens le statut d'observateurs lors des négociations sur les accords internationaux et faciliter leur accès, « en tant qu'observateurs faisant partie des délégations de l'Union », aux « réunions des instances instituées par des accords multilatéraux internationaux et impliquant l'Union ».

Après cet accord-cadre, le Parlement européen a utilisé l’arme de la résolution pour peser, avec succès, sur les négociations commerciales en cours ou envisagées. Désormais, pour toute négociation commerciale à venir, le Parlement européen adopte une résolution qui tient lieu de « lignes directrices bis » à la Commission européenne en lui fixant des objectifs et des lignes rouges. Ces résolutions sont prises très au sérieux par la Commission et le Conseil car le Parlement européen possède « l’arme atomique » qu’est la possibilité de rejeter un accord, signant ainsi son arrêt de mort. Les deux autres institutions ne voulant pas prendre ce risque, surtout après des années de négociations parfois laborieuses, sont dès lors obligées, en dehors de toute obligation découlant des traités, de faire une place au Parlement européen à la table des négociations.

Enfin, il convient de rappeler que le pouvoir du Parlement européen de rejeter un accord n’est pas resté lettre morte. Le 4 juillet 2012, le Parlement européen n’a pas hésité à rejeter l’accord commercial anti-contrefaçon (ACTA) ([5]), entraînant son abandon définitif par l’ensemble des autres États signataires.

B.   l’union européenne a soutenu le développement du libre-échange via les cycles du GATT et la création de l’OMC

1.   Le soutien de l’Union européenne au multilatéralisme commercial

a.   Les succès du GATT dans la réduction des obstacles quantitatifs aux échanges commerciaux

Après 1945, l’ordre économique mondial s’est, s’agissant de l’Occident, organisé autour des institutions de Bretton Woods, à savoir le FMI et la Banque mondiale. Toutefois, considérant l’impact désastreux qu’avait eu la montée du protectionnisme dans l’entre-deux-guerres, les États‑Unis et leurs alliés ont jugé nécessaire de compléter ces deux institutions par une troisième, l’Organisation internationale du commerce (OIC). C’est à cette fin qu’avait été convoquée la Conférence de La Havane qui, après plusieurs mois de négociations, a abouti à la Charte du même nom, signée le 24 mars 1948. Malheureusement, celle-ci n’a jamais été ratifiée par le Sénat américain et l’OCI jamais été créée.

Or, préalablement à cette conférence, 23 États avaient signé, le 30 octobre 1947, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (en anglais, General Agreement on Tariffs and Trade, GATT), dont la France. Celui‑ci reposait sur trois principes :

– le principe de non-discrimination, qui a pris la forme de deux standards : la clause de la nation la plus favorisée ([6]) et le traitement national ([7]) ;

– le principe de réciprocité, fondamental mais jamais précisément défini, qui implique que les États liés par le GATT se consentent mutuellement (et leurs ressortissants respectifs) les mêmes avantages commerciaux ;

– enfin, le principe de consolidation, par lequel le GATT incite ses signataires à remplacer les barrières non tarifaires (par exemple les quotas d'importation) par des tarifs douaniers puis de consolider ces derniers, c’est-à-dire de s'engager à ne pas les augmenter.

C’est sur la  base de ces trois principes que se sont déroulés huit cycles (rounds) successifs de négociation entre 1947 et 1994, impliquant 23 États dans le premier mais 128 dans le dernier ([8]) : l’Uruguay round. À l’exception de ce dernier, qui a abouti à la création de l’OMC (voir infra), l’ensemble de ces cycles ont exclusivement porté sur la réduction des barrières quantitatives aux échanges, à commencer par les droits de douane. Le graphique ci-dessous montre les résultats de ces négociations :

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Toutefois, malgré ces succès, il convient de souligner qu’en 1994, le GATT était à bout de souffle. À mesure que le nombre de signataires augmentait, les négociations s’allongeaient et se compliquaient, faisant apparaître les faiblesses de l’Accord :

– simple accord, le GATT n’était pas une organisation internationale comme l’aurait été l’OIC précitée si elle avait pu être créée. Il n’avait pas la personnalité juridique et ne disposait que d’un secrétariat aux compétences limitées et au personnel réduit ;

– datant pour l’essentiel de 1947, les dispositions du GATT, centrées sur le commerce des biens, étaient dépassées par les mutations du commerce mondial et, notamment, l’importance croissante du commerce des services et des droits de propriété intellectuelle (voir infra) ;

– sans véritable organe de règlement des différends, il n’était pas en mesure d’imposer le respect de ses règles aux signataires récalcitrants ([9]).

C’est pourquoi, lors des négociations de l’Uruguay round (1986-1994), un consensus s’est fait entre les signataires du GATT sur la nécessité de moderniser à la fois les règles et les institutions du multilatéralisme commercial.  

b.   L’Union européenne, soutien actif de l’OMC

Les défauts du GATT étaient identifiés depuis longtemps et l’Accord de Marrakech, signé le 14 avril 1995 en conclusion de l’Uruguay round, s’est attaché à les corriger. Trois avancées majeures sont à souligner :

– la création de l’Organisation mondiale du commerce. Près d’un demi-siècle après l’échec de la ratification de la Charte de La Havane, une organisation internationale chargée du commerce, à vocation mondiale, est enfin créée. Dotée de la personnalité juridique, d’un budget conséquent et d’un véritable secrétariat ([10]), l’OMC vise, « sur une base de réciprocité et d'avantages mutuels, à la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce et à l'élimination des discriminations dans les relations commerciales » ;

– la modernisation des règles du commerce international. Certes, le GATT reste en vigueur en ce qu’il concerne le commerce des biens mais, outre de nombreuses annexes sectorielles il est complété par de multiples accords multilatéraux sur le commerce des services (GATS) sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant le commerce, sur l’agriculture, le textile, les mesures antidumping, les subventions, les mesures de sauvegardes… ;

– l’établissement d’un mécanisme de règlement des différends efficace. Alors que l’absence d’un tel mécanisme était l’une des faiblesses majeures du GATT, l’OMC est quant à elle dotée d’un Organe de règlement des différends (ORD) et d’un Organe d’appel. Les décisions adoptées par ces deux Organes sont contraignantes et applicables sauf consensus négatif, c’est-à-dire si l’unanimité des membres de l’OMC les rejettent ([11]).

Cette évolution a été fortement soutenue par l’Union européenne qui, de manière exceptionnelle dans ses relations avec les organisations internationales, est membre à part entière de l’OMC. Cette satisfaction transparaît dans le communiqué de presse publié à l’issue de l’Accord de Marrakech. Pour la Commission européenne, « cet accord renforce le statut du système commercial mondial, ce qui permet à l'OMC de coopérer avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, d'où une approche plus cohérente de la politique économique internationale ». La boucle ouverte en 1945 par les Accords de Bretton Woods est donc finalement fermée.

Plus précisément, la Commission européenne se félicitait du nouveau mécanisme de règlement des différends qui, pour elle, devait permettre aux membres de l’OMC « de régler leurs différends commerciaux d'une manière multilatérale dans le cadre de l'OMC plutôt que bilatéralement, voire unilatéralement dans le cas de la section 301 du Trade Act des ÉtatsUnis ». La forte sollicitation de ce mécanisme, tant par l’Union européenne que par les États‑Unis, dans les années qui suivront lui donnera raison.

2.   Un bilatéralisme limité jusqu’aux années 2000

a.   Des accords de libre-échange bilatéraux en nombre limité

Bien que fermement engagée dans le multilatéralisme commercial au sein de l’OMC, l’Union européenne a néanmoins, dans les années qui suivirent l’Accord de Marrakech, ouvert des négociations commerciales bilatérales avec des pays latino-américains et méditerranéens. À l’exception de celles avec le MERCOSUR, qui se sont rapidement arrêtées ([12]), elles ont abouti, d’une part, à deux accords avec le Mexique (2000) et le Chili (2003) et, d’autre part, à de nombreux accords avec la Tunisie (1998), le Maroc (2000), Israël (2000), la Jordanie (202), le Liban (2003), l’Égypte (2004) et l’Algérie (2005).

Ce tropisme de l’Union européenne vers l’Amérique latine et la Méditerranée à la fin des années quatre-vingt-dix a étonné vos rapporteurs qui ont cherché à en comprendre les raisons. À l’analyse, il apparaît que celles-ci sont différentes, économiques en ce qui concerne le Mexique et le Chili, politiques en ce qui concerne les pays méditerranéens.

Le 1er janvier 1993 a été créée la plus importante zone de libre-échange du monde : l’ALENA, réunissant les États‑Unis, le Canada et le Mexique. De plus, lors du sommet des Amériques le 11 décembre 1994, l’ensemble des 35 chefs d’État et de gouvernement d’Amérique se sont prononcés en faveur d’une zone de libre-échange de l’Alaska à la Terre de feu ([13]). Craignant que cette immense zone de libre-échange crée le même détournement de trafic que celui observé avec le Mexique et poussée par les exportateurs européens, l’Union européenne s’est rapprochée du Mexique, du MERCOSUR et du Chili afin d’explorer avec eux la possibilité d’une ouverture réciproque de leurs marchés. Cette volonté européenne a rencontré la leur car le Mexique souhaitait limiter sa dépendance vis-à-vis des États‑Unis et le MERCOSUR était affaibli par des problèmes internes, notamment en raison du refus du Chili d’y adhérer, ce dernier se retrouvant isolé.

Il est intéressant d’observer que l’Union européenne a, à cette époque, réorienté sa politique commerciale vers le bilatéralisme et l’Amérique latine en réaction à des initiatives américaines. Le même phénomène s’observera quelques années plus tard, de manière plus profonde, encore renforcé par les décisions du Président Trump (voir infra).

En ce qui concerne les pays méditerranéens, l’ensemble des accords susmentionnés s’intégraient dans le « Processus de Barcelone », lancé en 1995 et visant à renforcer le dialogue politique Nord-Sud. La libéralisation des échanges dans l'espace méditerranéen ainsi créée participait donc d’une ambition bien plus large que les seuls échanges commerciaux puisque le cadre ainsi fixé dans les accords euroméditerranéens d’association visait à guider les pays du voisinage sud vers la prospérité et la démocratie.

b.   L’action des États membres dans les domaines non couverts par la compétence de l’Union européenne : l’exemple de l’investissement direct étranger

Ainsi qu’il a été dit supra, c’est seulement avec le Traité de Lisbonne, en 2009, que l’Union européenne a acquis une compétence exclusive en matière d’investissement direct étranger. Jusqu’à cette date, les États membres avaient toute liberté pour négocier avec des États tiers des accords bilatéraux ou plurilatéraux de promotion et de protection de l’investissement.

Ils ne s’en sont pas privés, à commencer par la France. Notre pays a ainsi signé 131 de ces accords, dont 89 (hors traités historiques) sont aujourd’hui en vigueur selon la base de données du ministère des Affaires étrangères. À l’échelle européenne, environ 1 400 accords bilatéraux sur l’investissement ont été signés par l’ensemble des États membres (sauf l’Irlande) ([14]), lesquels sont également liés par un traité plurilatéral : le traité sur la Charte de l’énergie (1994) qui protège les investissements dans le domaine de l’énergie. Sur ce point, il est intéressant de constater que les États membres sont parfois liés entre eux par de tels accords, en contradiction avec le droit européen ([15]).

Si les États membres ont fait preuve d’un tel activisme en matière de signature d’accords bilatéraux sur l’investissement, c’est parce que les tentatives de multilatéraliser le droit international de l’investissement ont toutes échoué. Celles-ci sont au nombre de trois :

– la première remonte à la Charte de La Havane qui, en plus de créer une Organisation internationale du commerce (voir supra), comportait également, dans son article 12, des dispositions protectrices des investissements directs étrangers ;

– la deuxième, en 1967, eut pour cadre l’OCDE et n’impliquait, contrairement à la Charte de La Havane, que les pays développés ;

– la dernière, toujours à l’OCDE malgré la volonté de la Commission européenne de déplacer les négociations au sein de l’OMC, aboutit à l’Accord multilatéral sur l’investissement (1997). Cet accord capota en 1998 en raison de l’opposition de notre pays.

L’exemple de la protection de l’investissement est intéressant dans l’analyse de la politique commerciale européenne sur deux points : d’une part, il montre que le bilatéralisme a tendance à prendre le relais du multilatéralisme (ou du plurilatéralisme) lorsque celui-ci est bloqué et, d’autre part, que sur les sujets sensibles où les oppositions idéologiques ou politiques sont fortes, il est préférable de négocier entre États partageant les mêmes valeurs, si ce n’est les mêmes intérêts. Ces deux leçons ne seront pas oubliées par l’Union européenne.

C.   l’enlisement du multilatéralisme commercial : l’échec du cycle de doha

1.   L’ambition d’un nouveau et large cycle de négociations s’est heurtée à de très vives oppositions entre États et avec la société civile

a.   Les grandes ambitions du « cycle du Millénaire », fracassées lors de la Conférence de Seattle (1999)

L’Accord de Marrakech, s’il a mis fin à l’Uruguay round, contenait également un programme de négociations dit « incorporé » qui engageait les signataires à reprendre les négociations sur un certain nombre de domaines, notamment l’agriculture et les services. À Singapour, lors de la première conférence ministérielle de l’OMC en décembre 1996, les membres se sont en outre accordés pour réfléchir sur quatre sujets : le commerce et l’investissement, la politique en matière de concurrence, la transparence des pratiques de passation des marchés publics et la facilitation des échanges, désormais connus comme les « sujets de Singapour ». Après le succès qu’avait constitué l’Accord de Marrakech, l’optimisme était de rigueur à Genève, siège de l’OMC.

Les trois années qui suivirent ont été consacrées à la définition de l’ordre du jour du prochain cycle de négociations commerciales de l’OMC, appelé « cycle du Millénaire », lequel devait être fixé à la conférence ministérielle de Seattle en décembre 1999. Favorable à des négociations très larges, englobant à la fois le programme « incorporé » de l’Accord de Marrakech, les « sujets de Singapour » mais aussi le développement durable, notamment les normes sociales et environnementales, l’Union européenne s’est cependant heurtée à une double opposition :

– une opposition, classique, avec les États‑Unis, en particulier sur la question des subventions agricoles ;

– une opposition nouvelle avec les pays du Sud, rassemblés au sein du « Groupe des 77 », lesquels se sont opposés au lancement d'un nouveau cycle tant que l'évaluation des accords de Marrakech n'aurait pas été effectuée.

Les pays en développement ont en effet manifesté une volonté sans précédent de faire entendre leur voix, refusant d’attendre sans rien dire que les pays riches, bouclent les négociations entre eux et, surtout, craignant qu’ils leur imposent de facto une extension des accords de Marrakech aux normes sociales fondamentales de l’OIT et à la protection de l’environnement, perçues comme l’instrument d’un dessein protectionniste. La visite du président Clinton sur les docks de Seattle, durant laquelle il confirma aux dockers le soutien des États‑Unis à l’intégration des normes sociales au droit de l’OMC, et ce, quelques heures avant l’ouverture de la conférence ministérielle, les a confirmés dans leurs craintes et a d’emblée braqué les positions.

Enfin, la conférence de Seattle a marqué l’irruption dans les négociations commerciales, jusqu’alors feutrées et limitées aux experts, de la société civile. Au-delà des aspects folkloriques des manifestations et de leurs effets perturbateurs sur le déroulement de la conférence, il convient de souligner que, pour la première fois, la libéralisation du commerce était contestée au nom de valeurs dont les manifestations exigeaient qu’elles soient désormais prises en compte : droits de l’Homme, droits fondamentaux du travail, principe de précaution, valeurs éthiques en matière de biodiversité, développement durable…

Au final, la conférence de Seattle s’est conclue sur un échec. Les délégations des 135 pays membres de l'OMC se sont séparées sans lancer le « cycle du millénaire ».

b.   Bien que réduites, les ambitions du cycle de Doha ont été abandonnées à la conférence de Cancùn (2003)

Deux ans après l’échec de Seattle, la 4ème conférence ministérielle de l'OMC, réunie à Doha au Qatar en novembre 2001, a finalement lancé un nouveau cycle de négociations, le « Programme de Doha pour le développement ». La terminologie est ambitieuse, comme la rédaction de la déclaration finale de la conférence. Ce cycle visait en effet à mettre les besoins et les intérêts des pays en développement « au centre du programme de travail » afin de « remédier à la marginalisation des pays les moins avancés dans le commerce international et à améliorer leur participation effective au système commercial multilatéral ».

Toutefois, pour que l’ensemble des membres de l’OMC arrivent ainsi à s’accorder sur un programme de négociations, il a fallu de nombreuses concessions réciproques :

– sur l’agriculture, il est bien prévu d’aborder la question de la suppression des subventions – notamment européennes – à l'agriculture, mais il n’était pas fixé de date butoir ;

– sur les médicaments, les concessions des pays industrialisés se sont résumées à une interprétation plus souple de l'accord sur la propriété intellectuelle, consacrant l'accès universel aux médicaments et autorisant les pays en développement à suspendre un brevet sur un médicament générique en cas d'urgence sanitaire ;

– sur l'articulation entre le commerce et l’environnement, défendue par l'Europe, la décision a été prise d'ouvrir des négociations mais dont le résultat ne s'imposera pas aux pays non-signataires des accords sur l'environnement ([16]) ;

– enfin, sur l'épineuse question des normes sociales, la position établie lors de la conférence ministérielle de Singapour a été rappelée : il appartient à l’OIT et non à l’OMC d’établir les normes sociales internationales, ce qui a conduit à les écarter des négociations.

Au final, la Conférence a pu aboutir à l'établissement d'un calendrier et d'un programme de travail pour les trois années suivantes portant sur les services, l'accès au marché des produits industriels, l'environnement et les règles commerciales (antidumping, antisubventions, coordination entre les accords régionaux et les textes multilatéraux). Les négociations devaient s’achever en 2005, un rendez-vous à mi-parcours étant prévu à Cancùn en septembre 2003 pour faire le point sur l'avancement des négociations.

C’est lors de la conférence ministérielle de Cancún que les dissensions ont éclaté au grand jour entre les pays développés et les pays en voie de développement. Le G23, groupe de 23 pays menés par le Brésil, la Chine et l’Inde, a notamment jugé que les propositions de l’Union européenne et des États‑Unis en matière de suppression des subventions aux exportations étaient insuffisantes. De même, le G90, qui rassemblait 90 États parmi les moins avancés, notamment africains, a exigé des Américains – sans succès – qu’ils réduisent leurs soutiens internes aux producteurs de coton du sud des États-Unis. Enfin, l’ensemble des pays en développement ont refusé la demande des pays développés d’ouvrir les négociations sur les « sujets de Singapour » (voir supra). Ils ont expliqué à ces derniers qu’ils ne négocieraient rien si l’OMC ne commençait pas par régler les sujets agricoles.

Le mécanisme de négociation de l'OMC fait qu'un accord n'est atteint que s'il est accepté dans sa globalité, c’est-à-dire s’il porte sur l’ensemble des sujets. Dès lors, soit il y a un accord global soit il n'y a pas d'accord. La conférence de Cancún s’est donc achevée sur un constat d’échec.

2.   Quelques succès mineurs sont à mettre à l’actif de l’OMC mais l’avenir du multilatéralisme commercial reste sombre

a.   Les accords très partiels de l’OMC à Bali (2013) et Nairobi (2015)

Pour autant, les négociations du cycle de Doha ne se sont pas interrompues à Cancún et se sont poursuivies, rythmées par les différentes conférences ministérielles qui se sont succédé depuis celle de Cancún. Il a toutefois fallu attendre la conférence ministérielle de Bali, en 2013, pour qu’un accord multilatéral soit enfin signé, le premier depuis la création de l’OMC en 1995 et douze ans après le lancement du cycle de Doha. Cet accord porte sur trois sujets :

– la facilitation des échanges commerciaux, c’est-à-dire concrètement la simplification des formalités administratives aux frontières. Les 159 membres de l’OMC se sont ainsi engagés, notamment, à numériser les documents douaniers, à plus recourir à Internet, à simplifier les procédures et à accélérer le passage en douane des denrées périssables. Cependant, tous ne devront pas appliquer ces mesures selon le même agenda. Les pays développés les ont mises en œuvre en un an, les pays en développement en deux ans et les pays moins avancés (PMA) en quatre ans. Fin 2017, l’accord sur la facilitation des échanges est ainsi entré pleinement en vigueur ;

– l’agriculture, sur le point précis de la constitution de stocks alimentaires. Un groupe de 33 pays (le G33), mené par l'Inde, a ainsi obtenu le droit de constituer des stocks alimentaires de denrées de base. L'objectif est de pouvoir faire face à une volatilité des prix et ainsi subvenir aux besoins de sécurité alimentaire pour une population sensible aux évolutions brutales de prix. Le mécanisme revient à ce que les gouvernements des pays concernés puissent acheter des produits agricoles auprès de ses agriculteurs à des prix supérieurs aux prix du marché pour pouvoir ensuite les revendre à bas prix aux populations ([17]) ;

– enfin, le développement. Afin de mieux s'insérer dans le commerce mondial, les 49 PMA se voient accorder une franchise de droits de douane sur les produits dont 25 % seulement de la valeur ajoutée auront été générés au sein de ces pays. Autrement dit, ils augmentent le nombre de produits exportés qui sont exonérés de droits de douane à destination des pays industrialisés.

Malgré une portée restreinte, l'accord a le mérite d'exister et constitue un changement notable dans la stratégie de négociation à l’OMC. En effet, le nouveau Directeur général de l’OMC, M. Roberto Azevêdo, a convaincu ses membres d’abandonner l’ambition d’un accord global, probablement inatteignable avant longtemps, et de se satisfaire d’avancées sur des points précis. Ce changement de stratégie était aussi guidé par le constat qu’après douze ans de négociations infructueuses, un nouvel échec aurait hypothéqué l'avenir de l'OMC car sa capacité à faire évoluer les règles du commerce international et, partant, sa légitimité auraient été profondément, et de façon probablement irrémédiable, remises en cause.

Cette politique des « petits pas » a été poursuivie à la conférence de Nairobi (2015) qui, elle aussi, a vu quelques avancées sur des points précis de l’agenda de Doha. Parmi celles-ci, il convient de souligner les deux suivantes :

– la disparition à terme des subventions aux exportations de produits agricoles. Les pays développés se sont engagés à les supprimer immédiatement, sauf pour un petit nombre de produits agricoles, les pays en développement devant le faire d'ici à 2018. Ces derniers conserveront toutefois la flexibilité leur permettant de couvrir les coûts de commercialisation et de transport pour les exportations de produits agricoles jusqu'à la fin de 2023, tandis que les PMA importateurs de produits alimentaires bénéficient d'un délai additionnel pour réduire lesdites subventions à l'exportation ;

– l’accès au marché dans le secteur du coton. Le coton en provenance des PMA bénéficiera d'un accès en franchise de droits et sans contingent aux marchés des pays développés – et à ceux des pays en développement qui se déclareront en mesure d'accorder un tel accès. Les pays développés doivent interdire immédiatement les subventions à l'exportation du coton, les pays en développement devant faire de même le 1er janvier 2017.

b.   L’échec de Buenos Aires (2017)

Vos rapporteurs se sont déplacés à Genève quelques semaines après la clôture de la 11ème conférence ministérielle qui s’est tenue du 10 au 13 décembre à Buenos Aires. Ce déplacement a permis de faire le point sur les résultats de celle‑ci et sur les perspectives à venir du cycle de Doha. Force est de constater que les résultats sont minces et les perspectives très sombres.

La conférence est à l’évidence un échec. Lors de leur déplacement à Bruxelles, le 5 décembre 2017, les interlocuteurs rencontrés par vos rapporteurs leur ont tous indiqué espérer un accord à Buenos Aires pour mettre fin aux subventions à la pêche illégale, sujet suffisamment limité et porteur – en raison de ses implications en matière de développement durable – pour justifier un tel optimisme de leur part. Il n’en a malheureusement rien été en raison de l’intransigeance de l’Inde et des États‑Unis.

En effet, l’Inde n’était venue à Buenos Aires que dans le seul objectif d’obtenir une dérogation permanente ([18]), en tant que pays en voie de développement, pour constituer des stocks publics de produits agricoles au-delà des limites fixées par l’OMC pour le soutien interne à l’agriculture. Or le traitement spécial et différencié (TSD) dont bénéficient les pays en voie de développement (voir infra) est particulièrement critiqué par les États‑Unis qui refusaient toute concession supplémentaire sur les stocks alimentaires sans contrepartie sur la réforme du TSD. Cette opposition reflétait une divergence plus grave sur la nature et le rôle du système multilatéral, que l’Inde et les pays africains souhaitent voir mis au service du développement, conformément à l’agenda de Doha, alors que les États‑Unis considèrent que celui‑ci n’est plus pertinent.

Dans ces conditions, pour la première fois depuis 2013, il n’y a pas eu d’accord lors de cette conférence ministérielle, ce qui semble être de nature à remettre en cause la politique des « petits pas » initiée à Bali. Les seuls résultats de cette conférence de Buenos Aires ont été la signature de plusieurs déclarations qui, malgré leur portée limitée, montrent que l’OMC et ses membres se projettent encore dans l’avenir.

En effet, malgré l’échec de la conférence et le blocage persistant du cycle de Doha, aucun membre de ses membres n’a remis en cause l’existence de l’OMC ni son utilité. Toutefois, il est évident qu’à défaut de conclure un cycle, l’OMC est elle-même parvenue à la fin d’un cycle ouvert dans les années quatre-vingt-dix. Les mutations intervenues depuis dans le commerce international sont telles qu’elles expliquent largement les blocages actuels et obligent l’Organisation à se réinventer afin de faire face aux nouveaux enjeux qui sont les siens. Si elle n’est pas menacée à court terme, son incapacité à jouer son rôle est de nature à hypothéquer son avenir.

II.   si elles expliquent l’échec du cycle de doha, les mutations du commerce international ne remettent pas en cause le rôle central de l’OMC qui, pour l’assurer efficacement, doit cependant se réformer

A.   nouveaux acteurs et nouveaux enjeux : Les mutations du commerce international depuis 1995

Depuis 1947 jusqu’à la création de l’OMC, les choses étaient relativement simples. Les États‑Unis et l’Union européenne négociaient entre eux les concessions à accorder aux pays en voie de développement en matière agricole, lesquels abaissaient en contrepartie leurs droits de douane sur les produits industriels. Ces négociations étaient évidemment secrètes, n’impliquaient que les États et ne portaient que sur les barrières tarifaires aux échanges de biens et de services, à l’exclusion de tout autre sujet. C’est l’ensemble de ces caractéristiques traditionnelles du multilatéralisme commercial qui, depuis vingt ans, ont été remises en cause par les mutations du commerce international.

1.   Avec les nouveaux acteurs émergent des exigences nouvelles

a.   La société civile exige la transparence et le contrôle démocratique des négociations commerciales

C’est un fait que, pendant longtemps, les peuples n’ont porté aucune attention aux négociations commerciales multilatérales, notamment en Europe où celles-ci ont relevé dès l’origine de la compétence exclusive de l’Union européenne (voir supra). Certes, la conclusion de l’Uruguay round en 1994 s’était faite dans une atmosphère électrique en raison des tensions entre les États‑Unis et l’Europe d’une part, et entre l’Union européenne et la France d’autre part, en raison des concessions jugées disproportionnées que le négociateur européen, Sir Leon Brittan, avait accordées aux Américains. Toutefois, même cet épisode n’a pas donné lieu à des débordements, à des violences urbaines ni à une exposition médiatique comme ce fut le cas lors de la conférence ministérielle de l’OMC à Seattle en 1999, où les autorités ont été contraintes de décréter l'état d'urgence et un couvre-feu dans le centre-ville.

Depuis Seattle, pas une conférence ministérielle de l’OMC n’a échappé à l’activisme des militants antimondialisation. Largement spontané à l’origine, ce mouvement s’est progressivement structuré, tant au niveau national qu’au niveau international. En France, par exemple, l’organisation ATTAC, créée en 1998, rassemble plusieurs dizaines d’ONG engagées contre la mondialisation et, au niveau international, a participé à la création du Forum social mondial à Porto Allegre en 2001, axé sur la dénonciation de l’ordre néolibéral qui caractérise la mondialisation, une vision plus solidaire et durable des relations économiques et commerciales et une attention particulière portée aux problématiques du développement. Ce forum constitue la réplique « altermondialiste » du Forum économique mondial qui se tient tous les ans à Davos.

Par conséquent, la lutte contre l’OMC et le libre-échangisme s’intègrent dans une action plus large contre le libéralisme économique sous toutes ses formes et contre ses symboles les plus voyants : G20, FMI, Forum économique mondiale de Davos, avec les mêmes modes d’action, parfois plus violents encore, et avec les mêmes revendications.

Relativement ancienne vis-à-vis de l’OMC puisqu’elle remonte à 1999, cette pression de la société civile s’est plus récemment déportée sur la politique commerciale européenne à l’occasion du lancement, en 2013, des négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI ou, en anglais, TTIP ou TAFTA). L’Accord économique et commercial global avec le Canada (AECG ou, en anglais CETA) a lui aussi fait l’objet, à partir de cette date, d’une très forte attention de la société civile alors même que les négociations étaient en cours, dans l’indifférence quasi-générale et dans le secret le plus total, depuis 2008.

Toutefois, à la différence du mouvement altermondialiste mondial, le mouvement qui s’est créé autour de collectifs comme STOP TAFTA avaient des objectifs bien plus ciblés – les deux négociations susmentionnées – et les revendications bien plus précises : transparence, droit à réguler des États et défense des préférences collectives des Européens. Il n’est donc pas étonnant qu’elles aient trouvé des relais au niveau politique, notamment au Parlement européen et dans les Parlements nationaux, preuve que ces exigences s’appuient sur une réelle demande de transparence et de participation des peuples européens. Le Parlement européen et, notamment, l’Assemblée nationale, ont ainsi multiplié les débats, les rapports et les résolutions afin d’obtenir plus d’informations sur les négociations en cours et une plus grande transparence de celles‑ci pour les citoyens.

Sous pression, la Commission européenne et le Conseil ont ainsi été obligés de mettre fin au secret qui entourait habituellement les négociations commerciales. Les mandats de négociations sont ainsi publiés, les positions de négociation de la Commission également et un groupe consultatif sur les accords commerciaux de l’Union, réunissant syndicat, patronat, consommateurs et ONG, a été mis en place en janvier 2018.

b.   La montée en puissance des pays en voie de développement remet en cause la prééminence des États‑Unis et de l’Union européenne et la pertinence des règles commerciales multilatérales

Pendant près d’un demi-siècle, les négociations multilatérales se sont bornées à un jeu à deux entre les ÉtatsUnis et l’Union européenne, les pays en développement étant réduit au rôle de spectateurs priés de valider l’accord trouvé entre les deux superpuissances commerciales sur les produits agricoles en ouvrant en contrepartie leurs marchés à leurs produits industriels. Il faut dire qu’à cette époque, des pays comme la Chine ou l’Inde, malgré leur poids démographique, ne pesaient rien dans le commerce mondial.

Évidemment, la structure du commerce mondial a radicalement changé depuis. La Chine, qui a adhéré à l’OMC en 2001, est ainsi devenue en quelques années la deuxième puissance économique mondiale et le premier exportateur mondial de biens en 2016 (voir supra), les États‑Unis et l’Allemagne étant très loin derrière (avec respectivement 9,1 % et 8,4 % de parts de marché). En 1994, cette part de marché n’était que de 2,9 %. La Chine est le symbole de ces pays dits en voie de développement qui n’exportent pas de matières premières mais en importent massivement et inondent la planète de biens manufacturés tout en rachetant des terres partout dans le monde pour assurer son autosuffisance alimentaire.

Si la Chine est l’exemple le plus visible de ces nouveaux pays industrialisés, bien d’autres ont suivi le même chemin. Si le décollage économique des « tigres » asiatiques est relativement ancien, il s’est poursuivi et a inspiré d’autres pays comme le Brésil et la Russie, aux économies dopées par les importations chinoises de matières premières, l’Inde ou encore l’Afrique du sud, réintégrée dans le commerce mondial après la fin de l’Apartheid.

Prenant conscience du poids qu’ils représentent désormais dans le commerce mondial, les BRICS précités et les pays qu’ils ont entraînés à leur suite ont contesté le leadership de l’Union européenne et des ÉtatsUnis qui, dès lors, ne sont plus en mesure de dicter l’agenda des négociations et encore moins d’imposer leurs points de vue. Ils doivent négocier pied à pied car les pays en voie de développement n’hésitent plus à affirmer leurs intérêts et à bloquer tout accord qui ne les prendrait pas suffisamment en compte.

Outre cette affirmation inédite des pays en voie de développement, c’est le contexte général des négociations commerciales qui, lui aussi, a évolué. En effet, lorsqu’elle a été créée l’OMC, dans les années quatre-vingt-dix, le communisme venait de s’effondrer, marquant le triomphe que l’on croyait définitif de la démocratie libérale, laquelle est naturellement libre-échangiste sur le plan commercial. Autant que la démocratie elle‑même, le libéralisme commercial est donc apparu comme un horizon indépassable et c’est cette certitude qui est directement à l’origine de la création de l’OMC.

Ces certitudes n’ont cependant duré que quelques années. Dès 1999, on l’a vu, le mouvement altermondialiste a contesté radicalement l’action de l’OMC et, au-delà, le bien-fondé du libre-échangisme. Ce dernier est considéré, en luimême, comme inadapté au développement des pays les moins avancés et source d’inégalités dans les pays développés, sans parler de ses conséquences – également dénoncées – sur les droits humains ou l’environnement. Ce discours a été repris par de nombreux pays, notamment africains, qui dénoncent l’efficacité des règles commerciales multilatérales pour leur développement et cherchent à promouvoir des alternatives, soutenus dans cette voie par des pays comme le Venezuela. Au final, ces pays opposés au libre-échangisme pour des raisons idéologiques rejoignent les BRICS qui veulent les tourner à leur avantage et tous s’opposent à l’Union européenne et aux ÉtatsUnis.

2.   Les nouveaux enjeux du commerce international et, par conséquent, des négociations commerciales vont bien au-delà du seul commerce

Les nouveaux acteurs du commerce mondial sont donc porteurs de nouvelles exigences : transparence, contrôle démocratique, prise en compte de leurs intérêts propres, remise en cause du leadership des États‑Unis et de l’Europe. Ces nouvelles exigences s’ajoutent aux mutations de l’objet des négociations commerciales lui-même qui intègrent désormais de nouveaux enjeux inédits, par ailleurs également portés par les nouveaux acteurs

a.   L’harmonisation des normes, lesquelles sont aussi la traduction juridique des valeurs d’un pays

Depuis 1947 et jusqu’à l’Uruguay round (1986-1994) les négociations commerciales multilatérales n’ont eu qu’un seul et unique objet : l’abaissement des barrières tarifaires, c’est-à-dire les droits de douane, applicables au commerce des biens. C’est ce dernier et, en particulier, le commerce des produits agricoles, qui ont focalisé toute l’attention des membres du GATT à l’exclusion de tout le reste, notamment les services, les droits de propriété intellectuelle ou encore l’investissement direct étranger (IDE).

Or, comme l’a montré le tableau inséré dans la première partie du présent rapport, les huit cycles successifs de négociation, incluant l’Uruguay round, ont réduit à peu de chose les droits de douane, lesquels ne subsistent plus que comme pics tarifaires dans certains secteurs précis, à commencer par le secteur agricole. Dès lors, s’ils restaient des barrières au commerce de biens, elles prenaient surtout la forme de réglementations, normes et autres obstacles techniques aux échanges. De plus, alors que le commerce mondial était, historiquement, un commerce des biens, les services prennent une part de plus en plus importante dans les échanges internationaux, de même que les droits de propriété intellectuelle, sans oublier l’augmentation exponentielle des flux d’IDE. Ces nouvelles formes du commerce mondial n’étaient pas frappées de droits de douane ; en revanche, elles étaient particulièrement exposées aux réglementations, normes et obstacles techniques précités.

Les membres du GATT avaient naturellement conscience de cette situation. C’est aussi pourquoi les négociations de l’Uruguay round ont duré si longtemps, parce qu’elles portaient sur le commerce des services et les droits de propriété intellectuelle, sans oublier les règles applicables aux normes sanitaires et phytosanitaires (SPS). L’OMC a poursuivi le travail et, au sein du cycle de Doha, entrepris d’abaisser les barrières non-tarifaires au commerce, en particulier dans les services. Cependant, en traitant ainsi des réglementations, normes et obstacles techniques au commerce, l’OMC change radicalement l’enjeu des négociations commerciales. Pour reprendre la distinction faite par M. Pascal Lamy, l’enjeu des négociations commerciales, quelles qu’elles soient, n’est plus aujourd’hui l’abaissement de la protection des producteurs mais l’harmonisation des normes applicables aux consommateurs, c’est-à-dire de la précaution.

Certes, cette distinction a des limites, ne serait-ce que parce que la protection des producteurs est au cœur de la stratégie commerciale des États‑Unis depuis l’élection de M. Donald Trump, et que la précaution est avant tout une préoccupation des Européens. Toutefois, elle met bien en évidence le changement de paradigme à l’œuvre dans le commerce international et constitue l’explication principale à l’attention portée par les opinions publiques aux négociations commerciales, qu’elles soient multi, pluri ou bilatérales.

En effet, ces réglementations ne sont pas seulement des obstacles techniques au commerce. Elles sont la traduction juridique de ce qu’on appelle les préférences collectives, en particulier dans les domaines sanitaire, social et environnemental. Elles portent en elles des valeurs auxquelles les peuples sont attachés, notamment dans l’Union européenne. C’est pourquoi les négociations du PTCI-TTIP et de l’AEG-CETA ont suscité une telle opposition. Elles sont apparues à l’opinion publique comme une voie détournée et non‑démocratique pour remettre en cause, sous couvert d’harmonisation, des choix de société comme l’interdiction des OGM, du bœuf aux hormones ou du poulet au chlore, c’est-à-dire le principe de précaution pourtant inscrit dans le droit européen. Le fait que ces négociations se soient, au moins pour l’AECG‑CETA, déroulées dans une totale opacité a encore renforcé la méfiance des peuples.

Au final, en quittant le monde de la protection pour celui de la précaution, les enjeux des négociations commerciales vont bien au-delà du seul commerce et de l’abaissement des droits de douane. C’est l’ensemble des sociétés dans ce qu’elles ont de plus précieux qui est susceptible d’être affecté par le résultat de ces négociations.

b.   Le développement durable, longtemps ignoré dans les négociations commerciales, est devenu l’un des objectifs de l’OMC

Il est facile de dater l’émergence du développement durable sur la scène internationale. Elle remonte à 1972, date du premier sommet de la Terre organisé par l’ONU à Stockholm, qui a donné naissance au Programme des Nations unies pour l'environnement. Cette même année, le Club de Rome a publié un rapport intitulé « Halte à la croissance ? » alertant sur les dommages de la croissance et le caractère limité des ressources naturelles.

1972, c’est bien après la signature des accords du GATT, si bien que ceux-ci non seulement ignorent largement les enjeux du développement durable mais, bien au contraire, font de la croissance économique leur objectif premier, les ressources naturelles étant mises à son service. C’est ainsi que, dans le préambule, ses signataires reconnaissent que « leurs rapports dans le domaine commercial et économique doivent être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d'un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, la pleine utilisation des ressources mondiales et l'accroissement de la production et des échanges de produits ».

La seule mention du développement durable se trouve à l’article XX, lequel liste les mesures de sauvegarde que peuvent appliquer les signataires. Parmi celles-ci figurent les mesures « nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux » et celles « se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables, si de telles mesures sont appliquées conjointement avec des restrictions à la production ou à la consommation nationales ». Toutefois, ces mesures ne changeaient rien à l’orientation générale des négociations commerciales, axées sur le développement des échanges, la consommation des ressources naturelles et la croissance économique.

Après le troisième sommet de la Terre à Rio, en 1992, le développement durable est devenu une priorité de l’action des États sur la scène internationale, priorité rendue nécessaire à la fois par l’urgence et l’ampleur de ses enjeux. Il n’était plus possible de les ignorer et l’Accord de Marrakech instituant l’OMC, signé deux ans après le sommet de Rio, reflète ce changement, en particulier dans son préambule, lequel fixe les objectifs de l’Organisation. Désormais, les signataires reconnaissent que « leurs rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein-emploi et d'un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, et l'accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l'utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l'objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l'environnement et de renforcer les moyens d'y parvenir d'une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique ». En outre, il est nécessaire « de faire des efforts positifs pour que les pays en développement, et en particulier les moins avancés d'entre eux, s'assurent une part de la croissance du commerce international qui corresponde aux nécessités de leur développement économique ».

S’il faut naturellement se réjouir de l’inscription du développement durable dans le préambule de l’Accord de Marrakech, comme du lancement à Doha, en 2001, du cycle du développement, il n’en reste pas moins que celui-ci modifie considérablement l’objet des négociations commerciales car le développement durable est avant tout une affaire de normes, en particulier environnementales, lesquelles, dans une économie mondiale très intégrée, ont un impact sur la compétitivité et l’accès au marché.

Or, au fur et à mesure que les efforts d’internalisation des coûts environnementaux, se renforcent dans les économies les plus avancées, sous la pression des populations sensibilisées aux enjeux du développement durable, les producteurs nationaux exigent que le même traitement soit appliqué aux producteurs étrangers. Seulement, ces derniers soutiennent, à juste titre, que ces normes environnementales ne sont pas celles applicables dans leur pays et considèrent que les leur imposer par la négociation revient à leur interdire l’accès au marché ou à introduire une forte distorsion de concurrence.

De même, ces mêmes producteurs étrangers tendent à assimiler les mesures nationales de protection de l’environnement comme des mesures protectionnistes (« le protectionnisme vert ») qu’ils n’hésitent pas à attaquer, soit devant les juridictions nationales, soit devant les juridictions internationales, l’ORD ou les tribunaux d’arbitrage privés dans le cas d’un investissement.

Enfin, parce que ces mesures nationales incarnent les préférences collectives mentionnées supra, les populations des pays développés y sont particulièrement attachées et attentives à ce qu’elles ne soient pas remises en cause par les négociations commerciales. Bien au contraire, les opinions publiques européennes exigent désormais que, dans sa politique commerciale, l’Union fasse de la promotion du développement durable un objectif à part entière, c’est-à-dire qu’elle impose ses normes à ses partenaires sans naturellement remettre en cause ses propres normes, en particulier dans les domaines sociaux, environnementaux et sanitaires.

Enfin, si l’OMC prend désormais en compte les enjeux du développement durable, elle a une interprétation stricte de celui-ci. Le développement durable se limite à l’environnement à l’exclusion des autres domaines que sont, notamment, les normes sociales. En effet, lors de la conférence ministérielle de Singapour, où l’opportunité de les intégrer à l’agenda de négociation avait été évoquée, les membres de l’OMC ont délégué à l’Organisation internationale du travail la définition et l’application de ces normes au niveau international : « nous renouvelons notre engagement d'observer les normes fondamentales du travail internationalement reconnues. L'Organisation internationale du travail (OIT) est l'organe compétent pour établir ces normes et s’en occuper, et nous affirmons soutenir les activités qu’elle mène pour les promouvoir ».

B.   L’OMC étant mal armée pour faire face à ces mutations, ses principaux membres ont donné la priorité aux négociations bilatérales et plurilatérales

1.   La contrainte du consensus empêche l’OMC de moderniser des règles désormais datées et inadaptées

a.   La contrainte du consensus paralyse l’action de l’OMC

Les accords commerciaux multilatéraux ont toujours été conclus par consensus. C’était le cas pour les accords conclus dans le cadre du GATT et c’est aussi la règle à l’OMC, avec une nuance toutefois. En effet, aux termes de l’article IX de l’Accord de Marrakech, « dans les cas où il ne sera pas possible d'arriver à une décision par consensus, la décision sur la question à l'examen sera prise aux voix. Aux réunions de la Conférence ministérielle et du Conseil général, chaque Membre de l'OMC disposera d'une voix. Les décisions de la Conférence ministérielle et du Conseil général seront prises à la majorité des votes émis, à moins que le présent accord ou l'Accord commercial multilatéral correspondant n'en dispose autrement ».

Le consensus est nécessaire compte tenu de la nature de l’OMC. En effet, l’OMC n’est pas une entité comme l’Union européenne à qui ses membres ont transféré une partie de leur souveraineté et lui ont donné le pouvoir – par la règle de la décision à la majorité qualifiée – de leur imposer, sous le contrôle de la Cour de justice, sa volonté dans les domaines concernés par ledit transfert. À l’OMC, chacun des États demeure souverain  même le plus petit d’entre eux et ne peut se voir imposer un accord auquel il ne souscrirait pas. En revanche, consensus ne veut pas dire unanimité. L’accord de tous n’est pas nécessaire, il suffit que pas un seul ne s’y oppose. Il est d’ailleurs frappant, comme l’a fait remarquer à vos rapporteurs l’un des interlocuteurs rencontrés à Genève, qu’il n’y ait pas d’hémicycle à l’OMC mais des tables installées face à face, où siègent les membres qui se regardent tous droit dans les yeux.

On note d’ailleurs, à ce sujet, que malgré la lettre du traité de Lisbonne, la pratique au Conseil de l’Union européenne est une adoption à l’unanimité des décisions autorisant la signature et la conclusion des accords de libre-échange. En effet, les États membres ont, jusqu’à présent et contre parfois l’avis de la Commission européenne, considéré que tous ces accords étaient de nature « mixte », laquelle impliquait donc à la fois l’unanimité au Conseil et une ratification par l’ensemble des États membres. La sensibilité de la matière commerciale et l’exigence d’un contrôle démocratique sont telles que, même lorsqu’un vote à la majorité est juridiquement possible, il n’est pas mis en œuvre.

Ce consensus exigé à l’OMC et, avant elle, au sein du GATT, n’a pas empêché la conclusion de huit cycles de négociation entre 1947 et 1994. On observe toutefois que la durée desdits cycles a eu tendance à considérablement s’allonger. Le premier cycle, qui s’est tenu à Genève en 1947, a duré 7 mois, le dernier, l’Uruguay round, 87 mois. Quant au cycle de Doha, à supposer qu’il soit encore valide, il dure maintenant depuis 196 mois. Plusieurs facteurs, déjà évoqués, expliquent cet allongement :

– l’accroissement du nombre de participants aux négociations multilatérales, passé de 23 en 1947 à 164 aujourd’hui ;

– l’élargissement du champ des négociations à de nouveaux sujets, en particulier dans le cadre du cycle du Doha ;

– l’immixtion de la société civile dans les négociations et, avec elle, son exigence de transparence et sa défense des préférences collectives.

Ces facteurs, qui sont liés entre eux, expliquent le blocage des négociations du cycle de Doha. Parce que les membres de l’OMC sont plus nombreux, ils n’ont pas les mêmes intérêts et, compte tenu de la sensibilité des nouveaux sujets, ils sont contraints dans les compromis qu’ils peuvent faire par leur opinion publique. Les compromis sont ainsi devenus inatteignables et sans compromis, pas de consensus possible.

Vos rapporteurs ont identifié trois fractures idéologiques au sein de l’OMC. La première concerne le rapport aux règles commerciales multilatérales. Elle met en évidence :

– les membres qui estiment que ces règles ne sont pas bonnes pour eux. Parmi ceux‑ci figurent l’Inde, l’Afrique du sud, et les pays africains qui les suivent. Ils refusent toute discussion sur de nouveaux sujets et leur participation aux négociations se limite à exiger les dérogations les plus larges possibles :

– les membres qui considèrent que ces règles sont bonnes pour les autres. Figurent évidemment parmi ceux-ci la Chine et les États‑Unis qui ne jouent le jeu du multilatéralisme que pour autant qu’il sert leurs intérêts, tout en évitant de se mettre publiquement en infraction avec les règles de l’OMC ;

– les membres qui pensent que les règles sont bonnes en soi et qu’il en faut donc plus et de meilleures. C’est le cas de l’Union européenne.

À cette première fracture s’ajoute une deuxième qui transcende les clivages précités en opposant les membres qui ne veulent pas sacrifier la précaution au bénéfice des consommateurs et ceux dont la priorité est la protection des producteurs. Parmi les premiers figure évidemment l’Union européenne tandis que les États‑Unis, la Chine et de nombreux pays en voie de développement comptent parmi les derniers.

Enfin, la troisième fracture oppose les ÉtatsUnis au reste des membres de l’OMC s’agissant de l’Organe d’appel des décisions de l’ORD. Les États‑Unis considèrent que celui-ci porte atteinte à leur souveraineté et, afin de le rendre inopérant, bloquent depuis des mois le renouvellement de ses membres, lequel doit se faire également par consensus.

Ces trois fractures idéologiques ne sont naturellement pas exclusives des multiples oppositions d’intérêts entre les membres de l’OMC sur tous les sujets en discussion.

Dans ces conditions, au risque de faire de la provocation aux yeux de ceux, nombreux, pour qui l’OMC est une organisation non-démocratique, l’OMC souffre de son caractère parfaitement démocratique qui donne à chacun de ses 164 membres le pouvoir de bloquer la moindre de ses décisions, depuis les négociations jusqu’au renouvellement des membres de l’Organe d’appel.

b.   Des règles datées et inadaptées aux nouvelles réalités du commerce international

Les trois accords-cadres formant le droit de l’OMC ont été signés fin 1994, après de longues années de négociations. Ils constituent donc l’état du droit du commerce international tel qu’il était dans les années quatre-vingt-dix. Ils sont donc inadaptés et datés sur de nombreux points, parmi lesquels deux qui figurent parmi les causes immédiates de l’échec de la conférence de Buenos Aires.

La première porte sur les stocks alimentaires. L’accord sur l’agriculture (AsA) autorise, dans son annexe 2, la constitution de stocks de produits agricoles à des fins alimentaires mais dans la limite d’un plafonnement. En effet, ces stocks, constitués par les États rachetant à un prix supérieur au marché la production d’une denrée agricole, sont appréhendés comme une subvention aux producteurs nationaux dont la production pourrait ensuite être écoulée à bas prix sur les marchés internationaux. Toutefois, les marchés internationaux ont profondément changé depuis 1994 et les périodes d’excédents structurels sont terminées. Bien au contraire, le monde a connu depuis de graves pénuries alimentaires, notamment en 2008, avec une flambée des prix qui a entraîné de graves troubles sociaux dans les pays en voie de développement. Dans ces conditions, les stocks alimentaires ne doivent plus s’analyser comme une subvention aux producteurs nationaux dans la perspective d’exportations sur les marchés internationaux, mais comme un moyen de prévenir l’inflation de ces produits de première nécessité à l’intérieur des marchés nationaux en cas de pénurie grave. En outre, le plafonnement imposé par l’AsA est d’autant plus absurde qu’il est calculé sur la base de subventions elles‑mêmes basées sur les prix en vigueur sur les marchés internationaux entre 1986 et 1988, lesquels étaient bien plus bas qu’actuellement.

La deuxième porte sur le « traitement spécial et différencié » (TSD) accordé aux pays en voie de développement. Lors de la signature des accords du GATT, en 1947, aucune disposition spécifique n’était prévue pour les pays en voie de développement. Toutefois, en réponse à la création de la conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) en 1964, créée sous la pression des pays en voie de développement qui estimaient leurs spécificités mal prises en compte par le GATT, une partie IV a été introduite cette même année dans les Accords du GATT ouvrant de nouvelles perspectives à ces pays. Celles-ci ont été concrétisées en 1971 par la création d’un régime offrant aux pays en voie de développement un accès privilégié et non réciproque aux marchés des pays développés et ce, par dérogation aux dispositions de l’article 1er du GATT.

Le Tokyo round (1973-1979) a permis d’aller plus loin en instaurant, en 1979, ce qu’on a appelé la « clause d’habilitation », qui constitue le fondement juridique permettant d’accorder un traitement plus favorable aux pays en voie de développement, incluant un accès préférentiel des pays en développement aux marchés des pays développés sur une base non réciproque, les pays les moins avancés bénéficiant d'un traitement encore plus avantageux. Cette clause transformait donc la dérogation de 1971 en régime permanent.

L’Accord de Marrakech a donné une nouvelle définition à ce TSD pour les pays en voie de développement qui, désormais, comporte trois éléments principaux :

– l’allongement des délais dans la mise en application des obligations contenues dans les différents accords ;

– des seuils temporaires plus favorables impliquant un niveau moindre d’obligation, qu’il s’agisse de la baisse des droits de douane, de la réduction des subventions ou de l’application des mesures de sauvegardes ;

– une assistance technique plus soutenue pour ce qui est de la mise en application des différents accords et plus spécialement des accords dits techniques

Le TSD est donc passé d’une logique où se négociaient des clauses dérogatoires quant à l’accès aux marchés à une logique où se négocient des délais d’ajustement et des besoins d’assistance en vue de cet ajustement, les règles étant à terme les mêmes pour tous.

Toutefois, malgré cette redéfinition du TSD, le véritable problème posé par celui-ci est resté entier : depuis 1979, il fonctionne sur une base déclaratoire, c’est-à-dire que les pays en voie de développement se déclarent comme tels vis‑à‑vis de leurs partenaires qui n’ont d’autres choix que d’accepter leur décision. C’est ainsi que, aujourd’hui encore, malgré ses fulgurants succès économiques et commerciaux, la Chine se considère toujours comme un pays en voie de développement, de même que l’Inde, le Brésil, la Corée du sud ou le Mexique. L’absurdité est totale pour ces deux derniers pays, considérés comme en voie de développement à l’OMC mais néanmoins membres de l’OCDE, qui rassemble les économies de marché les plus développées de la planète.

Cette situation est évidemment jugée absurde par les pays développés qui, dans la déclaration de Doha lançant le cycle du même nom, ont obtenu que « toutes les dispositions relatives au traitement spécial et différencié devraient être réexaminées en vue de les renforcer et de les rendre plus précises, plus effectives et plus opérationnelles ». Cependant, leur exigence d’une meilleure différenciation entre les pays en voie de développement se heurte à ces derniers qui, en contrepartie, exigent de nouvelles concessions de leur part. La question du TSD explique, pour une large part, l’échec du cycle de Doha.

Enfin, le caractère daté des règles de l’OMC apparaît particulièrement criant dès lors qu’elles ne comportent pas réellement de dispositions relatives au développement durable (mises à part les exceptions générales de l’article XX), à la concurrence ou à l’investissement direct étranger.

2.   Les principales puissances commerciales multiplient les négociations bilatérales et plurilatérales

a.   Comme ses principaux partenaires, l’Union européenne a réorienté sa politique commerciale

Après l’échec de la conférence ministérielle de Cancún (2003), qui a montré la radicalisation des positions des différents membres de l’OMC, et la suspension des négociations du cycle de Doha en juillet 2006, les principales puissances commerciales ont commencé à réfléchir à une réorientation de leur politique commerciale.

C’est le cas en particulier de la Commission européenne. Dans une communication intitulée « Une Europe compétitive dans une économie mondialisée » (octobre 2006), elle commence par rappeler que « nous resterons fidèles à notre engagement envers le cycle de Doha et l’OMC, qui reste le meilleur instrument pour ouvrir et piloter le commerce mondial ». Toutefois, compte tenu du blocage des négociations au sein de l’OMC, elle estime nécessaire de relancer la négociation d’accords de libre-échange (ALE) de nouvelle génération avec ses principaux partenaires commerciaux, « en veillant à ce que les nouveaux ALE soient un tremplin et non un obstacle à la libéralisation multilatérale ».

Cette communication a marqué le point de départ d’un activisme en matière d’ouverture de négociations commerciales bilatérales qui se poursuit encore aujourd’hui. Au 8 mars 2017, il est possible de tirer le bilan suivant de cette réorientation de la politique commerciale européenne vers le bilatéralisme :

– des accords de libre‑échange sont en vigueur avec la Corée du Sud (2011), l’Amérique centrale (2012), la Colombie et le Pérou (2013) ([19]) ainsi qu’avec le Canada (2017) ;

– les négociations ayant été conclues avec le Vietnam, un accord de libre-échange devrait entrer en vigueur en 2018. Il devrait en être de même pour l’ALE UE‑Japon ;

– les négociations sont toujours en cours avec le MERCOSUR, le Chili et le Mexique, ces deux derniers pays ayant déjà des ALE avec l’Union européenne datant respectivement de 2000 et 2002 ;

– enfin, la Commission envisage d’ouvrir des négociations avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande d’ici à 2019, la décision en ce sens devant encore être adoptée, avec les mandats de négociation, par le Conseil.

À ces négociations bilatérales s’ajoute la participation de l’Union européenne aux négociations de l’accord sur le commerce des services (Trade in Service agreement – TiSA), lancées en 2013 et qui rassemble, outre l’Union européenne, vingt‑deux autres membres de l’OMC.

Enfin, il convient de signaler qu’à partir de 2013, une part considérable de l’activité de la Direction générale du Commerce à Bruxelles a été mobilisée par les négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec les ÉtatsUnis, dont l’objet était de créer la plus vaste zone de libre‑échange au monde, incluant une convergence réglementaire, à même de faire contrepoids aux ambitions chinoises. Après quatorze rounds de négociations jusqu’à l’automne 2016, l’élection de Donald Trump à la présidence des ÉtatsUnis a entraîné un gel des négociations qui, faut‑il le rappeler, avaient suscité une très forte opposition de la part de la société civile.

b.   Les avantages du bilatéralisme (et du plurilatéralisme) commercial

Si l’Union européenne, comme ses principaux partenaires, à commencer par les États‑Unis et le Japon, ont réorienté leur politique commerciale vers le bilatéralisme, c’est en réaction au blocage des négociations multilatérales à l’OMC. Le premier avantage que présente le bilatéralisme par rapport au multilatéralisme, c’est qu’il est bien plus facile de négocier à 2 (ou à 23 dans le cas du TiSA) qu’à 164 et, ainsi, de parvenir à un accord dans un délai raisonnable.

C’est d’ailleurs d’autant plus facile de conclure que l’Union européenne, dans une relation bilatérale et compte tenu de sa puissance commerciale, se trouve dans une position de force pour imposer à ses partenaires ce qu’elle ne pourrait évidemment pas obtenir dans le cadre multilatéral. C’est ce qu’un des interlocuteurs rencontrés par vos rapporteurs à Genève a appelé le « syndrome du géant diminué ». Contestés au sein de l’OMC, l’Union européenne et les États‑Unis ont cherché comment retrouver l’influence que, pendant des décennies, ils ont eue en matière de négociations commerciales internationales. Ils l’ont très logiquement retrouvée dans des accords de libre‑échange négociés avec des partenaires qui ne pouvaient rien leur refuser.

Ce qui frappe ainsi, dans les accords négociés et signés par l’Union européenne, est la disproportion entre le poids économique des deux parties, la seule exception étant le Japon. Même le Canada a un PIB de 1 530 milliards de dollars, à comparer aux 16 210 milliards de dollars du PIB de l’Union.

Cette disproportion permet à l’Union européenne d’obtenir des concessions inédites de ses partenaires, comme l’ouverture des marchés publics canadiens, mais également, comme le souligne la Communication précitée, d’aborder « des questions qui ne sont pas encore mûres pour une discussion multilatérale. De nombreuses questions essentielles, dont l’investissement, les marchés publics, la concurrence, le respect des DPI et d’autres dossiers touchant la réglementation, qui se trouvent aujourd’hui en dehors du champ couvert par l’OMC, peuvent être abordées dans des ALE ». Ainsi, non seulement les ALE bilatéraux permettent d’aller plus loin dans l’accès aux marchés mais aussi d’élargir le champ des négociations audelà de ce qui serait possible à l’OMC.

C’est le cas également du développement durable et, en particulier des droits humains, sociaux et environnementaux. Ainsi qu’il a été dit supra, compte tenu des divisions idéologiques et des divergences d’intérêts entre ses membres, il est absolument impossible d’imaginer que de telles questions soient abordées un jour à l’OMC, à supposer que celle‑ci soit la bonne enceinte pour les traiter. Or, elles sont essentielles à la légitimation de la politique commerciale européenne et tous les accords négociés par l’Union européenne comportent un chapitre consacré au développement durable qui impose à l’autre partie le respect des normes fondamentales en la matière.

Par conséquent, si le bilatéralisme apparaît déséquilibré en ce qu’il permet à l’Union européenne, dans une certaine mesure, d’imposer ses vues à son partenaire, il n’en reste pas moins qu’il lui sert aussi à promouvoir ses valeurs dans des pays où elles ne sont pas forcément respectées.

Les accords de libre‑échange bilatéraux de nouvelle génération ne sont ainsi, malgré leur dénomination, pas seulement des accords commerciaux. Leur portée va bien au-delà du seul commerce. Parce qu’ils servent à la promotion des valeurs et des normes, ils sont aussi un instrument d’influence géopolitique. C’est ainsi qu’était perçu le Partenariat transpacifique, signé le 4 février 2016, entre les États‑Unis et onze pays de la zone Pacifique ([20]). Il visait à organiser autour des États‑Unis une zone de libre‑échange pour faire contrepoids à la Chine. De même, au‑delà des controverses qu’il a pu susciter, le PTCI entre l’Union européenne et les ÉtatsUnis ne visait pas tant à ouvrir des marchés qu’à harmoniser les normes qui, compte tenu du poids économique des deux partenaires, seraient probablement devenues les normes mondiales.

Dans le cas de la politique commerciale européenne, l’instrumentalisation du commerce au service des intérêts politiques de l’Union est encore plus visible. Les accords de libre‑échange s’accompagnent ainsi fréquemment d’accords de partenariat ou d’association, ou font partie de tels accords, lesquels encadrent les relations entre l’Union européenne et ses partenaires à la fois sur le plan commercial mais aussi politique et culturel.

Enfin, le bilatéralisme présente un dernier avantage, non du point de vue de l’Union européenne mais des citoyens européens. En effet, tous les accords de libre-échange actuellement en vigueur, parce qu’ils étaient de nature « mixte », ont été ratifiés par les États membres en plus de l’approbation du Parlement européen. Dans le cas de la France, ils ont tous été débattus au Parlement dans le cadre du vote de la loi autorisant leur ratification. Il en sera d’ailleurs de même pour l’AECG‑CETA au deuxième semestre de cette année. Le contrôle démocratique, est donc réel en matière d’ALE de l’Union européenne, y compris au niveau des États membres.

En revanche, ce n’est pas le cas des accords multilatéraux. La compétence de l’Union européenne dans les matières couvertes par l’OMC est en effet exclusive. C’est pourquoi les accords multilatéraux n’ont jamais fait l’objet d’une ratification nationale. Ainsi, l’accord de facilitation des échanges signés à Bali en 2013 est-il entré en vigueur après la seule approbation du Parlement européen.

Ce contrôle démocratique des ALE doit être préservé. C’est pourquoi vos rapporteurs voient avec inquiétude la perspective, motivée par le psychodrame belge de la signature de l’AECG‑CETA en 2016, d’une restructuration de la politique commerciale européenne autour de sa compétence exclusive, mettant à part l’investissement afin de garantir le caractère non-mixte des accords. Ceux-ci ne seraient plus alors approuvés que par le Parlement européen.

C.   Plus que jamais nécessaire, l’OMC doit se réformer afin de mieux réguler le commerce international

1.   L’OMC est plus que jamais nécessaire au bon fonctionnement du commerce international

Il est de bon temps de railler l’incapacité de l’OMC, depuis dix-sept ans, à clore le cycle de Doha pour remettre en cause le multilatéralisme en tant que tel. Donald Trump lui‑même, pendant sa campagne, a qualifié l’OMC de « désastre ». Toutefois, à Buenos Aires, malgré l’échec, le consensus s’est fait entre les membres de l’organisation sur la nécessité de préserver l’OMC, y compris les États‑Unis dont beaucoup craignaient qu’ils ne la quittent. Bien au contraire, même eux ont signé la déclaration conjointe sur le commerce électronique dont l’objectif est de « de faire avancer les travaux sur le commerce électronique à l'OMC afin de mieux tirer parti de ces possibilités » (voir infra). Un tel consensus est la preuve que, malgré les avantages du bilatéralisme (et du plurilatéralisme), l’OMC reste indispensable au commerce international.

a.   L’OMC est nécessaire pour fixer des règles communes légitimes

Le commerce international a besoin de règles légitimes et ne peut fonctionner sans, sauf à revenir à un état de nature et à la guerre (commerciale) de tous contre tous. Mais en quoi des règles multilatérales sont-elles nécessaires et qu’apportent-elles de plus que les règles fixées bilatéralement ou plurilatéralement ? Vos rapporteurs estiment que l’OMC et les règles multilatérales sont nécessaires pour les trois raisons suivantes.

La première de ces raisons, c’est que les règles multilatérales forment le socle sur lequel reposent le commerce international en général et l’ensemble des accords bilatéraux et plurilatéraux en particulier.

En effet, au-delà des règles particulières concernant l’accès au marché et notamment, les barrières tarifaires et non tarifaires, lesquelles peuvent probablement plus facilement être déterminées dans un cadre bilatéral ou plurilatéral, de très nombreuses notions clés du commerce international sont définies dans le droit de l’OMC et ne pourraient l’être autrement. Ainsi en est-il des règles d’origine, des mesures de sauvegarde, des règles antidumping et antisubventions, des règles douanières ou des mesures SPS.

L’ensemble de ces définitions sont reprises dans les accords bilatéraux et plurilatéraux. Vos rapporteurs ont ainsi analysé la rédaction de l’AECG-CETA et observé à quel point cet accord de libre-échange, pourtant bilatéral, renvoie, à de très nombreuses reprises, aux règles et notions de l’OMC. Sans ces dernières, il serait ainsi inopérant car l’ensemble des notions clés précitées sur lesquelles il s’appuie sont multilatérales. Certes, il serait possible pour les deux parties d’en définir autres mais outre la difficulté intrinsèque d’une telle définition, elle rallongerait considérablement des négociations qui, on le sait, sont déjà fort longues.

En d’autres termes, les négociations bilatérales et multilatérales sont d’autant plus simples et plus rapides qu’elles peuvent s’appuyer sur un corpus de règles multilatérales efficaces. Comme l’a dit l’un des interlocuteurs que vos rapporteurs ont rencontrés à Genève, le droit de l’OMC est un « roc » qui sert de fondation à l’ensemble du droit du commerce international.

Enfin, du point de vue des premières intéressées par le commerce international, c’est-à-dire les entreprises, il est évident que si de telles règles communes n’existaient pas, la gestion par celles-ci des multiples accords bilatéraux et plurilatéraux serait nettement plus compliquée. Les règles de l’OMC constituent donc un cadre stable et, dès lors, une sécurité juridique aux acteurs du commerce international.

La deuxième raison qui fait que les règles de l’OMC sont incontournables est, qu’au-delà des notions clés précitées, un certain nombre de sujets sont bien mieux traités au niveau multilatéral qu’au niveau bilatéral ou plurilatéral, voire même ne peuvent être traités qu’à ce niveau. C’est en particulier le cas de ce qu’on appelle les « maux publics » que sont, par exemple, la discrimination ou les subventions.

En effet, il n’y aurait guère de sens à interdire les subventions internes ou à l’exportation dans le cadre d’un accord bilatéral ou plurilatéral. Soit de telles subventions sont interdites, soit elles ne le sont pas. Si elles devaient l’être dans un accord bilatéral, l’interdiction aurait nécessairement des effets sur l’ensemble des partenaires commerciaux des deux parties alors même que ceux-ci n’auraient pas pris un tel engagement pour eux-mêmes. C’est ainsi que la question de l’interdiction des subventions à la pêche illégale, par exemple, qui a échoué à la conférence de Buenos Aires, ne peut être traitée qu’au niveau de l’OMC.

Enfin, la dernière raison qui explique que seule l’OMC soit en mesure de fixer des règles communes légitimes tient, justement, à son caractère universel et démocratique. L’OMC comporte 164 membres et couvre la quasi‑totalité du commerce international. Les règles multilatérales, comme on le sait, doivent être adoptées par consensus, c’est‑à‑dire qu’il est impossible d’imposer une quelconque règle à un membre qui ne le voudrait pas. Il est évident que de telles règles, acceptées par tous, sont bien plus légitimes.

En outre, contrairement à l’opinion commune entretenue notamment par les organisations altermondialistes, l’OMC n’est pas défavorable, bien au contraire, aux pays en voie de développement. Dans le cadre du cycle de Doha ceux‑ci ont su défendre leurs intérêts, comme on l’a vu supra, jusqu’au blocage de celui-ci. Avec l’Organe de règlement des différends (voir infra), l’OMC est même l’une des seules institutions internationales où ils peuvent imposer leur volonté aux pays les plus puissants de la planète. À l’inverse, la relation est bien plus déséquilibrée en matière bilatérale. Il suffit de voir les oppositions qu’a pu susciter, dans les pays africains, la volonté européenne d’imposer – avec succès – les accords de partenariat économique pour en être convaincu.

Enfin, si l’on adopte le point de vue des États, le multilatéralisme présente l’avantage de protéger les gouvernements des pressions des groupes d’intérêts qui voudraient revenir en arrière et obtenir plus de protection. L’OMC est ainsi un garde-fou contre le retour du protectionnisme dont on sait les ravages qu’il a pu causer pendant l’entre-deux-guerres. Dans le même ordre d’idée, il faut rappeler que le multilatéralisme commercial fournit une réponse efficace à l’interdépendance économique croissante en favorisant la mise en place d’une coordination par les règles qui évite les comportements prédateurs stériles entre États.

b.   L’OMC est nécessaire pour la régulation du commerce international

Les cycles de négociation sont, naturellement, la partie la plus visible de l’action de l’OMC, celle qui attire prioritairement l’attention des médias et
de la société civile. Dès lors que celle-ci est bloquée, ces derniers ont tendance
à considérer que c’est toute l’OMC qui l’est et, ainsi à remettre en cause son utilité.

Or, cette croyance repose sur une méconnaissance de ce que sont réellement les activités de l’OMC. En effet, outre l’activité que l’on pourrait qualifier de législative – car visant à établir des règles, l’OMC a deux autres activités, l’une exécutive, l’une judiciaire.

L’activité exécutive de l’OMC est probablement la moins connue car elle est largement secrète. On peut la qualifier d’exécutive car il appartient à l’OMC d’administrer l’Accord de Marrakech et toutes ses annexes, c’est-à-dire à veiller à ce que leurs dispositions soient convenablement mises en œuvre par ses membres. Pour accomplir cette mission, ces derniers ont l’obligation de d’assurer la transparence de leurs politiques commerciales en notifiant à l’OMC les mesures adoptées en matière commerciale, lesquelles sont examinées par les divers conseils et comités de l’organisation. Les politiques et pratiques commerciales de tous les Membres font également l’objet d’un examen périodique, pour lequel le pays concerné et le Secrétariat général de l’OMC établissent chacun un rapport.

Or, cette activité exécutive non seulement représente 80 % de l’activité de l’OMC mais elle est essentielle. En effet, elle permet de s’assurer de la bonne exécution, par ses membres, de leurs obligations et, en cas de problèmes, de les régler sans attendre et sans passer par la phase contentieuse de l’ORD. À Genève, vos rapporteurs ont ainsi appris que l’Indonésie avait décidé, il y a quelques années, de modifier sa réglementation en matière de pesticides. Les nouvelles règles ont été préalablement notifiées à l’OMC. Informés, les autres membres de l’Organisation ont fait remonter les craintes de leurs entreprises qu’une telle règlementation soit protectionniste et ils ont menacé l’Indonésie de saisir l’ORD. Celle-ci a finalement renoncé à modifier sa réglementation. Une législation protectionniste a ainsi été écartée et un long contentieux évité et ce, sans que personne en dehors de l’OMC n’en ait été informé.

Enfin, s’il n’est pas possible d’éviter le contentieux, l’OMC dispose d’une activité judiciaire via son système de règlement des différends. L’activité de l’ORD et de l’Organe d’appel n’est pas aussi méconnue que celle des conseils et comités de l’OMC mais elle est aussi essentielle. Plusieurs fois, lors des auditions à Genève, ce système de règlement des différends a été appelé le « joyau de la couronne » de l’OMC. Parce qu’il est contraignant, il constitue à n’en pas douter la principale avancée des Accords de Marrakech et la clé de voûte du multilatéralisme commercial. En effet, à quoi bon avoir les meilleures règles possibles si la violation de celles‑ci n’est pas sanctionnée ?

Avec 522 affaires traitées ou en instance depuis 1995, contre 300 pendant toute la durée du GATT, l'ORD a fait la preuve de son efficacité. Les pays en voie de développement y ont de plus en plus recours et ont d'ailleurs gagné plus souvent que les ÉtatsUnis, ce qui atteste bien de son caractère démocratique.

Même les pays développés ont d’ailleurs intérêt à voir leurs différends commerciaux réglés sur la base du droit. En effet, sans le système de règlement des différends, ne resterait possible que le cycle sans fin des représailles et il n’est pas certain, à la fin, qu’ils gagnent par exemple contre la Chine alors même que celle-ci, jusqu’à présent, a toujours respecté les décisions de l’ORD et de l’Organe d’appel. En outre, vos rapporteurs rappellent que ces guerres commerciales ont souvent, dans l’Histoire, mené à la guerre tout court. On ne parle pas à tort de guerre commerciale car celle-ci peut dégénérer. C’est pourquoi la pacification des relations commerciales, au-delà de leurs impacts économiques positifs, participent aussi à la paix.

2.   Une urgence et cinq priorités d’action

a.   L’urgence : préserver le système de règlement des différends dans un contexte de crise commerciale avec les États-Unis

« Joyau de la couronne », le système de règlement des différends de l’OMC est pourtant directement menacé et, avec lui, c’est l’ensemble du multilatéralisme commercial qui vacille.

En effet, les ÉtatsUnis ont entrepris d’étrangler l’Organe d’appel (OA) en bloquant la nomination de ses membres. Contrairement à l’ORD qui désigne un panel différent pour chacun des contentieux dont il est saisi, les sept membres de l’Organe d’appel sont nommés pour quatre ans, renouvelables une fois, par l’ORD mais, en pratique, par consensus entre les membres de l’OMC. Or, depuis 2016, les États‑Unis s’opposent systématiquement au renouvellement et/ou à la désignation des membres de l’OA. C’est d’autant plus problématique que ce dernier ne compte plus aujourd’hui que quatre membres qui ne seront peut‑être plus trois le 1er octobre 2018. Comme les appels sont jugés par une formation de trois membres de l’OA, celle‑ci devient de plus en plus difficile à constituer compte tenu des récusations possibles pour conflit d’intérêts. En octobre, ce sera mission quasi impossible.

Selon les informations communiquées par la délégation permanente française auprès de l’OMC, les ÉtatsUnis sont le plus grand utilisateur du système de règlement des différends de l’OMC. Ils ont été défendeurs dans 129 cas et plaignants dans 114. Toutefois, il convient de préciser que respectivement 53 et 62 contentieux se sont arrêtés au stade des consultations ou ont fait l’objet d’une transaction. La plupart des différends américains implique la Chine et l’Union européenne :

– s’agissant de la Chine, les différends portés par les États‑Unis, pour l’essentiel visant des cas de dumping, représentent 54 % des cas lancés contre ce pays (21) et la pression américaine s’accentue puisqu’ils ont lancé 4 cas depuis juillet 2016. Les 10 rapports de panel adoptés par l’ORD l’ont été dans un sens favorable aux États‑Unis ;

– contre l’Union européenne, 19 différends ont été lancés par les ÉtatsUnis dont 7 se sont terminés par un rapport de l’ORD, 4 ayant été favorables aux États‑Unis. À l’inverse, l’Union européenne a attaqué les États‑Unis à 33 reprises, majoritairement pour du dumping et des mesures de sauvegarde. Sur les 15 rapports de panels adoptés par l’ORD, 11 ont été défavorables aux États‑Unis.

Le bilan du système de règlement des différends de l’OMC est donc globalement positif pour les ÉtatsUnis, ces derniers étant très souvent gagnants lorsqu’ils sont à l’attaque, en particulier contre la Chine.

Pourtant, les États‑Unis ont entrepris de le détruire en ciblant l’Organe d’appel, étant précisé que 80 % des rapports de l’ORD font l’objet d’un appel. En bloquant la nomination des membres de l’OA et, in fine, le jugement des appels, les États‑Unis pourraient être en mesure de paralyser le système de règlement des différends en totalité. Les raisons de cette hostilité, qui remonte à la présidence Obama, ont été clairement explicitées. Les États‑Unis reprochent à l’ORD, par ses interprétations jurisprudentielles, d’outrepasser son mandat qui lui interdit « d’accroître ou de diminuer les droits et obligations des membres de l’OMC » ([21]). En réalité, les ÉtatsUnis voient dans le système de règlement des différends de l’OMC une limitation inacceptable à leur souveraineté autant qu’une anomalie dans une pratique qui les a toujours vus refuser de se soumettre à une juridiction internationale, dans quelque domaine que ce soit.

Il faut donc absolument sauver le système de règlement des différends de l’OMC et le temps presse. Toutefois, vos rapporteurs ont observé que les solutions évoquées par leurs interlocuteurs sont contradictoires. Certains veulent laisser mourir l’Organe d’appel pour mieux préserver l’ORD. D’autres pensent que les pressions sur les États‑Unis finiront par les faire céder. Enfin, si jamais les États‑Unis demeuraient inflexibles dans leur opposition au renouvellement ou à la nomination des membres de l’OA, une ultime solution, loin de faire l’unanimité, serait de faire désigner ces derniers non par consensus mais par l’application de la règle de la majorité de l’article IX de l’Accord de Marrakech.

Il va sans dire que le recours à un tel artifice juridique aurait pour effet immédiat de braquer les ÉtatsUnis et de déclencher une réaction en chaîne qui, si elle devait se traduire par leur départ de l’OMC, serait certainement pire que le mal. C’est pourquoi il est peu probable qu’il soit mis en œuvre, laissant ainsi le problème entier.

C’est d’autant moins probable que cette crise à l’Organe d’appel se double d’une crise commerciale déclenchée par la décision du président américain, le 1er mars 2018, d’imposer unilatéralement des droits de douane de respectivement 25 % et 10 % aux importations d’acier et d’aluminium et ce, en contradiction avec les règles de l’OMC qui définissent précisément dans quelles conditions de tels droits peuvent être appliqués. Les principaux partenaires des États‑Unis ont immédiatement annoncé vouloir adopter des mesures d’un montant équivalent frappant des produits américains. L’Union européenne, par la voix de la Commissaire chargée du Commerce, Mme Cecilia Malmström, a ainsi détaillé les représailles qu’elle envisage et, notamment, d'appliquer des tarifs douaniers de 25 % sur environ 3,5 milliards de dollars d'importations en provenance des États‑Unis. Pourraient être frappés des produits américains symboliques comme les motos Harley Davidson, le Bourbon et les jeans Levi’s.

Il semble évident à vos rapporteurs que cette crise et l’étranglement de l’Organe d’appel font partie d’une stratégie globale car à cette violation des règles (et des principes) de l’OMC s’ajoute la volonté de supprimer toute possibilité de sanctionner de tels comportements. Ces deux problèmes ne pourront pas être résolus séparément et, compte tenu du caractère très récent de la crise commerciale, il est très difficile de prévoir dans quel sens ils le seront et même s’ils pourront l’être.

b.   Lâcher ce qui est hors d’atteinte pour se concentrer sur l’essentiel

Le cycle de Doha a été lancé en 2001 et, dix-sept ans plus tard, personne ne croit plus qu’il sera un jour conclu avec succès. Compte tenu des oppositions idéologiques et des divergences d’intérêts entre les États, c’est la notion même de cycle de négociations qu’il faut abandonner et, avec elle, l’ambition d’un accord global sur l’accès aux marchés des 164 membres de l’OMC. Acter définitivement la fin du cycle de Doha et en finir avec le spectacle de ces négociations interminables qui, faut‑il le souligner, nuit à la crédibilité de l’institution, apparaîtrait à vos rapporteurs comme une décision de bon sens.

En effet, aux termes de leur analyse, vos rapporteurs estiment que le multilatéralisme et le bilatéralisme, loin de s’opposer, sont largement complémentaires : au premier, tout ce qui relève des règles communes du commerce international et de la régulation de celui-ci, au deuxième, l’accès au marché et l’ensemble des sujets (harmonisation réglementaire, développement durable, concurrence…) qui, on l’a vu, ne peuvent être traités dans un cadre multilatéral compte tenu des oppositions idéologiques et des divergences d’intérêts précitées.

Dans ces conditions, l’OMC doit non seulement abandonner le cycle de Doha mais aussi se concentrer sur les « petits » accords susceptibles de réunir un consensus pour leur adoption. Ceux‑ci porteront, comme ceux qui les ont précédés, sur les maux publics que sont, notamment, les subventions. Ils pourront également s’inspirer de la souplesse de mise en œuvre prévue par l’accord sur la facilitation des échanges, laquelle a largement contribué à son succès auprès des pays en voie de développement.

Dans l’immédiat, le plus urgent pour l’OMC est de poursuivre les négociations en vue de parvenir à un accord pour mettre fin aux subventions à la pêche illégale. L’échec de Buenos Aires ne doit signifier ni la fin des négociations, ni l’abandon de l’ambition de mettre fin à cette pratique. L’Europe à un rôle à jouer en poussant cette question qui, parce qu’elle touche au développement durable et ne peut être réglée que dans un cadre multilatéral, paraît tout indiquée pour relancer l’OMC.

c.   Soutenir et encadrer les négociations plurilatérales

Outre les « petits » accords multilatéraux, vos rapporteurs ont retiré de leurs auditions la conviction que l’avenir de l’OMC passe par les accords plurilatéraux qui, en écartant la contrainte du consensus, sont susceptibles de permettre des avancées sur des aspects essentiels du commerce international.

C’est un fait sur lequel insistent à nouveau vos rapporteurs. Sauf sur des aspects mineurs et à proprement parler consensuels, il n’est plus possible d’avancer par des accords ambitieux au niveau multilatéral. Outre les cycles de négociations, c’est la notion de consensus qui est elle aussi devenue inadaptée à la nouvelle réalité du commerce international.

L’OMC n’ignore d’ailleurs pas le plurilatéralisme – que l’accord de Marrakech autorise – puisqu’est en cours de négociation, depuis 2014, un accord entre 18 membres représentant l’essentiel du commerce mondial (Union européenne, ÉtatsUnis, Chine, Japon, Canada…), visant à éliminer les droits de douane concernant de nombreux produits liés à l'environnement. Il s'agit notamment de produits qui peuvent aider à atteindre des objectifs de protection de l'environnement et du climat, par exemple grâce à la production d'énergie propre et renouvelable, à l'utilisation plus efficace de l'énergie et des ressources, à la maîtrise de la pollution atmosphérique, à la gestion des déchets, au traitement des eaux usées, à la surveillance de la qualité de l'environnement et à la lutte contre la pollution sonore.

Ce qui a été fait pour les biens environnementaux peut l’être dans d’autres domaines et permettre à l’OMC de redonner une portée à son activité « législative ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre une importante déclaration faite à l’issue de la conférence ministérielle de Buenos Aires, qui vise à surmonter le blocage du consensus et à ouvrir la voie à des négociations plurilatérales. 43 membres de l’OMC ont en effet déclaré être favorables au lancement de travaux préparatoires en vue de l’ouverture de négociations sur les implications du commerce électronique pour le commerce international, étant précisé que la participation à celles-ci sera ouverte à tous les membres de l’OMC ([22]).

Cette déclaration est intéressante en ce qu’elle rassemble à la fois des membres appartenant au groupe des pays développés, comme l’Union européenne, les États‑Unis ou le Japon, mais également deux des BRICS (Russie et Brésil) et des pays en voie de développement (Nigéria, Myanmar, Laos…). Le plurilatéralisme permet donc de dépasser à la fois la contrainte du consensus mais également les clivages entre les différents groupes de membres qui apparaissent ainsi moins monolithiques qu’on aurait pu le croire. De telles négociations plurilatérales à l’OMC présentent un peu la forme des coopérations renforcées que l’on met en œuvre au niveau européen lorsqu’il n’est pas possible d’obtenir l’unanimité des États membres de l’Union européenne.

Toutefois, à supposer que ces négociations plurilatérales aboutissent, une question épineuse se posera qui est celle de l’extension de l’accord ainsi obtenu aux autres membres n’ayant pas participé aux négociations. Ce serait a priori le cas pour l’accord sur les biens environnementaux mais pas forcément pour celui sur le commerce électronique.

d.   Abandonner l’idéologie, briser les tabous et restaurer la confiance

Vos rapporteurs ont évoqué supra le clivage idéologique qui opposent les membres de l’OMC avec, en particulier, un groupe de pays en voie de développement conduit par l’Afrique du Sud qui considère par principe les règles commerciales multilatérales comme mauvaises pour le développement et ce, malgré l’expérience inverse de très nombreux pays. L’un des interlocuteurs rencontrés par vos rapporteurs à Genève estime que ce groupe de pays représente 30 % des membres de l’OMC, soit bien plus qu’il n’en faut pour bloquer celle‑ci.

L’un des principaux points de crispation idéologique est, justement, le statut des pays en voie de développement qui, comme on l’a vu, repose depuis 1979 sur une base déclaratoire et permet à de grandes puissances économiques comme la Chine, l’Inde ou la Corée du Sud, de bénéficier d’un traitement spécial et différencié.

Vos rapporteurs estiment qu’il faut, non pas en finir avec un tel statut des pays en voie de développement mais l’adapter aux réalités actuelles du commerce international et, par conséquent, différencier entre les pays en voie de développement. À terme, le TSD devrait être réservé aux seuls Pays les moins avancés (PMA). Il reste toutefois à définir les critères permettant d’opérer une telle différenciation entre les pays en voie de développement ainsi que les procédures et mécanismes de transition d’une catégorie à l’autre.

Toutefois, les pays en voie de développement n’accepteront une telle différenciation qu’à la condition d’avoir le sentiment que les pays développés sont à l’écoute de leurs problèmes et ouverts à trouver ensemble des solutions satisfaisantes pour tous. C’est en particulier le cas des pays africains avec lesquels la confiance doit être restaurée. À l’inverse, il serait bon que ces mêmes pays abandonnent leur position idéologique d’opposition au commerce international à l’OMC alors même que, plus discrètement, par des accords bilatéraux, ils jouent le jeu de l’ouverture aux échanges avec les pays développés et de l’intégration à l’économie mondiale.

Enfin, un tabou doit être levé sur les subventions à l’agriculture concernant, d’une part, l’Union européenne et les États‑Unis et, d’autre part, la Chine et l’Inde. Il est de bon ton, pour les pays en voie de développement, de dénoncer les énormes subventions dont bénéficient les agriculteurs américains et européens. Toutefois, depuis plusieurs années, ce sont la Chine et l’Inde qui se distinguent parmi les membres de l’OMC qui subventionnent le plus fortement leur agriculture, les exposant aux critiques virulentes des États‑Unis qui pointent notamment l’opacité de ce soutien interne. Or, alors que la Chine, par exemple, soutient massivement la production de coton, les pays africains producteurs de coton ne dénoncent guère cette politique, concentrant leurs critiques sur les subventions américaines. Il y a en quelque sorte un tabou, en Afrique, à critiquer la Chine compte tenu de l’importance de ses investissements dans le continent noir et de son positionnement en tant que pays en voie de développement.

Or il faut également en finir avec le mythe des pays en voie de développement, de leur unité comme de leur opposition avec les pays développés. Il n’y a aujourd’hui plus rien de commun entre les BRICS et les PMA et les premiers poursuivent leurs propres intérêts, y compris au détriment des PMA, comme le montrent les subventions massives de la Chine à son agriculture, en particulier le coton. La fin de ce mythe sera également de nature à faciliter la réforme du traitement spécial et différencié précité.

e.   Améliorer la transparence

C’est un fait reproché depuis des années à l’OMC, comme d’ailleurs à la politique commerciale européenne, que les négociations se tiennent dans le secret, nourrissant ainsi la méfiance des peuples. Cette critique, si elle est désormais moins fondée s’agissant de la PCC compte tenu des efforts de transparence de la Commission européenne, reste valable s’agissant de l’OMC. En effet, tant son activité législative que son activité exécutive restent largement secrètes. En particulier, les réunions des comités et les conseils de l’OMC, dont le rôle est si important en matière de précontentieux, ne sont jamais publics.

Plus problématique encore est le secret qui entoure l’activité judiciaire de l’OMC. En effet, ni la procédure devant l’ORD ni celle devant l’Organe d’appel ne sont publiques. Certes, la publicité est moins importante lorsque les justiciables sont des États que lorsqu’il s’agit de personnes privées mais il n’en reste pas moins que ce secret ne participe pas à renforcer la confiance des peuples dans l’OMC ni la légitimité de celle‑ci.

Vos rapporteurs estiment donc que l’Union européenne devrait faire pression pour que les différentes activités de l’OMC soient plus transparentes. Toutefois, à Genève, leur attention a été attirée sur un point. Si l’Union européenne a pu accroître la transparence de sa politique commerciale, c’est parce qu’elle était seule décisionnaire. Or, les choses sont différentes à l’OMC. Ce n’est pas l’OMC en tant qu’organisation qui décide du niveau de confidentialité de ses activités mais ses membres. Il est tout à fait loisible à ces derniers de rendre publiques leurs positions de négociations ou les communications qu’ils adressent à l’ORD mais l’OMC ne peut le faire à leur place. Le lobbying de l’Union européenne ne s’adresserait donc pas à l’OMC en tant qu’organisation qu’à ses différents membres, en vue de faire évoluer tant les pratiques que les règles applicables en la matière.

Par ailleurs, il convient de souligner que la transparence joue également dans l’autre sens, c’est-à-dire des membres vers l’OMC. En effet, en application de l’Accord de Marrakech, ces derniers doivent notifier à l’OMC et à leurs homologues les mesures qu’ils adoptent en matière commerciale ainsi que les réglementations techniques susceptibles d’être des obstacles au commerce, cette notification devant permettre aux divers comités et conseils de l’OMC d’évaluer leur impact sur les échanges commerciaux et, le cas échéant, de prévenir un éventuel contentieux.

Or, cette obligation de notification fonctionne mal, en particulier s’agissant de la Chine et/ou en matière agricole, empêchant ainsi les membres de l’OMC d’avoir une vision globale du soutien interne comme des barrières non-tarifaires, et de négocier en conséquence. Dans ces conditions, avant d’envisager de négocier dans ces domaines, il semble à vos rapporteurs, nécessaire d’améliorer la transparence de ces informations.

f.   Réintroduire le politique à l’OMC

Ce qui est frappant, à l’OMC, est l’absence des responsables politiques qui, en pratique, ne se voient guère que tous les deux ans, lors de la conférence ministérielle. Or, deux ans, c’est long et un tel délai entre deux réunions rend quasi impossible l’établissement de liens personnels, lesquels sont pourtant fondamentaux pour que s’établisse la confiance nécessaire à des négociations fructueuses. Vos rapporteurs estiment donc que la conférence ministérielle de l’OMC pourrait devenir annuelle (comme l’est d’ailleurs l’Assemblée générale de l’ONU) ou, si ce n’est pas le cas, être doublée par une ou des réunions moins formelles permettant aux responsables politiques de mieux se connaître, d’une part, et de donner l’impulsion nécessaire aux négociations, d’autre part.

Réintroduire le politique à l’OMC, c’est aussi poser la question du leadership. Aujourd’hui, il y a certes un Directeur général de l’OMC – M. Roberto Azevêdo – mais son rôle n’est pas d’être un leader mais un facilitateur. L’impulsion doit venir d’un leader qui ne peut être qu’un membre de l’OMC. Vos rapporteurs estiment que c’est l’Union européenne qui doit jouer ce rôle et consacrer à l’OMC une partie – mais une partie seulement – de l’énergie qu’elle met dans son action commerciale bilatérale. Notre pays pourrait user de son influence à Bruxelles afin de pousser la Commission à agir en ce sens.

Enfin, il ne serait pas possible de parler politique à l’OMC sans poser la question du contrôle démocratique sur cette organisation. Le multilatéralisme commercial étant une compétence exclusive de l’Union européenne, le contrôle du parlement français sur celuici ne peut être qu’indirect, via le contrôle de l’action du gouvernement. De ce point de vue, le bilatéralisme apparaît mieux contrôlé, du moins l’était‑il jusqu’à présent en raison de la mixité des accords de libre‑échange signés par l’Union européenne.

Or, vos rapporteurs ont appris à Bruxelles que la Commission européenne envisageait une nouvelle architecture pour la politique commerciale commune. En effet, après le psychodrame de l’AECG‑CETA à l’automne 2016, qui a vu un parlement régional belge bloquer la décision du Conseil autorisant la signature de cet accord et, une fois celle-ci acquise, la longue incertitude découlant de la ratification de ce dernier par l’ensemble des parlements nationaux, la Commission européenne veut en finir avec la mixité des accords de libreéchange et ne plus signer, d’une part, que des ALE relevant de sa compétence exclusive et, d’autre part, des accords de promotion et de protection de l’investissement qui, eux resteront soumis à ratification nationale.

Dans ces conditions, il n’y aurait plus de contrôle démocratique direct au niveau national sur la politique commerciale commune. Le projet de loi autorisant la ratification de l’AECG-CETA, prévu au deuxième semestre de cette année, pourrait donc être le dernier sur lequel le Parlement français se prononce.

 


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   TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission s’est réunie le jeudi 8 mars 2018, sous la présidence de Mme Sabine Thillaye, Présidente, pour examiner le présent rapport d’information.

M. Patrice Anato, rapporteur. La politique commerciale européenne fait régulièrement la une de l’actualité mais force est de reconnaître que c’est essentiellement dans sa dimension bilatérale. Il n’aura échappé à personne qu’on n’a jamais autant parlé de commerce international qu’à l’occasion de la signature de l’AECG-CETA ou lors des négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec les États‑Unis. Il ne fait aucun doute que demain, il en sera de même lorsque seront conclues les négociations avec le MERCOSUR ou que s’ouvriront les discussions avec l’Australie ou la Nouvelle‑Zélande.

Pourtant, la politique commerciale européenne ne se limite pas aux accords bilatéraux. Elle a une autre dimension qui mérite elle aussi une attention particulière : le multilatéralisme et l’Organisation mondiale du commerce qui le met en œuvre. Si cette dimension est rarement abordée, c’est évidemment que l’OMC a depuis longtemps quitté la une de l’actualité car, justement, elle n’a plus vraiment d’actualité. Les négociations du cycle de Doha se poursuivent depuis 2001 et personne n’en voit la fin, ce qui pourrait laisser penser que l’avenir est au bilatéralisme et non au multilatéralisme.

Toutefois, ce n’est pas le cas et notre conviction à l’issue de cette mission, est que l’OMC est plus que jamais nécessaire à la régulation du commerce international et les États‑Unis viennent d’en donner un nouvel exemple…

Avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques rappels sur ce qu’est l’OMC. Successeur du GATT, l’Organisation mondiale du commerce a été créée en 1995 par l’accord de Marrakech et compte aujourd’hui 164 membres, dont l’Union européenne qui en est membre à part entière. Le commerce étant une compétence européenne exclusive, c’est la Commission européenne qui agit à l’OMC en lieu et place des États membres. L’OMC a trois missions :

– une mission exécutive : elle administre l’accord de Marrakech et l’ensemble des accords multilatéraux qui forment le droit de l’OMC ;

– une mission législative : elle encadre les négociations multilatérales visant à établir de nouvelles règles du commerce international ;

– une mission juridictionnelle : via l’organe de règlement des différends et l’Organe d’appel, elle règle les différends commerciaux entre ses membres.

La mission législative de l’OMC est naturellement la plus visible pour l’opinion publique et les médias et c’est justement celle‑ci qui est actuellement bloquée. Les négociations du cycle de Doha durent depuis 2001 et la dernière conférence ministérielle à Buenos Aires, en décembre 2017, a été un nouvel échec. Alors que quelques accords très partiels avaient été adoptés lors des conférences ministérielles de Bali en 2013 et Nairobi en 2015, il n’a même pas été possible, à Buenos Aires, de parvenir à un accord sur l’interdiction des subventions à la pêche illégale.

Notre rapport analyse évidemment les raisons de ces échecs successifs. Elles sont triples et reflètent les évolutions du commerce international :

– la première est la transformation des négociations commerciales qui portent désormais non plus sur l’abaissement des barrières tarifaires, comme ce fut le cas à l’époque du GATT, mais sur la suppression des barrières non-tarifaires et l’harmonisation des normes et des réglementations. Or, celles‑ci ne sont pas seulement des obstacles techniques au commerce mais aussi la traduction des préférences collectives et des choix de vie d’une société ;

– la deuxième raison est l’irruption de la société civile dans les négociations commerciales. Alors qu’elles leur ont longtemps été indifférentes, elle exige désormais de la transparence et un contrôle démocratique sur leurs résultats, notamment parce qu’elles touchent à son mode de vie ;

– la troisième raison est le poids de plus en plus important des pays en voie de développement dans le commerce international, lesquels remettent en cause le leadership des États‑Unis et de l’Union européenne et affirment leurs intérêts propres.

Ces facteurs, qui sont liés entre eux, expliquent le blocage des négociations du cycle de Doha. Parce que les membres de l’OMC sont plus nombreux, ils n’ont pas les mêmes intérêts et, compte tenu de la sensibilité des nouveaux sujets, ils sont contraints dans les compromis qu’ils peuvent faire par leur opinion publique. Les compromis sont ainsi devenus inatteignables et, sans compromis, pas de consensus possible.

M. Vincent Bru, rapporteur. C’est en effet un point important à souligner. Toutes les décisions, à l’OMC, se prennent par consensus, c’est-à-dire qu’il suffit de l’opposition d’un seul membre pour bloquer la machine. La conséquence de ce blocage est double.

La première, c’est que le droit de l’OMC, élaboré pour l’essentiel dans les années quatre‑vingt‑dix est désormais largement daté. Dans notre rapport, nous présentons plusieurs exemples dont l’un est particulièrement frappant. Il s’agit du traitement spécial et différencié dont bénéficient les pays en voie de développement. En application de l’Accord de Marrakech, ces derniers bénéficient d’un allongement des délais dans la mise en œuvre des obligations contenues dans les différents accords de l’OMC et de seuils temporaires plus favorables impliquant un niveau moindre d’obligation, qu’il s’agisse de la baisse des droits de douane, de la réduction des subventions ou de l’application des mesures de sauvegarde. Ce n’est pas tant que les pays en voie de développement bénéficient d’un tel traitement qui pose problème que le fait qu’il repose sur une base déclaratoire, c’est-à-dire que les pays en voie de développement se déclarent comme tels vis-à-vis de leurs partenaires qui n’ont d’autres choix que d’accepter leur décision. C’est ainsi que, aujourd’hui encore, malgré ses fulgurants succès commerciaux, la Chine se considère toujours comme un pays en voie de développement, de même que l’Inde, le Brésil ou la Corée du sud, ce qui est absurde mais impossible à changer en raison de l’exigence du consensus.

La deuxième conséquence, c’est la réorientation de la politique commerciale des principales puissances économiques mondiales vers le bilatéralisme. Lorsqu’il est apparu que le cycle de Doha était enlisé, en 2006, l’Union européenne a clairement annoncé, dans une Communication, son intention de développer les accords bilatéraux de libre‑échange. Depuis cette date, les résultats sont éloquents :

– des accords de libre‑échange sont en vigueur avec la Corée du Sud (2011), l’Amérique centrale (2012), la Colombie et le Pérou (2013) ainsi qu’avec le Canada (2017) ;

– les négociations ayant été conclues avec le Vietnam, un accord de libre‑échange devrait entrer en vigueur en 2018. Il devrait en être de même pour l’ALE UE-Japon ;

– les négociations sont en cours mais en voie de finalisation avec le Mercosur, le Chili et le Mexique ;

– enfin, la Commission envisage d’ouvrir des négociations avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande d’ici à 2019, la décision en ce sens devant encore être adoptée, avec les mandats de négociation, par le Conseil.

En revanche, les négociations du PTCI-TTIP avec les États-Unis sont suspendues depuis l’élection de Donald Trump.

Si le choix du bilatéralisme a été fait, c’est qu’il présente de nombreux avantages par rapport au multilatéralisme. Le premier, évident, c’est qu’il est bien plus facile de négocier à 2 qu’à 164 et, lorsque l’une des parties a la puissance de l’Union européenne, il est également plus facile d’imposer ses conditions. C’est ainsi que l’Union européenne a pu obtenir bien plus de concessions de ses partenaires dans le cadre bilatéral qu’elle n’aurait pu en obtenir à l’OMC.

De plus, autre avantage, tous les accords négociés par l’Union européenne comportent un chapitre consacré au développement durable qui impose à l’autre partie le respect des normes fondamentales en la matière. Compte tenu des oppositions idéologiques et des divergences d’intérêts à l’OMC, jamais l’Union européenne n’aurait pu ainsi imposer ses valeurs ni même réussir à discuter droits humains, normes environnementales ou sociales à l’OMC.

Enfin, ces accords de libre‑échange bilatéraux, parce qu’ils servent à la promotion des valeurs et des normes, sont aussi un instrument d’influence géopolitique. Dans le cas de la politique commerciale européenne, l’instrumentalisation du commerce au service des intérêts politiques de l’Union est visible. Les accords de libre‑échange s’accompagnent ainsi fréquemment d’accords de partenariat ou d’association, ou font partie de tels accords, lesquels encadrent les relations entre l’Union européenne et ses partenaires à la fois sur le plan commercial mais aussi politique, scientifique et culturel.

M. Patrice Anato, rapporteur. Est-ce à dire que l’avenir est au bilatéralisme et que le multilatéralisme est, comme l’OMC, une survivance inutile du passé ? Après six mois à travailler sur ces sujets, nous sommes convaincus au contraire que l’OMC est plus que jamais nécessaire au bon fonctionnement du commerce international. D’ailleurs, à Buenos Aires, malgré l’échec, le consensus s’est fait entre les membres de l’organisation sur la nécessité de préserver l’OMC et l’unilatéralisme américain nous renforce dans notre conviction.

Première raison, l’OMC est nécessaire pour fixer des règles communes légitimes du commerce international, ce que les accords bilatéraux ne peuvent faire par eux‑mêmes. En effet, au‑delà des règles particulières concernant l’accès au marché et notamment les barrières tarifaires et non tarifaires, lesquelles peuvent être déterminées dans un cadre bilatéral, de très nombreuses notions clés du commerce international (règles d’origine, de mesures de sauvegarde, de règles antidumping et antisubventions, de règles douanières ou de mesures SPS) sont définies dans le droit de l’OMC. Or, c’est à celles‑ci que renvoient tous les accords bilatéraux. Le droit de l’OMC constitue donc le socle sur lequel repose le bilatéralisme et, parce qu’il est solide, il apporte une grande sécurité juridique aux entreprises exportatrices et une grande facilité dans la gestion de ces notions qui sont ainsi identiques d’un accord bilatéral à l’autre. De plus, au-delà des notions clés précitées, un certain nombre de sujets sont bien mieux traités au niveau multilatéral qu’au niveau bilatéral, voire même ne peuvent être traités qu’à ce niveau. C’est en particulier le cas de ce qu’on appelle les « maux publics » que sont, par exemple, les subventions. En effet, celles‑ci ne peuvent être encadrées qu’au niveau multilatéral car toute concession au niveau bilatéral aurait des effets erga omnes. Enfin, les règles multilatérales sont, de notre point de vue, les plus légitimes en raison du caractère universel et démocratique de l’OMC. Les règles multilatérales, comme on le sait, doivent être adoptées par consensus entre les 164 membres de l’OMC, c’est-à-dire qu’il est impossible d’imposer une quelconque règle à un membre qui ne le voudrait pas. Ainsi, contrairement à l’opinion commune entretenue notamment par les organisations alter­mondialistes, l’OMC n’est pas défavorable, bien au contraire, aux pays en voie de développement qui peuvent mieux défendre leurs intérêts dans le cadre multilatéral qu’en bilatéral face aux grandes puissances commerciales.

La deuxième raison qui rend l’OMC incontournable c’est qu’elle est nécessaire à la régulation du commerce international. En effet, il ne faut pas s’arrêter à la fonction « législative » de l’OMC dont le blocage actuel laisserait à penser que l’organisation est inutile. L’OMC a aussi une fonction « exécutive », c’est-à-dire qu’elle veille à ce que les règles multilatérales soient convenablement mises en œuvre par ses membres. Pour accomplir cette mission, ces derniers ont l’obligation d’assurer la transparence de leurs politiques commerciales en notifiant à l’OMC les mesures adoptées en matière commerciale. Elles sont examinées par les divers conseils et comités dont l’activité représente 80 % de l’activité de l’OMC. Cette activité est essentielle car, dans bien des cas, elle permet de régler des problèmes sans attendre et sans passer par la phase contentieuse de l’ORD. S’il n’est pas possible d’éviter le contentieux, l’OMC dispose d’une activité judiciaire via son système de règlement des différends. L’activité de l’ORD et de l’Organe d’appel n’est pas aussi méconnue que celle des conseils et comités de l’OMC mais elle est aussi essentielle. Plusieurs fois, lors des auditions à Genève, ce système de règlement des différends a été appelé le « joyau de la couronne » de l’OMC. Parce qu’il est contraignant, il constitue la principale avancée de l’accord de Marrakech et la clé de voûte du multilatéralisme commercial. En effet, à quoi bon avoir les meilleures règles possibles si la violation de celles‑ci n’est pas sanctionnée ? Sur ce point, nous soulignons que tant les pays en voie de développement que les pays développés ont d’ailleurs intérêt à voir leurs différends commerciaux réglés sur la base du droit. Les premiers, parce que le rapport de force leur est défavorable et les derniers, parce que dans un cycle sans fin des représailles, il n’est pas certain qu’ils gagnent, par exemple contre la Chine alors même que celle‑ci, jusqu’à présent, a toujours respecté les décisions de l’ORD et de l’Organe d’appel.

M. Vincent Bru, rapporteur. « Joyau de la couronne », le système de règlement des différends est cependant menacé. En effet, les États‑Unis, le considérant comme une atteinte à leur souveraineté, ont entrepris d’étrangler l’Organe d’appel en bloquant la nomination de ses membres. Normalement au nombre de sept, ils ne sont plus que quatre et seront trois en septembre, soit le minimum pour constituer une formation de jugement, ce qui les expose à une récusation en cas de conflit d’intérêt. Cet étranglement de l’Organe d’appel va de pair, nous semble-t-il, avec le retour en force de l’unilatéralisme américain via l’imposition de droits de douane sur l’acier et l’aluminium, tel qu’annoncé par le gouvernement américain la semaine dernière. En effet, en l’absence de système de règlement des différends efficace, comme l’a dit mon collègue, ne reste plus entre les États que le rapport de force, à coup de représailles, dont personne ne sortira gagnant, pas même les États‑Unis dont les chaînes de production sont aussi internationalisées que celles de leurs concurrents. Il faut donc absolument sauver le système de règlement des différends de l’OMC et le temps presse. Toutefois, les solutions évoquées devant nous à Genève sont toutes insatisfaisantes tant la volonté des États‑Unis apparaît inflexible. En outre, le sauvetage de l’Organe s’insère désormais dans la résolution d’une crise commerciale globale opposant les États‑Unis au reste du monde.

Outre cette urgence, notre rapport définit cinq priorités d’action pour redonner un sens à l’OMC et revitaliser le multilatéralisme commercial.

Première priorité : en finir officiellement avec le cycle de Doha. En effet, certains membres de l’OMC considèrent que ce cycle est mort, parfois depuis longtemps, mais d’autres le considèrent toujours ouvert et comme constituant le cadre normal des négociations multilatérales. Nous estimons pour notre part qu’il faut être réaliste et abandonner l’ambition, inaccessible à 164, d’une négociation globale sur l’accès au marché. Au contraire, l’OMC devrait se concentrer sur les « petits » accords multilatéraux susceptibles de réunir un consensus pour leur adoption. Ceux‑ci porteront sur les maux publics que sont, notamment, l’interdiction des subventions, par exemple à la pêche illégale.

Deuxième priorité : soutenir et encadrer les négociations plurilatérales. En effet, nous sommes convaincus qu’au-delà de ces « petits » accords multilatéraux, l’avenir de l’OMC passe par le plurilatéralisme, c’est‑à‑dire une pluralité d’États volontaires qui décident d’aller de l’avant sur un des aspects essentiels du commerce international, en contournant l’exigence du consensus. Ce fut d’ailleurs le cas à Buenos Aires puisque 43 membres de l’OMC ont en effet déclaré être favorables à l’ouverture de négociations sur les implications du commerce électronique pour le commerce international. Parmi eux, il y a à la fois des membres appartenant au groupe des pays développés, comme l’Union européenne, les États‑Unis ou le Japon, mais également deux des BRICS (Russie et Brésil) et des pays en voie de développement (Nigéria, Myanmar, Laos…). Le plurilatéralisme permet donc de dépasser à la fois la contrainte du consensus mais également les différents clivages.

Troisième priorité : abandonner l’idéologie, briser les tabous et restaurer la confiance. Il y a un vrai clivage idéologique à l’OMC puisque de nombreux pays en voie de développement considèrent que les règles commerciales multilatérales sont mauvaises en tant que telles pour le développement et bloquent par conséquent leur élaboration. Or, cette position est stérile. Toutes les expériences réussies de développement se fondent sur l’ouverture aux échanges et l’intégration à l’économie mondiale. À l’inverse, toutes les expériences de développement autocentré ont dramatiquement échoué. De plus, cette position idéologique de certains pays en voie de développement les empêche de voir et de traiter les véritables problèmes. Ils dénoncent ainsi systématiquement les subventions dont bénéficient les agriculteurs européens et américains et passent sous silence les subventions encore plus importantes que la Chine et l’Inde octroient à leurs exploitants, y compris pour le coton qui est une ressource essentielle pour de nombreux pays africains. Mais il y a en quelque sorte un tabou à mettre ainsi en accusation la Chine pour les pays africains attachés à l’unité du tiers‑monde. Cela dit, il appartient également aux pays développés de prendre en compte les demandes des pays en voie de développement, afin de restaurer la confiance dans le multilatéralisme. Le traitement spécial et différencié doit ainsi être réformé mais ciblé sur les pays les moins avancés et peut-être renforcé.

Quatrième priorité d’action : accroître la transparence. La transparence de l’ensemble des trois activités – législative, exécutive et juridictionnelle – de l’OMC laisse clairement à désirer, nourrissant la méfiance des peuples. Elle doit être améliorée, avec cette précision que cette amélioration n’est pas du ressort de l’OMC mais de ses membres. C’est donc sur eux, à commencer par l’Union européenne, qu’il faut mettre la pression, plus que sur l’OMC elle‑même. La transparence fonctionne également en sens inverse, des membres vers l’OMC, et elle aussi doit être améliorée. Ceux‑ci, on l’a dit, doivent lui notifier les mesures qu’ils adoptent en matière commerciale et en particulier celles qui pourraient être considérées comme des obstacles au commerce. Or, cette procédure fonctionne mal et en l’absence d’informations précises sur ces derniers, il est difficile de négocier sereinement et efficacement.

Enfin, cinquième priorité d’action : réintroduire le politique à l’OMC. Nous avons en effet constaté que l’OMC est, pour l’essentiel, une organisation d’experts qui négocient entre eux, les ministres ne se réunissant que tous les deux ans. Il nous semble essentiel qu’ils se voient plus souvent et qu’ils créent entre eux des liens de confiance de nature à faciliter les compromis. Mais réintroduire le politique, c’est aussi évoquer le contrôle démocratique sur l’OMC et les accords multilatéraux. S’agissant d’une compétence exclusive de l’Union européenne, le contrôle des peuples ne peut être qu’indirect, via le contrôle de l’action européenne des gouvernements nationaux En effet jamais le Parlement français ne se prononcera sur les accords multilatéraux signés à l’OMC qui ne sont par nature jamais mixtes, comme peut l’être par exemple l’AECG-CETA. On pourrait donc penser que la politique commerciale européenne dans sa dimension bilatérale est mieux contrôlée mais ce ne sera probablement plus le cas. En effet, instruite par le psychodrame de la signature de l’AECG-CETA, bloquée par le Parlement Wallon, et les incertitudes entourant les 28 ratifications nationales, la Commission européenne souhaite désormais ne plus négocier que des accords commerciaux relevant de sa compétence exclusive et, par conséquent, en finir avec l’unanimité du Conseil et les ratifications nationales. C’est un point qui, Madame la Présidente, chers Collègues, devra faire l’objet d’une grande attention de notre commission.

Mme la présidente Sabine Thillaye. Je remercie Messieurs les rapporteurs pour leur travail exhaustif et précis, qui met en perspective les relations commerciales internationales depuis la création de l’OMC tout en se situant dans le contexte actuel de la politique commerciale européenne. Merci également d’avoir attiré notre attention sur la nécessité de la réintroduction du politique au sein de l’OMC au‑delà du travail des experts, en vue de sortir du blocage actuel des négociations du cycle de Doha.

 

L’exposé du rapporteur a été suivi d’un débat.

 

M. Ludovic Mendes. Je souhaite revenir sur la décision du Gouvernement américain et l’annonce faite par le Président Trump, consécutive à l’un de ses engagements de campagne, d’instaurer des droits de douane frappant les importations d’acier (de 25 %) et d’aluminium (de 10 %) et sur les moyens dont pourrait disposer l’Europe pour s’en protéger. L’impact de cette décision sur les échanges commerciaux de l’Union européenne pourrait en effet potentiellement représenter 2,8 milliards d’euros. Une contre‑attaque de l’Union européenne est-elle possible ? Des mesures de rétorsion seraient-elles conformes aux règles de l’Union européenne et de l’OMC ?

Mme Marietta Karamanli. Nous observons un certain glissement à l’œuvre dans les relations commerciales à travers ce que nous avons pu constater dans le cycle de Doha. Votre rapport met en relief les difficultés de l’OMC à trouver un nouveau souffle, qui se traduit dans l’évolution des relations commerciales entre les États. Vous démontrez que la régulation économique espérée est difficile à mettre en œuvre dans les relations multilatérales, ce qui confirme la tendance, annoncée il y a quelques années par M. Pascal Lamy, de privilégier les relations bilatérales.

Je souhaiterais à présent vous poser trois questions. Premièrement, le projet de rapport ne semble pas retracer les éléments de tensions entre pays développés et pays en voie de développement (PED), à savoir que les premiers ont refusé la proposition des seconds de mieux réguler les firmes mondiales qui fixent des prix parfois injustes pour les ressources utilisées dans la production agricole tout en engrangeant d’immenses bénéfices sur la revente des produits finis. Votre rapport traite-t-il de ce sujet ? Deuxièmement, s’agissant du principe historique de l’OMC de traitement spécial et différencié, permettant, entre autres, aux pays les plus pauvres de fabriquer des médicaments génériques bon marché et d’être protégés sur le marché des produits alimentaires de base comme le maïs, le riz, le blé, vous soutenez l’idée de mieux circonscrire la notion de PED. Pensez-vous que ce principe puisse, en dépit des difficultés actuelles de l’OMC, servir de base à de nouveaux accords, au‑delà de simples déclarations bilatérales ? Enfin, à la fin de votre rapport, vous indiquez que la Commission européenne ne souhaite plus recourir aux accords mixtes de libre‑échange pour ne conclure que des accords relevant de sa compétence exclusive. Vous mentionnez que le projet de loi autorisant la ratification du traité AECG-CETA, prévu pour le second semestre de cette année, pourrait donc bien être le dernier sur lequel se prononce le Parlement français. Cela aurait-il pour conséquence la suppression de la ratification par les États membres des accords conclus par l’Union européenne, à l’exception de certains d’entre eux tels que ceux qui portent sur la protection de l’investissement. Compte tenu de l’extrême sensibilité du sujet, je souhaiterais connaître votre point de vue à cet égard, ainsi que celui des autorités françaises.

M. Thierry Michels. J’apprécie votre vibrant appel au multilatéralisme, qui me semble crucial dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques qui affectent tous les peuples de notre planète. J’en veux pour preuve le changement de contexte des négociations commerciales intervenu depuis l’Accord de Paris sur le climat en décembre 2015. Dans les faits, l’Accord commercial conclu en décembre dernier entre le Japon et l’Union européenne est le premier à intégrer un engagement spécifique à l’égard de l’Accord de Paris. Les prochains accords conclus par l’Union devront suivre cet exemple. Désormais, il n’est plus possible de négocier des accords commerciaux sans prendre en compte la nécessité de respecter une trajectoire compatible avec l’Accord de Paris et l’objectif de réduction de deux degrés de la température. Je souhaiterais connaître vos propositions sur les mesures opérationnelles à engager pour renforcer la prise en compte de l’impact des accords commerciaux sur le climat et l’environnement, non seulement en amont de leur négociation mais encore au cours de l’évaluation de leur mise en œuvre. Pourrait-on notamment envisager des mécanismes de compensation des impacts climatiques au sein des accords commerciaux ?

Par ailleurs, le rapport mentionne les négociations en cours sur un accord entre dix-huit États membres de l’OMC visant à réduire les droits de douane et les barrières non tarifaires sur un ensemble de biens et services environnementaux. Il serait ainsi bienvenu de libéraliser le commerce de produits qui contribuent aux objectifs de protection de l’environnement et du climat, en particulier en matière d’énergie propre, d’efficacité énergétique ou de gestion des déchets. Comment garantir cependant que les produits contenus dans cet accord seraient réellement bénéfiques sur le plan environnemental ? Il est permis de regretter, en outre, le nombre limité de parties à la négociation de cet accord alors même qu’il s’agit d’un sujet global qui devrait mobiliser l’ensemble des membres de l’OMC, en dépit des difficultés à recueillir un consensus en la matière. Vous signalez par ailleurs les difficultés futures en vue d’étendre cet accord sur les biens environnementaux aux membres de l’OMC qui n’auraient pas participé aux négociations. Quelles pourraient être les modalités d’une telle extension ? L’alternance politique de 2016 aux États‑Unis est-elle susceptible de compliquer les négociations en cours, compte tenu de la position de l’administration Trump à l’égard des enjeux environnementaux ? Sur ce point, la France et l’Union européenne ne devraient-elles pas jouer un rôle moteur afin de concilier politique commerciale et développement durable ?

M. Pieyre-Alexandre Anglade. Le rapport qui nous est soumis aujourd’hui trouve un écho direct dans l’actualité, eu égard aux déclarations du Président Trump, qui marquent une nouvelle rupture de la position des États‑Unis dans le sens de la remise en cause continuelle du multilatéralisme tel que nous le connaissions. Nous sommes en effet entrés dans une période de transition du système international, issu jusqu’à présent des lendemains de la seconde guerre mondiale et de la fin de la guerre froide. Comptant peu d’acteurs effectifs, cet édifice, qui était régulé de manière assez satisfaisante, est à présent chamboulé. Au‑delà des guerres et des conflits en cours dans le monde, nous assistons ainsi à un dérèglement du système international et à l’émergence d’un ordre alternatif caractérisé par une très forte instabilité et imprévisibilité.

La Russie, les États‑Unis, la Chine, qui étaient auparavant les tenants de l’ordre ancien, s’en affranchissent désormais. Le cas des États‑Unis est particulièrement criant, avec la remise en question des engagements multilatéraux dans nombre de domaines, qu’il s’agisse de l’Iran, de l’Accord de Paris, et à présent du commerce. En tant qu’Européens, nous devons nous interroger sur la réponse collective à apporter dans une telle situation. À cet égard, nous devons renforcer la défense de nos intérêts commerciaux en répondant aux attaques de façon ferme et proportionnée, dans le respect des règles de l’OMC. Il convient cependant de faire preuve de prudence dès lors que la situation s’apparente à une forme de guerre commerciale. L’Union européenne et les Européens auront-ils à court terme les moyens de faire respecter leur vision du commerce international dans le cadre juridique applicable au sein de l’OMC ? Ou bien, en revanche, l’intervention de l’OMC en vue de faire respecter les règles est‑elle, dans le contexte actuel, vouée à l’échec ?

M. Vincent Bru, rapporteur. En réponse à la première question relative à l’annonce du Président Trump, précisons tout d’abord que la décision des États‑Unis n’est pas pour l’instant confirmée. Quels seraient les outils susceptibles d’être mis en œuvre dans le cadre de l’OMC ? La commissaire européenne au commerce, Mme Malmström, a indiqué qu’elle entendait, premièrement, mettre en œuvre des mesures de sauvegarde, deuxièmement saisir l’OMC de la décision américaine si celle‑ci venait à être confirmée, et enfin le cas échéant prendre des mesures de rétorsion concernant l’importation de certains produits tels que le whisky bourbon, les jeans de marque Levi’s, le beurre de cacahuète, le jus d’orange de Floride, les motos de marque Harley-Davidson… Notre rapport plaide bien évidemment en faveur du maintien de la fonction de régulation de l’OMC, primordiale dans le contexte actuel. Si l’OMC n’existait pas, nous assisterions en effet à une guerre économique et commerciale entre les États.

M. Patrice Anato, rapporteur. L’annonce du Président Trump, dont il n’est pas certain qu’elle sera mise en œuvre, revêt un aspect absurde : si elle a pour objectif immédiat de protéger les industriels américains, elle exposerait cependant par voie de conséquence les États‑Unis à des représailles de la part de leurs partenaires commerciaux. Les entreprises américaines utilisant de l’aluminium fourni via des contrats d’approvisionnement de long terme par des producteurs étrangers seraient également exposées à un renchérissement de leurs coûts de production. Rappelons que le Canada représente 50 % des exportations américaines d’acier. De fait, il est question, si l’on en croit une évolution très récente de la position américaine, d’exempter le Canada et le Mexique des taxes envisagées. La position américaine ne semble donc pas tout à fait arrêtée. Enfin, la crise actuelle montre que le risque de guerre commerciale ne peut être écarté et que les Américains n’ont pas renoncé à leur tentation unilatéraliste. À travers la régulation effectuée par l’OMC, le multilatéralisme constitue un garde-fou indispensable, qu’il convient de préserver.

M. Vincent Bru, rapporteur. Je confirme que le rapport aborde bien la question des tensions existant dans les relations commerciales entre les pays développés et les pays en développement. S’agissant de la contestation par les PED du rôle dominant, au sein des accords conclus sous l’égide de l’OMC, de l’Europe et des États‑Unis, nous estimons que, face aux grandes puissances commerciales, les PED ont davantage de moyens pour se défendre dans le cadre multilatéral qu’en bilatéral. En réalité, nous ne critiquons pas le système de traitement spécial et différencié sur le fond car il demeure indispensable pour certains États, mais sur la manière dont il fonctionne : dans la mesure où il est fondé sur une base déclarative, certains États tels que la Chine, l’Inde ou le Brésil, qui ne devraient pas en relever, se déclarent à l’inverse comme devant en bénéficier.

S’agissant de la fin des accords de compétence mixte, le CETA pourrait bien être en effet le dernier accord mixte, la Commission ayant déclaré qu’elle ne négocierait plus, à l’avenir, que des accords commerciaux portant sur des matières de compétence exclusive de l’Union européenne. Les États membres et notamment les Parlements devraient, dans cette hypothèse, être saisis au stade de la définition des mandats de négociation et tout au long de la procédure de négociation sans pouvoir, en revanche, se prononcer sur l’autorisation de les ratifier. Le Parlement européen, que nous allons renouveler en 2019, serait alors garant de l’exercice du contrôle démocratique en la matière.

Concernant la position du Gouvernement français sur la nature des accords commerciaux qui ont sa préférence, s’il ne nous appartient pas d’exposer en détail la position du Gouvernement, le rapport mentionne néanmoins son souhait d’encourager la conclusion d’accords bilatéraux dans le cadre de l’Union européenne ou plurilatéraux dans celui de l’OCDE, avec la Chine, l’Inde et le Brésil. Nous aurons sans doute l’occasion de connaître plus en détail la position du Gouvernement lors de l’audition de M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, en charge du commerce extérieur et du tourisme, le 15 mars prochain. Je l’indique sous le contrôle de Mme la Présidente à laquelle je veux rendre un hommage tout particulier en cette journée internationale des droits de la femme. Je vous invite donc à interroger directement le ministre sur ce point.

M. Patrice Anato, rapporteur. Précisons que le Gouvernement français entend bien jouer, lors de la négociation de prochains accords commerciaux, un rôle moteur en vue de placer les questions d’ordre environnemental et de développement durable au cœur des négociations. S’agissant de la réduction des droits de douane sur les biens environnementaux, l’on peut regretter en effet que dix-huit États seulement envisagent de signer cet accord. Pour autant, ce sujet ne saurait en tout état cause recueillir un accord dans un cadre autre que celui du plurilatéralisme. Nous vous invitons à interroger également le secrétaire d’État sur la question de la crédibilité de la liste des biens environnementaux susceptibles d’être exonérés de droits de douane. Après avoir créé un vif émoi au sein de la communauté internationale, le Président américain semble vouloir en partie revenir sur sa position en déclarant qu’il exempterait de droits le Canada et le Mexique. L’Union européenne doit parvenir à convaincre les États‑Unis de respecter les règles applicables dans le cadre de l’OMC.

M. Vincent Bru, rapporteur. Il ne peut y avoir d’accord bilatéral sans règles communes, lesquelles sont définies par l’OMC. Il ne convient donc pas d’opposer le bilatéralisme au multilatéralisme. S’agissant du rôle de l’Union européenne, sans pouvoir imposer sa vision, elle peut sans doute contribuer à faire évoluer l’OMC. Nous avons compris à cet égard, au cours des auditions, qu’une initiative tant européenne que française serait la bienvenue, notamment compte tenu de la position du Président de la République en faveur de la prise en compte du développement durable dans les relations commerciales. Il faut savoir que le directeur général de l’OMC ne dispose d’aucun pouvoir d’initiative.

M. Patrice Anato, rapporteur. À la question de savoir si l’OMC est condamnée à disparaître, nous avons au contraire, au terme des auditions, la conviction que l’OMC demeure indispensable et qu’il faut impérativement sauver le mécanisme de règlement des différends.

Mme Christine Hennion. Un certain nombre d’États appelle de ses vœux un règlement sur le commerce électronique, en effet nécessaire pour l’avenir. Compte tenu de la somme des efforts que requiert, au simple niveau européen, l’élaboration des mesures nécessaires à la mise en place du marché unique numérique, l’on peut cependant dûment s’interroger sur l’aptitude d’une organisation enlisée dans ses difficultés à répondre à l’attente des États en la matière, alors même qu’il semblerait logique de traiter ce sujet dans le cadre multilatéral.

Mme Liliana Tanguy. Ma question porte principalement sur l’une de vos priorités, relative à l’introduction de davantage de politique dans l’OMC. Au préalable, dans votre propos introductif, vous mentionnez que les membres de l’OMC sont de plus en plus contraints par la recherche de compromis avec la société civile et l’opinion publique. De quelle manière envisageriez-vous l’introduction du contrôle des citoyens dans la négociation des accords commerciaux et la prise de décision en la matière, en particulier dans l’hypothèse où la Commission européenne mettrait un terme à la négociation d’accords mixtes ? Par ailleurs, le plurilatéralisme semble intéressant pour éviter des guerres commerciales préjudiciables à tous les États, mais peut-on concilier le concept de plurilatéralisme et le respect des règles de l’OMC ?

M. Jean-Louis Bourlanges. Je voudrais d’une part signaler une tension et d’autre part apporter une précision. La tension trouve son illustration dans nos débats de ce jour : nous convenons tous que nous avons passionnément besoin de décisions multilatérales parce que les grands enjeux économiques, humains, migratoires, financiers, militaires sont de plus en plus transnationaux. Dans le même temps, il est absolument paradoxal de tenter de concilier l’approche multilatérale avec les droits de 164 États souverains. Et, à cet égard, le rapport essaie de définir des voies médianes tel le plurilatéralisme. En dépit des solutions proposées, il n’en demeure pas moins que la difficulté de conciliation de tendances opposées est réelle. J’illustrerai mon propos en attirant l’attention de la commission sur les deux rapports qui lui sont soumis au cours de la séance d’aujourd’hui : l’on s’apprête en effet à adopter le présent rapport résolument multilatéral après avoir précédemment adopté une proposition de résolution ayant pour objet, à l’inverse, de dénoncer un projet de règlement européen au motif qu’il serait contraire au principe de subsidiarité. Or, il faut être bien conscient que l’on ne parviendra pas à faire perdurer un système multilatéral si l’on ne consent pas au sacrifice d’un certain nombre de compétences, nationales, parlementaires. Il s’agit du prix à payer pour l’efficacité multilatérale.

Sur la question des négociations dites mixtes, j’appelle à une grande vigilance : je ne voudrais pas que s’accrédite au sein de notre Parlement et notamment au sein de notre Commission des affaires européennes l’idée que la Commission européenne aurait une stratégie d’évitement du contrôle des Parlements nationaux en ne menant que des négociations commerciales dans le champ de sa compétence exclusive. Notre rapporteur Vincent Bru a bien insisté sur ce point lors de sa réponse à notre collègue Marietta Karamanli, et je l’en remercie, mais peut-être conviendrait-il de le faire aussi dans le rapport. Car que dit la Commission européenne ? Qu’elle ne veut pas mélanger des négociations dans lesquelles l’Union européenne - c’est-à-dire les États membres et le Parlement européen – a le dernier mot, et des négociations sur lesquelles les États et les Parlements nationaux ont le dernier mot. Pourquoi ? Pour éviter que les États membres « prennent en otage » les compétences relevant du niveau européen (les règles commerciales, par exemple) par le biais de la ratification des règles relevant du niveau national (comme celles relatives aux investissements).

Le fait que nous ne soyons pas compétents en dernier ressort, à travers la procédure de ratification, ne signifie ni qu’une assemblée parlementaire n’exerce aucun contrôle, puisque le Parlement européen intervient dans la procédure, ni que nous soyons totalement écartés, puisque nous contrôlons un acteur fondamental, notre gouvernement. Ce sont les gouvernements nationaux qui donnent à la Commission son mandat de négociation, ce sont eux qui signent l’accord. Décrire la Commission comme un croquemitaine négociant contre tous les Parlements et tous les États membres des accords technocratiques, ce n’est pas décrire la réalité, il est bon que notre rapporteur Vincent Bru le dise, il serait encore meilleur que nos deux rapporteurs l’écrivent !

M. Vincent Bru, rapporteur. La distinction que fait la Commission européenne repose bien sur le contenu de l’accord : ce qui relève du commerce est une compétence exclusive de l’Union, donc seul le Parlement européen est compétent. Et il faut noter à cet égard que ce dernier se saisit de plus en plus tôt des négociations, sans attendre que son vote soit requis. C’est d’ailleurs une source d’inspiration : il serait bon que les Parlements nationaux soient informés, associés, dès la définition du mandat.

M. Patrice Anato, rapporteur. Sur la question du règlement e‑commerce, posée par Christine Hennion, il s’agit de négociations plurilatérales, cela devrait donc être plus facile de trouver un accord à 43 qu’à 164, comme dans le cadre multilatéral de l’OMC.

Quant à l’introduction de plus de « politique » à l’OMC, le Secrétaire d’État auprès du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères Jean-Baptiste Lemoyne a également évoqué hier le projet du Gouvernement visant à inclure la société civile et les ONG dans le suivi de ces accords ; quant aux moyens de le faire, nous en saurons sans doute plus la semaine prochaine, puisque nous l’auditionnons.

M. Vincent Bru, rapporteur. J’ajoute, enfin, que l’objet de notre travail n’était pas les accords bilatéraux de l’Union européenne, mais l’OMC et son articulation avec la politique commerciale européenne, et nous ne nous sommes donc intéressés qu’à la marge à ces accords bilatéraux.

Mme la présidente Sabine Thillaye. Je vous remercie. Les deux prochaines sessions de notre cycle sur les accords commerciaux, avec l’audition du Secrétaire d’Etat Jean-Baptiste Lemoyne la semaine prochaine, puis de Thomas von Danwitz, président de chambre à la Cour de Justice de l’Union européenne, compléteront utilement nos travaux d’aujourd’hui.

À l’issue de ce débat, la Commission a autorisé la publication du rapport d’information.

 

 


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   Annexe :
Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs

 

À Bruxelles

– M. Jean-Luc Demarty, Directeur général du Commerce de la Commission européenne

– M. Bernd Lange, Président de la commission du Commerce international du Parlement européen

– M. François Riegert, ministre-conseiller, chef du service économique de la Représentation permanente de la France auprès des institutions européennes

 

À Paris

– M. Pascal Lamy, ancien Directeur général de l’OMC, ancien Commissaire européen chargé du Commerce

– M. Matthias Fekl, ancien Secrétaire d’État au commerce extérieur

– Mme Karine Jacquemard, présidente de Foodwatch France

 

À Genève

– M. Roberto Azevêdo, Directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)

– M. Victor Do Prado, Directeur de la Division du Conseil et du Comité des Négociations Commerciales à l’OMC

– Mme Arantxa Gonzales, Directrice exécutive du Centre du Commerce international (ITC)

– M. Jean-Marie Paugam, Délégué permanent de la France auprès de l’OMC, accompagné de Mme Cécile Mahé, Déléguée permanente adjointe

– Mme Elisabeth Laurin, Ambassadeur de France auprès de l’ONU et des autres organisations internationales en Suisse

– M. Pierre Sauvé, « Senior Trade Specialist », Trade and Competitiveness Global Practice, Groupe Banque Mondiale

– M. Hubert René Schillinger, Directeur de la Fondation Friedrich Ebert

– Mme Carolyn Deere-Birkbeck, Senior Fellow at ICTSD and Senior Researcher at the Global Economic Governance Program at the University of Oxford

– M. Stephen Ndun’gu Karau, Ambassadeur, Représentant permanent de la République du Kenya auprès de l’ONU, de l’OMC et des autres organisations internationales en Suisse

– Mme Yee Woan Tan, Ambassadeur auprès de l’OMC, Mission permanente de la République de Singapour.

– Mme Frances Lisson, Ambassadeur auprès de l’OMC, Mission permanente de l’Australie auprès de l’OMC

– M Evandro Didonet, Ambassadeur auprès de l’OMC, Mission permanente du Brésil

– M. Marc Vanheukelen, Ambassadeur auprès de l’OMC, Délégation de l’Union Européenne.

– M. Walter Werner, Ambassadeur auprès de l’OMC, Mission permanente de la République fédérale d’Allemagne.

– M. Atanas Atanassov Paparizov, Ambassadeur auprès de l’OMC, Mission permanente de la Bulgarie

– Mme Elsbeth Akkerman, Déléguée permanente adjointe des Pays-Bas auprès de l’OMC


([1]) Sur ce point, la Cour considère, contrairement aux conclusions de son avocat général et de nombreux États membres, que les engagements contenus dans l’accord envisagé à ce sujet sont susceptibles d’affecter des règlements de l’Union ou d’en altérer la portée, si bien que, conformément à l’article 3 paragraphe 2 du TFUE, l’Union est compétente à titre exclusif pour approuver de tels engagements.

([2]) Voir, sur ce point, le rapport d’information n° 4066 sur l’évaluation des accords de libre-échange de l’Union européenne, présenté le 28 septembre 2016 par MM. Hervé Gaymard et Joaquim Pueyo, députés.

([3]) L’unanimité est également exigée pour les accords dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuels, lorsque ces accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l'Union, et pour les accords dans le domaine du commerce des services sociaux, d'éducation et de santé, lorsque ces accords risquent de perturber gravement l'organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des États membres pour la fourniture de ces services.

([4]) Dans le cas des accords mixtes, un délai très long peut intervenir entre la signature et la conclusion, dans l’attente des ratifications nationales. C’est pourquoi une entrée en vigueur provisoire est généralement prévue, limitée toutefois aux seules dispositions relevant de la compétence exclusive de l’Union européenne, après approbation par le Parlement européen.

([5]) L'ACTA a été négocié par l'Union européenne et ses États membres, les États‑Unis, l'Australie, le Canada, le Japon, le Mexique, le Maroc, la Nouvelle Zélande, Singapour, la Corée du Sud, et la Suisse, en vue d'améliorer la mise en œuvre des lois anti-contrefaçon à l'échelle internationale.

([6]) La clause NPF stipule que « tous avantages, faveurs, privilèges ou immunités » accordés par un signataire à un produit originaire ou à destination d’un autre pays seront « immédiatement et sans condition » étendus aux produits similaires de tous les autres signataires.

([7]) Le traitement national constitue le corollaire de la clause NPF. Les signataires du GATT s’engagent à appliquer aux produits importés du territoire de l’ensemble des signataires le même traitement en matière d’imposition et de règlements intérieurs que celui applicables à leurs produits nationaux.

([8]) Les six États membres de la CEE étant tous signataires du GATT lorsque celle‑ci fut créée, c’est la Commission qui s’est substituée aux États membres dans la négociation des différends cycles de réduction des barrières tarifaires, sans être signataire elle‑même de l’Accord.

([9]) En effet, le mécanisme de règlement des différends prévu par le GATT reposait sur le consensus positif des signataires. Lorsqu’un différend survenait, l’ensemble des signataires, y compris celui qui était accusé de violation du GATT, devait consentir à l’établissement d’un « groupe spécial ». Une fois celui-ci institué et son rapport transmis au Conseil du GATT, représentant l’ensemble des signataires, il fallait également un consensus positif pour adopter ce dernier et pour autoriser l’application de contre-mesures.

([10]) Pour l’année 2016, le budget de l’OMC s’élève à 197 millions de francs suisses. Elle emploie à cette date 628 personnes au siège, toujours situé à Genève.

([11]) Pour rappel, le mécanisme de règlement des différends du GATT reposait sur un consensus positif.

([12]) Elles ont toutefois été relancées en 2016 sur la base du mandat de 1999.

([13]) Appelée Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).

([14]) Protection des investissements et règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords de l’Union européenne, synthèse de novembre 2013.

([15]) Voir, sur les problèmes juridiques posés par de tels accords, le rapport d’information n° 3467 sur le règlement des différends investisseurs-États dans les accords internationaux, présenté le 2 février 2016 par Mme Seybah Dagoma, députée.

([16]) Tels les États-Unis non signataires du Protocole de Kyoto sur le réchauffement climatique.

([17]) Toutefois, étant donné que cette mesure s'apparente à une subvention de la production nationale, ce mécanisme ne peut être pérenne et devra être renégocié dans un délai de quatre ans.

([18]) Une dérogation temporaire, limitée à quatre ans avec clause de revoyure, avait été négociée à la conférence ministérielle de Bali en 2013.

([19]) Rejoints par l’Équateur au 1er janvier 2017.

([20]) Le 23 janvier 2017, le Président Trump a signé un décret retirant les États‑Unis du TPP.

([21]) Article 3.1 du Mémorandum d’accord sur le règlement des différends.

([22]) Deux autres déclarations ministérielles semblent elles aussi ouvrir la voie à un possible accord plurilatéral, l’une sur la facilitation des investissements, l’autre sur les PME et microentreprises.