N° 1822

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 mars 2019

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146-3, alinéa 6, du Règlement

PAR le comitÉ d’Évaluation et de contrÔle des politiques publiques

 

sur l’évaluation de la lutte contre la délinquance financière

ET PRÉSENTÉ PAR

MM. Ugo Bernalicis et Jacques MAIRE

Députés

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SOMMAIRE

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Pages

SYNTHÈSE

PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

INTRODUCTION

I. LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE : UN PHÉNOMÈNE HÉTÉROGÈNE EN CROISSANCE TENDANCIELLE

A. DES PÉRIMÈTRES ET DES INSTRUMENTS DE MESURE À GÉOMÉTRIE VARIABLE

1. Lagrégat « escroqueries et infractions économiques et financières » du ministère de lintérieur

2. Labsence de suivi statistique particulier du ministère de la justice

3. La mesure élargie des enquêtes de victimation

B. UNE AUGMENTATION GLOBALE DES FAITS DÉCLARÉS OU CONSTATÉS EN DEÇÀ DE LA RÉALITÉ DES INFRACTIONS COMMISES

1. Bien quen baisse, limpact toujours massif des fraudes aux moyens de paiement

a. Une fraude à la carte bancaire élevée mais en recul

b. Une hausse paradoxale de la fraude au chèque

2. La diversification des escroqueries

a. Les chiffres du ministère de lintérieur

b. Les chiffres de lenquête de victimation de 2018

3. Les atteintes aux finances publiques et la lutte contre la fraude fiscale

a. La fraude fiscale, un serpent de mer

b. La fraude à la TVA

4. Les atteintes à la probité et le cas de la corruption dagent public étranger

a. Les atteintes à la probité

b. La corruption dagent public étranger

C. DES PRATIQUES FRAUDULEUSES DE PLUS EN PLUS SOPHISTIQUÉES ET REPOSANT LARGEMENT SUR LE NUMÉRIQUE

1. Un renouvellement technologique permanent

a. Le miroir aux alouettes

b. « Hameçonnage » et captation des données

c. Les nouveaux produits

2. Des techniques de blanchiment en mutation

a. Les différentes phases du blanchiment

b. Les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour brouiller les pistes

II. UNE POLITIQUE PUBLIQUE RÉCEMMENT RÉORGANISÉE MAIS QUI RISQUE LA THROMBOSE

A. LA DÉTECTION REPOSE LARGEMENT SUR DES ACTEURS PRIVÉS

1. La mobilisation différenciée de professions réglementées

a. Les obligations communes aux professions assujetties

b. Les professions financières

c. Les professions non financières

2. Le contrôle des administrations ou des autorités de supervision

a. LAutorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR)

b. LAutorité des marchés financiers (AMF)

c. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)

d. La direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI)

3. Le rôle préventif de lAgence française anticorruption

a. La prévention

b. Le contrôle de l’exécution des décisions judiciaires

c. Les activités de conseil

4. Des résultats du contrôle fiscal en demi-teinte

a. Une transformation des méthodes

b. Un engagement réel contre la fraude à la TVA

c. La levée partielle du verrou de Bercy

d. Léchange automatique des informations fiscales et le renouvellement de la programmation du contrôle

5. Les capacités de traitement de Tracfin

6. La place des lanceurs dalerte reste à confirmer

B. LES SERVICES ENQUÊTEURS ONT ATTEINT LEURS LIMITES

1. Une performance globale difficile à mesurer

a. Un taux de plainte probablement très faible

b. Des taux délucidation médiocres

c. Des coûts inconnus

2. Une organisation éclatée

a. Les aléas des services de premier ressort

b. La nécessaire rationalisation des services spécialisés à vocation nationale

3. Une charge de travail qui augmente

4. Une crise des vocations

C. LES JURIDICTIONS SPÉCIALISÉES : LARBRE QUI CACHE LA FORÊT ?

1. Des juridictions interrégionales spécialisées fortement mobilisées par la criminalité organisée

2. Un parquet national financier menacé dengorgement par sa rapide montée en puissance

3. La difficile coordination des parquets sur lensemble du territoire

4. Labsence dune filière économique et financière dans la magistrature

III. DEUX ACTIONS PRIORITAIRES POUR AMÉLIORER LES RÉSULTATS

A. ACCÉLÉRER LA RÉPONSE PÉNALE

1. Lorientation par les parquets

2. Les condamnations

3. La durée excessive des procédures

B. ATTAQUER AU PORTEFEUILLE EN RENFORÇANT LEFFICACITÉ DES SAISIES, DES AMENDES ET DES CONFISCATIONS

1. Les procédures de saisie doivent encore être améliorées

2. Le rôle déterminant de lAgence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués mérite dêtre conforté

3. La convention judiciaire dintérêt public

EXAMEN PAR LE COMITÉ

ANNEXE N° 1 : LINCIDENCE DU PROJET DE LOI RELATIF À LA CROISSANCE ET À LA TRANSFORMATION DES ENTREPRISES (PACTE) SUR LES OBLIGATIONS DÉCLARATIVES DES ENTREPRISES

ANNEXE  2 : PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS

CONTRIBUTIONS DES GROUPES POLITIQUES

CONTRIBUTION

du groupe La France Insoumise

au rapport d’information déposé par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques

sur l’évaluation de la lutte contre la délinquance financière

I. Faire de l’Etat le premier acteur dans l’identification des infractions financières

I.A. S’organiser pour mieux cerner la délinquance et la criminalité financière

 En établissant un outil opérationnel d’analyse de l’ensemble de la délinquance financière

 En ciblant également certaines infractions en particulier, comme la fraude fiscale

Proposition FI n° 1 : établir une liste unique et exhaustive de paradis fiscaux selon trois ensembles de critères (équité fiscale, lutte contre le blanchiment et prudentiel) comme l’indique la deuxième proposition du rapport n° 1423 du Sénateur Eric Bocquet sur la Lutte contre les paradis fiscaux en date d’octobre 2013.

I.B. Faciliter le signalement des infractions

 En imposant davantage de transparence aux entreprises

Proposition FI n° 2 : systématiser la publication en données ouvertes (open data) des informations et documents détenus par les autorités publiques, et le cas échéant, par les entreprises, lorsqu'elles sont astreintes à la publication de certaines informations, comme par exemple les industries extractives.

 En mettant en place une véritable protection des lanceurs d’alerte

Proposition FI n° 3 : étendre le périmètre de la protection effective des lanceurs d’alerte à toute situation dans laquelle un salarié porte à la connaissance des autorités une situation susceptible de constituer un crime ou un délit en matière de délinquance financière.

II.  Adapter les moyens dont disposent les services d’enquête à la réalité de la délinquance financière

II.A. Remédier à l’inefficacité et à l’éparpillement de l’action publique, entravée par un manque structurel de moyens et diluée dans une multitude de dispositifs

 En inversant la tendance à la diminution des effectifs

Proposition FI n° 4 : mettre en place un plan pluriannuel de montée en charge des effectifs des différents services qui concourent à la lutte contre les infractions financières.

Proposition FI n° 5 : créer une chambre nationale de l’instruction financière spécialisée en complément du parquet national financier

 En mettant un terme à la logique d’éparpillement des moyens

Proposition FI n° 6 : mettre un terme à la logique d’éparpillement des moyens par un plan de rationalisation des services en privilégiant le renforcement des moyens humains et de l’efficacité dans la lutte contre la délinquance financière.

II.B. Renforcer l’efficacité des techniques d’enquête dans la lutte contre la délinquance financière

 En développant les dispositifs de croisement de fichiers

Proposition FI n° 7 : maintenir l’accès aux agents détachés à leurs bases et applications professionnelles.

Proposition FI n° 8 : constituer une base de données commune aux différents services engagés dans la lutte contre la délinquance financière permettant le partage d’informations opérationnelles, ainsi qu’une base de données nationale commune portant sur les procédures.

 En revoyant certains objectifs chiffrés inadaptés qui introduisent un biais écartant les dossiers complexes

Proposition FI n° 9 : associer la mesure des montants recouvrés à la prise en compte du taux d’élucidation, dans la conception des indicateurs de performance.

 En développant les techniques d’infiltration et d’enquête sous pseudonyme

Proposition FI n° 10 : élargir dans le code de procédure pénale le cadre d’utilisation de l’enquête sous pseudonyme et de l’infiltration pour les infractions financières les plus graves (notamment le blanchiment de fraude fiscale) et les développer.

III.A. Supprimer les procédures dérogatoires qui entretiennent un système de “pénalisation à deux vitesses

 En levant le secret qui protège les délinquants financiers

Proposition FI n° 11 : réformer la Commission nationale du secret défense et lui donner les moyens de décider en toute indépendance ce qui doit être ou non déclassifié.

 En supprimant les procédures dérogatoires que constituent les CJIP

Proposition FI n° 12 : supprimer le dispositif de la convention judiciaire d’intérêt public.

III.B. Garantir le dévouement des acteurs de la lutte contre la délinquance financière, au seul objectif d’intérêt général

 En confiant à l’Etat la détection de la délinquance financière, qui  repose actuellement sur le  bon vouloir des opérateurs privés

Proposition FI n° 13 : transférer progressivement la charge du contrôle interne vers un contrôle externe par les agences prudentiels (ACPR, AMF, etc…) en renforçant significativement leurs moyens humains.

 En supprimant entièrement le verrou de Bercy

Proposition FI n° 14 : suppression totale du principe de “Verrou de Bercy”, y compris pour les procédures incidentes assorties d’une obligation de saisine de l’administration fiscale pour avis préalablement aux poursuites.

 En mettant un terme à l’initiative de l’exécutif sur la carrière des magistrats, afin d’éloigner tout risque de mise en cause

IV. Une politique publique ambitieuse et performante pour lutter contre la délinquance financière

IV.A. Les propositions de l’Avenir en commun

La République doit être garante des biens communs (point n° 9)

Reconnaître la citoyenneté dans l’entreprise et des droits nouveaux aux salariés (point n° 10)

Mettre fin au pillage économique de la nation (point n° 16)

Mettre au pas la finance (point n° 19)

Instaurer un salaire maximum pour les dirigeants d’entreprise (point n° 29)

Faire la révolution fiscale (point n° 36)

Terrasser l’évasion et la fraude fiscales (point n° 37)

Proposer une refondation démocratique, sociale et écologique des traités européens (point n° 51)

IV.B. Les propositions formulées par le groupe de la France insoumise depuis le début de la mandature en complément du programme l’Avenir en commun


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   SYNTHÈSE



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   PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

Proposition n° 1 : assujettir les plateformes d’échange de cryptomonnaies entre elles et de crypto-actifs contre cryptomonnaies au dispositif de lutte contre le blanchiment, conformément aux recommandations du GAFI.

Proposition n° 2 : mettre en œuvre un dispositif d’identification numérique publique certifiée pour y soumettre la dématérialisation de la gestion des comptes bancaires.

Proposition n° 3 : mettre en œuvre une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière reposant sur :

– un dispositif partagé de mesure et de suivi statistique ;

– un document de politique transversale annexé au projet de loi de finances ;

– une délégation interministérielle regroupant la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF) et le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB).

Proposition n° 4 : assujettir les caisses autonomes des règlements pécuniaires des avocats (CARPA) à la déclaration de soupçon.

Proposition n° 5 : soumettre la poursuite des prestataires juridiques ayant conduit à un abus de droit ou à une fraude fiscale à la condamnation définitive de leurs clients.

Proposition n° 6 : consolider le positionnement de l’Agence française anticorruption :

– en lui attribuant un droit de communication pour que le secret professionnel ne lui soit pas opposable dans le cadre de ses missions ;

– en lui confiant la constitution d’une base de données relative aux atteintes à la probité pour établir une cartographie des risques.

Proposition n° 7 : pour lutter contre la fraude à la TVA et dans la perspective de l’assujettissement des livraisons intracommunautaires à la TVA, mettre à l’étude le paiement scindé.

Proposition n° 8 : rétablir le principe d’un secours financier au profit des lanceurs d’alerte en difficulté, complété par la possibilité d’un accès facilité à l’emploi public.

Proposition n° 9 : mettre à l’étude l’harmonisation des conditions de recevabilité de l’action civile associative.

Proposition n° 10 : simplifier l’organisation des services d’enquête spécialisés dans la délinquance financière en intégrant la sous‑direction des affaires économiques et financières de la préfecture de police de Paris dans la direction centrale de la police judiciaire.

Proposition n° 11 : rationaliser le traitement des réquisitions des services de police aux établissements bancaires par la mise en place :

– d’une procédure et d’un format normalisés de transmission des réponses ;

– d’une plateforme unifiée de traitement des flux sous la responsabilité du ministère de la justice.

Proposition n° 12 : développer les outils d’exploitation et de croisement de données reposant notamment sur l’intelligence artificielle afin de contribuer au ciblage des enquêtes.

Proposition n° 13 : confier l’intégralité du traitement judiciaire de la fraude fiscale à des services d’enquête constitués d’officiers fiscaux judiciaires.

Proposition n° 14 : intégrer des agents de certaines administrations spécialisées (inspection du travail, direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes) dans des brigades de police judiciaire avec la qualité d’officiers de police judiciaire, sur le modèle des inspecteurs des finances publiques ou des agents des douanes.

Proposition n° 15 : doter l’Autorité des marchés financiers d’une unité d’investigations judiciaires afin de lui permettre d’assurer l’intégralité du traitement pénal des délits boursiers.

Proposition n° 16 : augmenter les effectifs des services de police spécialisés.

Proposition n° 17 : mettre en place une politique de ressources humaines renforçant l’attractivité de la police judiciaire financière (prime de technicité, adaptation des conditions d’avancement, formation initiale et continue).

Proposition n° 18 : augmenter et diversifier les effectifs du parquet national financier (magistrats, assistants spécialisés, personnel de greffe).

Proposition n° 19 : reconnaître au parquet national financier un pouvoir d’évocation des affaires sur l’ensemble du territoire.

Proposition n° 20 : mettre en place une gestion plus active (appels à candidatures profilés, suivi du vivier, adaptation des conditions d’avancement) de la spécialité économique et financière dans la magistrature.

Proposition n° 21 : adapter la conduite des enquêtes aux spécificités des dossiers économiques et financiers en recourant au devis judiciaire.

Proposition n° 22 : simplifier la procédure des saisies‑attributions au bénéfice des services de l’État.

Proposition n° 23 : développer les ventes avant jugement de biens mobiliers (véhicules notamment) afin de maîtriser les coûts de gestion.

Proposition n° 24 : mettre en place une base de données assurant la traçabilité des actifs saisis puis confisqués, partagée entre l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), les juridictions et les services d’enquête.

Proposition n° 25 : créer un régime juridique spécifique aux cessions des biens immobiliers de l’État issus de confiscations pénales, par dérogation aux dispositions du code général de la propriété des personnes publiques.

 


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   INTRODUCTION

Lors de sa réunion du 5 octobre 2017, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) a inscrit à son programme de travail une évaluation de la lutte contre la délinquance financière, à la demande du groupe La France insoumise. L’intuition de départ était que, malgré la multiplicité des acteurs, leur volontarisme, leur détermination et leur professionnalisme, les moyens mis en œuvre n’ont permis de s’attaquer qu’à la partie émergée de l’iceberg de cette délinquance. Par ailleurs, la lutte contre la délinquance financière ne se résume pas à un enjeu de politique pénale et de finances publiques ; elle est aussi un facteur de cohésion sociale. En effet, l’impunité réelle ou supposée des délinquants en col blanc tend à discréditer l’idée de justice quand, en parallèle, l’administration fiscale et le juge pénal sont très fermes envers le délinquant lambda. Aussi les rapporteurs ont‑ils souhaité analyser l’ensemble des composantes de la délinquance financière car elle fait de nombreuses victimes.

M. Ugo Bernalicis (groupe La France Insoumise) et M. Jacques Maire (groupe La République en marche) ont été désignés comme rapporteurs le 27 septembre 2018. Le groupe de travail constitué pour les assister, en vertu de l’article 146‑3 du Règlement de l’Assemblée nationale, était composé de Mme Anne Brugnera (groupe La République en marche) et de Mme Stéphanie Do (groupe La République en marche).

Par son intensité, la crise financière de 2007‑2008 a gravement ébranlé les économies occidentales et obéré les finances des États, pourtant sollicités pour prévenir l’effondrement du système financier ou soutenir des populations menacées par le chômage de masse ; en somme, éviter une crise aussi grave que celle de 1929 qui avait ouvert la voie au second conflit mondial. Dans ce contexte, plusieurs scandales, en particulier Luxleaks et les Panama papers, ont porté à la connaissance du public les stratégies déployées par les entreprises et les très riches particuliers pour éviter de payer des impôts, suscitant des réactions politiques au vu de l’ampleur du phénomène. Elles se sont traduites par un regain d’activité législative au niveau national dépassant le cadre strict de la fraude fiscale, et par des tentatives plus ou moins abouties d’actions concertées au niveau international depuis le G20 qui s’est tenu à Londres en 2009.

Sur un plan national, la crise politique déclenchée par l’affaire Cahuzac a également eu des conséquences sur le dispositif de lutte contre la corruption.

De fait, la quatorzième législature a été jalonnée par des textes sur le sujet :

– loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (loi n° 2013‑1117 du 6 décembre 2013) et loi organique relative au procureur de la République financier (loi n° 2013‑1115 du 6 décembre 2013) ;

– loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale (loi n° 2016‑731 du 3 juin 2016) ;

– loi réformant le système de répression des abus de marché (loi n° 2016‑819 du 21 juin 2016) ;

– loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016), dite loi « Sapin 2 ».

Le tableau ne serait pas complet si manquait à cette liste le projet de loi contre la fraude ([1]), définitivement adopté le 10 octobre dernier, qui a pour objectif d’en faciliter la détection et d’en alourdir la sanction pour viser plus efficacement les acteurs économiques qui, par leur comportement, contreviennent délibérément aux principes fondamentaux d’égalité devant les charges publiques et de consentement à l’impôt.

Aussi est‑il apparu opportun aux rapporteurs, qui ont tenu compte des rapports parlementaires les plus récents sur des problématiques voisines ([2]), de dresser un bilan des mesures votées sous la précédente législature et d’apprécier les moyens que le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire y avaient consacrés, d’autant que la France sera soumise en 2020 à une évaluation mutuelle ([3]) dans le cadre du Groupe d’action financière (GAFI), cet organisme intergouvernemental créé en 1989 avec pour objectif d’élaborer des normes et de promouvoir l’action de ses membres en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et les autres menaces liées à l’intégrité du système financier international.

Pour mener leurs travaux, les rapporteurs ont procédé, d’octobre 2018 à février 2019, à un cycle d’auditions des principales parties prenantes ([4]) à cette politique :

– la société civile avec les principales ONG, des universitaires ou des journalistes d’investigation spécialistes de l’économie, ou l’association de défense des consommateurs UFC‑Que Choisir ;

– les principaux responsables administratifs de la politique publique :

Ils ont également entendu les représentants des principales professions assujetties à une obligation de vigilance (établissements de crédit, avocats, commissaires aux comptes,…) ainsi que leurs autorités de tutelle (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, Autorité des marchés financiers, Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, Douanes…).

Ils se sont aussi déplacés à Nanterre, dans les locaux des offices centraux spécialisés, à la rencontre des enquêteurs en prise directe avec les réseaux délinquants, de même qu’à Lille où ils ont échangé avec la direction régionale de la police judiciaire, la direction départementale de la sécurité publique, la direction interrégionale des douanes et les magistrats de la juridiction interrégionale spécialisée.

Enfin, un questionnaire a été adressé aux organisations syndicales représentatives ([5]) pour obtenir une information proche du terrain et connaître les principales préoccupations des fonctionnaires qui, par leur action conjuguée, mènent la lutte contre la délinquance financière.

Les rapporteurs se sont également appuyés sur le relevé d’observations définitives rédigé par la Cour des comptes à la suite de son enquête relative aux moyens consacrés à la lutte contre la délinquance économique et financière.

Les rapporteurs tiennent à remercier l’ensemble de leurs interlocuteurs pour leur disponibilité et les informations abondantes et circonstanciées qu’ils leur ont apportées.

Il ressort de ce tour d’horizon que la délinquance financière est un phénomène hétérogène, en croissance tendancielle (I). Bien que récemment réorganisée pour y faire face, la politique publique risque la thrombose (II). Pour améliorer les résultats, priorité doit être donnée à l’accélération de la réponse pénale et au renforcement de l’efficacité des sanctions financières, que sont les amendes, les saisies et les confiscations (III).


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I.   LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE : UN PHÉNOMÈNE HÉTÉROGÈNE EN CROISSANCE TENDANCIELLE

Avant d’examiner la politique publique qui doit fournir une réponse efficace à ce fléau, il convient d’adopter une définition précise du périmètre de la délinquance financière, et d’en mesurer les évolutions quantitatives et qualitatives.

A.   DES PÉRIMÈTRES ET DES INSTRUMENTS DE MESURE À GÉOMÉTRIE VARIABLE

La délinquance financière est un phénomène criminologique complexe à définir. Certains travaux de sociologie ont permis d’identifier une partie de la délinquance financière en s’attachant à considérer le traitement de ce que le sociologue Edwin Sutherland définit comme les « actes commis par des individus de statut social élevé en rapport avec leurs activités économiques et professionnelles ».

Cette conception conserve une certaine réalité mais elle ne rend compte que d’une très faible proportion d’un phénomène plus composite dont il n’existe pas de définition unique et partagée.

Une façon synthétique d’en délimiter les contours consiste à essayer d’en esquisser les caractéristiques criminologiques qui la distingueraient d’autres formes de délinquance, comme les atteintes aux biens ou à l’intégrité physique des personnes. On peut ainsi schématiquement affirmer que la délinquance économique et financière a pour objectif de mettre en place des flux financiers illégaux sans porter atteinte aux personnes ni faire usage de violence, et qu’elle s’accompagne souvent d’une difficile identification des victimes et d’une complexité particulière des investigations.

Une méthode plus analytique consiste à essayer d’en lister précisément les composantes, parmi les quelque 700 infractions criminelles, 8 000 infractions délictuelles et 6 000 contraventions qui constituent notre riche et proliférant écosystème d’incriminations pénales. Cette tâche est particulièrement difficile, du fait de la profusion des incriminations, définies dans une grande diversité de codes législatifs, et des différences d’approche ou de conception des ministères en charge de lutter contre la délinquance financière.

De même, les outils et conventions de mesure statistique ne sont pas partagés entre les ministères de l’intérieur et de la justice.

Enfin une partie du phénomène, comme souvent en matière de délinquance, échappe à tout instrument de mesure, ce qui peut susciter des débats sans fin sur le volume de l’iceberg immergé.

1.   L’agrégat « escroqueries et infractions économiques et financières » du ministère de l’intérieur

La base de données de référence sur la délinquance repose sur l’enregistrement, par les services de police et les unités de gendarmerie, des procédures relatives aux infractions pénales, avant leur transmission à l’administration judiciaire. Ces infractions ont pu être constatées à la suite d’une plainte déposée par une victime, d’un signalement, d’un témoignage, d’un délit flagrant, d’une dénonciation, mais aussi à l’initiative des forces de sécurité.

À partir de 1972, les forces de sécurité se sont en effet dotées d’un outil standardisé de mesure de l’activité judiciaire des services basé sur des comptages mensuels, appelé « état 4001 ». Ce document administratif porte sur les crimes et les délits (à l’exclusion donc des contraventions), enregistrés pour la première fois par les forces de sécurité (afin d’éviter une double comptabilisation si une même infraction est traitée successivement par des services différents) et portés à la connaissance de l’institution judiciaire (n’y sont donc retracées que les infractions suffisamment constituées juridiquement pour pouvoir être poursuivies par un tribunal).

Ce dispositif de suivi statistique des infractions distingue un agrégat « escroqueries et infractions économiques et financières » ou EIEF qui constitue le référentiel du ministère de l’intérieur en matière de délinquance économique et financière.

Cet agrégat compte 19 index qui regroupent chacun une liste précise de nature d’infractions (NATINF). Lors de l’enregistrement d’un fait de délinquance dans le logiciel de rédaction de procédure par les services de police ou de gendarmerie, l’enquêteur saisit une NATINF mais c’est sa hiérarchie qui assume le choix de l’indexation.

À la clôture de l’enquête, le magistrat de permanence confirme la NATINF choisie lors de l’enregistrement du fait. C’est à ce moment que la NATINF et l’indexation sont saisies dans la base de données utilisée pour établir les statistiques.

Le mode de computation des unités de compte peut varier selon les natures d’infraction : par exemple, un fait par chèque volé ou falsifié dans les affaires de falsification et d’usage de chèques volés, un fait par plaignant dans les affaires comportant une ou plusieurs victimes (escroquerie, falsification et usage de cartes de crédit, contrefaçon, escroqueries), et un fait par procédure pour les autres infractions qui n’ont le plus souvent pas de victime directe (infractions à la législation sur le travail, banqueroute, fraude fiscale…).

Agrégat « escroqueries et infractions économiques et financières »
faits constatés en 2018

Source : service statistique ministériel de la sécurité intérieure.

L’index 106 est une catégorie qui regroupe plus de 200 NATINF dont les plus nombreuses sont les ventes à la sauvette sans autorisation (plus de 7 500 faits constatés en 2018), la non‑justification de ressources (notamment en rapport avec une activité illicite), l’importation en contrebande de marchandise prohibée ou encore le blanchiment d’argent.

Une première approche statistique met en évidence le poids des affaires d’escroqueries et d’abus de confiance qui totalisent près de 56 % des faits constatés en matière de délinquance financière, suivies par les affaires de falsifications de moyens de paiement, avec 17 % du total pour les chèques et 14 % pour les cartes de crédit.

Ces chiffres ne mesurent toutefois que l’activité des forces de sécurité dans ce domaine, à l’exclusion de celle des juridictions qui repose sur d’autres conventions.

2.   L’absence de suivi statistique particulier du ministère de la justice

À la différence du ministère de l’intérieur, le ministère de la justice n’identifie pas un agrégat statistique mesurant spécifiquement la délinquance financière qui constituerait pour lui un indicateur de pilotage, ce qui est en soi révélateur d’un degré de priorité relatif.

Il dispose en revanche d’une définition législative de la compétence de ses juridictions spécialisées en matière économique et financière ou de criminalité organisée, et notamment des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS).

L’article 704 du code de procédure pénale énumère ainsi les escroqueries, les abus de confiance, les abus de faiblesse, les manquements au devoir de probité, le recel de délits commis par un mineur, l’entrave à la liberté des enchères publiques, les atteintes aux systèmes automatisés de traitement des données, les infractions en matière de fausse monnaie, la non‑justification de ressources, le blanchiment, la fraude fiscale, la fraude électorale, les délits prévus par le code de commerce, le code monétaire et financier, le code de la construction et de l’habitation, le code des douanes, le code de la propriété intellectuelle, le code de l’urbanisme, le code de la consommation, les délits en matière de marchés à terme, les délits en matière de jeux de hasard, et les délits relatifs au régime juridique de la presse.

De même, l’article 705 du code de procédure pénale qui fonde la compétence du Parquet national financier vise les manquements au devoir de probité, les fraudes électorales, la fraude fiscale, les escroqueries à la TVA, l’association de malfaiteurs et le blanchiment lié à ces délits.

Comme l’observe le Syndicat de la magistrature (SM) dans sa réponse écrite au questionnaire des rapporteurs, ces périmètres de compétence ne sauraient suffire à définir la délinquance financière : « Sur le plan légal, un renvoi au périmètre de compétence matérielle du Parquet national financier (PNF) serait beaucoup trop restrictif en ce quil exclurait par exemple toutes les infractions au droit pénal des sociétés (abus de biens sociaux, banqueroute…). Un renvoi au périmètre de compétence matérielle des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) en matière financière serait quant à lui à la fois trop extensif, en ce quil inclurait par exemple certains délits en matière dédition, et trop restrictif, en ce quil exclurait notamment le travail dissimulé. En pratique, les périmètres de compétence des sections financières des parquets varient significativement dune juridiction à lautre, pouvant inclure par exemple, au gré des organisations internes, les délits en matière de chasse et de pêche, la discrimination, les délits de presse ou les accidents du travail. Surtout, de nombreux délits (escroquerie, abus de confiance, recel, blanchiment…) sont susceptibles de relever alternativement de la délinquance de droit commun ou de la délinquance économique et financière, selon le contexte de leur commission, si bien quil nest pas possible denvisager une catégorisation réductible à une liste déterminée dinfractions ».

À la demande de la Cour des comptes, dans le cadre de son enquête consacrée à la lutte contre les infractions économiques et financières, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice a toutefois identifié un périmètre d’infractions qui regroupe les contentieux suivants :

– les atteintes aux biens : détournements de fonds et escroqueries ;

– les atteintes à l’autorité de l’État : devoir de probité, faux documents, infractions sur les jeux de hasard, infractions au financement des partis politiques ;

– les infractions financières : législation sur les sociétés, infractions fiscales ou douanières, sur les moyens de paiements, sur les établissements de crédit et d’assurance, infractions boursières, etc. ;

– les infractions économiques : concurrence et prix, consommations, règlementation des professions industrielles, commerciales et agricoles, contrefaçon etc. ;

– les infractions à la législation du travail : législation sur l’emploi, réglementation du travail, infractions à la protection sociale et aux prestations sociales ;

– les infractions à la réglementation des professions de transports ;

– les infractions à l’urbanisme, aux permis de construire et à la protection du patrimoine architectural.

C’est ce même périmètre, sauf mention expresse contraire, qui sera utilisé dans la suite du rapport afin de mesurer l’orientation statistique des affaires par les parquets et la réponse pénale des juridictions à ce type de délinquance.

Au‑delà des différences de périmètre, la comparaison des données entre les ministères de l’intérieur et de la justice est rendue très difficile, voire impossible, du fait de divergences dans les unités de compte.

La DACG utilise les unités de compte des affaires et des auteurs ou personnes mises en cause, à partir de la source fournie par le logiciel de traitement des affaires pénales Cassiopée. La présentation des affaires orientées permet d’appréhender le volume global des affaires soumises aux parquets et, par conséquent, l’activité des juridictions pénales. L’analyse par auteur est quant à elle pertinente afin d’analyser la structure des orientations décidées par les parquets. Il est précisé que ces données, relatives à l’activité des parquets, ne comportent pas les contraventions des quatre premières classes, traitées par les officiers du ministère public.

Il est rappelé qu’en matière de falsification et d’usage de chèques volés, la statistique du ministère de l’intérieur retient pour sa part un fait par chèque. Dans les matières comportant une ou plusieurs victimes (escroquerie, falsification et usage de cartes de crédit, contrefaçon, escroqueries) l’unité de compte est le plaignant. Pour les autres infractions, en général sans victime directe (infractions à la législation sur le travail, banqueroute, fraude fiscale…), l’unité de compte est la procédure.

Ces différences de computation expliquent que les statistiques concernant les escroqueries font état de plus de 216 000 faits constatés selon le ministère de l’intérieur en 2017, soit 55 % de l’ensemble des faits constatés en matière économique et financière, alors que le ministère de la justice évalue à 157 000 le nombre d’affaires nouvelles d’escroqueries pour cette même année 2017, soit 42 % des affaires économiques et financières de son périmètre de référence.

Si affaires judiciaires et faits constatés par les services de sécurité intérieure peuvent difficilement être comparés, l’observation des dénombrements d’auteurs permet en général une comparaison plus pertinente. Cependant, la justice oriente, pour des infractions économiques et financières, environ 2,5 fois plus d’auteurs que les services de police et de gendarmerie n’en ont mis en cause (248 000 contre 100 000).

En effet, ce champ infractionnel échappe très largement aux services de police et de gendarmerie, une part importante des affaires adressées aux parquets provenant notamment d’autres services administratifs (douanes, administration fiscale, environnement, inspection du travail), contrairement aux autres matières où 90 % des affaires transmises aux parquets proviennent des services du ministère de l’intérieur.

On estime ainsi que seules deux affaires nouvelles sur trois de ce champ proviennent de la police ou de la gendarmerie, une sur trois provenant d’autres administrations ou de victimes adressant leur plainte directement au procureur de la République.

Par ailleurs, les affaires transmises par les services de police et de gendarmerie diffèrent considérablement de celles transmises par les autres administrations ou directement par les victimes, notamment en ce qu’elles sont moins souvent élucidées : dans les affaires économiques et financières enregistrées par les parquets, seuls 53 % des auteurs sont mis en cause par les services de police et de gendarmerie, contre 88 % des auteurs s’agissant des affaires d’autre nature.

En effet, police et gendarmerie enregistrent très majoritairement des plaintes pour escroquerie, dont les auteurs sont rarement identifiés, quand les autres services sont chargés de contentieux en général systématiquement élucidés au moment de la découverte des faits (fraudes fiscales, infractions douanières…).

Pour ces différentes raisons, il n’existe pas de table de concordance ou de matrice de transfert permettant de rapprocher immédiatement les nomenclatures du ministère de l’intérieur et celles du ministère de la justice et donc d’assurer une traçabilité statistique du traitement des dossiers, tout au long de la chaîne pénale.

Si des travaux ont été entrepris depuis 2015 pour rapprocher les statistiques produites par les deux ministères, les champs privilégiés à ce jour ne traitent pas de la délinquance financière puisqu’il s’agit des infractions liées aux stupéfiants et des violences conjugales.

Si les chiffres reflétant l’activité des services d’enquête d’une part et des juridictions d’autre part ne sont guère comparables pour les raisons techniques précédemment décrites, ils ne suffisent pas non plus à refléter la réalité du volume de la délinquance financière et ils doivent être complétés par d’autres sources, notamment par des enquêtes de victimation.

3.   La mesure élargie des enquêtes de victimation

Mesurer la réalité du volume de la délinquance financière, au‑delà du prisme de l’activité policière ou juridictionnelle, est notamment envisageable, pour une partie de son périmètre, par l’enquête annuelle de victimation qui repose sur les déclarations de nos concitoyens et leur ressenti.

L’enquête « Cadre de vie et sécurité » est ainsi conduite chaque année depuis 2007 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), en partenariat avec l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et avec le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI).

Cette enquête nationale a pour objectif d’évaluer et de décrire les infractions dont sont victimes les ménages et les individus. Elle complète ainsi les données administratives sur les infractions enregistrées au quotidien par les services de police et de gendarmerie car les victimes ne déposent pas toujours plainte.

L’enquête est menée au premier trimestre de chaque année auprès d’environ 25 500 ménages résidant en France métropolitaine dont 16 000 seulement répondent effectivement. Au sein de chaque ménage, une personne de plus de 14 ans choisie aléatoirement répond aux questions portant sur les victimations individuelles (vols personnels, violences).

La mesure de certains actes relevant de la délinquance financière est permise par cette enquête depuis 2011 avec l’introduction de questions relatives aux débits frauduleux sur les comptes bancaires, complétées en 2018 par des questions relatives aux arnaques.

En 2017, 1,2 million de ménages métropolitains ont déclaré avoir été victimes d’une escroquerie bancaire, soit 4,2 % de l’ensemble des ménages. Cette proportion est un peu plus élevée (4,3 % en 2017) si l’on rapporte le nombre de ménages victimes au nombre de ménages possédant un compte bancaire. Plus d’un ménage victime sur dix (11 %) a subi plusieurs escroqueries bancaires distinctes au cours de l’année.

Ce chiffre illustre une autre réalité que celle remontant des plaintes auprès des forces de sécurité. Pour ce type d’escroqueries en effet, le signalement auprès des services de police ou de gendarmerie n’est pas un préalable obligatoire pour obtenir le remboursement des sommes débitées indûment sur le compte bancaire de la victime. De fait, ces escroqueries bancaires sont peu fréquemment enregistrées : en moyenne, entre 2015 et 2017, 37 % des ménages victimes se sont déplacés au commissariat ou à la gendarmerie, 26 % ont effectivement déposé une plainte, et 8 % ont fait une déclaration de type main courante.

Par ailleurs, un questionnaire spécifique a pour la première fois été consacré aux arnaques dans l’enquête conduite en 2018. Le terme arnaque désigne les fraudes et les escroqueries en dehors des débits frauduleux sur les comptes bancaires. Il peut s’agir par exemple d’une commande qui n’a jamais été livrée ni remboursée, d’une annonce qui s’est révélée être frauduleuse, d’un service qui n’a jamais été rendu, de fausses factures ou d’appels malveillants demandant d’appeler un numéro surtaxé, etc. Cela a pu se passer sur internet, par téléphone, par courrier ou par contact direct.

1,7 million de personnes âgées de 14 ans et plus (3,3 % de la population) se sont dites victimes d’une arnaque en 2017 dont 12 % l’ont été plusieurs fois au cours de cette même année. 15 millions (30 % de la population) ont été victimes d’une arnaque au cours de leur vie.

Avec un taux de déclaration à la police ou à la gendarmerie de 11 %, les arnaques sont un contentieux largement sous-déclaré par les victimes. Parmi les déclarants auprès de la police ou de la gendarmerie, plus des deux tiers (68 %) déposent effectivement plainte.

Ces enquêtes démontrent que la délinquance financière a plusieurs visages puisqu’il peut aussi s’agir d’une délinquance de masse, frappant une proportion importante de la population avec des faits parfois individuellement d’une gravité relative mais collectivement très lourds financièrement.

L’un des grands défis posés à la politique publique de lutte contre ce fléau est bien de prendre en compte l’ensemble du spectre des comportements délictueux et de s’adapter à leur montée en puissance quantitative et à leur sophistication permanente.

B.   UNE AUGMENTATION GLOBALE DES FAITS DÉCLARÉS OU CONSTATÉS EN DEÇÀ DE LA RÉALITÉ DES INFRACTIONS COMMISES

Le maniement des chiffres, on l’a vu, est délicat car les recensements effectués par les différents acteurs impliqués ne retracent pas les mêmes faits, ni ne procèdent aux mêmes regroupements.

Les principaux acteurs sont la police et la gendarmerie nationales, et le ministère de la justice qui apporte une réponse pénale aux auteurs déférés devant l’autorité judiciaire. Mais ils n’en ont qu’une connaissance partielle. Ils traitent les « grosses affaires » et des pans plus obscurs de la délinquance leur échappent.

La délinquance financière fait peu de bruit ; à l’exception de quelques affaires retentissantes impliquant des personnalités, elle n’a rien de spectaculaire et ne trouble pas – en apparence – l’ordre public. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le sujet soit rarement évoqué devant l’opinion, d’autant que, souvent, les victimes ne veulent pas se faire connaître, soit qu’elles éprouvent de la honte à « s’être fait avoir », soit que les autorités ne souhaitent pas faire de la publicité pour tel ou tel type d’escroquerie. Aussi le croisement des statistiques publiques avec les chiffres obtenus à partir des enquêtes de victimation est‑il instructif.

Quelles que soient les sources, la tendance dégagée est un accroissement du phénomène dont les auteurs font preuve d’une capacité d’adaptation, voire d’anticipation en perpétuel renouvellement.

Nombre d’ESCROQUERIES ET INFRACTIONS économiques et financières (EIEF) par index de 2013 à 2018

 

2013

2014

2015

2016

2017

2018

Variation 2018/2013

Escroqueries et infractions assimilées :

Faux en écriture publique et authentique (84)

2 085

1 530

1 100

865

878

873

– 58,1 %

Autres faux en écriture (85)

7 637

9 923

7 347

8 148

8 557

9 072

+ 18,8 %

Fausse monnaie (86)

1 723

2 170

3 062

2 599

2 410

1 847

+ 7,2 %

Falsifications et usages de chèques volés (89)

60 130

67 220

69 795

73 764

75 011

70 120

+ 16,6 %

Falsifications et usages de cartes de crédits (90)

42 165

49 986

56 197

58 424

58 372

57 708

+ 36,8 %

Escroqueries et abus de confiance (91)

184 532

187 938

201 920

212 609

222 063

229 186

+ 24,2 %

Infractions à la législation sur les chèques (92)

7 355

6 114

4 959

4 331

3 863

3 147

– 57,2 %

Soustotal 1

305 627

324 881

344 380

360 740

371 154

371 953

+ 21,7 %

Infractions économiques et financières :

Contrefaçons et fraudes industrielles et commerciales (87)

1 212

1 235

1 406

1 536

2 268

2 482

+ 104,8 %

Contrefaçons littéraires et artistiques (88)

216

215

270

330

328

409

+ 89,3 %

Travail clandestin (93)

11 872

11 620

11 861

11 665

10 468

10 287

– 13,3 %

Emploi d’étranger sans titre de travail (94)

3 396

2 975

3 131

2 807

2 867

3 137

– 7,6 %

Marchandage – prêt de main d’œuvre (95)

301

234

181

134

106

98

– 67,9 %

Banqueroutes, abus de bien sociaux et autres délits de société (98)

1 643

1 745

1 520

1 649

1 659

1 748

+ 6,4 %

Prix illicites, publicité fausse et infractions aux règles de la concurrence (101)

744

774

811

911

930

971

+ 30,5 %

Achats et vente sans factures (102)

309

341

289

205

163

192

– 37,8 %

Infractions à l’exercice d’une profession réglementée (103)

1 348

1 340

1 862

1 777

1 423

1 812

– 34,4 %

Infractions au droit de l’urbanisme et de la construction (104)

3 204

3 550

3 902

4 524

4 300

4 692

+ 46,4 %

Fraudes fiscales (105)

742

822

633

634

604

609

– 17,9 %

Autres délits économiques et financiers (106)

10 600

11 406

9 884

8 499

9 920

10 584

– 0,1 %

Soustotal 2

35 587

36 257

35 750

34 671

35 036

37 021

+ 4,0 %

Total

341 214

361 138

380 130

395 411

406 190

408 974

+ 19,8 %

Source : ministère de l’intérieur, SSMSI.

1.   Bien qu’en baisse, l’impact toujours massif des fraudes aux moyens de paiement

Les sources statistiques sont de trois ordres : les déclarations auprès des autorités, les enquêtes de victimation du ministère de l’intérieur, en net décalage, et les statistiques dressées par l’Observatoire de la sécurité des moyens de paiement créé par la loi Sapin 2, qui a succédé à l’Observatoire de la sécurité aux cartes bancaires, au périmètre plus étroit. Il n’existe donc pas de série sur l’ensemble des moyens de paiement avant cette date.

Les fraudes aux moyens de paiement, mesurées par les faits signalés, ont progressé de 19 % au cours des cinq dernières années. La hausse concerne principalement les falsifications et utilisations de carte bancaire, dont l’usage continue de s’étendre. Plus inattendue est celle liée aux chèques dont l’usage est, lui, en recul.

Évolution de la fraude aux moyens de paiement 2013‑2018

NOMBRE DE FAITS CONSTATÉS

2013

2014

2015

2016

2017

2018

Variation 2018/2013

Falsifications et usages de cartes de crédit (90)

42 165

49 986

56 197

58 424

58 372

57 708

+ 37 %

Falsifications et usages de chèques volés (89)

60 130

67 220

69 795

73 764

75 011

70 120

+ 17 %

Infractions à la législation sur les chèques (92)

7 355

6 114

4 959

4 331

3 863

3 147

 57 %

Total

109 650

123 320

130 951

136 519

137 246

130 975

+ 19 %

Source : ministère de l’intérieur.

Si l’on se réfère aux montants de la fraude globale, elle a atteint en 2017 744 millions d’euros, un montant considérable, bien qu’en recul par rapport à 2016 où elle s’était montée à 798 millions, soit une baisse de 6,8 %.

La carte bancaire est le vecteur le plus courant de la fraude. Même si le montant moyen de l’escroquerie est faible et en diminution (84 euros en 2017), elle reste courante et c’est le nombre qui explique que le préjudice total se soit monté à 361 millions d’euros. Le chèque, à l’inverse, est de moins en moins utilisé mais le montant de la fraude correspondante augmente.

Fraude aux moyens de paiement

 

 

Montant total

(en millions d’euros)

Prévalence de la fraude
(1 euro fraudé pour X euros de transaction)

Montant moyen de la fraude
(en euros)

Carte bancaire

(émise en France)

2017

361

1 850 euros

84

2016

399

1 580 euros

95

Chèque

2017

296

3 500 euros

2 580

2016

272

4 050 euros

2 300

Virement

2017

78

300 000 euros

16 884

2016

86

275 000 euros

15 500

Prélèvement

2017

9

180 000 euros

340

2016

40

37 000 euros

34 000

TOTAL

2017

744

NS

NS

2016

798

a.   Une fraude à la carte bancaire élevée mais en recul

Par rapport à des pays comparables, la France se caractérise par la part toujours plus élevée de la carte bancaire dans les règlements scripturaux, et son succès auprès du public est sans doute imputable en grande partie à la protection élevée offerte au porteur. De fait, quand il est victime d’une fraude, celui‑ci est souvent dédommagé sans avoir à faire de démarche auprès de la police ou de la gendarmerie.

Depuis 2015, année record, le montant de la fraude à la carte bancaire s’inscrit en recul, à 361 millions d’euros pour l’année 2017, même si l’usage de ce moyen de paiement continue de s’étendre, grâce notamment au paiement sans contact. En 2017, la fraude était revenue à son niveau de 2007‑2008, alors que, dans l’intervalle, le flux de transactions a augmenté de 50 %. Malgré des dispositifs de sécurité de plus en plus perfectionnés, elle reste le vecteur principal de la fraude au moyen de paiement.

Montant de la fraude à la carte bancaire

(En millions d’euros)

Source : Observatoire de la sécurité des moyens de paiement.

La fraude est très réduite pour les paiements au point de vente (1 euro fraudé pour 12 500 euros de transactions), et elle se concentre sur les ventes à distance où elle atteint un euro pour 620 euros de paiement. La mise en place du paiement sans contact n’a apparemment pas suscité de fraude correspondante. En outre, la limitation à cinq paiements ([6]) consécutifs en une journée permettait de circonscrire le risque correspondant à 100 euros. Symétriquement, ce plafond était suffisamment bas pour dissuader une fraude qui aurait sans doute demandé des investissements importants.

L’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS) de 2018 a été réalisée auprès des victimes des escroqueries à la carte bancaire ([7]). Même si le nombre de victimes s’est stabilisé en 2017, il a très fortement augmenté au cours de la période récente puisqu’il est passé de 851 000 en 2013 à 1 219 000 en 2017, ce qui correspond à une augmentation de 43,2 % en cinq ans, et à plus d’un doublement en dix ans (500 000 victimes recensées en 2010), qu’il faut rapporter au nombre de transactions qui a progressé de 50 % en une décennie. Le décalage, un écart de 1 à 10 environ, entre les faits constatés (de l’ordre de 128 000) et le nombre de victimes (plus de 1,2 million) laisse songeur.

Nombre annuel de ménages victimes de débit frauduleux sur leur compte bancaire et proportion de ménages victimes entre 2010 et 2017

Champ : ménages ordinaires de France métropolitaine.

Source : enquêtes Cadre de vie et sécurité 2011‑2018, Insee-ONDRP-SSMSI.

La fraude à la carte bancaire est un phénomène de grande ampleur, relativement bien toléré malgré sa prévalence parce que la charge en incombe presqu’entièrement aux émetteurs de carte bancaire (78 % en moyenne des victimes entre 2015 et 2017 ont été indemnisées pour la totalité du préjudice subi, ce qui explique que seulement 37 % d’entre elles se soient manifestées auprès de la police ou de la gendarmerie). Le montant total du préjudice justifie les investissements dans la sécurisation des opérations dont la facture est présentée in fine aux clients des banques, comme le souligne l’association UFC‑Que choisir dans le document qu’elle a envoyé aux rapporteurs.

Ce ne sont pas moins de 4,3 % des ménages bancarisés qui ont déclaré avoir été victimes d’escroqueries bancaires dans l’année, et plus d’un ménage sur dix (11 %) a subi plusieurs escroqueries bancaires distinctes au cours de l’année.

Plus des deux tiers des victimes (68 %) s’aperçoivent du préjudice, qui se présente dans 56 % des cas sous la forme d’un achat sur un site de commerce en ligne, en recevant ou en consultant leur relevé tandis que 24 % d’entre elles sont prévenues par leur banquier. En outre, 62 % des victimes déclarent ignorer de quelle façon les informations confidentielles ont été obtenues par les escrocs.

Compte tenu des modes opératoires, les victimes sont plutôt jeunes, actives (le taux de victimation annuel monte à 5,1 % dans cette population entre 2015 et 2017), et la proportion augmente avec le niveau de vie. Inversement, les personnes âgées de plus de 60 ans et les retraités sont moins touchés.

D’après les personnes interrogées qui ont accepté de répondre à l’enquête CVS 2018, le montant du (ou des) débit(s) observé(s) se ventilent de la façon suivante :

Source : SSMI – Enquête CVS 2018.

Un chiffrage sommaire, et volontairement minimaliste compte tenu de l’étendue de la dernière tranche ([8]), du préjudice moyen déclaré, de l’ordre de 400 euros, se situe à un niveau pratiquement quadruple de celui qui résulte de l’évaluation de l’Observatoire de la sécurité des moyens de paiement.

Par ailleurs, les infractions constatées sur les distributeurs de billets et les terminaux de paiement ont très fortement diminué. La technique la plus répandue consiste à connecter un ordinateur portable aux terminaux pour en récupérer les données ou injecter un virus. Ces résultats positifs sont à mettre au crédit de l’adoption de la norme EMV par plusieurs pays extra‑européens et par le renforcement des mesures de sécurité physique des terminaux.

Nombre d’infractions constatées
sur les distributeurs de billets et les terminaux de point de vente

(En unités)

Source : Observatoire de la sécurité des moyens de paiement.

À son initiative et pour répondre de façon circonstanciée aux rapporteurs, l’association UFC‑Que Choisir a analysé un échantillon de 410 litiges qu’elle a traités au cours des trois premiers trimestres de l’année 2018. Il ressort de cette étude que le montant individuel des fraudes est élevé, plus que la moyenne qui se dégage des chiffres nationaux. S’agissant de la fraude à la carte bancaire, UFC‑Que Choisir considère que les banques n’appliquent qu’imparfaitement les dispositions protectrices du code monétaire et financier. Si elle n’a à connaître que des cas où les clients n’ont pas obtenu satisfaction, son expérience mérite attention. Elle relève que trop souvent encore les établissements exigent un dépôt de plainte de la part des victimes ; elle conteste la pertinence de l’offre d’assurance complémentaire des moyens de paiement et déplore les délais et les modalités de remboursement.

L’association UFC‑Que Choisir a en outre dressé une typologie de la fraude au distributeur de billets. Elle relève que le vol par ruse est le plus fréquent (60 % de l’échantillon) ; les retraits frauduleux, sans dépossession de la carte bancaire, représentent un petit tiers des dossiers alors que les vols avec violence sont rares.

b.   Une hausse paradoxale de la fraude au chèque

Le chèque est le seul moyen de paiement où une progression de la fraude a été enregistrée en 2017. Bien que son utilisation régresse, le montant de la fraude correspondante augmente : elle est passée de 272 millions en 2016 à 296 millions en 2017, soit + 8,8 %. Cette année‑là, le chèque a représenté 40 % de la fraude, pour 8 % des transactions, contre respectivement 34 % et 9 % l’année précédente. Logiquement, le montant moyen du chèque frauduleux a augmenté de 2 300 euros à 2 580 euros.

Deux grandes techniques sont utilisées :

– la falsification des montants, par surcharge, gommage, grattage des mentions portées sur un chèque valide, pour 43 % des montants ;

– le vol de chéquiers soit directement auprès du titulaire, soit surtout dans les circuits de distribution, pour 44 % des montants.

2.   La diversification des escroqueries

a.   Les chiffres du ministère de l’intérieur

Les escroqueries et les abus de confiance, qui représentent 95 % de l’agrégat « escroqueries et infractions assimilées » si l’on enlève les fraudes aux moyens de paiement, ont augmenté de 24 % en cinq ans. La part des escroqueries et abus de confiance dans le total EIEF est de 90 % quelle que soit la zone de compétence, police ou gendarmerie, et la proportion est stable sur la période 2013‑2018. Autrement dit, le territoire est frappé de façon homogène en raison des modes opératoires, ce qui n’est pas le cas pour tous les types de délinquance.

ÉVOLUTION DES ESCROQUERIES HORS MOYENS DE PAIEMENT 2013‑2018

NOMBRE DE FAITS CONSTATÉS

2013

2014

2015

2016

2017

2018

Variation 2018/2013

Faux en écriture publique et authentique (84)

2 085

1 530

1 100

865

878

873

- 58 %

Autres faux en écriture (85)

7 637

9 923

7 347

8 148

8 557

9 072

+ 19 %

Fausse monnaie (86)

1 723

2 170

3 062

2 599

2 410

1 847

+ 7 %

Escroqueries et abus de confiance (91)

184 532

187 938

201 920

212 609

222 063

229 186

+ 24 %

Total

195 977

201 561

213 429

224 221

233 908

240 978

+ 23 %

Source : ministère de l’intérieur.

b.   Les chiffres de l’enquête de victimation de 2018

L’enquête CVS 2018 a consacré pour la première fois un chapitre à ces escroqueries appelées familièrement « arnaques », un terme qui regroupe les fraudes et les escroqueries en dehors des débits frauduleux sur les comptes bancaires. Bien que moins nombreuses que celles de la fraude aux moyens de paiement, les victimes demeurent très nombreuses puisque, en 2017, 3,3 % des personnes âgées de quatorze ans ou plus déclarent avoir été victimes d’au moins une arnaque, ce qui correspond à 1 700 000 personnes. Parmi les personnes interrogées, 25 % reconnaissent avoir été victimes d’une arnaque et 7 % d’une tentative : pratiquement une personne sur trois. La même question a été posée, mais sans intervalle de temps, et l’extrapolation fournit le chiffre de 15 millions de victimes âgées de plus de quatorze ans.

La moitié des victimes de l’année 2017 estime leur préjudice supérieur ou égal à 60 euros, et les trois quarts d’entre elles se sont vu soutirer moins de 300 euros. Seule une arnaque sur dix est signalée aux forces de l’ordre (un peu plus, une sur sept, d’après les chiffres de la police). Les signalements sont suivis d’un dépôt de plainte dans 68 % des cas ; et, parmi eux, neuf sur dix sont toujours dans l’attente des suites de l’enquête, une proportion manifestement décourageante.

En 2017, les arnaques les plus courantes consistent à ne pas fournir les produits ou les services attendus (36 %), ou à les proposer avec une qualité ou des quantités non conformes (16 %) ou encore avec des frais supplémentaires (14 %). Il peut également s’agir d’un chantage ou d’un piège (par exemple : fausse demande d’aide, fausse romance, ou extorsion), auquel cas une relation personnelle s’amorce par l’intermédiaire de sites de rencontre par exemple, pour rendre possible l’escroquerie (14 %).

Parmi les autres enseignements de cette enquête, figurent les modes opératoires. Ainsi, quatre fois sur cinq, la victime n’a pas rencontré physiquement l’auteur de l’escroquerie et, dans plus de la moitié des escroqueries (51 %), le contact se fait par internet, ce qui est confirmé par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). En matière d’arnaque, celle‑ci estime que, pour une plainte, le nombre de victimes varie de 1 000 à 10 000.

3.   Les atteintes aux finances publiques et la lutte contre la fraude fiscale

Les fraudes fiscale et sociale sont les principales atteintes aux finances publiques. Selon les chiffres de la Délégation nationale de lutte contre la fraude, l’ensemble des montants de fraude détectée atteint 8,6 milliards d’euros en 2017 en matière fiscale et sociale. Concernant la fraude fiscale, les opérations de contrôle sur place ont permis d’identifier 6,45 milliards (de droits et pénalités) contre 4,9 milliards en 2016 (+ 31,43 % en un an).

Pour ce qui est des redressements douaniers réalisés dans le cadre de contrôles et d’enquêtes de nature administrative (droits et taxes redressés), ceux‑ci s’élèvent à 268,5 millions d’euros. L’implication de la DGDDI se matérialise également à travers les enquêtes judiciaires réalisées par le service national de douane judiciaire (SNDJ). En 2017, le préjudice aux finances publiques identifié par ce service porte sur un montant de 626 millions. À ces chiffres, doivent être ajoutés les redressements douaniers de nature administrative si bien que la fraude globale s’est élevée à 894,5 millions en 2017 contre 778,1 en 2016 (+ 14,95 % en un an).

Concernant la fraude sociale détectée dont le montant global s’élève à 1,29 milliard d’euros, l’évolution est la suivante : sur le volet fraude aux cotisations (droits et pénalités), le montant détecté s’élève à 589,7 millions en 2017 contre 601 en 2016 soit une légère baisse de 1,89 % ; sur le volet fraude aux prestations sociales la tendance est plutôt à la hausse : les fraudes relevées atteignent 700,8 millions en 2017 contre 663,5 l’année précédente (+ 5,6 %).

a.   La fraude fiscale, un serpent de mer

Les rapporteurs ont fait le choix de ne pas s’appesantir sur le sujet de la fraude fiscale d’autant que la question de son évaluation, très complexe, est traitée de façon détaillée dans le rapport de la mission d’information relative à l’évasion fiscale internationale des entreprises, publié le 12 septembre 2018. Y sont notamment exposées les méthodes directes, à partir de l’étude d’un échantillon aléatoire de contribuables ou de l’extrapolation du contrôle fiscal, et les méthodes indirectes qui croisent données fiscales et celles issues de la comptabilité nationale. Sont aussi soulignées les différences dans les définitions utilisées, dans les périmètres, qui aboutissent à des fourchettes d’évaluation extrêmement larges. Le tableau synthétisant les estimations est reproduit ci‑dessous.

SYNTHÈSE DES ÉTUDES MENTIONNÉES PORTANT
SUR LE CHIFFRAGE DES COMPORTEMENTS D’ÉVITEMENT DE L’IMPÔT

CPO : Conseil des prélèvements obligatoires.

SSFP : Solidaires Finances publiques.

Source : Assemblée nationale, rapport d’information n° 1236 de Mme Bénédicte Peyrol et M. Jean‑François Parigi.

Le rapport recommande d’ailleurs la mise en place d’un groupe d’experts « pour mettre au point une méthode dévaluation de la fraude et de lévasion fiscales faisant consensus, et systématiser lévaluation annuelle de ces comportements ». En attendant, il est impossible de faire mieux.

b.   La fraude à la TVA

La fraude à la TVA est, à bien des égards, emblématique. Cet impôt sur la consommation est la principale ressource de l’État puisqu’elle a rapporté en 2017 plus de 150 milliards d’euros. Frappant les achats des particuliers et les importations à l’entrée sur le territoire français, sa collecte repose généralement ([9]) sur le vendeur final qui reverse le produit de la taxe au Trésor ou aux douanes, selon qu’il s’agit d’une livraison intracommunautaire ou d’une importation.

La fraude à la TVA est ancienne, elle est apparue aussitôt l’impôt mis en place au début des années 1950, mais l’instauration du marché unique en 1993 a créé un véritable appel d’air auquel il est difficile de mettre un terme, malgré les efforts prodigués au niveau tant communautaire que national. L’augmentation du volume des importations intracommunautaires est aussi un facteur de fragilité, car la fraude est plus facile dans le cadre d’échanges communautaires.

Dans le rapport d’information précité de M. Parigi et Mme Peyrol, qui suggère par ailleurs que des travaux ultérieurs pourraient être menés sur le sujet, les chiffres de la fraude estimée étaient les suivants :

– Solidaires Finances publiques (2013) : 15 à 19 milliards d’euros ;

– Conseil des prélèvements obligatoires (2007) : 7,3 à 9 milliards d’euros, fourchette revalorisée en 2015 à 10,7‑16,6 milliards d’euros ([10]) ;

– la Commission européenne, partie prenante puisque la TVA représente 12 % des recettes du budget de l’Union, procède à une évaluation annuelle de l’écart TVA ([11]). Son dernier rapport ([12]), publié en septembre 2018, fait état de 147 milliards d’euros de pertes dans l’UE et de 20 milliards d’euros de pertes pour la France, un chiffre relativement stable depuis 2012.

Dans son dernier rapport d’analyse des risques ([13]), Tracfin souligne le « caractère toujours endémique des fraudes à la TVA, qui constituent un enjeu financier de premier ordre. […] Si les circuits de type carrousel ont été médiatisés et décrits à plusieurs reprises, ils ne constituent pas la seule typologie de fraude à la TVA. De nombreuses fraudes à la TVA sont mises en œuvre par des sociétés agissant seules, de manière autonome. Elles reposent sur des faux en écriture, et se conjuguent à dautres infractions (abus de biens sociaux, abus de confiance, banqueroute…) ».

Les principaux schémas de fraude

 Le carrousel de TVA :

La fraude « carrousel » est une fraude à la TVA, impliquant plusieurs entreprises d’une même chaîne commerciale généralement établies dans au moins deux États membres de l’Union européenne. Cette fraude consiste à obtenir, de façon abusive, la déduction ou le remboursement de la TVA afférente à une livraison de biens, qui n’est pas toujours réalisée, alors que la taxe n’a pas été reversée au Trésor par le fournisseur. Outre que les finances publiques sont pénalisées, les règles de la concurrence sont également faussées par une diminution artificielle des prix.

Schéma simplifié dun carrousel de TVA

Source : DGFiP.

Une entreprise (1) située dans un État membre autre que la France vend des marchandises à une entreprise (2) établie en France (il s’agit en l’occurrence d’une livraison intracommunautaire de 100 000 euros hors taxe, exonérée dans l’autre État membre), laquelle revend pour 83 612 euros HT les marchandises à l’un de ses clients (3), également établi en France, à qui la taxe est facturée, sans avoir été ni déclarée ni acquittée par le revendeur (2). Le client final (3) demande alors le remboursement de la taxe qui lui a été facturée par 2 et revend les marchandises éventuellement à lentreprise (1) en exonération de TVA (livraison intracommunautaire) ou à un autre client établi en France. En pratique, plusieurs entreprises écran peuvent s’intercaler entre les entreprises (2) et (3) afin de masquer leurs relations.

La fraude repose sur le non‑reversement à l’État de la TVA par celui qui l’a collectée (entreprise 2 ou société taxi ou missing trader) et qui dans la majorité des cas disparaît, rendant difficile ou impossible le recouvrement de cette taxe, alors que le client (entreprise 3) la déduit ou en demande le remboursement.

Il arrive que de véritables circuits se mettent en place, impliquant plusieurs entreprises installées dans divers pays – l’interposition de sociétés écran ou buffers brouillant les pistes, dans l’Union ou en dehors : les facturations réciproques s’enchaînent, dans le but de créer des droits à déduction, qui serviront à réamorcer la pompe ([14]).C’est de ce type d’escroquerie que relevait la fraude aux quotas carbone qui a coûté aux finances publiques françaises 1,6 milliard d’euros, d’après les estimations de la Cour des comptes.

En l’absence de carrousel, l’entreprise déductrice, véritable bénéficiaire du mécanisme puisqu’elle a généré un profit artificiel, peut « casser les prix » pour tuer la concurrence et déstabiliser le marché, en particulier si les marges sont faibles.

 Le régime 42, qui autorise les marchandises à circuler au sein de l’Union en suspension du régime de TVA, dans l’attente de l’arrivée dans le pays de destination où l’impôt sera acquitté. Soit la marchandise reste dans le pays membre par lequel elle est entrée, soit elle est acheminée dans un autre pays membre, soit, enfin, elle est expédiée vers une destination autre que celle qui avait été déclarée, sans que, dans chacun des trois cas, la TVA ne soit acquittée. La Cour des comptes, dans un rapport de janvier 2015 ([15]), destiné au CEC, concluait que la France était particulièrement vulnérable à la fraude au régime 42.

 La revente de véhicules doccasion, en fait des véhicules quasiment neufs, car, dans ce cas, seule la marge du revendeur étant assujettie à la TVA, la TVA ayant été en principe déjà acquittée lors de la vente des véhicules neuf

 Les fausses factures qui créent artificiellement de la TVA déductible ([16])

 Les ventes sans facture

La Commission relève dans son rapport annuel que l’écart de la France est stable, avec une légère tendance à la dégradation. Le système actuel, qui repose sur des déclarations d’échange de biens ([17]) et sur les déclarations des prestations informatiques sur le mini‑guichet ([18]), ne donne pas satisfaction dans la mesure où il ne laisse pas suffisamment de temps à l’administration pour intervenir précocement.

L’écart TVA de la France

Gap : écart TVA entre les ressources collectées (revenues) et la TVA théorique calculée d’après la valeur ajoutée issue de la comptabilité nationale à laquelle est appliqué le taux moyen de TVA (VAT Total Tax Liability).

Source : Study and Reports on the VAT Gap in the EU 28 Member States, 2018 Final Report.

4.   Les atteintes à la probité et le cas de la corruption d’agent public étranger

a.   Les atteintes à la probité

Paradoxalement, les atteintes à la probité ne sont pas recensées dans la délinquance financière retracée par l’agrégat EIEF. Elles recouvrent pourtant des infractions de corruption nationale ou internationale, de trafic d’influence, de détournement de fonds publics, et de favoritisme des marchés publics, à forte, parfois très forte, incidence financière. Cette exclusion se justifie sans doute du fait que les forces de police et de gendarmerie reçoivent peu de plaintes dans ce domaine : le procureur est informé directement par le biais de signalement ou dépôt de plainte. Chaque année, Tracfin transmet aux autres administrations entre quarante et cinquante dossiers directement liés à des soupçons de manquements au devoir de probité, dont près de la moitié a concerné en 2017 des personnes politiquement exposées étrangères, ou leur entourage, qui sont soupçonnées de s’être livrées à des détournements de fonds publics dans leur pays, puis d’en avoir investi le produit en France. La sensibilité du public s’est aiguisée au fil du temps, avec l’impératif de mieux gérer les deniers publics et la dimension médiatique de certains dossiers.

Tracfin a exposé, dans son analyse annuelle des risques de blanchiment de capitaux de l’année 2015, plusieurs cas d’atteinte à la probité sur le territoire. Il s’agissait, d’une part, d’une prise illégale d’intérêt de la part d’un élu local se faisant rémunérer pour une mission de conseil dans le cadre de l’implantation d’une maison de retraite dans la commune ; d’autre part, d’abus de confiance dans des associations recevant des subventions publiques, qui profitaient in fine aux responsables, parmi lesquels se comptaient un élu et un fonctionnaire territorial. En 2017, la cellule de renseignement financier (CRF) déplore que ne figurent pas parmi les personnes politiquement exposées (PPE) – soumises à une surveillance particulière de la part des professions assujetties, et énumérées à l’article R. 561‑18 du CMF ([19]) – les responsables exécutifs de collectivités locales (pas même les plus importantes d’entre elles) ou les présidents de sociétés d’économie mixte, qui présentent des risques compte tenu de leur rôle dans le vote des budgets et l’attribution de marchés publics. Ils sont seulement tenus à une déclaration de patrimoine et d’intérêt auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique au début de leur entrée en fonction.

Sur la période 2012‑2016, le nombre d’affaires est en hausse, dans des proportions comparables à celles des autres formes de délinquance financière puisque le taux de progression est de 22,2 %.

Affaires de manquements à la probité reçues par les parquets

 

2012

2013

2014

2015

2016

Variation

2016/2012

Affaires orientées

620

658

726

773

758

+ 22,2 %

Personnes orientées

940

1 037

1 038

1 114

1 101

+ 17,1 %

Personnes poursuivables

495

502

432

434

475

–  4,1 %

Personnes poursuivies

462

473

402

386

429

–  7,1 %

Source : DACG, ministère de la justice.

Le taux de personnes poursuivies, parmi les personnes qui peuvent l’être, oscille sur la période entre 90 % et 95 %, ce qui est une proportion particulièrement élevée.

Parmi les chefs d’inculpation, la corruption est la plus courante (un peu moins de 40 %), suivie du détournement de fonds publics (27,8 %) et de la prise illégale d’intérêt (pour plus d’un quart des mises en cause). Le trafic d’influence explique le reliquat.

Sur les 1 101 personnes prises en charge par la justice en 2016, 215 étaient des personnes morales, soit près de 20 % des affaires orientées. En revanche, elles ne sont que rarement poursuivables (20 %), contre plus de la moitié pour les personnes physiques.

Focus sur le traitement des manquements au devoir de probité

Les dossiers les plus complexes de manquement au devoir de probité sont naturellement confiés aux juridictions financières spécialisées, en revanche, les infractions qu’ils recouvrent n’entrent pas dans le champ statistique des EIEF.

Les infractions de concussion (art. 432‑10 CP), corruption, trafic d’influence (art. 432‑11 CP), prise illégale d’intérêt (art. 432‑12 à 432‑13 CP), atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics (art. 432‑14 CP) et soustraction et détournement de biens (art. 432‑15 à 432‑16 CP) sont représentées dans le suivi statistique par 54 natures d’infractions (Natinf). Elles sont recensées dans les quatre principaux index suivants (données institutionnelles 4001) :

– index 107 « autres délits » : 52 %

– index 44 « recels » : 39 %

– index 106 « autres délits économiques et financiers » : 6 %

– index 104 « infractions au droit de l’urbanisme et de la construction » : 2 %

Seuls les deux derniers index (104 et 106) entrent dans l’agrégat « EIEF ».

430 enquêtes sur des manquements au devoir de probité par personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ont été recensées en 2018 au niveau national (+ 29 % sur un an).

La gendarmerie a été saisie dans 51 % des cas (221 procédures).

Les condamnations pour atteinte à la probité marquent un reflux après avoir enregistré un pic en 2011. En 2016, le nombre d’infractions était le même qu’en 2013. La corruption reste l’infraction la plus courante, représentant une proportion comprise entre un tiers en 2007 et 47,5 % en 2013 ; elle atteignait 41 % en 2016.

Condamnations pour manquement à la probité

* 2016 : données provisoires.

Source : Casier judiciaire nationale – Traitement DACG-PEPP.

b.   La corruption d’agent public étranger

Une des évolutions marquantes, concernant les atteintes à la probité, réside dans l’accélération des procédures fondées sur la corruption d’agent public étranger, autorisant les poursuites en France à l’encontre d’entreprises françaises au titre de leurs contrats internationaux. La législation française a évolué sous la pression internationale, provenant des ONG et d’institutions telles que l’OCDE, mais surtout de la justice américaine.

Le corpus législatif s’est bâti à partir des années 2000 :

– la première loi n° 2000‑595 du 30 juin 2000 relative à la lutte contre la corruption résulte de la transposition des engagements de la France découlant de la convention du 26 mai 1997 relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l’Union européenne et de la convention du 17 décembre 1997 relative à la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, adoptée dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

– la seconde étape marquante a été la loi n° 2007‑1598 du 13 novembre 2007 relative à la lutte contre la corruption qui transpose les obligations contractées au titre de la convention pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption du 27 janvier 1999 et de son protocole additionnel du 15 mai 2003 ainsi que de la convention des Nations unies contre la corruption, adoptée le 31 octobre 2003 à New York (dite convention de « Mérida »).

– la loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin 2, constitue la dernière pierre : elle introduit en droit français un dispositif innovant de transaction pénale, recommandé de longue date par les ONG pour mettre fin à l’impunité des entreprises françaises impliquées dans la corruption d’agents publics étrangers, et particulièrement vulnérables compte tenu de leur positionnement traditionnel sur les marchés de génie civil, de traitement des eaux ou d’armement. D’autres mesures significatives concernent la prévention de la corruption : création de l’Agence française anticorruption (AFA) et mise en place d’un registre des représentants d’intérêt tenu par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

L’action déterminée du Department of Justice, et dans une moindre mesure du Serious Fraud Office britannique, a opéré comme un aiguillon redoutable en matière de corruption internationale. La loi américaine autorise en effet la poursuite de toute entreprise dont le comportement altère les conditions de concurrence sur les marchés internationaux. Les autorités américaines n’hésitent pas à faire de cet instrument juridique une arme économique ([20]) et de grandes entreprises françaises ont dû s’acquitter d’amendes astronomiques pour rester présentes aux États‑Unis. À cet égard, la loi Sapin 2 ne fait que rapprocher le droit français du droit des pays les plus influents économiquement.

Il a donc été nécessaire de monter un dispositif comparable en droit français, et c’est l’Agence française anticorruption (cf. infra) qui en est la clef de voûte. Pour elle, l’enjeu est double.

D’une part, elle doit trouver sa place dans le jeu international et prouver à ses homologues qu’elle ne fait preuve d’aucune complaisance, de façon à éviter qu’ils ne poursuivent eux‑mêmes car l’un des prétextes mis en avant par les autorités américaines est la passivité des autorités françaises en la matière. L’Agence entend se positionner sur une ligne défensive, c’est‑à‑dire ne pas faire entrave aux poursuites américaines, la plupart du temps légitimes dans leur fondement, mais limiter les dégâts en encourageant les entreprises à se tourner vers elle, à admettre leurs torts et à privilégier une amende payée au Trésor français.

D’autre part, l’Agence doit convaincre les entreprises françaises. Devant les juridictions américaines qui sont extrêmement sévères, elles transigent et acceptent de payer des amendes parfois exorbitantes. Souvent, elles n’informent même pas les autorités françaises se privant ainsi du droit de blocage ([21]). La loi interdit de solliciter ou d’obtenir des informations jugées sensibles, et pourrait être opposée aux services d’enquête américains. Si elle était appliquée par la France, les entreprises pourraient refuser, face aux autorités américaines, d’agir de manière à entraîner des sanctions dans leur pays. Néanmoins, les autorités américaines, et même britanniques, n’en font aucun cas car elles considèrent que la loi de blocage n’est pas appliquée. L’AFA essaye de reprendre la main sur ces questions. Elle a rencontré tous les services de renseignement en leur disant qu’il serait bon qu’ils communiquent avec elle.

L’AFA préconise une démarche plus offensive de la justice française consistant à enquêter sur les pratiques des entreprises étrangères installées en France.

C.   DES PRATIQUES FRAUDULEUSES DE PLUS EN PLUS SOPHISTIQUÉES ET REPOSANT LARGEMENT SUR LE NUMÉRIQUE

Des centaines de millions d’euros, voire des milliards, dérobés et blanchis, des victimes innombrables, tel est le constat. Mais de quels stratagèmes les escrocs usent‑ils pour parvenir à leurs fins ? Ils rivalisent d’ingéniosité pour tromper leurs proies ; leur agilité à exploiter les failles dans les législations nationales qu’ils connaissent sur le bout des doigts, et leur maîtrise des nouvelles technologies leur donnent souvent, mais pas toujours, une longueur d’avance sur leurs poursuivants. Les auditions ont été l’occasion d’un passage en revue des affaires qui font le quotidien des services de police et de justice, et elles font ressortir plusieurs caractéristiques, parfois à l’opposé les unes des autres, d’une délinquance en perpétuel renouvellement.

À chaque extrémité du spectre, la délinquance financière repose sur une exploitation judicieuse et massive des nouvelles technologies ; les innovations servent de support à de nouvelles formes d’escroquerie qui organisent, à partir de l’actualisation de schémas classiques, à la fois des « casses » spectaculaires et des rapines à grande échelle qui ont en commun d’être silencieux. Enfin, les acteurs du blanchiment trouvent des alliés chez les nouveaux prestataires de services de paiement dont les clients (re)gagnent un anonymat bien souvent gage d’impunité.

1.   Un renouvellement technologique permanent

Internet offre aux escrocs un terrain de chasse idéal, pratiquement sans limite, sur lequel ils entrent anonymement dans l’intimité de chacun, sans violence et sans effraction. Le panorama des arnaques en tous genres peut se classer en trois grandes catégories, dont les frontières sont parfois floues, et qui se recoupent.

a.   Le miroir aux alouettes

La première technique est classique : elle consiste à appâter l’internaute ou le correspondant téléphonique et à le tromper, en lui présentant un « miroir aux alouettes » avec lequel il se piège lui‑même, de façon active ou passive.

De façon active, quand des sites commerciaux illégaux (ils ne sont pas agréés par l’AMF) font de la publicité pour des produits financiers extrêmement risqués (options binaires sur le Forex, ou marché des changes, terres rares, placement en diamants, cryptoactifs depuis l’envolée des cours en 2017), surtout en cette période où les taux d’intérêt offerts par les produits classiques peinent à maintenir le capital en euros constants.

Les escroqueries aux sites non régulés de trading d’options binaires principalement sur le marché des changes et dont le mécanisme est détaillé dans le rapport d’analyse des risques de Tracfin pour l’année 2015 sont emblématiques. Leur préjudice en France était estimé à la fin de l’année 2015 par les services judiciaires spécialisés à plus de 200 millions d’euros et les victimes se compteraient par milliers. À l’échelle mondiale, les revenus annuels dépasseraient le milliard de dollars. Pour ce qui est de la France, Tracfin estime, pour chaque site, le préjudice compris entre 200 000 et 3 millions d’euros.

Les escrocs achètent ou créent des sites de trading par internet, qui proposent des placements sur des produits de marché. Pour investir, il suffit de se connecter sur une plateforme et de miser sur une prédiction d’évolution de cours d’un actif, le plus souvent une devise, dans un intervalle de temps très court (quelques minutes). Si le client prédit correctement, il fait un bénéfice d’un certain pourcentage, et s’il se trompe, il perd sa mise au profit de la société qui fait office de contrepartie. Contrairement à d’autres types de contrats d’options, les options binaires présentent un risque très élevé car elles forment des propositions de type « tout ou rien » et l’intervalle de temps est trop court pour que la fluctuation des cours reflète un raisonnement économique sous‑jacent ; aucun financier ne s’y aventurerait. La transaction n’est rien d’autre qu’un pari. D’après l’AMF, sur les plateformes autorisées, 90 % des clients sont perdants ; sur les plateformes non autorisées, 100 %.

Les auteurs de ces escroqueries ouvrent des centres d’appel où ils emploient du personnel formé à démarcher les particuliers de manière offensive. Les premiers placements se révèlent en général positifs pour mettre le client en confiance. Puis viennent les premières pertes. Les opérateurs téléphoniques appellent alors le client pour le convaincre de continuer à investir afin d’effacer ses pertes. Dans les faits, sa situation ne s’améliore pas.

Les clients n’ont jamais été informés des risques particulièrement élevés des produits financiers qui leur ont été proposés. De plus, sur de nombreux sites, le jeu est faussé. Le paiement potentiel pour une prédiction correcte est calculé pour minimiser les pertes de la société qui commercialise les produits. Si un actif se comporte de manière trop prévisible, il est retiré de la vente.

Il est en pratique impossible aux clients de retirer leur argent ; pour ne pas payer, les entreprises réclament toujours des documents ou des pièces justificatives jusqu’à ce que les appels des clients ne soient même plus pris et leur compte fermé, sans que ceux‑ci aient récupéré leurs fonds.

Il existerait plusieurs centaines de compagnies de ce type. Beaucoup ne sont pas régulées par des autorités de marché. Certaines sont immatriculées dans des juridictions de l’Union européenne où la régulation est particulièrement faible, mais qui leur donne le droit de vendre leurs produits dans tous les pays de l’Union européenne, selon le régime de la libre prestation de service. La réaction des autorités se concentre désormais sur le blocage des sites décidé par le tribunal et les poursuites, quand elles sont possibles, pour pratique commerciale trompeuse.

Dans son dernier rapport d’analyse, Tracfin observe même une seconde vague qui a vu les escrocs reprendre contact avec leurs victimes, en se faisant passer pour des conseils ou des avocats qui se chargeraient de recouvrer les fonds, moyennant des commissions. Quant aux investisseurs en diamants qui seraient prétendument placés dans des zones franches, une TVA de 20 % leur a été réclamée, conséquence d’une pseudo-directive européenne !

Cet exemple montre le professionnalisme et le caractère très organisé de ces fraudes. Toutefois, il y a aussi, dans les deux cas, de faux sites qui ne vendent rien et se contentent de soutirer de l’argent à leurs « clients ».

Bien que les enjeux financiers soient moindres au niveau individuel pour les victimes, la DGCCRF a souhaité mettre en avant d’autres arnaques de grande ampleur, dénommées « pièges à la souscription », qui se révèlent extrêmement lucratives parce que, d’une part, les très nombreuses victimes ne sont pas prises en charge par des autorités occupées ailleurs qui, dans le meilleur des cas, font preuve d’une écoute indulgente, mais guère plus, devant tant de crédulité (supposée) ; d’autre part, parce que ces escroqueries se caractérisent par leur sophistication et leur professionnalisme. Le montant du préjudice, largement inconnu, se chiffre en centaines de millions d’euros.

Il s’agit, à partir d’une prise de contact en ligne, d’amener les consommateurs à souscrire des abonnements ou à effectuer des paiements sans qu’ils en aient conscience. L’appât est le plus souvent constitué d’offres au contenu très alléchant pour le consommateur (smartphone à un euro, faux bons d’achat/cadeau, chaussures à prix réduits) ; il peut aussi concerner l’offre de divers services dont le caractère parfois délicat contribue à une faible victimologie (essai de produits cosmétiques/produits minceur/produits miracle, formalités administratives facilitées, sites de rencontres, sites de pornographie, sites de voyance…).

Au prétexte d’une participation symbolique aux frais (de un à cinq euros), les cibles communiquent les coordonnées de leur carte bancaire qui sont ensuite utilisées pour un ou plusieurs paiements différés. Ce paiement scelle généralement un prétendu contrat d’abonnement qui constitue en réalité la véritable intention commerciale du professionnel et conditionne la rentabilité du piège.

Le phénomène observé constitue de façon plus structurelle une manifestation d’une nouvelle forme de criminalité courante, très rentable et qui bénéficie d’une large impunité parce qu’elle échappe aux différentes autorités en charge de l’ordre public.

Diverses raisons peuvent expliquer cette large impunité :

– de très nombreuses victimes réparties sur tout le territoire (des centaines de milliers) ;

– un préjudice individuel faible (de un euro, à cinquante/cent euros) ;

– un taux de plainte très faible (les victimes n’osent pas porter plainte par peur d’exposer leur crédulité, ne savent pas où, ni comment, porter plainte, se font rejeter par des services qui considèrent qu’il s’agit de préjudices commerciaux individuels) ;

– le service après‑vente très étudié des escrocs (mentions « marchandes » sous la ligne de flottaison, plateformes de résiliation en ligne – sur la base du libellé du prélèvement, centres d’appel au Maghreb…) permet de contenir la colère des victimes et les risques de médiatisation liés à son expression ;

– il s’agit d’arnaques internet à dimension internationale à base de paiements dématérialisés qui requièrent des équipes d’enquête spécialisées ;

– les principaux services de police judiciaire « cyber » sont accaparés par des formes de criminalité plus graves et immédiates ;

– les services de police généralistes peuvent ne pas percevoir les artifices utilisés pour masquer la réalité de l’offre commerciale et disqualifient les plaintes des personnes jugées insuffisamment attentives ;

– pour autant que la plainte soit jugée fondée, le faible préjudice individuel ne permet pas de justifier une mise en enquête par le parquet et le dossier est renvoyé comme « litige commercial ».

Le tableau ci‑dessous détaille les escroqueries que la DGCCRF a pu faire sanctionner.

Principales escroqueries à la souscription détectées par la DGCCRF

Raison sociale

Domiciliation PM/PP(*)

Appât

Abonnement/ piège

CA infractionnel

Prédation pure/
pour partie

Nombre de victimes

Préjudice individuel

Saisies

pénales

Société A

UK/F

iPhone à 1 €

conciergerie

8 M€

66 000

121 €

465 K€ France

311 K€ Espagne

Société B

Espagne

Chaussures à
– 60 %

Cagnotage forcé

1,1 M€

11 000

100 €

1,8 M€

Société C

UK/Spain

Produits techno à 4,99€

Streaming

2,1 M€

27 000

77 €

Appart Bordeaux

180 K€

Société D

NL, UK/ UK, F

Documents administratifs

Assistance administrative

100 M€

>150 000

193 €

Saisie pénales prévues

Société E

IRL/F

Documents administratifs

Assistance administrative

2,3 M€

56 000

41 €

Comptes étrangers saisis en CRI

Société F

F

Pilules minceur + 1 mois coaching gratuit

Coaching

1,73 M€

19 000

91 €

1,8 M€

Société G

Malte/Belgique, Monaco, F

Documents administratifs

Assistance administrative

13 M€

>67 000

194 €

Saisie pénale en cours

(*) PM = personne morale. PP = personne physique.

Source : DGCCRF.

De façon passive aussi, avec la multiplication des faux sites administratifs.

Les particuliers cherchent à renouveler leurs papiers d’identité, obtenir la carte grise de leur nouveau véhicule et se connectent sur un site, généralement bien référencé par les moteurs de recherche. Le préjudice individuel n’est pas énorme, mais les victimes sont nombreuses.

De cette catégorie relèvent aussi les fraudes aux numéros surtaxés, qui se dissimulent derrière l’appellation officielle de services à valeur ajoutée (SVA), et sur lesquelles la DGCCRF enquête, là aussi, en raison de l’importance du phénomène.

Ces pratiques commerciales déloyales consistent, dans un premier temps, à démarcher le consommateur par courriel ou sur son téléphone (SMS, message vocal). Un message contenant de fausses informations ou de faux noms de sociétés est alors laissé à la personne appelée la conduisant ensuite à composer un numéro payant dit « surtaxé ». Pensant que le message est authentique, la victime appelle ledit numéro et peut parfois rester en ligne plusieurs minutes avant de comprendre qu’il s’agit en fait d’une arnaque et de raccrocher.

Le caractère de plus en plus sophistiqué de ces fraudes rend les investigations complexes : localisation des escrocs en dehors de l’Union européenne, multiplication des numéros surtaxés et des sociétés afin de noyer les services d’enquête sous des informations multiples, succession de professionnels œuvrant en cascade, masquage du numéro qui émet le premier appel, rotation rapide des numéros surtaxés (quelques minutes).

Tous ces délinquants se rémunèrent sur le prix des appels passés par les consommateurs et génèrent un chiffre d’affaires annuel de plusieurs dizaines de millions d’euros par an. Le préjudice individuel est faible (quelques dizaines d’euros), il est en revanche multiplié par le volume de victimes qui se comptent en millions. Dans un dossier de 2016, le service national des enquêtes (SNE) de la DGCCRF a constaté que 3 millions d’euros ont été reversés à un opérateur tunisien. Dans un autre dossier, ce sont 1,2 million d’euros qui ont été encaissés illégalement par un opérateur ayant élaboré une fraude destinée à faire croire aux consommateurs qu’un colis est en instance dans leur bureau de Poste et qu’il leur faut appeler un numéro (surtaxé) pour programmer une livraison.

b.   « Hameçonnage » et captation des données

Les escrocs cherchent à se procurer les données, bancaires dans la plupart des cas mais pas toujours, des victimes. La gamme des possibilités est très étendue, la fraude « au président » ou « faux ordre de virement » étant la plus importante et l’une des plus persistantes.

Cette escroquerie de grande ampleur a fait beaucoup parler d’elle, et, si elle est de moindre envergure aujourd’hui, elle continue de faire des victimes car elle s’est sophistiquée au fil du temps.

Apparues en 2010, les escroqueries aux ordres de virement ont enregistré leur pic en 2013‑2014, mais elles se maintiennent à un niveau élevé. Il n’existe pas de profil type de la victime, chacun peut être frappé, des entreprises de toute taille de même que des collectivités publiques (hôpitaux, départements), et même des particuliers. Au départ, les escrocs opéraient par téléphone en se faisant passer pour le président ou le directeur général et demandaient le virement de sommes importantes sous couvert d’une opération urgente ou confidentielle. En utilisant des cartes téléphoniques prépayées ou en passant par l’intermédiaire de plateformes téléphoniques, les numéros de l’expéditeur s’affichant sur le téléphone du destinataire correspondaient à une localisation géographique proche.

Le hacking, ou piratage des données, a permis ensuite de sophistiquer la technique : les escrocs ont accédé aux organigrammes détaillés, aux courriers à en‑tête, aux documents comptables et aux coordonnées bancaires des fournisseurs. L’escroc prétexte alors un changement de coordonnées bancaires du fournisseur pour réclamer un virement en urgence qui finira, naturellement, sur ses propres comptes. Le hacking permet également, après envoi d’un lien relié à un logiciel espion, d’inviter les victimes à se connecter à leur portail bancaire, pour leur subtiliser leurs identifiants et codes d’accès internet, qui serviront aux escrocs à établir des ordres de paiement à leur propre profit.

Selon Tracfin, le préjudice global était estimé fin 2015 à environ 500 millions d’euros pour plus de 1 550 victimes, les tentatives représentant plus de 860 millions d’euros. Dès 2015, Tracfin a repéré une réorientation des escroqueries FOVI sur des entités de plus petite dimension (les cibles sont plus petites et plus diversifiées, en particulier des PME et les comptables publics d’établissements de santé). Bien que les statistiques de la police judiciaire fassent état d’un tassement du phénomène des FOVI depuis quatre ans (près de 900 faits commis ou tentés lors du pic de 2014, contre 640 en 2016 et 430 en 2017), Tracfin ne constate pas de diminution sensible et reçoit depuis 2014 entre 70 et 120 signalements par an. Le préjudice cumulé évoqué par la directrice de l’OCRGDF était de 700 millions, pour des tentatives se montant à 1,3 milliard.

Citons aussi, pour mémoire, la fraude un peu fruste au regard de ce qui vient d’être décrit, mais efficace, consistant sous prétexte d’alerte de la part de la banque ou de la police, à soutirer les coordonnées bancaires. L’opération, plus rare aujourd’hui grâce aux mesures de sécurité prises par les établissements bancaires, peut aussi se faire à partir des distributeurs, les professionnels distinguant le skimming qui consiste à installer sur les appareils un dispositif qui recueille le numéro de la carte et le code confidentiel quand le client le compose, et le jackpotting qui consiste à pirater les données du distributeur à partir d’un ordinateur portable. Comme ces préjudices sont couverts par les assurances, ce sont principalement les établissements distributeurs de moyens de paiement qui assurent la prévention.

c.   Les nouveaux produits

Chaque innovation technologique ou économique suscite l’imagination des escrocs, comme l’atteste la gigantesque escroquerie sur les quotas carbone, dont les auteurs ont réussi à soustraire 1,6 milliard d’euros à l’État français, en recyclant le schéma du carrousel de TVA aussi ancien que l’impôt lui‑même.

En matière de technologie, ce sont les cryptomonnaies qui ont attiré l’attention et les certificats d’économie d’énergie qui sont le dernier avatar du marché en tant qu’instrument de politique économique.

Les cryptomonnaies intriguent ; elles suscitent aussi des débats très vifs. Le terme est volontairement accrocheur. La monnaie, l’argent suscitent curiosité, intérêt, convoitise. En plus, « crypto » veut dire « caché ». Alors, que cachent‑elles au juste ? Une mission d’information s’est employée à y répondre : le titre du rapport se termine par un point d’interrogation ([22]), reflet des potentialités équivoques de l’objet analysé. Le terme de « monnaie virtuelle » est d’ailleurs trop restrictif, car il met exclusivement l’accent sur un seul des usages de cette technologie. Or ils sont multiples même si le crypto-actif le plus célèbre, le bitcoin, a été conçu dès l’origine pour devenir un instrument de règlement et s’il a aussitôt servi des projets criminels. « Bitcoin a immédiatement été perçu comme un outil de libération qui permettrait aux criminels de camoufler leurs traces et déchapper aux autorités compétentes » ([23]). Un paradoxe pour une technologie inviolable et infalsifiable.

Une seule technologie, plusieurs usages

Une technologie : la chaîne de bloc, traduction littérale de block chain. Cette expression désigne un programme informatique d’enregistrement et de stockage de données ayant pour caractéristique de ne pouvoir fonctionner qu’en réseau. Chaque transaction initiée par l’un des membres du réseau doit être validée par de nombreux autres. Ce réseau fonctionne de façon très souple dans la mesure où il est accessible de n’importe quel terminal par le biais d’un identifiant public. En revanche, l’intervention sur le programme n’est possible que par le biais d’un mot de passe proprement individuel. L’enregistrement sera ensuite validé collectivement et lisible à condition d’utiliser un identifiant, distinct de celui utilisé pour l’enregistrement. On parle de chiffrement asymétrique.

Par rapport à d’autres programmes, la block chain présente des avancées indiscutables. Premièrement, elle fonctionne de façon décentralisée si bien qu’elle n’est à la merci ni d’un opérateur central, dénommé habituellement « tiers de confiance », qui gérerait le système, y exercerait un contrôle ou qui pourrait être vulnérable, ni d’une attaque puisque toute anomalie serait aussitôt décelée par comparaison avec le registre dupliqué chez les autres membres du réseau. Deuxièmement, les transactions stockées sont inviolables et infalsifiables. Elles sont enregistrées une fois pour toutes, ce qui confère au système une fiabilité incomparable. En fait, le seul risque réside dans une action concertée entre membres du réseau pour prendre le pouvoir. Pour parer à cette éventualité, l’accès au réseau n’est accordé qu’après avoir apporté une preuve de travail, c’est-à-dire mobilisé une capacité de calcul déterminée de sorte qu’une attaque massive soit matériellement impossible ou que son prix exorbitant soit véritablement dissuasif. La contrepartie, et elle est de taille, est la quantité d’énergie et les capacités de stockage considérables requises par cette technologie qui ne vaut par ailleurs que si le réseau sur lequel elle s’appuie atteint une taille critique.

Les origines de la block chain remontent aux début des années 1990, quand des informaticiens talentueux ont voulu utiliser les potentialités des nouvelles technologies pour instaurer une société plus libre et plus décentralisée, échappant à l’emprise des autorités et des multinationales. Au départ, leur objectif était surtout de garder leur indépendance vis‑à‑vis des institutions et de préserver le caractère privé des informations échangées avec leurs pairs. Le Manifeste de la crypto-anarchie a été rédigé en 1989 et ce n’est que par la suite que des libertariens se sont emparés de l’idée de concevoir un système de paiement qui sera finalement mis au point avec le lancement du bitcoin en 2008 par Satoshi Nakamoto, en perfectionnant les versions antérieures de monnaie virtuelle, telle que le DigiCash ou le BitGold.

Les utilisations de la block chain :

Outre son usage en tant que monnaie, voulu par ses promoteurs, la block chain a déjà été utilisée par les établissements financiers, au sein d’un réseau fermé, qui étudient comment transférer des fonds sans passer par des intermédiaires et payer des commissions. Elle a aussi servi à établir le cadastre au Ghana, et pourrait se révéler très utiles pour enregistrer les transactions immobilières, par exemple, ou encore gérer des droits de propriété en permettant la circulation de certificats, des « tokens » ou encore jetons, d’un bout à l’autre de la planète sans avoir à les dupliquer.

Les jetons, ou « tokens », sont devenus des actifs numériques, porteurs de droits, et ont acquis ainsi une fonction d’actif dont la circulation repose sur un circuit analogue à celui des cryptomonnaies. Ils peuvent donc être utilisés comme elles en tant que moyen de règlement ou réserve de valeur, mais aussi en tant que moyen d’accès aux fonctionnalités offertes par la blockchain.

Les différentes fonctions du token :

– le token applicatif qui permet d’utiliser une application donnée sur la blockchain, par exemple un service de stockage décentralisé de données ;

– le token de participation qui permet à son détenteur de voter ou de participer à la gouvernance d’une application par exemple les choix d’investissement d’un fonds participatif ;

– le token de réputation sert à déterminer la fidélité ou la fiabilité d’un utilisateur ;

– le token d’investissement représente la part d’une initiative ou d’un projet qui pourra donner lieu à distribution de bénéfice sous une forme ou sous une autre, et à droit de vote. Sa valeur est donc étroitement dépendante de celle des produits auquel il est associé.

La plupart des tokens sont aujourd’hui utilisés comme instrument de levée de fonds destinés à financer le développement d’applications sur la blockchain ; il s’agit en quelque sorte d’un mode de financement participatif appelée offre publique de jetons (Initial Coin Offering ou ICO). Les opérations les plus importantes dépassent largement la centaine de millions de dollars. Certaines d’entre elles ont été initiées par des pionniers des nouvelles technologies.

D’après « Blockchain et cryptomonnaies » de Primavera De Filippi, Que sais-je ? sept. 2018

Les rapporteurs n’ont examiné les cryptomonnaies stricto sensu que par le prisme de la délinquance financière et constatent l’unanimité de la défiance qu’elles soulèvent. Tracfin a détaillé les modus operandi dans son rapport annuel 2017, soulignant l’organisation de l’anonymat ; le GAFI a lui aussi insisté sur les risques potentiels ; la Fédération bancaire française a rappelé qu’il était paradoxal de soumettre ses adhérents à des règles rigoureuses d’identification du client liées à la lutte contre le blanchiment et vouloir ensuite, comme cela a été évoqué un temps, les obliger à ouvrir des comptes à des entités qui géraient des instruments de règlement et qui échappaient à la législation ad hoc. Elle a également mentionné que 400 individus détenaient un quart des cryptomonnaies, un ratio qui fait écho à l’histoire du bitcoin, que le grand public a appris à connaître en 2012 pour avoir été la seule monnaie de règlement de la plateforme Silk Road, où s’échangeait tout ce qui était interdit (drogues, outils de piratage des systèmes informatiques, papiers d’identité,…) avant d’être fermée par le FBI.

Les rapporteurs soutiennent les dispositions adoptées au Sénat par un amendement gouvernemental lors de l’examen du projet de loi PACTE et proposant une solution équilibrée. Il s’agit, conformément aux recommandations du GAFI d’octobre 2018, de soumettre à une obligation d’enregistrement les services de plateforme d’échange de cryptomonnaies entre elles, parce qu’elles permettent l’acquisition de cryptomonnaies intraçables. En revanche, s’agissant des crypto‑actifs définis comme des jetons, Tracfin considère que les risques sont moindres et il est proposé de prendre le temps de la réflexion.

À l’issue du vote en nouvelle lecture à l’Assemblée, le dispositif adopté est résumé dans le tableau ci‑joint :

Règles d’agrément et de surveillance
des acteurs du secteur des crypto-actifs
au titre de la lutte contre le blanchiment
et le financement du terrorisme (LCB‑FT)

Métiers

Formalités AMF

Obligations de surveillance

Agrément facultatif

Enregistrement obligatoire

Jurisprudence de l’ACPR sur les services de prestation de paiement

5e directive anti-blanchiment

Recommandation du GAFI

Projet de loi PACTE

Émetteur

Visa facultatif sur les opérations

 

 

 

 

Oui si visa

Conservation

Oui

Oui

 

Oui

Oui

Oui

Achat/vente contre monnaie légale

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Achat/vente contre crypto-actifs ou cryptomonnaie

Oui

 

 

 

Oui

Oui si agrément

Exploitation de plateforme de négociation

Oui

 

 

 

Oui

Oui si agrément

Autres, dont :

 

 

 

 

 

 

– conseil

Oui

 

 

 

 

Oui si agrément

– « marché gris »

Oui

 

 

 

Oui

Oui si agrément

Proposition n° 1 : assujettir les plateformes d’échange de cryptomonnaies entre elles et de crypto-actifs contre cryptomonnaies au dispositif de lutte contre le blanchiment, conformément aux recommandations du GAFI.

Pour assurer la transition énergétique, les pouvoirs publics obligent les producteurs d’énergie, les obligés, à financer des travaux d’économie d’énergie, en contrepartie de quoi sont émis des certificats d’économie d’énergie (CEE) dont ils doivent se procurer un montant proportionnel au volume de leurs ventes. Quand ils ne peuvent réaliser ces travaux eux‑mêmes, les producteurs peuvent les faire faire par des entreprises, à qui ils donnent délégation, d’où leur nom de délégataires.

Ces dernières prennent en charge la réalisation des opérations d’économie d’énergie ou leur sous‑traitance et obtiennent en échange des CEE auprès du ministère de l’écologie, qu’elles revendent ensuite aux obligés. Les délégataires ont été identifiés comme le maillon faible du système dans la mesure où ils peuvent ne pas effectuer les travaux et présenter des dossiers fictifs pour obtenir des CEE.

Tracfin a mis en évidence des schémas de fraude au préjudice des énergéticiens, portant sur plusieurs millions d’euros, qui ont ainsi financé des réseaux criminels transnationaux. D’autre part, leur valorisation se fondant sur la performance énergétique des travaux, et non sur le coût, des intervenants opportunistes se sont engouffrés dans la faille et ont fait de la publicité auprès du public pour tirer avantage des distorsions, d’autant que, pour venir en aide aux ménages en situation de précarité énergétique, la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance a contraint les fournisseurs d’énergie à consacrer, en deux ans environ, un milliard d’euros d’aides aux travaux en leur faveur, contribuant à l’atomisation du marché. Les CEE « précarité » sont mieux valorisés que les CEE classiques, ce qui augmente le risque de distorsion coût/bénéfice et l’incitation pour des acteurs mal intentionnés.

La réglementation a été resserrée autour des délégataires pour limiter les possibilités de fraude et faciliter les contrôles mais les fraudeurs s’adaptent de sorte à passer sous les radars en devenant des sous‑traitants des délégataires.

En 2017, Tracfin a effectué quatorze transmissions d’informations portant sur des enjeux cumulés supérieurs à 80 millions d’euros, dont douze étaient en lien avec la criminalité organisée. Six dossiers ne portaient aucune trace de travaux effectués, et le service a exercé cinq fois son droit d’opposition dans le cadre de cette thématique pour un montant total de fonds supérieur à 4 millions. Les services judiciaires ont in fine procédé, dans le cadre de ces dossiers, à des saisies supérieures à 10 millions d’euros.

2.   Des techniques de blanchiment en mutation

Une fois leur forfait commis, les délinquants doivent impérativement blanchir le produit de leurs méfaits, pour pouvoir en profiter. Cette étape est décisive dans la lutte contre la délinquance financière.

Les nouvelles technologies, en assurant des mouvements de capitaux rapides et sûrs ainsi que des nouveaux services de paiement, contribuent à faciliter les manœuvres des blanchisseurs.

a.   Les différentes phases du blanchiment

L’article 324‑1 du code pénal définit le délit de blanchiment comme « le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de lorigine des biens ou des revenus de lauteur dun crime ou dun délit ayant procuré à celuici un profit direct ou indirect. Constitue également un blanchiment le fait dapporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect dun crime ou dun délit. »

Il distingue donc les trois étapes du processus de blanchiment destiné à donner une apparence légale à des actifs dont la provenance ne l’est pas.

Le « placement », appelé aussi « prélavage » ou « immersion », consiste à introduire des fonds provenant d’un crime ou d’un délit dans le système bancaire et financier, pour transformer la monnaie fiduciaire en monnaie scripturale ou justifier la détention d’importantes sommes en espèces.

Les paiements en espèces sont toujours très présents. Ces flux d’argent liquide, d’origine délictueuse ou criminelle, sont souvent blanchis par des circuits de collecte et de transferts d’espèces, qu’il s’agisse de transport physique ou de compensation informelle de type hawala, qui brouille les pistes en réduisant les flux.

Schéma de fonctionnement de la hawala

Il s’agit de réaliser deux opérations distinctes : un travailleur souhaite virer 700 euros dans un pays A pour aider sa famille, tandis qu’une autre famille souhaite transférer 1 000 euros en France où étudie un de ses membres. La compensation aura lieu en France pour 300 euros et les codes transmis par téléphone sécuriseront les transactions.