N° 2695

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 février 2020

RAPPORT D’INFORMATION

 FAIT 

 

AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L’ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES (1),

sur la reconnaissance du terme de « féminicide »,

PAR

Mme Fiona Lazaar,

Députée.

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(1) La composition de la Délégation figure au verso de la présente page.


La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes est composée de : Mme Marie-Pierre Rixain, présidente ; Mme Marie‑Noëlle Battistel, Mme Valérie Boyer, Mme Fiona Lazaar, M. Gaël Le Bohec vice-présidents ; Mme Isabelle Florennes, Mme Sophie Panonacle, secrétaires ; Mme Emmanuelle Anthoine ; Mme Sophie Auconie ; M. Erwan Balanant ; Mme Huguette Bello ; M. Pierre Cabaré, Mme Céline Calvez ; M. Luc Carvounas ; Mme Annie Chapelier ; M. Guillaume Chiche ; Mme Bérangère Couillard ; Mme Virginie Duby-Muller ; M. Philippe Dunoyer ; Mme Laurence Gayte ; Mme Annie Genevard ; M. Guillaume Gouffier-Cha ; Mme Nadia Hai ; Mme Sonia Krimi ; M. Mustapha Laabid ; Mme Nicole Le Peih ; Mme Geneviève Levy ; M. Thomas Mesnier ; Mme Cécile Muschotti ; M. Mickaël Nogal ; Mme Josy Poueyto ; Mme Isabelle Rauch ; Mme Laëtitia Romeiro Dias ; Mme Bénédicte Taurine ; Mme Laurence Trastour‑Isnart ; M. Stéphane Viry.

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

introduction

I. Les spécificités du crime de féminicide

A. Un crime qui s’inscrit dans LE continuum des violences sexistes et sexuelles à l’encontre des femmes

1. Logiques sexistes et violences multiformes, un continuum spécifique

2. Le féminicide, paroxysme de la violence sexiste, qui se traduit en France principalement par des meurtres par conjoint ou exconjoint

B. Un crime trop longtemps invisibilisé et aux spécificités mal comprises et mal prises en compte

1. Le silence des victimes de violences sexistes, notamment conjugales, particulièrement exposées aux féminicides

2. Les défaillances de la société face aux féminicides

II. LES DIFFICULTéS posées par L’INSCRIPTION DU TERME « FéMINICIDE » en droit pénal français

A. Des problèmes de définition du terme de féminicide

1. Une définition à géométrie variable

2. Le risque d’entériner en droit la catégorisation des femmes comme « victimes des hommes »

B. Les difficultés juridiques d’une telle définition dans le code pénal

1. Le nonrespect du principe constitutionnel d’égalité devant la loi

2. Le risque d’une infraction difficile à qualifier et donc à sanctionner

III. lES nécessaireS reconnaissance et utilisation institutionnelle du terme de féminicide en France

A. Des dispositifs juridiques suffisants mais devant sans doute être encore renforcés

1. Le droit français punit déjà fermement ces crimes

2. Renforcer l’application des dispositifs déjà existants

B. Développer l’usage du terme de fÉminicide

1. Mieux nommer pour mieux prendre en compte

2. Intégrer le terme de féminicide dans toutes les formations sur les violences conjugales

TRAVAUX DE LA dÉlÉgation

annexe I : PROPOSITION DE Résolution sur la reconnaissance et l’emploi du terme de « féminicide »

annexe II : personnes entendues par lA rapporteure

 


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introduction

« Ce combat pour l’égalité femmes-hommes est essentiel. Il est essentiel parce qu’il n’est pas gagné dans nos sociétés, parce que les féminicides continuent, en France comme dans tant d’autres États. Nous devons donner un statut juridique à ce sujet et bâtir une action efficace pour l’éradiquer encore davantage que nous ne l’avons fait, parce que nous voyons, dans tant d’États, reculer l’égalité entre les femmes et les hommes, remettre en cause les droits des femmes à disposer de leur corps et les acquis des décennies passées, parce que partout où l’inégalité entre les femmes et les hommes s’installe, c’est du recul de civilisation, c’est l’obscurantisme qui monte, c’est le terrorisme qui grandit, c’est le recul de l’éducation » ([1]).

Le discours du Président de la République, à la tribune de l’Organisation des Nations Unies, témoigne de la nécessité de reconnaître l’existence des féminicides et d’adopter un vocabulaire adapté afin de caractériser ces fléaux. Ses propos s’inscrivent dans un contexte de prise de conscience mondiale des spécificités de ces crimes, à un moment où le Gouvernement français a fait de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause nationale de son quinquennat ([2]).

Le « féminicide » se définit comme le meurtre de femmes ou de filles en raison de leur sexe, parce qu’elles sont des femmes, parce qu’elles sont des filles. Ce terme qualifie des crimes qui s’inscrivent dans un continuum de violences faites aux femmes (économiques, physiques, administratives, psychologiques, sexuelles…).

Du point de vue de l’histoire du droit et de l’histoire sociale, le terme de « féminicide » est relativement récent. Utilisé dans les années 1970, puis officiellement théorisé en 1992 par les auteures et sociologues Jill Radford et Diane Russell dans leur ouvrage Femicide : The Politics of Woman Killing, ce terme vient de la contraction des termes « female » et « homicide » ([3]). Certaines tragédies ont renforcé son utilisation comme la tuerie de l’École polytechnique de Montréal ([4]) ou les disparations récurrentes de femmes dans la ville de Ciudad Juarez au Mexique depuis les années 1990 ([5]).

Aujourd’hui, le terme de « féminicide » est utilisé par différentes instances politiques internationales. Comme le rappelle le Livre blanc sur la lutte contre les violences conjugales de la Délégation, « le cadre international a également été un moteur important pour faire évoluer le droit et mieux prendre en compte la gravité des violences perpétrées à l’encontre des femmes, y compris dans le cadre du couple. En 1995, à l’occasion de la quatrième Conférence mondiale des Nations Unies à Beijing, la question de la lutte contre les violences faites aux femmes s’est imposée dans le champ de l’action publique internationale. Cette conférence a permis l’adoption d’une déclaration et d’un programme d’action signé par 189 États, dont l’objectif est de « prévenir et éliminer toutes les formes de violences à l’égard des femmes et des filles ». Ces avancées se sont poursuivies avec la signature de la Convention sur la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique de 2011, ratifiée par la France le 4 juillet 2014 et entrée en vigueur, sur notre territoire, le 1er novembre 2014 » ([6]).

Ces engagements internationaux ont permis de reconnaître les spécificités des violences de genre, définies par la Convention d’Istanbul comme « toute violence faite à l’égard d’une femme parce qu’elle est une femme ou affectant les femmes de manière disproportionnée » ([7])

Dans cette logique, le terme de « féminicide » a progressivement été reconnu et employé, par exemple depuis 2012 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui définit quatre types de féminicides et qui souligne que ces crimes s’inscrivent dans des cadres de violences systémiques et dans une logique de domination masculine.

La définition du féminicide par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)

La définition généralement admise du féminicide est l’homicide volontaire d’une femme, mais il existe des définitions plus larges qui incluent tout meurtre de filles ou de femmes au simple motif qu’elles sont des femmes. Une définition plus restreinte est celle couramment utilisée dans les politiques, les lois et la recherche : l’homicide volontaire de femmes.

Le féminicide est généralement commis par des hommes, mais il arrive parfois que des membres féminins de la famille soient impliqués. Le féminicide se distingue des homicides masculins par des particularités propres. Par exemple, la plupart des cas de féminicide sont commis par des partenaires ou des ex-partenaires, et sous-entendent des violences continuelles au sein du foyer, des menaces ou des actes d’intimidation, des violences sexuelles ou des situations où les femmes ont moins de pouvoir ou moins de ressources que leur partenaire.

L’OMS distingue quatre cas de féminicides :

-          le féminicide « intime » commis par le conjoint ou l’ex-conjoint de la victime ;

-          les crimes d’honneur : meurtre d’une femme accusée d’avoir transgressé des lois morales ou des traditions (adultère, grossesse hors mariage...) ; le meurtrier peut être un homme ou une femme de la famille ou du clan ;

-          le féminicide lié à la dot, c’est-à-dire le meurtre de jeunes femmes par leur belle‑famille pour avoir apporté une somme d’argent insuffisante lors du mariage ;

-          le féminicide « non intime » commis par une personne qui n’est pas en relation intime avec la victime.

Source : OMS, Comprendre et lutter contre la violence à l’égard des femmes, 2012.

Parallèlement à cette prise de conscience internationale, les enjeux de la reconnaissance du terme « féminicide » se sont imposés dans le débat public français. Mis en avant par des associations militantes depuis plusieurs années ([8]), ce terme a été ajouté en 2014 au vocabulaire du droit et des sciences humaines par la Commission générale de terminologie et de néologie, et est défini comme « l’homicide d’une femme, d’une jeune fille ou d’une enfant en raison de son sexe » ([9]). Il est apparu dans l’édition 2015 du Petit Robert comme « le meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe » ([10]).

On observe aujourd’hui, une utilisation de plus en plus fréquente de ce terme aussi bien dans les sphères médiatique ou associative que dans le monde politique. Comme l’a rappelé Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), ce développement de l’emploi du terme est dû notamment au travail des associations féministes qui comptent et actualisent le nombre de féminicides à chaque nouveau cas ([11]). Utile et pertinent, cet emploi permet de nommer un phénomène de société qui nécessite des réponses spécifiquement adaptées. C’est dans ce sens que Livre blanc sur la lutte contre les violences conjugales a été adopté à l’unanimité par la Délégation en décembre 2019. Appelant à l’utilisation du terme « féminicide » hors des sphères juridiques, afin de « désigner le caractère bien spécifique de ces crimes genrés », le Livre blanc articule ses recommandations autour de cinq axes : la prévention des violences, la détection des situations, la sécurisation des urgences, l’accompagnement des victimes et la prise en charge des auteurs ([12]).

Consciente de ces enjeux et ayant depuis le début de la législature fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une priorité, la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances et des femmes a décidé de se saisir plus précisément du sujet de la reconnaissance du terme « féminicide » dans le langage courant, mais également dans le langage juridique. S’inscrivant dans la continuité des précédents travaux de la Délégation, le présent rapport d’information vise à faire le point sur la pertinence de ce terme en vue de proposer une résolution sur son emploi.

 

 

 


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I.   Les spécificités du crime de féminicide

Les féminicides ne sont pas des homicides comme les autres. Ils émanent des logiques sexistes omniprésentes dans la société, jusque dans l’intimité des couples et des foyers. Trop souvent invisibilisés et considérés comme des « drames » relevant de la sphère privée, ces crimes s’inscrivent pourtant dans un continuum des violences faites aux femmes. Les spécificités de ces crimes sont encore trop méconnues, ce qui renforce le silence des victimes et les difficultés de la société à les prendre en charge de manière adaptée.

A.   Un crime qui s’inscrit dans LE continuum des violences sexistes et sexuelles à l’encontre des femmes

Les violences faites aux femmes peuvent revêtir différentes formes, qui ont souvent tendance à s’imbriquer et à s’accumuler, et elles peuvent être présentes aux différents âges de la vie d’une fille et d’une femme. Comme le rappelle la Fédération nationale Solidarité femmes, « c’est ce qu’on nomme le continuum des violences et qui invite à lutter contre les violences faites aux filles et aux femmes dans toutes les sphères de la vie, sous toutes leurs formes et à tous les âges » ([13]).

1.   Logiques sexistes et violences multiformes, un continuum spécifique

Chaque année en France, 223 000 femmes sont victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ([14]). 94 000 femmes sont victimes de viols ou de tentatives de viols ([15]). 53 000 femmes excisées vivent dans notre pays ([16]). 20 % des femmes sont confrontées à une situation de harcèlement sexuel au cours de leur vie professionnelle ([17]). Un tiers des Franciliennes déclare avoir été sifflé, interpellé ou abordé sous prétexte de « drague » dans les espaces publics ([18]).

Ces chiffres révèlent l’existence de violences multiformes et de rapports sociaux inégalitaires entre les hommes et les femmes dans notre société. Toutes ces violences forment un continuum qui s’exerce sur les femmes de tous les milieux et de tous les âges et vise à les maintenir dans un rôle supposé subordonné à celui des hommes.

En effet, les violences genrées sont le reflet de logiques et de réflexes sexistes transmis par la société, souvent intégrés dès l’enfance et qui peuvent s’incarner dans tous les aspects de la vie quotidienne, par des actes d’une gravité et aux conséquences différentes, allant de la blague sexiste jusqu’au viol ou au féminicide. Ces actes se retrouvent dans les comportements d’acteurs multiples : partenaires intimes, membres de la famille, collègues de travail, inconnus, membres des forces de l’ordre, professionnels de santé, enseignants... Aucun corps de la société n’est aujourd’hui épargné par le sexisme.

Selon l’observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine Saint-Denis, il existe six catégories de violences de genre : les violences psychologiques, physiques, sexuelles, verbales, matérielles ou administratives ([19]).

Lors de son audition, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a attiré l’attention de votre Rapporteure sur la particulière vulnérabilité face à ces violences de certaines femmes, en particulier les femmes immigrées et sans papiers. Particulièrement vulnérables, celles‑ci sont grandement exposées aux violences administratives. Comme l’ont expliqué Mmes Laurène Chesnel, Cécile Riou Batista et Ophélie Marrel, ces violences s’exercent, par exemple, par la menace du conjoint de confisquer les papiers de son épouse. Elles rappellent que cette problématique doit être gardée à l’esprit à tout instant et que de nouveaux problèmes peuvent apparaître en fonction de nouvelles procédures. Par exemple, « une problématique nouvelle est apparue avec la nouvelle carte d’allocation de demandeurs d’asile : il n’y a qu’une carte par famille, ce qui fait que c’est plutôt l’homme qui va détenir la carte. En cas de séparation, le temps pour récupérer des papiers (et donc accéder aux droits) peut être long, ce qui peut laisser les femmes dans une situation de précarité et faire obstacle au fait qu’elles se séparent de leur conjoint violent » ([20]).

Ces violences sont donc multiples, multiformes, évolutives (elles utilisent de plus en plus les réseaux sociaux, ainsi que les outils technologiques et informatiques par exemple). Elles peuvent toucher toute femme et à tout âge. Elles constituent un phénomène massif contre lequel il convient de lutter plus efficacement.

En outre, comme l’explique Mme Marylène Lieber, professeure en études de genre, les violences genrées « n’ont pas besoin d’être réellement perpétrées pour être efficaces. En effet, les femmes, toutes origines sociales confondues, sont exposées de façon permanente à l’éventualité de violences — notamment sexuelles — et gardent constamment à l’esprit le fait qu’elles risquent de se faire agresser (Stanko 1990). Ce risque leur semble évident en raison de leur identité de sexe (Radford 1987). Le sentiment d’insécurité est donc également un aspect à prendre en compte lorsqu’on aborde la question des violences envers les femmes » ([21]).

Par ces logiques et réflexes sexistes, les violences faites aux femmes sont bien souvent invisibilisées voire tolérées dans notre société. Lors du colloque sur le viol et la culture du viol, organisé par la Délégation en novembre 2017, la Secrétaire d’État Marlène Schiappa rappelait ainsi que « la réalité [de cette culture du viol], c’est le violeur, les conséquences du viol sur les victimes et sur l’ensemble de la société, les mécanismes de la culture du viol, ces mécanismes qui excusent, dédramatisent, légitiment, voire encouragent, érotisent ou parfois valorisent les rapports sexuels en l’absence de consentement : harcèlement sexuel, agression sexuelle, viols, bref l’ensemble de ce que l’on devrait appeler des violences sexistes et sexuelles plutôt que des violences faites aux femmes, afin de rendre visible le système qui produit ces violences et non pas les victimes » ([22]). Cette culture du viol, ce sexisme omniprésent, contribuent à minimiser, voire à justifier, les violences faites à l’encontre des femmes et créent ainsi un climat d’acceptation de ces violences pourtant inacceptables.

2.   Le féminicide, paroxysme de la violence sexiste, qui se traduit en France principalement par des meurtres par conjoint ou ex‑conjoint

Les féminicides, le meurtre d’une femme en raison de son sexe, en ce qu’ils conduisent à la mort de la victime, sont sans doute la forme la plus violente de ce continuum.

Les féminicides s’inscrivent dans ce système de domination masculine dont l’idéologie sexiste se retrouve souvent dans les justifications des auteurs de ces crimes : leur femme leur appartenait, elle était devenue leur « chose », leur « objet » sur lequel ils avaient droit de vie ou de mort. Comme l’explique la psychiatre Muriel Salmona, ces féminicides se produisent à des moments de vie particuliers : « ce risque augmente à l’occasion de violences sexuelles, de viols conjugaux, de l’annonce d’une séparation, pendant la séparation ou lors de la période post-séparation. 40 % à 50 % de féminicides sont commis au moment de la séparation. Il y a également d’autres signes d’alerte, notamment lorsque les violences se produisent en présence des enfants ou pendant la grossesse où le niveau de violence est très élevé. Les femmes sont alors particulièrement exposées à des violences sexistes pouvant malheureusement aller jusqu’au meurtre » ([23]).

Si les féminicides désignent bien tout meurtre de femmes et de filles en raison de leur sexe, en France, ils ont principalement lieu dans la sphère intime et se traduisent par des meurtres par conjoint ou ex‑conjoint.

D’après le décompte réalisé par le collectif « Féminicides par compagnon ou ex » en 2019, 149 femmes ont été tuées par leurs conjoints ou ex‑conjoints dans notre pays ([24]). Depuis plus de dix ans, ce chiffre oscille entre 115 et 150 meurtres par année, un chiffre stable qui ne descend pas dans notre pays.

Pour Mmes Alyssa Ahrabare et Céline Piques, membres de l’association Osez Le Féminisme, « ce qu’il faut reconnaître, c’est le sentiment de possession des femmes par les hommes. Ce sont toujours les mêmes ressorts d’appropriation des conjointes par leurs conjoints qui débouchent sur des féminicides » ([25]). C’est également le constat fait par Mme Marie-Pierre Rixain à l’occasion de l’audition du ministre de l’Intérieur par la Délégation dans le cadre du Livre blanc sur les violences conjugales. « Le meurtre […] n’est que l’acte ultime des violences conjugales. Ces violences présentent en réalité des niveaux d’agression variables, de l’insulte à l’acte de torture, et concernent bien davantage de personnes que les 100 femmes tuées depuis le début de l’année. Ces violences sont le symbole même du concept d’assujettissement marital qui a, un temps, régit notre droit ; elles sont la traduction quotidienne du continuum des violences faites aux femmes » ([26]).

Ces féminicides par partenaire ou ex‑partenaire intime ont souvent lieu au moment de la séparation du couple, comme le constate Mme Anne‑Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes, lors de son audition par la Délégation, en relevant que « la plupart des féminicides suivaient des grandes tendances et qu’ils avaient souvent lieu dans les jours ou les semaines qui suivent une séparation et un dépôt de plainte. Conclusion : lorsque les femmes quittent leurs conjoints et que ces conjoints sont extrêmement violents, la violence explose et elles sont en danger de mort » ([27]).

B.   Un crime trop longtemps invisibilisé et aux spécificités mal comprises et mal prises en compte

Imbriqués dans ce continuum des violences sexistes et sexuelles, les féminicides ont bien longtemps été invisibilisés, le plus souvent réduits à des « drames familiaux », sans reconnaissance de leur caractère genré et spécifique.

1.   Le silence des victimes de violences sexistes, notamment conjugales, particulièrement exposées aux féminicides

La prise de conscience de la gravité des violences sexistes accélérée par le mouvement #Metoo et la médiatisation de certains féminicides ont permis la reconnaissance de phénomènes psychologiques liés à ces violences et qui expliquent notamment le silence de nombreuses victimes, restant ainsi sous la menace de leurs agresseurs. Votre Rapporteure insiste sur la nécessité de mieux comprendre et reconnaître ces mécanismes afin de protéger les femmes et d’éviter de nouveaux féminicides.

Le Grenelle contre les violences conjugales a particulièrement mis l’accent sur la question de l’emprise, phénomène de violences psychologiques qui, pour la psychiatre Muriel Salmona, se définit « comme un processus de colonisation psychique par le conjoint violent qui a pour conséquence d’annihiler leur volonté » ([28]). Les personnes sous emprise ne savent plus quand et comment réagir. C’est ce que rappelait Mme Marie Cervetti, directrice de l’association Une Femme un Toit (FIT) lors de son audition dans le cadre du Livre Blanc sur la lutte contre les violences conjugales : « on a souvent du mal à comprendre que l’emprise par le conjoint violent impacte la capacité des victimes à agir. La victime parfaite n’existe pas, elle se trompe dans les dates, elle se trompe de moments, elle revient sur ce qu’elle a dit, elle est très hésitante, elle est inconstante » ([29]).

Faute de preuve et craignant que leur témoignage ne soit pas pris au sérieux, les personnes sous emprise gardent le silence. En outre, elles n’ont pas forcément conscience que certains actes sont condamnables, par exemple, la confiscation des papiers ou la menace de certaines violences. Les victimes peuvent également être conduites à se soumettre à leur agresseur et à s’isoler progressivement de leurs amis, famille, travail afin de ne pas aggraver la violence qu’elles subissent déjà. La Fédération nationale Solidarité Femmes explique ainsi que « souvent, la victime s’isole « d’elle-même » pour éviter que la situation ne dégénère si elle échange avec des personnes extérieures au couple. Elle adapte son comportement à celui de son conjoint. Elle renonce à ses propres envies pour satisfaire celles de son conjoint et ainsi, espère-t-elle, limiter sa violence » ([30]).

Du fait de l’intensité des violences qu’elles subissent, les victimes peuvent également souffrir de traumatismes psychiques. La psychiatre Muriel Salmona rappelle l’importance d’identifier ces mécanismes, encore trop méconnus, afin de mieux protéger les femmes. « Les violences et les troubles psychotraumatiques qui en sont la conséquence sont souvent à l’origine de troubles cognitifs importants chez les victimes. Ces troubles cognitifs représentent un lourd handicap, ils rendent difficile la vie intellectuelle, scolaire, professionnelle et relationnelle, et sont un facteur d’échec et de souffrance. Chez les victimes, ils sont aussi à l’origine d’une méconnaissance de leur histoire, avec des périodes d’amnésie plus ou moins longues, à l’origine de doutes sur la réalité des violences avec un risque de banalisation. Quand ces troubles cognitifs sont méconnus par les proches des victimes et par les professionnels qui les prennent en charge, ils peuvent être à l’origine d’une nonprise en compte et d’une non-reconnaissance des violences et de leur réalité, voire d’un déni, et interférer gravement dans le traitement policier et judiciaire des violences, avec des enquêtes incomplètes, des affaires classées, des non-lieux et des dénis de justice » ([31]).

2.   Les défaillances de la société face aux féminicides

Les préjugés et représentations sexistes existent dans toutes les sphères de notre société et il faut, partout, les combattre. La reconnaissance d’un continuum des violences faites aux femmes est donc un enjeu crucial afin de mieux protéger les victimes et leur permettre de sortir du silence.

Selon le rapport de l’Inspection générale de la justice (IGJ) qui analyse l’ensemble des meurtres conjugaux ou tentatives commis en 2015 et en 2016, deux tiers des victimes avaient déjà connu des violences conjugales et 42 % des femmes victimes de féminicide étaient allées voir les policiers ou les gendarmes avant leur mort ([32]). Des dysfonctionnements existent et il est important de le reconnaître, non pas pour stigmatiser les agents mais au contraire pour apporter des solutions notamment en renforçant la formation et en portant une attention particulière à l’accueil des victimes en particulier lors d’un premier dépôt de plainte, qui est un moment particulièrement angoissant pour les victimes. Face à ce constat, largement évoqué lors des travaux menés dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales, plusieurs mesures ont été annoncées et prises par le Gouvernement. Votre Rapporteure souligne aujourd’hui l’importance de poursuivre les efforts engagés afin de renforcer l’accompagnement des victimes et de faciliter le dépôt de plainte.

Le rapport de l’IGJ souligne également que les outils juridiques existant ne sont pas toujours suffisamment utilisés. Malgré la création, en 2013, d’un protocole visant à systématiser le dépôt de plainte en cas de violences conjugales, les mains courantes et procès-verbaux de renseignements judiciaires restent les procédures majoritairement appliquées. Dans 80 % des cas, ces plaintes ont été classées sans suite par le parquet. Lors des rares enquêtes préliminaires ouvertes par les procureurs, les victimes sont auditionnées mais ce n’est pas systématiquement le cas pour les auteurs, voire jamais pour les témoins ou le voisinage. « La méthode d’appréciation de la situation de danger par les services d’enquête ne transparaît pas à l’étude des dossiers mais apparaît empirique, sans véritable outil d’évaluation » ([33]). 

Les ordonnances de protection, mesures de protection d’urgence qui peuvent être délivrées provisoirement par le juge aux affaires familiales, sont aussi encore trop peu utilisées. Visant à protéger une femme victime de violences conjugales en interdisant au conjoint d’approcher et d’entrer en contact avec sa victime, elles sont pourtant un outil pertinent pour lutter contre le risque de féminicide et c’est pourquoi elles ont été renforcées par le législateur ces derniers mois. Votre Rapporteure souligne la nécessité de continuer à développer l’utilisation de ces différents outils et renvoie pour cela aux recommandations formulées par le Livre blanc de la Délégation sur la lutte contre les violences conjugales ([34]), ainsi que dans son rapport d’information sur la proposition de loi relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants et la proposition de loi visant à agir contre les violences faites aux femmes ([35]).

Enfin, votre Rapporteure souhaite rappeler que les professionnels de santé sont également des acteurs clés dans l’identification des victimes de violences. Pourtant, elles ne sont que très rarement repérées lors des consultations, comme l’a d’ailleurs souligné la docteure Cécile Morvant, médecin généraliste, lors de son audition par la Délégation dans le cadre de l’élaboration du Livre blanc : « en matière de détection, on constate que les professionnels de santé ne détectent pas assez ces situations de violences conjugales, probablement parce qu’il n’y a pas encore assez de dépistages systématiques » ([36]). Sur ce sujet également, votre Rapporteure renvoie vers les recommandations formulées par le Livre blanc de la Délégation et se réjouit par ailleurs du travail engagé par les parlementaires pour permettre de lever le secret médical lors d’un danger immédiat pour la victime.

De manière plus générale, c’est l’ensemble de la société qui doit prendre conscience de ses propres préjugés et manquements. La remise en cause des propos tenus par les victimes de violences est encore trop présente aujourd’hui et les violences faites aux femmes sont trop souvent dédramatisées. C’est ce que montrent notamment certains traitements médiatiques qui qualifient des féminicides de « crimes passionnels » ou de « drames familiaux ». Cette considération médiatique est dangereuse et contribue à la banalisation des féminicides et des violences faites aux femmes.

Votre Rapporteure insiste donc sur l’importance de continuer à combattre les logiques sexistes à toutes les échelles de notre société. Si la gravité d’un propos ou d’un réflexe sexiste peut sembler limitée à une échelle individuelle, cela contribue pourtant à renforcer et pérenniser le sexisme. Chacune de ces défaillances envoie un message d’impunité aux agresseurs, décourage les victimes de porter plainte, renforce les maltraitances et la tolérance de la société à l’égard des violences faites aux femmes. Elles forment ainsi un terreau qui permet l’existence des féminicides. Ce terreau spécifique explique également en quoi la lutte contre les féminicides nécessite une action spécifique.

II.   LES DIFFICULTéS posées par L’INSCRIPTION DU TERME « FéMINICIDE » en droit pénal français

Ces dernières années, des voix, notamment des associations féministes, se sont fait entendre de manière croissante pour appeler à conférer une valeur juridique à la notion de « féminicide ». Consciente de la nécessité de mieux nommer pour mieux reconnaître les féminicides, afin de mieux lutter contre ces crimes spécifiques, votre Rapporteure s’est interrogée sur les différentes possibilités d’inscrire cette notion en droit français, mais une telle démarche n’est pas sans poser plusieurs difficultés d’ordre sémantique et juridique.

A.   Des problèmes de définition du terme de féminicide

Les auditions menées par votre Rapporteure ont permis d’identifier une première limite à l’inscription du féminicide en droit, notamment dans notre code pénal : il s’agit de la définition juridique à attribuer à ce terme. En effet, toutes les associations ou institutions ne retiennent pas la même définition, celle-ci pouvant être plus ou moins large et englober différentes situations.

1.   Une définition à géométrie variable

En premier lieu, le féminicide peut être employé pour désigner le meurtre d’une femme, au même titre que le terme d’homicide désignerait celui d’un homme. Mme Ernestine Ronai, membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et ancienne responsable de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine‑Saint‑Denis, explique ainsi qu’« en Seine-Saint-Denis, depuis 2008, le procureur Patrick Poiret et moi-même appelions féminicide l’assassinat d’une femme. Je milite pour que, dans le vocabulaire judiciaire, le terme féminicide soit utilisé pour le meurtre d’une femme, comme celui d’homicide lorsqu’il s’agit d’un homme » ([37]).

Une autre définition apparaît dans le plaidoyer d’ONU Femmes qui admet deux définitions de ce terme. D’une part, une définition juridique : « le meurtre d’une femme et/ou d’une fille du fait d’être une femme ou une fille, ou d’être perçue comme telle » ([38]). D’autre part, une définition dite de « plaidoyer » : « le meurtre, intime ou non intime, d’une femme ou d’une fille, comme expression d’une domination masculine, patriarcale et d’une volonté d’emprise » ([39]). L’association explique également que « la coalition a décidé qu’un homme comme une femme peuvent être auteur.e d’un féminicide et qu’une femme comme un homme ayant l’apparence d’une femme ou un comportement perçu comme féminin peuvent être victimes d’un féminicide, incluant ainsi non seulement l’auto perception de la personne victime mais également celle des autres, y compris de l’auteur » ([40]).

Sur le site militant pour l’inscription du féminicide dans le code pénal, l’association Osez le féminisme reprend la définition du Petit Robert selon laquelle il s’agit d’un « meurtre d’une ou plusieurs femmes ou filles en raison de leur condition féminine » ([41]). Lors de leur audition par votre Rapporteure, Mmes Alyssa Ahrabare et Céline Piques, membres de l’association Osez Le Féminisme, ont par exemple souligné que les cas des violences et de meurtres commis sur les femmes prostituées devaient être inclus dans les féminicides car « ces meurtres répondent à la même logique de domination. Ces meurtres sont toujours le fait du proxénète ou du client et répondent à la même logique de possession de la femme liée au fait notamment qu’il existe un paiement » ([42]).

Par ailleurs, depuis plusieurs mois, les médias français utilisent régulièrement le terme de « féminicide » pour désigner les meurtres de femmes par leur compagnon ou ex‑compagnon, créant ainsi une quatrième définition, plus restreinte cette fois, de la notion de féminicide.

Le caractère large et multiple de ces définitions interpelle votre Rapporteure qui souligne que le choix d’un terme trop large risque de ne pas être juridiquement opérationnel, tandis que le choix d’un terme trop restreint risque de ne pas permettre de tenir compte de la diversité des identités individuelles et des situations de fait.

Ces interrogations ont été partagées par la vice-présidente du Syndicat de la magistrature, Mme Anne-Sophie Wallach, lors de son audition par votre Rapporteure : « le terme de féminicide ne recouvre pas toutes les formes de violences ; il s’agit finalement d’un terme plus politique que juridique. Que faiton par exemple des personnes transgenres ? Comment caractériseton les féminicides au sein des couples lesbiens ? » ([43]). La juriste et spécialiste en histoire du droit Victoria Vanneau a également souligné certaines inquiétudes : « on met beaucoup de choses dans le terme de féminicides, même la sorcellerie. Ce serait très dangereux de qualifier pénalement le féminicide car le mot va générer des interprétations » ([44]).

Votre Rapporteure estime qu’il est primordial que le droit pénal demeure précis et puisse être compris par tous. Chaque individu doit être en mesure de déterminer ce qui est autorisé ou interdit et doit pouvoir connaître les risques encourus en cas d’infraction au droit établi. Ainsi, les imprécisions des définitions du terme « féminicide » posent un problème juridique.

2.   Le risque d’entériner en droit la catégorisation des femmes comme « victimes des hommes »

Des associations féministes telles qu’ONU Femmes ou Osez le féminisme, considèrent qu’inscrire le terme « féminicide » dans le code pénal est indispensable car la qualification d’homicide, étant générale et indifférenciée, ne permet pas de traduire les spécificités des crimes de féminicide. La création d’une infraction autonome de féminicide soulève toutefois des inquiétudes quant à la vision des femmes qui pourrait ainsi transparaître au sein du droit français.

En effet, les auditions conduites par votre Rapporteure ont fait ressortir l’idée qu’il y aurait un risque à catégoriser les femmes comme victimes, une démarche n’allant pas dans le sens d’une plus grande égalité entre les sexes. Pour Mme Victoria Vanneau, « faire exister la femme comme une minorité, comme une catégorie fragile ne va pas dans un sens positif pour les femmes » ([45]).

Ce constat a été partagé par les membres du Syndicat de la magistrature, auditionnées par votre Rapporteure, qui questionnent « la stratégie consistant à utiliser le droit pour lutter contre les crimes sur les femmes. Le Syndicat en arrive à la conclusion que cela n’est pas forcément la bonne méthode d’œuvrer par catégories. Placer les femmes dans une catégorie, c’est victimiser les femmes, ce qui ne signifie pas forcément aller vers une meilleure répression » ([46]).

Votre Rapporteure adhère à cette analyse et craint qu’entériner en droit l’idée que les femmes sont nécessairement les victimes des hommes contribuerait à ancrer le sexisme dans notre ordre judiciaire. Bien sûr, ces crimes sont genrés et s’inscrivent dans un continuum des violences, comme elle a eu l’occasion de le préciser ci‑avant dans le présent rapport ; néanmoins si le droit doit garantir les outils suffisants pour lutter contre cet état de fait, votre Rapporteure considère qu’il convient d’être prudent dans l’inscription de cette réalité de manière pérenne dans notre droit alors que l’objectif est au contraire d’en finir avec cette réalité sexiste inacceptable.

B.   Les difficultés juridiques d’une telle définition dans le code pénal

Au-delà des enjeux posés par la définition du terme de féminicide en droit, son inscription dans le code pénal poserait également des difficultés juridiques, notamment, d’un point de vue théorique, au regard du respect du principe constitutionnel d’égalité et, de manière plus pratique, pour garantir l’effectivité d’une telle infraction.

1.   Le non‑respect du principe constitutionnel d’égalité devant la loi

Votre Rapporteure identifie en effet, à la suite de ses auditions, une autre difficulté majeure : l’atteinte au principe d’égalité devant la loi. Créer une infraction autonome de féminicide serait potentiellement inconstitutionnel au regard du préambule de la Constitution et du principe d’égalité devant la loi, puisqu’une telle infraction ne considérerait pas les auteurs et les victimes de manière neutre et égale.

Le principe d’égalité des citoyens devant la loi figure à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ([47]). Considérant que cela implique également l’égalité devant l’institution judiciaire, le Conseil constitutionnel a consacré cette équivalence en 1975, affirmant que le principe d’égalité de tous les individus devant la justice possède une valeur constitutionnelle ([48]). Selon Mme Victoria Vanneau, c’est en raison de ce principe d’égalité en matière de droit que le parricide et infanticide ont été supprimés lors de la réforme du code pénal de 1992 ([49]).

L’inscription du terme « féminicide » dans le droit pourrait alors porter atteinte à ce principe d’égalité. Comme l’explique Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, « ce principe d’égalité devant la loi s’oppose à ce que les crimes soient « genrés » et les victimes doivent donc être désignées de manière neutre mais universelle » ([50]). Le meurtre d’une femme ne peut donc pas être puni plus sévèrement que le meurtre d’un homme. De même il semble difficile de caractériser une infraction du fait du sexe féminin de la victime et de celui masculin de l’auteur.

Cette analyse a été soulignée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), entendue par votre Rapporteure en audition, qui affirme que « l’introduction du terme « féminicide » dans le code pénal ne semble pas opportune pour la CNCDH, dans la mesure où elle comporterait le risque de porter atteinte à̀ l’universalisme du droit et pourrait méconnaître le principe d’égalité de tous devant la loi pénale, dès lors qu’elle ne viserait que l’identité féminine de la victime » ([51]).

2.   Le risque d’une infraction difficile à qualifier et donc à sanctionner

En outre, l’inscription du féminicide dans le code pénal ne peut s’envisager sans le risque que les effets qui en découlent ne soient contre‑productifs. Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, estime que « cela risquerait d’affaiblir la répression. En effet, plus une infraction est simple à démontrer de manière objective, plus il est aisé d’en rapporter la preuve et donc d’en sanctionner l’auteur » ([52]).

Le même constat est porté par l’avocate Emmanuelle Rivier qui expliquait lors de son audition que « juridiquement, cela pose la question de la preuve. Il ne faudrait pas créer une nouvelle infraction et que finalement ce soit contreproductif. […] Actuellement, tout permet de réprimer l’homicide d’une femme par un homme. La nature d’un tel apport serait bien plus symbolique que juridique. […] Est-ce que cette infraction aura un impact sur les autres infractions ou les circonstances aggravantes ? Cela va être très difficile à prouver. J’ai peur que cela ne fragilise finalement la défense des victimes. Si je me mets dans la tête d’un procureur, pourquoi privilégier le féminicide et pas l’homicide par conjoint ? Cela risque de faire tomber l’infraction elle-même » ([53]).

Par ailleurs, comme l’a rappelé le Syndicat de la magistrature, le mobile est indifférent en droit pénal, mais n’intervient qu’au moment de l’individualisation de la peine. Il s’agirait donc d’un véritable changement de logique pénale. En outre, très difficile à prouver, la création « d’une telle infraction autonome risque de s’avérer très fermée et excluante » ([54]) .

Votre Rapporteure considère en effet que créer une infraction autonome de féminicide présente de vrais risques probatoires. En retenant la définition d’un meurtre de femme en raison de son sexe, il ne serait en effet pas simple de prouver le caractère sexiste du crime, empêchant ainsi tout simplement de qualifier l’infraction et donc d’en condamner l’auteur. Cela poserait de nombreuses difficultés, conduisant à disqualifier ou à requalifier ces situations, ce qui ne manquerait pas de fragiliser les procédures judiciaires.

III.   lES nécessaireS reconnaissance et utilisation institutionnelle du terme de féminicide en France

Si l’inscription en droit du terme de féminicide semble poser davantage de difficultés qu’elle n’apporterait de véritables solutions à la prise en charge des femmes victimes de violences, votre Rapporteure soutient toutefois qu’il est urgent et impératif de développer son usage institutionnel, en particulier dans les sphères politique, médiatique et judiciaire. Elle souhaite pour cela déposer une proposition de résolution visant à la reconnaissance symbolique du terme « féminicide » par les institutions de la République. Cette reconnaissance permettra la prise en compte de la singularité de ces meurtres du fait de leur ampleur, de leur caractère systémique et de leur insertion dans un continuum de violences.

A.   Des dispositifs juridiques suffisants mais devant sans doute être encore renforcés

Comme cela a été souligné à de multiples reprises au cours des auditions conduites par votre Rapporteure, le droit pénal français dispose aujourd’hui des outils suffisants pour sanctionner les féminicides. Il serait toutefois nécessaire de mieux prendre en compte les spécificités des violences faites aux femmes dans les pratiques judiciaires.

1.   Le droit français punit déjà fermement ces crimes

Le droit pénal en vigueur sanctionne efficacement les féminicides. Au fil des années, les circonstances aggravantes ont été progressivement étendues et punissent sévèrement les meurtres de femmes quand ils sont motivés par des logiques sexistes. Selon Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la MIPROF, le législateur a pris depuis les années 1990 des dispositions d’aménagement du code pénal qui correspondaient aux attentes de la société par rapport aux violences faites aux femmes.

La loi 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal a créé une circonstance aggravante dans le cas où le coupable d’atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne est le conjoint ou le concubin de la victime ([55]). Les violences ayant entraîné la mort d’une femme sans intention de la donner ([56]) et le meurtre ([57]) sont dès lors plus sévèrement condamnables lorsqu’ils sont commis par son compagnon que lorsqu’ils sont commis pas une autre personne.

À partir de 2006, le législateur a étendu le champ d’application de la circonstance aggravante au sein du couple à de nouvelles infractions comme les viols ([58]) et les agressions sexuelles ([59]) ; elle est en outre applicable lorsque l’auteur de ces violences est le partenaire ou l’ancien partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité (PACS) ou est l’ancien conjoint ou concubin de la victime. Cette évolution traduit une meilleure reconnaissance par les pouvoirs publics des spécificités de ces violences commises au sein des couples.

Comme l’a rappelé Mme Élisabeth Moiron-Braud, l’année 2010 marque un tournant dans la philosophie du droit sur les violences faites aux femmes. « Avant 2010, la lutte contre les violences faites aux femmes était marquée par un caractère de sévérité et de répression. À partir de 2010, le législateur décide de penser en premier lieu à la protection des femmes avec l’instauration ou le renforcement de dispositifs protecteurs tels que les ordonnances de protection ou la prise en compte des violences psychologiques » ([60]). Cela se traduit par l’adoption de la loi du 9 juillet 2010, relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants ([61]).

Enfin, la loi « égalité et citoyenneté » du 27 janvier 2017, a introduit la circonstance aggravante à l’article 132-77 du code pénal pour un « crime ou un délit […] précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature qui soit portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée » ([62]). Pour la CNCDH, cette disposition ne méconnaît pas le principe d’égalité entre les femmes et les hommes car elle ne vise pas l’identité de la victime mais le motif de l’infraction ([63]).

Ainsi, malgré le fait que le terme « féminicide » ne soit pas inscrit en tant que tel dans le code pénal, la loi française condamne et punit sévèrement ces crimes, avec une peine maximale de réclusion criminelle à perpétuité.

Toutefois une difficulté a été pointée au cours des auditions menées par votre Rapporteure concernant le cumul des circonstances aggravantes. La loi relative à l’égalité et à la citoyenneté précise explicitement que la circonstance aggravante fondée sur le sexe ne peut être appliquée « lorsque l’infraction est déjà aggravée soit parce qu’elle est commise par le conjoint, le concubin de la victime ou le partenaire lié à celle-ci par un pacte civil de solidarité, soit parce qu’elle est commise contre une personne afin de la contraindre à contracter un mariage ou à conclure une union ou en raison de son refus de contracter ce mariage ou cette union » ([64]). Ainsi, par exemple dans le cas du meurtre d’une femme par son compagnon, le caractère sexiste ne peut transparaître dans la qualification de l’infraction car il ne peut y avoir de cumul des deux circonstances aggravantes. Lors de son audition, la CNCDH a regretté cette impossibilité du cumul qui ne permet pas de prendre en compte toutes les dimensions du crime – même si cela ne change rien en termes de condamnation puisque dans les deux cas la peine peut se trouver aggravée jusqu’à la réclusion criminelle à perpétuité. Ce constat est partagé par le Syndicat de la magistrature qui « est favorable à ce que dans le cadre de la répression des crimes contre les femmes, le recours aux circonstances aggravantes soit maintenu, quitte à supprimer l’interdiction de la double aggravation sexe/couple et ainsi permettre de poursuivre des homicides conjugaux à caractère sexiste, la réclusion criminelle à perpétuité étant en tout état de cause encourue avec l’une ou l’autre de ces circonstances aggravantes » ([65]).

Votre Rapporteure souligne l’importance symbolique de prendre en compte toutes les dimensions de ces situations ; en l’espèce un féminicide au sein du couple est à la fois un meurtre commis sur la personne du conjoint et un meurtre commis à raison du sexe de la victime. Si cela ne change certes pas la possibilité judiciaire de sanction de l’auteur, il semble toutefois pertinent de s’interroger sur l’opportunité de reconnaître toutes les caractéristiques de ce crime.

2.   Renforcer l’application des dispositifs déjà existants

Au-delà de la question de l’inscription du terme « féminicide » dans le droit pénal, votre Rapporteure rappelle la nécessité de mieux protéger les victimes de violences genrées. Le débat sur l’inscription du terme « féminicide » dans le code pénal ne doit pas faire oublier l’urgence d’agir en amont de ces crimes. S’il n’est sans doute ni utile ni nécessaire de faire évoluer le code pénal sur cette question, car cela ne changera en réalité rien à la prise en charge des victimes ni à la sanction des auteurs, plusieurs progrès peuvent toutefois être faits dans le champ judiciaire.

Reconnaissant l’intérêt de porter l’utilisation du terme « féminicide » dans le débat public, l’avocate Emmanuelle Rivier estime ainsi que la réelle priorité est de « mener une vraie politique de prévention contre les féminicides et, plus largement, de toutes les formes de violences conjugales. De nombreuses lois existent et ne sont pas bien appliquées. Comme l’obligation de recevoir les plaintes, l’obligation de la formation de l’ensemble des personnes impliquées dans les violences conjugales ou encore l’examen automatique par le juge pénal du retrait de l’autorité parentale au parent violent lorsque sont jugées des affaires de violences conjugales. Plus que l’absence d’un terme juridique, ce sont les manques de moyens financiers et de formation des professionnels qui empêchent d’endiguer les féminicides et les violences volontaires » ([66]). Dans la même logique, lors de son audition, la secrétaire générale de la MIPROF, Mme Élisabeth Moiron‑Braud, a également partagé ses doutes sur la possibilité de mieux protéger les femmes en inscrivant le terme « féminicide » dans le code pénal ([67]).

Votre Rapporteure souligne en effet que l’arsenal existant pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, au premier rang desquelles les féminicides, est d’ores et déjà solide et complet. En effet, comme elle a déjà eu l’occasion de le souligner dans un précédent rapport ([68]), le législateur a largement fait progresser les dispositions permettant de mieux lutter contre les violences conjugales et, si certains dispositifs peuvent sans doute encore être complétés à la marge, c’est principalement leur mise en œuvre et leur prise en main par les acteurs de terrain qui doivent être améliorées. En ce sens, l’usage du terme de féminicide peut être décisif pour mieux nommer et mieux prendre en compte ces réalités des violences sexistes et sexuelles, en particulier lorsqu’elles sont commises au sein des couples.

B.   Développer l’usage du terme de fÉminicide

Si, comme cela a été souligné ci‑avant, la terminologie juridique n’a nul besoin d’insérer la notion de féminicide dans le code pénal pour prendre en compte ces violences, votre Rapporteure considère toutefois qu’il convient de développer aujourd’hui l’usage de ce terme dans toutes les sphères politiques, médiatiques et institutionnelles, y compris dans les enceintes judiciaires.

1.   Mieux nommer pour mieux prendre en compte

La pertinence d’utiliser le terme de « féminicide » dans le débat public a été unanimement soulignée au cours des auditions conduites par votre Rapporteure. Mme Carlotta Gradin, vice-présidente « plaidoyer » de l’association ONU Femmes France a rappelé qu’en se privant de ce terme, on ignorait une partie de la réalité, on ne nommait pas les choses et par là même on minimisait leur gravité ([69]).

Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, a ainsi affirmé « qu’il faut développer un usage linguistique et politique de la notion de féminicide dans le cadre de la lutte contre les crimes sexistes ». De même que pour les termes de parricide et d’infanticide, cet usage lui semble « légitime et légitimé ». Elle considère d’ailleurs que l’usage de ce terme doit s’étendre jusque dans les enceintes judiciaires, dans les plaidoiries des avocats ou dans les réquisitoires des procureurs ([70]).

Votre Rapporteure considère qu’un usage politique, médiatique et institutionnel aussi large que possible du terme de féminicide est indispensable pour montrer clairement le problème des féminicides en France et ne pas nier cette réalité. L’emploi de ce terme permet d’en reconnaître officiellement le caractère systémique et les spécificités, notamment le fait qu’il s’agisse de crimes de genre. Elle appelle également à développer son usage dans le cadre des rapports de politique pénale des procureurs de la République ou encore dans les débats contradictoires en cours d’assises par exemple.

C’est l’objectif poursuivi par la proposition de résolution présentée en annexe du présent rapport. Afin d’acter solennellement le caractère systémique et genré des crimes de féminicides, une telle résolution permettrait, grâce à un discours politique cohérent, de rendre compte des réalités de notre société.

2.   Intégrer le terme de féminicide dans toutes les formations sur les violences conjugales

« Les violences conjugales fonctionnent selon un schéma particulier, caractérisé notamment par le phénomène d’emprise, la volonté de discrétion quant à la vie du couple, le poids des charges familiales, le poids des conventions sociales ou encore la crainte des conséquences sur les enfants. Le processus pour comprendre et nommer les violences, révéler les faits et prendre des décisions quant à sa vie familiale et personnelle s’avère la plupart du temps long et complexe pour les victimes. Les acteurs qu’elles sont amenées à rencontrer dans leur démarche de sortie des violences doivent donc être spécifiquement formés sur ce processus particulier des violences conjugales » ([71]).

Reprenant le constat des travaux de la Délégation sur des propositions de loi visant à mieux protéger les victimes de violences conjugales, ainsi que ceux conduits dans le cadre du Livre blanc, votre Rapporteure rappelle la nécessité de former tout personnel au contact des victimes de violences conjugales. En effet, l’éradication des violences conjugales passe nécessairement par une meilleure connaissance de ce type de violences et des mécanismes qui leur sont propres. Votre Rapporteure insiste particulièrement sur l’importance de formation des magistrats et personnels de justice sur ce sujet.

Au cours de sa dernière audition par la Délégation, Mme Nicole Belloubet, Garde des Sceaux, ministre de la Justice, a souligné l’absolue nécessité de la formation des magistrats sur ce sujet. « Parce que la violence au sein du couple comporte certaines spécificités, et que des mécanismes psychologiques - comme l’emprise - n’ont été clairement identifiés et définis que récemment, j’ai également souhaité renforcer l’offre de formation des magistrats. De nouvelles formations ont été ouvertes en collaboration avec l’École de la magistrature non seulement aux magistrats, mais aussi aux personnels de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), aux officiers de police judiciaire, aux avocats et aux associations sur l’ensemble du territoire national. […]

Des éléments nouveaux ont également été introduits dans la formation initiale. Enfin, dans le cadre de la formation obligatoire continue des magistrats, les sessions intervenant à chaque changement de fonction – en théorie tous les trois ou quatre ans, en pratique tous les deux ans – comporteront un volet sur la lutte contre les violences au sein du couple » ([72]).

Lors de son audition, Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, a souligné que le genre était encore mal compris et mal utilisé dans la pratique judiciaire française, considérant que les « juges sont en général très peu sensibilisés sur la notion de genre ». Or, il est impératif que les juges appréhendent mieux le fait que les violences conjugales et a fortiori les féminicides constituent un usage de la violence comme outil de répression pour le maintien de la domination masculine au sein d’un couple. Sans une claire compréhension de cet état de fait genré, le juge ne pourra pleinement apprécier ces situations.

Votre Rapporteure encourage donc vivement le développement de l’usage du terme de « féminicide » dans les formations des magistrats. Elle rappelle que ce terme n’est pas anecdotique, mais rend compte d’une réalité sociologique grave. Elle considère que l’intégration de ce terme dans la formation des magistrats sur les violences sexistes et sexuelles permettra de lui donner une traduction juridique (et non pas judiciaire), comme le souhaitait le Président de la République lors de son discours à la tribune de l’Organisation des Nations Unies en septembre 2019.

 

 

 


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   TRAVAUX DE LA dÉlÉgation

Lors de sa réunion du 18 février 2020, sous la présidence de Mme Sophie Panonacle, la Délégation a adopté le présent rapport et la proposition de résolution présentée infra (pages 29 à 31).

La vidéo de cette réunion est accessible en ligne sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante : http://assnat.fr/3iSWTg.

 

 


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   annexe I : PROPOSITION DE Résolution sur la reconnaissance et l’emploi du terme de « féminicide »

 

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

visant à rappeler le caractère prioritaire de la lutte contre les violences faites aux femmes et à reconnaître le caractère spécifique des féminicides

présentée par Madame Fiona LAZAAR,

 

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis plusieurs décennies, le législateur a décidé de renforcer en profondeur l’arsenal législatif de lutte contre les violences faites aux femmes. En sus de cette forte volonté du Parlement, les engagements gouvernementaux ont également permis de mettre en œuvre une véritable politique publique dans ce domaine, jusqu’à faire de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause nationale de l’actuel quinquennat.

La lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui se caractérisent notamment par leur aspect multiforme, est aujourd’hui une priorité reconnue par la société et largement prise en charge par les pouvoirs publics. De natures multiples (physiques, psychologiques, économiques, administratives, cyber‑surveillance, cyber‑harcèlement…), ces violences peuvent concerner toutes les femmes : de tout territoire, de tout milieu, de tout âge ; et ne doivent par exemple pas être oubliées les femmes séniores, les femmes en situation d’immigration ou encore les femmes en situation de handicap.

Soulignant l’urgence de la situation et son caractère prioritaire, le travail mené dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales, organisé à l’automne dernier, doit aujourd’hui être poursuivi et concrétisé pour mieux lutter encore contre ces violences inacceptables et pourtant omniprésentes.

Surtout, la lutte contre ces violences doit s’accélérer.

Il faut agir rapidement pour mieux détecter, mieux dénoncer, mieux protéger, mieux sanctionner. Et il faut agir pour mieux nommer.

En France, avec une stabilité inquiétante depuis plusieurs années, une femme est tuée tous les deux à trois jours par son partenaire ou ex‑partenaire intime.

140 femmes tuées en 2009, 146 femmes tuées en 2010, 122 femmes tuées en 2011, 148 femmes tuées en 2012, 121 femmes tuées en 2013, 118 femmes tuées en 2014, 115 femmes tuées en 2015, 123 femmes tuées en 2016, 130 femmes tuées en 2017, 121 femmes tuées en 2018 ([73]). En 2019, selon le collectif « féminicides par compagnon ou ex », 149 femmes auraient été tuées par leur partenaire ou ex‑partenaire intime.

On ne peut concevoir ces crimes sans les nommer correctement : ils ne sont ni des « drames amoureux », ni des « crimes passionnels », ni des « sorties de route ».

Ils portent un nom, celui de « féminicides », comme l’a rappelé le Président de la République lors de la 74e Assemblée générale des Nations Unies en appelant la communauté internationale à renforcer sa mobilisation.

Ce terme de « féminicide », déjà intégré au vocabulaire courant, social et médiatique, permet de reconnaître le caractère singulier et systémique de ces crimes de genre en désignant le meurtre d’une femme parce qu’elle est femme. Souvent motivés par des sentiments d’objectivation, d’emprise, de jalousie et de domination, ces crimes commis par un homme sur une femme résultent ainsi d’une logique sexiste où l’agresseur finit par s’approprier sa victime au point de considérer avoir droit de vie ou de mort sur elle.

Comme le rappelait la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes des Nations Unies, « il est urgent de faire en sorte que les femmes bénéficient universellement des droits et principes consacrant l'égalité, la sécurité, la liberté, l'intégrité et la dignité de tous les êtres humains » ([74]).

Par cette résolution la France réaffirme sa ferme volonté de lutter contre toutes les formes de violences faites aux femmes et s’engage à développer l’emploi du terme de « féminicide » afin de mieux nommer la réalité de ces crimes.

 

 

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 34‑1 de la Constitution,

Vu l’article 136 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu la résolution 48/104 du 20 décembre 1993 de l’Assemblée générale des Nations Unies concernant la Déclaration sur l’élimination de la violence à l'égard des femmes ;

Vu le programme d’action de Pékin, adopté en septembre 1995 lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes ;

Vu la loi n° 2006‑399 du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs ;

Vu la loi n° 2010‑769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants ;

Vu la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique de 2011 ;

Vu la loi n° 2014‑873 du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes ;

Vu la résolution du Parlement européen du 24 novembre 2016 sur l’adhésion de l’Union européenne à la convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes ;

Vu la loi n° 2018‑703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ;

Vu le Livre blanc de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur la lutte contre les violences conjugales du 6 novembre 2019 ;

Réaffirme l’importance du principe constitutionnel selon lequel la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ;

Considérant que les violences sexistes et sexuelles, majoritairement commises à l’encontre des femmes, forment un continuum inadmissible et incompatible avec les valeurs de la République ;

Considérant que ce continuum de violences sexistes et sexuelles constitue une violation des droits de la personne humaine et des libertés fondamentales ;

Rappelle que l’ampleur de ce continuum et l’aspect multiforme de ces violences se traduisent également par la réitération régulière et inacceptable de meurtres de femmes notamment dans le cadre du couple ;

Affirme le rôle fondamental de la lutte contre toutes les formes de violences sexistes et sexuelles pour faire advenir une société d’égalité, ainsi que la nécessité de lutter encore plus efficacement contre les violences commises au sein du couple ;

Considère que le terme de « féminicide » désigne les meurtres de femmes en raison de leur sexe, en particulier lorsque ceux‑ci sont commis par le partenaire intime ou ex‑partenaire intime ;

Souhaite que l’emploi du terme de « féminicide » soit encouragé en France afin de reconnaître le caractère spécifique et systémique de ces crimes et ainsi de mieux nommer ces réalités intolérables pour mieux y mettre un terme.

 


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   annexe II : personnes entendues par lA rapporteure

 Lundi 20 janvier 2020

– Mme Victoria Vanneau, docteure en droit, ingénieure de recherche au CNRS, responsable du suivi scientifique.

Syndicat de la magistrature

– Mme Anne‑Sophie Wallach, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature ;

− Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature.

Onu Femmes France

− Mme Carlotta Gradin, vice-présidente « plaidoyer ».

Cabinet de la Garde des Sceaux, ministre de la Justice

− M. Frédéric Fourtoy, conseiller chargé de l’Europe et des relations internationales ;

− Mme Marine Chollet, magistrate, direction des affaires criminelles et des grâces.

 Mardi 21 janvier 2020

Cabinet du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères

− M. Baptiste Prudhomme, conseiller politique et parlementaire ;

− Mme Sandrine Barbier, directrice adjointe des affaires juridiques ;

− Mme Anne Freudenreich, rédactrice à la sous-direction des droits de l’Homme, direction des affaires juridiques ;

− M. Adelin Royer, adjoint à la sous-directrice des droits de l’Homme et des affaires humanitaires.

 Mercredi 22 janvier 2020

Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH)

− Mme Laurène Chesnel, vice-présidente de la CNCDH ;

− Mme Cécile Riou Batista, secrétaire générale de la CNCDH ;

− Mme Ophélie Marrel, juriste à la CNCDH.

Osez le Féminisme

− Mme Alyssa Ahrabare,  porte-parole nationale de l’association ;

− Mme Céline Piques, porte-parole nationale de l’association.

 Lundi 10 février 2020

− Maître Emmanuelle Rivier, avocate au Barreau de Paris, spécialisée dans l’accompagnement des victimes de violences conjugales.

Cabinet de la Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations

− M. Thomas Brisson, directeur de cabinet.

Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF)

− Mme Élisabeth Moiron‑Braud, Secrétaire générale de la MIPROF.

 

 


([1]) Voir le compte rendu du discours du Président de la République du 24 septembre 2019, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU.

([2]) Voir le compte rendu du discours du Président de la République du 25 novembre 2017, à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et du lancement de la grande cause du quinquennat.

([3]) Radford Jill, Russell Diana, Femicide: The Politics of Woman Killing, Buckingham, Open University Press, 1992.

([4]) Tuerie du 6 décembre 1989 perpétrée par Marc Lépine. Il tua quatorze femmes et blessa treize autres personnes. Dans sa lettre de suicide, il accusait les féministes d'avoir ruiné sa vie.

([5]) Meurtres en série de femmes commis principalement par les réseaux de prostitution et les cartels de drogue mexicains. Selon le centre universitaire Colegio de la Frontera Norte, de 1993 à 2013, on compte 1 441 féminicides à Ciudad Juárez.

([6]) Rapport d’information n° 2396, Livre blanc de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes portant sur la lutte contre les violences conjugales, 6 novembre 2019.

([7]) Voir le texte intégral de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique de 2011, dite Convention d’Istanbul.

([8]) L’association Osez le Féminisme a par exemple créé un site Internet dédié à la reconnaissance du féminicide où le terme est défini comme « le meurtre d’une femme en raison de sa condition de femme ».

([9]) Rapport annuel de la Commission générale de terminologie et de néologie, 2014.

([10]) Le Petit Robert de la langue française, édition 2015.

([11]) Audition par votre Rapporteure, 10 février 2020.

([12]) Rapport d’information n° 2396, Livre blanc de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes portant sur la lutte contre les violences conjugales, 6 novembre 2019.

([13]) https://solidaritefemmes-la.fr/home-besoin-daide/les-differentes-formes-de-violences/ [URL consultée le 16 février 2020].

([14]) Lettre n° 14 de l’Observatoire national des violences faites aux femmes.

([15]) Ibid.

([16]) Ibid.

([17]) IFOP, Enquête sur le harcèlement sexuel au travail réalisé pour le compte du Défenseur des droits, 2014.

([18]) Centre Hubertine Auclert et Institut national d’études démographiques (INED), Enquête sur les violences faites aux femmes dans les espaces publics, 2015.

([19]) Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine Saint-Denis, « Fiche repère n°4, Les différentes formes de violences faites aux femmes »

([20]) Audition par votre Rapporteure, 22 janvier 2020.

([21]) Lieber Marylène, « La double invisibilité des violences faites aux femmes dans les contrats locaux de sécurité français », in Cahiers du Genre, 2003/2 (n° 35), p. 71-94.

([22]) Voir le compte rendu du colloque sur le viol et la culture du viol organisé par la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes, 22 novembre 2017.

([23]) ONU Femmes, Interview de Muriel Salmona, psychiatre experte en Mémoire traumatique, 24 novembre 2019.

([24]) Voir la page Facebook du collectif « Féminicides par compagnon ou ex ».

([25]) Audition par votre Rapporteure, 22 janvier 2020.

([26]) Audition par la Délégation du 10 septembre 2019 – voir la vidéo de l’audition.

([27]) Voir la vidéo de la table ronde d’associations de lutte contre les violences conjugales organisée par la Délégation aux droits des femmes le 25 septembre 2019.

([28]) Salmona Muriel, «  Comprendre l’emprise pour mieux protéger et prendre en charge les femmes victimes de violences conjugales » in Violences conjugales et famille, 2016, p. 98 – 107.

([29]) Voir la vidéo de la table ronde d’associations de lutte contre les violences conjugales organisée par la Délégation aux droits des femmes le 25 septembre 2019.

([30]) https://solidaritefemmes-la.fr/home-besoin-daide/les-effets-des-violences-conjugales-sur-les-femmes-victimes/ [URL consultée le 11 février 2020].

([31]) https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/mecanismes.html [URL consultée le 10 février 2020].

([32]) Rapport de l'Inspection générale de la justice sur les homicides conjugaux, octobre 2019.

([33]) Rapport de l'Inspection générale de la justice sur les homicides conjugaux, octobre 2019.

([34]) Rapport d’information n° 2396, Livre blanc de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes portant sur la lutte contre les violences conjugales, 6 novembre 2019.

([35]) Rapport d’information n° 2280 de Mme Fiona Lazaar sur la proposition de loi relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants (n° 2200) et la proposition de loi visant à agir contre les violences faites aux femmes (n° 2201), 2 octobre 2019.

([36]) Voir la vidéo de la table ronde de professionnels de santé organisée par la Délégation aux droits des femmes le 9 octobre 2019.

([37]) Audition du 12 janvier 2016 dans le cadre du rapport d’information n° 3514 de Mme Pascale Crozon sur les violences faites aux femmes – voir le compte rendu en annexe du rapport mentionné.

([38]) ONU Femmes, Plaidoyer en faveur de la reconnaissance pénale du féminicide en droit français, novembre 2019.

([39]) Ibid.

([40]) Ibid.

([41]) Consulter le site Internet de l’association Osez le Féminisme dédié à la reconnaissance du féminicide.

([42]) Audition par votre Rapporteure, 22 janvier 2020.

([43]) Audition par votre Rapporteure, 10 février 2020.

([44]) Audition par votre Rapporteure, 22 janvier 2020.

([45]) Ibid.

([46]) Audition par votre Rapporteure, 20 janvier 2020.

([47]) Article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1879 : « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

([48]) Conseil constitutionnel, décision n° 75-56 DC du 23 juillet 1975.

([49]) Audition par votre Rapporteure, 22 janvier 2020.

([50]) Céline Parisot, Le Monde, « Féminicide : « Le principe d’égalité devant la loi s’oppose à ce que les crimes soient “genres” », 12 septembre 2019.

([51]) CNCDH, Avis sur les violences contre les femmes et les féminicides, 16 mai 2016.

([52]) Céline Parisot, Le Monde, « Féminicide : « Le principe d’égalité devant la loi s’oppose à ce que les crimes soient “genres” », 12 septembre 2019.

([53]) Audition par votre Rapporteure, 10 février 2020.

([54]) Audition par votre Rapporteure, 20 janvier 2020.

([55]) Loi n° 92-684 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes.

([56]) Article 222‑8 du code pénal.

([57]) Article 221‑4 du code pénal.

([58]) Article 222‑24 du code pénal.

([59]) Article 222‑22 du code pénal.

([60]) Audition par votre Rapporteure, 10 février 2010.

([61]) Loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants.

([62]) Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.

([63]) Audition par votre Rapporteure, 22 janvier 2020.

([64]) Article 171 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.

([65]) Audition par votre Rapporteure, 20 janvier 2020.

([66]) Propos recueillis par Marine Le Breton, Huffington Post, « Inscrire le "féminicide" dans le Code pénal, une épineuse question pour les juristes », 3 septembre 2019.

([67]) Audition par votre Rapporteure, 10 février 2020.

([68]) Rapport d’information n° 2280 de Mme Fiona Lazaar sur la proposition de loi relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants (n° 2200) et la proposition de loi visant à agir contre les violences faites aux femmes (n° 2201), 2 octobre 2019.

([69]) Audition par votre Rapporteure, 20 janvier 2020.

([70]) Ibid.

([71]) Rapport d’information n° 2280 de Mme Fiona Lazaar sur la proposition de loi relative aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants (n° 2200) et la proposition de loi visant à agir contre les violences faites aux femmes (n° 2201), 2 octobre 2019.

([72]) Audition par la Délégation du mercredi 18 septembre 2019 – voir la vidéo de l’audition, ainsi que le compte rendu en annexe du présent rapport.

([73]) Chiffres issus des études nationales annuelles sur les morts violentes au sein du couple du Ministère de l’Intérieur, repris chaque année par les « Chiffres clés de l’égalité ».

([74]) Résolution 48/104 du 20 décembre 1993 de l’Assemblée générale des Nations Unies concernant la Déclaration sur l’élimination de la violence à l'égard des femmes.