N° 2696

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 février 2020.

RAPPORT DINFORMATION

DÉPOSÉ

en application de larticle 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)

sur le continuum entre sécurité et développement

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Jean-Michel JACQUES et Mme Manuela KÉCLARD-MONDÉSIR,

Députés.

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(1)   La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mission dinformation sur le continuum entre sécurité et développement est composée de :

– M. Jean-Michel Jacques et Mme Manuela Kéclard-Mondésir, rapporteurs ;

– Mme Françoise Dumas, M. Bastien Lachaud, M. Joaquim Pueyo, M. Stéphane Travert, membres.


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SOMMAIRE

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 Pages

introduction

PremiÈre partie  LONGTEMPS CONTROVERSÉe, lidÉe DE CONTINUUM ENTRE SÉCURITÉ ET DÉVELOPPEMENT SEST IMPOSÉe COMME lUN des PRINCIPES DIRECTEURS DE NOTRE ACTION EXTÉRIEURE

I. Le concept DE CONTINUUM sest imposÉ dans lanalyse et le TRAITEMENT DES « RISQUES DE LA FAIBLESSE »

A. Dans lanalyse de nombre de crises rÉcentes, Le lien entre sÉcuritÉ et dÉveloppement est complexe mais avÉrÉ

1. La théorie a bien mis en évidence la façon dont les écarts de développement nourrissent des comportements de violence

a. Le caractère systémique et subjectif de la notion de sécurité

b. Les liens entre développement et émergence de la violence

i. Laugmentation des écarts de développement nourrit des comportements de violence

ii. La pauvreté peut affaiblir le lien social et, ipso facto, nourrir la violence

iii. Non-développement, « imaginaire humilié » et violence exutoire

2. Sur le plan de la stratégie, le lien entre sécurité et développement sous-tend lanalyse des « risques de la faiblesse »

a. Les « risques de la faiblesse », identifiés depuis le Livre blanc de 2013

b. La catégorie des « risques de la faiblesse » est particulièrement pertinente aujourdhui pour comprendre linsécurité sévissant au Sahel

i. La pauvreté et les faiblesses structurelles des États, des vulnérabilités exploitées par des groupes armés terroristes

ii. Le « portrait-type » de lennemi dans le Sahel

B. Dans la rÉponse aux crises, la coordination entre acteurs militaires et acteurs civils progresse

1. L« approche globale », « intégrée » ou « multidimensionnelle » sest imposée dans la stratégie des grands acteurs internationaux

a. Un retour dexpérience des opérations menées sur les théâtres de guerre asymétrique à partir des années 1990

i. Une impulsion anglo-saxonne

ii. Une intégration assez rapide à la doctrine française

b. Un concept adopté par les grands acteurs internationaux de la gestion des crises

i. Le consensus des institutions internationales et des grands bailleurs de fonds autour de lapproche globale

ii. La place de lapproche globale dans le mandat des missions militaires de lONU et de lUnion européenne

2. La coordination des acteurs militaires et des acteurs humanitaires demeure un sujet sensible

a. Laction humanitaire trouve nécessairement une place dans lapproche globale des crises

i. La stratégie humanitaire de la France est expressément placée dans loptique du continuum entre sécurité et développement

ii. Les acteurs humanitaires reconnaissent lintérêt dune certaine coordination avec les armées et les autres acteurs étatiques

b. Nombre dacteurs humanitaires ont une position critique vis-à-vis de la logique de continuum entre sécurité et développement

i. Les spécificités de laction humanitaire sont légitimement à préserver

ii. Nombre dONG voient avec une certaine méfiance la promotion de lidée de continuum entre sécurité et développement

II. la logique DE CONTINUUM A GUIDÉ UN EFFORT DÉJÀ BIEN AVANCÉ DE DÉCLOISONNEMENT DES ACTEURS français

A. les opÉrations militaires, laide au dÉveloppement et la coopÉration sont traditionnellement assez cloisonnÉes

1. Le rôle des armées dans les crises

a. Une mission avant tout opérationnelle, dans laquelle les actions de CIMIC ont une fonction à part entière

i. Les actions de CIMIC, une fonction opérationnelle à part entière

ii. Une attention portée, dans la mesure du possible, à limpact du déploiement des forces sur leur environnement

b. Le rôle des armées dans la coopération opérationnelle

2. Les actions de stabilisation mises en œuvre par le centre de crise et de soutien des Affaires étrangères

i. La mission de stabilisation du centre de crise et de soutien

ii. Les actions mises en œuvre au titre de la stabilisation

3. La coopération de sécurité et de défense pilotée par les Affaires étrangères

a. La coopération structurelle auprès de nos partenaires

i. Un champ et des formes spécifiques de coopération

ii. Un pilotage assuré par la direction de la coopération de sécurité et de défense du ministère de lEurope et des affaires étrangères

b. Loffre française de formation des cadres des États partenaires

i. Laccueil de stagiaires étrangers dans les écoles françaises

ii. Un modèle efficient et original de coopération en matière de formation : les écoles nationales à vocation régionale

4. La coopération de sécurité intérieure

a. Laction du ministère de lIntérieur en matière de coopération

b. Une organisation spécifique

5. Laide au développement, domaine de compétence de lAgence française de développement

a. Le « bras armé » de la France en matière daide au développement

i. Un établissement jouissant dune certaine autonomie par rapport aux services de lÉtat

ii. Lopérateur de référence de notre aide publique au développement

b. Une concentration de laide publique au développement sur lAfrique

i. Un ciblage de laide au développement sur lAfrique, concordant avec les zones de déploiement de nos armées

ii. Vers une concentration plus intense encore de laide publique française au développement sur lAfrique ?

B. La logique du continuum entre sÉcuritÉ et dÉveloppement sous-tend la stratÉgie et lorganisation des moyens français au Sahel

1. Un effort particulièrement marqué depuis ladoption de la « stratégie pour le Sahel » par le président de la République

a. Limpulsion donnée par ladoption de la « stratégie pour le Sahel »

i. Les conditions de réussite dune organisation décloisonnée des Armées, des Affaires étrangères et de lAFD

ii. Une comitologie nouvelle

2. Une mise en œuvre récente au Mali, avec de premiers succès tactiques

a. La logique de continuum correspond aux grandes lignes dopération assignées à la force Barkhane

i. Les opérations anti-terroristes (ligne dopération n° 1)

ii. Lanimation des partenariats (ligne dopération n° 2)

iii. Lappui à la gouvernance et au développement (ligne dopération n° 3)

b. Une forme jusquà présent inédite de « comitologie “3D” » permet de synchroniser les interventions des Armées, des Affaires étrangères et de lAgence française de développement

i. Une méthode originale de coordination interministérielle « 3D »

ii. Une première application à Ménaka

iii. Lajustement de la méthode et sa deuxième application dans la région de Gossi

iv. De premiers résultats prometteurs

Seconde partie  « TRANSFORMER LESSAI » EN SUCCÈS STRATÉGIQUE SUPPOSE DÉLARGIR ET DAPPROFONDIR ENCORE LA LOGIQUE PARTENARIALE SOUS-TENDANT LIDÉE DE CONTINUUM

I. AFFERMIR LEFFORT « SUR TOUTE LA LIGNE », EN METTANT LACCENT SUR LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE ET LACTIVITÉ ÉCONOMIQUE

A. Intensifier la coopÉration de sÉcuritÉ intÉrieure

1. Limiter leffort de sécurité à laction militaire serait une erreur

a. Une militarisation parfois jugée excessive du traitement immédiat des aspects sécuritaires de la crise par les États du Sahel

i. Le recours aux armées, principal instrument de réponse à court terme aux aspects sécuritaires de la crise au Sahel

ii. Les dangers dune militarisation excessive du traitement des enjeux de sécurité intérieure

2. Investir dans la coopération de sécurité intérieure, ambition du « P3S », est indispensable

a. La coopération avec les forces de sécurité intérieure des États partenaires mérite dêtre renforcée

i. Un effort de coopération structurelle

ii. Un effort de coopération opérationnelle

b. Beaucoup despoirs sont mis dans le « partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel » (P3S)

c. Des investissements à consentir effectivement

d. Une doctrine de « réforme du secteur de la sécurité » à consolider

B. Favoriser linvestissement des acteurs Économiques français dans les rÉgions en voie de stabilisation

1. Linvestissement privé français dans les zones en voie de stabilisation est freiné par des raisons qui ne tiennent pas seulement à la sécurité

a. La tendance est au désengagement des entreprises françaises des zones de crise, particulièrement en Afrique

i. Une tendance au désengagement des grandes entreprises françaises

ii. Une tendance qui sobserve même sur les théâtres dopérations militaires françaises

b. Les freins à linvestissement privé français en Afrique ne tiennent pas seulement à la sécurité

i. Un « climat des affaires » souvent difficile

ii. Des freins liés à la réglementation prudentielle

iii. La place limitée des acteurs privés dans les bénéficiaires de laide publique au développement

iv. Le hiatus existant jusquà présent entre les opérations militaires et lengagement de laide au développement

2. Suivant la logique du continuum, la France gagnerait à mobiliser davantage les investisseurs privés dans les zones où elle sengage

a. Linvestissement privé peut servir de puissant adjuvant à laide au développement

i. Les investissements étrangers soutiennent lactivité économique et, de ce fait, contribuent au développement

ii. Un levier possible pour les crédits daide au développement

b. Mobiliser les investisseurs français entre légitimement dans la logique de continuum entre sécurité et développement

i. Étudier les possibilités dun engagement plus dynamique de Proparco

ii. Mieux insérer Proparco dans lorganisation partenariale inspirée par la logique de continuum

II. CONCENTRER NOS EFFORTS DAIDE AU DÉVELOPPEMENT SUR LA SÉCURITÉ ET LA JUSTICE DANS LES ZONES EN VOIE DE STABILISATION

A. Approfondir les efforts de coordination entre les acteurs du continuum entre sÉCURITÉ et dÉveloppement

1. Généraliser aux zones de crises le « travail en plateau » entre les acteurs français du continuum au niveau stratégique

a. La constitution de task forces interministérielles constitue une première étape dans le décloisonnement des acteurs

b. Pour ladoption de méthodes de travail « en plateau »

2. Poursuivre les efforts de coordination des acteurs français et des acteurs internationaux

a. Œuvrer à une mobilisation aussi cohérente et aussi coordonnée que possible des bailleurs internationaux

i. Coordonner une multiplicité de partenaires et de partenariats constitue un enjeu de gestion de crise en soi

ii. Il faut veiller à ce que ne sessouffle pas leffort defficience et de coordination de laide qui a inspiré lAlliance pour le Sahel

b. Plaider pour une meilleure coordination des missions militaires engagées au Sahel

i. Plaider en faveur dun mandat plus dynamique pour lEUTM Mali

ii. Plaider en faveur dune posture plus dynamique de la MINUSMA

B. CONCENTRER nos efforts, suivant un plan pluriannuel de stabilisation, sur la sÉCURITÉ intÉrieure et la justice

1. Via lAgence française de développement, pour des projets compatibles avec ses procédures

a. LAFD a mis sur pied des instruments de décaissement accéléré de ses fonds pour répondre à des situations durgence relative

i. Des délais de droit commun assez longs, pour des raisons réglementaires

ii. Un instrument de décaissement accéléré en zone de crise : le fonds Minka

b. Les crédits daide au développement, appelés à croître, peuvent utilement soutenir des projets intéressant la sécurité ou la justice

i. La France sest engagée à accroître les moyens quelle consacre à laide publique au développement

ii. Les crédits de laide publique au développement peuvent utilement financer des projets concernant la sécurité et la justice

c. Conformément à la stratégie de la France, un effort exceptionnel mérite dêtre consenti, dans laide au développement, aux projets intéressant la sécurité et la justice au Sahel

2. Via dautres opérateurs de lÉtat, pour des projets nécessitant des décaissements rapides en aval des opérations militaires

a. Les moyens à la disposition directe et immédiate de lÉtat pour la conduite de projets

i. Le choix français de concentrer lessentiel de ses moyens daide publique au développement aux mains de lAFD

ii. Lintérêt, pour lÉtat, de conserver une capacité significative dengagement direct de crédits

b. Le cloisonnement traditionnel entre laide publique au développement et la coopération de sécurité et de défense mérite dêtre assoupli

III. DÉVELOPPER la PRÉVENTION DES CRISES DANS LES ZONES DE FRAGILITÉ, Y COMPRIS dans lenvironnement DE noS OUTRE-MER

A. Un effort de prÉvention des crises est utile et judicieux

1. Utile, pour éviter de subir lenchaînement des crises

a. Une réponse à une vaste gamme de situations de fragilité

b. Une approche qui correspond particulièrement bien aux environnements régionaux des théâtres de crise et de nos outre-mer

i. Lutilité dun effort de prévention pour éviter la contagion des crises autour de leurs foyers

ii. La nécessité dun effort de prévention des crises dans les environnements régionaux de nos outre-mer

2. Judicieux, car prévenir est plus économe de nos forces que guérir

B. La prÉvention des crises peut utilement de reposer sur une approche interministÉrielle et exploiter au mieux les capacitÉs de nos outre-mer

1. Comme leur traitement, la prévention des crises peut sinscrire dans un continuum entre sécurité et développement

a. Des travaux interministériels de prévention des crises déjà en cours

b. Lintérêt dun accent sur la scolarité dans une optique de prévention des crises à moyen et long terme

i. Une génération sans éducation peut être une « génération perdue » pour le développement et, partant, pour la stabilité

ii. Léducation produisant ses effets dans le temps long, « mieux vaut prévenir que guérir » les défaillances des systèmes scolaires

2. Leffort de prévention peut utilement tirer parti de limplantation de nos forces outre-mer

a. Les outre-mer concentrent nombre de moyens susceptibles dêtre employés pour des missions de coopération, voire de gestion de crise

i. Les forces de souveraineté

ii. Les moyens des autres services publics outre-mer

b. Les outre-mer possèdent des capacités et des savoir-faire spécifiques, particulièrement adaptés à certaines formes de coopération

i. Le modèle du service militaire adapté

ii. Les savoir-faire propres aux outre-mer

IV. METTRE EN ŒUVRE NOTRE STRATÉGIE SUIVANT UNE DÉMARCHE dauthentique PARTENARIAT

A. Le principal frein au succÈs de notre stratÉgie de gestion de crise est en RÉALITÉ de nature POLITIQUE

1. Loffre de coopération ne trouve pas toujours autant de « répondant » quon le souhaiterait auprès dÉtats dont les structures restent fragiles

a. La faiblesse des capacités administratives des États du Sahel

b. Lindispensable concours des États partenaires dans la coopération

2. La difficulté est in fine dordre politique

a. Sans accord politique de sortie de crise, pas de stabilisation crédible

i. Rien nest possible sans un « cessez-le-feu politique »

ii. Les lenteurs dans la mise en œuvre de laccord dAlger pour la paix et la réconciliation au Mali

b. Sans une ferme volonté politique, difficile de lutter, dans les structures de lÉtat, contre des pratiques contraires aux standards de lÉtat de droit et de la gouvernance démocratique

i. Les dysfonctionnements dans les services de lÉtat

ii. Le caractère systémique de certaines pratiques

B. Sur le plan politique, un partenariat authentique et de bonne foi reprÉsente un certain changement de posture

1. Respecter les États partenaires, une évidence

a. Sortir dune logique dassistance dans laide au développement

i. Tenir compte de la dimension subjective du développement

ii. Tourner la page de la coopération conçue sur un mode caritatif

b. Ne pas céder à la tentation de faire de la France le bouc-émissaire de difficultés locales

i. De violentes polémiques à la date du déplacement des rapporteurs

ii. Éviter que la France se trouve prise en bouc-émissaire

2. Responsabiliser les États partenaires, une nécessité

a. Des mécanismes de redevabilité se justifient pleinement

b. Lidée de conditionnalité des aides ne saurait être un tabou

Principales recommandations des rapporteurs

EXAMEN EN COMMISSION

annexes

annexe 1 : auditions de la mission dINFORMATION

annexe 2 : dÉplacements des rapporteurs

ANNEXE 3 :  CONTRIBUTION DU GROUPE LA FRANCE INSOUMISE


  1  

   introduction

 

 

 

Est-ce encore la puissance qui guide la marche des affaires du monde ? La guerre et la paix sont-ils encore entre les mains des stratèges ? À observer les guerres qui ont ponctué les vingt ou trente dernières années, on a presque le sentiment inverse : le conflit y naît moins de l’affrontement des volontés politiques symétriquement opposées de deux États que de facteurs de violence plus diffus, moins aisés à saisir et donc à traiter.

Non que toute guerre « classique » soit désormais exclue ; mais les « risques de la faiblesse », qu’identifiait bien le Livre blanc de 2013 pour les distinguer des « menaces de la force », constituent un prisme d’analyse convaincant pour nombre des crises actuelles, en premier lieu au Sahel. Dans celles-ci, les racines de la violence sont moins à rechercher dans des stratégies politico-militaires que dans des dysfonctionnements plus structurels, des déséquilibres dans le développement des États et des sociétés. Le développement, en effet, n’est pas à voir seulement comme un phénomène économique : c’est un processus plus profond de transformation des sociétés, dans lequel l’existence d’une forme de « contrat social » et la construction d’institutions robustes tiennent une place primordiale.

Ce cadre d’analyse est fondamental pour la planification et la conduite de nos opérations de gestion de crise. Dès lors qu’une puissance comme la France décide d’intervenir dans le règlement de ce type de crises, elle ne peut espérer le faire efficacement sans en traiter les causes profondes, c’est-à-dire les déséquilibres qui affectent le développement de la région en crise.

C’est dans cette optique que la France, comme d’autres puissances occidentales, a cherché à articuler mieux son action militaire, son offre de coopération, ses programmes d’aide au développement et sa diplomatie. La mise en œuvre de la stratégie pour le Sahel élaborée en 2017 a constitué la première application de méthodes nouvelles de travail décloisonné, suivant une logique de continuum entre sécurité et développement.

Les rapporteurs se sont attachés à en étudier les modalités et à en esquisser un premier bilan, sur la base duquel ils formulent plusieurs axes de recommandations. Ils préconisent ainsi d’affermir deux maillons particuliers dans la chaîne du continuum : la sécurité intérieure et l’investissement privé. Dans le cas de la crise actuelle au Sahel, ils plaident d’ailleurs en faveur d’un effort exceptionnel d’investissement dans la sécurité intérieure et la justice au titre de l’aide au développement et de l’effort de stabilisation. De façon plus large, ils mettent en évidence l’intérêt d’une politique de prévention des crises suivant la même logique de continuum, politique qui peut d’ailleurs s’appuyer sur une large gamme de savoir-faire et de capacités françaises, y compris les spécificités de nos outre-mer.

Cependant, tous ces efforts seraient assez vains sans le concours actif des États auxquels nous apportons notre aide, ce qui suppose de leur part une volonté politique sans faille. À cet égard, d’ailleurs, c’est un véritable changement de posture politique qui doit être poursuivi dans les relations de la France avec ses partenaires : l’heure est désormais à des relations d’authentiques partenariats, plutôt qu’aux formes traditionnelles de la coopération et de l’aide au développement. C’est ainsi que, somme toute, la question du continuum entre sécurité et développement est avant tout de nature politique.


  1  

   PremiÈre partie

LONGTEMPS CONTROVERSÉe, l’idÉe DE CONTINUUM ENTRE SÉCURITÉ ET DÉVELOPPEMENT S’EST IMPOSÉe COMME l’UN des PRINCIPES DIRECTEURS DE NOTRE ACTION EXTÉRIEURE

L’idée qu’il existe un continuum entre sécurité et développement fait l’objet de nombreux travaux de recherche et de doctrine depuis une vingtaine d’années environ. Elle a ainsi été développée en au moment où les Occidentaux sont intervenus plus fréquemment qu’auparavant dans des crises qui s’éloignent des modèles traditionnels ‒ ou « clausewitziens » ‒ de la guerre, que l’on pourrait présenter schématiquement comme des affrontements ouverts entre États.

Cette idée de continuum entre sécurité et développement s’est ainsi imposée comme un cadre d’analyse pertinent pour nombre de crises contemporaines, que le Livre blanc de 2013 regroupait sous l’appellation de « risques de la faiblesse » pour les distinguer des « menaces de la force ». Dans le premier cas, les causes des crises sont à chercher dans les déséquilibres parfois profonds qui affectent le développement de la zone concernée ; dans le second, elles résultent de jeux de puissances dont les moteurs sont plus classiques.

Dans le prolongement de l’analyse de ces crises au prisme de ce continuum, c’est la stratégie elle-même de gestion desdites crises qui a été réexaminée suivant la même logique. En effet, depuis une vingtaine d’années, les États ‒ au premier rang lesquels la France ‒ ainsi que les organisations internationales intervenant dans le règlement des crises ont cherché à articuler toujours plus étroitement les actions qu’ils entreprennent, d’une part, dans le champ de la sécurité ‒ à commencer par leurs opérations militaires de gestion de crise ‒ et, d’autre part, dans celui de l’aide au développement. C’est ainsi que les grands acteurs internationaux ont adapté leurs stratégies de gestion des crises suivant une approche dite « globale » ‒ ou encore « intégrée », ou « multidimensionnelle ». La France a participé de ce mouvement, et a mis en œuvre cette stratégie en particulier au Sahel.

I.   Le concept DE CONTINUUM s’est imposÉ dans l’analyse et le TRAITEMENT DES « RISQUES DE LA FAIBLESSE »

Les retours d’expérience des opérations récentes, les travaux de recherche et les travaux de doctrine ‒ notamment ceux des Armées, des Affaires étrangères et de l’Agence française de développement (AFD) ont tiré des crises survenues dans les deux dernières décennies le constat de liens de causalité complexes, mais avérés, entre, d’une part, l’émergence de la violence dans nombre de régions et, d’autre part, les retards et écarts de développement qui marquent ces théâtres de crises.

A.   Dans l’analyse de nombre de crises rÉcentes, Le lien entre sÉcuritÉ et dÉveloppement est complexe mais avÉrÉ

Le lien entre développement et sécurité peut apparaître comme une évidence, mais il est en réalité complexe. La complexité tient d’ailleurs, pour une part, à la définition de la notion de développement. Celle-ci ne doit pas être appréciée au seul prisme des indicateurs économiques : il ne faut pas négliger, dans ses différents aspects, ce qui a trait à la solidité des liens sociaux et à la « gouvernance démocratique ».

Ainsi, pour nombre d’observateurs, davantage que dans la pauvreté, c’est dans un profond sentiment d’injustice, ressenti par une part des populations, que se trouvent les moteurs de la radicalisation et de l’extrémisme dans des zones telles que le Nord du Mali. De façon générale, les rapporteurs ont conduit leurs travaux en entendant le développement presque davantage comme un fait social que comme un fait économique. C’est sous cet angle que les déséquilibres dans le développement de certaines zones apparaissent cependant comme la principale source des « risques de la faiblesse ».

1.   La théorie a bien mis en évidence la façon dont les écarts de développement nourrissent des comportements de violence

Au seuil de leurs travaux, les rapporteurs ont tenu à nourrir leur réflexion sur le continuum entre sécurité et développement par des études moins opérationnelles qu’académiques, en repartant des bases théoriques de la question. Ils se ainsi sont attachés à analyser avec M. Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris, la place des écarts et des retards en matière de développement dans l’émergence de l’insécurité à notre époque.

a.   Le caractère systémique et subjectif de la notion de sécurité

Celui-ci a souligné en premier lieu les enjeux que revêt la définition même du concept de sécurité. En effet, notre culture occidentale nous porte à comprendre ce concept sous le prisme de notre histoire européenne, marquée par la compétition entre puissances. Dans un cadre « westphalien », la sécurité se comprend traditionnellement comme l’état que produit une situation d’équilibre entre les puissances. Mais, a fait valoir le professeur Bertrand Badie, le concept de sécurité est aujourdhui délié de la notion de « jeu des puissances » à plusieurs égards :

‒ alors que la sécurité s’entendait de l’équilibre entre acteurs de même rang, le même concept doit s’appliquer aujourd’hui entre acteurs inégaux en ressources sociales ou en puissance, pour lesquels létat de sécurité ne recouvre pas nécessairement les mêmes réalités. Par exemple, la sécurité n’est pas la même chose pour un éleveur africain ou l’habitant d’une mégalopole occidentale ; elle ne saurait être de même nature pour un État africain pris dans son contexte régional et pour des États européens insérés hier dans la guerre froide et aujourd’hui dans la compétition internationale ;

‒ la sécurité nest plus, aujourdhui, dordre exclusivement politico-militaire : comme le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) l’a bien mis en exergue dès 1994, elle est avant tout d’ordre « humain ». La faim dans le monde fait six à huit millions de morts par an : c’est bien davantage que le terrorisme ou les guerres « classiques », interétatiques. Certes, on peut avancer que les États n’ont pas les mêmes responsabilités dans la sécurité « humaine » que dans la guerre « classique » ; il n’en reste pas moins que linsécurité humaine constitue le terreau de comportements de violence, cest-à-dire de rapports sociaux fondés sur la violence. Telle est la caractéristique d’une « société guerrière », dans laquelle la violence ne trouve pas ses sources dans des questions politiques ;

‒ lélément premier de la sécurité nest plus objectif, mais subjectif : une société (ou une part d’une société, un « lambeau de société ») apprécie la sécurité à son aune. Ce phénomène complique d’autant plus le dialogue stratégique que, le plus souvent, un groupe social violent n’a pas de représentation dans l’ordre politique ;

‒ la sécurité a pris un aspect systémique, à mesure que la mondialisation tend à lier entre eux les destins des hommes à bien des égards. Le caractère systémique de la sécurité ne rend la tâche des gouvernants que plus ardue, dans la mesure où se défendre contre une menace précise est plus simple que parer un risque systémique.

b.   Les liens entre développement et émergence de la violence

La sécurité ainsi définie, le professeur Bertrand Badie a évoqué plusieurs signes de l’existence d’un lien ‒ d’un continuum ‒ entre sécurité et développement.

i.   L’augmentation des écarts de développement nourrit des comportements de violence

Ce sont peut-être davantage les écarts perçus que les niveaux objectifs de développement qui nourrissent les frustrations. Il n’y a en réalité de progrès que comparatifs : des progrès objectifs, en valeur absolue, sont moins aisément perçus que les écarts. D’ailleurs, l’impact de ce phénomène sur les flux migratoires est net : « le migrant part pour ce qui est mieux, quand bien même la famine recule chez lui ».

Or la mondialisation, processus de transformation des économies et des sociétés, a creusé les inégalités « de façon sans précédent dans lhistoire ». Pourtant, « aucun système social ne pourrait fonctionner avec des écarts de revenu par habitant de 600 à 110 000 dollars environ », comme c’est le cas dans le monde actuel. Selon le professeur Bertrand Badie, l’indice de Gini, qui mesure les inégalités sur une échelle allant de 0 à 1, est passé au niveau mondial de 0,45 à 0,65 en quelques décennies ; « cest intenable » – et donc source de violence.

De surcroît, même si les inégalités diminuent peut-être dans les faits, avec la mondialisation, elles deviennent plus aisément perceptibles par tous. En effet, « hier, celui qui mourrait de faim pouvait tout ignorer de la richesse des autres », mais tel n’est plus le cas aujourd’hui. Ainsi, les écarts de développement sont plus susceptibles aujourd’hui que jadis d’engendrer des réactions de violence.

ii.   La pauvreté peut affaiblir le lien social et, ipso facto, nourrir la violence

Pour le professeur Bertrand Badie, « ce nest plus la puissance qui mène le monde : cest la faiblesse ». Hier, une guerre se jouait entre puissances, le conflit rééquilibrant les positions des belligérants à la mesure de leurs forces respectives. Aujourd’hui, la conflictualité naît de la faiblesse des États ‒ on pourrait citer en exemple les cas de la République démocratique du Congo, de la République centrafricaine ou de la Somalie ‒, de celle des constructions nationales ‒ faire vivre ensemble des populations qui ne le veulent pas n’ayant rien d’évident ‒ et, surtout, de celle du lien social, « ce qui est le problème majeur du moment ».

En effet, lorsqu’il n’existe pas de mécanismes de solidarité, de fraternité, d’intégration, l’ensemble humain concerné se trouve dans une situation « pré-hobbesienne », c’est-à-dire dans un état de conflit de tous contre tous.

Or un certain niveau de développement économique peut être vu comme une condition nécessaire au développement de liens sociaux. Ainsi, a rappelé le professeur Bertrand Badie, un anthropologue observant la Sicile disait que quand une société est pauvre, il ne peut pas y avoir d’association solidaire au sein de sa population : devoir partager, lorsqu’il n’y a pas assez pour tous, conduit à des mécanismes claniques et clientélistes, c’est-à-dire des sociétés fragmentées et hautement conflictuelles et dominées par des liens « verticaux » entre les individus et entre les groupes.

Cependant, le lien social se crée-t-il de lui-même ? En réalité, le problème est d’autant plus complexe qu’il faut « créer de lamitié avant de créer de la richesse » ; on ne peut financer efficacement le développement avant de susciter des solidarités horizontales : « cest le tonneau des Danaïdes ». Les coopérants de l’AFD, aujourd’hui, insistent sur ce point : par exemple, « on ne creuse plus un puits tant que nexiste pas une association locale capable de le gérer ».

Certes, il faut admettre qu’il existe une demande sociale de violence, qu’exploitent des « entrepreneurs de violence » de tous types : groupes armés terroristes internationaux, chefs d’ethnies ou de clans, seigneurs de guerre déçus par le jeu « démocratique » formel. Par nature, le développement est en lui-même de nul effet sur des « entrepreneurs de violence ». Il est en effet bien difficile de traiter avec de tels acteurs car, contrairement aux États, ils n’ont jamais intérêt à la paix : « ils y perdraient leurs “fonds de commerce” », ne pouvant eux-mêmes prospérer qu’en entretenant une demande sociale de violence.

Néanmoins, par leur existence elle-même, de tels entrepreneurs de violences reflètent un état de la société, par exemple l’autoritarisme de certains régimes, l’exclusion d’une part de la population (ethnique ou autre) ou, plus souvent, la faiblesse des institutions. C’est à ce titre que le président Barack Obama disait justement que « lAfrique na pas besoin dhommes forts, elle a besoin dinstitutions fortes »[1]. Mais certains dirigeants en place n’y ont pas intérêt : sans sa part d’arbitraire, leur pouvoir faiblirait.

iii.   Non-développement, « imaginaire humilié » et violence exutoire

Le poids des imaginaires joue un rôle primordial : « ce sont eux qui mènent le monde, et non plus les stratèges ». À cet égard, la perception du « non-développement » constitue probablement lun des plus graves facteurs de violence. En particulier, « limaginaire humilié » est probablement aujourd’hui le premier facteur de guerre et de violence, car celle-ci peut constituer pour « l’humilié » un outil de sortie de l’humiliation.

Pour illustrer la prégnance de cet « imaginaire humilié », le professeur Bertrand Badie a rappelé que lors d’une rencontre entre la présidente Dilma Youssef et le président François Hollande, le Français s’étonnait de ce que le Brésil s’associa à d’autres puissances moins démocratiques au sein du groupe dit des « BRICS » ‒ pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud ‒ ; ce à quoi la présidente brésilienne lui aurait répondu : « ce qui nous unit, cest notre passé dhumiliés ». C’est aussi en faisant fond sur cette image de commune humiliation que la Chine essaye de s’imposer en Afrique.

2.   Sur le plan de la stratégie, le lien entre sécurité et développement sous-tend l’analyse des « risques de la faiblesse »

L’amiral Jean Hausermann, alors sous-chef chargé des plans au centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées, a expliqué aux rapporteurs que, dans l’ensemble des campagnes récentes des armées françaises, il apparaît clairement que l’intervention militaire ne suffit pas à résoudre la crise, en raison du caractère « asymétrique », non-étatique, de l’ennemi. C’est pourquoi les armées ont rapidement adhéré à l’idée de continuum entre la sécurité, la gouvernance et le développement, suivant la logique que l’on appelle « approche “globale” » ou « approche “intégrée” ».

Cette évolution stratégique a été clairement décrite par le Livre blanc de 2013 au chapitre des « risques de la faiblesse » et se vérifie, aujourd’hui plus que jamais, sur le théâtre de l’opération Barkhane, au Sahel.

a.   Les « risques de la faiblesse », identifiés depuis le Livre blanc de 2013

Comme le dit un récent rapport d’information[2] de nos collègues Joaquim Pueyo et Pieyre-Alexandre Anglade, les crises actuelles, « lorsquelles ne sont pas linstrument dune confrontation politique et stratégique, comme celle en Ukraine, se déclenchent toujours dans un environnement fait de violations des droits humains, de corruption, de faiblesse des structures étatiques, de pauvreté et de manque de perspectives économiques, en particulier pour une jeunesse nombreuse qui na dautres choix que démigrer ou de rejoindre les groupes criminels, souvent liés aux groupes terroristes. Cest pourquoi les États-Unis ont échoué en Irak et en Afghanistan, comme la France et le Royaume-Uni en Libye, depuis sept ans en proie à lanarchie malgré le succès de lintervention militaire en 2011 ».

Le Livre blanc de 2013 avait défini ce type de crise comme relevant des « risques de la faiblesse » ; l’encadré ci-après présente cette analyse.

L’analyse du Livre blanc de 2013 sur les « risques de la faiblesse »

Que la faiblesse d’un État puisse devenir une menace est un fait nouveau d’importance stratégique : pendant des siècles, la faiblesse a d’abord été vue par les plus puissants comme une opportunité pour étendre leur territoire et accroître leur domination. Il n’en va plus de même dès lors que les progrès du droit et l’aspiration légitime des peuples à disposer d’eux-mêmes font de la souveraineté des États le principe organisateur de l’ordre international.

Que des États se révèlent incapables d’exercer leurs responsabilités régaliennes, et ce sont les bases mêmes de l’ordre international sur lequel nous fondons notre propre sécurité qui sont menacées. Les risques et les menaces auxquels ils ne savent pas faire face sur leur territoire peuvent rapidement déborder et affecter notre propre sécurité.

Un État qui ne contrôle plus ses frontières et son territoire peut devenir un sanctuaire pour des groupes criminels, un espace de transit des trafics, ou une base arrière de groupes terroristes permettant à ceux-ci de développer leur action à grande échelle. Alimentant la criminalité et les mouvements rebelles dans les zones où elles se développent, ces activités peuvent être à l’origine de conflits interétatiques. L’ordre international requiert de chaque État qu’il assure la garde du territoire sur lequel il exerce sa souveraineté non seulement pour le compte de son peuple, mais aussi pour celui de la communauté internationale.

La première décennie du XXIe siècle aura montré que la défaillance de nombre dÉtats à exercer les fonctions essentielles de la souveraineté est un phénomène durable et répandu. Cette défaillance concerne des États de niveau de développement et de taille divers, sur la totalité ou sur une partie de leur territoire. Elle affecte par exemple des zones éloignées de la capitale échappant au contrôle du pouvoir central, comme au Sahel, au Yémen, au Pakistan et en Afghanistan.

Quand ces bouleversements frappent des pays à lunité fragile, où les frontières issues de la décolonisation recouvrent une grande diversité ethnique, linguistique ou religieuse, sans qu’un projet national fort ait pris le relais de la lutte contre le colonisateur, la probabilité que survienne une guerre civile augmente encore. Pour l’Europe et la France, ce défi politique et humanitaire est aussi un enjeu stratégique. Beaucoup des États concernés se trouvent en effet aux portes de l’Europe, en Afrique, un continent qui est aujourd’hui à la croisée des chemins. Si l’Afrique subsaharienne confirme dans les prochaines décennies un décollage économique qui a été marqué, dans les cinq dernières années par une croissance annuelle de 5 %, le continent peut devenir un des moteurs de la croissance du monde et contribuer fortement à la prospérité européenne.

L’intérêt croissant de nombreuses puissances émergentes (Brésil, Chine, Inde et les pays du Golfe) pour l’Afrique - dont la population dépassera la population chinoise d’ici 2 030 - ne se limite plus aux seuls produits énergétiques et aux matières premières. Il illustre cette prise de conscience du potentiel africain.

Cependant, l’Afrique subsaharienne est également une zone de grandes fragilités. De 2003 à 2012, une dizaine de pays ont été secoués par des crises politiques ou des guerres civiles, et la majorité des casques bleus des Nations-Unies y sont déployés, parfois depuis plus de dix ans. Selon que les espaces non gouvernés ou à faible gouvernance reculeront ou au contraire s’étendront, ce sont deux avenirs bien différents qui se profileront à l’horizon des vingt prochaines années. Nulle part, sans doute, l’éventail des possibles n’est aussi ouvert que sur le continent africain.

Les risques de la faiblesse sont plus insidieux que les menaces de la force, car ils n’ont pas le caractère tangible des conflits traditionnels de puissance et leur impact se manifeste tardivement, quand la communauté internationale est confrontée à un déficit dordre quelle doit tenter de combler dans lurgence.

Elle est alors placée devant le dilemme de laisser le chaos sinstaller, ou au contraire, en intervenant, de prendre le risque de focaliser sur elle les hostilités, sans pouvoir s’appuyer sur des partenaires nationaux solides. Dans le nouveau paysage stratégique, il est donc d’autant plus important d’identifier les risques de la faiblesse le plus tôt possible, afin d’y parer avant qu’ils n’aient produit leurs effets les plus dévastateurs.

Source : Livre blanc de 2013 sur la défense et la sécurité nationale.

Sans reprendre explicitement la distinction entre « risques de la faiblesse » et « menaces de la force », la Revue stratégique de 2017 n’en confirme pas moins cette analyse. Elle souligne ainsi que les « mouvances djihadistes » profitent « des faiblesses dans les domaines de la gouvernance, de la sécurité et du développement », dans un contexte où « plusieurs États de la rive sud de la Méditerranée peinent à contrôler leur territoire ou leurs flux de populations ».

b.   La catégorie des « risques de la faiblesse » est particulièrement pertinente aujourdhui pour comprendre linsécurité sévissant au Sahel

Les rapporteurs se sont rendus sur le théâtre de l’opération Barkhane ‒ plus précisément au Tchad, au Niger et au Mali ‒, où ils se sont attachés à étudier le contexte et les causes de la crise que les forces françaises doivent contribuer à régler.

i.   La pauvreté et les faiblesses structurelles des États, des vulnérabilités exploitées par des groupes armés terroristes

Le cas général du Sahel : l’exploitation des fragilités des États par des groupes armés terroristes

Tant M. Bertrand Cochery, ambassadeur de France au Tchad, que le général Pascal Facon, commandant la force Barkhane, ont décrit le théâtre de l’opération Barkhane comme une zone pour laquelle l’idée d’une étroite imbrication des problèmes de sécurité et de développement constitue un prisme d’analyse particulièrement pertinent. En effet, la situation du théâtre voit se superposer :

‒ une conjoncture sécuritaire marquée par les méfaits de groupes armés terroristes et de leurs divers alliés locaux de circonstance ;

‒ une situation de grande fragilité structurelle des États, qui sont « les plus pauvres du monde ». Plusieurs régions sont, aux termes de l’ambassadeur, « des zones sans État ». L’armée, dans nombre de pays, est le seul corps de l’État encore déployé dans certaines zones hors des capitales. Les politiques d’ajustement structurel des années 1980 et 1990, promues par les grands bailleurs internationaux mais inspirées par des motivations d’économies budgétaires de court terme, ont en effet beaucoup contribué à l’appauvrissement des administrations publiques, donc au desserrement de leur maillage territorial et, in fine, soit à l’absence de l’État, soit à des comportements de captation de la part des agents publics ‒ les pratiques de racket et de corruption étant signalées comme fréquentes.

Ce cadre d’analyse, bien mis en avant dès le moment où les forces françaises ont repris le contrôle du Nord du Mali aux groupes armés terroristes qui s’en étaient emparés avec l’appui de rebelles touaregs ‒ c’était alors l’opération Serval ‒, se vérifie encore largement dans le centre du Mali, où s’est déplacé l’épicentre de l’insécurité dans la bande sahélo-saharienne. M. Joël Meyer, ambassadeur de France au Mali, a expliqué aux rapporteurs comment un développement déséquilibré favorisait l’insécurité dans le centre du pays :

‒ à louest de cette région, la violence est le fait de groupes armés terroristes, notamment la katiba Macina, laquelle recrute principalement parmi les Peuls, groupe ethnique en position sociale défavorisée. Il est aussi à noter que les terroristes y sont vus, ceteris paribus, comme moins corrompus et plus fiables que les juges maliens ou que les policiers et gendarmes maliens, régulièrement dénoncés pour des pratiques de racket ;

‒ à lest, la violence se nourrit surtout de conflits interethniques, principalement entre Peuls et Dogons, pour des raisons socio-économiques : non seulement le chômage est endémique, mais, de surcroît, sous la pression d’une démographie très dynamique, l’élevage et l’agriculture deviennent de plus en plus intensifs, ce qui conduit à des conflits pour l’accès aux terres exploitables. Deux facteurs contribuent en outre à l’aggravation de la violence : d’une part, une moindre aura des autorités traditionnelles pour les jeunes, bien informés des modes de vie plus modernes ; d’autre part, la circulation des armes, qui conduit les communautés à mettre sur pied de véritables milices d’auto-défense. Là encore, les groupes armés terroristes ont tout intérêt à attiser ces violences communautaires pour trouver des recrues parmi les nombreux jeunes désœuvrés et étendre leur zone d’influence.

ii.   Le « portrait-type » de l’ennemi dans le Sahel

Au poste de commandement interarmées de théâtre de l’opération Barkhane, au camp Kossei de N’Djamena au Tchad, les rapporteurs se sont fait présenter le « portrait-type » de l’ennemi combattu par les forces françaises dans le Sahel. Ce profil est parfaitement cohérent avec l’analyse suivant laquelle l’insécurité trouve largement ses sources dans les retards et les écarts de développement dans la région, attisés par des rivalités interethniques.

Le général Cyril Carcy, adjoint du commandant de la force Barkhane, a résumé de la façon suivante ce « portrait-type » de l’ennemi, tel qu’il ressort de cinq ans de travail de renseignement :

‒ le groupe terroriste se disant « État islamique au Grand Sahara » (EIGS), qui s’était implanté dans le Gourma et dans le Liptako, est constitué à 30 % de Touaregs et à 70 % de Peuls, ethnie traditionnellement présente sur une bande allant du Sénégal jusqu’au Soudan ;

‒ le terroriste-type est jeune (une vingtaine d’années), illettré, et les motifs qui l’ont conduit à « prendre la kalach » sont le plus souvent dordre financier (l’enrôlé recevant un petit pécule) ou familial (l’enrôlé suivant quelque parent). La recherche dun statut social constitue ainsi l’un des moteurs principaux du ralliement à un groupe armé terroriste ;

‒ la recherche dune protection contre des groupes ethniques rivaux constitue une autre motivation fréquente. Ainsi, dans le Gourma par exemple, des Peuls voient dans l’EIGS un instrument de protection contre les Touaregs Imghads. La désertification croissante de la région, conjuguée à une pression démographique échappant à tout contrôle, rendent de plus en plus difficile pour les Peuls de conserver leur mode de vie nomade traditionnel. Dans cette optique, le ralliement à lEIGS peut être vu comme opportuniste, à l’instar de celui des Touaregs à Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2012 ;

‒ la motivation religieuse est loin dêtre dominante : s’ils sont musulmans, ils sont avant tout Peuls, et peu de recrues ont lu le Coran (sans même parler d’études théologiques ou de pratique religieuse intense) ;

‒ les hiérarchies tribales jouent beaucoup : la recrue suit son leader, auquel elle est attachée sur le mode de lallégeance personnelle ;

‒ l’EIGS recrute, forme et emploie ses membres « dans leur biotope » : les recrues connaissent leur terrain, à chaque arbre près, ce qui complique d’ailleurs l’exploitation par nos forces des communications qu’elles interceptent entre des ennemis qui se fixent des rendez-vous en utilisant de telles références ;

‒ le nombre de combattants venus de létranger est très faible, ils se concentrent à Tombouctou et leur provenance se limite à l’Algérie et au Maroc voisins. Pour la force Barkhane, cette différence notable avec le théâtre du Levant s’explique en partie par l’extrême rusticité de la vie au Sahel, encore plus dissuasive pour des jeunes habitués au confort de l’Occident que ne l’étaient leurs conditions en Syrie et en Irak ;

‒ au total, l’EIGS compte 1 500 combattants aguerris, que renforcent 1 500 combattants occasionnels, l’ensemble étant réparti sur une zone de 400 000 km². Les opérations des groupes armés terroristes sont souvent le résultat dalliances de circonstances entre groupes ne disposant pas par eux-mêmes de la « masse critique » nécessaire pour conduire une attaque. En effet, réunir une centaine de combattants et une cinquantaine de véhicules, même à deux roues, n’est pas à la portée de tous. La « génération de forces » revêt donc, par nécessité, un caractère « inter-GAT » (pour « groupes armés terroristes »), d’autant que les armes à leur disposition demeurent assez peu élaborées. Il s’agit principalement de kalachnikov, de lance-grenades antichar RPG ou de mines encore rudimentaires.


B.   Dans la rÉponse aux crises, la coordination entre acteurs militaires et acteurs civils progresse

Les rapporteurs constatent un consensus parmi les acteurs de la gestion des crises ‒ civils comme militaires, publics comme privés ‒ sur l’analyse des « risques de la faiblesse ». Dans les racines de ce type de situations s’entremêlent des questions de lien social, de faiblesses institutionnelles et de pauvreté ; la gestion de ces crises suppose donc une articulation des actions respectives des différents acteurs, qu’illustre le schéma ci-après.

Phases du traitement d’une crise

CDCS : centre de crise et de soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Source : Agence française du développement.

Les rapporteurs observent cependant que l’idée d’une coordination plus étroite de ces acteurs sur les théâtres d’opérations, suivant une approche dite « globale » de la gestion des crises, a surtout progressé parmi les acteurs publics, mais reste un objet de controverses avec nombre d’organisations humanitaires.

1.   L’« approche globale », « intégrée » ou « multidimensionnelle » s’est imposée dans la stratégie des grands acteurs internationaux

À partir de retours d’expérience des engagements occidentaux dans des crises ‒ toujours plus nombreuses ‒ qui relèvent de ce que l’on a appelé ensuite les « risques de la faiblesse », les grands acteurs internationaux de la gestion de crise ont tous fait évoluer leurs cadres stratégiques dans le sens d’une approche dite « globale » ‒ ou « intégrée », ou encore « multidimensionnelle ». Cette approche consiste à articuler étroitement l’action militaire et l’aide au développement, prise au sens large, de façon à traiter les racines des crises dans l’aval immédiat des opérations militaires.

a.   Un retour d’expérience des opérations menées sur les théâtres de guerre asymétrique à partir des années 1990

i.   Une impulsion anglo-saxonne

Comme l’a expliqué M. Charles Tellier, responsable de la division des fragilités, des crises et des conflits de l’AFD, ce sont les Britanniques qui ont donné limpulsion ayant conduit, dans les années 2000 et 2010, à une inflexion générale des doctrines occidentales dans le sens d’une approche globale de la gestion des crises. Le Royaume-Uni venait en effet de conduire, de 2000 à 2002, l’opération Pallister au Sierra Leone ‒ alors en guerre civile ‒, dont le retour d’expérience mettait en relief l’intérêt d’une démarche associant étroitement action militaire, aide humanitaire et programmes de développement.

Dans leurs opérations en Afghanistan à partir de 2001, puis en Irak à partir de 2003, Britanniques et Américains ont mis en œuvre ces enseignements à grande échelle, mettant en avant la notion de Comprehensive Approach (approche globale). En 2008, l’OTAN a entériné lors du sommet de Bucarest en avril 2008 une « approche globale » des opérations, consistant à articuler actions civiles et actions militaires dans l’activité de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et, en février 2011, une structure de planification civilo-militaire a été mise en place. Un haut représentant civil de l’OTAN a été nommé pour assurer la coordination des moyens civils sur le théâtre ; dans les provinces, des « équipes de reconstruction provinciales » ont été chargées de mettre en œuvre des actions civilo-militaires de toute nature.

Comme l’a fait observer M. Charles Tellier, c’est toutefois entre les mains des autorités militaires qu’Américains et Britanniques ont choisi de placer la plus large part de leurs instruments d’aide au développement. Il a pu en résulter une confusion entre action militaire et développement, dont les résultats se sont avérés contre-productifs en Afghanistan comme en Irak.

ii.   Une intégration assez rapide à la doctrine française

En 2007, la France a publié un premier document stratégique présentant le résultat de réflexions interministérielles sur les États fragiles et les situations de fragilité[3]. Comme le montre le document stratégique qui s’y est substitué onze ans plus tard[4], le champ d’application de cette stratégie rassemblait les pays « en sortie de crise, confrontés à des conflits armés, en phase de reconstruction, faisant face à des crises humanitaires, des catastrophes naturelles, des situations dextrême vulnérabilité susceptibles de basculer dans une crise ou des situations de violence à grande échelle ».

L’approche stratégique de ces situations était clairement interministérielle : « en droite ligne de laxe historique de la coopération française, la priorité pour répondre aux fragilités avait été donnée au renforcement de lÉtat à tous les échelons (y compris au niveau local) […] mais aussi à répondre, dans une logique de contrat social, aux attentes de la société en organisant ses rapports avec elle en vue de son inclusion dans les modalités de gouvernance ».

Cette approche globale des crises a été précisée par la doctrine militaire elle-même, sur base de la stratégie précitée ainsi que des retours d’expérience de nos opérations dans les Balkans et en Afghanistan. Comme l’a expliqué en détail un rapport d’information publié en 2011 par notre commission[5], c’est en effet avec l’engagement français en Bosnie qu’ont été formalisées, planifiées et conduites des actions civilo-militaires modernes et identifiées comme telles. Plus tard, les forces françaises en Afghanistan comprenaient des éléments spécialisés dans les actions civilo-militaires[6] ; le budget consacré à ces actions a pu dépasser quatre millions d’euros certaines années, attestant l’intensité de leur effort en la matière.

En 2012, faisant fond sur le retour d’expérience de l’engagement français en Afghanistan, un document de doctrine interarmées[7] a profondément remanié la conception traditionnelle des actions civilo-militaires. Il a ainsi défini la « coopération civilo-militaire » – ou CIMIC, pour l’anglais Civil-military Cooperation – comme une « fonction opérationnelle à part entière », destinée à améliorer l’intégration des forces armées dans l’environnement civil d’un théâtre d’opérations en facilitant l’accomplissement des missions militaires, le rétablissement d’une situation sécuritaire normale et la prise en compte de la gestion de la crise par les autorités civiles. Comme le dit cette doctrine, dont l’encadré ci-après présente des extraits, « une nouvelle approche se voulant globale est devenue le nouveau paradigme de la gestion de crise ». Ce cadre doctrinal a été mis à jour en décembre 2018, avec un nouveau document de doctrine interarmées[8] sur « la contribution des armées à lapproche globale dans la prévention et la gestion de crise extérieure ».

La prise en compte de l’approche globale dans la doctrine militaire

Si les conflits ont toujours été complexes, les situations sont de plus en plus confuses. Le tableau classique alternant situation de conflit et période de paix laisse la place à un continuum temporel où les frontières entre phase de crise et phase post-crise sont brouillées.

Propices à cette confusion des repères, les États dits « faillis », constituent les cadres d’intervention les plus fréquents. Ils sont des terrains privilégiés d’apparition et d’action de belligérants non étatiques (factions, groupuscules). Ceux-ci se fondent dans les populations, en évitant une confrontation directe qu’ils ne peuvent gagner, et utilisent tous les moyens possibles.

Les conflits majeurs de la décennie écoulée illustrent l’évolution du contexte opérationnel, en cristallisant les inadéquations et les limites dune réponse purement militaire aux demandes de sortie de crise. Les victoires obtenues militairement peuvent rester sans lendemain si elles ne sont pas accompagnées et suivies d’une stabilisation de la situation et d’une solution politique.

Une réponse unique de type militaire s’avère généralement insuffisante. À la complexité croissante de la gestion des crises, répond la mise en place dune démarche intégrée. Il sagit de décloisonner les actions civiles et militaires en s’adressant à l’ensemble des acteurs impliqués, afin d’obtenir une synergie des moyens et des effets. La résolution des conflits induit dès lors une étroite coordination des acteurs civils et militaires, locaux et internationaux, et une plus grande harmonisation de leurs actions.

Une nouvelle approche se voulant globale est devenue le nouveau paradigme de la gestion de crise. Plus connue sous le terme d’approche globale […], elle comporte trois volets ou piliers : la sécurité, la gouvernance et le développement.

Les forces armées contribuent au premier volet, en restaurant et en maintenant un niveau de sécurité suffisant pour les populations et les acteurs civils afin de favoriser le lancement et/ou la poursuite du processus de stabilisation. Cette sécurité est considérée comme acquise lorsque la permissivité de l’environnement permet aux acteurs non militaires de jouer pleinement leur rôle. […]

Il y a donc une interaction permanente avec les acteurs civils des crises, les populations concernées, les entités périphériques et les forces armées.

Même si ce n’est pas leur rôle, les forces armées ne peuvent donc plus ignorer les thématiques du développement et de la reconstruction. Il ny a pas de frontières nettes et définies entre ces actions et les actions des forces armées dans le domaine civilo-militaire. La gestion de crise est dès lors menée dans un cadre le plus souvent multinational et interministériel.

Source : Doctrine interarmées (DIA)-3.10.3 (A)_CIMIC (2 012) n° 174/DEF/CICDE/NP, « Coopération civilo-militaire », en date du 17 juillet 2012.

Ainsi, il est bien admis dans la documentation stratégique française que sans des progrès significatifs en matière de développement, y compris dans le champ de l’État de droit, le succès d’une opération militaire est sans lendemain tandis que, de façon symétrique, des efforts en faveur du développement sont évidemment vains là où la sécurité et un certain degré d’État de droit ne sont pas assurés. Comme M. Rémy Rioux l’a déclaré lors de son audition du 16 janvier 2019 devant la commission : « nous voici partis sur des bases saines et fortes : les acteurs de la sécurité ont compris quil ny avait pas de sécurité durable sans développement, tandis que les professionnels du développement comme lAFD ont compris que leur action constituait un élément dans la stabilisation des pays en crise ». En somme, pas de sécurité sans développement, et pas de développement sans sécurité.

LAFD, comme dautres bailleurs, préfère cependant le vocable de contiguum au terme de continuum, pour des raisons tenant au séquençage des opérations. Jusqu’à la fin des années 2000, a expliqué M. Charles Tellier, la communauté internationale a conçu la gestion des crises comme faisant intervenir d’abord des opérations humanitaires, puis des opérations de maintien de la paix, et plus tard seulement des politiques de développement. Mais, par la suite, les experts en sont venus à travailler sur l’enchaînement des opérations de façon plus décloisonnée, notamment sous les auspices de l’OCDE. Le terme de contiguum est censé refléter davantage la simultanéité de l’intervention des différents acteurs de la gestion d’une crise, alors que celui de continuum donnerait l’impression d’un passage de relais entre acteurs intervenant successivement, mais jamais ensemble, et avec de possibles hiatus. Les rapporteurs observent que les usagers du terme de continuum, par exemple dans la doctrine militaire, n’ont nullement cette intention. Les rapporteurs n’ayant dès lors pas de préférence sémantique marquée, ils s’en tiennent par commodité au terme retenu par la commission pour l’intitulé de leur mission d’information.

b.   Un concept adopté par les grands acteurs internationaux de la gestion des crises

Comme le dit la stratégie susmentionnée de 2018 sur l’approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés, « les approches et réflexions de la communauté internationale ont beaucoup évolué concernant la fragilité, ce qui a contribué à la redéfinition du paradigme dans ce domaine », aussi bien au niveau conceptuel que sur le plan opérationnel.

Cela vaut tant pour les acteurs de l’aide au développement ‒ notamment les grands bailleurs de fonds et les institutions internationales ‒ que pour les acteurs de la sécurité ‒ États et organisations internationales.

i.   Le consensus des institutions internationales et des grands bailleurs de fonds autour de l’approche globale

Pour une analyse détaillée des grandes étapes marquantes dans la formation d’un consensus autour des principes de l’approche globale, les rapporteurs renvoient à l’approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés, qui y consacre de longs développements. On citera simplement :

‒ le rôle du comité de laide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a établi en 2007 dix principes pour l’action dans les zones de fragilité ;

‒ le « New Deal pour l’engagement dans les États fragiles » adopté en 2011 par une quarantaine d’États et d’organisations, y compris la France et l’Union européenne ;

‒ la Banque mondiale, dont la stratégie précitée présente le rapport de 2011 sur le développement dans le monde comme ayant « représenté une évolution charnière dans la définition des termes du débat international sur la fragilité, en mettant laccent sur la complémentarité entre les actions des champs de la sécurité et du développement » ;

‒ l’« Agenda 2030 » adopté par l’Assemblée générale des Nations-Unies le 25 septembre 2015, qui intègre, parmi les objectifs de développement durable (ODD), un objectif n° 16 intitulé « Paix et justice » et concernant la sécurité ;

Plus récemment, les réflexions de l’OCDE et de la Banque mondiale ont conduit à une redéfinition multidimensionnelle et universelle de la fragilité, dont la stratégie précitée souligne qu’elle « saffranchit ainsi dune lecture binaire et uniforme du phénomène ». La fragilité ne renvoie plus uniquement aux pays à faible revenu ou en conflit, mais intègre des pays à revenu intermédiaire, le phénomène général de violence (notamment urbaine), ainsi que « les échelles géographiques infra (poches de fragilité) et supranationales (effets de débordement des conflits) ».

ii.   La place de l’approche globale dans le mandat des missions militaires de l’ONU et de l’Union européenne

C’est également suivant une logique d’approche globale que l’ONU a mis en œuvre, dans les années récentes, des opérations de maintien de la paix qualifiées de « multidimensionnelles » pour la gestion des crises complexes. Fondé sur les Chapitres VI, VII et VIII de la Charte des Nations-Unies, le mandat d’une telle mission peut articuler des actions politiques, militaires, humanitaires et de développement. Privilégier ce type de missions faisait d’ailleurs partie des recommandations du « rapport Brahimi » ‒ du nom de M. Lakhdar Brahimi, ancien Envoyé spécial du Secrétaire général en Afghanistan, chargé en 2000 de la présidence d’un groupe d’étude sur les opérations de paix de l’ONU.

Le mandat de ce type de missions, dites aussi « intégrées », articule ainsi des missions militaires et des missions civiles, non seulement dans le champ de la sécurité, mais aussi dans celui de l’appui à un processus de stabilisation par l’ensemble des instruments dont peut disposer la communauté internationale.

Tel est le cas, par exemple, de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), créée par la résolution 2 100 du Conseil de sécurité en date du 25 avril 2013. Les rapporteurs ont pu étudier le mandat, la structure et l’action de la MINUSMA tant lors de leur déplacement à Bamako que sur le terrain, à Gao. M. Mahamat Salleh Annadih, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations-Unies au Mali, a rappelé à cette occasion que la MINUSMA était déployée au Mali avec une mission de stabilisation du Mali, de façon à ce que l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali conclu à Alger en 2015 soit bien mis en œuvre. Or cet accord comporte un volet institutionnel ‒ avec, notamment, une réforme de la Constitution et la création d’un Sénat ‒, ainsi qu’un volet plus militaire, dans le cadre duquel la MINUSMA appuie le processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration (DDR) des groupes armés, fait respecter le cessez-le-feu et use de ses bons offices en faveur du dialogue national et du processus politique général.

Mme Joanne Adamson, adjointe au Représentant spécial en charge du pilier politique de la mission, a expliqué que la MINUSMA vise aussi à stimuler l’engagement citoyen en général, faisant valoir qu’il est en effet légitime que nombre de questions soient posées sur l’action du Gouvernement, que ce soit par les citoyens individuellement ou par les Parlementaires. Elle a souligné que l’ONU poursuit ainsi une stratégie politique résolue : proposer un modèle de bonne gouvernance en alternative au modèle de société que promeuvent les groupes armés terroristes.

Le commissaire Issoufou Yacouba, chef de la mission de police de la MINUSMA, a expliqué en outre la portée du mandat de la mission en matière de sécurité intérieure. Ce mandat n’étant pas exécutif, la force n’a pour mission que d’appuyer le gouvernement malien. À ce titre, elle conseille celui-ci et n’intervient pas elle-même dans des conflits interethniques ou intercommunautaires ‒ ce serait prendre parti pour l’un des groupes belligérants ‒ ; elle privilégie le conseil auprès des autorités maliennes, plaidant en faveur d’unités mixtes et de bonnes pratiques dans la police et la gendarmerie.

Le Représentant spécial a ainsi souligné que la MINUSMA est investie d’un mandat bien distinct de celui de la force Barkhane :

‒ la force française est chargée d’une mission de contre-terrorisme qui n’entre pas dans les missions de la MINUSMA ;

‒ inversement, la MINUSMA investie d’une mission de défense des droits de l’Homme, qui n’est pas le cœur du mandat de la force Barkhane.

En lieu et place de la politique européenne de sécurité et de défense, moins ambitieuse, qu’avait fondée le traité de Maastricht, le traité de Lisbonne a institué une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et créé, pour en assurer la conception et la mise en œuvre, le Service européen d’action extérieure.

Celui-ci a développé une doctrine daction reposant principalement sur un concept d« approche globale » qui consiste à piloter conjointement, pour une situation, une région ou une crise donnée, lensemble des moyens dont dispose lUnion au titre de ses différentes compétences : politique commerciale, actions de développement et de coopération, dispositifs humanitaires, action diplomatique, ou opérations militaires. Dans la mise en œuvre de cette doctrine, l’Union européenne suit une logique de continuum entre action humanitaire, sécurité et développement.

Ainsi, le concept d’« approche globale » s’est imposé peu à peu, de la « Stratégie européenne de sécurité » de 2003 à la « Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne » (SGUE) qui s’y est substituée en 2016. Cette stratégie articule cinq priorités en matière d’action extérieure, qui illustrent clairement l’idée de continuum entre sécurité et développement sous-tendant cette stratégie :

1° « la sécurité de notre Union », c’est-à-dire principalement la réaction aux crises et aux conflits extérieurs, le renforcement des capacités des partenaires, la protection de l’Union et de ses citoyens ;

2° « la résilience de lÉtat et de la société à lest et au sud » : dans le cadre du processus d’élargissement de l’Union ainsi que dans celui de sa politique européenne de voisinage, l’Europe s’est donné pour ambition d’investir dans le renforcement de la résilience des pays candidats et partenaires ;

3° « une approche intégrée des conflits » : selon la stratégie, l’Union a pour ambition d’agir pour la consolidation de la paix et la sécurité des personnes dans les conflits violents, à tous les stades du cycle de gestion des conflits (de la prévention à la normalisation) ;

4° des « ordres régionaux de coopération », c’est-à-dire la préférence pour le règlement multilatéral des affaires internationales ;

5° « la gouvernance mondiale au XXIe siècle », au titre de quoi l’Union affirme son attachement au droit international et à une ONU forte.

Avec plus de 75 milliards deuros par an, lUnion est le plus important bailleur de fonds au monde, dont les bénéficiaires sont notamment les pays les plus fragiles ‒ souvent également les plus pauvres ‒, à l’image des États du Sahel.

Plus directement inspiré par la logique de continuum, linstrument de lUnion contribuant à la stabilité et à la paix ‒ créée par le règlement no 2030/2 014 du 11 mars 2014, doté de 2,3 milliards d’euros pour la période 2014-2020 ‒ a pour objet de répondre aux besoins en matière de sécurité. Cet instrument finance ainsi des actions financées ayant pour but la médiation, la consolidation de la paix, l’octroi immédiat de dividendes de la paix, la lutte contre le trafic d’armes, le secteur de la sécurité et d’autres actions apparentées.

En décembre 2017, l’Union européenne a modifié les conditions d’engagement de cet instrument pour y inclure notamment le financement du renforcement des capacités en faveur de la sécurité et du développement (RCSD) ‒ mieux connu sous l’acronyme anglais CBSD, pour Capacity Building in support of Security and Development. À ce titre, l’Union européenne s’est ouvert la possibilité de financer désormais l’équipement non létal, la formation et le mentorat des forces de défense et de sécurité des États partenaires, ainsi que d’investir dans les infrastructures nécessaires à ces forces. Ainsi, l’Union financera par exemple pour trois millions d’euros cinq écoles nationales à vocation régionale (ENVR) fondées, à l’initiative de la France, pour assurer la formation d’officiers africains.

2.   La coordination des acteurs militaires et des acteurs humanitaires demeure un sujet sensible

Dans le continuum entre sécurité et développement, l’action humanitaire a naturellement toute sa place : visant à pourvoir aux besoins immédiats des populations qui subissent les effets des crises, elle a une fonction différente de l’aide au développement, et contribue à la gestion des crises. Toutefois, les rapporteurs ont pu constater que nombre d’acteurs humanitaires, légitimement soucieux de préserver la spécificité de leurs modes d’intervention, marquent de vives réticences envers l’idée d’une articulation plus forte de leurs équipes sur le terrain avec les armées et les opérateurs de l’aide au développement, contestant certains aspects de la logique de continuum.

a.   L’action humanitaire trouve nécessairement une place dans l’approche globale des crises

i.   La stratégie humanitaire de la France est expressément placée dans l’optique du continuum entre sécurité et développement

Le rapport sur la France élaboré en 2018 dans le cadre de la « revue des pairs » du comité d’aide au développement de l’OCDE souligne limportance dune articulation efficace des acteurs humanitaires avec les armées et les spécialistes de laide au développement.

Il indique en effet, à propos de la nouvelle stratégie humanitaire de la France pour les années 2018 à 2022, que « cette approche globale implique une interaction croissante entre les éléments militaires et civils, y compris les acteurs humanitaires ». Ce rapport explique qu’« afin de respecter les principes humanitaires auxquels elle est attachée, la France a mis en place depuis longtemps des lignes directrices pour les actions civilo-militaires de ses forces armées » tout en reconnaissant que « pour autant, le lien plus étroit entre paix, sécurité, développement et aide humanitaire inhérent à lapproche globale exige de respecter les mandats de chaque acteur, afin de préserver leur spécificité et leur crédibilité : aux éléments armés, leur rôle sécuritaire ; aux acteurs de développement, un rôle de lutte contre la pauvreté et les inégalités dans les objectifs de développement durable ; aux acteurs humanitaires, un rôle de réponse durgence, afin de préserver les vies et les moyens dexistence ».

De façon générale, la tendance paraît être à la recherche d’une meilleure articulation entre l’action humanitaire d’urgence et l’aide au développement. Le premier sommet mondial sur l’action humanitaire, réuni sous les auspices des Nations-Unies les 23 et 24 mai 2016 à Istanbul, a marqué une étape importante en ce sens. Ses conclusions ont en effet mis l’accent sur ce rapprochement, qui donne lieu à de longs développements sur le concept de « nexus urgence‒développement », dont l’encadré ci-après présente la teneur.

Le « nexus urgence‒développement »

En mai 2016, le Sommet humanitaire mondial a appelé à un changement dans la gestion, la planification et la mise en œuvre de l’action humanitaire. Dans son rapport « Une seule humanité, des responsabilités partagées » *, en amont de ce sommet, le Secrétaire général des Nations-Unies avait lancé un appel mondial afin de « changer la vie des gens : passer de la fourniture de laide à la fin des besoins ». Il évoquait la mise en place d’un cadre de travail commun entre les acteurs humanitaires et ceux du développement afin d’assurer au mieux la sécurité, la dignité et la capacité de s’épanouir des populations vulnérables et des populations les plus à risque.

Au cours de ce sommet, dix-huit bailleurs de fonds et seize organisations internationales de l’aide d’urgence (agences onusiennes, ONG internationales et Mouvement de la Croix-Rouge) ont signé The Grand Bargain – A shared Commitment to Better Serve People in Need, rapport qui décrit 51 engagements mutuels pour atteindre dix objectifs destinés à accroître l’efficacité de l’aide d’urgence. Le dixième objectif de cette « Grande négociation » consiste à renforcer le lien entre acteurs humanitaires et du développement, à agir pour une meilleure collaboration au-delà des frontières institutionnelles, toujours dans le respect des principes humanitaires, et particulièrement dans les situations de fragilité et de crises prolongées. Cet objectif se décline lui-même en cinq engagements :

‒ mieux utiliser les ressources et les capacités existantes, avec un accent sur la prévention des crises humanitaires ;

‒ investir dans des solutions durables pour les réfugiés, les déplacés internes ;

‒ accroître les programmes de protection sociale, dans un objectif de résilience renforcée des populations ;

‒ effectuer une analyse conjointe des risques et de la vulnérabilité, ainsi qu’une planification pluriannuelle « entre les communautés humanitaires, de développement, de stabilisation et de consolidation de la paix », lorsque cela est possible et pertinent.

‒ encourager des financements innovants de l’aide.

* Nations-Unies, One Humanity : Shared Responsibility, rapport du Secrétaire général des Nations-Unies en vue du Sommet humanitaire mondial, 2016.

Source : Groupe URD (urgence, réhabilitation et développement), le nexus humanitaire-développement au regard du Grand Bargain, juillet 2018.

ii.   Les acteurs humanitaires reconnaissent l’intérêt d’une certaine coordination avec les armées et les autres acteurs étatiques

Les rapporteurs se sont attachés à rencontrer, sur le terrain comme à Paris, les représentants des grands acteurs humanitaires français. Ceux-ci ont constitué entre eux une instance de coordination appelée « Coordination Sud », dont les rapporteurs ont entendu des représentants.

Ils ont tout à fait reconnu l’intérêt d’un certain degré de coordination entre humanitaires et autres acteurs de la gestion des crises, y compris les militaires, expliquant que l’intérêt d’une telle coordination réside surtout, à leurs yeux, dans le partage des éléments dappréciation des crises et de leurs causes. Il s’agit, comme l’a expliqué par exemple Mme Amal Abou El Ghayt‒Huart, responsable géographique de l’Asie et de l’Europe de Première urgence internationale et administratrice d’Action contre la faim, de renforcer la coordination des acteurs humanitaires en amont, en plus de ce que fait l’ONU sur un théâtre de crise. Cela consiste à partager des analyses des besoins, ainsi que d’organiser la circulation de linformation entre ONG et, plus largement, entre acteurs de la gestion des crises, ne serait-ce que pour éviter les redondances et gagner en efficacité dans la réponse aux crises. Une telle approche justifie l’existence de divers organes de coordination, telle que la conférence humanitaire réunie pour l’élaboration de la stratégie humanitaire de la France.

L’objectif pour les humanitaires est de travailler le plus possible ‒ et le plus tôt possible dans la cinétique des crises ‒ avec les acteurs locaux, y compris étatiques, en dépit de leurs éventuelles insuffisances. M. Pascal Revault, directeur de l’expertise et du plaidoyer d’Action contre la faim, a d’ailleurs expliqué que c’est à ce titre que les acteurs humanitaires ont salué les conclusions du sommet d’Istanbul en 2016.

b.   Nombre d’acteurs humanitaires ont une position critique vis-à-vis de la logique de continuum entre sécurité et développement

Si les représentants des acteurs humanitaires reconnaissent un certain besoin de coordination avec les autres acteurs de la gestion des crises, l’idée d’une articulation plus poussée de leurs moyens avec ceux des armées, en particulier, suscite chez eux de vives réserves. Celles-ci tiennent, pour une part tout à fait légitime, aux spécificités de l’action humanitaire, particulièrement en urgence ; pour une autre part, elles résultent de divergences de vues parfois profondes sur la portée, voire sur la pertinence même, de l’idée de continuum entre sécurité et développement dans la réponse aux crises.

i.   Les spécificités de l’action humanitaire sont légitimement à préserver

Mme Amal Abou El Ghayt‒Huart a expliqué que le lien entre sécurité et développement est « une question vieille comme le monde », qui dans le fond n’était pas absente de l’esprit des créateurs de la Société des Nations. Aussi les grands acteurs humanitaires ont-ils toujours eu à la prendre en compte. Elle a ajouté que dès qu’a émergé le concept de continuum dans des discours publics mettant l’accent sur les besoins de sécurité, les acteurs humanitaires se sont attachés à alerter sur les spécificités respectives de laide humanitaire, du développement et de la sécurité ; un lien, voire un amalgame entre ces champs, serait même « dangereux » aux yeux de nombre d’ONG.

En effet, l’action humanitaire liée à l’urgence, consistant à pourvoir aux besoins essentiels des populations en situation de crise, suit un principe dimpartialité et il s’y applique un droit international humanitaire propre ; les modes d’action des opérateurs de l’humanitaire d’urgence sont en conséquence très spécifiques. L’enjeu, pour les humanitaires, est de pouvoir accéder aux populations ; pour ce faire, il leur faut négocier avec toute partie au conflit ‒ toute force ou toute autorité, légale ou non ‒ dont lassentiment est nécessaire pour accéder à ces populations. Au Mali, par exemple, cela suppose de discuter non seulement avec la force Barkhane, mais aussi avec des groupes armés. Dans ces conditions, tant l’efficacité de l’action humanitaire que la sécurité des acteurs tiennent à leur neutralité, et plus précisément à la perception de leur neutralité par les populations et par les autorités locales.

Ainsi, ont fait valoir les représentants de la Coordination Sud entendus par les rapporteurs, le mandat des humanitaires n’est pas celui des militaires : les premiers ont pour mission de tenir le terrain, les autres de répondre aux besoins de la population. Toute confusion des mandats serait à leurs yeux préjudiciable aux uns comme aux autres.

Concernant les ONG, si les humanitaires sont perçus comme soutenant les forces ou soutenus par celles-ci, même pour de simples questions de transport en convoi, la perception de leur impartialité par les populations peut se trouver très compromise. Le directeur de l’expertise et du plaidoyer d’Action contre la faim a cité en exemple le cas du Niger, qui avait tenté d’exiger des humanitaires qu’ils se fassent accompagner de patrouilles militaires ‒ et en supportent la charge financière ‒ ; nombre d’humanitaires l’ont refusé pour la raison susmentionnée. De surcroît, même sans être accompagnés de patrouilles militaires, opérer dans des zones où la présence militaire est dense constitue déjà un risque de possible assimilation des humanitaires aux forces.

Interrogés sur l’intérêt qu’aurait pour eux la proximité des armées ou des « casques bleus » ne serait-ce que pour la protection de leurs opérateurs sur le terrain, les représentants de la Coordination Sud ont expliqué que l’impératif d’impartialité qui régit l’action des ONG conduisait celles-ci à privilégier d’autres solutions pour assurer leur sécurité.

Avant toute mission, une ONG procède en effet à une analyse des risques ; elle peut décider de ne pas s’engager sur un théâtre quand les conditions de sécurité ne le permettent pas. Ce choix n’est cependant pas binaire : une ONG comme Action contre la faim, par exemple, peut préférer recourir à des partenaires locaux, ou engager des ressortissants des pays locaux plutôt que des expatriés.

Que faire, dès lors, pour répondre aux besoins urgents des populations dans les zones où les humanitaires choisissent de ne pas se rendre ? M. Pascal Revault a fait valoir que les situations sécuritaires sont mouvantes, dynamiques ; ainsi, une fois passés les combats eux-mêmes, « lespace humanitaire souvre rapidement ». Par exemple, l’armée nigériane a pu récemment fermer des bases d’Action contre la faim, pour des raisons inconnues ‒ soupçonnait-elle les humanitaires de fournir des moyens à des groupes rebelles ? voulait-elle pouvoir entreprendre des actions de force pour lesquelles elles ne voulaient pas de témoins ? ‒ mais, rapidement, l’ONG a fini par obtenir la réouverture de bases.

ii.   Nombre d’ONG voient avec une certaine méfiance la promotion de l’idée de continuum entre sécurité et développement

De façon générale, les rapporteurs ont tiré de leurs travaux l’impression que nombre d’ONG humanitaires voient la promotion de lidée de continuum entre sécurité et développement comme un moyen dutiliser laide humanitaire et laide au développement non plus à leurs fins propres, mais au service de la politique étrangère dun État, notamment en appui de ses opérations militaires.

D’ailleurs, à l’occasion de la « revue des pairs » organisée au sein du CAD autour du rapport précité de la France en 2018, l’OCDE estime dans ses commentaires sur l’approche française que « le retour à la sécurité est un des facteurs de lutte contre la pauvreté, mais la France doit veiller à ne pas subordonner laide au développement aux seules problématiques de sécurité, de politique intérieure ou de régulation des flux migratoires ».

Autre illustration de ces réticences, un rapport publié par Oxfam, Action contre la faim et Save the children en décembre 2018 comporte de longs développements sur l’émergence de la logique de continuum, qu’il qualifie d’« alliance dangereuse ». Ce rapport émet un avis critique sur la « prolifération dacteurs armés » dans le Sahel, notant une progression forte des dépenses de sécurité des États concernés qui pèse sur les ressources financières des États sans mais ne « semble pas aller de pair avec léradication de linsécurité dans la région ». Ce rapport formule surtout envers la logique même de continuum les observations critiques suivantes :

‒ elle focaliserait les efforts en faveur du développement sur les aspects économiques de celui-ci, au détriment des efforts en faveur de la gouvernance ;

‒ le lien de causalité entre sécurité et développement ne serait pas fondé sur des travaux empiriques convaincants ;

‒ sans réduction des inégalités, la croissance ne résoudrait en rien les facteurs de conflits ou de déstabilisation ;

‒ « en floutant la distinction entre humanitaires, acteurs de développement et militaires, le principe de neutralité humanitaire est remis en cause, au détriment des populations » ;

‒ cette logique semblerait « ignorer » les questions de genre, « au risque dy apporter une réponse non-adéquate ».

Devant les rapporteurs, les représentants de la Coordination Sud ont même jugé que « conquérir les cœurs », comme tel est l’objectif des actions civilo-militaires, « ne fonctionne tout simplement pas », et estiment que l’expérience du général David Petraeus en Afghanistan l’a d’ailleurs bien montré. Une étude d’Action contre la faim fait le bilan de cette expérience. Il en ressort, selon son représentant, que la conduite d’opérations d’aide au développement en Afghanistan a eu des effets daccroissement des inégalités ‒ centrées sur certaines régions, elles en écartaient d’autres, où un sentiment de frustration a pu être instrumentalisé par les ennemis des forces internationales. Elle a aussi été marquée par des effets déviction dans loctroi des crédits, en faveur des services de sécurité mais au détriment d’autres services nécessaires aux populations.

Les rapporteurs ne partagent pas cette analyse des choses ; mais force est pour eux de tenir compte de ces réticences dans les recommandations qu’ils formulent dans la seconde partie du présent rapport.

II.   la logique DE CONTINUUM A GUIDÉ UN EFFORT DÉJÀ BIEN AVANCÉ DE DÉCLOISONNEMENT DES ACTEURS français

Si l’idée de continuum entre sécurité et développement a fait l’objet de nombreux travaux sur les plans académique, stratégique et doctrinal, c’est avec l’intervention de la France au Sahel que l’organisation de la gestion des crises rénovée suivant la logique du continuum est effectivement mise en œuvre pour la première fois à grande échelle. Cela s’est traduit par un effort de décloisonnement des acteurs publics français, dont les premiers résultats peuvent être considérés comme des succès tactiques.

A.   les opÉrations militaires, l’aide au dÉveloppement et la coopÉration sont traditionnellement assez cloisonnÉes

L’action de l’État dans les zones de crise prend plusieurs formes ‒ intervention militaire, coopération dans divers domaines et aide au développement ‒ dont le pilotage a longtemps été cloisonné. Chaque acteur remplit une mission qui lui est propre, suivant des savoir-faire spécifiques et aux moyens de ressources rarement fongibles.

1.   Le rôle des armées dans les crises

a.   Une mission avant tout opérationnelle, dans laquelle les actions de CIMIC ont une fonction à part entière

La mission principale des armées, bien entendu, consiste à planifier et à conduire des opérations militaires. Il est toutefois à noter que les actions civilo-militaires ‒ désormais appelées « CIMIC », cf. supra ‒ en constitue un aspect à part entière et que, même dans leurs opérations, les armées ont veillé à limiter leur impact sur les conditions locales de développement dans la mesure du possible.

i.   Les actions de CIMIC, une fonction opérationnelle à part entière

Comme l’a expliqué le rapport d’information précité de nos collègues Philippe Folliot et Guy Chambefort, l’expansion coloniale a conduit les armées françaises à adapter leurs modes d’intervention aux besoins d’une présence permanente dans des territoires lointains. En effet, les seules actions cinétiques ne suffisant pas à stabiliser les régions conquises, les armées ont développé des instruments visant l’acceptation de la présence militaire par les populations colonisées. Ainsi, « jusquà la fin de la guerre dAlgérie, des expériences se sont succédé et une doctrine a pris forme ; elles inspirent encore laction des armées occidentales engagées dans des opérations de contre-insurrection ».

Ainsi, comme l’expliquent bien nos collègues, les missions de « pacification » menées en leur temps par les généraux Gallieni et Lyautey annoncent en partie le paradigme de l’approche globale : laction militaire est placée dans un cadre plus large intégrant les facteurs politiques, sociaux, économiques et culturels. Les actions civilo-militaires peuvent même être vues comme une spécialité – ou, du moins, un domaine dexcellence traditionnelle – des armées françaises. On mentionnera en particulier l’exercice de construction théorique et de mise en pratique qu’en a fait en Algérie le lieutenant-colonel David Galula, que le général d’armée américain David Petraeus aurait présenté comme « le Clausewitz de la contre-insurrection ».

Les opérations extérieures conduites dans les vingt ans qui ont suivi la fin de la guerre froide ont été l’occasion d’un regain d’intérêt pour les actions civilo-militaires, à partir de nos interventions en ex-Yougoslavie. Le général Bernard Fontan, directeur central du service d’infrastructures de la défense (SID), a rappelé qu’à cette époque, les armées se sont beaucoup appuyées sur les compétences des ingénieurs militaires du service du génie ainsi que sur des réservistes. L’ingénieur en chef Serge Regnier, directeur du centre d’expertise des techniques de l’infrastructure de la Défense (CETID) du SID, a expliqué en outre qu’au Kosovo, à partir de 1999, les armées ont consacré dimportants moyens dingénierie aux actions civilo-militaires, précisant que cet investissement pouvait être motivé, à titre secondaire, par l’intention d’identifier des marchés possibles pour des entreprises françaises ‒ à l’instar, d’ailleurs, de ce que font aujourd’hui USAid, le Department for International Development (DFID) britannique ou les Allemands à Niamey.

Les rapporteurs se sont fait présenter plusieurs exemples d’actions de CIMIC à l’occasion de leur déplacement dans la région de Gao :

‒ l’une des premières actions de la force Serval après son entrée dans Gao, en 2013, a consisté à reconstruire un marché couvert, qui porte aujourdhui le nom du chef de bataillon Damien Boiteux, premier Français tué au Mali lors de l’opération Serval, mortellement blessé aux commandes de son hélicoptère lors des premières heures de l’intervention française ;

‒ ils se sont fait également présenter un maraîchage aux alentours de Gao, pour l’entretien et l’extension duquel la force Barkhane a effectué quelques travaux de terrassement et fourni des pompes ;

‒ le colonel Sidiki Samaké, gouverneur de la région de Gao, a également salué devant eux l’intérêt d’un programme intitulé « Au boulot ! », inspiré du service militaire adapté et mis en œuvre de façon ponctuelle par la force Barkhane pour fournir à des jeunes une occupation et un début de formation professionnelle.

Comme l’a souligné l’amiral Jean Hausermann, il ne faut pas perdre de vue le fait que les actions de CIMIC visent à établir des contacts avec la population afin que la présence militaire française soit acceptée ; l’acceptabilité de la force est leur seul but opérationnel. Comme l’a expliqué aux rapporteurs le capitaine Johnny Razafitsoharana, officier de liaison pour les CIMIC auprès du représentant du commandant de la force Barkhane au Mali, leffort de CIMIC est soit direct ‒ les soins aux populations étant particulièrement appréciés ‒ soit indirect, la force Barkhane s’attachant à appuyer les forces armées maliennes (FAMa) dans la structuration d’une « chaîne CIMIC » malienne. Dans les deux cas, elles ont bien pour but de faciliter l’acceptation de la force, de tisser des liens avec les populations, voire de les amener à coopérer spontanément avec les forces.

Les actions de CIMIC recherchent ainsi, par nature et par finalité, un effet très rapide et, de ce fait, de portée nécessairement limitée par rapport à des programmes d’aide au développement. À l’inverse, les forces américaines continuent à mener des opérations de CIMIC de plus grande ampleur. Elles disposent de moyens humains spécialisés (en particulier dans la réserve) et contribuent même à trouver des bailleurs de fonds.

Il semble que les actions de CIMIC aujourd’hui conduites soient d’ailleurs plus modestes qu’avant la publication de la doctrine interarmées précitée de 2012. La réduction de leurs moyens financiers donne d’ailleurs le signe d’un « resserrement » du champ des actions de CIMIC sur des opérations ponctuelles : alors que leur budget a pu atteindre jusqu’à quatre millions d’euros par an en Afghanistan, il s’établit en moyenne à 750 000 euros par an pour la force Barkhane. Ce « resserrement » est conforme à la doctrine française, dont le colonel Benoît Saint Loubert Bié, adjoint de l’amiral Jean Hausermann, a expliqué qu’elle n’était pas tout à fait la même que celle de l’OTAN, inspirée de la doctrine américaine.

Les actions de CIMIC sont conduites par des unités spécialisées, formées par le centre interarmées des actions sur lenvironnement (CIAE) implanté à Lyon et employées par les bureaux des CIMIC placés au sein de nos états-majors ‒ dits « J9 » dans la nomenclature des fonctions d’état-major utilisée par l’OTAN. Le directeur du SID a précisé qu’avant la refonte doctrinale des actions civilo-militaires, des officiers et sous-officiers du génie militaire étaient insérés à ces bureaux ainsi qu’aux équipes de reconnaissance chargées de parcourir le terrain pour identifier les champs possibles d’action civilo-militaires. Mais, depuis les années 2000, les ingénieurs du SID ne sont plus intégrés aux équipes concernées du CIAE ou des bureaux « J9 » ; les personnels d’active du SID sont aujourd’hui employés exclusivement aux infrastructures qui concernent les forces françaises, et non aux actions sur l’environnement.

Aux yeux des rapporteurs, cette perte de compétences peut être vue comme regrettable. Elle est en partie compensée par des contributions très ponctuelles du SID à certaines actions ; celles-ci, néanmoins, ne peuvent être que très exceptionnelles dans l’activité d’un service conçu, structuré et doté en ressources humaines et financières de façon à répondre avant tout aux besoins des forces.

ii.   Une attention portée, dans la mesure du possible, à l’impact du déploiement des forces sur leur environnement

Il convient de signaler que, contrairement à d’autres forces, les armées françaises en opération veillent, dans la mesure du possible, à ce que leur « empreinte » n’ait pas d’impact déstabilisant sur leur environnement.

Tel est le cas, par exemple, pour la gestion de l’eau, ressource rare dans la bande sahélo-saharienne. Le SID a élaboré il y a un peu plus de trois ans une « politique de leau » dont il ressort que :

‒ le risque pesant sur les convois logistiques ou les réseaux publics rend préférable un fonctionnement autonome des forces, ce qui suppose des forages ou des captages. Le service s’est donc doté de compétences d’hydrogéologie ainsi que de capacités de traitement et de stockage ;

‒ en revanche, le ministère a choisi de ne pas acquérir des capacités de forage, à la différence des forces allemandes ou, surtout, britanniques. En effet, l’entretien des compétences nécessite une activité soutenue ; les Français privilégient le recours aux entreprises locales, choix dont le général Bernard Fontan a souligné qu’il présente l’avantage de contribuer à l’activité économique et à l’emploi autour des bases françaises.

En outre, dans le cadre de cette « politique de l’eau », le SID entretient des liens étroits avec des ONG telles que la Water Force Veolia de la fondation Veolia ou HAMAP[9], spécialisée dans les projets de construction dans les pays en voie de développement, qui accueille en stage des élèves ingénieurs du SID.

b.   Le rôle des armées dans la coopération opérationnelle

Les armées mettent en œuvre deux formes de coopération :

– la coopération dite « structurelle », qui relève de la compétence du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et dont le pilotage est assuré, à Paris, par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) et, sur le terrain, par les attachés de défense (cf. infra) ;

– la coopération dite « opérationnelle », qui relève de la compétence du ministère des Armées et dont la direction est assurée par l’état-major des armées et, sur le terrain, par les commandants des forces. Elle désigne ainsi l’ensemble des actions de coopération que mènent les forces françaises prépositionnées outre-mer ou à l’étranger (que présente l’encadré ci-après), ainsi que les exercices conjoints avec les forces d’autres pays.

Les forces prépositionnées

Comme l’explique le président Jean-Jacques Bridey dans son rapport sur le projet de loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025, nos « forces prépositionnées » sont définies, au sens large, comme l’ensemble de plusieurs catégories de forces françaises stationnées en permanence outre-mer et à l’étranger :

‒ les forces de souveraineté, basées dans nos territoires ultramarins suivants : les Antilles, la Guyane, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ;

‒ nos forces de présence, stationnés à l’étranger soit dans nos « bases opérationnelles avancées » de Côte-d’Ivoire, de Djibouti ou des Émirats arabes unis, soit dans nos « pôles opérationnels de coopération » du Gabon ou du Sénégal.

En outre, le déploiement naval permanent qu’entretient la France depuis 1990 dans le Golfe de Guinée et au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, sous le nom de « mission Corymbe », mérite d’être cité comme un élément à part entière de ce dispositif. De même, lorsque des opérations extérieures se poursuivent dans le temps, parfois plusieurs décennies, et que les forces qui y sont affectées voient leurs missions évoluer pour devenir assimilables à celles d’un prépositionnement « classique », elles peuvent être vues comme des « prépositionnements de fait ». Tel était le cas, par exemple de l’opération Épervier au Tchad avant sa refonte au sein de l’opération Barkhane, 28 ans après son lancement ; tel est aussi d’une certaine manière le cas, au Liban aujourd’hui, de l’opération Daman, nom de la participation française à la Force intérimaire des Nations-Unies au Liban (FINUL) depuis 1978.

Comme l’ont expliqué nos collègues Gwendal Rouillard et Yves Fromion dans un rapport d’information de 2014 sur l’évolution du dispositif militaire français en Afrique[10], chaque force de présence est investie de missions qui varient selon son statut :

‒ les bases opérationnelles avancées de Côte-d’Ivoire, de Djibouti ou des Émirats arabes unis constituent des « réservoirs de forces » interarmées, forts d’un millier d’hommes environ, dont les opérations constituent la mission première mais qui contribuent également à la coopération internationale ;

‒ les pôles opérationnels de coopération du Sénégal et du Gabon, composés de détachements interarmées de 350 hommes en moyenne, ont pour vocation première la coopération opérationnelle.

Quant aux forces de souveraineté, elles conduisent elles aussi de nombreuses actions de coopération.

2.   Les actions de stabilisation mises en œuvre par le centre de crise et de soutien des Affaires étrangères

Entre, d’une part, des actions de CIMIC ciblées sur des opérations ponctuelles et d’envergure modeste et, d’autre part, des programmes d’aide au développement, qui portent sur d’importants volumes financiers et s’inscrivent traditionnellement dans le temps long, l’État s’est doté d’un moyen complémentaire d’intervention dans les crises, en aval immédiat des opérations militaires, à des fins de « stabilisation » des zones de conflits.

Cette politique de stabilisation n’est mise en œuvre ni par le ministère des Armées, ni par l’AFD, mais par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui dispose à cette fin de ressources spécifiques et d’un opérateur : le centre de crise et de soutien (CDCS).

i.   La mission de stabilisation du centre de crise et de soutien

M. Éric Chevallier, directeur du CDCS, a rappelé que le centre de crise et de soutien a été créé en 2008, qu’il a été d’emblée rattaché directement au ministre ‒ et travaille donc en lien direct avec le cabinet de celui-ci ‒, et qu’il est investi de deux missions principales, dont l’encadré ci-après précise la portée :

‒ coordonner les opérations nécessaires pour assurer la sécurité des Français à létranger, prise dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement celle des communautés françaises résidentes, mais aussi celle des voyageurs ;

‒ être le principal acteur de laction de lÉtat en matière humanitaire et en matière de stabilisation en zone de crise et de conflit.

De surcroît, depuis 2015, le CDCS est aussi chargé d’apporter son appui au Premier ministre en cas dattentat sur le sol national, en coordonnant les missions d’aide aux victimes.

Les missions « historiques » du CDCS

Concernant la sécurité des Français à l’étranger, le centre a plusieurs activités : définir les « conseils aux voyageurs » publiés par le ministère, le site concerné ayant été consulté 25 millions de fois en 2018 ; alimenter le « fil Ariane » ; gérer les crises individuelles complexes telles que les prises d’otages, les enlèvements ou les morts suspectes de Français à l’étranger. C’est ainsi que le centre assure la liaison avec les familles et le rapatriement des otages libérés, et qu’il a aussi piloté le rapatriement d’enfants depuis la Syrie. C’est au titre de ces missions que le CDCS assure une permanence « H24 et J7 », en lien avec le centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC) du ministère de l’Intérieur ainsi qu’avec le CPCO.

Concernant ses compétences humanitaires, le centre est chargé délaborer la politique humanitaire de la France et, à ce titre, organise tous les deux ans la « conférence humanitaire » et élabore le document intitulé « stratégie humanitaire ». Il conduit également des programmes humanitaires, soit en soutenant des programmes menés par des ONG, soit en mettant en œuvre des moyens d’État français d’aide humanitaire projetés sur les théâtres de catastrophes naturelles. Les affrètements concernés mêlent régulièrement des moyens de l’État, notamment ceux des unités militaires de la sécurité civile, et d’autres moyens français, mais privés – tels que, par exemple, ceux de la Fondation Veolia.

M. Éric Chevallier a expliqué que le retour d’expérience des Provincial Reconstruction Teams (PRT) mis sur pied en Afghanistan par les Américains et leurs alliés avait clairement fait apparaître un besoin de modes opératoires robustes pour articuler :

 les efforts de CIMIC des forces, qui ont pour objet principal l’acceptabilité des corps expéditionnaires ;

 les actions de développement, qui relèvent de grands bailleurs de fonds tels que l’AFD.

La notion de « stabilisation » constitue ainsi « une réponse au vacuum qui existait entre ces deux types daction ». Le CDCS a défini une approche française de la stabilisation, corpus de doctrine que présente le document précité de stratégie publié en 2018 sous le titre « Prévention, résilience et paix durable (2018-2022) ‒ Approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés ».

Aussi faut-il voir dans l’intervention d’urgence en phase de stabilisation une condition double du succès de la gestion de crise :

‒ en établissant, en aval immédiat des opérations militaires, un contexte permettant douvrir des perspectives de développement ;

‒ en permettant aux armées de se concentrer sur leurs missions, et de redéployer ainsi leurs forces en aval d’une opération avec davantage de souplesse.

C’est en faisant fond sur ce retour d’expérience qu’au sein du CDCS, a été créé en 2014 le centre des opérations humanitaires et de stabilisation. Le centre est ainsi le seul opérateur français de stabilisation. Ses personnels représentent donc la France dans les instances internationales spécialisées dans ce domaine, notre pays ayant même hébergé le dernier forum international consacré à cette matière, dont la France était absente il y a encore cinq ans.

ii.   Les actions mises en œuvre au titre de la stabilisation

Le directeur du CDCS a présenté aux rapporteurs plusieurs exemples de projets de stabilisation mis en œuvre par le centre. On citera, entre autres, l’effort de consolidation des capacités des forces de sécurité intérieure dans la région de Ménaka, au nord-est du Mali : la force Barkhane comme le gouverneur de la région plaidaient en faveur d’un effort de consolidation des moyens de la police et de la gendarmerie maliennes dans la zone, et « une visite sur place suffisait à se convaincre du bien-fondé de ce plaidoyer ». Le CDCS a donc décidé de fournir aux services du gouverneur des moyens de mobilité ‒ des motos et d’autres véhicules ont été acheminés à Bamako ‒, des panneaux solaires et des équipements d’alimentation en eau ‒ un puits a été creusé. Cette aide vise à ce que les agents de l’État malien aient les moyens de remplir leur mission, étayant ainsi le plaidoyer de la France en faveur d’un déploiement plus intense d’agents publics sur place.

Contrairement aux apparences, les projets de stabilisation ne sont pas tout à fait de même nature que les programmes de développement.

Le directeur du centre a fait valoir qu’en effet, elle est réglée par des impératifs de court-terme, qui peuvent être contradictoires avec les orientations de long-terme que lon imprime à une stratégie de développement. Par exemple, la carte hospitalière « tout à fait cohérente » que les Occidentaux voulaient mettre en place au Kosovo a pu utilement souffrir des dérogations visant à éviter de froisser des Serbes ou des Albanais par la suppression de « leur » hôpital. De même, à Ménaka, l’AFD envisageait d’installer des panneaux photovoltaïques, mais la ville manquait cruellement d’électricité. Or la conduite de projets de l’AFD demande de longues études, dans des délais peu compatibles avec la satisfaction de besoins immédiats. L’état-major de Barkhane ayant fait valoir cet argument, une réunion a rassemblé, sous les auspices de l’ambassadeur de France au Mali, les représentants de l’AFD au Sahel et au Mali, le CDCS et l’état-major de l’opération Barkhane, en lien avec le gouverneur de Ménaka ; le choix d’un mix énergétique différent des projets de l’AFD a permis de répondre dans de meilleurs délais aux besoins des populations.

En outre, le CDCS étant un opérateur de l’État, il n’est pas tenu par la réglementation applicable aux institutions financières et peut engager ses crédits très rapidement. À titre d’exemple, la faculté de médecine de Mossoul a pu être reconstruite, à l’initiative du CDCS, en moins d’un an. Ce projet de trois millions d’euros a fait l’objet d’une instruction, d’une décision d’engagement et d’une mise en œuvre dans des délais très courts, en lien avec un opérateur sur place ‒ en l’espèce, une agence des Nations-Unies. De même, le directeur du CDCS a déclaré s’être rendu à Raqqa dès novembre 2018 pour lancer un projet de remise en état opérationnel de l’hôpital de Raqqa ; quand la présidente de la commission des Affaires étrangères s’y est rendue en juin 2019, elle a pu constater que cet hôpital fonctionnait de nouveau.

Le directeur du CDCS a souligné que les programmes de stabilisation ne doivent pas être confondus avec les CIMIC. Celles-ci ont pour principal objet l’acceptabilité de la force ; elles sont conduites « sous uniforme », relèvent du « J9 » et restent ponctuelles, de court-terme et somme toute peu financées ‒ 750 000 euros pour l’ensemble du Sahel en 2019.

Or, pour nombre de projets de stabilisation, « agir certes sous protection mais pas sous luniforme est crucial, car les populations y tiennent » ; les Peuls, par exemple, n’accepteraient pas aisément un partenariat avec des militaires en uniforme, a fait valoir M. Jean-François Guillaume, chef du centre des opérations humanitaires et de stabilisation. En outre, les projets de stabilisation visant à établir les bases de ce que le PNUD appelle la « sécurité humaine » ‒ c’est-à-dire les conditions de vies de base ‒, ils appellent des financements supérieurs à ceux des actions de CIMIC et une mise en œuvre dans des délais certes rapides, mais pouvant aller jusqu’à 18 mois.

Le tableau ci-après présente le continuum qui ressort de ce qui précède entre ce qui relève des actions de CIMIC, de la stabilisation et du développement.

La place des projets de stabilisation entre les actions de CIMIC et les programmes d’aide au dÉveloppement

opération

CIMIC

programmes de stabilisation

aide au développement

temporalité

immédiat

18 mois au plus

pluriannuel

envergure financière

limité (750 000 euros par an au Sahel)

80 millions d’euros par an

investissements massifs et instruments financiers divers (dons ou prêts)

3.   La coopération de sécurité et de défense pilotée par les Affaires étrangères

Si la coopération dite « opérationnelle » est du ressort du ministère des Armées, la coopération dite « structurelle » est placée sous la responsabilité de celui de l’Europe et des Affaires étrangères, quand bien même elle est opérée par des militaires des armées. Au sein de ce ministère, c’est la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) qui en est chargée. Cette forme de coopération a pour objet de contribuer à renforcer les structures des États partenaires. À ce titre, elle recouvre aussi des programmes de formation, dans les écoles militaires françaises, de stagiaires étrangers.

a.   La coopération structurelle auprès de nos partenaires

i.   Un champ et des formes spécifiques de coopération

De façon générale, le champ d’action de la DCSD est décrit par son directeur comme « la sécurité durable », c’est-à-dire lobjectif de développement durable n° 16 « Paix et justice » de l’Agenda 2 030 adopté le 25 septembre 2015 par l’assemblée générale des Nations-Unies « avec une dimension de durabilité ».

L’activité se résume en trois agrégats d’actions, par ordre décroissant de poids dans les dépenses de la direction :

‒ une activité de conseil concourant au rayonnement de la France, avec 320 coopérants dans une cinquantaine de pays ;

‒ la formation de cadres étrangers, soit dans les écoles françaises pour un tiers des stagiaires étrangers soit dans les écoles nationales à vocation régionale (ENVR) pour les deux tiers restants ;

‒ le renforcement de lappareil sécuritaire des États partenaires, par des missions de conseil et d’expertise ainsi que par des services logistiques.

La coopération structurelle a ainsi pour but de renforcer les structures administratives et militaires des États partenaires, non pas dans une optique de gestion de crise, mais en vue de soutenir la mise sur pied dinstitutions régaliennes robustes et pérennes. L’encadré ci-après présente l’analyse faite par nos collègues Gwendal Rouillard et Yves Fromion du principe et de l’intérêt de cette forme de coopération.

La coopération structurelle

Le dispositif de coopération structurelle présente un indéniable caractère « gagnant-gagnant », tant pour la France que pour les pays hôtes. En effet, il permet à la France :

– d’apporter aux États concernés un appui dautant plus efficace que les coopérants sont insérés directement dans les cabinets, états-majors et services où ils sont affectés, sous l’uniforme du pays hôte ;

– de conserver ainsi des leviers dinfluence à un coût très modéré ;

– de bénéficier d’un accès privilégié à la connaissance des pays concernés, tant pour ce qui concerne leurs dirigeants civils et militaires que pour ce qui est des caractéristiques de ces théâtres, et de « capitaliser » ainsi une connaissance de l’Afrique […].

Pour les pays hôtes, le fait de pouvoir bénéficier de l’expertise française constitue un indéniable bénéfice, et ce à deux égards :

– non seulement pour mener à bien les réformes dans leurs forces armées ;

– mais aussi pour progresser dans ladoption de pratiques et dhabitudes communes, ce qui contribuera à améliorer la coordination et linteropérabilité de leurs forces respectives au sein des forces multinationales auxquelles elles sont de plus en plus souvent appelées à contribuer.

Source : Assemblée nationale, rapport d’information n° 2114 précité.

ii.   Un pilotage assuré par la direction de la coopération de sécurité et de défense du ministère de l’Europe et des affaires étrangères

Devant les rapporteurs, le général Didier Brousse a fait observer que la DCSD est peut-être injustement méconnue, car l’opinion retient plutôt les Armées et l’Intérieur comme les principaux acteurs de la sécurité, tandis qu’elle voit le Quai d’Orsay comme davantage préoccupé d’affaires politiques. Pourtant, à travers la DCSD, ce sont les Affaires étrangères qui sont chargées de la coopération structurelle, qui s’inscrit dans un continuum justifiant une coopération étroite entre la DCSD et ces deux ministères. En outre, la DCSD travaille aussi avec la Justice dans le cadre des programmes dits de « réforme du secteur de la sécurité » (RSS).

On soulignera par ailleurs que la DCSD est rattachée à la direction générale des affaires politiques et de la sécurité du Quai d’Orsay et se trouve ainsi « dans la chaufferie politique » du Département, ce qui lui permet d’apporter son appui aux instances décisionnaires en matière de politique étrangère.

Le général Didier Brousse a présenté la DCSD comme tant « à la fois intégratrice et opératrice » :

‒ intégratrice, car elle « agrège » d’autres acteurs et s’efforce de donner à leur action un sens cohérent avec la stratégie de l’État ;

‒ opératrice, car elle gère un réseau de 320 coopérants, majoritairement en poste en Afrique.

b.   L’offre française de formation des cadres des États partenaires

La DCSD contribue à former des cadres militaires africains, soit au sein des écoles militaires françaises, soit via des formations dispensées en Afrique avec le soutien de la France, suivant un modèle original et efficient : celui des écoles nationales à vocation régionale.

i.   L’accueil de stagiaires étrangers dans les écoles françaises

Des stagiaires étrangers ‒ majoritairement africains pour les non-Européens ‒ sont accueillis tous les ans dans les écoles militaires françaises :

‒ s’agissant des écoles de sous-officiers et des écoles de formation initiale d’officiers, le nombre de postes offerts aux étrangers issus de pays qui ne sont membres ni de l’Union européenne, ni de l’OTAN a connu une diminution drastique depuis quinze à vingt ans, pour des raisons d’économies qu’inspire peut-être une logique de court-terme ;

‒ s’agissant de la formation des officiers supérieurs, lÉcole de guerre accueille 80 à 100 stagiaires étrangers par an, qui représentent environ un tiers de l’effectif de la promotion. Plus de 60 pays choisissent ainsi chaque année de confier la formation de leurs officiers supérieurs à la France et, depuis 1993, ce sont plus de 2 500 officiers étrangers de 126 nationalités différentes qui ont suivi une scolarité à l’École de guerre ;

‒ s’agissant de la formation des plus hauts potentiels, le centre des hautes études militaires (CHEM) accueille lui aussi un ou plusieurs stagiaires étrangers issus de pays qui ne sont membres ni de l’Union européenne, ni de l’OTAN.

ii.   Un modèle efficient et original de coopération en matière de formation : les écoles nationales à vocation régionale

Les rapporteurs soulignent l’intérêt du réseau des écoles nationales à vocation régionale (ENVR), que présente la carte ci-après. Il s’agit d’écoles militaires appartenant aux pays africains qui les hébergent, accueillant des stagiaires de plusieurs pays d’Afrique, et soutenues par la DCSD via :

– des contributions financières, qui alimentent leurs budgets au même titre que les contributions d’États africains, d’autres partenaires étrangers ou des organisations internationales ;

– la mise à disposition de coopérants français, placés à des postes-clés comme celui de directeur des études.

Les Écoles nationales à vocation rÉgionale

https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/jpg/carte_envr_cle08153d.jpg

Source : ministère de l’Europe et des affaires étrangères

Nos collègues Yves Fromion et Gwendal Rouillard ont porté sur le réseau des ENVR une appréciation très positive, faisant valoir leur triple avantage pour la France :

– en accueillant des stagiaires de différents pays africains, il contribue à forger une culture commune parmi les cadres africains repérés comme prometteurs (ils sont recrutés aux ENVR sur concours, dans le cadre de quotas nationaux) ;

– cette formule permet à la France de conserver un levier dinfluence appréciable et à moindre coût, à l’heure où elle n’a plus les moyens de former en masse les officiers africains dans ses propres écoles. D’ailleurs, avec 2 400 stagiaires par an, le réseau des ENVR permet de diffuser les doctrines et les savoir-faire beaucoup plus largement que la politique d’accueil d’officiers africains dans nos écoles ne le permettait, même au temps où les ressources disponibles étaient moins comptées qu’aujourd’hui ;

– en développant des stages d’étude en français, mais aussi dans d’autres langues (l’anglais et le portugais principalement), ce réseau d’école offre la possibilité à la France de rayonner au-delà des pays avec lesquels elle partage les liens historiques les plus étroits.

Les rapporteurs observent cependant que l’offre française de formation, que ce soit en France ou au sein des ENVR, concerne essentiellement les officiers supérieurs. Ce ciblage est cohérent avec la recherche de leviers d’influence, dès lors que ces officiers sont appelés à de hautes fonctions dans les armées partenaires, voire dans d’autres corps des États concernés. Mais, ce faisant, l’offre française de formation ne touche guère les cadres dits « de contact » ‒ sous-officiers ou officiers subalternes ‒, alors même que ceux-ci forment la cheville ouvrière d’une armée. La compétence professionnelle de ces cadres « de contact » est déterminante pour la capacité opérationnelle d’une force, ainsi que pour sa combativité. Certes, l’opération européenne l’European Union Training Mission (EUTM) Mali y pourvoit en partie à la formation des cadres « de contact » maliens, mais cette initiative reste ponctuelle ‒ ayant le statut d’opération, elle n’est pas permanente.

4.   La coopération de sécurité intérieure

La police et la gendarmerie nationales conduisent elles aussi des actions de coopération avec les forces correspondantes de partenaires étrangers. Le champ de la sécurité intérieure constitue d’ailleurs, on le verra, un domaine dans lequel une coopération accrue pourrait contribuer au succès de l’approche globale sur les théâtres de crise actuels, particulièrement au Mali. Les actions de coopération qui en relèvent sont mises en œuvre par le ministère de l’Intérieur, certes en lien avec les autres ministères contribuant à l’action extérieure de la France, mais suivant une approche qui lui est propre.

a.   L’action du ministère de l’Intérieur en matière de coopération

Comme l’a expliqué aux rapporteurs Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale du ministère de l’Intérieur, la coopération de sécurité intérieure revêt différentes formes :

‒ la coopération technique, qui consiste schématiquement en un appui en expertise. La direction de la coopération internationale (DCI) du ministère de l’Intérieur conduit en moyenne 2 500 actions de coopération technique par an. Les personnels mobilisés pour ces actions proviennent tant de la police ou de la gendarmerie que de la sécurité civile. Il peut s’agir par exemple de formations sur les trafics de stupéfiants délivrées in situ par des spécialistes français présents sur place ; dans ce cas, les coûts sont limités. Des experts peuvent aussi être dépêchés de France, et la DCI peut participer à des séminaires internationaux ou en organiser ; la coopération mobilise alors des moyens plus importants ;

‒ la coopération opérationnelle, qui porte sur des opérations visant à assurer la sécurité des Français à l’étranger ou sur le sol national. À titre d’exemple, lorsqu’une investigation est lancée sur une arme utilisée en France, d’autres pays peuvent être sollicités pour en retracer le parcours. Stupéfiants, criminalité organisée, migrations irrégulières et terrorisme constituent les principaux champs de ces opérations. Ainsi, par exemple, les officiers de liaison chargés de l’immigration procèdent à nombre d’oppositions à l’embarquement pour des personnes dont l’État a des raisons de penser qu’il ne s’agit pas de simples touristes ;

‒ la coopération institutionnelle, qui revêt deux aspects : la coopération bilatérale et la participation aux organisations internationales de coopération en matière de sécurité.

Mme Sophie Hatt a insisté sur la spécificité du concept de sécurité, distinct du concept de défense. À cet égard, la sécurité des Français suit certes un continuum entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, mais les savoir-faire en jeu sont différents.

b.   Une organisation spécifique

La DCI est chargée des actions de coopérations menées tant par la police que par la gendarmerie nationale. Mme Sophie Hatt a rappelé que la direction, créée en 2010, était d’ailleurs la première direction commune aux deux forces.

Avec 225 agents polyvalents affectés à la direction centrale, ses services centraux sont implantés à Nanterre et elle pilote 74 services de sécurité intérieure dans le monde, les 74 attachés de sécurité intérieure étant placés sous l’autorité d’un ambassadeur et certains ayant compétence pour plusieurs pays ‒ ainsi, par exemple, l’attaché de sécurité intérieure en poste à Pretoria a compétence sur huit pays de la zone. Au total, le réseau des missions de sécurité intérieure à l’étranger compte environ 300 agents.

D’autres opérateurs français interviennent dans le champ de la sécurité intérieure, en particulier Civipol, opérateur du ministère de l’Intérieur, et Expertise France, qui appartient désormais au groupe AFD. Mme Sophie Hatt a indiqué que la DCI a signé avec Expertise France une convention au terme de laquelle :

‒ Civipol, opérateur du ministère de l’Intérieur, a en charge la coopération de sécurité dite « dure » ;

‒ Expertise France se charge de la coopération dite « molle », moins opérationnelle.

La négociation de cette convention a été compliquée, et pourtant cruciale. Selon les explications de Mme Sophie Hatt, elle devrait en effet permettre d’articuler mieux les offres de coopération d’Expertise France et de Civipol afin d’éviter les recoupements et les doublons. En outre, cette ambition est cohérente avec le souci d’une gestion performante des ressources humaines du ministère, dans la mesure où Civipol a recours à des experts du ministère de l’Intérieur ‒ choisis aussi souvent que possible parmi les réservistes ‒, tandis qu’Expertise France a des personnels de profils plus généralistes.

À la question de savoir comment la DCI articulait son action avec celles de la DCSD et des armées, Mme Sophie Hatt a fait valoir que la coordination entre acteurs français de la coopération se joue avant tout sur le terrain.

S’agissant d’abord de la coopération technique, les 2 000 à 2 500 actions de coopérations conduites chaque année procèdent en effet de propositions formulées par les attachés de sécurité intérieure, avant que la direction centrale n’en soutienne les projets à l’échelon interministériel. Ainsi, le dialogue interministériel est organisé avant tout au niveau des ambassades, entre attachés de défense et attachés de sécurité intérieure ; la confrontation de leurs points de vue est d’ailleurs de nature à nourrir une appréciation assez complète de l’état sécuritaire d’un pays.

Ensuite, Mme Sophie Hatt a aussi fait valoir que la coordination se joue également à léchelon régional, en particulier dans la bande sahélo-saharienne, où « cest la crise migratoire qui a mis en exergue, de façon on en peut plus claire, le besoin de coordination des services dans différents pays ». La directrice a évoqué plusieurs adaptations administratives en ce sens :

‒ désormais, l’attaché de sécurité intérieure en poste à Ouagadougou a un périmètre de compétence régional ;

‒ en outre, l’ambassadeur coordinateur pour le Sahel a un périmètre de compétences « intéressant à ce point de vue », sans cependant être spécialisé en matière de sécurité ;

‒ d’ailleurs, un poste européen établi à Nouakchott avec un ressort régional a aussi « un rôle à jouer en la matière ».

Il n’en reste pas moins qu’a minima, c’est aux ambassadeurs qu’il revient de coordonner les acteurs.

Au niveau central, enfin, Mme Sophie Hatt a expliqué qu’avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, la coordination a toujours été constante, tandis qu’avec les Armées, elle tient principalement à une comitologie interministérielle mise en place « avec fluidité » depuis 2017 et reposant sur deux comités directeurs, un comité de pilotage réuni tous les trois mois et un comité d’orientation stratégique. Cette comitologie vise à orienter les travaux des Affaires étrangères, des Armées, de l’Intérieur et, à titre d’observateur, de la Douane afin de faire converger priorités d’action de ces ministères en matière de coopération. C’est au sein de ces instances que l’Intérieur a promu avec insistance l’inscription de la lutte contre les migrations illégales parmi les priorités partagées par les trois partenaires.

Néanmoins, a admis la directrice, les visions de ces différents ministères diffèrent : les Affaires étrangères ‒ notamment la DCSD ‒ ont des préoccupations très centrées sur lAfrique, tandis que pour lIntérieur, la prise en compte de la sécurité des Français suppose de coopérer « tous azimuts » ‒ par exemple avec l’Amérique latine pour la maîtrise des trafics de stupéfiants ou, plus intensément encore, avec les pays des Balkans. Mme Sophie Hatt a expliqué cependant que l’ouverture d’une ligne de crédits pour la DCI hors des fonds de la DCSD, après les attentats de 2015, a facilité la mise en œuvre par la DCI d’actions n’entrant pas dans le champ d’intérêt prioritaire de la DCSD ‒ comme, par exemple, un séminaire à Singapour sur la coopération contre la pédopornographie.

Restent aussi d’autres limites à la fluidité de l’articulation entre l’Intérieur et les Armées :

‒ « le tempo de la sécurité intérieur nest pas celui des militaires », ne serait-ce que parce que les délais afférents aux financements européens sont longs ‒ « entre lidée et la livraison du camion, il faut compter deux ans… ». Ainsi, quand il est décidé que Barkhane se retirerait d’une zone du Mali en espérant un déploiement rapide de la sécurité intérieure et des acteurs du développement, il peut y avoir un hiatus ;

‒ en outre, lorsqu’il n’y a pas de réserviste disponible, la DCI ne peut compter que sur les personnels d’active. Or, nécessairement, l’affectation d’un personnel en poste à l’étranger pour une période relativement longue prive de ses compétences son service d’affectation ordinaire et, avec la réduction des effectifs et le contexte opérationnel actuel en France, les chefs sont peu enclins à se séparer longtemps de nombre dofficiers supérieurs.

5.   L’aide au développement, domaine de compétence de l’Agence française de développement

L’aide au développement est du ressort de l’AFD qui, en tant qu’établissement public et que société de financement, jouit d’une certaine autonomie de gestion. Si son rayon d’action est international, couvrant 110 pays environ et portant également sur les outre-mer français, une part prépondérante de ses engagements bénéficie à l’Afrique, qui est également la région dans laquelle nos armées sont le plus engagées en opérations.

a.   Le « bras armé » de la France en matière d’aide au développement

L’État a confié à l’AFD, à la fois établissement public et société de financement, la gestion de l’essentiel des instruments français d’aide publique au développement.

i.   Un établissement jouissant d’une certaine autonomie par rapport aux services de l’État

L’AFD, à la différence des acteurs cités précédemment, ne relève pas de la personnalité morale de l’État : elle a un double statut d’établissement public industriel et commercial et de société de financement, au sens de la réglementation des institutions financières. L’encadré ci-après présente en détail ce statut original.

Le double statut d’établissement public et de société de financement de l’AFD

L’Agence est, conformément à l’article R. 515-6 du code monétaire et financier, un établissement public de l’État à caractère industriel et commercial. Elle est également une société de financement, soumise à la réglementation bancaire.

L’AFD est ainsi l’agence bilatérale de référence pour la mise en œuvre du financement des projets et des programmes de développement dans les États étrangers partenaires de la France, suivant des orientations définies par le comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID). Elle a également pour mission de contribuer au financement du développement dans les départements d’outre-mer, les collectivités d’outre-mer et la Nouvelle-Calédonie. Elle est en outre habilitée pour gérer des opérations financées par l’Union européenne ou d’autres bailleurs de fonds.

Son conseil d’administration est composé, outre de représentants de l’État, de personnalités qualifiées, de parlementaires et de représentants du personnel. Il délibère sur la stratégie de l’Agence et examine les concours financiers à octroyer.

Un conseil d’orientation stratégique, composé des représentants de l’État au conseil d’administration et présidé par le ministre en charge du développement, prépare les orientations que l’État fixe à l’Agence. Ce comité coordonne également la préparation par l’État du contrat d’objectifs et des moyens le liant à l’Agence, et il en contrôle l’exécution. Cette instance ne se réunissait plus depuis plusieurs années, mais le ministère de l’Europe et des affaires étrangères l’a réuni à deux reprises depuis le début du quinquennat, en septembre 2017 et en juillet 2018.

Source : projet de loi de finances pour 2020, document de politique transversale « Politique française en faveur du développement ».

Désignée comme opérateur principal de l’aide au développement consentie par la France, l’AFD est placée sous la double tutelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de celui de l’Économie. Son conseil d’administration comprend d’ailleurs, au titre des représentants de l’État, deux représentants de ces ministères, ainsi qu’un représentant de celui de l’Intérieur et un représentant de celui de l’Outre-mer.

Par ailleurs, l’AFD est désormais la maison-mère d’un groupe comprenant deux filiales principales :

‒ Expertise France, qui lui a été rattachée en 2019, conformément aux décisions du comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) du 8 février 2018, en vue « créer des effets de levier en nous appuyant sur une expertise technique consolidée et des partenariats forts » ;

‒ Proparco (pour « promotion et participation pour la coopération économique »), société spécialisée dans le financement et l’accompagnement d’entreprises, d’institutions financières et de fonds d’investissement social dans les zones intéressant la politique française d’aide au développement.

ii.   L’opérateur de référence de notre aide publique au développement

C’est entre les mains de l’AFD qu’est concentré lessentiel de leffort budgétaire de lÉtat en faveur de laide au développement. Ainsi, l’annexe au projet de loi de finances pour 2020 indique que, sur les 1,24 milliards d’euros d’effort total de l’État en la matière ‒ incluant les dépenses budgétaires, le coût des prêts consentis par l’AFD et le Trésor, ainsi que celui des annulations de dette ‒, les ressources ‒ budgétaires comme extra-budgétaires ‒ apportées par l’État à l’AFD représentent 1,12 milliards d’euros, soit plus de 90 %.

L’AFD engage ces sommes via une large gamme dinstruments :

‒ des prêts à long terme accordés à un État, un organisme public ou privé ou une institution financière ;

‒ des subventions-projet et autres financements d’initiatives des ONG ;

‒ le soutien à des opérations d’assistance ou d’expertise techniques ;

‒ la mise en œuvre des aides budgétaires globales que la France consent à certains pays en développement ;

‒ les annulations bilatérales de dettes accordées par la France au titre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés, sur la base de contrats de désendettement et de développement par lesquels les pays éligibles s’engagent à affecter ces ressources à des domaines prioritaires identifiés par leur stratégie nationale de lutte contre la pauvreté ;

‒ des garanties accordées aux émissions d’obligations par des États, des institutions financières, des banques ou des entreprises des pays en développement ;

‒ par le biais de sa filiale Proparco, des prêts à des acteurs privés, des participations et des parts dans des fonds d’investissement en appui au développement du secteur privé ;

‒ une contribution au fonds d’investissement et de soutien aux entreprises en Afrique (FISEA), créé par Proparco en 2009 pour financer des PME et des TPE en Afrique sous diverses formes.

b.   Une concentration de l’aide publique au développement sur l’Afrique

i.   Un ciblage de l’aide au développement sur l’Afrique, concordant avec les zones de déploiement de nos armées

Comme l’a expliqué devant la commission M. Rémy Rioux, directeur général de l’AFD, lors de son audition du 16 janvier 2019, l’Afrique concentre 85 % du total de leffort consenti par lÉtat en matière daide publique au développement et 50 % des engagements financiers du groupe AFD. Le schéma et le tableau ci-après détaillent cette répartition pour l’ensemble des engagements de l’Agence et plus particulièrement pour ses dons, faisant apparaître la place première de l’Afrique dans l’action de l’AFD. Or l’Afrique est bien, aujourd’hui, le premier théâtre de déploiement des forces armées françaises, que ce soit au titre des opérations extérieures ou au titre des forces prépositionnées.

RÉpartition des principaux bÉNÉficiaires des financements de l’AFD en 2017

Les pays « prioritaires » sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Burundi, Comores, Djibouti, Ethiopie, Gambie, Guinée, Haïti, Liberia, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, République centrafricaine, République démocratique

RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DES ENGAGEMENTS DE L’AFD

(en millions d’euros)
(estimations pour 2019)

 

Engagements de toute nature*

Coût des prêts pour l’État

Effort financier total

en euros

en  %

en euros

en  %

en euros

en  %

Afrique

4 491

44 %

268

71 %

1 509

69 %

Orient

2 893

28 %

100

26 %

287

13 %

Amérique Latine

1 553

15 %

 

 

33

2 %

Trois Océans

294

3 %

9

2 %

123

6 %

Non géographisé

247

2 %

 

 

247

11 %

Sous-participations de l’AFD à Proparco

800

8 %

 

 

 

 

Total

10 278

100 %

378

100 %

2 200

100 %

* dont : dons-projets, fonds d’expertise technique et d’échange d’expérience, aide budgétaire globale, allègement de dette, prêts concessionnels et non-concessionnels, ONG.

Source : projet de loi de finances pour 2020, document de politique transversale « Politique française en faveur du développement ».

ii.   Vers une concentration plus intense encore de l’aide publique française au développement sur l’Afrique ?

Le Gouvernement s’est donné pour objectif d’intensifier l’aide publique française au développement en Afrique. Le relevé de conclusions du CICID réuni le 8 février 2018 comporte plusieurs indications claires en ce sens :

– il indique (point 2) que « la France renforcera sa relation partenariale avec lensemble du continent africain, pour accompagner la jeunesse africaine, dans le cadre de la mise en œuvre des engagements pris à Ouagadougou le 28 novembre 2017 », précisant que « la France mobilisera en particulier ses efforts au Sahel pour favoriser un développement durable et la réduction des vulnérabilités ». Il prévoit par ailleurs (point 3.3) que dans la facilité d’atténuation des vulnérabilités – dont les crédits doivent doubler d’ici 2 022 pour atteindre 200 millions d’euros –, « une partie significative sera consacrée au Sahel » ;

– il fixe pour objectif (point 13) de « renforcer dici à 2022 » la « concentration de leffort financier de la France » sur 19 pays « prioritaires », dont 18 États africains[11] – jusqu’en 2018, la liste des pays prioritaires comptait 17 États, tous africains. Aujourd’hui, l’aide publique au développement consentie par la France sur une base bilatérale est considérée comme n’étant « pas suffisamment consacrée à ses pays prioritaires », selon les termes de la « revue des pairs » conduite en 2018 par le comité d’aide au développement de l’OCDE. En effet, 14 % seulement de l’aide publique au développement fournie par la France dans un cadre bilatéral a été allouée, en 2016, aux pays identifiés comme prioritaires, ce taux ne dépassant d’ailleurs pas 25 % pour les dons. Aussi aucun des pays prioritaires ne figurait-il en 2016 parmi les dix premiers bénéficiaires de l’aide bilatérale française, qui sont tous des pays à revenu intermédiaire ; en outre, un seul pays prioritaire figurait dans la liste des vingt premiers. Lambition affichée de recentrer laide bilatérale sur les pays prioritaires va donc dans le sens dune plus grande place faite à lAfrique, et particulièrement aux pays du Sahel, qui figurent tous parmi les États prioritaires ;

– « pour cibler plus efficacement nos pays prioritaires », il a été décidé en CICID que « la composante bilatérale de notre aide au développement retrouvera une part plus importante » (point 12 du relevé de conclusions précité). Concrètement, il est prévu, d’une part, la hausse moyenne cumulée des autorisations d’engagement de la mission budgétaire « aide publique au développement » d’ici 2 022 contribueront, pour les deux tiers, à la composante bilatérale de l’APD, et non des contributions à des programmes multilatéraux. D’autre part, il est également prévu que « la composante “don” de notre aide au développement sera renforcée », l’AFD bénéficiant à cette fin de moyens accrus, « y compris au moins un milliard dautorisations dengagements dès 2019, dans le cadre dun effort qui sera soutenu sur lensemble du quinquennat ».

En somme, les zones d’intérêt prioritaire pour l’engagement des forces armées et pour l’aide publique au développement se recoupent largement, et devraient se recouper davantage encore si le gouvernement, comme il l’a annoncé, accentue effectivement la concentration des engagements de l’AFD sur des pays comme ceux du Sahel.

B.   La logique du continuum entre sÉcuritÉ et dÉveloppement sous-tend la stratÉgie et l’organisation des moyens français au Sahel

Le Sahel, théâtre de l’opération Barkhane, constitue le premier champ de mise en œuvre à grande échelle de l’approche française de la gestion des crises revue au prisme du continuum entre sécurité et développement. Près de cinq ans après le déclenchement de l’opération Serval au Mali ‒ et trois ans et demi après que l’opération Barkhane en a pris le relais avec une zone d’intervention étendue aux cinq États du Sahel[12] ‒, l’adoption d’une « stratégie pour le Sahel » par le président de la République a donné une impulsion décisive à la mise en œuvre de nouveaux modes de coordination entre les acteurs susmentionnés.

1.   Un effort particulièrement marqué depuis l’adoption de la « stratégie pour le Sahel » par le président de la République

L’adoption en Conseil de défense, en décembre 2017, d’une « stratégie pour le Sahel » comprenant divers volets ‒ concernant pour certains le développement et la sécurité ‒ a donné une impulsion décisive à la mise en œuvre de mécanismes de coordination renforcée entre les acteurs publics français de la gestion de la crise qui y sévit, notamment les Armées, les Affaires étrangères et l’Agence française du développement. Ces mécanismes consistent notamment en une comitologie nouvelle, à tous les niveaux des chaînes de responsabilité et de commandement de chacun de ces acteurs.

a.   L’impulsion donnée par l’adoption de la « stratégie pour le Sahel »

La mise en œuvre d’une approche intégrée entre l’action militaire, les projets de stabilisation et l’aide au développement est d’autant plus pertinente au Sahel que, comme l’a fait valoir aux rapporteurs le commandant de l’opération Barkhane, ni AQMI ni l’EIGS ne fournissent aux groupes armés terroristes qui leur ont fait allégeance au Sahel de financements substantiels, qui leur permettraient de s’attacher le soutien des populations en leur fournissant divers services. De surcroît, la zone n’offre pas de grande richesse, à l’inverse par exemple de l’Irak ou de la Syrie. En conséquence, ces groupes armés terroristes sont contraints d’assurer leur financement par une économie de captation sur les populations locales et s’avèrent incapables de leur proposer une offre de services. Cette circonstance offre à la France et à ses alliés dans le Sahel un appréciable levier daction : la possibilité doffrir une alternative aux populations et de meilleures conditions de vie que sous le joug des groupes armés terroristes.

i.   Les conditions de réussite d’une organisation décloisonnée des Armées, des Affaires étrangères et de l’AFD

L’amiral Jean Hausermann a expliqué que c’est dans l’optique de resserrer les liens entre acteurs français du continuum entre sécurité et développement que, dans la foulée de l’adoption de la « stratégie pour le Sahel » par le président de la République en décembre 2017, un wargame a été organisé dès le 14 février 2018 par le CPCO avec divers acteurs français de la défense, des militaires étrangers, des représentants de l’AFD, des Affaires étrangères, de l’Union européenne et de la mission de stabilisation du Quai d’Orsay. Il a présenté les principaux enseignements de ce wargame de la façon suivante :

‒ avant tout, il ressort de ces travaux qu’il faut que les acteurs se connaissent entre eux, « ce qui na rien dévident ». On notera cependant que le recours à la réserve opérationnelle spécialisée (ROS) permet aux armées de mobiliser des experts de haut niveau qui, étant issus du secteur civil, peuvent faciliter l’articulation entre les forces et les acteurs civils en zone de crise. À titre d’illustration, au Sahel, une mission d’expertise de ce type a permis de proposer des projets intéressant des grands bailleurs internationaux (notamment la Banque mondiale) qui éprouvent des difficultés de décaissement de leurs budgets. À la suite de cette mission, la Banque mondiale a effectivement lancé des projets identifiés par cette mission, dans le Liptako malien ;

‒ le wargame de février 2018 a également montré la concentration des efforts restait un enjeu majeur, mais que la multiplicité des acteurs ne permettait une telle concentration quen partant de constats communs. Ainsi, en vue des opérations récentes dans le Liptako et le Gourma, l’état-major de la force Barkhane a organisé des missions conjointes de caractérisation des zones daction communes avec les représentants de l’AFD, l’attaché de sécurité intérieure et les autres services concernés de l’ambassade, afin de partager avant tout une appréciation de la situation permettant ensuite d’établir conjointement un plan de stabilisation des zones concernées ;

‒ en particulier, l’une des difficultés, dans l’élaboration de « diagnostics » partagés, a trait à lélaboration dindicateurs communs, condition de la convergence des analyses entre différents acteurs. Pour le Mali, un travail d’élaboration d’indicateurs est en cours. À cet égard, a précisé l’amiral Jean Hausermann, sen remettre aux demandes des autorités locales ne suffit pas, car leur analyse des choses et leur façon de la présenter peuvent être décalées par rapport aux savoir-faire des Français. Les indicateurs ne sont d’ailleurs guère plus faciles à établir en matière militaire ou sécuritaire qu’en matière de développement. En outre, l’élaboration d’analyses conjointes passe par des échanges de données, ce qui ne va pas sans difficultés : les militaires peuvent avoir tendance à « “tamponner” peut-être un peu plus facilement que de raison » certaines informations, de même que certaines ONG ont parfois des comportements « protectionnistes » concernant leurs données. Selon les précisions de l’état-major des armées, un effort de décloisonnement de l’information utile est en cours au niveau de l’opération Barkhane ;

‒ l’un des résultats du wargame précité montre qu’il faut, dans les opérations visant à traiter une crise, que les responsables de chaque « chaîne » d’acteurs (notamment les militaires, les diplomates, les coopérants en matière de sécurité intérieure et les spécialistes du développement) entretiennent des connexions à chaque niveau de lopération ‒ stratégique, opératif et tactique ‒ entre responsables disposant à chaque niveau de quelques marges de manœuvre ;

‒ chacun des acteurs est régi par sa propre constante de temps, ne serait-ce qu’en raison des procédures qu’il doit suivre : à l’évidence, il serait ainsi « illusoire de les mettre tous au même diapason ». Comme l’a expliqué l’amiral Jean Hausermann, tout lenjeu tient donc à la coordination des calendriers, c’est-à-dire à ce que les acteurs anticipent leurs opérations de façon à pouvoir les synchroniser. Ainsi, l’état-major des armées travaille de plus en plus « en amont » avec l’AFD, pour tenter de rapprocher dans le temps les effets des opérations militaires et des programmes de développement.

Par ailleurs, le dialogue entre acteurs, notamment à l’occasion du wargame précité, a fait émarger certaines controverses intéressantes. Par exemple, faut-il concentrer les efforts sur les zones où la sécurité et le développement sont déjà très dégradées, ou sur les zones encore stables, mais susceptibles d’être déstabilisées à brève échéance ? Quelles que soient les controverses, le CPCO a observé à l’occasion de ce wargame que, de façon générale, les divergences de vues entre acteurs français ont tendance à se réduire au fur à mesure que lesdits acteurs travaillent ensemble, au sein d’instances établies à cet effet.

ii.   Une comitologie nouvelle

Suivant les orientations de la « stratégie pour le Sahel » et les enseignements des travaux interministériels qui s’en sont suivis, y compris le wargame précité, une comitologie a été mise en place. Le colonel Benoît Saint-Loubert Bié, adjoint de l’amiral Jean Hausermann, a expliqué aux rapporteurs que les procédures ainsi établies visaient à ce que s’articulent des dynamiques « verticales », propres à chaque acteur possédant son réseau, et des dynamiques « horizontales » de coordination entre chaque réseau à chaque échelon de direction.

Au niveau stratégique, la « stratégie pour le Sahel » adoptée par le président de la République en décembre 2017 et mise à jour un an plus tard est revue suivant un rythme quadrimestriel. On rappellera également que l’état-major des armées et l’AFD avaient conclu, le 16 juin 2016, un accord-cadre qui a permis d’engager les deux acteurs dans une démarche de partenariat ; il s’est traduit notamment par le détachement d’un officier de liaison de l’état-major des armées au siège de l’AFD.

Suivant un raisonnement militaire classique, il appartient aux autorités du niveau stratégique de fixer des objectifs et d’allouer des moyens. Lambassadeur coordinateur pour le Sahel, appelé « envoyé spécial pour le Sahel » ‒ M. Jean-Marc Châtaigner à la date de l’audition de l’amiral Jean Hausermann et M. Christophe Bigot depuis septembre 2019 ‒, joue « un rôle central » dans la comitologie au niveau stratégique. Il dirige en effet une « task force pour le Sahel » qui rassemble l’ensemble des acteurs concernés tous les deux mois. Cette task force est chargée du développement et présidée par l’ambassadeur Jean-Marc Châtaigner, « dailleurs de grand talent », joue dans ce cadre « un rôle très utile ». Existe aussi une task force chargée de la stabilisation ‒ le terme de stabilisation étant à prendre au sens militaire.

Les arrangements trouvés entre l’AFD et l’état-major des armées permettent notamment à l’Agence de disposer d’informations ‒ par nature classifiées ‒ sur les opérations planifiées par la force Barkhane, afin de « synchroniser » ses propres programmes de développement avec le calendrier et la géographie des opérations militaires. En outre, les Affaires étrangères contribuent à ce partenariat, via le réseau des ambassades et via le centre de crise et de soutien (CDCS).

À l’échelon opératif, l’acteur de référence pour les Armées est l’état-major interarmées de théâtre de la force Barkhane, à NDjaména. Celui-ci a conclu en septembre 2018 un « accord de terrain » avec la direction régionale de lAFD.

L’insertion d’un chargé de mission pour le développement au sein de cet état-major, recruté au sein des services de lAFD, a permis à la force, à cet échelon, d’articuler plus aisément son action avec celles des ambassades et des bailleurs de fond ‒ l’AFD en premier lieu, mais aussi, plus généralement, les partenaires de l’Alliance pour le Sahel. Le dialogue entre l’état-major opératif de Barkhane et les ONG en a été d’autant plus facilité, que ledit conseiller pour le développement est un civil « qui par ailleurs possède, de par sa profession, une très grande expérience du travail et du dialogue avec les ONG » ; ce dialogue est aussi devenu plus régulier au sein et sous les auspices des ambassades ‒ principalement le poste de Bamako. Les rapporteurs ont pu s’entretenir longuement avec ce chargé de mission, M. Sylvain Clément.

Cette initiative a d’ailleurs été prise dans le même mouvement que la nomination de M. Jean-Marc Châtaigner au poste d’envoyé spécial pour le Sahel et que le développement des liens entre l’état-major des armées et l’AFD.

Les rapporteurs se sont entretenus avec l’ensemble de ces acteurs sur le théâtre de l’opération barkhane ‒ le commandant de la force et ses représentants à Bamako et à Gao, les directeurs des agences de l’AFD, les services concernés de l’ambassade, y compris la conseillère pour la coopération et l’action culturelle ‒ et ont pu constater la fluidité de leur coopération. Dans le décloisonnement de ces acteurs, qui est le but recherché, il faut cependant veiller à ce que les périmètres de compétences des uns et des autres restent clairs, afin d’éviter des « trous dans la raquette ».

Selon les explications de l’amiral Jean Hausermann, au niveau tactique, chaque acteur français du continuum met en œuvre ses missions suivant les orientations fixées aux échelons supérieurs. Il est d’ailleurs à noter que, sur le terrain, l’AFD comme le CDCS opèrent via des prestataires, le plus souvent des ONG, plutôt qu’en y dépêchant leurs propres personnels.

Les armées se coordonnent avec les ONG dans les zones d’intervention mais, selon l’amiral Jean Hausermann, il est très rare que l’on dépasse un niveau modéré de coopération, car les ONG s’adressent à toutes les parties d’un conflit et ne peuvent donc pas s’afficher trop liées avec les armées.

Pour nombre d’acteurs concernés, cette comitologie a eu pour premier résultats qu’entre eux, « le niveau de défiance est en baisse ». Signe de l’appréciation positive portée sur cette méthode nouvelle, le directeur de l’Afrique et de l’océan Indien a indiqué qu’une démarche de même nature a été mise en œuvre en République centrafricaine, où le brigandage généralisé trouve ses racines dans un délitement de l’État plus avancé qu’au Mali, sans avoir toutefois le même « habillage djihadiste » qu’au Sahel. En effet, l’effort a porté là aussi sur la facilitation du redéploiement de l’État, particulièrement dans le nord-est, foyer de la Séléka. La réinstallation des préfectures et sous-préfecture a été financée pour 15 millions d’euros par des crédits français, et celui des autres services publics de 10 millions d’euros. À cela s’ajoutent quelques projets d’infrastructures à haute intensité de main-d’œuvre, qui ont pour principal avantage immédiat d’occuper la main-d’œuvre jeune et d’« injecter du cash » dans l’économie locale.

2.   Une mise en œuvre récente au Mali, avec de premiers succès tactiques

Les rapporteurs se sont attachés à observer dans le détail, et sur le terrain, les conditions de mise en œuvre de cette comitologie et la façon dont le mandat de l’opération Barkhane prend en compte l’approche globale adoptée par la France dans la crise au Sahel.

a.   La logique de continuum correspond aux grandes lignes d’opération assignées à la force Barkhane

Lors de leur déplacement sur le théâtre de l’opération Barkhane, les rapporteurs ont pu étudier en détail les « lignes d’opération » de la force, dont l’ordonnancement correspond exactement à la logique du continuum entre sécurité et développement. En vue d’un « état final recherché » que le commandant de la force Barkhane a résumé comme consistant à « mettre l’ennemi à la portée des armées du Sahel », la force barkhane agit en effet suivant les trois lignes suivantes :

‒ un rythme soutenu d’opérations de vive force contre les groupes armés terroristes et leurs ressources matérielles ;

‒ soutenir les partenariats militaires noués par la France avec les États de la région et leur organisation commune, le « G5 Sahel » ;

‒ créer les conditions sécuritaires permettant le retour de la « gouvernance » et du développement, afin de consolider les conditions de vie des populations, qu’il s’agisse de celles dont les groupes armés terroristes pourraient chercher à s’attacher le soutien à l’avenir, ou de celles que nos opérations ont libéré de leur emprise.

i.   Les opérations anti-terroristes (ligne d’opération n° 1)

Le théâtre de l’opération Barkhane est aussi étendu que lEurope entière ; pour une opération en cours de planification à la date du déplacement des rapporteurs, la zone d’action des 800 militaires français engagés était grande comme la Bretagne. L’étendue du théâtre peut ainsi conduire à des effets de dilution des 4 500 effectifs, effets qui seraient contradictoires avec la logique classique de concentration des efforts.

Pour toute cette zone, le poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), à N’Djamena, a pour mission de « transformer » les intentions du commandant de la force en ordres opérationnels. Son cœur de métier est donc la planification opérative, c’est-à-dire l’établissement des plans de campagne ‒ à l’exception, toutefois, de ce qui concerne les moyens aériens, dont l’engagement en opération est planifié directement depuis le centre de commandement et de conduite des opérations aériennes de Lyon-Mont-Verdun.

Le plan de campagne se décline en ordres de coopération interarmées (OCI) successifs (l’OCI-8 couvre une période courant jusqu’à l’été 2020 ; suivra l’OCI-9), exprimé en termes d’effets à obtenir. Cet ordre se décline lui-même en « temps tactiques » et en successions d’opérations majeures. Ainsi se forme un cycle opérationnel ; en effet, entre deux grands temps d’opérations majeures, un temps de régénération est indispensable pour la force, pendant lequel celle-ci entreprend néanmoins des actions de moindre envergure. S’intègrent aussi dans ce cycle opérationnel :

‒ la planification de la logistique, qui est « un souci constant » ;

‒ la planification du partenariat militaire opérationnel (PMO) avec les forces armées nationales et la force conjointe du G5 Sahel, qui font l’objet de la ligne d’opérations n° 2.

Les rapporteurs se sont fait présenter en détail une opération appelée Bourgou IV, dont la ministre des Armées a d’ailleurs souligné l’ampleur et salué le succès lors de son audition du 15 janvier 2020 devant la commission.

Cette opération est dite « intégrée » car, tant dans la planification que dans la conduite, elle intégrait une compagnie burkinabè de la force conjointe du « G5 » Sahel (FCG5S). Au total, cette opération a mobilisé le PCIAT de Barkhane, celui de la FCG5S, l’état-major général des forces armées du Burkina Faso et le poste de commandement du secteur n° 1 des FAMa ; la force intégrée ainsi constituée, rassemblant 1 500 hommes, était constituée de douze compagnies de combat, dont sept ont été fournies par les armées partenaires ‒ parmi lesquelles trois de la FCG5S.

Le colonel Emmanuel Phelut, chef d’état-major de la force Barkhane, a souligné les contraintes d’une telle opération en raison de la météorologie : il s’agissait de la première opération majeure à la sortie de la saison des pluies.

Les forces laissent-elles des unités sur les terrains ainsi investis ? Dans la mesure du possible, les forces africaines laissent une petite empreinte ; mais lessentiel tient au déploiement des forces de sécurité intérieure dans la foulée des forces de combat. Le bilan, en la matière, est d’ailleurs insuffisant : l’appui français ou européen au renforcement de la police et de la gendarmerie maliennes n’est pas nul, mais ni les Français ni les Européens ne sauraient se substituer aux forces locales sur le terrain. Divers instruments pourraient concourir au soutien des forces locales de sécurité intérieure dans le cadre du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S), mais ces outils ne sont pas encore opérationnels.

ii.   L’animation des partenariats (ligne d’opération n° 2)

Le colonel Laurent Cluzel, représentant du commandant de la force Barkhane auprès du G5 Sahel, a expliqué que l’activité de la force Barkhane avait été marquée, depuis quelques mois, par une tendance sensible au rééquilibrage entre, dune part, les actions anti-terroristes et, dautre part, les actions de partenariat. Ce rééquilibrage est d’ailleurs cohérent avec l’état final recherché constituant la première ligne d’opération : mettre l’ennemi à la portée des forces partenaires.

Ainsi, la ligne d’opération n° 2 consiste à atteindre la volonté des groupes armés terroristes « par la masse » et, pour ce faire, à soutenir la montée en puissance des forces partenaires, seules à même de fournir la « masse » militaire nécessaire.

Ces forces sont constituées avant tout des cinq armées nationales des pays du G5 Sahel, de forces internationales de l’ONU et de l’Union européenne, des forces régionales que sont Barkhane et la force conjointe du G5 Sahel et, enfin, des appuis étrangers, par exemple estoniens et espagnols.

La coordination de ces forces entre elles comme avec Barkhane n’est « pas si malaisée que cela », notamment grâce à deux instruments :

‒ linstance de coordination au Mali (ICM), qui réunit les cinq forces présentes au Mali ‒ à savoir : les forces armées maliennes (FAMa), la MINUSMA, la force conjointe du G5 Sahel, l’European Union Training Mission (EUTM) Mali et la force Barkhane ‒ non seulement au niveau des commandeurs mais également à celui des « traitants » pour préparer les décisions ;

‒ le partenariat militaire de coopération transfrontalière (PMCT) pour le Sahel qui réunit les chefs d’état-major des armées au sein du comité « défense et sécurité » du G5 Sahel, et auquel le chef d’état-major des armées françaises participe régulièrement (soit en personne, soit représenté). Ce partenariat se décline aussi en réunion de « traitants » en vue de structurer les plans de campagne de toutes les forces nationales des pays du G5, de la force conjointe et de Barkhane.

Par ailleurs, linternationalisation de la force anti-terroriste est déjà engagée. Les rapporteurs soulignent à cet égard combien sont utiles les appuis de nos partenaires européens, tels que le contingent estonien qui était stationné à Gao à la date de leur déplacement, ainsi que l’apport d’hélicoptères de transport lourd Chinook britanniques, qui comble un manque capacitaire identifié depuis longtemps dans les armées françaises et conduit plusieurs centaines de militaires britanniques à être déployés à nos côtés, à Gao.

Outre le travail de structuration des forces effectué au sein de lICM et du PMCT précités, l’appui français aux forces armées des États du G5 Sahel se traduit par des opérations majeures, dites « dassurance » (à l’image de Bourgou IV) ou « de réassurance », consistant à apporter un soutien ponctuel à un partenaire en difficulté.

Dans ces actions d’appui aux forces armées du Sahel, les deux tiers environ des efforts bénéficient aux Maliens, et un quart environ aux Nigériens ; cependant, la force Barkhane veille à ce qu’aucun pays du G5 ne se sente lésé.

L’appui à la force conjointe du G5 Sahel (FCG5S) est d’autant plus résolu, de la part de la force Barkhane, que la France croit résolument à lavenir de cette force, en dépit du « FCG5S-bashing » des derniers mois, et de façon à soutenir les hautes ambitions du nouveau chef de la force conjointe, général Oumarou Namata Gazama. Cet appui prend la forme de détachement de liaison et de mentorat, ainsi que d’un soutien dans la planification et la conduite des opérations. Le colonel Laurent Cluzel a estimé que « la force conjointe, cest lavenir », dans une perspective de prise de relais de lopération Barkhane.

La France a aussi un rôle dintégrateur de lappui interallié aux opérations dans la zone, notamment pour des opérations de soutien ‒ par exemple en moyens aériens de mobilité ‒, de structuration, d’intégration de capacités ou d’opérations d’assurance et d’influence. « Pas de bashing envers quelque partenaire que ce soit : on a besoin de tous ».

Concernant l’articulation de Barkhane avec la MINUSMA, le colonel Emmanuel Phelut a rappelé que le mandat de l’opération Barkhane consiste en une mission anti-terroriste, qui suppose des moyens de haute technicité et des procédures efficaces car rapides, toutes choses que la MINUSMA est loin de posséder. Néanmoins, a souligné Mme Estelle Fériaud, conseillère politique, si Barkhane peut se concentrer sur ce mandat, cest justement parce que la MINUSMA accomplit le sien ‒ notamment la protection des populations dans le centre du Mali ‒, ce que la France ne pourrait faire qu’au prix de moyens considérables.

En somme, en dépit des circonstances, et malgré leurs difficultés, les forces partenaires « montent en gamme » et si elles enregistrent des pertes, désormais, cest au combat ; « la force conjointe, on y croit et notre victoire sera collective ».

iii.   L’appui à la gouvernance et au développement (ligne d’opération n° 3)

Mme Estelle Fériaud, conseillère politique du commandant de la force Barkhane, a indiqué que, dans l’ensemble, la population na pas pris fait et cause pour les groupes armés terroristes ; si les États et leurs alliés étaient en mesure de proposer à la population un mode de vie viable, alternatif à ce qui tient lieu de projet de société de ces groupes, il est vraisemblable que la population y adhèrerait volontiers.

L’objectif de cette ligne d’opération n° 3 consiste donc à construire cette alternative ; pour ce faire, tout l’enjeu consiste à coordonner l’action de la force Barkhane, des Affaires étrangères (notamment de la mission de stabilisation du CDCS) et de l’AFD.

Le lieutenant-colonel Hubert Toupet, chef du bureau de ciblage à large spectre (JCLS[13]) du PCIAT, a expliqué que les accords très généraux passés entre l’EMA et l’AFD en 2017 ont été déclinés à l’échelon local par l’accord de terrain conclu en 2018. Un comité de pilotage, sous l’égide d’un comité directeur, se réunit tous les six mois en présence de représentants des ambassades pour assurer le fonctionnement de cette coopération ; en outre, le placement d’un agent de l’AFD au PCIAT, en qualité de conseiller pour le développement, permet des liaisons quotidiennes nourrissant ce partenariat.

Les rapporteurs se sont fait présenter les mesures prises en ce sens et les méthodes de travail conjoint qui ont été mises en œuvre.

Les méthodes de travail conjoint entre la force Barkhane, le CDCS et l’AFD reposent sur des outils de diagnostic, qui se traduisent au plan cartographique par un zonage précis. Ce zonage identifie d’abord des « zones dintérêt prioritaire » (ZIP) c’est-à-dire des zones de combat, où l’action en faveur du développement est par nature compliquée. En revanche, il identifie aussi des « zones dintérêt de développement » (ZID) :

‒ soit qu’il s’agisse d’une zone dans le « jour davant », c’est-à-dire susceptible de devenir une zone de recrutement voire d’opération pour les groupes armés terroristes ;

‒ soit qu’il s’agisse de ZIP dans lesquelles les opérations militaires de haute intensité sont finies.

La force Barkhane peut ainsi, via l’AFD, contribuer à ce que les différents bailleurs intervenant au Sahel, à commencer par ceux de l’Alliance pour le Sahel, programment leurs actions avec une meilleure connaissance de la situation sur le terrain. En définitive, l’objectif de la force Barkhane n’est pas que son action soit visible, mais bien qu’elle permettre le retour effectif de l’État et des forces de défense et de sécurité des pays de la région dans les zones les plus reculées : « limportant est de retisser les liens de confiance entre les populations et les forces locales, plutôt que dêtre “sur la photo” ».

Les rapporteurs se sont fait présenter les cas d’application de cette méthode nouvelle, en particulier dans les localités de Ménaka ‒ premier terrain d’expérimentation de cette méthode ‒ et de Gossi.

Aux yeux du PCIAT de Barkhane, les différentes interventions ont été précipitées à Ménaka ; à Gossi, en revanche, larticulation des différents acteurs a été « exemplaire ». En effet, les acteurs de Barkhane, du CDCS et de l’AFD ont été réunis ; l’AFD a été avertie de l’imminence d’opérations dans la zone, et les besoins identifiés par Barkhane lui ont été communiqués : en l’espèce, il s’agissait de faire en sorte que des projets de développement dans le domaine de l’agro-pastoralisme soient opérationnels sous huit mois.

Ainsi, beaucoup tient aux délais de mise en œuvre des projets de développement, que l’AFD a réussi à réduire. Que l’Agence mette en œuvre des projets en douze mois constitue déjà pour elle « une révolution ». Il y a en effet des délais incompressibles à la mise en œuvre de tels projets de l’AFD ; la seule solution pour synchroniser à peu près les interventions des forces et de l’Agence consiste dès lors à anticiper les projets de développement en fonction des zones dopérations à venir, tout en préservant la confidentialité des opérations.

Pour des projets plus rapides encore, le CDCS est l’organe le plus pertinent. Le fait qu’un conseiller du CDCS soit prochainement détaché à Gao renforcera les capacités de mise en œuvre de projets à brève échéance.

La conseillère politique a constaté que la coordination entre ces différents acteurs a véritablement progressé en deux ans. Dès lors, pour elle, il ne semble pas nécessaire de créer un organe de coordination ad hoc entre les Armées, les Affaires étrangères et l’AFD car les méthodes retenues permettent d’ores et déjà une articulation efficace entre eux via les ambassades.

Une centralisation des instruments d’intervention dans cette troisième ligne d’opération ne serait pas plus souhaitable, d’autant que, font valoir les officiers du PCIAT, les domaines dintervention des armées, du CDCS et de lAFD ne sont pas tout à fait les mêmes. L’appui aux forces de sécurité intérieure, par exemple, relève peu de Barkhane ou de l’AFD, « dont cela nest pas encore le mandat », mais peut être pris en charge par le CDCS ‒ principalement pour la fourniture de matériels.

b.   Une forme jusqu’à présent inédite de « comitologie “3D” » permet de synchroniser les interventions des Armées, des Affaires étrangères et de l’Agence française de développement

Les rapporteurs se sont fait présenter, à Bamako, les modalités de travail conjoint entre les acteurs français du continuum. Ceux-ci suivent une comitologie dite « 3D » ‒ pour défense, diplomatie et développement ‒ à maints égards originale.

i.   Une méthode originale de coordination interministérielle « 3D »

C’était depuis à peu près un an, à la date du déplacement des rapporteurs à Bamako, que lambassade sattachait à réunir tous les mois les acteurs français du continuum  c’est-à-dire l’ambassade, dont le service de coopération et d’action culturelle et le service économique, le représentant du commandant de la force Barkhane à Bamako et l’AFD ‒, « en format “3D” ». Dans ce cadre :

‒ la chancellerie diplomatique de l’ambassade a mis en œuvre un effort de plaidoyer politique général ;

‒ les officiers de la force Barkhane présents au Mali organisent avec les représentants de l’AFD, avec les attachés de défense et de sécurité intérieure, ainsi qu’avec les autres services intéressés l’appui de la force à leurs actions respectives. En effet, a souligné le général Damien de Marsac, représentant du commandant de la force Barkhane au Mali, la plus-value des militaires tient à leur accès relativement aisé au terrain ainsi quà leur capacité de recueil déléments de renseignement. Mis à part le renseignement dont la teneur est classifiée, des renseignements d’ambiance peuvent servir de base à une évaluation des besoins utile non seulement aux CIMIC, mais aussi aux projets de stabilisation et aux projets de développement ;

‒ les représentants de l’AFD, l’attaché de défense et l’attaché de sécurité intérieure ainsi que le directeur de l’agence locale de l’AFD coordonnent la planification et la conduite de leurs actions avec la force Barkhane.

Le représentant du commandant de la force Barkhane au Mali a ajouté qu’au-delà des réunions mensuelles organisées à l’ambassade, la coordination « 3D » est en outre quasi-quotidienne, ne serait-ce que pour des questions de logistique.

M. Sylvain Clément, conseiller du commandant de la force Barkhane pour le développement, a ajouté que la même démarche avait été initiée au Niger et au Burkina Faso.

ii.   Une première application à Ménaka

Le premier champ d’application de cette démarche a été une première évaluation conjointe des besoins dans la région de Ménaka.

Mme Françoise Gianviti, conseillère de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France au Mali, a expliqué que la démarche conjointe autour de Ménaka avait résulté d’une demande de la force Barkhane, en vue d’une stabilisation durable de la zone de Ménaka une fois les opérations anti-terroristes achevées.

La coordination des projets d’aide au développement avec la force Barkhane était indispensable dans cet effort de stabilisation, ne serait-ce que parce que les Français ne peuvent se rendre aisément dans la zone compte tenu de l’insécurité qui y règne ; en outre, le suivi de la mise en œuvre de ces projets de l’AFD ou du CDCS, notamment pour ce qui relève de leurs partenaires maliens, suppose quelques déplacements sur le terrain, qui sont plus aisés pour Barkhane que pour les personnels de l’ambassade.

La démarche retenue pour Ménaka a donc commencé par un effort de cartographie des besoins et des opportunités, intégrant des éléments de renseignement de toutes origines. Puis une mission conjointe de la force Barkhane, de l’ambassade et de l’AFD s’est rendue sur place.

Le niveau d’insécurité régnant autour de Ménaka a justifié que l’effort de stabilisation soit porté d’abord sur la remise en état du commissariat de police, qui n’était jusqu’alors ni sécurisé ni fourni en eau et électricité ; les policiers n’avaient en outre ni radio ni véhicules.

Un puits a été creusé et des panneaux solaires installés autour du commissariat, et des mesures de protection passive ont été mises en œuvre. En outre, les policiers locaux n’avaient pas reçu de formation depuis fort longtemps ; une formation de quinze jours a été financée pour eux par le CDCS. L’effort complet en faveur du commissariat de Ménaka a été financé par le CDCS pour 405 000 euros.

Le directeur du poste de l’AFD au Mali a souligné que, de façon générale, les conditions de conduite des projets sont très difficiles. Par exemple, fournir des véhicules est inenvisageable : ils seraient volés à très court terme. Mieux vaut donc en louer, tout en sachant que les véhicules proposés à la location sont souvent des matériels précédemment volés. En tout état de cause, la mise en œuvre dune procédure dappel doffres est difficilement imaginable.

Les opérateurs locaux ont été choisis en fonction de différentes conditions, y compris des critères de sécurité. À cet égard, faire travailler des entreprises locales est certes préférable dans l’absolu, pourvu que toutes les conditions sont réunies, et le gouverneur de Ménaka plaidait beaucoup en faveur d’un recours à des entrepreneurs locaux. Mais, en l’espèce, le devis présenté par une entreprise locale pour le seul creusement d’un fossé atteignait plus de 200 000 euros, ce qui paraît très élevé. En l’absence de maîtrise d’ouvrage étatique malienne ‒ les services du gouverneur étant réduits au strict minimum ‒, il s’agissait en effet d’un projet « franco-français », pour lequel lAFD a eu recours à un maître dœuvre non-malien qui a cependant pu recruter de la main-dœuvre locale. L’AFD s’est donc attachée à mettre en avant le recrutement d’employés locaux et la distribution de pouvoir d’achat aux populations locales qui a ainsi résulté de l’action de la France.

iii.   L’ajustement de la méthode et sa deuxième application dans la région de Gossi

La méthode de travail « en format 3D » a un peu évolué entre les opérations de Ménaka et de Gossi :

‒ si, pour Ménaka, une mission conjointe de Barkhane et de l’AFD s’est rendue sur place, un travail en atelier à Bamako a été préféré pour l’effort porté par la suite sur la localité de Gossi. Pour nourrir ce travail, la force Barkhane a fourni des éléments d’ambiance sur cette région ‒ le Gourma ‒, y compris recueillis à l’occasion des missions de CIMIC ; de surcroît, M. François Grünewald a produit, pour le groupe URD[14], une étude géographique ;

‒ alors que, pour Ménaka, le déroulement de l’opération était resté « assez traditionnel » en ce qu’il avait pour point de départ une demande précise formulée par les autorités militaires françaises en novembre 2018, ‒ pour Gossi, un travail de caractérisation des besoins a été conduit ab initio de façon conjointe.

Cette différence s’explique en partie par les caractéristiques du terrain : Ménaka est une zone désertique qui se prête peu aux projets de développement, tandis que Gossi est une zone de pastoralisme relativement riche. Très concrètement, les moyens aériens de liaison, de surveillance et de reconnaissance de Barkhane ont pu être utilisés pour compter les vaches, préalable à tout projet de développement dans ce domaine.

Le travail de caractérisation des besoins de la zone de Gossi a ainsi permis d’évaluer les besoins de sécurité, de désarmement des groupes armés qui tiennent des check-points ‒ ce qui suppose un processus politique et des actions de stabilisation ‒, ainsi que des besoins relevant de la sphère classique de laide au développement ‒ concernant par exemple les capacités d’adduction d’eau et d’électricité.

iv.   De premiers résultats prometteurs

La table ronde organisée autour des rapporteurs avec les acteurs de la « comitologie “3D” » à Bamako a permis d’esquisser un premier bilan ‒ positif ‒ de la mise en œuvre de cette logique de continuum.

L’ensemble des acteurs tire un bilan positif de la mise en œuvre de la « comitologie “3D” » autour de Ménaka et autour de Gossi. Il ressort d’ailleurs du travail conjoint sur la région de Gossi que la question du tempo, cest-à-dire de lenchaînement des missions des différents acteurs des « 3D », se règle assez aisément sur le terrain par :

‒ un effort danticipation, c’est-à-dire de partage des « plans de campagne » ;

‒ un effort d’articulation des « guichets » de financement.

Soulignant l’étendue du spectre des besoins d’une zone comme Gossi ‒ sécurité, désarmement, eau, électricité, etc. ‒, la conseillère pour la coopération et l’action culturelle a souligné que, dans tous ces domaines, cest concomitamment que leffort doit être poursuivi, sans par exemple faire de la réimplantation des forces de sécurité intérieure un préalable au forage d’un puits. Le directeur de l’agence de l’AFD au Mali a toutefois fait valoir que, par une sorte d’exception à la logique de continuum, certaines actions de développement ne peuvent pas être menées de façon satisfaisante sans qu’une administration locale partenaire soit solidement établie. Par exemple, rien ne servirait de faire des forages s’il n’y a pas d’autorités pour en assurer l’exploitation dans le long terme. L’AFD s’appuie ainsi volontiers sur des collectivités locales pour certains projets.

Les principaux « défis » évoqués par les opérateurs du « 3D » dans la mise en œuvre de leur travail en commun restent les suivants :

‒ les difficultés daccès au terrain, avec ce que cela comporte de questions de redevabilité, voire de capacité des opérateurs à faire ce qui leur est demandé ;

‒ le caractère « volatile, sinusoïdal, de la situation », marquée par la succession de hauts et de bas. Ainsi, par exemple, après des progrès à Ménaka suivant l’intervention des forces françaises et des autres acteurs du « 3D », la situation était décrite comme plutôt en phase de « bas » à la date du déplacement des rapporteurs : la menace terroriste restait préoccupante, le niveau de criminalité s’était accru au point que certaines ONG partenaires sur place évoquaient la possibilité d’un retrait ;

‒ la mobilisation des forces partenaires de la communauté internationale, par exemple la mission European Union Capacity Building Mission (EUCAP) Sahel Mali et la police de la MINUSMA.

Il ressort de cette table ronde qu’à Ménaka l’action française a eu pour résultat, dans un premier temps, une amélioration des pratiques policières et une baisse de la criminalité, mais que, dans un second temps et « dune façon dailleurs assez naturelle », cet effet s’est dissipé avec le temps et la situation actuelle appellerait une « piqûre de rappel ».

De façon générale, les responsables ont fait valoir que nos efforts de sécurisation ont parfois des effets paradoxaux. Si, dans une localité où elle a pris pied, la force Barkhane réussit à installer ‒ à force d’efforts de persuasion ‒ une unité des forces maliennes de sécurité intérieure, la délinquance moyenne a tendance à baisser, mais ladite unité devient rapidement une cible pour les groupes armés terroristes et les poses d’IED ou les assassinats créent dès lors une autre forme d’insécurité. D’ailleurs, le concept de « sécurité », lui-même, a plusieurs sens et, selon, sa relation avec celui de développement est ambiguë. Ainsi, par exemple, l’effort de développement peut créer des occasions de rapine ou de trafics supplémentaires, tandis que des actions de guerre peuvent avoir pour effet paradoxal d’améliorer certains aspects de la sécurité en désorganisant des réseaux préexistants de criminels et de trafiquants. Surtout, la sécurisation d’une zone n’est pas dans le mandat de tous les acteurs des « 3D ».

 

 


  1  

   Seconde partie

« TRANSFORMER L’ESSAI » EN SUCCÈS STRATÉGIQUE SUPPOSE D’ÉLARGIR ET D’APPROFONDIR ENCORE LA LOGIQUE PARTENARIALE SOUS-TENDANT L’IDÉE DE CONTINUUM

Aux yeux des rapporteurs, l’effort de décloisonnement des acteurs publics français de la gestion des crises, suivant une logique de continuum entre sécurité et développement conforme à la stratégie d’approche « globale » des crises, a enregistré dans le Sahel de premiers succès tactiques.

Sur la base du retour d’expérience de ces succès, reste désormais à poursuivre l’effort ainsi qu’à l’étendre ‒ ou, du moins, à l’intensifier ‒ dans certains segments de ce continuum, en particulier la sécurité intérieure et l’investissement privé. Aux yeux des rapporteurs, les enjeux à l’œuvre dans le Sahel justifieraient que la hausse programmée des crédits d’aide au développement soit consacrée pour une large part à un surcroît exceptionnel d’investissement dans cette région ‒ si la comparaison avec le « plan Marshall » est un peu éculée, telle est bien, dans le fond la pensée des rapporteurs.

Mais, de même que le « plan Marshall » n’a pu être un succès que parce que les pays qui avaient accepté d’en bénéficier ont pris toutes leurs responsabilités dans sa mise en œuvre, les rapporteurs considèrent qu’in fine, c’est aux États de la région qu’il tient de tirer bénéfice de l’aide internationale pour entrer dans un cercle vertueux de développement et de sécurité. À défaut, le risque est fort que l’aide internationale ne revienne, en somme, à « arroser le sable » car, comme le dit un proverbe bambara[15] cité par le professeur Bertrand Badie, « on ne peut pas raser la tête de quelquun qui est absent ».

I.   AFFERMIR L’EFFORT « SUR TOUTE LA LIGNE », EN METTANT L’ACCENT SUR LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE ET L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE

On pourrait illustrer le fonctionnement du continuum en le comparant à une chaîne : quelle que soit la robustesse particulière de certains de ses maillons, la solidité de l’ensemble se mesure à celle du maillon le moins fort. À cet égard, les rapporteurs ont tiré de leurs travaux la conclusion que certains maillons de cette chaîne méritent d’être renforcés, en particulier la coopération de sécurité intérieure ‒ que ce soit sous un angle structurel ou sous un angle opérationnel ‒, ainsi que l’investissement économique privé.

A.   Intensifier la coopÉration de sÉcuritÉ intÉrieure

Comme l’a fait valoir le commandant de la force Barkhane, le traitement des fragilités structurelles des États du Sahel ne se limite pas à la consolidation de leurs armées et à l’aide au développement prise sous l’angle traditionnel : encore faut-il que lappareil de sécurité intérieur (police et gendarmerie) ainsi que la justice fonctionnent.

Or, pour convaincus qu’ils soient de l’importance de l’engagement des armées françaises au Sahel, les rapporteurs retirent de leurs observations de terrain l’impression que l’appui français au règlement des aspects sécuritaires de la crise, notamment au Mali, pourrait porter davantage qu’aujourd’hui sur le champ de la sécurité intérieure. Tel est l’objet de récentes initiatives, qu’il reste à mettre en œuvre avec d’autant plus de détermination que les forces de sécurité intérieures locales ne sont pas privilégiées par leurs gouvernements dans l’allocation des ressources publiques.

1.   Limiter l’effort de sécurité à l’action militaire serait une erreur

Plusieurs des interlocuteurs des rapporteurs au Sahel ont attiré leur attention sur le caractère très militaire de la réponse à l’insécurité dans le Sahel, et particulièrement au Mali. Cette militarisation des enjeux sécuritaires est d’ailleurs, pour eux, autant le fait des États concernés que des puissances occidentales qui leur viennent en aide, au premier rang desquelles la France.

a.   Une militarisation parfois jugée excessive du traitement immédiat des aspects sécuritaires de la crise par les États du Sahel

i.   Le recours aux armées, principal instrument de réponse à court terme aux aspects sécuritaires de la crise au Sahel

Pour faire face à la crise sécuritaire, les États du Sahel s’appuient volontiers sur leurs forces armées. En témoigne par exemple le taux d’engagement très élevé des forces armées maliennes, qui opèrent sur leur territoire national de façon intensive.

Pourtant, comme l’a fait valoir le commissaire Issoufou Yacouba, chef de la mission de police de la MINUSMA, la protection des populations est une mission de nature civile, relevant par principe des forces de sécurité intérieure plutôt que des armées. C’est d’ailleurs pourquoi il a jugé très regrettable que ce soit le ministère malien de la Défense, et non celui de la Sécurité intérieure, qui exerce une autorité organique sur les forces de sécurité intérieure. Les militaires de l’opération Barkhane observent en outre que la Défense a tendance à employer les gendarmes et les gardes nationaux à des missions militaires plutôt que de sécurité intérieure.

Il faut souligner que l’appui français à la réponse à l’insécurité au Mali est, lui aussi, très focalisé sur l’action militaire. Cela n’est d’ailleurs pas sans logique, dès lors que la première raison d’être de l’opération Barkhane réside dans la lutte contre le terrorisme.

Néanmoins, a fait valoir le chef de la mission EUCAP Sahel Mali, en choisissant de n’appuyer l’effort malien dans le centre du pays que par des moyens militaires ‒ c’est-à-dire par le détachement d’officiers français spécialistes en planification militaire plutôt que de gendarmes ‒ la France a peut-être pu contribuer à ce biais.

D’ailleurs, de façon générale, on peut se demander si l’approche française du volet sécuritaire des crises ne fait pas une place trop étroite à la sécurité intérieure par rapport à celle de l’action militaire dans l’approche globale de la crise. Le général Didier Brousse, directeur de la coopération de sécurité et de défense du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, s’est d’ailleurs interrogé à ce propos sur le point de savoir si le référentiel français dans la gestion des crises était réellement le plus adapté à l’Afrique. Selon lui, dans le règlement des crises africaines, les vues françaises font en effet une plus large place aux armées que les pratiques des Anglo-Saxons.

ii.   Les dangers d’une militarisation excessive du traitement des enjeux de sécurité intérieure

Comme l’a fait valoir le général de gendarmerie français Philippe Rio, chef de la mission EUCAP Sahel Mali ‒, le primat donné par les États du Sahel aux armées dans la réponse se traduit :

‒ non seulement par un effet déviction au détriment des forces de sécurité intérieure dans la répartition des ressources publiques ;

‒ mais aussi par une militarisation excessive de la réponse à l’insécurité.

Par nature, les missions de sécurité intérieure reposent des formations, des savoir-faire, des équipements et des règles différentes de laction militaire. À titre d’exemple, pour qu’un criminel ‒ même terroriste ‒ appréhendé puisse être jugé et condamné comme il se doit, encore faut-il que la procédure judiciaire soit suivie scrupuleusement dès le moment de son interpellation. Or il ressort des travaux des rapporteurs que lorsque de telles appréhensions sont le fait des militaires plutôt que des policiers ou des gendarmes maliens, il n’est pas rare que les forces ne soient pas toujours en mesure de prendre correctement les premiers actes ‒ constatations, conservation des preuves et engagement de procédures ‒, ce qui limite la portée de leurs efforts de lutte antiterroriste sur le terrain.

Aux yeux du général Philippe Rio, l’aggravation de la situation militaire dans le centre du Mali tient d’ailleurs en partie à ce que la sécurité intérieure est globalement « éclipsée » au profit de l’action militaire.

L’inadéquation de la réponse est d’autant plus regrettable au Mali que, selon nombre de commentateurs avertis, « les FAMa font de fait la guerre aux Peuls ». Un appui prévôtal à l’armée malienne éviterait des pratiques délimination extrajudiciaire, auxquelles les FAMa sont réputées ne pas répugner. Or, a fait valoir le général, de telles méthodes ont toujours le même résultat : « pour un mort, fût-il coupable, trois jeunes Peuls prennent la relève ».

Les forces de sécurité intérieure maliennes présentent de sérieuses lacunes capacitaires, qui se traduisent sur le terrain tant par des effectifs insuffisants que par un équipement lacunaire.

Le sous-investissement des États dans leurs forces de sécurité intérieure, notamment au profit de leurs armées, y contribue assurément. En effet, au Mali, les forces de sécurité intérieure sont placées pour emploi sous l’autorité de l’équivalent du ministère de l’Intérieur, mais leur gestion relève de celui de la Défense en ce qui concerne la gendarmerie nationale et la garde nationale. Il en résulte un biais dans l’allocation des ressources publiques, au détriment de ces deux dernières forces. Cependant, ce sous-investissement n’explique pas tout. Nombre d’acteurs et d’observateurs interrogés par les rapporteurs font le constat de sérieux dysfonctionnements dans la gestion et le fonctionnement des forces de sécurité intérieure, notamment au Mali.

Pour certains, c’est une véritable « économie de captation » qui se serait mise en place, dans laquelle, schématiquement, « les agents rétribuent leur chef pour pouvoir se poster à tel ou tel emplacement et racketter la population ». De façon générale, le plan de stationnement des forces de sécurité intérieure maliennes est étonnant : 43 % des 6 000 gendarmes ‒ effectifs d’ailleurs faibles ‒ sont affectés à Bamako. Quant à ceux qui sont affectés en province, ils le seraient parfois de façon simplement théorique : il ne serait pas rare qu’un chef ferme les yeux sur le refus d’un personnel de rejoindre son affectation, moyennant une part de la solde de celui-ci.

Quant aux policiers et aux gendarmes maliens effectivement déployés dans le centre ou le nord du pays, leur combativité est inégale. Selon l’état-major de la force Barkhane, dans le centre, les forces de sécurité intérieure restent volontiers cantonnées, et entretiennent peu de contacts avec la population. En outre, limpression des Français est que les forces de sécurité intérieure maliennes ne vont pas « au fond des choses ». En témoigne, par exemple, le fait que si la police de Ménaka effectue neuf patrouilles par jour mais n’enregistre aucun échange de feu et aucun heurt particulier, c’est qu’elle ne va vraisemblablement pas « au contact » des difficultés.

Ces comportements peuvent d’ailleurs être aggravés par des facteurs ethniques. En effet, même si ‒ comme l’a précisé l’attaché de sécurité intérieure près l’ambassade de France au Mali ‒ les directions générales de la police et de la gendarmerie nationales ne sont pas hostiles par principe à un recrutement plus varié, le recrutement dans les forces de sécurité maliennes est majoritairement bambara, ce qui peut conduire des populations du centre ou du nord du pays à en percevoir les agents comme « des étrangers », particulièrement dans un contexte d’affrontements interethniques.

En outre, si les Européens ont consenti des livraisons à titre gracieux au gouvernement malien, la gestion des dons de matériels est « erratique » : selon des responsables européens, lors d’une attaque récente, les personnels maliens n’avaient pas reçu les gilets pare-balles qui leur avaient été donnés par les partenaires internationaux. De même, l’état-major de la force Barkhane à Gao a expliqué que si les policiers maliens formés par les Européens savent rédiger un procès-verbal dans les formes, souvent, ils ne sont pas équipés d’ordinateurs pour le faire. De façon générale, l’« évaporation » des crédits et des matériels fournis est telle, que les infrastructures et les équipements fournis in fine sont souvent de piètre qualité et, partant, que certains commentateurs (sévères) peuvent dire que certains généraux maliens creusent la tombe de leurs propres soldats.

Il est à noter que l’action des forces de sécurité intérieure s’adosse à un système judiciaire lui aussi défaillant. Selon nombre d’observateurs, certains fonctionnaires maliens comme les policiers sont mieux payés que ceux de pays avoisinant, mais seraient néanmoins plus corrompus, tandis que les magistrats seraient parmi les plus corrompus des agents publics.

Ainsi, pour le chef de la mission EUCAP Sahel Mali, le principal problème des forces de sécurité intérieure tient :

‒ au plan stratégique, à la gouvernance des forces de sécurité intérieure, gérées en large partie par la Défense, laquelle a naturellement tendance à privilégier les armées dans l’allocation des moyens humains, financiers et matériels comptés ;

‒ au plan opérationnel, à un système dont on pourrait résumer les principes dans les quatre termes suivants : procrastination, corruption, manque de leadership, népotisme.

Tout en découle : comme l’a dit le général Philippe Rio, « au lieu de gérer des compétences, on gère des relations ». Même le flou sur les effectifs réels des forces s’explique par ces dysfonctionnements : des tableaux précis et à jour laissent moins de marge pour les détournements.

2.   Investir dans la coopération de sécurité intérieure, ambition du « P3S », est indispensable

Comme l’a expliqué le sous-chef du CPCO chargé des plans a évoqué, l’état-major des armées est conscient que, dans le continuum de moyens mis en œuvre pour traiter la crise au Sahel, un effort en faveur du renforcement des structures de la sécurité intérieure, y compris pour la justice, doit être consenti.

Avec le déploiement de forces de sécurité intérieure, la remise sur pied dun appareil judiciaire est indispensable pour le traitement judiciaire des actes de terrorisme combattus ou prévenus par la force Barkhane. Certes, la justice dans ces États n’a pas tout à fait la même forme que la justice française, mais il n’en demeure pas moins qu’elle vaut mieux que l’absence de tout mécanisme institutionnel.

De nombreuses initiatives ont déjà été prises en vue de renforcer les structures de la sécurité intérieure des États du G5 Sahel, que ce soit par la France, par l’Union européenne ou, dernièrement, par le G7.

Pour que les espoirs placés dans ces dispositifs d’aide ne soient pas déçus, reste à consentir effectivement les investissements qu’appelle leur mise en œuvre. En vue d’éviter que ceux-ci ne soient évincés au profit d’autres dépenses, une doctrine interministérielle en matière de réforme des structures de la sécurité (RSS) mérite d’être consolidée.

a.   La coopération avec les forces de sécurité intérieure des États partenaires mérite d’être renforcée

Afin d’éviter les risques afférents à une militarisation excessive de la réponse à la dégradation du niveau de sécurité au Sahel, particulièrement au centre du Mali, il paraît indispensable d’appuyer davantage les forces de sécurité intérieure des États concernés. L’ensemble des acteurs rencontrés sur le théâtre de l’opération Barkhane par les rapporteurs s’est accordé à le souhaiter.

Cet axe d’effort en vue de la stabilisation du Sahel est cependant particulièrement ardu, dans la mesure où, le plus souvent, les forces de sécurité intérieure y sont très nettement moins bien considérées que les armées, en raison des dysfonctionnements susmentionnés. Remettre en cause de telles pratiques est d’autant plus délicat qu’elles participent à l’économie générale des administrations concernées, au sein desquels certains gouvernements ont renoncé à exercer des mesures disciplinaires dans une optique d’« achat de la paix sociale ».

Cette situation appelle donc un renforcement de la coopération de sécurité intérieure, tant pour son volet structurel que pour son volet opérationnel.

i.   Un effort de coopération structurelle

Dès 2014, l’Union européenne a lancé une mission civile, au titre de sa politique de sécurité et de défense commune, ayant pour mandat de contribuer à consolider les forces de sécurité intérieure maliennes ; il s’agit de la mission EUCAP Sahel Mali. Son chef, le général Philippe Rio, a expliqué que l’objectif de la mission étant de restaurer un niveau acceptable de sécurité dans le pays, il a été convenu de :

‒ former en deux semaines des unités panachées, « ce qui nest certes pas lidéal » ;

‒ former, en deux semaines supplémentaires, « les chefs dun côté, la troupe dun autre ».

La formation de formateurs, à laquelle l’EUTM Mali se met désormais, est déjà la méthode choisie par l’EUCAP depuis un an. Fin 2019, la moitié des formations qu’assure l’EUCAP depuis 2015 sera prise en charge par les Maliens eux-mêmes ; dans un an, l’EUCAP devrait ne plus développer que de nouveaux instruments de formation, tous ceux qui sont déjà lancés ayant vocation à ne plus être dispensés que par les Maliens.

Cette initiative européenne va dans le même sens que l’action conduite par la DCI au Mali depuis de nombreuses années.

Cependant, l’état des forces de sécurité maliennes suffit à se convaincre qu’un effort supplémentaire est nécessaire. À cette fin, le mandat d’EUCAP Sahel Mali mérite peut-être d’être renforcé ‒ le général Philippe Rio l’a admis ‒, mais encore faudrait-il déjà mettre pleinement en œuvre le mandat actuel. Dans le champ de la coopération structurelle, il serait bon, notamment, de parvenir à une gestion des ressources humaines bien plus rigoureuse qu’aujourd’hui, ce pour quoi les bailleurs internationaux pourraient très utilement conditionner leurs investissements dans la formation des personnels à un suivi informatisé des ressources humaines. Pour ce qui concerne les seuls personnels qu’elle a formés, l’EUCAP va mettre en œuvre une base de données recensant peu à peu les gendarmes ; mais une telle démarche est plus que nécessaire à l’échelle de l’ensemble des forces de sécurité maliennes.

ii.   Un effort de coopération opérationnelle

Le commandant de la force Barkhane a relevé, de façon générale, que le dispositif daide aux forces maliennes manque de garanties de continuum entre la formation des personnels et leur engagement opérationnel. En effet, il n’y a pas systématiquement de cohérence entre les besoins opérationnels des forces, les formations dispensées, l’entraînement et les affectations des personnels.

La force Barkhane pallie ce manque en accompagnant des unités des FAMa dans leurs engagements et en conduisant des opérations « intégrées », c’est-à-dire associant des unités maliennes. Mais, s’agissant des forces de sécurité intérieure, aucune force ne se charge en aval de laccompagnement sur le terrain, à linstar du rôle que joue la force Barkhane pour les FAMa. Aux yeux des rapporteurs, la MINUSMA serait pourtant la mieux placée pour ce faire ; par exemple, pour sécuriser un marché hebdomadaire, il faudrait que les policiers ou les gendarmes maliens soient appuyés, au moins dans un premier temps, par ceux de l’ONU. Cet exemple a d’ailleurs une grande importance pour le développement : les marchés sont le principal débouché des productions d’élevage et d’agriculture locales.

Le général Salif Traoré, ministre malien de la sécurité intérieure, a dailleurs déclaré aux rapporteurs que le Mali avait toujours estimé qu’un effort daccompagnement sur le terrain, en stationnement et en opération, constituait une étape très utile du développement dune capacité en aval de la formation des personnels. Exception qui, selon le ministre, mériterait d’être généralisée, 120 membres des forces de sécurité intérieure maliennes, formés ensemble par les Européens d’EUCAP, ont été déployés à Gossi en corps constitué ‒ « ce qui constitue une plus-value » ‒ et accompagnés dans leur déploiement par la fourniture d’infrastructures et de moyens matériels de toute nature.

L’appel du ministre à des missions dites de monitorat ‒ plus fréquemment appelé par l’anglais monitoring ‒ trouve d’ailleurs un écho favorable, par principe, auprès des responsables français. L’attaché de sécurité intérieure près l’ambassade de France au Mali a lui aussi estimé qu’un important effort d’accompagnement in situ des forces de sécurité intérieure maliennes par des forces partenaires, à l’image de ce que fait la force Barkhane avec les FAMa, constitue une condition sine qua non de réussite de la manœuvre consistant, comme à Ménaka, à « concentrer les efforts militaires sur une zone en y créant tant un “îlot vertueux” qui devra être développé sous la protection des forces de sécurité intérieure ». Le général Philippe Rio a fait observer que l’intérêt du monitoring est bien reconnu, rappelant que c’est la logique qui sous-tend le projet Takuba d’opération des forces spéciales européennes en appui des forces des pays du G5 Sahel.

b.   Beaucoup d’espoirs sont mis dans le « partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel » (P3S)

Le renforcement des capacités des États sahéliens en matière de sécurité intérieure fait l’objet de plusieurs initiatives récentes.

Ainsi, par exemple, Mme Sophie Hatt a indiqué que la DCI contribue à la mise sur pied d’une force de sécurité intérieure au sein des forces du G5 Sahel, qui ne possèdent à ce jour qu’une force prévôtale. Il s’agit de créer une « composante “police” » au sein des forces du G5, afin de renforcer leurs capacités de « judiciarisation » des personnes suspectées d’activités terroristes. Le budget demandé à l’Union européenne pour ce projet s’élève à 18 millions d’euros. Selon Mme Sophie Hatt, les armées ont bien compris l’intérêt de ce dispositif, ainsi que le fait qu’il n’empiétait pas sur les financements de la force conjointe.

On signalera aussi que l’Union européenne poursuit un projet de mise sur pied de groupes daction rapide de surveillance et dintervention (GAR-SI). L’Espagne joue un rôle de chef de file dans ce projet, via la Guardia Civil, et la France l’appuie résolument ; tant Mme Sophie Hatt que l’amiral Jean Hausermann en ont souligné l’intérêt. Il s’agit d’un projet européen de mise en place de forces de gendarmerie spécialisées dans le contrôle de zone, afin de lutter contre tous types de trafics. Selon les documents européens qui en traitent[16], il s’agit d’« unités policières robustes, flexibles, mobiles, multidisciplinaires et autosuffisantes, dénommées GAR-SI (groupes daction rapide – surveillance intervention) dans les pays du G5 Sahel et au Sénégal, capables de faire face à tout type de menaces, y compris les menaces terroristes, la criminalité organisée et la traite des êtres humains, la lutte contre les atteintes à lenvironnement et ayant la capacité de renforcer le contrôle des frontières clés ». Dans ce cadre, chaque État partenaire doit ainsi « sanctuariser » des personnels affectés au contrôle de zone. Moyennant 42 millions d’euros de crédits européens depuis 2016, une unité de gendarmerie a été mise en place au Mali, au Niger, en Mauritanie, au Tchad et au Sénégal.

Surtout, lors du sommet du G7 réuni à Biarritz en septembre 2019, les grandes puissances ont trouvé un accord autour d’une proposition française de « partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel » (P3S), dont le Premier ministre français avait justement rappelé l’importance aux yeux de la France lors de son discours au Forum de Dakar sur la paix et la sécurité la veille du déplacement des rapporteurs à N’Djamena. Le document qui formalise ce partenariat proclame l’intention des membres du G7 d’intensifier leurs investissements en faveur de la sécurité et du développement du Sahel et, ce, de façon coordonnée. À la date des travaux des rapporteurs, il en était encore au stade de l’ingénierie de projet.

c.   Des investissements à consentir effectivement

Les rapporteurs observent que l’on attend beaucoup du P3S, dont les services de l’ambassade de France au Mali ont expliqué qu’il a vocation à « combler les “trous dans la raquette” » de l’ensemble des dispositifs existants, et à associer à l’effort européen au Sahel d’autres partenaires que les contributeurs à la mission EUCAP Sahel Mali.

Aux yeux des rapporteurs, il ne faudrait pas que se creuse un décalage entre les hautes ambitions dont on revêt cet instrument nouveau et la réalité actuelle des investissements.

En effet, selon le général Philippe Rio, le ministère français de l’Intérieur tarde à prendre une décision concernant l’envoi possible de onze gendarmes français à la mission EUCAP Sahel Mali, alors qu’un tel renfort permettrait d’engager de premières actions de monitorat. Or, à ses yeux, laccompagnement des gendarmes maliens constitue un axe deffort dont le calendrier est plus pressé que celui du P3S, pour lequel les décisions avaient d’ores et déjà été repoussées d’un mois à la date du déplacement des rapporteurs.

De façon générale, l’effort d’investissement revendiqué en faveur de l’appui aux forces de sécurité intérieure au Sahel pourrait trouver une limite dans la réduction programmée des crédits des acteurs français. En effet, comme l’ont fait valoir tant Mme Sophie Hatt que l’amiral Jean Hausermann, la DCI et la DCSD sont tenues par la décision du président de la République de réduire de 10 % la masse salariale des services extérieurs de lÉtat. Or l’optimisation d’un réseau extérieure a certaines limites ; par exemple, l’attaché de sécurité intérieure en poste à Djibouti verra sa compétence étendue à l’Ouganda et au Kenya en plus de l’Érythrée et de l’Éthiopie, ce qui constitue une zone objectivement très vaste. La DCI, de surcroît, supprimera certains postes et seize emplois d’officiers de liaison thématiques ; la DCSD, pour sa part, perdra seize postes de coopérants.

Aux yeux des rapporteurs, la priorité revendiquée par le Gouvernement en faveur de la stabilisation du Sahel rend à tout le moins indispensable de préserver les moyens consacrés à cette zone.

Par ailleurs, la superposition de multiples instruments de coopération n’est pas sans présenter quelques risques : la lisibilité de l’aide s’en trouve amoindrie, et le décalage des leurs calendriers ‒ par exemple entre ceux de la mission EUCAP Sahel Mali et du P3S ‒ peut créer des difficultés.

d.   Une doctrine de « réforme du secteur de la sécurité » à consolider

Pour les rapporteurs, consolider le maillon que représente la coopération de sécurité intérieure dans le continuum de la gestion des crises suppose, avant tout, d’établir une doctrine interministérielle en matière de ce que le vocable de l’ONU appelle la « réforme du secteur de la sécurité » (RSS).

Selon les explications du général Didier Brousse, la DCSD sefforce de garantir la cohérence de la stratégie française de RSS. Une doctrine a été élaborée il y a dix ans par les Affaires étrangères, mais elle fait l’objet d’un travail de refonte, conduit cette fois à l’échelle interministérielle. En la matière, la stratégie française est naturellement orientée par lobjectif de développement durable n° 16. Néanmoins, a fait valoir le directeur, un tel travail de doctrine est indispensable pour préciser les modalités de l’action française en vue de cet objectif général et la DCSD se voit comme étant au centre de ce travail, donc la mieux placée pour le coordonner, afin d’élaborer « une véritable politique publique » interministérielle.

L’enjeu de ce travail doctrinaire consiste à assurer la convergence stratégique des différents acteurs français, notamment les Armées, le Quai d’Orsay, l’Intérieur, la Justice ainsi que les Finances (au titre de la coopération douanière).

B.   Favoriser l’investissement des acteurs Économiques français dans les rÉgions en voie de stabilisation

Les rapporteurs partagent assez largement le point de vue ‒ lapidaire, mais juste ‒ énoncé devant eux par M. Philippe Gautier, directeur général du MEDEF International, qui a fait valoir que le développement d’entreprises dans les zones en crise est loin d’être une préoccupation secondaire, ne serait-ce que parce que « dans le fond, la guerre est gagnée quand les entreprises sinstallent ».

Aujourd’hui, les investisseurs français semblent plutôt se désengager du principal théâtre d’opérations des armées françaises, le Sahel, et ce pour des raisons qui ne tiennent pas seulement au niveau de sécurité. Pourtant, l’investissement privé peut efficacement offrir aux efforts d’aide publique au développement un effet de levier plus qu’appréciable. À ce titre, les rapporteurs considèrent que les investissements privés dans les zones en voie de stabilisation méritent d’être encouragés au titre du continuum de l’action de la France.

1.   L’investissement privé français dans les zones en voie de stabilisation est freiné par des raisons qui ne tiennent pas seulement à la sécurité

a.   La tendance est au désengagement des entreprises françaises des zones de crise, particulièrement en Afrique

i.   Une tendance au désengagement des grandes entreprises françaises

Les représentants du MEDEF International ont expliqué qu’hors dEurope, les facteurs de risques deviennent élevés, et les critères de compliance compliquent les investissements. Ainsi, on observe nombre de grands groupes se retirer du marché ; non qu’ils renoncent à y développer des activités, mais ils n’investissement plus directement. Notamment, le financement par des banques françaises d’investissements en Afrique est aujourd’hui compliqué. Pour M. Philippe Gautier, les règlements dits Bâle III puis Bâle IV, pour nécessaires qu’ils soient, freineront beaucoup les opérations d’investissement depuis l’Europe vers l’Afrique ; en application de la plus récente de ces normes, c’est selon lui le coût de l’assurance-crédit risque qui de croître de façon handicapante.

Quelques entreprises essaient certes de créer des filières dans des zones tendues d’Afrique subsaharienne ‒ M. Frédéric Morel-Barbier a cité le cas de cotonniers au Mali ‒ mais, dans lensemble, lentreprise privée se désengage, à l’instar d’Orange au Niger.

ii.   Une tendance qui s’observe même sur les théâtres d’opérations militaires françaises

La place laissée vide par les acteurs français ne reste pas longtemps inoccupée. En effet, selon le chef de bataillon Fabrice de Chaignon, secrétaire général du comité de liaison « Défense-MEDEF » et officier de liaison auprès du MEDEF, Allemands et Italiens, par exemple, vont aujourd’hui conquérir des marchés au Sahel « et, ce, parfois en uniforme ». En particulier, « les Allemands sont remarquables dans le Sahel : nous avons gagné la guerre, les Allemands ont gagné la paix » ‒ ou, du moins, ses dividendes. De même, les Américains réussissent à trouver des retours économiques importants en aval de leurs interventions militaires.

À la question de savoir pourquoi les grands contrats d’infrastructure en Afrique échappent de plus en plus aux Français, qui tenaient traditionnellement une part importante de ce marché, le général Bernard Fontan a estimé que leur politique suit en la matière des objectifs très différents de ceux des Français : il ne s’agit pas tant pour les Chinois de trouver des débouchés à leurs entreprises de bâtiments et travaux publics (BTP) ou à répondre aux besoins de la population locale ‒ exception faite d’opérations comme la construction d’un stade à Dakar ‒, mais à assurer dans la durée les approvisionnements de la Chine en matières premières. Selon lui, les entreprises françaises restent, dans le secteur des infrastructures, en position forte sur les marchés africains soutenus par l’aide au développement. Il a cité l’exemple de Matières, spécialiste en constructions métalliques et ouvrages d’art (notamment des ponts), qui réussit à obtenir des marchés importants et contribue souvent elle-même à trouver des bailleurs de fonds. Il a aussi fait valoir que le MCO des infrastructures des armées françaises en opération est généralement confié à des entreprises françaises, qui bénéficient ainsi de la protection de nos forces, ce dont elles peuvent faire un atout en vue de poursuivre d’autres prospects.

Le directeur du SID a ajouté que, dans les années 1990, lorsque des équipes du SID contribuaient encore à l’identification de projets d’infrastructures dans les zones de déploiement de nos forces, elles sont souvent pu être frustrées du manque de répondant des entreprises françaises. À l’inverse, Allemands et Italiens ont obtenu en ex-Yougoslavie des contrats significatifs.

b.   Les freins à l’investissement privé français en Afrique ne tiennent pas seulement à la sécurité

i.   Un « climat des affaires » souvent difficile

Les représentants du MEDEF International ont confirmé que la corruption pose aujourd’hui « de sérieux problèmes dans certains pays africains », particulièrement pour des entreprises prives, soumises à des règles très strictes. En effet, en raison du renforcement des règles pénales applicables aux entreprises françaises ‒ et, de façon générale, occidentales ‒ ainsi qu’à leurs dirigeants, la corruption directe est devenue extrêmement risquée pour une entreprise occidentale.

À l’inverse certains concurrents ne sont pas entravés par les mêmes règles de compliance que les Français, même parmi ceux qui affirment lutter contre la corruption sur leur sol ‒ la Chine étant citée. Par ailleurs, les acteurs étatiques occidentaux ne donnent pas toujours l’exemple : « quand un ministre affiche un train de vie manifestement en décalage avec ses ressources théoriques, les bailleurs occidentaux ne posent pas toujours les questions quil serait pourtant légitime de soulever ».

Les rapporteurs soulignent cependant que, pour grave et handicapant qu’il soit, et contrairement à une idée un peu caricaturale des rapports commerciaux, le problème de la corruption nest ni le propre de lAfrique, ni une fatalité.

Les représentants du MEDEF International ont fait valoir en effet que si l’on insiste beaucoup sur la corruption en Afrique, le phénomène y a tout de même moins dampleur quen Asie ou dans certains grands pays dAmérique latine.

Pour eux, une « petite » entreprise peut d’ailleurs éviter les contraintes pesant sur les plus grandes, comme associer des représentants de l’État ‒ souvent choisis intuitu personae par les dirigeants locaux. Le plus sûr, pour une entreprise présente en Afrique, est de rester « sous le radar ».

Ce point de vue rejoint d’ailleurs celui d’un entrepreneur français entendu par les rapporteurs, M. Jean Simmonet, dont la société s’est spécialisée dans la production de banane au Cameroun, dans la région du Moungo. « Pour quil y ait corruption, il faut quil y ait corrupteur… ». Lui-même a assuré n’avoir pas versé un euro à des fins de corruption, expliquant que le succès de son projet suffit à prouver que « si la corruption existe indéniablement, on peut aussi réussir sans corrompre » ; il fait également valoir que la corruption est en outre entretenue par certains groupes, pas seulement chinois.

Pour mener à bien un projet d’investissement sans corrompre les autorités locales, le soutien des populations locales est crucial ; il suppose d’ailleurs nombre d’efforts étrangers aux pratiques commerciales habituelles du Nord. Parmi les leviers susceptibles de rallier le soutien des populations locales à un projet d’investissement, M. Jean Simonnet a cité, outre des liens personnels tissés avec les autorités coutumières locales, l’idée que des bailleurs privés français ‒ par exemple une fondation que gère la filière oléagineuse française ‒ soutienne des ONG actives dans le territoire concerné. De façon générale, il a témoigné de ce que l’on trouve dans les administrations africaines des personnels volontaires, animés par l’esprit de service de l’État.

Le MEDEF International observe que certaines grandes entreprises résistent elles aussi à la pression de la corruption, mais peuvent se voir entravées d’autres façons, par exemple par des campagnes de diffamation auxquelles les autorités laissent libre cours.

De façon générale, lamortissement des investissements est compliqué. En effet, un investissement est financé soit par le client, mais celui-ci n’est pas toujours solvable en Afrique, soit par l’État, mais certains en Afrique ont des pratiques de « harcèlement fiscal » incompatibles avec une logique d’investissement.

ii.   Des freins liés à la réglementation prudentielle

Parmi les principaux facteurs qui freinent les investissements en Afrique et donc le développement du continent, les représentants du MEDEF International ont évoqué les règles prudentielles des banques : le niveau de risque et les exigences de due diligence constituent des barrières.

Le « risque client »[17] et le « risque politique », qui sont élevés, accroissent les prix et dégradent d’autant la rentabilité des investissements. En outre, seule la Banque mondiale offre des garanties contre le risque politique, via son agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA, pour Multilateral Investment Guarantee Agency).

iii.   La place limitée des acteurs privés dans les bénéficiaires de l’aide publique au développement

Les représentants du MEDEF International ont porté une appréciation mitigée sur les instruments de soutien au secteur privé développés au titre de l’aide publique au développement. À leurs yeux, même dans ce champ d’investissement, les bailleurs de fonds tels que lAFD « fonctionnent ainsi en banquiers » : ils innovent peu.

Ce biais se retrouverait même dans le programme Choose Africa, mis en œuvre par Proparco à la suite de l’engagement pris par le président de la République lors de son discours de novembre 2017 à Ouagadougou. En effet, ce programme vise à stimuler le développement de PME africaines, en soutenant les banques commerciales en vue d’abaisser le coût du crédit pour les PME et les start-up locales. Ce faisant, son fonctionnement n’évite pas le phénomène de sélection qui conduit les banques à privilégier les clients les plus « sûrs » ; pour le MEDEF International, « mieux vaudrait sen remettre à des fonds dinvestissement », à l’instar de ce que fait par exemple Investisseurs et Partenaires (I&P), géré depuis 2011 par M. Jean-Michel Severino[18].

C’est pourquoi, bien que « des dizaines de millions deuros » aient été investis depuis plusieurs années dans le développement du secteur privé, « les résultats sont très modestes » à leurs yeux.

iv.   Le hiatus existant jusqu’à présent entre les opérations militaires et l’engagement de l’aide au développement

Les représentants du MEDEF International ont porté une appréciation très positive sur les liens noués entre les Armées et les représentants des entreprises françaises. En particulier, un « comité de liaison Défense-MEDEF » a été institué depuis une vingtaine d’années déjà, et un officier supérieur est détaché au poste de secrétaire général de ce comité. Par ailleurs, une convention a été passée entre létat-major des armées et le MEDEF, en vue de mobiliser les acteurs économiques français dans les zones de stabilisation.

Les armées y trouvent leur intérêt, dès lors que l’activité économique créée par des investissements français peut contribuer au développement des territoires et, ce faisant, concourir à leur stabilisation. À tout le moins, l’enjeu d’une bonne articulation des armées et des acteurs économiques tient aussi à ce que, là où les armées françaises ont opéré ‒ les militaires versant le prix du sang, et le contribuable français soutenant d’importantes dépenses d’opérations extérieures ‒, les intérêts français ne soient pas évincés par ceux dautres puissances, parfois alliées au plan stratégique, mais également concurrentes au plan économique.

Le chef de bataillon Fabrice de Chaignon a souligné le rôle crucial des actions de CIMIC pour évaluer les besoins des populations et imaginer les chantiers de développement susceptibles dy répondre ‒ voire, par la même occasion, d’offrir des débouchés aux entreprises. Ces actions, a-t-il fait valoir, reposent d’ailleurs souvent sur des réservistes, en raison de leur expertise dans des domaines civils, parfois éloignés du « cœur de métier » des militaires d’active ‒ par exemple en matière de BTP ou d’agroalimentaire. Ces actions permettent en effet d’évaluer les besoins des populations et les chantiers qui permettraient d’y répondre.

Il faut préciser qu’il ne s’agit pas de réserver systématiquement à des entreprises françaises la maîtrise d’œuvre des projets de développement identifiés par les équipes de CIMIC des armées en opérations. En effet, la situation sécuritaire ne le permet pas toujours, notamment dans le Sahel : récemment, Thales et Razel-Bec ont eu à construire une base à Tessalit pour l’ONU : ils auraient essuyé des tirs de mortiers réguliers. Mais, à défaut de pouvoir envoyer des expatriés français, des joint-ventures avec des sociétés locales sont envisageables.

Toutefois, le financement des chantiers ainsi envisagés à loccasion des actions de CIMIC ne peut reposer que sur lAFD dans l’architecture budgétaire actuelle. En effet, ni les Armées ‒ dont les crédits de CIMIC ne dépassent pas 1,2 millions d’euros par an ‒, ni les Affaires étrangères n’ont les moyens budgétaires de soutenir des projets de développement aussi ambitieux que ceux de l’AFD. Les fonds nécessaires ne peuvent donc se trouver qu’auprès de l’AFD. Or les représentants du MEDEF International ont jugé insuffisants les résultats de cette organisation, non pas à cause des armées, mais en raison de difficultés posées par les procédures et les pratiques de lAFD, avec laquelle « les relations sont souvent compliquées ».

Pour eux, « lAFD possède un “trésor” quelle narrive pas à décaisser ». Le chef de bataillon Fabrice a cité l’exemple du théâtre irakien, qui a vu d’après lui l’AFD ne pas réussir à décaisser les 10 millions d’euros qu’elle comptait investir dans le pays faute de trouver un partenaire fiable, et en venir à transférer ces crédits au Comité international de la Croix-Rouge, « qui sest bien gardé de faire la promotion de la France ».

Surtout, le MEDEF International voit la culture professionnelle de l’Agence comme restant marquée à la fois par un état desprit hérité du secteur de laide humanitaire, accordant une importance plus grande au don qu’au développement, et par une forme dorthodoxie réglementaire peu compatible avec les spécificités du terrain sahélien. « Quand le maire de telle ou telle localité du nord du Mali ne sait ni lire ni écrire, comment imaginer mettre en œuvre un projet “bien ficelé” suivant les critères dune maîtrise douvrage à loccidentale ? »

C’est ce qui explique, selon le MEDEF International, que sur 27 projets de développement identifiés par la première mission déployée à cette fin en 2018 sur le théâtre de l’opération Barkhane, et transmis à l’AFD via l’état-major des armées, aucun des projets n’avait encore été financé à la date de l’audition. Ainsi, par exemple, de la remise en état du pont de Ménaka : la force Barkhane a mis en place un pont Bailey à la demande des Maliens mais celui-ci s’étant rapidement dégradé, on a demandé leur aide aux entreprises françaises, et deux sociétés ont présenté des offres crédibles ; pourtant, les fonds de l’AFD n’ayant jamais été rendus disponibles, le projet a dû être abandonné.

Pour les rapporteurs, faciliter le financement par l’AFD de projets de développement identifiés par les armées comme étant prioritaires constitue précisément l’un des enjeux de la nouvelle « comitologie “3D” ».

2.   Suivant la logique du continuum, la France gagnerait à mobiliser davantage les investisseurs privés dans les zones où elle s’engage

Lors de leur déplacement au Sahel, les rapporteurs ont pu constater que l’action de la France y était critiquée par une part de l’opinion publique ‒ peut-être à l’instigation de puissances rivales coutumières de ce vecteur d’influence ‒ et que l’une de ces rumeurs prêtait l’intervention militaire de la France des fins inavouées de captation des richesses du Mali. La présence de quelques entreprises françaises sur les marchés maliens était alors présentée comme un indice révélateur de cet agenda caché. L’argument est évidemment fallacieux, et il suffit pour s’en convaincre d’observer que les pays où opère la force Barkhane sont parmi les plus pauvres du monde ‒ à la différence, par exemple, de l’Irak.

Il ne faudrait pas, néanmoins, que par une sorte d’exquise pudeur, les Français ne conçoivent quelque culpabilité que ce soit à entraîner leurs investisseurs dans le sillage de leurs armées et, ce, pour une raison simple : l’investissement privé peut apporter une contribution décisive au développement, lui-même conçu comme un gage de stabilité suivant la logique du continuum.

a.   L’investissement privé peut servir de puissant adjuvant à l’aide au développement

Non seulement l’activité économique contribue au développement ‒ même si celui-ci ne se résume pas à celle-ci ‒, mais encore, il est aujourd’hui tout à fait intégré dans les stratégies des grands acteurs internationaux du développement.

i.   Les investissements étrangers soutiennent l’activité économique et, de ce fait, contribuent au développement

Bien entendu, on ne saurait réduire la notion de développement à des indicateurs strictement économiques, ainsi qu’il a été dit. Néanmoins, il est tout aussi évident que l’activité économique, c’est-à-dire l’investissement, la production et les échanges, peuvent contribuer au développement des pays les plus pauvres.

D’ailleurs, comme le montre l’annexe au projet de loi de finances pour 2020 consacrée à l’aide au développement[19], « laide publique au développement nest que lune des sources de financement externe des économies en développement », dont elle ne représente d’ailleurs « quune petite part », qu’illustre le graphique ci-après.

L’aide publique au dÉveloppement et les autres financements externes
des Économies en dÉveloppement

Source : projet de loi de finances pour 2020, document de politique transversale « Politique française en faveur du développement ».

Par ailleurs, si l’on admet que le désœuvrement de la jeunesse des pays pauvres constitue un terreau propice à l’émergence de comportements de violence, ce que tend à confirmer le « portrait-type » de notre ennemi dans le Sahel, il faut aussi reconnaître que la création d’emplois et la distribution de revenus ne peuvent que contribuer à couper certaines des racines de ces comportements de violence.

ii.   Un levier possible pour les crédits d’aide au développement

Comme le montre l’encadré ci-après, les travaux de la communauté internationale sur l’aide au développement ont commencé à faire une place significative aux investissements privés dans les stratégies de développement à partir des années 2010.

Secteur privé et fragilités

L’Agenda 2030 et le programme d’action d’Addis Abeba mettent un accent nouveau sur l’implication des acteurs du secteur privé, notamment des entreprises, dans la mise en œuvre des objectifs de développement durable et le soutien aux pays en situation de fragilité. Sur le volet tant opérationnel que financier, leur apport au développement est primordial et s’inscrit dans une complémentarité avec les politiques publiques. Plusieurs actions conduites par la France visent à encourager cette contribution :

‒ soutien au secteur privé dans les pays en développement.

L’AFD et sa filiale Proparco adaptent leurs modes d’intervention dans les pays fragiles où les risques opérationnels, réglementaires et parfois de réputation sont particulièrement élevés. De nouvelles approches, basées sur le mixage de ressources publiques et privées, permettent de les mitiger et de relancer les investissements directs étrangers. Ces derniers sont importants pour redémarrer les économies locales et favoriser leur intégration dans les chaînes de valeur régionales et mondiales. Les interventions du groupe AFD se concentrent, en outre, sur : le renforcement des intermédiaires financiers, afin d’améliorer l’inclusion financière des personnes les plus vulnérables et de favoriser la croissance des très petites entreprises et petites et moyennes entreprises (PME) ; l’appui aux filières agricoles pour réduire l’insécurité alimentaire et les inégalités territoriales ; la formation professionnelle dans l’optique d’accroître l’employabilité des populations ;

‒ stratégie Innover ensemble du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères pour la promotion de nouveaux modèles de l’économie sociale et inclusive à l’international.

Celle-ci est assortie d’un comité de pilotage qui intervient dans divers domaines : responsabilité sociale et environnementale des entreprises, rôle des fondations et de la philanthropie, économie sociale et solidaire, entrepreneuriat social, investissement à impact ou encore promotion de nouveaux modèles business inclusif, comme les filières du commerce équitable ;

‒ amélioration de lenvironnement des affaires, et mobilisation des entreprises françaises dans le cadre d’actions d’aide au développement financées par des instruments gérés par la direction générale du Trésor (prêts concessionnels et non concessionnels, fonds d’étude et d’aide au secteur privé).

Source : Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2 018 sous le titre « Prévention, résilience et paix durable (2018-2022) ‒ Approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés », 2018.

Pour le MEDEF International, plusieurs facteurs appelaient en effet à un profond changement d’approche dans l’aide au développement :

‒ en quarante ans, aucun pays n’a fait de progrès significatif de développement grâce à l’aide publique au développement ;

‒ celle-ci s’adresse quasi-exclusivement aux États, alors même que les pays en question souffrent précisément d’un manque d’institutions, ce qui conduit les représentants du MEDEF International à estimer que « certains bailleurs font en réalité les fins de mois des gouvernements locaux ».

‒ parmi les grands chantiers de développement, le nombre de secteurs se prêtant à une coopération avec le secteur privé est bien plus élevé aujourdhui que dans les années 1960, les représentants du MEDEF International citant en exemples développement durable et les énergies nouvelles ;

‒ en outre, « les Africains sont demandeurs dentreprises françaises », le MEDEF International indiquant que lors de sa première rencontre avec le président Emmanuel Macron, le président ghanéen Nana Akufo-Addo aurait déclaré à son homologue français que les investissements des entreprises françaises intéressaient encore davantage son pays que ceux de l’AFD. Les rapporteurs soulignent à ce propos que, dans certains secteurs tels que l’agriculture, les énergies ou le désenclavement numérique ‒ ainsi que tout ce qui est déterminé par certains spécificités géographiques ou climatiques ‒, les entreprises des outre-mer français constituent un vivier d’expertise susceptibles d’être particulièrement adaptée à certaines régions d’Afrique.

En outre, même pour financer des infrastructures, exploiter des effets de levier serait « nettement plus efficace ».

b.   Mobiliser les investisseurs français entre légitimement dans la logique de continuum entre sécurité et développement

Aux yeux des rapporteurs, il convient de faciliter l’investissement d’acteurs économiques français dans les zones où l’État, pour sa part, investit dans des programmes de stabilisation et d’aide au développement.

i.   Étudier les possibilités d’un engagement plus dynamique de Proparco

Sans prétendre formuler ici des recommandations précises concernant la gestion financière de Proparco, les rapporteurs estiment, de façon générale, qu’un opérateur public comme cette filiale du groupe AFD devrait pouvoir soutenir activement la politique extérieure de la France, en particulier dans les zones que celle-ci a défini comme prioritaires pour les intérêts de la défense nationale.

Peut-être y a-t-il, entre la lettre de la réglementation applicable aux institutions financières et leur application par Proparco, des marges qui permettraient à cet établissement d’adopter une posture dinvestissement plus volontaire dans certaines zones, notamment en Afrique.

ii.   Mieux insérer Proparco dans l’organisation partenariale inspirée par la logique de continuum

Dans son rapport public annuel pour 2019, La Cour des comptes a consacré une intéressante insertion au groupe AFD. La Cour y constate notamment que, « forte de ses agences et bureaux locaux et de son expertise, lAFD est un atout de la diplomatie de la France », notant en particulier que les représentations de l’Agence à l’étranger « sont bien intégrées dans le réseau français à létranger » et que, « par ses actions et ses engagements financiers de terrain, lAgence apporte un appui aux ambassadeurs, dont le soutien peut en retour être précieux ».

La Cour fait cependant un constat nettement moins laudatif sur linsertion de Proparco dans le réseau français à létranger. Elle juge que cette insertion reste « à construire », considère que « la convergence des deux réseaux du groupe avec les services de lÉtat doit donc être renforcée » afin d’assurer « une approche cohérente vis-à-vis de leurs interlocuteurs, publics ou privés » et de conforter l’influence économique et technique de la France. La Cour ajoute que « les relations avec les autres opérateurs français sont aussi à améliorer sur le terrain, notamment avec Business France ». La suite donnée par le groupe AFD à ces recommandations méritera un suivi attentif de notre commission.


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II.   CONCENTRER NOS EFFORTS DAIDE AU DÉVELOPPEMENT SUR LA SÉCURITÉ ET LA JUSTICE DANS LES ZONES EN VOIE DE STABILISATION

« Transformer l’essai » ‒ c’est-à-dire les premiers succès tactiques de la nouvelle organisation de gestion des crises ‒ suppose non seulement d’élargir le spectre du continuum, notamment à la sécurité intérieure et à l’investissement privé, mais aussi d’approfondir les mécanismes de coordination mis en place, y compris avec les acteurs internationaux de la gestion des crises.

Dans ces conditions, un effort exceptionnel d’investissement en faveur du Sahel ‒ que les rapporteurs appellent de leurs vœux ‒ gagnerait en efficience, avec pour horizon un véritable succès stratégique pour l’« approche “3D” ».

A.   Approfondir les efforts de coordination entre les acteurs du continuum entre sÉCURITÉ et dÉveloppement

Si les progrès faits en matière de coordination des acteurs du continuum méritent déjà d’être salués, ils peuvent encore être approfondis sous deux aspects notamment : l’adoption de méthodes de travail encore plus intégrées au sein de la « comitologie “3D” » et la recherche d’une articulation plus claire entre l’action de la France et celle des autres acteurs internationaux.

1.   Généraliser aux zones de crises le « travail en plateau » entre les acteurs français du continuum au niveau stratégique

a.   La constitution de task forces interministérielles constitue une première étape dans le décloisonnement des acteurs

Comme l’a expliqué aux rapporteurs M. Rémi Maréchaux, directeur de l’Afrique et de l’océan Indien, les Affaires étrangères ont choisi de constituer désormais une task force spécifique pour chaque zone de crise.

Ces instances rassemblent à Paris, outre les diplomates des directions compétentes du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, des représentants de la DCSD, de l’AFD, de la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées, de l’état-major des armées et des services de renseignement, voire de la direction générale du Trésor et, en tant que de besoin, de la DCI du ministère de l’Intérieur.

Chaque task force se réunit ainsi tous les deux mois en moyenne pour traiter le projets soumis par les ambassades, l’état-major des armées, voire les ONG. En cas de désaccord entre les services ainsi réunis, l’arbitrage relève de l’Élysée, en réunion présidée par le conseiller du président pour l’Afrique et en présence de personnels de l’état-major particulier du président de la République.

M. Charles Tellier, responsable de la division des fragilités, des crises et des conflits de l’AFD, a expliqué que la première application de cette méthode à la gestion d’une crise résultant d’un conflit armé avait été la task force « Af-Pak » (pour Afghanistan et Pakistan), et que la même méthode a été employée pour la première fois dans la gestion de crises sanitaires, par exemple avec la task force interministérielle Ebola constituée lors de la crise dans les pays du fleuve Mano.

Une telle pratique, aux yeux des rapporteurs, marque déjà une étape significative dans le décloisonnement des administrations concernées par la gestion d’une même zone de crise.

b.   Pour l’adoption de méthodes de travail « en plateau »

Il est cependant envisageable d’aller plus loin encore dans le décloisonnement des acteurs, au moins pour ce qui concerne l’État et ses établissements publics.

M. Charles Tellier, responsable de la division des fragilités, des crises et des conflits de l’AFD, a indiqué qu’une organisation plus intégrée encore, dite « en plateau », est envisageable pour faciliter la coordination des armées, des services diplomatiques et de ceux de l’Agence. Il a d’ailleurs indiqué que le secrétariat de la coalition pour la Sahel en cours de constitution autour de l’Envoyé spécial pour le Sahel est organisé sous forme de plateau, rassemblant une équipe composée de personnels des Affaires étrangères, des Armées, de l’Intérieur et de l’AFD.

Selon lui, les Britanniques ont rendu quasi-systématique la constitution de task forces pluridisciplinaires pour le traitement de chaque crise, les acteurs étant même « colocalisés ». À ses yeux, rassembler systématiquement militaires, diplomates et spécialistes du développement en un même lieu est très utile, et si les Français ne l’ont pas fait jusqu’à la constitution du secrétariat de la coalition pour le Sahel, c’est parce qu’il restait des freins à une telle organisation dans les cultures administratives françaises.

Pour les rapporteurs, l’organisation « en plateau » du secrétariat de cette coalition aura donc valeur de test pour une méthode qui leur paraît prometteuse. Elle prendra d’ailleurs tout son sens autour d’une initiative d’ampleur dans ce théâtre de crise, comme l’investissement exceptionnel pendant quelques années dans la sécurité et le développement du Sahel, qu’ils préconisent.

2.   Poursuivre les efforts de coordination des acteurs français et des acteurs internationaux

Le décloisonnement des acteurs français de la gestion des crises est une nécessité ; mais son résultat serait d’une portée limitée si le même effort de coordination n’était pas mis en œuvre entre la France et les autres acteurs internationaux intervenant dans les mêmes crises qu’elle.

a.   Œuvrer à une mobilisation aussi cohérente et aussi coordonnée que possible des bailleurs internationaux

L’un des paradoxes des crises dans les ressorts desquelles joue le continuum entre sécurité et développement est que si le patient tarde à guérir, il ne manque pourtant pas de médecins pour l’entourer. En effet, les puissances militaires, les organisations internationales et les bailleurs de fonds sont particulièrement nombreux à intervenir dans le Sahel, au point que leur coordination devient un enjeu de gestion de crise à part entière.

Or, comme l’a fait observer le colonel Laurent Cluzel, représentant du commandant de la force Barkhane auprès du G5 Sahel, le haut niveau de coordination opérationnelle atteint dans le domaine militaire n’a pas encore été trouvé dans le domaine de la sécurité et de l’aide au développement, notant que la Régional Advice and Coordination Cell (RACC) ‒ ou cellule de conseil et de coordination régionale (CCCR) ‒ de l’Union européenne pour le Sahel, créée en juin 2019 à cet effet, en était encore à « monter en puissance » à la date du déplacement des rapporteurs.

La France comptant parmi les acteurs les plus intensément engagés dans cette crise, elle a un rôle particulier à joue dans cette coordination ; c’est à ce titre qu’elle a promu, notamment, l’Alliance pour le Sahel, dont le fonctionnement partenarial mérite d’être préservé.

i.   Coordonner une multiplicité de partenaires et de partenariats constitue un enjeu de gestion de crise en soi

L’approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés définie en 2018 souligne bien que « les contextes de crise et de fragilité, en raison de lampleur des besoins auxquels il sagit de répondre, requièrent souvent la participation de nombreux acteurs, qui doivent, pour être efficaces, se coordonner ». En effet, l’action bilatérale doit être complétée par celles des institutions multilatérales telle que l’ONU, la Banque mondiale, le fonds monétaire international et l’Union européenne ; ceux-ci doivent eux-mêmes coordonner leur action avec « celle des acteurs bilatéraux, régionaux et des banques multilatérales de développement ».

Ajoutons qu’un même acteur met souvent en œuvre plusieurs programmes de coopération, donnant à la multiplication des cadres de coopération une dimension exponentielle. La directrice de la coopération internationale du ministère de l’Intérieur a montré que l’offre internationale de coopération en matière de sécurité est « assez pléthorique » pour le États du Sahel, indiquant que, ne serait-ce quen matière de sécurité intérieure, il nest pas rare quun État étranger adhère à plusieurs dizaines de partenariat. À titre d’illustration, la carte ci-après présente les principaux partenariats recensés dans un champ d’activité proche de celui des GAR-SI par les promoteurs de ce projet.

Illustration de la multiplicité des offres de partenariat

Source : Annexe IV à l’Accord Instituant le Fonds Fiduciaire European Union Emergency Trust Fund for stability and addressing root causes of irregular migration and displaced persons in Africa, et ses règles internes.

Paradoxalement, le foisonnement d’offres de coopération n’est pas sans poser certaines difficultés.

En premier lieu, il faut en effet garder à l’esprit que ces offres s’adressent à des administrations locales qui sont loin d’être aussi étoffées et aussi structurées que les nôtres. Aussi, outre le fait que les salaires attractifs de l’ONU sont susceptibles de détourner nombre de talents locaux des administrations locales, déjà très mal dotées, la gestion des partenariats peut accaparer les agents publics des États bénéficiaires et, ce, d’autant plus que les légitimes exigences de redevabilité autour de ces partenariats se traduisent par une charge administrative parfois considérable. Ainsi, lors du massacre de masse perpétré au Mali peu avant l’audition de Mme Sophie Hatt, les quelques personnels maliens de haut niveau compétents en la matière étaient tous absents du pays en raison d’obligations liées à la coopération ‒ qui à La Haye, qui ailleurs.

Certes, c’est volontairement que les États adhèrent à nombre de partenariats. Mais, aux yeux de nombre d’observateurs, c’est souvent moins dans une logique de cohérence que daubaine, par crainte d’un tarissement futur de l’offre. D’ailleurs, certains observateurs relèvent que si les militaires de certains pays apprécient les formations dispensées par les Occidentaux, c’est peut-être en partie parce qu’elles leur ménagent quelques jours de repos, dans des conditions matérielles conformes aux standards de l’ONU, tranchant avec un rythme très soutenu de déploiements opérationnels. Le commandement de l’EUCAP Sahel Mali observe d’ailleurs que le système des per diem peut avoir pour biais d’inciter les bénéficiaires de l’aide à une forme de « tourisme administratif ».

En second lieu, la multiplicité des programmes de coopération présente par nature des risques de doublons, de hiatus ou de contradiction. En effet, comme le fait valoir l’état-major des armées, si une meilleure coordination des acteurs français permet de réduire les divergences initiales de points de vue, les mêmes divergences demeurent à lœuvre entre les États, organisations internationales et ONG étrangères qui sont nombreux à intervenir sur les mêmes théâtres d’opération. On soulignera en particulier que certains processus de coopération sont réglés par des procédures jugées assez rigides ‒ le cas de l’EUCAP Sahel étant parfois cité comme tel ‒ ou, du moins, manquant de l’agilité nécessaire par exemple pour orienter l’effort de formation vers telle ou telle zone géographique en fonction de l’évolution de la situation sécuritaire et des opérations militaires.

Pour être un acteur relativement récent de l’aide au développement, l’Union européenne n’en est pas moins devenue un acteur « de poids », au moins du point de vue budgétaire. Dans un souci d’efficacité comme d’efficience, la France a tout intérêt à tirer le meilleur parti possible des investissements européens, ce qui suppose avant tout d’adapter ses projets bilatéraux de façon à éviter tout doublon et à exploiter de possibles effets de levier.

Cet enjeu vaut pour en premier lieu laction de lÉtat lui-même dans plusieurs champs de coopération nouvellement investis par l’Union européenne. Tel est le cas, par exemple de la sécurité intérieure : la DCI a pour politique de favoriser la prise en compte par l’Union européenne des besoins qu’elle identifie, afin de bénéficier d’effets de levier et de concentrer son offre de coopération bilatérale et ses moyens comptés sur des « créneaux de niche ». Mme Sophie Hatt a cité en exemple l’équipe commune d’investigation sur les migrations implantées au Niger, financée depuis trois ans par l’Union européenne pour six millions d’euros, qui a rencontré un succès net : les migrants ne passent plus par le centre du Niger. Dans ce cas, la clé de la réussite réside dans le monitoring, c’est-à-dire la présence d’officiers français ‒ et, en l’espèce, espagnols ‒ auprès des enquêteurs nigériens.

De même pour la DCSD. Jusqu’à présent, a expliqué son directeur, ses efforts de coordination avec l’Union visaient surtout à éviter tout doublon, quitte, pour la DCSD, à modifier ses dispositifs afin de les rendre compatibles avec les missions lancées au titre de la PSDC ‒ par exemple EUCAP Sahel ou EUTM Mali. L’intérêt d’une telle coordination est soit d’éviter des doublons, soit d’apporter aux services de la Commission une expertise que la France possède bien davantage que l’Union, soit encore de recentrer l’aide « estampillée “France” » sur des champs prioritaires.

Aujourd’hui, la DCSD va même plus loin, en devenant opérateur pour le compte de lUnion au titre du Capacity Building in support of Security and Development (CBSD). Ainsi, l’Union européenne financera pour trois millions d’euros cinq des ENVR ; la DCSD a également sollicité son soutien à plusieurs projets au Bénin et au Togo, en vue de renforcer les capacités des armées locales dans les parcs nationaux ‒ à l’image du parc national de la Pendjari, dans le nord du Bénin, où deux Français ont été pris en otage le 1er mai 2019 ‒ afin de limiter la contagion terroriste. Les crédits européens ont dailleurs un effet de multiplicateur : hors titre II, la dotation de l’État à la DCSD s’établit à 47 millions d’euros en 2019 et les projets de l’UE intéressant la DCSD représentent le même montant. Le général Didier Brousse a cependant appelé l’attention des rapporteurs sur un risque : il ne faudrait cependant pas qu’à trop chercher de financements externes, la DCSD n’en vienne à devenir un concurrent de Civipol ou d’Expertise France, qui ne disposent pas de dotations budgétaires.

En effet, l’enjeu d’une bonne coordination entre les Français et l’Union est aussi à l’œuvre, en second lieu, pour certains opérateurs de l’État. Tel est le cas, par exemple, de Civipol, l’opérateur de coopération technique internationale du ministère de l’Intérieur. Il a bénéficié de financements européens pour fournir des services de soutien à la RSS au Mali, où l’Union européenne intervient dans le même domaine via la mission EUCAP Sahel Mali. Le général Philippe Rio, chef de cette mission, a expliqué aux rapporteurs que si Civipol a enregistré des succès en bonne intelligence avec l’EUCAP Sahel Mali, par exemple dans un projet visant à rapprocher la population et la police, la logique financière qui préside à son fonctionnement la immanquablement conduit à prendre un jour ses distances vis-à-vis de la mission EUCAP afin de se faire attribuer de nouveaux contrats, après un premier programme de 18 mois. Pour le général, les opérateurs financés par des Foreign Policy Instruments (FPI), pour les projets courts, ou la direction générale du développement et des coopérations, pour les projets longs pourraient être enjoints d’entretenir des liens étroits avec les missions européennes.

ii.   Il faut veiller à ce que ne s’essouffle pas l’effort d’efficience et de coordination de l’aide qui a inspiré l’Alliance pour le Sahel

La diplomatie française, qui a brillamment prouvé sa capacité d’entraînement de tous types d’acteurs internationaux dans la mobilisation autour de la crise au Sahel à partir de 2013, a pour double défi, aujourd’hui, d’inscrire cet effort dans la durée et d’enrayer la tendance naturelle de chaque acteur à conduire ses actions en silo. Tel était le sens, notamment, de l’Alliance pour le Sahel.

Le règlement d’une crise telle que celle qui sévit au Sahel s’inscrit nécessairement dans la durée, ne serait-ce que parce que ses racines plongent dans des déséquilibres profonds et de long terme. Or la « patience stratégique » n’est pas une évidence ; en témoignent par exemple les controverses qui émergent régulièrement autour de l’idée d’un enlisement d’Occidentaux dans le Sahel, ou celles qui précèdent chaque renouvellement du mandat de la MINUSMA.

En outre, comme l’a fait valoir l’amiral Jean Hausermann, les militaires français observent que nombre de nos partenaires, notamment européens, sont aujourd’hui très marqués par leur engagement ‒ désormais de longue date ‒ en Afghanistan et que nombre d’entre eux trouvent cette expérience « quelque peu décourageante ».

Ainsi, l’un des défis qui se posent consiste à maintenir dans la durée le niveau d’engagement des acteurs internationaux au Sahel.

Souvent à l’initiative de la France, des efforts ont été entrepris en vue de coordonner les engagements militaires, les programmes de coopération et les projets d’aide au développement ; les succès enregistrés en ce sens ne sont pas à négliger.

Tel est lobjet, notamment, de lAlliance pour le Sahel, dont l’intérêt doit être souligné. Comme l’a rappelé M. Rémi Maréchaux, le principe de fonctionnement de ce mécanisme, que présente en détail l’encadré ci-après, consistait à favoriser des procédures « innovantes », du moins rapides, et de confier les moyens financiers des différents bailleurs à l’opérateur faisant la preuve de ce qu’il est le plus efficace et le plus rapide ‒ quitte, pour une agence de développement nationale, à déléguer ses crédits à l’un des partenaires.

L’Alliance pour le Sahel

Comme le souligne le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, l’Alliance pour le Sahel n’est pas une nouvelle structure ou une enceinte de plaidoyer financier, mais un mécanisme de renforcement de la coordination des bailleurs de fonds ayant pour objectif « une aide plus rapide, plus efficace et mieux ciblée en faveur des zones vulnérables ». L’objectif est ainsi « déviter le saupoudrage de laide, et den accélérer le déploiement, y compris dans les zones les plus vulnérables ».

Elle a été lancée à linitiative conjointe de la France et de lAllemagne le 13 juillet 2017 à Paris et associe les principaux partenaires du développement multilatéraux et bilatéraux des États du Sahel. L’Alliance compte en effet douze membres : la France, l’Allemagne, l’Union européenne, la Banque africaine de développement, le Programme des Nations-Unies pour le développement, la Banque mondiale, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Finlande ; les États-Unis, la Norvège et la Finlande y ont un statut de membres observateurs. Par ailleurs, le G5 Sahel a signé le 30 octobre 2018 un accord de partenariat avec l’Alliance pour le Sahel, afin d’accroître la coordination entre l’offre des bailleurs et les besoins exprimés par les pays du Sahel.

L’Alliance a défini son champ de compétences en énumérant six domaines dintervention, dont le choix et l’association est clairement inspiré par une logique de continuum entre sécurité et développement : éducation et employabilité des jeunes ; agriculture, développement rural et sécurité alimentaire ; énergie et climat ; gouvernance ; décentralisation et appui au déploiement des services de base ; sécurité intérieure.

Lors de son audition du 12 janvier 2019 devant la commission, le directeur général de l’AFD a expliqué que l’intérêt de cette Alliance est de faciliter l’investissement dans cette région de bailleurs qui n’y étaient pas engagés de façon prioritaire : le montant de leurs projets est ainsi passé de quatre à neuf milliards d’euros.

Au titre de l’Alliance pour le Sahel, 600 projets de développement sont soutenus. Les schémas ci-après présentent certains projets emblématiques.

Projets soutenus par les membres de lAlliance pour le Sahel

Source : AFD.

Projets soutenus par les membres de lAlliance pour le Sahel

Source : AFD.

L’effort de coordination des acteurs internationaux dépasse d’ailleurs le cercle des membres de l’Alliance pour le Sahel. Ainsi, par exemple, les acteurs français du développement présents au Mali ont indiqué aux rapporteurs qu’après plusieurs années de jeu à part, la Chine se rend enfin aux conférences des bailleurs de fonds au Mali.

Mais, par la force des habitudes administratives, chaque bailleur et chaque opérateur a eu tendance à en revenir à ses procédures et à ses pratiques habituelles et, comme l’a dit le directeur de l’Afrique et de l’océan Indien, lambition de départ de lAlliance pour le Sahel « a tendance à sétioler ». Tout l’enjeu, dès lors, consiste à relancer les dynamiques vertueuses de coordination ; aux yeux des rapporteurs, une conférence des parties prévue en novembre prochain en constitue l’occasion.

Aux yeux des rapporteurs, une dynamique telle que celle qui a présidé à la création de l’Alliance pour le Sahel risquerait d’ailleurs moins de s’étioler par la force des habitudes administratives nationales si elle faisait l’objet de travaux approfondis de normalisation, avec l’élaboration de référentiels servant de guide à l’action quotidienne de ses membres, qui par ailleurs simplifieraient peut-être la gestion de ces partenariats par les États bénéficiaires de l’aide.

b.   Plaider pour une meilleure coordination des missions militaires engagées au Sahel

La force Barkhane n’est pas la seule mission militaire internationale présente au Sahel : l’ONU y a déployé la MINUSCA et l’Union européenne y opère la mission de formation EUTM Mali. La France contribue à ces deux missions, dans le lancement desquelles son impulsion a d’ailleurs été décisive. Elle a donc toute légitimité pour plaider en faveur d’une articulation efficace de ces deux missions avec sa propre opération militaire, articulation qui ne paraît pas encore optimale.

i.   Plaider en faveur d’un mandat plus dynamique pour l’EUTM Mali

Comme l’expliquent nos collègues Joaquim Pueyo et Yves Fromion dans un récent rapport d’information[20] dont l’encadré ci-après présente des extraits, l’investissement de l’Union européenne dans le Sahel est récent ‒ voire tardif.

L’intérêt récent de l’Union européenne pour le Sahel

1. Une région longtemps délaissée par lUnion européenne

La région du Sahel a longtemps été négligée par l’Union européenne s’agissant de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC). Très pauvre, elle ne représentait pas un marché important ni, sauf pour l’uranium, un fournisseur incontournable pour les entreprises européennes. En outre, les pays de la région ont connu, comme malheureusement bien des pays africains, leur lot de troubles intérieurs et de guerres mais rien qui ne menaçait la sécurité de l’Union. Au final, la seule politique européenne mise en œuvre au Sahel était l’aide au développement, dont l’Union est le premier bailleur mondial.

Sur ce point, il est frappant de constater, à la lecture de la Stratégie européenne de sécurité adoptée en 2003, que celle-ci ne cite pas le Sahel et n’évoque l’Afrique, pour l’essentiel, que sous l’angle du développement. Le rapport sur la mise en œuvre de cette stratégie, publié en 2008, est tout aussi muet sur les enjeux de la région pour la sécurité de l’Union européenne.

2. La guerre en Libye et ses conséquences ont révélé limportance du Sahel pour la sécurité de lUnion européenne

Confrontée à la dégradation rapide de la situation dans les pays de la Bande sahélo-saharienne, l’Union européenne en a tiré les conséquences dans une stratégie rendue publique en mars 2011 : la « Stratégie pour la sécurité et le développement du Sahel ». Celle-ci est importante à un double titre, par le lien qu’elle établit entre des enjeux jusqu’à présent traités distinctement :

– d’une part, elle fait le lien entre la sécurité et le développement.

– d’autre part, elle fait le lien entre la stabilité de la région et la sécurité de l’Union européenne.

En 2013, force est donc de constater que la Stratégie n’a pu atteindre son objectif. S’il faut principalement imputer cet échec à la crise libyenne et à ses conséquences dans la région, il a mis en évidence plusieurs faiblesses dans la mise en œuvre de la Stratégie : la lenteur ; les blocages juridiques et idéologiques : les réticences sont nombreuses à voir les crédits de l’aide au développement financer des dépenses sécuritaires, y compris celles destinées à lutter contre la diffusion de l’idéologie islamiste et ce, même si le lien entre sécurité et développement a été explicitement fait par la Stratégie ; une coordination défaillante.

Source : Assemblée nationale, rapport d’information n° 2114 fait par MM. Yves Fromion et Gwendal Rouillard sur l’évolution du dispositif militaire français en Afrique et sur le suivi des opérations en cours au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, juillet 2014.

Dans ce contexte, la décision de lancer l’EUTM Mali, le 17 janvier 2013, marque un net progrès dans l’investissement de l’Union dans le règlement de la crise au Sahel. En outre, M. Bart Ouvry, délégué de l’Union européenne au Mali, a fait valoir que :

‒ l’Union a installé en Mauritanie la Regional Advisory Coordination Cell précitée, avec laquelle la force Barkhane s’articule bien à ses yeux ;

‒ que les Européens, sous les auspices des délégations de l’Union par ailleurs chargées du suivi des missions militaires européennes, ont désormais mis en place des instruments de coordination de leurs programmes daide au développement. L’Union soutient aussi des « pôles sécurisés de coopération », camps d’allure paramilitaire financés par le fonds fiduciaire pour les migrations, dont la sécurisation est assurée grâce à l’expertise d’EUCAP, et dans lesquels l’Union et ses États-membres peuvent mettre en œuvre leurs programmes dans de meilleures conditions de sécurité ;

‒ de façon générale, l’Union européenne est allée très loin dans lutilisation, pour des programmes militaires ou paramilitaires, dinstruments conçus dans un contexte où lUnion poursuivait dautres priorités.

Aujourd’hui encore, les raisons d’une intervention résolue des Européens dans la crise du Sahel sont de deux ordres principaux :

‒ limpact dune crise en apparence lointaine sur les flux migratoires a été bien mis en évidence par les crises libyennes et syriennes, et dans le cas d’une zone de crise francophone comme le Mali, les États-membres francophones seraient particulièrement exposés, tandis que la situation humanitaire et politique objectivement très dégradée rendra difficile d’opposer des refus massifs à des vagues massives de réfugiés ;

‒ un califat au Sahel pourrait servir de base arrière à des terroristes qui sen prendraient à lEurope. D’ailleurs, c’est vraisemblablement là l’un des buts des groupes armés terroristes, qui tiennent en partie le Nord et le Centre et y forment une armée de futurs combattants endoctrinés ; un basculement profond peut d’ailleurs intervenir assez rapidement.

Le mandat de la mission EUTM Mali a été modifié depuis lors pour tenir compte de l’évolution de la situation, y compris la constitution du G5 Sahel. L’encadré ci-après en présente les modalités.

Le mandat d’EUTM Mali et son évolution

Le premier mandat d’EUTM Mali a été fixé par la décision du Conseil no 2013/34/PESC du 17 janvier 2013. L’objectif de cette mission est de « fournir, dans le sud du Mali, des conseils en matière militaire et en ce qui concerne la formation aux forces armées maliennes opérant sous le contrôle des autorités civiles légitimes, afin de contribuer à rétablir leurs capacités militaires et de leur permettre de mener des opérations militaires visant à rétablir lintégrité territoriale du Mali et à réduire la menace constituée par les groupes terroristes ». Après avoir précisé que les personnels de la mission ne participeront pas à des opérations de combat, la décision indique qu’EUTM Mali fournira :

– un appui à la formation des forces armées maliennes ;

– des formations et conseils en ce qui concerne le commandement et le contrôle, la chaîne logistique et les ressources humaines, ainsi que des formations en matière de droit international humanitaire, de protection des civils et de droits de lhomme.

Concrètement, le premier mandat prévoyait la formation de Groupements tactiques interarmes (GTIA) composés de 700 à 800 soldats, pour un total de 6 000 à 7 000 soldats. En douze semaines, EUTM Mali doit former des bataillons de Maliens, qui arrivent parfois sans formation antérieure et qu’elle ne sélectionne pas, et leur permettre d’être opérationnelles rapidement contre les groupes terroristes. Les deux premières semaines sont consacrées aux fondamentaux, base de la formation spécialisée (infanterie, génie, commando, logistique…), puis vient une formation en petits groupes. L’entraînement se conclut par trois semaines d’exercices par spécialité et un exercice de synthèse final pour l’ensemble du bataillon. Ce choix de former des bataillons et non des individus est une demande des Maliens qui avaient besoin, de manière urgente, de troupes opérationnelles pour lutter contre les djihadistes au Nord.

De plus, EUTM Mali conseille au niveau central le Ministère de la Défense malien et les FAMa ainsi que les commandements militaires de régions militaires en vue de les assister dans la mise en place des réformes structurelles décidées par la Loi de programmation militaire, ainsi que dans l’évaluation de leur avancée.

À la suite d’un réexamen stratégique en 2016, le COPS a recommandé d’adapter le mandat d’EUTM Mali et de le proroger pour une période de deux ans, jusqu’au 18 mai 2018. Cette recommandation a été suivie par le Conseil dans sa décision 2 016/446/PESC du 23 mars 2016. Si l’objectif général de la mission reste le même, désormais, « ses actions sétendent jusquà la boucle du fleuve Niger comprenant les communes de Gao et de Tombouctou ». Toute référence au sud du Mali a donc été supprimée, en lien avec la volonté de déployer de véritables garnisons au Nord du Mali et non plus seulement dans le Centre et le Sud (voir infra). Surtout deux nouveaux objectifs ont été ajoutés :

– une contribution, à la demande du Mali et en coordination avec la MINUSMA, au processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration s’inscrivant dans le cadre de l’accord de paix, sous la forme de sessions de formation afin de faciliter la reconstitution de forces armées maliennes ouvertes à tous ;

– un soutien au processus du G5 Sahel, dans le cadre des activités menées par l’EUTM Mali en appui aux FAMa, en contribuant à renforcer la coordination et l’interopérabilité avec les forces armées nationales du G5 Sahel.

Source : op. cit.

Les rapporteurs se sont attachés à évaluer l’efficacité de l’opération EUTM Mali lors de leur déplacement dans ce pays. M. Bart Ouvry a reconnu que nombre de signaux indiquent que les FAMa ont encore besoin de formation, voire de « recyclage » ‒ de seconde formation. Les récentes pertes dans les rangs des FAMa, pour tragiques qu’elles soient, tiennent certes pour une part à l’épuisement de la force par suractivité, mais aussi par défaut d’organisation.

Autre signe d’un besoin de restructuration : selon les estimations de différents acteurs internationaux, la moitié des sommes investies sont frappées d’évaporation. Or, au Congo, l’Union européenne avait réussi à imposer la bancarisation de la liquidation des soldes : il n’y a aucune raison que cela soit matériellement impossible au Mali, où de tels services sont fournis notamment par Orange Money. Certains en concluent que c’est la réticence des hauts gradés maliens qui bloque la mise en place d’un système d’information fiable en matière de ressources humaines (SIRH). Les rapporteurs jugent regrettable, à cet égard, que le mandat de lEUTM Mali ne permette pas détablir au moins un SIRH permettant de suivre le déroulement de carrière des militaires formés par les Européens.

De façon générale, pour l’heure, l’EUTM Mali est jugée insuffisamment efficace, ne serait-ce que parce que les relèves semestrielles des personnels européens ne permettent pas de tisser, avec les états-majors des FAMa, les liens étroits qui sont indispensables pour le plein accomplissement de la mission de conseil à la restructuration des FAMa, mission qui entre expressément dans le mandat actuel de l’EUTM Mali. Une des difficultés d’EUTM tient aussi au fait que certains militaires fournis par les États-membres ne sont pas francophones, à commencer par le général autrichien commandant la mission à la date du déplacement des rapporteurs.

Plusieurs questions entourent donc le bilan de la mission en vue d’une éventuelle modification de son mandat. Du point de vue stratégique, l’Union poursuit toujours un objectif consistant à se concentrer sur la formation non plus des troupes, mais de leurs formateurs maliens ‒ « former les formateurs ». En tout état de cause, un déplacement de l’activité d’EUTM Mali vers des activités de monitoring serait tout à fait pertinent. Certes, une telle option conduirait les militaires placés sous la bannière de l’Union à être déployés sur les théâtres d’opérations, ce qui est de nature à susciter de fortes réticences de certains Européens, comme les Allemands. Néanmoins, pour les rapporteurs, une extension du mandat de lEUTM Mali à des missions de monitoring serait bienvenue.

ii.   Plaider en faveur d’une posture plus dynamique de la MINUSMA

Le mandat de la MINUSMA doit être révisé en juin 2020. Selon M. Mahamat Salleh Annadih, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations-Unies au Mali, le débat préalable à sa prorogation risque d’être difficile.

En effet, le Représentant spécial a reconnu que la MINUSMA est critiquée, rappelant d’ailleurs que toutes les missions de l’ONU l’ont toujours été. Mais, pour lui, cependant, un retrait serait d’autant plus regrettable, d’une part, que la MINUSMA représente à ses yeux un lien indispensable entre le Sud et le Nord du Mali et, d’autre part, qu’il s’en faudrait de peu pour que la MINUSMA enregistre bien davantage de succès.

La constitution et la posture de la MINUSMA sont à cet égard des enjeux clés. Le général François-Marie Gougeon, chef d’état-major de la force, a reconnu que l’amélioration de l’efficacité opérationnelle des casques bleus tient moins à un manque d’effectifs qu’à une posture aujourdhui trop statique. Il a expliqué que l’enjeu des mois à venir consiste à poursuivre la transition à lœuvre entre le format actuel de la force ‒ inspiré des besoins de 2013 et très marqué par le modèle statique des opérations de peace-keeping avec huit bataillons massés en onze centres ‒, et un modèle plus adapté aux enjeux actuels, c’est-à-dire :

‒ davantage dunités de haut niveau ;

‒ davantage de moyens d’aéromobilité, la force ne comptant aujourd’hui que quatre hélicoptères légers d’une centaine de kilomètres de portée ;

‒ davantage de moyens de mobilité terrestre.

Il ne s’agit pas daccroître les moyens de la force, mais de les rééquilibrer entre, d’une part, les unités statiques protégeant les grands centres urbains et, d’autre part, des moyens plus mobiles, permettant de soutenir le redéploiement des forces et des administrations maliennes. Dans cette optique, des efforts de coopération avec la force Barkhane comme avec les FAMa ont été consentis, et des progrès enregistrés en la matière.

Pour les rapporteurs, la poursuite de ce changement de posture constitue un grand enjeu de négociation en vue du renouvellement du mandat de la MINUSMA.

B.   CONCENTRER nos efforts, suivant un plan pluriannuel de stabilisation, sur la sÉCURITÉ intÉrieure et la justice

Les rapporteurs tirent de leurs travaux, et particulièrement de leur déplacement sur le théâtre de l’opération Barkhane, la certitude qu’au Sahel, le succès stratégique n’est pas hors de portée, mais qu’il doit passer par une concentration des efforts dans le redressement du secteur de la justice et de la sécurité. À leurs yeux, dans le continuum de nos actions, c’est en effet dans ce secteur qu’une sorte de surge est de nature à produire le plus d’effets, en donnant aux États les moyens de traiter ce qui, dans la crise, relève du banditisme et, aux côtés de la MINUSMA, d’occuper le terrain en aval des opérations de la force Barkhane et des armées locales.

Non que les rapporteurs sous-estiment l’intérêt des projets d’aide au développement dans d’autres secteurs, tels que l’agro-pastoralisme ou les services publics de base. Mais, pour eux, le déploiement de tels projets sera d’autant plus aisé, dans un second temps, quand un niveau acceptable de sécurité aura pu être restauré, dans un premier temps, par des forces « tenant le terrain ». C’est en ce sens qu’ils plaident en faveur d’un effort exceptionnel, par exemple pour trois ans.

La hausse programmée des moyens de l’aide publique au développement offre des marges de manœuvres pour un tel « surge » ; une coordination renforcée avec les autres bailleurs de fonds, notamment au sein de l’Alliance pour le Sahel et dans le cadre du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel, permettrait de jouer d’utiles effets de levier.

1.   Via l’Agence française de développement, pour des projets compatibles avec ses procédures

Les programmes de l’AFD, comme on l’a dit, se déroulent le plus souvent en un temps relativement long ; schématiquement, les délais se comptent en années. Nombre d’observateurs y voient d’ailleurs une limite à l’efficacité de l’action de l’AFD dans une manœuvre de stabilisation en aval des opérations militaires. Les rapporteurs, cependant, relèvent trois tempéraments à apporter à ce jugement :

‒ pour des projets de moindre ampleur mais plus rapides à mettre en œuvre, le CDCS dispose de crédits destinés au financement de programmes de stabilisation ;

‒ l’un des objectifs principaux de la « comitologie “3D” » décrite supra consiste à permettre à l’AFD d’anticiper l’élaboration de ses programmes, pour qu’ils soient réalisés dans des délais appropriés après une opération militaire ;

‒ l’Agence, en outre, a su mettre en œuvre des mécanismes d’engagement accéléré de ses crédits.

L’AFD a donc toute sa place au sein de l’effort d’investissement exceptionnel dans le secteur de la justice et de la sécurité intérieure que recommandent les rapporteurs.

a.   L’AFD a mis sur pied des instruments de décaissement accéléré de ses fonds pour répondre à des situations d’urgence relative

Pour être en mesure de décaisser ses fonds dans des délais plus rapides que d’habitude, l’AFD a mis en œuvre des procédures adaptées à l’urgence qui caractérise les situations de crise.

i.   Des délais de droit commun assez longs, pour des raisons réglementaires

Comme l’a expliqué M. Charles Tellier, le calendrier des opérations de développement est en partie contraint par les normes applicables à l’Agence, soumise à la règlementation des institutions financières. Lorsque les capacités de maîtrise d’ouvrage sont faibles sur le terrain, peut alors se manifester l’impression que les projets s’enlisent.

L’ambassadeur de France au Mali a ajouté que tout ce qui est perçu comme des lenteurs ne tient pas seulement aux contraintes administratives. Par exemple, lorsque l’AFD choisit d’équiper le nouvel hôpital de Ménaka, les fournisseurs d’équipements médicaux ont parfois des délais de livraison assez longs et il est parfois impossible de trouver des fournisseurs locaux de substitution, par exemple pour du matériel de radiographie destiné non seulement aux soins dispensés à la population, mais aussi aux examens d’aptitude des miliciens intégrés dans un processus de DDR. De même, lorsque le CDCS finance des motos aux policiers de Ménaka, il faut deux mois pour les acheminer. En l’espèce, certaines contraintes administratives ne tiennent pas aux Français : par exemple, l’acheminement de matériels par la MINUSMA est payant pour la France et gratuit pour le Mali, mais obtenir des administrations centrales maliennes une lettre de demande au Représentant spécial peut demander un certain délai.

ii.   Un instrument de décaissement accéléré en zone de crise : le fonds Minka

L’AFD a mis en place un fonds destiné à soutenir des opérations rapides de développement dans des zones ciblées. Ce fonds pour la paix et la résilience, appelé Minka, vise ainsi à contribuer par le développement à la sortie de crise ; il a été doté de 120 millions d’euros en 2018 et de près de 200 millions d’euros en 2019.

Selon les explications de M. Rémy Rioux, les règles de gestion de ce fonds sont élaborées de façon à diversifier les partenaires possibles et à accélérer, en tant que de besoin, le financement et la conduite des projets. Les schémas ci-après présentent ce fonds.

M. Charles Tellier a précisé que, dans le même souci d’une adaptation aux nécessités des zones de crise, les projets soutenus au titre du fonds Minka doivent intégrer des hypothèses dévolution de la situation du terrain. Par exemple, il s’agit de pouvoir poursuivre une action au bénéfice de certaines populations même si celles-ci se déplacent en raison de combats, en s’assurant que les conditions de mise en œuvre du projet auront la souplesse juridique nécessaire s’agissant du lieu de délivrance des services.

Le fonctionnement du fonds Minka

Source : Agence française de développement.

L’emploi des crÉdits du fonds Minka

Source : Agence française de développement.

b.   Les crédits d’aide au développement, appelés à croître, peuvent utilement soutenir des projets intéressant la sécurité ou la justice

i.   La France s’est engagée à accroître les moyens qu’elle consacre à l’aide publique au développement

Comme il a été dit, le CICID de 2018 a arrêté un plan de relance de l’aide publique au développement qui passe, outre des mesures de restructuration des opérateurs concernés, par un effort de réinvestissement financier de la part de l’État.

Le montant de l’aide publique au développement, tel que la France le déclare au CAD de l’OCDE, est passé de 12,9 milliards d’euros en 2010 ‒ soit 0,50 % du revenu national brut ‒ à 9,5 milliards d’euros en 2016, soit 0,38 % du revenu national brut.

Cette baisse a particulièrement pesé sur les partenaires les moins avancés de la France, qui se trouvent être le plus souvent des États africains, notamment sahéliens, où la situation sécuritaire est la moins stable. En effet, le décrochage de l’aide française au cours des années 2010 a été général, mais a surtout touché l’aide bilatérale, dont la part est passée de plus de 78 % dans l’APD nette de la France en 1990 à 57 % en 2014. Or, comme l’explique notre collègue Hubert Julien-Laferrière dans son rapport précité, les pays les moins avancés, comme ceux du Sahel, sont les principaux bénéficiaires de l’aide bilatérale. En outre, il explique que cette baisse de l’aide bilatérale « na pas tant été le résultat dun véritable choix stratégique que celui dajustements successifs en réponse aux diminutions budgétaires de ces dernières décennies ». En effet, « lorsque le budget de laide diminue, il est en effet beaucoup plus facile de faire peser cette diminution sur laide bilatérale que sur laide multilatérale », qui consiste généralement en engagements pluriannuels dont la France ne peut pas se libérer de façon immédiate. Ainsi, « le “choix” du multilatéral dans la stratégie daide française nen est donc pas nécessairement un », mais s’identifie plutôt à une justification a posteriori de décisions prises sous une contrainte budgétaire de plus en plus pénalisante.

Plus encore, la réduction des moyens budgétaires de l’aide publique au développement a particulièrement affecté le montant des dons consentis par la France, qui bénéficiaient en premier lieu aux pays prioritaires, tels ceux du Sahel. Le relevé de conclusions du CIDID de février 2018 indique (point 12.3) le reconnaît et en tire les conséquences, en prévoyant qu’« en vue dengager résolument la hausse de notre aide bilatérale et des dons projets vers les pays prioritaires, lAFD bénéficiera de moyens accrus, y compris au moins un milliard dautorisations dengagements dès 2019, dans le cadre dun effort qui sera soutenu sur lensemble du quinquennat ».

Conformément aux orientations fixées par le Président de la République, le CICID a défini une trajectoire de hausse des crédits de l’aide publique au développement visant à porter ces investissements à 0,55 % de notre revenu national brut en 2022, puis à 0,7 % du même revenu en 2025. Cette trajectoire devrait être détaillée par une loi d’orientation et de programmation pour l’aide au développement.

Les rapporteurs plaident en faveur de ce que les pays qui avaient été le plus desservis par la réduction des crédits daide publique au développement soient les premiers bénéficiaires de leur hausse programmée.

ii.   Les crédits de l’aide publique au développement peuvent utilement financer des projets concernant la sécurité et la justice

Aux yeux des rapporteurs, il n’y a pas de contradiction entre l’affectation de crédits à l’aide publique au développement et leur emploi à des projets concernant la justice ou la sécurité intérieure. Si certains y voient un « mélange des genres », ils observent que la consolidation des capacités d’un État en matière de sécurité intérieure ou la consolidation de son appareil judiciaire sont conformes à lobjectif de développement durable n° 16, inscrit à l’« Agenda 2 030 » adopté par l’Assemblée générale des Nations-Unies le 25 septembre 2015, que présente l’encadré ci-après.

L’objectif de développement durable n° 16

Objectif n° 16 : Promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et inclusives aux fins du développement durable, assurer l’accès de tous à la justice et mettre en place, à tous les niveaux, des institutions efficaces, responsables et ouvertes à tous.

L’objectif est décliné en douze cibles :

16.1 Réduire nettement, partout dans le monde, toutes les formes de violence et les taux de mortalité qui y sont associés

16.2 Mettre un terme à la maltraitance, à l’exploitation et à la traite, et à toutes les formes de violence et de torture dont sont victimes les enfants

16.3 Promouvoir létat de droit aux niveaux national et international et donner à tous accès à la justice dans des conditions d’égalité

16.4 D’ici à 2030, réduire nettement les flux financiers illicites et le trafic darmes, renforcer les activités de récupération et de restitution des biens volés et lutter contre toutes les formes de criminalité organisée

16.5 Réduire nettement la corruption et la pratique des pots-de-vin sous toutes leurs formes

16.6 Mettre en place des institutions efficaces, responsables et transparentes à tous les niveaux

16.7 Faire en sorte que le dynamisme, l’ouverture, la participation et la représentation à tous les niveaux caractérisent la prise de décisions

16.8 Élargir et renforcer la participation des pays en développement aux institutions chargées de la gouvernance au niveau mondial

16.9 D’ici à 2030, garantir à tous une identité juridique, notamment grâce à l’enregistrement des naissances

16.10 Garantir l’accès public à l’information et protéger les libertés fondamentales, conformément à la législation nationale et aux accords internationaux

16.12 Appuyer, notamment dans le cadre de la coopération internationale, les institutions nationales chargées de renforcer, à tous les niveaux, les moyens de prévenir la violence et de lutter contre le terrorisme et la criminalité, en particulier dans les pays en développement

16.13 Promouvoir et appliquer des lois et politiques non discriminatoires pour le développement durable

Source : Organisation des Nations-Unies.

Les rapporteurs relèvent d’ailleurs que le général Salif Traoré, ministre malien de la sécurité intérieure, a estimé devant eux que dans un contexte où les chantiers classiques daide au développement sont difficiles à mettre en œuvre en raison de linsécurité réelle ou crainte, un basculement dune part de laide au développement vers des projets dans le secteur de la sécurité serait une excellente chose. Le ministre a d’ailleurs suggéré que l’AFD elle-même s’y engage.

Plus précisément, les besoins du Mali dans le domaine de la sécurité intérieure portent selon lui sur linfrastructure ‒ afin de construire des points d’appui formant un maillage du territoire en points forts, plutôt qu’en multiples petits postes vulnérables disséminés sur le territoire ‒ ainsi que sur léquipement des forces, y compris en matière de mobilité et d’armement individuel. S’agissant en revanche de formation, l’EUCAP Sahel Mali et la France, chacun à son niveau, fournissent déjà à ses yeux un appui suffisant aux forces maliennes.

c.   Conformément à la stratégie de la France, un effort exceptionnel mérite d’être consenti, dans l’aide au développement, aux projets intéressant la sécurité et la justice au Sahel

À l’occasion de leur déplacement dans le Sahel, notamment au Mali les rapporteurs ont pu passer en revue nombre de projets soutenus par la France en matière de soutien à la consolidation des capacités locales de sécurité intérieure et de l’appareil judiciaire ; ces programmes leur ont tous paru du plus grand intérêt.

Les rapporteurs ont cependant pu constater que d’autres projets, pourtant identifiés par la force Barkhane comme étant de grand intérêt sur le plan de la sécurité, ne trouvent pas encore de financements. Il ne s’agit pas nécessairement d’infrastructures telles que des commissariats ou d’équipements destinés directement aux forces de sécurité intérieure ; il peut s’agit, simplement, d’infrastructures civiles classiques, mais identifiées par les militaires français comme de grand intérêt pour la stabilisation d’une zone. Tel est le cas de certains projets d’infrastructures qui pourraient concourir au désenclavement de régions entières, à l’image de la rénovation de la route nationale n° 16 reliant Gao ‒ principal point d’appui des armées françaises ‒ au sud du pays.

Le colonel Raphaël Bernard, représentant du commandant de la force Barkhane à Gao, a ainsi fait valoir qu’à ses yeux, le désenclavement routier de Gao constitue lun des axes daction prioritaires pour le développement de la région. En effet, Gao est relié au sud par la route nationale n° 16, mais celle-ci n’est pas goudronnée sur toute sa longueur et se trouve être maîtrisée par des coupeurs de route. Or, de façon cohérente avec le poids démographique su Sud dans la population malienne, les autorités maliennes ont tendance à privilégier le Sud dans l’allocation des ressources disponibles pour des projets d’infrastructures. Le colonel Sidiki Samaké, gouverneur de la région de Gao, a d’ailleurs indiqué que le gouvernement malien avait un temps envisagé de rénover certains tronçons de cette route, décrite comme le « cordon ombilical » de Gao mais en piteux état, avec l’appui de la coopération turque, mais qu’il a reporté le lancement de ces travaux en raison d’une réallocation des crédits décidée en urgence, en réponse à un mouvement social majeur dans la région de Kayes, dans le sud-ouest du pays.

Pourtant, a fait valoir le colonel, le désintérêt de Bamako se conjugue en l’espèce à l’intérêt des groupes armés terroristes, lennemi nayant aucun intérêt au désenclavement de la zone de Gao. En effet, la coupure des liaisons et lenclavement de Gao font très directement le jeu des terroristes ; à cet égard, il en va des liaisons routières autour de Gao comme, par exemple, de la destruction de la piste de Tessalit en 2015. En outre, si l’on veut renforcer le sentiment de sécurité des populations, la sécurisation d’une route essentielle au développement de la région est, pour la force Barkhane, plus efficace que l’annonce de neutralisations de terroristes dans des oueds lointains.

Les rapporteurs sont bien conscients de ce que les moyens de l’AFD ne sont pas illimités, et de ce que l’Agence, en conséquence, doit hiérarchiser les nombreux projets qui lui sont présentés. Le conseiller du commandant de la forces Barkhane pour le développement a fait valoir par exemple que, dans la région de Gao, 60 % de la population de Ménaka n’a pas accès à de l’eau potable et que cette situation crée des tensions en son sein, ainsi qu’un sentiment d’abandon de la part de Bamako.

Les rapporteurs estiment cependant qu’un surcroît d’investissement dans des projets d’aide au développement identifiés comme concourant à la sécurité intérieure des théâtres d’engagement de nos forces pourraient utilement financer des projets tels que la rénovation de la route nationale n° 16 au Mali.

2.   Via d’autres opérateurs de l’État, pour des projets nécessitant des décaissements rapides en aval des opérations militaires

Les rapporteurs saluent les efforts consentis par l’AFD en vue d’accélérer le décaissement de ses fonds pour des projets d’urgence dans des zones de crise telles que le Sahel. Ils n’en estiment toutefois pas moins justifié que l’État conserve une capacité d’engagement direct de crédits, par nature plus rapide que les procédures imposées aux institutions financières et applicables à l’AFD.

Non qu’il faille, à leurs yeux, restaurer un ministère de la Coopération, avec les doublons administratifs que cela supposerait. Mais il leur paraît conforme à la logique du continuum que l’État puisse engager dans l’urgence des projets de moindre ampleur que ceux de l’AFD. À cet égard, il serait légitime renforcer la place du CDCS dans le continuum qui se forme entre les actions de CIMIC, les projets de stabilisation et les programmes de développement. Certes, ces projets n’ont ni la même ampleur, ni tout à fait la même finalité ; mais, matériellement, ils sont parfois de nature comparable. De façon générale, les cloisonnements ‒ tant organiques que budgétaires ‒ existant dans ces domaines ne sont pas absolument étanches, et mériteraient d’être encore assouplis.

a.   Les moyens à la disposition directe et immédiate de l’État pour la conduite de projets

i.   Le choix français de concentrer l’essentiel de ses moyens d’aide publique au développement aux mains de l’AFD

Si la France a fait le choix de concentrer l’essentiel de ses moyens d’aide publique au développement aux mains de l’AFD, d’autres puissances ont conservé une capacité d’engagement directe, par l’État, d’une part de ces ressources. Dans son rapport public thématique de 2019, la Cour des comptes souligne d’ailleurs que « lAFD concentre à elle seule lessentiel des moyens de lAPD française, à la différence de lorganisation choisie par dautres pays, comme le Royaume-Uni où le Département pour le développement international (DFID) est un service de ladministration britannique du secrétaire dÉtat pour le Développement international, ou lAllemagne, où une agence de développement coexiste avec un ministère de la Coopération ».

Certes, lAFD est placée sous la tutelle de lÉtat. Mais les rapporteurs observent que la portée effective de cette tutelle a fait l’objet de controverses. La Cour des comptes, dès 2010, avait constaté des lacunes dans le cadrage et le suivi stratégique interministériel de l’Agence par ses tutelles[21]. Son rapport public annuel de 2019 rappelle encore que « dès lors quil a choisi de déléguer la mise en œuvre de sa politique daide bilatérale à lAFD, lÉtat doit exercer la tutelle de son opérateur de manière plus efficace et mieux coordonnée entre les ministères des Affaires étrangères et de lÉconomie, pour sassurer que laction de lAFD sinscrit bien dans le cadre de ses priorités ». La Cour note que la réunion du CICID en 2016 et 2018 va dans ce sens, mais estime que « sa tenue effective et régulière devra se confirmer pour que lAgence ne soit plus en position de se substituer à ses tutelles ministérielles ». Le directeur de l’Afrique et de l’océan Indien a estimé quant à lui que si l’AFD ne répond pas à tous les projets qui lui sont soumis, c’est parfois parce que ses moyens ne sont pas illimités ou qu’aucun opérateur n’est en mesure de mettre en œuvre le programme, plutôt que pour des raisons de faiblesse de sa tutelle.

Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que les règles de gestion applicables à lAFD créent des contraintes qui ne pèsent pas sur l’État quand il engage lui-même des crédits. Ces contraintes se traduisent dans les délais dintervention de lAgence, que reflètent ses taux de décaissement. Il a été indiqué aux rapporteurs qu’un récent rapport conjoint de l’inspection générale des Finances et de celle des Affaires étrangères aurait montré que seuls 26 % des crédits dits d’urgence de l’AFD ouverts en janvier 2017 auraient été décaissés en décembre 2018.

ii.   L’intérêt, pour l’État, de conserver une capacité significative d’engagement direct de crédits

Aux yeux de plusieurs des interlocuteurs des rapporteurs, le système actuel de gestion des aides durgence ne donne pas aujourdhui à lÉtat les moyens de prendre et de mettre en œuvre souverainement et rapidement ses décisions, dans la mesure où le ministère des Affaires étrangères ne dispose pas de grandes marges de manœuvre pour financer des projets qu’il pourrait juger pertinents et urgents. Cette situation peut poser des difficultés dans deux cas :

‒ celui où l’urgence du projet est difficilement compatible avec les délais résultant des procédures applicables à l’AFD ;

‒ celui où un projet vu comme prioritaire par les Affaires étrangères (voire les Armées) ne s’insérerait pas aisément dans la hiérarchie des priorités de l’AFD.

Aux yeux des rapporteurs, veiller à ce que lÉtat dispose dune capacité dengagement budgétaire en urgence constitue un des enjeux des réflexions actuelles sur le continuum entre sécurité et développement. Tel est l’intérêt du CDCS. Celui-ci, a fait valoir son directeur, consomme l’intégralité et jouit d’une certaine agilité dans leurs procédures d’engagement, à trois égards :

‒ des mécanismes dinstruction très rapides ;

‒ le caractère de « boucle courte » de ses processus de décision, qui permet un engagement rapide des fonds ;

‒ des mécanismes de décaissement très rapides.

La spécificité de l’action du centre tient ainsi à :

‒ son habitude de travailler dans lurgence, héritée de la mission première du centre, à savoir la protection de la sécurité des Français en cas de crise. Le tempo de l’action du centre est à ce titre très différent de celle de l’AFD, par exemple ;

‒ la maîtrise des dimensions symboliques, donc politiques, de l’action. À titre d’exemple, reconstruire l’hôpital de Raqqa sert non seulement à répondre aux besoins de santé des populations, mais surtout à contredire la propagande locale de Daech, selon laquelle (schématiquement) les Occidentaux ne bombardent les populations que pour les abandonner ensuite.

D’ailleurs, l’un des RETEX des opérations en cours et de la comparaison des actions de stabilisation conduites par la France et par l’Allemagne montre que la rapidité des processus d’instruction, de décision et de décaissement constitue l’un des atouts français majeurs, permettant à notre pays d’obtenir des résultats sans rapport avec la modicité relative des crédits engagés.

Le CDCS élabore et met en œuvre des programmes de stabilisation financés notamment par le fonds d’urgence humanitaire, ainsi que d’autres fonds spécifiques. Les crédits ainsi gérés par le centre étaient constitués en 2019 d’un socle de crédits budgétaires ‒ pour 45 millions d’euros environ ‒, ainsi que de divers financements spécifiques portant le volume financier total piloté par le centre à près de 90 millions d’euros. Pour 2020, ce socle budgétaire est nettement accru, pour atteindre 80 millions deuros environ.

À titre de comparaison, selon le directeur du CDCS, les Allemands consacrent environ 700 millions deuros par an à leurs actions de stabilisation. Certes, l’agilité des procédures d’engagement des crédits constitue pour les équipes du CDCS un facteur d’efficience que n’ont peut-être pas tous leurs homologues étrangers. Mais, aux yeux des rapporteurs, l’écart entre l’effort budgétaire en France et en Allemagne conduit à s’interroger sur le point de savoir si, dans l’allocation des crédits du programme 209 « Solidarité à l’égard des pays en développement », une plus grande part ne pourrait pas être légitimement faite aux instruments d’urgence gérés directement par l’État.

Une telle orientation serait d’ailleurs utile dans la perspective de l’effort d’investissement exceptionnel dans le renforcement de la sécurité intérieure et de la justice au Sahel, que les rapporteurs appellent de leurs vœux.

Certaines missions ont d’ailleurs déjà été transférées de l’AFD au CDCS ‒ et, avec elles, les crédits correspondants ‒ : le directeur du CDCS a cité l’exemple de missions de déminage, financées auparavant par une enveloppe de l’AFD, aujourd’hui placées sous la responsabilité du centre et financées par une augmentation du montant du fonds d’urgence humanitaire.

b.   Le cloisonnement traditionnel entre l’aide publique au développement et la coopération de sécurité et de défense mérite d’être assoupli

Traditionnellement, l’aide publique au développement et la coopération de sécurité et de défense sont deux politiques bien distinctes, tant du point de vue des structures administratives que dans la nomenclature budgétaire. Cette distinction historique est aujourdhui remise en cause ; selon le général Didier Brousse, certains plaident même en faveur d’un décloisonnement complet, faisant valoir d’ailleurs que l’Agence française de développement a pour mission de mettre en œuvre les objectifs de développement de l’ONU, y compris l’objectif de développement durable n° 16. Le général, lui-même, a recommandé à tout le moins un assouplissement de ce cloisonnement : à ses yeux, la prochaine loi sur l’aide publique au développement pourrait utilement rompre avec « une vision passéiste des cloisonnements administratifs » et intégrer pleinement la sécurité aux différentes dimensions du développement.

Il a d’ailleurs fait valoir qu’aujourdhui déjà, laction de la DCSD sinscrit souvent dans une logique damorce de projets pour lesquels lAFD intervient au moment de leur « montée en puissance ». Les crédits du programme 105 « Action de la France en Europe et dans le monde », dont l’emploi par la DCSD peut être très rapide, permettent en effet d’engager avec beaucoup de souplesse des programmes relativement peu coûteux de formation ‒ par exemple en matière de police des pêches ‒ ou d’équipement ‒ par exemple en fournissant des radars pour les sémaphores. À l’inverse, l’élaboration d’un projet de l’AFD prend plusieurs mois, voire plusieurs années, mais se traduire par des investissements d’un montant important, en relais des chantiers ouverts par la DCSD.

Sur le plan budgétaire, le cloisonnement entre l’aide au développement et la coopération de sécurité et de défense n’est pas absolu. D’ores et déjà, selon le général Didier Brousse, la DCSD met en œuvre 2,5 millions deuros de crédits daide publique au développement, notamment pour des actions de sécurité civile.

De surcroît, une part des dépenses de la DCSD au titre du programme 105 porte sur des domaines relevant de laide publique au développement au sens que lui donne le comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. La DCSD évalue à 19 millions d’euros ses dépenses « CADables », c’est-à-dire éligibles à une prise en compte au titre de l’évaluation de l’effort français en matière d’aide publique au développement. Il s’agit notamment des actions de RSS touchant aux douanes ou à la justice. Pour les rapporteurs, ces sommes pourraient être prises en charge directement par lAFD, soulageant le programme 105 de certaines dépenses.

III.   DÉVELOPPER la PRÉVENTION DES CRISES DANS LES ZONES DE FRAGILITÉ, Y COMPRIS dans l’environnement DE noS OUTRE-MER

Les travaux récents sur l’aide au développement et le traitement des situations de fragilité font apparaître une attention croissante à la prévention des crises, en amont, en complément des efforts faits pour leur traitement. La prévention fait d’ailleurs partie de notre posture stratégique : ne serait-ce que pour les armées, elle est identifiée comme une des fonctions stratégiques de notre outil de défense par les Livres blancs et la Revue stratégique successifs. Aux yeux des rapporteurs, un des enjeux à l’œuvre en la matière tient à éviter que notre agenda stratégique soit subi, c’est-à-dire déterminé par les urgences des crises successives ; outre que la prévention des crises est moins coûteuse que leur traitement, elle peut en effet permettre de ménager davantage de part à linitiative, à la liberté daction.

Ainsi, un effort de prévention se justifie particulièrement :

‒ dans l’environnement des théâtres de crises, afin de parer les risques de contagion de l’instabilité ;

‒ partout où la France, puissance mondiale, possède des intérêts, et particulièrement dans lenvironnement régional de nos outre-mer.

La prévention des crises gagne à s’appuyer sur une organisation décloisonnée de l’action de l’État, suivant la logique de continuum qui inspire désormais la gestion des crises en cours. Dans cette organisation, nos outre-mer, et les moyens dont l’État y dispose, peuvent jouer un rôle de premier rang.

A.   Un effort de prÉvention des crises est utile et judicieux

La stratégie précitée de 2018 définissant l’approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés définit la prévention comme recouvrant « les actions de “pérennisation de la paix”, à savoir “des activités permettant de prévenir le déclenchement, lintensification, la poursuite ou la récurrence des conflits, de sattaquer à leurs causes profondes, d’aider les parties à mettre fin aux hostilités, de veiller à la réconciliation nationale et de s’engager sur la voie de lapaisement, de la reconstruction et du développement », reprenant les termes de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies n° 2282 en date du 27 avril 2016.

Investir dans la prévention des crises est à la fois utile ‒ non seulement pour éviter des drames humains, mais aussi pour éviter de subir l’enchaînement d’urgences successives ‒, et efficient, c’est-à-dire économe de nos forces.

1.   Utile, pour éviter de subir l’enchaînement des crises

Dans leur rapport précité, nos collègues Gwendal Rouillard et Yves Fromion soulignaient que « plus le traitement dune crise est précoce, moins ses conséquences sont graves pour la population qui la subit et moins le coût en est élevé pour le ou les pays qui la traitent ». Suivant cette logique, la prévention des crises doit viser à corriger des situations de fragilité avant que celles-ci ne dégénèrent en crise.

a.   Une réponse à une vaste gamme de situations de fragilité

La stratégie précitée de 2018 reconnaît la communauté internationale ne s’accorde pas sur une définition unique des fragilités, et fait le choix de prendre pour référence celle du « cadre de l’OCDE sur la fragilité »[22]. Elle justifie cette préférence par la pertinence de lapproche « multidimensionnelle et globale (affectant tous les États et toutes les sociétés à des degrés divers et à différentes échelles géographiques) » qui sous-tend la définition de l’OCDE. La stratégie reprend donc de la notion de fragilité la définition suivante : « la conjonction dune exposition à des risques et dune capacité insuffisante de lÉtat, dun système ou dune communauté à gérer, absorber ou atténuer ces risques », précisant que « la fragilité peut avoir des conséquences dommageables comme la violence, la déliquescence des institutions, des déplacements, des crises humanitaires ou dautres situations durgence ».

Comme l’explique la stratégie, les risques et les capacités en jeu dans cette définition sont « mesurés à laune de cinq dimensions : économique, environnementale, politique, sécuritaire et sociétale », précisant que le modèle de l’OCDE « se veut aussi systémique : les cinq dimensions de la fragilité y sont interconnectées et sinfluencent mutuellement ». Le tableau ci-après présente en détail ces cinq dimensions.

Cadre de l’OCDE sur la fragilitÉ

Dimension

Description

Économique

Vulnérabilité face aux risques induits par les faiblesses des fondations économiques et du capital humain (chocs macroéconomiques, croissance inégalitaire ou chômage élevé des jeunes par exemple).

Environnementale

Vulnérabilité face aux risques environnementaux, climatiques et sanitaires qui influent sur la vie et les moyens d’existence des citoyens. Il s’agit notamment des catastrophes naturelles, de la pollution et des épidémies.

Politique

Vulnérabilité aux risques inhérents aux processus, événements ou décisions politiques ; déficit d’inclusion sur le plan politique (y compris des élites) ; niveau de transparence, de corruption et de capacité de la société à s’adapter au changement et à éviter l’oppression.

Sécuritaire

Vulnérabilité de la sécurité globale face à la violence et à la criminalité, notamment la violence politique et la violence sociale.

Sociétale

Vulnérabilité face aux risques qui menacent la cohésion induite par des inégalités verticales et horizontales inégalités entre des groupes culturellement définis ou construits et fractures sociales, etc.

Source : OCDE, « États de fragilité 2016 : comprendre la violence », 2017.

Cette définition est donc large, voire « universelle » ; c’est d’ailleurs là une des raisons qui conduisent les rédacteurs de la stratégie à ne pas dresser de liste nominative des États présentant des fragilités.

b.   Une approche qui correspond particulièrement bien aux environnements régionaux des théâtres de crise et de nos outre-mer

Comme le dit la stratégie de 2018, « la priorité donnée aux situations de fragilité dans la coopération française a été, en outre, inscrite dans la loi dorientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale du 7 juillet 2014 et réaffirmée par le CICID réuni le 8 février 2018 ». Aux yeux des rapporteurs, deux catégories de régions méritent un effort particulier au titre de la politique de prévention des crises :

‒ les abords de nos théâtres de gestion de crise, notamment afin d’éviter la contagion de l’instabilité ;

‒ les environnements régionaux de nos outre-mer, en raison de l’impact possible de crises sur nos territoires, et conformément à une stratégie de renforcement des liens entre nos outre-mer et les États voisins que poursuit l’AFD.

i.   L’utilité d’un effort de prévention pour éviter la contagion des crises autour de leurs foyers

La crise du Sahel peut être vue comme emblématique du risque de contagion d’une crise aux régions fragilisées de son environnement. En effet, sans prétendre épuiser les analyses possibles de la crise qui y sévit, on peut voir la crise survenant au Nord du Mali ‒ déjà fragile ‒ comme une conséquence du reflux vers le sud de combattants désœuvrés par la suite de la chute du régime libyen en 2011, avant que la même dynamique de contagion ne fassent basculer dans la crise les régions voisines du centre du Mali, puis du nord du Burkina Faso et de l’ouest du Niger ‒ régions dont les fragilités ont été évoquées.

Aujourd’hui, la question de savoir jusquoù les groupes armés terroristes chercheront à étendre leur zone dinfluence demeure ouverte.

D’un côté, les États côtiers d’Afrique de l’ouest ‒ du Sénégal au Nigéria ‒ pourraient les attirer par leurs richesses ‒ plus grandes que celles du Sahel ‒ et par leur caractère forestier, qui permettrait aux katibas de « s’évanouir dans la nature » encore plus facilement que les paysages arides de la bande sahélo-saharienne. D’ailleurs, on a d’autant plus de mal à imaginer Al-Qaïda ou Daech borner leurs ambitions à l’installation d’un califat au Mali, que celui-ci ne recèle pas autant de richesses à capter que n’en avait le Proche-Orient. En outre, le commandement de la MINUSMA à Gao a alerté les rapporteurs sur le fait qu’à ses yeux, la Coordination des mouvements de l’Azawad (groupe armé pourtant signataire d’un accord de paix et de réconciliation avec le gouvernement de Bamako) poursuit une stratégie d’expansion politique et militaire vers le sud, sans d’ailleurs rencontrer de réticences majeures de la part des populations.

Mais, d’un autre côté, plusieurs hauts responsables français ont dit aux rapporteurs ne pas croire à une poussée sans fin de l’ennemi vers le sud, ne serait-ce que parce qu’une part de l’adversaire a des racines territoriales très profondes : « les Peuls nont pas dautre horizon que le Sahel ». Selon eux, ni Al-Qaïda ni Daech n’ont de stratégie véritablement globale car nombre de leurs membres « ne voient pas plus loin que le bout de leur oued ». En outre, si les groupes armés terroristes poursuivaient une stratégie de descente vers le sud, la logique voudraient qu’ils cherchent à « fixer » les Français au nord ; mais tel ne semble pas être le cas.

Il n’en demeure pas moins que si le risque de contagion de la crise aux États côtiers proches du Sahel nest pas certain, il serait imprudent de lécarter tout à fait. Or plusieurs de ces États présentent en effet des fragilités au sens de la stratégie de 2018 ; auprès d’eux, un effort de prévention des crises est donc utile.

ii.   La nécessité d’un effort de prévention des crises dans les environnements régionaux de nos outre-mer

Les environnements régionaux de nos outre-mer comprennent des États dont la situation répond bien à la définition de la fragilité retenue par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. On pourrait citer, par exemple, le cas d’Haïti, voisin proche des Antilles françaises, où l’ONU n’a mis fin qu’en octobre 2019 à quinze ans d’opérations de stabilisation.

Plus généralement, l’AFD recense de la façon suivante les domaines dans lesquels la situation de notre outre-mer peut être affectée par celle de leurs voisins :

‒ dans le domaine de la santé, les trois « bassins » géographiques dans lesquels s’inscrivent nos outre-mer « subissent des épidémies répétées » ‒ « on se souvient encore du Chikungunya en 2004 dans l’océan Indien et de Zika en 2016 dans l’Atlantique » ;

‒ la question des flux migratoires entre les territoires ultramarins français et les pays voisins concerne plus particulièrement deux territoires : la Guyane et Mayotte. Comme le fait valoir l’Agence, « la perméabilité des frontières, la géographie du territoire et la culture du fleuve favorisent un important phénomène dimmigration clandestine sur le plateau des Guyanes », tandis que, rapporte-t-elle, « les mobilités sont prégnantes à Mayotte et recomposent la population » ;

‒ d’autres « phénomènes transfrontaliers, dordre sécuritaire, relient les territoires », l’Agence citant la piraterie, la pêche illégale, l’orpaillage illégal ou encore « des trafics de drogues, de matières premières et de clandestins ».

De surcroît, les écarts de revenu par habitant entre les outre-mer français et les États de leur environnement régional, que présente le tableau ci-après, font apparaître des écarts de richesse le plus souvent nets, qui reflètent des écarts de développement parfois marqués.

Les outre-mer français et leurs environnements rÉgionaux
Donnés dÉmographiques et Économiques

PIB en milliards de dollars ; Population en millions d’habitants ; PIB par tête en dollars constants

Territoires

PIB

Population

PIB par tête

Océan Atlantique

117,9

24,1

4 882

dont CDOM

25,4

1,1

24 990

dont États étrangers

92,5

23

3 940

Océan Indien

48,1

28

1 747

dont CDOM

22,3

1

24 315

dont États étrangers

25,8

27

913

Océan Pacifique

50,3

12,3

3 781

dont CDOM

14,4

0,5

25 170

dont États étrangers

35,9

11,8

2 746

DCOM : départements et collectivités d’outre-mer.

Source : Agence française de développement, « Trois Océans ‒ Une stratégie régionale au service d’un monde en commun », 2019.

L’Agence a publié en 2019 une stratégie spécifique aux outre-mer français et à leur environnement régional, sous l’appellation de « stratégie des Trois Océans »[23]. La carte ci-après présente ce dispositif.

La cartographie sous-tendant la stratÉgie des Trois OcÉANs de l’AFD

Source : Agence française de développement, « Trois Océans ‒ Une stratégie régionale au service d’un monde en commun », 2019.

On rappellera en effet que lAFD a compétence pour investir dans les départements et collectivités doutre-mer français. Le double enjeu de la stratégie précitée consiste donc non seulement à définir les axes guidant sa stratégie d’investissement dans ces territoires, mais aussi à articuler son intervention dans les États étrangers de leur environnement régional avec les besoins de nos outre-mer.

D’ailleurs, cette stratégie relève « des menaces dordre sécuritaire » dans les trois bassins concernés, soulignant qu’elles « sont source de déstabilisation » pour nos outre-mer comme pour les États voisins. Cest expressément « en déclinaison de lapproche Défense, Diplomatie, Développement » que l’Agence énumère ses champs d’investissement prioritaires :

‒ la surveillance des pêches et de la gestion des aires marines protégées ;

‒ le champ des migrations, dans lequel « lAFD pourra traiter des vulnérabilités économiques, sociales et environnementales à lorigine de flux migratoires et accompagner les organisations régionales et les États dans la mise en place de cadres de régulation ». À cette fin, l’Agence recherchera « les synergies avec les réseaux des diasporas » ;

‒ la « gouvernance », au titre de laquelle « lAFD pourra accompagner les organisations régionales avec lesquelles des liens de partenariats existent, pour renforcer leurs compétences et contribuer ainsi à en faire des acteurs-clefs ».

Ainsi, l’AFD ‒ acteur majeur du continuum entre sécurité et développement ‒ investit déjà dans l’environnement régional des outre-mer et y prend en compte les menaces d’ordre sécuritaire. Aux yeux des rapporteurs, cet investissement peut utilement contribuer à la prévention des crises.

2.   Judicieux, car prévenir est plus économe de nos forces que guérir

L’AFD fait valoir que la politique de prévention des crises revient, selon le consensus des experts, sept fois moins cher que le traitement d’une crise qui a déjà éclaté. À ce titre, la stratégie précitée de 2018 la qualifie même de « rentable », comme le montre l’encadré ci-après.

Investir dans la prévention des conflits : une nécessité stratégique et économique

La prévention des conflits est une nécessité dans un environnement géostratégique où les conflits entre États ont fait place à des conflits internes qui sont en net accroissement depuis 2010. En conséquence, le nombre de victimes civiles des conflits a doublé entre 2010 et 2016, de même que celui des réfugiés entre 2005 et 2016, augmentant par ailleurs le risque de contagion régionale. Une récente étude conjointe des Nations-Unies et de la Banque mondiale démontre que la prévention des conflits est « rentable » et propose trois grandes recommandations pour passer d’une approche de réponse aux crises à une approche préventive :

1. la prévention doit traiter les facteurs d’exclusion et d’inégalité et leur perception, ainsi que les faiblesses des institutions ;

2. les politiques de prévention doivent être inclusives dès leur formulation pour répondre en profondeur aux griefs de la population et diminuer le potentiel de mobilisation violente des groupes armés et des élites ;

3. mais surtout : la prévention exige un effort durable.

En termes d’acteurs, la prévention des conflits implique une véritable coordination entre les activités diplomatiques et de médiation, la sécurité et le développement, et se révèle plus efficace lorsqu’elle cherche à comprendre et à cibler ceux qui ont le plus grand intérêt à la paix : les communautés au niveau local.

Selon les résultats d’une étude de la Banque mondiale rapportés par la stratégie de 2018, « même dans le scénario pessimiste où la prévention ne serait efficace que dans 25 % des cas, elle permettrait de faire économiser cinq milliards de dollars par an à la communauté internationale (dommages évités et effort dassistance humanitaire ou de maintien de la paix non nécessaire) ». Dans un scénario intermédiaire où la prévention réussirait dans 50 % des cas à empêcher les conflits violents, le gain serait estimé à 33 milliards de dollars par an.

B.   La prÉvention des crises peut utilement de reposer sur une approche interministÉrielle et exploiter au mieux les capacitÉs de nos outre-mer

De même que le traitement des crises, leur prévention peut gagner à une approche globale des fragilités, reposant sur une organisation partenariale pour mettre en œuvre une politique interministérielle. Les méthodes de « comitologie “3D” » élaborées pour le traitement de la crise au Sahel peuvent être tout à fait pertinentes dans une démarche de prévention des crises. Les rapporteurs soulignent d’ailleurs l’intérêt particulier de nos outre-mer dans la mise en œuvre de telles démarches.

1.   Comme leur traitement, la prévention des crises peut s’inscrire dans un continuum entre sécurité et développement

Dans certains travaux en cours de prévention des crises, les acteurs français du continuum ont choisi de s’inspirer de la « comitologie “3D” » imaginée pour le traitement de la crise au Sahel ; cette approche interministérielle mérite d’être encouragée. Les rapporteurs tiennent aussi à souligner les enjeux de long terme qui s’attachent à un champ de coopération particulier : l’école.

a.   Des travaux interministériels de prévention des crises déjà en cours

Le responsable de la division des fragilités, des crises et des conflits de l’AFD, a expliqué aux rapporteurs que, d’ores et déjà, l’Agence s’attache à conduire des travaux d’anticipation en vue de la prévention des crises en lien avec les autres acteurs français du continuum entre sécurité et développement. Par exemple, elle conduit des études de risques par pays intégrant la stabilité du système financier et le contexte macroéconomique de ses zones d’intervention, ce que ne font pas toutes les institutions. Une telle démarche suppose de disposer de « capteurs », c’est-à-dire de moyens de rassembler une information à haute valeur ajoutée. Les services de l’État disposent eux aussi d’informations utiles ; tel est le cas des services diplomatiques, ou encore des services de renseignement. L’AFD partage d’ailleurs avec les militaires une culture de lanticipation et de la planification.

L’objectif ainsi poursuivi par l’Agence consiste à faire converger les outils de prévision à moyen terme des différentes institutions ‒ ceux que peuvent développer les Affaires étrangères, certains de ceux des Armées ainsi que les siens ‒ pour disposer danalyses partagées à horizon de trois ou quatre ans, ce qui est d’ailleurs cohérent avec la durée des projets d’investissement, par exemple en infrastructures. M. Charles Tellier a indiqué qu’un travail « pilote » est en cours sur les pays du golfe de Guinée. L’optique est, par exemple, de coordonner les interventions préventives sur les plans diplomatique, militaire et de développement afin que les populations du golfe de Guinée soient en mesure de résister aux menées des djihadistes.

b.   L’intérêt d’un accent sur la scolarité dans une optique de prévention des crises à moyen et long terme

Les rapporteurs sont convaincus que, dans la prévention des crises à long terme, beaucoup tient à l’éducation, c’est-à-dire à la solidité des systèmes scolaires.

i.   Une génération sans éducation peut être une « génération perdue » pour le développement et, partant, pour la stabilité

L’ennemi ne s’y trompe pas : comme l’a indiqué aux rapporteurs le général Salif Traoré, ministre malien de la Sécurité intérieure, les groupes armés terroristes semblent viser les écoles en priorité, parfois même avant les forces de sécurité intérieure, les juges, les chefs coutumiers et certains imams. À la date du déplacement des rapporteurs au Mali, l’UNICEF estimait ainsi que 900 écoles maliennes étaient fermées.

M. Lassine Bouaré, ministre malien de la Cohésion sociale, de la Paix et de la Réconciliation nationale, a ajouté que la fermeture des écoles publiques avait souvent pour corolaire l’ouverture d’écoles coraniques. Or, a-t-il fait valoir, ces établissements n’enseignant que le Coran n’offrent guère comme débouchés que l’alternative suivante : « religieux ou escroc ». La difficulté tient à ce que le nombre de religieux en exercice étant déjà suffisant pour répondre à la demande, il ne reste que la seconde voie pour nombre d’élèves, qui sont autant de recrues possibles pour les groupes armés terroristes. Le gouvernement a donc pour objectif de réouvrir des écoles publiques et de cantonner l’enseignement coranique à un rôle analogue à celui du catéchisme dans l’enseignement français, le ministre ne précisant toutefois pas quelles mesures concrètes le gouvernement entend prendre et de quels moyens il dispose à cette fin.

C’est ainsi que le délégué de l’Union européenne au Mali a expliqué que l’Union voit l’éducation des enfants maliens comme un enjeu stratégique : une génération privée décole et endoctrinée dans des madrassas est, à tout le moins, une génération perdue pour le développement et la stabilité du Mali. L’Union investit déjà quelques fonds dans le soutien au système scolaire et a pour ambition d’accroître son action en la matière ; il serait très utile qu’elle y investisse davantage.

ii.   L’éducation produisant ses effets dans le temps long, « mieux vaut prévenir que guérir » les défaillances des systèmes scolaires

Pour nombre d’observateurs, les difficultés de l’école publique dans un pays comme le Mali ne datent pas de la crise de 2012 : elles trouvent leurs racines dans les politiques dajustement structurel qui, sous l’impulsion des institutions financières internationales dans les années 1980, ont conduit nombre d’États sacrifier leurs investissements de long terme dans des services sociaux de base ‒ comme l’école ‒ au profit d’ajustements budgétaires de court terme. Ces choix regrettables, conjugués à une forte croissance démographique, ont largement fragilisé les systèmes scolaires de plusieurs États d’Afrique.

C’est de nombreuses années plus tard que se manifestent les effets de ces sous-investissements ; malheureusement, il est à craindre qu’ils soient durables, pour les générations qui n’auront pas bénéficié d’un niveau satisfaisant d’éducation.

Aussi les rapporteurs estiment-ils que, dans la prévention des crises, une attention particulière doit être portée à l’éducation. À cet égard, l’expertise de la délégation aux relations européennes et internationales et à la coopération du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse peut être très utile à la politique interministérielle de prévention des crises.

2.   L’effort de prévention peut utilement tirer parti de l’implantation de nos forces outre-mer

Les moyens entretenus par l’État dans les outre-mer ainsi que ceux des collectivités territoriales peuvent utilement être mis au service d’une politique de prévention des crises dans leur environnement régional.

a.   Les outre-mer concentrent nombre de moyens susceptibles d’être employés pour des missions de coopération, voire de gestion de crise

L’État et les collectivités territoriales entretiennent outre-mer des capacités qui, du fait de la géographie de nos territoires ultramarins, se trouvent à proximité d’États parfois fragiles.

i.   Les forces de souveraineté

Tel est le cas, par exemple, des forces de souveraineté. Comme le montre la carte ci-après, elles forment un réseau réparti sur les « Trois Océans », dont la répartition sur le globe est complémentaire de celle de nos forces de présence.

Principaux prÉpositionnements
et dÉploiements extÉrieurs des armÉes françaises

Source : secrétariat de la commission.

Ces forces de souveraineté conduisent d’ailleurs de nombreuses actions de coopération, que ce soit afin de renforcer la stabilité régionale, de consolider nos partenariats avec les États voisins ou de fournir aux états-majors des éléments utiles à une appréciation autonome des situations locales, notamment en identifiant au plus près des signaux faibles annonciateurs de crises profondes.

Ces actions de coopération permettent en outre de soutenir, dans les États voisins et partenaires, la constitution et la préparation opérationnelle de capacités susceptibles d’être engagées en opération de maintien de la paix et, ainsi, de concourir à la gestion des crises. Ainsi, par exemple, les forces aux Antilles consacrent une part importante de leur activité à des missions de coopération internationale en matière de lutte contre les narcotrafics.

On soulignera en particulier que les forces de souveraineté disposent de compétences d’ingénierie et de maîtrise d’ouvrage de haut niveau, dans des régions où celles-ci ne sont pas toujours très répandues. Ainsi, par exception au principe suivant lequel l’activité du SID est concentrée sur la réponse aux besoins de forces françaises, le général Bernard Fontan a indiqué que les unités et établissements du SID outre-mer peuvent, de façon ponctuelle et dans leur environnement régional, apporter un appui technique, en conseil à la maîtrise d’ouvrage, sur sollicitation du commandement supérieur des forces. Par exemple, aux Îles Éparses, le SID a pu apporter un service d’assistance à maîtrise d’ouvrage dans un projet visant l’autonomie énergétique.

ii.   Les moyens des autres services publics outre-mer

Les autres services de lÉtat présents outre-mer contribuent régulièrement à des actions de coopération. Ainsi, une part des 2 500 actions de coopération technique conduites chaque année par la DCI est opérée par des personnels de la police, de la gendarmerie ou de la sécurité civile en poste au plus près des bénéficiaires de la coopération. Il en va de même, par nature, des missions de coopération opérationnelle, par exemple de celles menées en matière de trafics de stupéfiant.

De façon générale, des moyens civils et militaires stationnés dans les outre-mer français peuvent être employés à la gestion de crises ou de catastrophes dans les États voisins. Ainsi, par exemple, de moyens civils et militaires de La Réunion employés au Mozambique dans les opérations de gestion des récentes crises cycloniques. De même, le directeur du CDCS a indiqué que le centre a prépositionné outre-mer des stocks de matériels utiles à la gestion de crise qui ont vocation à être employés indifféremment sur le territoire national, en lien avec les préfectures et la Croix-Rouge par exemple, ou dans les États voisins.

Pour les rapporteurs, peut-être y aurait-il des compétences à utiliser davantage dans les forces outre-mer ; pourquoi, par exemple, dépêcher des pompiers de Paris plutôt que des pompiers de la Martinique pour gérer une crise en Haïti ?

b.   Les outre-mer possèdent des capacités et des savoir-faire spécifiques, particulièrement adaptés à certaines formes de coopération

Les rapporteurs soulignent qu’en plus de concentrer nombre de moyens de l’État, les outre-mer français possèdent également des savoir-faire et des capacités spécifiques qui pourraient être particulièrement adaptés à la coopération et à l’aide au développement avec certains pays partenaires. Tel est le cas, par exemple, du service militaire adapté ; de façon générale, les savoir-faire liés à des traits géographiques ou climatiques propres aux outre-mer peuvent utilement servir à enrichir l’offre française de coopération et d’aide au développement auprès de partenaires dont le territoire présente des traits comparables.

i.   Le modèle du service militaire adapté

Une forme de dispositif militaire d’insertion professionnelle mise en œuvre spécifiquement dans les outre-mer français : le service militaire adapté (SMA), que présente l’encadré ci-après. Aux yeux des rapporteurs, le modèle du SMA pourrait fort bien être promu par la coopération française.

Le service militaire adapté, spécificité des outre-mer

● Une structure militaire d’insertion socio-professionnelle des jeunes

Le service militaire adapté (SMA) est un dispositif militaire d’insertion socioprofessionnelle destiné aux jeunes de 18 à 25 ans les plus éloignés de l’emploi au sein des outre-mer français. Il prendre en charge 30 % d’illettrés au minimum ; les effectifs recensés en 2015 en comptaient 36 %, ce taux atteignant même 52 % en Guyane.

La mission du SMA est de faciliter linsertion socioprofessionnelle du stagiaire : en emploi durable (CDI ou CDD de plus de six mois), en emploi de transition (CDD de un à six mois) ou en poursuite de formation qualifiante. Il a également deux missions complémentaires :

– participer aux plans civils de gestion des crises : à ce titre, il a été mobilisé dans le cadre de la lutte contre le chikungunya en 2007 à La Réunion, en Haïti en 2010, et en Martinique en 2014 contre l’invasion d’algues sargasses ;

– contribuer à la mise en valeur des outre-mer, ce qui consiste pour les compagnies de travaux des régiments du SMA à assurer des « chantiers de limpossible » (telle la construction d’infrastructures dans des espaces à la géographie très hostile) trop coûteux pour les maîtres d’ouvrage publics ou trop complexes pour les entreprises locales de travaux publics.

La formation professionnelle dont bénéficient les stagiaires du SMA est dispensée soit au sein même des régiments, soit dans le cadre de partenariats avec tous types de structures de formation présentes sur les territoires concernés, notamment des centres de formation d’apprentis (CFA). Cette organisation permet d’optimiser les capacités locales de formation, en évitant les doublons et en élargissant le spectre des formations proposées, qui s’étend aujourd’hui à 52 métiers – étant entendu que la politique du SMA consiste à ne former qu’à des métiers pour lesquels des débouchés locaux existent effectivement.

● L’organisation et l’action du SMA suivent les trois principes suivants :

– la « militarité », vue comme « un atout pour lemployabilité » : le SMA est une structure pleinement militaire, dont l’organisation régimentaire et les personnels (qu’il s’agisse de l’encadrement ou des volontaires stagiaires du SMA) sont militaires ;

– la globalité des compétences : le SMA a vocation à inculquer aux jeunes des compétences à la fois sociales et professionnelles ;

– lemployabilité comme but principal : l’accent est mis sur l’emploi, plus encore que sur le diplôme.

● Le SMA comprend huit unités : six régiments (en Guyane, à la Martinique, en Guadeloupe, à la Réunion, en Nouvelle Calédonie et en Polynésie française), un bataillon (à Mayotte) et un détachement (à Périgueux).

S’il a été maintenu après la suspension du service national, c’est à la demande unanime des représentants des territoires ultramarins, conscients de l’attachement des populations ultramarines à ces unités.

Source : avis n° 2265, tome IV, présenté par notre collègue Joaquim Pueyo sur les crédits de l’armée de terre inscrits au projet de loi de finances pour 2015.

ii.   Les savoir-faire propres aux outre-mer

La répartition géographique des outre-mer français est telle, que dans nombre de secteurs ‒ tels que, par exemple, la climatologie, la santé, l’agriculture, le tourisme, ou l’aménagement du territoire ‒, les outre-mer possèdent des savoir-faire très différents de ceux de la métropole. Il en va en quelque sorte de leur développement comme de l’histoire selon un célèbre propos prêté à Napoléon : « la géographie commande ». Le climat tropical, par exemple, détermine largement l’activité et l’organisation du secteur agricole.

Or nombre d’États présentant des situations de fragilité partagent avec nos outre-mer certains traits géographiques.

Aussi peut-on trouver dans nos outre-mer des savoir-faire particulièrement adaptés à l’offre française d’aide au développement et de coopération, y compris via des acteurs économiques privés. Le cas d’un entrepreneur spécialisé dans la production de bananes au Congo après l’avoir été en Martinique, que les rapporteurs ont entendu, en constitue un bon exemple.

IV.   METTRE EN ŒUVRE NOTRE STRATÉGIE SUIVANT UNE DÉMARCHE d’authentique PARTENARIAT

Pour les rapporteurs, in fine, la crise que traverse le Sahel a des ressorts politiques avant tout ; la traiter suppose de lever des freins politiques qui, à défaut limiteront grandement la portée de l’action de la France et de ses partenaires internationaux. On pourrait résumer leur pensée en disant qu’un « cessez-le-feu politique » est le préalable de toute forme de stabilisation durable.

Comment un État souverain peut-il être amené par ses partenaires à mettre de la (bonne) volonté politique dans la résolution d’une crise qui le frappe ? Là réside tout l’enjeu de l’établissement d’une relation authentiquement partenariale, c’est-à-dire mutuellement respectueuse.

A.   Le principal frein au succÈs de notre stratÉgie de gestion de crise est en RÉALITÉ de nature POLITIQUE

Les rapporteurs tirent de leurs travaux la conclusion qu’en réalité, le règlement d’une crise telle que celle qui frappe le Mali est avant tout une question politique et, ce, à deux égards au moins :

‒ les rapporteurs ont pu constater, sur le théâtre de l’opération Barkhane, qu’aux yeux des responsables français des différents domaines de coopération constituant le continuum entre sécurité et développement, le principal absent dans ce continuum est souvent l’État partenaire lui-même ‒ en l’espèce, le Mali. Non qu’il refuse la coopération, mais le frein réside dans les dysfonctionnements de son appareil administratifs et militaire. Certains de ces dysfonctionnements tiennent certes à des questions de ressources publiques ou à la situation du théâtre ; mais d’autres ont des racines plus profondes, dans des pratiques administratives éloignées des standards de la « gouvernance démocratique » et que seule une ferme volonté politique pourrait corriger ;

‒ mais quand bien même un État comme le Mali mettrait sur pied des administrations et des forces robustes, déployées sur l’ensemble de son vaste territoire, une crise naissant de fragilités dans la construction d’une société politique ne peut se régler sans recherche dune forme de « contrat social », entreprise de nature politique avant tout.

1.   L’offre de coopération ne trouve pas toujours autant de « répondant » qu’on le souhaiterait auprès d’États dont les structures restent fragiles

Les structures des États du Sahel, quoi que leur robustesse varie d’un État à un autre, présentent souvent des fragilités qui compliquent l’engagement et le suivi de programmes de coopération.

a.   La faiblesse des capacités administratives des États du Sahel

Les acteurs français rencontrés par les rapporteurs au Tchad et au Mali s’accordent à constater que la principale difficulté dans la planification et la conduite de projets de coopération et d’opérations d’aide au développement réside dans la faiblesse des capacités administratives des États du Sahel.

Si les situations varient d’un État à un autre et selon le calendrier politique local, un des traits généraux de l’action dans la région tient à la difficulté de trouver des interlocuteurs dans les administrations locales, hors des capitales, qui aient et les compétences et la volonté nécessaires pour s’engager dans une telle coopération de façon réactive.

Pour les Français, la mission de l’opération Barkhane est clairement anti-terroriste ; c’est à juste titre au prisme de cet enjeu que les acteurs français analysent la situation du Sahel. Mais le terrorisme est-il vu par tous les États du Sahel comme étant la principale menace pesant sur leur stabilité ? Dans l’allocation de leurs ressources comptées, faut-il s’attendre d’emblée à ce que leurs priorités politiques soient spontanément concordantes avec les nôtres ?

Pour plusieurs hauts responsables français, contrairement à l’idée que pourraient s’en faire les Français en raison de la concentration des efforts de l’opération Barkhane contre le terrorisme, celui-ci, en revanche, n’est pas nécessairement vu par tous les gouvernements du Sahel comme la principale menace pesant sur leur stabilité. Ainsi, par exemple, il ressort des discussions avec N’Djamena autour du « P3S » que les menaces vues par le président Idriss Déby contre la stabilité de son pays sont, par ordre décroissant de gravité :

‒ dabord, linstabilité en Libye, qui sert de refuge à des opposants tchadiens dont les événements de février 2019 ont bien montré qu’ils étaient capables de marcher sur la capitale ;

‒ ensuite, le refuge trouvé au Soudan par dautres opposants animés des mêmes intentions, comme l’ont montré les événements de 2008, et pour le contrôle desquels N’Djamena privilégie la coopération avec le gouvernement de Khartoum (même depuis le départ du président Béchir) ;

‒ suit limpact des déplacements de populations dans le Sahel. Cet impact n’est pas à sous-estimer et n’est pas le propre du Tchad ; ainsi, au Mali, les déplacements de populations ont pu créer des difficultés en cascade, les personnes fuyant leur région pour s’établir dans une autre ‒ rarement beaucoup plus riche ‒ peuvent déstabiliser des équilibres locaux et susciter, en réaction, des mouvements hostiles voire la constitution de milices d’auto-défense ;

‒ puis, seulement, les menées des groupes armés terroristes tels que Boko Haram, dont la capacité à déstabiliser profondément le Tchad n’est pas considérée comme absolument évidente.

Il faut ajouter à ces considérations que les États n’accordent pas toujours la même attention à toutes les régions de leur territoire. Ainsi, par exemple, certains observateurs ont pu relever un relatif désintérêt de Bamako pour la région de Ménaka, très proche du Niger ‒ au moins jusqu’à l’attaque subie le 1er novembre 2019 par le camp militaire d’Indelimane, dans le cercle d’Ansongo, voisin de celui de Ménaka.

b.   L’indispensable concours des États partenaires dans la coopération

Cette situation constitue un frein à la bonne mise en œuvre de notre stratégie au Sahel, dans la mesure où, quels que soient les efforts des partenaires d’un pays comme le Mali, rien nest possible sans le concours de lÉtat.

D’ailleurs, dans la « comitologie “3D” » elle-même, ses acteurs à Bamako considèrent que le principal acteur manquant, dans le tour de table, est moins un représentant des ONG que de lÉtat malien. À l’inverse, au Niger, la Haute autorité pour la réconciliation qui a été instituée à la suite des révoltes touarègues coopère efficacement avec les acteurs français cette comitologie.

Au Mali, cette absence a pour inconvénient de placer les acteurs français en position de fournir une offre aux Maliens, plutôt que de répondre à leurs demandes.

2.   La difficulté est in fine d’ordre politique

La difficulté politique, dans une crise comme celle du Mali, présente un double aspect :

‒ la sortie de la crise passe nécessairement par un processus de paix et de réconciliation dont l’enjeu, in fine, consiste à établir les bases d’une sorte de « contrat social » ;

‒ les dysfonctionnements des structures de l’État ne facilitent pas son acceptation sur l’ensemble du territoire.

a.   Sans accord politique de sortie de crise, pas de stabilisation crédible

i.   Rien n’est possible sans un « cessez-le-feu politique »

Comme le chef d’état-major des armées la dit plusieurs fois devant la commission, la sortie de crise dans le Sahel ‒ et particulièrement au Mali ‒ ne tient pas à l’action militaire, mais à un processus politique.

Cette analyse est pleinement partagée par le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations-Unies pour le Mali, qui a souligné devant les rapporteurs que se focaliser sur le niveau de sécurité ou de déploiement de l’État à un moment précis conduit à occulter la cause principale de la crise, qui est dordre politique. À ses yeux, tous les efforts d’anti-terrorisme du monde ne régleraient pas la crise malienne tant quun « cessez-le-feu politique » ne sera pas conclu. Tel et l’enjeu de la mise en œuvre de l’accord d’Alger. La tâche politique à accomplir est en outre ambitieuse : il s’agit de susciter la naissance d’un véritable contrat social. Or, « sans contrat social, on ne fait que préparer la prochaine rébellion Touareg ».

Ainsi, comme l’a dit l’amiral Jean Hausermann, dans une crise résultant largement des faiblesses du « contrat social », si une ethnie ne trouve pas son compte dans l’équilibre politique de sortie de crise, même le retour d’une administration sur l’ensemble du territoire ne suffira pas à stabiliser une zone. Tel est précisément l’objet de l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali conclu à Alger en 2015 entre le gouvernement malien et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA).

ii.   Les lenteurs dans la mise en œuvre de l’accord d’Alger pour la paix et la réconciliation au Mali

La mise en œuvre de l’accord d’Alger, censé mettre un terme à la crise qui a éclaté en 2012, s’avère marquée par d’importants retards. De façon générale, la conclusion de laccord a pris deux ans de retard  les discussions ne commençant réellement qu’en 2015, deux ans après l’intervention française ‒, et sa mise en œuvre a déjà pris deux ans de retard. D’ailleurs, à la date du déplacement des rapporteurs, le comité de suivi de l’accord d’Alger n’avait pas été réuni depuis trois mois, et le ministre de la Cohésion sociale, de la Paix et de la Réconciliation nationale n’a pas jugé sa réunion urgente en l’absence d’avancée concrète dans le processus de DDR.

Le retard ne signifie toutefois pas l’impasse. Aux yeux de l’ambassadeur de France au Mali, le processus de paix et de réconciliation en est en effet à un point de non-retour. Selon les observateurs avertis, certains cercles à Bamako peuvent certes caresser encore le rêve d’un règlement militaire de la question du Nord, mais l’histoire ‒ tant lointaine que récente ‒ ne rend pas cette hypothèse très crédible. Cette part « nationaliste » de l’opinion, qui n’apparaît pas avoir les moyens de bloquer le processus, pèse cependant sur le gouvernement et met en avant un effet d’éviction supposé de l’effort consenti au Nord au détriment du Sud. Par ailleurs, plusieurs interlocuteurs des rapporteurs sur le terrain ont fait valoir que si, vue de Paris, on peut juger trop lent le rythme d’avancement de la mise en œuvre de l’accord d’Alger, le « passif » est tel, pour ce qui est de la situation du Nord, que lon ne peut guère sattendre à des progrès rapides.

Reste cependant que tant que le processus de paix et de réconciliation n’est pas pleinement mis en œuvre, les freins à la sortie de la crise demeurent. L’accord d’Alger, schématiquement, prévoit des réformes dans deux champs : d’une part, celui de l’organisation politique et administrative du Mali ‒ passant notamment par un mouvement de décentralisation et par une stratégie de développement spécifique dans le Nord ‒ et, d’autre part, celui de la démobilisation, du désarmement et de la réintégration (DDR) des rebelles.

Selon les explications fournies à Bamako aux rapporteurs, huit régions supplémentaires doivent être créées en application de l’accord d’Alger, mais deux seulement l’étaient effectivement à la date du déplacement des rapporteurs, tandis que les moyens des régions existantes n’ont pas été renforcés à due concurrence de l’extension de leur périmètre de compétences.

La coopération française soutient pourtant la mise en œuvre de cette nouvelle organisation territoriale. Ainsi, à Mopti, un conseiller recruté par Expertise France avec l’appui financier de l’AFD remplit les fonctions de chef de cabinet du gouverneur et prépare la transition de certaines compétences vers les collectivités territoriales. L’objectif est de généraliser ce dispositif à plusieurs régions maliennes. Un frein tient toutefois à la difficulté de trouver des candidats qualifiés et volontaires, qui, pour des raisons de sécurité et d’acceptabilité par les autorités et les populations locales, ne soient pas des expatriés français. Un autre coopérant est placé auprès du directeur général des collectivités territoriales à Bamako. En outre, dans le champ de la coopération décentralisée, une dizaine de ressortissants du Nord susceptibles de prendre des responsabilités administratives dans le Nord décentralisé ont été accueillis dans les services de la région Rhône-Alpes.

L’accord d’Alger prévoit la mise en œuvre d’un processus somme toute classique de DDR et la reconstitution d’une armée nationale. Il prévoit une représentation « significative » des populations du Nord dans les troupes qui y sont stationnées ; à la lumière de la lettre d’un mémorandum supplémentaire à l’accord, on peut interpréter cette clause comme signifiant que les unités de l’armée « reconstituée » seraient constituées de trois tiers : l’un constitué de personnels issus de mouvements séparatistes, un deuxième tiers d’hommes issus des mouvements signataires de l’accord, et le dernier tiers de membres actuels des FAMa, majoritairement Bambara. Cela revient, pour l’attaché de défense, rechercher un mélange dont le succès suppose que soient apaisées les tensions interethniques.

Une part du processus a été mise en œuvre ‒ on parle de « DDR accéléré ». Selon le général Ouahoun Koné, commandant les FAMa stationnées à Gao, l’une des unités de ce camp est d’ores et déjà constituée pour une large part d’éléments issus du « DDR accéléré ». Si la formation des personnels de unités mixtes en question ‒ notamment à des fins de renforcement de la cohésion en leur sein ‒ peut tarder, le général en a tiré un bilan positif. Il a en effet que la mixtion des personnels issus des différentes ethnies fonctionne bien, rappelant que dans les FAMa, les unités ont toujours été mixtes et, ce, dès la formation initiale des personnels. Il a ajouté que les populations du Nord ont toujours apporté aux FAMa des compétences spécifiques et utiles, notamment comme guides ou personnels d’unités méharistes. Dans l’ensemble, 1 300 anciens rebelles avaient d’ores et déjà été réintégrés à la date du déplacement des rapporteurs.

Il est à noter que l’organisation ce processus relève de la responsabilité du gouvernement malien, la communauté internationale ‒ en particulier la France ‒ en suivant les développements avec attention. Pour la suite de ce processus, M. Lassine Bouaré, ministre de la Cohésion sociale, de la Paix et de la Réconciliation nationale, a expliqué que le gouvernement malien envisageait plusieurs voies de reclassement pour les anciens rebelles :

‒ lintégration dans les forces de défense et de sécurité, option qui ne saurait concerner tous les 20 000 combattants armés auxquels on évalue l’effectif des groupes armés, en raison de différents critères d’aptitude militaire. Le critère d’âge, pour commencer, réduit à 15 000 environ l’effectif éligible à une intégration dans les corps « sous uniforme ». Les autres critères d’aptitude devraient réduire encore ce vivier à 10 000 personnels selon le ministre, qui a fait valoir qu’intégrer un tel effectif constitue déjà un défi pour les forces maliennes. En effet, compte tenu des dépenses d’équipement et de soutien qui s’ajoutent à la charge de la solde, ainsi que des nécessaires formations de mise à niveau dont le coût peut s’élever d’après lui entre 3 000 et 4 000 dollars par homme selon les standards de l’ONU, la soutenabilité financière de l’opération est, le ministre dixit, « pas si évidente » ;

‒ d’autres formes de réinsertion professionnelle, dont le ministre a expliqué qu’elles devaient encore être organisées en lien étroit avec les différentes communautés, ne serait-ce que pour inciter celles-ci à se défaire effectivement de l’ensemble de leurs armes, suggérant que tel est aujourd’hui loin d’être le cas. Ces voies de réinsertion prendront ainsi la forme de « projets de réinsertion communautaires ».

En outre, au titre de l’accord, qui prévoit un effort de décentralisation, une force de « police territoriale » doit être mise sur pied. Selon le ministre, les projets de statuts de cette nouvelle force en étaient au stade de discussions interministérielles à la date du déplacement des rapporteurs, sans que le ministre puisse donner une date de création effective des premières unités. Il a indiqué que ces unités pourraient intégrer des personnels issus du DDR, précisant que le gouvernement n’excluait pas un certain brassage territorial dans la composition des unités.

Il apparaît cependant qu’à la date du déplacement des rapporteurs, le processus de DDR enregistrait déjà des retards. Ainsi, selon le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations-Unies, près de 2 000 anciens rebelles avaient été formés et immatriculés dans les rangs des FAMa ou ceux des forces de sécurité intérieure, mais nétaient toujours pas réaffectés dans des postes. Pour le Représentant spécial, cette situation est d’autant plus paradoxale que l’absence de forces de défense et de sécurité est invoquée comme la raison de la difficulté de l’État à redéployer ses administrations sur le territoire. En outre, aux yeux d’observateurs avertis, les critères daptitude fixés pour lintégration des anciens rebelles au sein des FAMa sont particulièrement exigeants, ce qui peut être vu comme ne visant pas à facilité une telle intégration.

L’honorable Karim Keïta, président de la commission de la Défense à l’Assemblée nationale du Mali, et l’honorable Zoumana N’Tji Doumbia, président de la commission des Dois et du groupe d’amitié Mali-France, ont fait valoir que les lenteurs parfois critiquées dans la mise en œuvre du processus de DDR ne sont pas toutes le fait de lÉtat. Selon eux, s’il peut paraître lent, c’est aussi du fait des groupes armés signataires : la CMA « souffle le chaud et le froid », les rebelles prétendant souvent ‒ contre toute évidence ‒ ne détenir que des armes individuelles, afin selon les parlementaires de conserver leurs stocks darmes lourdes. En outre, recréer un climat de confiance entre les militaires du sud et les rebelles incorporés est d’autant plus difficile, que restent dans les mémoires le souvenir des défections successives des Touaregs qui avaient déjà fait l’objet de réintégrations après les révoltes passées.

Les services du bureau régional de la MINUSMA à Gao confirment ces doutes sur la sincérité de la CMA dans ce processus. Selon eux, n’aurait concerné jusqu’à présent que de « petits poissons » et les armes recueillies par les FAMa dans ce cadre sont souvent anciennes, suggérant que les groupes armés terroristes ont conservé la plus grande part de leur arsenal. Pire, une part non négligeable des 750 rebelles d’ores et déjà enregistrés dans un fichier biométrique et formés à Koulikoro dans le cadre du « DDR avancé » seraient retournés auprès des groupes armés terroristes.

b.   Sans une ferme volonté politique, difficile de lutter, dans les structures de l’État, contre des pratiques contraires aux standards de l’État de droit et de la gouvernance démocratique

Pour que la présence de l’État soit acceptée sur l’ensemble du territoire, encore faut-il que le fonctionnement de ses structures ‒ armées, forces de sécurité intérieure et autres services publics ‒ ne soit pas marqué par des pratiques contraires aux standards de l’État de droit et de la gouvernance démocratique. Lutter contre ces pratiques suppose cependant une ferme volonté politique.

i.   Les dysfonctionnements dans les services de l’État

Tant au sein des armées que des forces de sécurité intérieure maliennes, des pratiques contraires aux principes de l’État de droit et de la gouvernance démocratique sont régulièrement critiquées par des observateurs avertis :

‒ la passation des marchés publics et, de façon générale, l’administration financière des forces manqueraient de transparence et donneraient lieu à divers détournements, d’ailleurs réels ou supposés ;

‒ par manque d’éthique, les forces se livreraient à des exactions et des comportements de vengeance sur certaines populations (le cas des Peuls étant régulièrement cité) ;

‒ le concept demploi des forces encore très statique.

Il serait cependant injuste de sous-estimer les progrès faits par les FAMa. L’impression générale est, en quelque sorte, que des soldats maliens meurent, mais désormais, c’est au combat. Le commandant de la force Barkhane a confirmé ce constat, expliquant que la combativité accrue des FAMa, si elle n’est pas exempte de certaines marques de maladresses aux yeux de militaires occidentaux, n’en constitue pas moins un sérieux « changement de paradigme » dans le contexte de l’opération. En outre, l’appréciation de l’efficacité des FAMa doit tenir compte de leur très haut degré dengagement opérationnel, qui atteint 50 % ou 60 %. L’armée de terre compte 18 000 hommes seulement, ce qui constitue un vivier limité pour un niveau d’engagement très soutenu. Les problèmes de motivation voire de combativité des FAMa s’expliquent largement par ce sur-engagement et ce sous-effectif.

Mais il n’en reste pas moins que les forces de défense et de sécurité n’ont pas une bonne image auprès de nombre de populations, notamment dans le Nord, en raison dexactions passées. C’est la volonté de réduire cette méfiance qui explique l’accent mis par l’accord d’Alger sur « l’armée reconstituée », c’est-à-dire intégrant des ressortissants du Nord. En parallèle, l’EUCAP Sahel Mali comme l’EUTM Mali mettent en œuvre des programmes de mise à niveau juridique des forces, mais, à supposer que les forces adoptent rapidement des pratiques plus acceptables par les populations, modifier les perceptions des populations demandera nécessairement du temps.

Le déploiement de l’État dans le Centre et le Nord est encore parcellaire. Selon le chef du bureau régional de la MINUSMA à Gao, de façon générale, l’instruction primoministérielle relative au déploiement des fonctionnaires sur le territoire est « largement restée lettre morte » et les bâtiments administratifs sont vides pour nombre d’entre eux. Il ressort en effet des différents entretiens conduits par les rapporteurs sur le terrain que si les fonctionnaires de lÉtat ‒ notamment les gouverneurs et les préfets ‒ sont bien nommés par Bamako, ils ne prennent pas toujours effectivement leur poste en province ; quand ils le font, ils auraient naturellement tendance à rester cantonnés dans des zones sécurisées, par exemple dans un camp des FAMa.

De surcroît, même s’ils s’attachaient à sillonner les localités de leur ressort, ils ont peu de moyens administratifs et financiers. Il en va de même de la chaîne judiciaire ; un juge aurait été nommé à Ménaka, s’y serait rendu, et devant une situation sécuritaire très dégradée, se serait réfugié à Gao. Leur peur est fondée, soulignons-le : des juges et des préfets ont été assassinés.

Il en va de même, bien entendu, des personnels du système scolaire. Mais, selon le ministre malien de la sécurité intérieure, il y a une disproportion entre, d’une part, le nombre d’écoles dans lesquelles les groupes armés terroristes ont effectivement fait intrusion et, d’autre part, le nombre d’écoles qui ont été fermées. Trop souvent, les personnels de l’Éducation nationale ont abandonné leur poste par peur, sur la foi dune rumeur, plutôt que sous une pression réelle ; ainsi, le sentiment d’insécurité est un facteur plus lourd que l’état sécuritaire objectif. Il en va de même dans l’administration préfectorale et d’autres services de l’État.

De surcroît, les services maliens cèderaient parfois à la tentation du « village Potemkine ». Ainsi, par exemple, le président a visité l’hôpital dit de « rôle 2 » des FAMa à Gao : en réalité, celui-ci ne fonctionne pas, mais les autorités auraient simulé un fonctionnement normal, au point d’y installer des blessés.

L’encadré ci-après présente la situation de la région de Gao, telle qu’elle a été exposée aux rapporteurs par le colonel Sidiki Samaké, gouverneur de la région.

Le déploiement des structures de l’État dans la région de Gao

● Dans la région de Gao, tous les postes de préfet ont été pourvus et leurs titulaires ont tous rejoint leur préfecture. En revanche, tel nest pas le cas de tous les sous-préfets. Le gouverneur a expliqué le caractère encore parcellaire de l’administration préfectorale par le manque de moyens de protection, qu’il regrette d’autant plus que les moyens en question ne sont pas considérables : il s’agit de quelques gardes du corps.

● Quant aux forces de sécurité intérieure et à la justice, leurs moyens dans la région de Gao sont nettement insuffisants ‒ mais, comme l’a dit le gouverneur, « rien nest suffisant, ici ! ». Gao compte désormais deux commissariats, le second ‒ récemment créé ‒ étant placé sous l’autorité d’une femme commissaire. Le gouverneur a souligné l’importance de la police pour traiter les affaires de droit commun. Cependant, les forces de sécurité intérieure sont en net sous-effectif : par exemple, alors que la garnison de gendarmerie de Gao a un effectif théorique d’une centaine de militaires, son effectif réel ne dépasse pas vingt personnels.

Concernant la justice, la région compte un juge dont le ressort est la localité d’Assongo et un autre dont le ressort correspond à celle de Gao. Les deux juges sont basés à Gao, celui qui est compétent pour Assongo se rendant dans son ressort périodiquement sous l’escorte des FAMa. On notera qu’en 2019, à la date du déplacement des rapporteurs, il ne s’y était rendu qu’à trois occasions.

● Le gouverneur a signalé aussi des lacunes capacitaires en matière de mobilité des forces. S’agissant des motos fournies par l’Union européenne, il a indiqué que le nombre précis de ces matériels destinés aux forces de son ressort ne lui avait pas été communiqué, précisant que ces équipements étaient encore bloqués à Bamako à la date du déplacement des rapporteurs à Gao. Il a également estimé qu’en tout état de cause, de tels matériels ne pourraient pas être utilisés dans une zone aussi peu sécurisée que Ménaka, où ils rendraient les personnels trop vulnérables ; il est en revanche envisageable de les utiliser à Gao.

● Le gouverneur a estimé qu’en tout état de cause, la sécurisation du territoire constituait un préalable au redéploiement de l’État de droit.

ii.   Le caractère systémique de certaines pratiques

Comme l’a fait valoir le général Phiippe Rio, chef de la mission EUCAP Sahel Mali, on ne saurait d’ailleurs limiter l’analyse d’un phénomène tel que la corruption à un jugement individuel sur la probité de tel ou tel individu : il s’agit d’un système, d’un équilibre économique et social, qui est intrinsèquement défaillant.

En effet, selon diverses informations recueillies sur le terrain, l’accès aux postes de magistrat ne serait possible que moyennant le paiement de 25 millions de francs environ ‒ contre 30 000 à 90 000 francs pour un emploi de policier et 1,2 millions de francs pour un poste de garde national ‒ ; aussi les juges ont-ils pris l’habitude d’« amortir » cet « investissement » en monnayant leurs décisions, y compris dans des procédures pénales engagées pour des faits graves.

Les constats de la MINUSMA vont d’ailleurs dans le même sens. Aux yeux du chef du bureau régional de Gao, il s’agit en effet que les populations gagnent confiance en les forces de défense et de sécurité, ce qui suppose, d’une part, qu’elles ne voient pas ces forces comme composés de quasi-étrangers et, d’autre part, que les policiers et les gendarmes ne rackettent pas les populations. La lutte contre limpunité est à ce titre un axe d’effort dans lequel la MINUSMA estime que des progrès peuvent encore être faits.

Certes, depuis trois mois à la date du déplacement des rapporteurs, le ministre malien de la Justice était réputé mener une politique résolue de lutte anti-corruption, pesant de tout son poids auprès du Conseil supérieur de la magistrature pour nommer des procureurs « dynamiques ». Aussi plusieurs responsables politiques et militaires ont-ils été mis en cause. Mais, à la date du déplacement des rapporteurs, cet effort semblait encore tenir à l’initiative hautement louable mais encore individuelle de quelques responsables, en premier lieu le ministre ; tant qu’il reste dépendant d’une personnalité, il reste fragile par nature.


B.   Sur le plan politique, un partenariat authentique et de bonne foi reprÉsente un certain changement de posture

Pour les rapporteurs, l’approche politique de la gestion d’une crise comme celle qui sévit au Sahel ne peut aujourd’hui être qu’authentiquement partenariale, c’est-à-dire fondée de bonne foi sur une relation équilibrée et respectueuse d’égal à égal. Par rapport aux pratiques historiques de la coopération, cette approche représente un changement de posture politique ; si ces pratiques appartiennent bien au passé, elles ont pu imprimer dans les relations entre la France et certains États des marques qui, pour certaines persistent encore ‒ et, ce, tant chez les Français que chez leurs partenaires. Les rapporteurs soulignent en outre que le respect a pour corolaires la bonne foi et la responsabilité, principes dans lesquels des mécanismes de redevabilité et de conditionnalité peuvent trouver leur légitimité.

1.   Respecter les États partenaires, une évidence

La première marque d’un partenariat authentique est, par nature, le respect mutuel. Or celui-ci se manifeste plus difficilement dans une démarche d’assistance ‒ même inspirée de bonnes intentions, elle reste profondément asymétrique ‒ que dans une démarche partenariale ; peut-être reste-t-il aux Français des progrès à faire en ce sens. À l’inverse, le respect mutuel suppose aussi, de la part des voix influentes parmi les partenaires de la France, de ne pas céder à la tentation de faire de celle-ci le bouc-émissaire des leurs difficultés.

a.   Sortir d’une logique d’assistance dans l’aide au développement

i.   Tenir compte de la dimension subjective du développement

Comme l’a souligné le professeur Betrand Badie, dans l’action de la France sur un continent tel que l’Afrique, la dimension subjective du développement doit être prise en compte, suivant trois exigences :

– d’abord, la confiance réciproque ;

– ensuite, le respect, « ce qui est très déficitaire aujourdhui » aux yeux du professeur Bertrand Badie, qui a évoqué certaines maladresses dans la façon dont certaines autorités occidentales s’adressent à leurs homologues africains ou parlent d’eux ;

– dans le même ordre d’idées, « la co-gouvernance du monde reste à construire ». Aujourd’hui, les enceintes réduites de gouvernance des affaires du monde – tels le G7 ou le G20 – excluent les pays en développement. En cela, « on est passé au mini-latéralisme ». Pourtant, le développement, en réalité, ne peut plus être pensé et dirigé par le Nord ; c’est le Sud qui doit en prendre le leadership. Aux yeux du professeur Bertrand Badie, il serait d’ailleurs bon que ce soient les Africains qui prennent l’initiative d’une grande conférence internationale sur le développement.

De façon générale, le rôle de la France a tout intérêt à être discret et respectueux des identités africaines. Déclarer, par exemple, que la France se donne pour but de contenir l’influence chinoise en Afrique, relève aux yeux du professeur Bertrand Badie du « paradigme de Fachoda » crée de l’ambiguïté : intervient-on en Afrique pour soutenir les Africains, ou pour des rivalités entre puissances dont l’Afrique n’est que le terrain de jeu ?

ii.   Tourner la page de la coopération conçue sur un mode caritatif

Ainsi que l’a expliqué le professeur Bertrand Badie, la politique de développement a été pensée par les Occidentaux sur le mode de la coopération, conçue elle-même sur un mode caritatif, plutôt que sur celui du partenariat. Or lapproche caritative ne stimule pas le développement. L’objectif des politiques d’aide au développement devrait être, sur un mode partenarial, de donner le premier rang au partenaire de l’Occidental, et non l’inverse.

En tout état de cause, il ne faut pas poser le problème du développement ou celui de la sécurité dans les termes suivants : « que peut faire la France… ? ». Au contraire, dans une logique partenariale, c’est aux Africains qu’il revient de « faire » ; « il y a là un changement de grammaire dont il ne faut pas sous-estimer la portée ».

b.   Ne pas céder à la tentation de faire de la France le bouc-émissaire de difficultés locales

Lorsque les rapporteurs se sont rendus au Sahel, ils ont été surpris par la vigueur de certains mouvements d’opinion ‒ injustement ‒ critiques de l’action de la France dans la région, nourris de « fake news » dont l’origine n’était d’ailleurs pas toujours certaine, et relayées à une large échelle. Bien entendu, on ne saurait reprocher à nos partenaires locaux de ne pas entraver la liberté d’expression et, tôt ou tard, une large part des personnels politiques locaux a démenti les rumeurs infondées qui prêtaient à la France des intentions cachées.

Il n’en reste pas moins que la tentation existe, parmi les voix influentes de certains pays, de trouver dans la France un bouc-émissaire commode aux difficultés des sociétés en question. Dans les pays où la France intervient militairement pour soutenir les forces locales contre le terrorisme, cette tendance est particulièrement dangereuse, dans la mesure où elle pourrait conduire une part significative de la population à rejeter la présence militaire française, ce qui compliquerait considérablement les opérations et mettrait à mal la stratégie de stabilisation.

i.   De violentes polémiques à la date du déplacement des rapporteurs

Comme l’ont expliqué les représentants des membres de la Coordination Sud entendus par les rapporteurs, il est classique que tout corps expéditionnaire soit perçu d’abord comme une force de libération, puis comme une force d’occupation, quels que soient les efforts civilo-militaires qu’il met en œuvre. C’est ainsi que se construit à peu près toujours le même « narratif » dans les opinions publiques.

Dans le cas de la force Barkhane, ce « narratif » voudrait que la France n’ait pas intérêt à ce que cesse le conflit, quitte à le poursuivre sous couvert de soutien au développement, afin de poursuivre des intérêts mercantiles présumés ‒ « l’or du Mali » ‒ ou de soutenir des groupes perçus comme ses alliés traditionnels ‒ on prête à la France une faveur historique pour les Touaregs.

De façon générale, les opérations de gestion de crise telles que celle que la France et le reste de la communauté internationale conduisent au Sahel n’échappent pas aux risques nouveaux qui s’attachent aux technologies modernes de l’information et de la communication. En effet, il est apparu que l’architecture des réseaux sociaux peut aisément être détournée à des fins politiques de discrédit voire de déstabilisation. Ces actions, dans ce qu’il est convenu d’appeler la couche « cognitive » ou « informationnelle » du cyberespace, constituent un moyen d’ingérence à la fois discret ‒ l’action étant difficile à attribuer à telle ou telle puissance ‒, peu coûteux et souvent efficace. L’évolution technologie, d’ailleurs, accentue ces risques : on parle aujourd’hui de « deepfakes » pour désigner des vidéos truquées, mais très réalistes, que les moyens numériques nouveaux permettent de réaliser sans grande difficulté.

Aussi est-il désormais indispensable que toute opération militaire ou, plus généralement, que toute intervention dans une crise soit adossée à une stratégie de lutte contre la désinformation, via différents canaux selon le public visé ‒ de la radio dans des zones mal couvertes en réseaux numériques, aux réseaux sociaux dans les zones où l’usage de ceux-ci est répandu.

Le « French-bashing », selon l’expression communément employée, connaissait un pic au moment du déplacement des rapporteurs dans le Sahel :

‒ au Mali, quelques jours avant l’arrivée des rapporteurs, un chanteur malien de renommée internationale, M. Salif Keita, avait fait circuler sur Facebook une vidéo vue plusieurs centaines de milliers de fois, dans laquelle il accusait la France de soutenir en sous-main les terroristes ;

‒ quelques mois auparavant, la presse avait donné un large écho à des déclarations lourdes de sous-entendus faites à l’hebdomadaire sud-africain Mail & Guardian par le ministre burkinabè de la Défense, M. Moumina Cheriff Sy, qui s’étonnait de ce que les Français, en dépit d’importants moyens militaires, n’aient pas réussi à éradiquer le terrorisme depuis 2013 ;

‒ à la fin du déplacement, des publications extrêmement virales sur Facebook accusaient la France d’avoir bombardé une base des forces armées nigériennes à Diffa, dans le sud-est du Niger ;

‒ dans le même temps, une rumeur circulant via les mêmes réseaux accusait la France d’avoir livré aux djihadistes 60 engins motorisés à deux roues.

ii.   Éviter que la France se trouve prise en bouc-émissaire

Aux yeux des rapporteurs, cest aux autorités politiques des États partenaires de la France quil revient de tenir auprès de leurs populations un discours clair sur les raisons pour lesquelles les États en question ont fait appel à l’aide de la France.

Les responsables politiques avec lesquels les rapporteurs se sont entretenus se sont attachés à les assurer de leur soutien. Ainsi, M. Karim Keïta a estimé que des efforts de pédagogie étaient plus que jamais nécessaires, appelant la France à assumer très clairement qu’elle poursuit au Mali un objectif stratégique : la stabilisation du pays, qui constitue « une digue » contre des menaces qui visent la France elle-même. De même, le Général Salif Traoré, ministre de la Sécurité intérieure, a assuré aux rapporteurs que les propos hostiles à la France ne reflétaient que l’opinion d’une « infime partie » de la population et n’avaient « aucun écho au Gouvernement ». Il a précisé que si celui-ci tenait à ne pas apparaître comme exerçant une censure contre de ces opinions, c’est non seulement par attachement de principe à la liberté d’expression, mais aussi par souci de ne pas placer ses partenaires internationaux dans l’inconfortable position de devoir soutenir un gouvernement liberticide. Les rapporteurs constatent que dans les semaines qui ont suivi le pic de circulation de rumeurs anti-françaises infondées, le président de la République du Mali en est venu à porter lui-même la contradiction aux dites rumeurs.

Néanmoins, selon nombre d’observateurs avertis, se servir de la France comme bouc-émissaire peut conforter une part de la classe politique dans une posture de déni de ses responsabilités, au-delà d’ailleurs des clivages partisans. Le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations-Unies a d’ailleurs fait le même constat concernant la MINUSMA, qu’il juge injustement critiquée par certaines autorités maliennes.

Ainsi, aux yeux des rapporteurs, adopter une posture d’authentique partenariat suppose des efforts politiques de la part des deux parties.

2.   Responsabiliser les États partenaires, une nécessité

Est-ce par crainte que nos partenaires, si nous devenions plus exigeants en matière de redevabilité et de conditionnalité des aides, ne délaissent la France au profit de puissances moins « regardantes » ? Est-ce par une forme de complexe de culpabilité propre à l’ancienne puissance coloniale ? En tout état de cause, les rapporteurs observent que l’aide française n’a pas toujours été assortie de dispositifs de redevabilité robustes et que, dans les fait, elle est rarement assortie de conditions. Pourtant, selon eux, envisager de tels dispositifs ne serait pas contradictoire avec la recherche d’un partenariat authentique et de bonne foi.

a.   Des mécanismes de redevabilité se justifient pleinement

En matière de redevabilité de l’aide ‒ c’est-à-dire de mécanismes de contrôle ‒, les procédures se sont améliorées ces dernières années.

Ainsi, par exemple, le directeur du CDCS a expliqué que même pour des projets financés en urgence et sur des théâtres encore en voie de stabilisation, le centre avait mis en œuvre un dispositif complet de contrôle :

‒ une unité d’audit et d’évaluation interne a été créée ;

‒ trois opérateurs externes d’audit conduisent des évaluations ;

‒ des systèmes des third party monitoring ont été mis en œuvre ;

‒ les contrats passés avec les opérateurs ont été « musclés » pour leurs clauses relatives à la redevabilité.

Dans le contexte économique et social actuel en France, il importe en effet que l’effort financier consenti par le contribuable français soit assorti de garantie de bon emploi des fonds.

b.   L’idée de conditionnalité des aides ne saurait être un tabou

Certains observateurs font valoir un risque d’éviction de la France au profit d’autres puissances si celle-ci assortissait son aide de conditions vues comme trop strictes par ses partenaires. Suivant ce raisonnement, une sorte de concurrence entre bailleurs risquerait de conduire les Russes ou les Chinois à prendre la place des Français en s’affranchissant de telles exigences, aussi fondées soient-elles dans l’intérêt même des pays partenaires.

Les rapporteurs jugent cependant que, bien qu’ils fassent l’objet d’approches qui peuvent être mises en scène, les États du Sahel ne semblent pas pour l’heure exercer un fort attrait pour la Russie ou la Chine, qui sont encore loin d’investir autant qu’elle dans la sécurité et le développement de la région. En effet, les ressources du Sahel étant limitées, et les Russes comme les Chinois étant moins concernés que nous par les flux migratoires, ces deux pays n’ont pas de réel intérêt à renforcer leur action au Sahel.

Par ailleurs, si l’on considère que l’absence de volonté politique suffisante constitue l’un des principaux freins au succès d’une stratégie de stabilisation pourtant cruciale, les rapporteurs ne voient guère qu’un nombre limité d’options pour desserrer ce frein :

‒ promouvoir des échanges de vues et de bonnes pratiques « entre pairs », c’est-à-dire entre chefs d’États et gouvernements d’une même région ;

‒ jouer sur la conditionnalité des aides comme levier d’impulsion politique.

D’ailleurs, d’après l’attaché de sécurité intérieure français au Mali, c’est ce levier qu’a utilisé l’Union européenne dans un projet récent. Considérant en effet que l’informatisation de la gestion des ressources humaines pouvait contribuer à régler certains dysfonctionnements des forces maliennes, lUnion a financé la création dun SIRH pour le ministère malien de la Défense et a érigé la mise en œuvre de ce système dinformation en condition à loctroi de certaines aides budgétaires. En raison des grands retards du programme de SIRH, l’Union a suspendu le versement de deux millions d’euros d’aides.

De façon générale, plusieurs interlocuteurs des rapporteurs ont estimé que le jeu des conditionnalités peut rendre attractifs certains programmes de lutte contre la corruption, qui a été érigée en priorité par les bailleurs. La France est réputée être moins allante en la matière que d’autres acteurs, comme l’Union européenne.

Aux yeux des rapporteurs, dans le cadre d’une coordination accrue avec les autres bailleurs, par exemple au sein de l’Alliance pour le Sahel, rien n’interdirait d’envisager des mécanismes de conditionnalité pour certaines aides. Il peut y avoir là un levier d’impulsion politique, élément-clé pour le traitement de crises dans lesquelles dans le fond, beaucoup tient à la volonté politique.

 

 

 

 


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   Principales recommandations des rapporteurs

 

Plutôt quune longue liste détaillée de préconisations, les rapporteurs se sont attachés à faire ressortir ici quelques axes majeurs de recommandation, dont lénumération ne saurait résumer lensemble des développements du présent rapport, mais vise à mettre en avant ce qui, à leurs yeux, revêt le plus dimportance.

 

1. Planifier un effort ponctuel ‒ par exemple pour trois ou cinq ans ‒ mais massif d’investissement prioritaire dans la réforme du secteur de la sécurité, c’est-à-dire les forces de sécurité intérieure et l’appareil judiciaire des États du Sahel, au titre de l’aide au développement.

 

2. Renforcer les moyens de pilotage par lÉtat de leffort français daide publique au développement :

‒ en exerçant pleinement la tutelle de l’AFD et de ses filiales, y compris la Proparco, afin de garantir la parfaite cohérence de leur action avec les orientations de la politique extérieure de la France ;

‒ en redonnant à l’État des moyens accrus d’engagement direct et rapide de programmes en aval des opérations militaires.

 

3. Valoriser les atouts des outre-mer français dans l’action de la France auprès des États et des régions en situation de fragilité :

‒ en tirant parti de l’insertion des outre-mer dans leurs environnements régionaux au service d’une politique de prévention des crises organisée suivant la logique du continuum entre sécurité et développement ;

‒ en tirant parti des savoir-faire et des capacités spécifiques des outre-mer, tant dans le domaine économique et social que dans sur le plan militaire, en promouvant par exemple le modèle du service militaire adapté.

 

4. Poursuivre l’effort de décloisonnement des acteurs français du continuum entre sécurité et développement, en favorisant le travail « en plateau » entre eux sous la direction d’un responsable clairement identifié, à l’image de l’envoyé spécial pour le Sahel. Dans le cas de celui-ci, renforcer les équipes de façon à assurer une coordination toujours plus étroite des acteurs français, des membres de l’Alliance pour le Sahel ainsi que de la future Coalition pour le Sahel.

 

5. Privilégier, entre la France et les États partenaires auxquels elle apporte son appui, une logique politique dauthentique partenariat, suivant laquelle :

‒ le respect mutuel entre partenaires d’égale dignité se traduit par une démarche contractuelle ou quasi-contractuelle, en tout cas de bonne foi, dont la garantie par des mécanismes de redevabilité, voire de conditionnalité, ne saurait constituer un tabou ;

‒ l’effort d’aide devrait être apprécié moins en termes de montants décaissés, que de performance des investissements pour le développement, mesurée suivant des indicateurs précis.

 

6. Plaider pour une coordination plus étroite des acteurs de la communauté internationale, suivant des mécanismes innovants de coordination tels que ceux qui ont inspiré la création de l’Alliance pour le Sahel.

 

 


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   EXAMEN EN COMMISSION

La commission procède à lexamen du rapport de la mission dinformation sur le continuum entre sécurité et développement au cours de sa réunion du mardi 18 février 2020.

Mme la présidente Françoise Dumas. La mission d’information sur le continuum entre sécurité et développement a été créée en mars 2019, il y a donc un peu moins d’un an, ce qui est un peu plus long que la durée de six mois que le bureau de notre commission a souhaité consacrer à nos prochaines missions d’information. Vos conclusions arrivent néanmoins en temps particulièrement opportun, puisqu’elles entretiennent un lien très étroit avec la réflexion aujourd’hui engagée dans le cadre de notre cycle géostratégique sur l’évolution de la conflictualité. Le thème sur lequel vous avez travaillé si intensément prend actuellement une résonance très particulière en raison, d’une part, de la concrétisation des menaces liées aux risques de la faiblesse, sur lesquelles insistait le livre blanc de 2013 – faiblesse des États, comme en Somalie, en République centrafricaine, au Yémen ; faiblesse aussi du lien politique ou social, et nous attendons avec intérêt vos analyses sur les pays du Sahel, que vous avez tout particulièrement étudiés à l’occasion d’un déplacement dans cette zone – et en raison, d’autre part, de réflexions actuelles sur les modalités de nos interventions, au-delà de la réponse militaire, avec un recours de plus en plus important à l’ingénierie développée depuis l’après-Guerre froide en matière de médiation, de désarmement, de réinsertion des combattants ou encore dans les domaines de la réforme du secteur de la sécurité ou de la justice transitionnelle et de la recréation du lien social. C’est là tout l’enjeu de l’articulation des trois « D » (défense, développement, diplomatie), auxquels il convient sans doute d’ajouter le « G » de « gouvernance ».

Il est essentiel de prendre en compte, nous rappelait Manuel Lafont Rapnouil, le directeur du centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères, que toute une série d’acteurs au sein des sociétés en guerre n’ont pas spontanément pour objectif de régler des conflits, et c’est à ceux-là aussi qu’il importe de s’adresser pour les convaincre des bienfaits des dividendes de la paix. Seule, l’action militaire apparaît de plus en plus impuissante. Non qu’elle soit inutile : dans l’urgence, il faut bien résoudre le chaos conflictuel d’une région ou d’un pays ; mais, pour apporter une solution durable aux crises, il doit être recherché d’autres réponses à l’insécurité humaine, et c’est précisément ce sur quoi vous avez réfléchi en vous appuyant sur des exemples précis, mais en faisant l’effort – et c’est tout l’intérêt de votre travail – de tirer des recommandations plus générales susceptibles de s’appliquer à une grande variété de situations.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. C’est un honneur que vous nous avez fait, il y a bientôt un an, en nous confiant cette mission. C’est avec beaucoup de plaisir que Mme Manuéla Kéclard-Mondésir et moi avons conduit ce travail. Ce continuum, que nous avons étudié pendant plusieurs mois, est un sujet si large, ses ramifications sont si complexes et les acteurs impliqués si divers que l’on pourrait se perdre dans son analyse. Nous nous sommes donc attachés à aborder le sujet dans toute son ampleur, tout en tenant un cap simple : comment améliorer l’articulation, d’une part, de l’action de la France en matière de sécurité, c’est-à-dire d’opérations militaires ou de coopérations sous l’uniforme, et, d’autre part, de notre politique d’aide au développement.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Nous avons organisé notre programme d’audition de façon à partir de bases théoriques sur cette notion de continuum, en entendant des chercheurs. Puis, nous avons reçu tous les acteurs institutionnels concernés dans le spectre d’activité qui va de la sécurité au développement. Mais le développement ne se limite pas aux institutionnels ; deux catégories d’acteurs de la société civile y ont un rôle tout à fait central : les ONG et les investisseurs. Nous avons donc reçu les représentants de plusieurs ONG françaises. Pour ce qui concerne les investisseurs privés, nous avons entendu le MEDEF International, mais nous avons également tenu à prendre en compte l’avis d’acteurs n’appartenant pas aux réseaux d’affaires français traditionnels, en recevant à ce titre le dirigeant français d’une entreprise agricole active au Congo.

Enfin, nous sommes allés confronter ce qui ressortait de nos différentes auditions parisiennes à l’expérience de terrain, sur le théâtre de l’opération Barkhane, à N’Djamena, où est basé à l’état-major opératif de la force, puis à Bamako, où se joue une large part de l’articulation entre l’opération Barkhane et les autres acteurs du continuum, et enfin à Gao, auprès des forces françaises, maliennes et onusiennes, ainsi que des populations et des autorités civiles maliennes déconcentrées.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Le directeur général de l’Agence française pour le développement (AFD) est venu devant nous, il y a un peu plus d’un an, nous expliquer comment l’AFD allait articuler davantage son action avec celle des armées et des Affaires étrangères. Nous nous sommes donc attachés à évaluer la mise en œuvre de cet effort, présenté en détail dans la première partie de notre rapport, pour pouvoir formuler de grandes lignes de recommandations, car cet effort nous paraît mériter d’être étendu et intensifié. Tel est l’objet de la seconde partie de notre rapport.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Soulignons encore une fois que nous n’avons pas conçu l’objet de notre rapport comme s’appliquant seulement au Sahel. Si cette région est aujourd’hui l’épicentre de nos efforts en matière militaire, ainsi qu’en matière d’aide au développement, nous nous sommes attachés à identifier des méthodes qui pourraient s’appliquer à d’autres théâtres de crise, sous réserve bien sûr d’adaptations au contexte local. En outre, si le Sahel est souvent présenté comme le flanc sud de la défense de la France métropolitaine, nos outre-mer s’inscrivent dans d’autres contextes géographiques qui ont eux aussi leurs facteurs de crise dans le champ du continuum entre sécurité et développement.

Cette idée du continuum mérite d’ailleurs que l’on s’y arrête. Les écarts de développement peuvent difficilement être vus comme un moteur de nos guerres classiques, clausewitziennes, dont les ressorts sont d’ordre bien plus politiques. C’est plutôt dans l’analyse de crises d’un autre type que s’impose l’idée d’un tel continuum. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette idée a fait l’objet de travaux de recherche et de doctrine de plus en plus nombreux depuis une vingtaine d’années environ, c’est-à-dire depuis que les Occidentaux interviennent surtout dans des conflits qui s’éloignent du type habituel de guerre que sont les affrontements ouverts entre États. Cette idée du continuum trouve toute sa pertinence dans l’analyse de ces crises nouvelles, de ces guerres asymétriques, que le livre blanc de 2013 regroupait sous l’appellation de « risques de la faiblesse » pour les distinguer des menaces de la force.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Dans ces crises, en effet, l’irruption de la violence paraît moins guidée par des motifs politiques que par des déséquilibres profonds en matière de développement. Si l’on prend la notion de développement dans un sens plus large que seulement économique, schématiquement, hier, celui qui mourait de faim pouvait tout ignorer des richesses de l’autre, tandis qu’aujourd’hui, à l’heure de la communication, du numérique et des réseaux sociaux, les écarts de richesse entre les uns et les autres sont beaucoup plus visibles – d’où, d’ailleurs, une frustration susceptible de nourrir une violence qui n’est pas uniquement d’ordre politique et qui est donc bien plus difficile à régler avec les seuls moyens politiques et militaires.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. De telles frustrations peuvent en outre être attisées par différents acteurs, qu’il s’agisse de « seigneurs de guerre » ou, surtout, de djihadistes. Et si la frustration peut dégénérer en violence, c’est le plus souvent lorsque les États, les constructions nationales, voire les liens sociaux eux-mêmes, sont faibles. Par commodité, lorsqu’il faut aller vite, nous reprenons parfois l’expression américaine de failed state, État failli. Nous concevons qu’elle soit vexante et un peu rapide, mais elle n’en dit pas moins quelque chose de la faiblesse des institutions dans de nombreux pays. Comme le disait le Président Obama, « lAfrique na pas besoin dhommes forts, elle a besoin dinstitutions fortes ».

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Cet aspect du développement, fait social et institutionnel autant qu’économique, est justement ce qui paraît pécher – entre autres – au Sahel. Les États concernés y sont non seulement parmi les plus pauvres du monde, mais leur incarnation par des administrations structurées et efficaces fait trop souvent défaut dans de nombreuses régions. L’armée, dans certains pays, est même le seul corps d’État encore déployé dans certaines zones éloignées de la capitale. Quand d’autres administrations ou d’autres forces publiques y sont présentes, leurs moyens sont souvent des plus réduits.

Par ailleurs, hélas, on y relève des comportements de captation de la part de certains agents publics, ce qui complique encore plus les choses. Dans ces conditions, le repli communautaire est un réflexe, le lien social dépérit, et faute de vouloir-vivre ensemble, des conflits émergent, ouvrant la voie à tous types de groupes armés terroristes.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Le portrait type de notre ennemi au Sahel est d’ailleurs tout à fait cohérent avec cette analyse. Selon les éléments que nous a présentés la force Barkhane, nous pourrions le résumer ainsi : le terroriste de l’État islamique au grand Sahara (EIGS) est touareg dans un tiers des cas, et peul dans les deux tiers restants, deux groupes ethniques marginalisés au Mali. Il est jeune (une vingtaine d’années), illettré, et les motifs qui l’ont conduit à « prendre la “kalach” » sont le plus souvent d’ordre financier ou familial, dans le sens où l’enrôlé reçoit un pécule ou suit des parents. La recherche de protection contre des groupes ethniques rivaux constitue une autre motivation fréquente des terroristes. Dans ce cas, le ralliement à l’EIGS est à peu près aussi opportuniste que celui des Touaregs à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2012. C’est ainsi que, suivant l’analyse qui sous-tend l’idée du continuum, les causes de nombre de conflits contemporains relevant des risques de la faiblesse sont à rechercher dans des déséquilibres du développement.

Cette idée n’est pas seulement un cadre d’analyse, mais aussi le constat sur la base duquel les Occidentaux ont refondu leurs stratégies de gestion de crise. C’est en cela que l’idée du continuum a un aspect opérationnel. L’idée qu’un État occidental ne saurait gérer ce type de crise sans un pilotage très étroitement coordonné de ses acteurs en matière militaire et en matière d’aide au développement a été mise en avant par les Anglo-saxons, au tournant des années 2000. Il s’agit de l’un des grands retours d’expérience de l’opération britannique de 2000 en Sierra Léone, et, à plus grande échelle, des opérations menées en Afghanistan et en Irak. À partir de cette période, la documentation stratégique met en avant la notion d’approche globale, dite aussi « intégrée » ou « multidimensionnelle ». Nous n’allons pas vous asséner ici une bibliographie complète, mais retenons que cette idée d’approche globale, qui associe opérations militaires et aide au développement, a pris une place grandissante dans les documents stratégiques de l’OTAN et de l’Union européenne, des Nations unies et des grands bailleurs comme la Banque mondiale. D’ailleurs, l’Union européenne en a même fait l’ADN de sa politique de sécurité et de défense commune (PSDC), et c’est bien ce qui a inspiré l’ONU quand celle-ci a choisi de privilégier les opérations de maintien de la paix dites multidimensionnelles.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Pour les armées, l’approche globale s’est traduite par un puissant regain d’intérêt pour les actions civiles ou militaires, que l’on appelle désormais les CIMIC : civil-military cooperation. En Afghanistan, par exemple, la coalition a beaucoup investi dans ces actions. Dans son passé, la France avait développé une très grande expertise en la matière. L’histoire militaire retient comme fondatrice l’expérience du Maréchal Lyautey au Maroc, mais depuis la fin des guerres coloniales, les actions civilo-militaires avaient été un peu délaissées, sauf peut-être en ex-Yougoslavie où, comme l’indiquaient nos collègues dans un précédent rapport d’information de notre commission, cette activité avait repris. À l’occasion des guerres asymétriques des années 2000, la France a remis à jour sa doctrine en matière de CIMIC.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Il ressort toutefois de nos travaux que cette approche est moins bien acceptée par les ONG que par les autres acteurs du continuum. De façon générale, la tendance est certes à la recherche d’une meilleure articulation entre les acteurs de l’aide humanitaire d’urgence et ceux de l’aide au développement, suivant le concept appelé « nexus urgence-développement », dont la logique est très comparable à celle du continuum. Mais dans la pratique, nous avons pu constater que nombre d’humanitaires sont très réticents à coopérer sur le terrain avec les armées. Bien entendu, il est légitime qu’ils défendent la spécificité de leur mode d’action, qui repose sur le principe de la neutralité dans les conflits, condition pour pouvoir accéder à toutes les populations qui ont besoin d’aide. Cependant, beaucoup d’ONG voient avec une certaine méfiance l’idée même de continuum, dans laquelle elles soupçonnent un moyen de mettre l’aide humanitaire et l’aide au développement au service de la politique étrangère d’un État, en particulier en appui de ses opérations militaires, et non au service de leurs fins propres. Quoi que l’on pense de cette position, il faut en tenir compte.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Concrètement, en ce qui concerne la France, la logique du continuum a déjà inspiré un effort de décloisonnement entre les acteurs qui œuvrent au Sahel. Les acteurs du continuum opéraient traditionnellement de façon assez cloisonnée. Il s’agit en premier lieu des armées, dont la mission première ne relève évidemment pas du développement, mais qui ne s’en désintéressent pas tout à fait non plus. En effet, les armées conduisent des actions de CIMIC qui ressemblent en quelque sorte à des petits programmes de développement. À titre d’exemple, lors de notre déplacement sur le terrain, nous sommes allés voir dans la région de Gao un marché couvert construit par les forces françaises pour relancer le commerce local, des maraîchages et un marché à bestiaux aménagés par la force Barkhane.

Cependant, les CIMIC n’ont pas pour objet de soutenir une stratégie de développement. Elles visent uniquement à ce que la présence de nos troupes soit mieux acceptée par les populations locales. De façon cohérente avec leurs objectifs, ces actions sont bien plus modestes et plus ponctuelles que les programmes de l’AFD. Il suffit pour s’en convaincre d’observer leur budget : environ 750 000 euros par an pour l’opération Barkhane, alors que l’AFD consacre 100 millions d’euros par an ne serait-ce qu’au Mali.

Les armées ont également une activité de coopération qui concourt au renforcement des forces locales, et ce n’est pas à négliger. La coopération militaire revêt d’ailleurs deux aspects : d’une part, la coopération opérationnelle, principalement conduite par nos forces pré-positionnées, et d’autre part la coopération dite structurelle, qui se traduit notamment par des formations dispensées en France et en Afrique et par l’entretien d’un réseau de coopérants. Pour la coopération opérationnelle, les armées dépendent du ministère des Armées ; pour la coopération structurelle, elles dépendent des Affaires étrangères, en particulier de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD).

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Outre l’activité de plaidoyer politique et de gestion de la coopération, le ministère des Affaires étrangères conduit lui-même aussi des projets qui, par leur teneur, pourraient ressembler à ceux de l’AFD. Il s’agit des projets dits de stabilisation, moins ponctuels et plus coûteux que les CIMIC, mais moins ambitieux et plus rapides que ceux de l’AFD. La France y consacre 80 millions d’euros par an. L’échéance de ces projets s’établit à 18 mois en moyenne. C’est le centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère qui les met en œuvre.

Le ministère de l’Intérieur conduit lui aussi des programmes de coopération mis en œuvre par sa direction de la coopération internationale (DCI). Il peut s’agir d’applications ponctuelles, de coopérations techniques (2 500 en moyenne par an), de coopérations opérationnelles ou de coopérations institutionnelles. Au sein des ambassades, c’est le réseau des attachés de sécurité intérieure qui est compétent en la matière.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. L’AFD est un acteur majeur. Elle a l’originalité d’être à la fois un établissement public placé sous la tutelle de l’État et une société de financement soumise à la réglementation bancaire. Par un choix politique délibéré, c’est entre les mains de l’AFD qu’a été concentrée la plus grande partie de l’effort de l’État en matière d’aide publique au développement. C’est en Afrique que se concentrent 50 % des engagements financiers du groupe AFD, et cette concentration devrait logiquement s’accentuer si les orientations stratégiques fixées en 2018 sont suivies.

Les différents acteurs du développement ont longtemps travaillé en silos, et c’est avec la stratégie pour le Sahel, adoptée en Conseil de défense en décembre 2017, qu’un mouvement de décloisonnement a été mis en œuvre. L’enjeu est que les opérations de chaque acteur soient cohérentes avec celles des autres, c’est-à-dire qu’elles poursuivent le même but et soient aussi synchronisées que possible. Schématiquement, il faut que, sur le terrain, les actions de stabilisation et de développement prennent rapidement le relais des opérations militaires, voire qu’elles soient mises en œuvre de façon concomitante à l’action militaire, tout hiatus étant de nature à être exploité par l’ennemi. Pour cela, il faut que les acteurs concernés partagent la même analyse de la situation et qu’ils planifient leurs opérations en tenant compte de celles des autres, ce qui suppose de nouer des liens de confiance et d’échanger des informations à tous niveaux, à Paris, mais aussi sur le terrain.

En résumé, les différents acteurs doivent avoir une stratégie partagée. Pour structurer cette démarche, une comitologie a été mise en place au niveau stratégique. L’ambassadeur coordinateur pour le Sahel, appelé « envoyé spécial pour le Sahel », y tient un rôle central. Il anime plusieurs task forces interministérielles. En outre, l’AFD et l’état-major des armées ont conclu un accord formalisant les échanges d’informations.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Au niveau opératif, pour rester dans le vocabulaire militaire, un agent de l’AFD a été détaché au sein de l’état-major de la force Barkhane en qualité de conseiller pour le développement, et les ambassades tiennent des réunions mensuelles de coordination dites « trois D » ‒ pour « défense, diplomatie et développement ». En outre, un accord de terrain a été conclu entre l’état-major de la force Barkhane et la direction régionale de l’AFD. Selon nos interlocuteurs sur place, il a bien facilité la coopération. On signalera aussi qu’un personnel du CDCS vient d’être intégré à l’état-major de Gao. Lors de notre déplacement au Sahel, nous nous sommes attachés à observer dans le détail la mise en œuvre de cette comitologie, et la façon dont le mandat de l’opération Barkhane prend en compte l’approche globale adoptée par la France dans la crise au Sahel.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. En effet, telles qu’elles sont formulées aujourd’hui, les lignes d’opérations assignées à la force Barkhane, c’est-à-dire toute la stratégie qui sous-tend l’opération, reflètent parfaitement l’approche globale dont nous parlions, donc la logique de continuum. Ces lignes d’opérations sont au nombre de trois. La première, ce sont les opérations antiterroristes, qui visent à neutraliser les éléments les plus durs de l’ennemi, afin que la neutralisation de celui-ci soit à la portée des forces locales. Nous enregistrons d’ailleurs, au titre de cette opération, de très nombreuses victoires, obtenues régulièrement et de façon discrète.

La deuxième ligne d’opération concerne l’animation des partenariats militaires avec les autre forces présentes au Sahel. Elle prend une part croissante dans l’activité de la force Barkhane au fur et à mesure de la montée en puissance des armées locales et de laforce conjointe du G5 Sahel. Il s’agit pour la France de jouer un rôle d’intégrateur, voire d’assureur du dernier ressort pour les forces partenaires, y compris celles de l’ONU et de l’Union européenne.

La troisième ligne d’opération a trait à l’appui à la gouvernance et au développement. Elle a pour objectif de créer des conditions de sécurité nécessaires pour que les autres acteurs de la gestion de crise puissent mettre en œuvre rapidement des projets de développement afin de proposer à la population un mode de vie viable.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. C’est dans le cadre de cette ligne d’opérations que joue pleinement la logique du continuum. Cette approche globale et cette comitologie, dont nous parlions il y a quelques instants, ont été mises en œuvre pour la première fois dans la région de Ménaka il y a plus d’un an et dans celle de Gossi l’an dernier. À N’Djamena, à Bamako et à Gao, nous nous sommes fait expliquer très en détail la façon dont les militaires, les diplomates et les agents de l’AFD se sont organisés pour travailler de façon cohérente et ordonnée. Grâce à une planification partagée des opérations, l’AFD a réussi à mettre en œuvre des projets ambitieux en à peine douze mois, ce qui constitue d’ailleurs une petite révolution.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Il y a un an, lors d’une mission parlementaire à laquelle j’ai participé avec un certain nombre d’entre vous, nous avions été informés ces projets de nouvelle organisation de l’« équipe France ». Avec ma collègue, nous avons pu constater cette année une réelle avancée dans le décloisonnement des acteurs de cette équipe. Vous l’aurez compris, la voie suivie nous paraît bonne, et nous croyons qu’il faut poursuivre dans cette direction pour « transformer l’essai », c’est-à-dire pour faire de ces succès tactiques une réussite stratégique.

Dans cette optique, nous formulons quelques axes de recommandations qui nous paraissent réalistes. En premier lieu, il nous semble qu’il reste dans la chaîne du continuum entre sécurité et développement deux maillons pour l’heure moins robustes : d’une part, le soutien au développement économique privé, et d’autre part, la sécurité intérieure. Or, pour que notre stratégie fonctionne, nous avons la conviction que l’effort doit être conduit sur toute la ligne, dans tout l’éventail des champs d’action du continuum.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Nous plaidons en faveur d’un investissement accru dans la coopération de sécurité intérieure, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les problèmes de sécurité dans une zone comme le centre du Mali ne sont pas seulement ‒ voire pas principalement ‒ d’ordre terroriste. Il s’agit beaucoup de brigandages et d’affrontements interethniques, donc de questions de police et de gendarmerie.

Ensuite, si le but est le retour de l’État dans les régions qu’il a délaissées, une présence durable de l’État ne peut pas reposer seulement sur les armées. C’est là encore la mission de forces de police et de gendarmerie implantées au sein des populations.

Enfin, dès lors qu’il s’agit de judiciariser les délits et les crimes, il faut mettre en place une chaîne pénale – je dirais même un continuum pénal, dans lequel les armées ne sont pas les mieux placées pour les actes de police judiciaire. Or, aujourd’hui, la réponse à l’insécurité est presque exclusivement militaire. Ce sont leurs armées que les États déploient dans les régions en crise, et c’est un appui essentiellement militaire que fournissent la France et ses partenaires internationaux.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Le second maillon de la chaîne qui mériterait selon nous un effort particulier a trait à l’investissement économique privé. En effet, pour faire simple, on pourrait dire qu’une bonne partie de la guerre est gagnée quand l’entreprise s’installe. Pour nous, l’investissement privé peut et doit concourir à la stabilisation d’une zone de crise, en complément de l’aide au développement, voire en offrant des effets de levier utiles pour des investissements publics. Or, aujourd’hui, les entreprises françaises ont tendance à se désengager des zones prioritaires pour l’aide au développement, et particulièrement en Afrique. Cette tendance s’explique par un climat des affaires qui est très dégradé dans certains pays, ainsi que par le jeu des règles prudentielles qui encadrent l’action des institutions financières.

Ne couvrons pas d’un voile pudique une réalité que tout le monde connaît : dans de nombreux pays, la corruption est un fléau qui rend nos entreprises réticentes à investir, car elles ne veulent pas s’exposer à des risques juridiques. Nous observons aussi que le canal de l’investissement privé est très peu utilisé par les acteurs de l’aide au développement, alors même que c’est la volonté affichée des autorités françaises et que l’AFD possède une filiale spécialisée dans ce type d’investissement : la société de promotion et de participation pour la coopération économique (PROPARCO). Mais comme cela a été révélé par la Cour des comptes, la PROPARCO reste trop à l’écart des acteurs du continuum entre sécurité et développement. Pour nous, sa gestion pourrait être plus dynamique et sa tutelle devrait mieux s’assurer que sa stratégie s’intègre bien dans notre politique étrangère, et particulièrement dans les zones de crise.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Dans cette affaire, il ne s’agit pas seulement de faire travailler ensemble des acteurs français du continuum. Il s’agit aussi d’éviter les doublons ou les hiatus entre les programmes français et ceux que conduisent les autres acteurs internationaux. Si vous me passez la comparaison, on pourrait dire qu’il y a beaucoup de soignants autour du malade, mais que pour traiter celui-ci, encore faut-il que l’équipe soignante parte du même diagnostic et suive le même protocole.

Cela vaut en premier lieu pour les bailleurs de fonds. Tel est l’objet de « l’Alliance pour le Sahel » lancée à l’initiative conjointe des Français et des Allemands. Il s’agit d’un mécanisme de coopération des bailleurs de fonds, qui rassemble douze grands bailleurs, et apporte son label à plusieurs centaines de projets et se concentre sur six champs d’investissements prioritaires, dont le choix est clairement inspiré par la logique du continuum, puisqu’il va de l’agriculture à la sécurité intérieure. Tout l’enjeu, en la matière, tient à éviter que la dynamique de coordination ne s’étiole, qu’avec le temps, la routine administrative ne conduise les acteurs à agir de nouveau en silo. Il y a là pour la diplomatie française un effort de plaidoyer politique à mener.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. C’est là un enjeu de coordination entre bailleurs ; le même enjeu est à l’œuvre aussi entre les forces militaires elles-mêmes. Au Mali, l’opération Barkhane n’est pas seule : outre les armées nationales, il y a aussi la force conjointe du G5 Sahel, les 12 000 casques bleus de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et quelques centaines d’Européens de la mission de formation EUTM Mali. Chaque force a son propre mandat et sa propre posture, et nous avons pu constater lors de notre déplacement qu’il y a même parfois des interprétations différentes du mandat et des postures d’après les nationalités en présence.

Tout l’enjeu consiste donc à ce que les forces internationales, si j’ose dire, marchent dans le même sens. Bien entendu, on ne fera pas d’EUTM Mali autre chose qu’une mission de formation, et on ne fera jamais des casques bleus une force antiterroriste : à chacun son cœur de mission. Néanmoins, les efforts internationaux gagnerait à ce que l’EUTM Mali s’adapte davantage aux besoins d’accompagnement sur le terrain des militaires maliens qu’elle entraîne, et à ce que la MINUSMA adopte une posture plus dynamique. Ce sont là les grands enjeux du renouvellement de leurs mandats respectifs. Pour la MINUSMA, la prochaine échéance est le mois de juin, et les discussions à New York ne s’annoncent pas simples. Là encore, la diplomatie française a un rôle de plaidoyer qui est crucial.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Une coordination plus étroite est certainement un gage d’efficacité de nos investissements dans le continuum entre sécurité et développement, mais avant tout, il faut investir. Nous avons la conviction en particulier que le contexte actuel est propice à une concentration de nos efforts dans le domaine de la sécurité intérieure et de la justice. Lorsque l’on parle d’aide au développement, au sens large, on a souvent tendance à user et abuser de la référence au « Plan Marshall ». Je dis « abuser » parce qu’il y a déjà eu un certain nombre de « Plans Marshall » pour l’Afrique. Cette référence est un peu grandiloquente, mais elle traduit assez bien l’idée que nous voulons exprimer.

Nous sommes en effet convaincus que le succès de notre stratégie au Sahel gagnerait à une phase de concentration des efforts pendant une période de quelques années, par exemple trois ou cinq ans, sur l’investissement en matière de sécurité intérieure et de justice. Pourquoi ? Tout simplement parce que c’est là une condition de réussite de nos investissements dans d’autres domaines. Nous ne disons pas qu’il faut attendre le retour à un parfait état de paix pour commencer à financer par exemple l’agropastoralisme, mais force est de considérer que sans un minimum d’ordre public et d’état de droit, tout projet de développement est coûteux, sa mise en œuvre compliquée et son résultat aléatoire. Il faut pouvoir soutenir, immédiatement en aval des opérations militaires dans une zone, le déploiement de forces de sécurité intérieure et d’un appareil judiciaire, pour éviter qu’une fois les militaires partis, l’ennemi ne reprenne le contrôle du terrain. Pour cela, nous pensons que les crédits de l’aide publique au développement ont tout leur sens. Après tout, la grande feuille de route internationale en la matière, c’est l’Agenda 2030 ; or, parmi les objectifs de développement durable qui le composent, l’objectif numéro 16 a trait à la paix et à la sécurité. En ce sens, les réticences traditionnelles de certains acteurs de développement à investir dans l’appareil de sécurité nous paraissent aujourd’hui assez anachroniques.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Alors, nous dira-t-on, l’AFD est tenue par des règles de procédure découlant de son statut d’établissement financier et ne peut pas toujours décaisser ses fonds dans des délais compatibles avec le rythme des opérations militaires. C’est en partie vrai, sous deux réserves cependant. D’une part, la comitologie que nous avons décrite doit justement permettre à l’AFD d’anticiper ses opérations pour faire en sorte que ses projets soient déjà assez mûrs quand les militaires finissent une opération. D’autre part, l’Agence a créé des instruments financiers à décaissement rapide : c’est le fonds « paix et résilience », communément appelé Minka. Ainsi, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre sur le terrain, il n’est pas toujours impossible de faire appel aux crédits de l’AFD pour financer des opérations nécessaires à la stabilisation d’une zone très rapidement après les opérations militaires. S’il s’avérait que ces mécanismes financiers n’étaient utilisés autant qu’il est possible, cela ne ferait que mettre en lumière la nécessité impérieuse que l’ensemble des membres de l’« équipe France" » se connaissent mieux encore.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Ce n’est cependant pas toujours évident. C’est la raison pour laquelle l’État a chargé le CDCS des Affaires étrangères d’une mission d’appui à la stabilisation. À nos yeux, cette phase de stabilisation est cruciale, en aval des opérations militaires et en amont des grands projets pluriannuels de développement. C’est dans cet interstice que se joue pour beaucoup la réussite de la stratégie du continuum, et dans cette phase de stabilisation, le retour d’un appareil de sécurité intérieure et de justice est déterminant.

Il faut bien avoir à l’esprit une nuance importante : les crédits de stabilisation du CDCS, comme ceux de la DCSD par exemple, sont directement ceux de l’État. Ils sont donc décaissés très rapidement, bien plus rapidement que ceux de l’AFD, qui est certes placée sous la tutelle de l’État d’après les textes, mais chez laquelle nombre d’observateurs, à commencer par la Cour des comptes, relèvent des marques d’émancipation. Il ne nous appartient pas d’entrer dans ce débat ‒ qui sera plutôt celui du projet de loi à venir sur l’aide au développement ‒, mais par souci d’efficacité, nous considérons qu’il faut non seulement inciter l’AFD à investir dans des champs prioritaires pour l’action de la France, y compris quand il s’agit de sécurité intérieure et de justice, mais qu’il faut aussi que l’État conserve une capacité de décaissement en urgence, libre des contraintes qui pèsent sur les établissements financiers. Le CDCS a un budget annuel de 80 millions d’euros environ pour ces programmes de stabilisation ; en Allemagne, ce sont 700 millions d’euros. Une juste mesure est certainement à trouver entre les deux. L’important, en tout cas, est que l’État dispose d’instruments financiers à sa main, au service de sa politique intérieure interministérielle en zone de crise.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Comme nous vous le disions, nous avons cherché à ne pas restreindre nos travaux à la situation présente du Sahel. Nous nous sommes efforcés d’élargir la focale et de voir un peu plus loin que l’urgence des engagements actuels. C’est dans cette optique que nous soulignons l’intérêt d’une politique de prévention des crises, politique dans laquelle l’approche interministérielle et la logique du continuum semblent particulièrement pertinentes. L’idée générale est que les méthodes retenues pour la gestion de la crise au Sahel peuvent aussi être utiles dans une approche préventive, sur la base d’un diagnostic des situations de fragilité, et que l’on y gagne à tous points de vue. Du point de vue de l’aide au développement, selon les calculs de la Banque mondiale, la prévention des crises coûte sept fois moins cher que leur traitement. Du point de vue des armées, il s’agit en quelque sorte de retrouver une certaine liberté d’action, en évitant que nos engagements extérieurs soient contraints par l’urgence des crises successives qui marquent notre monde contemporain.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Nous soulignons d’ailleurs tout l’intérêt qu’ont nos outre-mer dans une stratégie de prévention de crise. À nos yeux, cet intérêt est même double. En premier lieu, nos outre-mer forment un réseau mondial de territoires dans lesquels l’État et les collectivités territoriales entretiennent des capacités de haut niveau, qui manquent parfois dans leur environnement régional. Nous pensons par exemple aux forces de souveraineté, qui assurent des missions de coopération. Cela vaut aussi pour nombre d’autres services publics dans tous les domaines, comme la santé, l’éducation, la sécurité civile, les services d’incendie et de secours, et bien d’autres. Dans tous ces domaines, les outre-mer concentrent des moyens très utiles à la prévention, voire à la gestion des crises survenant dans leur voisinage. Peut-être ne sont-ils pas utilisés aujourd’hui autant qu’ils pourraient. Je prends l’exemple d’un séisme en Haïti : pourquoi dépêcher des pompiers de Paris plutôt que des pompiers des Antilles ?

En second lieu, nous soulignons aussi que nos outre-mer ont des capacités et des savoir-faire spécifiques, développés en raison de leurs particularités géographiques et climatiques, qui sont à certains égards très différentes de celles de la métropole, mais parfois très comparables à la situation de nos partenaires en situation de fragilité. Notamment, les contraintes climatiques de nos outre-mer sont assez comparables, par exemple, à celles de nombreux pays d’Afrique.

Je prends l’exemple de l’agriculture : pour soutenir le développement de la production de bananes en Afrique, nous pouvons faire front sur des opérations françaises issues des outre-mer. Nous pensons aussi, bien entendu, au modèle du service militaire adapté (SMA) qui nous semble mériter d’être promu et dupliqué. L’AFD a contribué à financer l’origine du SMA de Mayotte ; elle pourrait tout aussi bien de le faire dans des États partenaires.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Enfin, et c’est la dernière ligne de recommandations qui ressort de nos travaux, compte tenu des graves enjeux actuels, il y a un véritable changement de posture politique à opérer dans nos partenariats. Nous disons bien « politique », car dans le fond c’est là que se trouve le cœur du problème. La France et ses alliés pourront faire tous les efforts du monde dans tous les champs du continuum, cela restera largement vain tant qu’il n’y aura pas davantage de répondant de la part des États auxquels nous apportons notre soutien. Entendons-nous bien, nous ne sommes pas ici pour distribuer l’éloge ou le blâme, et nous ne pointons du doigt personne en particulier.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Les choses vont même plus loin si l’on considère qu’à maints égards, les situations de fragilité ou de crise tiennent aussi à des questions de volonté politique, particulièrement pour le bon fonctionnement des structures des États. Qu’il faille un certain niveau de sécurité pour déployer des services publics civils dans les régions éloignées, on peut le concevoir, mais qu’au sein des forces armées, les effectifs réellement engagés aient un rapport parfois lointain avec les effectifs théoriques, ou que le matériel et les financements fournis par des partenaires occidentaux aient une tendance prononcée à l’évaporation, on peut plus difficilement le comprendre. Quand certaines formes de corruption en viennent à tenir lieu de système de gestion des ressources humaines et des matériels des forces et des administrations, nous n’en sommes plus à des délits individuels : nous sommes face à un système. Or, mettre de l’ordre dans l’État est précisément une affaire de volonté politique. Nos mots peuvent paraître abrupts, mais à nos yeux, il n’y a d’authentiques partenariats que de bonne foi.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Nous en sommes en effet convaincus : agir en authentiques partenaires, c’est un véritable changement de posture politique, et cela vaut dans les deux sens. Après l’ère de la coopération et après celle de l’aide au développement encore conçue sur le mode caritatif, il y a un changement d’approche à poursuivre dans nos propres pratiques. À cet égard, la base de nos travaux, c’est le respect envers nos partenaires.

Du côté de nos partenaires, on observe trop souvent qu’une part de l’opinion publique, voire parfois de la classe politique, n’offre pas une grande résistance à la tentation de prendre la France comme bouc émissaire. Nous ne reviendrons pas sur les épisodes de French bashing récents, si ce n’est pour dire que de tels mouvements d’opinion doivent appeler de la part de partenaires authentiques une réprobation nette et rapide.

Nos partenaires sont souverains et indépendants. C’est donc dans un partenariat authentique et respectueux de chacun, en toute responsabilité, que des mécanismes de redevabilité voire de conditionnalité de l’aide peuvent utilement être mis en œuvre. Après tout, il ne s’agit là que d’une démarche quasi contractuelle. De façon coordonnée avec d’autres grands partenaires internationaux, la France pourrait donc tout à fait conditionner ses aides, et, plus largement, les diverses formes de son engagement, au respect d’engagements librement souscrits par ses partenaires.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Voilà qui serait d’ailleurs dans l’intérêt même des peuples auprès desquels la France manifeste sa solidarité. Madame la Présidente, mesdames et messieurs, voici le résultat de nos travaux. Nous avons peut-être été un peu longs, mais nos travaux l’ont été, et le sujet est aussi vaste que passionnant. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme la présidente Françoise Dumas. Merci, chers collègues. Nous sommes très fiers de vous. Ce rapport est un beau travail.

M. Thomas Gassilloud. J’étais la semaine dernière à Bamako, notamment avec une délégation du MEDEF. Une trentaine d’entreprises étaient présentes et ont étudié les possibilités d’investissement au Mali. L’un des points qui m’a beaucoup frappé est la reconnaissance des Maliens vis-à-vis des entreprises françaises. Les Maliens disent qu’au plus fort de la crise, il y a des entreprises qui sont restées, et que ce sont les entreprises françaises. Ce sont ces entreprises qui vont permettre, on l’espère, d’améliorer la situation sur place.

Dans votre intervention – d’ailleurs d’une grande qualité que je salue – vous avez mis en lumière les limites de l’action militaire en tant que telle. Au mieux, c’est un levier qui permet d’avoir d’en mettre en œuvre d’autres en vue de la résolution d’une crise, en restaurant les conditions de sécurité nécessaires à l’engagement d’acteurs civils.

Vous avez souligné l’intérêt mais également les limites de l’aide au développement, puisque dans des zones sans État ‒ ou, à tout le moins, dans lesquels l’État est faible ou mal géré ‒, lorsque les fonctionnaires ont des comportements de prédation et les forces armées régulières des comportements violents, tout au plus la communauté internationale peut-elle faire de l’humanitaire, c’est-à-dire apporter aux populations une aide d’urgence ; difficile de mettre en œuvre de véritables chantiers de développement. Et même lorsque nous le faisons, dans des États faibles ou en faillite, nous courrons le risque que notre action soit contre-productive. En Afghanistan, par exemple, les sommes massivement investies sur place ont plutôt eu tendance à faire croire à la population locale que la démocratie allait de pair avec la corruption. C’est pour cela que j’ai beaucoup apprécié votre conclusion, à savoir que nos victoires tactiques doivent permettre d’ouvrir des espaces politiques pour convaincre les dirigeants locaux de prendre les mesures nécessaires à l’assainissement de la gouvernance de leurs pays, à commencer par la lutte contre la corruption.

Des choses très simples peuvent être envisagées à ce titre. J’ai un chiffre en tête : dans certains pays, entre le coût de la solde d’un militaire décaissé par l’État et ce qu’il perçoit effectivement, l’évaporation atteint 30 à 40 %. Une solution toute simple pour enrayer ce phénomène pourrait consister à promouvoir la bancarisation des soldes des militaires, ce qui pourrait par ailleurs contribuer à leur motivation.

À la lumière de votre rapport, quelle est votre appréciation du sommet de Pau ? Plus globalement, je suis étonné que vous n’ayez pas parlé du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui est chargé du secrétariat des Conseils de défense et a une compétence interministérielle. Quel pourrait être le rôle du SGDSN dans l’élaboration et le suivi d’une doctrine pour l’action interministérielle de l’État dans les zones d’OPEX ? Enfin, pour coordonner les politiques civiles, notamment à l’échelle interministérielle, ne pensez-vous pas que nous devrions nommer un haut représentant civil ?

M. Charles de la Verpillière. Vous ayant entendu, je crois que le continuum entre sécurité et développement est effectivement un concept pertinent, tant le sous-développement, la pauvreté et le chômage sont évidemment des facteurs majeurs d’insécurité. Je note aussi que des progrès encourageants ont été constatés, notamment dans la coordination entre nos armées et l’Agence française de développement, ce qui méritait d’être salué. Mais comme vous, je crois que le sous-développement au sens strictement économique n’est pas le seul problème ni le seul facteur d’insécurité : la corruption, la mal-gouvernance, les conflits ethniques et religieux, et même le climat, la sécheresse, sont également des facteurs très importants d’insécurité.

Vous avez énuméré plusieurs conditions de réussite de notre stratégie. Tout tient avant tout à la durée et à la persévérance. En effet, le plus terrible, c’est ce que les militaires français et ceux qui les accompagnaient ont entendu sur tous les théâtres d’opérations récentes : « un jour, vous partirez ». Ce sentiment est très difficile à combattre.

La deuxième condition, vous l’avez indiqué aussi, c’est que les États concernés s’engagent dans un véritable partenariat. Vous avez dit que le conditionnement de nos aides pourrait être une façon d’aboutir. Incontestablement, s’il n’y a pas d’États solides ou qui se consolident, nous n’arriverons à rien.

Le troisième facteur de réussite, ce serait bien sûr que d’autres États extérieurs s’engagent à nos côtés. Pour cela, l’action de l’Europe sera déterminante.

M. Yannick Favennec Becot. Lors de l’examen du projet de loi de finances, nous avons pu constater que les crédits de la mission « Aide publique au développement » n’étaient pas suffisamment élevés pour atteindre l’ambition fixée par le président de la République, à savoir : porter le montant de notre aide publique au développement à 0,55 % du revenu national brut d’ici 2 022. Le gouvernement a pris du retard sur sa trajectoire et pour rattraper ce retard, il faudrait trouver cinq milliards d’euros supplémentaires pour les deux prochaines années. C’est un effort important et nécessaire, qui paraît cependant difficile à atteindre. Je voudrais avoir votre avis sur cet objectif.

Comment peut-on agir en matière de sécurité et de développement, alors que dans le même temps, nous l’avons vu et entendu, nous le savons, les populations locales montrent de l’hostilité à la présence militaire étrangère ? Lors de l’annonce par la France en janvier dernier de l’envoi de 220 militaires français supplémentaires, des manifestations ont eu lieu au Mali. En Irak, le Parlement a voté le 5 janvier dernier en faveur du départ des forces étrangères présentes sur le territoire. Selon vous, un travail de communication pour justifier la présence française devrait-il être entrepris auprès des populations locales, notamment au Sahel ?

M. Joachim Pueyo. Il y a vingt ans, on ne faisait pas forcément le lien entre développement et sécurité. C’est une notion qui s’est imposée d’elle-même, à la faveur des opérations conduites en Afghanistan, en Irak et dans d’autres pays. Pourquoi, sauf erreur de ma part, votre rapport ne fait-il pas fait référence également au travail que fait l’Union européenne, au titre de l’aide au développement et de la politique de voisinage ? J’entends par là le voisinage oriental de l’Europe, mais également son voisinage méditerranéen, puisque, comme vous le savez, 13 milliards d’euros sont mobilisés pour nourrir notre partenariat avec des pays comme la Jordanie, la Tunisie et le Maroc. Vous avez peut-être pensé que ce n’était pas forcément utile, et pourtant, ces pays ont exactement les mêmes problématiques que celles que vous avez mentionnées. Les rapports de l’Union européenne sur ces partenariats parlent de coordination, d’action globale sur le développement économique et social, de cibles à atteindre, de justice et des moyens d’améliorer le fonctionnement de la justice de certains pays. je vois donc un lien entre votre objet d’investigation et l’action de l’Union puisque, comme vous l’avez rappelé à juste titre, nous ne pourrons être efficaces que s’il y a de la coordination entre tous les bailleurs. L’Union européenne travaille avec l’AFD ainsi qu’avec des ONG et leur action a une répercussion énorme sur notre sécurité ‒ je pense, par exemple, à un camp de réfugiés syriens que l’Union soutient en Jordanie. Cela.

Le continuum constitue un travail important pour stabiliser les États et mieux assurer notre sécurité collective. Pensez-vous que les outils d’évaluation soient suffisants ?

Mme Monica Michel. Ce rapport tombe à point puisque les réflexions et recommandations sur le nexus sécurité-développement seront versées au débat que nous aurons dans les prochains mois sur l’évolution de notre politique d’aide au développement, à l’occasion de l’examen d’un projet de loi d’orientation et de programmation qui est aujourd’hui dans les mains du Conseil d’État. Ce texte devrait planifier une augmentation de l’effort de la France en matière d’aide publique au développement, conformément d’ailleurs aux engagements du président de la République. Il devrait en outre viser à renforcer les moyens de pilotage de notre politique d’aide publique au développement, en sorte de garantir une plus grande cohérence entre acteurs du développement.

Comme l’a rappelé ce matin même M. Jean-Baptiste Lemoyne, lors d’une session extraordinaire du Conseil national pour le développement de la solidarité internationale (CNDSI), la mise en cohérence des efforts français d’aide au développement, de manière en quelque sorte pyramidale, repose sur un certain nombre d’institutions. Outre le CNDSI, on compte parmi elles le Comité interministériel de la coopération internationale (CICID), présidé par le Premier ministre, et il ne faut pas oublier le rôle des collectivités territoriales. Les acteurs de l’aide au développement siègent dans ses instances, ce qui leur offre la possibilité de faire valoir leurs points de vue sur la politique d’aide au développement, dans un souci de mise en cohérence de l’ensemble des efforts français. Votre recommandation, qui porte sur le renforcement des moyens, signifie-t-elle finalement de dépasser cette approche purement institutionnelle ? Comment proposez-vous de renforcer cette mise en cohérence entre acteurs, en lien avec les outils qui existent déjà ?

M. Jean-Louis Thiériot. Dans votre présentation, vous n’avez que marginalement évoqué l’Europe, comme cela a déjà été remarqué par deux de nos collègues. Dans quelle mesure le continuum entre sécurité et développement est-il pris en compte par l’Union européenne dans sa politique d’aide au développement, que l’Union met en œuvre en Afrique depuis les accords de Cotonou ? La Commission s’appuie sur la direction générale de la coopération internationale et du développement ; en avez-vous rencontré les responsables ? Comment perçoivent-ils l’idée de continuum ? Il s’agit évidemment un acteur essentiel.

Par ailleurs, vous avez souligné l’importance de la coopération en matière de la sécurité intérieure et de système pénal. Existe-t-il aujourd’hui au sein du ministère de la Justice une structure spécialisée dans la coopération et l’appui au développement des infrastructures de justice ? Ne serait-ce pas un axe sur lequel il faudrait avancer ?

M. Laurent Furst. Vous avez souligné que la prospérité constituait un facteur de paix, parce que, finalement, des peuples qui vivent bien ont moins tendance à vouloir se battre et entrer en guerre, ce qui est vrai partout sur la planète. Certes, la prospérité ne suffit peut-être pas toujours à garantir la paix, mais elle y contribue beaucoup.

Le Sahel est l’une des régions du monde, sinon la région du monde où le taux de fécondité est le plus fort. La population progresse très vite, mais la richesse ne progresse pas. Il y a donc une dégradation de la richesse par habitant. Comment, dans le cadre de vos travaux, avez-vous abordé la question démographique ?

Je pense par ailleurs qu’il ne peut pas y avoir de développement économique sans un pouvoir fort. Dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a jamais eu de développement sans stabilité. Il y a deux formes de stabilité : premièrement, quand on arrive à instaurer la démocratie et la confiance entre le peuple et les gouvernants ; deuxièmement, et c’est le cas peut-être pour au moins l’un des États auxquels je pense, quand le pouvoir, même s’il n’a pas de caractère démocratique, arrive à imposer par sa force une forme de stabilité sur son territoire. Est-ce que vous pensez que la transition démocratique et la stabilité démocratique sont possibles dans les États dont nous parlons ?

Mme Carole Bureau-Bonnard. La santé est un sujet d’une importance capitale, et j’aimerais vous demander de développer un peu vos constats et vos conclusions sur l’aide médicale apportée au Sahel soit directement par les militaires français, soit par des ONG.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Monsieur Gassilloud nous a fait partager les enseignements qu’il tire d’une mission d’investisseurs privés français au Mali. Nous sommes d’accord : il est en effet essentiel que le privé puisse s’engager. L’investissement privé est en effet un levier de développement qu’il est important de pouvoir actionner.

En ce qui concerne la corruption, vous avez évoqué la question de l’évaporation dans le versement des soldes des militaires et les perspectives qu’offrirait la bancarisation de la solde. C’est effectivement une suggestion qui a émergé des échanges et des discussions que nous avons conduits au Sahel ; nous imaginons de façon très naturelle que nous pourrions par exemple passer par Orange Money. Mais ce sont souvent les autorités maliennes elles-mêmes qui ne veulent pas en venir à cette solution. C’est là, dans le fond, une question de volonté politique. En effet, comme nous l’avons écrit dans notre rapport, l’un des freins à l’amélioration de la situation de certains États tient précisément à un manque de volonté politique. Beaucoup de difficultés en découlent, et pas seulement dans les armées, mais plus largement dans toutes les structures de l’État, y compris la police, la gendarmerie et la justice. Cet état de fait est d’autant plus regrettable qu’il favorise le statu quo et que le fait que les militaires ou leurs familles soient en manque d’argent favorise des situations que nous combattons.

Monsieur Gassilloud évoque l’intérêt d’une coordination des moyens civils du continuum et suggère que le SGDSN pourrait être utile en ce sens. Mais une telle coordination est précisément le rôle de l’envoyé spécial pour le Sahel, que notre rapport présente en détail.

M. Thomas Gassilloud. Une réponse a été apportée à ma question sur la bancarisation des soldes, mais si j’ai bien compris, l’envoyé spécial pour le Sahel n’a pas d’autorité sur les politiques publiques mises en œuvre par les acteurs civils français sur place. Ce n’est pas, dans ce sens-là, un haut représentant que la France pourrait envoyer pour chapeauter et articuler l’ensemble de nos politiques publiques dans le champ civil. En revanche, le SGDSN peut être le bon acteur pour réfléchir au caractère interministériel de notre action.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. L’envoyé spécial pour le Sahel – l’« ambassadeur Sahel », en quelque sorte – a bien ces prérogatives, mais il est aidé aussi par les ambassadeurs de France dans les différents pays concernés. En réalité, c’est autour de l’envoyé spécial pour le Sahel qu’est assurée désormais la coordination de l’« équipe France ». C’est tout le sens de la stratégie pour le Sahel, adoptée en Conseil de défense et donc interministérielle, et dont la mise en œuvre par les différents acteurs aux différents niveaux territoriaux d’action est coordonnée par l’envoyé spécial pour le Sahel et, sur le terrain, par nos ambassadeurs. La chose n’est pas tout à fait nouvelle ; lors de notre déplacement il y a un peu plus d’un an, cette dynamique de coordination commençait à poindre, et lors de notre déplacement de novembre dernier au Sahel, nous avons pu constater l’ampleur des progrès faits en ce sens. Là, on voit qu’il y a vraiment une évolution, que nous sommes sur la bonne voie, et qu’il faut continuer dans cette direction parce que les choses ne sont pas encore consolidées – ce qui est tout à fait normal, ce ne sont pas des reproches.

Je suis d’accord avec Monsieur de la Verpillière : la durée et la persévérance sont essentielles pour obtenir un succès stratégique. On ne le dit pas assez, mais on ne peut s’inscrire que dans le temps long, car nous nous retrouvons face à des États qui parfois sont structurellement mal organisés. Pour renforcer ces États, nous pouvons les faire bénéficier d’une expertise, tant en matière d’organisation qu’en matière de connaissances et de formation. Dans cet effort, la persévérance est nécessaire, ne serait-ce que parque que les États en question sont confrontés au double défi de renforcer leurs structures tout en faisant face, sur le terrain, à une insécurité se nourrit de profonds déséquilibres de développement. Il est donc certain que les choses ne se feront pas rapidement.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Madame Michel, notre rapport a pour objet principal l’action de la France dans les zones de crise. Les relations générales entre l’AFD, les Affaires étrangères qui en exercent la tutelle conjointement avec les Finances, ainsi qu’avec les Armées, dépasse le cadre de notre rapport. Ces questions générales seront traitées lors de la discussion du projet de loi sur l’aide au développement prévu cette année.

De même, Monsieur Favennec Becot, j’entends bien votre interrogation quant à l’évolution de l’enveloppe totale de nos crédits d’aide publique au développement, mais cette question dépasse le cadre de notre rapport et relève plutôt de la discussion de ce projet de loi.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Monsieur Favennec Becot, la question de la communication des armées françaises à destination des populations au sein desquelles elles opèrent est très importante, et nous l’avons d’ailleurs bien vu récemment à l’occasion de l’épisode de French bashing au Sahel. Il est important que notre aide soit bien comprise. En aucun cas l’aide militaire ou financière de la France ne représente pour ses bénéficiaires une perte de souveraineté, ou ne révèle une envie de notre part de maîtriser l’avenir d’un pays qui est souverain. Cette communication est d’autant plus importante que de nos jours, même dans un village en Afrique – pas partout, bien entendu – nous pouvons retrouver la 4G, des téléphones portables, les réseaux sociaux et un certain mode de communication avec toutes ses dérives, les informations virales et les fake news, etc. Nous devons être actifs en matière de communication pour bien faire comprendre quelle est notre intention. Cela rejoint aussi l’idée du sommet de Pau, pour répondre à l’une des questions de Monsieur Gassilloud : il importe que nos partenaires africains que l’on aide, à qui l’on apporte un appui, expliquent correctement notre démarche à leur opinion publique, de façon à ce qu’elle soit convenablement comprise par les populations. Une telle démarche est d’autant plus importante que ceux qui aident nos partenaires sur le terrain, des soldats aux opérateurs des ONG, ressentent comme une véritable injustice le fait d’être renvoyés à une image vraiment négative.

S’agissant de l’Union européenne, sur laquelle nous ont interrogés messieurs de la Verpillière, Thiériot et Pueyo, nous nous étions posé la question dès le début de nos travaux : doit-on élargir le spectre ? Nous avons choisi de concentrer l’essentiel de nos travaux à l’action de la France, ce qui représentait déjà une matière dense et un vaste périmètre. D’ailleurs, l’intérêt d’une articulation étroite entre les différentes formes d’action sur un théâtre de crise, suivant la logique de continuum, vaut autant pour la France que pour l’Union, et vaut en outre autant pour le Sahel que pour d’autres zones de crise.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Nous avons étudié le rôle de l’Union européenne au prisme de l’articulation de l’action de l’Europe avec celle de la France, sur le plan militaire pour ce qui concerne les opérations et, surtout, au sein de l’alliance pour le Sahel s’agissant des bailleurs. L’essentiel est que l’Union européenne, comme d’ailleurs les autres bailleurs internationaux, joue le jeu et inscrive son action dans le cadre de ce mécanisme de mise en cohérence des bailleurs. C’est un des sujets que nous avons tenu à étudier en détail quand nous étions sur le terrain.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Vous nous interrogez vous aussi, Madame Michel, sur la coordination internationale. Il s’agit effectivement de l’un des points qui doit être revu. D’ailleurs, soulignons-le, il ne s’agit pas simplement d’articuler la force Barkhane avec les autres forces, comme la MINUSMA ou l’EUTM Mali, mais aussi de s’assurer que tous les contingents nationaux qui constituent ces forces internationales aient bien la même compréhension du mandat de la force à laquelle ils contribuent. L’enjeu est réel ; nous avons pu voir sur le terrain que les différents contingents d’une même force internationale pouvaient faire une lecture et une mise en œuvre très différentes d’un même mandat. Cela vaut pour tous les contributeurs à ces missions internationales, et particulièrement pour les Européens, qui ont constitué la mission EUTM Mali. Peut-être qu’avec nos partenaires, nos collègues députés européens, nous avons, nous autres députés français, à entretenir des liens, comme nous le faisons d’ailleurs avec les députés de nos partenaires africains.

Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, rapporteure. Monsieur Thiériot, la coopération en matière de justice est plutôt du ressort du ministère de la Justice, qui n’est pas le ministère le plus actif en matière de coopération internationale. Notons néanmoins qu’Expertise France, qui est désormais une filiale de l’AFD, recrute des magistrats pour pouvoir répondre à la demande de coopération dans le domaine de la justice.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Nous revenons ici à cette nécessité d’aider nos partenaires à restructurer leurs administrations et leurs forces– de les restructurer ou de les structurer ‒, de façon à ce que els structures étatiques puissent être déployées sur l’ensemble de leurs territoires. Bien souvent, on trouve vraiment dans les administrations locales des gens de qualité, mais la présence de l’État dans les territoires est parfois inégale.

S’agissant de la chaîne pénale évoquée tout à l’heure, il y a des territoires au Mali dans lesquels il n’y a plus de tribunaux, ni même de postes de gendarmerie ou de police. Non seulement Expertise France, CIVIPOL et d’autres organismes doivent apporter leur soutien à la reconstruction de la chaîne pénale, mais en plus, et nous revenons à ce continuum entre sécurité et développement, il est important de mettre en place des moyens de sécurisation des lieux où sont redéployés les services publics en aval des opérations militaires. Il s’agit de mettre sur pied un continuum pénal, avec des gendarmes dans des enceintes fortes qui puissent résister à des attaques ‒ parce qu’il est vrai que les gendarmes sont harcelés par l’ennemi, et c’est pour cela qu’ils ne sont pas présents dans certaines régions ‒, et avec des tribunaux eux aussi sécurisés.

Le problème démographique, Monsieur Furst, et en particulier la question des naissances, est en effet majeur. Quand nous nous déplacions sur le terrain, nous ne voyions dans la rue que des jeunes. La jeunesse n’est pas un problème en soi, mais cette jeunesse n’a pas d’avenir, pas de ressources économiques lui permettant de s’émanciper et de trouver finalement sa voie et son bonheur, nous allons forcément voir naître des frustrations.

S’agissant, Madame Bureau-Bonnard, de la coopération dans le secteur de la santé, il faut noter en premier lieu que la structuration du système de santé constitue en soi un champ d’aide au développement. Notre expertise est reconnue ; elle doit être consolidée, car ce champ d’aide au développement est très nécessaire. Mais nous retrouvons dans cette voie ici deux problèmes, dont le premier tient à la difficulté de maintenir des services publics dans des zones non sécurisées. Il en va de même que pour les tribunaux : difficile de maintenir des dispensaires sans un minimum de sécurité. La construction d’un système de santé est un effort de longue haleine, qui doit être et qui est mené par nos partenaires africains eux-mêmes. Ceux-ci ont leur vision de leur schéma sanitaire, qui s’inscrit dans le temps long puisque tout ce qui relève de la politique de santé ne se fait pas en quelques mois mais sur des années ; la France, l’Europe, les autres bailleurs et les ONG accompagnent nos partenaires dans leurs projets.

En second lieu, votre question concerne aussi l’aide médicale à la population offerte par nos forces en opération. Bien entendu, lorsque nos forces opèrent dans certaines zones, elles peuvent conduire très rapidement des actions de CIMIC, c’est-à-dire que nos médecins militaires vont tout de suite au contact de la population. Mais comme je le disais tout à l’heure, ce sont des actions ponctuelles pour montrer à la population que notre présence n’est pas négative pour elle, mais en aucun cas il ne s’agit d’un programme de développement. Ce n’est d’ailleurs pas à nos armées que cela incombe, mais à nos partenaires africains, avec le soutien des bailleurs et des ONG. Précisons d’ailleurs que le contrôle de la démographie passera par là aussi, par des programmes de santé, de prévention, et d’éducation à la santé.

Mme la présidente Françoise Dumas. Il nous revient maintenant de voter pour autoriser la publication de l’intégralité de votre texte.

Il est procédé à un vote. La commission de la Défense nationale et des forces armées émet un avis favorable à lunanimité.

Mme la présidente Françoise Dumas. Le vote unanime montre bien à quel point la qualité de vos travaux était à la hauteur de nos espérances. Je pense que nous avons beaucoup appris, ce qui nous permettra d’avancer sur ces questions extrêmement fondamentales, puisque préparer la paix, c’est aussi préparer le retour vers la sécurité et les droits essentiels de chacun d’entre nous. Je dirais volontiers qu’entre nos partenaires africains et nous, il ne s’agit pas seulement de fraternité d’armes, mais aussi de fraternité tout court avec les populations locales, qui sont les premières victimes des conflits armés. Je vous remercie beaucoup, chers collègues, et je vous félicite. L’autorisation de publication est accordée. Je suis persuadée que lorsque votre rapport sera édité, c’est-à-dire très bientôt, il fera l’objet d’une lecture attentive et que nous pourrons le partager et le diffuser avec beaucoup de fierté.

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La commission autorise à lunanimité le dépôt du rapport dinformation sur le continuum entre sécurité et développement.

 


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   annexes

   annexe 1 :
auditions de la mission d’INFORMATION

(Par ordre chronologique)

  M. le professeur Bertrand Badie, professeur émérite des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) ;

  MEDEF International  M. Philippe Gautier, directeur général, M. le chef de bataillon Fabrice de Chaignon, secrétaire général du comité de liaison « Défense-MEDEF » et officier de liaison auprès du MEDEF, M. Frédéric Morel-Barbier, directeur chargé de l’Afrique et M. Antoine de Gaullier, chef de projet chargé de l’Afrique et du Moyen-Orient ;

  Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères  M. le général Didier Brousse, directeur de la coopération de sécurité et de défense ;

  Groupe URD  M. François Grünewald, directeur général et Mme Valérie Léon, chargée de recherche, de formation et d’évaluation ;

  Coordination Sud  Mme Lucile Grosjean, responsable plaidoyer crises et conflits Action contre la Faim, Mme Amal Abou El Ghayt‒Huart, responsable géographique de l’Asie et de l’Europe de Première urgence internationale et administratrice d’Action contre la faim et M. Pascal Revault, directeur de l'expertise et du plaidoyer d’Action contre la faim.

  Service d’infrastructures de la Défense ‒ M. le général Bernard Fontan, directeur central, et M. l’ingénieur en chef de 1ère classe Serge Regnier, directeur du centre d'expertise des techniques d'infrastructure de la Défense ;

  Ministère de l’Intérieur  Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale, M. le contrôleur général Nicolas Declercq, contrôleur général, sous-directeur de la coopération de sécurité et de gouvernance, et M. le général Bertrand François, sous-directeur de la coopération multilatérale et partenariale ;

  État-major des armées  M. l’amiral Jean Hausermann, sous-chef chargé des plans au centre de planification et de conduite des opérations et M. le colonel Benoît Saint-Loubert Bié, chef du bureau de la coopération civilo-militaire ;

  Agence française de développement  M. Charles Tellier, responsable de la division des fragilités, des crises et des conflits à la direction des opérations ;

  M. Jean Simonnet, dirigeant d’une société d’exploitation agricole en Afrique ;

  Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères  MM. Éric Chevallier, directeur du centre de crise et de soutien, Jean-François Guillaume, chef du centre des opérations humanitaires et de stabilisation, et Paul Soler, chargé de mission ;

  Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères  M. Rémi Maréchaux, directeur de l’Afrique et de l’océan Indien.

 

 


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   annexe 2 :
dÉplacements des rapporteurs

 

 1. À N’Djamena (Tchad)

  Ambassade de France  M. Bertrand Cochery, ambassadeur de France au Tchad, M. le colonel Grégoire Madelin, attaché de défense, et les chefs des services de l’ambassade ;

  Poste de commandement interarmées de théâtre de l’opération Barkhane  M. le général Pascal Facon, commandant la force Barkhane, M. le général Cyril Carcy, son adjoint en charge des opérations, M. le colonel Laurent Cluzel, représentant du commandant de la force Barkhane auprès du G5 Sahel, M. le colonel Emmanuel Phelut, chef d’état-major de l’opération Barkhane, M. le colonel Antoine Fleuret, officier de l’état-major de la force, M. le lieutenant-colonel Hubert Toupet, chef du bureau des actions de ciblage à large spectre, M. le commandant Xavier Barde, assistant militaire, et Mme Estelle Fériaud, conseillère politique ;

 

2. À Bamako (Mali)

  Assemblée nationale du Mali  l’honorable Karim Keïta, président de la commission de la défense, et l’honorable Zoumana N’Tji Doumbia, président de la commission des lois et du groupe d’amitié Mali-France ;

  M. Lassine Bouaré, ministre de la Cohésion sociale, de la Paix et de la Réconciliation nationale ;

  M. le général Salif Traoré, ministre de la Sécurité intérieure ;

  Ambassade de France  Joël Meyer, ambassadeur de France au Mali, M. Didier Maze, premier conseiller, M. le colonel Olivier de Charnacé, attaché de défense, M. le commissaire divisionnaire Philippe Deborshe, attaché de sécurité intérieure, Mme Françoise Gianviti, conseillère pour la coopération et l’action culturelle, M. Mathieu Hédoin, deuxième conseiller ;

  Délégation de l’Union européenne  M. Bart Ouvry, délégué de l’Union européenne au Mali, et ses collaborateurs ;

  Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali  M. Mahamat Salleh Annadih, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour le Mali, Mme Joanne Adamson, son adjointe chargée du pilier politique de la mission, M. le commissaire général Issoufou Yacouba, commissaire de police de la mission, M. le général François-Marie Gougeon, chef d’état-major de la force, Mme Lizbeth Cullity, directrice de cabinet du Représentant spécial, et M. Kacou Assoukpe, Représentant spécial adjoint pour le pilier humanitaire de la mission ;

  Représentation de la force Barkhane au Mali  M. le général Damien de Marsac, représentant du commandant de la force Barkhane au Mali, M. Sylvain Clément, conseiller du commandant de la force Barkhane pour le développement, M. le capitaine Johnny Razafitsoharana, officier de liaison en charge de la coopération civilo-militaire ;

  Agence française de développement  M. François Tirot, directeur du poste de l’Agence française de développement au Mali ;

  EUCAP Sahel Mali  M. le général Philippe Rio, chef de la mission.

 

3. À Gao (Mali)

  Poste de commandement de l’opération Barkhane à Gao  M. le colonel Raphaël Bernard, représentant du commandant de la force Barkhane à Gao, M. le colonel Thibaut Lemerle, commandant le groupement tactique « désert » n° 1, M. le colonel Remi Pellabeuf, commandant le groupement tactique « désert » n° 2, Mme le colonel Valérie Morcel, commandant le groupement de recherche multi-capteurs, M. le colonel Didier Marcel, commandant le groupement tactique « désert » de logistique, M. le colonel Loïc Creachcadec, commandant le groupement tactique « désert » d’aérocombat (GTD-A), M. le colonel Frédéric Ferrer, commandant le groupement de transmissions, ainsi que les officiers, sous-officiers et militaires du rang basés à Gao ;

  M. le colonel Sidiki Samaké, gouverneur de la région de Gao ;

  M. le général Ouahoun Koné, commandant les forces armées maliennes au camp de Gao, et son état-major ;

  Bureau régional de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali à Gao  M. Oumar Ba, chef du bureau régional de la Mission à Gao, M. le général Jean-Luc Djene, commandant le secteur est de la force, et l’ensemble des chefs de service du bureau régional.


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   ANNEXE 3 :
CONTRIBUTION DU GROUPE LA FRANCE INSOUMISE

 

Le groupe de la France insoumise considère que le continuum sécurité-développement devrait valoriser les mesures en faveur de la démocratie et accroître les efforts en matière de développement. Car, comme l’a relevé le rapport, les écarts de développement et la pauvreté sont les principales sources de la violence. Or, ce n’est qu’en luttant contre les inégalités sociales et en permettant aux peuples de se prononcer sur les orientations politiques de leur pays que peuvent être évités les conflits internes et bien souvent externes. Le groupe de la France insoumise souhaite donc axer sa contribution au rapport d’information sur les deux questions centrales pour notre groupe parlementaire que sont la démocratie et le développement économique selon une logique redistributive.

I.   La dÉmocratie, condition de rÉussite des programmes de coopÉration en matiÈre de sÉCURITÉ et de dÉveloppement

Le respect du principe démocratique est la condition sine qua non de réussite des opérations de soutien aux pays en proie à des conflits armés. Conformément à cette exigence consubstantielle de notre régime politique, le groupe de la France insoumis considère qu’on ne peut rien faire contre le peuple, pas plus en France que dans les pays dans lesquels notre pays intervient dans le cadre d’une intervention militaire ou de l’aide au développement. Les manifestations antifrançaises qui se multiplient dans les pays dans lesquelles interviennent nos forces armées au titre de l’opération Barkhane, notamment au Mali, confirment cette position. Il est indispensable d’obtenir mandat du peuple pour intervenir sur le territoire d’un État étranger. Sans cette approbation populaire, nous nous exposons à une critique en illégitimité qui bafoue nos propres principes républicains.

Cependant, cette exigence du respect de la démocratie dans la réussite du continuum sécurité-développement ne peut se limiter à légitimer notre présence dans ces États étrangers. Elle doit être la condition du soutien de la France aux États en proie à des conflits internes, car la majorité des États dans lesquels notre pays intervient sont gouvernés par des régimes oligarchiques et/ou ploutocratiques. Le groupe de la France insoumise refuse que la France apporte son soutien à des gouvernements qui ne respectent pas les standards démocratiques internationaux.

Le groupe de la France insoumise considère que l’aide apportée par la France doit être subordonnée à la mise en œuvre de mesures en faveur de l’amélioration des processus démocratiques de dévolution, d’exercice des pouvoirs et de lutte contre la corruption. L’expérience de la France en la matière est précieuse. Mais la France ne peut le faire qu’en partenariat avec l’ONU et les organisations non gouvernementales spécialisées. La France ne peut s’ériger en parangon de la démocratie et imposer son modèle à l’ensemble des pays du monde. La France doit respecter les spécificités locales et aménager nos standards à celles-ci. L’appui sur les organisations régionales est à cet égard indispensable.

II.   Le dÉveloppement, un impÉratif non exclusivement sÉcuritaire

Le groupe de la France insoumise ne conteste pas qu’un investissement en matière de sécurité est indispensable afin de restaurer la paix dans des pays meurtris par des conflits internes ou internationaux. Cependant, notre groupe considère que l’aide au développement que la France doit apporter à ces pays ne peut se résumer aux questions sécuritaires. Au contraire, elle doit porter prioritairement sur les sources de la violence, relevées par le rapport, que sont la pauvreté et les inégalités de développement.

Le groupe de la France insoumise considère que la lutte contre la pauvreté ne se fait pas avec des armes ou par de mesures sécuritaires. Elle doit s’opérer par des mesures volontaristes de redistribution des richesses et par le développement des capacités de l’État à résorber les inégalités et à lutter contre la pauvreté. Conformément à notre modèle d’État social, notre groupe estime que c’est par le déploiement des services publics sur l’ensemble du territoire national que l’État peut restaurer son autorité et sa légitimité.

Le groupe de la France insoumise considère donc que l’aide au développement doit se concentrer sur cet objectif : renforcer les capacités de l’État à fournir des services publics facteurs de cohésion sociale. Nous estimons que la France devrait privilégier le développement d’infrastructures adaptées aux besoins des populations (voies et réseaux de communication, accès à l’eau potable, à l’électricité, à des services de santé…). Cependant, nous devons lutter contre la préemption par les groupes privés des investissements en matière de développement qui ont pour effet de détourner les fonds dédiés aux populations locales au profit d’entreprises étrangères.

Le groupe de la France insoumise souhaite également que les politiques de développement intègrent les questions d’éducation. Investir dans l’enseignement, c’est construire le lien social. C’est s’assurer que les générations futures ne reproduiront pas les erreurs du passé. C’est permettre l’évolution sociale et l’épanouissement personnel. Or, aujourd’hui les investissements en la matière sont insuffisants. Et ces carences de la France permettent à certains États aux intentions hégémoniques de capter ces sujets. C’est ainsi que l’Arabie saoudite a construit des dispensaires et des madrasas à de fins prosélytes et d’imposition de sa lecture rigoriste de l’Islam au détriment d’une éducation à la laïcité et à la liberté de conscience.

III.   La nÉcessité d’une rÉponse prioritairement Économique

Comme il a été rappelé dans ce rapport, les inégalités et la pauvreté nourrissent le ressentiment et préparent la violence. Le groupe de la France insoumise considère donc que l’aide que nous devons apporter aux États à la suite de conflits armés doit être majoritairement économique.

Notre groupe estime que les zones sous tension doivent être étouffées par une ceinture de prospérité. Celle-ci repose sur l’instauration de services publics et leur déploiement sur l’ensemble du territoire. Il convient donc de soutenir les États dans ce domaine en leur apportant notre expertise en la matière tout en assurant leur adaptation aux spécificités locales. Mais la France doit être vigilante. Le soutien apporté ne peut se traduire par la possibilité offerte aux entreprises privées de capter ces marchés publics pour accroître leur profit au détriment de la satisfaction des besoins des populations. L’implication d’investisseurs privés ne peut se traduire par l’appropriation des richesses locales par ces acteurs. Au contraire, l’aide française doit consister en une valorisation des atouts des États partenaires et l’établissement de partenariats véritablement égalitaires.

Le groupe de la France insoumise entend donc attirer l’attention des autorités françaises sur la nécessité de considérer le continuum sécurité-développement dans sa globalité et de ne pas se focaliser sur l’aspect sécuritaire de notre soutien aux États en proie à des conflits armés. Si les mots ont un sens, celui de développement doit être apprécié à sa juste valeur. Cette composante de l’action de la France doit donc être valorisée afin de lutter efficacement contre les sources de la violence et de l’instabilité dans les États partenaires.


([1]) Discours prononcé au Ghana le 11 juillet 2009.

([2])  Assemblée nationale, rapport d’information n° 719 fait par MM. Pieyre-Alexandre Anglade et Joaquim Pueyo sur l'Europe de la Défense et son articulation avec l'OTAN au nom de la commission des affaires européennes, février 2018.

([3])  Position de la France sur les États fragiles et les situations de fragilité, 2 007.

([4])  Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, « Prévention, résilience et paix durable (2018-2022) ‒ Approche globale de réponse à la fragilisation des États et des sociétés », 2 018.

([5])  Assemblée nationale, rapport d’information n° 3661 fait par MM. Philippe Folliot et Guy Chambefort sur les actions civilo-militaires au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, juillet 2011.

([6])  Des personnels spécialisés de l’armée de terre ont été intégrés aux états-majors de la FIAS à Kaboul et du commandement régional est à Bagram, et l’état-major de la task force française comprenait un bureau J9 (actions civilo-militaires). Chaque groupement tactique interarmes (GTIA) comptait en outre un officier chargé des actions civilo-militaires au poste de chef de section « environnement opérationnel », et chaque sous-GTIA était doté d’une équipe d’une douzaine de personnels chargés de ces actions.

([7])  Doctrine interarmées (DIA)-3.10.3(A)_CIMIC(2012) n° 174/DEF/CICDE/NP, « Coopération civilo-militaire », en date du 17 juillet 2012.

([8])Doctrine interarmées DIA-3.4_AG(2018), intitulée « La contribution des armées à l’approche globale dans la prévention et la gestion de crise extérieure », en date du 7 décembre 2018.

([9]) Pour « Halte aux mines anti-personnel ».

([10])  Source : Assemblée nationale, rapport d’information n° 2114 fait par MM. Yves Fromion et Gwendal Rouillard sur l’évolution du dispositif militaire français en Afrique et sur le suivi des opérations en cours au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, juillet 2014.

([11]) Ces pays sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Burundi, Comores, Djibouti, Ethiopie, Gambie, Guinée, Haïti, Liberia, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Sénégal, Tchad et Togo. Dans son avis sur les crédits de l’aide publique au développement inscrits au projet de loi de finances pour 2019, notre collègue Hubert Julien-Laferrière commente l’extension de cette liste de 17 à 19 pays dans les termes suivants : « L’extension de la liste des pays prioritaires, qui étaient au nombre de 17 et qui sont désormais 19, peut surprendre. L’inclusion de la Gambie et de l’Éthiopie, après celles du Liberia et d’Haïti, soit trois pays non francophones et un pays non africain, laisse supposer que les critères d’appartenance à la liste deviennent moins stricts. Mais on aurait surtout pu souhaiter que les pays prioritaires, plutôt que de devenir plus nombreux, fassent l’objet d’une priorité plus effective, puisque malgré les règles applicables aux pays prioritaires, la structure de l’aide française est aujourd’hui telle qu’aucun de ces pays ne figure parmi les dix premiers bénéficiaires de l’aide publique au développement française. Élargir leur liste ne peut qu’accentuer cette tendance ».

([12]) Outre le Mali, le Tchad, le Niger, le Burkina Faso et la Mauritanie.

([13])  L’initiale « J » désigne un bureau interarmées dans la nomenclature des fonctions d’état-major établie par l’OTAN.

([14])  Pour « Urgence, réhabilitation et développement », ONG française se présentant comme un think tank indépendant et spécialisé dans l’analyse des pratiques et le développement de politiques pour l’action humanitaire et la gestion des fragilités.

([15])  Le bambara est une des langues les plus courantes au Mali, après la langue officielle qu’est le Français. Elle est parlée par 80 % de la population environ, pour l’essentiel dans le sud du pays.

([16])  Annexe IV à l'Accord instituant le fonds fiduciaire European Union Emergency Trust Fund for stability and addressing root causes of irregular migration and displaced persons in Africa, et ses règles internes.

([17])  Risque de défaut de paiement par le débiteur.

([18])  Précédemment directeur général de l’Agence française de développement (2001-2010) et vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie (1996-2000).

([19])  Projet de loi de finances pour 2020, document de politique transversale « Politique française en faveur du développement ».

([20])  Source : Assemblée nationale, rapport d’information n° 2114 fait par MM. Yves Fromion et Gwendal Rouillard sur l’évolution du dispositif militaire français en Afrique et sur le suivi des opérations en cours au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, juillet 2014.

([21])  Cour des comptes, « La place de l’AFD dans l’aide publique au développement », enquête conduite à la demande de la commission des finances de l’Assemblée nationale en application du 2° de l’article 58 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, 2 010.

([22])  La stratégie renvoie aux documents suivants : OCDE, « États de fragilité 2016 : comprendre la violence », et Nations unies, Banque mondiale, « Pathways for Peace : Inclusive Approaches to Preventing Violent Conflict », 2017.

([23])  Agence française de développement, « Trois Océans ‒ Une stratégie régionale au service d’un monde en commun », 2019.