N° 3650

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré Ã  la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 décembre 2020

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146-3, alinéa 6, du Règlement

PAR le comitÉ d’Évaluation et de contrÔle des politiques publiques

 

sur l’évaluation de la lutte contre la contrefaçon

ET PRÉSENTÉ PAR

MM. Christophe BLANCHET et PierreYves bournazel

Députés

——

 


 


—  1  â€”

SOMMAIRE

___

Pages

PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

SYNTHÈSE

INTRODUCTION

I. CHANGER DE REGARD SUR LA CONTREFAÇON ET DÉFINIR UNE STRATÉGIE NATIONALE POUR MIEUX COORDONNER ACTEURS PUBLICS ET PRIVÉS

A. CHANGER DE REGARD SUR UN PHÉNOMÈNE MASSIF AUX CONSÉQUENCES NÉFASTES

1. Un délit sans victimes, vraiment ?

a. La dangerosité des produits, avec un focus sur les médicaments

b. La contrefaçon, un puissant catalyseur de la délinquance

c. La perte d’emplois et de recettes fiscales

2. Marquer les esprits quand il faut et où il faut

a. Cibler les produits dangereux dans des opérations choc

b. Cibler les plus jeunes

c. Utiliser les canaux de communication digitaux et les nouvelles applications sur smartphone

d. Renforcer les outils officiels de communication et d’accompagnement existants

B. DÉFINIR UNE STRATÉGIE NATIONALE POUR MIEUX COORDONNER LES ACTEURS QUI LUTTENT CONTRE LA CONTREFAÇON

1. Une action sous l’égide des Douanes qui doit gagner en visibilité

a. Les Douanes à la peine face au déferlement de colis postaux

b. Les autres acteurs en apparence moins mobilisés

c. Un effet d’éviction ?

d. Le besoin d’une impulsion politique

2. Mieux associer les titulaires de droits à la lutte contre la contrefaçon

a. Institutionnaliser le tour de table

b. Renforcer et fluidifier les relations entre administrations et titulaires de droits

c. Créer un observatoire pour centraliser l’information et servir d’interface avec l’EUIPO

II. RÉVISER NOTRE CADRE LÉGISLATIF ET RENFORCER NOTRE RÉPONSE JUDICIAIRE

A. ACTUALISER ET RENFORCER NOTRE DROIT INTERNE

1. Permettre à l’administration d’adresser un avertissement ou d’opérer un blocage de site vendeur de contrefaçon et informer le public

2. Adapter le droit de la propriété intellectuelle aux nouvelles modalités de la délinquance

a. Renforcer les dispositions du code de la propriété intellectuelle afin de contrer les sites internet vendeurs de contrefaçons

b. Faciliter la preuve apportée par le titulaire de droits

c. Le transfert du nom de domaine à la marque

d. L’information du consommateur

3. Améliorer l’évaluation du préjudice subi par le titulaire de droits par les tribunaux

4. Introduire une amende civile à l’encontre du vendeur de contrefaçon, en complément des dommagesintérêts

5. Mettre en place un acteur pour l’aide et le conseil aux titulaires de droits, habilité à agir en justice pour le compte de ses membres

a. Une assistance aux entreprises et une mise en relation avec des professionnels de la défense des DPI

b. Comment faciliter l’action en justice des titulaires de droits et en particulier des TPE et PME ?

6. Mieux appliquer les dispositions en vigueur relatives à la vente illicite de tabac

B. FAUTIL FAIRE ÉVOLUER LES SANCTIONS PÉNALES ?

1. Fautil durcir les sanctions pénales de la contrefaçon ?

2. Fautil élargir les possibilités de saisie générale des avoirs issus de la contrefaçon ?

C. ADAPTER L’ORGANISATION JUDICIAIRE À LA DÉLINQUANCE SUR LES PLATEFORMES DE ECOMMERCE ET SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX

1. Quelle spécialisation des juridictions pour le contentieux de la contrefaçon ?

2. Faciliter et accélérer le dépôt des requêtes

III. L’UNION EUROPÉENNE DOIT DÉFENDRE SES CRÉATEURS ET SES FABRICANTS ET PROTÉGER SES CONSOMMATEURS

A. INSCRIRE LA CONTREFAÇON DANS LE CYCLE POLITIQUE ET LES PRIORITÉS DE L’UNION EUROPÉENNE

1. Les instances européennes semblent avoir pris la mesure du problème

2. Jouer pleinement le jeu européen

B. LA PERSPECTIVE DU NOUVEAU DIGITAL SERVICES ACT (DSA) : IMPOSER AUX ACTEURS DU ECOMMERCE UNE OBLIGATION DE FILTRAGE ASSORTIE D’UNE RESPONSABILITÉ

1. Des positions multiples et divergentes dans les États membres et la Commission européenne quant à la nécessité d’une législation coercitive et contrôlée, face au principe de liberté de l’internet

2. La définition d’un nouveau régime de responsabilité pour les plateformes de commerce en ligne, distinct de celui des intermédiaires techniques

a. Une obligation de moyens quant à la licéité des produits mis en vente

b. Une obligation de réponse prompte aux notifications et de retrait des marchandises contrefaisantes

c. Une obligation de transparence sur les moyens mis en œuvre pour respecter les obligations

d. Ces diligences à la charge des acteurs se complètent par des obligations incombant aux États membres

e. Cet ensemble d’obligations et de garanties devrait être complété par une protection renforcée du consommateur

3. Des avancées sont en cours au niveau européen et national, signes d’une volonté d’agir

C. DONNER PLEINE APPLICATION À CERTAINS DISPOSITIFS déjà EN VIGUEUR AU SEIN DU MARCHÉ INTÉRIEUR

1. Une application inégale des textes de l’Union européenne

2. Faciliter la coopération au sein de l’Union européenne

D. DÉFENDRE LES DROITS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE À TRAVERS LES RELATIONS COMMERCIALES AVEC LES PAYS TIERS

E. LA LUTTE CONTRE LA VENTE DE MÉDICAMENTS FALSIFIÉS

1. Des risques avérés au niveau de l’Union européenne

2. Une riposte européenne encore insuffisante

EXAMEN PAR LE COMITÉ

ANNEXE N° 1 : PERSONNES ENTENDUES PAR LES RAPPORTEURS

ANNEXE N° 2 : TYPOLOGIE DES PLATEFORMES EN LIGNE

ANNEXE N° 3 : GLOSSAIRE

CONTRIBUTION DE LA COUR DES COMPTES À L’ÉVALUATION de la lutte contre la contrefaçon

 


—  1  â€”

   PROPOSITIONS DES RAPPORTEURS

I– Changer de Regard sur la contrefaçon et Définir une stratégie nationale pour mieux coordonner Acteurs publics et privés

Proposition n° 1 : Autoriser les Douanes à pratiquer des coups d’achat pour les médicaments et les matières premières à usage pharmaceutique.

Proposition n° 2 : Inciter les maires à se saisir de l’expérimentation relative à la verbalisation de la vente à la sauvette par la police municipale et construire une collaboration plus étroite avec les services de la police nationale.

Proposition n° 3 : Informer les consommateurs sur l’impact négatif des contrefaçons à différents moments clés de l’éducation ou de la vie économique : école, collège, lycée, service national universel, achats sur des sites internet ou des réseaux sociaux.

Proposition n° 4 : Adopter une stratégie nationale et un plan d’action de lutte contre la contrefaçon, et charger un délégué interministériel d’assurer sa mise en Å“uvre.

Proposition n° 5 : Charger l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) de collecter l’ensemble des données utiles à la quantification de la contrefaçon et au recensement de l’action des administrations.

II– Réviser notre cadre législatif et renforcer notre réponse judiciaire

Proposition n° 6 : Instituer une procédure administrative d’avertissement ou de blocage des sites internet proposant à la vente des produits contrefaisants.

Proposition n° 7 : Instituer des agents assermentés pour le droit des marques autorisés à constater une infraction commise sur internet et à exiger, pour le compte du titulaire de droits, qu’il soit mis fin à l’exposition et à la vente de contrefaçon sur des plateformes commerciales ou des réseaux sociaux.

Proposition n° 8 : Renforcer l’efficience du blocage des sites commercialisant des contrefaçons :

– introduire dans le code de la propriété intellectuelle une disposition permettant à l’autorité judiciaire de prononcer la suspension groupée de nombreux noms de domaine et de comptes de réseaux sociaux, et le regroupement des plaintes contre les sites les plus actifs ;

– prévoir un texte d’application précisant que le plaignant n’aura pas besoin de démontrer un lien ou une connexité entre les différents sites dont le blocage est demandé, considérant qu’ils sont liés de fait par l’atteinte commune qu’ils portent à la marque ; réduisant le formalisme de la preuve pour admettre les copies d’écran et attestations d’un agent assermenté en droit des marques ; autorisant l’injonction par le juge de retrait de contenus identiques ou équivalents à un contenu qui a déjà fait l’objet d’un constat d’illicéité ;

– prévoir une disposition précisant expressément qu’en cas d’impossibilité de connaître le responsable du site, l’injonction s’adresse au prestataire de service intermédiaire ;

– prévoir les modalités d’un transfert de la propriété du nom de domaine suspendu au titulaire de droits afin d’en empêcher la reconstitution ;

– instituer une obligation d’avertissement du consommateur sur la page du site suspendu pour contrefaçon ou vente illégale mentionnant la condamnation intervenue.

Proposition n° 9 : Évaluer les décisions rendues par les tribunaux en matière de contrefaçon en s’intéressant particulièrement à l’analyse des dommagesintérêts et aux condamnations aux dépens.

Proposition n° 10 : Instituer dans le code de la propriété intellectuelle une amende civile à l’encontre du vendeur de contrefaçon, proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de l’auteur du délit et aux profits qu’il en aura retirés.

Proposition n° 11 : Faciliter la défense des droits de propriété intellectuelle des entreprises :

– créer un organisme sous la forme juridique d’un groupement d’intérêt public (GIP) ou d’une association pour conseiller et apporter une aide aux titulaires de droits, en particulier les PME ;

– autoriser à se pourvoir en justice une association existante ou à créer spécifiquement à cet effet, sur le modèle de l’association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA) ;

– Ã©tudier l’extension de l’action de groupe au domaine de la contrefaçon.

Proposition n° 12 : Mieux lutter contre les ventes illicites de tabac :

– appliquer l’article 29 de la loi n° 2018‑898 relative à la lutte contre la fraude qui oblige les réseaux sociaux à énoncer que la vente de tabac est illégale ;

– dresser le bilan de l’amende forfaitaire sanctionnant l’achat à la sauvette de tabac et étudier la possibilité de sanctionner la détention de tabac illicite comme celle de stupéfiants ;

– sensibiliser les réseaux sociaux à leur obligation de retirer les annonces illégales sans intervention du titulaire de droits, de la même manière qu’ils coopèrent pour supprimer les contenus haineux.

Proposition n° 13 : Adapter l’organisation judiciaire aux mutations du commerce international en ligne :

– dédier une chambre juridictionnelle dans certains gros tribunaux de grande instance aux litiges relatifs au commerce en ligne ;

– permettre aux détenteurs de droits de déposer leurs requêtes en ligne ;

– limiter la rotation des magistrats dans les postes spécialisés dans la propriété intellectuelle et les litiges relatifs au commerce en ligne.

III– L’Union européenne doit défendre ses créateurs et ses fabricants et protéger ses consommateurs

Proposition n° 14 : Intégrer la contrefaçon dans la feuille de route politique de l’Union européenne, prioriser la lutte contre la contrefaçon au sein des missions de l’Office européen de lutte anti‑fraude (OLAF) et d’Europol.

Proposition n° 15 : Reconnaître la responsabilité des plateformes de commerce électronique et des réseaux sociaux en cas de mise en vente de produits contrefaisants et leur imposer un devoir de vigilance, reposant notamment sur :

– une obligation de retirer dans un délai maximal la marchandise du site après réception d’une notification motivée de la part d’un titulaire de droits ;

– une obligation de transparence sur les moyens mis en Å“uvre pour lutter contre la vente de contrefaçon ;

– une obligation de coopérer avec leurs autorités administratives pour les demandes d’information ;

– une obligation d’exiger l’identité des vendeurs professionnels ;

– une obligation de remboursement du client trompé sur la qualité de la marchandise ;

– une obligation d’information des consommateurs lorsqu’ils ont été exposés à des produits de contrefaçon.

Proposition n° 16 : Faire figurer la protection des droits de propriété intellectuelle dans tous les accords commerciaux bilatéraux signés par l’Union européenne.

Proposition n° 17 : Réglementer plus efficacement la vente en ligne de médicaments :

– renforcer les obligations des registraires de noms de domaine en ce qui concerne les sites de vente de médicaments ;

– imposer aux plateformes de commerce électronique des mesures proactives pour retirer les médicaments falsifiés en vente ;

– prévoir pour les réseaux sociaux une obligation de mettre en place des filtres dès lors qu’il s’agit d’offres ou incitations à vendre des médicaments.

Proposition n° 18 : Prévoir des publications périodiques sur les falsifications de médicaments au sein de l’Union européenne.

 


—  1  â€”

 

    

    

   SYNTHÈSE

 


 

 

 

 


—  1  â€”

   INTRODUCTION

Lors de sa réunion du 24 octobre 2018, le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) a inscrit à son programme de travail une évaluation de la lutte contre la contrefaçon sur demande conjointe des groupes La République en Marche (LaREM) et UDI‑Agir, et décidé de solliciter, sur le fondement de l’article L. 132–6 du code des juridictions financières, l’assistance de la Cour des comptes.

Les rapporteurs, M. Christophe Blanchet (MoDem) et M. Pierre‑Yves Bournazel (Agir ensemble ([1])), ont été désignés par le Comité le 14 mars 2019.

Les conclusions des travaux de la Cour des comptes, dont le périmètre couvrait exclusivement la protection de la propriété industrielle, à l’exclusion des droits d’auteur, ont été présentés au Comité le 3 mars 2020 par M. Christian Charpy, président de la première chambre.

Les recommandations portent, d’abord, sur l’importance de mesurer avec plus de précision l’impact de la contrefaçon sachant qu’elle est en constante augmentation et que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) estime que la France en est, à l’échelle mondiale, la seconde victime, derrière les États‑Unis. Ensuite, les ministères concernés doivent engager des actions volontaristes auprès des instances internationales et européennes pour faire de la protection de la propriété intellectuelle une priorité de leur action. Enfin, le dispositif national doit être consolidé pour l’adapter à l’internationalisation des flux de marchandises et à la généralisation de la vente sur internet qui s’accélère encore avec l’épidémie de Covid‑19.

Sur la base de ces constats, et en retenant le même périmètre que la Cour, les rapporteurs ont organisé une série de dix auditions et de six tables rondes pour recueillir le point de vue de l’ensemble des parties prenantes sur le rapport de la Cour avec une attention particulière pour les médicaments. Trois déplacements, à Roissy, au Havre et sur le marché à ciel ouvert de Château‑Rouge dans le XVIIIème arrondissement de Paris, au contact des acteurs de terrain, ont utilement complété ce tour d’horizon. Ils tiennent à remercier chaleureusement tous ceux qui leur ont permis de mieux comprendre un phénomène qui porte lourdement préjudice à l’économie française.

Précisément, pour en prendre la juste mesure, ils considèrent que changer le regard de l’ensemble de la société à l’égard de la contrefaçon est indispensable et que cet objectif doit figurer en première place d’une stratégie nationale de lutte contre la contrefaçon, prônée par la Cour des comptes (I). La deuxième Ã©tape consistera à réviser le cadre législatif et à renforcer la réponse judiciaire, qui peine à s’adapter aux métamorphoses de cette délinquance (II). Enfin, une action résolue doit être entreprise par l’Union européenne (UE), dont la révision de la directive sur le commerce électronique en offre l’occasion, afin de mieux protéger à la fois les entreprises innovantes et les consommateurs (III).

 


—  1  â€”

I.   CHANGER DE REGARD SUR LA CONTREFAÇON ET DÉFINIR UNE STRATÉGIE NATIONALE POUR MIEUX COORDONNER ACTEURS PUBLICS ET PRIVÉS

Longtemps cantonnée au secteur du luxe, la contrefaçon a changé de dimension avec la mondialisation des échanges et les nouvelles technologies de l’information. Sa croissance, portée par le commerce électronique, atteint des rythmes exponentiels, d’autant que la notion de propriété intellectuelle, ignorée dans certaines parties du monde, tend aussi à se répandre. Au point d’attirer l’attention des organismes internationaux. Ainsi, l’OCDE a publié ces dernières années plusieurs rapports consacrés à ce sujet, ce qui traduit ses préoccupations quant aux conséquences d’un phénomène d’une telle ampleur sur les économies et les sociétés contemporaines. Il est donc temps que le pouvoir politique se donne les moyens de l’endiguer.

A.   CHANGER DE REGARD SUR UN PHÉNOMÈNE MASSIF AUX CONSÉQUENCES NÉFASTES

Aux yeux du public, la contrefaçon est anodine. Elle frappe l’industrie du luxe – la France présente la particularité d’avoir été le berceau de plusieurs de ses fleurons mondiaux â€“ et ces entreprises seraient suffisamment prospères pour supporter cet inconvénient : « Elles peuvent se le permettre Â», tel LVMH, présent dans de nombreux secteurs, qui déclare consacrer 40 millions d’euros par an à protéger son portefeuille de marques. Certains y voient peut‑être même la rançon d’une notoriété planétaire. Après tout, ne copie‑t‑on pas que ce que l’on admire ou envie ?

Pourtant, cette image, traditionnelle, ne correspond plus à la réalité économique, ou plus seulement. Au‑delà des « bonnes affaires Â» du marché de Vintimille et des imitations plus ou moins réussies rapportées de Hong‑Kong, le phénomène s’est largement diversifié. La dislocation des chaînes de production, qui s’est traduite par des délocalisations massives, principalement en Asie, et une ultra‑spécialisation des usines ou ateliers, ont profondément modifié le visage de la contrefaçon. Elle a gagné tous les secteurs et s’insinue désormais à toutes les étapes du processus de production. Un rapport ([2]) conjoint de l’OCDE et de l’Office européen pour la propriété intellectuelle (EUIPO pour le sigle de langue anglaise), publié en 2019, l’atteste : un nombre croissant d’industries sont touchées allant des biens de consommation courante tels que les chaussures, les cosmétiques ou les jouets, aux biens intermédiaires comme les pièces détachées, ou les produits électroniques comme les téléphones ou les chargeurs. N’importe quel objet est susceptible d’être imité. Or, peu de nos compatriotes en sont conscients. Le seraient‑ils, leur sentiment de culpabilité disparaîtrait rapidement devant une délinquance qui s’affiche sans vergogne et le sentiment qu’elle est peu réprimée par les autorités.

Qui plus est, les marchandises sont majoritairement écoulées via le commerce électronique. D’après les chiffres fournis par l’association UFC‑Que Choisir, auditionnée par les rapporteurs, 39 millions de Français ont utilisé internet pour faire des achats en 2019, et c’était avant le confinement et le reconfinement… Autrefois, réservée aux sites en ligne, l’activité commerciale n’est plus l’apanage des plateformes. Les réseaux sociaux sont aussi les supports d’une publicité ciblée qui renvoie à des sites de vente. Facebook n’ambitionnait‑il pas de créer sa propre monnaie, le Libra, pour devenir un monde virtuel autonome, fonctionnant en cercle fermé ? Pour ses décisions d’achat, le client ne peut se fier qu’à une image, pas toujours fiable, et à une description technique plus ou moins détaillée. Il n’empêche, des techniques de marketing affûtées sont mobilisées pour présenter les produits sous leur meilleur jour, à des prix forcément « cassés Â», donnant ainsi l’impression d’une braderie permanente. Le flou est savamment entretenu sur nombre de sites, et l’Association met en garde contre les escroqueries car les similitudes avec les produits authentiques sont trompeuses et l’échelle des prix n’est plus significative. Les acheteurs sont donc désorientés et peinent à trouver des repères.

1.   Un délit sans victimes, vraiment ?

Si les institutions internationales telles que l’OCDE tirent le signal d’alarme, ce n’est pas sans raison. Selon des estimations réalisées dans le cadre d’une étude ([3]) menée en 2019 par l’EUIPO, « les atteintes aux DPI [droits de propriété intellectuelle] au sein du commerce international en 2016 pourraient s’élever à pas moins de 3,3 % du commerce mondial. L’Union européenne [la zone économique la plus ouverte aux échanges, avec en 2019 15,4 % du commerce mondial en importation et 15,9 % en exportation, selon les chiffres de la Commission] est aussi la plus touchée : jusqu’à 6,8 % de ses importations, soit 121 milliards d’euros par an, sont des produits de contrefaçon. Ces deux séries de chiffres sont nettement plus élevées que celles de l’étude précédente, publiée en 2016 par les deux organisations, ce qui indique que le problème s’est encore aggravé ces dernières années. Â»

Source : EUIPO

La seule préoccupation des délinquants est de réaliser le profit maximal et ils ne s’encombrent d’aucune considération quant aux conséquences sociales, sanitaires ou environnementales. Traite d’êtres humains, fraude fiscale et sociale, mise en danger de la vie d’autrui, pollution, rien ne les rebute. Au moment où les consommateurs aspirent à une consommation responsable et ont soif d’authentique, où la loi PACTE ([4]) inscrit dans le code civil qu’une entreprise est gérée dans son intérêt social, « en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité Â» et introduit la société à mission ([5]), il est temps de faire du combat contre la contrefaçon un enjeu partagé.

a.   La dangerosité des produits, avec un focus sur les médicaments

Pour le rapport cité ci‑dessus, l’EUIPO a collecté auprès des administrations nationales chargées de la surveillance des marchés des informations sur les dangers auxquels sont exposés les acheteurs de produits de contrefaçon. « Les dangers comprenaient l’exposition à des produits chimiques dangereux et à des produits toxiques pouvant causer des dommages aigus ou à long terme à la santé, par étouffement, chocs électriques, incendies et divers types de blessures. Certains produits de contrefaçon, tels que les faux pesticides, peuvent causer des dommages à la fois aux agriculteurs qui les appliquent sur leurs cultures et aux consommateurs qui consomment les produits qui en résultent. Â»

L’examen des produits saisis a mis en évidence les risques auxquels sont exposés des agriculteurs ou des personnes maniant des produits chimiques toxiques, de jeunes enfants avalant des morceaux d’un jouet mal assemblé, et des acheteurs d’un produit électrique mal isolé ou d’écouteurs au niveau sonore trop élevé. Ces risques sont les suivants :

Principaux risques associés aux contrefaçons saisies en France

Source : EUIPO

Compte tenu des risques spécifiques associés aux médicaments, les rapporteurs ont souhaité leur porter une attention particulière. En raison de leur impact sur la santé – telle est même leur raison d’être â€“, les médicaments font l’objet d’un suivi particulier dans le cadre européen centré sur la protection des patients et des consommateurs.

• Un cadre juridique à part pour le médicament

La sécurité repose sur un contrôle resserré des produits tout le long de leur cycle de vie, exercé en France par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) : contrôle des essais, autorisation de mise sur le marché (AMM), pharmacovigilance, traçabilité du produit, contrôle du circuit de distribution. En matière de médicament, la sécurité repose sur la traçabilité de la chaîne de fabrication et de commercialisation. Aussi la directive 2011/62/UE définit‑elle des médicaments « falsifiés Â», et non des médicaments contrefaisants. L’article L. 511‑3 du code de la santé publique (CSP), qui transpose cette définition, ne reprend pas les derniers mots de la définition européenne qui ajoute « et s’entend sans préjudice des violations des droits de propriété intellectuelle Â». De la sorte, la falsification de médicaments est une infraction bien distincte de l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Le but principal du législateur est de limiter les risques d’atteinte à la traçabilité du produit, qui est considérée comme la principale garantie de son intégrité.

Le terme le plus général est celui de médicaments « illicites Â» qui recouvre tous les cas de figure détaillés dans le tableau ci‑après :

Source : Institut de recherche anti-contrefaçon de médicaments (IRACM)

Les articles L. 5421‑13 et L. 5241‑14 du code de la santé publique sanctionnent la fabrication, le commerce et la vente de médicaments falsifiés, ainsi que le recel. Les sanctions encourues ([6]) sont à la mesure des risques et du préjudice, qui dépasserait les cas individuels, aussi graves soient‑ils, car l’introduction de médicaments falsifiés dans le circuit officiel compromettrait la confiance du public dans le système de santé.

• La France, un marché du médicament sécurisé par le système de santé, mais aux marges duquel sont apparues des zones grises

L’unanimité se fait sur le constat que la France constitue une zone bien protégée contre les faux médicaments. Le monopole de la vente des médicaments à usage humain conféré aux pharmaciens qui s’approvisionnent auprès de grossistes peu nombreux ([7]) fait que les circuits de distribution y sont plus faciles à contrôler qu’ailleurs. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’exemple de médicament falsifié qui se soit introduit dans le circuit officiel des établissements de santé. En outre, comme les médicaments sont peu chers et bien remboursés, la demande de médicaments illicites reste marginale bien que des défauts dans l’armure soient apparus avec les déremboursements ou des ruptures de stock plus fréquentes.

Il existe toutefois des zones grises, quand les consommateurs veulent se procurer des produits que les médecins ne leur prescriront pas forcément : les médicaments traitant l’impuissance masculine, les psychotropes, les produits amaigrissants ou éclaircissants, et les stéroïdes prisés par les adeptes du culturisme. Sur ces substances, le directeur de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP), qui relève de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), a appelé l’attention des rapporteurs car elles suscitent un véritable engouement. Il a suggéré de lancer une enquête épidémiologique sur leur consommation, une proposition que les rapporteurs reprennent à leur compte, d’autant qu’il n’est pas exclu que ces trafics soient en lien avec la grande criminalité et le terrorisme (cf. ci‑dessous).

 

Le dopage de masse

La consommation de produits dopants s’amplifie, principalement dans les salles de fitness, de musculation ([8]) ou dans des établissements pénitentiaires. Le culte du corps, de la performance et de la beauté physique, auquel les réseaux sociaux donnent un écho sans précédent, incite à rechercher des méthodes toujours plus efficaces, plus rapides ou nécessitant moins d’efforts. Il en résulte des consommations de plus en plus importantes de médicaments détournés d’usage, sans aucun contrôle médical.

Ce dopage de masse s’alimente principalement par le biais d’internet. Nombre de sites de vente en ligne permettent l’importation sur le territoire français de médicaments et substances dopantes. Plus encore, les pratiques sont largement documentées sur les forums et autres sites, permettant aux néophytes de débuter des protocoles de « traitement Â» sans connaissance préalable. Les structures criminelles s’organisent et répartissent les flux dans différents pays étrangers. Les activités logistiques, financières et commerciales sont ainsi plus difficiles à tracer. Les investigations ont démontré que ces marchandises transitent par voie maritime ou aérienne, en provenance d’Asie. Toutefois, les contrôles réalisés étant de plus en plus efficaces, il est constaté une évolution des flux. Des pays de l’est de l’Europe (Slovaquie, Bulgarie, Turquie, Pologne) figurent désormais parmi les expéditeurs. Cette proximité entraîne une hausse des échanges par voie routière. Selon la distance et la valeur des substances, le recours à la remise en main propre se démocratise. Les points de passage routiers vers la France sont identifiés comme étant la Suisse, la Belgique et le Luxembourg. En plus des ports et aéroports, les flux routiers internes et aux frontières doivent faire l’objet d’une vigilance accrue.

Il est constaté une hausse du commerce d’hormones de croissance, falsifiées ou non. Ces produits très onéreux sont prisés du fait de leur efficacité, suscitant l’intérêt tant des consommateurs à la recherche de résultats garantis que des fournisseurs qui y voient des profits supplémentaires.

Jusqu’à présent repérés surtout dans l’Europe du Nord et de l’Est (Pays–Bas, Pologne, Slovaquie), des laboratoires clandestins ont été démantelés en France. L’OCLAESP en a découvert trois, coup sur coup :

– en juin 2020 à Lyon : trafic de stéroïdes anabolisants dans le milieu du culturisme et des salles de musculation. Produits vendus en région lyonnaise, dans le sud de la France, aux Antilles, mais également au Canada. Matières premières achetées en Chine par mandats cash. Saisie d’argent et de véhicules de luxe (instruments du blanchiment). 11 interpellations ;

– en septembre 2020 à Toulouse et au Mans, grâce à la veille cyber‑informatique. Production de stéroïdes anabolisants et de peptides et vente par internet (sur tout le territoire). Plus de 22 000 produits saisis, ainsi que 100 000 euros. 7 interpellations.

Source : OCLAESP

Les fraudes en matière de produits de santé correspondent à quatre grandes catégories juridiques : les contrefaçons, les produits pharmaceutiques dépourvus d’AMM (incluant également les produits dopants), les médicaments classés comme stupéfiants ou psychotropes et les matières premières à usage pharmaceutique. L’origine des produits saisis est majoritairement asiatique même si des flux intra‑européens sont régulièrement découverts, utilisant notamment le transport routier.

Les saisies sont réalisées dans les catégories suivantes de produits :

– contrefaçons : en 2019, 70 804 unités de médicaments contrefaisants ont été saisies. La grande majorité des contrefaçons de médicaments a été interceptée dans des colis suite à des commandes sur internet ; il s’agit principalement de produits dits « de confort Â», mais on trouve aussi des anti‑inflammatoires, des antidouleurs ou des antiseptiques. La Direction régionale des douanes de Roissy Fret réalise près de 60 % des saisies, et l’Inde est le premier pays de provenance derrière lequel se trouvent l’île Maurice après une prise exceptionnelle, et la Chine.

– médicaments dépourvus d’AMM : la Douane lutte contre l’importation, la circulation, la détention de produits pharmaceutiques, à usage humain et vétérinaire, dépourvus d’AMM. En 2019, la Douane en a saisi 3,8 millions d’unités (1,2 million d’unités en 2018). Ces chiffres sont en augmentation régulière depuis plusieurs années. Le premier pays de provenance est l’Inde, suivi de Singapour.

– médicaments classés comme stupéfiants par l’ANSM : en 2019, près de 670 000 unités et 118 kilos de produits médicamenteux classés psychotropes ont été saisis. Il s’agit surtout de produits achetés sur ordonnance en France, au moyen de vols ou de trafic d’ordonnances, et qui, détournés de leur usage initial, sont réexportés en tant que stupéfiants (Subutex, Valium, notamment).

– produits dopants : près de 103 279 unités ont été saisies en 2019 (contre 290 400 en 2018). Ces produits, souvent saisis en transit, étaient principalement originaires de Bulgarie, de Thaïlande et de Chine.

– autres produits : la Douane intercepte également des matières premières à usage pharmaceutique, des compléments alimentaires, des produits vétérinaires interdits ou encore des produits cosmétiques comme les crèmes blanchissantes contenant des substances interdites et dangereuses (80 000 unités et 7,6 tonnes de produits en vrac en 2019). Ces produits proviennent principalement de Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal.

Les flux se diversifient avec, depuis peu, l’apparition dans les saisies de produits vétérinaires.

Enfin, les substituts aux stupéfiants et certains traitements très onéreux font aussi l’objet de trafics, notamment à l’exportation, au préjudice de la sécurité sociale.

Comme dans tous les autres secteurs, internet constitue un cheval de Troie pour introduire des médicaments falsifiés, en dépit des précautions prises par les autorités. Au niveau européen, le règlement d’exécution n° 699/2014 du 24 juin 2014 instaure un logo officiel devant obligatoirement figurer sur les sites agréés.

LOGO EUROPÉEN D’AUTHENTIFICATION
DES SITES DE VENTES À DISTANCE DE MÉDICAMENTS

Il est entré en vigueur en France le 1er juillet 2015. L’article R. 5125–70 du CSP dispose ainsi que « le logo commun mis en place au niveau communautaire [qui] est affiché sur chaque page du site internet qui a trait au commerce électronique de médicaments Â». Par ailleurs, la liste les pharmacies autorisées à vendre en ligne des médicaments – uniquement ceux hors prescription obligatoire â€“ est disponible sur le site de l’ordre des pharmaciens ([9]). Il reste à savoir si ces dispositions sont connues du grand public, et les consignes de prudence suivies. Selon deux enquêtes déjà anciennes réalisées par des associations de producteurs (National Association Boards of Pharmacy de 2011 et Alliance européenne pour l’accès à des médicaments sûrs de 2008), plus de 95 % des pharmacies en ligne étaient illégales. À cet égard, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) regrette à bon droit, de ne pouvoir, en l’absence d’infraction à la propriété intellectuelle, réaliser de coup d’achat sur internet lorsque les produits sont identifiés comme potentiellement illégaux à la vente ([10]). Pour l’instant, les Douanes ne sont autorisées à intervenir dans ce cadre que pour des « marchandises contrefaisantes Â», ce qui, en matière de médicament, est très restrictif. C’est pourquoi les rapporteurs recommandent de compléter l’article 67 bis‑1 du code des douanes pour autoriser expressément les coups d’achat de médicaments. En outre, « Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans plus de 50 % des cas, les médicaments achetés sur des sites illégaux qui dissimulent leur adresse physique se sont révélés contrefaits Â» ([11]).

Proposition n° 1 : Autoriser les Douanes à pratiquer des coups d’achat pour les médicaments et les matières premières à usage pharmaceutique.

 

Trafic de médicaments et pandémie de Covid‑19

La pandémie a provoqué une explosion de la demande de produits de santé, prenant au dépourvu les circuits traditionnels d’approvisionnement. Dans un contexte angoissant pour beaucoup, ce décalage a offert une formidable aubaine pour les contrefacteurs qui se sont adaptés avec une agilité et une rapidité remarquables.

Le trafic a porté sur :

– les dispositifs de protection (masques, tests de dépistage et gants, principalement) ;

– les désinfectants (gel hydroalcoolique, savons, lingettes…) ;

– les médicaments contre le paludisme (en raison des espoirs suscités à l’époque par l’hexachloroquine), les antiviraux, les compositions diverses à base de plantes,

– des produits ou compléments alimentaires non conformes au moment où des rumeurs de pénuries alimentaires ont couru.

La France a démantelé un trafic de faux tests sanguins au résultat instantané.

Les sigles CE attestant l’homologation des produits manquaient souvent, mais ils ont été parfois usurpés ou contrefaits par les plus habiles.

La commercialisation s’est faite surtout sur internet (légalement ou non) et les prix étaient extrêmement variables, l’inquiétude de la population les poussant vers le haut. Les messageries instantanées ont aussi servi à vendre de la chloroquine contrefaisante.

L’Europe et l’Amérique du Nord étaient les cibles privilégiées des criminels qui exploitaient souvent plusieurs sites de vente, dont certains antérieurs à la pandémie. Les règlements se faisaient en ligne, par cryptomonnaies, voire à la livraison. Les utilisateurs des messageries instantanées (Telegram) acceptaient également les mandats Western Union.

Les pays d’origine sont aussi ceux dotés d’industries pharmaceutiques et chimiques puissantes : Chine et Inde, principalement. Les réseaux criminels cherchent à estomper la ligne qui sépare activité légale et activité illégale. Pour brouiller les pistes, les expéditeurs et les adresses changent très rapidement, la marchandise est acheminée en transitant par des pays tiers, telles la Turquie et l’Ukraine, et la distribution est assurée par les réseaux criminels solidement implantés en Europe, qui ont mis en place depuis longtemps des schémas sophistiqués de blanchiment d’argent.

ITINÉRAIRES DES PRODUITS CONTREFAISANTS