N° 3969

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 mars 2021.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D’INFORMATION (1)

sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Robin reda, Président

et

Mme Caroline Abadie, rapporteure

Députés

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TOME I - RAPPORT

 

 

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.  


La mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter est composée de : M. Robin Reda, président ; M. Meyer Habib, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe et Mme Laurence Vichnievsky, vice-présidents ; M. Buon Tan et Mme Michèle Victory, secrétaires ; Mme Caroline Abadie, rapporteure ; Mme Stéphanie Atger, M. Belkhir Belhaddad, M. Bertrand Bouyx, M. Jean-François Eliaou, M. Laurent Garcia, M. Raphaël Gérard, Mme Claire Guion-Firmin, Mme Fadila Khattabi, M. Michel Lauzzana, Mme Emmanuelle Ménard, Mme Sabine Rubin, Mme Nathalie Sarles, Mme Alexandra Valetta Ardisson.

 


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SOMMAIRE

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Pages

avant-propos du président

Synthèse des recommandations

introduction

I. entre permanences et évolutions, loin d’être de simples reliquats du passé, le racisme et l’antisémitisme s’expriment à un niveau extrêmement préoccupant et appellent une réponse universaliste déterminée

A. racisme et antisémitisme, apparus dans un contexte politique, économique, social et culturel particulier, ont fait l’objet de critiques dès leur origine

1. Naissance et développement du racisme biologique

2. L’antisémitisme, une relecture racialiste de l’antijudaïsme apparue à la fin du XIXe siècle

3. Le racisme biologique discrédité par la science et condamné par les instances internationales après 1945

4. Des phénomènes combattus au nom des valeurs républicaines

B. Un fléau qui continue de fragiliser la cohésion de la société

1. Rappel de certains concepts d’analyse : racisme scientifique, racisme culturel et racisme institutionnel

2. Les normes constitutionnelles et supranationales au fondement de la lutte contre le racisme

3. Une coexistence de formes anciennes ou renouvelées et d’autres plus récentes, dans le cadre de la digitalisation de l’expression raciste

4. L’expression des rejets et les populations victimes à travers les enquêtes d’opinion et les éléments statistiques du service central du renseignement territorial (SCRT)

a. Le racisme anti-Noirs ne recule pas malgré un « indice de tolérance » élevé

b. L’antisémitisme, en très nette hausse depuis 2017, s’approche des niveaux les plus hauts observés depuis 2000

c. Le racisme anti-Asiatiques, patent en 2020, ne doit plus être sous-estimé

d. Les actes de rejet et de haine dirigés contre les Arabes et les musulmans connaissent la plus forte hausse en 2019

e. Le rejet des populations roms

5. Les statistiques disponibles objectivent une recrudescence des actes et propos racistes

a. Les statistiques du ministère de l’intérieur sur les plaintes, les signalements et les actes à caractère raciste ou antireligieux

i. Les statistiques sur les plaintes du SSMSI

ii. Les chiffres du renseignement territorial sur les actes antireligieux

iii. Les signalements relatifs à la haine en ligne

b. Les infractions constatées et condamnées par le ministère de la justice : une hausse du nombre des affaires traitées et un grand nombre d’infractions du discours

i. Un nombre d’affaires qui augmente en 2018 et 2019 après une forte baisse entre 2016 et 2017

ii. Un taux de classement sans suite élevé

iii. Un taux de relaxe élevé, un nombre de condamnations faible mais en progression

c. Les enquêtes du ministère de l’éducation révèlent une proportion relativement faible d’actes racistes parmi les incidents constatés

C. Le modèle universaliste fonde la lutte contre le racisme et l’antisémitisme

1. La lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne peut être efficace que si elle reste universelle et refuse les dérives communautaristes et particularistes

a. Un modèle universaliste à défendre face à l’influence croissante du multiculturalisme

b. La lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne doit pas générer une concurrence des mémoires et une fragmentation victimaire de la société française

c. La lutte contre le racisme et l’antisémitisme doit être universelle

2. Les statistiques ethno-raciales : une entorse à notre modèle universaliste qui présenterait des risques, et peu d’avantages

a. Les statistiques ethniques sont très encadrées par la Constitution

i. Une généralisation des statistiques ethniques se heurterait à des objections de principes

ii. Certaines statistiques ethniques sont possibles, très encadrées par la Constitution

b. Les statistiques ethniques reposant sur un référentiel ethno-racial ne sont pas nécessaires pour parvenir à l’objectif qui justifierait leur instauration

i. La loi permet un recours large aux enquêtes sur l’origine

ii. L’intérêt de statistiques ethniques de type anglo-saxon serait limité

D. la transmission du passÉ, colonne vertébrale de la République, au cœur du travail de fond contre le racisme et l’antisémitisme

1. Connaître

2. Reconnaître

a. L’adoption de lois mémorielles

b. L’inscription de la mémoire dans l’espace public

c. La création de musées, mémoriaux et fondations

3. Faire connaître

a. Le rôle de l’enseignement de l’histoire à l’école

b. Le rôle des musées et des lieux de mémoire

II. Le racisme dans la loi et LA RÉPONSE PÉNALE AUX INFRACTIONS RACISTES

A. LA QUESTION DU RACISME DANS LA POLICE

1. La critique d’une police « structurellement raciste » n’est pas fondée

a. Une image de « racisme » associée depuis longtemps à la police

b. Il n’existe pas de « racisme policier institutionnel »

i. Les chiffres appellent à nuancer l’idée d’un « racisme policier »

ii. Une police « à l’image de la population »

iii. Il existe un racisme à l’encontre des policiers de couleur

2. Des mécanismes de prévention, de contrôle et de sanction pour combattre les comportements racistes au sein de la police et de la gendarmerie

a. Des règles déontologiques contrôlées et sanctionnées par la hiérarchie

i. Une déontologie rigoureuse qui prohibe tout comportement raciste

ii. Un rôle essentiel de la hiérarchie pour sanctionner les manquements

b. Des mécanismes internes de prévention et de signalement

i. Des réseaux de référents spécialisés dans les questions de racisme

ii. La possibilité de contourner la hiérarchie : signal-discri et stop-discri

c. Des services d’inspection dotés de pouvoirs d’enquête importants

3. Les contrôles d’identité : au cœur des tensions actuelles entre la police et certaines catégories de populations

a. Des contrôles propices à la discrimination indirecte

i. Les études de terrain semblent corroborer la notion de « contrôle au faciès »

ii. Les contrôles d’identité révèleraient plutôt des discriminations sociales indirectes liées au sexe, au lieu d’habitation et à la tenue vestimentaire

b. Un cadre juridique excessivement souple et pourtant inefficace, qui devrait être réformé

i. La pratique du contrôle d’identité n’est pas suffisamment encadrée

ii. La finalité et l’efficacité du contrôle d’identité sont incertaines

iii. Une réflexion nécessaire pour rendre le contrôle d’identité à la fois moins discrétionnaire et plus efficace

B. LE CADRE JURIDIQUE DES INFRACTIONS À CARACTÈRE RACISTE DOIT ÊTRE ACTUALISÉ SUR LA « HAINE EN LIGNE »

1. Un cadre légal pour partie plus que centenaire : infractions de presse, infractions de droit commun et circonstances aggravantes

a. Infractions de presse : la loi du 29 juillet 1881

i. Trois incriminations : la provocation à la haine, la diffamation et l’injure à caractère raciste

ii. Un régime particulier : le délit de négationnisme

iii. Des règles de procédure qui se sont rapprochées des règles de droit commun pour les infractions de presse à caractère raciste

b. Infractions de droit commun et circonstance aggravante de racisme

i. Violences contraventionnelles et discriminations commises à raison de la race

ii. La généralisation de la circonstance aggravante de racisme

2. Un cadre législatif équilibré et fortement contraint par la nécessité de respecter certains droits et principes de valeur constitutionnelle

a. La justice se heurte à la difficulté de démontrer le caractère raciste d’une infraction

b. La liberté d’expression est un droit fondamental qui apparaît déjà suffisamment bien encadré

c. Le régime procédural de la loi sur la liberté de la presse paraît équilibré

3. La « haine en ligne » : un enjeu plus récent, encore mal appréhendé par la législation

a. Une responsabilité limitée des acteurs de l’internet

i. Régime de responsabilité des éditeurs

ii. Régime de responsabilité des prestataires de services

b. Les exigences constitutionnelles relatives à la liberté d’expression au regard d’une responsabilité accrue des plateformes

i. Le nouveau mécanisme proposé par la « loi Avia » constituait une atteinte excessive à la liberté d’expression

ii. De nouvelles perspectives pour « responsabiliser » les plateformes dans le respect des normes constitutionnelles

c. De nouveaux acteurs spécialisés dans la lutte contre les infractions de haine commises en ligne

i. La mise en place d’un pôle national spécialisé dans la « haine en ligne »

ii. PHAROS : une cellule au rôle majeur dont il conviendrait de renforcer les moyens

iii. L’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH)

d. Les procédures civiles de retrait : des solutions plus efficaces que la voie pénale

i. Le référé spécifique prévu par la loi sur la liberté de la presse

ii. La procédure plus efficace prévue par la loi « économie numérique »

iii. Une réforme en cours pour remédier à la problématique des « sites miroirs »

C. LA RÉPONSE PÉNALE doit Être AMÉLIORÉE

1. Des difficultés à recueillir les plaintes et à administrer la preuve qui appellent un meilleur accueil des plaignants

a. Des plaintes insuffisamment nombreuses et qui peinent à aboutir

i. Un taux de signalement bas

ii. Un taux d’élucidation faible, qui s’explique par les difficultés de la preuve

b. Des efforts en cours pour améliorer la qualité de l’accueil dans les commissariats et inciter les victimes à se faire accompagner en ligne

i. Un meilleur accueil dans les commissariats et gendarmeries

ii. Faciliter l’accompagnement des victimes en ligne

iii. Il s’agirait à présent de donner aux victimes la possibilité de porter plainte en ligne

2. L’importance de la formation des magistrats et policiers aux enjeux de la lutte contre le racisme

a. La formation des magistrats

i. La formation continue centralisée : une session de six jours dédiée au racisme

ii. La formation continue décentralisée et outils pédagogiques

b. La formation des policiers et gendarmes

i. La formation initiale

ii. La formation continue

iii. La formation des policiers et gendarmes doit être renforcée

c. Favoriser la diversité sociale dès le recrutement

3. La nécessité d’une politique pénale adaptée

a. Poursuivre la spécialisation des magistrats du parquet

i. Le renforcement des « pôles anti-discriminations » au sein des parquets

ii. Le rôle essentiel des « magistrats référents » en matière de racisme

b. Encourager les stages de citoyenneté et sanctions pédagogiques

i. Les stages de citoyenneté

ii. La peine complémentaire d’affichage et de diffusion

III. lutter contre les Inégalités et les discriminations et tenir la promesse républicaine

A. le traitement des discriminations interdites par la loi doit être amélioré

1. Des évolutions majeures du droit français dans les années 2000, sous l’impulsion du droit européen

a. Les années 2000 ont été marquées par la loi de lutte contre les discriminations, la création de la HALDE puis celle du Défenseur des droits

b. Le code du travail prévoit des aménagements spécifiques mais le recours contentieux demeure très difficile

2. Les études disponibles attestent de discriminations persistantes

a. Différents types de résultats sont disponibles tendant à démontrer que la situation ne progresse pas, en particulier pour les personnes d’origine maghrébine ou subsaharienne

b. Les discriminations dans l’emploi

i. Des écarts inexpliqués dans l’accès à l’emploi qui perdurent à un niveau élevé pour certaines populations

ii. L’accès à l’emploi public n’est pas exempt de discriminations

c. Les discriminations dans l’accès au logement

i. L’accès au parc social

ii. Les discriminations dans l’accès au logement privé

B. répondre aux discriminations et aux inégalités

1. Des réponses variées et à différents niveaux, qui demeurent complexes à appréhender dans leur ensemble et imposent une forte coordination

a. La France dispose d’atouts dans la coordination : le rôle spécifique de la DILCRAH doit être renforcé

b. Un grand nombre de ministères impliqués et moteurs

c. Des politiques publiques qui doivent être renforcées en faveur l’accès à l’emploi des primo-arrivants

2. Mettre en valeur et soutenir les actions portées par les collectivités territoriales et les acteurs de la société civile

3. Un effort particulièrement important à faire dans l’entreprise

a. Le sujet de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en fonction de l’origine reste tabou dans le monde de l’entreprise

b. Renforcer les obligations pesant sur les entreprises

4. Renforcer la lutte contre les préjugés

a. Porter une attention accrue aux biais raciaux implicites et limiter la charge morale pesant sur les discriminations liées à l’origine

b. Combattre les préjugés par la coopération en vue d’un objectif commun et les interactions

c. Poursuivre une politique d’ensemble de déconstruction des stéréotypes et mettre en avant les parcours exemplaires

d. Le rôle spécifique des médias

C. Soutenir et déployer plus largement les outils mettant concrètement en œuvre les principes républicains a l’école

1. Le rôle de l’éducation dans la lutte contre les discriminations

2. La nécessité d’une mobilisation de l’ensemble de l’équipe pédagogique et de toutes les disciplines pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme

a. La place centrale des savoirs fondamentaux et de l’enseignement moral et civique

b. La formation initiale et continue des équipes pédagogiques à la lutte contre le racisme et les discriminations doit être renforcée

c. La lutte contre le racisme et les discriminations passe par l’engagement de toute une équipe pédagogique

3. La nécessité de mettre en œuvre une politique scolaire qui garantisse l’égalité des chances et favorise la mixité sociale

a. L’impact central des inégalités sociales

b. Orientation et perception des inégalités centrées sur la question des discriminations selon l’origine

c. Les dispositifs pour remédier aux inégalités dans l’accès à l’enseignement supérieur

ConClusion

TRAVAUX DE LA MISSION D’INFORMATION

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

ANNEXES

CONTRIBUTIONS ÉCRITES DES MEMBRES DE LA MISSION D’INFORMATION

Contribution de Mme sabine Rubin, membre de la mission d’information

contribution de m. buon tan, secrÉtaire de la mission d’information

CONTRIBUTION DE MME MIchÈle victory, SECrétaire de la mission d’INFORMATION

Consultation dU centre europÉen de recherche et de documentation parlementaire (CERDP)

avis du défenseur des droits n° 20-11 émis pour l’audition par la mission d’information


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   avant-propos du président

 

La mission d’information sur les différentes formes de racisme et les réponses à y apporter, créée par la Conférence des Présidents, a travaillé sereinement, en prenant la hauteur de vue nécessaire à un débat complexe et passionné. Sans omettre les faits d’actualité qui, en France comme à l’étranger, sont venus entacher la réputation des Institutions par les faits isolés de quelques-uns, notamment de la Police, notre mission s’est prémunie de la facilité de l’émotion et de la généralisation.

Renouveler le discours de la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions doit redevenir une cause nationale. Dans une société qui se dit de plus en plus tolérante, les actes de haine racistes ou antisémites se font toujours trop nombreux et toujours plus violents. La recherche du conflit, l’adrénaline guerrière, la bêtise des préjugés blessent et tuent encore. Pour y faire face, notre arsenal judiciaire est ancien et puissant, il n’en reste pas moins sous-mobilisé par les victimes. Nous ne pouvons passer sous silence le rôle des réseaux sociaux où se déchaîne chaque jour la haine raciste, entre suppliciés exposés en public et bourreaux fâcheusement anonymes.

Pour mieux endiguer le racisme que peuvent subir certains de nos concitoyens, la France doit en revenir urgemment à sa tradition universaliste. L’universalisme républicain ne reconnaît pas autre chose que des êtres humains, quelles que soient les différences physiques ou culturelles. Il est notre rempart face à l’importation de luttes, auxquelles une partie de nos concitoyens – particulièrement les plus jeunes – sont sensibles. Ces nouveaux antagonismes cherchent à introduire une lecture ethnique et différentialiste de la société, au nom de la lutte contre les discriminations. Tout comme la laïcité, qui est injustement assimilée à un racisme d’État, et qui demeure incomprise par exemple dans le monde anglo-saxon, nous devons défendre la cause universaliste qui fonde notre pacte d’intégration et de vie commune.

Si le modèle républicain doit renouer avec sa promesse d’émancipation des individus quelles que soient leurs origines, en favorisant notamment l’émergence de modèles de réussite et en renouvelant le travail de mémoire sans opposer les passés et les consciences, il n’est pas voué à se laisser engluer dans la revendication des identités multiples et la partition communautaire. Les nouvelles formes de racisme viennent aussi de ces nationalismes de l’intérieur que peuvent encourager les communautarismes et les identités exacerbées.

Nous devons tout autant nous méfier des relectures erronées de l’Histoire, où d’aucuns cherchent à justifier une concurrence mémorielle et la revendication de droits supplémentaires. La France fut un Empire colonial et ses parts d’ombres ne doivent pas être passées sous silence. Les motifs de victimisation anachroniques que tentent cependant de distiller les penseurs « décoloniaux » et autres partisans des recherches universitaires liées à « l’intersectionnalité » des luttes ne vont pas dans le sens d’un renouvellement positif de la lutte contre toutes les formes de racisme.

C’est pourquoi ce travail parlementaire est aussi l’occasion de réaffirmer avec force et lucidité le combat commun des élus de la République contre les tentations toujours latentes de revendiquer des différences d’origine pour distinguer des citoyennetés comme par ailleurs une quelconque supériorité ou privilège.   Comme l’a exprimé M. Jean-Pierre Chevènement dans notre mission : « Je pense que l’universalisme républicain ne s’accommode pas de ce renversement et qu’il faut combattre ceux qui veulent créer ce racisme à l’envers ».

Il revient à notre pays dans toutes ses composantes de ne pas donner raison à ceux qui recherchent la fracture. La République doit se montrer exemplaire dans la lutte contre les discriminations, dans l’accès aux services publics, à l’emploi ou encore au logement. Cette exemplarité est aussi portée par ceux qui maintiennent l’autorité publique et font fonctionner nos institutions judiciaires. Nous devons les prémunir des erreurs d’appréciation et des comportements incompatibles avec l’égal traitement auquel chacun a le droit sur notre sol.

Cette remobilisation contre toutes les formes de racisme conduit enfin à repenser nos structures éducatives, pour que dès le plus jeune âge se forge une société française apaisée, où un destin commun réconcilie les identités.

 

 


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   Synthèse des recommandations

I. ENTRE PERMANENCES ET ÉVOLUTIONS, LOIN D’ÊTRE DE SIMPLES RELIQUATS DU PASSÉ, LE RACISME ET L’ANTISÉMITISME S’EXPRIMENT À UN NIVEAU EXTRÊMEMENT PRÉOCCUPANT ET APPELLENT UNE RÉPONSE UNIVERSALISTE DÉTERMINÉE

Recommandation n° 1

La politique de lutte contre le racisme et l’antisémitisme doit demeurer fondée sur les principes universels de la République qui assure l’égalité devant la loi des citoyens, quelles que soient leurs origines et leurs caractéristiques.

Recommandation n° 2

Augmenter le nombre de postes de professeurs et de maîtres de conférences dédiés aux sujets des génocides, de l’esclavage et de la colonisation et créer des postes « fléchés » au Centre national de la recherche scientifique.

Recommandation n° 3

Traduire l’évolution des politiques mémorielles en érigeant des statues ou stèles ou en choisissant des noms de rue et de bâtiments qui, d’une part, prennent en compte la diversité et, d’autre part, commémorent la résistance à l’esclavage ou à la colonisation.

Recommandation n° 4

Favoriser la diffusion d’une information scientifique de qualité permettant de comprendre la pluralité des traces mémorielles dans l’espace public et de les replacer dans leur contexte.

Recommandation n° 5

Développer une offre de formation spécifique destinée aux adjoints aux maires en charge des questions culturelles, des affaires scolaires et de la jeunesse afin de les sensibiliser à leur rôle essentiel en matière d’histoire et de lutte contre le racisme.

Recommandation n° 6

Créer un musée d’histoire de la colonisation qui s’appuie, d’une part, sur des expositions itinérantes et, d’autre part, sur des outils numériques permettant de toucher de manière pérenne un large public.

Recommandation n° 7

Apporter un soutien public, en particulier d’ordre financier ou logistique, au plus près des acteurs, aux réseaux de professeurs qui se constituent en vue de diffuser des outils pédagogiques disponibles pour l’ensemble de la profession et le grand public.

Recommandation n° 8

Renforcer le nombre des heures consacrées à l’histoire-géographie ainsi qu’à l’enseignement moral et civique dans l’enseignement primaire et secondaire.

Recommandation n° 9

Faire évoluer les programmes d’histoire du lycée en y ajoutant un thème qui permette de traiter de la question du racisme et de l’antisémitisme de manière diachronique.

Recommandation n° 10

Promouvoir une mise à jour plus rapide des manuels scolaires aux programmes adaptés aux histoires locales aussitôt qu’une réforme est mise en œuvre.

Recommandation n° 11

Porter une attention accrue à l’évolution de la présentation des collections dans les musées afin de renforcer la place de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.

II. LE RACISME DANS LA LOI ET LA RÉPONSE PÉNALE AUX INFRACTIONS RACISTES

Recommandation n° 12

Mener, dans le cadre du « Beauvau de la sécurité », une analyse des besoins spécifiques d’encadrement par la hiérarchie policière, en réexaminant en particulier les difficultés rencontrées dans les obligations de rapportage et de veille hiérarchique ainsi que celles qui sont liées à l’affectation des jeunes policiers et à la composition des équipages dans les zones les plus sensibles.

Recommandation n° 13

Accroître les moyens humains dont disposent concrètement les « référents égalité diversité »  pour la gendarmerie – et les « référents racisme-antisémitisme-discriminations » – pour la police  pour se consacrer à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations.

Recommandation n° 14

Renforcer le rôle de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) en matière d’audit, de conseil, d’analyse des pratiques et des règles professionnelles, de prévention et de maîtrise des risques, afin de mieux assurer le respect des règles de déontologie et le traitement pérenne des questions de fond.

Recommandation n° 15

Prévoir la présence d’un magistrat et d’un représentant du Défenseur des droits au sein des équipes de l’IGPN et de l’IGGN.

Recommandation n° 16

Mener une large concertation en vue d’une réforme du cadre légal applicable aux contrôles d’identité afin d’améliorer leur efficacité et de réduire les risques de contrôles discrétionnaires.

Recommandation n° 17

Rappeler auprès des magistrats les règles détaillées par la circulaire du 20 avril 2017 de présentation des dispositions de droit pénal ou de procédure pénale de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, s’agissant des circonstances aggravantes.

Recommandation n° 18

Renforcer les moyens de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de regroupement et d’orientation des signalements (PHAROS).

Recommandation n° 19

Étendre aux victimes de racisme, d’antisémitisme et de discrimination le dispositif permettant de déposer une plainte en ligne.

Recommandation n° 20

Renforcer la formation initiale et continue des policiers et des gendarmes en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations raciales.

Recommandation n° 21

Encourager, au sein de la police et de la gendarmerie, la formation par les pairs et les initiatives internes pour lutter contre les préjugés racistes.

Recommandation n° 22

Développer les échanges au sein du réseau des « magistrats référents » sur le racisme afin d’assurer une animation plus efficace de la politique pénale en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations.

III. LUTTER CONTRE LES INÉGALITÉS ET LES DISCRIMINATIONS ET TENIR LA PROMESSE RÉPUBLICAINE

Recommandation n° 23

Analyser précisément les freins limitant l’impact de l’action de groupe en matière de lutte contre les discriminations en fonction de l’origine et mener une concertation avec les partenaires sociaux et les associations sur les moyens d’atteindre une réelle effectivité.

Recommandation n° 24

Mieux coordonner les efforts de la recherche publique en matière de discriminations en fonction de l’origine pour assurer une mesure et un suivi pérennes.

Recommandation n° 25

Mettre en œuvre un suivi rigoureux des discriminations fondées sur l’origine dans l’accès à l’emploi public.

Recommandation n° 26

Intensifier les efforts en vue du déploiement des classes préparatoires intégrées sur l’ensemble du territoire. Les classes préparatoires intégrées doivent être plus nombreuses, mieux réparties sur le territoire, faire l’objet de moyens renforcés et d’un suivi général des résultats en matière de diversité des recrutements.

Recommandation n° 27

Renforcer la formation initiale et continue des agents de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en fonction de l’origine, en particulier s’agissant des cadres et des agents exerçant des fonctions d’accueil et de contact.

 

Compléter le Schéma directeur de la formation professionnelle tout au long de la vie des agents de l’État par une formation plus spécifique relative à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en fonction de l’origine.

Recommandation n° 28

Renforcer le recours aux tests de discrimination organisés selon un plan de déploiement précis et prévoyant des contrôles répétés par les pouvoirs publics, qui doivent en assurer un suivi pérenne.

Recommandation n° 29

Assurer le suivi des effets de la mise en œuvre des obligations de formation des professionnels de l’immobilier en matière de lutte contre les discriminations raciales.

Recommandation n° 30

Porter, dans le prochain plan pluriannuel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, une attention spécifique à la lutte contre le racisme anti-Roms.

Recommandation n° 31

Relever la dotation annuelle de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT à 10 millions d’euros.

Recommandation n° 32

Assurer, dans le cadre d’une consolidation pérenne, une meilleure visibilité des crédits alloués par les différents ministères à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine.

Recommandation n° 33

Redonner à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations sa portée de politique générale et en faire une priorité politique de premier plan.

Recommandation n° 34

Fixer, dans le cadre du futur plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme 2021-2023, la priorité de la professionnalisation de l’ensemble des acteurs impliqués dans cette lutte, dans le secteur public comme dans le secteur privé, notamment par un déploiement très vaste de mesures en faveur de la formation.

Recommandation n° 35

Conforter la signature de contrats territoriaux pour lutter contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations entre la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et des collectivités territoriales et l’accompagnement des collectivités par la DILCRAH.

Recommandation n° 36

Mettre en œuvre une plateforme nationale de pilotage de la question du racisme, de l’antisémitisme et des discriminations dans les organisations, présentant des éléments de droit, en particulier sur les possibilités en matière de diagnostic et de statistique, ainsi que des outils de réflexion, de méthode et de partage de bonnes pratiques. Cette plateforme devrait être accessible à l’ensemble des acteurs publics et privés.

Procéder, sur cette plateforme, au recensement et à la valorisation des actions de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations.

Recommandation n° 37

Expliciter clairement, en direction des entreprises, quelles sont les mesures attendues de leur part en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en fonction de l’origine, dans l’accès à l’emploi mais aussi dans le déroulement de la carrière.

 

Recommandation n° 38

Mettre en place une concertation entre l’État et les branches professionnelles, impliquant les représentants syndicaux des entreprises et des salariés, sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en fonction de l’origine.

Recommandation n° 39

Porter une attention accrue à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations dans l’entreprise dans le prochain plan pluriannuel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme et renforcer l’impact du label diversité avec une évaluation des résultats.

Recommandation n° 40

Modifier l’article L. 225-102-1 du code de commerce afin de systématiser la publication, dans la déclaration de performance extra-financière, des informations de l’entreprise relatives à la lutte contre les discriminations en fonction de l’origine et étendre les obligations à la lutte contre le racisme.

Recommandation n° 41

Étendre les obligations de formation à la non-discrimination dans les entreprises de plus de 300 salariés :

– aux entreprises de plus de cinquante salariés ;

– au racisme, à l’antisémitisme et à la non-discrimination ;

– dans le recrutement et dans le déroulement de la carrière ;

– ainsi qu’aux cadres participant au processus de recrutement et de suivi de la carrière, qu’ils appartiennent ou non au service des ressources humaines de l’entreprise.

Recommandation n° 42

Prévoir, au sein du comité social et économique, la désignation obligatoire d’un référent contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations fondées sur l’origine.

Recommandation n° 43

Imposer, aux grandes entreprises et administrations, compte tenu de l’enjeu sociétal afférent aux discriminations dans l’emploi, un autodiagnostic régulièrement renouvelé, et réalisé deux fois au cours des cinq prochaines années, relatif au racisme, à l’antisémitisme et aux discriminations raciales.

Recommandation n° 44

Informer sur le concept des biais raciaux implicites et permettre de dédramatiser la charge morale derrière la discrimination liée à l’origine. À cette fin, mener une campagne nationale contre les discriminations pour que chacun, à la place qui est la sienne, prenne conscience qu’il peut agir concrètement contre le racisme et les discriminations et qu’il s’agit d’un enjeu national, pas seulement des quartiers prioritaires de la politique de la ville.

Recommandation n° 45

Lutter de manière résolue, dès la petite enfance, contre la constitution et la diffusion de préjugés fondés sur l’origine et inviter la DILCRAH à proposer plus systématiquement d’exercer son rôle de conseil et d’analyse en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations s’agissant des manuels scolaires d’enseignement moral et civique et de sciences sociales que les éditeurs peuvent lui soumettre.

Recommandation n° 46

Soutenir et mieux faire connaître les actions des associations tendant à faire émerger et faire connaître des modèles de réussite.

Recommandation n° 47

Renforcer le travail des députés, notamment en lien avec les associations œuvrant en matière de lutte contre le racisme et les discriminations et de promotion de la diversité, pour mettre en valeur des modèles de réussite.

Recommandation n° 48

Renforcer l’éducation aux outils numériques par la délivrance, à l’issue de l’école primaire et du collège, d’une attestation certifiant que les élèves ont bénéficié d’une sensibilisation au bon usage des outils numériques et des réseaux sociaux, aux dérives et risques liés notamment aux contenus haineux et illicites, ainsi qu’aux fonctionnements et biais technologiques de ces outils.

Recommandation n° 49

Renforcer dès à présent la formation, particulièrement continue, des équipes pédagogiques à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations.

Recommandation n° 50

Renforcer l’information des établissements scolaires sur la Semaine d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme et sur les différentes journées de commémoration et inciter la communauté pédagogique à mettre en place des actions interdisciplinaires à ces occasions.

Recommandation n° 51

Renforcer l’action des comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté en matière de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations.

Promouvoir la création plus systématique de comités interdegrés et interétablissements pour une meilleure continuité de l'action éducative et un meilleur ancrage des comités dans le réseau territorial.

Recommandation n° 52

Entreprendre une ambitieuse politique de révision de la carte scolaire, qui associe les collectivités territoriales, le ministère de l’éducation nationale et les parents d’élèves et qui s’accompagne d’un développement des options dans les collèges et lycées qui sont jugés moins attractifs que d’autres.

Recommandation n° 53

Veiller à la stricte application du décret n° 2020-811 du 29 juin 2020 précisant les pièces pouvant être demandées à l’appui d’une demande d’inscription sur la liste municipale recensant les enfants soumis à l’obligation scolaire.

Recommandation n° 54

Renforcer les dispositifs en faveur de l’intégration dans les grandes écoles de lycéens ou d’étudiants boursiers et permettant une meilleure mixité sociale.

Recommandation n° 55

Anonymiser le nom du lycée d’origine du candidat dans Parcoursup et le remplacer par un indicateur permettant de déterminer si le lycée sous-note ou sur-note.

Recommandation n° 56

Accroître la visibilité et renforcer le rôle concret des référents « racisme-antisémitisme » dans les établissements d'enseignement supérieur et de recherche.

Recommandation n° 57

Permettre aux étudiants ultramarins, lorsqu’ils arrivent dans l’Hexagone, de bénéficier d’un soutien renforcé et tenir compte de l’éloignement de leurs attaches familiales.

 


—  1  —

   introduction

La présente mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019, jour de l’adoption par l’Assemblée nationale de la résolution présentée par notre collègue Sylvain Maillard visant à lutter contre l’antisémitisme ([1]).

Du fait du contexte sanitaire, la mission d’information s’est constituée et a débuté ses auditions le 24 juin 2020.

La nécessité d’examiner en détail les questions de racisme et d’antisémitisme a été établie avant les événements du printemps 2020 et la mort de George Floyd aux États-Unis. Le mouvement Black Lives Matter qui l’a suivi a profondément impacté l’ensemble des démocraties occidentales. Il convient de ne pas se méprendre : la mobilisation observée en France, en particulier de la jeunesse, n’a pas une cause étrangère à la France et n’a pas été « simplement [un] objet d’importation », comme le rappelait M. Pap Ndiaye, historien, au cours de l’audition du 9 septembre 2020 ([2]).

La présente mission d’information n’a pas été une « mission de l’émotion », comme votre président et votre rapporteure l’ont rappelé au cours des auditions. Elle a au contraire cherché à dépassionner des sujets extraordinairement sensibles et à prendre le recul nécessaire pour analyser dans la durée les éléments de connaissance disponibles. L’actualité a toutefois bien entendu influencé les travaux de votre rapporteure et leurs conclusions, s’agissant en particulier de donner à cette question une plus juste place dans nos politiques publiques. Les nombreuses affaires ayant éclaté en 2020 ont démontré que le racisme et l’antisémitisme s’expriment dans de nombreux champs et que toute tolérance à leur endroit doit être écartée.

Racisme, inégalités et discrimination raciale sont des mots employés très largement dans le débat public et parfois comme étant de parfaits synonymes. Il n’en est rien. Une inégalité de traitement n’est pas nécessairement une discrimination, tout racisme n’emporte pas discrimination et les inégalités sociales ne se confondent pas exactement avec les inégalités raciales ou, plus largement, avec celles fondées sur l’origine. Il convient également de relever les difficultés soulevées par certains termes. Celui d’« islamophobie » n’est pas synonyme de « haine ou rejet des musulmans », il peut aussi désigner la critique de l’islam permise au nom de la liberté de conscience, et, dès lors, il faut se garder de toute instrumentalisation religieuse à visée politique et bien distinguer ce qui est prohibé (l’atteinte aux personnes) de ce qui ne l’est pas (la critique ou la satire d’une religion). Votre rapporteure observe que les personnes qui emploient ce terme précisent souvent l’acception propre qu’elles en retiennent, ce qui n’est pas de nature à clarifier les choses.

La question du racisme et de l’antisémitisme, ainsi que, plus largement, des discriminations vécues par nombre de nos concitoyens, est centrale, non seulement pour eux, mais pour la République dans son entier. Laisser perpétrer des infractions racistes et discriminatoires serait une faute.  En effet, la tolérance et la communauté de destin entre les habitants d’un même pays ne vont pas de soi. Racisme et antisémitisme sont protéiformes, se renouvellent ou se réactivent. Les indices que la tolérance progresse sont toutefois bien attestés par les travaux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme : seuls 6 % des Français interrogés dans le cadre du baromètre « racisme » de 2019 estiment qu’il « y a des races supérieures à d’autres ». 56 % des personnes pensent que « toutes les races humaines se valent » et 32 % que « les races humaines n’existent pas ([3]) ». 60% des sondés se disent « pas racistes du tout », contre 28 % au début des années 2000 ([4]). Pour autant, les actes et discours racistes et antisémites connaissent une hausse très inquiétante, depuis 2018. Sur le long terme, depuis 1992, la tendance est même celle d’une hausse continue des actes racistes recensés par le service central du renseignement territorial.

Comment expliquer le si faible nombre des condamnations ? Comment, réguler le puits de haine qu’est parfois internet, dont les « haineux professionnels » ou les « haineux du quotidien », pour reprendre les termes de M. Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, garde des Sceaux, devant la mission d’information ([5]), exploitent les lacunes de la réglementation, européenne comme nationale ? Les efforts menés ces dernières années, en particulier par notre collègue Laetitia Avia, portent leurs premiers fruits mais doivent être poursuivis avec détermination. Mobiliser le terme de racisme, c’est condamner définitivement l’auteur, quand bien même il s’agirait d’une personne victime de ses propres biais raciaux inconscients. Comment progresser sur un sujet aussi sensible, en évitant toute culpabilisation inutile, voire contre-productive ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles votre rapporteure a cherché à répondre.

Votre rapporteure, comme votre président, ont souhaité entendre très largement l’ensemble des parties prenantes. Ainsi, 81 auditions ont été menées, dont les comptes rendus figurent au tome II du présent rapport, ayant permis d’entendre plus de 180 personnes, universitaires spécialistes de différentes disciplines, associations et acteurs de la société civile, collectivités territoriales ou personnalités, qui ont bien voulu partager avec la mission d’information leurs connaissances et leur expertise pour enrichir sa réflexion. Votre rapporteure et votre président souhaitent les remercier vivement pour leur investissement dans ces échanges. Ils soulignent également l’implication des autorités et institutions publiques, des ministères et des ministres Jean-Michel Blanquer, Éric Dupond-Moretti et Élisabeth Moreno, qui ont été auditionnés et ont témoigné de l’importance accordée aux questions posées par la mission d’information, ce dont il convient de se féliciter.

Votre mission d’information n’a bien entendu pas mené autant de déplacements qu’elle l’aurait souhaité, compte tenu de la crise sanitaire actuelle. Elle a toutefois pu effectuer un déplacement très riche à la Martinique et entendre par visioconférence M. Jean-François Colombet, préfet de Mayotte, ainsi que des acteurs européens et britanniques de premier plan ([6]).

Reconnaître et traiter durablement le racisme, l’antisémitisme et les discriminations à l’œuvre, ce n’est certainement pas alimenter la victimisation, qui n’apporte aucune solution concrète aux personnes confrontées au racisme et tend au contraire à les enfermer. C’est être le plus efficace possible, en cherchant à connaître au mieux les mécanismes à l’œuvre, pour permettre aux personnes touchées d’agir en justice, de faire valoir leurs droits et de ne pas être durablement entravées dans leur parcours. La mobilisation de la chaîne pénale est impérative mais elle ne peut être isolée d’une politique d’ensemble.

Votre rapporteure estime à l’issue de ces auditions qu’il convient, aux côtés des tissus associatifs nationaux et locaux, qui tiennent à bout de bras la lutte contre le racisme dans un esprit universaliste depuis plusieurs décennies, que d’aucuns décrivent comme étant en perte de vitesse face à de nouvelles formes de mobilisation, que l’ensemble des acteurs impliqués dans la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations fondées sur l’origine se professionnalisent. Cette professionnalisation doit en particulier passer par une formation initiale et continue singulièrement renforcée, dans la fonction publique comme dans les entreprises.

La mémoire collective n’a pas à être effacée ou refaçonnée a posteriori par des déboulonnages, elle doit au contraire être durablement enrichie et réorientée par de nouvelles statues et de nouvelles perspectives fondées sur la science actuelle. De nombreux historiens ont travaillé sur des réalités trop longtemps tues et ont patiemment mis au jour des parcours qui avaient parfois été sciemment laissés de côté. Votre rapporteure est convaincue que ce travail portera ses fruits.

Sans nier les phénomènes de racisme, de discrimination fondée sur l’origine et d’inégalités persistantes, il faut aussi rappeler et faire admettre qu’il y a bien davantage de réussites que d’échecs. Votre rapporteure constate que la jeunesse manque de modèles de représentation et qu’il convient de mettre en valeur les réussites individuelles, fondées sur des forces et une détermination personnelles, rendues possibles par notre République. Ce sont les héros des temps présents qui doivent être mis en avant. Votre rapporteure n’ignore pas, pour celles et ceux qui sont parvenus à une réussite exemplaire, toute la difficulté à être érigé en modèle, sur le fondement d’une origine, au risque de s’y voir sans cesse réduit. Elle estime donc que ce précieux travail de mise en valeur des parcours inspirants ne doit être ni caricatural ni caricaturé.

Les domaines concernés sont très vastes et impactés par de multiples problématiques. Le panel des solutions à déployer est très diversifié et impose une action publique résolue. Il convient à cet égard de souligner que les questions de racisme, d’antisémitisme et de discriminations ne doivent pas être uniquement prises en charge par le prisme de la politique de la ville, et plus spécifiquement de la politique en faveur des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Une telle approche serait trop réductrice.

Chacun est concerné par la dynamique à mettre en œuvre. Alléger la charge morale pesant sur les questions raciales, et admettre que tout le monde peut avoir des biais raciaux, constitue une étape centrale. Ces biais peuvent être, si l’on s’en donne les moyens, déconstruits, notamment par la rencontre de l’autre et le travail commun.

Le présent rapport traite dans une première partie des permanences et évolutions à l’œuvre et soutient la nécessité d’une réponse universaliste déterminée. La deuxième partie porte plus spécifiquement sur les défis posés à la police et à la justice pour répondre aux infractions racistes et la troisième partie traite des discriminations fondées sur l’origine.

La réponse préconisée par les présents travaux repose sur l’universalisme du modèle républicain. Votre rapporteure souscrit totalement aux propos tenus par Mme Élisabeth Moreno, ministre délégué chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, devant la mission d’information : « l’universalisme auquel nous croyons, le modèle républicain dont nous sommes si fiers fonctionne. Ne soyons pas myopes face à ces réalités silencieuses dont nous pouvons nous enorgueillir. Ce modèle, nous y sommes viscéralement attachés. Il fait la singularité de notre pays et, vu de l’étranger, suscite tantôt des interrogations ou des incompréhensions, tantôt de l’admiration. La tradition française est une conception abstraite de la citoyenneté, qui fait fi des singularités des individus. Elle est indépendante des genres, des croyances, des couleurs de peau et des orientations sexuelles. Soyons lucides, ce modèle est fortement bousculé. Il est remis en question par de nouvelles formes de discours, qui distillent dans le débat public l’idée qu’il existerait en France un « racisme d’État ». Je vous le dis tout net, la notion de racisme d’État est, à mes yeux, totalement infondée. »


I.   entre permanences et évolutions, loin d’être de simples reliquats du passé, le racisme et l’antisémitisme s’expriment à un niveau extrêmement préoccupant et appellent une réponse universaliste déterminée

A.   racisme et antisémitisme, apparus dans un contexte politique, économique, social et culturel particulier, ont fait l’objet de critiques dès leur origine

1.   Naissance et développement du racisme biologique

Dès l’Antiquité, les descriptions de populations étrangères véhiculent de profonds préjugés. Par exemple, Tacite décrit les Germains comme des êtres sales, léthargiques, faibles et peu sensibles. La différenciation repose alors sur le langage plutôt que sur la couleur de peau. Ainsi, les Grecs utilisent le terme de « Barbares », qui signifie « bègues ». L’idée de race, en tant que concept biologique, est étrangère à l’Antiquité. De même, si la xénophobie existe, il ne semble pas pour autant possible de parler de racisme et ce phénomène semble n’apparaître qu’à l’époque moderne ([7]).

Ainsi, comme l’a rappelé Mme Dominique Schnapper, sociologue et politologue, lors de son audition par la mission d’information, « la pensée raciale, c’est-à-dire la compréhension du monde en termes de races, […] s’est particulièrement développée aux XVIIIe et XIXe siècles, à la suite du progrès des connaissances scientifiques sur le vivant qui ont conduit à découper l’humanité en un certain nombre de races différentes et […] inégales ». Le racisme « est une théorie qui avait la prétention d’être une théorie scientifique et qui se définissait par deux affirmations. La première est qu’il existe des races humaines qui sont biologiquement différentes, donc inégales, avec l’idée que la race blanche était la plus la plus parfaite […] Il existait un lien nécessaire entre les caractéristiques biologiques qui définissaient la race et les comportements sociaux ([8]) » .

C’est au XVe siècle que le terme de race apparaît dans la langue française. Ce mot viendrait du terme italien « razza », qui désigne alors les catégories d’animaux reproduits pour la chasse ou la guerre (les chevaux et les chiens). Il est rapidement utilisé à propos des êtres humains, pour les classifier en fonction de qualités dont ils auraient hérité par la naissance ([9]). Ainsi, le Dictionnaire de Furetière de 1690 indique que le terme « race » s’applique à « des espèces particulières de quelques animaux » comme les lévriers ou les épagneuls mais qu’il signifie également « lignée, génération continuée de père en fils » et qu’il sert aussi à qualifier « une longue suite de Rois de la même lignée » ([10]). Le mot « race » peut servir à désigner un groupe d’individus ayant dans la société une fonction précise, qui se transmet par le sang. Ainsi, l’Histoire de l’ancien gouvernement de la France publiée en 1727 par le comte Henri de Boulainvilliers contribue à diffuser le mythe selon lequel la France est le théâtre d’un conflit entre deux races : une race supérieure franque, germanique et une race inférieure, gallo-romaine. Ce conflit remonterait à la conquête franque des Ve et VIe siècles, et aurait entraîné la domination de la noblesse sur les autres sujets du royaume ([11]).

Si le terme de « race » est employé pour la première fois en France pour décrire des catégories d’hommes qui se distinguent par des traits physiques dans un article publié en 1684 par le médecin et voyageur François Bernier dans le Journal des Sçavans, cette définition ne semble pas retenir l’attention de ses contemporains et elle n’est d’ailleurs jamais citée dans les traités coloniaux du XVIIIe siècle. En effet, le sens que Bernier donne au mot « race » n’apparaît dans les dictionnaires qu’au XIXe siècle ([12]). Ainsi, le dictionnaire de l’Académie française de 1835 reprend les définitions de « race » relatives aux animaux et à la lignée mais ajoute qu’il peut aussi désigner « une multitude d’hommes qui sont originaires du même pays, et se ressemblent par les traits du visage, par la conformation extérieure ([13]) ». M. François Héran, sociologue et démographe, a à cet égard rappelé au cours de son audition ([14]), présentant l’ouvrage Peasants Into Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1880-1914, d’Eugen Weber, historien américain de la formation de la France au XIXème siècle : l’auteur « commence par citer des dizaines de textes qui montrent à quel point, lorsque les voyageurs parisiens allaient en province – cela pouvait commencer à Angers, au sud de la Loire – ils étaient frappés par la barbarie des habitants, leur sauvagerie, et leur méconnaissance de la langue. Ces gens-là appartenaient à une autre espèce. […] L’intégration de la France a été un processus très long et l’on est totalement étonné, à la lecture de ces textes, de voir à quel point les perceptions de l’époque voyaient des différences physiques chez les gens du Midi, les gens de l’Est, les gens du Nord, etc., et prétendaient être capables de différencier les gens en fonction de leur phénotype, de leurs apparences. D’une certaine manière, il y a une propension très forte à différencier les gens en fonction de leur apparence ou à tout faire pour que leur apparence puisse les différencier. »

C’est au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que l’on passe d’une définition généalogique à une définition biologique de la race et que la couleur de peau devient un des éléments de cette définition. C’est également à cette époque que le racisme biologique commence à se développer (même si le terme de « racisme » n’apparaît qu’au début du XXe siècle). Le racisme, qui apparaît sur un terrain rendu favorable par l’existence du préjugé nobiliaire, est issu de la rencontre de deux phénomènes historiques majeurs : d’une part, la nécessité pour les planteurs des colonies de catégoriser les membres de la société coloniale en fonction de la couleur de la peau pour maintenir leur autorité sur les esclaves et leur prééminence sociale sur les affranchis et les libres de couleur ; d’autre part, le développement d’une pensée anthropologique qui classe et organise le monde physique selon des espèces hiérarchisées, dans un contexte où l’Occident se découvre une vocation à dominer le monde ([15]). La théorisation de la race qui en résulte gagne par la suite les cercles du pouvoir, du fait des liens entre les ministères et les cercles scientifiques ainsi que les milieux coloniaux.

Les travaux anthropologiques sur les crânes humains de l’Anglais White et des Français Cuvier ou encore Geoffroy Saint-Hilaire, qui sont réalisés à la fin du XVIIIe siècle, contribuent à accréditer l’idée d’une inégalité entre les groupes humains. Ils sont vulgarisés au début du XIXe siècle par les travaux d’anatomie comparée de Virey, qui conduisent à accréditer l’idée qu’il existe une corrélation entre caractéristiques morphologiques et développement des facultés intellectuelles et morales, qu’en outre ces facultés dépendent de l’organisation particulière du cerveau dans les différentes races ou encore que les Noirs auraient une capacité crânienne inférieure aux Blancs, ce qui les rendrait intellectuellement inférieurs ([16]). Virey considère que chaque race possède un potentiel de civilisation qu’elle ne peut pas dépasser ; dans l’essai sur les races qu’il publie en 1801, il distingue cinq races ([17]) et affirme que ce potentiel a déjà été atteint par les Égyptiens, les Incas et les Aztèques (qu’il groupe au sein d’une même race) mais ne l’a pas encore été par les Européens et que les Hottentots (qu’il groupe avec les Lapons dans une race) ne sont pas « civilisables ». Le discours raciste et fixiste qui se développe dans les milieux scientifiques devient progressivement dominant parce que les acteurs qui le portent vont peu à peu maîtriser les grandes institutions scientifiques, comme l’a souligné M. Frédéric Régent, historien, lors de son audition devant la mission d’information ([18]).

Ce discours raciste et fixiste s’inscrit dans le prolongement du « préjugé de couleur » qui existait au XVIIIe siècle, où persistait une ségrégation entre les libres blancs et les libres non blancs, même si la législation nationale ne faisait pas de distinction entre les personnes libres, quelle que soit leur couleur de peau. En effet, le XVIIIe siècle a connu une forme de réaction nobiliaire et un certain nombre de préjugés aristocratiques ont été transposés dans les colonies, ce qui a notamment conduit à décider qu’une personne qui aurait eu un ancêtre esclave africain ne pouvait devenir noble.

Les théories « scientifiques » racistes vont être utilisées par les planteurs pour maintenir leur domination menacée par le développement du mouvement abolitionniste et l’abolition de l’esclavage par la Convention en 1794. Comme l’a rappelé M. Frédéric Régent lors de son audition : « Le développement de l’idée de race et de l’utilisation du concept de race est observé concomitamment au recul de l’esclavage, à la fois au travers du mouvement abolitionniste et des abolitions effectives. La race devient un instrument pour perpétrer différemment une inégalité. Dans une société esclavagiste, l’inégalité est fondée sur le statut juridique des individus. Par la suite, l’inégalité est fondée sur une origine naturelle supposée différente des individus ([19]). »

Tout au long du XIXe siècle, les anthropologues poursuivent leurs travaux conduisant à élaborer un paradigme racial autour de plusieurs idées-forces : hiérarchisation des races humaines en fonction des caractères morphologiques restés plus ou moins proches de la bestialité, hiérarchisation des caractères culturels des sociétés humaines, hérédité des caractères intellectuels et moraux, inégalité des facultés intellectuelles et des possibilités de perfectibilité des races humaines ([20]). L’idée de hiérarchie des races, qui s’est développée à partir des années 1850, « est devenue une doxa en 1880-1890 », comme Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne, l’a indiqué lors de son audition par la mission d’information ([21]).

Les théories scientifiques sur la hiérarchie des races servent à justifier le second mouvement de colonisation qui se développe au XIXe siècle et qui concerne l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. En effet, ainsi que l’a rappelé Mme Carole Reynaud-Paligot, historienne et sociologue ([22]), au cours de son audition par la mission d’information, lors de ce second mouvement, « un ensemble de nations européennes, en voulant dominer d’autres nations, ont accompagné cette domination de discours dévalorisants pour la justifier, parce qu’il est plus facile de dévaloriser, d’inférioriser la personne que l’on veut dominer » ([23]). En France, ces théories permettent de justifier pourquoi les principes républicains n’ont pas à s’appliquer aux populations des colonies qui sont privées d’institutions représentatives, soumises au régime de l’indigénat voire contraintes au travail forcé. En effet, comme Mme Carole Reynaud-Paligot l’a mis en lumière par ses travaux consacrés au racisme sous la Troisième République, « les fondements naturalistes de cette pensée raciale ont permis d’atténuer les tensions entre universalisme républicain et différencialisme racial. En légitimant l’infériorité d’une partie de l’humanité par des considérations biologiques –  des différences physiques, physiologiques ou psychologiques héréditaires – , l’exclusion put s’imposer sans qu’il y ait remise en cause de l’universalisme et de ses idées d’égalité ([24]) ». Par exemple, si la France se présente sous la Troisième République comme chargée d’une mission civilisatrice envers les populations colonisées, qui doit notamment se traduire par le développement d’écoles, en réalité, le système mis en place est dual : dans les écoles pour Européens, les enfants de colons venus de France et d’Europe suivent le programme métropolitain, tandis que l’école destinée aux populations locales dispense un enseignement essentiellement pratique et professionnel qui sert à former de la main-d’œuvre. Si les barrières entre les deux écoles ne sont pas hermétiques, en pratique, l’accès des populations locales à l’enseignement secondaire est freiné, les bourses pour aller étudier en métropole sont peu nombreuses et il y a peu d’universités dans les colonies ([25]).

M. Pascal Blanchard, historien, a également souligné au cours de son audition, s’agissant de la colonisation : « Le paradoxe est absolu : la France, pays des droits de l’homme, héritier des Lumières et porteur de valeurs universelles, a en quelque sorte inventé un système suivant lequel plus un bateau s’éloigne de Marseille, plus les droits de l’homme descendent dans la cale ([26]). »

Il ne faudrait pas croire que le racisme biologique se limite à établir une hiérarchie entre « race blanche » et « races de couleur » pour justifier la domination de l’une sur les autres. Il établit également des catégories au sein de ces « races », qui sont instrumentalisées par les nations européennes rivales pour faire valoir leur grandeur.

Ainsi, dans les années 1820-1840, les ouvrages scientifiques mettent en avant les divisions au sein de la race blanche entre les races germanique et celtique et les auteurs français présentent alors les Gaulois comme les ancêtres d’une nation ancienne et prestigieuse bousculée par la rivalité des autres sociétés impériales rivales, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Dès 1828, Amédée Thierry, frère de l’historien Augustin Thierry, affirme dans son Histoire des Gaulois que la race gauloise, qui est définie par une origine commune et des caractères physiques, intellectuels et moraux héréditaires, se distingue des autres races d’hommes de l’Europe telles que les races finnoise, teutonne et slave. Lorsque l’anthropologie se développe à partir des années 1860, Paul Broca et ses disciples de l’École et de la Société d’anthropologie de Paris, utilisent les études anthropométriques, pour prouver que la catégorie des « brachycéphales bruns » est celle des représentants de la civilisation celtique et correspond aux ancêtres des Français. La Troisième République utilise le mythe des ancêtres gaulois pour favoriser l’unité nationale et répondre aux doutes et aux complexes qui sont apparus face à la montée en puissance de l’Allemagne, dans un contexte marqué par la défaite de 1870. La montée de la rivalité entre la France et l’Allemagne influence d’ailleurs la vision des Gaulois qui, comme le note Mme Carole Reynaud-Paligot, « voient leur chevelure foncer et leurs yeux brunir, tandis que les apports germaniques, tant en termes de sang que de civilisation, sont dépréciés et minimisés ». Scientifiques et écrivains convergent pour créer la figure de l’ancêtre gallo-romain, qui permet d’associer aux qualités attribuées aux Gaulois l’héritage de la brillante culture latine ([27]).

Une telle lecture n’est bien évidemment pas celle qui est faite du côté allemand. Par exemple, le zoologue Ernest Haeckel, dont les travaux connaissent un grand retentissement, place les Hauts-Allemands et les Anglo-Saxons au sommet de la hiérarchie des peuples qu’il présente dans son Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles de 1868. Hauts-Allemands et Anglo-Saxons sont jugés les peuples les plus évolués de l’ensemble de ceux qui composent la race des Indo-Germains, elle-même supérieure aux races des Sémites, des Basques et des Caucasiens, qui forment avec elle l’espèce de l’Homo mediterraneus et qu’il place au sommet de la hiérarchie des douze espèces qu’il définit ([28]).

Enfin, le racisme biologique tel qu’il se développe en Angleterre et en Allemagne sous l’influence des idées darwinistes sert à justifier tant l’élimination de races dites « inférieures » (argument utilisé notamment pour justifier l’extermination des Herero dans l’Empire colonial allemand en 1904) que des politiques eugénistes visant à améliorer la qualité biologique d’un peuple ([29]). Les politiques racistes eugénistes, qui sont popularisées par Vacher de Lapouge à partir des années 1880, connaissent en France bien moins de succès qu’en Allemagne et en Angleterre ([30]). Toutefois, la situation évolue à partir des années 1930. Par exemple, en 1935, Alexis Carrel, célèbre chirurgien qui milite alors dans un parti d’extrême droite, publie son ouvrage L’homme, cet inconnu, qui connaît immédiatement un grand succès et dans lequel il appelle de ses vœux la mise en place d’un eugénisme d’État qui devrait favoriser la procréation de l’élite et stériliser les personnes atteintes d’une maladie mentale ou d’un handicap mental ([31]).

2.   L’antisémitisme, une relecture racialiste de l’antijudaïsme apparue à la fin du XIXe siècle

Comme l’a rappelé Mme Dominique Schnapper lors de son audition par la mission d’information : « l’histoire de l’antisémitisme est une histoire interne, profonde, organisatrice et structurante de l’histoire de l’Europe. C’est la raison fondamentale de la distinction entre le racisme et l’antisémitisme. […] Dans les sociétés chrétiennes, l’antisémitisme a une forme qui est très structurante, ancienne, profonde, ce qui le rend différent malgré le caractère commun de la racisation ([32]). » « L’antisémitisme est apparu comme un racisme à la fin du XIXe siècle » alors qu’« auparavant, ce qui régnait était l’antijudaïsme », qui rejetait les Juifs parce qu’ils étaient un peuple « déicide » et qu’ils refusaient de rejoindre le christianisme, comme M. Michel Wieviorka, sociologue, l’a déclaré aux membres de la mission d’information ([33]). « Ce changement de vocabulaire reflète une transformation des représentations et des croyances » et « témoigne de la racialisation de la “question juive” au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe » selon M. Pierre-André Taguieff, philosophe, historien et politologue ([34]).

Le terme « antisémitisme » aurait été inventé par le journaliste allemand Wilhelm Marr, qui, après avoir publié en 1879 un pamphlet intitulé La Victoire du judaïsme sur la germanité, fonde peu après la « Ligue antisémite ». Si celle-ci n’attire que quelques centaines de membres et disparaît rapidement, le mot « antisémite » connaît, lui un succès rapide ([35]). Dans la contribution écrite qu’il a transmise à la mission d’information, M. Pierre-André Taguieff indique : « Introduit en langue française dès 1881-1882, le mot “antisémitisme” n’est devenu courant qu’à la fin des années 1880, après la publication de La France juive (1886) d’Édouard Drumont » ([36]). Cet ouvrage de 1 200 pages publié par les prestigieux éditeurs Marpon et Flammarion est en effet rapidement devenu un immense succès éditorial qui a contribué à populariser l’antisémitisme : le catalogue de la Bibliothèque nationale en mentionne déjà une 145e édition en 1887. En outre, les années 1880 voient le développement d’une presse antisémite à succès (L’AntiSémitique, L’Anti-Juif, etc.) et de maisons d’édition spécialisées dans la publication de pamphlets antisémites et des organisations politiques apparaissent comme La Ligue antisémitique de Jules Guérin, qui est créée en 1889 ([37]).

L’impression de « modernité » de l’antisémitisme, qui se présente sous un aspect scientifique, et qui a été perçue par ses premiers thuriféraires, favorise son développement dans une société de plus en plus sécularisée, où la religion devient une affaire privée et où l’antijudaïsme chrétien devient moins séduisant ([38]). Si c’est Ernest Renan qui, dans son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques de 1855 a frayé le chemin de l’antisémitisme en distinguant une race indo-européenne et une race « sémitique » (à laquelle il attribue des caractères négatifs), c’est bien plus tard que son disciple Jules Soury, influencé par le darwinisme social d’Ernst Haeckel, a ouvert la voie à un antisémitisme exprimé en termes biologiques, en affirmant que la lutte des races est une lutte pour l’existence et que la lutte entre Aryens et Sémites est une lutte à mort ([39]). Vacher de Lapouge dénonce lui aussi la concurrente dangereuse que la race sémite constitue pour la race aryenne ([40]). Comme le souligne M. Pierre-André Taguieff dans sa contribution, « ce sont les antisémites eux-mêmes qui se présentent ou se définissent alors en tant qu’“antisémites”, afin de marquer la relative nouveauté de leur combat, à la fois par l’ennemi désigné […] et par le fondement doctrinal de la lutte engagée (l’appartenance raciale et non plus l’identité religieuse). Dans la judéophobie ainsi racialisée, le schéma de la lutte des races (“Sémites” versus “Aryens”) remplace explicitement le modèle de la guerre de religion (Juifs versus chrétiens) ([41]) ».

L’antisémitisme est « une relecture racialiste des accusations portées contre les Juifs » ([42]) par le passé. S’il se nourrit du développement des théories raciales, il est également influencé par l’antijudaïsme chrétien et par un sentiment anticapitaliste populaire qui reprend des thèmes développés par des théoriciens socialistes dès la première moitié du XIXe siècle. Ainsi, l’antisémitisme véhicule des stéréotypes qui peuvent être différents de ceux que l’on trouve dans d’autres discours racistes, comme le racisme anti-Noirs qui s’est diffusé dans le contexte de l’abolition de l’esclavage. Comme le souligne M. Pierre-André Taguieff dans sa contribution précitée, dans l’antisémitisme du XIXe siècle, « la diabolisation l’a emporté sur l’infériorisation et la bestialisation » que l’on trouvait dans l’antijudaïsme antique ou chrétien et « les passions déclenchées par l’imaginaire de la concurrence ont marginalisé celles qui accompagnent la hantise du contact. ». La « race sémitique » est vue comme « dangereuse, parce que conquérante, prédatrice et parasitaire » et l’hostilité envers les Juifs « présuppose que ces derniers sont puissants et solidaires, que leur puissance est liée à l’argent, qu’ils forment un groupe caractérisé par son ubiquité et qu’ils exercent une influence illégitime sur la marche du monde ([43]) ».

Dans le discours contre-révolutionnaire, les juifs, émancipés par la Révolution (qui leur a notamment permis d’acquérir la citoyenneté), sont présentés à la fois comme les responsables et les bénéficiaires du recul de l’Église, les moteurs de l’athéisme et du matérialisme de l’époque ([44]). À la fin du XIXe siècle, la critique du judaïsme est souvent associée à une critique des républicains dans un contexte marqué par l’achèvement de la conquête de la République par ces derniers (qui deviennent majoritaires à la chambre des députés en 1876 et au Sénat en 1879). Les Juifs sont vus comme les instigateurs occultes de la Révolution française, dont la République se veut l’héritière et ils sont présentés par certains comme les inspirateurs des lois laïques. Ainsi, Édouard Drumont attaque la loi Camille Sée dans La France juive en écrivant que : « C’est un Juif, Camille Sée, qui organise les lycées de jeunes filles, de façon à exclure tout enseignement religieux ([45]). »

En outre, la période voit le développement d’un antisémitisme économique qui associe les juifs au capitalisme. La Grande Dépression qui a débuté dans les pays industrialisés en 1873 et connaît son apogée en France en 1882, provoque une baisse du niveau de vie et une augmentation du chômage, ce qui favorise le développement de la xénophobie. Les juifs qui s’installent en France après avoir été chassés d’Europe centrale par les pogroms des années 1880 en deviennent les victimes. Dans le même temps est dénoncée l’influence sur l’appareil bancaire français et international des juifs, qui sont aussi présentés comme l’incarnation des méfaits du capitalisme, ce qu’illustrent notamment les attaques récurrentes contre la famille Rothschild ([46]). Les racines de ces attaques se trouvent dans le discours d’une partie des socialistes utopiques qui, dès la première moitié du XIXe siècle, ont associé leur critique du capitalisme à un antisémitisme économique reposant sur la dénonciation des « gros » et des banquiers, nécessairement juifs. Les juifs, qui ont été émancipés par la Révolution française et commencent à conquérir des positions économiques et sociales, sont souvent identifiés à la figure du « maître de l’argent », même si les financiers ne représentent qu’une toute petite partie de la population juive. Ce nouveau discours anti-juif, qui se retrouve notamment chez Charles Fourier et Pierre Leroux, est popularisé par l’ouvrage Les Juifs, rois de l’époque, qui est publié en 1845, par Alphonse Toussenel, dont l’influence va être particulièrement importante sur le mouvement socialiste ([47]).

Après l’apparition d’une première vague antisémite dans les années 1880-1890, qui culmine avec l’affaire Dreyfus, une très forte résurgence de l’antisémitisme a lieu dans les années 1930. À partir de 1931-1932 la France subit le choc de la crise économique mondiale qui a éclaté en 1929, ce qui favorise le développement de la xénophobie et de l’antisémitisme qui affecte particulièrement les juifs qui se réfugient en France pour échapper aux persécutions du régime nazi. L’antisémitisme est également attisé par l’arrivée au pouvoir de Léon Blum, qui, comme le rappelle M. Emmanuel Debono, « constitue depuis le printemps 1936, le défouloir idéal pour tous ceux qui trouvent à se plaindre du gouvernement du Front populaire » et est présenté par certains comme l’incarnation d’un « pouvoir judéobolchevique et maçonnique » fantasmé ([48]). En outre, la composante « scientifique » de l’antisémitisme prend une ampleur marquée à partir des années 1930. Une anthropologie antisémite scientifique se développe, qu’illustre notamment la figure de Georges Montandon, anthropologue renommé qui se rapproche de l’extrême droite dans les années 1930 et attaque la « race juive » dans des articles de la revue L’Ethnie française, qui lui valent l’approbation des raciologues nazis et l’intérêt de Mussolini. En 1940, les activistes antisémites des années 1930 arrivent au pouvoir et institutionnalisent les idées ségrégatives qu’ils avaient défendues en instaurant une persécution d’État ([49]). Une législation très précise et fournie est mise en place, tant par les autorités allemandes que par le régime de Vichy. Le régime de Vichy promulgue deux statuts des Juifs. Le premier, la loi du 3 octobre 1940, dispose qu’est considérée comme juive « la personne issue de trois grands-parents de race juive » ainsi que celle qui n’a que deux grands-parents juifs, mais a aussi un conjoint juif. Cette définition est ensuite élargie par la loi du 2 juin 1941 ([50]). Il s’agit d’éléments-clés du droit antisémite de Vichy car ils conditionnent la mise en œuvre des mesures antisémites : recensement (loi du 2 juin 1941), interdictions professionnelles (lois du 3 octobre 1940 loi du 2 juin 1941) et confiscation des biens (loi du 27 juillet 1941) ([51]). À cette législation, qui conduit à priver les juifs de leurs moyens d’existence ([52]), s’ajoutent les arrestations individuelles, rafles et déportations. En zone occupée, les arrestations commencent dès fin 1940, les rafles en août 1941, et les premiers convois de déportés quittent Drancy en mars 1942. 76 000 Juifs, soit 25 % de la population juive en France, vont être déportés. La plupart ne reviendront pas ([53]).

3.   Le racisme biologique discrédité par la science et condamné par les instances internationales après 1945

1945 constitue un tournant dans l’histoire du racisme biologique. Les exactions du régime nazi que l’opinion commence, quoique très progressivement, à découvrir dans toute leur étendue, discréditent les projets d’une politique de la race adossée à une conception laissant une large place à la biologie. Le nazisme place la race aryenne au sommet de la hiérarchie des races et affirme que, pour assurer sa survie et la prééminence qui lui revient, elle doit préserver sa pureté, affaiblie par la possibilité de procréer laissée à certains des « Aryens » qui sont considérés comme biologiquement inférieurs et par les mariages mixtes, et coloniser les territoires qui lui permettent de disposer de l’« espace vital » nécessaire à son développement. Une politique eugéniste est mise en place, qui conduit notamment à la stérilisation de force de 350 000 personnes ([54]) et à la mort de 250 000 handicapés. Le régime nazi décide également d’exterminer la population juive, vue comme une menace pour la race aryenne. La Shoah fait six millions de morts, ce qui signifie que deux juifs sur trois vivant en Europe avant la guerre sont tués pendant l’Holocauste (chiffre qui ne traduit qu’imparfaitement l’ampleur du génocide, car la plus grande partie des survivants habitait dans des territoires non occupés par les Allemands). Les Tsiganes sont eux aussi victimes d’un génocide dont le nombre de victimes reste encore difficile à établir mais qui semble avoir concerné 25 % des Tsiganes d’Europe (soit 220 000 personnes). Enfin, la politique d’expansion vers l’Est s’accompagne du massacre d’une partie de la population locale. Par exemple, en Pologne, ce sont environ 1,8 million de personnes qui sont tuées (hors victimes juives) ([55]).

Certains acteurs de la politique raciale nazie sont poursuivis par le Tribunal militaire international de Nuremberg ([56]) pour crimes contre l’humanité. Le statut du tribunal définit comme les crimes contre l’humanité « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux, ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal, ou en liaison avec ce crime. » Cette définition évolue par la suite, notamment lors de la création de la de la Cour pénale internationale ([57]).

En outre, au vu des conséquences tragiques de la politique raciale nazie, les scientifiques cherchent à remettre en question l’idée de race et sapent ainsi le support scientifique du racisme biologique ([58]). Les progrès de la génétique jouent un grand rôle dans ce processus. En effet, c’est après la Seconde Guerre mondiale que la diversité humaine est considérée comme le résultat de processus microévolutifs au cours desquels les pools de gènes des populations se sont différenciés. De ce fait, il n’est pas possible de définir de races. Les races considérées auparavant comme dotées de caractéristiques intangibles deviennent des clusters éphémères d’allèles. Ces populations sont en continuel mélange, s’adaptant aux conditions locales, se fusionnant ou se séparant ([59]).

La diffusion des faits scientifiques permettant de démonter les préjugés raciaux est alors vue comme le moyen de lutter contre le racisme et d’éviter le retour des années sombres et des organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), créée en 1945, s’y emploie. En particulier, l’UNESCO réunit à Paris en décembre 1949 un groupe d’experts qui élaborent une « Déclaration sur la race » publiée le 18 juillet 1950. Cette déclaration présente le racisme comme « l’expression d’un système de pensée fondamentalement antirationnel » qui « constitue un défi à toutes les traditions humanistes », jugement qu’elle étaye en exposant une série de faits scientifiques. Elle affirme le principe de l’unicité de l’espèce humaine et défend une conception évolutive des groupes humains en soulignant le rôle du métissage dans cette évolution. Elle déclare également que « Du point de vue biologique, l’espèce Homo sapiens se compose d’un certain nombre de groupes, qui diffèrent les uns des autres par la fréquence d’un ou de plusieurs gènes particuliers. Mais ces gènes eux-mêmes, auxquels doivent être imputées les différences héréditaires qui existent entre les hommes, sont toujours en petit nombre si l’on considère l’ensemble de la constitution génétique de l’homme et la grande quantité de gènes communs à tous les êtres humains, quel que soit le groupe auquel ils appartiennent ([60]) ».

Si les progrès de la science ont joué un rôle positif dans la déconstruction du racisme biologique, faire reposer le combat contre le racisme sur la science recèle également des dangers sur lesquels Mme Dominique Schnapper a tenu à alerter les membres de la mission d’information, en indiquant que le développement des études sur l’ADN conduit à « penser que, s’il n’existe pas de races, il existe des différences génétiques entre les différents groupes humains » et qu’« il n’est pas du tout impossible qu’avec le progrès de la science », les scientifiques « en reviennent à une définition, sinon de race au sens propre, du moins d’héritages génétiques différents selon les groupes de population sur le globe. » Or, « à supposer que les dons, les possibilités et les capacités génétiques soient différents d’un groupe humain à l’autre, cela ne remet absolument pas en question le problème central à la fois social, moral et politique de savoir comment faire vivre ensemble de manière humaine des personnes qui, peut-être, ont des héritages génétiques différents ([61]) ». Votre rapporteure souligne cette inquiétude, qui appelle une réelle vigilance. Le combat contre le racisme doit être mené au nom des valeurs philosophiques, républicaines et humanistes qui ont, de longue date, animé le combat antiraciste.

4.   Des phénomènes combattus au nom des valeurs républicaines

Si la science a fourni des arguments permettant de déconstruire le racisme biologique après 1945, les acteurs politiques et la société civile n’ont pas attendu les évolutions de la biologie pour combattre le racisme et l’antisémitisme au nom des droits de l’homme.

En effet, l’antiracisme, qui naît de la volonté de défendre l’égale dignité des hommes, s’est développé sous sa forme militante, intégrée au mouvement social à partir du début du XXe siècle. C’est l’affaire Dreyfus, puis les exactions dont les juifs sont victimes dans certains pays d’Europe centrale et orientale dans les années 1930, qui constituent l’élément déclencheur ([62]). La Ligue des droits de l’homme (LDH) est fondée en 1898 par des dreyfusards rassemblés autour de Ludovic Trarieux qui souhaitent défendre et réaffirmer l’inaliénabilité, l’égalité et l’universalité des droits énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. La Ligue des droits de l’homme étend son champ d’intervention bien au-delà de l’Affaire Dreyfus, cherche à assister toute personne bafouée dans ses droits élémentaires et s’implique dans des débats comme ceux sur la question scolaire ([63]). Si l’antisémitisme est une question parmi d’autres pour la Ligue des droits de l’homme, qui mène un combat plus large pour les droits du citoyen, en revanche, l’année 1929 voit la fondation à Paris de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (ancêtre de l’actuelle Ligue contre le racisme et l’antisémitisme – LICRA). Il s’agit d’une organisation dédiée spécifiquement à la lutte contre l’antisémitisme qui cherche à s’ériger en mouvement de masse et rompt avec les entreprises précédentes, plus limitées ([64]).

Toutefois, comme le rappelle M. Emmanuel Debono, si, « avec la lutte contre l’antisémitisme, l’antiracisme devient militant dans le cadre d’associations qui entendent faire la guerre aux préjugés. », la société n’était pas restée insensible au développement du racisme par le passé. Par exemple, l’anti-esclavagisme avait suscité des prises de position dans la société civile et dans le monde politique ([65]). Ainsi, dès le XVIIIe siècle, une partie des auteurs des Lumières s’élève contre l’esclavage, même si la condamnation morale de l’esclavage n’entraîne pas l’apparition immédiate de revendications abolitionnistes et ce n’est que lors des dernières années de l’Ancien Régime que quelques penseurs pionniers en viennent à concevoir l’abolition comme une réforme inévitable et indispensable ([66]). Par exemple, Condorcet publie en 1781 sous un pseudonyme un ouvrage intitulé Réflexions sur l’esclavage des Nègres (mot qui n’a pas le même sens dans la langue du XVIIIe siècle que dans celle d’aujourd’hui). Si cet ouvrage comporte de nombreux stéréotypes sur les Noirs, Condorcet y défend le principe selon lequel les Noirs ont « le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs » ([67]) et propose l’interdiction de la traite ainsi qu’un plan progressif d’abolition de l’esclavage ([68]). Condorcet rejoint également la Société des Amis des Noirs, qui, sous la Révolution, défend l’abolition de la traite et de l’esclavage, bien que, face à la pression des planteurs et des négociants, elle choisisse de concentrer dans un premier temps son combat sur l’obtention de la citoyenneté pour les hommes de couleur ([69]). Finalement, les libres de couleur deviennent citoyens avec la loi du 4 avril 1792 et l’esclavage est aboli le 4 février 1794 par la Convention, qui ratifie ainsi les mesures abolitionnistes prises par les commissaires Sonthonax et Polvérel à Saint-Domingue pour répondre à l’insurrection qui avait éclaté sur l’île ([70]). La rédaction définitive du décret, adoptée le 5 février ([71]), abolit l’esclavage dans toutes les colonies et dispose que « tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ». Les débats qui ont eu lieu à cette occasion voient l’apparition de la notion de crime de « lèse-humanité » pour qualifier l’esclavage, ce qui, selon Pierre Serna, a contribué à poser les fondements d’une réflexion sur la notion de crime contre l’humanité ([72]).

Pas plus que l’esclavagisme, le colonialisme et sa justification par les théories raciales n’ont fait consensus chez les acteurs politiques. Comme M. Benjamin Stora l’a déclaré aux membres de la mission d’information lors de son audition, « s’il y avait un recueil de discours d’hommes d’État français condamnant le système colonial, vous seriez étonnés », notamment par « les condamnations de Clemenceau [qui] étaient très violentes ([73]) ». Son discours le plus connu sur ce sujet est sans doute celui qu’il fait le 30 juillet 1885 lors du débat à la chambre des députés sur le vote d’un crédit extraordinaire pour poursuivre à Madagascar une guerre qui s’achève par la conquête complète de l’île. En effet, c’est en 1885 qu’ont lieu pour la première fois au Parlement des débats de fond sur la politique coloniale qui a été relancée sous les ministères Ferry (1880-1881 puis 1883-1885) et qui a non seulement concerné Madagascar mais aussi l’Indochine, la Tunisie ainsi que plusieurs régions d’Afrique ([74]). La colonisation est loin de faire consensus chez les républicains et, selon M. Gilles Manceron, « les arguments échangés par les deux camps sont exactement les mêmes qu’énonceront pendant trois quarts de siècle partisans et adversaires de la colonisation ([75]) ». À Jules Ferry qui, le 28 juillet 1885, a justifié la politique coloniale de la France non seulement par des arguments relatifs à l’intérêt économique et au prestige international de la France mais aussi par l’idée que « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures » parce qu’ « elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ([76]) », Clemenceau réplique deux jours plus tard : « Races supérieures ! races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. » S’il réfute l’idée d’une infériorité des populations colonisées en faisant notamment un éloge de la culture chinoise, qu’il admire particulièrement, il ajoute que la thèse défendue par Jules Ferry « n’est pas autre chose que la proclamation de la primauté de la force sur le droit » et que « l’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette inique prétention » car c’est le génie de la France « d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. » Pour Clemenceau, la colonisation est injustifiable « dans la patrie des droits de l’homme » et la conquête coloniale « est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur ([77]) ».

Ce discours montre que « l’histoire de France ne peut pas se résumer à l’histoire d’une colonisation portée simplement par une partie de la société française […] Il y a eu toute une France de l’anticolonialisme », comme l’a indiqué M. Benjamin Stora à la mission d’information et votre rapporteure fait sien son jugement selon lequel « c’est cette France-là qu’il faut faire connaître, cette France-là qu’il faut valoriser et qu’il faut transmettre aussi ([78]) ».

C’est la valorisation des combats menés au nom de l’universalisme républicain contre les systèmes de domination fondés sur l’origine ou la couleur de peau qui doivent permettre de réaffirmer avec fierté l’héritage historique de la République française et votre rapporteure considère que c’est en entretenant leur mémoire qu’il sera possible de surmonter les défis posés par la concurrence mémorielle qui pourrait miner la société française.

B.   Un fléau qui continue de fragiliser la cohésion de la société

Si l’idéologie et les pratiques racistes sont bien plus anciennes, c’est depuis 1932 que le mot « racisme » figure dans le Larousse.

Le racisme peut être employé dans le langage courant dans des acceptions très larges, voire contestables, visant in fine toute forme d’opposition à un groupe social. Mme Dominique Schnapper rappelait au cours de son audition ([79]) : « Dans mon ouvrage Questionner le racisme de 2000 ([80]), j’ai effectivement essayé de clarifier les choses. Je disais que le racisme servait un peu à n’importe quoi. On parlait de racisme anti-jeune ou de racisme anti-tabac. Le mot a pris une extension si grande qu’il a beaucoup perdu de sa compréhension. […] En particulier, une nouvelle confusion est arrivée depuis l’an 2000 : toute distinction devient du racisme ou devient discriminatoire. »

Une difficulté réside également dans le fait que l’homme, pour appréhender le monde, effectue nécessairement des catégorisations et classifications. Dans la vie sociale également, chacun est amené à catégoriser les personnes. Mais cela ne signifie pas assigner une caractéristique en fonction d’une appartenance, à laquelle l’intéressé ne peut échapper. La pensée en termes de races a précédé l’apparition du mot « racisme » et s’est particulièrement structurée aux XVIIIe et XIXe siècles (voir supra).

M. Michel Wieviorka, dans son ouvrage Le racisme, une introduction ([81]), indiquait nécessaire de « risquer une première définition : le racisme consiste à caractériser un ensemble humain par des attributs naturels, eux-mêmes associés à des caractéristiques intellectuelles et morales qui valent pour chaque individu relevant de cet ensemble et, à partir de là, à mettre éventuellement en œuvre des pratiques d’infériorisation et d’exclusion. »

Il convient en préambule, avant d’étudier le racisme et les discriminations ([82])  à l’œuvre aujourd’hui, de souligner que toute inégalité n’est pas une différence de traitement, que toute différence de traitement n’est pas une discrimination, et que discrimination et racisme ne sont pas synonymes.

Une discrimination consiste en une différence de traitement fondée sur un critère prohibé par la loi dans l’accès à certains droits, biens ou services (prétendue race, origine, religion ou orientation sexuelle par exemple, la loi définissant 25 critères interdits). Une discrimination peut, comme l’ont souligné les chercheurs entendus par la mission d’information, être mise en œuvre par un individu qui n’est pas raciste. Et toute expression raciste n’emporte pas une discrimination dans l’accès à un droit, un bien ou un service.

Qualifier quelqu’un de raciste emporte déjà un jugement moralisateur très lourd : la charge morale qui pèse sur le terme a notamment été rappelée par M. Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po ([83]) et Mme Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne ([84]).

Par ailleurs, ces deux chercheurs ont rappelé qu’il est notoirement difficile d’appréhender le racisme de nos jours car il renvoie à des réalités très différentes : l’adjectif « raciste » peut qualifier un propos, une blague, un acte, un crime, une idéologie, un préjugé, une représentation collective, les résultats ou les déterminants d’une politique publique, etc.

Mme Magali Bessone soulignait devant la mission d’information qu’il existe deux grandes familles d’analyse du racisme : « la famille de ceux pour lesquels le racisme est d’abord et avant tout un attribut des individus, ayant ses racines dans les préjugés, et la famille de ceux qui estiment que le racisme est d’abord une réalité institutionnelle et désigne une structure de pouvoir, une distribution inégalitaire organisée selon des lignes raciales.[…] La première famille, celle pour laquelle le racisme est une question individuelle, est à son tour traversée par une autre ligne de partage. Pour certains, le racisme est en premier lieu affectif, émotionnel. C’est d’abord un affect ou un ensemble d’affects – la haine, l’antipathie, la peur, le dégoût, l’envie – éprouvés à l’égard de membres d’un groupe racial. Pour d’autres, le racisme est d’abord une question cognitive, c’est-à-dire qu’il désigne d’abord un ensemble de jugements erronés affirmant une différence essentielle entre certains groupes de population dans l’humanité, une hiérarchie de ces groupes et donc la justification de la domination de certains groupes par d’autres. ([85]) »

L’analyse de M. Daniel Sabbagh pour comprendre les différentes formes de racisme et les différentes formes de réponse à y apporter a également retenu toute l’attention de votre rapporteure. Il a classifié trois grands modes d’analyse du racisme :

– le racisme comme idéologie (une idéologie se caractérisant par un ensemble de croyances, d’affirmations, et de propositions sur le monde) ([86]) ;

– « le racisme comme une série d’attitudes psychologiques négatives, autrement dit d’états mentaux qui ne s’apparentent pas à des croyances mais qui prennent la forme de réactions affectives ou émotionnelles, telles que la peur, la haine, le mépris, le dégoût, ou encore une sorte d’irrespect » ;

– le racisme comme « système de production et de reproduction d’inégalités, empiriquement constatables, entre membres de groupes qu’on définit conventionnellement comme raciaux ([87]) ».

M. Daniel Sabbagh soulignait la nécessité de disposer d’une vision pluraliste qui implique l’utilisation de ces trois notions. Toutefois, il rappelait que la troisième définition du racisme, qui a « le vent en poupe », appelait plusieurs réserves sérieuses, tenant notamment au fait que cela fait du racisme un « concept attrape-tout ([88]) ».

1.   Rappel de certains concepts d’analyse : racisme scientifique, racisme culturel et racisme institutionnel

Le racisme est notoirement complexe à analyser scientifiquement. Il a pu profondément évoluer avec le temps, sans jamais disparaître, et différentes formes coexistent. Votre rapporteure ne se permettra pas de trancher la question de savoir s’il existe une unité historique du phénomène raciste au-delà des ruptures. La littérature scientifique issue de toutes disciplines universitaires est très riche sur ces questions et il ne saurait être question de la résumer en quelques pages ni de porter des jugements définitifs. Différents concepts recèlent des richesses et des limites propres.

À la lumière des auditions menées par la mission d’information, différents concepts intéressants peuvent être rappelés pour mieux comprendre les permanences et les rémanences. De nouveaux champs d’analyse du racisme sont apparus dans les sciences sociales à la fin des années 1960.

Après la Seconde Guerre mondiale, suite à la disqualification des théories scientifiques analysant les groupes sociaux en termes de races, il est apparu que peut exister, en quelque sorte, un « racisme sans race ». Ce mode d’analyse est dit essentialiste, c’est-à-dire qu’il « définit une fois pour toutes un groupe humain par une certaine qualité, positive ou négative – en général de manière négative – en attribuant à tous les membres de ce groupe les mêmes caractéristiques dont ils ne peuvent pas se défaire ([89]) ».

Cela n’a pas pour autant signifié la disparition des idéologies et des modes de pensée en termes de races humaines. Un exemple tiré de l’atlas Les Retrouvés datant de 1963 et cité par M. Patrick Charlier, directeur de l’UNIA (Centre interfédéral belge pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations) ([90]), illustre le fait que la référence aux races n’a pas disparu après la Seconde Guerre mondiale et est longtemps demeurée assez couramment employée : « Cet atlas a été édité en 1963 sous l’égide de l’UNESCO et de toutes les autorités scientifiques que nous pouvons imaginer. Or nous pouvons lire dans cet atlas : “La notion de race humaine correspond à une réalité biologique. Elle est complètement distincte de celle de peuple, de nation, de tribu ou de civilisation. Une race est un ensemble d’individus qui sont issus de mêmes ancêtres et qui possèdent donc des liaisons génétiques, une communauté de caractères anatomiques, physiologiques et pathologiques.” Les photographies présentent trois groupes raciaux : les Blancs, les Jaunes et les Noirs ([91]). »

Le « nouveau racisme », théorisé par le politologue Martin Barker dans The New Racism en 1981 ([92]), retrace l’évolution partant d’un racisme justifié par des arguments biologiques pour arriver à un racisme reposant sur des différences qui seraient « culturelles » et irréductibles. Le racisme dit « culturel » ou « différentialiste » conclut, non à l’infériorité, mais à la différence. Dans cette théorie, le politologue souligne que le groupe dominant ressent cette différence comme une menace à son identité. Ce type de racisme ne se développe pas seulement au Royaume-Uni ou dans les pays anglo-saxons et, dès 1988, M. Pierre-André Taguieff, dans son ouvrage La force du préjugé ([93]), analyse cette forme de racisme dans l’extrême droite française ([94]). Plusieurs chercheurs ont participé à définir un néo racisme culturel et différentialiste et M. Étienne Balibar a également été l’un des premiers à percevoir les mutations du racisme à cette époque-là. L’expression de « racisme sans race » est elle aussi liée à ces évolutions conceptuelles. Plus récemment, M. Pierre-André Taguieff, dans son ouvrage « Race » : un mot de trop ? rappelle les dangers de l’antiracisme scientifique, nécessairement provisoire et par ailleurs impuissant à éradiquer le racisme ([95]). Le danger d’avoir si étroitement connecté la lutte contre le racisme à la science biologique a également été énoncé par Mme Dominique Schnapper lors de son audition (voir supra).

Il convient de rappeler que ce racisme sous-tendrait une forme d’intégrité des « cultures », le concept de culture étant en lui-même extrêmement complexe à analyser et définir, qui seraient en quelque sorte données à la naissance. Les débats sur la « naturalisation » de la culture sont eux-mêmes très vastes. On peut également relever que le phénomène assigne à la religion ou à la culture un « caractère nécessaire auquel on n’échappe pas » ([96]), comme pour la race.

Le renvoi de l’autre à sa culture peut être instrumentalisé et on observe qu’il vise parfois spécifiquement certaines « communautés ».

S’agissant des logiques d’infériorisation et de différenciation, on peut souligner que les régimes reposant sur le racisme se fondent sur une combinaison des deux logiques. Cela peut être dit de l’apartheid en Afrique du Sud comme du nazisme en Europe. Il convient de relever les tensions au sein du racisme lui-même entre l’infériorisation, qui confère une place – inférieure – à un groupe de personnes dans la société, et la différenciation, qui rejette en bloc l’autre, le met à l’écart ou tend à le détruire ([97]). Il n’existe sans doute pas une seule approche intégrée pour analyser et combattre les différents modes d’expression du racisme.

Le concept de racisme institutionnel, ou systémique, est apparu aux États-Unis : dès 1967, dans l’ouvrage Black Power : the Politics of Liberation in America ([98]), les auteurs Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, qui sont militants du mouvement noir américain, théorisent l’existence, au-delà du racisme associé à des individus racistes, du racisme institutionnel. L’ouvrage a connu un grand succès. Le fonctionnement même de la société et des institutions est alors en cause comme producteur de racisme, le racisme étant une propriété structurelle de la société, qui fonctionne de manière habituelle selon une mécanique qui domine et infériorise certains groupes sociaux. Cela se conçoit même en l’absence d’une idéologie raciste défendue ouvertement et les opérateurs n’ont pas à être racistes pour produire du racisme. L’angle d’analyse est celui des pratiques et de leurs résultats concrets. Cela permettrait d’expliquer en quoi la déconsidération du racisme scientifique n’entraîne pas la fin du racisme. Toutefois, M. Michel Wieviorka souligne dans son ouvrage précité que, poussé à son terme, le concept de racisme institutionnel aboutit à un « paradoxe impossible à soutenir » car il implique que l’ensemble de ceux qui dominent sont extérieurs à la pratique du racisme mais en bénéficient : chacun est exonéré de porter des thèses racistes mais la théorie fait peser sur tous la responsabilité du phénomène institutionnel ([99]). M. Daniel Sabbagh alertait au cours de son audition sur les limites de ce concept car s’il recouvre « toute pratique, norme ou procédure qui contribue ex post à reproduire des inégalités entre groupes raciaux » alors ce concept est extrêmement large et ne permet pas de compréhension fine des mécanismes à l’œuvre. Par ailleurs, au plan politique, il peut créer une forme de découragement devant la tâche et il sera difficile de mobiliser largement des acteurs dans la lutte antiraciste si le qualificatif raciste, qui est très lourd moralement, est employé au-delà de son acception précise. Le chercheur estime qu’il peut toutefois être utile d’en appeler à cette notion, dans un premier temps, pour « faire comprendre aux gens que ce qui pouvait leur apparaître comme une succession d’incidents isolés est d’une autre nature. […] [m]ais une fois que le problème est identifié, qu’il n’y a plus de réel débat sur l’existence et l’ampleur de discriminations raciales, il faut sans doute employer un vocabulaire plus précis » ([100]). Enfin, paradoxalement, aussi large que soit ce concept, une vision du racisme uniquement systémique ne permet pas de cerner la réalité du racisme : il n’explique ainsi pas un racisme anti-Blancs, c’est-à-dire un phénomène idéologique ou fondé sur les émotions négatives mais non producteur d’un système de discriminations. De ce fait, pour M. Daniel Sabbagh, « il n’y a pas de bonnes raisons d’avoir une conception du racisme exclusivement systémique. »

Votre rapporteure estime qu’il faut nommer les différentes composantes du racisme, telles qu’elles sont observées aujourd’hui, et les combattre de façon coordonnée : il faut tout à la fois viser les idéologies à l’œuvre, les préjugés et stéréotypes, les actes et propos racistes, et les discriminations objectivées qui, perdurant, sont perçues comme du racisme par les personnes concernées, quand bien même l’opérateur ne serait pas raciste et ne serait que non intentionnellement amené à produire la discrimination fondée sur la race ou l’origine. Ce dernier point est sans doute celui qui amène certains de nos concitoyens à penser le racisme comme étant systémique, et nos politiques publiques doivent être renforcées à cet égard (voir le III du présent rapport).

Le racisme d’État désignerait davantage un niveau ultime de racisme, consubstantiel à l’État, ses normes de droit et ses institutions, qui produiraient intentionnellement du racisme et l’on vise ici les régimes ségrégationnistes reposant sur une structuration raciale de la société ou des régimes d’extermination des minorités, tels que le régime nazi. D’aucuns s’appliquent à l’employer au sujet de la France, ce que votre rapporteure récuse, tout comme les personnes auditionnées par la mission d’information. Une telle appréciation de la réalité, outre qu’elle est dénuée de tout fondement, porte en outre en elle les germes d’une division radicale de la société en camps irréconciliables.

M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) a indiqué : « Existe-t-il du racisme dans la police ? Oui. Est-ce que la police est raciste ? Non. Est-ce qu’un manifestant qui traite un policier noir de traître et de “sale black” est coupable d’un propos raciste ? Oui. On peut donc être policier et victime de racisme. Existe-t-il un racisme systémique, un racisme d’État ? Non, nous ne vivons pas dans l’apartheid. Il n’y a aucune loi, ni aucune institution raciste dans notre République, mais il existe bien sûr des déviances individuelles et, dans la police comme ailleurs, des individus racistes ([101]). »

M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, indiquait pour sa part : « Je vais éliminer deux débats. Tout d’abord, je ne suis pas en train de dire que la France est un pays profondément, structurellement, radicalement raciste. Je dirais même que c’est un pays intellectuellement antiraciste, mais dont un certain nombre d’habitants font du racisme sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Par ailleurs, vous ne m’entendrez pas davantage parler de “racisme d’État”, tout simplement parce que nous sommes dans un État dont la législation et les principes sont antiracistes. Cela n’interdit pas de parler de pratiques racistes pour des systèmes à l’intérieur de l’État ([102]). »

2.   Les normes constitutionnelles et supranationales au fondement de la lutte contre le racisme

La notion de « race » n’apparaît pas expressément dans le Code noir de 1685, dont Colbert est l’initiateur, qui vise à « régler ce qui concerne la qualité et l’état des esclaves ». La seconde version du Code noir pour la Louisiane, datant de 1724, comporte une dimension raciale plus explicite, avec l’emploi des termes « esclave nègre », par opposition aux « Blancs », soulignait M. Alfred Marie‑Jeanne dans son rapport d’information n° 989 de 2013 sur la proposition de loi (n° 218) de MM. André Chassaigne, Marc Dolez et plusieurs de leurs collègues, tendant à la suppression du mot « race » de notre législation ([103]).

C’est en 1939 que le décret-loi du 21 avril 1939 qui modifie la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, dit « décret Marchandeau » (d’après le nom du garde des Sceaux en fonction) interdit la diffamation envers « un groupe de personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée. » Ce décret a été abrogé par le régime de Vichy, qui, en outre, met en place une législation antisémite (voir supra). Il est rentré en vigueur après-guerre puis a été supprimé par la loi n° 72-546 du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme (voir infra).

Le racisme n’est pas défini en tant que tel dans notre Constitution ou notre droit. La Constitution recourt au concept de race pour affirmer dès son article premier : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

Le Préambule de la Constitution de 1946, partie intégrante du bloc de constitutionnalité, proclame dès son premier alinéa : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ».

La suppression du mot « race » de la Constitution n’a pas été fermement soutenue par les personnes entendues par la mission d’information, au motif notamment que supprimer le mot race ne supprimerait pas le racisme et parce que la suppression du terme, malgré son défaut de précision, pourrait de fait limiter l’énoncé de l’action contre le racisme. Votre rapporteure souscrit à ces analyses et estime que cette suppression ne constitue pas une priorité dans la lutte contre le racisme.

Le projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ([104]), qui a depuis été retiré, comportait un article inséré par voie d’amendements parlementaires adoptés en commission puis à l’unanimité en séance publique, tendant à supprimer le mot « race » de la Constitution. Le terme de « race » risquait de donner une forme de reconnaissance aux discours racistes, quoique l’article premier n’emploie le mot « race » que pour lui dénier toute portée. Par ailleurs, la loi française avait été modifiée à plusieurs reprises afin de substituer au mot « race » des références à « une prétendue race », « des motifs d’ordre racial » ou « l’origine raciale » ([105]). L’Assemblée nationale s’était à plusieurs reprises interrogée sur cette suppression et sa portée, qu’il s’agisse de la Constitution ou de la loi ordinaire. Des propositions de loi avaient été déposées à l’initiative du groupe Gauche démocrate et républicaine dès 2003 ([106]) et des amendements en ce sens déposés lors des précédentes révisions constitutionnelles.

S’agissant des textes internationaux protégeant les droits fondamentaux, la France est partie à la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945, proscrivant les distinctions fondées sur la race, elle a adopté la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 prohibant toute distinction fondée sur la race ([107]). Elle a ratifié la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés selon laquelle le terme réfugié s’applique à toute personne craignant d’être persécutée à raison, notamment, de sa race, les pactes internationaux de 1966 sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques, sociaux et culturels condamnant la discrimination fondée sur la race, et la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 7 mars 1966.

La France a également adopté la déclaration et le programme d’action de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée (conférence de Durban tenue en 2001 sous l’égide des Nations Unies).

Au niveau européen, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 condamne toute distinction de race dans la jouissance des droits et libertés en son article 14. La Cour européenne des droits de l’homme est à l’origine d’une jurisprudence sur les limites à la liberté d’expression dans le cas des discours de haine, sur la base notamment de l’article 10 de la Convention. Enfin, il convient de souligner le rôle actif du Conseil de l’Europe avec notamment la création en 1993 de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI).

Plus récemment, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 interdit en son article 21 toute discrimination fondée sur la race. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) se réfère à la race en ses articles 10 et 19 visant à combattre toutes les discriminations.

Il convient par ailleurs de relever à cet égard la nette évolution souhaitée récemment par Mme Ursula Van der Leyen, présidente de la Commission européenne, qui a, dans son discours sur l’état de l’Union européenne du 16 septembre 2020 devant le Parlement européen, fixé parmi ses priorités l’extension de la liste des infractions pénales pour lesquelles l’Union européenne est compétente à toutes les formes de crimes et de discours haineux. Une telle extension impliquerait toutefois une réforme des traités (la coopération judiciaire en matière pénale étant régie par les articles 82 à 86 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, limitant l’intervention de l’Union pour fixer les règles minimales de définition des infractions pénales à certaines formes graves de criminalité transfrontalière).

Par ailleurs, dans sa communication Une Union de l’égalité : plan d’action de l’UE contre le racisme 2020-2025 ([108]), la Commission européenne analyse les actes et faits racistes, les préjugés conscients ou inconscients, les comportements racistes et discriminatoires et ce qu’elle dénomme racisme structurel. Le plan d’action vise à une meilleure prise en compte de tous les aspects de la lutte contre le racisme et les discriminations et, dans un premier temps, à un renforcement du contrôle de l’application du droit européen existant ([109]). S’agissant de la haine en ligne (voir infra), la Commission européenne a tout récemment présenté, le 15 décembre 2020, une proposition de règlement sur le marché unique des services numériques (« Digital Services Act ») ([110]), qui actualise la directive 2000/31/EC dite « directive sur le commerce électronique ([111]) ».

Les propos, actes et discriminations qui revêtent un caractère raciste sont, en France, en particulier réprimés par le code pénal et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ([112]) (voir infra). Mais cette répression fait également l’objet de plusieurs mesures dans différents codes, qu’il s’agisse de mesures législatives ou réglementaires, ou de lois non codifiées.

3.   Une coexistence de formes anciennes ou renouvelées et d’autres plus récentes, dans le cadre de la digitalisation de l’expression raciste

Les personnes auditionnées par la présente mission d’information ont dans leur ensemble souligné que les formes de racisme peuvent difficilement être catégorisées en « anciennes et nouvelles formes » de racisme. L’objet de la mission d’information n’est donc pas de ne travailler que sur les dernières évolutions mais bien d’essayer d’analyser l’ensemble du racisme et des discriminations à l’œuvre, ainsi que les permanences et héritages historiques.

Le racisme paraît receler aujourd’hui une plus grande complexité qu’hier. Certaines formes d’expression du racisme sont d’apparition récente, tout en pouvant être fondées sur des idéologies anciennes. Les crises, sanitaires, sociales ou géopolitiques, ont un impact certain sur les modes d’expression et les populations visées (voir infra). Tout dernièrement, la crise de la covid a vu se manifester une haine dirigée contre les Asiatiques et les juifs, les mouvements observés trouvant leurs racines à la fois dans des préjugés complotistes très anciens et des questions d’actualité.

Le racisme le plus ancien et brutal n’a certainement pas disparu, que l’on pense aux cris de singe qui résonnent encore dans les stades de football ou à la manière dont Mme Christiane Taubira a été plusieurs fois la cible du racisme « le plus vulgaire, le plus classique et le plus ancien », comme le rappelait M. Michel Wieviorka ([113]). Ce racisme-là, qui tire son assise d’un racisme pourtant « démonétisé » au plan scientifique depuis des décennies, perdure. L’on aurait ainsi tort de l’envisager comme ayant été « traité », comme l’ont souligné de nombreuses personnes auditionnées.

Une évolution récente, qui touche toutes les formes de racisme, réside dans leur mode de diffusion, massif et instantané, que permettent les nouveaux outils de communication. Internet recèle en effet en lui-même nombre d’éléments propres à démultiplier la portée du racisme. La relative simplicité de son usage, son accessibilité quasi générale et la portée des réseaux sociaux et moteurs de recherche en termes d’audience en font le cadre privilégié sinon unique de ceux qui ne trouveraient pas de voie d’expression dans les médias classiques et régulés. L’anonymat permis par les réseaux sociaux désinhibe la parole. Chacun peut s’abriter pour ce faire sous un pseudonyme ou usurper l’identité d’autrui, ce qui ne nuira pas, voire facilitera, la diffusion du propos. Cette facilité est véhiculée par un certain mythe de l’internet libre et sans frontières, largement entretenu par les fournisseurs d’accès et les grandes entreprises du numérique.

M. Michel Wieviorka rappelait à cet égard : « Il s’est donc développé un antisémitisme qui traverse des milieux très variables et qui, à mon avis, est lié avec la culture d’internet. Il s’agit d’une nouveauté qui concerne en particulier les jeunes. Certains veulent pouvoir tout dire et pensent que ce sont les juifs qui ne les laissent pas tout dire ([114]). » M. Pierre-André Taguieff a souligné, dans sa contribution écrite aux travaux de la mission d’information, que « l’évolution du paysage antijuif international connaît une évolution largement due à l’importance croissante des réseaux sociaux dans le processus de formation de l’opinion ainsi que dans la transmission des représentations et des croyances. »

La digitalisation du racisme est sans doute l’évolution la plus prégnante. La massification des contenus racistes pose très clairement celle de leur répression.

L’impact de la haine en ligne a déjà fait l’objet de nombreuses propositions. La loi portée par notre collègue Laetitia Avia n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet portait précisément sur ces sujets ([115]). Plus récemment, le projet de loi confortant le respect des principes de la République, n° 3649 rectifié, propose de nouveaux moyens de répression des propos haineux et pour lutter plus efficacement contre la diffusion des contenus par les sites miroirs (voir infra).

4.   L’expression des rejets et les populations victimes à travers les enquêtes d’opinion et les éléments statistiques du service central du renseignement territorial (SCRT)

Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut en particulier analyser l’évolution des opinions exprimées dans les enquêtes d’opinion ou les sondages, qui constituent un élément central, mais ne peuvent être confondues avec les propos et actes racistes. Le présent développement s’appuie à la fois sur le travail d’enquête d’opinion et sur les éléments statistiques du service central du renseignement territorial (SCRT) disponibles pour les actes antisémites et antimusulmans.

L’observation des populations victimes des actes et propos racistes fait nécessairement apparaître, pour chacune des grandes catégories de populations, telles qu’elles sont en particulier relevées par la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme), une part d’incertitude car le racisme est difficilement « dicible ». Les travaux menés par la CNCDH sur le temps long permettent de comprendre les niveaux de rejet dont souffrent certaines minorités et leurs évolutions.

Par ailleurs, votre rapporteure estime que seule une approche universaliste de la lutte contre le racisme est à même de porter ses fruits dans le cadre républicain, et qu’elle doit nécessairement passer par un examen détaillé des problèmes concrets auxquels se heurtent certaines minorités. Ainsi, certaines sont en proie aux discriminations tout en étant considérées comme très bien acceptées, d’autres sont en butte à un rejet massif de l’autre, et les leviers d’action républicains diffèrent selon les situations.

S’agissant des questions de méthode, le sondage en ligne peut en partie atténuer l’autocensure des déclarations. M. Mathieu Gallard, directeur d’études du département affaires publiques d’Ipsos, rappelait au cours de son audition que, en ce qui concerne l’appréciation de son propre racisme par la personne interrogée, les résultats sont très différents selon la méthodologie employée : internet et sondage en face-à-face se complètent.

On observe que le baromètre « racisme » 2019, réalisé par l’Ipsos dans le cadre du rapport annuel de la CNCDH ([116]), permet d’établir que seuls 6 % des Français estiment qu’il « y a des races supérieures à d’autres ». 56 % des personnes pensent que « toutes les races humaines se valent » et 32 % que « les races humaines n’existent pas ([117]) ». 60% des sondés se disent « pas racistes du tout », contre 28 % au début des années 2000. Sur le moyen terme, l’évolution est donc positive.

Le baromètre enregistre une tension accrue dans le rapport à l’immigration (même s’il demeure bien meilleur qu’entre 2011 et 2015) : ainsi, 49 % des Français estiment qu’on « ne se sent plus chez soi comme avant » en France (hausse de 7 points en un an) ; 59 % des Français (hausse de 2 points par rapport à 2018) pensent que « de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale ». 37 % des personnes interrogées indiquent que l’immigration est « la principale cause de l’insécurité » (hausse de 3 points par rapport à 2018). Les préjugés et rejets envers les immigrés alimentant la xénophobie demeurent donc très présents.

L’indice longitudinal de tolérance (ILT), mis au point en 1990 par Vincent Tibérj, est construit à partir des réponses au baromètre annuel, et ses résultats sont analysés dans le rapport annuel de la CNCDH. Plus son résultat augmente, plus la tolérance croit. Cet indicateur de tolérance est en ascension depuis sa création en 1990 : il atteignait un niveau de 48 dans les années 1990, et de 66 en 2019 (67 en 2018). L’indice a connu des variations importantes et une chute de près de 15 points entre 2008 et 2013, puis a retrouvé son niveau de la fin des années 2000 à partir de 2016. Il progresse régulièrement depuis. Comme le rappelait Mme Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) au cours de son audition ([118]), la tolérance progresse de génération en génération. Elle augmente également à mesure que le niveau de diplôme augmente. Le facteur politique a aussi un impact et les résultats en témoignent : « l’indicateur de tolérance est d’autant plus bas que l’on est à droite de l’échiquier politique. Il atteint son minimum chez les proches du Rassemblement national ([119]). » Mme Nonna Mayer a synthétisé un point important pour la mission d’information qui réside dans la « hiérarchie des rejets » : « les Roms sont de très loin la catégorie la plus rejetée il en va de même dans toute l’Europe. Dans les enquêtes qualitatives, certaines personnes leur dénient même parfois l’humanité. Les propos ne sont jamais aussi durs que sur les Roms et les gens du voyage, souvent confondus, à tort. Juste au-dessus viennent les musulmans, avec toutes les questions qui touchent aux pratiques de l’islam : pour eux, l’indice est de 60. Au-dessus on trouve les Maghrébins, Arabes, parfois dénommés beurs, avec 72. Les deux minorités les mieux acceptées sont la minorité juive et les Noirs [79]. Ce qui peut paraître paradoxal, si l’on compare avec les actes et les discriminations. Cette hiérarchie des rejets, réelle, se maintient à travers le temps ([120]). »

S’agissant de l’impact des actes racistes et antisémites sur la population générale, M. Jean-Daniel Lévy, directeur général adjoint du département politique et opinion de Harris interactive soulignait un fait qui doit interpeller. Il notait que, même dans le cas d’actes d’une extrême gravité très médiatisés (meurtres perpétrés par Mohammed Merah, meurtre d’Ilan Halimi ou plus récemment attentats à l’Hyper Cacher), une certaine forme « d’apathie » est observée dans la société qui se traduit par une absence de ce que les sondeurs nomment « restitution ([121]) » et par une faible mobilisation dans la rue. La mobilisation émotionnelle sur ces sujets lui apparaît bien moindre que dans les années 1980. M. Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d’entreprise de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) indiquait également que l’IFOP pose chaque semaine pour le compte du service d’information du gouvernement (SIG) une question ouverte de mémorisation de l’actualité. « Je me souviens que dans ce cadre, le meurtre de Chaolin Zhang à Aubervilliers avait été très peu restitué par les personnes interrogées. De même, s’agissant de l’attaque de l’Hyper Cacher, sans même parler de Clarissa Jean-Philippe, complètement oubliée par l’opinion, l’attentat n’a pas fait évoluer de façon positive les préjugés envers les juifs. Le dernier événement qui avait induit un changement du regard porté par les Français sur le racisme est probablement le premier tour des élections présidentielles de 2002 ([122]). » M. Mathieu Gallard, directeur d’études du département des affaires publiques d’Ipsos, soulignait que « la faible mobilisation des Français concernant la question du racisme est nettement visible dans le baromètre de la CNCDH. » Leur préoccupation vis-à-vis du racisme et de l’antisémitisme se situe en bas du classement proposé pour définir leurs priorités mais ils sont une large majorité à estimer que la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et contre les préjugés envers les musulmans doit être une priorité de l’action publique.

Votre rapporteure souligne que l’absence de « restitution » (selon le sens du terme tel qu’il est employé par les sondeurs) des actes racistes comme un fait majeur de l’actualité est un signal très préoccupant. Il est à rapprocher des risques de banalisation observables et pouvant se traduire, s’agissant des victimes, par un faible niveau de plaintes.

Les développements suivants s’appuient sur le rapport annuel de la CNCDH et reprennent les minorités victimes identifiées en partant de celles paraissant faire l’objet de la meilleure acceptation.

S’agissant de la question du racisme qui s’exprime à l’encontre des Blancs, votre rapporteure souligne qu’il a été attesté par les associations de lutte contre le racisme qu’il est une banalité de relever que des Blancs peuvent être victimes de racisme de la part de personnes considérées comme « non-blanches » et que le racisme ne s’exprime pas dans une seule direction. L’emploi du terme « racisme anti-Blancs » est rejeté par certains. SOS Racisme le récuse, en particulier parce qu’il serait de nature différente de celui qui s’exprime à l’encontre des Noirs, des Arabes ou des juifs par exemple, recèle des risques d’instrumentalisation et provient de l’extrême droite ([123]). Mario Stasi, avocat et président de la LICRA, a été amené à plaider une affaire de racisme anti-Blanc dans laquelle la circonstance aggravante de racisme a été retenue ([124]). Ce racisme a fait l’objet de jurisprudences de la Cour de cassation. Si l’on peut s’accorder sur le fait qu’il n’existe pas de fait majoritaire de discrimination à l’emploi, au logement ou à l’entrée des discothèques à l’encontre des Blancs, le racisme à l’encontre des Blancs existe bel et bien et vise souvent indirectement la France et son modèle républicain universaliste.

a.   Le racisme anti-Noirs ne recule pas malgré un « indice de tolérance » élevé

Dans son rapport annuel paru en 2020, la CNCDH consacre une étude spécifique au racisme anti-Noirs à laquelle renvoie votre rapporteure ([125]). Les travaux de la Commission rappellent en particulier que les Noirs constituent la minorité la mieux acceptée d’après l’indice de tolérance, tout comme les juifs (indice de tolérance de 79). Mais ils sont parmi les plus discriminés.

Un des indicateurs du racisme anti-Noirs dans le baromètre 2019 de la CNCDH est le fait de percevoir une minorité comme formant un groupe à part. S’agissant des Antillais comme des Noirs d’une manière générale, entre 10 et 23 % (selon les modes de sondage) des personnes interrogées répondent positivement, ce qui est peu comparativement aux taux, pouvant atteindre 82 %, exprimés pour les Roms par exemple. Les Antillais sont perçus comme un groupe à part dans 10 à 14 % des cas. Différents autres indicateurs aboutissent aux mêmes conclusions : celle d’une meilleure image dans l’opinion que les autres minorités.

Pour autant, discriminations et préjugés persistent.

Les discriminations rapportées à la mission d’information portent à la fois sur les contrôles de police (infra), l’accès au travail et l’accès au logement (infra), plus spécifiquement étudiés par la mission d’information. D’autres champs de discrimination doivent être relevés, en particulier s’agissant du sport ou de la santé. Sur ce dernier point, votre rapporteure rappelle les travaux de la commission d’enquête sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles sur le territoire de la Guadeloupe et de la Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d’une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires. Le rapport (M. Serge Letchimy, président, Mme Justine Bénin, rapporteure) fait état d’un sentiment diffus de discrimination selon lequel, notamment, « l’autorisation d’utilisation du chlordécone pour lutter contre le charançon du bananier aux Antilles n’aurait jamais été délivrée pour une utilisation en agriculture en France hexagonale ([126]) ». Il convient à cet égard de souligner que les efforts déployés par l’État aujourd’hui, qui sont réels, pour réparer les dégâts causés et tendre en particulier vers le « zéro chlordécone » dans l’alimentation ne sont sans doute pas encore assez visibles ni connus de la population. Lors de sa visite officielle aux Antilles en septembre 2018, le Président de la République a annoncé une inflexion majeure des politiques publiques en reconnaissant la responsabilité de l’État dans cette pollution. Plusieurs mesures ont été rapidement mises en œuvre et les moyens consacrés à la lutte contre le chlordécone ont été augmentés ([127]). Les travaux pour l’élaboration du prochain plan chlordécone (plan IV portant sur la période 2021-2027) ont été, selon les informations transmises à votre rapporteure par M. Stanislas Cazelles, préfet de la Martinique, menés selon une méthode ayant l’ambition d’associer l’ensemble de la population, dans une logique de coconstruction. Le rapport de la commission d’enquête précité avait en particulier souligné la nécessité d’une réelle coconstruction du prochain plan chlordécone.

Votre rapporteure souhaite souligner le besoin, très largement exprimé au cours de son déplacement à la Martinique, d’une résolution du volet judiciaire de l’affaire du chlordécone.

La question des taux de sucre autorisés, très longtemps différenciés aux Antilles et dans l’Hexagone, avec des conséquences importantes en termes de santé publique (diabète) a été soulignée lors des travaux de la mission et au cours du déplacement effectué à la Martinique en octobre 2020 ([128]).

M. Frédéric Régent a rappelé devant la mission d’information l’émergence du racisme concomitamment au recul de l’esclavage, comme permettant de justifier une domination lorsque celui-ci a été aboli (supra). Le racisme anti-Noirs s’ancre dans le temps très long. Il s’enracine dans les théories du racisme dit « scientifique » et est à l’œuvre dans la colonisation. Le rapport de la CNCDH souligne l’étendue et la puissance des préjugés à l’œuvre, qui trouvent des retentissements très concrets dans la vie quotidienne ([129]). Les préjugés tiennent pour beaucoup au corps noir et aux capacités intellectuelles, rappelle la CNCDH. Cela se traduit dans la sphère professionnelle notamment, barrant l’accès à l’emploi ou cantonnant à certains métiers physiquement éprouvants et à certaines filières. Les stéréotypes tiennent aussi à une association avec l’immigration, la pauvreté et l’économie illégale.

Le rapport de l’Agence européenne des droits fondamentaux, Être noir dans l’UE, Deuxième enquête de l’Union européenne sur les minorités et la discrimination, paru en 2019, visant à alerter les responsables publics européens en vue d’une meilleure mise en œuvre du droit européen en matière de lutte contre le racisme, soulignait : « Près d’un répondant d’ascendance africaine sur trois (30 %) a déjà été victime de ce qu’il a perçu comme du harcèlement raciste au cours des cinq années précédant l’enquête ; un sur cinq (21 %), au cours des douze mois précédant l’enquête (20 % de femmes et 23 % d’hommes) ». Le taux de perception de harcèlement raciste au cours des cinq années précédant l’enquête atteint en moyenne 30 % dans l’Union européenne (32 % en France, les résultats allant de 20 % à Malte et 63 % en Finlande). Le rapport relève que « les cas de harcèlement raciste se caractérisent le plus couramment par des signes non verbaux offensants (22 %) ou par des propos offensants ou menaçants (21 %), suivis par des menaces de violence (8 %). […] Seulement 14 % des derniers incidents de harcèlement raciste ont été signalés à la police ou à d’autres services (16 % chez les femmes et 12 % chez les hommes), ce qui signifie que la vaste majorité des incidents n’ont jamais été déclarés ([130]). »

En matière de discriminations raciales, les principales conclusions de l’enquête peuvent être rappelées. « De manière générale, 39 % des répondants d’ascendance africaine ont éprouvé le sentiment d’être victimes de discrimination raciale au cours des cinq années précédant l’enquête. Un répondant sur quatre (24 %) a éprouvé ce même sentiment au cours des douze mois précédant l’enquête. Les taux les plus élevés de perception de discrimination au cours de la période de douze mois ont été observés au Luxembourg (50 %), en Finlande (45 %), en Autriche (42 %) et au Danemark (41 %). Les taux les plus bas ont été enregistrés au Royaume-Uni (15 %) et au Portugal (17 %). [Le taux relevé pour la question portant sur les douze derniers mois en France est de 29 %.]

La couleur de peau est le motif de discrimination le plus communément recensé, mentionné par plus d’un quart (27 %) des répondants, les taux étant supérieurs chez les hommes (30 %) que chez les femmes (24 %). Le deuxième motif de discrimination le plus communément recensé est l’origine ethnique (19 %). Approximativement 5 % des répondants se sont sentis discriminés en raison de leur religion ou de leurs convictions religieuses ([131]). »

La structuration des stéréotypes autour de la couleur de la peau est telle que les nuances de couleur affecteraient le devenir des personnes. Cette question était prégnante dans les entretiens menés par votre rapporteure à la Martinique. M. Frédéric Régent soulignait devant la mission d’information : « en Guadeloupe, en Martinique, il existe un sous-racisme entre gens plus foncés et gens plus clairs. Une psychanalyste, maître de conférences en psychologie qui a fait une enquête auprès des ouvriers en Guadeloupe, a montré que dans les familles, où souvent, du fait du métissage, les enfants n’ont pas tous la même couleur, les parents donnaient un capital culturel plus important aux enfants les plus clairs ([132]). »

L’enjeu des inégalités sociales dans les discriminations et leur ressenti est majeur : les personnes pensent que leur place dans la société est ramenée à leur couleur alors que l’impact des différences sociales est peut-être supérieur. C’est pourquoi les études sur le niveau des discriminations cherchent à analyser les différences de traitement, toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire à situation sociale similaire (infra).

Malgré des indices de tolérance élevés, le racisme à l’encontre des Noirs est extériorisé à la fois dans des actes et des propos violents et par les discriminations subies (voir la troisième partie du rapport).

b.   L’antisémitisme, en très nette hausse depuis 2017, s’approche des niveaux les plus hauts observés depuis 2000

Il convient de relever que l’antisémitisme a une telle « épaisseur historique », selon les termes de M. Michel Wieviorka, qu’il ne peut être considéré comme un racisme comme les autres au plan historique. La suppression de la référence directe à l’antisémitisme dans notre législation, au motif que le racisme l’engloberait, parfois interrogée, constituerait selon votre rapporteure un très mauvais signal, pour reprendre l’analyse de M. Frédéric Potier ([133]), préfet, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.

Les juifs sont, avec les Noirs, la minorité la mieux acceptée selon les résultats de l’indice longitudinal de tolérance. Pourtant, l’antisémitisme a augmenté considérablement au cours des années récentes : selon les données du service central du renseignement territorial (SCRT) du ministère de l’intérieur, les actions ([134]) et menaces ([135]) antisémites cumulées ont augmenté de 74 % entre 2017 et 2018 puis de 27 % entre 2018 et 2019, pour atteindre 687 actes en 2019 (536 menaces et 151 actions).

L’appréhension des actes racistes au plan statistique n’est pas simple (infra). Elle doit s’appuyer sur plusieurs outils, qui constituent un ensemble incomplet. Les données issues du service central du renseignement territorial (SRCT) recensent les actes caractérisés par un dépôt de plainte ou une intervention de police ([136]).

Le tableau suivant, issu du rapport annuel de la CNCDH paru en juin 2020, présente ses données du SCRT sur le long terme s’agissant des faits racistes. Depuis 2018, les actes antichrétiens font l’objet d’une catégorisation spécifique (non reprise par la CNCDH dans le tableau présenté, voir également infra).

Évolution globale des faits racistes comptabilisés par le SCRT
sur le long terme

Source : La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, rapport sur l’année 2019, paru en juin 2020.

Il apparaît que la proportion des actes antisémites est sans commune mesure avec la part des personnes de confession juive dans la population totale. M. Georges Bensoussan, historien, rappelait au cours de son audition : « La césure dans la progression des actes antisémites a eu lieu en l’année 2000 : nous comptabilisions avant 2000 moins d’une centaine d’actes par an alors que, depuis l’année 2000, nous enregistrons 400, 600, 700, 800 voire 900 actes par an ([137]). » La CNCDH marque également la césure à l’année 2000, au début de la seconde intifada.

Or, selon les estimations, les personnes juives ou de la « communauté juive » représenteraient entre « 450 000 et 550 000 personnes – chiffre probablement en nette baisse depuis quinze ans – soit 0,7 % de la population », soulignait M. Bensoussan. Votre rapporteure rappelle que tant M. Georges Bensoussan que de nombreuses autres personnes entendues, ont pris de très grandes précautions pour employer le terme de « communauté juive » car une telle communauté n’existe pas, Mme Dominique Schnapper soulignant qu’elle récusait ce terme. Votre rapporteure s’efforcera de ne pas y recourir.

Dans un sondage récent conduit par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) pour la Fondation pour l’innovation politique et l’American Jewish Committee ([138]), un tiers des Français de confession ou de culture juive indiquent se sentir menacés dans leur vie quotidienne (contre un résultat de 8 % observé dans la population générale), 70 % ont déjà été confrontés à un acte antisémite (23 % à au moins un acte de violence physique) et adoptent des stratégies de dissimulation ou d’invisibilisation (plus d’un tiers d’entre eux). Les plus jeunes sont significativement plus exposés selon cette enquête : 43 % des Français de confession ou de culture juive de moins de 35 ans disent se sentir menacés et 84 % des 18-24 ans déclarent avoir déjà subi au moins un acte antisémite (79 % une agression verbale et 39 % une agression physique).

Depuis 2002, seize juifs ont été tués par des Français, dont douze sur le territoire métropolitain. M. Georges Bensoussan indiquait à la mission d’information que ce phénomène est inédit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et ne s’observe nulle part ailleurs en Europe. Les attentats islamistes en France ont d’abord visé les populations juives. Dès 2012, Mohammed Merah a assassiné trois enfants et un enseignant juifs devant une école juive, Amedy Coulibaly a assassiné quatre otages juifs à l’Hyper Cacher le 9 janvier 2015. À cet égard, au cours de son audition, M. Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), a rappelé : « je me demande souvent comment se seraient passées les huit dernières années si nous avions su tirer, en France, les leçons de l’attentat contre l’école Ozar Hatorah de Toulouse. J’ai en effet le sentiment que beaucoup trop de Français n’ont pas entendu que l’idéologie islamiste qui avait, à ce moment-là, armé l’esprit, mais aussi le bras du terroriste, armerait ensuite ceux des assassins de Charlie Hebdo, de Montrouge, de l’Hyper Cacher et, plus tard, ceux du Bataclan, de Nice, de Strasbourg et de tant d’autres villes en France. Pourquoi avons-nous perdu toutes ces années si précieuses pour prendre conscience de ce phénomène ? Je m’interdis de croire que le fait que les victimes aient été juives puisse expliquer cette sorte d’aveuglement volontaire ([139]). »

Il concluait en indiquant que ce qui commence avec les juifs ne s’arrête jamais aux juifs.

La vague de départ vers Israël de Français atteindrait 60 000 personnes entre 2000 et 2020, le nombre des retours n’étant pas précisément connu ([140]), estime M. Georges Bensoussan, qui ajoutait : « alors qu’on me demandait il y a dix ans “Faut-il partir ?” on me demande aujourd’hui : “Quand faut-il partir ?” ([141]) ».

L’« archipélisation » du territoire, pointée notamment par M. Jérôme Fourquet dans son ouvrage L’archipel français ([142]), s’est traduite, indiquait M. Georges Bensoussan, pour les populations juives, par un départ massif de Seine-Saint-Denis et un regroupement dans certains quartiers, tels que le XVIIème arrondissement de Paris ([143]).

M. Georges Bensoussan rappelait devant la mission d’information le chagrin que ressentent les juifs qu’il rencontre et l’impact sur leur vie de l’antisémitisme vécu au quotidien ([144]).

L’antisémitisme apparaît protéiforme et recouvre des mouvements très variés, comme le relève M. Michel Wieviorka dans son ouvrage Pour une démocratie de combat ([145]).

Le « vieil » antisémitisme d’extrême droite, en particulier celui des mouvements néo-nazis et des mouvements nationalistes et xénophobes, n’a certainement pas disparu, comme l’ont souligné de nombreuses personnes entendues.

M. Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d’entreprise de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), rappelait au cours de son audition : « Les préjugés associés aux juifs se maintiennent donc à un niveau non négligeable, même s’ils ne sont jamais partagés par une majorité. Par exemple, les enquêtes réalisées pour l’UEJF ([146]) en 2016 et pour Marianne en 2019 ont révélé que 20 à 25 % de Français considèrent que les juifs sont plus riches que la moyenne, qu’ils détiennent trop de pouvoir dans le domaine des médias, de l’économie et de la finance. Une personne sur cinq estime qu’ils utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victime du génocide nazi ([147]). »

Il soulignait par ailleurs : « Les éléments de rupture interviennent à deux niveaux. Premièrement, alors qu’en 2016, les préjugés antisémites étaient exprimés plus largement par le Front national que la moyenne, ils ont basculé vers l’extrême gauche en 2019. Désormais, ce sont plutôt les sympathisants de la France insoumise qui expriment des préjugés antisémites. Le deuxième élément de rupture est générationnel. […] Dans les années 1950-60, l’antisémitisme était d’abord partagé par les personnes âgées. Désormais, il est davantage le fait des jeunes ([148]). »

Le vieil antisémitisme coexiste avec de nouvelles formes d’antisémitisme, un « nouvel antisémitisme », déjà pointé dans l’ouvrage Les territoires perdus de la République en 2002, recueillant les témoignages sur l’antisémitisme, le racisme et l’islamisme auxquels se heurtaient des enseignants de la banlieue parisienne, coordonné par M. Georges Bensoussan ([149]).

M. Michel Wieviorka a souligné que : « Dans les années 1970 et 1980, alors qu’on pensait qu’il était en déclin historique, que l’Église catholique avait fait son aggiornamento, le renouveau de l’antisémitisme a pris deux formes : d’une part, le négationnisme avec Robert Faurisson et, d’autre part, la critique virulente d’Israël, l’idée qu’il faut détruire cet État et, derrière tout cela, un antisionisme qui chevauche un antisémitisme ou le contraire. Ce sont des questions complexes ([150]). »

M. Pierre-André Taguieff a théorisé dès 2002 une nouvelle judéophobie contemporaine ([151]). M. Taguieff souligne qu’elle est entretenue et intensifiée par les islamistes et les mouvements « antisionistes ». Elle ne constitue pas une survivance du passé. Elle n’est pas non plus propre à la France et traverse d’autres États. M. Taguieff résumait ainsi sa thèse : « La haine d’Israël, une haine absolue, appelant une lutte inexpiable, constitue la passion motrice, et donc l’indice majeur, de la nouvelle judéophobie. À l’antisionisme absolu s’ajoute de plus en plus souvent une forme plus ou moins clairement affirmée (ou assumée) de négationnisme, lequel constitue une composante majeure de la nouvelle judéophobie. Ma thèse est que cet antisionisme satanisateur est aujourd’hui devenu un élément important de ce qu’on appelle ordinairement l’« antiracisme » – que la judéophobie tend en conséquence à repasser de droite à gauche (sans pour autant cesser de persister à l’extrême droite) – et qu’il fonctionne idéologiquement de pair avec un « anti-impérialisme » qui n’a cessé de sataniser les États-Unis (et, plus largement, les démocraties occidentales). Son postulat est que le « sionisme » est non seulement « une forme de racisme », mais qu’il incarne par excellence, aujourd’hui, le racisme ([152]). »

Mme Nonna Mayer, s’appuyant sur les résultats de l’enquête menée par la CNCDH en 2003, soulignait en 2004 que l’antisémitisme tel qu’il ressortait des réponses au questionnaire de la CEDH s’inscrivait encore dans une attitude plus générale « d’ethnocentrisme » (valorisation de l’entre-soi et rejet de la différence) : « Plus la personne interrogée adhère au stéréotype du pouvoir juif, en avril 2002, au moment même de l’intervention israélienne à Jénine, plus elle a une image négative de l’Islam, plus elle a des opinions négatives à l’égard des minorités quelles qu’elles soient (Noirs, Maghrébins, immigrés et étrangers) ([153]). »

Dans le rapport de la CNCDH paru en 2020, l’analyse de l’évolution entre vieil antisémitisme et nouvel antisémitisme relève que « À la différence des actes antisémites, très réactifs, depuis le déclenchement de la seconde Intifada, aux péripéties du conflit israélo-palestinien ([154]), les opinions restent structurées par les vieux stéréotypes liés au pouvoir, à l’argent, à la suspicion de double allégeance. Si une vision négative d’Israël est plus fréquente à l’extrême gauche, elle est aussi mauvaise à l’extrême droite. Et tandis qu’à l’extrême droite cette critique est fortement corrélée aux préjugés antijuifs classiques, elle s’en dissocie nettement à l’extrême gauche ([155]). »

S’agissant de l’acception du terme « antisionisme » et de sa participation de l’antisémitisme, votre rapporteure renvoie à la résolution adoptée à l’initiative de notre collègue Sylvain Maillard ([156]), selon laquelle l’Assemblée nationale « Approuve la définition opérationnelle de l’antisémitisme utilisée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, en tant qu’instrument d’orientation utile en matière d’éducation et de formation et afin de soutenir les autorités judiciaires et répressives dans les efforts qu’elles déploient pour détecter et poursuivre les attaques antisémites de manière plus efficiente et plus efficace ».

L’Assemblée a ainsi estimé que cette « définition opérationnelle […] permet de désigner le plus précisément possible ce qu’est l’antisémitisme contemporain » et qu’elle « constituerait un instrument efficace de lutte contre l’antisémitisme dans sa forme moderne et renouvelée, en ce qu’elle englobe les manifestations de haine à l’égard de l’État d’Israël justifiées par la seule perception de ce dernier comme collectivité juive ([157]) ».

Il convient de rappeler que la proposition de résolution n’a pas été adoptée à l’unanimité et a fait l’objet de réserves, tenant notamment à l’acception de l’antisionisme, exprimées en particulier par les groupes Socialistes et apparentés, La France insoumise et Gauche démocrate et républicaine, dont les membres ont voté contre l’adoption.

c.   Le racisme anti-Asiatiques, patent en 2020, ne doit plus être sous-estimé

La crise sanitaire de la covid-19 s’est accompagnée d’une très nette hausse des attitudes, propos et actes racistes à l’encontre des personnes asiatiques. Nombre des spécialistes entendus l’ont souligné. Toutefois, cet essor récent ne saurait être considéré comme un fait nouveau.

En 2017, le décès des suites de ses blessures au cours d’un vol violent de Chaolin Zhang ([158]), ainsi que d’autres agressions, avaient soulevé l’émoi en France, elles étaient notamment fondées sur le préjugé que les Asiatiques disposent d’argent liquide en grande quantité ou peuvent constituer des proies « faciles ». La CNCDH note, dans son rapport de juin 2020 portant sur 2019, le déploiement du racisme anti-Asiatiques et plus spécifiquement anti-Chinois, ces derniers étant davantage vus comme « formant un groupe à part » dans la société ([159]). Les questions posées dans le cadre du baromètre annuel se sont d’ailleurs enrichies ([160]) afin de mieux cerner l’essor de ce racisme jusque-là relativement moins connu.

La mission d’information a souhaité que puissent être analysées les particularités du racisme anti-Asiatiques, non pas en vue de battre en brèche l’universalisme républicain, mais pour mieux comprendre le phénomène. Il est pour partie contre-intuitif car aux populations asiatiques sont assignés des préjugés que l’on peut appréhender comme mélioratifs : ils seraient très travailleurs, assidus, bons dans certaines disciplines telles que les mathématiques ou l’informatique, disciplinés, etc. Cette minorité serait un modèle d’intégration qui réussit, même si l’image demeure selon laquelle les Asiatiques constitueraient un groupe à part.

En réalité, il n’est point besoin de creuser davantage pour percevoir que ces préjugés, pour positifs que certains d’entre eux puissent paraître au premier abord, n’en sont pas moins des stéréotypes lourds de sens, au même titre que d’autres, et qu’ils comportent comme toujours une face très sombre : ainsi, la discipline peut sous-tendre la docilité et l’absence de défense, l’assiduité au travail sous-tendrait l’autorisation pour l’employeur de les surcharger par rapport à leurs collègues, l’orientation systématique vers certaines matières impliquerait que des élèves renoncent à leurs aspirations profondes et ne réalisent pas leurs potentialités et que le niveau d’exigence vis-à-vis des descendants d’immigrés serait singulièrement élevé, etc. Les préjugés « positifs » ne sont, par ailleurs, pas dénués d’envie et de ressentiment.

L’audition de Mme Ya-Han Chuang et de Mme Simeng Wang ([161]), était très intéressante à cet égard. Mme Ya-Han Chuang rappelait que l’hebdomadaire Le Point avait « publié en 2012 un article intitulé “L’intrigante réussite des Chinois de France” qui faisait état des “cinq commandements de l’entrepreneur chinois en France” : travailler 80 heures par semaine, dormir dans sa boutique, ne pas payer d’impôts, embaucher des travailleurs au noir… ([162]) ». Plusieurs associations représentant les Asiatiques en France sont venues témoigner de leur expérience et des éléments dont elles ont eu à connaître ([163]).

La question du racisme anti-Asiatiques a, jusqu’au milieu des années 2010, peu émergé, alors même que le racisme anti-Asiatiques est documenté scientifiquement dans le monde anglo-saxon depuis plusieurs décennies, qu’il est ancré dans le passé colonial, et que des personnes ont fait état des stigmatisations auxquelles ils ont fait face en France, notamment lors de l’arrivée des boat-people dans les années 1970. On note également la convergence de certains préjugés, selon lesquels les Asiatiques, comme les juifs, auraient beaucoup d’argent.

Notre collègue Buon Tan, secrétaire de la mission d’information, a partagé son expérience et a constaté, lors de ses échanges avec les préfets d’Île-de-France rencontrés, que ces derniers ne reconnaissent pas nécessairement l’existence d’un tel racisme. Par ailleurs, il a souligné que, dans le cas du meurtre de Chaolin Zhang, la circonstance aggravante de racisme n’avait dans un premier temps pas été retenue, alors même que les criminels avaient reconnu s’en être pris à lui parce qu’il devait avoir de l’argent sur lui, étant Chinois.

L’année 2020 a été marquée par la résurgence de vieux préjugés greffés sur la crise de la covid-19. De nombreuses agressions ont été rapportées. La campagne réalisée avec le hashtag « je ne suis pas un virus » sur Twitter a eu un certain retentissement et a permis d’alerter l’opinion publique.

Il semble que les formes de racisme actuellement constatées devant l’épidémie de covid-19 soient davantage un renouvellement des fondements anciens d’hostilité qu’une réelle nouveauté. Elle aura notamment réactivé des stéréotypes sur les pratiques alimentaires des Chinois. Par ailleurs, émergent des formes plus récentes de peur à l’encontre de la puissance de la Chine qui peuvent participer de ce phénomène d’hostilité. Les chercheuses entendues le 7 juillet 2020 ont pu décrire les travaux de recherche en cours et la question paraît bien prise en compte par l’ensemble des acteurs institutionnels entendus, qu’il s’agisse de la CNCDH, de la DILCRAH, du ministre de l’éducation, de la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances ou encore du garde des Sceaux, ministre de la justice. Les associations historiques de lutte contre le racisme ont nettement perçu cette évolution également.

Votre rapporteure souligne qu’il conviendra de poursuivre les travaux de veille et de recherche portant sur le racisme anti-Asiatiques et de porter une attention pérenne à cette question dans le cadre des formations initiales et continues et des actions de sensibilisation déployées auprès des élèves, ainsi que dans les entreprises et la fonction publique.

d.   Les actes de rejet et de haine dirigés contre les Arabes et les musulmans connaissent la plus forte hausse en 2019

Si les discriminations envers les Arabes sont établies par les études, en particulier en matière d’accès à l’emploi ou au logement (infra), les travaux menés dans le cadre du baromètre de la CNCDH ont vu les questions évoluer avec le temps. Si les premiers sondages sur le racisme réalisés pour la CNCDH dans les années 1990 comportaient surtout des questions sur les immigrés, les Maghrébins, les « beurs », le fait qu’ils puissent être de confession musulmane n’apparaissait pas comme un élément central de leur identité, ou de leur image dans la société française. En 1997, à la question : « Diriez-vous qu’en France aujourd’hui il y a trop ou pas trop de », 67 % de l’échantillon répond que les musulmans trop nombreux, juste après les Arabes (71 %) ([164]). Mais aujourd’hui c’est l’aversion à l’islam et aux musulmans qui est analysée par la CNCDH et il est indiqué que Maghrébins et Arabes sont désormais d’abord perçus comme des musulmans.

Le rapport de la CNCDH paru en 2020 précise à propos des actes recensés par le SCRT : « Les autres actes, réunis sous la catégorie générique « actes racistes », enregistrent une hausse globale de 131 % (1 142 actes en 2019 contre 496 actes en 2018). Ces actes se répartissent en 165 actions (+ 132 %) et 977 menaces (+ 130 %). Les populations noires (218 faits contre 137 en 2018, soit + 59 %) et arabes (213 faits contre 125 en 2018, soit + 70 %) restent les plus ciblées. »

Une nouvelle fois, la décorrélation entre la perception d’une minorité et les actes qu’elle subit, est importante. Les musulmans sont plutôt bien perçus, souligne le rapport de la CNCDH, les Français musulmans sont considérés comme des Français comme les autres par près de 78 % des personnes répondant au baromètre. Mais près de 45 % jugent que l’islam est une menace pour l’identité de la France. Un léger renforcement de l’hostilité envers l’islam est relevé par les enquêteurs en 2019.

Les actes dirigés contre les musulmans connaissent pour leur part une forte hausse (passant de 100 en 2018 à 154 en 2019, soit une hausse de 54 %) d’après les chiffres du SCRT. Ils se décomposent en 64 actions et 91 menaces.

Votre rapporteure souligne les difficultés liées à l’emploi du terme « islamophobie », avec ce qu’il recèle de confusion amenant certains à réaliser un amalgame entre ce qui relève des actes et des propos de haine envers les musulmans (notamment de l’injure, la diffamation et l’incitation à la haine des personnes musulmanes), ces infractions étant très clairement réprimées, et ce qui relève de la critique de l’islam.

L’écrivain et journaliste Kamel Daoud résumait les difficultés liées à la confiscation des termes du débat par les islamistes, l’islamophobie devenant la haine de l’islam ou la laïcité le rejet de l’islam. M. Olivier Roy soulignait le caractère peu rigoureux du concept et l’amalgame qu’il réalise. M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), indiquait très clairement au cours de son audition : « Le droit au blasphème fait partie de nos libertés. C’est ce qui me fait dire que je me bats tous les matins contre le racisme antimusulman, et que je considère comme une escroquerie la notion d’islamophobie, qui vise à faire l’amalgame entre le dogme et la défense des individus. Le terme est fort, mais la LICRA est partie civile dans le procès en cours ([165]), à la demande des victimes. Nous soutenons sans faille ce droit qui fait partie de la liberté d’expression, et qui fait que la religion, d’une part, le droit, la loi et la République, d’autre part, sont à leur place ([166]). »

Chaque institution employant le terme islamophobie apparaît bien consciente de son instrumentalisation et des limites propres au terme, qu’il s’agisse par exemple de la CNCDH ou de l’Unia en Belgique. Mais chacun est alors contraint d’en expliciter l’acception qu’il en fait. La CNCDH précise en page 13 : « Islamophobie : Attitude d’hostilité systématique envers les Musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l’islam » ([167]) et, plus loin, en page 86 du rapport annuel paru en 2020 : « On l’utilise ici au sens de préjugés envers les musulmans et/ou leur religion, sans rentrer dans les polémiques autour de la pertinence du suffixe « phobie » ou de l’instrumentalisation politique du terme ». Il convient de rappeler que le rapport annuel sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, paru en 2014 sur l’année 2013, consacrait de longs développements aux sous-jacents du mot, à ses implications et impropriétés, et rendait compte du débat interne à la CNCDH ayant abouti à son emploi circonstancié par la CNCDH, le mot étant à l’époque déjà très largement usité, en particulier par des instances internationales.

Ainsi, chacun en use dans une définition propre qui n’est pas de nature à clarifier les choses. Or il est impératif, lorsqu’on lutte contre les actes et propos racistes réprimés, de toujours maintenir clairement la distinction entre ce que la loi autorise (la critique des religions) et ce qu’elle prohibe (l’atteinte à la personne).

M. Frédéric Potier, délégué interministériel de la DILCRAH, rappelait au cours de son audition : « Nous utilisons le terme de racisme antimusulman plutôt que celui d’islamophobie, dont l’emploi dénote une conception avec laquelle nous ne sommes pas d’accord. Pour le dire très clairement, certaines associations considèrent que l’application de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est islamophobe, et que les actes réprimés sur la base de cette loi le seraient donc également, alors qu’il s’agit simplement d’appliquer le principe de laïcité ([168]). »

Votre rapporteure observe que le Conseil français du culte musulman déclare chercher à s’abstenir d’employer ce terme, comme l’a expliqué son président M. Mohammed Moussaoui ([169]). C’est la crainte que les impropriétés du terme n’en viennent à justifier de négliger totalement les actes antimusulmans qui a été interrogé par le CFCM. Selon son président, les « actes antimusulmans » constituent un concept décrivant la réalité de manière bien plus adaptée, et employé dès 2010 dans la convention entre le ministère de l’intérieur et le Conseil français du culte musulman.

Votre rapporteure estime que l’emploi du terme « islamophobie », parce qu’il englobe des comportements purement racistes et ce qui relève d’une critique de la religion, devrait être évité. Les confusions qu’il emporte peuvent être instrumentalisées tout à fait sciemment. Il faut donc nommer plus clairement le rejet ou la haine des musulmans et écarter la condamnation implicite de toute critique de l’islam.

Par ailleurs, comme le soulignait la CNCDH, le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a indiqué dès 2007, qu’il convient de ne pas opérer de confusion entre discrimination raciale, d’une part, et discrimination religieuse, d’autre part ([170]). Le CERD préférait l’emploi des expressions « discrimination, exclusion ou haine antimusulmane » pour faire référence à la religion, et « discrimination, exclusion ou haine anti-Arabes » pour faire référence à l’ethnie.

e.   Le rejet des populations roms

Il est apparu au cours de l’audition du 9 juillet 2020 consacrée à la question des Roms ([171]) que le rejet des Roms évolue malheureusement peu.

Les Roms au sens strict sont une population ayant quitté l’Inde du Nord il y a tout juste mille ans, et qui porte une langue, un héritage, une culture et une identité spécifiques, rappelait M. Marcel Courthiade, professeur de langue et civilisation rromani. Le terme Roms au sens large a été celui retenu par l’Union romani internationale en 1971 pour tous les groupes tsiganes, qui sont eux-mêmes très différenciés, dans une acception adoptée ensuite par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, rappelle la CNCDH dans son rapport annuel de 2020. Elle souligne également : « Les groupes roms constituent une galaxie de communautés qui n’ont ni la même histoire, ni la même culture, ni la même religion ([172]) ».

Le terme de « gens du voyage » renvoie à une catégorie administrative française de personnes nomades et sédentaires qui se réclament du voyage (dont le mode d’hébergement est nomade ou susceptible de l’être).

Dans les travaux de la CNCDH, on observe que les Roms et les gens du voyage ([173]) sont jugés par les Français comme constituant un groupe homogène et généralement associé à la misère, vu comme étant à part et que ce préjugé ne recule pas. Il existe une évolution sur certains éléments du rejet (exploitation des enfants, vols et trafics, refus de s’intégrer) mais les préjugés stagnent selon le rapport à un niveau très élevé. La moitié de la population française a un niveau très haut d’hostilité envers les Roms. Cette hostilité est corrélée à la peur de l’avenir et à un sentiment de déclassement.

L’importance de la mémoire du génocide pendant la Seconde Guerre mondiale se traduit de manière nette dans les enquêtes menées par la CNCDH, et le discours du Président de la République François Hollande au camp de Montreuil-Bellay, en 2016, en hommage aux Tsiganes internés a eu un impact véritable sur la manière dont est perçue en France l’extermination des populations tsiganes et roms.

M. Marcel Courthiade soulignait que, s’il est positif que le Comité des ministres du Conseil de l’Europe ait soutenu l’introduction de l’histoire des Roms dans l’ensemble des cursus éducatifs ([174]), l’amalgame entre Roms et gens du voyage n’est pas évité.

Enfin, du fait des préjugés auxquels ils ont à faire face, nombre de Roms ayant une situation stable font tout pour ne pas être « identifiés » comme Roms, en particulier auprès des services sociaux, des banques et des employeurs, et adoptent des stratégies « d’invisibilisation ». Par là même, la mise en avant des parcours de vie inspirants, qui constituerait un élément de déconstruction des préjugés, s’en trouve encore complexifiée.

5.   Les statistiques disponibles objectivent une recrudescence des actes et propos racistes

Les statistiques du ministère de l’intérieur, du ministère de la justice et du ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, permettent d’appréhender l’ampleur du racisme dans la société.

Les différents chiffres ne conduisent pas à la conclusion de l’existence d’une société française « raciste ». Sur une période de plusieurs années, on constate que le nombre d’infractions à caractère raciste n’augmente pas – il a même diminué depuis 2016. L’analyse qualitative des infractions fait apparaître des signes encourageants : la proportion de délits diminue, de même que la proportion des atteintes aux biens et aux personnes, qui constituent moins de 7 % de l’ensemble. Les outrages à personnes dépositaires de l’autorité publique, statistiquement inexistants avant 2019, représentent désormais 13 % des délits à caractère raciste : ce phénomène est aussi nouveau que révélateur. Enfin, le nombre de condamnations augmente bien plus vite que le nombre d’infractions constatées, même si le taux de classement sans suite et le taux de relaxe restent élevés.

Il convient également de comparer les données relatives aux infractions racistes aux données relatives aux autres types d’infractions. Les contenus à caractère raciste ou discriminatoire – quel que soit le motif de discrimination – représentent environ 8 % des signalements recueillis par la plateforme plateforme d’harmonisation, d’analyse, de regroupement et d’orientation des signalements (PHAROS) et 3 % des incidents graves constatés par les enquêtes du ministère de l’éducation nationale.

En 2018, le contentieux raciste n’est pas un contentieux de masse, les délits à caractère raciste représentaient 391 délits condamnés, sur un total de 545 081 délits condamnés la même année.

a.   Les statistiques du ministère de l’intérieur sur les plaintes, les signalements et les actes à caractère raciste ou antireligieux

i.   Les statistiques sur les plaintes du SSMSI

Le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) publie tous les ans une étude sur les infractions à caractère raciste ou antireligieux enregistrées dans le cadre d’une procédure transmise au parquet (sont exclues les mains courantes et procès-verbaux de renseignement judiciaire). Il convient de relever que la qualification retenue à ce stade de la procédure ne sera pas nécessairement celle retenue par le parquet et que le SSMSI invite, pour des questions d’ordre méthodologique, à examiner avec prudence le chiffre relatif aux contraventions. En 2019, il dénombre :

– 5 710 crimes et délits, dont 70 % de délits de presse, c’est-à-dire des provocations à la haine, diffamations et injures tenues en public ;

– 5 100 contraventions, c’est-à-dire des écrits ou propos à caractère privé.

Les infractions à caractère raciste sont en forte hausse par rapport à l’année 2018, année où le nombre d’infractions de ce type était particulièrement faible. La tendance sur plusieurs années – voir l’évolution par rapport à 2016 – est une augmentation des seules contraventions, et une légère diminution des délits et crimes à caractère raciste. Les délits et crimes ne représentent ainsi plus que 53 % de la totalité des infractions à caractère raciste, contre 62 % en 2016. Les années 2015 et 2016 ont été marquées par les attentats meurtriers en France, qui se sont traduits dans les mois suivants par une hausse des infractions à raison de l’origine au sens large. 2017 marquait une année de baisse globale des indicateurs statistiques.

nombre d’Infractions commises en raison de l’ethnie, de la nation, d’une prétendue race ou de la religion enregistrées par les forces de sécuritÉ

 

2018

2019

évolution depuis

2018 (en pourcentage)

2016 (en pourcentage)

Violences et atteintes à la personne criminelles

240

300

+25

+15

Menaces, chantages

580

870

+50

+24

Discriminations

190

240

+26

+20

Infractions de presse publiques

4 010

4 060

+1

-13

Atteintes aux biens

150

240

+60

+20

Total des crimes et délits

5 170

5 710

+10

-5

Contraventions

4 050

5 100

+26

+37

Total des infractions

9 220

10 810

+17

+11

Source : chiffres du SSMSI transmis par le ministère de l’intérieur.

Les victimes des crimes et délits racistes sont à 58 % des hommes (ils sont 48 % de la population) d’âge intermédiaire (25-45 ans en majorité). Les personnes de nationalité étrangère sont surreprésentées (19 % des victimes de crimes et délits pour une part de 7 % dans la population générale ([175])) ; une victime sur 7 est ressortissante d’un pays d’Afrique (elles représentent 3 % de la population). Enfin, 31 % des crimes et délits racistes sont enregistrés dans des villes comprenant de 200 000 à 2 millions d’habitants et 32 % dans l’agglomération parisienne.

ii.   Les chiffres du renseignement territorial sur les actes antireligieux

Le service central du renseignement territorial (SCRT), qui dépend de la direction générale de la police nationale (DGPN), effectue un recueil annuel des actes à caractère raciste ou antireligieux. Il répertorie ainsi les atteintes aux lieux de culte (juifs, chrétiens, musulmans) et aux cimetières.

Ces statistiques prennent en compte les dépôts de plainte, les actes constatés à la suite d’une intervention des forces de l’ordre et les informations diffusées par les médias ainsi que les échanges avec les représentants des communautés concernées.

La méthodologie statistique suivie a été élaborée en 2008 en partenariat avec le Service de protection de la communauté juive. Depuis 2010, cette méthodologie permet également de recenser les actes antimusulmans, et une convention-cadre a été signée à cet effet entre le CFCM et le ministère de l’intérieur. Depuis 2012 sont également recensés les actes anti-chrétiens.

Cette méthodologie distingue deux catégories d’actes, en fonction de leur niveau de gravité :

– les « actions » regroupent : les homicides, attentats, incendies, dégradations, violences et voies de fait ;

– les « menaces » au sens large regroupent : les propos, les gestes (« quenelles », etc.), et les textes (« tags », tracts, etc.).

Ces catégories recoupent approximativement, mais imparfaitement, les catégories employées par le ministère de la justice et le ministère de l’intérieur, qui se divisent traditionnellement entre atteintes aux biens et aux personnes d’une part, et infractions de presse d’autre part.

SCRT – bilan statistique pour 2019 ([176])

 

antichrétiens

antisémites

antimusulmans

total

Actions

996

151

63

1 210

dont atteintes aux lieux de culte

791

46

51

888

dont atteintes aux cimetières

151

8

7

166

Menaces

56

536

91

683

Total

1 052

687

154

1 893

Évolution annuelle en pourcentage

-1

+27

+54

 

% du total

56

36

8

Source : SCRT, chiffres transmis par le ministère de l’intérieur

De ce tableau, il ressort les faits suivants :

– les actes antichrétiens représentent plus de la moitié (56 %) des actes antireligieux ;

– si les actes antimusulmans connaissent la dynamique la plus forte (+ 54 %), ils ne représentent que 8 % des actes antireligieux ;

– seuls les actes antichrétiens se traduisent essentiellement par des « actions » (à 95 %), surtout par des atteintes aux lieux de culte ;

– à l’inverse, les actes antisémites (à 78 %) et les actes antimusulmans (à 59 %) sont en majorité de nature verbale.

Ces chiffres, qui peuvent sembler surprenants, s’expliquent certainement par le fait que les infrastructures religieuses chrétiennes sont plus nombreuses – et donc davantage susceptibles d’être attaquées – que les infrastructures juives ou musulmanes. La CNCDH observe également les statistiques portant sur les atteintes aux lieux de culte et aux sépultures du SCRT avec beaucoup de recul car « le lien existant entre ces faits et les phénomènes de racisme est difficile à établir avec certitude, puisqu’il est extrêmement délicat de différencier les faits qui ont une réelle motivation raciste, des vols ou actes de pur vandalisme, ou encore des faits commis par des groupes se réclamant du “satanisme” ([177]). » Ces chiffres montrent aussi un nombre équivalent d’atteintes aux lieux de culte et sépultures juifs et musulmans. Ils traduisent aussi qu’existe, pour une part qu’il est très difficile de déterminer, une haine contre les chrétiens.

iii.   Les signalements relatifs à la haine en ligne 

La plateforme PHAROS (« Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements »), qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire, recueille les signalements des contenus et comportements illicites sur internet.

Sur les 263 384 signalements reçus par la plateforme PHAROS en 2020, au 30 novembre 2020, 21 391 signalements concernent des infractions à caractère discriminatoire, quel que soit le motif, dont 18 903 signalements pour des appels à la haine raciale ou religieuse et des injures ou diffamations à caractère raciste. Les signalements pour contenus à caractère discriminatoire (y compris à raison du sexe, de l’orientation sexuelle, etc.) représentent donc 8,1 % des signalements et les infractions à caractère raciste au sens strict, 7,2 %.

Principales catégories de signalements traités par PHAROS (2019)

 

nombre

% du total

Escroqueries

131 413

57,5

Atteintes aux mineurs

25 594

12,5

Discriminations (racistes ou non)

17 555

7,5

Apologie du terrorisme

6 530

3

Source : contribution du ministère de l’intérieur au rapport CNCDH 2020.

Par ailleurs, à la même date, PHAROS avait signalé à leur hébergeur 730 contenus haineux en vue de leur retrait conformément à la procédure prévue par l’article 6 de la loi n° 2004-575 pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004. Le tableau suivant présente les évolutions sur plusieurs années et retrace en particulier l’impact des attentats de 2015.

signalements reçus par pharos dans le domaine de la haine
et des discriminations

Détail des signalements reçus dans le domaine de la haine et des discriminations

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020 (au

30/11/20)

Contestation de crime contre l’humanité

105

204

169

121

254

213

227

Provocation publique à la haine et la discrimination raciale, ethnique ou religieuse

8 539

18875

11 982

7 246

5 093

5 698

8 130

Provocation publique à la haine et la discrimination à raison d’orientations sexuelles

1 271

1 943

1 229

664

679

1 134

1 453

Provocation publique à la haine et la discrimination à raison d’un handicap

92

156

92

45

26

26

69

Diffusion d’images d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne (caractère xénophobe)

54

44

24

7

36

68

35

Apologie de crime de guerre et contre l’humanité

383

766

813

417

214

313

337

Injures et diffamations xénophobes ou discriminatoires

2 855

4 524

3 067

4 755

7 798

9 815

10 773

Diffusion de données personnelles faisant apparaître la race, l’ethnie, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, l’orientation sexuelle ou les appartenances syndicales des personnes

1

17

18

22

21

125

94

Discrimination à raison du sexe

(femme)

*

*

*

*

164

112

219

Discrimination à raison du sexe

(homme)

*

*

*

*

25

37

28

Discrimination à raison de l’identité de genre

*

*

*

*

0

14

26

TOTAL

13 300

26 529

17 394

13 277

14 310

17 555

21 391

*catégorie statistique ajoutée en 2018.

Source : DGPN, réponse adressée à la mission d’information.

Le volume des contenus haineux s’analyse aussi au regard de ceux modérés par les plateformes. À cet égard, on peut relever que le rapport de transparence de novembre 2020 de Facebook indiquait que 22,1 millions de contenus haineux auraient été modérés entre juillet et septembre 2020 sur Facebook (dont 95 % à titre proactif, avant signalement selon la plateforme) et 6,5 millions sur Instagram ([178]).

Le diagramme suivant ([179]), issu du rapport 2020 sur l’évaluation du code de conduite européen contre la haine en ligne, retrace les notifications de 39 organisations de 23 États membres et du Royaume-Uni auprès des opérateurs, pour un total de 4 364 notifications sur une période de six semaines entre novembre et décembre 2019. La part des contenus haineux notifiés à raison de l’origine (chaque État membre disposant de sa grille d’analyse) est substantielle.

RéPARTITION DES CONTENUS HAINEUX

(Contenus signalés entre le 4 novembre et le 31 décembre 2019)

Source : Commission européenne, Countering illegal hate speech online 5th evaluation of the Code of Conduct, juin 2020.

 

b.   Les infractions constatées et condamnées par le ministère de la justice : une hausse du nombre des affaires traitées et un grand nombre d’infractions du discours

i.   Un nombre d’affaires qui augmente en 2018 et 2019 après une forte baisse entre 2016 et 2017

Depuis 2014, le nombre annuel d’affaires à caractère raciste est compris entre 6 000 et 8 000. En 2019, 7 283 affaires à caractère raciste ont été traitées par les parquets. Ce nombre représente une hausse de 10 % par rapport à 2018 – année où les chiffres étaient relativement bas, mais une baisse de 8 % par rapport à 2016.

Évolution du nombre des affaires à caractère raciste et des personnes mises en cause

 

2016

2017

2018

2019

Nombre d’affaires

7 920

6 235

6 639

7 283

Nombre d’auteurs

7 145

5 741

6 149

6 386

Source : SG-SDSE SID/CASSIOPEE-Traitement DACG/PEPP

Le nombre annuel de personnes mises en cause pour infractions à caractère raciste a donc augmenté de 4 % depuis 2018, mais baissé de 10,6 % depuis 2016. Parmi les 6 386 personnes mises en cause en 2019, il y avait 90 % de majeurs, 7 % de mineurs et 3 % de personnes morales.

Personnes mises en cause dans les affaires de racisme (2019)

Type d’auteur

Atteinte aux personnes

Discriminations

Atteintes
aux biens

Infractions de presse (1)

Total

Majeur

2 303

506

144

2 790

5 743

Mineur

210

32

21

202

465

Personne morale

10

105

12

51

178

Total

2 523

643

177

3 043

6 386

% mineurs

8,3 %

5,0 %

11,9 %

6,6 %

7,3 %

(1)   Il s’agit des trois infractions à caractère raciste de la loi du 29 juillet 1881 : l’appel à la haine raciale, la diffamation et l’injure à caractère raciste.

Source : SG-SDSE SID/CASSIOPEE-Traitement DACG/PEPP

Les mineurs, qui représentent donc 7 % des personnes mises en cause pour la totalité des affaires, représentent 12 % des personnes mises en cause pour des atteintes aux biens à caractère raciste. Les personnes morales, quant à elles, sont le plus souvent mises en cause pour des faits de discriminations (59 % des affaires qui les concernent).

ii.   Un taux de classement sans suite élevé

51 % des auteurs sont considérés comme non poursuivables par le parquet et font l’objet d’un classement sans suite :

– dans 80 % des cas, parce que l’infraction n’est pas assez caractérisée ;

– dans 11 % des cas, parce que les faits ne constituent pas une infraction pénale ou que le suspect est mis hors de cause ;

– dans 7 % des cas, l’action publique est éteinte (prescription, retrait de plainte, décès de l’auteur, etc.)

En outre, 14 % des auteurs poursuivables (c’est-à-dire 7 % du total des auteurs) font l’objet d’un classement sans suite pour des raisons d’opportunité :

– dans 44 % des cas, en raison du comportement de la victime ou d’une carence de sa part ;

– dans 28 % des cas, en raison d’une infraction insuffisamment grave ;

– dans 13 % des cas, en raison de recherches infructueuses ;

– dans 9 % des cas, en raison de l’état mental de l’auteur.

Le taux de réponse pénale est donc de 42 % ou de 86 %, selon que l’on prenne comme référence l’ensemble des personnes mises en cause ou les seuls auteurs poursuivables.

La réponse pénale se traduit à 57 % par une procédure alternative aux poursuites – le plus souvent un simple rappel à la loi, qui représente 37 % des réponses pénales – et à 43 % par des poursuites devant une juridiction.

En d’autres termes :

– 58 % des auteurs orientés par les parquets pour faits de racisme font l’objet d’un classement sans suite ;

– pour 24 % des auteurs orientés, la réponse pénale consiste en des alternatives aux poursuites, en général un rappel à la loi ([180]) ;

 pour seulement 18 % des auteurs orientés par les parquets seront décidées des poursuites, qui aboutiront ou non à une condamnation de l’auteur.

Orientation des personnes mises en cause, par type de contentieux (2019)

Orientation

Atteintes aux personnes

Discriminations

Atteintes aux biens

Infractions de presse

Total

%
du total

Non poursuivables

1 110

454

94

1 629

3 287

51

Inopportunité

184

55

17

180

436

7

Alternative

595

78

30

804

1 507

24

Poursuite

634

56

36

430

1 156

18

Total

2 523

643

177

3 043

6 386

100

Taux de réponse pénale (1)

87 %

71 %

80 %

87 %

86 %

 

Taux de poursuites (2)

52 %

42 %

55 %

35 %

43 %

(1)   Le taux de réponse pénale correspond au pourcentage des affaires qui n’ont pas été classées sans suite pour motif d’opportunité, parmi les affaires que le procureur n’a pas classées sans suite pour des raisons juridiques.

(2)   Part des affaires ayant donné lieu à des poursuites, parmi les affaires qui n’ont pas été classées.

Source : SG-SDSE SID/CASSIOPEE-Traitement DACG/PEPP

iii.   Un taux de relaxe élevé, un nombre de condamnations faible mais en progression

Malgré une nette amélioration par rapport à l’année précédente, le taux de relaxe reste très élevé : 11 % contre 7 % pour l’ensemble des contentieux. Comme l’explique le ministère de la justice, « ce fort taux de relaxe est révélateur d’une difficulté à démontrer le mobile raciste des infractions poursuivies ». De ce fait, le juge est souvent amené à changer la qualification retenue par le parquet et à abandonner la référence au caractère raciste allégué de l’infraction. « Il est ainsi probable que de nombreuses infractions, notamment de violences, initialement poursuivies avec la circonstance aggravante de racisme, soient finalement sanctionnées sans cette circonstance, celle-ci n’ayant pu être retenue par le tribunal, faute d’élément probant ([181]). »

Parmi les affaires poursuivies devant les juridictions en 2019, 843 ont donné lieu à condamnation, dont 536 délits et 307 contraventions, soit une hausse de 37,5 % par rapport à l’année précédente. Les délits sont en hausse de 37 % et les contraventions en hausse de 38,3 %. La part des délits est en baisse par rapport à 2016 : les délits, qui représentaient 79 % des infractions à caractère raciste en 2016, n’en représentent plus que 64 % en 2018 et 2019.

Les outrages à personnes dépositaires de l’autorité publique expliquent 30 % de la hausse des infractions entre 2018 et 2019. Fait nouveau en 2019, les outrages à personnes dépositaires de l’autorité publique représentent désormais une part significative des délits à caractère raciste (13% des délits et 8,5 % du total des infractions). 70 condamnations ont été prononcées de ce chef en 2019, alors que 3 cas seulement avaient été constatés en 2018 et aucun cas entre 2015 et 2017.

Infractions à caractère raciste sanctionnées (2016-2019)

 

Infraction

2016

2017

2018

2019

% du total (2019)

Discriminations

8

3

4

7

0,8

Atteintes à la vie et violences

33

30

27

37

4,4

Menaces

65

68

65

72

8,5

Atteintes au respect dû aux morts

1

5

0

0

Outrages à agent

0

0

3

70

8,3

Atteintes aux biens

22

4

14

21

2,5

Injures et diffamations

427

368

409

550

65,2

Provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence

102

121

79

71

8,5

Autres infractions (1)

22

12

12

15

1,8

Total délits

538

487

391

536

64

Total contraventions

142

124

222

307

36

Ensemble

680

611

613

843

100

(1)            Autres infractions : contestations de crimes contre l’humanité, introduction d’objet rappelant une idéologie raciste ou xénophobe dans une enceinte sportive.

Source : SG-SDSE SID/CASSIOPEE-Traitement DACG/PEPP

Parmi les 843 infractions condamnées en 2019, 550 infractions sont des injures ou des diffamations. Au total, 74 % des infractions condamnées sont des infractions relevant de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 (« infractions de presse »). Si l’on y ajoute les outrages à personnes dépositaires de l’autorité publique et les « menaces », plus de 90 % des infractions à caractère raciste sont donc des infractions « du discours ».

Les actes de violences, les atteintes aux biens et les discriminations – c’est-à-dire les faits les plus graves – représentent respectivement 4,4 %, 2,5 % et 0,8 % des infractions à caractère raciste.

En 2019, les condamnations délictuelles pour injure et diffamation à caractère raciste présentent un taux d’emprisonnement de 31 %, dont 10 % pour le taux d’emprisonnement ferme. Un peu plus de la moitié des condamnations est assortie d’une amende ferme, d’un montant moyen de 1 266 euros. « En matière de menaces, le taux d’emprisonnement augmente à 89 % en 2019. Pour ces infractions, le taux d’emprisonnement ferme est de 49 % en 2019. Concernant les atteintes à la vie et violences, le taux d’emprisonnement est de 82 % en 2019 et le taux d’emprisonnement ferme est de 50 % ([182]). »

Infractions à caractère raciste
condamnations et peines prononcées (2019)

Infractions délictuelles

Condamnations

Prison ferme

Quantum

Ensemble des amendes

Montant des amendes fermes
(en euros)

Mesures de substitution
et contrainte pénale

Mesures éducatives

Discriminations

5

0

 

1

500

1

0

Atteintes à la vie et violences

22

11

8,5 mois

5

460

3

0

Menaces

53

26

6,4 mois

8

169

3

3

Outrages à agent

26

15

4,2 mois

4

300

4

0

Atteintes aux biens

13

7

13,3 mois

1

300

1

0

Injures et diffamations publiques

113

11

5,2 mois

78

1 266

12

1

Provocations à la haine publiques

30

8

9,9 mois

 

10

5 674

5

1

Autres infractions (1)

10

1

12 mois

5

2 500

 

 

Infractions contraventionnelles

 

 

 

 

 

 

 

Injures et diffamations privées

129

138

312

5

2

Provocations à la haine privées

6

4

675

1

0

Autres infractions (1)

2

2

400

0

0

(1)       Autres infractions : contestations de crimes contre l’humanité, introduction d’objet rappelant une idéologie raciste ou xénophobe dans une enceinte sportive.

Source : SG-SDSE SID/CASSIOPEE-Traitement DACG/PEPP

c.   Les enquêtes du ministère de l’éducation révèlent une proportion relativement faible d’actes racistes parmi les incidents constatés

Mme Fabienne Rosenwald, directrice de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) au ministère de l’éducation nationale, a présenté les statistiques disponibles au cours de l’audition du 19 novembre 2020. Le racisme dans les établissements scolaires peut notamment être appréhendé par deux enquêtes du ministère de l’éducation nationale :

– l’enquête Système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire dite SIVIS, qui mesure la violence en milieu scolaire ; elle porte sur 1 330 établissements ([183]) ;

– l’enquête nationale de climat scolaire et de victimation, conduite auprès des élèves du second degré ; la dernière enquête a été menée en 2018 auprès d’un échantillon de 30 000 lycéens. Elle sera étendue aux élèves du premier degré en 2021. Les élèves sont interrogés sur le climat scolaire dans l’établissement. L’enquête capte plus spécifiquement le vécu des élèves, et pas seulement les faits dont l’institution scolaire a eu connaissance ([184]). « Cette enquête ne porte pas directement sur les discriminations, mais certaines questions concernent les insultes dont ils ont été victimes, et les raisons qui ont poussé les auteurs à commettre ces actes ([185]). »

Mme Fabienne Rosenwald a indiqué à la mission d’information que les données récoltées par l’éducation nationale dans le cadre de l’enquête SIVIS montraient que les incidents à caractère raciste, xénophobe ou antisémite représentent 0,3 incident pour 1 000 élèves, soit 2,9 % de l’ensemble des actes graves déclarés par les chefs d’établissement, taux qui est relativement stable dans le temps. Ce pourcentage sur l’ensemble des actes graves déclarés varie peu selon le type d’établissement : il est de 2,8 % dans les collèges et les lycées professionnels, et 3,7 % dans les lycées généraux et technologiques. 80 % de ces incidents sont qualifiés de racistes et 6 % d’antisémites. Il s’agit de violences verbales dans 67 % des cas. Les élèves sont les auteurs de 95 % des incidents signalés, les 5 % restant étant le fait de familles d’élèves ou de personnes extérieures à l’établissement. Les victimes sont des élèves dans deux cas sur trois et des personnels enseignants et non enseignants dans 24 % des cas ([186]).

Ces chiffres peuvent être complétés par ceux des enquêtes de victimation. Selon ces enquêtes, 11,4 % des collégiens ont déclaré en 2017 avoir été victimes d’insultes à propos de leur origine ([187]) et 7,1 % des lycéens ont déclaré en 2018 avoir été victimes d’insultes en rapport avec l’origine ou la couleur de peau ([188]). Il semble, par ailleurs, que les auteurs et les victimes de ces actes soient surtout des garçons.

Nombre et taux d’incidents à caractère discriminatoire (2018-2019)

 

taux d’incidents graves
(pour 1 000 élèves)

% d’incidents grave
à caractère discriminatoire

Collèges

0,4 ‰

2,8 %

Lycées professionnels et polyvalents

0,2 ‰

3,7 %

Lycées professionnels

0, 6 ‰

2,8 %

Source : enquête SIVIS – chiffres du ministère de l’éducation nationale.

C.   Le modèle universaliste fonde la lutte contre le racisme et l’antisémitisme

1.   La lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne peut être efficace que si elle reste universelle et refuse les dérives communautaristes et particularistes

a.   Un modèle universaliste à défendre face à l’influence croissante du multiculturalisme

Le modèle universaliste français, fondé sur les principes issus de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, est de plus en plus remis en cause par le modèle « multiculturaliste » ou « communautariste », majoritaire dans les pays anglo-saxons et, de plus en plus, en Europe continentale.

Dans le modèle universaliste, aussi appelé modèle républicain, les citoyens sont définis de manière abstraite, « sans distinction d’origine, de race ou de religion » ([189]). Tous les citoyens sont également membres d’une communauté nationale indivisible qui leur confère des droits et des devoirs identiques, sans considération « des genres, des croyances, des couleurs de peau et des orientations sexuelles ([190]) ». Mme Dominique Schnapper décrit ainsi le modèle universaliste : « La position traditionnelle de la France consistait à dire : une fois que vous êtes naturalisé français, je ne veux pas savoir d’où vous venez et je ne vous demande donc ni votre religion ni votre origine historique. C’était utopique par rapport à la réalité mais c’était une utopie créatrice puisque c’était l’affirmation du citoyen par-delà toutes ses caractéristiques ([191]). »

Ce modèle est fortement influencé par les idées de la Révolution et par la pensée de Rousseau : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque citoyen n’opine que d’après lui ([192]) ». Il s’ensuit que la République ne reconnaît en principe aucune communauté religieuse, ethnique ou politique à l’intérieur de l’État. À l’inverse, comme l’explique le professeur Tariq Modood : « dans le modèle multiculturaliste, nous respectons l’identité de groupe dès lors que les individus appartenant à ce groupe y attachent de l’importance. Je parle bien d’une identité qui ne relève pas de la sphère privée, mais de la sphère publique : elle est affichée et revendiquée comme telle au sein de la société. Contrairement au modèle républicain, qui a une interprétation monistique de l’identité collective, le multiculturalisme reconnaît davantage l’importance de l’appartenance à un groupe infranational dans la définition de l’identité individuelle ([193]). »

Ce modèle multiculturaliste a donc pour conséquence de reconnaître certains droits propres à des communautés, en fonction de leurs croyances ou de leurs coutumes. À l’inverse du modèle républicain, qui prône une intégration par l’assimilation, dans le modèle multiculturel c’est l’État qui s’adapte aux particularismes des différentes communautés, par exemple en autorisant les policiers sikhs à porter le turban à la place du képi, ou en dispensant les sikhs de l’obligation de porter le casque à moto. De ce point de vue, la négation des différences au nom de l’universalisme est parfois considérée comme « raciste » ; mais, à l’inverse, on peut aussi considérer que la reconnaissance de groupes immuables en fonction de critères ethniques relève d’une logique raciale. C’est ce que l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf a appelé un « racisme complaisant » : « l’une des grandes perversités du racisme contemporain est que, partant d’une volonté de respecter les différences, on dérive consciemment ou inconsciemment vers une attitude consistant à croire que ces différences sont immuables et constituent l’essence même des populations concernées » ; à l’inverse, le modèle universaliste de l’assimilation, qui consiste à « rendre semblable » ([194]), est profondément anti-raciste.

Si, selon le professeur Modood, « le respect et la reconnaissance des identités singulières confortent le sentiment d’appartenance à la nation ([195]) », le modèle multiculturaliste est aussi critiqué à cause des divisions qu’il peut entraîner au sein de la société, comme le constate M. Jean-Pierre Chevènement : « Ce modèle universaliste s’oppose au modèle communautariste, dont la philosophie est résumée par la formule “égaux mais séparés” […] Ce modèle, qui a souvent été vanté par les Anglo-Saxons au détriment du modèle républicain français, suscite aujourd’hui des critiques y compris en GrandeBretagne. En témoigne, par exemple, le rapport commandé par James Cameron à Mme Louise Casey ([196]) qui montrait que le modèle communautariste est contraire à l’égalité entre les citoyens ([197]). »

Depuis une vingtaine d’années déjà, l’intellectuel britannique Trevor Phillips se montre très réservé à propos des effets induits dans la société par le modèle multiculturel : « les réticences à évoquer la diversité et ses problèmes risquent de conduire notre pays à une catastrophe qui verrait les communautés se dresser les unes contre les autres, les agressions croître, la liberté d’expression disparaître, les libertés civiles reculer et la démocratie libérale se fragiliser » ([198]). Devant la mission d’information, M. Trevor Phillips a précisé de manière prudente, mais claire, les phénomènes de violences et de censure qui peuvent dériver de la logique communautariste : « Nous constatons l’émergence de gangs de rue dans lesquels des centaines d’enfants font l’objet de harcèlements, de manipulations, de trafics. Même si de nombreuses affaires ont déjà été jugées par les tribunaux, nos médias et nos hommes politiques ont du mal à nommer publiquement la véritable nature [communautaire] de ces gangs ([199]). Cela donne l’impression que certains sujets sont tabous. Ainsi, il semble interdit de dire que certaines pratiques, par exemple les pratiques issues de la charia, ne sont pas acceptables dans notre pays […] De manière générale, il est considéré comme politiquement incorrect, au Royaume-Uni, de formuler certaines observations à propos de certains groupes ethniques, de peur d’être accusé de racisme. Il est même devenu impossible de faire certaines plaisanteries, même anecdotiques. Un exemple extrême en France, le drame de Charlie Hebdo, a montré qu’il n’est plus possible de parler de certains groupes ethniques ([200]) de manière satirique. La crainte de dresser les communautés les unes contre les autres a provoqué la mort de la liberté d’expression ([201]). »

Ce constat d’un risque de communautarisme est également établi par l’Inspection générale de l’administration et par l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche : « À rebours de sa tradition républicaine, la France est confrontée à un mouvement d’ethnicisation de certains phénomènes sociaux. Présente dans les débats intellectuels mais également dans les positions voire les instrumentalisations politiques, l’idée selon laquelle la société s’organiserait en fonction de groupes ethniques se développe aussi dans le corps social. […] On peut légitimement choisir de refuser une telle lecture de la société ou bien considérer qu’il n’est pas possible d’en faire abstraction ([202]) », deux attitudes qui, selon votre rapporteure, ne sont d’ailleurs pas exclusives.

b.   La lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne doit pas générer une concurrence des mémoires et une fragmentation victimaire de la société française

Il ne faut pas, en effet, faire abstraction des phénomènes récents de « séparatisme » qui peuvent aboutir à une forme de « racisme inversé », comme l’explique M. Jean-Pierre Chevènement : « J’aimerais évoquer l’émergence actuelle d’un « racisme inversé » […] De nouveaux vocables voient le jour, sous l’effet d’une mode qui nous vient des États-Unis : « racisé », « indigènes de la République », études « décoloniales » ou « postcoloniales ». […] Faut-il ressusciter un racisme à l’envers, déboulonner les statues ? Je pense que l’universalisme républicain ne s’accommode pas de ce renversement et qu’il faut combattre ceux qui veulent créer ce racisme à l’envers ([203]) ».

Face à un risque croissant de communautarisme, plusieurs circulaires du ministre de l’intérieur et du ministre de la justice demandent aux préfets et aux procureurs de veiller à « sanctionner les abus et les dérives commis au nom des religions ([204]) » : « La lutte contre l’islamisme et le repli communautaire constitue un nouvel axe de votre action ([205]) ». Le projet de loi ([206]) confortant le respect des principes de la République, présenté comme un projet de loi « contre le séparatisme », vise précisément à doter la République de nouveaux outils pour faire face à ces risques.

Selon M. Jean-Marie Burguburu, président de la CNCDH, « Ce terme de séparatisme est assez bien choisi […] nous devons bannir les expressions communautaires qui se construisent en opposition à la République. Celle-ci est un ensemble de citoyens et non un ensemble de communautés ([207]) » ; les règles des communautés ne doivent « primer » sur les lois nationales. Mme Dominique Schnapper ajoute : « si la démocratie ne répond pas ou ne défend pas ses propres valeurs […] elle risque de susciter des formes de revendication de type différentialiste qui, à mon avis, remettent en question le projet collectif de la nation démocratique ([208]). »

Il y a ainsi une forme d’effet pervers à vouloir lutter contre les inégalités non pas en fonction de critères abstraits, mais en fonction des origines ethniques : celui de donner une réalité à des concepts raciaux dont on ne reconnaît pas, par ailleurs, la légitimité. Le discours « différentialiste », ou communautariste, est aussi performatif : c’est à force de répéter qu’il existe des différences de situation liées à la race appelant une réponse liée à la race que l’on objective des catégories raciales tout en croyant les combattre. C’est ce qu’explique Mme Dominique Schnapper : « Quand on raisonne en termes identitaires, on fait du racisme et, au nom de l’antiracisme, on peut faire du racisme. Quand est organisé un colloque à Paris 8 auquel les non racisés, c’est-à-dire les Blancs, ne peuvent pas assister, on fait du racisme antiraciste. Est-ce marginal ? Je crois que nous le mesurerons dans dix ans ou vingt ans. Est-ce l’ouverture vers un mode de pensée et un mode d’action qui remettent en question les principes de la République démocratique, avec lesquels ils sont en contradiction ? Oui mais nous ne savons pas quel est son poids. On voit le danger : au nom de l’antiracisme, on renforce la perception en termes de races des phénomènes sociaux ([209]). »

M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports dénonce avec force ce phénomène : « Vous avez évoqué les idéologies qui, insidieusement, réintroduisent le racisme, parfois même sous couvert de lutter contre lui : vous avez fait référence, en effet, aux personnes qui prétendent qu’il existe un racisme d’État tout en organisant des réunions racialisées. Il y a là un paradoxe gigantesque, qui doit être dénoncé comme tel. La chose en elle-même aurait d’ailleurs paru absolument invraisemblable il y a de cela encore une vingtaine d’années : que des gens prétendent tenir des réunions en distinguant les participants selon la couleur de leur peau, et ce sous prétexte de lutter contre le racisme, me paraît porteur d’une forme d’ironie terrifiante.

Cela dit, nous ne devons pas sous-estimer ce phénomène, qui prend d’ailleurs différents noms, parmi lesquels l’indigénisme, car ses soubassements intellectuels, y compris dans le monde académique, sont très puissants, et ses conséquences potentielles très graves. Au lieu de lutter contre le racisme, on l’entretient en réalité en continuant à distinguer les gens selon la couleur de leur peau. C’est totalement antirépublicain, et il y a là quelque chose de très insidieux. Les forces à l’œuvre sont considérables ; je ne considère donc pas ce phénomène comme marginal : c’est une tendance intellectuellement et civilisationnellement dangereuse ([210]). »

Le risque corollaire est celui d’une « concurrence des mémoires et des victimes », que dénoncent les associations historiques de lutte contre le racisme, comme la Ligue des droits de l’homme (LDH) : « Ce qui aujourd’hui nous fait le plus peur, c’est la concurrence des mémoires et des victimes, c’est-à-dire le fait pour chacune des victimes, non pas de se demander ce que la République fait contre le racisme, mais ce qu’elle fait pour sa propre communauté. À partir de là s’ouvre la voie à un refus de l’universalité de la lutte contre le racisme ([211]). » M. Mario Stasi, président de la LICRA, ajoute : « Il s’agit de casser ce réflexe du et moi, et moi, et moi. Nous vivons en effet dans une société victimaire en raison de la communautarisation, de la fragmentation, de l’assignation, et du repli identitaire ([212]). »

Aussi, ce « réflexe victimaire » ne doit pas être encouragé par une politique de lutte contre le racisme déclinée selon les intérêts des différentes communautés, notamment eu égard à des considérations historiques : « On ferait exactement la même chose [que les adversaires de la République] si, au nom du combat pour la mémoire et de la dénonciation du passé, on commençait à se pencher sur la généalogie de chacun pour déterminer son degré de victimisation, et donc de droits. Un tel projet est l’inverse de la République, où ce qui compte, c’est d’être soi et d’être un citoyen, ce à quoi sont attachés des droits aussi bien individuels que collectifs. La République garantit un équilibre entre l’individu, qui a droit à la même considération que n’importe quel autre, et la collectivité, étant entendu que la vie commune ne saurait être polluée par des considérations sur les origines des uns et des autres ([213]). »

c.   La lutte contre le racisme et l’antisémitisme doit être universelle

Votre rapporteure soutient donc que toute politique de lutte contre le racisme, pour être efficace, ne doit pas chercher à réduire les différences en créant de nouvelles différences, mais doit au contraire rester aussi universelle que possible.

Recommandation n° 1

La politique de lutte contre le racisme et l’antisémitisme doit demeurer fondée sur les principes universels de la République qui assure l’égalité devant la loi des citoyens, quelles que soient leurs origines et leurs caractéristiques.

Cela implique de refuser une version peu exigeante et politiquement correcte du « vivre ensemble ». La notion de « vivre ensemble », aussi séduisante puisse-t-elle paraître, est en réalité sous-tendue par l’idée qu’il faudrait « vivre ensemble malgré nos différences », différences ethniques ou religieuses considérées comme essentielles et irréductibles, selon cette logique du « racisme complaisant » ainsi résumée par M. Amin Maalouf : « Puisqu’ils ne seront jamais comme nous, il faut qu’ils puissent vivre parmi nous à leur manière sans que nous cherchions à les rendre semblables ([214]). » Aussi, le « vivre ensemble » peut aboutir à ce que des communautés coexistent les unes à côté des autres, à l’issue d’un processus d’auto-ségrégation décrit au Royaume-Uni par M. Trevor Phillips ([215]) et par le rapport précité de Mme Louise Casey. Le mythe du « vivre ensemble », inscrit dans une logique multiculturaliste, contrairement à ce que son nom indique, conduit bien souvent à un « vivre-séparé ».

Votre rapporteure souligne donc, comme le faisait M. Mario Stasi, que l’important n’est « pas seulement de vivre ensemble – car on peut vivre ensemble sans rien faire ensemble –, mais de construire ensemble ([216]). »

À cet égard, la politique de cohésion mise en œuvre au sein de l’armée – et, à l’époque, durant le service militaire – semble efficace, comme l’explique l’amiral Hello, directeur des ressources humaines du ministère des armées : « Nous formons des combattants sans faire de différence selon le sexe, l’origine, ou le lieu de naissance. Le recruté qui a vocation à devenir fantassin, marin ou aviateur, se fondra dans un nouvel univers dans lequel nous l’aiderons à progresser. Nous le sélectionnerons sur son engagement, son savoir-être, ou son potentiel. […] Les difficultés sont endurées collectivement et elles forgent une cohésion qui porte ses fruits en opération. Cette fraternité d’armes représente un lien très fort entre les militaires, qui les pousse à éclipser leur intérêt personnel au service du groupe. C’est à mon avis le rempart le plus important contre le racisme ([217]). »

C’est également ce qu’expliquent M. François Héran, sociologue et démographe, et Mme Dominique Meurs, économiste, en citant le témoignage d’un officier de l’armée de terre qu’ils avaient rencontré dans le cadre de leurs travaux sur la diversité au sein de la police : « Ici, nous ne faisons pas de différences entre untel et untel [il nous montre un militaire blanc et un militaire noir à proximité]. En revanche, votre étude peut contribuer à créer des différences entre eux, à créer des divisions entre les militaires. Et ce n’est pas notre philosophie ([218]). »

Votre rapporteure souligne, au-delà de la lutte contre les actes et propos racistes, l’importance d’une politique universelle de lutte contre les discriminations, qui ne réduise personne à son origine ou à ses croyances et qui soit fondée sur un puissant moteur d’intégration ([219]).

M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, rappelait au cours de son audition ([220]) : « Nous sommes constamment renvoyés – parfois sous des dehors formellement républicains – à la thématique de l’échec de l’intégration. Qu’il y ait des ratés de l’intégration, cela ne fait pas de doute, mais l’immense majorité des personnes d’origine maghrébine ou subsaharienne, jusqu’à preuve du contraire, sont parfaitement intégrées à la République. Nous le voyons dans l’adhésion aux différentes valeurs. »

L’universalisme implique également, selon votre rapporteure, de répondre aux problèmes de racisme et de discriminations qui se posent dans les territoires, dans toute leur diversité. M. Christophe Guilluy a établi dès 2014 la description d’une France périphérique ([221])  caractérisée par des inégalités sociales et géographiques. Votre rapporteure souligne que les mesures de lutte contre le racisme doivent veiller à ne pas participer à renforcer le sentiment d’une concurrence entre territoires. M. Patrick Simon, socio-démographe, a souligné au cours de son audition : « qu’il y a tout un travail à mener sur la façon de présenter politiquement un renforcement – qui est nécessaire – de la lutte contre les discriminations, d’en faire un projet de société collectif. Plus le temps passe, plus c’est compliqué. Il serait vraiment temps de prendre la mesure de cette question.  ([222]) »

2.   Les statistiques ethno-raciales : une entorse à notre modèle universaliste qui présenterait des risques, et peu d’avantages

Aussi, cet état d’esprit universaliste est naturellement réticent à l’établissement de statistiques ethniques, qui reviendraient à classer les individus selon des critères liés à l’origine et à leur attribuer une identité ethnique.

L’existence ou le refus de statistiques ethniques représente une des différences essentielles entre le modèle multiculturaliste et le modèle français universaliste. Le terme de statistiques ethniques ne recouvre pas le même champ pour tous, souligne un article de Mme Sylvie Le Minez ([223]) paru sur le blog de l’INSEE en juillet 2020 ([224]). La statistique publique produit et met à disposition des statistiques ethniques, c’est-à-dire entendues comme portant sur l’origine géographique des personnes et la filiation, ce depuis longtemps. En revanche, la création d’un référentiel ethno-racial, comme il en existe dans certains recensements étrangers, n’est pas possible.

L’instauration de statistiques ethniques plus poussées pourrait sembler utile pour mieux mesurer certaines discriminations, mais cela pourrait aussi bien fragiliser la cohésion sociale en donnant une reconnaissance à l’existence de certaines « communautés » et en figeant certains groupes en fonction de critères ethniques parfois artificiels. Aussi, indépendamment même des objections politiques et juridiques, il n’est pas certain que de véritables statistiques ethniques à l’anglo-saxonne, notamment sur la base d’un recensement et d’un référentiel ethno-racial, soient efficaces pour améliorer la lutte contre le racisme car de nombreuses dérogations permettent déjà d’appréhender la diversité ethnique de la société.

a.   Les statistiques ethniques sont très encadrées par la Constitution

Les valeurs universalistes de la République française, inscrites dans la Constitution, s’opposent à l’instauration de statistiques ethniques fondées sur un référentiel ethno-racial.

i.   Une généralisation des statistiques ethniques se heurterait à des objections de principes

Contrairement aux États-Unis et au Royaume-Uni, la France a toujours refusé de reconnaître l’appartenance de ses citoyens à un groupe ethnoracial déterminé (à l’exception du recensement calédonien ([225])). Cette position s’explique par un attachement ancien au principe de l’universalisme républicain, qui trouve sa traduction juridique à l’article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Le Conseil constitutionnel en a déduit l’existence d’un principe d’unicité du « peuple français », qui s’oppose à la reconnaissance d’une autre communauté nationale ([226]).

Néanmoins, un débat est né autour de l’opportunité d’élargir la possibilité de « statistiques ethniques », dans l’objectif de mieux quantifier les discriminations et de mieux les combattre. Le rapport du Comité pour la mesure et l’évaluation de la diversité et de la discrimination (Comedd) ([227]), présidé par M. François Héran, recommandait l’usage de statistiques ethniques dans les enquêtes sur les discriminations. Selon M. François Héran, « La statistique publique est parfaitement capable d’utiliser des catégories instrumentales permettant de mettre en relief les inégalités sans que ce soit une assignation individuelle qui […] se traduirait finalement par une différenciation juridique en fonction de ces classifications ([228]). »

Mais l’instauration de statistiques ethniques reposant sur un référentiel ethno-racial risquerait aussi d’entraîner des effets pervers, comme le montre le rapport de la Commission alternative de réflexion sur les statistiques ethniques et les discriminations (Carsed), intitulé Le retour de la race ([229]). La création de statistiques ethniques suppose en effet d’établir un référentiel ethnique et de « nommer les races ». Cela entraînerait des difficultés dans la définition des catégories retenues et risquerait d’assigner aux personnes une identité ethnique artificielle, alors que les unions mixtes sont de plus en plus nombreuses. M. Hervé Le Bras, membre de la Carsed, explique : « le refus d’identifier les personnes par une appartenance ethnique a une raison simple : au lieu de combattre le mal, on le renforce, chacun se retranchant dans son groupe ethnique ou racial en s’identifiant à lui » ([230]). Selon Mme Dominique Schnapper, les statistiques ethniques sont, dans les pays anglo-saxons, « un des éléments qui contribuent à la racisation ou l’ethnicisation de la perception de la vie sociale ([231]) ».

Comme la grande majorité des universitaires entendus par la mission d’information, votre rapporteure pense donc que l’instauration de statistiques ethno-raciales ne peut que conduire à diviser la société française et à fragiliser sa cohésion.

Par ailleurs, il n’existe pas, en l’état actuel du droit en France, d’impossibilité à analyser le parcours des individus au sein de la société et à étudier les discriminations auxquelles ils font face, comme l’ont rappelé les personnes auditionnées.

ii.   Certaines statistiques ethniques sont possibles, très encadrées par la Constitution

En 2007, à la suite d’une recommandation formulée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ([232]), qui soulignait sa réserve sur la création d’un référentiel ethno-racial et préconisait un plus large usage des sources d’information disponibles, le législateur a souhaité développer les statistiques ethniques. L’article 63 de la loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile modifiait les articles 8 et 25 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés (loi « informatique et libertés ») de manière à permettre la réalisation de traitements de données à caractère personnel faisant apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques des personnes.

Dans une décision du 15 novembre 2007, le Conseil constitutionnel a déclaré cet article contraire à la Constitution. Si l’article, issu d’un amendement parlementaire, a été censuré pour une irrégularité de procédure (il s’agissait d’un « cavalier législatif »), le Conseil constitutionnel précise que : « les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines […] ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race ([233]) ».

La Constitution ne s’oppose pas, en revanche, au traitement de « données objectives » telles que l’origine géographique (avec le pays de naissance, la nationalité ou la nationalité antérieure à l’obtention de la nationalité française). De telles données peuvent être recueillies sur les ascendants des personnes interrogées. Elle ne s’oppose pas non plus au traitement de certaines données subjectives, comme le groupe ethnique auquel une personne peut spontanément s’identifier, c’est-à-dire le « ressenti d’appartenance ([234]) ».

b.   Les statistiques ethniques reposant sur un référentiel ethno-racial ne sont pas nécessaires pour parvenir à l’objectif qui justifierait leur instauration

Le cadre légal autorise donc déjà certaines dérogations qui permettent aux statisticiens et aux chercheurs, à certaines conditions, de mesurer efficacement les discriminations sans faire usage de statistiques « ethniques », entendues au sens « ethno-raciales ».

i.   La loi permet un recours large aux enquêtes sur l’origine

Le cadre légal des enquêtes statistiques est défini par la loi « informatique et liberté » de 1978 ([235]). L’article 6 de cette loi, dans sa version révisée à la suite de l’adoption du règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 dit « règlement général sur la protection des données » (RGPD) ([236]), tout en rappelant le principe de l’interdiction des statistiques ethniques, prévoit plusieurs exceptions à ce principe, par renvoi au paragraphe 2 de l’article 9 du RGPD ([237]). Conformément au cadre posé par le droit de l’Union, le traitement de données à caractère personnel dites sensibles, telles que celles qui révèlent l’origine raciale ou ethnique ([238]) est donc possible à certaines conditions ([239]) et dans plusieurs hypothèses, notamment :

– si la personne concernée a donné son consentement explicite au traitement de ces données ;

– s’il est effectué par un organisme à but non lucratif ;

– s’il est effectué à des fins de recherche scientifique ou historique, ou à des fins statistiques.

De manière générale, les « statistiques ethniques » sont donc possibles dès lors qu’elles sont justifiées par un motif d’intérêt public.

Si la Constitution s’opposerait à l’établissement d’un référentiel ethno-racial, les statisticiens entendus par la mission expliquent qu’il est possible d’atteindre indirectement des données sur l’origine par trois types de méthodes :

– l’approche « généalogique » (approche objective) : elle consiste à rechercher la nationalité des parents et des grands-parents, afin d’identifier les descendants d’immigrés ([240]) ;

– l’approche par le « ressenti d’appartenance », que ce soit la façon dont la personne se perçoit, ou la façon dont la personne pense qu’elle est perçue (approche subjective) ;

– l’approche par la religion, utile pour appréhender certaines formes de racisme liées à l’antisémitisme et au rejet des musulmans.

Ainsi, le questionnaire élaboré pour l’enquête « Trajectoires et origines » (TEO) ([241]) comprend désormais des questions permettant d’identifier la troisième génération d’immigrés, née sur le territoire national, à partir d’informations sur le lieu de naissance et la nationalité des grands-parents. À partir de ces données, M. François Héran estime que « un tiers de la population vivant en France sera soit immigré, soit enfant, soit petit-enfant d’au moins un immigré » ([242]).

Cette approche objective peut être complétée par des questions sur la perception des personnes interrogées : « L’enquête TEO comprend ainsi des questions précises sur d’éventuels traitements défavorables […] parmi les raisons suggérées de ces injustices figurent notamment l’origine et la couleur de peau » ([243]). Des catégories sont en général proposées aux personnes interrogées (« blanc », « noir », etc.), sans exclusivité pour ne pas les réduire à un groupe ethnique prédéfini : « rien n’empêche d’autoriser des réponses multiples et de permettre à quelqu’un de dire à la fois : je suis noir et je suis blanc » ([244]). De la sorte, « ce n’est pas nous qui assignons une identité aux personnes que nous interrogeons, ce sont elles qui s’auto-définissent ([245]) ».

M. Cris Beauchemin, directeur de recherche à l’INED, conclut : « De fait, nous avons donc d’une certaine façon aujourd’hui des statistiques ethniques en France » ([246]), utilement exploitées par les enquêtes du Défenseur des droits, de la DILCRAH, de l’INSEE et de l’INED.

ii.   L’intérêt de statistiques ethniques de type anglo-saxon serait limité

Dans ce contexte, la majorité des statisticiens et les institutions entendus s’opposent à l’instauration de statistiques ethniques sur le modèle anglo-saxon. C’est le cas par exemple de la CNCDH : « Pour la Commission, il n’est ni souhaitable ni nécessaire de produire des statistiques établissant des distinctions par catégories ethniques. Les administrations disposent des données leur permettant de mesurer les discriminations et le racisme ([247]). »

Pourtant, la Commission européenne juge que les outils dont la France s’est dotée sont insuffisants dans une communication récente sur le plan d’action de l’Union européenne contre le racisme 2020-2025 :

« Ces données [relatives à l’origine ethnique ou raciale] sont toutefois relativement peu nombreuses par rapport aux données relatives à d’autres motifs de discrimination, comme le sexe, le handicap et l’âge. Au nombre des obstacles existants figure la difficulté à établir une méthode commune, puisque certains États membres collectent de telles données tandis que d’autres évitent sciemment de le faire. Par conséquent, de nombreuses enquêtes se concentrent sur la perception de la discrimination ou utilisent des variables de remplacement comme la citoyenneté ou le pays de naissance. La collecte de données fiables et comparables aux niveaux européen et national est une condition préalable essentielle à une action efficace ([248]). »

Il convient de rappeler ici que les statistiques disponibles en France sont déjà très complètes, peut-être même, par certains aspects soulignés par les instituts de sondage entendus par la mission d’information, davantage que les statistiques qui sont disponibles dans les États qui autorisent les statistiques fondées sur un référentiel ethno-racial : « Les statistiques produites pour la France sont extrêmement complètes et précises comparées aux données que l’on peut trouver dans d’autres pays. Les données dont nous disposons, le sexe, l’âge, la catégorie sociale, le niveau de diplôme et la localisation géographique, nous permettent de disposer d’un référentiel qui assure la représentativité des personnes interrogées. Cette entreprise est beaucoup plus délicate dans d’autres pays ([249]). »

Aussi, les sondeurs interrogés par la mission d’information ont affirmé qu’ils disposaient déjà des outils nécessaires à la réalisation de leurs études, puisqu’ils ont la possibilité de poser les questions qu’ils souhaitent aux personnes interrogées – y compris des questions relatives à l’origine ou à la religion –, tant qu’ils n’enregistrent pas les résultats dans des fichiers nominatifs. Dans ces conditions, l’instauration de véritables statistiques ethniques – avec une nomenclature prédéfinie – ne serait pas utile : « même si elles étaient autorisées, je ne vois pas en quoi les statistiques ethniques pourraient nous servir ([250]). » Cette appréciation est partagée par M. Jean-Daniel Lévy : « lorsque nous discutons de ce sujet avec nos collègues américains, ils ne comprennent pas comment nous pouvons analyser l’opinion sans savoir ce que pensent les Noirs ou les Asiatiques. La réponse apportée en France n’est pas établie à partir de données ethniques, mais à partir d’informations sociales, générationnelles ou géographiques […] Nous n’avons pas besoin pour cela de statistiques ethniques ([251]) ».

Votre rapporteure estime donc que l’instauration de statistiques ethniques sur le modèle de ce qui se fait dans les pays anglo-saxons – modèle également promu par la Commission européenne – ne serait pas utile, et pourrait même se révéler contre-productive.

D.   la transmission du passÉ, colonne vertébrale de la République, au cœur du travail de fond contre le racisme et l’antisémitisme

Lors des auditions réalisées par la mission d’information, nombreuses sont les personnes auditionnées à avoir fait de la transmission de la mémoire et de l’enseignement de l’histoire un élément essentiel qui permet de prendre conscience des dangers du racisme, de son incompatibilité avec notre modèle universaliste et républicain et de la richesse apportée par les différentes immigrations à la construction de la nation française ([252]). Comme l’a résumé M. Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage : « Vivre harmonieusement dans la diversité n’est pas donné, cela se travaille, cela s’éduque. L’histoire est un des instruments pour y parvenir » ([253]). Ce rôle accordé à l’enseignement de l’histoire dans la lutte contre le racisme s’explique par le fait que, depuis sa constitution comme discipline d’enseignement, l’histoire comporte une forte dimension civique tant par les contenus qu’elle véhicule que par les attitudes intellectuelles qu’elle contribue à forger ([254]).

L’enseignement de l’histoire aux générations futures ne peut se faire sans une recherche universitaire de qualité. Avant de « faire connaître », il faut « connaître » et, si de nombreux progrès ont été faits dans les dernières décennies, il reste encore des lacunes à combler sur ces deux points. En outre, la politique du passé ne se limite pas à la question de la recherche et de la transmission des connaissances historiques, qui peuvent contribuer à la lutte contre le racisme. En effet, les politiques mémorielles, qui se construisent dans un dialogue entre la société civile et l’État ([255]), sont investies d’un rôle important. Il ne suffit pas de « faire connaître », il faut aussi « reconnaître ».

1.   Connaître

L’histoire coloniale existe de longue date, comme en témoigne l’ouvrage l’Histoire des colonies françaises de Gabriel Hanotaux, publié pour la première fois dans l’entre-deux-guerres ([256]), somme « monumentale et quasi officielle », qu’il a fallu soixante ans pour remplacer ([257]) avec la publication en 1990-1991 de Histoire de la France coloniale, des origines à 1914 et de l’Histoire de la France coloniale, 1914-1990 ([258]). Toutefois, l’histoire coloniale « classique » telle qu’elle était écrite avant-guerre est abandonnée au cours des années 1950-1960, par les historiens qui orientent leurs travaux dans trois directions :

– la transformation de l’histoire coloniale en une histoire de la France d’outre-mer qui analyse la France comme métropole impériale et agent de l’expansion européenne ;

– l’insertion de l’histoire de la colonisation dans une réflexion plus vaste traitant de l’impérialisme et du capitalisme ;

– l’inscription dans une perspective d’ « aire culturelle » qui conduit à étudier l’histoire des territoires anciennement colonisés dans une perspective de longue durée qui enjambe « le moment colonial » et étudie la période pré-coloniale et la période post-coloniale et qui se traduit par un renversement de perspective valorisant une histoire écrite du point de vue des mondes autochtones et colonisés ([259]).

L’histoire coloniale connaît un regain d’intérêt depuis les années 1990, comme en témoigne la publication ou réédition d’ouvrages de synthèse et l’arrivée à maturité d’une série de travaux réalisés par une génération d’historiens nés dans les années 1960 qui s’inscrivent dans la perspective d’une socio-histoire de la colonisation ([260]).

L’impact de la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (dite « loi Taubira »), doit être rappelé. Son article 2 prévoit que les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines « accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ».

Si les travaux consacrés à l’Afrique subsaharienne sont nombreux, en revanche, ceux consacrés à l’Afrique du Nord, à l’Asie et à l’Océanie semblent avoir eu moins d’écho pendant longtemps, ce qui est notamment lié au faible nombre de chercheurs ([261]). En particulier, si les historiens se sont intéressés à la guerre d’Algérie dès les années 1960 et, en l’absence d’ouverture des archives publiques, ont pu s’appuyer sur des témoignages oraux, des archives privées ou encore la presse périodique, l’histoire de la guerre d’Algérie a longtemps souffert du trop petit nombre de chercheurs ([262]). De grands progrès ont été réalisés par la communauté scientifique, comme le souligne M. Benjamin Stora dans le rapport Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis au Président de la République le 20 janvier 2021 ([263]). Aujourd’hui, comme M. Benjamin Stora l’a indiqué à la mission d’information, si le savoir académique a fait de grands progrès, les problèmes qui se posent sont, d’une part, le manque de professeurs et, d’autre part, le manque de transmission de cette connaissance aux jeunes générations d’élèves et d’étudiants. L’une des clés pour résoudre ce problème est la création de postes de professeurs et de maîtres de conférences dédiés dans les universités ([264]). Votre rapporteure soutient pleinement cette proposition et considère qu’il serait également nécessaire de créer des postes fléchés au Centre national de la recherche scientifique, comme M. Frédéric Régent l’a proposé à la mission d’information ([265]).

Ces créations permettront de répondre à une demande de formation des élèves de l’enseignement supérieur issus de familles venant de territoires auparavant colonisés par la France qui, comme l’a souligné M. Benjamin Stora ont « le sentiment que l’histoire de leurs parents, grands-parents ou arrières grands-parents n’était pas connue et n’était pas transmise » et « l’impression de mener une bataille mémorielle pour imposer l’histoire de leurs ancêtres, de leurs parents et de leurs grands-parents dans l’espace public et dans l’espace politique ([266]). »  Elles permettront aussi d’améliorer la formation des professeurs de l’enseignement primaire et secondaire qui ne sont pas spécialistes de ces questions et de leur donner des outils pour expliquer la complexité de ces histoires. L’importance de la formation des enseignants a également été soulignée par les professeurs rencontrés dans le cadre du déplacement de votre rapporteure à la Martinique ([267]). Enfin, ces postes contribueront à créer un contre-pouvoir universitaire en mesure de peser face à la diffusion sur internet de textes et vidéos à prétention historique mais dont les fondements scientifiques sont défaillants et qui alimentent les concurrences mémorielles. À cet égard, l’importance de la production scientifique accessible sur internet a été soulignée au cours des entretiens menés par votre rapporteure à la Martinique ([268]).

Le développement de la recherche et de l’enseignement universitaires que votre rapporteure appelle de ses vœux doit également tenir compte de l’intérêt de développer des approches décloisonnées. En effet, « le champ universitaire se structure par discipline, par aire culturelle, ce qui ne favorise pas l’appréhension de ces sujets comme un tout ; or cette approche globale est indispensable d’un point de vue scientifique et politique pour éviter l’écueil qui consisterait à alimenter, à notre tour, la concurrence des victimes », comme l’a indiqué Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8 et présidente d’Alarmer (Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de l’enseignement et de la recherche) à la mission d’information([269]). Des structures comme celle de l’association Alarmer permettent de faire travailler ensemble des spécialistes de diverses périodes historiques et de plusieurs disciplines ([270]).

L’étude du fait colonial étant un des champs de déploiement des études postcoloniales et décoloniales (ce qui ne va pas sans susciter des débats scientifiques ([271])), votre rapporteure tient à préciser qu’il faut veiller à ce que le développement de l’étude du fait colonial ne serve pas de faire-valoir au développement d’approches susceptibles de porter atteinte aux valeurs universalistes qui fondent le pacte républicain. En effet, il y a un « continuum qui existe entre, d’un côté, les enjeux ultra-intellectuels et théoriques et, de l’autre, les enjeux ultra-pratiques et politiques » ([272]), comme le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports Jean-Michel Blanquer l’a rappelé à la mission d’information (voir supra).

Enfin, en ce qui concerne la connaissance des génocides, qui sont aussi un champ de recherche crucial pour l’étude du racisme, votre rapporteure considère qu’il est nécessaire de continuer et d’approfondir les travaux. En effet, si la connaissance la Shoah a commencé à se développer considérablement à partir des années 1970 grâce aux travaux des historiens ([273]), en revanche, le génocide tsigane n’a commencé à être étudié que plus tardivement ([274]). Il apparaît moins connu, ce qu’illustre le fait que, comme M. Marcel Courthiade l’a indiqué à la mission d’information, l’enquête « L’Europe et les génocides : le cas français » réalisée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès([275]) en partenariat avec plusieurs organismes dont la DILCRAH ne traitait pas du génocide tsigane ([276]).

Recommandation n° 2

Augmenter le nombre de postes de professeurs et de maîtres de conférences dédiés aux sujets des génocides, de l’esclavage et de la colonisation et créer des postes « fléchés » au Centre national de la recherche scientifique.

2.   Reconnaître

a.   L’adoption de lois mémorielles

La politique mémorielle passe par des actions qui peuvent avoir un caractère symbolique très fort, telles que des discours de chefs d’État. Ainsi, pour M. Benjamin Stora, « la déclaration d’Emmanuel Macron sur l’affaire Audin s’inscrit dans la grande tradition des décisions de reconnaissance historique du passé sombre de la France (comme, dans un autre registre, le discours le Jacques Chirac sur le Vel d’Hiv) ([277]). » 

La reconnaissance passe, au niveau législatif, par l’adoption de lois dites « mémorielles ». Ces lois, qui ont été nombreuses depuis les années 2000, comportent des dispositions couvrant des champs variés.

Certaines dispositions ont une portée déclarative. Ainsi, l’article unique de la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 dispose que « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. » L’article 1er de la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (dite « loi Taubira ») dispose que « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. ». Enfin, l’article 1er de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés dispose que la Nation « reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance » en Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française.

Certaines dispositions des lois concernent des libertés comme la liberté d’expression. Ainsi l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, modifié par la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », et complété par la loi n° 2017‑86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront :

– contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ;

– nié, minoré ou banalisé de façon outrancière l’existence d’un autre crime de génocide, d’un autre crime contre l’humanité, d’un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou d’un crime de guerre ([278]), lorsque ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale.

D’autres dispositions instaurent des droits. Par exemple, l’article 6 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 accorde une allocation de reconnaissance aux anciens harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives de statut civil de droit local ayant servi en Algérie, qui ont fixé leur domicile en France.

Enfin, certaines lois instaurent des journées de commémoration, qui peuvent également être prévues par des textes réglementaires.

Textes législatifs et réglementaires instaurant des journées de commémoration

Peuvent par exemple être cités :

– la loi n° 54-415 du 14 avril 1954 qui a fait du dernier dimanche d’avril la journée de « commémoration des héros, victimes de la déportation dans les camps de concentration au cours de la guerre 1939-1945 » ([279]) ;

– la loi n° 83-550 du 30 juin 1983 ([280])  modifiée par la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 et le décret n° 2019-1166 du 12 novembre 2019 ([281]) qui fait du 10 mai la « journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions » et du 23 mai la « journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage » et institue un jour férié en outre-mer pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage par la République française et celle de la fin de tous les contrats d’engagement souscrits à la suite de cette abolition ;

– le décret n° 83-1003 du 23 novembre 1983 ([282]) qui fixe les dates prévues par la loi n° 83‑550 du 30 juin 1983 au 27 avril pour Mayotte, au 22 mai pour la Martinique, au 27 mai pour la Guadeloupe et pour Saint-Martin, au 10 juin pour la Guyane, au 9 octobre pour Saint-Barthélemy et au 20 décembre pour La Réunion ;

– la loi n° 2000-644 du 10 juillet 2000 qui fait du 16 juillet, date anniversaire de la rafle du Vélodrome d’hiver à Paris, la « journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux “Justes” de France qui ont recueilli, protégé ou défendu, au péril de leur propre vie et sans aucune contrepartie, une ou plusieurs personnes menacées de génocide »([283]) (si le 16 juillet n’est pas un dimanche, la commémoration est reportée au dimanche suivant). ;

– le décret du 31 mars 2003, qui fait du 25 septembre la « journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives en reconnaissance des sacrifices qu’ils ont consentis du fait de leur engagement au service de la France lors de la guerre d’Algérie » ([284]) ;

– le décret n° 2003-925 du 26 septembre 2003 qui fait du 5 décembre la « journée nationale d’hommage aux “morts pour la France” pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie »([285]) ;

– la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 qui prévoit que sont associés à l’hommage du 5 décembre aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie « les rapatriés d’Afrique du Nord, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Évian, ainsi que les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc » ;

 le décret n° 2005-547 du 26 mai 2005 a fait du 8 juin la « journée nationale d’hommage aux “morts pour la France” en Indochine » ([286]) ;

– le décret n° 2006-388 du 31 mars 2006 ([287]) qui fixe au 10 mai la date de la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage pour la France hexagonale ;

– la loi n° 2012-1361 du 6 décembre 2012 qui fait du 19 mars, jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie, la « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc » ([288]) ;

– le décret n° 2019-291 du 10 avril 2019 qui fait du 24 avril la journée de commémoration du génocide arménien de 1915 ([289]).

Enfin, certaines dispositions législatives mettent en place des institutions mémorielles ou fixent des objectifs à la recherche voire à l’enseignement (supra). L’article 3 complète la loi n° 83-550 du 30 juin 1983 pour instaurer un comité de personnalités qualifiées chargé de proposer des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations. Il s’agit du comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, qui a exercé ses fonctions jusqu’en 2019 ([290]). L’article 3 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 crée une fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie. L’article 4 de cette loi prévoit que les programmes de recherche universitaire « accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite ». La rédaction initiale de l’article imposait aux programmes scolaires de reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » et d’accorder « à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Cette disposition a fait l’objet de nombreuses polémiques. Suite à la décision du Conseil constitutionnel n° 2006-203 L du 31 janvier 2006 qui a indiqué qu’elle était de nature réglementaire, elle a été abrogée par le décret n° 2006-160 du 15 février 2006.

La diversité des dispositions des lois mémorielles illustre le fait que la politique de mémoire mise en place par l’État repose sur plusieurs piliers : le développement d’une « mémoire savante » (qui se matérialise par des travaux universitaires), sa transmission par le biais d’actions pédagogiques, la mise en place d’une politique commémorative ou encore le développement d’une politique patrimoniale mémorielle ([291]).

Cette politique mémorielle est d’autant plus importante qu’elle permet non seulement de regarder le passé en face avec lucidité mais aussi de donner aux jeunes générations des modèles auxquels ils puissent s’identifier. En effet, comme l’a souligné M. Pascal Blanchard : « Il est nécessaire d’opérer sur deux plans afin d’atteindre les fondements du racisme actuel. D’un côté, il convient de déconstruire le modèle qui produit le racisme en expliquant d’où il vient. […] De l’autre, nous devons donner à la jeunesse des exemples d’un monde qui fonctionne. ([292]) » 

C’est pourquoi, « il faut montrer le rôle de tout le monde dans les combats de la France pour sa survie. Des acteurs très divers, venus du monde entier, y ont participé. Il faut mettre en avant ces exemples pour que les enfants aient envie d’être des citoyens français », a souligné le ministre de l’éducation nationale, M. Jean-Michel Blanquer ([293]). Cette reconnaissance passe notamment par une mise en valeur du rôle des militaires venus de l’empire colonial. Ainsi, le rôle des tirailleurs algériens pendant la guerre de 1870 est désormais davantage mis en lumière dans les musées et les cérémonies ([294]). Cette reconnaissance doit aussi concerner l’action des civils, comme les travailleurs chinois employés en France pendant la Première Guerre mondiale, auxquels le Président de la République Emmanuel Macron a rendu hommage dans un discours prononcé à Xi’an le 8 janvier 2018 ([295]).

En outre, il est souhaitable que la promotion par la politique mémorielle d’exemples auxquels les jeunes puissent s’identifier bénéficie d’un relais au niveau médiatique par la production d’œuvres qui parlent à tous, tels que la série télévisée Frères d’armes co-écrite par Rachid Bouchareb et Pascal Blanchard. Cette série, réalisée en lien avec les ministères concernés, présente cinquante portraits de soldats en faisant appel à des personnalités connues, telles que Lilian Thuram ou Jamel Debbouze ([296]) et a notamment été diffusée sur les chaînes du service public à partir de mai 2014. Cette série, qui « relate l’histoire de combattants qui sont venus des quatre coins du monde participer aux guerres de la France et sont morts pour la patrie » permet d’« extraire du récit des contre-exemples légitimes aux discours des racistes » selon M. Pascal Blanchard qui a précisé que : « Quand vous dressez le portrait d’Addi Bâ le résistant, qui devient le film Les patriotes, vous ne fabriquez pas quelque chose de superficiel. Vous construisez des contre-images en allant au plus profond du récit ([297]). »

b.   L’inscription de la mémoire dans l’espace public

Votre rapporteure est également attachée au développement et au renouvellement de la politique patrimoniale mémorielle, qui prend des formes diverses, telles qu’une plaque de rue, un monument, une statue ou une stèle ([298]).

Cette politique est ancienne et ses modalités ont varié dans le temps. Par exemple, si la « statuomanie » a connu son acmé entre 1879 et 1914, l’érection par les pouvoirs publics de statues dans l’espace public est devenue bien plus rare à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Mme Jacqueline Lalouette, qui a achevé récemment une grande enquête sur les statues en France entre 1804 et 2018 ([299]) a constaté qu’aujourd’hui, « la plupart des gens sont indifférents aux statues, ne les regardent pas, ne savent pas qui elles représentent et parfois ne savent même pas qu’elles existent » ([300]). La présence de certaines statues dans l’espace public fait pourtant aujourd’hui débat, comme l’illustrent les atteintes portées aux statues des personnages associés à l’esclavage, voire à son abolition, qui ont eu lieu l’été dernier ([301]). La discordance apparente entre les politiques mémorielles relatives à l’esclavage et la présence de ces statues dans l’espace public est liée au fait qu’elles ont été érigées au XIXe siècle et que les politiques mémorielles évoluent au fil du temps. De fait, l’espace public est marqué par des traces du passé qui sont porteuses de mémoires propres. Cette question ne concerne pas seulement des statues mais peut aussi concerner les plaques de rue ou de monuments. Comme l’indiquait Mme Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes et du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes : « La mémoire n’est pas un long fil continu. Des guerres de mémoires cohabitent dans l’espace public, comme à Nantes, où le Mémorial de l’abolition de l’esclavage côtoie des rues dont les noms évoquent le passé colonial et esclavagiste de la ville. Le cas le plus emblématique est celui de la rue Guillaume-Grou : au XVIIIe siècle, ce Nantais a envoyé par bateau 10 000 à 15 000 hommes, femmes et enfants à Saint-Domingue et dans les colonies françaises de l’Amérique. La rue Guillaume-Grou se trouve à proximité de la rue de Saint- Domingue, du quai des Antilles, etc., qui témoignent dans l’espace public de l’existence d’une autre mémoire, d’un autre temps ([302]). »

Votre rapporteure considère que la superposition des couches mémorielles dans l’espace public ne doit pas faire l’objet d’une guerre de mémoires qui conduirait à supprimer telle ou telle statue de l’espace public. En effet, l’histoire de France forme un tout qu’il convient de restituer dans toute sa complexité. Après le vandalisme dont la statue de Colbert devant le Palais Bourbon a fait l’objet, le Président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand a souligné que « revisiter l’histoire » ou « vouloir la censurer dans ce qu’elle a de paradoxal parfois est absurde ([303]) ». Comme le Président de la République l’a souligné dans le discours qu’il a prononcé le 4 septembre 2020 à l’occasion de la célébration du 150e anniversaire de la proclamation de la République, « la République ne déboulonne pas de statues, ne choisit pas simplement une part de son histoire, car on ne choisit jamais une part de France, on choisit la France ([304]). »

En revanche, la superposition des couches mémorielles dans l’espace public doit entraîner, pour certains éléments du patrimoine commémoratif, un travail d’explication et de remise en contexte, comme M. Frédéric Régent l’a indiqué à la mission d’information ([305]). Pour transmettre au grand public une information scientifique adéquate, tant sur les différents aspects de l’action d’un personnage public que sur l’évolution de sa perception par le public, des dispositifs de médiation adaptés doivent être envisagés. Il pourrait s’agir d’actions relativement simples à mettre en place comme l’installation de panneaux explicatifs à proximité des statues ou encore l’augmentation des informations fournies dans les brochures ou les dépliants touristiques relatifs aux monuments qui sont édités par les collectivités territoriales ou diffusés sur support numérique.

En outre, votre rapporteure appelle de ses vœux l’installation de nouvelles statues correspondant aux orientations actuelles de la politique mémorielle et qui seraient liées à l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Par exemple, Mme Jacqueline Lalouette propose d’ériger des statues « d’hommes et de femmes noires ou mulâtres, esclaves ou non, ayant combattu pour la liberté, parfois au prix de leur vie ([306]) ». M. Benjamin Stora propose l’installation à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022 d’une stèle consacrée à l’Émir Abdelkader ([307]), grande figure de la résistance algérienne à la colonisation française au XIXe siècle, à Amboise, où il a été détenu entre 1848 et 1852. La mémoire des tourments de l’histoire asiatique ne doit pas être oubliée non plus dans la politique commémorative et votre rapporteure salue à ce titre l’inauguration le 17 avril 2018 par Anne Hidalgo, maire de Paris, d’une stèle en hommage aux victimes des Khmers Rouges dans le parc de Choisy, situé dans le treizième arrondissement de Paris ([308]). Paris est ainsi devenu la première capitale occidentale à accueillir un tel mémorial, comme l’a indiqué Mme Antonya Tioulong, vice-présidente du Haut conseil des Asiatiques de France, qui a fait partie des initiateurs du projet ([309]). Le renouvellement de la politique mémorielle passe également par des actions qui peuvent sembler plus modestes, comme le choix des noms de rue ou de bâtiments, mais qui n’en ont pas moins une résonance importante à l’échelle locale. Ainsi, votre rapporteure tient à féliciter le ministère des armées pour la réalisation du guide « Aux combattants d’Afrique, la France reconnaissante. 100 fiches biographiques à l’usage des maires de France », fruit d’un travail de recherche mené par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre et le service historique de la Défense qui a été rendu public en juillet 2020. Dans ce recueil, chaque maire pourra trouver des exemples et des inspirations pour donner à des rues ou encore à des écoles le nom de soldats africains ayant participé à la bataille de France, aux combats de la France libre et à la Libération du territoire lors de la Seconde Guerre mondiale. Dans le prolongement de ce travail, Mme Nadia Hai, ministre déléguée chargée de la ville, a été chargée à la fin de l’année 2020 de la préparation d’un recueil rassemblant plusieurs centaines de fiches biographiques consacrées à des personnalités issues de la diversité qui ont contribué à l’histoire de la France mais n’ont pas encore toutes trouvé leur place dans notre mémoire collective. Votre rapporteure se félicite de cette initiative qui offrira un support aux élus qui souhaitent rendre hommage à ces personnalités en donnant leur nom à une rue ou à un bâtiment public ([310]).

Recommandation n° 3

Traduire l’évolution des politiques mémorielles en érigeant des statues ou stèles ou en choisissant des noms de rue et de bâtiments qui, d’une part, prennent en compte la diversité et, d’autre part, commémorent la résistance à l’esclavage ou à la colonisation.

 

Recommandation n° 4

Favoriser la diffusion d’une information scientifique de qualité permettant de comprendre la pluralité des traces mémorielles dans l’espace public et de les replacer dans leur contexte.

Favoriser la diffusion d’une information scientifique de qualité permettant de comprendre la pluralité des traces mémorielles dans l’espace public et de les replacer dans leur contexte. Il convient enfin de souligner que le maillage mémoriel de l’espace public repose aussi sur les lieux de mémoire communaux et tout particulièrement sur les monuments aux morts. Votre rapporteure rappelle leur place symbolique dans l’espace public et considère qu’il est nécessaire de valoriser le rôle essentiel des adjoints aux maires en charge des questions culturelles, des affaires scolaires et de la jeunesse en matière d’histoire et de lutte contre le racisme. Ces derniers devraient bénéficier d’une offre de formation dédiée, par exemple sur internet, ou de fascicules de sensibilisation.

Recommandation n° 5

Développer une offre de formation spécifique destinée aux adjoints aux maires en charge des questions culturelles, des affaires scolaires et de la jeunesse afin de les sensibiliser à leur rôle essentiel en matière d’histoire et de lutte contre le racisme.

 

c.   La création de musées, mémoriaux et fondations

La reconnaissance mémorielle passe également par la création de mémoriaux, de musées ou de fondations. Si plusieurs structures ont été récemment créées en France, votre rapporteure estime que des politiques complémentaires pourraient encore être déployées.

Les structures existantes sont d’une grande variété, comme l’ont montré des auditions réalisées par la mission d’information.

Il peut s’agir de structures issues d’une initiative privée, qui a ensuite fait l’objet d’une reconnaissance de la part des pouvoirs publics. C’est par exemple le cas du Mémorial de la Shoah. Celui-ci est issu de la transformation du Mémorial du martyr juif inconnu, projet porté par Isaac Schneersohn, fondateur du Centre de documentation juive contemporaine, et inauguré en 1956 à Paris. À partir de 1957, une étape au mémorial est prévue dans le programme de la manifestation organisée par le ministère des anciens combattants et victimes de guerre le dernier dimanche d’avril lors de la commémoration du souvenir des victimes de la déportation instituée par la loi n° 54-415 du 14 avril 1954. Cette mesure « joue un rôle fondamental dans la reconnaissance officielle du monument » selon M. Simon Perego ([311]). À la suite du discours prononcé le 16 juillet 1995 par le Président de la République Jacques Chirac pour reconnaître la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs de France, le mémorial élargit son activité en prenant en compte les questions éducatives et se penche sur l’histoire de l’ensemble des génocides. Il change de nom pour devenir le Mémorial de la Shoah ([312]).

La création d’un mémorial peut aussi être issue d’un projet porté par une collectivité territoriale. C’est par exemple le cas du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, qui a été inauguré en 2012 et résulte d’une commande politique de la municipalité, dirigée par M. Jean-Marc Ayrault ([313]). Le Mémorial, qui vise à inscrire la mémoire de l’esclavage dans l’espace de la ville de Nantes est relié par un parcours dans les rues jalonné par onze panneaux informatifs sur la traite au musée d’histoire de Nantes, situé au Château des ducs de Bretagne. Celui-ci fournit les clés permettant de comprendre le passé négrier de Nantes, largement abordé dans l’exposition permanente ([314]).

Tout récemment également, le Mémorial ACTe ou « Centre caribéen d'expressions et de mémoire de la traite et de l'esclavage », inauguré en 2015 et initié par le sénateur Victorin Lurel, alors président du conseil régional de la Guadeloupe, la région et le Comité international des peuples noirs (CIPN), vise à créer un lieu dédié à la mémoire collective de l’esclavage et de la traite, qui soit ouvert sur le monde contemporain. Il constitue un lieu de mémoire et de recherche reconnu.

L’État peut aussi prendre lui-même en charge la création d’un musée, comme l’illustre l’exemple du Musée national de l’histoire de l’immigration, inauguré en 2014 et issu de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ouverte en 2007. Ce musée est à la fois « un lieu de la mémoire et de l’histoire de l’immigration » jusque-là absente des musées français selon son directeur, M. Sébastien Gokalp, qui a souligné qu’il était d’ailleurs « installé dans un lieu de mémoire : le palais des colonies de la Porte Dorée, inauguré en 1931, lors de l’Exposition coloniale, qui porte sur ses murs la gloire de l’empire colonial français ([315]) ». Certains éléments tels que les bas-reliefs de la façade ou les fresques de la salle des fêtes rappellent la destination première du lieu, ce qui fait écho à l’un des objectifs du musée, qui est de retourner les symboles, de battre en brèche les stéréotypes et de déconstruire l’imagerie héritée de la colonisation ([316]).

En France, outre des musées et des mémoriaux, des fondations ont été instituées à l’initiative des pouvoirs publics. C’est par exemple le cas de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Celle-ci est issue d’un projet élaboré par le poète Édouard Glissant à la demande du Président de la République Jacques Chirac qui visait à mettre en place une institution autonome dédiée à la mémoire de l’esclavage. Ce projet est relancé en 2016 lorsque le Président de la République François Hollande confie à M. Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, une mission de préfiguration visant à transformer le Comité national pour la mémoire de l’esclavage en une fondation reconnue d’utilité publique. La fondation, qui est reconnue d’intérêt public par le décret du 12 novembre 2019 ([317]), a son siège à l’Hôtel de la Marine, où se trouvait le bureau de Victor Schoelcher au moment de l’abolition de l’esclavage ([318]). Comme le souligne M. Pierre-Yves Bocquet, qui en est le directeur adjoint, cette fondation dispose d’un budget modeste de 2 millions d’euros par an et ne compte que sept permanents. Il ne s’agit pas d’un musée ouvert au public mais d’un organisme qui a vocation à créer des contenus, à concevoir des méthodes, à diffuser de la connaissance ou encore à soutenir des acteurs locaux ([319]). Toutefois, il semble que le travail de la fondation ne fasse pas l’objet d’un portage politique suffisant, comme l’a indiqué M. Dominique Sopo, président de SOS racisme et membre du conseil d’orientation de la Fondation ([320]). De ce fait, votre rapporteure appelle de ses vœux un renforcement de l’accompagnement public de l’action de la fondation dans les années à venir.

Celui-ci semble d’autant plus nécessaire qu’un mémorial rendant hommage aux victimes de l’esclavage, dont la création a été impulsée par le Président de la République Emmanuel Macron, va voir le jour à proximité. En effet, il sera installé dans le jardin des Tuileries, entre l’emplacement de l’ancienne demeure royale et impériale des Tuileries, où siégeait la Convention nationale, qui a voté la première abolition de l’esclavage en 1794, et l’Hôtel de la Marine, où a été préparée la deuxième abolition, effectuée par la Deuxième République en 1848 ([321]).

En outre, votre rapporteure considère que le paysage muséal devrait être complété. En effet, il n’existe aujourd’hui aucun musée national consacré spécifiquement à l’histoire coloniale, point sur lequel l’historien Pascal Blanchard a attiré l’attention de la mission d’information en soulignant qu’il est indispensable de se saisir de la question coloniale pour déconstruire le racisme ([322]). Votre rapporteure propose donc la création d’un musée de la colonisation, qui ne prendrait pas forcément la forme d’un espace physique consacré à la colonisation dans un lieu donné mais d’une structure plus souple, essentiellement accessible sur internet et qui aurait la capacité d’organiser des expositions itinérantes permettant de toucher des publics partout en France. Cette structure pourrait bâtir une stratégie numérique qui lui permette d’inscrire son action dans un cadre durable en fournissant des ressources permanentes à destination, non seulement des visiteurs des expositions, mais aussi de l’ensemble des publics qui cherchent une information scientifique de qualité sur l’histoire de la colonisation.

Recommandation n° 6

Créer un musée d’histoire de la colonisation qui s’appuie, d’une part, sur des expositions itinérantes et, d’autre part, sur des outils numériques permettant de toucher de manière pérenne un large public.

3.   Faire connaître

L’école a un rôle essentiel à jouer dans la transmission des connaissances historiques, pour lutter contre la diffusion dans la jeunesse, et, plus largement, dans le grand public, d’informations erronées sur le racisme et l’antisémitisme, produites sans aucune garantie scientifique par des créateurs de contenus qui ne sont pas des historiens professionnels et qui sont susceptibles d’attiser la concurrence mémorielle. La politique mémorielle, si elle a son utilité, doit être relayée par une action éducative de fond. Comme le soulignait M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, si la proposition de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon constitue un symbole fort, il ne faut pas oublier qu’« un symbole ne sert à rien si aucune action de fond, de moyen ou long terme, n’est engagée », notamment dans les écoles ([323]). Or, comme l’a indiqué Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, « les politiques mémorielles, si elles sont nécessaires, ne sont pas un remède magique. On a trop misé, ces dernières décennies, sur la stratégie de la mémoire. Il importe donc de construire du savoir plutôt que de jouer sur les ressorts de l’émotion et de poursuivre la chimère d’une mémoire unitaire et apaisée ([324]). » La lutte contre le racisme et l’antisémitisme passe nécessairement par la transmission d’un savoir scientifique qui permet de comprendre les mécanismes de ces phénomènes ([325]).

a.   Le rôle de l’enseignement de l’histoire à l’école

L’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, parce qu’il accomplissait son devoir d’enseignant, a porté un coup terrible à l’école et par là même à la République. La mission d’information lui a rendu hommage au cours de ses auditions et un extrait de la tribune de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) intitulée « Revenir et continuer » doit être ici rappelé : « Notre collègue n’a pas failli dans sa mission. Les messages de haine se déchaînaient sur les réseaux sociaux, mais il n’a pas failli. Une vidéo le rendait coupable de crime, mais il n’a pas failli. Une convocation au poste de police l’a conduit à s’expliquer, mais il n’a pas failli. Chaque matin, il s’est levé pour poursuivre sa mission, éclairer ces jeunes esprits qui lui étaient confiés, enseigner. Notre collègue savait mener un combat contre le fanatisme, la haine, l’intolérance, et il a cru que les armes du savoir seraient les plus fortes. »

Votre rapporteure tient à relever la place centrale occupée par les professeurs d’histoire-géographie, dont plusieurs associations de professeurs d’histoire-géographie ont pu témoigner. Le déploiement de ressources accessibles par internet constitue un des éléments témoignant de l’investissement massif des professeurs dans la diffusion de savoirs et de contenus scientifiques, par exemple sur le site de l’APHG ([326]).

M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes ([327]), créée dès 1998, a souligné que l’association a commencé par rassembler des ressources en ligne pour les mettre à la disposition des professeurs et qu’elle publie des séquences utilisées dans l’enseignement. Votre rapporteure a également pu rencontrer Mme Elsa Juston, professeure, présidente de l’association Oliwon Lakarayib ([328]), créée récemment qui met en ligne, sur une plateforme numérique dédiée à la Caraïbe, des capsules vidéos et des supports pédagogiques visant à rendre accessibles les savoirs scientifiques.

Recommandation n° 7

Apporter un soutien public, en particulier d’ordre financier ou logistique, au plus près des acteurs, aux réseaux de professeurs qui se constituent en vue de diffuser des outils pédagogiques disponibles pour l’ensemble de la profession et le grand public.

Il convient de souligner la demande de renforcement des heures consacrées à l’histoire-géographie et à l’éducation morale et civique, d’autant que celle-ci doit inclure l’éducation aux médias et aux réseaux sociaux (voir infra dans le III du présent rapport). M. Bruno Modica soulignait au cours de son audition ([329])  : « Les réformes successives ont réduit le temps d’enseignement de l’histoire-géographie et de l’enseignement moral et civique de 20 à 25 %. »

Recommandation n° 8

Renforcer le nombre des heures consacrées à l’histoire-géographie ainsi qu’à l’enseignement moral et civique dans l’enseignement primaire et secondaire.

Selon un sondage réalisé en 2019 par Harris interactive pour le magazine Historia, un grand nombre de Français considèrent que l’histoire est nécessaire pour comprendre les fondements des sociétés (91 % des sondés), pour comprendre réellement l’actualité (85 % des sondés) et pour être un bon citoyen (76 % des sondés). L’école joue un rôle important dans l’apprentissage de l’histoire car 56 % des sondés considèrent que c’est à l’école qu’ils ont acquis l’essentiel de leurs connaissances historiques. En revanche, bien qu’une grande partie des Français s’intéresse à l’histoire, on constate une relative désaffection des jeunes pour cette discipline. Si 76 % des Français s’intéressent à l’histoire de France, ce chiffre passe à 85 % chez les plus de 50 ans et tombe à 66 % chez les moins de 35 ans ([330]).

Intéresser davantage les jeunes à l’histoire permettrait à cette discipline de contribuer de manière plus efficace à la construction de la citoyenneté et à la lutte contre le racisme. Un rôle essentiel est attribué aux programmes d’histoire sur ce point. Par exemple, le bulletin officiel de l’Éducation nationale précise que les programmes d’histoire et de géographie du lycée « confrontent [les élèves] à l’altérité par la connaissance d’expériences humaines antérieures et de territoires variés » et « leur donnent les moyens d’une compréhension éclairée du monde d’hier et d’aujourd’hui, qu’ils appréhendent ainsi de manière plus distanciée et réfléchie ». Ils « contribuent à leur formation civique » notamment en les aidant à « devenir des citoyens éclairés et actifs, sachant faire preuve d’esprit critique » ([331]). En effet, comme l’a montré Mme Évelyne Hery, depuis la Troisième République la fonction assignée à l’histoire par les programmes scolaires est « de rendre aux élèves le monde contemporain intelligible dans une démarche rétrospective où la connaissance du passé éclaire le présent et fonde le sentiment des solidarités avec les hommes d’hier et d’aujourd’hui. ». En dotant l’élève d’une culture historique dont les repères chronologiques constituent l’ossature et d’une méthodologie de lecture, cet enseignement contribue à former un citoyen conscient et actif, apte à se diriger dans la vie politique et sociale ([332]).

Toutefois, la question est probablement davantage celle de la méthode et de l’articulation des thèmes entre eux que celle d’un vide dans les programmes. En effet, ceux-ci prennent déjà en compte des questions telles que les génocides, l’esclavage et la décolonisation, en primaire comme au collège ou au lycée. Par exemple, la formation du premier empire colonial français et l’esclavage figurent au programme d’histoire des classes de CM1, de quatrième ou encore de seconde générale et technologique. Le deuxième empire colonial français est étudié en CM2, en troisième et en première. En première générale, le chapitre « métropole et colonies » vise à étudier la politique coloniale de la IIIe République, et notamment les acteurs, les motivations et les territoires de la colonisation, les débats suscités par cette politique, les chocs entre puissances occasionnés par cette expansion, le fonctionnement des sociétés coloniales ainsi que le cas particulier de l’Algérie (conquise entre 1830 et 1847 et organisée en départements français en 1848). Parmi les points de passage et d’ouverture qui peuvent être choisis par les enseignants pour approfondir le chapitre, on trouve notamment l’étude de l’extension du code de l’indigénat algérien à toutes les colonies françaises ou encore l’étude de Saïgon. En première technologique, un des thèmes obligatoires est « La Troisième République : un régime, un empire colonial » et, en complément de ce thème, les enseignants choisissent un sujet d’étude qui est : soit « l’instruction des filles sous la Troisième République avant 1914 » soit « Vivre à Alger au début du XXe siècle ». La décolonisation est étudiée dans le chapitre « La France : une nouvelle place dans le monde » du programme de terminale générale et les enseignants peuvent choisir parmi les points de passage et d’ouverture pour approfondir le sujet « la guerre d’Algérie et ses mémoires ». En terminale technologique, la décolonisation est notamment incluse le thème « La France de 1945 à nos jours : une démocratie » dont l’étude est complétée par un sujet qui est soit l’évolution de la place et des droits des femmes dans la société française soit la guerre d’Algérie. Enfin, les génocides de la Seconde Guerre mondiale sont inclus dans les programmes d’histoire de CM2, de troisième ou encore de terminale générale et de terminale technologique([333]).

Toutefois, comme l’a souligné M. Benoît Drouot, vice-président de l’association Alarmer, ces programmes présentent trois faiblesses. Tout d’abord, ils conduisent à aborder par des tragédies le racisme et l’antisémitisme, ce qui « présente l’inconvénient de les enfermer dans ces manifestations paroxystiques et donc de diminuer leur portée aux yeux de nos élèves. » Par ailleurs, l’enseignement du racisme et de l’antisémitisme est segmenté, ce qui empêche de créer une cohésion dans l’esprit des élèves et limite la possibilité d’établir des analogies entre différents épisodes de l’histoire, pour mieux faire ressortir les singularités de chacun. Enfin, le traitement de ces questions est trop déconnecté du présent des élèves. Par exemple, passé l’étude de l’année 1945, l’antisémitisme n’est plus étudié et les élèves ne peuvent disposer de toutes les clés pour décrypter l’antisémitisme d’aujourd’hui ([334]).

En outre, la fragmentation des sujets étudiés dans les programmes d’histoire ne permet pas de répondre au problème de la concurrence mémorielle. Mme Noémie Madar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France, a ainsi indiqué que « lorsque l’on interroge les étudiants sur la connaissance de la Shoah et la mémoire de la Shoah, les élèves trouvent très majoritairement qu’il s’agit d’un crime grave. En revanche, lorsque l’on place ces questions dans une comparaison avec l’Algérie, avec l’esclavage, les résultats sont bien moins importants. Ceci prouve qu’il existe un sujet de concurrence victimaire et de concurrence mémorielle et l’on fait peser sur les juifs de France le fait que l’on ne parle pas suffisamment du reste. » ([335]) Or, comme l’a souligné M. Pierre Mairat, coprésident du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, « le fait de confronter ces mémoires différentes permet de comprendre qu’elles correspondent à plusieurs facettes du même problème ([336]) ».  De ce fait, « il est fondamental d’aborder ensemble les questions du racisme et de l’antisémitisme, car l’instrumentalisation de la concurrence des mémoires pourrit l’atmosphère dans les écoles », comme l’a indiqué M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah ([337]).

Votre rapporteure, qui partage ces constats, souligne les propositions de renouvellement des programmes faites par l’association Alarmer pour répondre à ces problèmes. Tout d’abord, il serait nécessaire de renforcer la place de l’histoire culturelle et de l’histoire des mentalités et des représentations pour permettre aux élèves de comprendre comment les altérités négatives sont fabriquées au cours du temps. Par ailleurs, il faudrait adopter une démarche permettant de montrer les ressorts communs entre les racismes et les antisémitismes, tout en insistant sur les singularités propres à chacun. Enfin, il serait utile d’adopter une approche plus thématique sur la durée, pour pallier les inconvénients de la fragmentation des sujets ([338]).

Recommandation n° 9

Faire évoluer les programmes d’histoire du lycée en y ajoutant un thème qui permette de traiter de la question du racisme et de l’antisémitisme de manière diachronique.

Votre rapporteure souhaite également revenir sur un élément important porté à sa connaissance au cours de son déplacement en Martinique en octobre 2020 : dès lors que de nouveaux programmes sont publiés, les programmes adaptés aux histoires locales des territoires ultramarins sortent généralement avec un certain retard ([339]). Une forme de « vide pédagogique » a ainsi été observée après 2015, qui n’a pas été sans conséquence. L’importance des programmes adaptés a précédemment été soulignée par le rapport sur les discriminations dans les Outre-Mer de nos collègues députées Josette Manin, Maud Petit et Cécile Rilhac, n° 1793 du 21 mars 2019.

Recommandation n° 10

Promouvoir une mise à jour plus rapide des manuels scolaires aux programmes adaptés aux histoires locales aussitôt qu’une réforme est mise en œuvre.

b.   Le rôle des musées et des lieux de mémoire

M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, soulignait au cours de son audition ([340])  : « Un des messages que je voudrais faire passer est que le racisme et l’antisémitisme sont devenus tellement graves en France qu’il faut professionnaliser la lutte contre ces phénomènes. Celle-ci doit être gérée comme les problèmes médicaux, les pandémies et l’éducation. Les institutions qui travaillent sur le terrain ont besoin de la société. Nous ne pouvons pas accomplir seuls un travail que la collectivité n’arrive pas à mener à bien. Il est nécessaire que l’ensemble des cadres de la société soient sensibilisés au racisme et à l’antisémitisme et apportent des réponses à la place qu’ils occupent. Enfin – même si ce propos peut surprendre, venant du Mémorial de la Shoah – le combat contre l’antisémitisme passe d’abord, à nos yeux, par la lutte contre toutes les formes de discrimination et de racisme. À défaut, il n’y aurait pas de cohérence, et nous ne serions pas entendus. »

Une réforme des programmes d’histoire ne peut suffire à elle seule, d’autant qu’elle ne concernerait que les plus jeunes, et non la grande majorité de la population, qui a quitté le système scolaire. Ce phénomène est par exemple illustré par le fait que, comme l’a indiqué Mme Krystel Gualdé : « À son ouverture, en 2007, le musée d’histoire de Nantes s’est trouvé confronté à une tâche colossale : pratiquement personne ne connaissait l’histoire de la traite et de l’esclavage en France. La loi de Christiane Taubira en 2001 l’avait certes fait entrer dans les programmes scolaires mais le public de 2007 n’avait pas suivi ces classes-là. Lorsque ces sujets étaient abordés, c’était toujours sous l’angle du roman national, c’est-à-dire des grandes dates de l’abolition. Mais quid par exemple de la révolution haïtienne ? Absolument rien, nulle part ([341]) ! »

Le développement d’expériences d’éducation informelle à destination de tous les publics, qui peuvent être à la fois efficaces et peu coûteuses, a donc un rôle essentiel à jouer, comme l’a indiqué Mme Élisabeth Caillet, philosophe, à la mission d’information ([342]). Les musées, mémoriaux et fondations occupent une place cruciale en la matière.

Cette place est d’autant plus significative que « les musées et les lieux de mémoire sont des espaces où la dimension expérimentale est plus importante » ([343]) selon M. Sébastien Gokalp qui a rappelé que le musée « est un lieu où l’on a une expérience sensorielle » ([344]). Par exemple, le Musée national de l’histoire de l’immigration comprend non seulement une collection « historique » faite de documents (principalement des photos et des articles de presse) mais aussi une collection qui « retrace le parcours de vie des immigrés, qui racontent leur histoire en déposant des objets – le téléphone portable avec lequel ils sont arrivés, le sac de couchage, des photos de famille ou de leur arrivée en France ([345]). » L’importance du sensible a pu être mesurée. Par exemple, les évaluations réalisées par le musée d’histoire de Nantes ont montré que « lorsque les visiteurs étaient touchés, troublés jusqu’à avoir envie de vomir à la simple lecture de textes du XVIIIe siècle sur la manière d’étamper un esclave, quelque chose se passait, quelque chose de violent qui faisait écho à l’histoire d’une domination et d’une violence séculaires. » ([346]) Faire place au sensible, c’est également avoir recours à la médiation de l’art, comme l’a souligné Mme Krystel Gualdé lors de son audition ([347]). Le Musée national de l’histoire de l’immigration dispose d’une collection d’œuvres d’art contemporain qui  « sans rien expliquer, en vous touchant au plus profond de vous-même, […] vous placent dans un autre rapport à l’immigration »([348]) selon M. Sébastien Gokalp.

Votre rapporteure tient ici à souligner l’impact du déploiement d’une muséographie repensée qui tienne compte des savoirs et des attentes actuels et exploite au mieux les pièces des musées. Ainsi, le domaine de La Pagerie, lieu de naissance de la future impératrice Joséphine, à la Martinique, est-il une belle démonstration d’un profond réaménagement du parcours de visite et des collections permettant de présenter et de documenter la vie des esclaves dans l’habitation ([349]). Plusieurs projets récents tendant à un réaménagement des parcours et des collections pour une meilleure connaissance du racisme, de l’antisémitisme et de l’esclavage peuvent être cités, tels que la rénovation du musée d’Aquitaine à Bordeaux qui inclut l’histoire de l’esclavage dans son parcours, le projet du Musée de la résistance et de la déportation à Besançon, qui abordera l'antisémitisme dans un nouveau parcours ou encore le projet de rénovation du Musée Victor Schloelcher à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, qui sera inauguré prochainement.

Les apports des musées et lieux de mémoire à la transmission de l’histoire reposent non seulement sur leurs collections permanentes mais aussi sur l’organisations d’expositions et d’évènements dans le but d’attirer des publics variés, qui ne seraient pas forcément venus sans cela. Par exemple, Mme Évelyne Heyer, co-commissaire de l’exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » organisée par le Musée de l’Homme, a indiqué que le bilan de celle-ci était très satisfaisant puisqu’au moins 30 % des visiteurs avaient moins de 25 ans, et qu’il ne s’agissait pas seulement d’élèves participant à des sorties scolaires mais de jeunes des quartiers qui avaient connu l’exposition grâce au bouche-à-oreille et étaient venus le week-end ([350]). Selon Mme Évelyne Heyer, cette exposition « leur a permis de se replacer dans un contexte, de comprendre ce qui pouvait leur arriver et d’être mieux armés pour y répondre autrement que par la colère » et elle a également permis aux jeunes qui n’étaient pas victimes de racisme « de trouver des phrases et des arguments simples […] pour pouvoir débattre avec des individus racistes » et d’en faire des porte-parole ([351]).

Les musées et lieux de mémoire mettent également en place des démarches qui leur permettent d’aller vers le public au lieu de le faire venir. Par exemple, une soixantaine d’expositions du Musée national de l’histoire de l’immigration circulent dans les collèges, les lycées et les communes ([352]). L’exposition « Nous et les autres » a été organisée de manière itinérante dans plusieurs villes de France, aux États-Unis  ou encore au Canada et elle est encore présente, sous la forme plus légère de kakémonos, dans différentes académies ([353]). Ces démarches permettent de toucher des publics qui ne se déplaceraient pas forcément. Par exemple, pour étendre son action au-delà des élèves qui viennent avec leur classe visiter le mémoriel de la Shoah, le Mémorial de la Shoah a commencé en 2016 à développer des ateliers à l’intérieur des établissements scolaires en concentrant son action sur les établissements où il y a des problèmes de racisme et d’antisémitisme, qui sont indiqués par les rectorats ([354]).

Recommandation n° 11

Porter une attention accrue à l’évolution de la présentation des collections dans les musées afin de renforcer la place de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.


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II.   Le racisme dans la loi et LA RÉPONSE PÉNALE AUX INFRACTIONS RACISTES

La police et la justice jouent un rôle essentiel dans la prévention et la répression des infractions à caractère raciste, c’est-à-dire des infractions aggravées par un motif raciste, qu’elles soient prévues par le code pénal ou par le droit de la presse. La police, souvent accusée – abusivement, selon votre rapporteure – d’avoir des pratiques racistes, constitue ainsi le premier maillon de la chaîne pénale, puisqu’elle est chargée de l’accueil des victimes. La loi pénale semble avoir trouvé un équilibre entre la nécessité d’incriminer certains propos et comportements racistes et l’exigence de préserver la liberté d’expression et la présomption d’innocence, même si le cadre juridique doit encore évoluer pour mieux prendre en compte le phénomène récent de la « haine en ligne ». Il serait en revanche souhaitable d’améliorer la réponse pénale à droit constant, en renforçant la formation des policiers et gendarmes et en tirant pleinement profit de la dimension pédagogique des sanctions infligées aux auteurs de ces infractions.

A.   LA QUESTION DU RACISME DANS LA POLICE

La police a une place centrale dans le cadre d’une réflexion sur le racisme : à la fois parce qu’elle est chargée d’accueillir les victimes de racisme et d’enregistrer les plaintes – elle constitue à ce titre la première étape de la réponse pénale – et parce qu’elle est elle-même régulièrement accusée de pratiques racistes ou discriminatoires, malgré des règles de déontologie strictes dont les violations sont sanctionnées grâce à des mécanismes de signalement efficaces.

Tout en récusant l’idée d’un « racisme institutionnel » au sein de la police ou de la gendarmerie, votre rapporteure constate toutefois que certains actes – notamment les contrôles d’identité – ne sont pas suffisamment encadrés, aussi bien par la loi que par la hiérarchie, qui doit jouer pleinement son rôle. Aussi, plusieurs pistes de réforme pourraient être envisagées dans le cadre du « Beauvau de la sécurité ».

1.   La critique d’une police « structurellement raciste » n’est pas fondée

Les difficultés relatives à la question du racisme dans la police ne doivent pas être niées : « La police est une institution qui est sans doute davantage perméable au racisme que les autres institutions françaises ([355]) ». La police a toutefois beaucoup évolué et les phénomènes de racisme qu’elle peut encore connaître relèvent aujourd’hui de dérives individuelles.

a.   Une image de « racisme » associée depuis longtemps à la police

Comme l’a expliqué le sociologue Fabien Jobard devant la mission d’information, rappelant qu’il « est particulièrement délicat d’aborder la question du "racisme policier" ou du racisme dans la police », il existe « un racisme policier qu’il s’agirait de quantifier, de mesurer – la tâche est très difficile –, un racisme qui est particulier dans sa nature et dans ses conséquences et qui s’explique par l’histoire et la sociologie ([356]) . »

 Il tiendrait d’abord à des raisons historiques liées au passé colonial de la France.

Dans les années 1920 et les années 1930, la préfecture de police disposait d’une « brigade nord-africaine » qui avait pour tâche exclusive le contrôle des populations d’Afrique du nord. Après la Deuxième Guerre mondiale, la brigade a changé de nom mais son rôle a été maintenu. La guerre d’Algérie et les activités métropolitaines du Front de libération nationale ont accentué les tensions entre la police et ces populations qui ont par la suite constitué une part significative des nouvelles générations d’immigrés.

De fait, ces pratiques se sont en partie perpétuées après la fin de la guerre d’Algérie. Dans les années 1970, certains quartiers d’habitat social se caractérisent à la fois par une forte présence de populations d’origine nord-africaine et par une présence insuffisante de la police. La police a dû « surinvestir la force », a souligné M. Fabien Jobard ([357]) : « En sous-effectifs, la police s’est rapidement militarisée jusqu’à devenir bien plus brutale qu’ailleurs ». Les émeutes périodiques que l’on connaît alors autour de Lyon s’étendent dans les années 1990 aux autres métropoles avec, en parallèle, un mouvement de militarisation de la police urbaine qui aboutit en 2003 à la création des « compagnies de sécurisation et d’intervention ».

Selon M. Fabien Jobard, cette dimension historique et le poids des pratiques issues de la guerre d’Algérie expliquent « pourquoi le thème du racisme est si souvent associé […] à la police », en France davantage que dans les autres États d’Europe.

En Angleterre, par comparaison, les institutions ne se sont pas adaptées de la même manière. À la fin des années 1970 et jusqu’au début des années 1980, l’Angleterre a connu de nombreuses émeutes, déclenchées en général après des actions violentes de la police éventuellement teintées de racisme. À la suite des émeutes de Brixton (1981), le rapport de Lord Scarman a amené une réforme de la procédure pénale et notamment des contrôles d’identité par le Police and Criminel Evidence Act (1984). Enfin, l’affaire Stephen Lawrence (1993) et le rapport MacPherson (1999) – qui dénonçait un « racisme institutionnel » – ont abouti à une transformation radicale du fonctionnement de la police et à la création de l’Independant Office for Police Conduct (IOPC), un organisme de contrôle réputé pour son indépendance ([358]). Grâce à une prise de conscience précoce, le Royaume‑Uni est donc parvenu à réformer l’organisation de sa police et à mettre fin aux accusations de « racisme » dont elle faisait l’objet.

L’image de la police française, à l’inverse, demeure relativement dégradée sur ces questions. Aujourd’hui, les critiques se concentrent sur la pratique supposée discriminatoire du contrôle d’identité, qui fera l’objet d’un développement à part. Les violences régulièrement attribuées à la police, quant à elles, ne concernent pas seulement les personnes d’origine immigrée, comme l’ont rappelé les personnes auditionnées en prenant l’exemple a contrario des « gilets jaunes », « peu susceptibles d’être victimes de racisme ([359])»  et pourtant malmenés : selon M. Frédéric Régent, ces violences « policières » sont donc « d’abord un problème de violence plus qu’un problème de racisme dans la police ([360]) ».

b.   Il n’existe pas de « racisme policier institutionnel »

Cette image d’une police « raciste » ne correspond pas, aujourd’hui, à une réalité. Les statistiques des services d’inspection montrent qu’il ne s’agit pas d’un phénomène structurel, d’autant que de nombreux efforts ont été faits depuis une vingtaine d’années pour rendre la police, par la composition de ses effectifs, « à l’image de la population ».

i.   Les chiffres appellent à nuancer l’idée d’un « racisme policier »

Les témoignages des policiers et gendarmes entendus par la mission d’information ainsi que les chiffres communiqués par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) conduisent à nuancer l’idée que les comportements racistes seraient répandus au sein de ces institutions.

En 2019, l’IGPN a dénombré 218 signalements via la plateforme interne « signal-discri » qui permet aux policiers de signaler les faits de discrimination – à caractère raciste ou non – et de harcèlement sexuel ou moral. 57 % des signalements concernaient des situations de harcèlement moral ([361]). Les faits de racisme ne constituent donc pas la majorité des signalements internes. L’IGGN, quant à elle, reçoit environ 200 signalements par an via la plateforme analogue « stop-discri » dont, en 2019, 7 cas de racisme avérés et sanctionnés ([362]).

La plateforme de signalement de l’IGPN ouverte aux citoyens a enregistré, au 30 novembre 2020, 5 052 signalements, c’est-à-dire davantage que sur la totalité de l’année 2019 (4 972 signalements). En 2020, au moment de son audition ([363]), le chef de l’IGGN quant à lui ne comptabilisait que 11 dossiers pour des faits de racisme sur les 1 571 signalements effectués par les citoyens.

En ce qui concerne les enquêtes judiciaires, l’IGPN a été saisie au 30 novembre 2020 de 40 dossiers dénonçant des faits à caractère raciste ou discriminatoire, soit une légère hausse par rapport à 2019 (36 dossiers) mais une baisse par rapport à 2018 (48 dossiers). Sur ces 40 dossiers, l’IGPN recense 4 cas de discrimination à raison de l’origine et 28 cas de faits à caractère raciste, en général des allégations d’injures racistes prononcées à l’encontre de personnes interpellées. « De manière générale, les enquêtes diligentées mettent en lumière l’absence de manquement de la part des fonctionnaires mis en cause. Le plus souvent, l’action de la police ou de l’agent est légitimée, ou bien la réalité des faits reprochés par l’usager n’est pas clairement établie ou démontrée, ou encore le caractère mensonger du signalement, qui a pu servir de manœuvre dilatoire, est mis en lumière ([364]). »

Au-delà de ces éléments quantitatifs, M. Christophe Peyrel note que les problématiques de racisme « n’apparaissent quasiment jamais » ([365]) à l’occasion des échanges qui ont lieu entre les agents et les personnes en charge des dispositifs d’accompagnement (assistantes sociales, psychologues opérationnels, médecins de prévention, réseau de lutte contre les risques suicidaires).

Enfin, les conseils de discipline traitent peu de cas de racisme et, le cas échéant, les fautes sont sanctionnées sans complaisance : « Parmi les dossiers disciplinaires, peu concernent des faits de racisme. Nous avons eu des cas de quenelles, qui ont été sanctionnés, des cas de racisme dans des groupes de discussion privée sur Snapchat ou de propos racistes, répétés ou ponctuels, à l’occasion d’une interpellation. Sur de tels faits, le conseil de discipline se prononce souvent à l’unanimité car même les représentants des personnels, qui défendent les agents, ne les acceptent pas – et ce parce qu’ils sont attentifs à l’image de l’institution.([366])»

ii.   Une police « à l’image de la population »

Depuis une vingtaine d’années, les modes de recrutement ont été adaptés pour favoriser la diversité sociale au sein de la police. Par conséquent, les « minorités » sont de plus en plus présentes au sein de la police.

La création des « adjoints de sécurité » (ADS) par la loi n° 97-940 du 16 octobre 1997 avait pour objectif de favoriser le recrutement des jeunes issus des quartiers pauvres et des minorités en créant des voies de recrutement scolairement moins exigeantes. L’objectif était, pour reprendre la formule du ministre de l’intérieur de l’époque Jean-Pierre Chevènement, de créer « une police à l’image de la population ».

En 2004, un nouveau statut a été créé en vue de faciliter la promotion des ADS. Le statut des « cadets de la République », défini par le décret n° 2004-1415 du 24 décembre 2004, leur donne la possibilité de préparer pendant un an le concours interne de gardien de la paix.

Dans le même objectif de rendre la police plus représentative de la population, la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) a adopté d’autres mesures d’ouverture :

– classes préparatoires intégrées ;

– partenariats avec l’Établissement pour l’insertion dans l’emploi (EPIDE) ;

– action de l’Unité de promotion, recrutement et égalité des chances de la police nationale (UPREC) ;

– professionnalisation des concours (2008) pour valoriser davantage les compétences professionnelles (concours internes et 3ème concours) ;

– élaboration d’un guide des recrutements (2013).

Grâce aux effets de ces mesures, les syndicats de police ont pu insister devant la mission d’information sur le fait que la police est désormais « représentative » de la population française, aussi bien du point de vue de la diversité sociale que de la diversité ethnique.

En pratique, il semble toutefois que cette « diversité » soit davantage présente chez les ADS et les cadets de la République que dans les corps de commandement et de direction ([367]). Par ailleurs, après avoir interrogé des policiers issus des minorités en France et en Allemagne, M. Jérémie Gauthier montre ([368]) que la situation de ces policiers est comparativement plus difficile en France.

iii.   Il existe un racisme à l’encontre des policiers de couleur

Au demeurant, il ne faut pas non plus négliger le racisme dont les policiers « minoritaires » peuvent être victimes de la part des personnes avec qui ils interagissent, ce qui peut rendre leur situation d’autant plus pénible. « En 30 ans de carrière », explique le lieutenant-colonel Baudoux, « je n’ai jamais eu à traiter de cas de gendarmes auteurs d’actes racistes. En revanche, j’ai connu des cas de gendarmes victimes de racisme. ([369])» 

En 2019, pour la première année, les statistiques du ministère de la justice constatent une proportion relativement importante (8,3 %) d’outrages à agents parmi les infractions à caractère raciste ayant fait l’objet d’une condamnation – alors que ces infractions étaient négligeables ou inexistantes les années précédentes.

Il semble que ce phénomène se soit accentué : au moment des manifestations en soutien à Adama Traoré, plusieurs policiers issus des minorités ont subi des remarques de la part de personnes issues des mêmes minorités, et qui les considèrent comme des « traîtres ». Ainsi, au cours de la même période, devant le tribunal de grande instance de Paris, un policier était « insulté et traité de traître parce qu’il était noir ([370]) ». Un témoignage similaire a été apporté à la mission d’information par le général Gaspari ([371]).

À la suite de ces événements, soixante policiers de couleur, dont Mme Linda Kebbab – qui a été entendue par la mission d’information – ont publié une tribune pour défendre la place des personnes issues des minorités dans la police :

« Nous condamnons les injures dégradantes selon lesquelles nous serions des “vendus”, des “Nègres de maison”, des “Arabes de service”. Des mots trop souvent entendus dans la bouche de ceux qui emploient également l’affreuse insulte “sale Blanc”. […] Nous ne cachons pas nos origines dans nos services, en revanche nous sommes forcés d’apprendre à nos enfants à cacher la profession de leurs parents ([372])» 

Tout en reconnaissant qu’il peut exister du racisme dans la police comme dans le reste de la société, les syndicats récusent fermement l’idée d’un « racisme institutionnel » qui concernerait tous les policiers ; les « dérapages » relèvent d’abord de comportements individuels qui doivent être sanctionnés avec fermeté.

Comme le souligne Mme Linda Kebbab, « l’institution ne parvient pas à endiguer des comportements et des actes qui, aussi rares et exceptionnels soient-ils, jettent l’opprobre sur l’ensemble de notre corps, et participent à la rupture progressive de la confiance entre la police et la population qu’elle protège ([373])» . Ou encore, comme M. Mario Stasi le résume : « Existe-t-il du racisme dans la police ? Oui. Est-ce que la police est raciste ? Non. Est-ce qu’un manifestant qui traite un policier noir de traître et de « sale black » est coupable d’un propos raciste ? Oui. On peut donc être policier et victime de racisme. Existe-t-il un racisme systémique, un racisme d’État ? Non, nous ne vivons pas dans l’apartheid. Il n’y a aucune loi, ni aucune institution raciste dans notre République, mais il existe bien sûr des déviances individuelles et, dans la police comme ailleurs, des individus racistes ([374]). »

C’est pour réguler ces « déviances individuelles », minoritaires mais très dommageables, qu’il est nécessaire que les dispositifs de contrôle et de sanction soient particulièrement effectifs.

2.   Des mécanismes de prévention, de contrôle et de sanction pour combattre les comportements racistes au sein de la police et de la gendarmerie

Plusieurs mécanismes dédiés permettent de signaler les comportements déviants et de s’assurer que les policiers et gendarmes respectent bien leurs obligations déontologiques. Ces mécanismes reposent à la fois sur le contrôle hiérarchique, sur des réseaux de « référents » et sur des plateformes qui permettent aux policiers et aux administrés de saisir directement les services d’inspection.

a.   Des règles déontologiques contrôlées et sanctionnées par la hiérarchie

Les policiers doivent respecter des obligations claires de déontologie, qui proscrivent tout comportement raciste ou discriminatoire. Le manquement à ces obligations est d’abord sanctionné par la hiérarchie.

i.   Une déontologie rigoureuse qui prohibe tout comportement raciste

Les obligations déontologiques des gendarmes et policiers sont inscrites dans plusieurs textes :

– la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui interdit les discriminations au sein de la fonction publique (article 6) et avec les usagers du service public (article 25) ;

– le « code de déontologie » de la police et de la gendarmerie, inscrit au chapitre IV du livre IV du code de la sécurité intérieure ;

– les consignes internes : les circulaires du ministre et instructions du préfet de police ([375]), prises en application de ces textes, et les chartes déontologiques ([376]).

Le code de la déontologie, commun à la police et à la gendarmerie, affirme que les forces de l’ordre doivent traiter les citoyens avec respect. Le tutoiement est prohibé (article R. 434-14) et les contrôles d’identité ne se fondent, sauf signalement spécifique, « sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif pour déterminer les personnes à contrôler ». Ils doivent respecter « la dignité de la personne qui en fait l’objet » (article R. 434-16).

En matière de déontologie, l’IGPN et l’IGGN ont un rôle de conseil, d’analyse, d’évaluation et de proposition pour améliorer les règles et les pratiques.

ii.   Un rôle essentiel de la hiérarchie pour sanctionner les manquements

L’article R. 434-5 du code de déontologie consacre aussi une obligation de « rendre compte » ([377]) au supérieur hiérarchique, ce qui confère à celui-ci un rôle crucial dans le contrôle du respect des prescriptions déontologiques des gendarmes et policiers.

La police nationale est le corps de la fonction publique le plus sanctionné ([378]), ce qui traduit l’existence d’un encadrement plus fort que dans les autres administrations : « Tous les faits connus, attestés, qui font l’objet d’un rapport donnent lieu à une procédure disciplinaire ([379]). »

Le rôle disciplinaire du supérieur hiérarchique est essentiel, comme nous l’ont confirmé l’ensemble des acteurs auditionnés, quelle que soit leur position au sein de la police ou de la gendarmerie : « On peut aussi travailler sur la formation, mais c’est surtout le supérieur hiérarchique – major de police, officier ou commandant – qui doit intervenir le plus tôt possible. ([380]) »  Il importe donc que le supérieur hiérarchique assume ses responsabilités et qu’il réagisse au plus vite en cas d’anomalie : « il est indispensable d’agir et de ne surtout pas laisser les fautes prospérer ([381]). »

À l’inverse, les dysfonctionnements constatés résultent aussi d’une défaillance du contrôle hiérarchique, comme l’explique M. Christophe Peyrel, directeur des ressources humaines de la préfecture de police : « lorsque des débordements ont lieu, on retrouve à chaque fois une carence managériale : les managers étaient en nombre insuffisant ; ils n’étaient pas assez présents auprès des hommes ; ils étaient inadaptés à la fonction ou insuffisamment sensibilisés à ces questions ([382]). »

Au demeurant, le rôle du chef ne s’exprime pas seulement dans la sanction, mais aussi dans la prévention et la formation. La façon dont il compose les équipages de police, par exemple, est un élément essentiel au bon déroulement des patrouilles. Les équipages sont plus performants quand ils sont composés à la fois de policiers expérimentés et de policiers plus jeunes, d’hommes et de femmes, etc., et ce afin de gagner en discernement lors des interventions ([383]).

Le rôle du chef est d’autant plus important dans le ressort de la préfecture de police, c’est-à-dire à Paris et en petite couronne, qu’il s’agit bien souvent d’une première affectation et que les gardiens de la paix ou officiers y sont relativement jeunes. Malheureusement, la préfecture de police connaît aussi un taux de gradés (par rapport au nombre de gardiens de la paix) inférieur à la moyenne nationale : c’est donc là où le besoin d’encadrement serait le plus grand que celui-ci, en termes d’effectifs, fait le plus défaut.

Du fait de son statut militaire, le rôle de la hiérarchie est particulièrement fort dans la gendarmerie. « La hiérarchie constitue la colonne vertébrale de notre institution. Quels que soient les missions et le nombre de gendarmes engagés sur le terrain, un chef est toujours clairement désigné et il a la responsabilité de mener la mission qui lui est confiée avec les gendarmes qu’il a sous ses ordres. Cette responsabilité est individuelle, mais aussi collective et hiérarchique ([384]). » Dans la gendarmerie, la sanction revêt aussi une signification particulière qui augmente sa force dissuasive et son caractère d’exemplarité ([385]).

Selon votre rapporteure, cette notion de responsabilité hiérarchique est essentielle pour s’assurer du respect des obligations qui figurent dans le code de déontologie. La structuration hiérarchique de la gendarmerie intrinsèque à son statut militaire et le respect accordé aussi bien au chef qu’à ses consignes, explique sans doute en partie ([386]) que celle-ci soit moins concernée par les débats relatifs aux relations entre la police et la population, comme en attestait déjà en 1977 le rapport Réponses à la violence du comité d’études présidé par Alain Peyrefitte.

Recommandation n° 12

Mener, dans le cadre du « Beauvau de la sécurité », une analyse des besoins spécifiques d’encadrement par la hiérarchie policière, en réexaminant en particulier les difficultés rencontrées dans les obligations de rapportage et de veille hiérarchique ainsi que celles qui sont liées à l’affectation des jeunes policiers et à la composition des équipages dans les zones les plus sensibles.

b.   Des mécanismes internes de prévention et de signalement

Pour tous les cas où la hiérarchie serait défaillante, par son inaction ou par ses propres fautes, des mécanismes ont été prévus permettant aux policiers de la contourner, en s’adressant à des pairs ou aux services d’inspection. Ces mécanismes sont d’autant plus nécessaires qu’il peut exister, dans des institutions corporatistes comme la police ou la gendarmerie, une forme de « loi du silence » ([387]).

i.   Des réseaux de référents spécialisés dans les questions de racisme

Le phénomène de « loi du silence » est lié à un esprit de corps qui a d’ailleurs ses vertus. « Dans la police plus qu’ailleurs », comme l’explique M. Jérôme Moisant, « il est nécessaire d’avoir une confiance absolue et aveugle dans son coéquipier ([388]). » Cette confiance mutuelle est à la fois un gage d’efficacité sur le terrain et une explication possible aux réticences des policiers à rapporter les faits dont ils pourraient être témoins, que ceux-ci soient répréhensibles ou non ([389]).

Dans ce contexte, les réseaux des « référents égalité diversité » (RED) – pour la gendarmerie – et des « référents racisme-antisémitisme-discriminations » – pour la police –, permettent un dialogue moins formel, de nature à faciliter les échanges et la « remontée » des difficultés.

Au sein de la gendarmerie, le réseau des RED est composé d’un référent national, de 35 coordonnateurs et de 248 référents de proximité. Il est chargé de diffuser l’information et de rappeler les règles déontologiques – à cet effet, il organise environ 500 opérations de sensibilisation tous les ans. Le réseau est composé de gendarmes de tous grades, ce qui permet un échange « entre pairs » en complément de la voie hiérarchique.

Dans la police, le réseau racisme-antisémitisme-discriminations est composé de 600 référents répartis sur l’ensemble du territoire. Son rôle est de conseiller, dans les commissariats, aussi bien les chefs de service que les agents chargés de l’accueil ([390]).

Votre rapporteure est convaincue de l’utilité de ces réseaux pour favoriser le dialogue et prévenir les comportements racistes au sein de la police et de la gendarmerie. Elle souhaiterait que leurs moyens humains puissent être renforcés, les représentants du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie – qui étaient aussi, pour la plupart, référents égalité diversité – ayant indiqué que ceux-ci n’avaient pas suffisamment de temps à consacrer à cette mission.

Recommandation n° 13

Accroître les moyens humains dont disposent concrètement les « référents égalité diversité » – pour la gendarmerie – et les « référents racisme-antisémitisme-discriminations » – pour la police – pour se consacrer à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations.

ii.   La possibilité de contourner la hiérarchie : signal-discri et stop-discri

À côté de ces réseaux, il existe des voies permettant de contacter directement les services d’inspection, en contournant la voie hiérarchique habituelle, qui peut être elle-même impliquée dans les faits dénoncés : les plateformes « signal-discri » et « stop-discri » mises en place, respectivement, en 2017 pour la police, et en 2014 pour la gendarmerie.

Chaque policier ou gendarme victime ou témoin de propos ou de comportements racistes (ou, plus généralement, de faits discriminatoires) – que ceux-ci résultent de fautes ou d’une application des règles de fonctionnement du service – peut ainsi contacter directement les services de l’inspection générale. Chaque plateforme reçoit un peu plus de 200 signalements tous les ans.

Toutes les situations révélées font l’objet d’un traitement spécifique de la part de l’IGPN ou de l’IGGN, qui peuvent préconiser des actions correctrices ou protectrices : conseil managérial, audit, enquête administrative voire judiciaire, mais également orientation et soutien du déclarant (action sociale, médecine statutaire et de prévention, service de soutien psychologique opérationnel, etc.).

c.   Des services d’inspection dotés de pouvoirs d’enquête importants

L’IGPN et l’IGGN sont les services d’inspection de la police et de la gendarmerie. Outre leur rôle de conseil en matière de déontologie, l’IGPN et l’IGGN conduisent les enquêtes administratives et judiciaires. À l’issue de ces enquêtes, elles émettent des avis recommandant à l’autorité hiérarchique telle ou telle sanction, seul le supérieur hiérarchique ayant un pouvoir de sanction disciplinaire dans la fonction publique française.

L’IGPN et l’IGNN peuvent être saisies à la fois :

– en interne, respectivement par tout policier ou gendarme, via les plateformes signal-discri et stop-discri, ainsi que par le directeur général de la police nationale ou, pour l’IGPN, par son homologue de la gendarmerie nationale, par le directeur général de la sécurité intérieure et par le préfet de police ;

– en externe, par tout citoyen depuis une « plateforme de signalement » ([391]) en ligne ainsi que par le Défenseur des droits.

La plateforme de signalement en ligne de l’IGPN, créée en 2013, est un outil efficace à la disposition des citoyens. Elle leur permet notamment de signaler les comportements racistes dont ils seraient victimes ou témoins. Selon leur nature et leur gravité, les faits sont ensuite traités par l’IGPN ou redirigés vers le service compétent. Trois cas de figure sont possibles :

– l’enquête administrative conduite par l’autorité hiérarchique ;

– l’enquête administrative conduite par l’IGPN elle-même, pour les faits les plus graves ou, en pratique et à la demande des directions d’emploi, pour les faits mettant en cause des officiers ou commissaires de police ; elle peut déboucher sur une sanction disciplinaire, prononcée par l’autorité hiérarchique sur avis consultatif de l’IGPN ;

– l’enquête judiciaire, conduite par l’IGPN sous l’autorité d’un magistrat, à l’initiative du procureur de la République ou du juge d’instruction. Dans ce cadre, l’IGPN peut placer des policiers sous surveillance. Elle peut déboucher sur une condamnation pénale, prononcée par le juge.

Dans le cadre d’une enquête judiciaire, les policiers et les gendarmes peuvent être placés sous surveillance. Les moyens dont elles disposent ([392]) et l’autorité qui leur est reconnue permettent à l’IGPN et l’IGGN d’établir les faits dans les situations les plus complexes. Les services d’inspection mènent leurs enquêtes de manière prudente, ce qui peut occasionner des délais nécessaires à la manifestation de la vérité.

Comme l’a souligné la directrice de l’IGPN ([393]) Mme Brigitte Jullien, s’il arrive que les policiers cachent certains faits pour protéger leurs collègues, il arrive aussi, à l’inverse, que des plaintes de mauvaise foi soient formées à l’occasion d’une interpellation, dans le cadre d’une « stratégie de contre-feu ». Ainsi, la possibilité aussi bien de faits dissimulés par la police que d’accusations infondées de la part de victimes déclarées rend particulièrement délicat le travail d’enquête devant aboutir à démontrer l’existence éventuelle de comportements racistes.

Toutefois, l’impossibilité de sanctionner un policier pénalement ne fait pas obstacle à ce qu’il soit sanctionné par sa hiérarchie, à l’issue d’une enquête administrative. Un même fait peut en effet donner lieu à deux enquêtes :

– le chef de l’IGPN peut décider de saisir le procureur de la République ([394]) avant la fin de l’enquête administrative, pour que celui-ci décide de l’opportunité d’engager des poursuites judiciaires ;

– à l’inverse, quand une enquête judiciaire est en cours, l’IGPN peut s’autosaisir et mener une enquête administrative afin de constater des manquements aux règles déontologiques.

Ainsi, même si le comportement n’est pas sanctionné pénalement, il peut être reconnu comme constitutif d’un manquement déontologique et faire l’objet d’une sanction administrative. Le traitement disciplinaire des fautes des policiers est donc effectif, y compris quand il s’agit de sanctionner la carence de la hiérarchie ([395]).

Enfin, votre rapporteure estime que le renforcement du rôle des inspections en matière d’audit, de conseil, d’analyse des pratiques et des règles professionnelles, de prévention et de maîtrise des risques est nécessaire afin de mieux assurer le respect des règles de déontologie et le traitement pérenne des questions de fond.

Il convient de relever que des évolutions en matière de déontologie sont en cours. Le ministre de l’intérieur a demandé à la directrice de l’IGPN de créer un comité d’évaluation de la déontologie policière au sein de l’IGPN pour renforcer encore ses garanties d’indépendance. Ce comité, qui ne sera composé d’aucun policier ([396]), aura pour fonction de formuler des recommandations. Il est en cours de constitution.

Le général de corps d’armée Alain Pidoux, chef de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), a souligné : « s’agissant de l’indépendance, préservons une IGGN dynamique, exigeante mais ouverte. Je suis favorable à l’arrivée d’un magistrat à l’IGGN et à l’arrivée d’un chargé de mission du Défenseur des droits à mes côtés. Ils verront comment nous travaillons au quotidien. » Il convient de relever qu’un conseiller de tribunal administratif est détaché auprès de l’IGPN.

Votre rapporteure est favorable à de telles démarches d’ouverture qui sont propres à renforcer les inspections générales de la police et de la gendarmerie et permettraient de répondre aux arguments tenant à un prétendu manque d’indépendance de ces structures.

Recommandation n° 14

Renforcer le rôle de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) en matière d’audit, de conseil, d’analyse des pratiques et des règles professionnelles, de prévention et de maîtrise des risques, afin de mieux assurer le respect des règles de déontologie et le traitement pérenne des questions de fond.

 

Recommandation n° 15

Prévoir la présence d’un magistrat et d’un représentant du Défenseur des droits au sein des équipes de l’IGPN et de l’IGGN.

3.   Les contrôles d’identité : au cœur des tensions actuelles entre la police et certaines catégories de populations

Les contrôles d’identité cristallisent les tensions entre la police et la population, notamment au regard de certaines pratiques jugées « racistes » ou « discriminatoires ». Au-delà des débats sur l’existence de « contrôles au faciès », force est de constater que les contrôles d’identité s’insèrent dans un cadre juridique excessivement souple, qui ne suffit pas pour autant à garantir leur efficacité.

a.   Des contrôles propices à la discrimination indirecte

Les « contrôles au faciès » sont des contrôles effectués en fonction de l’apparence de la personne contrôlée. Si les travaux des chercheurs mettent en évidence l’existence de disparités entre les groupes de personnes contrôlées, il ne faudrait pas en déduire que les contrôles d’identité aient systématiquement un caractère « raciste ».

i.   Les études de terrain semblent corroborer la notion de « contrôle au faciès »

La prohibition du « contrôle au faciès » est inscrite clairement à l’article R. 434-16 du code de sécurité intérieur : « Lorsque la loi l’autorise à procéder à un contrôle d’identité, le policier ou le gendarme ne se fonde sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif pour déterminer les personnes à contrôler, sauf s’il dispose d’un signalement précis motivant le contrôle. »

Pourtant, de nombreux travaux parus depuis la fin des années 2000, confirmés par le témoignage des personnes s’étant exprimant devant la mission d’information, attestent qu’il existe des biais dans les contrôles d’identité qui aboutissent à ce que certaines catégories de population soient davantage contrôlées que les autres.

Au cours de ses études de terrain, M. Sebastian Roché a pu constater des « discriminations systémiques », c’est-à-dire des disparités entre les taux de contrôle qui ne sont fondés sur aucun comportement objectif et qui ne sont pas régulées « ni par l’encadrement intermédiaire, la haute hiérarchie et les corps d’inspection et de contrôle ». Il en conclut, devant la mission d’information : « il existe en France une discrimination policière sur une base ethnique », qu’il a pu constater « systématiquement dans tous les endroits ([397])  [il a] réalisé des études, même si ces phénomènes ne concernent pas tous les agents de police ([398]). »

Au cours d’une enquête intitulée « Polis » ([399]), menée en France et en Allemagne avec son collègue Dietrich Oberwittler à partir de témoignages d’adolescents, puis reproduite dans les Bouches-du-Rhône ([400]), M. Sebastian Roché observe en France une telle « discrimination policière » à trois étapes du contrôle :

– le choix de la personne contrôlée : « la probabilité d’être contrôlé est objectivement liée à la couleur de peau des personnes » ;

– le traitement durant le contrôle (tutoiement, brutalisations) ;

– l’issue du contrôle (conduite des personnes au commissariat).

À l’inverse, il n’existe pas en Allemagne « de traces significatives de discriminations policières systémiques ».

Pour la première fois en 2017, à l’issue d’une enquête nationale réalisée entre le 19 février et le 31 mai 2016 et portant sur plus de 5 000 personnes ([401]), le Défenseur des droits reconnaît également l’existence de disparités qui semblent valider l’hypothèse de contrôles « au faciès » – sans toutefois employer l’expression ([402]) : « Alors que pour la majorité des enquêtés, les relations police-population sont satisfaisantes, des groupes spécifiques de personnes rapportent des expériences plus contrastées. Les jeunes de 18-25 ans déclarent ainsi sept fois plus de contrôles que l’ensemble de la population et les hommes perçus comme noirs ou arabes apparaissent cinq fois plus concernés par des contrôles fréquents ».

Un rapport récent appelle les pouvoirs publics à se saisir de la question : « en dépit des preuves apportées par de nombreuses études universitaires ou commandées par les organes de protection des droits de l’homme, il n’existe toujours pas de reconnaissance par le ministre de l’intérieur de ces pratiques discriminatoires ([403])» .

Le juge judiciaire a également pu constater à quelques reprises le caractère discriminatoire de certains contrôles d’identité et condamner l’État sur ce fondement ([404]).

ii.   Les contrôles d’identité révèleraient plutôt des discriminations sociales indirectes liées au sexe, au lieu d’habitation et à la tenue vestimentaire

Toutefois, le constat d’une « discrimination ethnique » lors des contrôles d’identité semble devoir être nuancé. S’il est indéniable que certaines populations issues de minorités ethniques sont davantage contrôlées que les autres, il n’est pas certain que cela révèle une forme de biais raciste de la part des policiers. Ce n’est d’ailleurs pas le sens du rapport du Défenseur des droits : « Nous ne disons pas que les forces de sécurité procèdent à ces contrôles parce qu’elles sont racistes ; nous affirmons simplement que le sentiment qu’ont les personnes concernées, notamment les jeunes, d’être victimes d’un traitement discriminatoire repose sur une réalité factuelle ([405]). »

L’étude de référence conduite en 2012 par MM. Fabien Jobard et René Lévy ([406]) montre que les phénomènes de « contrôle au faciès » s’expliquent en réalité par plusieurs critères qui, sans avoir de lien direct avec la « race », ont pour effet que les personnes issues de l’immigration sont surreprésentées parmi les personnes contrôlées.

Le premier critère est le lieu des contrôles. Les contrôles sont généralement effectués aux « lieux d’intersection » entre la périphérie et le centre, par exemple dans les grandes stations de RER qui représentent le point de passage entre la banlieue et la ville de Paris, lieux où transitent un grand nombre de personnes d’origine immigrée.

Le deuxième critère est l’activité apparente de la personne. Les personnes en situation d’oisiveté sont particulièrement contrôlées, car leur comportement est davantage suspect : « On confie alors à la police la mission de contrôler ces jeunes hommes qui semblent sans activité bien définie dans l’espace public : vendent-ils de la drogue ? Peut-être. Ou peut-être, en tout cas, fréquentent-ils ceux qui vendent de la drogue. La mission de sécurité publique, au cœur des fonctions de la police urbaine, consiste essentiellement à contrôler ce qui se passe sur l’espace public. […] Au fond, les missions que l’on confie à la police ont pour effet de produire un sur-contrôle de ces populations ([407]). » 

Le troisième critère est lié à la tenue de la personne contrôlée. Le fait de porter une capuche, ou d’être « habillé jeune », augmente considérablement les risques de contrôle. À l’inverse, le fait de porter un sac les diminue.

Les quatrième et cinquième critères sont liés à l’âge : les jeunes sont davantage contrôlés, et au sexe : les hommes sont davantage contrôlés que les femmes. Ces critères sont cohérents avec les chiffres de l’étude du Défenseur des droits, réalisée quatre ans plus tard : parmi les personnes interrogées, seules 10 % des femmes ont subi un contrôle d’identité au cours des cinq dernières années, contre 23 % des hommes. Il serait pourtant impropre d’en conclure que les contrôles seraient « sexistes ».

Au regard des différents paramètres, on s’aperçoit que ce ne sont pas les Noirs ou les Arabes en tant que tels qui sont davantage contrôlés, mais les « jeunes Noirs » ou les « jeunes Arabes », de sexe masculin. « Si on combine ces deux critères, 80 % des personnes correspondant au profil “jeune homme perçu comme noir ou arabe” déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années […] toutes choses égales par ailleurs, ces profils ont ainsi une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés ([408]). »

Les disparités ne sont donc pas fonction d’un critère isolé, mais d’une pluralité de variables cumulées et corrélées. Les jeunes hommes vivant dans des quartiers défavorisés et errant dans l’espace public sans activité définie ont beaucoup plus de chances d’être contrôlés que les autres types de population ; or ces personnes sont bien souvent, pour des raisons tenant à d’autres types de discriminations, d’origine immigrée. « Sans doute beaucoup de policiers n’ont-ils pas conscience de pratiquer une discrimination lorsqu’ils se livrent à de tels comportements ; ce sont souvent les discriminations indirectes qui empoisonnent les choses ([409]). » 

L’étude précitée de Fabien Jobard et alii conclut ainsi : « il est très difficile d’arbitrer quant à l’importance respective de la couleur de peau et de la tenue vestimentaire. S’il semble qu’un jeune homme blanc habillé de manière typiquement jeune risque davantage de se faire contrôler qu’un jeune homme noir ou maghrébin habillé décontracté, ce risque est en réalité identique sur un certain nombre de lieux et plus élevé, toutes choses égales par ailleurs, sur l’un des sites, lorsque l’on est Maghrébin. »

Les variables interagissent donc de manière complexe et parfois contradictoire, de sorte qu’il est difficile d’établir que les contrôles soient effectués en fonction de préjugés racistes, même si les études révèlent que les personnes d’origine immigrée subissent, dans ce domaine comme dans d’autres, des discriminations indirectes tenant par exemple à des facteurs géographiques, culturels ou sociaux.

Il convient de relever que la police ne serait pas forcément opposée à la réalisation de statistiques ethniques, convaincue que de telles statistiques ne révéleraient pas de chiffres anormaux eu égard aux endroits où les contrôles sont effectués ([410]).

b.   Un cadre juridique excessivement souple et pourtant inefficace, qui devrait être réformé

Même si les contrôles « au faciès » sont probablement une pratique minoritaire, il apparaît que le cadre juridique s’appliquant aux contrôles d’identité n’est pas suffisamment robuste, laissant aux forces de police et de gendarmerie une grande marge d’appréciation pour effectuer des contrôles qui pourront sembler arbitraires ou, en tout cas, inefficaces (voir infra). Dès lors, une réflexion sur une réforme du code de procédure pénale pour rendre ces contrôles plus légitimes et plus efficaces paraîtrait nécessaire à votre rapporteure.

i.   La pratique du contrôle d’identité n’est pas suffisamment encadrée

Depuis la loi n° 86-1004 du 3 septembre 1986 relative aux contrôles et vérifications d’identité, la base légale du contrôle d’identité est fixée par l’article 78-2 du code de procédure pénale.

Celui-ci prévoit trois types de contrôles d’identité :

– le contrôle d’identité de police judiciaire, c’est-à-dire en lien avec une infraction ; il doit être justifié par le comportement de la personne contrôlée ;

– le contrôle d’identité effectué sur réquisitions du procureur : il n’a pas besoin d’être justifié par le comportement de la personne, mais il est contraint par des conditions de lieu et de temps ;

– le contrôle d’identité de police administrative, c’est-à-dire en vue de prévenir une atteinte à l’ordre public : il peut être effectué sans aucune condition particulière ([411]).

RÉgime juridique des contrÔles d’identitÉ

 

Police judiciaire

Sur réquisitions du procureur

Police administrative

Base juridique (art. 78-2 CPP)

alinéas 1 à 5

alinéa 6

alinéa 7

Possibilité de contrôle indépendant du comportement

non

oui

oui

Possibilité de contrôler d’initiative

oui

non

oui

Conditions de temps et de lieu

non

oui

non

On peut d’abord s’étonner du fait que l’article 78-2 du code de procédure pénale, après avoir énuméré une liste de motifs autorisant un contrôle d’identité dans le cadre de la police judiciaire, crée un régime permettant de contrôler une personne « quel que soit son comportement » dans le cadre de la police administrative – et ce d’autant plus que les motifs recevables dans le cadre du premier régime sont suffisamment larges pour ne pas contraindre excessivement l’action de la police.

Il suffit en effet, pour se placer dans le cadre de la police judiciaire, que le policier ait « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner » que la personne contrôlée :

– a commis ou tenté de commettre une infraction, y compris s’il ne s’agit que d’une infraction contraventionnelle ;

 se prépare à commettre un crime ou un délit ;

– est susceptible de fournir des renseignements relatifs à un crime ou à un délit, même si elle n’est pas suspecte dans le cadre de l’enquête ;

– fait l’objet de recherches ordonnées par l’autorité judiciaire.

Il suffit donc de soupçonner qu’une personne détienne de la drogue – la détention de stupéfiant étant un délit – ou connaisse un trafiquant de drogue pour que son identité puisse être contrôlée sur le fondement des premiers alinéas de l’article 78-2 du code de procédure pénale. A contrario, cela signifierait que les contrôles d’identité de police administrative sont effectués sur des personnes dont il n’y a aucune raison de penser qu’elles aient pu commettre une infraction d’une façon ou d’une autre – ce qui pose la question de leur utilité ([412]).

On peut s’étonner, en deuxième lieu, que le contrôle « quel que soit le comportement » de la personne soit strictement encadré quand il est effectué sur réquisitions du procureur, c’est-à-dire sous l’autorité d’un magistrat, alors qu’il n’est soumis à aucune contrainte quand il est effectué à l’initiative du policier. Les contrôles possibles sur le fondement de l’alinéa 6 sont limités dans le temps, mais ils peuvent être poursuivis sans limite de temps sur le fondement de l’alinéa 7.

ii.   La finalité et l’efficacité du contrôle d’identité sont incertaines

L’articulation entre les différents régimes de contrôle d’identité n’est donc pas claire. À quoi bon prévoir un régime de police judiciaire fondé sur plusieurs motifs limitativement énumérés, s’il est de toute façon possible de contrôler une personne « quel que soit son comportement », y compris sans réquisitions ? À l’inverse, quelle est la finalité d’un contrôle d’identité dans le cadre de la police administrative s’il n’est pas orienté par le comportement du suspect et qu’il n’est pas lié à la recherche d’un suspect ou à la découverte d’une infraction ?

Cette confusion explique que les deux régimes de contrôle de police d’initiative paraissent en pratique indistincts : « cet article 78-2 donne une latitude considérable d’appréciation : la distinction administrative et judiciaire est intéressante quand on étudie le droit, mais je peux vous assurer que les policiers n’en tiennent pas compte » ([413]). Aussi, les policiers et gendarmes entendus par la mission ne distinguaient pas, d’une manière générale, entre contrôles de police judiciaire et contrôles de police administrative, mais entre contrôles d’initiative et contrôles sur réquisitions du procureur, comme le résume l’adjudant-chef Régis Poulet : « S’agissant du contrôle d’identité, soit nous agissons sur réquisitions du procureur – et il n’y a alors aucun problème puisque nous faisons un contrôle systématique sur un temps déterminé et un lieu déterminé – soit nous contrôlons des personnes sur la voie publique et il ne s’agit pas de contrôles aléatoires ([414]). »

M. Thierry Clair précise : l’action de la police « répond à des réquisitions ou se fait d’initiative. Elle répond à des réquisitions lorsque des personnes nous appellent parce qu’il y a des rodéos, parce que des jeunes restent dans les allées, parce qu’à minuit il y a encore du bruit dans le square en face de l’immeuble […] Ensuite, il y a le travail d’initiative : il s’agit alors de fonctionnaires en civil ou en tenue qui font de la dissuasion, de la présence sur le terrain ou qui sont à la recherche du flagrant délit […] le tout dans le cadre légal de l’article 78-2 du code de procédure pénale, bien évidemment. ([415]) »

Ainsi, la mission de « dissuasion » – contrôle préventif relevant de la police administrative – n’est pas séparée de la « recherche du flagrant délit », qui relève de la police judiciaire. Formellement, rien ne distingue un contrôle de police administrative d’un contrôle de police judiciaire effectué d’initiative ; la seule distinction réside dans le motif du contrôle, que le policier n’est pas obligé d’expliquer à la personne contrôlée. Le motif ne sera précisé que si le contrôle aboutit à une procédure judiciaire – il donne alors lieu à une trace écrite –, c’est-à-dire de manière rétrospective. « Le caractère flou de l’article 78-2 du code de procédure pénale mérite très largement réflexion, car il offre une marge d’appréciation très grande aux policiers ([416])»  qui peut donner l’impression de contrôles arbitraires.

Or c’est à l’occasion de ces contrôles, qui ne sont justifiés par aucun comportement et n’ont pas pour but la recherche de l’auteur d’une infraction, que les risques de contrôles « au faciès » sont les plus grands : « ces contrôles discrétionnaires sont le cœur de la discrimination policière sur une base ethnique », selon M. Sebastian Roché ([417]). Lorsqu’il « n’est encadré par aucun objectif précis et ne suppose aucun comportement suspect », ajoute Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, le contrôle d’identité, dans le cadre de la police administrative ou judiciaire, est « un vecteur du racisme » ([418]).

Vu que les contrôles de police administrative sont effectués, par définition, en dehors de toute commission d’infraction, leur utilité mérite d’être interrogée. Mme Massoud souligne que ces contrôles peuvent sembler inutiles, parce qu’ils donnent rarement lieu à la découverte d’une infraction ([419]). D’après les chiffres et les études dont il dispose, M. Sebastian Roché estime que « 95 à 97 % » des contrôles d’identité ne permettent pas « d’envisager le début d’une procédure judiciaire quelconque (sans même parler d’une éventuelle transmission au procureur) ».

L’IGPN elle-même remet en cause l’efficacité de ces contrôles : « Il s’agit de l’opération la plus pratiquée en France avec plusieurs millions de contrôles par an. Au-delà de la question quantitative, il convient de considérer la finalité et l’utilité. Aujourd’hui, la loi ne répond que partiellement aux besoins des policiers ; les articles 78-2 et suivants du code de procédure pénale ont été détournés de leur finalité ([420]). » En effet, soit les contrôles d’identité sont réalisés indépendamment du comportement de la personne, et ils ne débouchent qu’incidemment sur la découverte d’une infraction, soit ils sont réalisés en raison d’un comportement suspect, et les moyens donnés aux policiers ne sont pas suffisants pour confirmer leurs soupçons, car ils n’ont pas le droit de procéder à une palpation sauf pour garantir leur propre sécurité ([421]). Mme Brigitte Jullien s’interroge : « Comment révéler un usage de stupéfiants ou un vol à l’arraché avec un simple contrôle d’identité ? »

iii.   Une réflexion nécessaire pour rendre le contrôle d’identité à la fois moins discrétionnaire et plus efficace

Votre rapporteure soutient donc qu’il serait opportun de mener une réflexion ambitieuse sur le cadre et la pratique du contrôle d’identité, afin de restreindre les possibilités de contrôles discrétionnaires tout en renforçant les moyens des policiers quand le contrôle est justifié par un comportement suspect.

Une suppression de la référence au contrôle d’identité de police administrative dans l’article 78-2 du code de procédure pénale permettrait de s’assurer que tous les contrôles d’initiative sont reliés à la recherche d’un suspect ou à la découverte d’une infraction, tout en maintenant la possibilité de contrôler certaines personnes indépendamment de leur comportement dans le cadre des contrôles effectués sur réquisitions du procureur.

Une telle réforme, qui devrait faire l’objet d’une large concertation avec l’ensemble des forces de police et de gendarmerie, serait de nature à rendre les contrôles d’identité moins arbitraires et à augmenter leur efficacité judiciaire, en complément de la réflexion en cours sur une généralisation de la caméra piéton ([422]) , qui vise à prévenir les tensions que ces contrôles peuvent occasionner.

Recommandation n° 16

Mener une large concertation en vue d’une réforme du cadre légal applicable aux contrôles d’identité afin d’améliorer leur efficacité et de réduire les risques de contrôles discrétionnaires.

Au niveau règlementaire, il conviendrait également de renforcer l’obligation pour les équipages procédant aux contrôles de « rendre compte » à la hiérarchie, par exemple en imposant la saisie systématique des informations relatives aux contrôles dans l’application utilisée pour noter les actes de police effectués. Votre rapporteure rappelle, par ailleurs, l’obligation faite aux policiers de porter de manière visible leur numéro référentiel des identités et de l’organisation (RIO) ([423]) dans l’exercice de leurs missions, et ce afin de permettre aux citoyens de signaler par exemple un contrôle perçu comme discriminatoire.

B.   LE CADRE JURIDIQUE DES INFRACTIONS À CARACTÈRE RACISTE DOIT ÊTRE ACTUALISÉ SUR LA « HAINE EN LIGNE »

La sanction pénale est essentielle à la répression des actes racistes, mais elle ne saurait pour autant constituer la seule réponse et doit être complétée par différentes mesures de prévention et de sensibilisation ([424]) en matière de lutte contre la diffusion des idéologies racistes. La sanction pénale des discours et comportements racistes se heurte en effet à plusieurs obstacles, liés aux garanties entourant le droit à la liberté d’expression, à la difficulté de rapporter la preuve des éléments constitutifs de l’infraction – élément matériel et élément intentionnel – ou de qualifier juridiquement certains faits qui, malgré leur connotation raciste, ne sont pas toujours incriminés par la loi pénale. La loi française a donc été jugée suffisamment équilibrée par les personnes auditionnées. « Le cadre légal qui s’applique aux infractions à caractère raciste est considéré par la CNCDH comme globalement satisfaisant », souligne la commission dans son rapport précité portant sur l’année 2019 ([425]). Les résultats de la consultation adressée par la mission d’information à nos partenaires du Conseil de l’Europe dans le cadre du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) ([426]), attestent également que la France dispose d’un arsenal juridique complet. Toutefois, du fait des caractéristiques propres à ce média, la possibilité de s’exprimer sur internet de manière large, caché derrière un pseudonyme, constitue un défi supplémentaire pour la répression des propos racistes.

1.   Un cadre légal pour partie plus que centenaire : infractions de presse, infractions de droit commun et circonstances aggravantes

La liberté d’expression est un principe fondamental de nos démocraties modernes, garanti à la fois :

– par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ;

– par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière » ;

– par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne relatif à la liberté d’expression et d’information ([427]).  

La nécessité de respecter ces normes, de valeur supra-législative, explique que le juge soit particulièrement