N° 3969

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 9 mars 2021.

 

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D’INFORMATION (1)

sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme
et les réponses à y apporter

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Robin reda, Président

et

Mme Caroline Abadie, rapporteure

Députés

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TOME II – COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.


La mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter est composée de :

M. Robin Reda, président ; M. Meyer Habib, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe et Mme Laurence Vichnievsky, vice-présidents ; M. Buon Tan et Mme Michèle Victory, secrétaires ; Mme Caroline Abadie, rapporteure ; Mme Stéphanie Atger, M. Belkhir Belhaddad, M. Bertrand Bouyx, M. Jean-François Eliaou, M. Laurent Garcia, M. Raphaël Gérard, Mme Claire Guion-Firmin, Mme Fadila Khattabi, M. Michel Lauzzana, Mme Emmanuelle Ménard, Mme Sabine Rubin, Mme Nathalie Sarles, Mme Alexandra Valetta Ardisson.

 

 


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SOMMAIRE

 

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Pages

Compte rendu  2    Table ronde pour une approche historique, réunissant M. Frédéric Régent, historien, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et M. Benjamin Stora, historien, professeur émérite des universités

Compte rendu  3    Table ronde pour une approche sociologique, réunissant Mme Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et M. Michel Wieviorka, sociologue, président de la fondation Maison des sciences de l’Homme, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Compte rendu  4    Table ronde pour une approche démographique, réunissant M. Cris Beauchemin, directeur de recherche à l’Institut national des études démographiques (INED), M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et M. Hervé Le Bras, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur de recherches émérite à l’Institut national des études démographiques (INED), titulaire de la chaire « territoires et populations » du collège d’études mondiales de la Fondation maison des sciences de l’homme (FMSH)

Compte rendu  5    Audition commune de Mme Ya-Han Chuang, sociologue, post-doctorante à l’Institut national d’études démographiques à l’Institut national d’études démographiques (INED), et de Mme Simeng Wang, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordinatrice du réseau de recherche pluridisciplinaire Migrations de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en France

Compte rendu  6    Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), et M. Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society »

Compte rendu  7    Audition de M. François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, directeur de l’Institut convergence migrations au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration

Compte rendu  8    Table ronde réunissant : M. Tommaso Vitale, sociologue, professeur associé à Sciences Po, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) ; M. Marcel Courthiade, professeur de langue et civilisation rromani à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), commissaire pour la langue et la justice linguistique de l’Union rromani internationale, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Compte rendu  9    Table ronde, ouverte à la presse, sur le projet Global race INED – Sciences Po réunissant M. Patrick Simon, socio-démographe, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED) et responsable du département Integer (Intégration et discriminations) à l’Institut des migrations, et M. Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po

Compte rendu  10    Table ronde sur les lieux de mémoire et les musées réunissant M. Pierre-Yves Bocquet, inspecteur général des affaires sociales, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, Mme Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes et du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, et M. Sébastien Gokalp, directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration

Compte rendu  11    Audition de M. Patrick Karam, vice-président du Conseil régional d’Île-de-France en charge des sports, des loisirs, de la jeunesse, de la citoyenneté et de la vie associative, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, fondateur et président d’honneur du Conseil représentatif des Français originaires d’Outre-mer (CREFOM), président de la Coordination pour les chrétiens d’Orient (CHREDO), ancien délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’Outre-mer

Compte rendu  12    Table ronde réunissant Mme Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), et Mme Sylvie Le Minez, cheffe de l’unité des études démographiques et sociales de la direction des statistiques démographiques et sociales de l’INSEE

Compte rendu  13    Audition de M. Georges Bensoussan, historien, ancien professeur agrégé d’histoire, ancien directeur éditorial du Mémorial de la Shoah (Paris)

Compte rendu  14    Audition de Mme Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

Compte rendu  15    Table ronde réunissant Mme Carole Reynaud-Paligot, historienne et sociologue, Université de Bourgogne, co-commissaire scientifique de l’exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l’Homme à Paris, et Mme Évelyne Heyer, biologiste, spécialiste de l’anthropologie génétique, professeure, directrice de l’unité d’Éco-Anthropologie au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), cocommissaire de l’exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l’Homme à Paris, membre du conseil scientifique de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Compte rendu  16    Audition de M. Olivier Roy, politologue, professeur à l’Institut universitaire européen à Florence

Compte rendu  17    Audition de M. Kamel Daoud, écrivain et journaliste

Compte rendu  18    Audition de M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, et Mme Pauline Birolini, responsable du pôle juridique

Compte rendu  19    Audition de Mme Laëtitia Hélouet et M. Boris Janicek, coprésidents du Club XXIe siècle et de Mme Samira Bougrara, membre

Compte rendu  20    Table ronde réunissant Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire de l’Afrique subsaharienne de l’université Paris Diderot (Université de Paris), membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, M. Pap Ndiaye, historien, professeur des universités à Sciences Po, membre du collège « lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité » du Défenseur des droits, membre du comité stratégique pour l’ouverture sociale dans l’enseignement supérieur, et du conseil scientifique de l’École normale supérieure et Mme Audrey Célestine, politiste, maître de conférences à l’université de Lille et membre de l’Institut universitaire de France

Compte rendu  21    Audition de M. Samuel Thomas, délégué général de la Fédération nationale des maisons des potes, président de la Maison des potes-maison de l’égalité, ancien viceprésident de SOS Racisme

Compte rendu  22    Audition de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme

Compte rendu  23    Audition de M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), avocat au barreau de Paris

Compte rendu  24    Audition de M. Pascal Blanchard, historien, membre associé du Laboratoire communication et politique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), codirecteur du groupe de recherche Association Connaissance de l’histoire contemporaine (ACHAC), directeur de l’agence Les bâtisseurs de mémoire

Compte rendu  25    Audition de M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), et de Mme Cécile Riou, secrétaire générale adjointe, et de Mme Camille Tauveron, chargée de mission

Compte rendu  26    Table ronde réunissant Mme Antonya Tioulong, vice-présidente du Haut conseil des Asiatiques de France et M. Pascal Liu, membre ; Mme Laetitia Chhiv, présidente de l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF) et M. Daniel Tran, vice-président ; M. Zhongfei Zhang, président de l’Union des jeunes Chinois en France (UJCF) et de Mme Angelina Cai, déléguée générale

Compte rendu  27    Audition de Mme Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l’unité de recherche migrations et société du Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Compte rendu  28    Audition de M. Pierre Mairat, co-président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)

Compte rendu  29    Audition de Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris Nanterre, ancienne présidente et membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI)

Compte rendu  30    Audition de M. Ghyslain Vedeux, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), de M. Christophe Lèguevaques, avocat, de Mme Stéphanie Mulot, professeure des universités en sociologie, et de M. Malcom Ferdinand, chargé de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) (IRISSO), membres du collège d’experts constitué par le CRAN

Compte rendu  31    Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Potier, préfet, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Compte rendu  32    Audition, ouverte à la presse, de M. Lilian Thuram, président de la Fondation Lilian Thuram, Éducation contre le racisme, de M. Lionel Gauthier, directeur, de Mme Elisabeth Caillet, philosophe, et de M. Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l’Université de Genève, chargé de projets au Muséum d’histoire naturelle de Genève, membres du comité scientifique de la fondation

Compte rendu  33    Table ronde réunissant M. Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d’entreprise de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), M. Mathieu Gallard, directeur d’études du département des affaires publiques d’Ipsos et M. Jean-Daniel Lévy, directeur du département politique et opinion de Harris interactive

Compte rendu  34    Table ronde réunissant Mme Radia Bakkouch, présidente de l’association Coexister France, M. Philippe Coen, président de l’association Respect zone, Mme Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance et du numéro pour la protection des mineurs sur Internet Net Écoute, et M. Samuel Comblez, directeur des opérations et de Net Écoute

Compte rendu  35    Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports

Compte rendu  36    Audition de M. François-Antoine Mariani, directeur général délégué à la politique de la ville de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), et de Mme Hélène Chapet, directrice du programme « Lien social et image des quartiers

Compte rendu  37    Audition de M. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, et de M. Nicolas Cadène, rapporteur général

Compte rendu  38    Audition de Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au ministère de la culture, et de Mme Sophie Lecointe, cheffe du service de la coordination des politiques culturelles et de l’innovation

Compte rendu  39    Audition de M. Amin Maalouf, de l’Académie française

Compte rendu  40    Table ronde réunissant M. Patrick Haddad de l’Association des maires de France, maire de Sarcelles, Mme Naïma Charaï de l’association Régions de France, conseillère régionale de NouvelleAquitaine, M. Pierre Monzani, directeur général de l’Assemblée des départements de France (ADF), et Mme Alyssia Andrieux, conseillère action éducative, sportive, culturelle et touristique

Compte rendu  41    Audition commune de Mme Noémie Madar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), et de M. Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

Compte rendu  42    Audition commune de M. Nicolas Grivel, directeur général de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), et de M. Jean-Marc Torrollion, président de la Fédération nationale de l’immobilier (FNAIM)

Compte rendu  43    Audition de M. Roch-Olivier Maistre, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), de M. Yannick Faure, directeur de cabinet et de M. Guillaume Blanchot, directeur général

Compte rendu  44    Audition de M. le vice-amiral d’escadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des armées

Compte rendu  45    Audition de M. Patrick Charlier, directeur de l’UNIA (anciennement Centre interfédéral belge pour l’égalité des chances)

Compte rendu  46    Audition de M. Henri Nickels, coordinateur des programmes, coopération institutionnelle et réseaux de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne

Compte rendu  47    Audition de M. Thomas Dautieu, directeur de la conformité de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), de Mme Marie Heuzé, juriste au service des affaires régaliennes et des collectivités territoriales, et de Mme Tiphaine Havel, conseillère pour les questions institutionnelles et parlementaires

Compte rendu  48    Audition de Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances

Compte rendu  49    Table ronde réunissant M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes ; Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, présidente de l’Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de la recherche et de l’enseignement (Alarmer), directrice de la RevueAlarmer, et M. Benoit Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République

Compte rendu  50    Table ronde réunissant M. Alain Frugière, directeur de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de l’Académie de Paris, président du réseau national des Inspé, Mme Fabienne Rosenwald, directrice de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) au ministère de l’éducation nationale, et M. Thibaut de Saint Pol, directeur de l’Institut national pour la jeunesse et l’éducation populaire (INJEP)

Compte rendu  51    Audition de M. le doyen Nicolas Bonnal, conseiller à la Cour de cassation, chambre criminelle

Compte rendu  52    Audition de Mme Anne-Marie Sauteraud, ancienne présidente de la chambre 2-7è de la Cour d’appel de Paris

Compte rendu  53    Audition de M. Jean Grosset, membre du bureau du Conseil économique, social et environnemental (CESE)

Compte rendu  54    Audition de M. Trevor Phillips, journaliste et écrivain, président du think-tank Runnymede Trust

Compte rendu  55    Audition de M. Kofi Yamgnane, ancien secrétaire d'État aux affaires sociales et à l’intégration

Compte rendu  56    Audition de M. Michael Lockwood, directeur général de l’Independant Office for Police Conduct (IOPC) du Royaume-Uni

Compte rendu  57    Audition Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l’université de Bristol

Compte rendu  58    Audition de Sir Nicholas Green, président de la Law Commission du Royaume-Uni et de Mme Penney Lewis, commissaire en droit pénal à la Law Commission du Royaume-Uni

Compte rendu  59    Audition de M. Jean-François Colombet, préfet de Mayotte

Compte rendu  60    Audition de M. Mikaël Quimbert, adjoint au sous-directeur des politiques publiques à la direction générale des outre-mer du ministère des outre-mer

Compte rendu  61    Table ronde réunissant M. Yazid Chir, cofondateur et président de Nos quartiers ont du talent (NQT), Mme Anne Laure Cuq, directrice régionale Sud-Ouest de Les entreprises pour la cité, M. Jérôme Lê, chef de la cellule « statistiques et études sur l’immigration » de la direction des statistiques démographiques et sociales de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et Mme MarieAnne Valfort, professeure à l’École d’économie de Paris, détachée auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)

Compte rendu  62    Table ronde réunissant M. Paul Bazin, directeur général adjoint de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi ; M. Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’Université Gustave Eiffel, directeur de la fédération Théorie et évaluation des politiques publiques (n° 2042 du Centre national de la recherche scientifique – CNRS) ; M. Jean-Luc Primon, sociologue, maître de conférences à l’université Côte d’Azur, chercheur et directeur adjoint de l’unité mixte de recherches Migrations et société (URMIS), chercheur associé à l’Institut national d’études démographiques (INED) ; Mme Karima Silvent, directrice des ressources humaines du Groupe Axa et Mme Kirsty Leivers directrice en charge de la culture, de la diversité et de l’inclusion

Compte rendu  63    Table ronde réunissant M. Thierry Clair, secrétaire général adjoint d’UNSA Police ; M. Sylvain Durante, secrétaire général adjoint d’Alternative police CFDT ; Mme Linda Kebbab, déléguée nationale d’Unité SGP Police FO et M. Jérôme Moisant, secrétaire national ; M. Stanislas Gaudon, délégué général d’Alliance police nationale, M. Pascal Disant, délégué national en charge de l’analyse, la prospective et la communication, et M. Cédric Boyer, délégué national en charge des départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer (DROM COM)

Compte rendu  64    Audition commune de M. Élie Renard, directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature (ENM), de M. Bertrand Mazabraud, coordonnateur de formation en formation continue, et de Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), directrice de la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l’antisémitisme à l’ENM

Compte rendu  65    Table ronde réunissant M. Saïd Hammouche président de la Fondation Mozaïk ; M. Éric Cédiey, directeur général d’Inter services migrants Centre d’observation et de recherche sur l’urbain et ses mutations (ISM CORUM) ; Mme Maya Hagege déléguée générale de l’Association française des managers de la diversité (AFMD), et Mme Dorothée Prud’homme, responsable des études

Compte rendu  66    Audition de Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, et de Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale

Compte rendu  67    Audition du général Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG), du lieutenant-colonel François Dufour, secrétaire général adjoint, et des membres du groupe de liaison : lieutenant-colonel Sébastien Baudoux, lieutenant Michel Rivière, adjudante-cheffe Catherine Hernandez, maréchal des logis-chef Gregory Rivière, major Patrick Boussemaere, adjudant-chef Erick Verfaillie, adjudant Patrick Beccegato, adjudante Vanessa Georget, adjudant-chef Régis Poulet, maréchal des logis-chef Frédéric Le Louette et adjudantecheffe Samia Bakli

Compte rendu  68    Audition de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN)

Compte rendu  69    Audition de M. Thierry Geoffroy, responsable des affaires publiques de l’Association française de normalisation (AFNOR) Certification, et de Mme Charlotte Epinay, consultante en communication de l’agence Comfluence

Compte rendu  70    Table ronde réunissant Mme Christine Kelly, journaliste, présidente de la Villa média (musée européen des médias) ; M. Amirouche Laïdi, président du Club Averroes ; M. Marc Epstein, président de l’association La chance, pour la diversité dans les médias

Compte rendu  71    Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, et de Mme George Pau-Langevin, adjointe en charge de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité

Compte rendu  72    Table ronde réunissant Mme Bénédicte Durand, directrice de la formation initiale de Sciences Po Paris, Mme Amy Greene, référente égalité femmes-hommes et lutte contre les discriminations ; Mme Marie Morellet, cheffe de projet au centre « égalité des chances » de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), membre du groupe « ouverture sociale » de la Conférence des grandes écoles

Compte rendu  73    Table ronde réunissant M. Antoine Chauvel, secrétaire national du Syndicat national unitaire des instituteurs, des professeurs des écoles et PEGC (SNUipp-FSU) et Mme Catherine Le Duff, secrétaire départementale ; M. Gwenael Le Guevel, conseiller fédéral du Syndicat général de l’éducation nationale-Confédération française démocratique du travail (SGEN-CFDT) ; M. Rémy-Charles Sirvent, secrétaire national du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA) ; M. Sébastien Vieille, secrétaire national à la pédagogie du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (SNALC)

Compte rendu  74    Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman

Compte rendu  75    Audition de Mme Nathalie Colin, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) du ministère de la transformation et de la fonction publiques

Compte rendu  76    Audition du général de corps d’armée Alain Pidoux, chef de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN)

Compte rendu  77    Audition M. Olivier Caracotch, directeur adjoint des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice

Compte rendu  78    Table ronde réunissant M. le général de division Jean-Marc Cesari, adjoint au directeur des opérations et de l’emploi de la direction générale de gendarmerie nationale (DGGN) ; M. le contrôleur général Vincent Le Beguec, conseiller judiciaire du directeur général de la police nationale (DGPN) ; M. Christophe Peyrel, directeur des ressources humaines de la préfecture de police de Paris

Compte rendu  79    Table ronde réunissant M. Driss Ettazaoui, vice-président de Ville et banlieue, vice-président chargé de la politique de la Ville de la communauté d’agglomération d’Evreux ; M. Thomas Kirszbaum, sociologue, chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique (unité mixte de recherche de l’École normale supérieure de Cachan et du Centre national de la recherche scientifique CNRS) ; M. Thierry Sibieude, président de l’Association Bleu blanc zèbre, professeur titulaire de la chaire innovation et entrepreneuriat social de l’ESSEC ; Mme Inès Seddiki, présidente et fondatrice de l’association GHETT’UP

Compte rendu  80    Table ronde réunissant : la direction générale du travail du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion, sous-direction des relations du travail : Mme Sophie Baron, adjointe à la sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail, Mme Émilie Saussine, cheffe du bureau des relations individuelles du travail, M. Bruno Campagne, adjoint à la cheffe du bureau des relations individuelles du travail, Mme Coraline Berthe, chargée d’études lutte contre les discriminations, M. FrançoisPierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d’action du système d’inspection du travail ; la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion : Mme Cécile Charbaut, adjointe au sous-directeur ; M. Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi ; M. Bastien Espinassous, chef du département de la stratégie

Compte rendu  81    Audition de M. Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

Compte rendu  82    Audition, de M. Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, garde des Sceaux


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1.  

Compte rendu  2    Table ronde pour une approche historique, réunissant M. Frédéric Régent, historien, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et M. Benjamin Stora, historien, professeur émérite des universités

(Réunion du mardi 30 juin 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 10.

M. le président Robin Reda. Je vous propose de démarrer cette première audition tenue dans le cadre de cette mission d’information, qui a été créée par la conférence des présidents, sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses que nous comptons proposer.

Madame la rapporteure, nous ouvrons aujourd’hui notre première phase d’auditions, avec l’objectif d’entendre des universitaires qui sont issus de différentes disciplines, principalement évidemment des spécialistes des questions de racisme, d’antisémitisme et d’histoire coloniale.

Nous avons tous à cœur, dans cette mission, de nous approprier les connaissances issues de la science pour mieux analyser et combattre ce phénomène complexe du racisme qui a émergé et s’est développé sous plusieurs influences à travers les siècles et qui a muté, alors qu’il paraissait devoir s’éteindre.

Notre lourde tâche est de dépassionner un sujet « épidermique », d’actualité, d’éviter les propos convenus, simplistes mais sans aveuglement sur les origines et les causes, en prenant du recul, afin de dresser un tableau complet et objectif de ce que peut être le racisme ou les racismes, aujourd’hui, en France.

Les manifestations contre le racisme sont au cœur de l’actualité internationale et nationale, avec les conséquences des actes violents commis par des détenteurs de l’autorité publique aux États-Unis. Les revendications apportées outre-Atlantique revêtent, pour notre pays, comme dans de nombreuses autres démocraties, une acuité particulière et nous obligent à repenser les fondements de notre État de droit, conçu depuis les Lumières pour traiter les êtres humains à égale valeur.

Pour commencer cette série d’auditions, nous accueillons avec plaisir et honneur M. Frédéric Régent, historien, maître de conférences et directeur de recherche à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil scientifique de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti LGBT (DILCRAH). Il est aussi l’ancien président du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Vous avez publié chez Tallandier, en 2019, un ouvrage intitulé Propriétaires d’esclaves, les maîtres de la Guadeloupe du début de la colonisation à la seconde abolition.

Nous accueillons également M. Benjamin Stora, historien et professeur émérite des universités, ancien président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration. Vous avez publié, en mars dernier, aux éditions Robert Laffont, Une mémoire algérienne, qui permet notamment de réunir six de vos publications antérieures.

Nous vous proposons de prendre la parole pour un propos liminaire suivant la chronologie de vos spécialités, puisque M. Régent est spécialiste de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation pour la période du XVIIe au XIXe siècle et M. Stora spécialiste l’histoire du Maghreb contemporain, des guerres de décolonisation et de l’histoire de l’immigration maghrébine en France.

M. Frédéric Régent, maître de conférences et directeur de recherche, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Mon propos liminaire portera sur l’articulation entre esclavage et racisme. De manière intuitive, nous faisons tous le lien entre esclavage et racisme. En tout cas, c’est le constat que l’on fait en interviewant des gens ou en regardant les réseaux sociaux. Ces deux phénomènes sont liés et je voudrais essayer de montrer comment ils s’articulent.

Il y a des débats, au sein des historiens, entre ceux, peu nombreux, qui pensent que le racisme précède l’esclavage, qu’il est la cause de l’esclavage des Noirs et ceux qui, au contraire, pensent que le racisme est la conséquence de l’esclavage. D’ailleurs, c’est plutôt mon point de vue. Je dirais même que le racisme est l’une des conséquences de la disparition de l’esclavage, du fait du remplacement d’un système de domination par un autre.

L’esclavage s’est développé dans des colonies européennes, d’abord espagnoles et portugaises, mais il était pratiqué à la fin du XVe siècle dans la péninsule ibérique, au Portugal et en Espagne. Les esclaves qu’on y trouvait pouvaient aussi bien être des esclaves slaves que des esclaves musulmans. La reconquête de l’ensemble de l’Espagne par les Espagnols catholiques s’achève en 1492 et un certain nombre de prisonniers de guerre de cette Reconquista sont réduits en esclavage. À partir des années 1440, les Portugais explorent l’Afrique et commencent à y acheter des esclaves. Un système d’esclavage se met donc en place, mais ce n’est pas un esclavage qui accorde une préférence à une couleur ou une autre. Il se fait en fonction des possibilités d’achat d’esclaves.

En 1453, un événement va couper l’approvisionnement des esclaves slaves dans la péninsule ibérique, c’est la prise de Constantinople par les Turcs. À partir de ce moment-là, il n’y a plus d’esclaves slaves qui arrivent sur les marchés d’esclaves espagnols. À l’inverse, le marché des esclaves africains se développe fortement.

Lorsque la colonisation et la conquête de l’Amérique, y compris les Antilles, commencent à partir de 1492, la mise en esclavage des Amérindiens se développe. Les Amérindiens connaissent alors une forte dépopulation. Pour vous donner un exemple, l’île d’Hispaniola, qui correspond à la République dominicaine et à Haïti, comptait environ un million d’habitants en 1492 ; en 1570, elle n’en dénombre plus que 120. Un choc microbien a sévi, les virus apportés par les Européens ont décimé l’ensemble de la population amérindienne. C’est le facteur principal, plus que les massacres et la conquête, qui explique cette forte réduction de la population amérindienne. Afin de disposer de main-d’œuvre suffisante, les Espagnols et les Portugais vont avoir recours à l’esclavage d’Africains pour remplacer cette main-d’œuvre indienne qui a disparu.

Dans les années 1620, les Français se lancent dans la colonisation. Ils colonisent les Antilles, la Guadeloupe, la Martinique et ils vont avoir recours à deux types d’exploitation. D’une part, l’exploitation d’engagés européens, donc de Français qui sont sous des contrats de servitude qui durent trois années, qui peuvent être vendus de gré à gré jusqu’à l’achèvement de la durée de leur contrat. C’est une forme de servitude à durée déterminée. D’autre part, l’exploitation d’esclaves africains qui, eux, ont une servitude à durée indéterminée.

À quel moment apparaît la race dans ce phénomène-là ?

Dans les premiers documents de l’époque, lorsque l’on doit désigner les gens, on n’emploie pas du tout le terme de « race » mais ceux de « Français », de « nègre » et, pour qualifier les rares Amérindiens survivants, de « sauvage ».

Lorsque la législation sur l’esclavage se met en place, c’est d’abord une législation locale. Sous l’impulsion de Colbert est préparé l’édit de mars 1685, qui est adopté deux ans après sa mort. Il met en place ce que l’on appelle l’ordonnance sur la police des nègres – « police » voulant dire, sous l’Ancien régime, administration. Ce document est important parce qu’il définit les droits et devoirs des maîtres par rapport aux esclaves. Cet édit de mars 1685 sera appelé par un éditeur parisien en 1718 – soit trente-trois ans après – « code noir ». Ce document est souvent considéré comme étant à l’origine du racisme. Or, dans ce document, le terme de « blanc » n’apparaît pas. Le terme « d’esclave » apparaît, le terme de « nègre » apparaît et les deux termes sont d’ailleurs pris l’un pour l’autre et souvent synonymes. Mais nous constatons dans ce texte que l’esclave qui est affranchi a les mêmes droits que celui qui est né libre. C’est un débat qui existe à cette époque-là pour savoir s’il faut placer dans une situation d’infériorité juridique la personne qui sort de l’esclavage. L’édit de mars 1685, voulu par Colbert, décide que les gens affranchis auront les mêmes droits, devoirs, privilèges et immunité que les personnes libres.

Il ne fait pas de distinction entre les libres, qu’ils soient noirs ou blancs. Toutefois, très rapidement, dans la pratique, une ségrégation va se mettre en place entre les libres blancs et les libres non blancs. Pourquoi cette ségrégation se met-elle en place ? L’une des raisons est qu’elle va être voulue par l’administration. Le XVIIIe siècle connaît une forme de réaction nobiliaire et un certain nombre de préjugés aristocratiques sont transposés dans les colonies. Par exemple, l’un des premiers débats est de savoir si l’on peut donner la noblesse à quelqu’un qui est d’ascendance esclave. Finalement, il est décidé qu’il n’est pas possible de donner la noblesse à quelqu’un qui aurait eu un ancêtre esclave africain. En revanche, si on descend d’un Amérindien, on peut obtenir la noblesse car il n’y a pas cette tache de l’esclavage.

Lorsqu’on emploie le terme de race au XVIIe siècle, c’est surtout pour parler de familles, de lignées. D’ailleurs, dans le code noir, le terme de « race » est employé trois fois pour parler des rois de France : les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens, présentés comme trois races de rois successives. Le terme de « race » n’est donc pas du tout employé pour désigner des catégories de population. D’ailleurs, les rares fois où il est employé au XVIIIe siècle, c’est plutôt pour essayer de parler de « famille ».

Le terme de « race » va devenir un terme désignant un groupe de population au milieu du XVIIIe siècle, avec les naturalistes, et notamment Buffon qui emploie ce terme et a une vision très particulière de la race. Il existe alors un débat qui va presque durer un siècle pour savoir si, à l’origine, l’homme était noir ou blanc. Buffon pense qu’à l’origine, l’homme est blanc et qu’une partie de la population, en raison du climat et de la culture, a, selon ses termes « dégénéré » et est devenue noire, mais qu’il est possible, par la culture, l’alimentation et les bonnes mœurs, de la « régénérer » et de la faire redevenir blanche. À cette époque, la notion de race est très fluctuante. Certains considèrent qu’il y a une espèce humaine qui a la même origine – c’est ce qu’on appelle le monogénisme – mais ils considèrent malgré tout qu’il y a des inégalités qu’il est possible de gommer parce qu’elles ne sont liées qu’à la culture, au climat ou à l’alimentation.

Un changement va s’opérer à la fin du XVIIIe siècle, au moment où l’esclavage est aboli – la première abolition datant de 1794. Dans les milieux scientifiques se développe un discours raciste, fixiste. Certains, comme Cuvier ou Virey, considèrent qu’il est impossible de « régénérer » les Noirs. Virey, qui publie un essai sur l’espèce humaine en 1801, dénombre cinq races : les Européens occidentaux, les Européens d’Europe de l’Est, une troisième race dans laquelle il met à la fois les Arabes, les Chinois, les anciens Aztèques, Mayas, Incas et Égyptiens, une quatrième race formée des Nègres et Cafres et une cinquième race, assez étonnante, qui regroupe à la fois les Hottentots et les Lapons. Ces races sont définies selon des critères de civilisation. La doctrine de Virey repose sur l’idée que chaque groupe humain a un potentiel de civilisation. Les Égyptiens, les Incas, les Aztèques avaient ce potentiel et l’ont atteint en premier. Mais ils n’ont pu aller plus loin et ont été dépassés par les Européens occidentaux. Virey estime que les Hottentots et les Lapons ne sont pas civilisables et qu’ils sont fixés dans leurs défauts physiques et moraux. Sur la question du métissage, Virey estime que dans le cas d’un métissage, les deux personnes de races différentes se retrouvent dans un « milieu ». Une personne de la première race mélangée avec une personne de la cinquième race, donne une personne de la troisième race. Il classe donc les mulâtres parmi les anciens Egyptiens, les anciens Incas, les Chinois, les Arabes et les Aztèques. Ce discours va progressivement devenir dominant parce que des acteurs comme Cuvier vont peu à peu maîtriser les grandes institutions scientifiques.

Plus tard, des auteurs comme Gobineau vont établir une classification à quatre races. Ce discours sera d’ailleurs répété très souvent. C’est par exemple le cas avec le Tour de la France par deux enfants qui évoque les races rouge, jaune, noire et blanche. Ce discours sur les races sera repris politiquement, notamment par Jules Ferry, pour justifier la colonisation, présentée comme un devoir pour les races supérieures de civiliser les races inférieures. À cette époque, il s’oppose fortement, cela doit être rappelé, à un homme politique comme Clémenceau, qui déclare que les Allemands se considèrent aussi comme appartenant à une race supérieure à la race française.

Le développement de l’idée de race et de l’utilisation du concept de race est observé concomitamment au recul de l’esclavage, à la fois au travers du mouvement abolitionniste et des abolitions effectives. La race devient un instrument pour perpétrer différemment une inégalité. Dans une société esclavagiste, l’inégalité est fondée sur le statut juridique des individus. Par la suite, l’inégalité est fondée sur une origine naturelle supposée différente des individus. Le passage de l’inégalité juridique à l’inégalité des qualités et des caractéristiques physiques et morales est lié au « préjugé de couleur ». En effet, si les esclaves affranchis étaient, en droit, les égaux des Blancs, une législation a rapidement établi une inégalité juridique qu’on a appelée le « préjugé de couleur » et qui a placé ces esclaves dans une situation inférieure.

C’est au moment où l’esclave devient affranchi, pour une minorité d’entre eux, que ses droits sont rognés et qu’on essaie de l’enfermer dans une catégorie à part. La race est donc le prolongement de ce qu’on appelle le « préjugé de couleur ». Le terme de race commence d’ailleurs à être vraiment mobilisé très fortement au début du XIXe siècle. Dans tous les écrits, nous voyons « race nègre », « race noire ». Le terme est très fréquemment employé.

Ce phénomène est aussi lié au traumatisme provoqué par l’indépendance de Saint-Domingue, qui devient Haïti en 1804 et qui était la principale colonie française. Cela suscite une forme d’incompréhension : comment se fait-il que des hommes, esclaves peu de temps auparavant, aient pu se libérer, vaincre l’armée napoléonienne qui jusqu’à cette date, n’avait encore jamais été vaincue ? Selon l’idée qui se développe, ces hommes ont gagné, parce qu’ils sont d’une autre race que les Européens. Un discours d’animalisation émerge, on parle de « tigre », de « férocité animale », qui permettrait d’expliquer leur victoire.

Selon moi, voilà comment les notions d’esclavage et de racisme s’articulent. Pour conclure en une phrase, le racisme est ce qui se substitue à l’esclavage lorsque celui-ci disparaît des sociétés coloniales, afin de préserver un mode de domination pour la catégorie dominante, formée majoritairement par des Blancs. Mes travaux montrent que beaucoup de ces Blancs sont métissés, mais ils ont le statut de Blanc.

M. Benjamin Stora, professeur émérite des universités. Je vous remercie pour votre invitation. Frédéric Régent vient de vous faire un exposé magnifique sur la façon dont se sont construits les paysages idéologiques aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle, dans la fabrication d’un racisme qui va ensuite se transférer dans les positions coloniales françaises sous la forme d’une hiérarchisation communautarisée de différents groupes d’individus, avec une sorte de construction pyramidale partant de ceux qui sont au sommet de cette construction idéologique pour arriver jusqu’en bas, aux indigènes. Je ne vais pas, du fait du délai très contraint dans lequel j’ai eu connaissance de ce format d’audition, ici refaire une telle synthèse historique sur la période postérieure mais vous présenter des idées et réflexions à partir de ma propre expérience de chercheur et d’enseignant.

En tant que chercheur d’abord, cela fait très longtemps que je travaille sur l’histoire coloniale, l’histoire du Maghreb contemporain, l’histoire de la guerre d’Algérie et je constate qu’il y a eu une progression très nette du savoir de cette histoire, depuis une trentaine d’années. Nous ne sommes plus sur un territoire vierge, bourré de préjugés, empli de clichés. On observe une progression incontestable de la connaissance de cette histoire à travers la progression académique, la progression des témoignages, des livres, etc., dans la société française. Le problème tient au fossé entre la progression de ce savoir académique très important et la perception de ce savoir qui peut exister dans les jeunes générations aujourd’hui. Tout le problème réside pour moi dans cette forme de divorce. Frédéric Régent vient de nous donner une magnifique illustration de la connaissance que nous pouvons avoir de la naissance de l’esclavage et du racisme. Il y a cependant une difficulté à transmettre le savoir académique de génération en génération. En d’autres termes, je pourrais presque dire que plus le savoir académique a progressé et progresse encore, plus, au contraire, nous constatons une difficulté croissante pour les jeunes générations, s’agissant du vécu notamment et de la sensibilité de ce vécu. En effet, on ne sait rien de cette histoire, une amnésie règne en France au sujet de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Ainsi, la sensibilité sur l’histoire de la colonisation et de l’esclavage demeure très forte malgré la progression du savoir académique.

Pourquoi cette difficulté ? Je ne vais pas faire un tableau historique, je vous renvoie pour cela à mes livres. Premièrement, pendant très longtemps, dans l’Éducation nationale, nous avons transmis une histoire exclusivement nationale qui n’était pas une histoire des autres à l’intérieur du récit national. Un vrai retard a été pris. L’histoire de la colonisation, l’histoire de la décolonisation, l’histoire des guerres de décolonisation n’ont été que très récemment intégrées dans les manuels scolaires et par conséquent, dans les sujets de l’agrégation, du CAPES et du baccalauréat. Ce constat ne signifie pas que les enseignants n’ont pas individuellement essayé de forcer le blocus de cette absence de savoir, ce n’est pas la question. Le problème est la non-prise en charge par l’État de cette transmission du savoir académique et de ce passage de cette accumulation de savoirs à l’intérieur de l’Éducation nationale, de sorte que nous avons pris un retard de plusieurs générations. Ces générations qui n’ont pas eu connaissance de ce savoir sont devenues des adultes qui, à leur tour, ont transmis à leurs enfants le fait qu’il y avait une situation d’amnésie autour de ces histoires. Une sorte d’engrenage mémoriel s’est donc mise en place.

Deuxièmement, avec le développement massif des connaissances historiques, non pas par le biais traditionnel de l’Éducation nationale mais par le biais des familles, d’Internet et des réseaux numériques, d’autres histoires arrivent. Ce sont des histoires qui sont soit exclusivement à base religieuse, soit des histoires de reconstructions fantasmées, soit des histoires de témoignages individuels pris comme des récits collectifs. Il s’agit d’un défi très difficile à surmonter à l’intérieur de la société française.

Enfin, il y a un autre défi, celui du retard pris par les sociétés anciennement colonisées pour parvenir à la repossession de leur propre histoire, c’est-à-dire la reconquête de leur histoire à eux, non pas sous la forme de récit fantasmé, héroïsé, unanime mais sous la forme d’une histoire plurielle, d’une histoire démocratique, d’une histoire compliquée, d’une histoire contradictoire. Or, il est bien évident que ces histoires venant de l’autre côté, qui sont des histoires uniformes, univoques, ont été transmises par le biais des processus migratoires. Nous avons donc une histoire qui n’est pas complexe, mais très simplifiée, qui vient d’une rive à l’autre de la Méditerranée par l’intermédiaire des récits de propagandistes, de migrations, etc.

Il existe aussi un problème d’invisibilité de ce qu’on appelle aujourd’hui les minorités ethniques dans un paysage médiatique central au niveau des images. Je regardais les résultats des élections dimanche soir dernier, comme tout le monde, à la télévision : personne ne représentait une minorité quelconque. Sur aucune des chaînes, aucun acteur politique important n’appartenait à une minorité. J’ai peut-être mal regardé ce soir-là, une personne m’a peut-être échappé. En outre, la question soulevée par la société française aujourd’hui, et massivement par la jeunesse française, n’a jamais été évoquée dans le débat. Le débat a eu lieu sans faire référence aux manifestations massives, je le répète, de la jeunesse française aujourd’hui sur la question du racisme. C’est un débat qui n’existait pas. C’est comme si cette histoire était une histoire séparée, une histoire d’ailleurs. Je n’ai pas compris, j’ai écouté, j’ai essayé d’entendre et il n’y avait pas cette perception que j’ai pu ressentir de nos débats actuels.

Nous avons donc selon moi une très grande difficulté à penser que la jeunesse d’aujourd’hui se saisit d’une histoire qui n’est plus celle de l’histoire des adultes et qu’un fossé de génération est en train de se creuser. J’ai été professeur pendant trente-cinq ans à Paris 8 Saint-Denis, à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et à Paris 13 Villetaneuse. J’ai enseigné dans des amphithéâtres réunissant 300 à 400 élèves. Je n’ai pas enseigné à Sciences Po ou Polytechnique. Pendant trente-cinq ans, j’ai eu un public qui n’avait qu’une seule idée en tête : pourquoi l’histoire de nos grands-parents n’est pas connue, ni enseignée, ni transmise, soit par l’Éducation nationale, soit par les médias, soit par les hommes politiques de ce pays ? Ces élèves avaient le sentiment que l’histoire de leurs parents, grands-parents ou arrières grands-parents n’était pas connue et n’était pas transmise. Ils avaient l’impression de mener une bataille mémorielle pour imposer l’histoire de leurs ancêtres, de leurs parents et de leurs grands-parents dans l’espace public et dans l’espace politique. Les enseignants ne peuvent pas se substituer à cela. Ils peuvent transmettre, expliquer, dire, donner mais ils ne peuvent pas combler ce sentiment de vide dans l’espace public d’une histoire mémorielle portée par des générations antérieures. C’est un sentiment réel, qui existe dans la jeunesse d’aujourd’hui. Vous n’y pouvez rien.

Ces questions sont très importantes et méritent d’y réfléchir. D’autant que la France ne peut pas vivre seule parce qu’il y a l’échelle internationale, l’histoire de George Floyd a été un cataclysme extraordinaire, au sens premier du terme, qui a touché la jeunesse du monde entier. Prononcer le nom de George Floyd aujourd’hui, c’est parler à la jeunesse du monde entier. Dans tous les pays, cela a frappé, choqué, créé un élan aussi dans la façon de réagir, de résister et de refuser. La jeunesse française est prise dans un système nouveau de références historiques et de valeurs qui ont non seulement trait au racisme, mais aussi à l’écologie, aux rapports hommes-femmes, à la question de l’égalité et donc de l’inégalité qui existait dans l’ancien temps, avec le sentiment, faux bien sûr, que cet ancien temps existe toujours dans le nouveau temps. La France n’est pas une société coloniale, ce serait une erreur extraordinaire de le croire.

Le problème que nous rencontrons, c’est la sensation ou la sensibilité sur le plan subjectif de ce transfert dont il faut avoir conscience.

Bien entendu, l’histoire de France ne peut pas se résumer à l’histoire d’une colonisation portée simplement par une partie de la société française, parce qu’il a existé, dans cette société française, des leaders, des élites, des intellectuels qui ont refusé le système colonial, de Georges Clemenceau à Pierre Vidal-Naquet, d’Aimé Césaire à Jean-Paul Sartre, d’André Gide (Voyage au Congo) à André Mandouze, de Pierre-Henri Simon, etc. Il y a eu toute une France de l’anticolonialisme, jusqu’au général de Gaulle qui a refusé de céder aux ultras de la colonisation qui ne voulaient pas de l’indépendance de l’Algérie et il a failli en mourir d’ailleurs, du fait des attentats dirigés contre lui. C’est cette France-là qu’il faut faire connaître, cette France-là qu’il faut valoriser et qu’il faut transmettre aussi. Parce que, si nous avons des déficits de transmission sur l’histoire coloniale, nous avons également des déficits de transmission sur l’histoire anticoloniale ou le refus de la colonisation portée aussi par des hommes politiques, des hommes d’État et des intellectuels. Que de travaux à mettre en œuvre dans cette enceinte de l’Assemblée nationale !

M. le président Robin Reda. Je vous remercie Messieurs pour vos propos très intéressants, ainsi que pour votre réactivité pour la tenue de cette audition. Je cède la parole à Mme la rapporteure et aux collègues qui le souhaitent, pour ouvrir une série de questions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci beaucoup à tous les deux. Vous êtes les premières personnes auditionnées pour cette mission. Nous avons tout de suite senti que les universitaires pourraient nous aider à délimiter le sujet, parce que le nom de la mission est très large : « l’émergence et l’évolution des nouvelles formes de racisme et les solutions à y apporter ». Nous allons pouvoir parler de nombreux sujets, du logement à l’emploi en passant par l’éducation et la mémoire. Nous avons tenu à commencer par les universitaires pour nous éclairer et pour nous aider peut-être aussi à cerner les champs de cette mission. Merci aussi pour ce plongeon aux racines du racisme, qui nous permet de commencer par l’origine du mal.

Vous avez tous les deux évoqué l’importance de la connaissance de l’Histoire pour comprendre le racisme actuel ou le racisme tel qu’il se définit actuellement. Nous sommes attentifs au sujet du ressenti, et notamment du ressenti des jeunes.

Vous avez évoqué cette forme de domination qui avait existé au moment de la colonisation et indiqué que le racisme s’était substitué à l’esclavage. Pour vous, le racisme actuel, tel que les jeunes le vivent aujourd’hui repose-t-il toujours sur ce fondement, le racisme est-il là pour maintenir une forme de domination ?

Si, à une époque, le racisme avait un fondement scientifique, aujourd’hui et depuis plusieurs décennies, ce n’est plus le cas, le racisme scientifique a été largement balayé. J’aimerais savoir comment perdure cette sensation aujourd’hui, dans notre histoire contemporaine.

J’aimerais aussi revenir sur cette notion de subjectivité qui est très intéressante. Pour vous, une des clés de ce ressenti raciste serait le contenu de nos cours, de nos programmes scolaires, de nos concours, donc une meilleure connaissance de l’histoire. Si je comprends bien, la question de la transmission doit être posée non seulement au niveau de ceux qui auraient un préjugé raciste, mais aussi au niveau de ceux qui sont victimes du préjugé raciste ?

M. Frédéric Régent. Dans la perpétuation de cette idée que les gens sont victimes de racisme, il y a d’abord un constat d’inégalités sociales et le fait que les gens expliquent davantage leur situation par rapport à leur identité que par rapport à leur position sociale et par rapport à des phénomènes de reproduction sociale. Je vais juste donner un exemple. Je suis descendant d’esclaves et si je regarde le cheminement de l’histoire familiale, l’arrière-grand-père de ma grand-mère était esclave. Au moment de l’abolition, ils n’avaient rien, juste leur force de travail et finalement, le plus souvent, ils n’ont transmis qu’une micropropriété ne dépassant pas un hectare à leurs très nombreux enfants (7 ou 8 enfants en moyenne). Pour vous montrer comment se perpétuent les inégalités socioculturelles, mon père n’a commencé sa scolarité qu’à l’âge de huit ans et l’a finie à quatorze ans. La mère de mon épouse, qui est elle aussi issue de cette histoire-là, ne savait ni lire ni écrire. Je vous parle là des Antilles, de la Guadeloupe, des gens qui étaient en âge d’être scolarisés dans les années 1950.C’est donc ce bagage social et culturel qu’ils transmettent à leurs enfants. Finalement, les personnes pensent que leur place dans la société, alors qu’elles aspirent à une meilleure place, est ramenée à leur couleur.

Un autre phénomène très important joue actuellement : les gens sont de plus en plus enfermés dans des identités de communautés virtuelles par les réseaux sociaux. Je trouve que ce qu’on peut voir sur Facebook ou Instagram est vraiment atterrant. Tout le monde s’y fait historien. On raconte des histoires, on vous explique que la France est raciste, qu’elle l’a toujours été. On crée une forme de continuum, on sort tous les exemples de bavures policières qui peuvent exister, tous les exemples de discriminations qui peuvent exister et, d’une somme d’exemples, on crée un discours racialiste global. Le problème des réseaux sociaux, c’est que sur votre fil d’actualité, quand vous êtes sur Instagram ou Facebook, vous recevez toujours le même type d’informations. Ainsi, un identitaire d’extrême droite ne recevra que des informations le confortant dans son identité politique.

Nous avons vraiment une conjonction de plus en plus grande, du fait à mon sens du recul des idéologies politiques, pour une mise en avant des identités et de ces communautés virtuelles. Si on veut lutter contre le racisme, il y a d’abord un travail considérable à réaliser et je dirais presque que c’est à l’algorithme de Facebook qu’il faut s’attaquer. Étant antiraciste, je reçois des informations antiracistes et, ayant reposté des commentaires sur l’antisémitisme, des contenus relatifs à la lutte contre l’antisémitisme. Le fil d’informations ne fait que me conforter mécaniquement par le biais des algorithmes.

Je partage complètement ce qu’a dit Benjamin Stora sur l’éducation. L’esclavage n’est dans les programmes scolaires que depuis les années 2007-2008. C’est vrai que toutes les générations antérieures sont passées à côté de ce sujet. Même quand c’est au programme, parfois les étudiants nous disent qu’ils ne l’ont pas étudié, donc un travail doit être réalisé.

Les inégalités sociales, surtout lorsqu’elles sont marquées dans la couleur ou l’origine, et c’est le cas des immigrés de la deuxième ou troisième génération, font que, par des phénomènes de reproduction socioculturelle, les enfants de pauvres sont des enfants de pauvres, mais les gens raccrochent leur pauvreté à leur couleur et non au fait que leurs parents étaient pauvres. Il faut donc lutter contre les inégalités sociales, c’est un point important.

M. Benjamin Stora. Pour vous répondre sur cette sensation de relégation et de discrimination, je souligne qu’il est certes question de subjectivité, mais il y a quand même la réalité aussi. Il existe des réalités de discrimination, je ne m’y attarde pas, nous connaissons tous la question des discriminations à l’entrée des discothèques et les débats sur le testing pour les CV à l’embauche ou encore les statistiques ethniques. Ces débats sont très anciens et j’échangeais déjà à ce propos avec M. Yazid Sabeg, qui était commissaire à la diversité et à l’égalité des chances de 2008 à 2012.

Il y a aussi, j’insiste sur ce point, le problème de la sensation d’une histoire fantasmée, c’est-à-dire d’une histoire reconstruite, d’une histoire qui se véhicule, qui se transmet à travers les réseaux sociaux, via des communautés fermées, des communautés qui ne se mélangent pas, qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes idéologies.

Comment briser cette communautarisation via les réseaux sociaux ? Il faut créer des postes dans l’Éducation nationale centrés sur ces questions qui touchent à la question de l’histoire des autres, de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’esclavage, ce que nous avons appelé le « postcolonial ». Nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte. Des postes de professeurs et de maîtres de conférences doivent aussi être créés dans les universités. Il faut une sorte de « plan Marshall » de recrutement d’enseignants dans le supérieur et dans le secondaire, centré sur ces questions. Nous ne devons prendre aucun retard sur cette question. On ne fait rien car on pense que l’enseignement du « postcolonial » amènera au « décolonial ». Or, tant qu’il n’existe pas un savoir académique suffisamment enraciné, ancré et transmis, le problème des histoires fantasmées se posera. Et c’est là la responsabilité de l’enseignement supérieur. Le nombre de professeurs spécialistes de l’histoire du Maghreb contemporain en France est un chiffre ridicule, il n’y en a que cinq en France. Je ne parle que des professeurs Ce n’est rien par rapport à la question scolaire. Cela commence par les professeurs d’université, les maîtres de conférences, les directeurs de recherche, ensuite, il y a les concours. Si nous « redescendons » la pyramide dans la transmission du savoir, nous voyons, au niveau académique, qu’il y a très peu de chercheurs en France et de professeurs d’université qui travaillent réellement sur ces questions-là. Cela laisse le champ libre à ceux qui se proclament historiens sur internet. Parce que si nous avions un pôle académique suffisamment puissant qui puisse parler de ces histoires-là en termes d’histoire coloniale et postcoloniale, à ce moment-là, nous aurions effectivement un répondant, une sorte de contre-pouvoir universitaire réel. Ce contre-pouvoir est très faible voire inexistant aujourd’hui et il est autant plus faible qu’on ne fait pas appel à lui dans ce que nous appelons aujourd’hui les expertises médiatiques. On peut se retrouver à la télévision pour parler de Daech sans savoir parler arabe !

Comme nous avons conçu un contre-pouvoir sur le plan politique, judiciaire ou autre, il faut renforcer le pôle du savoir universitaire académique comme un point de référence par rapport à ce qui circule aujourd’hui via les réseaux numériques. Il faut faire en sorte qu’il soit reconnu, mis en valeur et invité dans la transmission du savoir, en tant que référence. Sinon, n’importe qui se dit historien parce qu’il a lu trois informations sur internet alors qu’il n’a pas passé de concours. On compte beaucoup de pamphlétaires aujourd’hui sur les chaînes de télévision, qui se proclament historiens. Je ne citerai pas de nom mais tout le monde aura compris. Si je me trouvais un jour en face d’une telle personne, je lui dirais : « cher monsieur, je ne vous ai jamais rencontré ni dans un colloque, ni dans un séminaire, ni dans un jury de thèse, ni dans des centres d’archives ». Qu’est-ce qu’un historien ? C’est quelqu’un qui se rend dans des centres d’archives pendant vingt ans, trente ans, qui anime des séminaires, qui dirige des thèses, qui organise des séminaires de recherche, qui fabrique des colloques. Cet historien, ce n’est pas un individu qui arrive à la télé et qui dit : « attendez, je vais vous expliquer ce qu’est la France ». Celui-ci n’a jamais soumis ses publications à ses pairs. Tous les livres qu’il peut publier ne sont jamais soumis à critique, puisqu’il ne veut pas se soumettre à la revue de ses pairs. À partir de là, il se proclame historien !

Vous voyez le problème dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui lorsque nous parlons de sensibilité.

Mme Stéphanie Atger. Je prends la parole pour faire écho à ce qui vient d’être dit sur la nécessaire transmission de l’histoire. J’ai une sensibilité plus particulière sur la transmission de l’esclavage, sans exclure les autres sujets. Il est nécessaire de transmettre ce qu’il s’est passé pendant les périodes d’esclavage. Nous avons le sentiment que c’est assez circonscrit sur les territoires ultramarins, notamment la Martinique, la Guadeloupe, où il faut attendre des lois d’orientation pour l’évoquer.

Je voulais savoir s’il n’y avait que l’école qui pouvait être ce vecteur de transmission d’informations et ce que vous pensiez du vecteur des musées et des mémoriaux, à l’instar du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes ou du « Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage » dit mémorial ACTe en Guadeloupe.

M. Buon Tan. Je vous remercie pour vos exposés très intéressants. Toutes les formes de racisme m’intéressent mais je vais peut-être davantage m’appesantir sur le racisme anti‑asiatique parce que c’est un sujet qui est peu traité et peu connu.

Je voudrais d’abord revenir sur ce que vous avez dit de votre expérience personnelle, M. Régent, pour savoir s’il y a une sorte d’autocensure de vos grands-parents ou arrières grands-parents dans la progression ? Vous disiez tout à l’heure qu’ils aspiraient à mieux, qu’ils pouvaient faire mieux, mais qu’ils pensaient ne pas pouvoir y arriver à cause de leurs origines. Est-ce qu’ils ont rencontré une forme de « plafond de verre » ou est-ce qu’ils se sont imposés à eux-mêmes une espèce d’autocensure ?

Je voudrais également connaître votre position, en tant qu’historien, sur les statistiques ethniques ? Est-ce que c’est un outil nécessaire pour faire progresser le sujet ou est-ce qu’au contraire, cela risque d’engendrer des problématiques ?

Je pense que c’est un sujet important. J’y vois quand même des intérêts mais je comprends tout à fait qu’il y ait des craintes.

Pouvez-vous me dire également si vous avez pu enseigner des sujets qui ne figuraient pas dans les manuels ? Avez-vous la liberté, en tant qu’historien, de combler certaines carences ou, au contraire, êtes-vous tenus par le programme et par les manuels ?

Enfin, j’aimerais savoir comment vous percevez le fait que des pans entiers de l’Histoire soient justement hors des manuels et oubliés. Je pense aux commémorations du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, pendant lesquelles le Président Macron a pour la première fois officiellement remercié les 140 000 travailleurs chinois qui sont venus aider à l’effort de guerre et qui ont été envoyés au front, pour certains. Cette histoire a été oubliée jusqu’à ce que le professeur Yu-Sion Live de La Réunion « l’exhume ». Nous avons commencé à travailler sur le sujet il y a un peu plus de vingt ans, ce qui veut dire que les descendants ont attendu la reconnaissance de l’État pendant un siècle. Je pense que c’est le cas pour nombre d’autres sujets. Pourquoi avons-nous, pendant un siècle, oublié cette partie de l’histoire ?

Mme Michèle Victory. Je vous remercie pour vos interventions. Vous avez parlé de la transmission au niveau de l’université. J’étais enseignante en lycée professionnel. Je trouve vraiment intéressant et passionnant de s’apercevoir que les enseignants s’autocensurent beaucoup sur ces questions, probablement par manque de formation et par crainte aussi d’affronter des discours un peu difficiles, pour lesquels ils n’auraient pas de clés. Je voulais savoir si vous pensez que nous devons aussi travailler à leur niveau, à eux.

Pour ce qui est du lien entre la jeunesse et cette histoire fantasmée que les jeunesses créent, n’est-ce pas pour eux un moyen de répondre à la réalité qui est quelquefois tellement difficile ?

Mme Fadila Khattabi. Vous avez souligné l’importance de la connaissance de notre histoire de manière bien sûr globale, mais détaillée. Il y a une forte attente de la jeunesse de France et cela me semble extrêmement important, si nous voulons construire une société plus sereine et apaisée. Nous avons bien compris le rôle déterminant de l’Éducation nationale. Il va falloir que cette histoire soit enseignée dans nos écoles, dans l’école de la République. Mais nous avons d’autres leviers, comme la représentation politique ou les médias. Quels seraient ces leviers supplémentaires pour vous ?

M. Benjamin Stora. Lorsqu’on traverse des périodes de catastrophe, de guerre d’exil, ou d’esclavage, il y a une tendance à l’autocensure, à ne pas vouloir vivre dans la rumination d’un passé terrible, à essayer d’oublier pour vivre. Je renvoie à Freud sur le sujet de l’oubli. On ne peut vivre sans arrêt en état de choc, de remémoration et dans un travail de deuil interminable. Ceux qui ont affronté ces situations sont quelquefois obligés d’oublier pour survivre. Le problème est que les descendants ne veulent pas vivre dans cet oubli. C’est tout le travail et la difficulté de la juste mémoire, entre le silence des pères et mères et la volonté des enfants de reconquérir cette histoire disparue. C’est dans cet équilibre que s’inscrit tout le travail historique et politique.

Il y a aussi des oublis qui sont fabriqués par des États. Il y a des oublis qui sont fabriqués par des lois, notamment des lois d’amnistie. Sur la guerre d’Algérie, quatre lois d’amnistie ont été votées pour ne juger personne en France. En France, il n’y a jamais eu de procès sur la guerre d’Algérie. L’État a fabriqué un système juridique qui interdit toute poursuite contre des personnes qui auraient pu commettre des exactions. Michel Rocard a essayé de forcer ce blocus, parce qu’il était lui-même un acteur très engagé de la période. Il a essayé avec Pierre Joxe de faire en sorte qu’on puisse modifier le système législatif pour essayer d’engager des poursuites. Il n’y a pas réussi.

La question du politique se pose par rapport à la transmission et la question de l’oubli. Les actes qui sont faits politiquement permettent d’avancer. C’est par exemple le cas du discours de Jacques Chirac à Madagascar en 2006, que personne ne connaît. C’est un discours extraordinaire sur la question du système colonial qui reconnaît le massacre de Madagascar de 1947-1948 qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. Le discours de François Hollande devant l’Assemblée nationale algérienne en décembre 2012 est très important. Le discours de Nicolas Sarkozy à Constantine en 2008 l’est également et bien sûr, le discours d’Emmanuel Macron, plus récemment.

Ces discours doivent être portés à la connaissance du plus grand nombre par les élus de la République. Il ne peut pas y avoir des discours de chefs d’État que la population ne connaît pas. Des discours ont été faits par les ambassadeurs de France en Algérie, et notamment en 2005, sur ce qui s’est passé à Sétif, et en 2008, sous la présidence de Jacques Chirac. Tous ces discours très importants ne figurent ni dans les manuels scolaires, ni dans les discours publics, ni dans les transmissions étatiques. Il y a aussi un problème de transmission d’une mémoire d’État appliquée à cette histoire. Je rappelle les discours sur l’esclavage et la loi sur l’esclavage qui a été adoptée en 2001 – certes avec des polémiques –, etc. Tous ces gestes accomplis, y compris plus récemment par Emmanuel Macron sur la question de Maurice Audin sont autant de pierres, de gestes, de pas qu’il faudrait essayer de transmettre aux jeunes générations.

Cette Histoire n’est pas uniquement marquée par des acceptations par l’État. Il y a eu des refus. Tout un débat politicien dit : « pas de repentance, pas d’excuse, pas de regret, on ne dit rien, on n’a rien fait ». Sauf que quand vous lisez les discours de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy, de François Hollande et d’Emmanuel Macron, vous y trouvez une véritable condamnation du système colonial et de l’esclavage. Il existe une espèce de hiatus entre des mots que nous ne prononçons pas, qui sont tabous du point de vue politique et des gestes réels qui sont accomplis. C’est quand même extraordinaire. Quand on m’a demandé de réfléchir à la question de la mémoire franco-algérienne par rapport à la guerre, j’ai commencé par rappeler que de nombreuses initiatives avaient déjà été prises dans la société française – notamment des discours –, ce qui a étonné. J’ai alors cité tous les discours de chefs d’État, depuis Jacques Chirac jusqu’à Emmanuel Macron. Il existe un problème de non-reconnaissance de la parole étatique au niveau supérieur, par ceux qui sont censés diffuser cette parole publique.

Le hiatus n’est pas simplement entre la transmission de l’école et le vécu sur internet. Il y a aussi un défaut de transmission entre la reconnaissance étatique réelle – vous parliez du discours sur la Première Guerre mondiale — et les faits, dans les manuels, les films à la télévision, les débats qui doivent être organisés dans l’arène publique. Aucun passage de ce discours public à une traduction politique ne s’opère.

S’il y avait un recueil de discours d’hommes d’État français condamnant le système colonial, vous seriez étonnés. Les condamnations de Clémenceau étaient très violentes. Tous les discours de Jaurès vers la fin, pas au début, parce qu’il était plutôt favorable à la colonisation, montrent le refus et la dissidence qui existaient.

La question ne concerne pas seulement l’Éducation nationale et la transmission. Il existe aussi un problème de responsabilité politique face aux discours présidentiels. Il faut les assumer et les porter dans la scène publique. Lorsqu’on reconnaît ce qui a été fait à Maurice Audin en 2018, il faut ensuite le porter dans l’arène publique, le diffuser et le divulguer, mais il ne faut pas reculer en disant : « attention à la repentance, la colonisation n’est pas un crime contre l’humanité, on n’a rien fait, on n’a rien dit ». L’histoire de la colonisation qualifiée de crime contre l’humanité était déjà dans les discours de Jacques Chirac en 2006. C’est repris, de manière très prononcée et très forte dans le discours de Nicolas Sarkozy à Constantine en 2008.

Un jour, je vais ressortir tous ces discours parce qu’il faut regarder tout ce qu’ont dit les chefs d’État. Je sais que ce sont pour certains des discours à usage interne par rapport aux voyages présidentiels et dans les relations d’État à État. Mais cela ne peut plus exister parce qu’il y a internet. Il n’est plus possible de tenir un double discours pour les indigènes et pour les Français.

Sur la question de la figure du général de Gaulle et de la décolonisation, le prestige de la France dans le monde est notoire à partir de 1962, avec le discours de Mexico, le discours de Phnom Penh et le discours à Québec. Ce sont des discours anticoloniaux et de souveraineté des peuples qui sont extraordinaires. C’est ce qui a fait la présence de la France dans le monde et qui a donné l’image de la France dans le monde, ce ne sont pas simplement des discours sur la Sécurité sociale, la retraite, etc. Le prestige de la France dans le monde, c’est bien sûr l’abolition de l’esclavage, mais aussi la reconnaissance du fait que l’esclavage était un crime contre l’humanité.

M. Frédéric Régent. Pour répondre à votre question, l’ensemble des stèles, mémoriaux, musées sont des vecteurs de transmission. Toutefois, il existe désormais un autre vecteur de transmission qui est Internet. Nous avons une difficulté sur la maîtrise de cet outil. J’ai quelques vidéos sur internet, mais avec peu de vues comparé à une « youtubeuse » sur l’esclavage, qui fait 100 000 vues, mais qui diffuse de très nombreuses erreurs. Elle peut par exemple lire un roman et expliquer que le roman, c’est l’Histoire. Je peux vous citer la chaîne YouTube, cela s’appelle « grandeur noire ». Effectivement, il y a eu un plafond de verre. Vous parliez d’autocensure chez les ancêtres. On parle du racisme, mais en Guadeloupe, en Martinique, il existe un sous-racisme entre gens plus foncés et gens plus clairs. Une psychanalyste, maître de conférences en psychologie qui a fait une enquête auprès des ouvriers en Guadeloupe a montré que dans les familles, où souvent, du fait du métissage, les enfants n’ont pas tous la même couleur, les parents donnaient un capital culturel plus important aux enfants les plus clairs. Celui qui attachait les bœufs était celui qui était le plus foncé ; la vaisselle ou les tâches domestiques étaient, dans les familles de couleur, plus souvent réservées aux enfants plus foncés que plus clairs. Voilà l’univers mental dans lequel les gens ont été élevés. Je vous parle de choses récentes. Mon beau-père qui est mort il y a une dizaine d’années, me disait : « regarde, c’est mon cousin, il est clair de peau, il est à la météo. Moi, je suis foncé, je suis chauffeur de bulldozer ». C’est quelque chose qui est prégnant, qu’on voit plus dans les sociétés antillaises qu’ici, mais en tout cas cela existe.

Par ailleurs, je suis radicalement opposé aux statistiques ethniques. Tout à l’heure, je vous ai expliqué que l’édit de mars 1685 avait dit que les gens libres, quelle que soit leur couleur, avaient les mêmes droits que les Blancs. Sauf que le débat s’est installé dans les années 1680. Un intendant voulait qu’il y ait une inégalité entre les Blancs et les non-Blancs libres, il a donc commencé à donner des instructions aux curés, à ceux qui faisaient les recensements pour qu’ils indiquent la couleur des gens. À partir de ce moment-là, nous avons figé les gens dans une identité de couleur. J’ai montré dans mes travaux que certains, bien que métissés, avaient été catalogués à ce moment-là comme Blancs. Il y a même des gens qui font des procès pour démontrer qu’ils sont blancs et généralement, ils les gagnent parce que sinon, cela remettrait en cause l’ensemble de la société. C’est un peu comme la noblesse française. La noblesse est formée d’anoblis, les Blancs des colonies sont formés de gens qui ont été considérés comme étant blancs, même s’il y a une arrière-grand-mère sur les huit qui est noire. Les statistiques ethniques sont mauvaises parce qu’elles représentent un outil qui peut être utilisé à mauvais escient lorsqu’il existe. Nous pouvons aussi prendre l’exemple américain avec ces recensements qui perdurent et qui fixent les gens dans des identités de couleur. Je suis opposé à cela, je pense que nous avons une série d’éléments qui sont performants pour lutter contre le racisme et le testing.

Je vais maintenant vous répondre sur la liberté d’enseigner. Quand j’ai commencé à enseigner, j’étais en collège, je faisais ma thèse, j’enseignais ce que je trouvais dans ma thèse en consultant les archives. C’est vrai que dans les documents que j’ai consultés, j’ai trouvé par exemple une femme métisse qui épouse son esclave. J’ai enseigné cette complexité à mes élèves. Maintenant, il faut bien comprendre que la plupart de nos collègues qui enseignent l’histoire-géographie n’ont pas fait de thèse et que le plus souvent, c’est le manuel scolaire, – qui est d’ailleurs plus le manuel du professeur que le manuel de l’élève –, qui est leur source d’information. Il y a quand même vraiment eu des progrès. Dans les manuels de quatrième, les vingt à trente premières pages sont consacrées à l’esclavage et à la colonisation. Nous savons qu’il y a quand même encore quelques réticences et un rapport a été fait sur le sujet. Par exemple, un enseignant qui dit : « moi, je ne vais pas enseigner l’esclavage, je n’ai pas de Noirs dans ma classe » ou, à l’inverse, « j’ai beaucoup de Noirs dans ma classe donc je préfère ne pas parler de cela » !

L’autre difficulté est d’aborder cette question uniquement sur le plan moral.

Nous avons parlé d’esclavage comme crime contre l’humanité, cela a été reconnu en 2001. Toutefois, dès 1848, le décret d’abolition dit que l’esclavage est un attentat à la dignité humaine et que ceux qui le pratiquent sont déchus de la citoyenneté française. Cette loi s’est appliquée : des propriétaires français, en Louisiane notamment, ont perdu la nationalité française parce qu’ils possédaient des esclaves. Ce concept même de crime contre l’humanité existait déjà dès 1848. Ce n’est pas un anachronisme, cela a été oublié et rappelé.

Tout à l’heure, nous parlions de l’amnistie-amnésie. Il faut voir que l’Histoire répond à des préoccupations politiques. Lorsque l’objectif était, dans les années 1900-1914, de faire la reconquête de l’Alsace et la Lorraine, on ne pensait pas à l’Indochine, on ne pensait pas à l’esclavage. J’ai été élevé dans les années 1970-1980 avec des programmes scolaires destinés à faire de nous des Européens. Nous ne parlions pas du tout de la diversité, on nous parlait de l’Europe.

Le politique doit agir pour qu’il y ait davantage d’enseignants-chercheurs sur ces questions. Si j’évoque le problème de l’Histoire, c’est que nous sommes un peu face à une reproduction fossilisée. Je vais prendre un exemple. Nous avons beaucoup de spécialistes d’histoire religieuse. Quand un professeur d’histoire religieuse part à la retraite, il aime qu’on recrute ensuite un autre professeur d’histoire religieuse à l’université. Comme nous ne sommes pas très nombreux à travailler sur les questions coloniales et les questions de l’esclavage, nous nous retrouvons peu nombreux à pouvoir en parler. Le seul moyen, c’est une impulsion politique de création de postes fléchés au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il faut qu’il y ait des concours de directeur de recherche.

Les médias doivent être aussi un vecteur d’enseignement. Nous avons vu pendant le confinement le succès de France 4, qui a été très suivie. Au niveau des médias, il faudrait aussi que les experts qualifiés d’« historiens » soient vraiment des historiens universitaires. Je cite juste une anecdote, je ne citerai pas de nom. Lors de la crise aux Antilles en 2009, les grévistes étaient noirs, et un collègue spécialiste d’Obama a été invité à s’exprimer sur les Antilles. Mais le matin même, on l’a contacté pour lui dire : « Désolé, monsieur, vous deviez parler des Antilles, mais Michael Jackson est mort, nous avons changé de sujet » et on lui a demandé alors de parler de Michael Jackson !

Bien entendu, les médias ne sont pas à la solde de l’État et heureusement. Mais l’infra média que représentent les réseaux sociaux fait peur quand on voit les torrents de haine qui y sont déversés sous couvert d’anonymat. Je crois que nous assistons actuellement à une recrudescence du racisme par cette parole libérée.

Malgré tout, la Commission nationale consultative des droits de l’homme montre que le racisme est rejeté par une très grande majorité de la population. 55 % de la population estime qu’il existe différentes races, mais qu’elles sont égales. C’est ce que nous pouvons appeler le racialisme. 37 %, dont je fais partie, estiment que la notion de race n’existe pas. Seulement 6 % considèrent qu’il y a une inégalité entre les races. Ce chiffre n’a jamais été aussi bas, mais il y a quand même 55 % des gens qui pensent qu’il y a des races différentes.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup M. Stora pour votre intervention et vos réponses à nos questions. Je vous propose de terminer cette audition, M. Régent, si vous voulez bien encore répondre à quelques questions, nous pouvons poursuivre.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. J’avais une question qui s’adressait peut-être plus particulièrement à M. Stora mais je vais toutefois vous la poser. Nous parlons beaucoup de l’esclavagisme mais il y a encore de l’esclavagisme moderne. Je suis près de Monaco, et je constate que, dans cet État, qui se présente comme meilleur que beaucoup d’autres l’esclavagisme est vraiment très loin d’être enterré.

Ainsi, pendant la crise de la Covid, de nombreux Philippins de Monaco qui habitent sur le territoire français se sont retrouvés sans ressources, dans des situations absolument impossibles, parce qu’ils avaient été licenciés par leurs employeurs du jour au lendemain. M. Stora avait insisté sur l’enseignement universitaire et la recherche. Selon moi, il faut aussi se préoccuper de l’enseignement scolaire pour réapprendre les fondamentaux à notre jeunesse. Je suis petite-fille de pied-noir, comme il y en a beaucoup dans le Sud de la France. Nous avons un souci avec l’Histoire, nous avons un passé qui ne passe pas, nous pouvons avoir des interprétations différentes de l’Histoire et les messages des politiques sont entendus mais ne sont pas forcément acceptés. J’en ai fait l’expérience alors que je me trouvais dans une association de pieds-noirs et qu’Emmanuel Macron a fait une intervention sur le sujet pendant la campagne des législatives.

L’Histoire, telle qu’elle figure dans les manuels aujourd’hui, telle qu’elle est parfois revendiquée, ne passe pas toujours pour certaines générations qui se trouvent aujourd’hui en France et qui la communiquent peut-être différemment de la réalité. Nous sommes dans le ressenti, dans la subjectivité mais nous voyons des polémiques faites autour de certaines commémorations par rapport à la fin de la guerre d’Algérie, par rapport à certaines dates. Nous avons des harkis qui sont toujours en attente de reconnaissance. Nous avons aujourd’hui, sur notre territoire, des personnes qui interprètent un peu différemment l’Histoire et qui forcément, quand elles la transmettent aux générations suivantes, le font avec leur sentiment et leur ressenti. Cela peut peut-être créer des générations qui peuvent avoir une rancœur vis-à-vis de la France ou vis-à-vis des décisions qui ont été prises. Nous nous retrouvons avec une Histoire, un passé, et des politiques qui prennent des positions qui sont à mon sens les bonnes, mais des gens qui ne les acceptent pas forcément. Je pense que c’est peut-être à l’Éducation nationale, aux collèges, aux lycées, d’apporter cette vraie part d’Histoire. Nous avons parlé tout à l’heure des personnes qui se sont battues contre la colonisation, mais d’une manière générale nous n’en parlons peut-être pas assez.

Si vous venez dans le sud de la France, vous verrez que certains regrettent la France algérienne et en veulent à de Gaulle, même parfois au sein d’un parti républicain. Nous avons donc ce passé que nous n’arrivons pas à expliquer, à justifier et qui est vécu et ressenti de façon différente. Cela crée des rancœurs vis-à-vis de certains hommes politiques qui ont fait de belles et bonnes choses. C’est pourquoi je pense que si les politiques doivent prendre davantage la parole, l’éducation a un rôle pour dire les choses de façon factuelle et permettre de mettre à distance le vécu et le ressenti.

M. Belkhir Belhaddad. Nous avons beaucoup parlé du rôle de l’éducation, de la manière dont nous pouvions expliquer les événements, dont nous pouvions les comprendre. Beaucoup d’actions doivent être menées dans ce sens.

Comme cela a été dit à l’instant, ce phénomène de racisme se perpétue aussi à travers tous les acteurs présents dans certaines histoires, comme celle de la France et celle de l’Algérie.

Je suis heureux que nous soyons représentatifs ici à l’Assemblée nationale. Ma question porte notamment sur un sujet que nous avons peu abordé, qui est aussi un vecteur d’une meilleure perception de notre société, à travers notre histoire personnelle, et sur ce que nous pouvons porter comme valeurs républicaines dans la société, et pas uniquement ici au sein de l’Assemblée nationale.

Je lisais par exemple ce matin dans les pages du Républicain Lorrain « ces maires qui ressemblent à leurs administrés ». Nous avons des jeunes, des femmes, différentes sensibilités politiques. Je pense que c’est une excellente nouvelle. Nous ne pouvons qu’être satisfaits mais je pense qu’il en manque. Dans mon département en tout cas, et c’est probablement le cas dans beaucoup d’autres départements, je n’ai pas de maires d’origine africaine, de Noirs, d’Asiatiques, de Maghrébins ; en revanche nous avons des adjoints et des conseillers municipaux, dont certains ont pu devenir députés.

C’est le problème que nous rencontrons aussi au sein d’un certain nombre d’institutions. Je lisais une interview de Pierre Moscovici sur la représentativité de cette diversité au sein d’un certain nombre de grands corps constitués de l’État, de nos grandes administrations. Il y a l’éducation, la responsabilité politique mais je crois que l’un des vecteurs qui permettrait de faire beaucoup avancer ces questions-là, c’est aussi cette représentativité. Il a fallu passer par une loi pour que nous ayons par exemple dans les départements, autant de femmes et d’hommes conseillers départementaux. Faudrait-il passer par une loi ? Je voudrais avoir votre avis. M. Tan a parlé des statistiques ethniques. Pour ma part, je voudrais évoquer avec vous les discriminations positives. Ces mesures pourraient-elles faire avancer ces questions ?

M. Frédéric Régent. La question de l’esclavage moderne est vraiment toujours d’actualité. Selon l’Organisation internationale du travail, il y aurait aujourd’hui vingt millions d’esclaves et selon l’organisation non gouvernementale Free World, il y en aurait quarante millions, c’est-à-dire beaucoup plus que le nombre d’esclaves qu’il y avait dans les colonies européennes au plus fort du XVIIIe siècle, où le chiffre était de six ou sept millions au maximum d’esclaves en même temps. Certes, la population mondiale était sept fois moins nombreuse, mais nous sommes dans des proportions qui sont toujours très importantes.

Nous voyons actuellement à une fracture mémorielle, comme le montrent les débats à propos des statues de Colbert. Pour moi, une statue est une œuvre d’art donc on ne détruit pas une œuvre d’art, on essaie de l’expliquer et de la replacer dans son contexte. Il faut aussi peut-être installer d’autres statues à côté. Une proposition a été faite pour mettre une statue d’Abd el-Kader en face de celle de Bugeaud.

C’est très difficile de concilier deux mémoires, celle des pieds-noirs et celle des immigrés algériens petits-enfants de combattants du Front de libération nationale (FLN). Nous avons vu les polémiques suscitées par le discours d’Emmanuel Macron lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle et qu’il a parlé de colonisation, crime contre l’humanité.

Le rôle de l’éducation est majeur, comment pouvons-nous l’améliorer ? En partant d’en haut. Il faut former les enseignants. Les enseignants sont formés à l’université à travers leur cursus universitaire, mais il est vrai que si nous n’avons pas de spécialistes de la colonisation de l’esclavage dans les universités, les étudiants d’histoire futurs professeurs ne seront pas formés là-dessus. Trois leviers existent. Le premier levier porte sur un nombre plus important d’enseignants-chercheurs qui connaissent ces questions-là. Le deuxième levier concerne les programmes. Dans les programmes de concours, des questions liées l’esclavage et à la colonisation doivent figurer, ce qui est de plus en plus fréquent. Par exemple, une année, le sujet était : « la péninsule ibérique et le monde entre 1450 et 1650 ». Forcément, vous parlez des débuts de l’esclavage quand vous répondez à des questions comme celle-ci. Actuellement, la question au programme est : « France, Grande-Bretagne et colonies américaines entre 1600 et 1800 ». Toutefois, il faudrait en parler davantage dans la formation continue des enseignants. Il convient également de donner les outils aux enseignants pour qu’ils puissent répondre au descendant pied-noir qui dira : « nous sommes allés en Algérie, nous avons construit des routes et des hôpitaux », puis répondre aussi à celui qui dira : « on nous a volé nos terres ». Je pense qu’il faut essayer de « désessentialiser » l’histoire. Maintenant, j’ai l’impression que nous avons remplacé la lutte des classes par la lutte des races, comme dynamique de l’histoire. L’histoire de l’humanité, ce n’est pas une lutte des races, c’est d’abord une lutte de chaque pays pour la puissance.

Je reviens un peu sur Colbert. J’ai entendu récemment qu’on lui reprochait d’être l’ennemi de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. On ne peut pas lui reprocher d’être l’ennemi de principes qui n’existaient pas au moment où il vivait. Bientôt, on reprochera à untel et à untel d’être homophobe or le concept d’homophobie n’existait pas à l’époque où ils vivaient.

Il faut à tout prix re-contextualiser et c’est le rôle des historiens. Il faut que les historiens aient un porte-voix. Ceci dit, actuellement, nous avons un porte-voix magnifique, il ne se passe pas une journée sans qu’un journaliste m’appelle.

Il faut casser les phénomènes de reproduction sociale, notamment celle des élites. Il y a eu un grand renouvellement en termes de diversité, au niveau de l’Assemblée nationale. Je vois beaucoup plus qu’auparavant de députés d’origine antillaise, africaine, maghrébine qui sont députés de l’Essonne, du Val d’Oise ou de Bretagne.

Toutefois, pour prendre un exemple, actuellement, 75 % des élèves recrutés à Normale Sup’ viennent des lycées du centre de Paris. En plus, pour ceux qui connaissent un peu le système de Normale Sup’, quand vous réussissez le concours, on vous finance vos études. En d’autres termes, c’est une prime à la reproduction sociale. Les enfants d’agrégés deviennent eux-mêmes normaliens. On parle de discrimination positive. Nous avons franchement un système de discrimination positive de reproduction des élites.

Je crois que c’est aussi valable pour les grandes écoles de commerce. Je vais vous citer un autre exemple. Le fils d’un de mes amis a voulu faire une école de commerce à Grenoble et son père a dû faire un emprunt pour financer sa scolarité. Dans son école, on lui dit : « Tes parents font quoi ? ». « Mon père a une entreprise. ». « Oui, moi aussi ». Le fils de mon ami répond : « Mon père est instituteur ». Les autres lui demandent alors : « Qu’est-ce que tu viens faire là ? Nous, on va devenir chef de l’entreprise de nos parents, mais toi, de quelle entreprise vas-tu devenir chef ? ». Il faut que notre système remette en place un ascenseur social. Avant de parler de discrimination positive, je pense que certains mécanismes de discrimination négative qui existent devraient être supprimés.

Je n’ai pas de statistiques sur l’ENA ou d’autres écoles comme celle-là, mais si le système ne fait que reproduire la profession des parents, il faut s’interroger et essayer de voir comment on peut casser cela de manière à assurer une plus grande diversité et un recrutement dans tous les domaines.

La perception du racisme est liée au fait que les gens issus de milieux sociaux défavorisés ou de phénomènes migratoires de l’Ancien Empire colonial français, pensent que c’est leur couleur qui les place dans cette situation-là alors que bien souvent, c’est plus lié à leur origine sociale.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Votre dernière intervention nous a vraiment permis de balayer les discriminations.

Je pense que vous vouliez certainement aussi évoquer ces épreuves de culture générale qui ne s’apprennent pas, qui ne s’étudient pas à l’école et qui sont peut-être l’une des premières épreuves qui font chuter sur un parcours, voire même qui conduisent à l’autocensure. Quand on observe les annales de culture générale, on se dit souvent : « je ne vais pas y aller ». Cela peut être trop compliqué pour ceux qui ne se sentent pas outillés ou qui n’ont pas le bagage qui semble nécessaire. J’aimerais avoir votre avis sur ce sujet.

Tout à l’heure, vous aviez évoqué l’enfermement algorithmique. Nous avons essayé, avec la proposition de loi de Laetitia Avia, de mettre fin à ces messages de haine sur Internet pour casser l’enfermement algorithmique de communautés qui se sentent complètement libérées de leur parole puisque de toute façon, elles sont entre elles, et qui, à la fin, finissent par parler de la même manière à d’autres.

Comment aider l’historien et l’universitaire qui produit un contre-discours objectif, puisqu’il est fondé sur ses recherches, à diffuser son savoir autrement que par les médias auxquels on ne peut pas demander de choisir leurs intervenants en fonction d’un cursus universitaire ? Comment faire pour casser ce discours de haine et de racisme sur nos réseaux ?

M. Frédéric Régent. Il faut peut-être donner des moyens pour créer d’autres formes de réseaux sociaux, plus liés à la culture et au savoir. Sinon, c’est un peu un combat contre Facebook. Nous avons une entreprise mondiale dont on sait maintenant qu’elle a pu influencer des résultats électoraux dans des grandes démocraties du monde et qui a un monopole. Il faut lui demander d’agir sur son algorithme mais je ne sais pas si c’est possible. En tout cas, nous avons identifié la cause du problème. Entre l’anonymat et l’enfermement dans des communautés virtuelles, je pense que nous avons deux éléments qui expliquent ce développement du racisme via les réseaux sociaux.

Je suis assez d’accord avec vous sur les épreuves de culture générale. C’est bien en soi, mais il est vrai que cela pose un problème. Je n’ai rien contre Normale Sup’ en tant que telle, mais je fais un constat. Quand vous avez 75 % des reçus qui viennent des lycées du centre de Paris, ne faudrait-il pas un recrutement où le meilleur de chaque département serait pris, de manière aussi à éviter un autre phénomène, qui est que les meilleurs des classes prépa de province ou les meilleurs des lycées provinciaux sont recrutés par Louis-Le-Grand et Henri IV pour venir à Paris. Cette situation fait que celui qui étudie dans un lycée à Clermont-Ferrand, à Bobigny ou à Rennes renonce à passer le concours parce qu’il se dit que personne ne l’a jamais, en dehors de Paris. Si un élève par département était retenu, un rééquilibrage territorial serait fait.

Les discriminations territoriales sont une autre forme de discrimination. Le mouvement des gilets jaunes l’a montré ainsi que le fait qu’on pouvait être discriminé rien qu’en portant un gilet. S’agissant des violences policières, je me bats pour dire que c’est d’abord un problème de violence plus qu’un problème de racisme dans la police. Je prends l’exemple des gilets jaunes. Parmi les gilets jaunes, il n’y a pas beaucoup de Noirs, pas beaucoup de personnes d’origine maghrébine et pourtant, ils ont subi des violences qui étaient disproportionnées.

Enfin, c’est un autre sujet, mais c’est toujours lié à cette question des phénomènes de reproduction sociale. Je pense que dans la France ultrapériphérique, il existe le sentiment de reproduction sociale, de ne pas pouvoir dépasser un certain plafond de verre.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup monsieur Régent, pour vos propos et vos réponses. Pour conclure, je vais dire quelques mots au sujet de l’objet de notre mission d’information. Avant que le sujet ne revienne dans l’actualité, cette mission a été créée en décembre 2019, à un moment où l’on s’interrogeait notamment sur les différentes formes de l’antisémitisme. Évidemment, ce sujet-là revêt une dimension et un écho très particuliers dans le contexte actuel. Nous cherchons dans un premier temps à disposer d’un éclairage historique et conceptuel. Ensuite, pour entrer dans le vif du sujet, j’ai trouvé que la réflexion que nous avions sur l’algorithmie communautariste des réseaux sociaux était très intéressante. Comment s’emparer aujourd’hui des formes d’expression du racisme et comment les combattre ? Le rapport que la mission d’information aura classiquement à rendre sera assorti de propositions, de pistes de réflexion qui pourront donner lieu à une action politique et éventuellement législative, même si nous avons vu qu’en la matière et sur cette thématique, l’action législative peut être aussi rapidement remise en cause, critiquée, voire impuissante. Je crois que la réflexion que nous avons eue sur l’éducation montre bien que ce n’est pas qu’une question législative, mais aussi de discours quotidien.

La séance est levée à 19 heures.

 

 


Compte rendu  3    Table ronde pour une approche sociologique, réunissant Mme Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et M. Michel Wieviorka, sociologue, président de la fondation Maison des sciences de l’Homme, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

(Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019 sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. La question trouve aujourd’hui un large écho dans la société. Elle revêt une acuité particulière à travers le monde. L’Europe et la France n’échappent pas à ce mouvement.

Nos travaux se concentrent sur l’établissement d’un état des lieux des formes de racisme et s’orientent vers des pistes de réflexion pour rendre plus effective cette lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. Nous avons souhaité, avec Mme la rapporteure, commencer par une série d’auditions d’universitaires de toutes les disciplines, spécialistes des questions de racisme, d’antisémitisme, d’histoire et de mémoire de façon à définir les frontières de ce sujet complexe et à nous approprier les connaissances issues de la science pour analyser et combattre ces phénomènes.

Nous sommes dans une logique qui vise à dépassionner les débats d’actualité, à prendre un peu de distance tout en essayant évidemment de comprendre et d’analyser. Dans la poursuite de ces auditions que je qualifierai d’universitaires, nous avons le grand honneur de recevoir ce matin Mme Dominique Schnapper qui est sociologue et politologue, directrice d’études à l’École des Hautes études en sciences sociales, membre honoraire du Conseil constitutionnel. Votre dernier ouvrage, paru en 2018, a pour titre La citoyenneté à l’épreuve - La démocratie et les juifs. Vous avez aussi publié de nombreux ouvrages sur la notion de citoyenneté, de nation et sur les identités collectives et individuelles.

Nous avons également le plaisir et l’honneur de recevoir M. Michel Wieviorka qui est sociologue, président de la fondation de la Maison des Sciences de l’homme, membre du Conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Votre dernier ouvrage est paru en février 2020, ce qui a permis sans doute à de nombreuses personnes de le lire durant les trois mois qui ont suivi. Il est intitulé Pour une démocratie de combat.

Je vous laisse la parole successivement pour un propos liminaire dès que Mme la rapporteure aura complété mon propos liminaire et nous aurons ensuite un échange qui nous permettra d’approfondir certains des points que vous aurez évoqués.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette mission a été décidée en conférence des présidents en décembre dernier, à la suite de l’adoption d’une proposition de résolution visant à lutter contre l’antisémitisme d’un de nos collègues, Sylvain Maillard, qui visait notamment à permettre de définir l’antisionisme comme une nouvelle forme d’antisémitisme. Il avait alors été jugé bon de poursuivre cette réflexion sur l’évolution des racismes, et pas seulement pour l’antisionisme. C’est une première pierre à un édifice qui, nous le savons, sera long et complexe. C’est le seul mot qui me vient à l’esprit quand je parle de racisme : c’est très complexe et les lumières des universitaires vont nous aider à circonscrire le sujet, à analyser son évolution dans le temps et les nouvelles formes qu’a prises ce racisme.

Je vous laisse totalement libres de vos propos liminaires mais j’avais noté que, dans un ouvrage que vous aviez publié en 2000, madame Schnapper, le racisme recouvrait pour vous tout et rien. Je serais curieuse de savoir si c’est toujours le cas ou si, avec le temps, le racisme a acquis une vraie définition. Cela nous intéresserait de parler de ces évolutions, de l’influence qu’ont peut-être pu avoir les pays étrangers sur ces nouvelles formes de racisme, et de parler des deux logiques d’infériorisation et de différenciation dont vous traitez dans vos ouvrages, monsieur Wieviorka, pour savoir comment cela a pu évoluer et si c’est toujours une clé de compréhension du racisme et des luttes contre le racisme d’aujourd’hui. Le racisme ne recouvre peut-être plus seulement la race et la couleur de peau mais il apparaît d’autres formes de rejet qui seraient basées sur d’autres critères.

Mme Dominique Schnapper, sociologue et politologue, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre honoraire du Conseil constitutionnel, ancienne présidente du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Je vais essayer de donner quelques points, sans parler de l’actualité sur laquelle nous reviendrons naturellement par la suite, pour cadrer les problèmes dont nous allons parler, dans le délai imparti.

Dans mon ouvrage Questionner le racisme de 2000, j’ai effectivement essayé de clarifier les choses. Je disais que le racisme servait un peu à n’importe quoi. On parlait de racisme anti-jeune ou de racisme anti-tabac. Le mot a pris une extension si grande qu’il a beaucoup perdu de sa compréhension. Je pense qu’il n’est pas mauvais de situer ce que signifient les termes et de faire l’analyse de la situation présente et des moyens de lutte que nous pouvons avoir face à cette situation à partir d’une clarification du problème.

En particulier, une nouvelle confusion est arrivée depuis l’an 2000 : toute distinction devient du racisme ou devient discriminatoire. Je crois qu’il faut distinguer distinction et inégalités, distinction et discrimination, distinction et discriminatoire.

J’en viens précisément à la notion de racisme. Évidemment, le concept même de racisme renvoie à l’idée de race, mais il me paraît important de souligner que la pensée en termes de races a de loin précédé le terme « racisme ». Le racisme est arrivé dans les années 1920 ; il est alors devenu un terme de la vie publique et de la vie scientifique. Mais la pensée raciale, c’est-à-dire la compréhension du monde en termes de races, remonte au XVIe siècle et s’est particulièrement développée aux XVIIIe et XIXe siècles, à la suite du progrès des connaissances scientifiques sur le vivant qui ont conduit à découper l’humanité en un certain nombre de races différentes et, par conséquent, à l’époque, inégales.

L’idée de l’explication du monde en termes de races est une idée qui s’est développée progressivement, dont la grande période intellectuelle a commencé vers 1850 et a duré environ un siècle. Le racisme, pris dans ce sens étroit et classique, est une théorie qui avait la prétention d’être une théorie scientifique et qui se définissait par deux affirmations. La première est qu’il existe des races humaines qui sont biologiquement différentes, donc inégales, avec l’idée que la race blanche était la plus la plus parfaite, suivie de la race jaune. On affirmait aussi – c’est ce qui est au cœur de la pensée raciste – qu’il existait un lien nécessaire entre les caractéristiques biologiques qui définissaient la race et les comportements sociaux, c’est-à-dire qu’on pouvait expliquer la façon dont les sociétés fonctionnent et la façon dont les individus fonctionnent à l’intérieur des sociétés par leur appartenance à l’une de ces races entre lesquelles se divisait l’humanité. Cela a été la définition classique du racisme.

À la suite de la Seconde Guerre mondiale et au vu des conséquences tragiques qu’a eues ce mode de pensée, les biologistes, les anthropologues, les historiens, les sociologues et les philosophes, ont essayé de remettre en question cette idée de race. Les biologistes ont expliqué que biologiquement, il n’y avait pas des races différentes – la meilleure preuve étant que d’une soi-disant race à l’autre, on faisait ensemble des enfants – et qu’il n’y avait pas de lien nécessaire entre le biologique et le social, ce qui était au cœur de la pensée raciste.

Mais je voudrais souligner tout de suite que ce n’est pas le problème. Actuellement, avec le développement de l’ADN et des sciences biologiques, on en vient de plus en plus à penser que, s’il n’existe pas de races, il existe des différences génétiques entre les différents groupes humains tels qu’ils sont et il devient dangereux d’avoir fait dépendre la lutte contre le racisme de la définition biologique. À supposer que les dons, les possibilités et les capacités génétiques soient différents d’un groupe humain à l’autre, cela ne remet absolument pas en question le problème central à la fois social, moral et politique de savoir comment faire vivre ensemble de manière humaine des personnes qui, peut-être, ont des héritages génétiques différents ?

Je mets donc en garde contre le combat qui a été mené au nom de la biologie. Les biologistes avaient justifié toute la pensée raciste par la science. À la suite de 1945, ils ont totalement déconnecté le biologique du racisme, qui est un phénomène social. Il n’est pas du tout impossible qu’avec le progrès de la science, ils en reviennent à une définition, sinon de race au sens propre, du moins d’héritages génétiques différents selon les groupes de population sur le globe. Il faut bien déconnecter le problème du racisme, en tant que phénomène historique et politique, de ce que les biologistes nous disent parce que, quelle que soit la réponse biologique, il reste le problème politique d’avoir, dans les sociétés démocratiques, à organiser, avec le respect qui est dû aux individus et aux groupes, la manière de vivre ensemble.

À la suite de la critique du racisme classique, il est apparu qu’il pouvait y avoir un racisme sans race, toujours pour la même raison, c’est-à-dire qu’il existait un mode de pensée que beaucoup de sociologues appellent plutôt « racisant » que « raciste » pour le distinguer du racisme à l’état pur dont j’ai parlé. C’est un mode de pensée essentialiste, c’est-à-dire qui définit une fois pour toutes un groupe humain par une certaine qualité, positive ou négative – en général de manière négative – en attribuant à tous les membres de ce groupe les mêmes caractéristiques dont ils ne peuvent pas se défaire. Il y a eu ainsi eu une époque, dans les années 1980, où il n’était pas question de race mais où on affirmait que certains groupes, par leur religion, leur histoire ou leur culture, ne pouvaient pas participer à la vie collective. Il s’agissait du même mode de pensée que celui que l’on a appelé « raciste », si je puis dire pour des raisons historiques, parce que c’est comme cela qu’on l’avait appelé autrefois. Il consistait donc à assigner une qualité ou – le plus souvent – un défaut à certains groupes humains et à en conclure qu’ils ne pouvaient pas participer sur le mode égalitaire à la vie démocratique.

Or ce qui est compliqué est que nous ne cessons, dans la vie sociale, de caractériser et de catégoriser les gens. C’est un mode de pensée spontané que de faire des distinctions et des catégories. Distinction et catégorisation sont des modes de compréhension et d’appropriation du réel. Le phénomène racisant consiste à pousser ce raisonnement. Le problème apparaît au moment où cette catégorisation dévie, où elle s’exprime par une assignation nécessaire qui attribue à chaque individu appartenant ou censé appartenir à telle ou telle catégorie des caractéristiques auxquelles il ne peut pas échapper. C’est ce qu’elle a en commun avec l’idée raciste qui fait un lien nécessaire entre les caractéristiques et le comportement.

Comme nous sommes devenus, à juste titre, très sensibles à ces phénomènes, il ne faut pas oublier les différentes façons dont s’exprime ce mode d’assignation. Il existe de nombreuses enquêtes montrant qu’il ne faut pas mélanger les trois ordres que sont les opinions, les comportements et l’ordre politique Ce n’est pas parce qu’il y a des opinions que l’on passe des opinions aux comportements et des comportements à ce qu’on appelle le racisme structurel. Les opinions ne débouchent pas nécessairement sur des comportements, il peut y avoir des décalages entre les deux. Il existe des gens qui ont des opinions extrêmement libérales et ouvertes et qui, dans leur comportement, ne le sont pas tandis que, réciproquement, des antisémites ont sauvé des enfants juifs pendant la guerre.

On trouve ensuite le rapport à l’ordre politique qui est évidemment celui qui nous intéresse tous collectivement. Il faut faire des distinctions entre les démocraties dans lesquelles les phénomènes de racisation interviennent, sont observés, analysés, et dénoncés, contre lesquels on lutte et des systèmes politiques qui, systématiquement, organisent un ordre reposant sur un ordre racial différent. Ce n’est pas la même chose d’avoir des dérives dans les démocraties, le régime de l’apartheid ou l’histoire américaine qui reste durement influencée par le fait que les premiers esclaves d’Afrique sont arrivés en 1639, que l’esclavage a été constitutif de la société américaine et qu’il a fallu, après la Guerre de Sécession, un an avant que la Cour suprême ne prenne des dispositions qui assuraient l’égalité. En bref, l’ordre racial, contre lequel luttent en principe les démocraties et les démocrates, fait partie de l’histoire américaine, dans un sens autre que les dérives xénophobes qu’on peut observer dans tous les pays, dans toute l’histoire, puisque le terme même de « barbares », comme vous le savez, vient des Grecs qui trouvaient qu’en Asie mineure vivaient des gens qui n’étaient pas civilisés puisqu’on ne comprenait pas ce qu’ils disaient.

C’est dire que le phénomène de xénophobie à l’égard de l’extérieur est un phénomène universel et qu’il ne faut pas se contenter ni de dire : « on n’en a pas » ni de dire : « il y en a toujours » parce que les formes sociales et politiques qu’elles prennent sont très différentes et les luttes que nous pouvons mener contre elles sont très différentes.

Il faut distinguer le racisme, au sens de dérive, du racisme dans l’histoire nationale elle-même ou dans l’ordre juridique. Les lois « Jim Crow » du Sud des États-Unis ont eu un poids considérable sur la démocratie américaine L’histoire américaine porte, en profondeur, cette absolue contradiction avec les principes démocratiques. Les États-Unis ne sont pas sortis de cette contradiction, malgré l’élection hautement symbolique d’un président qualifié de noir – qui était en fait métis mais, qui, socialement, était noir. Il était d’ailleurs conscient de n’être pas vraiment considéré comme un Noir américain puisqu’il était le fils d’une Blanche et d’un Africain. Heureusement pour son élection, les Afro-Américains se reconnaissaient dans sa femme, qui est une arrière-petite-fille d’esclave. Cela montre bien que l’important n’est pas la couleur de peau, la soi-disant race, mais ce que j’appelle la collectivité historique, c’est-à-dire le fait d’avoir connu ensemble tel ou tel destin. Quand les Afro-Américains retournent en Afrique, ils se sentent évidemment très étrangers à l’Afrique parce qu’ils sont devenus des Afro-américains.

Dans la lutte que nous pensons tous mener et que vous menez particulièrement en tant qu’hommes politiques, il ne faut donc pas trop globaliser et bien distinguer ce qui est inégalité de ce qui est discrimination, ce qui est pensée racisante de ce qui est pensée raciste. Il ne faut pas combattre une pensée raciste que personne ne défend plus, qui date de la période classique. Il faut voir comment des phénomènes racisants ont pris des formes nouvelles dans des conditions politiques qui sont renouvelées par l’histoire.

M. Michel Wieviorka, président de la fondation Maison des sciences de l'Homme, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Je vais aller à l’essentiel, à ce qui est aujourd’hui le plus préoccupant. Avant de commencer, je voudrais dire que la fondation que je dirige, la Maison des Sciences de l’homme, a lancé en mars 2019 une plateforme internationale de recherche sur le racisme et l’antisémitisme. Dans la documentation écrite que je vous ai apportée, vous pourrez voir que c’est une initiative assez importante, qui a été inaugurée par deux ministres, qui mobilise plusieurs partenaires comme la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN), le réseau Canopé du ministère de l’éducation nationale, la fondation Lilian Thuram, etc. Cette plateforme regroupe un ensemble d’activités et de séminaires et pourra peut-être vous apporter des clarifications sur certains points.

Je voulais aussi vous dire, pour prendre tout de suite de la distance par rapport à l’actualité, que – hasard des choses – je viens de publier dans The conversation, un article intitulé « Mémoire, histoire et reconnaissance : un débat profond qui mérite les nuances » qui va exactement dans le sens de ce que Dominique Schnapper a dit, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait de la nuance, que les catégories soient bien distinguées les unes des autres.

Je vais d’abord distinguer rapidement antisémitisme et racisme. C’est une grande question et je vais vous résumer ma position sur ce débat. Du point de vue historique, l’antisémitisme a une telle épaisseur et une telle spécificité qu’on ne peut pas ne pas le distinguer de tout autre phénomène humain. Sociologiquement, les phénomènes sont moins différents.  Selon que l’on se place du point de vue sociologique ou du point de vue historique, on ne distingue pas de la même manière le racisme et l’antisémitisme

Tout d’abord, les vieux phénomènes n’ont pas disparu. En ce qui concerne le « vieux racisme » évoqué par Dominique Schnapper on le trouve encore dans un certain nombre de cas. Rappelez-vous comment Mme Christiane Taubira avait été traitée il y a quelques années, regardez ce qui se passe dans les stades italiens lors des matchs de football : c’est vraiment le racisme le plus vulgaire, le plus classique et le plus ancien.

Ensuite, dans les années 70, nous avons vu le racisme se modifier. Vous m’avez posé, madame Abadie, la question du racisme que l’on appelle parfois culturel, que les psychologues politiques américains ont appelé « racisme symbolique », que l’on a parfois appelé « racisme différentialiste » ou « néo-racisme ». On a alors considéré qu’il fallait distinguer deux logiques de racisme. La première est une logique qu’on peut appeler d’infériorisation qui permet plus facilement, si je puis dire, l’exploitation ; pour simplifier à l’extrême, cela revient à dire : « Viens chez moi pour que je t’exploite. Et je peux t’exploiter parce que tu es inférieur physiquement et intellectuellement ». La deuxième logique de rejet, qui a pris beaucoup d’importance dans le débat français dans les années 1980, est : « Va-t’en, je ne veux pas te voir. Tu menaces mon intégrité culturelle et mes valeurs. Tu ne t’adapteras jamais à ma société. Je ne veux pas te voir et, à la limite, je vais jusqu’à te tuer. »

Il y a eu des débats pour savoir si ce nouveau racisme culturel remplaçait complètement l’ancien ou si, en réalité, tout racisme concret n’est pas presque toujours une sorte de mélange des deux logiques. Je ne rentre pas dans ces débats qui ont été lancés en France par deux philosophes, MM. Étienne Balibar et Pierre-André Taguieff, qui ont publié à l’époque des ouvrages importants sur ces questions.

Aujourd’hui, le débat continue à se transformer. En ce qui concerne l’antisémitisme d’abord, le débat a commencé à se transformer après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1970 et 1980.Cela a été la conséquence de deux phénomènes historiques immenses : le génocide, la destruction des juifs d’Europe et la création de l’État d’Israël. Cela a complètement modifié le paysage de l’antisémitisme, d’où les débats que vous avez eus sur antisémitisme et antisionisme en ce qui concerne l’existence de l’État d’Israël. Dans les années 1970 et 1980, alors qu’on pensait qu’il était en déclin historique, que l’Église catholique avait fait son aggiornamento, le renouveau de l’antisémitisme a pris deux formes : d’une part, le négationnisme avec Robert Faurisson et, d’autre part, la critique virulente d’Israël, l’idée qu’il faut détruire cet État et, derrière tout cela, un antisionisme qui chevauche un antisémitisme ou le contraire. Ce sont des questions complexes. Plus récemment, nous avons vu apparaître d’autres formes d’antisémitisme, portées essentiellement par des milieux qualifiés d’« islamo-gauchistes », qui avaient des liens souvent forts avec certains secteurs de l’immigration. Tout ce que je dis doit être totalement nuancé, bien entendu. Je ne suis pas en train de vous asséner des vérités. On a parlé d’« islamo-gauchisme » et, terrorisme aidant avec l’attentat commis par Mohammed Merah en 2012, ces choses ont pris beaucoup de poids dans nos débats. Il y a eu toute une phase, qui s’est à mon avis interrompue récemment, durant laquelle l’antisémitisme ne semblait plus être que le monopole du djihadisme et de ceux qui pouvaient avoir quelque sympathie ou compréhension pour le djihadisme et pour des causes radicales liées à cette version singulière de l’islam. On a compris deux choses neuves dans l’antisémitisme. Premièrement, on a constaté le retour net de formes d’antisémitisme qui réactivent, mais sous des formes un peu nouvelles, des idéologies et des combats d’extrême droite. Nous l’avons beaucoup mieux compris, d’autant que c’était particulièrement marqué dans certains pays de l’Europe de l’Est. Deuxièmement, est apparu le phénomène qu’illustre Dieudonné. C’était très impressionnant de voir qui adore Dieudonné : un spectre allant de Jean-Marie Le Pen à des groupes pro-palestiniens « purs et durs » En y réfléchissant, je pense qu’il y a, dans l’intérêt pour l’antisémitisme tel que peut l’incarner quelqu’un comme Dieudonné, l’idée suivante : « Pourquoi est-ce que nous n’aurions pas le droit de tout dire ? N’y a-t-il pas deux poids, deux mesures ? » C’est ce qu’on a entendu, c’est-à-dire : « On n’a pas le droit de dire quoi que ce soit sur les juifs mais, par contre, on peut publier des caricatures du Prophète dans Charlie Hebdo ». Il s’est donc développé un antisémitisme qui traverse des milieux très variables et qui, à mon avis, est lié avec la culture d’internet. Il s’agit d’une nouveauté qui concerne en particulier les jeunes. Certains veulent pouvoir tout dire et pensent que ce sont les juifs qui ne les laissent pas tout dire.

Je voudrais maintenant dire quelques mots sur le renouveau du racisme. Je crois que ce qu’il y a de plus neuf dans le racisme, c’est d’abord une sorte de digitalisation du phénomène. Je ne parle pas seulement des réseaux sociaux et d’internet mais je vous parle de ce qui commence à être discuté par des chercheurs, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, c’est-à-dire de la prise de conscience que l’intelligence artificielle, les algorithmes et tout ce qui est traitement apparemment neutre, car technologique, de données peut en réalité fabriquer ou reproduire du racisme. C’est une sorte de prolongement virtuel de ce que, dès les années 1960, on avait appelé le racisme institutionnel, qu’on appelle parfois le racisme systémique ou structurel, c’est-à-dire que personne n’est raciste mais le résultat du système est tout de même de la discrimination, du rejet, des logiques de type raciste.

La première nouveauté est donc que, à ce phénomène institutionnel qui est analysé depuis une cinquantaine d’années, vient s’ajouter une couche technologique. Personne n’est raciste lorsque l’on utilise des machines et des algorithmes mais le résultat est raciste dans les classements, dans les offres d’emploi à satisfaire, dans les attributions de logements, dans les décisions de justice, etc. parce qu’on a cru que la machine était neutre alors que, en réalité, la machine est alimentée par les données qui ont permis d’élaborer les logiciels et les programmes. C’est encore peu sensible en France, mais cela commence à apparaître.

Deuxièmement, il y a eu des transformations du racisme culturel qui font que le problème est beaucoup plus compliqué aujourd’hui qu’il y a une trentaine d’années. Aujourd’hui, chaque groupe minoritaire peut être tenté d’abriter en son sein des logiques où on s’approprie la « racisation » – pour employer un terme à la mode – qui lui est imputée et en faire son combat. Or si on intériorise la race pour soi, on l’utilise évidemment pour d’autres, pour ses adversaires. Nous voyons donc apparaître aujourd’hui des discours, des groupes et des pratiques dans lesquels, au nom de l’antiracisme, l’idée de race est mobilisée par des acteurs. Je ne dis pas que ce soit un phénomène massif mais c’est une tendance importante. Toutefois il ne faut pas exagérer ce phénomène La nouveauté est que l’antiracisme peut devenir un racisme, c’est-à-dire que, au nom de l’antiracisme, je rentre dans la guerre des races en quelque sorte. Or, si vous regardez les manifestations qui ont eu lieu en France à propos de la mort d’Adama Traoré, si vous écoutez ce que disaient les manifestants au cœur de la manifestation – je ne parle pas de choses plus marginales, vous entendrez : vérité et justice. Voilà les mots qu’ils utilisaient, qui font référence à des valeurs universelles. Ils ne disaient pas : « Nous sommes les indigènes de la République » ou « Nous voulons être en guerre contre les Blancs » ni même « Nous voulons affirmer l’existence de communautés noires ou d’une culture noire ». Non, ils faisaient référence à des valeurs universelles. Il ne faudrait pas transformer un débat qui est un débat sur des valeurs républicaines et universelles en un combat dans lequel il n’y aurait plus que, d’un côté, des identitaires blancs et, de l’autre côté, des identitaires racialisés d’un type ou d’un autre. Je pense qu’il y a un danger ici et je voulais vous le dire parce que je pense que, dans vos travaux, ce sont des thèmes qui ne peuvent pas être ignorés compte tenu de l’importance du débat.

Je voudrais ajouter aussi, en tant que sociologue, que ces nouvelles formes de l’antiracisme, qui peuvent être du côté de l’universel mais pas toujours nécessairement, ont une caractéristique qui m’a beaucoup impressionné : elles s’inscrivent elles aussi dans des logiques que j’appellerais d’horizontalité, un peu à la manière des gilets jaunes. En effet, lorsque des organisations classiques, comme la Ligue des droits de l’Homme ou SOS Racisme, appellent à se mobiliser sur une question comme la mort d’Adama Traoré, il n’y a pas grand monde mais lorsque, réseaux sociaux aidant, des collectifs apparus spontanément face à un problème mobilisent et demandent aux gens de venir, il y a 20 000 personnes qui manifestent, alors même qu’il est encore interdit de manifester du fait du contexte sanitaire. Autrement dit, le phénomène des réseaux sociaux et de la mobilisation horizontale sans référence à des partis, à des structures ou à des organisations existe aussi dans l’antiracisme. C’est aussi pour cela qu’il peut être parfois plus facilement pénétré par ces logiques inquiétantes que j’ai évoquées.

Voilà ce que je voulais vous dire en quelques minutes. Je souscris complètement à la démarche de Dominique Schnapper, c’est-à-dire à l’idée que toutes ces questions appellent des catégories fines, des nuances, des distinctions. On ne peut pas avoir un jugement d’ensemble trop rapide parce que, si nous voulons mener un combat efficace, il faut justement voir ces problèmes dans leur épaisseur historique et dans leur complexité contemporaine.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vais essayer de résumer les questions qui me sont venues en vous écoutant. La première porte sur les caractéristiques du racisme historique, qui sont des caractéristiques dont on ne peut pas se défaire. Si j’entends bien, il y a désormais une évolution vers des caractéristiques dont on pourrait se défaire, telles qu’une religion dont on peut changer. Il faut que, dans nos travaux, nous analysions que le racisme puisse porter sur des caractéristiques dont on peut se défaire.

Votre conclusion, monsieur Wieviorka, est très intéressante lorsque vous nous dites de ne pas surestimer la nouvelle forme de lutte contre le racisme dont vous avez parlé parce que, le racisme évoluant, les modes de lutte ont aussi évolué. Il faudra donc comprendre les combats et les attentes pour que nous puissions, dans nos travaux, répondre de façon pleine et entière à une nouvelle génération qui se sent victime de racisme même si, effectivement, certains se servent de la race pour se battre. Cela pourrait tendre à renforcer le racisme en même temps qu’on le combat, ce qui permet aussi de délimiter les différents champs de notre mission.

Vous parliez de racisme et de discrimination. Je pense que nous perdrions l’aspect pragmatique de notre mission si nous nous contentions de parler de racisme sans aller aussi sur le champ des discriminations, d’étudier dans quel type de domaines ces discriminations s’exercent.

Nous avions dit que nous n’aurions pas de tabou. Vous avez, madame Schnapper, parlé des statistiques ethniques. Cela ne va-t-il pas dans l’assignation justement à une race, à un groupe, à une identité ? Par ailleurs, comme nous l’avons fait sur beaucoup d’autres sujets comme les violences conjugales, plutôt que de nous concentrer sur des statistiques et la connaissance des victimes, comment mieux connaître ceux qui ont des préjugés racistes, ou les organisations qui ont des préjugés racistes ou qui emportent des conséquences discriminantes parce qu’elles se croient neutres mais produisant structurellement des inégalités ? Comment mieux connaître les auteurs et ceux qui produisent de la discrimination, pour aller à la racine du mal ?

M. le président Robin Reda. Je me permets de compléter la question de Caroline Abadie sur ce dernier point. Le sentiment que l’on peut avoir d’ethnicisation de plus en plus poussée de la société française n’est-il pas une menace à l’égard du projet national ou du concept de nation ? On rentre ici davantage dans les spécificités françaises des discriminations qui ont aussi une dimension territoriale. N’est-ce pas aujourd’hui l’affaiblissement de la nation et d’une forme de souveraineté qui exacerbe l’émergence d’une lutte, la communautarisation de certains pans de la société ? Quelles réponses peut-on y apporter selon vous ? Pensez-vous qu’un renouveau du projet national pourrait être une réponse à l’émergence de nouvelles formes de racisme ? Je pense notamment à ce que vous disiez sur l’émergence de communautés numériques qui échappent aux politiques et qui échappent aux organisations institutionnelles « officielles ».

Mme Dominique Schnapper. Tout d’abord, dans la pensée racisante, on est marqué par sa religion tout autant que par sa race et c’est même ce qui caractérise le phénomène de racisation ne faisant pas appel à l’état de race. Ce phénomène donne soit à la religion soit à la culture le même caractère nécessaire auquel on n’échappe pas. D’ailleurs, au XVe siècle, les juifs convertis étaient toujours considérés comme des juifs. On ne peut donc pas penser que le fait de passer d’une race au sens biologique à la religion soit un phénomène qui limite ou qui affaiblit le phénomène du racisme parce qu’on attribue à la religion les mêmes caractéristiques que celles de la race, de ce point de vue.

En ce qui concerne le problème de la lutte, il existe deux grands moyens de lutte que nous montre l’exemple américain. La première est la lutte de Martin Luther King, c’est-à-dire que, au nom des valeurs universelles de la démocratie que les États-Unis portent, il faut donner aux populations, quelles que soient leurs origines historiques ou « raciales », les mêmes droits et les mêmes devoirs. C’est la lutte universaliste, William Du Bois, que l’on est en train de redécouvrir, était dans ce combat. Ensuite, devant les manquements du pays s’est développé un autre mouvement, le Black Power, qui disait : « On ne peut rien faire dans ce pays qui sera toujours marqué par son racisme anti-Noir et, par conséquent, il faut au contraire se séparer de la nation américaine et construire notre propre pouvoir, contre la nation américaine ». C’est la lutte différentialiste. Concrètement, il y a toujours un mélange des deux. Puisque les Américains ont abordé le problème avant nous, il est quand même utile de voir ce qu’ils ont fait et les limites de la lutte différentialiste.

Puisque nous parlons de tout, je vous dis que je suis clairement pour la lutte au nom des valeurs universelles et au nom des principes démocratiques mais je reconnais que, si la démocratie ne répond pas ou ne défend pas ses propres valeurs ou ne répond pas à cette demande, elle risque de susciter des formes de revendication de type différentialiste qui, à mon avis, remettent en question le projet collectif de la nation démocratique.

Monsieur le président, plus que l’affaiblissement de la nation, il faut voir un affaiblissement de l’idée démocratique. Si la démocratie était fidèle à ses propres valeurs, il n’y aurait rien qui ressemble au racisme. Le fait est qu’il existe. On peut l’analyser, comme certains critiques radicaux, comme étant la condition ou la conséquence nécessaire de la démocratie ou, pour les défenseurs de la démocratie parmi lesquels je me compte, on doit l’analyser en termes de manquements, tout en constatant l’importance de ces manquements.

Michel Wieviroka et moi-même avons peut-être une appréciation un petit peu différente. Quand on raisonne en termes identitaires, on fait du racisme et, au nom de l’antiracisme, on peut faire du racisme. Quand, aujourd’hui, est organisé un colloque à Paris 8 où les non racisés, c’est-à-dire les Blancs, ne peuvent pas assister, on fait du racisme antiraciste. Est-ce marginal ? Je crois que nous le mesurerons dans dix ans ou vingt ans. Est-ce l’ouverture vers un mode de pensée et un mode d’action qui remettent en question les principes de la République démocratique, avec lesquels ils sont en contradiction ? Oui mais nous ne savons pas quel est son poids. On voit le danger : au nom de l’antiracisme, on renforce la perception en termes de races des phénomènes sociaux.

Au sujet des statistiques ethniques – c’est mon côté centriste, je crois – il est incontestable, quand vous regardez les formes du recensement aux États-Unis et en Grande-Bretagne qui forcent les gens à se caractériser eux-mêmes, à se mettre dans une certaine catégorie, que c’est un des éléments qui contribuent à la racisation ou l’ethnicisation de la perception de la vie sociale. Bien entendu, ce n’est pas ce qui crée le phénomène d’ethnicisation, qui existe indépendamment des catégories du recensement. D’ailleurs, s’il n’existait pas, nous n’aurions pas l’idée de le mesurer dans les recensements.

La position traditionnelle de la France consistait à dire : une fois que vous êtes naturalisé français, je ne veux pas savoir d’où vous venez et je ne vous demande donc ni votre religion ni votre origine historique. C’était utopique par rapport à la réalité mais c’était une utopie créatrice puisque c’était l’affirmation du citoyen par-delà toutes ses caractéristiques. Je pense que nous arriverons à la mise en place des statistiques ethniques parce qu’il y a une poussée du reste de l’Europe et du monde anglo-saxon. Ce n’est pas la fin de la République, c’est prendre acte d’un certain nombre de choses. Je pense toutefois que, comme toutes les décisions, celle-ci aura aussi des effets pervers, y compris de renforcer la conscience ethnico-raciale.

Je voudrais compléter ce qu’a dit Michel Wieviorka sur le retour de l’antisémitisme qui s’est beaucoup accentué, comme le montrent les chiffres publiés à partir de l’an 2000 par le ministère de l’intérieur, qui sont par ailleurs sous-estimés puisque tout ne remonte pas jusqu’à la statistique officielle. Outre les affaires de meurtres, nous disposons de chiffres sur les manifestations d’antisémitisme dans les écoles, dans les collèges. On constate la rencontre de plusieurs courants : il y a l’antisémitisme « traditionnel » d’extrême droite, qui n’est pas celui qui se manifeste le plus, encore que…

Il y a un courant qui est l’héritage de l’islam, de la perception dévalorisante des juifs qu’avaient les musulmans dans les pays dont ils viennent et qui ont le sentiment d’un renversement de situation. Alors qu’ils pensaient les juifs pauvres et méprisables, ils ont le sentiment que les juifs réussissent dans la société française et pas eux. C’est ce qui se traduit par l’islamo-gauchisme. Enfin, il y a une partie de l’extrême gauche qui est antisioniste depuis 1968 au nom de la défense des Palestiniens.

Je voudrais dire un mot sur le caractère surprenant du concept d’antisionisme. Qu’est-ce que cela veut dire ? On peut être contre la politique de l’État d’Israël, comme on peut être opposé à la politique de tout État. Mais que signifie être antisioniste ? L’antisionisme au sens strict, c’est-à-dire détruire l’État d’Israël, personne ne le demande. On peut être anti-israélien, au sens d’opposé à la politique israélienne et c’est parfaitement justifié – d’ailleurs, en Israël, qui est un pays démocratique, la moitié de la population est contre la politique du gouvernement. En réalité, comme l’antisémitisme est contrôlé par la loi, un certain nombre de ceux qui se disent antisionistes, sont en fait des antisémites qui peuvent, à travers l’antisionisme, véhiculer et développer les schèmes traditionnels de l’antisémitisme.

M. Michel Wieviorka. Tout d’abord, je rappelle que l’antisémitisme est apparu comme un racisme à la fin du XIXe siècle. Auparavant, ce qui régnait était l’antijudaïsme. La haine des juifs était religieuse dans la plupart des cas L’antisémitisme c’était : « Les Juifs sont un peuple déicide. Les Juifs ne veulent pas rejoindre le christianisme. »

Ensuite, je pense que, parmi les mobilisations antiracistes, il faut distinguer celles qui en appellent aux valeurs universelles et exercent une pression pour obtenir certaines choses, pour que s’ouvrent des négociations, des logiques qui veulent institutionnaliser le différent, des logiques de rupture et de guerre. Dans ce dernier cas, on ne peut plus discuter. C’est peut-être ainsi qu’on peut regarder les différents courants qui traversent ces phénomènes antiracistes.

Sur le thème des discriminations, la loi prévoit plus de vingt formes de discrimination, Celle qui renvoie à l’idée de race n’est qu’une parmi les autres. Symétriquement, le racisme peut transiter par d’autres modalités que la discrimination : des rumeurs, des stéréotypes, des violences…. Par conséquent, les thématiques de la discrimination et du racisme se chevauchent, mais pas intégralement.

S’agissant des statistiques ethniques, il se trouve que j’ai écrit, avec Hervé Le Bras, un livre sur cette question, intitulé Diviser pour unir ? : France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques Hervé Le Bras était au départ contre les statistiques ethniques tandis que j’y étais personnellement plutôt favorable. Nous nous sommes d’ailleurs retrouvés dans deux commissions opposées au moment où le Président Sarkozy a souhaité que cette question soit mise à l’étude. Lors de ce débat, Hervé Le Bras et moi sommes allés dans quatre ou cinq pays différents pour examiner le débat sur les statistiques ethniques. Nous sommes tombés assez d’accord sur la conclusion qu’il ne fallait pas de statistiques ethniques s’il s’agit du recensement, c’est-à-dire de donner une image complète de la société française mais que nous y étions favorables pour des enquêtes ponctuelles, limitées et faites de manière privée. Le problème sur lequel il y a débat concerne les grandes enquêtes faites par l’INSEE ou l’INED, comme l’enquête Trajectoires et Origines (TeO). Il y a débat parce que ce n’est pas le recensement mais ce n’est pas non plus une petite enquête limitée sur un problème. On peut arriver à des accommodements raisonnables.

Un point est très intéressant que j’ai relevé dans la discussion de ce matin est qu’en parlant de l’ethnicisation, monsieur le président, vous avez utilisé le mot « nation » tandis qu’en vous répondant, Dominique Schnapper a utilisé celui de « démocratie ». Personnellement, ce qui me semble au cœur de cet enjeu d’ethnicisation de la vie publique, c’est la crise du modèle d’intégration républicaine. Dominique Schnapper l’a déjà fait, bien sûr, mais je donnerai plus de poids à l’idée de République dans ce débat. C’est notre modèle républicain qui est interpellé et qui rentre encore plus en crise par ces interpellations. Tout ceci met en cause à la fois l’État, la nation, la démocratie et la République. C’est cet ensemble qui est en débat dans ces questions, qui, en France, remontent aux années 1980.Dans les années 1980, lorsque nous avons commencé à discuter de ces questions, le débat était très passionnel dès qu’il s’agissait de l’islam mais nous pouvions débattre, en tout cas dans un certain univers intellectuel, parce qu’il y avait vraiment la volonté de débattre. Je me souviens d’un article de Régis Debray qui avait fait beaucoup de bruit à la fin des années 1980 : « Êtes-vous démocrate ou républicain ? » Cela portait sur le foulard et il opposait deux façons d’envisager ce type de problème. Je pense que le débat aujourd’hui n’est plus du tout comme cela. On ne se demande pas si vous êtes républicain ou si vous êtes démocrate mais on se demande si vous êtes du côté de la guerre des races ou si vous êtes du côté d’un débat qui doit rester démocratique et donc aussi républicain.

 Sur la question des courants hyper racialisants, je pense aussi que l’histoire tranchera. J’ai été étonné de voir qu’ils n’étaient pas au cœur de la bataille à propos de la mort d’Adama Traoré Ils sont dedans, ils sont présents mais ils ne sont pas le fer de lance. Dominique Schnapper a eu raison d’évoquer ce qui s’est passé à Paris 8. Il s’agit de phénomènes dus à des groupes d’intellectuels, présents dans quelques lieux universitaires. À Paris 8, je le sais d’autant mieux qu’une de mes anciennes étudiantes est un des protagonistes les plus actifs de combat. C’est un phénomène qui existe dans des milieux intellectuels et universitaires, peut-être plus que dans la réalité vécue de ceux qui se sont mobilisés en grand nombre ces derniers temps.

Ainsi, espérons, et surtout participons à poser ces questions et à ne pas laisser le débat déraper dans ce sens. Il me semble personnellement important de ne pas nier l’existence de tout cela.

Mme Fadila Khattabi. Monsieur Wieviorka, vous avez dit tout à l’heure distingué l’antisémitisme et le racisme et vous avez dit en même temps qu’il n’y avait du point de vue sociologique pas beaucoup de différence malgré tout. Vous avez parlé tout à l’heure de valeurs universelles par rapport à l’affaire Adama Traoré. Une démarche universelle voudrait effectivement que nous combattions toutes les formes de haine et de racisme. Pour ma part, on ne peut pas hiérarchiser les haines et c’est la raison pour laquelle je dis, puisque nous sommes là pour dire toutes les choses, que nous étions un certain nombre de députés à être très mal à l’aise avec la proposition de résolution de M. Sylvain Maillard qui redonne une définition de l’antisémitisme par le prisme de l’antisionisme. J’aurais voulu avoir votre avis à ce sujet parce que, aujourd’hui, notre société est tout de même fragmentée. Beaucoup se cherchent et la jeunesse se pose aussi beaucoup de questions. Vous avez également parlé d’intégration, un mot qui, peut parfois me choquer et peut choquer aussi un certain nombre d’entre nous, dans la mesure où cette jeunesse est souvent montrée du doigt, a du mal à trouver ses repères. On ne peut pas parler d’intégration, on n’intègre pas les enfants de la République. Bien sûr, il y a des problèmes d’insertion sociale qui peuvent être dus au fait que, dans certaines régions, dans certains quartiers, le taux de chômage extrêmement élevé fait que ces jeunes ne trouvent pas leur place dans la société.

Mme Michèle Victory. Si on part de l’idée qu’il n’y a finalement pas besoin de race pour qu’il y ait des phénomènes racistes s, mais plutôt des manifestations qui sont sociologiques, culturelles et religieuses, ne pourrait-on pas dire d’une façon très schématique que c’est la transformation sociale qui pourrait faire évoluer notre société ?

J’étais assez persuadée que, pour sortir d’un certain nombre de ces problématiques, il fallait qu’on ait la connaissance de l’autre et de sa culture. J’avais travaillé sur une mission sur la radicalisation et, pour pouvoir combattre la radicalisation, encore faut-il savoir de quoi on parle et être au fait de ce qui constitue ce phénomène. Cela me paraissait donc très important de travailler sur la transmission et la connaissance. Mais si on prend l’antisémitisme et la Shoah par exemple, ne se heurte-t-on pas au fait que la leçon de l’histoire n’est jamais suffisante ?

Enfin, au sujet des questions posées par l’antisémitisme et l’antisionisme, ne nous manquerait-il pas finalement un mot pour parler de la position de ceux qui critiquent fortement la façon dont l’État d’Israël se comporte, qui ne sont absolument pas des antisémites mais, au contraire, des gens qui défendent des valeurs universelles ? Ne bute-t-on pas tout simplement sur le fait que nous n’avons pas de mots pour définir cette chose un peu particulière ? L’histoire Israël-Palestine est tellement particulière que nous aurions peut-être besoin d’un troisième mot qui définirait ce troisième concept et qui nous éviterait de tomber dans le piège dans lequel la proposition de résolution portée par M. Sylvain Maillard a failli nous faire tomber.

M. Buon Tan. Je vais d’abord revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure à propos de l’intériorisation de la race par les gens et du fait qu’ils réagissent en transposant cela vers les autres. Savez-vous si ce phénomène se transmet de génération en génération ?

Je voudrais ensuite revenir sur un cas qui avait défrayé la chronique, celui du jeune couturier Chaolin Zhang qui avait été agressé et avait succombé à ses blessures. Les jeunes agresseurs ont été arrêtés et, pendant l’audition, ils ont déclaré avoir ciblé ce monsieur parce qu’il était chinois. Le caractère aggravant de racisme a été rejeté parce qu’on a expliqué qu’il avait été agressé parce qu’il était censé avoir de l’argent et non pas parce qu’il était chinois. Ce qui était gênant, c’est que c’est tout de même une logique assez similaire à ce qu’a vécu le pauvre Ilan Halimi, qui a été séquestré parce que sa famille était censée être riche et dans ce cas, d’emblée, on a dit que c’était du racisme. Ce traitement avec en quelque sorte « deux poids, deux mesures » n’est-il pas quelque chose que nous avons un peu institutionnalisé justement parce qu’il y a un terme spécifique, l’antisémitisme, pour un certain type de racisme ? Cela ne pose-t-il pas problème que le ministère chargé de cela mette lui-même plus en avant une forme de racisme qu’une autre ? Tout le monde comprend évidemment que l’histoire de notre pays porte le poids et souffre de ce qui s’est passé. Cela se comprend, mais n’est-ce pas le moment d’évoluer, et, devant la multiplication des différentes formes de racisme, pourquoi mettre en avant une forme de racisme plutôt qu’une autre ?

Je voudrais revenir également sur les statistiques ethniques. Je comprends tout à fait les craintes que beaucoup ont sur les risques et les travers que cela présente et je les partage d’ailleurs. Mais je me demande comment il est possible d’avoir des statistiques sur le racisme alors que les statistiques sur les origines ethniques ou les religions sont interdites. Comment être sûrs que les statistiques sont fiables si la victime ne déclare pas son origine ? Ensuite, et vous m’avez déjà apporté une partie de la réponse, je pense que les statistiques ethniques vont en effet dans le sens de l’histoire mais quels sont les garde-fous qu’il faudrait mettre en place si, demain, nous arrivons à un système plus étendu, autorisé et légal de statistiques ethniques ?

Mme Dominique Schnapper. Je souhaite revenir sur un point qui a été abordé à deux occasions, d’une part lorsque vous avez dit qu’il ne faut pas hiérarchiser et d’autre part, lors de la question sur ce qui a été fait pour les juifs dans le cas de l’affaire Halimi et qui n’a pas été fait pour les Chinois dans l’affaire Zhang. Je crois qu’il faut reconnaître que le problème de l’antisémitisme dans le monde chrétien est très différent des relations avec le monde chinois parce que le monde chinois est « l’étranger » par excellence. Emmanuel Levinas disait toujours : le christianisme, c’est une secte juive qui a réussi. Historiquement, c’est vrai. Comme j’ai essayé de montrer dans mon livre La citoyenneté à l'épreuve : la démocratie et les juifs, les relations des sociétés chrétiennes avec les juifs – et donc l’antisémitisme – sont très différentes des relations avec les autres peuples. Les sociétés chrétiennes ne se sortent pas de ce rapport originaire de concurrence en quelque sorte, du rapport très particulier avec l’antisémitisme. 

Ce qui vous donne aujourd’hui l’impression d’être « deux poids, deux mesures » ne fait que traduire une histoire complètement différente de l’histoire des relations entre les Européens et les Chinois. C’est la relation de l’étranger par excellence, avec toute l’ambiguïté de l’étranger, que l’on admire et que l’on déteste à la fois. Alors que l’histoire de l’antisémitisme est une histoire interne, profonde, organisatrice et structurante de l’histoire de l’Europe. C’est la raison fondamentale de la distinction entre le racisme et l’antisémitisme.

Bien sûr, il y a cette part de racisation dont a parlé Michel Wieviorka. J’ai parlé d’essentialisation. On dit que les Chinois sont riches maintenant, comme on disait que les juifs sont riches alors que les deux tiers de la population sont pauvres. Ces phénomènes d’essentialisation caractérisent toutes les relations avec des populations minoritaires. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) s’est demandé après la guerre si elle devait garder les termes antisémitisme et racisme et a conservé les deux au motif que, dans les sociétés chrétiennes, l’antisémitisme a une forme qui est très structurante, ancienne, profonde, ce qui le rend différent malgré le caractère commun de la racisation. Le rapport aux juifs est très différent. Ce n’est pas une hiérarchisation, c’est simplement une histoire très différente qui a pour conséquence que les deux phénomènes sont très différents. Dans les sociétés démocratiques, toutes les différences sont traduites en inégalités alors on dit « deux poids, deux mesures ». Or ce n’est pas l’un plus et l’autre moins, ce sont deux relations extrêmement différentes.

Vous retrouvez cela avec l’islam. L’islam, c’est quand même l’extérieur, même si c’est déjà beaucoup plus proche que la Chine. C’est tout de même l’histoire de la Méditerranée, le Livre, Charles Martel… Il s’agit donc d’une histoire beaucoup plus ancienne que celle avec la Chine qui était très éloignée. Mais, malgré tout, cela n’a pas ce caractère structurant de la relation avec le judaïsme.

Rappelez-vous que le christianisme n’est jamais qu’une secte juive qui a réussi : cette formule, qui est historiquement vraie, est une formule très profonde parce qu’elle explique la force, la permanence et le rôle structurant qui impliquent qu’il faut conserver ce qui est commun, comme l’a rappelé Michel Wieviorka, mais en même temps rappeler que c’est une relation très particulière.

En ce qui concerne la proposition de M. Sylvain Maillard, est-elle une proposition de loi et est-elle passée ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je précise qu’il s’agissait d’une proposition de résolution visant à lutter contre l’antisémitisme. Elle n’a pas de force contraignante, car c’est une résolution et non une loi, et elle a bien été adoptée par l’Assemblée nationale.

Mme Dominique Schnapper. Je vous remercie pour ces précisions. Je crains que ce ne soit simplifier un problème compliqué, ce qui ne serait pas souhaitable. Il est vrai qu’un certain nombre « d’antisionistes » sont en fait des antisémites mais j’aimerais que l’on cesse d’utiliser le terme antisioniste, car cela n’a pas de sens selon moi. On est contre le gouvernement israélien ou antisémite. Antisioniste, on pouvait l’être avant que l’État d’Israël existe et une partie des juifs était antisioniste, ne voulait pas la création d’un État juif au Moyen-Orient. Cela avait une signification. Ce concept est donc inapproprié aujourd’hui pour décrire cette situation et ne devrait pas être consacré, une résolution pouvant constituer d’une certaine façon une forme de consécration.

On est anti-israélien mais on est aussi, je l’espère, anti-chinois, anti-thaïlandais, pour la défense des Ouïghours… Israël n’est pas le seul cas où des gouvernements ne se conduisent pas exactement comme on aimerait qu’ils se conduisent. Concentrer sur le gouvernement israélien autant de haine par rapport à ce qui se passe sur l’ensemble du globe est dans beaucoup de cas inspiré par la tradition antisémite. Mais, si vous me le demandez, je vous réponds, consacrer le terme antisionisme ne me paraît pas être une bonne chose.

Madame Michèle Victory avait dit des choses d’ordre général avec lesquelles je suis d’accord : il ne suffit pas de raconter la Shoah pour empêcher les génocides. Nous avons fait beaucoup d’enseignements autour de la Shoah avec l’idée d’empêcher les génocides et nous avons eu des génocides. Des enquêtes ont montré que l’amélioration de la connaissance des autres ne réduit pas forcément le racisme. Les relations directes personnelles qui peuvent être bonnes n’empêchent pas le développement de la logique du préjugé. J’ai consacré ma vie à ce genre de problème. J’espère que l’éducation, la formation, la réflexion sont utiles mais je dois constater comme vous que ce n’est pas très facile et que l’enseignement obligatoire de la Shoah a eu des effets contre-productifs et qu’on peut s’interroger. En tout cas, c’est un fait, cela n’a pas empêché de nouveaux génocides.

Quant à inventer un troisième terme entre antisémitisme et antisionisme, j’ai peur que l’on ajoute à la confusion ! Il vaut mieux réfléchir sur ces deux termes.

La statistique sur le racisme pose selon moi le problème de l’appartenance des personnes à plusieurs groupes dans nos sociétés.

M. Michel Wieviorka. Sur le premier point de l’antisémitisme et l’antisionisme, je précise que l’on peut être antisémite et pro-sioniste si je puis dire. Les évangélistes américains qui soutiennent profondément la politique israélienne sont ainsi capables de tenir des propos très antisémites. Ce n’est donc pas un bon débat, voilà ce que j’en pense. Je trouve que ce n’est pas utile et que cela n’apporte rien à la compréhension de ces questions.

Un deuxième point, évoqué par deux d’entre vous, est très important. C’est l’idée que nous aimerions tous pouvoir partager, mais qui malheureusement ne suffit pas, que si nous résolvions les questions sociales, nous résoudrions en même temps les questions de racisme, de sexisme et beaucoup d’autres de ce genre. Je pense que, malheureusement, cela n’est jamais si simple. On ne passe pas directement d’un registre à un autre. Je crois que résoudre des problèmes d’intégration sociale, des problèmes d’emploi, des problèmes de revenus évite à certains de déraper ou de basculer, mais cela ne suffit pas. Il n’y a donc pas de réponse précise.

Je voudrais dire un mot sur le fait qu’il faut connaître l’autre. Je pense que nous n’avons pas assez de recherches ou d’évaluations de ce qui se fait ou de ce qui pourrait se faire pour lutter contre le racisme ou l’antisémitisme. Je vous raconte une anecdote qui est à mon avis très révélatrice. Ma sœur Annette Wieviorka a accompagné un des tout premiers voyages d’élèves français qui allaient visiter Auschwitz. Après avoir pris l’avion, les jeunes arrivent en Pologne, ils visitent et reviennent le soir même. Assise dans l’avion du retour à côté d’un de ces jeunes, ma sœur lui a demandé : « Alors, c’était intéressant ? » et il a répondu : « C’était formidable ! J’ai eu mon baptême de l’air. » C’est anecdotique mais cela nous invite à réfléchir. Il faut des évaluations parce que certaines choses sont peut-être contre-productives. Il faut évaluer tout ce qui relève des pratiques antiracistes, de la lutte antiraciste et de la lutte contre les discriminations. Il faut des travaux sur ces sujets et il faut étudier les acteurs. Je pense que nous avons besoin de toujours plus de recherche.

Ensuite, je voudrais vous faire une réponse très générale. J’ai fait une grande enquête à la fin des années 1980 et dans les années 1990 sur le racisme en France. J’ai rencontré essentiellement, explicitement du racisme anti-maghrébin. Il n’y avait pratiquement pas, en métropole en tout cas, de racisme anti-Noir chez ceux que je rencontrais. Il y avait un racisme dont on ne parlait pas spontanément mais qui était très virulent : le racisme anti-Tzigane, qui est un vrai problème en soi parce que c’est un racisme qui est mal traité dans le débat général. Enfin, il y avait l’antisémitisme. Aujourd’hui, on parle beaucoup de racisme anti-Noir, mais aussi de toutes sortes d’autres formes de racisme. Nous sommes dans une période historique de fragmentation de la société. Lorsque la société se fragmente, les groupes susceptibles d’être victimes ou cibles de racisme sont nombreux. Non seulement ils sont victimes du racisme du groupe dominant mais il peut aussi y avoir des formes de racisme entre groupes. C’est tout cela qu’il faut regarder.

Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit Dominique Schnapper quant au traitement singulier des juifs « bénéficieraient », si je puis dire. Cela est lié à cette histoire au poids énorme et aussi, il faut le dire, à une capacité de mobilisation, pas seulement juive bien entendu. Je crois que le combat antiraciste est d’autant plus efficace qu’il y a de la capacité à poser les problèmes et les mettre en débat. Avec ce qui s’est passé, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale, la question de l’antisémitisme reste nécessairement très prégnante.

Enfin, quels seraient les meilleurs garde-fous face aux dérives qui pourraient naître de statistiques ethniques ? C’est un problème compliqué parce que les statistiques ethniques peuvent être utilisées pour le bien mais aussi pour le mal. Je ne vais pas être trop polémique, mais je me souviens que, il y a trois ou quatre ans, Robert Ménard, maire de Béziers, comptait les élèves musulmans dans sa ville. Je ne suis pas certain que c’était pour le bien de la lutte anti-discrimination dans les écoles de sa ville. Cela peut servir à toutes sortes d’usages. Je crois vraiment que c’est une question proprement politique mais je n’ai rien contre des enquêtes limitées et précises. D’ailleurs, vous le savez, elles existent. Y compris sur les juifs. Une de nos collègues, Doris Bensimon, avait fait dans des revues de démographie très sérieuses des enquêtes sur le nombre de juifs en France.

Mme Dominique Schnapper. On peut ainsi interroger sur l’origine des parents, et des grands-parents, sous le contrôle de la Commission nationale de l’informatique et les libertés (CNIL).

M. Michel Wieviorka. J’ajoute que, il y a peut-être une quinzaine ou une douzaine d’années, le Conseil représentatif des associations noire de France (Cran) a fait un sondage qui a été publié dans un journal populaire. Dans ce sondage, on demandait aux gens : « Est-ce que vous appartenez à une minorité visible ? » et lorsque les gens répondaient oui, on demandait « Est-ce que vous avez été maltraité ou discriminé au cours des six derniers mois ? » C’était très intéressant. Il s’agissait vraiment de statistiques ethniques. Les reproches principaux qui ont été faits au Cran n’étaient pas d’avoir fait apparaître ce problème mais d’avoir osé faire un sondage. C’est un vrai débat et je trouve que ce que j’ai entendu ces dernières semaines était plutôt en régression par rapport à la qualité des discussions qui ont eu lieu au moment où François Héran avait piloté une commission, où Hervé Le Bras avait, avec d’autres, créé une autre commission. Il y avait alors vraiment eu un débat de qualité. Il n’y a pas besoin de repartir de zéro, il y a des acquis.

Mme Fiona Lazaar. Je voudrais rebondir sur une question qui vous a déjà été adressée mais sur lequel je voudrais poursuivre les échanges : le nom de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Je me pose moi aussi cette question de la distinction des termes antisémitisme et racisme. Il me semble que l’antisémitisme est une forme de racisme comme une autre et que, finalement, l’isoler peut venir alimenter ce sentiment de « deux poids, deux mesures » qui est notamment ressenti par un certain nombre de minorités.

Vous avez évoqué le poids de l’histoire, l’ancrage de l’antisémitisme dans la société, et ce qui s’est passé lors de la Seconde Guerre mondiale sur notre territoire.

L’histoire de la France vis-à-vis de l’esclavage, de la colonisation, des populations noires et des populations musulmanes, est très forte elle aussi.

Pour aller plus loin, aujourd’hui les termes « islamophobie » ou « négrophobie » sont très mal vus dans la société. C’est considéré comme une forme de racialisme, d’indigénisme et a toujours une connotation très négative. Je me demande ce qui explique cela. Faudrait-il se réapproprier les termes et les réutiliser différemment ? Ou peut-être ne sont-ce pas les bons termes ? Je sais qu’il y a des questionnements sur l’islamophobie : est-ce le rejet de l’islam, la religion, ce qui serait tout à fait légitime, ou est-ce la haine du musulman qui est totalement interdite ?

On sent bien que toutes les formes de racisme ne sont pas traitées de la même manière.

Je voudrais donc vous interroger à la fois sur cette terminologie et sur le fait que cette partie de l’histoire qu’est l’antisémitisme se différencie des autres.

Je ne rebondirai pas sur le débat entre antisionisme et antisémitisme. Même s’il y a beaucoup de choses à dire, nous avons déjà eu des débats par ailleurs.

J’ai également une question par rapport au racisme et au genre. Je crois également qu’il y a un vrai sujet dans le racisme, dans les discriminations – je ne sais pas si cela a été prouvé par des études – car les hommes sont, me semble-t-il, beaucoup plus victimes de racisme que les femmes. Est-ce une vérité ou non ? Je pense aux contrôles de police, à l’accès à l’emploi, à l’accès au logement. Des études ont-elles été faites, sur cette question du racisme, sur les discriminations en fonction du genre ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je me posais la question, pour mieux comprendre quelle est l’émergence des formes de racisme, des différentes victimes du nazisme et de leur nombre. Nous avons parlé de la Shoah. Les Tziganes ont subi le génocide, les handicapés ont été éliminés par les nazis, les homosexuels ont aussi été les victimes du nazisme et ils ne portent pas ce temps tragique comme le portent les juifs, extrêmement nombreux à avoir été victimes. La violence nazie a frappé aussi d’autres populations et ce n’est pas aussi su ou rapporté.

Ma seconde question déborde du racisme, elle porte sur les génocides. Comme vous le disiez, ce drame n’a pas permis une réflexion et n’a pas empêché d’autres génocides postérieurs.

Nous voyons bien que, à travers l’histoire, il y a eu de nombreux génocides, en Arménie, avec les Kurdes, au Cambodge. C’est un drame qui touche de très nombreux peuples. Au fond, la question du racisme doit-elle rester intérieure à chaque pays ? J’observe que, quand c’est loin, on n’intervient pas beaucoup, on constate, on s’exprime plus ou moins. On le voit de façon encore plus sensible avec tout ce qui touche à la Palestine puisque cela renvoie forcément au peuple juif. Quels sont les liens de la construction du racisme avec ce qui se passe au-delà de nos frontières ?

Mme Dominique Schnapper. On revient au problème des « deux poids deux mesures ». Je croyais avoir répondu sur le poids particulier du problème juif dans l’histoire européenne. C’est quand même une histoire à la fois de persécutions, de massacres, d’expulsions et de transformation du sentiment antijuif, avec l’idée de complot mondial des juifs voulant régner sur le monde alors que c’est une population qui a toujours été une population extrêmement minoritaire, de l’ordre de 1 % de la population. La transfiguration par l’idée de complot, les accusations contradictoires du type « ce sont des capitalistes » ou « ce sont des révolutionnaires » qui se renouvellent et se recyclent au fur et à mesure des différents épisodes historiques font que les juifs sont des autres sans être des autres. Plus ils ressemblent aux autres, plus ils sont coupables car ils sont alors pris dans cette espèce de cercle vicieux : vous ne les reconnaissez plus donc ils sont encore plus dangereux. Il y a une série de mécanismes très bien décrits et je vous renvoie aux travaux de Pierre-André Taguieff sur la définition, par l’histoire particulière, de ce qu’il appelle la judéophobie qui, comme l’a rappelé Michel Wieviorka, a été basée sur des fondements religieux. Je dis fondements parce qu’il s’agissait aussi de situations politiques, de situations de minoritaires différentes, etc. Comme les chrétiens n’avaient pas le droit de faire du prêt d’argent, les juifs prêtaient l’argent et on les accusait donc de s’intéresser à l’argent. Il y a ainsi toute une série de cercles vicieux historiques, qui se sont traduits par des massacres tout de même très particuliers et en même temps très internes qui font que, historiquement, la relation est différente.

Aujourd’hui, personne ne défend la colonisation. On nous dit tout le temps qu’on n’a pas enseigné la colonisation. J’ai personnellement suivi le certificat d’histoire de la colonisation quand j’étais étudiante dans les années 1950. Il était enseigné par Jean Bruhat qui était un militant communiste et nous parlait de l’Afrique du Sud avec les sentiments que vous pouvez imaginer – et que nous partagions totalement – et par Charles-André Julien qui parlait de l’Algérie. L’idée que l’on découvre le problème de la colonisation historiquement n’est donc pas exacte. Ce qui est vrai est que cela devient en ce moment un mouvement politique.

La colonisation est beaucoup plus récente puisqu’elle a commencé au XVIe siècle et qu’elle s’est vraiment développée au XIXe siècle. La colonisation européenne a été très courte dans l’histoire humaine. Elle a été très courte parce qu’elle était contraire aux valeurs démocratiques. Faire une société avec un double système juridique est contradictoire avec les principes démocratiques qui donnent à tous les mêmes droits. Grâce à mon grand âge, je peux vous parler du combat anticolonial : il était mené au nom des valeurs démocratiques. Il était insupportable de voir dans la société coloniale des catégories différentes. C’est donc récent et c’était extérieur. Cela n’a pas joué un rôle central dans l’histoire française.

Historiquement, philosophiquement, si vous voulez, ce sont deux problèmes différents. Changer les mots ne changera pas les choses. Vous suggérez peut-être que, avec le terme antisémitisme, on renforce son caractère particulier. Mais ce caractère particulier existe et ne peut être modifié par le fait de nommer le racisme et l’antisémitisme. De la même façon, ce n’est pas le fait de supprimer le mot race dans la Constitution qui supprimera le racisme.  C’est quand même reconnaître la réalité d’une relation différente.

Pour l’islamophobie, c’est la même chose. S’il s’agit de la critique de l’islam, j’observe qu’il n’y a pas de raison de ne pas critiquer l’islam, comme on critique toutes les religions. En même temps, tous les musulmans, s’ils se conduisent conformément aux libertés publiques, ont droit au même respect que tous ceux qui ont des convictions religieuses différentes. Sur le plan intellectuel, il me semble que c’est assez clair.

On a énormément discuté pendant des générations, du temps où le marxisme était assez dominant, aux États-Unis en particulier, du rapport entre les groupes ethniques et les classes. Au Brésil, quelqu’un avait dit à Alexandre Dumas : « quand je suis né, j’étais Noir, mais maintenant, je suis devenu Blanc » c’est-à-dire qu’il était monté dans la hiérarchie sociale et on percevait comme Blancs ceux qui avaient réussi socialement. Il y a une histoire juive comme cela : « Si vous êtes pauvre, vous êtes un youpin, si vous êtes un bourgeois, vous êtes israélite et si vous êtes millionnaire, vous êtes Rothschild. » Il y a toujours combinaison des deux. À ce moment-là, le genre n’était pas une des grandes caractéristiques qui étaient en question et il y avait le débat central entre classes et groupes ethniques. On étudie maintenant beaucoup plus la façon dont à la fois le groupe ethnique et la classe sociale ont eu un effet assez différent sur les hommes et sur les femmes. Beaucoup de recherches ont porté sur ces sujets.

Je me permets de dire que « la communauté juive » est un terme que je récuse totalement. On peut dire les populations juives, les Français d’origine juive mais il n’y a pas de communauté juive.

À propos des autres génocides, je souligne que le mémorial de la Shoah a travaillé sur les autres génocides. Ils ont été moins centraux dans la « philosophie » nazie, si l’on peut la dénommer ainsi, qui s’est concentrée sur la population juive. Je crois que ce n’est pas tellement une question de nombre de victimes, c’est aussi la question du rôle que cela a joué idéologiquement et qui reste beaucoup plus présent aujourd’hui, il me semble.

M. Michel Wieviorka. Je crois que toutes ces questions appellent un regard historique, ne serait-ce que sur les années qui commencent après la Seconde Guerre mondiale. Jusque dans les années 1970, on ne parle pas des juifs. Ensuite arrivent Robert Paxton, Michael Marrus et on se met à en parler parce qu’il y a une mobilisation du monde juif. Cela commence au début des années 1970, dans un contexte de surgissement d’identités bafouées, niées et meurtries. C’est aussi le contexte du mouvement corse ou un peu plus tard du mouvement occitan et, aux États-Unis, du mouvement Roots, d’après un livre (Racines) qui connait un énorme succès aux États-Unis, etc. Auparavant, non seulement on n’en parlait pas, mais on ne voulait pas en parler. Ma sœur Annette Wieviorka, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, a montré de manière lumineuse qu’après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de juifs qui revenaient des camps de concentration et avaient eu des expériences terribles, voulaient parler, ont parlé et ont écrit. Or la société n’était pas en état de les écouter. Pourquoi dis-je cela ? Parce que je pense que les choses évoluent à partir du moment où des combats se construisent, où des organisations se mettent en place, où des formes de structuration institutionnelle existent. Je pense qu’une grande question est là : la capacité de certains acteurs, plus que d’autres, à se structurer, à créer et à imposer le débat. Je note, et c’est la raison pour laquelle je trouve que la situation actuelle est très importante et très intéressante, qu’aujourd’hui on parle de la colonisation et de la décolonisation autrement que dans les années 1970, 1980 et 1990, parce qu’il existe des mouvements qui veulent qu’on en parle.

Je suis donc un peu plus optimiste. Je trouve intéressant que l’on rappelle que la République a été coloniale Évidemment je ne suis pas du côté de ceux qui déboulonnent les statues. Je vous donne un petit exemple politique. Quand François Hollande a été élu Président de la République, pour son premier grand discours, il voulait parler très longuement de Jules Ferry. Il en a parlé mais moins que ce qui était prévu au départ parce que des conseillers lui ont dit : « Écoutez, faites attention. Jules Ferry, ce n’est pas seulement l’école. »

Ainsi, les choses bougent, les choses évoluent. Le problème est quand des groupes ne peuvent pas se faire entendre, quand des problèmes restent. Il faut alors des intellectuels, il faut des églises, il faut des organisations généralistes, mais c’est beaucoup plus difficile.

On ne parle pas que des juifs en ce moment. On parle d’autres sujets. Le mouvement MeToo a mis la question des violences subies par les femmes au milieu du débat public avec une violence et une force inouïes. Je voudrais insister là-dessus.

Je pense que la conscience mondiale du génocide doit être présente, la justice doit être internationale, mais c’est très difficile. Vous savez que beaucoup de gens considèrent que Nuremberg n’est pas une justice internationale mais la justice des vainqueurs, qu’on reproche au tribunal de La Haye de juger beaucoup d’Africains et de ne pas s’intéresser à d’autres parties du monde, etc. Je crois vraiment que ce sont des questions qui appellent une action mondiale mais que ce n’est pas si facile.

J’ai été très sensible à ce qu’a dit Dominique Schnapper sur ce qui est réalisé au mémorial de la Shoah. C’est très intéressant parce que, à partir d’un génocide, on demande une réflexion sur le phénomène génocidaire.

Un dernier mot : je trouve que ce n’est pas un très bon choix d’utiliser le suffixe « phobie » dans islamophobie, judéophobie, négrophobie, etc. Je pense que ce n’est pas un bon mot. Nous revenons à chaque fois sur les mots, les catégories et nos catégories méritent que nous nous y arrêtions un instant. Pourtant, le mot négrophobie est intéressant : qui oserait aujourd’hui employer le mot nègre ? Et on se met pourtant à utiliser l’expression négrophobie.

M. le président Robin Reda. J’ai une dernière question pour clôturer cette audition passionnante. Au risque de contredire mon propos liminaire sur le fait que nous voulions prendre de la distance à l’actualité, comme vous avez évoqué vous-même le fait que vous étiez hostile à ce que l’on déboulonne des statues, quel est l’enjeu de la politique mémorielle dans tout cela ? Nous avons le sentiment que la mémoire éclaire ou réchauffe des parties de l’histoire. La mémoire est là pour venir éclairer davantage certains pans de notre histoire, elle est vécue plutôt comme une politique positive pour que nous n’oubliions pas et que nous évitions de reproduire les erreurs du passé. On a l’impression que, finalement, une forme de politique mémorielle parallèle est en train de se mettre en place, qui vise plutôt au repli et qui, en fait, fait régresser en quelque sorte l’histoire ou essaie de la faire oublier sur certains points. Quel est votre sentiment, au regard aussi de l’actualité et de ce que nous avons vécu, sur la tension entre histoire et mémoire ces dernières semaines ?

Mme Dominique Schnapper. Comme Michel Wieviorka, je ne suis pas pour qu’on déboulonne les statues. Je pense qu’il faut accepter l’histoire de chaque nation, avec ses grands côtés et ses faiblesses. Il faut tout de même faire attention de ne pas céder au péché fondamental de l’historien, c’est-à-dire de juger le passé au nom de nos normes d’aujourd’hui. Dans le cas de Jules Ferry, on le sait bien, la colonisation prenait un sens en fonction de la défaite devant l’Allemagne. Il faut réintroduire cela pour porter des jugements historiques. On ne peut pas faire cela au niveau des statues, sauf cas particulièrement grave – ainsi je n’ai pas été tellement choquée quand on a déboulonné Lénine qui est quand même le responsable de millions de morts. Il y a des cas symboliques mais, quelle est la nation qui n’a pas eu ses péchés historiques ? Nous avons d’autres dont nous n’avons pas conscience. Si on commence à nettoyer la littérature, les œuvres d’art, on part sur une très mauvaise voie. On ne pourrait plus lire Jules Verne : Jules Verne était antisémite, antianglais, antitout ! Si on entre dans cette logique, il n’y a plus de limite.

M. Michel Wieviorka. Vous avez eu raison, monsieur le président. Au départ, nous avions l’image que des mémoires surgissaient et imposaient à l’histoire de rectifier Mais nous sommes désormais dans autre chose. Nous sommes, vous avez utilisé les bons mots, devant des politiques mémorielles et des enjeux politiques. Quand on décide d’ériger une statue quelque part, les gens qui décident et mettent cela en œuvre ne sont pas des historiens professionnels. Il peut y en avoir, mais ce n’est pas un comité d’histoire qui a fait de longues recherches qui prend la décision. 

Mon sentiment est que nous sommes dans des jeux infra-politiques, dans des jeux où des acteurs n’arrivent pas à se constituer au niveau politique parce qu’ils ne sont pas structurés, organisés et essaient d’agir symboliquement en s’en prenant aux noms de rues, aux statues… C’est infra-politique, dans une situation où les politiques mémorielles sont extrêmement présentes.

Je fais partie d’un comité qui prépare la mise en place d’un musée-mémorial sur le terrorisme. C’est la même chose, il faut écouter – ce qui est tout à fait normal – les victimes, les associations, etc., parce qu’il y a de la mémoire, mais on est très vite dans de la politique. Ce n’est pas votre politique à vous, si je puis dire, c’est « en-dessous » et, parce que ce n’est pas installé, ni structuré, cela ne pénètre pas vraiment le débat politique. Quand on me dit qu’il faut détruire la statue de Colbert, ce n’est, selon moi, pas un débat d’historien mais d’une autre nature.

M. le président Robin Reda. Merci infiniment d’avoir répondu à notre invitation.

La séance est levée à 11 heures.

 


Compte rendu  4    Table ronde pour une approche démographique, réunissant M. Cris Beauchemin, directeur de recherche à l’Institut national des études démographiques (INED), M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et M. Hervé Le Bras, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur de recherches émérite à l’Institut national des études démographiques (INED), titulaire de la chaire « territoires et populations » du collège d’études mondiales de la Fondation maison des sciences de l’homme (FMSH)

(Réunion du jeudi 2 juillet 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 10.

M. le président Robin Reda. Nous continuons nos auditions dans le cadre de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Nous entendons des universitaires issus de différentes disciplines pour nous approprier des connaissances scientifiques afin d’analyser et de combattre ce phénomène ou ces phénomènes qui émergent et se développent selon plusieurs influences à travers les siècles. Ces universitaires ont pour point commun d’avoir travaillé sur les questions de racisme, d’antisémitisme et d’histoire.

Nous avons maintenant l’honneur d’accueillir M. Hervé Le Bras qui est démographe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED). Vous êtes aussi titulaire de la chaire « Territoires et populations » du Collège d’études mondiales de la fondation Maison des Sciences de l’homme. Votre dernier ouvrage, paru en 2019, s’intitule Se sentir mal dans une France qui va bien. Nous accueillons également M. Jean-Christophe Dumont, économiste, chef de la division des migrations internationales à l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a publié des ouvrages sur les migrations et leur impact économique ainsi que sur l’intégration. Nous accueillons enfin M. Cris Beauchemin, géographe, directeur de recherche à l’Institut national des études démographiques (INED), qui a notamment codirigé l’ouvrage Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France en 2016. Une nouvelle enquête est actuellement en cours.

Vous êtes tous d’éminents spécialistes de la géographie, du peuplement, des mouvements migratoires, ainsi que des politiques de migration, d’intégration et de lutte contre les discriminations. Vous avez produit un certain nombre d’analyses et votre propos liminaire nous permettra, je pense, de comprendre comment les sciences qui sont les vôtres permettent d’appréhender la question du racisme et de proposer des solutions pour le combattre.

Je donne tout d’abord la parole à Mme la rapporteure Caroline Abadie et je vous propose de vous répartir ensuite les interventions liminaires.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette mission a une dénomination assez longue. Elle vise à réfléchir à l’émergence et l’évolution de nouvelles formes de racisme et aux solutions à apporter. Ce long titre reflète la complexité du sujet.

La conférence des présidents, qui a décidé de cette mission en décembre dernier, avait pris soin d’ajouter dans le titre « les solutions à y apporter ». Les députés sont souvent fortement invités à proposer des solutions et cela est ici redit dans le titre. Cela signifie bien que l’on attend de nous quelque chose d’assez pragmatique. Nous avons décidé de commencer par une série de tables rondes cet été avec des universitaires comme vous, pour nous aider à délimiter le sujet du racisme et des discriminations qui est très vaste. De plus, ce sont des sujets très complexes, qui bougent beaucoup. Ils ont connu de grandes évolutions ces dernières décennies et sont peut-être à la veille de nouvelles évolutions. Nous serons très curieux de vous entendre et d’exploiter vos connaissances sur ces sujets.

M. Hervé Le Bras, chercheur émérite à l’INED. Merci de m’auditionner ; j’ai le plus grand respect pour la démocratie représentative et je pense que le mot « représentative » compte au moins autant que le mot « démocratie ». Le sujet que je vais aborder est assez limité mais me semble être dans le périmètre que vous avez indiqué.

Je pense qu’il existe une confusion entre le sociologique et le politique. Je vais en donner deux exemples, en commençant par les statistiques sur les immigrés. Vous savez que 40 % des immigrés sont français par naturalisation. Ils sont pourtant séparés des Français et accolés aux étrangers dans les statistiques, si bien que l’institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) publie une masse de tableaux avec les catégories « immigrés » et « non immigrés ». Cela veut dire que les Français immigrés sont classés parmi les immigrés et non parmi les non immigrés. Or, depuis les débuts de la statistique française en 1833, on comparait les Français aux étrangers et non les immigrés aux non immigrés. Une conséquence de cela, parmi d’autres, est la demande récurrente du Rassemblement national – autrefois du Front national – de dénaturaliser certains Français originaires de l’étranger. Les immigrés français sont pourtant français comme les autres. Je pense que nous demandons aux sociologues et aux démographes de décrire des situations sociales et nous demandons aux politiques d’agir. Avec cette question des immigrés, nous avons mélangé les deux, le sociologique et le politique.

Mon deuxième exemple est l’enquête de MM. Fabien Jobard et René Levy réalisée sur les contrôles dits « au faciès ». C’est une enquête extrêmement intéressante, un petit peu ancienne. La méthodologie de cette enquête est très astucieuse, ce qui permet d’apprendre qu’un Maghrébin a dix fois plus de risques d’être contrôlé qu’un Blanc et qu’un Noir a huit fois plus de risques d’être contrôlé.

Le travail sociologique est donc fait. Nous connaissons maintenant ces faits et c’est aux politiques d’agir. C’est leur métier au fond et je pense qu’ils ont les cartes en main. Il faut bien savoir que ces contrôles « au faciès » ont des conséquences délétères sur la vie en banlieue. Si vous connaissez des jeunes issus de l’immigration comme on dit, ou immigrés, ils vous le diront tous, C’est une menace permanente, c’est une instabilité. Je ne suis pas le seul à le dire. Peut-être auditionnerez-vous Patrick Weil ; je pense qu’il vous dira exactement la même chose. Il l’a dit : s’il y a un endroit où agir pour commencer, c’est bien celui-là.

Au lieu de cela, beaucoup de politiques se retranchent derrière une demande de statistiques ethniques. Je pense que c’est une excuse pour ne pas agir et j’interprète ainsi la récente tribune de Mme Sibeth Ndiaye dont je pense– c’est un secret de polichinelle – que le Président de la République Emmanuel Macron est l’instigateur. Je fais la même remarque pour le Défenseur des droits, dont le bilan est bien maigre. Il le redorerait bien avec une mesure de ce genre. Or il faut savoir, et vous le savez, que l’on dispose d’une pléthore d’études et d’enquêtes sur les discriminations utilisant ce qu’on nomme des référentiels ethniques ou ethno-raciaux. On peut répéter indéfiniment l’enquête de MM. Fabien Jobard et René Lévy ou l’excellente enquête Trajectoires et Origines (TeO) mais, dans les circonstances actuelles, je crains qu’elles ne redonnent à peu près les mêmes résultats. Comme j’en ai eu une indication dans des conversations avec des politiques dans les ministères, je pense qu’on a peur d’affronter les syndicats de policiers. Voilà ce qui est derrière. On se retranche donc derrière un manque d’informations et on demande des statistiques ethniques.

Pourtant, l’information est là, aussi bien pour les contrôles de police que pour les embauches ou pour le logement. Nous pouvons toujours avoir plus d’informations, mais nous avons déjà des éléments très forts. Nous avons beaucoup d’éléments, ne serait-ce que dans les enquêtes et les monographies, mais aussi parce que l’échantillon démographique permanent est largement ouvert aux chercheurs.

Je pense pour conclure qu’introduire dans le recensement des statistiques ethno-raciales ne ferait d’ailleurs que renforcer les appartenances communautaires. Je pourrais développer ce point. Il a été largement endossé par Mme Elisabeth Badinter qui, avec moi, avait fondé une commission il y a une dizaine d’années pour étudier ces questions.

Trois pays importants dans lesquels on pratique ces statistiques ne donnent pas envie de les suivre. Ce sont les États-Unis, l’Afrique du Sud et le Brésil. Quel serait d’ailleurs l’intérêt de telles statistiques dans le cas justement de l’enquête sur les contrôles « au faciès » ? Connaître la race des habitants du quartier des Halles ne donne aucune indication sur les contrôles qui ont lieu dans le sous-sol de ce quartier.

Pour finir, j’indique que, avec Michel Wieviorka, qui s’intéressait aux statistiques ethniques et était membre de la commission nommée sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy, et qui s’est occupé de la question, j’ai mené une grande enquête dans trois pays, la Russie, le Brésil et les États-Unis. Nous en avons publié le résultat dans un livre paru à la Maison des Sciences de l’homme, Diviser pour unir ? France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques. Il y a également, bien sûr, le rapport de la commission alternative de réflexion sur les statistiques ethniques et les discriminations (CARSED) qui a pour titre Le retour de la race.

M. Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l’OCDE. Je vais prendre pour ma présentation un angle assez différent. Je représente la division des migrations internationales de l’OCDE et mon angle est donc celui de la migration, mais il peut y avoir d’autres formes de racisme. Je vais essayer d’éviter l’écueil de l’ambiguïté entre qui est migrant et qui n’est pas migrant.

Ce qui est sûr, d’après les enquêtes nombreuses dont nous disposons, c’est que la perception de la question de la discrimination en France est très forte. Quand on demande à la population générale si elle pense que la discrimination selon l’origine ethnique est un problème très courant, 74 % des Français répondent oui. C’est nettement plus que dans d’autres pays européens. De même, lorsque l’on pose la même question sur la couleur de peau, c’est encore la France qui arrive en premier, avec 80 % des Français qui pensent que la discrimination selon la couleur de peau est fréquente. Dans les autres pays, ces pourcentages sont beaucoup plus faibles. Cela signifie que, indépendamment de la réalité du problème qui est difficile à mesurer clairement, la perception de ce problème est très forte dans la société française.

Les études qui permettent de révéler des phénomènes de discrimination sont très nombreuses mais elles posent évidemment des problèmes de comparabilité. Elles posent des problèmes de représentativité et posent des problèmes d’interprétation. Nous avons fait à l’OCDE en 2013 une sorte de revue de littérature qui permettait notamment de comparer les résultats des études de testing sur l’accès à l’emploi. Il en ressort effectivement que, en France, il faut envoyer deux à quatre fois plus de CV pour avoir un entretien si l’on est de certaines origines ethniques ou de couleur. Ce chiffre est à peu près comparable à celui des autres pays. D’après ces études, il ne semble pas y avoir sur ce sujet de l’emploi un risque de discrimination plus élevé en France qu’ailleurs, même si ces études révèlent que ce risque existe et est très important. Évidemment, ces questions se posent dans d’autres domaines. Celui des contrôles de police a été évoqué. Il y a également le problème de l’accès au logement qui est beaucoup plus difficile à mesurer encore. Il y a également d’autres perceptions de la discrimination qui peuvent être liées par exemple à l’accès à certains services publics ou même à l’éducation. C’est, encore une fois, extrêmement difficile à mesurer.

D’une certaine manière, la question n’est pas de connaître l’intensité de ce risque. Nous savons qu’il existe et nous n’avons finalement pas besoin de le mesurer plus précisément, car il est extrêmement fort.

Dans l’étude Eurobaromètre se trouvent des éléments intéressants et plus positifs. On demande aux gens s’ils seraient gênés d’avoir un dirigeant politique ou un collègue d’origine ethnique différente ou de couleur, s’ils seraient gênés que leur enfant tombe amoureux d’une personne de couleur ou d’une autre origine ethnique. Entre 70 % et 90 % des Français répondent que cela ne les gênerait pas ce qui est plutôt rassurant d’un point de vue individuel. En comparaison des autres pays, la France se situe plutôt dans la fourchette haute.

Où se situe donc le problème ? Où le bât blesse-t-il ? En prenant encore une fois un angle très réduit, je voudrais partager avec vous quelques résultats à propos de la situation sur le marché du travail des enfants d’immigrés et des enfants nés en France de parents immigrés. La première chose qui vaut la peine d’être rappelée est que l’immigration n’est pas un phénomène particulièrement important en France. Selon que l’on inclut ou non les gens nés français à l’étranger, nous avons entre 10 et 12 % de personnes nées à l’étranger ou de personnes nées étrangères à l’étranger. Par contre, quand on inclut les enfants des immigrés, la population concernée est beaucoup plus importante. Cela tient au fait que, même si l’immigration n’a pas été particulièrement importante ces dernières années si on compare à la situation internationale, elle a été historiquement importante. Environ un quart de la population française est donc immigrée ou d’origine immigrée, ce qui est plutôt important par rapport aux autres pays européens.

Les immigrés ont des difficultés pour s’insérer sur le marché de l’emploi. Ce n’est pas forcément une question de discrimination mais les taux d’emploi des immigrés, des personnes nées à l’étranger – qui peuvent ou non être françaises selon le fait qu’elles aient ou non accédé à la nationalité – sont systématiquement inférieurs à ceux des personnes qui sont nées en France, même à niveau équivalent d’éducation. L’écart est même plus important pour ceux qui sont diplômés du supérieur puisqu’il atteint 15 points de pourcentage comme différence par rapport aux natifs diplômés du supérieur. Ce qui est particulièrement frappant est ce second graphique qui compare le taux d’emploi des enfants nés en France d’un ou de deux parents immigrés à celui des enfants nés en France de parents nés en France. On retrouve dix points d’écart. Évidemment, puisque ce sont des gens nés en France, ils ont suivi leur scolarité en France et leur diplôme vaut la même chose que celui des autres, leur maîtrise du français doit être équivalente. Beaucoup de phénomènes peuvent expliquer ces écarts. Cela peut être les filières, cela peut être les réseaux. Ce n’est pas forcément de la discrimination ou du racisme, il faut être clair, mais cet écart est extrêmement fort. Comme vous pouvez le voir en comparaison internationale, il est plus fort qu’ailleurs.

Ces inégalités se construisent très tôt dans l’enfance. Le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) le montre. Quand nous comparons les résultats scolaires des enfants à l’âge de 15 ans en France, selon le lieu de naissance des parents, nous observons et ce n’est évidemment pas une surprise que les enfants nés à l’étranger ont des résultats plus faibles, avec deux ans de retard en moyenne à 15 ans. Mais les enfants qui sont nés en France de parents nés à l’étranger ont aussi plus d’une année scolaire de retard à l’âge de 15 ans. C’est également vrai en Allemagne, la France n’est pas le seul pays dans cette situation. Toutefois, si vous comparez au total de l’Union européenne, c’est deux fois plus en France qu’ailleurs. En comparant à l’OCDE, il y a même un certain nombre de pays où le phénomène est inversé, comme en Australie, au Canada et même au Royaume-Uni où ces écarts n’existent pas. Cela pose évidemment une question importante.

Un autre élément qu’il faut avoir à l’esprit est que l’exposition au risque de pauvreté est aussi beaucoup plus forte selon le lieu de naissance des parents. Les enfants de moins de 16 ans qui vivent dans un ménage avec des parents nés en France ont un taux de pauvreté à peu près comparable à celui de la population générale et nous voyons bien, en comparant à la situation internationale, l’impact des politiques publiques qui protègent de la pauvreté. Mais les enfants nés dans un ménage où les parents sont immigrés ont un taux de pauvreté proche de 50 %. L’inégalité des chances s’est donc construite très tôt dans le système.

En dépit de cela, le pourcentage de personnes immigrées en France qui se déclarent comme faisant partie de la communauté nationale est extrêmement élevé. C’est le chiffre le plus élevé de l’ensemble des pays de l’OCDE avec près de 90 % des personnes qui se sentent françaises, qu’elles soient ou non françaises. Pour les enfants d’immigrés, ce chiffre est sans doute aussi très élevé.

Cela explique sans doute en partie que la perception de discrimination des enfants nés en France de parents immigrés est très forte, beaucoup plus forte qu’ailleurs. Environ 30 % des personnes déclarent être sujettes de discrimination. Ce graphique montre finalement que ce sentiment de discrimination s’accroît par rapport aux immigrés eux-mêmes. C’est un phénomène que l’on retrouve ailleurs et qui s’explique par ce que je viens de dire : à partir du moment où l’on a le sentiment de faire partie de la communauté nationale, les écarts que j’ai mentionnés auparavant deviennent insupportables, qu’ils soient le fait d’une discrimination réelle ou non.

L’autre élément qu’il faut regarder dans ce graphique est que, finalement, cette situation n’est pas une fatalité. Aux États-Unis ou au Canada, ce phénomène n’existe pas. Nous constatons une baisse du sentiment de discrimination d’une génération à l’autre alors qu’en France, il y a une augmentation, à un niveau qui est particulièrement élevé.

Je voudrais revenir sur l’étude Eurobaromètre qui montre un jugement très sévère des Français vis-à-vis de l’efficacité des politiques de lutte contre les discriminations. C’est cohérent avec ce que nous avons dit précédemment. 40 % des gens pensent que c’est totalement inefficace et c’est le chiffre le plus élevé en Europe. Seuls 16 % des Français, et c’est le chiffre le plus faible, pensent que les politiques de lutte contre les discriminations sont efficaces. Il y a aussi, et c’est peut-être positif, une amélioration dans la perception du cadre législatif et de ce qui est autorisé ou non par la loi. Toutefois, pas plus de 50 % des gens déclarent connaître le cadre législatif sur les discriminations alors que, dans certains pays, notamment en Europe du Nord, cette connaissance du cadre légal est beaucoup plus importante.

Pour conclure, la question doit, à mon avis, se poser dans le contexte beaucoup plus large de l’égalité des chances. Effectivement, il y a du racisme, de manière importante en France, mais pas forcément plus qu’ailleurs. Il y a des discriminations indiscutablement et nous avons des éléments qui nous le prouvent mais il y a surtout une inégalité des chances dans laquelle ce débat doit s’inscrire.

M. Cris Beauchemin, directeur de recherches à l’INED. J’ai donné un titre à mon intervention « Statistiques “ethniques” et discriminations racistes » parce que je voulais orienter mon propos pour essayer de clarifier le débat sur les statistiques ethniques qui est en train, de nouveau, d’agiter le débat public. Il me semble qu’il y a beaucoup de confusions sur ce sujet. J’espère apporter quelques éléments de clarification aujourd’hui.

Je reprends le terme « ethnique », entre guillemets parce qu’il s’est finalement installé dans le débat public et c’est ainsi qu’on parle de ces variables qui nous permettent de mesurer les discriminations. Toutefois, ce n’est pas une façon de légitimer le fait qu’on parle d’ethnie, bien sûr.

Quelles statistiques ethniques avons-nous aujourd’hui en France ? La question est de savoir, quand on fabrique des statistiques, comment faire pour classer les personnes de façon à mesurer leur exposition au racisme. De fait, nous avons donc d’une certaine façon aujourd’hui des statistiques ethniques en France. D’un point de vue technique, lorsque nous fabriquons des statistiques, nous pouvons aborder ces mesures d’au moins deux façons et j’en mentionnerai même une troisième.

La première est ce que j’appelle l’approche généalogique. Cela consiste à faire référence aux origines et à poser des questions qui permettent d’identifier, dans la source statistique, qui est une personne immigrée. En France, une personne immigrée est définie comme une personne née à l’étranger, de nationalité étrangère. Dans certaines enquêtes, nous cherchons aussi à savoir quelles sont les personnes qui sont des descendants d’immigrés, des enfants d’immigrés par exemple. Il faut alors poser des questions du type : « Où êtes-vous né ? », « Quelle était votre nationalité à la naissance ? » Éventuellement, pour les anciennes colonies, il faut demander ce qu’il s’est passé au moment de la décolonisation. Vous voyez donc que, dans l’économie d’un questionnaire, nous posons beaucoup de questions. Il faut savoir pour les personnes elles-mêmes, poser des questions pour le père, pour la mère et, éventuellement, si on veut repérer des petits-enfants d’immigrés, poser aussi des questions sur les grands-parents. Cette approche généalogique renvoie à l’histoire familiale, donc au lieu de naissance et à la nationalité à la naissance.

L’autre approche est l’approche dite par le ressenti d’appartenance et qui, en fait, renvoie beaucoup à l’apparence. On peut dire que ce sont des personnes qui sont racisées. Pour faire cela – et cela se fait de façon assez fréquente – nous pouvons utiliser des questions ouvertes, comme celle utilisée dans l’enquête TeO où une question ouverte demandait « Comment vous définiriez-vous ? » Il faut ensuite reclasser. D’autres enquêtes proposent des catégories fermées et peuvent même proposer des catégories du type blanc, noir, arabe, asiatique ou autre. C’est parfaitement autorisé par la CNIL, pourvu que ce soit encadré.

On entend parfois que ces types de catégories enferment les personnes dans des catégories ou dans des communautés. En réalité, du point de vue de la pratique des enquêtes et de la fabrique des statistiques, rien n’empêche d’autoriser des réponses multiples et de permettre à quelqu’un de dire à la fois : je suis noir et je suis blanc. Rien n’empêche de refuser de répondre, cette possibilité existe toujours.

On trouve aussi souvent des questions en miroir, c’est-à-dire du type : « Vous diriez-vous noir, blanc, arabe… ? Et les autres, comment vous voient-ils ? » C’est une pratique fréquente dans les enquêtes. C’est une manière d’insister sur le fait que nous ne parlons pas d’une réalité biologique mais d’une question de ressenti par la personne elle-même et de la façon dont elle est vue.

Une troisième approche est constituée de questions sur la religion, qui permettent d’étudier la question de l’antisémitisme ou de l’islamophobie. Je n’insisterai pas davantage sur ce sujet aujourd’hui.

Où trouve-t-on l’un ou l’autre de ces types de questions qui relèvent des statistiques ethniques ? Elles sont présentes dans des enquêtes de recherche, dans des études, dans les enquêtes de la statistique publique comme l’enquête Trajectoires et Origines. Nous trouvons aussi des questions dans l’enquête emploi, par exemple sur l’origine des parents. Nous ne trouvons par contre ce type de questions ni dans le recensement ni dans des fichiers de gestion, tels que les fichiers de personnel, d’attribution de logements sociaux, etc. Nous n’avons donc ces informations ni dans le recensement ni dans les fichiers de gestion.

Quelles informations nous donnent les statistiques ethniques que nous pouvons avoir ? Je vais prendre comme exemple une question qui était posée dans la première enquête TeO réalisée il y a une dizaine d’années. Nous sommes en train de faire la seconde. La question était : « Au cours des cinq dernières années, pensez-vous avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations ? » C’était une question très large et vous voyez le résultat qui est décomposé à la fois par origine – vous trouvez départements d’outre-mer (DOM), Afrique subsaharienne, Algérie, etc. – puis on décompose entre la première et la deuxième génération. La première génération correspond aux immigrés, nés étrangers à l’étranger, la deuxième génération à leurs enfants, filles ou fils, qui sont nés en France. Il est important de rappeler que cette question portait sur des discriminations qui pouvaient avoir lieu dans tout domaine, dans n’importe quel contexte et pour n’importe quel motif de discrimination. Cela pouvait être à cause de l’apparence mais pas uniquement. La question portait vraiment sur les discriminations au sens large.

Nous avons réalisé plusieurs analyses méthodologiques pour essayer de tester la robustesse de cette question. Nous avons ainsi observé que cette question conduisait les enquêtés à plutôt sous-déclarer les discriminations qu’ils avaient vécues. Nous avons également vu, dans toutes les analyses que nous avons faites, que les déclarations de ressenti des discriminations sont très corrélées aux inégalités observées de façon objective. Cette question et les réponses qui y sont faites donnent donc une espèce de résumé de toutes les inégalités observées, y compris de façon objective.

Comme vous le voyez, pour ce qui concerne celles que nous pourrions appeler les minorités visibles avec les personnes originaires des DOM, de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb, de la Turquie ou d’Asie, les niveaux de discrimination sont très élevés. Par exemple, pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne, nous sommes presque à 50 % de réponses positives, soit pratiquement dix fois plus de personnes qui déclarent des discriminations que chez les personnes originaires d’Espagne et d’Italie.

Comme le disait Jean-Christophe Dumont tout à l’heure, on observe aussi que le niveau de discrimination déclaré dans l’enquête progresse d’une génération à l’autre. Or, l’idée de l’assimilation, de l’intégration, est que la vie est certes dure pour les immigrés de la première génération, qui arrivent avec leurs bagages d’immigrés, un diplôme étranger qui peut être difficile à faire reconnaître, éventuellement un accent, etc. En revanche, leurs enfants, qui sont nés ici, doivent connaître une vie meilleure. Ils ne sont pas tous français parce qu’ils n’ont pas tous pris la nationalité mais, en tout cas, ils ont été socialisés en France, ils sont allés à l’école et ont eu leur diplôme en France et on voit que, pourtant, les discriminations progressent pour eux.

De plus, ce qui est intéressant est que cette progression de la première à la deuxième génération se produit pour tous les extra-Européens, les personnes qui sont originaires de l’extérieur de l’Europe, mais est un peu plus nuancée pour les personnes qui sont originaires d’Europe.

Ce résultat est un résultat brut et l’on entend parfois dire que les discriminations selon l’origine sont, en réalité, des discriminations sociales. Dans le graphique suivant, nous essayons justement de faire la part des choses entre ce qui relève de l’origine sociale, par exemple du quartier où l’on habite, qui peut avoir un effet sur la recherche d’un emploi, et le reste. Ce graphique est donc le résultat d’un modèle dans lequel nous essayons d’étudier l’effet de différentes variables sur les risques de déclarer des discriminations. On appelle cela « un résultat toutes choses égales par ailleurs ». Il faut imaginer que ce résultat compare des personnes qui ont les mêmes caractéristiques, qui vivent dans le même type de quartier, qui ont le même type d’origine sociale, le même niveau d’éducation, etc.

Vous avez, de la même façon, les résultats par origine, en comparant la première génération en noir c’est-à-dire les immigrés avec la deuxième génération, en orangé, les enfants d’immigrés. Nous retrouvons le même résultat que tout à l’heure. La première chose qui est importante est que, toutes choses égales par ailleurs pour l’origine sociale, il reste des inégalités par origine qui sont très fortes. Par exemple, un immigré d’Afrique subsaharienne a 6,65 fois plus de risques de déclarer avoir vécu des discriminations que la catégorie de référence qui est la population majoritaire, c’est-à-dire les personnes qui ne sont ni des immigrés ni des enfants d’immigrés. Vous voyez que, toutes choses égales par ailleurs et notamment à origines sociales comparables, dans les minorités visibles, le risque de déclarer des discriminations demeure très élevé. Ce n’est donc pas une question d’origine sociale. Il y a un effet net de l’origine.

De plus, ce que nous avions observé tout à l’heure – la progression de la première à la deuxième génération, des immigrés aux enfants d’immigrés –  est confirmé. Comme les niveaux de discrimination déclarés sont déjà très élevés pour l’Afrique subsaharienne, nous avons des niveaux à peu près équivalents pour les deux générations dans cette catégorie mais, en revanche, pour toutes les autres catégories de minorités visibles, nous voyons une très nette progression, y compris par exemple pour l’Asie du Sud-Est, tandis que pour tous les immigrés qui sont originaires d’Europe et leurs enfants, en revanche, il n’y a pas plus de risque de déclarer des discriminations que la population majoritaire. Ce résultat dit bien qu’il existe des inégalités fortes selon l’origine et que ce n’est pas une question d’origine sociale. Le risque de discrimination progresse d’une génération à l’autre, mais pas pour tout le monde, seulement pour ceux qui sont extra-européens et qui, du coup, relèvent des minorités visibles.

Ce résultat interpelle parce que le grand modèle de l’assimilation affirme que, si la situation est difficile pour les immigrés récemment arrivés, d’une génération à l’autre, la situation s’améliore. Or, de fait, elle se dégrade. Que se passe-t-il après, pour les personnes de la troisième génération, pour les petits-enfants d’immigrés dans les minorités visibles ? Nous essayons de nous emparer de cette question dans la nouvelle enquête TeO qui est en cours. Nous y avons introduit des questions qui permettent d’identifier les personnes de troisième génération. Nous aurons donc dans quelque temps une mesure des discriminations, des inégalités, y compris pour les personnes de la troisième génération.

Mais nous arrivons aux limites de l’approche généalogique dont je parlais tout à l’heure. C’est extrêmement coûteux en termes pratiques, en termes de fabrique de statistiques, de demander aux gens : « Où êtes-vous né ? Quelle était votre nationalité ? Et votre père, votre mère, vos grands-parents ? » C’est très coûteux en pratique d’enquête et ce n’est pas très durable. Nous avons certes rajouté la troisième génération mais, dans vingt ans, il faudra rajouter une question sur les arrière-grands-parents. D’une certaine façon, ce n’est pas tenable dans la durée.

Cette idée des statistiques ethniques, avec des catégories type noir, arabe, asiatique, etc., recèle implicitement l’idée d’un clivage en communautés. D’une certaine façon, cette approche généalogique qui renvoie aux origines est également clivante parce qu’elle crée une ligne de démarcation entre eux et nous, d’un côté nous qui avons des ancêtres gaulois, on ne sait pas bien qui et, d’un autre côté, ceux qui auraient un grand-père ou une grand-mère arrivée il y a longtemps et qui seraient discriminés pour cette raison aujourd’hui. En fait, et nous le voyons ici, c’est moins une question d’expérience de la migration qu’une question d’apparence. Cette façon de distinguer les personnes, dans les statistiques, selon leur origine peut encore fonctionner mais ce ne sera pas le cas éternellement, à moins de réussir à effacer définitivement les inégalités et les discriminations selon l’origine. Nous en sommes en tout cas à un stade un peu « limite » d’un point de vue historique, autrement dit à un tournant dans cette idée de s’en tenir à des statistiques selon l’origine pour mesurer les discriminations alors que ce sont en réalité des discriminations « au faciès ».

Pour conclure, nous avons des statistiques pour le diagnostic. Nous en avons même beaucoup aujourd’hui et cela fait écho à ce que disaient Jean-Christophe Dumont et Hervé Le Bras. Nous avons de très nombreuses enquêtes, avec des méthodes différentes et des résultats toujours convergents qui montrent qu’il existe des inégalités très fortes dans tous les domaines possibles. Le constat est là, absolument consensuel. Il y a certainement besoin de maintenir les efforts de mesure pour continuer à mesurer ces inégalités, ces discriminations. Il y a peut-être un effort à faire pour mieux coordonner les moyens publics dans ce domaine.

Nombre d’enquêtes sont faites, y compris sur deniers publics, par le Défenseur des droits, la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), l’INSEE et l’INED. C’est très bien, mais il y a peut-être un effort de rationalisation à faire. Dans son dernier rapport, le Défenseur des droits propose la création d’un observatoire statistique. C’est peut-être une bonne idée.

Ensuite, et je fais de nouveau écho à ce qui a été dit précédemment, le diagnostic est incontestable. La question est maintenant : quand passe-t-on à la lutte contre les discriminations ? Le rapport du Défenseur des droits était très explicite sur ce sujet, sur le fait que nous avons besoin d’une politique et que ce n’est pas la politique des quartiers qui peut servir à faire de la lutte contre les discriminations. En tout cas, c’est loin d’être suffisant.

Voilà ce qui concerne les statistiques relatives au diagnostic. Ensuite, voulons-nous des statistiques pour un autre objectif ? Nous pourrions penser que les statistiques peuvent servir à faire du pilotage, par exemple, pour voir à quel point nous progressons ou pas. La question de l’extension du domaine des statistiques ethniques se pose alors. Comme je vous le disais tout à l’heure, nous avons déjà un grand nombre de statistiques ethniques. La question est de savoir si nous voulons aller plus loin et, d’une certaine façon, de nous donner sur ce sujet les moyens que nous nous donnons déjà pour mesurer les discriminations sexistes. Personne n’envisage de supprimer la catégorie sexe dans les fichiers administratifs ou dans le recensement. C’est un instrument évident de mesure récurrente des inégalités selon le sexe. On peut donc se poser la question de savoir s’il ne serait pas pertinent, dans le recensement, d’ajouter des informations soit en suivant l’approche généalogique, soit en suivant l’approche dite par le ressenti ou l’apparence. Cela permettrait d’avoir une mesure exhaustive, en continu, des inégalités. Cela constituerait une base de sondage pour pouvoir faire des enquêtes de façon plus efficace que nous ne le faisons aujourd’hui. Je ne dis pas qu’il faut le faire mais, pour moi, la question est vraiment posée. Cela pose aussi la question du coût de l’introduction de ces statistiques ethniques dans des fichiers de gestion comme des fichiers de personnel, d’attribution de logement, etc. Cela permettrait d’observer à quel point il existe des écarts entre nos bonnes intentions d’assurer l’égalité des chances et la réalité.

M. le président Robin Reda. Merci. Nous passons aux questions. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci, messieurs, pour l’exposé et pour la passion dans vos propos. Je crois que c’est un sujet qui ne laisse que très peu de monde indifférent.

Je ne reviendrai pas sur la tribune de Mme Sibeth Ndiaye. Je ne suis pas dans le secret des dieux et je ne sais pas ce qui a ou non dicté ces propos. Ce qui m’intéresse dans vos auditions aujourd’hui est de savoir si ces phénomènes de migration que vous connaissez bien ont un impact sur le racisme. On pourrait imaginer ou espérer que, dans certains pays, quand il y a beaucoup de migrations, le racisme disparaît puisqu’on est finalement dans une société cosmopolite, donc de tolérance, et que cela pourrait créer un meilleur vivre ensemble pour tous. Monsieur Le Bras, vous disiez d’ailleurs dans un article que j’ai lu récemment que le racisme le plus profond est celui qui refuse le métissage. La question de la mixité dans la société est une question qui m’intéresse, notamment parce que j’ai lu dans d’autres articles que la France était championne dans la mixité des mariages. J’aimerais savoir si c’est un fait avéré ou non. Il serait très intéressant de pouvoir confronter cela avec vos études.

 J’imagine que vous avez, dans le monde universitaire, beaucoup de connexions avec l’international. J’aimerais savoir si, dans notre pays, les manifestations concrètes de ce racisme latent ou de ces discriminations ont les mêmes impacts que dans d’autres pays sur l’emploi, le logement ou d’autres aspects de la vie. Je voudrais savoir si nous avons en France les mêmes critères ou s’il y en a d’autres, en comparaison avec les autres pays.

Ce qui m’a frappée dans vos exposés, messieurs, chiffres à l’appui, est cette déception de la promesse républicaine. La promesse est tellement belle que la déception est d’autant plus importante. Ce n’est finalement pas la situation réelle qui amène à cette perception négative des politiques publiques mais peut-être le fait que cette promesse était si belle. De grandes études de satisfactions d’entreprises pourraient peut-être nous expliquer ce phénomène. J’ai eu le sentiment que c’est, entre autres, ce que vous vouliez dire à travers ces chiffres. Je serais curieuse de vous entendre plus longuement sur ce sujet.

Le Canada et les États-Unis ont été cités comme des pays qui réussissaient peut-être mieux cette amélioration d’une génération à l’autre. Mais, il me semble qu’il existe sélection à l’entrée dans ces pays qui pourrait peut-être largement expliquer ces meilleurs chiffres.

Mme Fiona Lazaar. Merci, messieurs, pour ces propos et ces travaux passionnants qui viennent donner un éclairage scientifique au vécu de nombreuses populations dans notre pays. J’ai vécu en banlieue parisienne, dans une banlieue assez populaire, avec beaucoup de jeunes issus de l’immigration, issus de la diversité, mais des jeunes qui sont français. Je suis moi-même française, d’origine marocaine par mon père. J’ai vécu, avec ces jeunes, ces formes de discrimination.

Bien sûr, la question sociale, sur laquelle vous avez tenu des propos intéressants, intervient, mais la question des discriminations est, je pense, très importante. On parle beaucoup de la discrimination à l’embauche, de la discrimination au logement mais, si on regarde plus tôt dans les années de la vie, il y a aussi la discrimination « au faciès ».

Je me souviens d’anecdotes : lorsque nous souhaitions aller en discothèque à Paris, nous nous créions des groupes constitués de façon à avoir une chance de pouvoir y rentrer. Je pense que ceux qui ne sont pas issus de l’immigration, qui ne sont pas issus de la diversité, ne se posent pas ces questions. Même après avoir réussi à organiser ces groupes, lorsque vous arrivez en discothèque et que l’on vous ferme la porte au nez, que l’on vous dit que vous n’êtes pas les bienvenus, une fois, deux fois, trois fois, finalement, la quatrième fois, vous n’essayez plus. Vous allez dans une discothèque dans laquelle vous allez être accepté, par exemple afro-caribéennes, en résumé dans tous les endroits où, lorsque vous êtes issus de la diversité, vous aurez votre place. Je pense que cette discrimination certainement anecdotique, reflète quelque chose et que cela participe de ce sentiment de discrimination qui vient assez tôt, qui fait que vous prenez conscience que vous êtes différent, du fait qu’il faut que vous adoptiez des techniques de dissimulation en quelque sorte, d’organisation, des systèmes de défense pour pouvoir accéder à des choses pourtant très basiques.

Je me demande si ce ne sont pas ces systèmes de discriminations répétées qui, finalement, viennent alimenter le communautarisme. On ne reconnaît pas ce communautarisme en France et je pense que c’est une très bonne chose. Nous sommes une communauté nationale, mais, tant que cette communauté nationale n’ouvre pas ses portes de la même manière à tous, n’y a-t-il pas un échec quelque part ? Les discriminations ne sont-elles pas un des fondements du communautarisme, qu’il faut combattre néanmoins ? Je pense que tout cela ne doit pas être détaché de la lutte contre les discriminations.

Vous avez également parlé des statistiques ethniques. J’émets moi aussi de sérieuses réserves mais je voudrais tout de même savoir s’il n’y aurait pas une forme de pertinence à avoir des politiques de peuplement qui prennent en compte ces questions. On le voit, il y a des territoires qui sont de moins en moins mixtes. Je crois que la mixité est une grande forme de richesse. Ne faut-il pas ouvrir les yeux et parvenir à avoir des territoires qui restent mixtes culturellement, religieusement et socialement ? Je pense que c’est également un sujet essentiel.

Je vous donne un exemple. Lorsque les camps de migrants parisiens sont évacués, que des mises à l’abri sont organisées, c’est très bien. Il faut le faire, c’est essentiel. Mais pourquoi ces mises à l’abri s’organisent-elles dans des territoires où la population est déjà très populaire, précaire, avec des fortes concentrations de populations immigrées ? Est-ce un modèle qui peut fonctionner à terme ?

Enfin, vous avez parlé de la question des couples mixtes. Je pense que c’est un sujet qui est très important et, en banlieue parisienne notamment, une réalité que nous pouvons constater. Ne peut-on pas trouver une forme d’espoir dans cette mixité, ces enfants qui sont français, mais qui bénéficient de la richesse de différentes cultures ? J’y crois. Je ne pense pas que la promesse soit trop belle. Je pense que la promesse est belle et qu’il faut tout faire pour l’atteindre.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie. Cela représente déjà une première série de questions plutôt fournie. Merci à Fiona Lazaar de nous avoir rappelé le doux temps de l’existence des discothèques (sourires). Je vous laisse vous répartir les réponses en fonction de vos préférences.

M. Hervé Le Bras. Je vous remercie d’avoir parlé de la question de mixité parce que, effectivement, j’ai toujours pensé qu’elle était essentielle. Comme vous l’avez vu dans les exemples statistiques qui ont été donnés, les enfants de couples mixtes sont « classés » avec les enfants d’étrangers ou d’immigrés, même par l’OCDE d’ailleurs. Le « gène dominant » serait donc en quelque sorte le fait d’avoir un ascendant étranger. Je pense que c’est vraiment très dommage.

Je vais vous donner un exemple. Nous avons beaucoup de chiffres sur la mixité et il y a beaucoup de discussions en France sur ce en quoi elle consiste vraiment. Je pourrai revenir sur ce sujet. La mixité est très importante. Nous avons une très bonne banque de données INSEE, la banque de données Détails, qui contient 22 millions de Français classés par ménage avec 80 variables. Malheureusement, cette banque de données contient sur ce sujet seulement la variable immigré/non immigré mais c’est déjà cela. On observe que les personnes immigrées qui vivent en couple, surtout si elles sont jeunes, sont 40 % à vivre en couple avec un non immigré. Ce sont donc des chiffres très élevés.

Mais la règle que j’ai indiquée, qui fait que l’enfant d’un couple mixte est classé avec le parent étranger ou immigré, fausse beaucoup les statistiques. En France, je n’ai pas le calcul exact mais, aux États-Unis, j’ai fait le calcul exact et je l’ai publié. Aux États-Unis, un grand article du New York Times disait il y a quatre ans : « Les naissances blanches sont maintenant minoritaires aux États-Unis. » Quand on regarde de près, qu’on prend les tableaux du recensement américain, ce qu’ils appellent « naissance blanche » – je l’ai rappelé dans l’article du Monde – correspond à la colonne White alone non Hispanic. Il existe effectivement une question dans le recensement américain qui demande Hispanic or not ? Il est ensuite écrit à la question suivante « what is your race ? », c’est-à-dire « quelle est votre race ? » 95 % des Hispaniques se classent comme Blancs mais les naissances hispaniques sont considérées comme non blanches, même si les intéressés ont coché « Blanc ». Ensuite, il est précisé alone. Cela signifie que, dans le recensement américain, vous pouvez cocher autant de cases que vous voulez mais – c’est un problème que l’on appelle le one drop of blood qui est au fond appliqué bien plus généralement – tous ceux qui ont coché des cases au-delà de la seule case « Blanc » sont considérés comme non Blancs. On arrive ainsi à ce chiffre : moins de la moitié des naissances américaines sont blanches. Pourtant, en refaisant les calculs en prenant la définition inverse, c’est-à-dire en considérant comme blanche toute personne qui a coché la case « Blanc », quelle que soit son origine, on arrive à 83 % de naissances blanches. Selon que l’on tient compte ou non de la mixité, on passe ainsi de moins de 50 % à 83 %. De plus, cette étude prend en compte ce que les Américains appellent la race de la mère. Si on ajoute le père, cela augmente encore et nous passons de 47 % à 86 %.

Cette question de la mixité est donc très forte. En l’intégrant, les choses sont beaucoup plus compliquées. Dans la plupart des pays, on refuse de considérer la mixité dans les statistiques ethniques parce que c’est trop complexe, surtout quand on remonte de plusieurs générations.

J’ajoute deux points importants. On trouve sur la question sociale une enquête très intéressante de l’INSEE dans le volume intitulé Immigrés et descendants d’immigrés. Cette enquête étudie les diplômes des enfants d’immigrés. Les enfants d’immigrés ont des diplômes inférieurs aux enfants de non immigrés. Vous ne serez pas étonnés. Mais l’enquête est intéressante parce qu’elle analyse selon la classe sociale des parents, selon que les parents sont ouvriers ou non. L’on se rend compte, lorsque l’on compare le niveau des diplômes des enfants d’immigrés ouvriers avec ceux des enfants d’ouvriers non immigrés, que la situation est un peu, pas beaucoup mais un peu, en faveur des enfants d’immigrés ouvriers. Je pense que ce résultat est tout à fait important.

La classe sociale joue donc et c’est simple, il n’y a pas besoin de réaliser des calculs sophistiqués toutes choses égales par ailleurs. Cela m’amène à la question de la différence entre le ressenti et la réalité. Vous avez cité mon dernier livre, l’un des trois ouvrages proposés pour le prix des députés, dont le titre n’est d’ailleurs plus d’actualité ; on pourrait le retourner en Se sentir bien dans une France qui va mal. Dans ce livre, je soulignais que la France est tout à fait particulière parmi les vingt-huit européens lorsque l’on regarde les résultats Eurobaromètre, du fait de la différence entre les opinions sur l’état de la France et les faits.

Par exemple, à la question « Êtes-vous satisfait de vos prestations sociales ? » les Français sont ceux qui sont les plus insatisfaits parmi les habitants des 28 États européens puisque, à l’époque, l’Angleterre en faisait encore partie. Ils sont plus insatisfaits que les Bulgares ou que les Lettons. Or, comme vous le savez, la France est le pays qui consacre maintenant la plus forte partie de son PIB aux prestations sociales. La question est donc de savoir pourquoi les Français sont aussi insatisfaits ? Je rejoins à ce sujet l’explication de l’OCDE. Le problème, que j’essaie de comprendre à la fin de mon livre car nous retrouvons cet écart dans beaucoup d’autres domaines que cette question des prestations sociales, est une question d’ascension sociale et d’éducation. L’ascension sociale est, non pas bloquée, mais très lente en France par rapport à ce qu’il se passe dans d’autres pays, pas dans tous, mais dans nombre d’autres. Les sélections par l’éducation y sont extrêmement rapides. Cela contraste, et cela a été souligné, avec la promesse qui est faite d’égalité.

Au fond, dans cette égalité qui en fait plus réelle que ressentie, on retrouve une vieille remarque d’Alexis de Tocqueville dans son livre sur De la démocratie en Amérique. Il est un peu étonné, alors qu’il parcourt les comtés américains, de s’apercevoir que, plus les comtés sont égalitaires, plus les gens sont insatisfaits et pensent qu’ils sont inégalitaires. C’est ainsi. À partir du moment où l’on sent que l’égalité est possible, qu’on l’approche, le fait qu’elle ne soit pas là est très durement ressenti. Je pense que c’est une des explications à prendre en compte pour la France.

M. Jean-Christophe Dumont. Le graphique que je vous présente permet – nous le faisons dans certaines publications – d’identifier, ici en orange clair, les personnes qui sont nées en France et dont un seul parent est né à l’étranger, c’est-à-dire les personnes issues de couples mixtes. Comme vous pouvez le voir, cette part est beaucoup plus importante que dans les autres pays, beaucoup plus importante qu’aux États-Unis, que dans la moyenne de l’OCDE et que dans tous les pays européens. En proportion, elle est très importante.

Les enfants de couples mixtes ont des résultats qui sont beaucoup plus proches des enfants de couples où les deux parents sont nés en France même s’il subsiste un écart. Effectivement, la question se pose de savoir où l’on « classe » les gens. Mais cela peut encore renforcer négativement les moyennes que je vous ai présentées : si on excluait les enfants de couples mixtes, nous aurions des écarts encore plus forts.

Je souhaite préciser un point : l’intitulé de votre mission d’information porte sur le racisme. Les discriminations rentrent dans une définition beaucoup plus large. On définit typiquement, parmi les discriminations, d’une part, des discriminations qui sont identifiées sur la base de préférences – je ne veux pas de personne de couleur ou de personne de telle religion ou de personne de tel âge ou de telle orientation sexuelle, etc. – dont le racisme et, d’autre part, des discriminations dites statistiques. Celles-ci correspondent au fait de se dire : j’ai deux candidats, il y en a un pour lequel j’ai un faisceau d’informations imparfait, des préjugés, le cas échéant, parce que je sais que, dans ce groupe, il existe plus de risques de trouver tel comportement ou tel profil. Je vais m’en détourner, non pas parce que je ne veux pas cette personne, mais parce que je ne veux pas prendre le risque. C’est une distinction importante du point de vue des politiques publiques mais, pour la personne qui est concernée, cela ne fait aucune différence. Elle se présente à un entretien, elle est prise ou non. C’est pour cela que je souligne que cette question du racisme est certes importante, et qu’il faut le combattre mais, si nous excluons de cette question le problème plus large des discriminations, nous ratons en fait le sujet.

De la même manière, certaines discriminations sont directes et d’autres sont indirectes. Une discrimination directe correspond à l’exemple que je viens d’énoncer. Les discriminations indirectes se trouvent, typiquement dans les concours de la fonction publique qui sont parfaitement républicains – on cache le nom etc. – mais où l’on peut poser des questions dont les réponses ne sont connues que de ceux dont les parents sont nés dans le pays. C’est une discrimination institutionnelle. Ce n’est pas prévu pour discriminer mais, de fait, cela bloque les gens.

Mon propos est donc que cette question de l’inégalité des chances est tellement forte dans une société où la promesse d’égalité a été faite qu’elle est forcément vécue comme une discrimination, comme du racisme. Cela produit une sorte de phénomène de repli parce qu’il n’y a pas d’autre échappatoire, et je pense que l’exemple que vous avez donné est parfaitement pertinent et même plus que cela. Cela entretient des préjugés, des idées préconçues dans un débat public où, finalement, nous n’allons malheureusement pas du tout vers une convergence mais, au contraire, vers une forme de séparatisme. Si nous ne traitons pas au fond cette question de l’égalité des chances, si nous ne redressons pas la barre, si nous ne permettons pas aux gens qui ont le moins de chances au départ de rattraper cet écart, nous serons toujours confrontés à cette question de l’opposition selon des critères divers et variés.

C’est la question fondamentale et, effectivement, il existe des politiques publiques qui cherchent à compenser ces écarts : la politique de la ville ou la politique des dédoublements des classes de CP. Mais, indépendamment de l’efficacité de ces politiques – il y a débat sur l’efficacité de la politique de la ville, moins pour les dédoublements des classes de CP qui, a priori, fonctionnent très bien – il va falloir attendre 15 ans pour que ces enfants arrivent sur le marché du travail et pour savoir si cela a bien fonctionné, pour commencer à mesurer le début d’un effet. C’est trop tard car il faut rattraper le problème tout de suite.

M. Cris Beauchemin. Je commence par rebondir sur ce que vient de dire Jean-Christophe Dumont qui nous alerte sur le fait que c’est déjà trop tard et qu’il faut vraiment se dépêcher. Cela renvoie à votre question sur la déception de la promesse républicaine.

Dans l’enquête TeO, une des questions posées était : « Vous sentez-vous français ? Vous diriez-vous français ? » Très majoritairement, les enfants d’immigrés s’identifient à la France, à une majorité vraiment écrasante. Mais nous avions aussi une autre question qui était : « Sentez-vous que vous êtes vu comme un Français ? » Il y a sur cette question une énorme chute du pourcentage, en particulier pour les minorités visibles. Ce résultat de TeO est assez terrible et je pense que c’est un bon indicateur de cette déception et de l’urgence à la traiter, parce que ce sont des adultes qui nous répondent.

Cela renvoie aussi à la question du communautarisme. Je pense que toutes ces inégalités et ces discriminations dont nous avons parlé, ces expériences de racisme, y compris à l’entrée des discothèques, sont de nature à alimenter le communautarisme ou le repli sur soi, parce qu’il faut d’une certaine façon se protéger. Je voulais aussi insister sur le fait que, quand on parle de repli des communautés sur elles-mêmes, cela concerne aussi la population majoritaire, les Blancs. Par exemple, et je reviens sur la mixité, j’ai revu hier un graphique produit à partir de TeO sur la mixité dans les couples selon la religion. En fait, quand nous comparons les musulmans avec les chrétiens, les protestants et les juifs, ce ne sont pas les musulmans qui seraient les plus repliés sur eux-mêmes. De fait, on constate que les chrétiens se marient entre eux. J’adhère à l’idée que le repli communautaire peut être une conséquence de la déception de la promesse républicaine, mais je pense qu’il est également important, sur cette question du communautarisme et du repli, de ne pas regarder seulement les minorités. Cette idée de l’entre-soi est un fait social d’une banalité « crasse ». Cela ne concerne pas que les minorités. Il est important de l’avoir en tête.

Je voulais également revenir sur votre question à propos des différents domaines où s’expriment les discriminations racistes ou le racisme en général. Jean-Christophe Dumont a parlé de l’emploi et du logement, Hervé Le Bras a parlé de l’éducation à l’instant. L’éducation est un sujet compliqué. En France, nous avons des résultats assez nuancés sur la réussite de la deuxième génération. Cela dépend un peu des sources. Par contre, un fait que nous retrouvons dans les études les plus récentes est que les résultats varient beaucoup selon le sexe des enfants d’immigrés et que les filles sont plus performantes. Les filles d’immigrés, y compris des minorités visibles, ont de meilleurs résultats que les filles de la population majoritaire. En revanche, pour les garçons, c’est la catastrophe. Les chercheurs spécialistes de l’éducation qui travaillent sur ces questions, qui ont des approches plus qualitatives que ce que nous faisons à l’INED, analysent cela en termes de stéréotypes différenciés. Dans le monde de l’Éducation nationale, les stéréotypes sont souvent très favorables aux filles des minorités, avec l’idée qu’il faut les protéger, alors que les garçons souffriraient plutôt de stéréotypes très négatifs, pour le dire vite. Dans l’Éducation nationale, quand nous décomposons par sexe, nous avons des résultats qui ne sont pas bons du tout.

Cela soulève la question, et c’est encore un débat du moment, de l’État raciste. Il n’y a évidemment pas une politique d’État raciste comme il a pu y en avoir lors de l’apartheid. Ce n’est pas vrai mais, pour reprendre le terme de Jean-Christophe Dumont, il existe des formes de racisme institutionnel. Cela ne fait pas des agents de la fonction publique des racistes en eux-mêmes, mais il existe une reproduction des stéréotypes et des pratiques qui font que nous arrivons finalement à des mesures évidentes d’inégalité dans l’éducation. Cela se traduit notamment dans les formes d’orientation. Les enfants ne sont pas promus de la même façon en fonction de ces stéréotypes et ils ne sont pas orientés pas de la même façon.

Cela est vrai aussi – on en parle beaucoup en ce moment – des pratiques de la police, et dans les préfectures. Dans l’enquête TeO, nous avons nombre de questions sur l’expérience de discrimination dans différents types de services publics et nous retombons toujours sur le même résultat, avec des déclarations très importantes de discriminations vécues dans tous les services publics par les minorités visibles, les immigrés, mais aussi leurs enfants. Nous ne pouvons pas faire comme si cela n’existait pas. Cela ne dit pas que l’État est raciste, mais simplement qu’il existe un racisme institutionnalisé et contre lequel il faut trouver des moyens de lutter. Nous pouvons dire que nous ne discriminons pas mais, en réalité, nos mesures prouvent le contraire et sont unanimes.

Vous évoquiez tout à l’heure la question du peuplement. Oui, vous avez raison, ce serait bien de promouvoir la mixité. La difficulté est que les leviers politiques sur le peuplement ne sont pas énormes, hormis avec la politique d’attribution d’habitation à loyer modéré (HLM). Depuis quelques années, des mesures sont prises pour que les logements HLM ne soient pas tout le temps implantés dans les mêmes communes. Ce n’est pas extrêmement efficace. Il y a à la fois une question de répartition des HLM sur le territoire, d’une commune à l’autre, et la question de la répartition, par les offices HLM, des populations en fonction de leurs origines. J’en reviens à ma conclusion précédente. Ne faudrait-il pas se donner des instruments de pilotage pour vérifier qu’il n’existe pas de pratiques discriminatoires dans la répartition des familles dans les différents logements sociaux ? Quelques études ont été faites et ce n’est pas indifférent d’envoyer dans la Cité des 4000 ou dans le HLM du centre-ville. On peut certainement faire quelque chose dans les politiques HLM. C’est le seul levier que nous avons en matière de peuplement et nous voyons bien que nous avons du mal à l’actionner.

Mme Michèle Victory. J’ai deux questions. La première porte sur la comparaison entre la France et les États-Unis en matière d’intégration scolaire et de réussite scolaire. Il m’a semblé que vous disiez que les USA réussissaient assez bien cette intégration. La discrimination positive est-elle un élément qui a pu le favoriser ? Cela vient peut-être contredire l’impression que nous avons en France en ce moment d’une tension très forte avec les minorités. Pourrait-on faire la même analyse que les États-Unis avec les Noirs, chez nous, avec les populations d’Afrique du Nord ? Est-ce que ce serait à peu près le même sentiment ?

Ma deuxième réflexion porte sur l’orientation dans les lycées et les écoles, qui est discriminante. Quand on a été enseignant, comme c’est mon cas, dans un lycée professionnel, on voit vraiment que les discriminations s’ajoutent si l’on peut dire. Nous sommes face à des jeunes qui viennent avec des difficultés sociales de familles défavorisées, disons-le, et/ou d’enfants d’immigrés. Est-ce « et », est-ce « ou », est-ce les deux ? Face à un tel cumul de difficultés, comment les politiques publiques peuvent-elles répondre ? J’avoue que je suis assez inquiète.

M. Buon Tan. Je suis arrivé plus tard du fait d’une autre séance publique, aussi ne m’en veuillez pas si je pose une question sur des points que vous avez déjà abordés. Je voudrais savoir comment vous travaillez globalement sur ce sujet, avec la problématique de l’absence ou de l’interdiction des statistiques ethniques. Quelle est la fiabilité des données sur lesquelles vous vous basez pour faire vos études ? Un travail a-t-il été fait sur les biais ? Je découvre par exemple que les enfants issus des couples mixtes sont rangés dans les non mixtes. C’est un choix qui doit être opéré à un moment donné, mais jusqu’à quelle génération cela va-t-il ? Les descendants d’enfants issus de couples mixtes restent-ils dans cette catégorie ? Pendant combien de temps ?

J’ai également une question sur l’évolution de la démographie. Avez-vous des chiffres, par exemple sur une croissance plus rapide de tel « groupe », de telle minorité par rapport à une autre ? La répartition de la population en France évolue-t-elle globalement de façon remarquable sur une ou deux décennies ? La religion n’est-elle pas, en fait, un acteur plus prégnant sur cette évolution que la race ou la couleur de peau ?

J’aurais également une question sur le système éducatif aux États-Unis. J’ai souvent entendu dire que la communauté asiatique est surreprésentée dans les universités américaines. Est-ce un fait avéré ? Y a-t-il des chiffres ou s’agit-il de rumeurs ? Si c’est le cas, le même type de phénomène se produit-il en France ? Surtout, qu’est-ce qui expliquerait cela ? Pourquoi des jeunes d’origine asiatique réussiraient-ils proportionnellement mieux dans les universités américaines ?

Ensuite, je voudrais donner un petit exemple de mixité. J’ai la chance, dans ma circonscription dans le 13e arrondissement, d’avoir un quartier de l’arrondissement qui est très mixte. Nous avons surtout la chance d’avoir ce qui fut pendant longtemps, avant Batignolles, la plus grosse ZAC de Paris. Nous l’avons construite. Nous avons pu avoir une politique moins contraignante en termes de logement et nous avons fait une politique de mixité, non seulement au niveau des quartiers, mais dans chaque immeuble : nous essayons de faire vivre ensemble des catégories socio-professionnelles (CSP) différentes à l’intérieur de chaque immeuble.

Je voudrais témoigner de problèmes que nous n’avions pas imaginés avant. J’étais à l’époque adjoint au commerce. Nous pensions au départ que les gens qui venaient souvent de quartiers difficiles seraient très contents de pouvoir loger dans un nouveau quartier tout neuf, dans des bâtiments tout neufs, etc. Pourtant, rapidement, ces habitants sont venus me voir, mécontents précisément parce que tout était neuf : le prix du mètre carré, 8 000 euros à l’époque, était très élevé par rapport à la moyenne parisienne. Surtout, les personnes me disaient : « Nous sommes très heureux du logement mais, dès que nous sortons, la baguette est à 1,10 ou 1,20 euro et le moins cher des supermarchés, c’est Monoprix qui est trop cher pour moi. En face de chez moi, il y a Lenôtre. Je passe devant, mais jamais je ne pourrai y entrer. »

En fait, nous avons un vrai problème à cause de ce décalage. Ces immeubles abritent des sièges de banques, d’assurances et les commerces qui vont avec. Je n’ai pas la réponse à ce problème mais je pense qu’il faut l’aborder, le prendre globalement, y compris s’agissant des problèmes d’enfants qui ne parlent pas la même langue, n’ont pas les mêmes habitudes ni les mêmes codes et qui se regardent avec méfiance. Je pense qu’il faut repenser complètement cela et ne pas mettre des petits « bouts de mixité » dans ce qui existe déjà. Dans ces nouveaux quartiers qui devraient être exemplaires, nous sommes en train de créer des ghettos.

Je suis pour que la loi qui fixe à 25 % la part de logements sociaux soit appliquée mais, dans Paris, nous n’y sommes pas encore et il faut donc construire des logements sociaux. Mais dans certains quartiers du 13e, nous avons déjà plus de 46 % de logements sociaux. Quand vous devez créer de nouveaux logements sociaux, vous construisez où vous pouvez construire, c’est-à-dire là où ils sont déjà nombreux. C’est un premier problème. Le deuxième problème est que nous essayons d’avoir de la mixité et qu’il existe donc différents niveaux de logements sociaux. Les moins chers, évidemment, sont pris d’assaut tout de suite et les plus chers restent parfois vacants. Lorsque la préfecture a un immeuble qui brûle ou tout autre problème de relogement urgent, on reloge ces familles où l’on peut, donc on réquisitionne les logements destinés normalement à des CSP supérieures encore vacants et on y loge des personnes dans des situations sociales très difficiles, parfois désignées comme des « cas sociaux ». Parmi les enfants qui fréquentent les écoles de ces quartiers, nous n’avons finalement quasiment que des situations sociales très complexes et c’est très difficile à gérer. Voyant cela, les parents déménagent dès qu’ils en ont des moyens ou demandent une dérogation à la carte scolaire. Les parents veulent le meilleur pour leurs enfants. Nous avons créé des ghettos, non pas dans un immeuble des années 70 mais dans un bâtiment qui a été construit il n’y a pas même dix ans. Je ne sais pas si ce problème a été étudié chez vous et, surtout, si vous avez analysé comment nous pourrions en sortir.

Mme Fadila Khattabi. Comme vous l’avez dit, messieurs, la perception des discriminations est très forte dans notre pays. Des études sérieuses le démontrent. Monsieur Le Bras, vous avez dit qu’il fallait agir vite au regard de ce travail sérieux. Bien sûr mais, messieurs, avez-vous déjà quelques éléments de réponse pour faire en sorte que l’égalité des chances soit une réalité dans notre pays ?

Vous avez parlé de l’observatoire conseillé par le Défenseur des droits. Je crains malheureusement que ce ne soit pas suffisant. La loi SRU, dont mon collègue a parlé, a un bilan très mitigé pour faire en sorte de stimuler la mixité sociale. C’est aussi une question de volonté politique. Bien sûr, l’école de la République reste la réponse essentielle, d’où le choix que nous avons fait de dédoubler les classes.

Il n’en demeure pas moins que l’accès à l’emploi reste aussi déterminant, je le dis. Je vois que la deuxième génération réussit mieux, vous l’avez dit et je suis heureuse de l’entendre, mais il n’y a rien de plus terrible que des jeunes issus de ces quartiers qui, par exemple, ont fait des études d’ingénieur, des études universitaires et qui reviennent sans avoir de travail. C’est l’échec de toutes et de tous et, au lieu d’être des moteurs et des ambassadeurs de cette réussite républicaine, ils deviennent la risée des enfants de ces quartiers.

Bien sûr qu’il y a urgence à agir vite, très vite, nous le voyons aujourd’hui au regard de notre société fracturée, fragmentée, avec une sensibilité à fleur de peau.

Mme Fiona Lazaar. Pour rebondir sur ce que vient de dire Fadila Khattabi, qui est vraiment essentiel, nous avons vu, lors de la crise de 2008, que les jeunes ont été les premiers touchés par le chômage. En 2010, nous avions 72 % de plus de jeunes de moins de 25 ans qui étaient au chômage de longue durée, ce qui était très inquiétant. C’est l’époque à laquelle je suis moi-même entrée sur le marché du travail. Un certain nombre de mes amis ont été contraints d’aller travailler à l’étranger, parfois dans leur pays d’origine, parfois au Canada où ils trouvaient plus facilement leur place et étaient mieux acceptés dans des emplois à leur niveau de qualification.

Nous avons vécu une crise sanitaire qui va se transformer en crise économique et sociale. Les jeunes vont être les premières victimes, et tout particulièrement les jeunes qui sont déjà en difficulté d’accès à l’emploi en temps normal parce que discriminés, parce que moins éduqués et moins diplômés pour des raisons sociales. Mais je suis aussi assez inquiète pour ceux qui sont diplômés, qui ont eu un parcours d’éducation dans l’enseignement supérieur. Ils ont des difficultés, en temps normal, à s’insérer dans le marché du travail au niveau de leurs compétences et de leurs qualifications. Avec la période de crise qui s’ouvre devant nous, je pense qu’il faut que nous ayons des mesures très fortes pour la jeunesse de manière générale mais aussi pour ces jeunes afin qu’ils montrent que ceux issus de la diversité qui ont étudié trouvent leur place sur le marché du travail, et leur juste place.

M. Hervé Le Bras. Je vais faire quelques réponses brèves. Sur la question de l’intégration par l’éducation aux États-Unis, je n’ai pas suffisamment de chiffres. Le cas du Canada est très intéressant. Comme vous le savez, au Canada, dans les classes, les enfants d’immigrés réussissent mieux que les enfants canadiens d’origine. L’explication est relativement simple. Elle est à rechercher à la génération précédente : ceux qui entrent au Canada sont, du fait du système de points qu’il faut pour accorder le permis de séjour au Canada, beaucoup plus diplômés. Ils viennent de milieux pas forcément aisés, mais de classes moyennes ou même de classes supérieures. Ce peut être par exemple un médecin syrien. Son diplôme n’étant pas reconnu, il sera infirmier au Canada mais il poussera au maximum ses enfants, dans une forme de revanche sociale

En France, au contraire, nous avons fait une sélection sur la base de critères inverses que l’on peut définir comme négatifs, des migrants dans les années 1960 à 1980. Vous connaissez par exemple le film Mémoires d’immigrés, l'héritage maghrébin de Yamina Benguigui. Nous voyons bien dans ce film que des rabatteurs étaient envoyés dans les pays du sud. Ils avaient comme mission de prendre des hommes « costauds » et c’était encore mieux s’ils n’étaient pas trop éduqués puisque, comme cela, ils ne se syndiqueraient pas. Nous avons donc impulsé, ce qui est d’ailleurs rare, une immigration massive sur la base de ces critères et, en conséquence, nous avons des problèmes sociaux. Il faut comparer le devenir de cette seconde génération avec le devenir, par exemple, d’enfants d’ouvriers agricoles français. Nous avons donc fabriqué une partie de notre malheur social.

Une personne a demandé comment nous travaillons. Les deux autres exposés ont illustré le fait que nous avons vraiment une grande abondance de données, une grande diversité de points de vue. Nous pouvons faire mieux, mais on ne peut pas dire que nous n’avons pas étudié la question et que nous manquons de données comme je l’entends souvent.

Sur la question de l’évolution de la démographie : les Français ont les yeux fixés sur l’immigration mais ils ne s’aperçoivent pas que l’émigration est très importante. Cela risque de changer avec la Covid-19 mais, d’après les chiffres de l’année dernière, le solde migratoire de la France est de 43 000 personnes environ. Ce solde migratoire est la différence entre un solde migratoire positif d’étrangers dont je n’ai plus le chiffre exact, de l’ordre de 188 000 personnes, et un solde migratoire négatif de non-immigrés qui est de l’ordre de 145 000 personnes. Vous me direz que c’est la mondialisation, certes, mais nous devons essayer de comprendre ce turnover.

Qui part ? C’est une question importante et cela va rejoindre une autre remarque des intervenants. Il est très difficile de le savoir parce qu’il faudrait voir qui arrive à l’étranger. L’impression que certains ont est qu’une partie de ceux qui partent sont des jeunes issus de l’immigration qui ont de bons diplômes de pâtissier, d’électricien, pas forcément des Bac+5. Ces jeunes, qui pourraient servir de modèles dans les quartiers, s’en vont parce qu’on ne les retient pas. J’ai tout à l’heure indiqué que, en prenant en compte la profession des parents, la réussite scolaire des enfants est relativement semblable à celle de la population générale, en admettant ce qui a été dit par ailleurs sur la différence entre hommes et femmes. Le problème se situe juste après : une fois qu’on a le diplôme, on n’a pas l’emploi. Une des conséquences est qu’un jeune diplômé d’origine migratoire sera bien sûr tenté d’aller, par exemple, en Angleterre. De plus, en Angleterre, quand on est tunisien, on est traité comme un Sicilien ou un Italien. Ce n’est pas très différent puisqu’on est dans la catégorie « Blanc » et puis voilà. Ce n’est pas comme en France. Nous fabriquons là notre malheur une seconde fois. L’immigration a beaucoup évolué. D’après les chiffres sur le niveau d’éducation des nouveaux migrants, le niveau d’éducation des migrants qui arrivent est élevé. Ce n’est plus du tout la même migration, justement d’ailleurs parce qu’elle n’est plus recherchée. Elle est de l’initiative des personnes.

Troisième et dernier point, comment agir ? C’est une question très fréquente des politiques français. J’ai toujours la même réponse : je peux essayer de vous décrire la situation, mais c’est à vous d’agir. Je peux vous parler de la position dite de Max Weber : une fois que vous aurez dit « voilà, nous allons faire cela », je peux vous dire de faire attention parce que… Je peux avoir un jugement mais je pense que ce n’est pas à moi de vous dire ce qu’il faut faire. C’est vraiment votre métier.

Bien sûr, je sais qu’il y a des moyens d’agir, notamment sur la question des contrôles « au faciès » qui est bien connue. Il n’y a pas que la question du contrôle « au faciès » mais aussi celle des caméras. Il y a énormément de moyens d’y remédier mais je reviens à une chose que j’ai dite et qui est grave : il y a une certaine crainte des syndicats de policiers et il faudra, pour régler cette question, du courage. Ces syndicats de policiers sont de plus en plus importants dans la gestion de la politique parce que nous sommes de plus en plus dans un pays où le peuple et l’oligarchie s’affrontent. Il n’y a plus rien entre les deux, à part la police. C’est donc à cette police que nous avons affaire pour prendre des décisions politiques dans ce domaine. Je pense que l’on peut faire des choses dans le domaine de l’éducation, beaucoup de choses, mais cela prend du temps. En revanche, pour les contrôles « au faciès », cela pourrait prendre peu de temps de les réformer, mais cela sera très difficile pour le politique face aux difficultés qu’il rencontrera.

Un tout petit mot sur les discothèques : vous avez tout à fait raison, mais le problème des discothèques est moins grave que les contrôles « au faciès » parce que le gérant de la discothèque ou le videur qui est à l’entrée ne représente pas l’État. Si vous voulez, ce n’est pas à la promesse républicaine, tandis que le policier, c’est l’État. C’est quand même assez différent. Et, pour rire un peu, malgré ces difficultés en discothèque, il y a finalement beaucoup d’unions mixtes !

M. Jean-Christophe Dumont. Sur la question de la mixité et de la mobilité, je pense que la difficulté tient en grande partie au fait que le référentiel change. Même quand il y a des progrès, ce qui compte est le relatif et les écarts peuvent donc se creuser en dépit des progrès. Il y a quelques années, un bac+2 suffisait ainsi à garantir l’entrée sur le marché du travail. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, il faut un bac+5, avec une expérience à l’étranger ou des stages. Les prérequis évoluent donc et la difficulté, pour les gens qui partent avec un « boulet » au pied, est de rattraper, non pas seulement d’avancer mais de rattraper. C’est cela qui ne fonctionne pas. Ceux qui font des efforts, ceux qui, en dépit des difficultés auxquelles ils sont confrontés, réussissent, par exemple à l’école, se retrouvent confrontés à des difficultés sur le marché du travail parce qu’ils n’ont pas de stage, qu’ils n’ont pas le premier emploi qui va ensuite leur permettre d’avancer. À l’OCDE, typiquement, nous avons beaucoup de demandes de stagiaires français mais nous n’avons jamais un stagiaire dont les parents sont issus de l’immigration. Il existe donc des blocages et des effets de réseau. Il y a aussi le fait de se dire : « ce n’est pas pour moi, ces études ou cette opportunité ne sont pas faites pour moi ». Cela peut parfois être même intégré dans l’institution, c’est-à-dire qu’au moment de l’orientation scolaire par exemple, un élève s’entendra dire : « compte tenu des difficultés, peut-être que des études plus courtes seront mieux pour toi ». C’est une grande difficulté, car il faut non seulement continuer à progresser, mais permettre le progrès social, et s’assurer que cela se passe plus vite pour les minorités que pour la moyenne si nous voulons arriver à combler les écarts. Sinon, ces écarts se creusent et cela produit des effets dont nous parlions tout à l’heure.

Quelles solutions fonctionnent ? Nous avons à l’OCDE une publication sur la diversité qui doit sortir en septembre. Je vous la transmettrai. Nous essayons, dans cette publication, de faire le point sur un certain nombre d’instruments qui cherchent à promouvoir la diversité.

Je pense que, en amont de la question de la diversité se trouve celle de l’intégration : c’est aussi parce que les parents ont eu des difficultés et n’ont pas bien réussi socialement que les enfants ont plus de difficultés ensuite. Il faut donc absolument redoubler d’efforts pour l’intégration et ce d’autant plus, effectivement, que nous avons eu une immigration qui, comparée à celle des autres pays, est plutôt moins qualifiée du fait de l’importance du regroupement familial et d’autres facteurs. Il faut donc faire plus, c’est indiscutable. Des jalons ont été posés mais je ne suis pas tout à fait sûr que cela soit suffisant.

Deuxièmement, il faut renforcer les dispositifs de lutte contre les discriminations et contre le racisme. Le cadre législatif existe en France, comme il existe ailleurs. La probabilité d’être jugé et condamné pour le racisme est quand même très faible. Ce n’est pas spécifique à la France mais il faut que, au-delà du cadre législatif, des actions amènent les gens qui ont des comportements racistes à être punis.

Je vais vous donner un exemple personnel. Quand j’ai rejoint l’OCDE, je venais du Canada. J’ai cherché un appartement à Paris dans le parc privé. J’ai été confronté aux propos racistes d’une propriétaire qui souhaitait s’assurer que la personne qui s’installerait dans l’appartement n’était pas noire. Je n’ai pas pris cet appartement et je suis allé au commissariat pour déposer une main courante, où l’on m’a indiqué : « Si vous voulez, nous pouvons prendre la main courante, mais cela sert à quoi ? Comment prouver cela ? » Honnêtement, il faut faire quelque chose. Nous ne pouvons pas laisser des gens impunis dans cette situation. Il faut à mon sens renforcer, non pas le cadre législatif qui existe, mais les sanctions.

Ce qui fonctionne dans certains pays, ce sont des incitations financières pour les employeurs, non pas spécialement pour les immigrés mais pour les gens qui ont plus de difficultés, qui font partie de groupes pour lesquels les possibilités d’emploi sont plus faibles. Ces subventions portent sur les charges sociales, les salaires. Cela existe dans les pays nordiques pour un certain nombre de groupes d’immigrés. On y réfléchit parfois pour les réfugiés. Pourquoi se focaliser sur ce groupe et ne pas avoir une réflexion plus générale ?

Se pose également la question des réseaux. Aujourd’hui, pour avoir un premier emploi, il faut avoir des contacts et des connaissances. Il existe des programmes de mentorat qui sont plus ou moins efficaces. Certaines associations fonctionnent bien mais à petite échelle. Certaines de ces actions ne peuvent-elles pas être développées ? À l’inverse, on renforce les inégalités avec le stage de fin de troisième par exemple car ce stage est basé sur les réseaux. De nombreux jeunes le font dans la pizzeria ou le « kebab » du quartier et cela ne fait que renforcer les inégalités par rapport à d’autres qui ont pu le faire autrement. Sur cette question du réseau, des actions doivent être menées pour casser cette dynamique.

D’autres exemples sont plus discutables, comme la question du CV anonyme. Des tests ont été faits, cela n’a pas donné grand-chose et même, dans le cas de la France, on a prouvé que c’est contreproductif parce que cela a empêché les employeurs qui cherchaient à avoir une action en faveur de la diversité d’agir dans ce sens puisqu’ils ne pouvaient plus distinguer les candidats. Cela peut marcher, être utile dans certains cas mais, en tant que système généralisé, ce n’est pas forcément le plus efficace.

Il faut effectuer un travail avec les personnes qui sont chargées du recrutement pour, par exemple, gérer les biais inconscients dans les procédures de recrutement. Des solutions existent. Les chartes et les labels ne sont pas inutiles mais cela touche les grandes entreprises, celles qui ont peut-être déjà conscience du problème. Le tissu de petites et moyennes entreprises n’est pas du tout touché par ces instruments.

Derrière tout cela se trouve la nécessité que le discours public change et cela ne concerne pas seulement la parole du chef de l’État, c’est évident. C’est à des niveaux de puissance publique qui sont bien plus diffus. Ce n’est pas seulement la parole du chef de l’État ou du ministre mais quelque chose qui doit changer à tous les échelons de la fonction publique. Il y a peut-être aussi un travail à faire avec les médias.

Cela dit, je partage parfaitement votre inquiétude à propos du contexte actuel. Nous avions déjà observé, lors de la crise de 2008, que ceux qui sont en marge du marché du travail sont soit renvoyés en premier, soit embauchés en dernier. Cela ne peut que renforcer les difficultés mais la réponse à ce dernier problème est plus compliquée.

M. Cris Beauchemin. Je vais m’en tenir à cette question sur ce que nous pouvons faire et je reviens sur l’idée de l’observatoire et de l’usage des statistiques. Vous avez certainement raison, un observatoire ne résoudra pas tout. En revanche, je pense qu’il est important que le discours public change. Par exemple, qu’on ne puisse plus entendre « on ne fait pas de statistiques ethniques en France » ou « c’est interdit » alors que, non seulement c’est autorisé – c’est contrôlé certes – mais nous le faisons.

Nous avons déjà beaucoup d’informations mais ces informations sont très diluées parce que ce n’est pas concentré en un lieu. Ce n’est pas clairement porté par la puissance publique et ces données sont dispersées dans une multitude d’institutions. Je pense qu’il y a un enjeu, en termes de discours public, à coordonner les efforts de mesures et de publicité des mesures qui sont faites.

Pour revenir à ma conclusion tout à l’heure, pour le moment, toutes les mesures des discriminations ou du racisme sont convergentes mais nous sommes encore dans une logique de coups de sondage. Nous faisons TeO une fois tous les dix ans ; peut-être ne le ferons-nous pas dans dix ans, je n’en sais rien. Nous sommes en train de faire la deuxième. Cela durera­‑t‑il ? La Dilcrah a fait une enquête, le Défenseur des droits a fait une enquête. Nous faisons donc des coups de sondage. Tous convergent vers les mêmes résultats mais il ne s’agit pas d’un dispositif structurel de l’État qui se donnerait les moyens de mesurer si l’égalité des chances est effectivement respectée. L’idée de l’observatoire, en tout cas dans ma compréhension, est de changer de braquet. L’observatoire institutionnalise la mesure des inégalités selon l’origine ou l’apparence – nous verrons ce qui est le plus pertinent.

Ensuite, veut-on seulement poser le diagnostic ? Si l’État assume un diagnostic structurel récurrent, ce sera déjà beaucoup. Mais voulons-nous aussi mesurer pour piloter les politiques publiques ? Dans le rapport du Défenseur des droits figurait un exemple intéressant d’étude : une étude de testing avait été faite auprès d’agences immobilières, accompagnée d’un rappel à l’ordre des agences immobilières qui avaient manifestement fauté, pas forcément à dessein mais parce qu’il y a des stéréotypes et des biais inconscients. Après ce rappel à l’ordre, les testings ont été recommencés. On a observé que l’effet du rappel à l’ordre se dilue avec le temps. Ceci dit, il y a une utilité à faire ces rappels à l’ordre. Dans cet exemple, ce n’était pas assorti de sanctions. Dans tous les cas, cela participe d’une prise de conscience dans un contexte, comme tout à l’heure à propos de l’orientation : on intériorise des biais qui font que nous pouvons avoir des pratiques racistes sans en avoir l’intention. En tout cas, je suis sûr que c’est ce qui se passe à l’école. Je ne crois pas du tout que les enseignants soient racistes et, pourtant, nous voyons bien que l’orientation n’est pas neutre.

Il me semble donc que les statistiques peuvent être utilisées comme instrument de pilotage, comme instrument de dévoilement de stéréotypes, de biais dont nous avons plus ou moins conscience et in fine, peut-être, de sanction.

Ma question est donc : les statistiques servent-elles uniquement pour du diagnostic ? Ensuite, veut-on aller au-delà, vers des dispositifs de pilotage ? C’est peut-être un peu naïf et c’est en quelque sorte mon fonds de commerce mais je crois à l’utilité de telles statistiques.

M. le Président Robin Reda. Merci beaucoup, pour vos présentations et ces échanges très intéressants. Nous sommes, bien sûr, à l’écoute et réceptifs pour d’autres travaux ou d’autres éléments que vous voudriez porter à notre connaissance pour la rédaction de notre rapport. Nous vous en ferons part lorsque nous le clôturerons.

La séance est levée à 13 heures.

 

 


Compte rendu  5    Audition commune de Mme Ya-Han Chuang, sociologue, post-doctorante à l’Institut national d’études démographiques à l’Institut national d’études démographiques (INED), et de Mme Simeng Wang, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordinatrice du réseau de recherche pluridisciplinaire Migrations de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en France

(Réunion du mardi 7 juillet 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information créée par la Conférence des présidents en décembre dernier et consacrée à l’émergence et à l’évolution des différentes formes de racisme dans notre pays et aux réponses que nous pouvons y apporter.

Avec Mme la rapporteure Caroline Abadie, nous avons opté pour des auditions « en présentiel et en distanciel ». Nous avons reçu des historiens, des sociologues, des démographes et, aujourd’hui, nous entendrons deux spécialistes des questions relatives aux migrations des populations d’origine asiatique en France, Mmes Chuang et Wang.

Nous avons en effet souhaité établir un état des lieux des différentes formes de racismes afin de les identifier mais, surtout, d’analyser leurs fondements et leurs évolutions en faisant preuve de la plus grande rigueur possible.

Cette audition concerne plus spécifiquement ce que l’on pourrait appeler le racisme « anti-Chinois » et, plus largement, anti-Asiatiques. Il serait intéressant de savoir comment, d’après vous, les personnes d’origine chinoise le ressentent car elles sont l’objet de préjugés peut-être plus particuliers que d’autres par rapport à l’ensemble de la communauté asiatique.

De surcroît, j’ai moi-même observé dans ma région une montée en puissance du racisme anti-Asiatiques pendant l’épidémie de covid-19, qui s’est manifestée à travers un humour déplacé ou des propos voire des actes beaucoup plus agressifs à l’endroit de la population d’origine asiatique, présumée responsable de l’épidémie en Europe et en France.

Nous recevons donc Mme Ya-Han Chuang, sociologue, post-doctorante à l’Institut national d’études démographiques (INED), auteur de plusieurs publications sur ces sujets dont une thèse, Migrants chinois à Paris : au-delà de l’« intégration », la formation politique d’une minorité, et Mme Simeng Wang, sociologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), coordinatrice du réseau de recherches pluridisciplinaires « Migrations de l’Asie de l’est et du Sud-est en France » dont la thèse s’intitule Expériences migratoires au prisme des usages des soins psychiatriques : le cas de l’immigration chinoise en région parisienne.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie, mesdames, d’avoir accepté le principe de cette audition à l’Assemblée nationale, qui plus est « en distanciel », ce qui permet à de nombreux collègues d’y assister. Cette mission se compose de vingt-deux députés, dont plusieurs sont donc parvenus à concilier les différents ordres du jour ! Décidée au mois de décembre dernier par la conférence des présidents, cette mission est transpartisane et assez indépendante des événements récents et des manifestations antiracistes que nous connaissons. Son prisme est donc un peu plus large et nous espérons que ses travaux se dérouleront dans un climat un peu plus serein.

Comme son intitulé l’indique, nous souhaitons répondre de manière très pragmatique aux différentes formes de racisme qui se font jour. Nous avons donc décidé d’auditionner des chercheurs et des universitaires afin de délimiter le sujet et de ne pas suivre un trop grand nombre de pistes différentes.

Nous sommes très attachés à l’universalisme et à la lutte contre tous les racismes mais certains d’entre eux requièrent une attention particulière en raison de leurs spécificités. C’est dans cette optique que nous avons souhaité vous entendre, afin d’évoquer plus précisément celui qui touche les ressortissants asiatiques, en particulier pendant cette pandémie de covid-19.

Existe-t-il, d’après vous, un racisme spécifique visant les personnes d’origine chinoise ? Se distingue-t-il d’autres racismes visant d’autres nationalités asiatiques ou touche-t-il indifféremment l’ensemble de ces populations ?

Tout racisme repose sur un préjugé. Or, le paradoxe, s’agissant des populations asiatiques, serait son caractère « positif » : ainsi ces communautés seraient-elles « disciplinées, travailleuses, douées pour les mathématiques » – je suis tout à fait navrée d’user de tels lieux communs mais ce sont ceux qui sont usités ! Si « positifs » soient ces préjugés, leur impact est peut-être négatif. Les communautés asiatiques font également très souvent l’objet d’attaques, peut-être parce qu’elles sont considérées comme plus fortunées car plus laborieuses. Nous aurons donc besoin que vous nous éclairiez sur de tels préjugés et sur leurs conséquences. De telles qualités supposées sont recherchées dans le monde professionnel mais, pour autant, les personnes d’origine asiatique ne rencontrent-elles pas des difficultés d’intégration ? Ne font-elles pas l’objet de discriminations dans le monde du travail ?

Mme Ya-Han Chuang, sociologue, post-doctorante à l’Institut national d’études démographiques (INED). En effet, en France et dans nombre de pays occidentaux, les populations chinoises et, plus généralement, asiatiques, sont considérées comme des minorités « modèles », qui réussissent. Aux États-Unis, les Hongkongais, les Chinois, les Asiatiques sont présents depuis la fin du XIXe siècle et les recherches sociologiques et démographiques ont montré que les performances scolaires et professionnelles de leurs descendants sont bien meilleures que celles d’autres populations, issues de l’immigration ou autochtones.

En France, cela reste à prouver. Vous avez entendu la semaine dernière mon collègue Cris Beauchemin et vous savez que les statistiques ethniques n’existent pas en France. Lors de la première enquête « Trajectoires et origines » (TeO) de l’INED, la population chinoise était peu nombreuse, à la différence des descendants de personnes venues d’Asie du sud, dont les résultats scolaires étaient déjà bons. La deuxième enquête permettra de vérifier d’ici deux ans si c’est également le cas de la population chinoise en France et en Europe.

Une telle image est paradoxale. Dans les médias ou dans l’imaginaire collectif, l’image de cette minorité « modèle » qui se caractérise par son intégration économique et une mobilité ascendante s’explique parce que nombre de migrants venus s’installer en France après les années quatre-vingt, principalement issus de la région de Wuhan, font preuve entre eux d’une très grande solidarité entrepreneuriale, à l’instar des Juifs, des Kabyles ou…des Auvergnats qui sont venus travailler à la capitale.

Cette pratique entrepreneuriale, fondée sur des liens communautaires, a contribué à développer une sorte d’« entre soi » économique assez frappant dont les conséquences négatives sont rarement soulignées. Une minorité commerciale, entrepreneuriale, est alors associée à l’argent, voire aussi malheureusement à des pratiques considérées comme maffieuses et illégales. L’ascension sociale peut aussi masquer une stigmatisation médiatique ou politique, même si elle n’est pas conçue comme une forme de racisme et quoiqu’elle soit vécue comme telle. Le Point a publié en 2012 un article intitulé « L’intrigante réussite des Chinois de France » qui fait état des « cinq commandements de l’entrepreneur chinois en France » : travailler 80 heures par semaine, dormir dans sa boutique, ne pas payer d’impôts, embaucher des travailleurs au noir… Les grossistes chinois du XIe arrondissement de Paris ont ainsi été montrés du doigt il y a une dizaine d’années. Des journalistes me posent aussi régulièrement des questions sur la tontine, pratique qui n’a pourtant plus nécessairement cours.

Ceci explique l’association automatique des Chinois avec l’argent et l’entreprise, mais aussi les agressions dont ils sont victimes et les problèmes d’insécurité qu’ils rencontrent. Un travail s’impose afin de déconstruire de telles représentations.

Pour la deuxième génération, pour ceux qui sont nés en France, le risque est de considérer qu’il n’y aurait qu’une façon d’être d’asiatique. Souvent, les enseignants jugent que c’est une chance d’avoir beaucoup d’élèves de cette origine car ils pensent spontanément qu’ils seront calmes, travailleurs, silencieux, voire dociles. Ces élèves se voient assignés à certaines caractéristiques et, ainsi, « essentialisés », comme s’il n’y avait qu’une façon d’être asiatique.

Lorsque je me suis rendue dans un lycée professionnel du XIIIe arrondissement de Paris, la personne représentée sur une affiche du conseil d’orientation représentant un comptable était asiatique. Si les élèves d’origine asiatique veulent devenir comptable, pourquoi pas, mais la question de l’ouverture des horizons imaginaires et professionnels se pose : peut-on imaginer des Asiatiques danseurs, acteurs, artistes ? L’école, mais aussi l’ensemble de la société, se doivent de déconstruire de tels stéréotypes afin de modifier les représentations culturelles, comme ce fut le cas lors de la dernière cérémonie des César du cinéma.

Cette essentialisation remet souvent en cause l’appartenance citoyenne des Français d’origine chinoise et asiatique. La Chine devient un acteur international important, parfois jugé menaçant, et ils sont interrogés sur leur adhésion aux valeurs de la démocratie française. Cette nouvelle tendance commence à ébranler leur sentiment d’appartenance.

Mme Simeng Wang, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je vous remercie vivement de m’auditionner dans le cadre de cette mission d’information, qui me tient à cœur non seulement pour des raisons professionnelles – je m’investis dans ce champ de recherches à travers un certain nombre de projets que je me propose de vous présenter – mais aussi en raison de mes propres convictions : en tant que chercheuse, née en Chine, j’ai été confrontée à des propos racialisants et à des actes racistes pendant ces dix dernières années en France.

Mon premier point porte sur un certain nombre de constats à partir des travaux en cours sur le racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19.

Il y a un mois, dans le quartier populaire Marx Dormoy, dans le XIXe arrondissement de Paris où je réside depuis trois ans, un passant a glissé à la personne qui m’accompagnait : « C’est à cause d’elle que nous sommes malades ». C’est un exemple parmi d’autres qui illustre ce que les personnes d’origine chinoise ou perçues comme asiatiques peuvent vivre chaque jour.

L’un des axes de recherche de notre projet MigraChiCovid (Migrations chinoises de France face au Covid-19) financé par l’Agence nationale de la recherche porte sur cette question du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19. L’enquête que nous avons menée sur le terrain montre que les personnes d’origine chinoise ont été victimes d’une très grande stigmatisation dès janvier 2020. Plus largement, les personnes originaires de l’Asie du sud-est et de l’est asiatique, souvent assimilées aux Chinois, ont également subi des propos discriminatoires ou des agressions physiques.

Nous avons collecté quelques informations quantitatives à travers un questionnaire en ligne. La collecte a commencé il y a deux semaines et se poursuit mais les chiffres dont nous disposons vous donneront d’ores et déjà une idée de l’ampleur du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19.

Sur les 210 personnes ayant répondu, plus de 100 ont été l’objet d’évitements, presque 100 ont été méprisées par leur interlocuteur, 39 ont été insultées, 5 ont été privées de certains droits, notamment d’un accès aux commerces et aux lieux de loisirs, 2 ont été physiquement agressées, sans parler des nombreuses blagues racistes qu’elles ont rapportées.

Presque 70 % de ces scènes se sont déroulées dans les transports en commun, presque 60 % dans un espace public en plein air, plus de 25 % dans un espace public fermé, 10 % au travail et à peu près autant à l’école et à l’université.

En France comme dans le monde entier, la covid-19 a exacerbé le racisme anti-Asiatiques, qui se propage à une plus grande échelle et se banalise. Cette question, toutefois, est loin d’être nouvelle, comme l’ont rappelé Mme Chuang mais aussi M. Patrick Simon, Mme Nora Hamadi, dans un débat auquel je participais animé par M. Renaud Dély, dans le cadre d’un cycle de conférences en ligne organisé récemment par le Musée national de l’histoire de l’immigration.

Mon deuxième point porte sur les formes de racisme anti-Asiatiques observées bien en amont de la crise sanitaire, sur le temps long, et les différents projets que nous menons.

À la fin du XIXe siècle, le « Péril jaune » a stigmatisé les personnes asiatiques, notamment les Japonais et les Chinois. La sociogenèse de ce phénomène montre qu’il était ancré dans le contexte socio-historico-politique de l’époque : guerre russo-japonaise, premières vagues d’immigration chinoise dans les pays occidentaux, notamment en Californie.

Un siècle plus tard, la question du racisme anti-Asiatiques fait l’objet de plus en plus de débats dans les médias anglo-saxons. Elle est également documentée dans les milieux scientifiques et se nourrit des analyses issues des archives et d’enquêtes empiriques. En France, dans les années soixante-dix, au moment des migrations massives des boat-people, certaines personnes d’origine asiatique ont fait part des stigmatisations dont elles ont été victimes.

Cette question a émergé difficilement dans la société française et le débat public, comme si elle était illégitime voire inexistante. Pourquoi ?

Nous inspirant des travaux menés dans les pays anglo-saxons, nous faisons l’hypothèse que deux facteurs au moins empêchent son émergence dans l’espace public.

Tout d’abord, l’image d’une minorité « modèle » trop souvent attribuée aux personnes d’origine asiatique. Ensuite, le caractère banalisé de ces propos et actes de discriminations ethno-raciales, ce qui rend leur description et leur dénonciation plus difficiles. En France, très peu d’actes racistes anti-Asiatiques ont donné lieu à une action judiciaire.

Tout cela renforce le déni de l’existence d’un tel racisme. Ne pas le nommer en tant que tel contribue à sa banalisation. Je vous renvoie à l’émission « Paroles d’honneur » consacrée en avril au racisme anti-Asiatiques.

Sur le plan scientifique, depuis l’enquête « Trajectoires et origines » menée par l’INED, de plus en plus d’études cherchent à combiner une approche objective et subjective de la discrimination en étudiant l’expérience du racisme subi. De nombreux travaux récents analysent la genèse, l’usage et l’efficacité des dispositifs antidiscriminatoires en France mais, jusqu’ici, l’expérience des discriminations et du racisme subis par les personnes d’origine asiatique reste mal connue. Afin de combler cette lacune, nous avons mis en place avec d’autres membres du réseau de recherche « Migrations asiatiques en France » (MAF) et des acteurs associatifs une recherche-action fondée sur l’expérience des discriminations et du racisme visant les personnes d’origine asiatique en France en nous focalisant sur les personnes jeunes, diplômées et qualifiées, qui ont entre vingt et trente-cinq ans, titulaires d’un bac + 3 ou plus, quelle que soit la génération migratoire à laquelle elles appartiennent, primo-arrivants qualifiés ou descendants de migrants. Nous analysons les mécanismes de production des discriminations dans différents espaces sociaux, à commencer par le travail, l’école, les soins, mais aussi les services publics, les lieux de sociabilité, etc. Bien évidemment, nous nous intéressons aussi à leur vécu subjectif.

Mon troisième point a trait au nexus science et société, les partenariats que nous avons institués entre les chercheurs et les acteurs du milieu associatif, les services publics, le monde artistique et le grand public afin de mieux lutter contre le racisme anti-Asiatiques et d’y répondre.

La « recherche-action » que je viens de citer est un exemple parmi d’autres. Dans le cadre des deux projets collectifs que je vous ai présentés, nous travaillons en synergie avec l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF), le Défenseur des droits, l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, les journalistes et les artistes. Cela nous a permis de créer des espaces de parole et d’échanges entre chercheurs et grand public, d’innover en matière de recueil des témoignages mais, aussi, de prise en charge des victimes afin de mieux sensibiliser les populations concernées et des aider à prendre conscience des choses.

Un court-métrage contre les discriminations et le racisme liés à la covid-19 produit en février par un groupe de primo-arrivants chinois qualifiés arrivés cette année en France, auquel nous avons eu la chance de participer, a ainsi été produit. Il a été visionné par plus de 22 millions d’internautes dans le monde.

Le racisme anti-Asiatiques est un phénomène historiquement ancré dans les passés coloniaux, renouvelé dans le contexte actuel de crise sanitaire mondiale et des enjeux géopolitiques. Afin de mieux le combattre, des réflexions sont indispensables sur le plan législatif et réglementaire comme l’est tout autant la mise en place de dispositifs d’accompagnement, de sensibilisation et de conscientisation. À ce titre, le travail en synergie entre plusieurs acteurs dont les chercheurs, les responsables politiques, les associations et les médias, constitue une voie pertinente pour faciliter les prises de parole et les luttes contre le racisme anti-Asiatiques.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie vivement pour ces présentations et cet état des lieux. Sans doute serait-il utile que vous nous fassiez part d’expériences ou d’analyses sur le plan européen car si nous avons le sentiment que la situation que vous avez décrite, avec son lot de préjugés et parfois, malheureusement, d’agressions, est spécifique à la France, peut-être disposez-vous de témoignages sur la situation en Europe.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Si je comprends bien, le fait que ce racisme se fonde sur des préjugés que l’on pourrait dire « positifs » explique qu’il soit largement nié par les pouvoirs publics et la société, ce qui permettrait de comprendre pourquoi il est très faiblement dénoncé et que la lutte des communautés asiatiques contre lui soit relativement discrète.

Si les populations visées par ce racisme pouvaient les exprimer, quelles seraient selon vous leurs revendications ?

Vous expliquiez par ailleurs que l’étiquette de minorité « modèle » a des effets pervers, notamment dans la production d’attentes sociales trop élevées et caricaturales pour les enfants asiatiques, et qu’il existe un décalage entre les immigrés de première et de deuxième génération. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Mme Fiona Lazaar. Le coronavirus permet d’évoquer enfin la question du racisme anti-Asiatiques. Il existe depuis des décennies, mais il n’a jamais été mis sur le devant de la scène ; cette vague épidémique, en France et partout dans le monde, l’a mis en lumière.

On voit quelle peut être la puissance des réseaux sociaux dans le cadre des combats antiracistes avec, par exemple, la campagne du hashtag « je ne suis pas un virus » sur twitter, qui a eu beaucoup de succès lorsque les premières attaques racistes visant les populations asiatiques ont commencé, au début de l’épidémie.

À l’occasion de cette crise, les populations d’origine asiatique ont-elles plus encore pris conscience de ce racisme ? Surtout, les autres populations vont-elles remettre en question leurs stéréotypes et leurs préjugés – même « positifs » – en comprenant qu’il s’agit de racisme ? Cette période particulière – qui n’est pas terminée – va-t-elle contribuer à bousculer les mentalités ?

Mme Ya-Han Chuang. Le racisme anti-Asiatiques est arrivé sur la scène médiatique en 2016, après le meurtre d’un couturier chinois à Aubervilliers, dont le caractère raciste a été reconnu par la justice en 2018. Cet événement a montré à quel point les stéréotypes concernant les personnes asiatiques et chinoises étaient répandus. L’agression était en partie liée à un préjugé économique, mais aussi à l’idée qu’il est moins risqué d’agresser une personne asiatique. Il faut également souligner la vulnérabilité de ces populations, en particulier les primo-arrivants, qui ont une faible maîtrise de la langue et se trouvent parfois dans une situation administrative compliquée, ce qui peut les empêcher de porter plainte et de se défendre.

Cela pousse les jeunes Asiatiques à exprimer des revendications ; ils essaient d’une part de rassembler des statistiques auprès d’associations ou de commissariats pour évaluer l’ampleur de la question ; ils cherchent d’autre part à aider ces populations primo-arrivantes qui sont également victimes d’un racisme que l’on peut qualifier d’institutionnel, afin qu’elles trouvent le courage de porter plainte quand il le faut.

Le racisme institutionnel concerne surtout les immigrés primo-arrivants ; il n’est pas spécifique aux personnes asiatiques et ne touche pas nécessairement des gens qui ont un statut social défavorisé. J’ai moi-même vécu certaines expériences compliquées, violentes et humiliantes, par exemple au guichet de la préfecture, en raison d’un manque d’effectifs, de fortes contraintes professionnelles, de consignes très aléatoires et de certains préjugés ; j’avais été agressée par la personne au guichet. Lorsque je m’y suis rendu à nouveau, j’étais accompagnée par un collègue français, et l’attitude de cette personne a totalement changé. Si quelqu’un comme moi, qui a un travail et un diplôme de doctorat, se sent vulnérable dans ce genre de situation vécue comme menaçante, j’ai du mal à imaginer comment d’autres personnes chinoises, qui ont une faible maîtrise de la langue, parviennent à s’en sortir. C’est une source de honte, de trauma et de souffrance pour de nombreux étrangers primo-arrivants, à la fois salariés et jeunes étudiants qui viennent d’arriver en France, qu’il faudrait s’efforcer de mieux accueillir.

La nouvelle génération de Français d’origine asiatique s’efforce de faire changer ces représentations. Un travail important est réalisé dans la sphère des médias sociaux, par exemple à travers la production de vidéos montrant que les Chinois ne sont pas tous des commerçants mais qu’ils occupent des positions variées – comme tous les Français, quelles que soient leur origine sociale et leur couleur de peau. Cela rejoint la question de Mme la rapporteure : les stéréotypes « positifs » impliquent qu’il n’y aurait qu’une seule façon d’être asiatique.

Aux États-Unis, de nombreuses études sociologiques ont montré que cette étiquette de bon élève et de minorité « modèle » était en soi une source de souffrance, à la fois parce qu’elle crée de l’exclusion à l’école ou au travail en motivant certaines formes de brimades ou de harcèlement, et parce que les professeurs ont tendance à être plus exigeants avec les élèves d’origine asiatique et à les orienter vers certains types de métiers.

Dans ma propre enquête menée en France, je n’ai pas encore réuni beaucoup de témoignages de ce type mais j’entends régulièrement des jeunes Français d’origine asiatique qui s’émeuvent des remarques de leur professeur, car ils aspirent à être considérés comme des Français à part entière et non en fonction de leur origine et de leur couleur de peau.

La covid-19 a révélé tout un ensemble de préjugés implicites déjà inscrits dans la conscience collective. Le sentiment de menace et le relais médiatique ont permis que ces propos s’expriment de manière beaucoup plus décomplexée. Une enquête qualitative en cours sur la réaction des personnes chinoises et asiatiques face à la discrimination montre un décalage entre la capacité à nommer et identifier les discriminations, et la possibilité d’y résister – que l’on soit d’ailleurs primo-arrivant ou citoyen français. Ils expriment tous un réel besoin de reconnaissance et une forte volonté d’intégration dans la société française mais les réactions sont inégales : au lieu de dénoncer les discriminations, certains peuvent avoir envie de se démarquer d’autres Chinois qu’ils considèrent comme moins intégrés.

Quoi qu’il en soit, la covid-19 peut constituer le point de départ d’une forme de prise de conscience quant à l’existence du racisme anti-Asiatiques : ce n’est pas parce que les populations d’origine asiatique ont plus de chances de réussir que d’autres minorités qu’elles subissent moins la discrimination. Il est toutefois encore trop tôt pour déterminer quelles actions pourraient naître de cette prise de conscience.

Mme Simeng Wang. En effet, la covid-19 constitue un tournant. Dans les entretiens que nous avons réalisés, les personnes interrogées nous disent qu’auparavant, elles n’étaient pas certaines d’avoir déjà expérimenté des formes de racisme et que la covid-19 leur a offert une opportunité pour nommer ce qu’elles ont vécu. Une réelle prise de conscience a vu le jour.

Un autre phénomène semble émerger progressivement et constitue la thèse centrale de notre projet financé par l’Agence nationale de la recherche : au sein de la population d’origine chinoise, plusieurs sous-groupes commencent enfin à communiquer entre eux pour lutter de manière convergente contre ces formes de racisme anti-Asiatiques. De nombreux descendants français de migrants chinois et asiatiques ont vu le film dont je vous ai parlé tout à l’heure, qui leur a fait prendre conscience de ce que vivent les primo-arrivants chinois qualifiés ; ils disent vouloir désormais davantage coopérer avec eux, en mutualisant leurs ressources et leurs réseaux d’accompagnement mais, aussi, leurs dispositifs de conscientisation. L’AJCF a constitué un recueil de témoignages sur le racisme et les discriminations ; par l’intermédiaire de notre réseau de recherche, il s’agit d’entrer en contact avec ces primo-arrivants qualifiés.

Ces populations d’origine asiatique demandent d’abord à être représentées de manière plus diversifiée, afin de lutter contre les stéréotypes en tenant compte de l’existence de différents groupes en leur sein. Les primo-arrivants qualifiés expriment par ailleurs la volonté de lutter contre toutes les formes de racisme ordinaire. C’est surtout lorsque leur propre enfant naît en France qu’ils deviennent sensibles à cette question, car ils se rendent compte que leur enfant pourrait y être confronté à l’école, dans la rue ou dans l’espace public. Derrière cette revendication, il s’agit de lutter de manière plus générale et plus profonde contre tous les traitements différenciés. La lutte contre le racisme peut ici être reliée aux luttes contre le sexisme ou contre l’homophobie.

J’ai eu la chance d’échanger avec des collègues en Allemagne, en Espagne, en Angleterre et aux Pays-Bas à propos du racisme anti-Asiatiques au temps de la covid-19, ce qui nous a permis de rassembler un certain nombre de données et d’observations. La politique migratoire allemande est très différente de la nôtre, et les personnes d’origine chinoise sont majoritairement beaucoup plus qualifiées en Allemagne qu’en France ; au quotidien, elles vivent plutôt des formes de racisme ordinaire que des agressions physiques. En Espagne, les descendants de migrants chinois nés sur place sont relativement plus jeunes qu’en France ; une différence générationnelle se dégage donc : alors que l’AJCF milite depuis plus de dix ans contre le racisme anti-Asiatiques, les associations de ce type sont relativement nouvelles en Espagne et leurs manières de lutter sont différentes. En Angleterre, lorsqu’on parle des personnes d’origine asiatique, on ne désigne pas du tout les mêmes populations qu’en France : dans le contexte anglais, le terme « Asians » se rapporte davantage aux personnes d’origine indienne, ce qui n’induit pas les mêmes représentations. Celles-ci sont ainsi profondément ancrées dans les passés coloniaux de chaque pays.

M. Buon Tan. Quelle est selon vous l’origine du racisme anti-Asiatiques ? Est-il plutôt lié à la réussite estimée ou supposée des populations asiatiques, à leurs habitudes religieuses, ou bien à leurs pratiques quotidiennes, notamment alimentaires ?

Avez-vous constaté et étudié des formes de racisme similaires dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, où vivent des communautés chinoises importantes ?

Avez-vous constaté que les différents sous-groupes de populations asiatiques faisaient l’objet d’un racisme différencié – s’agissant à la fois de ses causes et des réactions suscitées –, notamment ceux arrivés en France en provenance d’Indochine, c’est-à-dire du Viêtnam, du Cambodge et du Laos vers 1975, ceux qui sont arrivés de Chine orientale, en particulier de Guangzhou, dans les années 1990-2000, et ceux qui sont venus un peu plus tard, notamment du Fujian ?

Enfin, pouvez-vous nous dire si certaines mesures concrètes ont eu des effets ? Les groupes d’accompagnement créés pour limiter les agressions physiques ont-ils fonctionné ? Alors que la communauté asiatique avait tendance à peu déposer plainte, ce qui en faisait une cible privilégiée, le nombre de dépôts de plaintes a-t-il augmenté ? Existe-t-il encore des commissariats qui refusent de prendre des plaintes ? J’aimerais vous entendre sur ces sujets très concrets.

Mme Michèle Victory. La colonisation d’une Asie plus lointaine, par exemple, que l’Afrique du Nord, pourrait-elle expliquer un manque de connaissances à propos des populations asiatiques et la survivance de certaines représentations stéréotypées, certains s’imaginant qu’il n’y a qu’une seule culture asiatique ? La transmission de la connaissance de l’autre par l’école est fondamentale pour lutter contre les différentes formes de racisme.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous venez de dire que nommer le racisme, en mettant un mot sur le mal, peut permettre à la communauté qui en est victime de sortir du déni et de s’organiser pour lutter. Le terme de sinophobie pourrait-il être utilisé en ce sens ? Cette logique vous semble-t-elle pertinente pour toutes les formes de racisme ?

Mme Ya-Han Chuang. Après l’agression d’Aubervilliers, je ne sais pas si le commissariat a amélioré ses pratiques mais de fortes revendications ont vu le jour ; de nombreuses réunions ont eu lieu à ce propos entre 2016 et 2018, et encore cette année, en juin à la préfecture. Plus généralement, l’insécurité est certes liée au racisme, mais aussi aux inégalités ; il ne suffit pas de travailler sur le seul racisme pour régler le problème.

L’origine du racisme est sans doute lointaine – nous avons évoqué le « Péril jaune », peur de l’autre et de la Chine qui procède d’un imaginaire européen mais aussi américain. Mais il y a aussi une sinophobie plus contemporaine, liée à un sentiment anti-mondialisation, qui s’oppose à une forme de capitalisme incarné par la Chine. Elle s’inscrit d’ailleurs dans un climat social marqué par des inégalités croissantes, car le problème du racisme est étroitement lié à celui des inégalités sociales. La peur d’une Chine puissante, qui serait susceptible de nous envahir et de nous priver de richesses, devient une nouvelle source du racisme anti-Asiatiques, qui peut viser par exemple les touristes ou les commerçants, et plus généralement toute personne asiatique perçue comme chinoise.

Mme Simeng Wang. Il semble, d’après nos enquêtes de terrain, que les pratiques alimentaires véhiculent de nombreuses représentations du monde chinois et asiatique. À travers elles se construisent des stéréotypes qu’il faut essayer de déconstruire. Un des axes de notre projet covid-19 porte d’ailleurs sur la mutation du secteur de la restauration asiatique en France.

Plus largement, les représentations de la Chine, à l’origine de la sinophobie, mêlent plusieurs considérations, en particulier sur le régime politique chinois, caractérisé par la censure des médias et critiqué pour son manque de transparence, mais aussi sur l’organisation actuelle de la mondialisation, car la Chine est un pays qui exporte des produits et de la main-d’œuvre mais aussi, de plus en plus, des normes et des savoirs, ce qui effraie le reste du monde. Les racismes anti-Asiatiques sont liés à ces enjeux géopolitiques, dont notre analyse doit tenir compte.

Pour améliorer la connaissance de l’autre, un travail doit être accompli en milieu scolaire à travers l’enseignement, dès le plus jeune âge, des cultures asiatiques – c’est d’ailleurs aussi le cas pour les cultures des autres continents. Pour déconstruire les stéréotypes, il faut commencer par sensibiliser la population française en général, ce qui permettra ensuite de faciliter la lutte contre le racisme.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie vivement pour vos interventions et vos réponses.

La séance est levée à 18 heures 10.

 


Compte rendu  6    Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), et M. Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society »

(Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures 05.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et sur les réponses à y apporter. Nous entamons ce matin une nouvelle série d’auditions pour mieux cerner les enjeux du sujet et donner à nos travaux une solide assise scientifique. Nous avons reçu des historiens, des sociologues, des philosophes, des démographes ; ce matin, nous recevons deux politologues spécialistes des questions de police, M. Fabien Jobard et M. Sebastian Roché.

M. Fabien Jobard est politologue et directeur de recherche au CNRS et au CESDIP. Votre dernier ouvrage, paru en 2018 et au cœur de nos sujets d’interrogation, s’intitule Police : questions sensibles.

Monsieur Sebastian Roché, vous êtes aussi directeur de recherche au CNRS, et enseignant à Sciences Po Grenoble. Vous êtes éditeur de Policing and Society, et vous avez écrit en 2016 De la police en démocratie sur les liens entre la police républicaine et les citoyens.

La création de cette mission d’information est antérieure aux phénomènes de violences policières récemment constatés aux États-Unis et au mouvement d’émotion qu’a suscité la mort de George Floyd. Ces évènements nous invitent aussi à interroger nos propres pratiques policières.

Par rapport aux autres travaux législatifs, le format de la mission d’information a l’avantage de nous permettre de prendre du recul par rapport à l’actualité et à l’action politique immédiate. Il n’est pas question pour nous d’identifier les États-Unis et la France, ni de faire un amalgame entre des erreurs individuelles ou des méthodes d’interpellation critiquables (parfois critiquées par les forces de l’ordre elles-mêmes) et l’idée d’un racisme endémique au sein de la police. Il s’agirait de dresser un constat, d’analyser les politiques publiques menées et de déterminer lesquelles seraient souhaitables, selon vous, pour répondre à ces enjeux qui traversent la société française.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette mission, comme le président vient de vous l’indiquer, a été créée en décembre 2019. Elle n’a donc pas vocation à porter uniquement sur les revendications que l’on entend actuellement, notamment sur les violences policières. Pour autant, les deux sujets se recoupent et se croisent et à juste titre ; il est de notre devoir aussi de nous intéresser à ces revendications qui sont liées au rapport entre la jeunesse et les forces de l’ordre.

Nous aimerions beaucoup analyser le sujet et y apporter des réponses de façon sereine et pour ainsi dire dépassionnée. Comme l’intitulé de la mission le précise expressément, nous avons aussi pour objectif d’apporter des solutions pragmatiques aux problèmes constatés.

Il apparaît que la question de la « violence policière » est aujourd’hui intrinsèquement liée à la remise en cause des méthodes d’interpellation. Nous sommes curieux de savoir comment vous, chercheurs, universitaires, arrivez à « objectiver » la situation – avec quels outils, à la fois pour ce qui est des actes racistes et des actes violents. Aux États-Unis, les résultats des statistiques ethniques montrent que les personnes violemment interpellées ne sont pas toujours d’origine afro-américaine. Manquons-nous aussi d’outils pour « objectiver » aussi ces phénomènes ?

Je ne crois pas, d’ailleurs, que les phénomènes de violence soient propres à la police ; la société dans son ensemble est de plus en plus violente. De même, les violences dues à la police ne concernent pas que la jeunesse, car les pratiques policières ont aussi été critiquées dans le contexte des « gilets jaunes ». Il y a forcément des phénomènes de racisme dans la police, ce n’est pas à dire que la police en tant que telle serait « raciste ».

Comment faire, par ailleurs, pour répondre à ces violences dont sont également victimes les policiers ? L’un de vous – monsieur Roché – est grenoblois. Je suis moi-même députée de l’Isère, département où beaucoup de gendarmeries ont été incendiées ces dernières années. Comment faire pour que la police ne soit pas dans la surenchère de la violence, mais y réponde quand même ?

S’agissant plus précisément des actes racistes qui peuvent être commis par les forces de l’ordre, quelle est la tendance chiffrée ? Y a-t-il une connaissance et une réponse apportée à ces cas litigieux ? Dans quelle mesure les réseaux sociaux n’amplifient-ils pas, par un effet de résonance, la perception que nous pouvons en avoir ?

M. Fabien Jobard, politologue, directeur de recherche au CNRS, au CESDIP. Il est particulièrement délicat d’aborder la question du « racisme policier » ou du racisme dans la police. Dans la mesure où le racisme est un délit, dire d’une institution qu’elle est raciste, c’est prétendre la décrire mais c’est aussi l’accuser. Par suite, accuser ainsi la police c’est remettre en cause ses fondements démocratiques et briser le lien qu’elle entretient avec la société. Ce que je dis vaut aussi pour l’école ou pour les autres institutions. Mais puisque la police est une institution qui est sans doute davantage perméable au racisme que les autres institutions françaises, c’est une question qu’il faut impérativement soulever.

Il y a en effet un racisme policier qu’il s’agirait de quantifier, de mesurer – la tâche est très difficile –, un racisme qui est particulier dans sa nature et dans ses conséquences et qui s’explique par l’histoire et la sociologie. La police, comme toutes les institutions françaises, est le produit d’une histoire. La nôtre est en grande partie coloniale. Très tôt, la France a été confrontée à des populations issues des pays qu’elle avait sous sa domination. Les métropoles françaises ont très tôt vécu avec des populations immigrées importantes en provenance des pays coloniaux et qui parfois, en ce qui concerne l’Algérie, étaient même des populations considérées comme françaises et particulièrement contrôlées à ce titre.

C’est ce qui explique ce lien intime entre l’institution policière et certains groupes de populations, notamment d’origine nord-africaine. Dans les années 1920 et 1930, à la préfecture de police, nous avions une brigade nord-africaine, qui avait pour tâche exclusive le contrôle des populations nord-africaines. Après la Deuxième Guerre mondiale, cette brigade n’a pas été reconduite en raison même des évènements de la guerre, mais la préfecture de police a créé une brigade des agressions violentes qui avait en fait pour unique objet le contrôle de ces mêmes populations. On l’a vue en exercice dans les années 1950 et 1960, au moment où la guerre algérienne s’exportait sur le territoire métropolitain avec le Front de libération nationale (FLN) organisant l’assassinat de policiers. Les années 1960 sont donc encore marquées par cette dimension historique.

Vous me direz que c’était il y a très longtemps, mais considérons les années 1970. On peut évoquer les quartiers d’habitat social autour de Grenoble, Villeneuve et d’autres. Ces ensembles urbains se caractérisent par le fait qu’ils accueillent en grand nombre des populations immigrées nord-africaines, y compris pieds-noirs, considérées à l’époque comme des étrangers en France. Ils se caractérisent aussi par un sous-effectif et une présence insuffisante de la police, alors obligée de surinvestir la force. En sous-effectifs, la police s’est rapidement militarisée jusqu’à devenir bien plus brutale qu’ailleurs – et ce, d’autant que la police avait connu des pratiques issues de la période coloniale qui, à l’époque, n’étaient pas si anciennes. Dans les années 1970-1980, les cadres de la police de nos banlieues avaient été formés pendant ou dans les années qui ont directement suivi la guerre d’Algérie.

Vous avez évoqué Grenoble. On peut aussi évoquer Lyon. Vous savez que la métropole de Lyon est caractérisée dès le milieu des années 1970 par des phénomènes d’émeutes cycliques. Ces émeutes s’étendent à l’ensemble de la France dans les années 1990, accompagnées d’un mouvement de militarisation croissante de la police urbaine : formation, compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI), compagnies départementales d’intervention (CDI), etc. Il est important d’avoir cette dimension-là à l’esprit pour comprendre pourquoi le thème du racisme est si souvent associé, en France, à la police : il faut en avoir conscience, c’est vraiment spécifique à la France depuis au moins le milieu des années 1980. Ces questions traversent certes tous les pays d’Europe mais pas de façon aussi marquée et pérenne qu’en France.

La désindustrialisation de l’économie française, avec la fermeture des usines, a fait de nombreuses « victimes » parmi les jeunes qui sortent sans qualification du système scolaire. Or ces jeunes sont bien souvent issus de l’immigration postcoloniale et ce sont eux qui se retrouvent en situation d’oisiveté dans l’espace public. On confie alors à la police la mission de contrôler ces jeunes hommes qui semblent sans activité bien définie dans l’espace public : vendent-ils de la drogue ? Peut-être. Ou peut-être, en tout cas, fréquentent-ils ceux qui vendent de la drogue. La mission de sécurité publique, au cœur des fonctions de la police urbaine, consiste essentiellement à contrôler ce qui se passe sur l’espace public.

Il y a dix ans, avec mon collègue René Lévy, nous avons publié une recherche sur les contrôles d’identité qui, à l’époque, avait fait beaucoup parler parce que c’était l’une des premières à objectiver statistiquement ces phénomènes-là. Nous avons fait suivre des policiers sans qu’ils ne s’en rendent compte et avons noté l’ensemble des contrôles qu’ils effectuaient sur un certain nombre de lieux. Nous avons enregistré les caractéristiques des personnes contrôlées, puis celles des autres personnes qui étaient présentes sur les lieux des contrôles. Nous avions donc pu comparer les caractéristiques de la population contrôlée avec celles de la totalité de la population présente.

Nous avons très vite constaté que les lieux de contrôle sont des lieux d’intersection entre la périphérie et le centre. Au fond, on demande à la police, lorsqu’il s’agit de contrôler les identités, de le faire sur les lieux où les personnes viennent de la périphérie et entrent dans le centre-ville riche. Les policiers et gendarmes en mission de contrôle à Paris vont être postés sur les points de passage entre les lignes RER, les lignes de proche banlieue et le centre-ville.

Les personnes qui sont contrôlées ici ont très exactement le sentiment que l’on contrôle leur légitimité à prétendre se rendre dans la ville riche, dans la ville opulente et dans les espaces communs. En plus de cela, on contrôle leur carte d’identité. Vous savez que depuis le début des années 1990 au moins, s’il y a un document qui fait l’objet d’une sanctuarisation, d’un investissement affectif collectif, c’est bien la carte d’identité. Pour contrôler ce que la personne fait au moment où elle se trouve là, on lui demande le document qui atteste qu’elle est bien française, c’est-à-dire qu’elle appartient bien à la communauté nationale. Vous voyez bien ce que peuvent ressentir les personnes contrôlées, quand bien même ce contrôle est légal au regard des dispositions de l’article 78-2 du code de procédure pénale. Du reste, ces contrôles s’effectuent sur réquisition du procureur. Ici, c’est la justice qu’il faut interroger.

À la sortie du Thalys, là où les jeunes hommes noirs et maghrébins ne constituent que 0,1 % de la population totale, ils représentent pourtant 3,5 % de la population contrôlée. C’est-à-dire qu’ils sont trente fois plus nombreux parmi les personnes contrôlées que parmi la population des personnes disponibles au contrôle. Ils sont également sur-contrôlés quand ils sont surreprésentés, par exemple à la Gare du Nord. Au fond, les missions que l’on confie à la police ont pour effet de produire un sur-contrôle de ces populations. Mais c’est aussi ces mêmes personnes qui, lorsqu’elles sont contrôlées, font l’objet, plus fréquemment que les autres, de remarques désagréables, de tutoiement et d’absence de justification du contrôle.

Il serait très difficile, à vous autant qu’à moi, si nous étions policiers, d’échapper dans notre travail quotidien aux stéréotypes racistes. Quand on demande chaque jour aux gardiens de la paix de contrôler telle population, on constate fatalement que cette population est plus délinquante que les autres, puisqu’on contrôle essentiellement cette population-là. Ce biais statistique est évident mais a tendance à être oublié, le temps passant. À cela s’ajoutent une culture institutionnelle héritée de l’histoire et une spécificité des missions que l’on confie à la police. Toutes ces raisons font que la question du jugement différentialiste et du racisme institutionnel est centrale dans la police. C’est en le reconnaissant que nous serons susceptibles d’en traiter les effets.

M. Sebastian Roché, politologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po-Grenoble, éditeur de « Policing and Society ». Il n’y a pas de doute sur le fait qu’il existe en France une discrimination policière sur une base ethnique. C’est un problème systémique, désormais dénoncé par le Défenseur des droits. Ces comportements discriminatoires sont « endémiques », c’est-à-dire qu’on les trouve systématiquement dans tous les endroits où nous avons réalisé des études, même si ces phénomènes ne concernent pas tous les agents de police.

Les responsables politiques et administratifs, les représentants des syndicats de police et les éditorialistes qui disent le contraire de ce que je viens de vous dire ne sont pas en mesure d’apporter de preuves de ce qui constitue, à mon avis, un déni de leur part.

L’enjeu est complètement différent si vous êtes discriminé par votre boucher ou par le policier de votre quartier. Lorsque la discrimination est policière, c’est la force d’application de la loi qui vous discrimine. Vous êtes discriminé par le système légal qui vous promet l’égalité et la liberté pour tous et qui fait d’elles ses fondements. Nous ne parlons pas d’un élément périphérique. Il en va donc de la démocratie. C’est pour cette raison que l’affaire de Georges Floyd a eu un tel écho.

Concernant la terminologie, on parle de disparités lorsque l’on constate des écarts entre, par exemple, des taux de contrôle suivant la couleur de peau. On parle de discrimination systémique lorsque ces disparités ne sont pas fondées sur des comportements objectifs. Autrement dit, on parle de disparités si les écarts constatés s’expliquent par des différences de comportements – par exemple, tel groupe de population commet davantage d’infractions –, on parle sinon de discriminations. Une discrimination est dite systémique si elle n’est régulée, ni par l’encadrement intermédiaire, la haute hiérarchie et les corps d’inspection et de contrôle, ni par les responsables de l’institution qui sont, en France, les responsables politiques. Auquel cas, le système n’est plus capable de résoudre ses propres failles.

Le problème n’est pas seulement que les policiers puissent avoir des opinions racistes. Le problème est celui de leur transformation en comportements et pratiques discriminatoires alors qu’ils sont des agents assermentés de la loi.

En matière de connaissance des comportements discriminatoires, il y a une grande différence entre la France d’aujourd’hui et la France de 2005. Au début des années 2000, nous n’aurions pas pu être aussi affirmatifs quant au caractère endémique de la discrimination dans la police. Depuis, un ensemble d’enquêtes a été réalisé par plusieurs organismes scientifiques : le CNRS, différentes universités, l’Institut national d’études démographiques (INED) avec l’enquête « Trajectoires et Origines » (TeO), les organes de protection des droits fondamentaux comme le Défenseur des droits en 2017 ou avant lui, dès 2011, l’Agence européenne pour les droits fondamentaux. Fabien Jobard a cité l’enquête qu’il a conduite avec René Levy quelques années après. Ces enquêtes ont beaucoup progressé, de sorte qu’aujourd’hui nous pouvons dresser un panorama assez précis de cette discrimination.

Mes propres enquêtes ont été conduites à Grenoble, Lyon, Marseille, Aix-en-Provence ; Fabien Jobard vous a parlé de la situation à Paris. À chaque fois, sans coordination et avec des méthodes différentes, les enquêtes ont toujours abouti aux mêmes résultats. Quelles que soient les situations et les populations concernées, on constate une discrimination policière sur une base ethnique. C’est en ce sens que je parle de comportements « endémiques ». Cette réalité scientifique n’a pas encore été complètement intégrée par le système politique et n’est pas reconnue comme une vérité

Avec mon collègue Dietrich Oberwittler, nous avons dirigé une enquête, « POLIS », qui représente la plus grande étude menée jusqu’ici en termes de taille et de précision sur les relations entre les adolescents et la police en France et en Allemagne. Nous avons interrogé par questionnaire 24 000 adolescents et avons passé des centaines d’heures dans plusieurs villes françaises et allemandes à observer les patrouilles de police. Quelques années plus tard, j’ai répété cette enquête dans mon étude Understanding and Preventing Youth Crime (UPIC) effectuée dans les Bouches-du-Rhône, avec plus de 10 000 adolescents.

Ces enquêtes ont essayé de contrôler les différents paramètres qui peuvent influencer les contrôles d’identité, souvent à l’origine d’une « escalade des interactions ». Nous avons également essayé de prendre en compte les lieux (caractéristiques des quartiers, degré de richesse ou de pauvreté, etc.) dans l’imputation de discriminations possibles. Nous avons pris en compte la « disponibilité au contrôle », c’est-à-dire le comportement des adolescents, par exemple le fait d’être présent dans l’espace public le soir sans ses parents. Nous avons également pris en compte dans ces enquêtes les délits commis par les adolescents. L’outil sociologique de la « délinquance autodéclarée », qui s’est développé en Europe depuis les années 1980, est un outil standard qui permet de mesurer la délinquance.

Une fois que l’on a pris en compte les lieux et les comportements des adolescents, on peut introduire ces paramètres dans des modélisations statistiques. Ce que l’on observe, c’est qu’il y a discrimination policière sur une base ethnique à trois moments : la sélection du suspect, le traitement du suspect et la décision à l’issue du contrôle. À ces trois étapes, l’apparence ethnique est défavorable aux personnes qui n’ont pas la « bonne couleur ». Premièrement, il a le phénomène dit du « contrôle au faciès ». Toutes les études concordent sur ce point. Deuxièmement, en ce qui concerne le traitement du suspect, chez les adolescents jeunes par exemple, on ne voit pas de différence en matière de tutoiement suivant que l’on est blanc ou non par la police : les policiers tutoient 80 % des jeunes, quel que soit leur groupe. Par contre, dès lors qu’il s’agit de comportements de violence verbale ou physique, les jeunes qui sont issus des minorités sont beaucoup plus exposés. Enfin, à l’issue du contrôle, la décision d’emmener les adolescents au commissariat varie suivant les groupes ethniques. Les adolescents des minorités sont, là encore, davantage concernés.

Ce qui est frappant dans ces enquêtes, c’est que la discrimination policière peut se mesurer à partir de l’âge de 12 ans. Je n’avais jamais complètement réalisé ce que cela peut vouloir dire : la discrimination porte une lourde signification car la relation d’hostilité avec la police se construit dès le début de l’adolescence. Il résulte de ces contrôles discriminatoires répétés à un âge si jeune une érosion continue de la confiance et une défiance envers la police bien sûr, mais même une défiance envers le gouvernement et envers la loi.

Pourquoi cette situation existe-t-elle en France et pas du tout dans la même proportion en Allemagne ? L’enquête « POLIS » dont j’ai parlé montre qu’en Allemagne il n’existe pas de traces significatives de discriminations policières systémiques. Cela veut dire qu’il est possible d’exercer les missions de police autrement : d’autres pays ayant des populations plus pauvres, originaires de pays musulmans, ayant une couleur de peau différente, n’ont pas une action de police centrée sur les minorités.

En tant que sociologique, la question que je me pose est la suivante : pourquoi l’autorité politique n’a-t-elle pas corrigé cette situation depuis les premières études quantitatives de 2005 ? Jusqu’à présent, les pouvoirs publics sont dans le déni. À cet égard, les pratiques des ministres de l’intérieur successifs n’ont pas tellement différé. En Allemagne, ce sont les Verts qui ont induit une rupture en matière de pratiques policières. Ce déni constitue un verrou à toute évolution et est aujourd’hui spécifique à la France. En Grande-Bretagne, Priti Patel reconnaît l’existence du problème : comme ses prédécesseurs, elle publie les chiffres. Les policiers au Québec viennent de décider qu’il serait désormais illégal de contrôler les personnes pour toute autre raison que leur comportement. Aux États-Unis, plusieurs villes (San Francisco, Minneapolis, etc.) se sont engagées dans des politiques de reconnaissance du problème.

Par ailleurs il n’y a pas, de la part de la hiérarchie policière, de contrôle de l’usage des contrôles. C’est ce que nous avons observé dans le cadre de l’enquête « POLIS ». L’encadrement ne s’intéresse pas à la pratique des contrôles par les agents, alors même qu’il s’agit d’un acte de police judiciaire.

On le sait également, la position constante du gouvernement a été de refuser le comptage des contrôles d’identité du moins jusqu’à la période de la Covid, ce qui a d’ailleurs poussé le Défenseur des droits à s’en émouvoir. Si on peut compter les contrôles pendant les périodes de Covid, ne peut-on pas aussi les compter en temps normal ?

Les autorités disent donc que le problème n’existe pas tout en refusant de mettre en place les outils qui permettraient, le cas échéant, de le constater en rassemblant des éléments statistiques sur les contrôles, leur usage géographique et social.

Au niveau des politiques publiques, j’ai fait un rapport, que je tiens à disposition de la mission d’information, sur le ministère de l’intérieur face aux discriminations de genre, d’orientation sexuelle, et aux discriminations ethniques. Sur les discriminations par rapport aux femmes, de nombreux des progrès ont été faits depuis 25 ans ainsi que, dans une moindre mesure, sur les discriminations liées à l’orientation sexuelle ; mais rien sur les discriminations ethniques. Il y a des déclarations politiques comme celle de Jean-Pierre Chevènement : « une police, à l’image de sa population », cela ne s’est pas traduit concrètement en politiques publiques.

Les instruments dont disposent aujourd’hui les pouvoirs publics pour connaître les phénomènes de discrimination ne fonctionnent pas. Le système Signal-discri, qui est fait pour signaler la discrimination au ministère de l’intérieur, n’enregistre rien. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) n’enregistre rien. Cette année en outre, en plein cœur de l’affaire George Floyd, elle n’a pas même publié les informations relatives aux plaintes pour discrimination. Il n’y en a que quelques dizaines de recensées ! C’est comme si on disait qu’il n’y a pas de violences faites aux femmes au motif qu’on n’enregistre pas de plaintes ou que personne n’est sanctionné.

En matière de formation, j’observe que les cadres de la police – j’ai longtemps enseigné à ces derniers – ne sont pas formés sur la question de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations. Bien sûr ils connaissent la législation, mais ils ne sont ni formés sur la manière d’encadrer leurs équipes pour éviter ces pratiques ni évalués sur la base de ces critères.

M. le président Robin Reda. Vous parlez surtout de la défiance qui peut exister de la part des personnes qui estiment être l’objet de discriminations de la part des forces de l’ordre. De façon un peu provocatrice et sans vouloir être dans le déni que vous évoquiez à l’instant, j’aimerais aborder le point de vue de la majorité des citoyens. J’ai trois exemples qui semblent corroborer ce que vous avez dit mais dans le sens inverse.

J’ai beaucoup apprécié l’analyse de M. Jobard sur la question des centres et des périphéries. Regardons les résultats électoraux, notamment les résultats des élections municipales et européennes d’il y a un an, consécutives au phénomène des « gilets jaunes » : une demande de protection et de sécurité très forte s’était exprimée, les résultats des élections en attestent, notamment de la part des centres et des villes qui avaient été profondément affectées par les violences qui avaient eu lieu pendant les manifestations avec, finalement, un souhait de retour à l’ordre. Il en ressort le sentiment général que les citoyens, finalement, dans leur majorité, n’en voulaient pas tant aux policiers qui avaient pu individuellement, ici ou là, « déraper » ou commettre certains actes à l’encontre des « gilets jaunes », mais se sentaient plutôt menacés par les manifestants eux-mêmes.

Deuxième chose, les sondages récents ont montré – je pense à un sondage Odoxa d’il y a trois semaines – un soutien assez massif des Français aux forces de l’ordre, même s’il y a bien évidemment condamnation individuelle de certains comportements violents.

Le troisième élément est davantage un constat empirique. J’ai été maire et suis toujours élu municipale. La police, même s’il y a des patrouilles au quotidien, répond avant tout à une demande citoyenne qui s’exprime par les appels au commissariat ou par la sollicitation des élus locaux, les maires en particulier. Or cette « pression citoyenne » provient en grande partie des quartiers dans lesquels la police est susceptible d’intervenir et d’interpeller des personnes qui sont d’origine immigrée ou issues de l’immigration. Cette défiance dont vous parlez n’est-elle pas marginale ? Ce que vous décrivez comme de la discrimination ne correspond-il pas aussi à une certaine demande citoyenne dans les quartiers, laquelle serait un facteur explicatif de la typologie des contrôles ?

M. Fabien Jobard. Sur la demande de sécurité, nous disposons d’études assez claires. Au sein de l’Île-de-France, la ville de Paris est une ville riche et, de ce fait, très exposée aux atteintes aux biens. Les cambriolages sont relativement fréquents, mais les personnes se sentent personnellement en sécurité. Dans les banlieues pauvres c’est l’inverse : les atteintes aux personnes sont très fréquentes, en particulier dans les transports en commun, et la sécurité est une très grande préoccupation. En grande périphérie, les atteintes aux biens et aux personnes sont peu nombreuses mais il existe une angoisse des cambriolages et du RER chez les Franciliens qui explique d’ailleurs qu’ils prennent la voiture et se surprotègent. Ainsi, hormis dans les banlieues pauvres, probabilité d’être exposé et préoccupation pour la sécurité sont déconnectées.

Au fond, votre diagnostic est juste, mais selon moi il ne va pas à l’encontre de ce que nous avons dit. Dans les cités, il y a des enquêtes qui existent et qui attestent du fait que dans les grands ensembles, la demande de police est très élevée. Elle est plus élevée qu’ailleurs aussi parce que c’est dans les grands ensembles que les policiers sont en sous-effectifs. Ces zones-là ont toujours été « sous-policées ». Demandez à des policiers en sortie d’école s’ils ont envie d’aller exercer à Aulnay-sous-Bois, ils diront non ; mais c’est là-bas qu’ils seront envoyés. C’est aussi dans ces cités que l’on estime que la police est trop brutale ou bien que la police ne traite pas les gens de manière égale.

Il faut à la fois en effet dire que les quartiers difficiles sont demandeurs de police, mais que la forme actuelle de réponse policière qu’on leur offre n’est pas conforme à ce qu’ils attendent en termes d’égalité. Même dans la culture populaire, dans le rap par exemple, le slogan républicain « liberté, égalité, fraternité » – sans doute aussi parce qu’il y a une belle allitération – est souvent rappelé comme une exigence. Vos observations complètent les nôtres, elles ne sont pas incompatibles. Ce n’est pas parce qu’on a une forte demande de sécurité que l’on va approuver les méthodes destinées à assurer cette sécurité.

Dans les enquêtes européennes, celles que Sebastian Roché a évoquées, on note deux choses en ce qui concerne la France. D’une part le soutien aux forces de l’ordre, quoiqu’élevé, est beaucoup plus faible qu’en Angleterre ou en Allemagne, de même que le sentiment de confiance dans la police. D’autre part, la proportion de ceux qui estiment que la police ne traite pas tout le monde de manière égale est beaucoup plus élevée en France qu’elle peut l’être en Angleterre et en Allemagne. Là encore, monsieur le président, l’un n’exclut pas l’autre. Maintenant, il peut y avoir une partie de la population française qui estime que c’est le travail de la police de traiter les gens de manière inégale, mais ceci est contraire aux principes fondamentaux de notre République.

M. Sebastian Roché. La discrimination dont nous avons parlé n’est pas un sentiment de discrimination, mais un calcul statistique qui montre que la distribution des contrôles est inégale dans la population. La probabilité d’être contrôlé est objectivement liée à la couleur de la peau des personnes.

Les opinions policières en France sont mal mesurées par les instituts de sondage parce que ceux-ci n’ont pas incorporé dans leurs outils les progrès de la sociologie policière. En sociologie électorale par contre, c’est plus rigoureux. Les questions des instituts de sondage séparent complètement la préférence pour un parti et les intentions de vote. En matière de sociologie policière, les instituts de sondage n’ont pas encore développé ces outils, ce qui fait qu’ils confondent le soutien aux missions et le soutien aux pratiques. Les niveaux élevés de confiance (entre 75 % et 85 %) que l’on observe sont des niveaux de confiance diffuse, c’est-à-dire qu’ils ne spécifient aucun élément de l’action des forces de police, ni des modalités de son action, ni de l’objet de son action.

Bien évidemment, une très grande partie de la population pense que nous avons besoin des missions la police. En revanche, l’opinion des gens sur les pratiques policières est très différente. Si on vous demande par exemple : « la police est-elle efficace pour vous protéger des cambriolages ? » on n’obtient plus 80 %, mais 19 %. En France, dans les enquêtes de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et du service statistique du ministère de l’intérieur, le pourcentage de gens qui font tout à fait confiance dans la police est de 5 %.

Une seule valeur n’est pas suffisante pour rendre compte de la diversité des attitudes par rapport à la police, et particulièrement en matière d’égalité socio-économique. La France fait partie des pays dans lesquels on reproche le plus à la police de servir les riches et pas les pauvres et aussi le fait d’être politisée, au sens qu’elle obéirait à des motivations d’ordre politique. Ce sont deux handicaps considérables à la légitimité policière.

Les quartiers populaires sont des quartiers que les gens ne peuvent bien souvent pas quitter parce qu’ils n’ont pas les ressources. Pour la même raison, ils ne peuvent pas recourir au marché de la sécurité privée. Effectivement, il y a une demande de sécurité ; mais plus vous vous approchez de ces quartiers difficiles et des gens qui ont fait l’expérience de la délinquance, plus les taux de soutien à la police sont faibles. À l’inverse, ils sont très élevés dans les zones qui n’ont pas de problème de sécurité, en milieu rural chez les personnes âgées propriétaires de leur logement et qui n’ont eu aucun contact avec la police depuis cinq ans. Les gens les plus satisfaits de la police en France sont en fait les personnes qui n’ont jamais eu de contact avec elle.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous parliez de déni politique depuis plusieurs décennies malgré l’existence d’études sérieuses. Nous pouvons démontrer ici déjà notre intérêt pour la question.

Y a-t-il une différence entre les contrôles de police judiciaire dont vous parlez, qui visent à rechercher les auteurs d’une infraction, et les contrôles de la police administratifs qui sont là pour prévenir les atteintes à l’ordre public et qui ont aussi lieu dans la rue ?

Vous avez parlé de l’Allemagne. Je serais curieuse d’apprendre comment l’Allemagne a pu réformer ses pratiques pour avoir de meilleures statistiques que nous. On entend souvent des collègues dire que pour mettre un terme définitif au contrôle au faciès, il faudrait réorganiser le profilage, mais d’autres diront que cela va remettre en cause l’efficacité de l’objectif poursuivi dans ces contrôles d’identité. Certains évoquent la remise d’un récépissé, mais cela prémunit-il d’un contrôle ultérieur et de discrimination ? Cela pourrait-il être quelque chose d’efficace d’après vous ?

On a évoqué très rapidement les violences et les discriminations que peuvent subir les policiers eux-mêmes. On voit parfois des policiers de couleur se faire agresser verbalement de façon très provocante, ils se font qualifier de traîtres, etc. Comment expliquer cela ? Par ailleurs, on espérerait qu’un policier de couleur ne puisse plus être accusé de racisme.

Sur l’IGPN, vous disiez que « le thermomètre est cassé ». Comment le répare-t-on ?

M. Fabien Jobard. La différence entre contrôles administratifs et judiciaires, madame la rapporteure, est un débat classique des études de droit en France. En ce qui concerne les contrôles menés sur le fondement de l’article 78-2 du code de procédure pénale, on ne sait jamais dans la pratique si le policier se porte au-devant de quelqu’un parce qu’il a des éléments permettant de lui faire penser que la personne est susceptible d’avoir commis ou même de commettre un délit ou un trouble à l’ordre public, ce qui justifierait un contrôle de police judiciaire. Cet article 78-2 donne une latitude considérable d’appréciation. À mon avis, c’est ce qu’il faut retenir. La distinction administrative et judiciaire est intéressante quand on étudie le droit, mais je peux vous assurer que les policiers n’en tiennent pas compte.

Depuis 1986, il y a chez nous un nombre bien plus considérable qu’ailleurs (par exemple qu’en Allemagne), de situations dans lesquelles le policier peut contrôler un individu « quel que soit son comportement » – il s’agit des termes du Code de procédure pénale. En Allemagne par exemple, les situations dans lesquelles le policier peut contrôler un individu quel que soit son comportement sont rares. La police fédérale, la Bundespolizei, est une police minoritaire en Allemagne ; elle contrôle essentiellement dans les gares. Aux abords des frontières, les contrôles sont régis par les règles de l’espace Schengen. Ce sont habituellement les polices locales qui exercent ce contrôle, c’est-à-dire les polices des Länder, et elles ne peuvent pas contrôler l’identité des individus quel que soit leur comportement (sauf peut-être en Bavière où le Polizeigesetz est un peu plus dur qu’ailleurs). Le caractère flou de l’article 78-2 du code de procédure pénale mérite très largement réflexion, car il offre une marge d’appréciation très grande aux policiers, et je comprends qu’il vous intéresse en qualité de législateur.

La question des récépissés a été introduite dans le débat français après l’enquête que j’évoquais tout à l’heure réalisée par René Lévy et moi-même. Dans sa thèse qui a dû être publiée en 1987, René Lévy mentionnait déjà que le traitement réservé aux personnes interpellées par la police dans le nord de Paris était différent, toutes choses égales par ailleurs, selon le pays d’origine des personnes. On a quand même une connaissance ancienne sur ces questions.

Le récépissé est une question compliquée parce que très technique. Quand on le remet, garde-t-on un double carbone du récépissé ? Que fait-on comme enregistrement ? Enregistre-t-on les caractéristiques phénotypiques des personnes dans le récépissé ? Cela pose des problèmes considérables. La France ne se distingue pas ici des autres pays. Il n’y a pas de statistiques ethnico-raciales dans les autres pays ouest européens, sauf en Angleterre.

En ce qui concerne les contrôles, il y a deux points qui singularisent la France. Le premier, c’est le flou de l’article 78-2 du code de procédure pénale et le second, c’est leur caractère incroyablement massif. L’on s’en est rendu compte lors des lois d’état d’urgence, puis lors de la loi d’état d’urgence sanitaire en 2015, 2017 puis 2020. La police effectue des millions de contrôles chaque année, ce serait inconcevable ailleurs.

Aujourd’hui – c’est là que le droit peut avoir de vrais effets pervers –, pour se protéger du risque d’être mis en cause pour avoir outrepassé ce qu’il lui est permis de faire, le policier passe par un contrôle d’identité au lieu de se contenter d’une remarque informelle (du type : « cela fait deux heures que vous êtes là, il faudra penser à aller ailleurs parce que vous gênez les commerces »). Le premier enjeu de la formation est de dire aux policiers qu’ils peuvent parler ou affirmer leur autorité sans contrôler ni demander la carte nationale d’identité aux individus auxquels ils s’adressent. Du reste, c’est ce qu’ils font lorsque les individus sont des femmes ou des gens d’allure tout à fait bourgeoise. Ils demandent la carte nationale d’identité lorsqu’il s’agit de jeunes hommes, et cela tend considérablement les relations.

S’agissant des policiers minoritaires, nous avons une étude de notre jeune collègue Jérémie Gauthier, professeur à Strasbourg. Il a interrogé des policiers issus de minorités à Berlin et en banlieue parisienne. La situation n’est pas facile dans les deux pays, mais elle est particulièrement tendue en France, pour les raisons que nous avons dites : l’histoire française, l’histoire des supplétifs, celle des harkis, l’histoire coloniale d’un pays – il y en a d’autres – et la culture dans laquelle nous vivons, qui est fréquemment renvoyée aux policiers minoritaires. Par ailleurs, les policiers minoritaires n’ont pas la vie facile dans leur service.

Dans le fond, vous avez raison de souligner que, dans nos grandes agglomérations, depuis les dispositions dites « Chevènement » de la fin des années 1990, les policiers sont de plus en plus issus de minorités. Il est nécessaire que la haute hiérarchie s’ouvre à eux afin qu’ils ne soient pas en butte avec la culture de l’institution, mais que cette culture elle-même, au fil des années, change. On parle ici d’un processus historique qui prendra de nombreuses années.

M. Sebastian Roché. Là où l’on observe la plus grande discrimination, c’est lorsque les contrôles sont discrétionnaires, c’est-à-dire qu’ils sont décidés par l’agent lui-même en dehors de toute instruction et de tout appel émis. À l’intérieur des patrouilles de police, nous avons pu séparer les contrôles d’initiative discrétionnaire des contrôles qui répondaient à une nécessité du service. Ces contrôles discrétionnaires sont le cœur de la discrimination policière sur une base ethnique.

Les millions de contrôles exercés sont une perte pour les finances publiques parce qu’ils sont très peu efficaces. D’après le comptage partiel qui a été fait par le ministère de l’intérieur dans le cadre d’une expérimentation, à l’issue de ce contrôle, dans 95 % des cas, il n’était pas possible d’envisager le début d’une procédure judiciaire quelconque (sans même parler d’une éventuelle transmission au procureur). Quand on a réalisé des études en France et en Allemagne, à Lyon, à Grenoble, à Aix-en-Provence, ou à Marseille, on a trouvé des chiffres qui sont même supérieurs, mais toujours dans cette fourchette, entre 95 et 97 %. C’est bien le cœur du problème : les contrôles ne sont pas ciblés à partir d’informations qui devraient normalement déclencher une action de la police.

Le récépissé d’identité est un outil de contrôle politique de la police, de contrôle politique du gouvernement par le Parlement. On ne peut pas contrôler une organisation comprenant 270 000 agents publics (policiers nationaux, gendarmes et policiers municipaux) sans outils statistiques.

Le contrôle doit en réalité être double : il porte sur le comportement des agents, mais aussi sur le donneur d’ordre. En France, il n’y a qu’un seul donneur d’ordre, c’est le gouvernement central car l’immense majorité sont des policiers et gendarmes (250 000) et non des policiers municipaux (au nombre de 20 000). L’enjeu du récépissé, c’est bien le contrôle de la politique du gouvernement. Pour l’instant, en France, ce contrôle est extrêmement faible et fragile. Il n’y a pas, comme en Belgique, d’autorité indépendante de contrôle de la police rattachée au Parlement. Le Parlement français n’a pas, selon moi, les moyens d’exercer aujourd’hui son contrôle sur les politiques policières.

J’en reviens, du même coup, à la question du « thermomètre ». Si l’on veut réparer le thermomètre, il faut que la personne qui mesure ait la confiance des citoyens. Le système actuel qui confie à l’IGPN la responsabilité de compter et publier les infractions à caractère raciste ou discriminatoire n’est, de ce point de vue-là, pas satisfaisant. Il faut savoir qu’il y a par exemple 30 000 plaintes contre la police en Angleterre (toutes plaintes confondues), contre 3 000 en France. Paradoxalement, les systèmes dans lesquels les gens se plaignent le plus sont ceux dans lesquels la police engrange le score de confiance le plus élevé. Le fait de pouvoir se plaindre donne confiance aux citoyens dans le système.

Mais comment réformer un système sans avoir d’outils une connaissance suffisante du système ? Le ministère de l’intérieur lui-même ne sait pas où les contrôles sont faits, ne connaît pas les occasions qui génèrent de la violence dans les contacts entre la police et la population. Il n’y a pas de base de données.

Mme Nathalie Sarles. Monsieur Roché, vous avez fait allusion au fait qu’avec les Verts, les choses avaient été faites autrement en Allemagne. Pourriez-vous nous préciser ce qui a changé ?

M. Sebastian Roché. Ce que j’ai noté, c’est que les orientations des partis politiques ont une influence sur les politiques policières. Les réformes de la police de proximité américaine, par exemple, ont été initiées par Bill Clinton. Le fait de vouloir questionner à la fois les politiques policières et les mécanismes de régulation a été plutôt le fait de gouvernements démocrates aux États-Unis ou situés à gauche dans le cas français. À Berlin, l’alternance politique de la municipalité a joué un rôle important dans la politique de maintien de l’ordre. C’est cela que je voulais signifier, mais je n’en sais pas plus. La police ne fait pas « juste » son métier, comme le disent les policiers : elle fait le travail que l’autorité politique lui demande.

M. Fabien Jobard. Je serai peut-être plus réservé que Sebastian Roché sur la question de l’alternance politique. Les Verts ont été au gouvernement en Allemagne de 1998 à 2004 et cela n’a pas impliqué de grandes réformes de la police (peut-être aussi parce que ce n’est pas une compétence fédérale en Allemagne). En revanche, à Berlin, effectivement, c’est l’alternance municipale de 2001, lorsque Klaus Wowereit membre du Parti social-démocrate (SPD) a été élu au sein d’une coalition rouge-rouge-verte, qui a pu permettre des politiques de désescalade.

Ce qu’il faut noter, c’est que ces politiques ont mis plusieurs années à faire valoir leurs effets et que, durant les premières années, il y avait des violences. Les policiers étaient d’ailleurs même plus exposés sans doute qu’ils ne l’étaient les années précédentes, et les adversaires conservateurs mettaient en cause ces politiques de désescalade susceptibles de les mettre en danger. On parle néanmoins d’un événement très précis que sont les manifestations d’extrême gauche dans les rues de Berlin.

Si les Verts peuvent avoir une influence sur la conduite des politiques de police, c’est parce qu’ils sont d’abord une force extraparlementaire qui s’est imposée en politique par la manifestation, notamment par les mouvements antinucléaires du début des années 1980 (« Atomkraft ? Nein danke ») qui étaient brutalement réprimés. La grande décision Brokdorf du Tribunal constitutionnel allemand (1995) qui impose un devoir de désescalade aux forces de maintien de l’ordre porte le nom d’un village d’enfouissement des déchets nucléaires.

Il ne faut pas oublier que Bill Clinton est aussi celui qui a très largement financé la militarisation des polices américaines. Mais je souscris sur le fond à ce qu’énonçait Sebastian Roché : l’autorité politique peut changer la police, c’est bien comme cela qu’il faut formuler les enjeux. En France, nous avons l’habitude de dire désormais que le ministre de l’intérieur est le « premier flic de France », sous prétexte que Clemenceau l’aurait dit ; c’est tout à fait inquiétant. Le ministre de l’intérieur n’a pas à être le premier flic de France car il n’a pas à être un policier. Si l’on ne distingue pas l’administration de ceux qui la gouvernent, alors nous sommes sûrs d’être gouvernés par elle. L’enjeu est celui du primat du politique, responsable de ses administrations devant le Parlement.

Mme Michèle Victory. J’ai essayé de réfléchir à des explications sur le lien entre cette réalité policière et le passé colonial de la France. Celui de l’Angleterre est aussi immense, et on a pourtant dans ce pays une police qui est complètement différente de la police française et qui est capable d’être avec la population dans une relation de médiation. Quand on parle du passé colonial de la France, est-ce vraiment la guerre d’Algérie qui est en cause ?

Plutôt qu'un récépissé dont on dit qu’il ne fonctionnerait pas, l’idée de la caméra embarquée pour les policiers serait-elle plus opérationnelle ?

M. Fabien Jobard. En Angleterre, la police a fait l’objet d’accusations très fortes de racisme et de comportements discriminatoires. Des émeutes se sont multipliées en Angleterre à partir de la deuxième moitié des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980. Elles peuvent d’ailleurs resurgir de temps à autre. En août 2011, par exemple, il y a eu trois morts. Mais l’Angleterre se distingue de la France sur trois dimensions : la première, c’est que les guerres coloniales n’ont pas eu la même dimension en Angleterre et ne se sont pas portées sur le territoire métropolitain.

La deuxième dimension, c’est que la société s’est longtemps méfiée de la police en Angleterre. Les polices sont traditionnellement des institutions municipales très étroitement contrôlées par les municipalités. Depuis le début du XIXe siècle, la doctrine policière en Angleterre se résume dans l’idée « Policing by consent » : il faut toujours rechercher le consentement de la population. Il y a une culture iconique, avec l’image du bobby par exemple, qui est très différente de cette police centrale très rattachée au gouvernement qui s’impose aux citoyens pour faire régner l’ordre que nous avons en France.

Enfin, dès les émeutes de Brixton en 1981, le rapport de Lord Scarman de 1981 – qui évoquait d’emblée la question du racisme – a amené une réforme de la procédure pénale britannique, le Police and Criminal Evidence Act (PACE) de 1984 qui touchait notamment aux contrôles d’identité. Dix ans plus tard, nous avons eu le rapport dit « rapport MacPherson » sur le racisme institutionnel.

Je reviens à la France. Le récépissé aurait un effet indubitable. En alourdissant la charge de travail des policiers lorsqu’ils procèdent à un contrôle, on est sûr de diviser par 10 ou par 100 le nombre de contrôles effectués. Si on demande aux policiers de remplir un carnet souche à chaque contrôle, il y en aura beaucoup moins. Du même coup, le taux de succès des contrôles remonterait en flèche.

Les caméras-piétons ont été introduites en 2014 par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, parce qu’il ne voulait pas des récépissés. Les caméras-piétons sont un bon instrument, mais tout dépend des manières de les faire fonctionner. Il semble qu’elles suscitent l’intérêt de la part des personnes contrôlées qui savent que les policiers sont filmés, et qui savent qu’elles-mêmes également sont filmées. Ces caméras permettent d’enregistrer l’ensemble de l’interaction, pour autant qu’elles se déclenchent au bon moment, etc. En ce sens, elles offrent du matériel intéressant.

M. Sebastian Roché. Les systèmes politiques du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France ont évidemment des histoires propres. Elles sont liées les unes aux autres, mais les systèmes de police ne procèdent pas des systèmes politiques. Ceux-ci ont une histoire propre à l’intérieur des systèmes politiques. Chacun des outils va vivre dans un cadre national, mais sa détermination n’est pas liée à l’évolution du cadre national lui-même. En Grande-Bretagne, il y a bien sûr cette histoire coloniale et avec la France, c’est le pays d’Europe qui a connu le plus d’émeutes, notamment 1981 à Brixton et 2005 pour la France. Celles que nous avons connues en Grande-Bretagne ont été déclenchées, comme en France, principalement par des actions de police, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, la mort de Mark Duggan en 2011.

La différence est qu’en Grande-Bretagne, à la suite des émeutes, le gouvernement s’est saisi de ces questions. Il les a mises à l’agenda politique et l’expression « racisme institutionnel » apparaît dès le rapport MacPherson qui a été rendu en 1999. Le gouvernement a créé une commission d’enquête indépendante, présidée par une personnalité majeure du pays, et lui a demandé de faire un diagnostic. Il faut se souvenir que cela n’a pas été le cas après les émeutes de 2005 en France, il y a seulement eu une mission d’information ; de même après les « gilets jaunes ».

La différence entre la France et la Grande-Bretagne, c’est donc qu’au Royaume-Uni cela fait longtemps que les responsables politiques ont reconnu l’importance de la question de la discrimination. Cela a-t-il résolu tous leurs problèmes ? Non. Cela a-t-il permis de faire progresser le système de contrôle, et notamment de contrôle indépendant de la police ? Oui. Le développement de ces systèmes de contrôle indépendants est-il associé à des niveaux de confiance de la population dans la police plus élevés ? Oui. Ils ont modernisé certains aspects du contrôle de l’action de la police. C’est vraiment le point essentiel.

Le principal problème en France est la faiblesse du contrôle sur le gouvernement. il n’y a pas d’autorité indépendante qui contrôle l’action de la police et l’Assemblée nationale, faute d’outils adaptés (contrairement au parlement belge), ne contrôle pas suffisamment le gouvernement.

Ensuite, se pose la question des moyens. Les récépissés et les caméras ne sont que des instruments. La police doit être contrôlée par le Parlement. C’est la précision de ce contrôle qui sépare la démocratie des régimes plus autoritaires. L’enjeu des récépissés est de rassembler des informations sur la politique du gouvernement : qu’est-il demandé aux policiers et que font-ils ? Mais d’autres outils techniques récents pourraient aussi bien remplir cette fonction. Si les gendarmes sont capables, sous certaines conditions, d’enregistrer sur leur tablette, avec l’application numérique de prise de notes, « GendNotes », des informations personnelles telles que les orientations sexuelles des personnes contrôlées, ils peuvent aussi enregistrer des informations qui intéressent la représentation nationale et le débat public.

Les caméras ne permettent pas de comprendre la sélection des personnes contrôlées, donc de répondre à la question du contrôle « au faciès », mais simplement de documenter le moment de l’interaction. Elles ne permettent pas non plus de contrôler l’issue du contrôle. Elles enregistrent juste un petit moment. Si l’on donne aux chercheurs l’accès aux images, comme cela se fait dans un certain nombre de villes américaines, on peut aller plus loin dans l’analyse de la dynamique des contrôles policiers, notamment grâce à l’analyse artificielle. Sans base de connaissances sur la sélection des personnes, le déroulement et l’issue des contrôles, il est très difficile de mettre en place un système de régulation.

Mme Fiona Lazaar. À propos de ma circonscription, un article paru la semaine dernière dans StreetPress puis relayé par L’Obs et par L’Express retranscrit un grand nombre témoignages (trente-neuf) de violences policières, notamment des insultes à caractère raciste. Ce qui ressort de ces témoignages, c’est ce sentiment d’impunité dont bénéficieraient les forces de l’ordre sur notre territoire. J’ai demandé des comptes au préfet à ce propos. Vous l’avez dit, monsieur Roché, peut-être nous manque-t-il aujourd’hui une autorité indépendante dédiée. J’imagine que cela signifie que pour vous l’IGPN n’est pas suffisamment indépendante. Vous suggérez que les parlementaires puissent disposer d’outils de contrôle politique du suivi des plaintes et nous allons creuser cette question.

Ma conviction est que la police n’est pas raciste, mais qu’il y a du racisme dans la police et que, dès lors que l’on ne traite pas ce racisme, on risque de jeter le discrédit sur l’ensemble de la police.

Constate-t-on une situation différenciée entre la police et la gendarmerie ? Par ailleurs quand il existait la police de proximité il y a quelques années, les relations étaient-elles différentes ? Peut-on espérer que la police de sécurité du quotidien (PSQ) mise en place par le gouvernement actuel permette de pacifier les relations entre la jeunesse et la police et de lever certains préjugés des deux côtés ?

M. Fabien Jobard. Le premier point concerne l’impunité et les organes de contrôle. J’ai deux réponses là-dessus. La première concerne l’institution chargée du contrôle des déviances policières : il est clair qu’aujourd’hui que, quand bien même elle ferait bien son travail, l’IGPN subit une suspicion de la part de l’opinion du simple fait que ce sont des policiers qui enquêtent sur d’autres policiers.

On lit par ailleurs en une du Parisien que la chef de l’IGPN déclare réfuter totalement le terme « violences policières » à propos des « gilets jaunes » en jouant sur des distinctions conceptuelles très fines. Ce sont des déclarations qui, si l’on est attaché à la philosophie nominaliste sont sans doute très justes, mais qui ont des effets catastrophiques sur les citoyens.

Plusieurs intellectuels ont récemment proposé de faire en sorte que l’autorité de tutelle de l’IGPN ne soit plus la police, mais une autorité administrative indépendante telle que la Commission nationale des droits de l’Homme. Ce sont des solutions qui méritent d’être très rapidement discutées.

Vous savez que là où la police est locale, régionale, comme en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, ou municipale, le chemin est beaucoup plus court : on n’a pas besoin de passer par le ministre ou par le préfet. Tous les acteurs, le maire, le député, et le policier siègent à la même table. Nous avons un souci structurel de la police française, qui ne sait pas se dépêtrer d’une décision prise par un beau matin de 1941, qui a consisté à nationaliser ce qui relevait depuis la loi de 1884 de la compétence du maire. C’est par « accident » que la police a été nationalisée et nous en payons encore aujourd’hui les conséquences.

De plus en plus, la gendarmerie intervient dans les mêmes zones que la police. Vous êtes députée du Val-d’Oise. Vous avez comme interlocuteurs possibles des policiers et des gendarmes. Le phénomène de périurbanisation de la France fait que les gendarmes sont confrontés aux mêmes problèmes que les policiers, mais il y a une culture de la discipline et du respect qui est sans doute plus forte en gendarmerie qu’en police.

Ce constat d’une plus grande proximité entre gendarmes et population qu’entre policiers et population était déjà formulé à la fin du rapport dit « rapport Peyrefitte » Réponses à la violence de 1977 qui portait sur l’état de la violence en France. Le rapport recommandait déjà à l’époque que la police s’inspire précisément de la discipline et du savoir-faire des gendarmes dans son action. C’est plutôt l’inverse qui a été fait.

M. Sebastian Roché. S’agissant de l’impunité policière, les rapports tels qu’ils sont produits aujourd’hui par l’IGPN, contrairement à ce qu’en dit la directrice, ne permettent pas de savoir si les policiers sont exposés à des sanctions ni à quel degré. Les rapports sont annuels et les statistiques sont présentées sur une base annuelle. Partant, les rapports n’établissent pas de correspondance entre les faits reprochés et les sanctions. Les procédures, elles, sont pluriannuelles.

L’IGPN dirait qu’elle n’a pas accès aux suites judiciaires des affaires sur lesquelles elle a réalisé les enquêtes. Cela pourrait être l’intérêt du débat à l’Assemblée nationale que de demander à ce qu’il y ait enfin, et pour la première fois en France, un suivi individualisé des suites, au moins pour une certaine catégorie d’affaires, notamment lorsque les policiers ont fait usage de leurs armes ou lorsqu’une personne est décédée au cours des opérations de police, de façon à ce que l’on ait la séquence complète. Obtenir toute la séquence, cela veut dire obliger deux administrations, le ministère de l’intérieur et le ministère de la justice, à rassembler sur une base nominative l’ensemble des faits du point de départ jusqu’à l’issue finale. Pour l’instant, cela n’existe pas. Ce n’est qu’en ayant cette possibilité de suivre une même affaire du début à la fin que nous pourrons avoir une vision précise du degré auquel les policiers sont considérés ou non comme responsables de leurs actes et quel est le niveau de sanction appliqué.

Sur la base des cas individuels qui sont documentés, soit par des organisations de protection des droits de l’homme, soit par la presse, les niveaux de sanctions encourues par les policiers semblent très déconnectés des niveaux de sanctions encourues par un citoyen qui ferait usage d’un niveau de force et de violence comparable.

Si on lit la loi qui l’a établie dans son organisation actuelle, il est écrit que l’IGPN est un service du ministère de l’intérieur. Elle répond aux instructions de son supérieur et ne peut pas même choisir la date de publication de son rapport annuel. La directrice de l’IGPN peut être renvoyée à chaque instant. Les personnes qui y travaillent sont nommées par le directeur général de la police nationale et leur promotion ultérieure ou leur réaffectation sera décidée par lui. Aucun des critères internationaux (comme le critère d’indépendance de Paris) n’est satisfait. Je parle d’indépendance, pas de professionnalisme : je ne remets pas en cause le mode de sélection des policiers qui travaillent à l’IGPN ni leur capacité à exercer les missions d’enquête.

Sur les missions d’audit, l’IGPN est encore moins indépendante. Elle ne peut pas choisir des thématiques d’audit. C’est pour cela qu’en France, par exemple, il n’y a pas de rapport de l’IGPN sur la corruption policière, alors même que l’intégrité est un des fondamentaux des polices démocratiques.

Dans l’enquête UPIC, pour la première fois en France, nous avons couvert tout un département pour essayer de voir si les pratiques de la gendarmerie ressemblaient à celle de la police en matière de contrôle au faciès. Sur la base de cette étude, même s’il faut être prudent car c’est la seule étude que nous ayons, les gendarmes ne sélectionnent pas les jeunes contrôlés sur la base de leur apparence ethnique. Cette étude a eu lieu dans l’un des départements les plus urbanisés de France, les Bouches-du-Rhône, ce qui rend la comparaison assez intéressante.

Le ministère de l’intérieur a fait réaliser en 2000 une étude intéressante qui permet de montrer l’amélioration des relations dans les zones qui sont passées en police de proximité à partir de 1998. Les zones qui ont été suffisamment longtemps en police de proximité sont celles dans lesquelles on a vu une élévation des niveaux de confiance et de satisfaction. En revanche, cette étude ne comprend aucun volet « discriminations », de telle sorte qu’on ne peut pas répondre à la question de savoir si cela a changé les pratiques des contrôles d’identité.

Pour la PSQ, le programme de campagne du Président de la République n’a, pour l’instant, pas été mis en œuvre. Il resterait assez peu de temps pour le faire, puisque si on lit attentivement le programme, ce que j’ai fait, il est en fait une version modernisée de la police de proximité, avec l’accent mis sur la recherche de la confiance et l’adaptation aux besoins locaux ; une police tournée vers les usagers et qui est ancrée dans un partenariat inter organisations (faire travailler la police avec les administrations locales). Pour l’instant, la politique du gouvernement a plutôt été le contraire, c’est-à-dire qu’elle a confondu continuum de sécurité et continuum de police. On a dit que la priorité est de faire travailler les polices ensemble mais le programme était de faire travailler la police avec les autres administrations locales.

La PSQ n’a pas de doctrine. J’avais travaillé un peu avec le cabinet pour essayer d’en poser les jalons. Cela n’a pas abouti. Sans doctrine, on ne peut pas avoir de politique. Par exemple, la qualité du service rendu fait-elle partie de la mesure de la performance des agents et des incitations qu’ils auraient à faire telle ou telle chose ? Si on avait une doctrine et un régime de performance, on pourrait aussi vouloir faire évoluer la formation des agents. Malheureusement, vous savez que la formation des gardiens de la paix est réduite à huit mois en France, contre trente mois au Danemark et deux ans en Allemagne. En partie pour des raisons de contraintes budgétaires, la formation devient de plus en plus réduite alors que les tâches de police restent compliquées. Comment allons-nous arriver à faire aussi bien que les Allemands en ayant une formation initiale qui est trois fois plus courte ?

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je rappelle que l’Assemblée nationale est responsable du contrôle et de l’évaluation. Il existe un comité de contrôle et d’évaluation des politiques publiques, dont je suis vice-présidente. C’est un rôle que nous avons nous-mêmes à mener par rapport à la politique de sécurité de notre pays.

Quelle a été l’évolution de la formation des policiers et gendarmes ? Vous avez déjà pour partie répondu en disant qu’elle était très courte, mais peut-être était-elle plus importante avant.

Je travaille aussi sur la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC). S’agissant des contacts avec les fonctionnaires de sécurité, je dois dire que je ne suis pas sûre de me sentir en confiance quand je me fais arrêter par un policier car je me sens plutôt prise en défaut.

M. Fabien Jobard. La durée de formation initiale a subi un phénomène d’attrition complètement incompréhensible. En réalité, on a voulu former des policiers plus vite pour avoir plus vite plus de policiers dans la rue affectés à des tâches de prévention du terrorisme – c’était le programme de François Hollande. Cette affaire du « pacte de sécurité » m’a confondu. Je me suis dit : c’est formidable, nous allons recruter 5 000 policiers qui auront des compétences spécifiques (langue arabe, etc.) sur la prévention du terrorisme islamique ! En fait, on a recruté les policiers que l’on recrute d’habitude, à qui on a demandé de faire le métier qu’ils font d’habitude mais en réduisant leur durée de formation.

Par ailleurs, et c’est écrit dans le rapport de M. François Ruffin sur sa proposition de loi visant l’interdiction des techniques d’immobilisation létales : le décubitus ventral et le pliage ventral (qui n’a pas passé le stade de la commission des lois), la formation continue subit également des effets de restrictions budgétaires très fortes. Il faut impérativement redonner ses armes à la formation – ceci figure d’ailleurs dans le cadre du schéma national de maintien de l’ordre qui deviendra peut-être à terme un point fondamental.

Deuxième remarque, de manière générale, il faut également être lucide sur ce que l’on peut demander à des gardiens de la paix qui ont la mission d’assurer la sécurité et la tranquillité publiques et, de temps à autre, de répondre à des appels. Le contexte budgétaire français fait qu’un ensemble de métiers de prévention – éducateurs spécialisés, travailleurs sociaux – ont quasiment disparu dans les collectivités territoriales, villes et départements. Dans des situations un peu tendues les policiers sont désormais contraints d’intervenir seuls. En réalité, en Allemagne, on est dans une situation d’opulence budgétaire par rapport à la France. Les policiers sont bien plus en mesure d’engager tout un ensemble de partenariats avec d’autres métiers partageant leur mission. Nous ne pouvons pas non plus en demander trop aux policiers et aux gardiens de la paix.

Le gardien de la paix vous dira toujours qu’il n’est pas entré dans la police pour faire du travail social. Il a à la fois tort, parce que c’est l’essentiel de ce qu’il doit faire, et il a raison parce qu’il ne doit pas et ne peut pas être le seul à le faire. Une politique de sécurité publique qui se restreindrait à une réforme de la police n’a aucune chance de réussir. Ce serait faire peser sur l’institution policière et sur ses agents de terrain une responsabilité qui par nature les dépasse complètement. C’est l’intervention sociale qu’il faut repenser et budgéter.

M. Sebastian Roché. Pour faire évoluer les choses il y a quatre piliers : doctrine, management, formation et contrôle.

Dans la police, pour aborder une question, il faut d’abord une doctrine. Il faut avoir pensé ce que l’on veut faire, la manière dont on veut le faire et son inscription dans le temps. La transformation d’un ensemble d’administrations qui représente autant de personnes va prendre plusieurs dizaines d’années. Il a fallu une dizaine d’années pour implanter la police de proximité dans la seule ville de Montréal : imaginez le temps qu’il faudra à une échelle nationale !

Il faut bien distinguer la doctrine et la loi. La loi fixe les missions, les orientations, etc. La doctrine définit la façon dont on va mettre en œuvre ce que la loi permet. Or nous n’avons pas d’éléments de doctrine sur la lutte contre la discrimination.

Ensuite, il faut des outils managériaux, c’est-à-dire des outils de mesure de la performance. Un bon chef de police sait recevoir les plaintes – un chef de police qui reçoit beaucoup de plaintes est un bon chef de police – et sait mettre en place les outils de gestion de ses personnels, de façon à réduire les tensions avec la population. Cela doit être intégré aux outils de management, puis décliné à travers le système de formation – ce qui suppose, encore une fois, une doctrine.

Enfin, nous avons le quatrième pilier, qui est le contrôle. C’est un des éléments du pilotage, mais ce n’est pas le seul ni le principal. En France, ce sont les inspections qui font le gros du travail. Sont-elles le meilleur outil pour réguler les plaintes des citoyens envers la police. Vu la nature particulière des accusations de discrimination et de racisme, il ne va pas de soi que les policiers soient les mieux à même de les traiter en ce qui les concerne.

M. le président Robin Reda. Merci à tous deux pour cette audition.

La séance est levée à 11 heures 05.

 

 

 


Compte rendu  7    Audition de M. François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, directeur de l’Institut convergence migrations au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration

(Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 10.

M. le président Robin Reda. Nous continuons donc, mes chers collègues, les auditions de la matinée dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Nous accueillons pour cette seconde audition M. François Héran, qui est sociologue, anthropologue et démographe, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Migrations et sociétés, directeur de l’Institut Convergence Migration du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Président du conseil d’orientation du musée national de l’histoire de l’immigration.

Nos travaux ont pour objectif de dresser un rapport présentant l’état des lieux des formes de racisme en France et de proposer des mesures ou des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. Cette mission d’information a un champ d’études très transversal. Les propositions que nous ferons pourront servir à un gouvernement pour mettre en œuvre de nouvelles mesures de politique publique à l’avenir.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette mission d’information a été décidée en décembre l’année dernière. Elle est bien antérieure aux événements que nous avons pu connaître sur ce mois de juin, ces mouvements antiracistes notamment. Mais l’actualité nous rattrape et nous commençons nos travaux depuis deux semaines. Nous avions tenu, dans cette première phase d’auditions, à avoir des chercheurs, des universitaires qui puissent nous aider à délimiter ce sujet du racisme qui est quand même assez complexe, très vaste et très différent aussi d’un pays à un autre selon son histoire.

Vous êtes un grand spécialiste de la géographie du peuplement, des mouvements migratoires, des politiques d’immigration, d’intégration et de lutte contre les discriminations. Que nous apportent ces sciences géographiques pour appréhender le racisme et pour le combattre ? Quand est apparue la notion de racisme selon vous ? A-t-elle une évolution ou un lien fort avec l’histoire des migrations ? On peut toujours imaginer que lorsqu’il y a davantage de migrations, il y a moins de racisme. Est-ce vrai ? Quels sont les autres paramètres qui rentrent en jeu ? Qu’en est-il des conditions économiques ?

Un podcast consacré à ces questions est proposé sur le site internet du Collège de France, que je réécouterai après cette audition. Cette année, vous avez décidé de parler de la question de l’intégration. On dit souvent qu’on n’intègre pas des enfants de la République. Une deuxième génération ne s’intègre pas puisqu’elle est née en France, mais quel impact a eu la bonne ou la mauvaise intégration de la première génération sur le sentiment de racisme que peuvent percevoir, ressentir et vivre au quotidien les générations suivantes ? Les modèles que vous avez pu étudier à l’étranger, anglo-saxons ou d’autres pays, pourront peut-être aussi nous apporter des éclairages intéressants.

M. François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France, directeur de l'Institut convergence migrations au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration. Ce qui est frappant quand on regarde l’histoire de la différenciation des perceptions en fonction des origines, c’est à quel point il suffit de lire la littérature du XIXe siècle. Elle est très bien résumée dans un très grand livre d’Eugen Weber, le grand historien américain de la formation de la France au XIXe siècle. Dans son livre, La fin des terroirs, Peasants Into Frenchmen : The Modernization of Rural France, 1880-1914, paysans d’hier, Français d’aujourd’hui, il commence par citer des dizaines de textes qui montrent à quel point, lorsque les voyageurs parisiens allaient en province – cela pouvait commencer à Angers, au sud de la Loire – ils étaient frappés par la barbarie des habitants, leur sauvagerie, et leur méconnaissance de la langue. Ces gens-là appartenaient à une autre espèce. Il faudra longtemps pour que toutes ces provinces conquises ou rattachées, souvent de force – je rappelle que la réunion de la Savoie, c’était 99 % de « oui », mais il n’y avait pas de bulletin « non » dans les bureaux de vote –, soient finalement unifiées. L’intégration de la France a été un processus très long et l’on est totalement étonné, à la lecture de ces textes, de voir à quel point les perceptions de l’époque voyaient des différences physiques chez les gens du Midi, les gens de l’Est, les gens du Nord, etc., et prétendaient être capables de différencier les gens en fonction de leur phénotype, de leurs apparences.

D’une certaine manière, il y a une propension très forte à différencier les gens en fonction de leur apparence ou à tout faire pour que leur apparence puisse les différencier. Mon père, qui n’est plus de ce monde, me racontait que vivant dans l’Hérault quand il était jeune, les travailleurs espagnols qui étaient dans les vignes étaient très mal perçus. C’étaient pour une part seulement des réfugiés républicains, mais pour beaucoup,               c’étaient des travailleurs. Il m’a dit un jour qu’on les percevait exactement comme les travailleurs arabes dans les années 1960 ou 1970. La capacité à différencier les autres en fonction de leur prétendue apparence, plus ou moins visible, est tout à fait étonnante. Il n’y a pas de visibilité absolue dans les choses. Il y a un rapport de perception dont il ne faut pas sous-estimer la force.

Mais il existe aussi des phénomènes objectifs. Lors du recensement de 1975, à peu près 20 % de la population immigrée vivant en France venait du Maghreb ou du reste de l’Afrique subsaharienne. Aujourd’hui, c’est 43 %. Pourquoi ce pourcentage a-t-il évolué ? Parce qu’entre-temps, la migration ibérique, espagnole et portugaise, qui était considérable dans les années 1960 et 1970, s’est tarie. Elle a un peu repris depuis, puis l’Asie est venue, etc. Au Canada, on parlerait de minorités visibles qui sont parfaitement perçues par la population. Il y a un sentiment assez vif d’une évolution qui est un peu irréversible et qui frappe les esprits sur plusieurs décennies.

Je voudrais remettre la question du racisme dans un ensemble un peu plus vaste, que j’ai développé notamment dans mon cours du Collège de France du 21 février 2020, où j’expose en des termes aussi clairs que possible la notion de discrimination, ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas et comment le racisme se situe dans cet ensemble. Je suis très frappé de voir que dans le débat public, parfois chez certains parlementaires, un certain nombre de choses ne sont pas réellement en place.

Les chercheurs ne voient pas du racisme partout, ne voient pas de la discrimination à tout bout de champ. La discrimination, pas plus que le racisme, ne se postule pas. Elle doit se démontrer et se mesurer. Ce n’est pas facile. Toutes les différences ne sont pas des inégalités ; la couleur des yeux, par exemple. Cela dépend de la société de traiter ces différences en inégalités systématiques. Et toutes les inégalités ne sont pas des discriminations.

Il existe un rapport un peu compliqué entre le droit et la statistique. En droit, une discrimination est un traitement défavorable qui doit remplir deux conditions. Il faut d’abord que s’applique un critère ou un motif qui est illégitime. Ce critère doit être défini par la loi. Vous en connaissez la liste : le sexe, l’âge, le handicap, l’apparence physique, l’origine, la religion, l’orientation sexuelle. La liste est longue et n’est d’ailleurs pas homogène entre tous les pays européens, ce qui pose un gros problème, soit dit en passant.

Deuxième critère, il faut que ce traitement défavorable s’effectue dans des situations qui sont visées par la loi. L’emploi, mais pas tous les emplois. Un artisan peut recruter un ouvrier très proche de lui, qui peut être un conjoint ou un membre de la parenté. Discrimine-t-il en exigeant que cette jeune recrue ait les mêmes opinions que lui ? Ce n’est pas évident. Il y a une frontière qui n’est pas facile à tracer et que le droit ne précise pas très bien.

Enfin, les situations visées par la loi sont l’accès à l’emploi, le niveau de rémunération ou l’éducation, le logement, l’accès aux soins, la protection sociale, l’accès aux services et les activités syndicales. Par exemple, le fait que l’Église recrute uniquement des hommes pour être prêtres est-il une discrimination ? Ce n’est pas dans les situations visées par la loi, pas pour l’instant en tout cas.

L’exemple type de la discrimination, ce sont deux candidates semblables qui ont le même âge, les mêmes diplômes, les mêmes compétences, mais l’une est retenue et l’autre est rejetée pour l’entretien d’embauche, par exemple en raison de leurs origines respectives ou de leur apparence physique. Les chercheurs, le plus souvent, essaient de dire : à conditions sociales égales, y a-t-il un effet de l’apparence physique ou de l’origine visible sur le traitement dont les personnes sont victimes ? La réponse est oui. Toutes les études ont montré qu’il existe des différenciations sociales fortes dans notre société comme dans bien d’autres, mais la différenciation en fonction des origines ou de l’apparence s’y ajoute. Parfois, les deux effets se compensent.

On ne peut pas, contrairement à ce qu’avait fait Marine Le Pen dans une déclaration qui a retenu l’attention, rabattre la discrimination raciale sur une discrimination sociale. Ce sont deux phénomènes différents que les statisticiens sont tout à fait capables maintenant de démêler et dont ils peuvent peser le poids respectif.

J’ajoute que, depuis 2015, la Convention européenne des droits de l’homme, dans son article 14, a été modifiée par le protocole numéro 12. On dit désormais que la discrimination est interdite dans la jouissance de tous droits prévus par la loi et dans tout acte d’une autorité publique. C’est une formidable extension au champ d’application de ce qu’on appelle le racisme et les discriminations.

Le grand problème est que la discrimination et le racisme – vous m’excuserez de mettre cela ensemble, mais le racisme est un des cas particuliers de discrimination qui communique beaucoup avec les autres – ne sont pas un comportement nécessairement actif ni même intentionnel. Nous allons arriver à la notion de racisme systémique qui trouble beaucoup les esprits.

D’abord, il faut rappeler qu’il existe une discrimination active. On traite de manière différente des personnes qui se trouvent dans des situations semblables. On le fait uniquement sur un critère illégitime qui peut être la prétendue race, l’apparence, etc., mais il y a aussi des discriminations passives, le fait de traiter de manière semblable des personnes qui se trouvent dans des situations différentes. Le cas typique, c’est de traiter tout le monde de la même manière sans voir que certains sont handicapés. Ils ne vont pas pouvoir, de ce fait, avoir accès à un certain nombre d’entrées et de services, etc.

Il y a ensuite des discriminations intentionnelles, mais qui sont déguisées. C’est par exemple une mesure qui est prétendument générale, qui ne déclare pas ouvertement qu’elle cible un groupe sur un critère donné, mais qui finalement espère bien par ce biais le désavantager. Il existe des discriminations non intentionnelles et indirectes, telles qu’une mesure générale qui se veut neutre a priori, mais qui va désavantager de facto sur un critère donné. Cela devient un peu compliqué. Il existe aussi des discriminations par association. C’est le cas par exemple si vous vous occupez de quelqu’un qui est handicapé, si pour ce faire, vous réduisez votre temps de travail pour vous en occuper parce qu’il est discriminé. Par ricochet, vous êtes vous-même atteint par la discrimination qui le touche.

Vous savez aussi, et c’est une potentialité qui est encore peu utilisée, qu’il peut exister des discriminations collectives, donc une mesure qui, au sein d’une administration ou d’une entreprise, va frapper l’ensemble des salariés, mais définie par un critère donné. Cela est attaquable par une action de groupe.

À l’origine, la notion de discrimination systémique était réservée à des cas assez particuliers. Ce sont les Suédois qui ont insisté sur ce point. Si, par exemple, vous avez des usines qui emploient uniquement des femmes ou des personnes venant des territoires paysans environnants, il est très difficile de faire une mesure de la discrimination parce que vous aurez des conserveries alimentaires où ne travaillent que des femmes et des chantiers industriels où ne travaillent que des hommes. Vous ne pouvez pas comparer à travail égal si les salaires sont identiques, parce qu’il n’y a pas de population mixte qui permettrait de faire la comparaison. La séparation est tellement étanche qu’on n’arrive pas à mesurer, à travail égal ou à situation égale, les traitements différents. C’est un cas de discrimination systémique, où il n’y a pas nécessairement de volonté individuelle, mais c’est la répartition structurelle des emplois qui aboutit à cette distinction et qui fait que, par exemple, on ne va pas rémunérer de la même façon les hommes et les femmes.

Je prends toujours des équivalents dans la question du genre, parce que l’on comprend tout de suite, mais vous avez des transpositions qui sont tout à fait possibles pour d’autres discriminations. Un jour, un député du Nord m’a dit : « J’ai une usine de transformation agricole dans ma circonscription. Quand je la visite, je m’aperçois que tous les ouvriers sont blancs, alors que je suis dans une circonscription qui est manifestement extraordinairement mélangée et diverse par les origines. Comment cela se fait-il ? » Il suffit que le directeur de l’usine autorise le recrutement par relations personnelles et donc des filières tout à fait individuelles, pour que le recrutement reste homogène et exclue une bonne partie de l’habitat environnant.

En refusant d’agir et de s’intéresser au problème, en laissant faire des mécanismes qui ont l’air assez naturels, qui ont longtemps existé – les immigrés eux-mêmes ont eu recours au recrutement préférentiel par relations personnelles –, on crée des inégalités d’accès qui peuvent être systémiques. Il est important, pédagogiquement, que l’on insiste sur ces cas-là.

J’ai travaillé une quinzaine d’années à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et j’ai fait partie des personnes qui ont lutté à partir de 2003 pour que les grandes enquêtes de l’INSEE (les enquêtes sur l’emploi, la pauvreté, le patrimoine et toutes les enquêtes sur les conditions de vie) puissent incorporer des variables et des questions qui permettent d’identifier, non seulement la première génération des immigrés, mais aussi la seconde et de les classer en fonction de l’origine continentale qui offre une assez bonne approximation de ce que les États-Unis perçoivent à travers la notion de race. Ce sont des questions qui sont relatives à l’état civil : quel est votre pays de naissance ? Quelle est votre première nationalité ? Idem pour les deux parents. Cette trajectoire migratoire fondée sur des données d’état civil est complétée parfois par des questions qui permettent de séparer les rapatriés des personnes d’origine algérienne par exemple.

Ces données de la statistique publique nous mettent maintenant à égalité avec le reste de l’Europe continentale. Je rappelle que les seuls pays en Europe qui utilisent des variables ethno-raciales sont l’Angleterre et l’Irlande sur le modèle américain. Partout ailleurs en Europe, nous sommes exactement sur le même plan que les autres pays. Il n’est pas question d’utiliser des couleurs de peau à cocher sur une liste, sur un référentiel, mais on utilise des trajectoires migratoires. Je vous renvoie à un document important, c’est le numéro triple 464-465-466, publié par l’INSEE dans sa revue Économie et Statistique en 2013. Cela s’appelle « Inégalités et discriminations : questions de mesure ». Y figure une introduction extrêmement pédagogique sur les différentes mesures de la discrimination et du racisme et les approches indirectes. Il existe des différences entre les gens que l’on n’arrive pas à expliquer par leurs compétences, leur âge et un certain nombre de données sociales fondamentales, donc on présume que cette composante inexpliquée des inégalités est la discrimination (accès au logement, au travail, à la promotion, etc.).

Parmi les approches expérimentales figure le testing, qui est maintenant effectué à grande échelle. On envoie des milliers de CV en modifiant juste une ou deux variables relatives à l’origine, à l’apparence physique, etc. Et nous avons des approches plus subjectives, comme le sentiment de discrimination, l’auto-déclaration, la façon dont on pense que l’on est perçu par les autres. Pour résumer, on constate une très bonne correspondance entre les différentes approches en matière de discrimination.

Nous avons en France un niveau de discrimination et de racisme qui est malheureusement banal, et qu’on retrouve à peu près dans tous les pays occidentaux. Nous ne nous signalons pas par un racisme exacerbé ou au contraire une immunité vis-à-vis du racisme. En témoignent des revues de la littérature, des revues systématiques de toutes les enquêtes qui ont été menées depuis plusieurs décennies. Elles évaluent le taux de discrimination aux alentours de 40 à 60 %. Les références figurent dans mon cours précité du Collège de France.

Qu’est-ce qu’un taux de discrimination ? C’est le fait qu’avec des compétences égales, dans des conditions égales et postulant de façon identique au même bien que la société peut vous accorder, quand vous appartenez à une minorité visible, vous perdez à peu près 50 % de chance d’être rappelé pour un entretien d’embauche si, malgré toutes vos compétences, vous n’avez pas la bonne origine ou la bonne apparence. La possibilité d’obtenir un entretien d’embauche, aussi appelée parfois le taux de rappel. Cela varie de 40 à 60 % selon les enquêtes. La première mesure précise qui a été faite par l’INSEE date de 2010. On avait un taux de discrimination de 35 % à l’encontre des candidats d’origine maghrébine. C’est une donnée largement admise dans tous les travaux empiriques qui ont été menés en Europe et aux Amériques.

Quand on regarde les études menées par l’INSEE, les testings à vaste échelle menés par exemple par l’université de Créteil ou encore les études de discrimination très bien faites qui ont été patronnées par l’Institut Montaigne – je pense au travail de Marie-Anne Valfort –, on constate des discriminations selon l’origine, l’habitat, la couleur de la peau, la religion et que tout cela ne se superpose pas. Parfois, certaines choses qui se compensent, mais on ne peut pas rabattre une forme de discrimination sur une autre.

Dans le testing extraordinairement précis et rigoureux du point de vue méthodologique qui avait été fait par l’Institut Montaigne, combien de CV fallait-il envoyer avant d’obtenir un entretien d’embauche ? On prenait une série de gens qui s’appelaient tous Haddad, qui venaient du Liban, qui avaient tous immigré en France, mais les uns s’appelaient Michel, les autres Dove, Samira, Mohamed, Nathalie, etc. Pour Michel ou Nathalie, il faut envoyer quatre ou cinq CV avant d’obtenir un entretien d’embauche. Pour Mohammed, il faut en envoyer vingt. Les écarts sont vraiment considérables.

Bien sûr, il y a ce qu’on appelle la discrimination statistique. C’est un terme qui était utilisé par les économistes américains dès les années 1960, consistant à dire qu’un employeur a une idée de la corrélation statistique qui existe entre une catégorie de la population et des comportements qu’il juge négatifs ou indésirables. Toute personne qui appartient à ce groupe va être rejetée dans les procédures de sélection parce que l’employeur pratique une sorte de statistique spontanée.

Des enquêtes expérimentales sur les interpellations « au faciès » dans les grands lieux publics de Paris ont donné des différences considérables. L’enquête a déjà une douzaine d’années. Quand on observait ce qui se passait à la gare du Nord, au Châtelet et dans tous ces endroits où il y a énormément de passage, lorsqu’un jeune avait une tenue de ville, même lorsqu’il ne portait pas un grand sac (porter un tel sac est un facteur qui accroit le risque d’une interpellation), il a encore trois ou quatre fois plus de chances d’être interpellé par la police dans un lieu public s’il est d’origine maghrébine. Ceci a été publié dans la revue de démographes Population de façon extrêmement précise dans un numéro qui date de 2012. Tout cela est connu et parfaitement répertorié.

On est un peu fâché d’entendre des termes nouveaux comme « racisé », qui n’est finalement pas plus gênant pour la langue française que le mot « ostracisé », et qui attire simplement l’attention sur le fait qu’un certain nombre de nos compatriotes ou résidents permanents légitimes qu’il y a dans notre pays sont réduits à leur race supposée, à leur apparence physique. Cela consiste à dire que ce n’est pas un processus naturel, mais une construction sociale.

Il ne faut pas croire que tous ceux qui utilisent le mot « racisé », qui maintenant se répand chez les jeunes chercheurs à une vitesse grand V, sont tous indigénistes. On peut être parfaitement républicain, avoir une vision parfaitement standard et conforme à notre histoire de l’idéal républicain d’égalité et insister sur le fait que la racialisation est un phénomène qu’il faut savoir identifier et mesurer. C’est à ce prix-là que l’on pourra efficacement lutter contre.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez évoqué les études statistiques de l’INSEE et les études « Trajectoires et Origines » (TeO). Nous avons reçu la semaine dernière M. Cris Beauchemin qui a pu nous en parler. Nous avons étudié la première et la deuxième génération. J’ai le sentiment qu’il va y avoir une limite à ces études. Je ne milite absolument pas pour des statistiques ethniques à l’américaine ou à l’anglaise, mais l’argumentation de certains consiste à dire qu’avec la première génération et la deuxième génération, par la nationalité et le lieu de naissance des parents, on arrive à une étude assez fine qui permet de mesurer le racisme. Vous semblez nous faire comprendre que cela va être assez complexe pour les générations trois et suivantes. Nous avons beaucoup d’études basées sur la trajectoire, la nationalité et sur des éléments qui permettent de ne pas assigner l’identité des personnes et les enfermer dans une case. En restant en l’état actuel, allons-nous avoir une limite au suivi de ce racisme ?

M. François Héran. Avant de vous parler de la troisième génération, je voudrais quand même réfuter un argument qui est très utilisé, celui de l’assignation. C’est l’idée qu’à partir du moment où le statisticien utiliserait des catégories, il enfermerait les gens à l’intérieur et que finalement, cela mettrait en péril la République puisqu’une différenciation dans l’accès aux droits pourrait s’en suivre.

Prenez l’exemple des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE. Elles sont inventées en 1954 et renouvelées en 1982. Elles ont été encore renouvelées récemment. Elles ont été utilisées systématiquement par l’INSEE pour décrire les inégalités, avec une cinquantaine de catégories ; il existe même une version qui va encore plus loin. Les instituts de sondage continuent d’utiliser ces catégories pour faire leur quota et pour avoir une représentativité des différentes couches de la population. Pour autant, il n’y a jamais eu un seul droit qui a été accordé ou refusé à quelqu’un au motif qu’il appartenait à une catégorie socioprofessionnelle. La statistique publique est parfaitement capable d’utiliser des catégories instrumentales permettant de mettre en relief les inégalités sans que ce soit une assignation individuelle qui ait une incidence sur le sort des personnes et qui se traduirait finalement par une différenciation juridique en fonction de ces classifications. L’exemple des catégories socioprofessionnelles montre que cela est possible.

Il a existé par le passé une tentative de certaines compagnies d’assurance de modifier leur police en fonction des probabilités de survie par groupe socioprofessionnel. Cela a été interrompu. Désormais, elles utilisent une grille commune. L’argument de l’assignation ou du performatif, l’idée que quand j’utilise une catégorie, c’est nécessairement quelque chose qui va modifier le sort des gens, est faux. Il émane la plupart du temps de gens qui n’ont pas du tout la pratique, ou très peu, des enquêtes statistiques.

Il faudrait un jour quand même que les journalistes et la classe politique fassent des différences entre des gens qui ont fait des dizaines d’enquêtes nationales, qui ont eu comme mission de se demander comment étudier les discriminations, quelles questions il faut introduire dans un questionnaire ou dans le recensement pour que l’on puisse déceler des discriminations – il faut se confronter au problème – et des gens qui n’ont jamais fait d’enquête nationale de leur vie. Il peut y avoir des démographes qui ont fait autre chose en démographie de tout à fait intéressant, mais qui n’ont jamais eu à travailler sur la question des enquêtes. Il y a une différence à faire.

Quand on a l’expérience personnelle de ce travail d’objectivation, comment arrive-t-on à faire en sorte que les catégories n’infléchissent pas les destins ? C’est parce que ce sont des enquêtes par sondage. Ce sont des enquêtes anonymes ; la collecte peut certes être nominative, mais ensuite on anonymise très vite les résultats. Ce sont aussi toutes les conditions posées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) pour que des questions sensibles puissent être posées : la sécurité des données ou encore le fait que ces travaux soient réalisés par des instituts qui ont eux-mêmes une solide expérience. Tous ces critères sont pris en compte par la CNIL. C’est uniquement en les regardant tous (consentement des personnes, anonymat, sécurité des données, etc.) qu’elle accorde des dérogations au principe général qui empêche de traiter des données sur les appartenances individuelles.

L’enquête TeO, qui date de 2008-2009, est en cours de réédition. Le questionnaire a été considérablement développé et amélioré. Il introduit des questions permettant d’identifier la troisième génération sur le pays de naissance et la nationalité des grands-parents. Nous savons maintenant que presque un quart de la population vivant en France est soit immigrée, soit enfant d’immigré. Si on remonte d’une génération – on a pu le faire avec des modèles, mais si l’on pose directement la question aux gens – ce sera peut-être un tiers. Un tiers de la population vivant en France sera soit immigré, soit enfant, soit petit-enfant d’au moins un immigré.

En posant ce genre de question, on ne porte pas atteinte aux libertés. On ne rogne absolument pas les libertés. Au contraire, on banalise la question de l’immigration. On permet par ce biais-là de dire que la migration a tellement diffusé dans la société française que l’on pose ces questions pour avoir une idée de notre histoire et de la contribution considérable de l’immigration à la croissance démographique, au développement du pays, etc.

Il faut poser ce genre de question et cela minimise beaucoup toutes les obsessions que l’on voit courir régulièrement, qui consistent à demander combien nous coûte l’immigration. À l’extrême droite, il y a un procédé classique qui revient régulièrement, qui consiste à dire qu’il faut compter la deuxième génération. « Tous les enfants d’immigrés qui sont à l’école, s’ils sont 12 % des élèves, représentent 12 % du budget de l’Éducation nationale. » On va appliquer ce genre de clés de répartition d’un ministère à l’autre, en l’absence de données. Ainsi, avec de tels raisonnements, on n’obtient plus un chiffrage comme celui que réalise la Cour des comptes pour estimer les sommes affectées à l’accueil des migrants, mais puisque l’on passe des flux d’entrées à des stocks qui concernent les portions entières de la population, les sommes vont devenir des milliards d’euros. C’est cela, l’origine des chiffrages qui sont faits par l’extrême droite sur le coût de l’immigration. Mais quel sens cela a-t-il de calculer ce que coûte un quart de la population aux trois quarts restants ? Quel sens cela a-t-il de calculer ce que coûte, sur trois générations, un tiers de la population aux deux tiers restants ? Cela n’a plus aucun sens.

Pour conclure, je dirais que ce genre d’études prenant en compte l’origine, si on les mène bien, si on les publie bien, si on les explique bien, si on sécurise les données, permettent non, pas d’assigner ou de discriminer, mais tout au contraire de banaliser l’immigration et de montrer que finalement, c’est une composante devenue ordinaire de la population de la France.

Mme Fadila Khattabi. Vous avez dit que les chances d’une personne de décrocher un entretien d’embauche étaient minimisées à partir du moment où cette personne appartenait à une minorité dite visible, une perte de 50 % de chance. J’ai moi-même été pendant 25 ans enseignante dans le plus gros centre de formation pour apprentis en Bourgogne, un Centre de Formation d’Apprentis (CFA) interprofessionnel. Sur une rotation de trois semaines, j’avais à peu près 600 jeunes apprentis. J’avais constaté effectivement qu’il y avait, au début de ma carrière, très peu de jeunes issus de cette minorité dite visible ou invisible ; tout dépend de quel côté on se place. Ils avaient du mal à décrocher un contrat d’apprentissage – n’oublions pas que c’est un contrat de travail – du fait aussi que beaucoup de ces jeunes n’avaient pas les réseaux pour pouvoir être aidés dans cette recherche.

J’ai eu la chance entre-temps, en 2004, de devenir conseillère régionale, puis vice-présidente de la Région, en charge justement des problématiques de formation et d’apprentissage. J’ai fait mettre en place une aide aux entreprises pour recruter des jeunes, notamment issus des quartiers défavorisés, où le taux de chômage était encore bien plus élevé qu’ailleurs. Évidemment, les entreprises ne recrutent pas parce qu’il y a une aide, mais je pense que c’était aussi une façon de mettre l’accent sur une problématique qui est vécue par ces jeunes.

J’ai pu constater des améliorations. Il y a des avancées. Je vois que la cour de ce centre de formation est un peu plus « colorée », si je puis me permettre. Les choses évoluent positivement. Comme vous avez fait de nombreuses recherches, je suis certaine que vous constatez qu’on avance sur ce sujet, même si dans le vécu, dans la perception qu’ont les populations qui se disent discriminées, cela reste encore violent. Quel est votre avis là-dessus ?

M. François Héran. Il y a un paradoxe qu’il faut comprendre, c’est que quand on interroge la première et la deuxième génération sur leur expérience de la discrimination ou le sentiment d’avoir été discriminé, la première génération donne des chiffres beaucoup plus bas que la seconde. Cela peut paraître étonnant puisqu’a priori, la seconde est née en France, est francisée, a été scolarisée, etc. Elle devrait d’une certaine manière avoir progressé davantage dans le parcours d’intégration. C’est ce qu’on attend logiquement. C’est un résultat que l’on observe partout, qui n’est pas propre à la France, mais qui est lié au fait que la première génération, celle qui a vraiment migré, sait l’avantage qu’elle a gagné à migrer. Elle compare sa situation à celle de ses compatriotes qui sont restés au pays. Elle sait bien que malgré toutes les difficultés, tous les sacrifices, toutes les avanies qui ont été subies, elle a gagné à la migration.

Les jeunes qui sont nés en France n’ont aucune raison de se comparer aux enfants des compatriotes de leurs parents restés en Algérie, en Turquie, au Portugal, etc. Ils se comparent évidemment avec les jeunes de leur génération qui sont sur le marché de l’emploi, à l’école. Là, ils font l’expérience de la discrimination. Les mesures que nous avons prises font très attention à observer à compétences égales. Il y a même des économistes qui ont regardé si, à comportement égal, à maîtrise égale des codes, il y a encore des différences liées aux origines. La réponse est oui. Elles restent quasiment intactes. Ce n’est pas uniquement une question de maîtrise inégale des codes comme on le dit souvent.

Il existe le sentiment dans les jeunes générations, qu’il ne faut pas réduire à de la victimisation – ce serait trop facile, que puisqu’ils sont nés en France, qu’ils ont la nationalité française, ils devraient être traités à égalité mais ne le sont pas.

Je pense comme vous que dans la pratique, les choses se sont améliorées, c’est certain. Notamment dans les concours de recrutement de l’administration, les choses se sont améliorées.

On parle ainsi beaucoup de la police en ce moment. Dominique Meurs est une économiste de Nanterre, une grande spécialiste des discriminations au sein de la fonction publique qui a beaucoup travaillé avec elle. À l’époque où Dominique de Villepin était ministre de l’intérieur, nous avions étudié le recrutement des différentes catégories de policiers. Nous avons eu accès à tous les fichiers de la police. Nous avions obtenu l’accord des syndicats. On ne peut rien faire au ministère de l’intérieur sans cela. Nous avions pu observer, en regardant les recrutements des dernières décennies, que le ministère de l’intérieur avait su recruter ses agents en tenant compte de l’évolution des différentes vagues migratoires. C’étaient des enfants de migrants, puisqu’il faut être français pour être policier, mais le ministère de l’intérieur est certainement un des ministères qui a le plus pris en compte les changements de la composition de la population due à l’immigration dans son recrutement. C’est un paradoxe, lorsque l’on voit tout ce qu’on dit sur la police.

Il nous manque des comparaisons systématiques entre les ministères. Si vous regardez ceux que l’on peut qualifier d’aristocratiques : la culture, les affaires étrangères, c’est certainement très différent, sauf peut-être le recrutement chez des binationaux ou des étrangers de haute volée. Nous manquons d’une étude un peu systématique qui nous permettrait, par le biais d’un observatoire – et là, je rejoins tout à fait la demande de Jacques Toubon – tous les cinq ans par exemple, d’essayer de voir où nous en sommes dans les ministères, et pas seulement en matière de recrutement en fonction des origines. Nous avions mené cette enquête au ministère de l’intérieur de façon totalement anonyme, avec des fichiers nominatifs au départ pour tirer l’échantillon. Il faudrait pouvoir mesurer cela systématiquement dans les ministères, non pas seulement à l’embauche, mais aussi pour les promotions et le déroulement de la carrière. Nous savons par exemple que les femmes ont été très fortement recrutées dans la police, mais que leur déroulement de carrière est considérablement ralenti comparé à celui des hommes.

Il est important de rappeler à ceux qui mettent en avant comme unique instrument le testing que celui-ci permet de très bien mesurer la discrimination à l’embauche, mais qu’il ne permet pas, par définition, de mesurer ce qui se passe lors du déroulement de la carrière. C’est une de ses très grandes limites, y compris ceux menés à grande échelle auprès des entreprises ou des cabinets de recrutement. Il faut que les administrations et les entreprises se mobilisent.

Je rappelle qu’il existe un document important qui avait été coédité en 2012 par le Défenseur des droits, qui venait juste d’être créé, et par la CNIL. C’était un manuel de méthodologie à l’usage des acteurs de l’emploi sur la diversité qui définissait les différentes méthodes disponibles dans les entreprises en matière d’enquête, pour mesurer les avancées de la lutte contre les discriminations. Pour l’instant, nous n’avons pas les moyens de savoir si cela progresse ou pas. Nous avons quelques enquêtes de l’INSEE, mais pas un système qui mesurerait – pas tous les ans, car cela n’aurait pas de sens – au moins tous les cinq ans plutôt que tous les dix ans, les évolutions dans les administrations et dans les entreprises. Je vous renvoie à ce document qui ne changeait pas le droit. J’en avais été l’inspirateur parce que le rapport que j’avais écrit pour Yazid Sabeg, alors commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, qui en avait été assez mécontent, avait expliqué ce que l’on pouvait faire avec les outils existants.

Nous avons des outils et des percées juridiques qui ont été faites. En 1999, j’ai introduit une grande enquête de l’INSEE dans les prisons. On sait, contrairement à ce que tout le monde raconte, quelle est la surreprésentation de certaines nationalités, de certaines origines, y compris en seconde génération dans les prisons. Cela n’a jamais été refait depuis. Les obstacles ne sont pas tellement juridiques, mais plutôt pratiques. Nous avons des outils, mais que nous n’utilisons pas de façon systématique, qui ne sont pas institués sous la forme d’observatoires ou d’obligations répétées. Nous n’avons pas dans ce domaine l’équivalent de ce que l’on a imposé aux entreprises pour l’égalité de genre. C’est cela qu’il faudrait faire de façon raisonnable, en veillant à l’anonymat. Si les entreprises sont trop petites pour que l’on fasse ce genre d’enquête, organisons-les par branches entières et c’est ainsi que l’on résoudra le problème.

Je reste attaché à ce que ce soit la CNIL qui accorde les dérogations pour étudier toutes sortes de choses – pas seulement le cas des origines, car nous avons des enquêtes sur l’orientation sexuelle, sur les opinions politiques religieuses. Elle accorde des dérogations pour des enquêtes de recherche ou de connaissances comme celles que font l’INSEE, l’INED, etc. Elle n’a jamais accordé de dérogation pour les fichiers de gestion, c’est-à-dire les fichiers qui ont une incidence sur le sort des personnes, les fichiers d’élèves, de salariés, de locataires, etc. C’est une distinction fondamentale à respecter. L’introduction de ces valeurs dans les fichiers de gestion n’est pas permise actuellement, même par dérogation. Elle est possible par contre dans des enquêtes anonymes avec des données sécurisées et le consentement des personnes.

L’autre distinction sans laquelle on ne comprend rien à toute cette histoire, c’est qu’il ne faut pas confondre l’ethnique et l’ethno-racial. Notre statistique publique est en fait une statistique ethnique quand on prend le vocabulaire utilisé communément en Europe. Cela fait référence au pays d’origine alors que la personne est installée dans un autre pays. Les seuls pays qui, en Europe, font de la statistique ethno-raciale, c’est-à-dire qu’ils proposent une liste de couleurs, de races, avec éventuellement des cultures, des sous-cultures, sont l’Angleterre et l’Irlande sur le modèle américain. Nous sommes exactement dans la même situation que l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, etc.

Dans des enquêtes de recherche très spécialisées comme TeO – la CNIL l’a déjà autorisé – on peut poser des questions sur le fait de savoir si les discriminations ressenties sont dues ou pas à la couleur de la peau ou à tout autre critère. Il faut évidemment proposer la palette des critères pour que la démonstration soit correcte.

Notre statistique actuellement est à la fois ethnique et républicaine. Elle est ethnique parce qu’elle continue de s’intéresser au poids des origines alors que l’on est établi en France. Elle est républicaine parce qu’elle travaille fondamentalement sur des données d’état civil. Elle peut aller jusqu’au racial, mais uniquement dans des enquêtes de recherche dûment contrôlées.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je n’ai aucun doute sur le fait que les sociologues et les statisticiens savent très bien ne pas faire d’assignation à identité, mais la question posée a trait à la situation de la personne interrogée qui, quand elle doit donner sa couleur, sa « race », va peut-être finir par se ranger dans une catégorie ou se sentir assignée. J’avais lu des explications que vous donniez, précisant que cela ne se faisait effectivement que dans des statistiques et des études très spécialisées sur les discriminations et que le critère ne devait pas être une case à cocher imposée à l’individu, mais un élément perçu ou ressenti par lui pour justement ne pas l’enfermer.

M. François Héran. Ce que les chercheurs utilisent avait beaucoup intéressé Louis Schweitzer quand il présidait la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) avant son absorption par le Défenseur des droits. La HALDE avait d’ailleurs été l’un des financeurs de l’enquête TeO. Cette enquête n’a jamais été financée par le ministère de l’intérieur. Ils ont toujours refusé et ce sont les affaires sociales, la HALDE et d’autres agences qui l’avaient financée.

L’idée centrale est l’hétéro-perception : « comment pensez-vous être perçu par autrui ? » Ce n’est pas : « êtes-vous noir ? » Ce n’est pas cocher une case. Le Conseil constitutionnel a refusé l’idée de ce référentiel à l’américaine, ou à la britannique, qui serait imposé à la population, et qui est totalement exclu partout ailleurs en Europe continentale. Mais en revanche il est possible de demander : « comment pensez-vous être perçu ? » ou « pensez-vous que c’est cela qui vous vaut d’être discriminé dans telle et telle circonstance ? », etc. Cela constitue l’essentiel selon moi. Si l’on s’intéresse aux discriminations raciales en posant toutes les questions, sauf celles liées à la prétendue race, c’est quand même paradoxal. Il faut que l’on puisse interroger les personnes en relation directe avec le sujet, mais par le biais de l’auto-hétéro-perception.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie beaucoup, monsieur Héran, d’avoir accepté notre invitation à être auditionné.

La séance est levée à 12 heures 05.

 

 


Compte rendu  8    Table ronde réunissant : M. Tommaso Vitale, sociologue, professeur associé à Sciences Po, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) ; M. Marcel Courthiade, professeur de langue et civilisation rromani à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), commissaire pour la langue et la justice linguistique de l’Union rromani internationale, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

(Réunion du jeudi 9 juillet 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures 10.

M. le président Robin Reda. Cette dernière audition de la matinée avec M. Tommaso Vitale et M. Marcel Courthiade a pour objectif, dans le cadre de notre mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme, de nous préoccuper d’une forme de racisme relative à la question des Roms.

Cette mission d’information, qui a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019, étudie la question du racisme sans se limiter aux sujets d’actualité, notamment celui du racisme anti-Noirs. Elle cherche donc à explorer toutes les dimensions du racisme, en parlant de ses manifestations parfois négligées. Le racisme anti-Roms nous paraît faire partie de cette catégorie.

Le racisme anti-Roms, nous l’avons vu dans le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), est en effet l’une des formes de racisme la plus banalisée et qui suscite le moins de réprobation alors même qu’elle touche la plus grande minorité d’Europe.

Le sujet est délicat. On sait que les Roms ne représentent pas une communauté ethnique tout à fait homogène, qu’il est difficile de parler de la situation des Roms en général parce que les situations sont très diverses.

Vous êtes spécialistes de ces questions puisque vous êtes, Monsieur Vitale, professeur associé à Sciences Po, membre du Conseil scientifique de la DILCRAH ; Monsieur Courthiade, vous êtes professeur de langues et civilisations romani à l’INALCO, commissaire pour la langue et la justice linguistique de l’Union romani internationale, membre du Conseil scientifique de la DILCRAH.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons débuté ces travaux avec des auditions d’universitaires pour essayer de cadrer un peu le sujet qui est assez vaste, à vrai dire. Mardi, deux personnes nous parlaient du racisme anti-Asiatiques. Aujourd’hui, nous allons parler du racisme orienté contre les Roms. Cela ne veut pas dire que nous ne croyons pas au caractère universaliste de la lutte antiraciste, qui est pour nous primordial, mais on s’en rend compte en lisant le rapport de la CNCDH et au fil de nos auditions, que le racisme prend parfois des formes spécifiques sur lesquelles il ne s’agit pas de faire l’impasse.

La lutte contre le racisme anti-Roms est assez silencieuse et on ne connaît pas vraiment les revendications ni les souffrances subies par ces populations. Pourriez-vous nous en parler ? La scolarité apparaît comme un point clé mais il y en a d’autres. Pourriez-vous, en préambule, présenter la typographie des différentes communautés, très variées, que l’on classe sous la dénomination « Roms » ? Enfin, un préjugé dans la population consiste à penser les Roms vivraient selon un système juridique parallèle. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point-là ?

M. Marcel Courthiade, linguiste, professeur HDR de langue et civilisation rromani à l'institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), commissaire pour la langue et la justice linguistique de l'Union rromani internationale, membre du conseil scientifique de la DILCRAH. Nous souhaitons tous dépasser le stade de l’indignation et des incantations antiracistes pour passer à des analyses des mécanismes sociaux et des propositions de stratégies effectives. Les nouvelles formes de racisme qui sont abordées aujourd’hui n’ont pas éliminé les anciennes. Elles s’y superposent, les prolongent, elles s’en nourrissent et elles prennent des formes soi-disant plus acceptables, notamment la pseudo-motivation par la peur. Comme le dit le proverbe : « Le serpent peut changer sa peau. Il ne peut pas changer son venin. »

Vous disiez, madame, que le diminutif de « Roms » ne permet pas d’appréhender la question dans sa complexité. Lorsqu’on parle des Roms, on parle d’une population concrète qui a quitté l’Inde du Nord il y a tout juste mille ans, est arrivée en Asie Mineure environ cinquante ans plus tard et qui porte une langue, un héritage, une culture, une identité, spécifiques, quoique celle-ci soit susceptible d’évoluer. Lorsque j’emploie le terme « Tsiganes », je parle plutôt du cliché qui a été élaboré au cours des siècles à propos des Roms. Enfin, lorsqu’on parle des « gens du voyage », mots apparus il y a cinquante ans en France, on se réfère à une catégorie administrative française des gens qui vivent et se déplacent en habitat mobile ou susceptible de l’être, pendant tout ou partie de l’année, c’est-à-dire les nomades et sédentaires qui se réclament du voyage. Je reprends les termes du rapport du préfet Arsène Delamon de 1990 sur la situation des gens du voyage et les mesures proposées pour l’améliorer.

Les notions ne sont donc pas interchangeables : c’est pour cela qu’il faut être très précis. Il n’y a qu’un recoupement partiel entre ces trois concepts, l’immense majorité des Roms de France et surtout d’Europe n’ayant jamais été mobiles, sauf pendant qu’ils arrivaient là où ils sont fixés aujourd’hui.

M. Tommaso Vitale, sociologue, professeur associé à Sciences Po, membre du conseil scientifique de la DILCRAH. Premièrement, je souhaitais vous présenter une carte d’Europe sur laquelle on voit comment se situent les pays européens par rapport au racisme contre les Roms. La France se pose un petit peu au milieu. Ce n’est pas le pays le plus hostile aux Roms, mais il fait partie de la catégorie intermédiaire. Dans la mentalité des personnes, lorsqu’on demande des choses très ordinaires comme : « Aimeriez-vous que vos enfants à l’école puissent avoir des amis d’origine rom ou manouche ? », plus ou moins 50 % des adultes disent non. Le problème est donc très sérieux en France.

Sur la deuxième image, dans les analyses que j’ai faites avec mes collègues, Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj, on voit les évolutions de la tolérance envers les minorités en France. La tolérance envers les Roms, les gens du voyage et les Manouches est deux fois plus réduite qu’envers les autres minorités.

Les stéréotypes les plus répandus envers les Roms sont, comme disait le professeur Courthiade, l’idée que les Roms sont des nomades, mais aussi qu’ils exploitent souvent les enfants, qu’ils vivent principalement de vols et de trafic, qu’ils ne veulent pas s’intégrer dans la société, qu’ils sont pauvres, misérables et vulnérables, que ce sont des opportunistes paresseux parasites, des migrants étrangers, et qu’ils sont déformés et mal formés. C’est le type de stéréotypes que l’on retrouve en France. Cette attitude existe aussi envers les juifs : 20 % de la population pensent que les juifs veulent vivre comme un groupe en marge de la société. Mais pour ce qui est des Roms, ce chiffre s’élève à 70 %.

Lorsqu’on la mesure, on voit que l’hostilité envers les Roms reste très forte, mais que les stéréotypes baissent un peu. L’effectif des niveaux hauts et moyens d’hostilité envers les Roms baisse à partir de 2014, et celui du niveau d’hostilité basse augmente. Aujourd’hui, au vu des échantillons représentatifs dont nous disposons pour l’enquête CNCDH à laquelle j’ai l’honneur de participer, la moitié de la population française a un niveau très haut d’hostilité envers les Roms.

L’anti-tsiganisme monte quand le niveau d’éducation baisse et quand le sentiment de déclassement est plus aigu. Les niveaux d’hostilités envers les Roms sont plus bas chez les cadres supérieurs et les professions intermédiaires et sont plus hauts chez les agriculteurs, les artisans ou les ouvriers.

Ces dernières années, on constate une très forte croissance du pourcentage de personnes qui pense qu’on ne parle pas assez de l’extermination des Tsiganes et des Roms pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce phénomène est lié au fait qu’il y a eu entre 2016 et 2017 une vraie mobilisation de la société civile pour bâtir une mémoire des enfermements, des persécutions et des expropriations qui ont été commis en Europe à cette époque.

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté récemment une recommandation historique qui appelle tous 47 États membres du Conseil de l’Europe à intégrer l’histoire des Roms dans les programmes scolaires, de la rendre « mainstream ». Il s’agit de faire état dans les manuels scolaires de l’importance des Roms dans l’histoire européenne.

Comment lutter contre cette forme violente de racisme ? Une première piste serait de faire la mémoire de la persécution, mais il ne faut pas regarder les Roms uniquement comme des victimes de persécutions. Il faut aussi rappeler cette belle histoire de complémentarité, d’échanges et d’intégration partout en Europe. Il faut pouvoir combattre l’anti-tsiganisme en mobilisant des informations sur la contribution des Roms et des gens du voyage aux économies nationales, à la culture, à l’histoire des sociétés locales.

Une deuxième piste serait de favoriser les rencontres. On voit à gauche du graphique présenté, sur l’axe vertical, le niveau d’hostilité envers les Roms. On a deux courbes pour chaque pays ; une courbe des personnes qui n’ont pas d’affinités, de relations avec les Roms et la courbe, plus basse dans presque tous les pays européens, des personnes qui ont des contacts avec eux. Sur l’axe horizontal, on a le niveau d’ethnocentrisme. Évidemment, les personnes plus ethnocentrées sont plus hostiles envers les Roms que les personnes cosmopolites et plus ouvertes. Dans tous les pays – et en France, c’est spectaculaire – le fait d’avoir des contacts, des rapports et des connaissances personnelles abaisse le niveau de racisme contre les Roms, même pour les personnes qui sont plus à droite dans une échelle d’ethnocentrisme. Il faut favoriser les rencontres, quelles qu’elles soient, sous forme culturelle, à l’école, par le biais des enfants, pour permettre à ceux qui se sentent stigmatisés et mis à l’écart, de dire qu’ils ont une origine rom, qu’ils parlent romani, que leurs rapports d’amitié et de famille passent par les réseaux et les communautés romanis.

Une troisième piste consisterait à faire confiance aux Roms, aux Manouches et aux voyageurs. On peut faire confiance aux associations représentant ces groupes qui peuvent accompagner l’État français dans un nouvel élan contre la haine et le racisme.

Enfin, il y a aussi la possibilité d’une politique négative, c’est-à-dire d’une politique de sanction et de protection, par exemple contre la haine en ligne. Nous devons protéger cette minorité, ne pas la laisser se faire agresser. Il ne faut pas associer l’image des Roms seulement à la misère. En Seine-Saint-Denis, dans le 93, l’année dernière, sur deux ou trois jours, on a assisté à quarante agressions et formes de lynchage. L’État a su être présent à travers les directeurs d’établissements scolaires, les maires, la police et la préfecture.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Quelles sont les discriminations du quotidien ? Favoriser les rencontres veut dire scolariser. Il y a des disparités en fonction des communes, des démarches administratives qui peuvent être parfois assez longues et décourager ainsi les gens du voyage d’inscrire leurs enfants ; le rapport de la CNCDH en parlait.

Nous tous, sur nos circonscriptions, avons des élus qui s’inquiètent souvent de voir arriver des caravanes sur des terrains qui ne sont pas forcément faits pour cela, alors que d’autres le sont. Y a-t-il quelque chose à revoir sur notre politique d’aires de grand voyage pour qu’elle convienne mieux à nos modes de vie et aux attentes de ces populations ?

M. Tommaso Vitale. Combien de personnes parlent-elles la langue romani ou ses dialectes en France ? Il y a des estimations autour de 400 000, d’autres autour de 500 000. Dans cette population très diverse, il y a des statuts juridiques et sociaux très différents. Certains sont diplômés, certains des classes moyennes. Il y a des pauvres et des très pauvres. Le problème de la scolarité se pose surtout par rapport aux nouveaux arrivants, qui sont plutôt des étrangers de l’Europe de l’Est. Ils vivent parfois dans des squats très pauvres, dans des bidonvilles, ou pire. Pour ces personnes, qu’elles soient immigrées de la nouvelle génération ou très pauvres pour d’autres raisons, la scolarité n’est pas sereine.

Grâce à un effort de recherches avec la préfecture de l’Ile-de-France, des données quantitatives, les seules dont nous disposons, viennent d’être publiées dans le Journal of Ethnic and Migration Studies par Federico Bianchi, Grégoire Cousin et moi-même. Celles-ci nous montrent que dans les bidonvilles, au moins entre 2012 et 2016, le pourcentage de personnes qui pouvait envoyer les enfants à l’école était minime : entre 10 et 12 % des enfants.

La situation a progressé un petit peu. Beaucoup de militants roms – et pas seulement –demandent à ce que l’on aide davantage les écoles et les enfants les plus défavorisés à accéder à l’école. Il est très important de réaliser que ce n’est pas le problème des Roms, mais le problème des très pauvres. Il faut jouer sur deux niveaux. D’un côté, il faut forcer un peu plus les écoles à accepter. De l’autre, il faut aider les écoles à bien s’équiper pour accueillir des populations plus fragiles. Il y a une très belle campagne en France : « École pour tous », pleine de propositions concrètes. Je vous invite à parler avec eux.

La question des aires de grand passage, encore une fois, ne concerne pas l’ensemble de la population romani en France. C’est un petit pourcentage qui a tendance à se déplacer à certains moments de l’année, en groupes plutôt nombreux.

La loi française prévoit de reconnaître, d’accompagner, d’accueillir les citoyens concernés dans ces passages, mais la mise en œuvre de cette loi n’est pas parfaite. Selon moi, il faut travailler davantage sur la mise en œuvre et les critères d’accompagnement et de sanction des mairies, mais aussi repenser le cadre de régulation. Il y a un très bon rapport qui a été fait sur les aires de passage en 2010, mais beaucoup de choses se sont passées ces dix dernières années et ce rapport est peut-être déjà daté.

Il faut rouvrir l’écoute, car toutes les associations de voyageurs nous disent que dans toutes les régions françaises, l’offre de places est trop faible. Beaucoup d’aires d’accueil ne sont plus des aires pour des personnes qui se déplacent, mais des endroits où les gens vivent de façon stable. Il faut donc étudier les situations en détail.

M. Marcel Courthiade. Cette décision du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe sur l’introduction de l’histoire des Roms dans l’ensemble des cursus éducatifs est une bonne nouvelle, mais le revers de la médaille, c’est qu’ils recommencent de façon cryptoraciste, à mélanger Roms et gens du voyage. Un tel niveau d’amalgame revient à confondre Arabes et musulmans, juifs et riches, ou mélanger Noirs et Africains. Nous ne pourrons pas avancer tant que nous resterons dans cet amalgame.

La notion de Roms est taboue. À l’heure actuelle, on ne parle pas assez en France des Roms en tant que tels. Il est difficile en France de parler de ce peuple qui a quitté l’Inde il y a 1 000 ans, qui a son histoire, sa langue, qui a toute sa richesse culturelle, sans y accoler les gens du voyage. Lorsqu’il s’agit de calomnier les Roms dans leur ensemble, on y associe les personnes issues de la communauté des gens du voyage. Légalement, les gens du voyage ne peuvent être rangés dans aucune catégorie protégée par la loi, ni race, ni nation, ni origine, ni orientations sexuelles, ni religion : on utilise donc le subterfuge de critiquer les « gens du voyage » pour critiquer les Roms. C’est ce que se permettent de faire de nombreux médias, souvent sous couvert d’un discours en apparence bienveillant.

Le fait de généraliser les quelques aspérités constatées ici ou là crée un contexte social favorable à la discrimination, au rejet, aux accusations calomnieuses voire aux violences physiques ou verbales à l’encontre de l’ensemble des communautés. Il existe de fausses évidences. Ainsi, nous l’avons vu, la mention des Roms fait basculer le citoyen mal informé vers la catégorie des gens du voyage. Parler de Roms permet de faire référence à des « Tsiganes » considérés dans l’imaginaire comme inquiétants, répugnants ou pitoyables, même s’ils sont rebaptisés « gens du voyage » et en même temps à une forme de diversité culturelle non souhaitable du point de vue des chauvins.

Derrière cela se cache une suspicion de dérive vers un nationalisme, un « séparatisme », un indigénisme que l’on attribue volontiers aux Roms. Or c’est méconnaître les Roms et leur faire un procès d’intention, car les Roms ont toujours été un modèle d’intégration, sauf bien sûr lorsqu’ils étaient rejetés, exclus, poursuivis, pendus, brûlés, déportés, gazés ou réduits en esclavage. Mais aussi longtemps que la réalité restera cachée par des discours fallacieux, on ne pourra sortir de ces fameux stéréotypes relatifs à leur supposée délinquance, à leurs sources de revenus, à leurs origines, à leur défaut d’hygiène et à leur manque d’intégration.

Contrairement à ce que prétendent clichés, le Rom n’est pas un ennemi de la société. Il n’est pas un rebelle antisystème. Simplement, il trouve tout particulièrement inique d’être traité a priori comme un criminel.

Au-delà de cela, les observateurs experts ne mentionnent pas que les autres Roms de France, cette immense majorité vivant de manière stable et invisible, sont en permanence dans la hantise d’être identifiés comme tels à l’hôpital, dans les services administratifs, les bureaux, les banques ou pour trouver ou conserver un emploi

Le déni de l’histoire des Roms est comparable au déni, jusqu’à récemment, de l’histoire des femmes. Bourdieu parlait d’un processus de déshistoricisation, d’un phénomène qui tente de nier tout processus historique dans la condition des femmes : c’est encore la même chose pour les Roms. S’agissant des femmes, un jour a émergé la volonté d’historiens d’étudier les minorités absentes de l’histoire, mais cela est encore empêché s’agissant des Roms.

La peur d’être identifié entraîne un « stress » immérité chez le demi-million de Roms de France, une frustration qui d’une part les démotive sur le plan intellectuel, d’autre part les pousse vers des identités de substitution souvent discutables, comme l’islamisme. Il faut rappeler que les problèmes de communautarisme n’ont aucun rapport avec les langues parlées, car les langues sont toutes cumulables. Or le plurilinguisme est un lien social, une richesse pour toute la nation, alors que le communautarisme est bien davantage le fait des religions, par définition non cumulables, et des communautés idéologiques sur les réseaux sociaux.

J’en reviens à cette décision du Conseil des ministres sur une recommandation que M. Vitale avait saluée sur son compte Twitter, et j’en suis content. Je partage avec lui cette position, bien entendu, mais à condition de parler des Roms spécifiquement, des gens du voyage spécifiquement sans mélanger toutes ces notions.

Nous disposons d’un livre d’histoire du peuple rom publié en français en marge d’un projet européen audiovisuel. À la suite d’un entretien avec M. Jean-Michel Blanquer il y a un an ou deux, le dialogue s’est poursuivi avec l’Éducation nationale sur ce sujet. Sortir de l’amalgame entre Roms et gens du voyage n’est pas facile. Le projet d’exposition sur la langue et la culture des Roms, qui avait été commandé par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), soutenu par le ministère français de la culture, présenté au Conseil de l’Europe et deux fois en Inde avait été programmé par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), mais ensuite rejeté avec l’explication : « Nous avons déjà trois expositions prévues, dont une sur les Tsiganes et les gens du voyage. »

Je vous ai envoyé en amont un article de Le droit de vivre publié par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA). À l’origine, il s’agissait d’un texte de 4 000 signes que j’avais rédigé à la demande du Conseil scientifique de la DILCRAH, or il a été retoqué parce que j’avais refusé de supprimer la phrase appelant à distinguer « Roms » et « gens du voyage ».

Autre exemple concernant « l’Europe et les génocides ». Le cas français » est une enquête qui a été réalisée par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) pour la Fondation Jean Jaurès en partenariat avec la DILCRAH. Il n’y a pas une seule mention du Samudaripen, le génocide nazi à l’encontre des Tsiganes, avec ses 500 000 victimes directes, sans mentionner les victimes indirectes.

En conclusion, dissocier les concepts de « Roms » et de « gens du voyage » est une condition nécessaire pour lutter contre le racisme dont souffrent ces populations. En face du déni généralisé dont nous venons de parler, il existe en France une volonté politique de reconnaissance de l’apport rom au génie français. Ce qui manque, c’est la volonté médiatico-universitaire. La clé est là, mais c’est aussi le verrou, ce blocage étant une forme émergée du racisme. Si nous ne le dépassons pas, nous versons seulement de l’eau dans un tonneau percé. Au contraire, corriger l’erreur conceptuelle, c’est colmater la brèche.

Il est également indispensable, parallèlement mais séparément, de travailler à la réhabilitation de la vie mobile des gens du voyage, que l’on aura donc bien distingué des Roms. Ceux qui se reconnaissent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories distinctes verraient leur dignité restaurée ainsi que le respect des autres vis-à-vis d’eux.

Cela va prendre du temps, mais réfléchissez à l’évolution de la société au sujet de la nicotine depuis vingt ans grâce à une volonté politique forte. Il est certain que nous aurons beaucoup fait reculer la tsiganophobie si nous avions commencé à travailler il y a trente ans, lorsque des propositions ont été élaborées. Je ne crois pas que la tsiganophobie crée plus de dépendance que la nicotine !

Mme Michèle Victory. Si on élargit cette problématique à l’Europe, comment s’en sort-on ? Je suis allée de très nombreuses fois en Roumanie. J’y ai été sidérée du racisme anti-Roms, persuadée, très naïvement comme je l’étais, qu’il y avait une convergence culturelle plus grande entre ces deux populations. Je me suis aperçue que ces personnes étaient dans une misère absolument incroyable et rejetées de façon massive par la population, y compris par des gens tout à fait éduqués. Sur ces questions, une clé de lecture et de compréhension européenne ne serait-elle pas très importante ?

M. Marcel Courthiade. Cela fait trente ans que je travaille avec la Roumanie. Il existe un discours sur le racisme en Roumanie, mais celui-ci fait aussi partie des stéréotypes. Il y a une méconnaissance de la question rom, alors même que le gouvernement soutient la culture rom. En revanche, la question des gens du voyage et l’amalgame associé ne se pose pas, car la communauté des gens du voyage est surtout présente dans l’ouest de l’Europe.

Dans les deux principautés de Roumanie, qui sont le sud et l’est du pays aujourd’hui, les Roms ont été esclaves, considérés comme non humains, pendant cinq cents ans. Les descendants d’esclaves sont aujourd’hui toujours rejetés. C’est quelque chose qui est profondément intégré dans la mentalité collective. Beaucoup de progrès ont été faits depuis vingt-cinq ans en Roumanie par rapport à la compréhension des Roms.

L’histoire des Roms n’est pas enseignée à l’ensemble des élèves. Il est enseigné essentiellement aux enfants roms, et c’est là une erreur fondamentale parce qu’il faudrait appliquer justement cette décision du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe et la généraliser, comme ce que nous voulons faire en France. Des livres existent sur le sujet, mais les livres ne suffisent pas. Il faudrait avoir un système sur internet pour aller au-devant et faire passer éventuellement de façon ludique ou humoristique des façons de vilipender le racisme anti-Roms.

Il y a une seconde difficulté : la Roumanie refuse de reconnaître l’esclavage qui a eu lieu pendant cinq cents ans à l’égard des Roms. Évidemment, il ne s’agit pas de commettre des anachronismes et il faut remettre le passé dans son contexte, l’accepter et en tirer des leçons pour le présent et pour l’avenir.

J’ajouterais également que chaque pays a une position spécifique, qu’il s’agisse de la Roumanie, de la Hongrie, de la Bulgarie, etc. Beaucoup de progrès ont été faits en Roumanie. Mais il conviendrait d’étudier ces questions de façon circonstanciée et je peux vous adresser un texte sur les comparaisons internationales.

M. le président Robin Reda. Je vous propose de conclure cette matinée d’auditions. Merci à MM. Vitale et Courthiade pour leurs interventions. Merci à vous pour les documents dont vous nous avez fait part.

La séance est levée à 13 heures.

 


Compte rendu  9    Table ronde, ouverte à la presse, sur le projet Global race INED – Sciences Po réunissant M. Patrick Simon, socio-démographe, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED) et responsable du département Integer (Intégration et discriminations) à l’Institut des migrations, et M. Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po

(Réunion du mardi 21 juillet 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information, créée par la Conférence des présidents le 3 décembre 2019, consacrée à l’émergence et à l’évolution des différentes formes de racisme dans notre pays et aux réponses que nous pouvons y apporter. Même si la question revêt une acuité particulière compte tenu de l’actualité internationale, le législateur s’y intéresse de longue date.

Nous accueillons, dans le cadre de ce premier cycle d’auditions d’universitaires, M. Patrick Simon, responsable du projet Global race, socio-démographe, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED) et responsable du département Integer (Intégration et discriminations) à l’Institut des migrations et M. Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, qui participe au projet Global race. Ce projet pluridisciplinaire a commencé fin 2015 et vise à étudier les reconfigurations du racisme et du concept de race depuis 1945 dans le contexte du développement des politiques antidiscriminatoires. Il porte sur l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Amérique latine.

Dans le contexte actuel, nous nous interrogeons beaucoup sur la notion de race. Si ce terme n’est plus utilisable dans la langue politique, le concept ne renvoie pas moins à une réalité sociale – vous l’avez montré dans vos travaux – qu’il importe de nommer pour lutter contre le racisme et les discriminations.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comme vous le rappeliez, monsieur le président, cette mission a été créée depuis plusieurs mois, même si nous n’avons pu commencer nos travaux qu’à l’issue du confinement. C’est un travail transpartisan, qui réunit vingt-deux députés. Pourriez-vous nous dire en quoi les caractéristiques du projet Global race sont novatrices par rapport à des études précédentes ? Quels enseignements retirez-vous des comparaisons internationales menées dans le cadre de l’étude ? On s’interroge souvent sur les liens entre racisme et antisémitisme ; on se demande parfois si l’antisémitisme est un racisme comme les autres : est-ce le sentiment qui prédomine dans les pays que vous avez étudiés ? De manière générale, quelles évolutions historiques constatez-vous dans le cadre de votre étude ? Quelles différences avez-vous relevées dans les approches des instances internationales ?

Qu’entendez-vous par le « tournant pragmatique » que vous évoquez, monsieur Simon ? La race est-elle le fruit d’une construction sociale ou relève-t-elle d’une catégorie naturelle ? M. François Héran, professeur au Collège de France, nous disait qu’il existait, dès le XVIIe siècle, un racisme envers les provinciaux : on percevait, depuis Paris, des différences physiques entre les populations provinciales. On pouvait y voir la manifestation d’un racisme qui était, en quelque sorte, construit socialement.

Monsieur Sabbagh, pouvez-vous nous expliquer la distinction que vous établissez entre discrimination et ségrégation ?

L’actualité est riche de sujets liés au racisme et à l’antiracisme, et véhicule des mots tels que « blanchité », « racisé », « non-mixité ». Nous serions curieux de vous entendre sur cette nouvelle grammaire du racisme. Qu’est-ce que cela nous dit des nouvelles formes de la lutte contre le racisme ?

M. Daniel Sabbagh, politologue, directeur de recherche au Centre de recherches internationales de Sciences Po. Je vais m’employer à clarifier certains concepts. Je ferai deux remarques introductives. Premièrement, le terme « racisme » renvoie à des réalités très différentes : on peut l’employer pour qualifier des images, des discours, des états mentaux individuels, des représentations collectives, des comportements, des résultats de procédures organisationnelles, des politiques publiques, des idéologies, voire des États, dans leur globalité. Une remise en ordre paraît donc nécessaire. Deuxièmement, le terme « racisme » est péjoratif. Il a une fonction non seulement descriptive, mais aussi évaluative : qualifier quelque chose de raciste, c’est aussi le condamner et susciter l’indignation à son propos.

Je présenterai trois façons de concevoir le racisme, en indiquant leurs avantages et leurs inconvénients. La première option, historiquement, a émergé dans les années 1930 : c’est le racisme comme idéologie, analysé par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss et des auteurs plus contemporains, tel que le philosophe américain d’origine ghanéenne Anthony Appiah. On peut en proposer une définition précise : une idéologie se caractérise par un ensemble de croyances, d’affirmations, de propositions sur le monde. Ce que j’appelle racisme, au sens d’une idéologie, est la conjonction de six propositions : premièrement, l’humanité se divise en groupes, dont les membres ont en commun des propriétés essentielles, intrinsèques et innées ; deuxièmement, ces propriétés sont immuables, inchangeables, à l’échelle de l’individu, sur une vie entière ; troisièmement, ces propriétés sont héritables, transmises biologiquement à l’échelle intergénérationnelle, par la reproduction biologique ; quatrièmement, ces propriétés déterminent des aptitudes, des capacités et des comportements ; cinquièmement, ces aptitudes, capacités et comportements permettent d’établir une hiérarchie entre les groupes ; sixièmement, la hiérarchie justifie la domination de groupes par d’autres. J’emploie délibérément le terme vague « domination », parce que ses formes sont variables : elles vont de l’exploitation économique au génocide. Face à cette forme de racisme, la stratégie antiraciste adaptée consiste à diffuser l’information scientifique et à faire connaître le caractère mensonger de propositions scientifiquement infondées. On fait le pari qu’une fois que les gens en seront persuadés, ils modifieront leurs comportements.

La deuxième option, un peu moins restrictive, conçoit le racisme comme une série d’attitudes psychologiques négatives, autrement dit d’états mentaux qui ne s’apparentent pas à des croyances mais qui prennent la forme de réactions affectives ou émotionnelles, telles que la peur, la haine, le mépris, le dégoût, ou encore une sorte d’irrespect. On peut qualifier une attitude de raciste par le fait qu’elle est négative et déclenchée par l’identification de son objet comme appartenant à un groupe racial distinct. Cette définition est un peu plus large que la précédente, tout en restant précise. Elle permet de concevoir un écart entre une attitude psychologique raciste et un comportement discriminatoire : toutes les personnes qui ont des attitudes psychologiques racistes ne vont pas nécessairement faire de discriminations raciales, et ce, pour une série de raisons. Par exemple, un individu qui a des attitudes racistes, qui en est conscient et les désapprouve, peut lutter avec succès pour les empêcher de se manifester dans son comportement. Cela n’a rien de spéculatif : cela nous arrive vraisemblablement tous les jours. Il est aussi possible qu’une personne ayant des attitudes racistes et adhérant à une idéologie raciste soit dissuadée de la traduire dans son comportement par la crainte de s’exposer à des sanctions juridiques, politiques ou touchant à sa réputation… Certaines personnes sont racistes, au sens de cette deuxième définition, sans discriminer, tandis que d’autres font de la discrimination raciale sans être forcément racistes – que l’on se réfère à l’idéologie ou à l’attitude. En tout état de cause, ces deux définitions du racisme me paraissent assez claires, précises et utiles.

Si on adhère à l’idée du racisme comme attitude émotionnelle, affective, négative, quelle serait la stratégie antiraciste appropriée ? Dans The Nature of Prejudice – La Nature des préjugés, dans la traduction française –, publié en 1954, le psychologue social américain Gordon Allport a formulé l’hypothèse selon laquelle la multiplication des contacts et des interactions entre membres de groupes raciaux distincts devrait, en général, dans la plupart des cas, aboutir à une réduction des préjugés racistes et des attitudes psychologiques négatives si certaines conditions sont réunies : les protagonistes doivent être placés sur un pied d’égalité, poursuivre un objectif commun et être obligés de coopérer pour l’atteindre.

De nombreuses études de psychologie sociale empirique ont, pour l’essentiel, validé cette hypothèse. Dans la très grande majorité des cas, on a pu mesurer une réduction des attitudes racistes émotionnelles affectives. Elle est durable et elle s’étend au-delà des protagonistes en interaction : la diminution des préjugés envers une personne d’un autre groupe concerne tous les membres de ce groupe, y compris ceux que la personne en question n’a jamais rencontrés et ne rencontrera jamais. Dans certains cas, la réduction des préjugés peut s’étendre à d’autres minorités raciales, avec lesquelles la personne n’a pas interagi.

Ces études empiriques incitent à un optimisme prudent, que je nuancerai en observant que la diminution des préjugés est plus forte que la réduction des stéréotypes – c’est-à-dire de la croyance selon laquelle les membres d’un groupe ont telle ou telle caractéristique. En effet, les interactions ne permettent pas toujours aux membres du groupe « dominant » de constater l’invalidité des stéréotypes. Il est aussi possible que des interactions valident des stéréotypes préexistants, lorsqu’elles sont mal conçues ou que des problèmes se posent.

L’avantage comparatif de ces deux conceptions assez restrictives du racisme est qu’elles préservent la possibilité d’un écart entre racisme et discriminations, qui peut exister dans les deux sens : des personnes peuvent discriminer racialement pour des raisons qui ne tiennent pas à une idéologie ou à une attitude raciste. Par exemple, des études convergentes, fiables, montrent que, dans un certain nombre de grandes villes américaines – Washington, Chicago, New York –, les chauffeurs de taxi se livrent à une discrimination massive envers les clients noirs, notamment jeunes et de sexe masculin. Comment expliquer un phénomène social si répandu ? La première hypothèse, selon laquelle les chauffeurs seraient racistes, par idéologie ou par l’attitude, est assez peu plausible. En effet, l’identité raciale du chauffeur n’a pratiquement aucun impact sur son comportement : les chauffeurs noirs ou hispaniques commettent presque autant de discriminations contre les jeunes hommes noirs que ceux appartenant au groupe racial « dominant ». Il faut donc privilégier une autre hypothèse : ce type de discriminations raciales, dont les effets sont profondément néfastes sur la vie des victimes – il est très humiliant de héler à de multiples reprises un taxi sans jamais parvenir à ses fins –présente un caractère partiellement rationnel. En effet, dans ces espaces urbains, il existe une corrélation statistique significative entre le fait d’être noir et de commettre certaines infractions pénales, telles que l’agression d’un chauffeur de taxi. Les chauffeurs ont donc un intérêt légitime à s’en prémunir. Autrement dit, cette discrimination raciale extrêmement nocive, qui est illégale et doit le rester, est instrumentalement et rationnellement compréhensible, sans qu’il soit besoin d’accuser les chauffeurs d’être racistes.

La troisième façon de concevoir le racisme est de l’appréhender comme un système de production et de reproduction d’inégalités, empiriquement constatables, entre membres de groupes qu’on définit conventionnellement comme raciaux. Cette tendance a le vent en poupe. Patrick Simon et moi-même ne sommes pas d’accord sur ce point. Cette vision systémique, institutionnelle du racisme, qui est de plus en plus débattue, m’inspire plusieurs réserves. Premièrement, d’un point de vue intellectuel, si on qualifie de « raciste » toute pratique, norme ou procédure qui contribue ex post à reproduire des inégalités entre groupes raciaux, on aboutit à un concept attrape-tout, à une catégorie englobante qui rendra plus difficile l’établissement de distinctions affinées entre mécanismes de production des inégalités. Or, il existe plusieurs rouages de production des inégalités : les discriminations – directes ou indirectes, intentionnelles ou non, racistes ou non –, la ségrégation, qui peut prendre, elle aussi, plusieurs formes, ou encore la violence physique. Pour permettre l’élaboration des politiques publiques, mieux vaut avoir la vision la plus précise possible des mécanismes de production des inégalités raciales que de tout englober sous l’appellation générique de « racisme systémique ».

Deuxièmement, d’un point de vue politique, il faut être prudent. La cause antiraciste a besoin d’une coalition majoritaire comprenant le plus grand nombre possible de membres des groupes « dominants ». Son succès dépend de la capacité à inclure des gens qui n’étaient pas convaincus à l’origine. Or, cela risque d’être difficile si on recourt à la notion de « racisme », dont les connotations péjoratives, accusatoires et infamantes sont très fortes dans notre pays. Pour des raisons de tactique et de rhétorique politiques, un usage parcimonieux de la notion de « racisme systémique » me semble opportun. Son emploi peut être utile dans une première phase, pour mettre en lumière un problème public et faire comprendre aux gens que ce qui pouvait leur apparaître comme une succession d’incidents isolés est d’une autre nature. Cela me semble, en ce cas, parfaitement légitime. Mais une fois que le problème est identifié, qu’il n’y a plus de réel débat sur l’existence et l’ampleur de discriminations raciales, il faut sans doute employer un vocabulaire plus précis. Si on élargit à ce point la catégorie de racisme, si tout est raciste, plus rien ne l’est, finalement. Le sentiment qui risque de s’imposer est une forme de découragement, ce qui est le contraire de ce que la coalition antiraciste doit susciter.

Je souhaiterais appliquer la distinction entre les trois conceptions du racisme à un objet politique sulfureux : l’existence d’un prétendu « racisme anti-Blancs ». Si on privilégie l’hypothèse du racisme comme idéologie ou comme attitude émotionnelle négative, l’existence d’un racisme anti-Blancs n’a rien de surprenant ni de paradoxal. Il serait même proprement miraculeux qu’il n’en existe pas, compte tenu de la puissance et de la virulence, au cours de l’histoire, dans pratiquement tous les pays du monde, d’un racisme blanc qui a laissé des traces destructrices. De fait, on peut repérer des formes de racisme anti-Blancs, sous l’angle de l’idéologie ou de l’attitude. Aux États-Unis, dans les années 1960, un mouvement afro-américain, The Nation of Islam, dirigé par le prédicateur Elijah Muhammad, décrit explicitement tous les hommes blancs comme étant de nature diabolique. Ce n’est pas un abus de langage que de caractériser cette idéologie comme la manifestation d’un racisme anti-Blancs. Plus près de nous, en 2018, un rappeur répondant au pseudonyme de Nick Conrad a été condamné pour incitation à la haine raciale en raison d’un clip intitulé « Pendez les Blancs ». Lors de son procès, il a précisé que ses propos n’avaient pas dépassé sa pensée et qu’il les assumait intégralement. Là encore, le fait de qualifier son comportement de « racisme anti-Blancs » ne me paraît pas abusif. Toutefois, si on a une conception du racisme exclusivement systémique, qui conduit à le définir comme un système de production et de reproduction du « privilège blanc », le racisme anti-Blancs devient, par définition, un oxymore, une expression sans application possible.

Vous l’aurez compris, j’estime qu’il n’y a pas de bonnes raisons d’avoir une conception du racisme exclusivement systémique. Nous avons besoin d’une vision pluraliste, qui implique l’usage des trois conceptions du racisme. Il faut privilégier celle qui apparaît la plus pertinente en fonction de considérations locales et contextuelles. Ce doit être l’objet d’un jugement politique.

M. Patrick Simon, sociodémographe, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques et responsable du département Integer (Intégration et discriminations) à l’Institut des migrations. En menant le projet Global race, nous nous assignons trois objectifs. Le premier est d’établir un état des lieux théorique et conceptuel des transformations des notions de race et des formes de racisme. Il s’agit de voir comment la littérature sur le racisme et ses manifestations ont évolué. Je compléterai la présentation analytique de Daniel Sabbagh en rappelant que plusieurs formes d’expression du racisme se sont succédé au cours du temps – ce qui rejoint l’objet de votre mission, laquelle s’attache notamment à analyser « l’évolution des différentes formes de racisme ». On soupçonne que des formes d’expression contemporaine du racisme diffèrent de celles qui existaient dans les années 1930 ou 1950, ce qui rend plus difficile l’identification et la définition du concept. Pour y parvenir, nous travaillons à partir des productions de la littérature scientifique, de textes légaux et de débats sur les formes de racisme.

Notre deuxième objectif consiste à étudier les transformations des stratégies antiracistes des organisations internationales qui se consacrent à la lutte contre le racisme, en particulier du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) de l’ONU, fondé en 1967. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) avait pour stratégie, à l’origine, de combattre les représentations de la race comme catégories substantielles, afin de discréditer le prétendu fondement scientifique de la race et du racisme. Le CERD, à l’instar du Conseil de l’Europe et d’autres agences internationales de défense des droits humains, considère qu’il faut redéfinir cet objectif ou, en tout cas, qu’on peut développer une autre stratégie : c’est ce que j’ai qualifié de « tournant pragmatique » : il correspond au fait que mettre en évidence l’inexistence de la race n’empêche pas les manifestations du racisme. La France en est un bon exemple : bien que le préambule de la Constitution de 1946 affirme clairement certains principes, le racisme y est toujours présent ; si cela avait été efficace, vous n’auriez pas créé cette mission. Face à ce problème, on a décidé de documenter, à l’échelle internationale, l’existence du racisme. Les États parties à la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale doivent remettre un rapport quadriennal au CERD sur la mise en œuvre des droits que ce texte consacre. On a souhaité pousser les États membres du CERD à dresser un état des lieux du racisme et, pour ce faire, plutôt que de livrer des témoignages ou des éléments éparpillés, à produire des statistiques fondées sur des catégories de type ethno-racial. Il s’agit de décrire la façon dont les populations confrontées au racisme subissent des inégalités dans chacun des pays.

Lorsque la France – comme d’autres pays, européens ou non – présente un rapport au CERD, cela suscite une réflexion et donne lieu à des observations. La France s’est par exemple vu indiquer que la production de données concernant la situation des demandeurs d’asile ne suffisait pas à décrire l’état du racisme. On lui a demandé de fournir plus d’informations sur l’exposition aux discriminations ethniques et raciales de populations qui ne sont pas immigrées, qui sont membres à part entière de la société française, mais qui sont distinguées par des caractéristiques, réelles ou supposées, liées à la race ou à l’ethnicité. Vous constaterez, à la lecture des conclusions du CERD, que le comité a adressé la même demande à d’autres pays. Nous avons essayé de comprendre à quel moment le comité a développé cette vision pragmatique. Nous ne voulons pas accréditer l’existence de la race, mais, pour s’attaquer au racisme, il faut réunir des informations liées à l’ethnicité et la race, quelle que soit la façon dont on les définit. Nous avons publié récemment une série d’articles qui ont mis en lumière les débats internes au CERD et la continuité dans les stratégies poursuivies, malgré quelques désaccords. Cette institution a exercé une influence sur d’autres organismes de défense des droits humains.

La troisième dimension du projet Global race consiste à examiner les différences concrètes entre États. Nous analysons la situation de dix pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud, en étudiant la manière dont les catégorisations ethno-raciales sont appréhendées par les politiques de lutte contre les discriminations. Nous constatons que dans certains pays, dits « race conscious », la race et l’ethnicité sont identifiées de manière très explicite pour intervenir sur les effets du racisme et des discriminations. Dans d’autres pays, dénommés « color blind », tels la France, l’Allemagne, la Suède, l’Espagne et, d’une façon un peu différente, les Pays-Bas, le choix est inverse : on cherche à obtenir l’égalité, à renforcer la lutte contre le racisme par la destruction méthodique de la croyance dans l’existence des races et de l’ethnicité. Ces États s’efforcent de produire la cohésion et l’égalité à partir de l’invisibilité des différences. Ces deux groupes de pays mènent donc des stratégies assez opposées s’agissant de la visibilité de la race – c’est le cas, par exemple, des États-Unis et de la France –, bien qu’ils s’accordent à reconnaître l’illégitimité du racisme.

La question, pour ce qui nous concerne, est de comprendre les débats et les mécanismes en jeu. En revanche, il est beaucoup plus compliqué d’analyser les résultats, de comparer les situations auxquelles sont parvenus les pays, car les différences en termes de structures historiques, de dispositifs et d’inégalités empêchent de dresser un palmarès. À titre d’exemple, un pays comme les États-Unis, qui a connu sur son sol l’esclavage et, durant plusieurs décennies, une ségrégation raciale officielle, n’est pas dans la même situation qu’un État anciennement colonial comme la France, qui a développé des structures comparables dans des contextes historiques et des territoires différents, et qui peut prétendre ne pas avoir à rendre de comptes sur cette politique en métropole – où l’esclavage et l’inégalité, en tout cas les ségrégations raciales officielles, n’ont pas été pratiqués dans les mêmes termes.

Nous avons montré l’existence de fortes variations à l’échelle internationale – puisque des pays cherchent à atteindre des objectifs identiques par des moyens très différents – et mis en lumière la diversité des situations historiques. Toutefois, ce qui est commun à l’ensemble de ces pays, c’est une forme de convergence quant à l’analyse des situations liées au racisme. À une époque, les débats portaient sur l’Afrique du Sud, où l’apartheid avait une existence officielle, et les États-Unis, où la ségrégation raciale était aussi reconnue officiellement jusqu’au milieu des années 1960. Ce type de situations a aujourd’hui disparu. L’ensemble des pays partagent, du moins formellement, les mêmes objectifs et le principe d’égalité, et ont en commun des conditions démographiques comparables, caractérisées par une très grande diversité ethno-raciale. C’est une situation nouvelle. Les États-Unis se caractérisent de longue date par la diversité ethno-raciale, du fait de l’esclavage et d’une immigration d’origine extra-européenne beaucoup plus forte qu’en France, et qui a commencé plus tôt que dans notre pays. La France a connu une immigration importante en provenance de pays européens, mais non de l’ancien empire colonial – hormis pendant les deux guerres mondiales, mais pas assez longtemps pour transformer la structure démographique française. Or, aujourd’hui, les situations des deux pays sont assez comparables – c’est aussi le cas pour la plupart des pays européens. La question des relations interraciales se pose en Europe pour la première fois depuis la période coloniale, où elle était relativement théorique, en tout cas dans les métropoles. Les problèmes convergent donc.

Si l’on excepte quelques groupuscules ou quelques courants intellectuels, le racisme est complètement discrédité depuis la Seconde Guerre mondiale, l’abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis, le mouvement des droits civiques et la disparition de l’apartheid en Afrique du Sud. Les États, en tant que tels, ne le prônent pas. La manière dont le racisme s’exprime est plus diffuse, à partir de préjugés qui eux-mêmes ne s’avouent pas comme racistes et ceux qui les cultivent sont dans le déni. Il est donc plus difficile de le combattre.

Je songe par exemple à l’affaire des quotas dans le football français, où Laurent Blanc, entraîneur de l’équipe de France, avait fait des remarques très précises, lors d’une réunion, sur les qualités et les défauts des joueurs noirs africains et des joueurs maghrébins et considéré qu’il était préférable d’avoir des joueurs un peu moins athlétiques et un peu plus blancs dans les équipes de football françaises. Il a été accusé de racisme, ce dont il s’est défendu. Il est donc possible de promouvoir une gestion ethno-raciale des effectifs – peut-être n’est-ce pas du racisme, mais la sélection des joueurs n’en est pas moins, a minima, discriminatoire – tout en se défendant d’être raciste. Le débat sur les nouvelles formes de racisme devient donc compliqué : si ce qui était jusqu’ici considéré comme du racisme n’en est plus, qu’est-ce que le racisme ?

D’où, peut-être, les considérations sur le racisme systémique, qui est un biais pour évoquer les discriminations elles-mêmes systémiques. La porosité entre racisme et discrimination est en effet réelle, ce qui complique la réflexion. Le systémisme permet d’éviter de se poser la question de l’intention et de l’idéologie des personnes. Même en l’absence d’idéologies, de représentations voire d’attitudes racistes, il peut exister des sélections dont les conséquences, pour les personnes concernées, sont des discriminations raciales pouvant être qualifiées de racistes. Les discriminations sont des traitements défavorables fondés sur une caractéristique ethnique ou raciale. Relèvent-elles pour autant du racisme ? Le débat est ouvert. Elles sont en tout cas avantageuses pour les uns et désavantageuses pour les autres.

D’où la question du « privilège blanc », très présente aujourd’hui. Il n’est pas tant question d’affirmer que des personnes utilisent sciemment leurs caractéristiques raciales blanches pour obtenir des positions privilégiées que de reconnaître une réalité : quels que soient les efforts réalisés ou non, ces personnes bénéficieront d’avantages dans le système français de structurations et de hiérarchies. Cela ne suppose pas une adhésion, de la même façon qu’il n’est pas nécessaire d’être misogyne, phallocrate et patriarcal pour bénéficier en tant qu’homme d’un système qui désavantage des femmes dans tous les domaines de la société. Dans les deux cas, les personnes bénéficient de privilèges, indépendamment de leurs intentions réelles ou supposées.

Comment ces formes de racisme conditionnent-elles la vie sociale ? Tel est l’enjeu auquel nous sommes confrontés en Europe, dont la situation est de plus en plus comparable à celle de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine, même si les héritages sont différents. Dans tous les cas, il est difficile de reconnaître que l’affirmation du principe d’égalité autour duquel ces sociétés se sont refondées après la Seconde Guerre mondiale ne suffit pas pour qu’il se réalise, d’où les tensions.

Cela soulève la question des catégories par lesquelles on peut désigner les personnes exposées au racisme et aux discriminations de manière à pouvoir agir efficacement non pas tant contre le racisme « explicite » que contre les conséquences d’un système de sélection, de fonctionnement, d’institutions, de processus de recrutement, d’accès à la santé, à l’emploi et à l’éducation, au logement qui pourraient avoir des effets négatifs sur des personnes en raison des caractéristiques ethno-raciales qui leur sont imputées.

Tel est l’enjeu de l’action contre le racisme et les discriminations aujourd’hui. Cela suppose de débattre de notre aptitude à dévoiler ce qui est relativement invisible puisque non revendiqué par les acteurs des systèmes qui créent des inégalités.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie.Au-delà des constats de plus en plus convergents sur les manifestations du racisme, il faut que nous nous interrogions sur les politiques publiques et j’ai une question sur l’universalisme.

Monsieur Sabbagh, vous avez cité une étude selon laquelle l’égalité et l’existence d’un objectif commun sont deux conditions nécessaires, scientifiquement prouvées, pour que les attitudes racistes diminuent au sein d’une société. N’est-ce pas tout simplement la promesse républicaine ? Comment analysez-vous son affaiblissement en France ?

Si je comprends bien, monsieur Simon, vos travaux tendent à réhabiliter le mot « race », faute de mieux pour nommer quelque chose qui demeure culturellement ancré, et amener la France à passer de la logique « color blind » à une logique de discrimination positive tout en assumant une forme de multiculturalisme. Dans ce cas-là, la promesse d’universalité ne serait-elle pas compromise et, avec elle, la possibilité de se diriger vers la société post-raciale que nous appelons de nos vœux ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Les politiques publiques diffèrent-elles selon que le pays est « color blind » ou « race conscious » ?

Existe-t-il d’autres leviers d’action, outre la discrimination positive, pour que la diversité de nos représentations collectives évolue ? Nous pouvons à ce propos nous féliciter que cette législature ait permis d’avoir une plus grande diversité au sein de l’hémicycle mais comment faire pour qu’il en soit partout de même ? Quels sont les « angles morts », en France, par rapport à ce qui existe dans d’autres pays ?

M. Daniel Sabbagh. Sans doute ne me suis-je pas exprimé de manière suffisamment précise. Les études que j’ai évoquées sont assez « microscopiques » : nous avons en effet examiné les interactions entre un petit nombre de personnes sur une période limitée et nous avons constaté que, dans la grande majorité des cas, lorsque les conditions que j’ai exposées sont réunies, les préjugés diminuent. C’est une perspective « microsociologique » ou « micro-psychologico-sociale » qui n’est pas transposable pour réfléchir à un modèle politique général comme le modèle républicain français, d’autant plus que ces études présupposent que la catégorisation raciale n’est pas problématique, qu’il est possible de distinguer parmi les participants, par exemple, les Blancs et les Noirs, ce qui n’est pas concevable ab initio dans le modèle républicain français.

Ces espaces politiques sont à des années-lumière l’un de l’autre puisque, dans le premier cas, les catégorisations raciales ne sont pas perçues comme problématiques. Des controverses existent, aux États-Unis, mais elles portent sur telle ou telle politique publique utilisant des données raciales de telle ou telle façon et presque jamais sur le principe même de la classification raciale des personnes par les pouvoirs publics. En 1996, un référendum a eu lieu en Californie sur la suppression ou non de la discrimination positive dans le secteur public ; 55 % des électeurs ont répondu en sa faveur. Depuis 1996, la discrimination positive dans le secteur public – universités publiques, emplois publics, marchés publics –  a donc disparu en Californie. En 2003, un autre référendum a eu lieu dans le même État sur la suppression ou non des classifications raciales ; 55 % des électeurs ont répondu négativement, certains usages des catégories raciales ne relevant pas de la discrimination positive comme, par exemple, la mesure de l’écart d’espérance de vie entre Blancs et Noirs, celle de la surreprésentation carcérale des Noirs ou l’adaptation des traitements médicaux selon le profit racial des personnes. Les mêmes électeurs, qui ne veulent pas de discrimination positive, souhaitent néanmoins que le classement racial des personnes se perpétue. En France, les deux sont totalement imbriqués : dès que l’on évoque des catégorisations raciales, on songe aux discriminations potentielles, donc, au danger de la catégorisation raciale en soi.

Les politiques publiques sont en effet spécifiques dans les pays « color conscious », comme la discrimination positive par exemple, formule qui recouvre d’ailleurs des politiques assez différentes parmi lesquelles il est possible de choisir, dans une certaine mesure. Trois formes doivent être distinguées.

Tout d’abord, l’« action positive », que les Américains appellent l’outreach : le facteur racial est pris en compte mais uniquement au début d’un processus de recrutement et non à l’étape finale de la sélection des candidats. Par exemple, un employeur décide de diffuser une offre d’emploi dans un journal hispanophone lu par des Hispaniques. Il fait un effort spécial, coûteux, racialement ciblé, afin que les candidats hispaniques soient plus nombreux. Ensuite, il ne leur accorde aucune préférence. L’action positive suppose une catégorisation raciale, l’employeur jugeant en l’occurrence que, au départ, les candidats hispaniques ne sont pas assez nombreux. À la différence de la discrimination positive, qui est la deuxième formule, le facteur racial n’est pas pris en compte dans toutes les étapes du processus, notamment lors de la sélection finale. Avec la discrimination positive, à qualification égale ou parfois même légèrement inégale, un candidat appartenant au groupe ciblé sera recruté. Enfin, la troisième formule est la « discrimination positive indirecte ». Sur le papier, le critère est « color blind », neutre, mais il a été choisi en raison de sa corrélation avec un critère racial officieux. Il s’agit d’anticiper une conséquence positive du critère neutre sur les membres d’un groupe racial. Cette problématique nous est familière : d’aucuns ont en effet suggéré que la discrimination positive indirecte correspond en fait au modèle français d’« action positive ». Le critère territorial peut servir d’indicateur de substitution en faveur de groupes qui, aux États-Unis, seraient considérés comme raciaux. Je ne dis pas que c’est systématiquement le cas, d’autant plus qu’il n’y a pas de consensus à ce propos, mais le seul type de discrimination positive qu’il soit possible d’appliquer en France, à droit constant, est celui-ci.

Il est aussi possible de promouvoir un système de monitoring, d’auto-évaluation permanente des conséquences de certaines pratiques des entreprises, des ministères, etc., sans pour autant verser dans la discrimination positive ni, a fortiori, un système de quotas. Depuis le début des années 1990, au Royaume-Uni, le recensement comporte un système de catégorisation ethno-raciale. Il existe un monitoring, généralisé dans le secteur public et assez généralisé dans le secteur privé. Les entreprises sont contraintes ou incitées très fortement à mesurer les conséquences de leurs pratiques sur la composition raciale de leurs effectifs sans pour autant devoir faire de la discrimination positive. Elles sont incitées à évaluer l’effet racial de leurs pratiques afin, éventuellement, de les rectifier si elles ne sont pas indispensables, mais l’État ne les oblige pas à respecter des quotas. Cet équilibre, qui peut sembler précaire et peu rationnel, a été préservé. Une politique de quotas raciaux dans tous les secteurs n’est donc pas inéluctable suite à l’évaluation des conséquences raciales des pratiques de recrutement. Il n’y a pas de lien nécessaire entre la première et la dernière étape.

M. Patrick Simon. L’universalisme républicain n’est pas contradictoire avec la reconnaissance de la dimension multiculturelle de la société mais, tel qu’il a été pensé, il s’est heurté à des contradictions internes, comme l’illustrent les inégalités ethno-raciales. La reconnaissance de la diversité des groupes composant la société française ne contredit pas non plus la cohésion collective. La plupart des sociétés multiculturelles dans le monde essaient d’aller en ce sens à partir de paramètres de diversité interne très forts, parfois même de contentieux ou de traumatismes collectifs. La France doit s’acheminer vers la société post-raciale après des centaines d’années de catégorisations raciales à des fins d’exploitation et d’oppression et doit achever vraiment la décolonisation, qui reste en cours dans les legs historiques de l’expansion européenne et française en particulier. Les descendants des personnes qui ont vécu cette période portent toujours cette histoire en eux.

Les pouvoirs publics doivent réfléchir très sérieusement à des solutions visant à réconcilier la société française d’aujourd’hui. Il ne s’agit ni de revenir à la période précédant les migrations depuis les anciennes colonies, ni de nier la diversité. On ne va pas rejouer ce qui s’est passé avec les Belges, les Allemands et les Italiens ; l’histoire n’est pas la même, non plus que les représentations. Les recettes du passé sont intéressantes mais elles ne peuvent répondre à la situation présente.

Plus encore : il me semble que le modèle républicain d’assimilation n’a jamais fonctionné. Si tel avait été le cas, nous n’aurions pas connu la xénophobie des années 1930, qui s’est achevée en cataclysme, il est vrai dans le contexte particulier de l’Occupation et du régime de Vichy. Les tensions auraient été résolues avec les populations immigrées vivant sur le territoire français depuis des décennies sans qu’elles aient été ni stigmatisées ni accusées d’être responsables des problèmes sociaux.

En temps de paix, nous n’avons pas d’exemple historique d’un fonctionnement effectif du modèle d’assimilation à la française, hors la refondation républicaine, spectaculaire, de 1944. Ce modèle devrait fonctionner mais il subit des crises répétées. La « table rase » qui a été possible en 1944 n’est évidemment pas reproductible et nous devons trouver des solutions un peu plus pacifiques. Nous devons nous interroger sur notre capacité à créer de la cohésion dans la diversité de la société française d’aujourd’hui. L’universalisme doit devenir concret, vivant, avec les données actuelles.

Les différences sont importantes entre les politiques « race conscious » et « color blind ». Notre situation est largement comparable à celle de la Suède, qui a refusé de reprendre le mot « race » contenu dans les directives européennes de 2000 à propos des discriminations, lui préférant celui d’« ethnique ». De la même manière, le modèle social suédois est censé respecter les droits humains et ne pas générer de racisme – nous considérons aussi en France que des dérives individuelles existent, certes, mais que les institutions et le principe même de la République s’opposent à toute forme de racisme.

Le problème, dès lors, c’est que nous avons beaucoup de mal à comprendre que les institutions peuvent elles-mêmes engendrer des discriminations. Des associations d’Afro-Suédois considèrent que le modèle ne fonctionne plus depuis que l’immigration n’est plus constituée par les seuls Finlandais et Norvégiens. Les minorités constatent de nombreux comportements racistes, un racisme diffus au sein de la société suédoise, qui n’est pas traité en tant que tel car considéré comme relevant de dérives individuelles. Ce débat existe aussi en Allemagne et en France.

Des questions se posent donc en Europe quant aux stratégies d’action mais, surtout, aux conceptions du racisme, qui n’est pas seulement issu « du bas » mais aussi « du haut », ce qui requiert des interventions un peu plus larges pour changer la donne.

Mme Stéphanie Atger. L’adaptation de nos politiques publiques de lutte contre les discriminations suppose-t-elle la création de nouveaux indicateurs statistiques ciblés ?

M. Buon Tan. Avez-vous des exemples de racisme induit par notre système législatif ou nos administrations ?

Nous avons choisi de ne pas réaliser de statistiques ethniques. Comment répondre aux problèmes qui se posent sans risquer des dérives ? J’ai rencontré le préfet de police de Paris et les préfets de la région parisienne. Certains d’entre eux ont pris des mesures pour lutter contre le racisme anti-asiatique et d’autres m’ont assuré qu’il n’y avait aucun problème car aucune statistique ne montre que ces populations sont spécifiquement victimes d’agressions ou de vols. Précisément ! Faute de statistiques, comme en juger ?

Mme Michèle Victory. Nous sommes conscients de la contradiction qui existe entre les propos de la majorité des Français, selon laquelle la notion de race n’est pas pertinente, et l’existence du racisme. Un langage politiquement correct, finalement, ne nous empêche-t-il pas d’avancer ? La « diversité » est connotée très positivement mais n’obère-t-elle pas le désir des personnes d’être reconnues comme membres d’une totalité et d’être perçues comme semblables plutôt que différentes ?

Mme Sabine Rubin. J’aimerais que vous apportiez une précision. De quelle manière les institutions républicaines, au-delà de la question du comportement de certains de leurs membres, peuvent-elles produire du racisme, et que faire en réponse ?

J’ai organisé un séminaire sur la gauche et l’immigration. On voit qu’il peut exister des idéaux et des politiques plus pragmatiques, mais aussi que le racisme se manifeste davantage dans certains contextes. Que pensez-vous de la période actuelle ?

M. Patrick Simon. Je vais vous donner deux exemples de racisme institutionnel. Il y a notamment celui de la police, qui fait l’objet d’un vif débat aujourd’hui. Des policiers sont probablement racistes à titre personnel, mais ce n’est sans doute pas le plus important : c’est plutôt, dans la conception même du maintien de l’ordre, dans les objectifs donnés, le fait de cibler particulièrement un certain type de quartiers et un certain type de population dans ces quartiers, ce qui a des effets spécifiques sur des groupes de personnes, en fonction de leur origine. L’institution policière peut justifier cette focalisation par la volonté de traiter des formes de délinquance ou des infractions au droit au séjour rarement commises par des personnes allemandes ou italiennes, puisqu’il s’agit de citoyens européens, et davantage par des personnes originaires d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou du Moyen-Orient. Cela pousse à aller chercher des personnes qui, visuellement, ont l’air de venir de ces régions, et cela se traduit par une systématisation des contrôles sur un certain type de personnes.

Mme Sabine Rubin. C’est donc lié à un problème de corrélation statistique.

M. Patrick Simon. La corrélation est peut-être vraie en ce qui concerne les infractions au droit au séjour, mais on peut discuter du fait que, dans les Eurostar, on demande systématiquement leurs papiers aux deux personnes noires à bord et à personne d’autre. L’effet est redoutable.

On pourrait imaginer des méthodes un peu plus sophistiquées – par exemple, demander leurs papiers aux deux personnes noires et à treize autres prises au hasard. Cela demanderait plus de temps, mais on pourrait ainsi respecter l’idée qu’il faut un traitement égalitaire des passagers d’un train.

Si l’objectif est de maximiser la probabilité de trouver quelqu’un qui est en infraction, il peut y avoir une justification des pratiques actuelles, mais au regard des principes d’égalité et de dignité des personnes, ce n’est pas bien. Il faut mettre en relation ces objectifs, qui sont légitimes. Il n’y a pas de raison de faire toujours primer le premier d’entre eux.

Je ne suis pas sûr, par ailleurs, que les contrôles des jeunes hommes d’origine maghrébine et africaine dans les quartiers populaires soient aussi légitimes, y compris du point de vue des objectifs poursuivis par l’institution policière.

C’est vraiment un sujet auquel il faut réfléchir. Ce mode d’intervention des forces de l’ordre conduit nécessairement à des contrôles « au faciès », ce qui est problématique. On peut considérer qu’il s’agit d’une forme de racisme institutionnel, non pas en raison d’une idéologie raciste mais parce que les pratiques ciblent indéniablement, d’une manière systématique, des personnes en fonction de leurs origines ethniques ou raciales, ce qui produit des effets très forts, d’autant que la manière d’intervenir est rarement très bienveillante.

Un autre exemple de racisme institutionnel est la pratique des opérateurs du logement social en matière de « mixité sociale », qui est une forme d’euphémisation de la mixité ethno-raciale. On gère ethniquement les demandeurs de logement : on les répartit d’une façon plus ou moins subtile. Dans les faits, on envoie les gens dans certains quartiers et dans certains parcs d’habitat social pour lesquels on considère qu’il est déjà trop tard – on met donc tout le monde là – et on évite ailleurs une concentration ou une visibilité de locataires d’origine maghrébine ou africaine qui pourrait modifier la perception de la qualité de l’habitat, de l’environnement, et faire partir des gens venant des classes moyennes. Cette politique est complètement assumée et parfois même justifiée par des articles de loi – même s’ils ne disent jamais qu’il faut gérer l’attribution des logements en fonction de l’origine des demandeurs, ils laissent cette possibilité ouverte, derrière des objectifs de mixité sociale. Je suis désolé de le dire, mais on peut parler de racisme institutionnel. Ce sont en tout cas, d’une manière indéniable, des discriminations institutionnelles.

On peut aussi s’interroger sur l’éducation nationale dans certains cas, comme l’orientation par filières. Le critère de l’origine des élèves est-il complètement absent dans les décisions d’orientation vers les lycées professionnels ?

C’est l’institution qui produit les résultats dont nous sommes en train de parler et non des personnes, individuellement, car l’institution ne s’est jamais interrogée, s’agissant de son mode de fonctionnement, sur les effets potentiels de la question de l’origine.

Mme Sabine Rubin. S’agit-il de discriminations, de racisme ?

M. Patrick Simon. C’est toute la question de la définition, stricte ou non, du racisme et des discriminations, qui a été évoquée par Daniel Sabbagh. Du point de vue des personnes concernées, l’impression de ne pas avoir accès dans les mêmes termes que les autres à des filières d’enseignement, par exemple, est vécue comme du racisme. Est-ce le cas d’un point de vue idéologique ? Non, mais il y a une prise en compte de la question de l’origine dans la manière dont les sélections et les orientations ont lieu, à des degrés divers – et même si cela reste à démontrer d’une manière plus systématique.

Il serait intéressant d’avoir des statistiques permettant de mettre en lumière certains phénomènes, parmi lesquels les violences subies par les personnes d’origine asiatique. Tout le monde évoque, à propos des contrôles « au faciès », l’étude réalisée par Fabien Jobard et René Lévy dans le cadre de l’Open Society Justice Initiative. Les gens qui passaient dans les couloirs de la gare du Nord et ceux qui étaient arrêtés par la police ont été comptés, pour montrer l’existence d’écarts en fonction de la couleur de la peau. C’est parlant. Quand on discute avec les forces de police, elles disent qu’elles ne font rien de tel. Si on ne réalise pas ce genre d’exercice, on ne peut pas démontrer à des policiers qu’ils ont un biais de sélection lorsqu’ils contrôlent les gens.

C’est valable aussi pour des employeurs, des responsables des ressources humaines : jamais ils ne vous diront qu’ils ont choisi des CV en fonction de l’origine. Si vous n’avez pas des statistiques montrant qu’ils ont choisi les CV, à profils équivalents, en fonction du nom, du prénom et de l’origine supposée des candidats, vous ne pouvez pas discuter : vos interlocuteurs vont vous dire qu’il est insupportable de les accuser de racisme. On ne peut discuter de ces sujets que sur la base d’éléments factuels : en cas de biais systématique, on peut demander ce qui se passe.

En ce qui concerne l’attribution des logements sociaux, on ne peut pas discuter avec les opérateurs de HLM sans s’appuyer sur les résultats : sinon, ces acteurs vont vous demander comment vous pouvez imaginer qu’ils décident « au faciès », ils vont vous dire que cela n’existe pas, qu’ils font ce qu’ils peuvent – et ils le pensent peut-être vraiment. Si vous avez un bilan précis, montrant que des familles de même taille et disposant des mêmes revenus n’ont pas été logées au même endroit, vous pouvez demander pourquoi, et alors on peut discuter, essayer de réfléchir, dénoncer peut-être, mais avant d’en arriver là on peut mettre en place des mécanismes de réflexion, des retours d’expérience sur les modes de fonctionnement des institutions dans lesquels la question raciale est partie prenante.

Or c’est la dernière question qu’on prend en compte aujourd’hui en France : on ne veut pas la poser. On a fait beaucoup de progrès en ce qui concerne l’égalité femmes-hommes, on prend en considération le genre dans beaucoup de processus, et on voit la différence que cela produit – on ne peut pas dire qu’on est arrivé à l’égalité, mais il est possible d’en parler. On n’est pas ridicule quand, dans une commission de sélection, on demande comment il se fait que l’on auditionne seulement 20 % de femmes, à la fin, alors qu’il y avait 55 % de candidates. En revanche, la question de savoir combien il y a de Noirs et d’Arabes candidats et quel est le résultat final n’est même pas dicible : si vous vous interrogez sur ce point dans une commission, tout le monde va vous regarder comme si vous étiez le « raciste de service ».

C’est aux mécanismes de désavantage potentiels qu’il faut s’intéresser – il faut au moins se poser la question de leur existence. Or c’est ce qui est bloqué en France aujourd’hui.

M. Daniel Sabbagh. Je ne vais pas revenir sur le racisme institutionnel en tant que tel. S’agissant des contrôles « au faciès », il me semble qu’on amalgame très souvent deux problèmes différents. Il y a non seulement la surreprésentation des personnes racisées parmi celles qui sont contrôlées, ce qui peut plus ou moins s’expliquer rationnellement par des objectifs légitimes des policiers, mais aussi le tutoiement systématique, les humiliations, les insultes, les contrôles répétés de gens personnellement connus par les policiers, dans un simple but de harcèlement – il n’y a pas d’autre terme approprié –, ce qui ne peut être justifié par aucun objectif légitime. Le sentiment d’indignation provient en partie de ces comportements, qui doivent être distingués du contrôle proprement dit. Il n’est pas complètement inenvisageable de prendre en compte un fait objectif, qui est la surreprésentation des membres de certains groupes parmi les auteurs de certaines infractions, mais cela n’implique pas de les traiter systématiquement d’une manière humiliante, gratuitement offensante. C’est ce qui produit l’indignation – au moins autant que le fait de voir qu’on a été contrôlé, et pas la personne blanche d’à côté. Il y a différentes modalités de contrôle, et elles ne se valent pas toutes. Les contrôles « au faciès » sont un phénomène composite.

Je vais faire une réponse très claire, et convergente avec celle de Patrick Simon, en ce qui concerne les indicateurs. Il en faut, pour des raisons qui ne tiennent pas à une position politique spécifique, mais aux engagements juridiques de la France. À partir du moment où la discrimination, qui est légalement réprimée, comprend ce qu’on appelle la « discrimination indirecte », c’est-à-dire des pratiques qui ne consistent pas en des traitements différenciés mais qui ont un impact différencié sur les membres de groupes définis à raison d’un critère interdit, comme la race, il faut avoir des données ventilées par catégories raciales. Or nous n’en avons pas. Je tiens à souligner que ce n’est pas un problème spécifiquement français. Au sein de l’Union européenne, seul le Royaume-Uni produit ces données. Il ne faut pas s’auto-flageller plus que de raison : il s’agit d’un problème ouest-européen, exception faite du Royaume-Uni. Il n’en est pas moins considérable : il n’y a pas vraiment de lutte effective contre les discriminations raciales indirectes en l’absence d’un système de monitoring. Celui-ci ne peut pas exister sans catégorisation raciale. Si on veut donner une certaine consistance à la lutte contre les discriminations raciales, y compris indirectes, on doit construire des indicateurs.

Cela ne signifie pas qu’il faudrait transposer le référentiel ethno-racial anglo-saxon en remplaçant simplement « hispanique » par « arabe ». Un certain nombre d’intellectuels publics, modérés et bienveillants, dont la personne assise à ma droite, ont proposé il y a un certain temps, avec Patrick Weil, d’adopter une sorte de compromis républicain qui consisterait à adopter un référentiel reposant sur des catégories différentes des notions raciales à l’américaine : les catégories retenues auraient été fondées sur l’origine nationale, le lieu de naissance et la citoyenneté de naissance des parents. Il est vrai que cela fonctionnerait de moins en moins bien au fil du temps, puisqu’on en est à la deuxième ou à la troisième génération : cela impliquerait de chercher des informations que les petits-enfants n’ont pas nécessairement. Ce serait forcément du bricolage, mais cela aurait la vertu d’instituer une logique de monitoring, d’auto-surveillance, par tous les opérateurs, de l’effet de leurs pratiques. C’est fondamental : sans cette logique, il n’y a pas de lutte effective contre les discriminations indirectes. Si c’est le référentiel états-unien qui bloque, du fait de la brutalité de ses catégories – noir, hispanique ou asiatique – on peut créer un autre référentiel. On peut découpler la logique du monitoring de tel ou tel appareil catégoriel. Rien n’interdit aux Français d’inventer le leur, sur la base de données d’état civil que l’on a le droit de collecter à droit constant.

Si on voulait en faire davantage, en autorisant les pouvoirs publics à prendre en compte directement des catégories raciales, ce qui n’est pas, personnellement, ce que je préconise, ce serait une décision politique par excellence. Aucun comité ad hoc, de sages ou d’experts, n’a qualité pour introduire une réforme de cette nature. Il faudrait qu’elle soit validée au niveau politique. Cela serait d’autant plus nécessaire qu’une décision de ce type est en pratique quasiment irréversible. Il existe très peu d’exemples de pays qui auraient institué une classification raciale des personnes et qui l’auraient ensuite abrogée, au motif qu’elle aurait atteint ses objectifs. Cela n’existe quasiment pas, pour des raisons sociologiquement compréhensibles : une fois que le système de catégories existe, des intérêts s’agrègent autour d’elles, et les raisons pour lesquelles on maintient le dispositif ne sont pas les mêmes que celles pour lesquelles on l’a créé. Il est politiquement très difficile de revenir sur une rupture de cette nature. D’où la nécessité qu’il y ait un débat politique si on s’oriente dans cette direction.

Je souscris plutôt, à titre personnel, à ce que vous avez dit à propos de la diversité. Elle sert à noyer le poisson, à parler de race sans que les gens poussent instantanément les hauts cris, mais la plupart comprennent de quoi il s’agit.

Cela dit, il faut raisonner par secteurs. Les connotations raciales du mot « diversité » ne sont pas identiques partout. Quand on évoque la diversité dans le domaine de la représentation politique, vous le savez mieux que moi, on parle de minorités visibles, car il existe un autre mot au sujet des femmes, qui est la parité. Diversité signifie donc non-blanc, d’une manière relativement transparente. Dans le milieu des grandes entreprises, c’est très différent. Elles utilisent essentiellement le label « diversité » pour mener des politiques d’inclusion des seniors, des femmes et des personnes handicapées, les musulmans et les minorités raciales étant vraiment les parents pauvres. C’est possible car la législation et même les incitations qui leur étaient adressées laissent toute latitude pour définir la diversité exactement comme on veut.

« Diversité » est un euphémisme, visant à éviter une polarisation, une montée aux extrêmes. On parvient peut-être un peu à le faire, mais c’est au détriment de la clarté, et il me semble que les gens ne sont pas dupes : on sait bien ce que veut dire la diversité. Je ne suis pas persuadé que le gain politique, lorsqu’on utilise ce terme qui fâche moins, vaille la perte de clarté du débat public.

M. Patrick Simon. Il est très important qu’il y ait des décisions politiques. Tout est bloqué en leur absence, depuis une vingtaine d’années, en ce qui concerne la lutte contre les discriminations. Il y a un sujet que le pouvoir politique doit traiter, même si ce n’est pas évident : s’il existe un certain consensus autour de l’idée qu’il est très important de sanctionner les personnes racistes, la politique de lutte contre les discriminations, contre le racisme dans ses manifestations plus concrètes, ordinaires ou quotidiennes, en particulier l’accès à certaines positions, à des privilèges et à des ressources, est plus problématique : ce que les uns n’ont pas, les autres l’ont. Il est beaucoup moins consensuel de mener des politiques qui redistribuent les cartes en donnant des points d’avancement à des personnes jusque-là désavantagées. Tout le monde comprend bien que cela peut se traduire par des difficultés pour ceux qui bénéficiaient d’avantages, même s’ils n’avaient pas souhaité les avoir.

On l’a vu, dans le domaine politique, avec la parité. S’il y a plus de femmes candidates à des postes auparavant occupés par des hommes, cela signifie des hommes en moins, et ces derniers ont réagi d’une façon plus ou moins bienveillante. Il n’y a pas que des gagnants : des gens auront moins si on donne plus à ceux qui avaient des désavantages jusque-là. Ces politiques nécessitent donc de faire preuve d’une grande subtilité. Lors des débats autour de la « France périphérique », il y a eu toute une rhétorique visant à dire qu’on en fait trop pour les minorités et pas assez pour les fractions paupérisées de la population française. On a essayé de jouer les uns contre les autres.

Dans le contexte actuel, une politique qui afficherait d’une façon très forte la volonté de lutter contre les discriminations dont sont victimes des minorités ethno-raciales recevrait probablement une forme de blâme de la part d’une partie de l’opinion et des forces politiques. Mon but n’est pas de dire qu’il ne faut pas agir en ce sens mais qu’il y a tout un travail à mener sur la façon de présenter politiquement un renforcement – qui est nécessaire – de la lutte contre les discriminations, d’en faire un projet de société collectif. Plus le temps passe, plus c’est compliqué. Il serait vraiment temps de prendre la mesure de cette question.

M. Buon Tan. S’agissant des pays qui ont adopté des statistiques ethniques, avez-vous des exemples de travers, de vrais problèmes, qui auraient été induits par de tels dispositifs ?

M. Daniel Sabbagh. Il y a des cas où des systèmes de classification statistique existaient bien avant que des politiques de lutte contre les discriminations soient mises en place, comme aux États-Unis d’Amérique. Les personnes y sont classées racialement, dans le cadre du recensement, depuis 1790. À cette époque, il n’était évidemment pas question de conduire des politiques publiques visant à lutter contre les discriminations raciales – bien au contraire. Dans certains cas, le système de classification a d’abord été utilisé à des fins de discrimination, puis il a été mis au service d’un objectif égalitaire.

Le Royaume-Uni constitue un autre cas de figure. Il n’y avait pas, dans ce pays, de système de classification raciale des personnes par les pouvoirs publics, en tout cas en métropole, avant 1991. Un tel système a alors été créé, après une première tentative infructueuse, dans l’objectif spécifique de permettre l’application d’une législation antidiscriminatoire.

La classification raciale a eu des effets extrêmement complexes tout au long de l’histoire américaine. Le Royaume-Uni, qui se trouvait dans une situation très proche de celle de la France avant 1991, a-t-il connu une guerre civile, une dérive ou une polarisation extraordinairement forte de la société en conséquence de l’adoption d’un système de classification raciale ? Il ne me semble pas que ce soit le cas. Des signes problématiques étaient apparus auparavant : les émeutes interethniques datent plutôt du milieu des années 1980, avant l’institution du dispositif de monitoring. Il ne me semble pas qu’on puisse établir d’une manière claire un lien entre l’instauration du système de classification raciale, ou ethnique, dans le cadre du recensement mené au Royaume-Uni, et des problèmes ultérieurs.

J’aurais du mal à trouver un exemple de pays où la mise en place d’un dispositif de classification ethno-raciale, par les pouvoirs publics, aurait conduit à un effet négatif très clairement identifié. Je ne vois pas d’évolution de ce type au Royaume-Uni. Quant aux États-Unis, la classification raciale avait une légitimité qui n’était mise en cause par personne.

M. Buon Tan. Le système repose-t-il sur des déclarations ?

M. Daniel Sabbagh. Oui.

M. Patrick Simon. Aux États-Unis, ces statistiques ont été utilisées d’une façon négative après les attentats du World Trade Center : on a employé les données sur les origines ethniques pour repérer des territoires où il y aurait des concentrations de personnes potentiellement musulmanes. Certaines utilisations peuvent être problématiques sur le plan des libertés publiques. Néanmoins, lors des négociations sur le recensement, les groupes représentant les personnes originaires du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ont instamment demandé que cette catégorie soit introduite, ce qui va tout à fait à l’encontre de ce que nous pourrions imaginer. Pourquoi voudrait-on être compté à part alors que les statistiques peuvent être utilisées contre soi ? Du point de vue des intéressés, les effets positifs du repérage statistique et de la mise en évidence des inégalités l’emportent sur les risques.

Nous sommes très sensibles à ces derniers pour des raisons historiques, en France comme dans d’autres pays européens, et nous ne voyons pas que ces statistiques peuvent avoir un double effet. Les informations et les retours sur les stéréotypes, les préjugés et les idées fausses colportées autour de la présence des minorités dans la société peuvent être contrebalancées par l’utilisation des mêmes chiffres pour dire que s’il y a du chômage chez les immigrés, c’est qu’ils sont en trop – ce discours est tenu par certaines forces politiques en France depuis de nombreuses années. Il faut l’accepter : d’autres diront, dans le cadre du débat démocratique, que cela signifie plutôt que les personnes immigrées ont un problème spécifique d’accès à l’emploi et qu’il faut intervenir pour éviter un tel gâchis, à la fois économique et personnel. On peut raconter deux histoires différentes avec les mêmes chiffres. Est-ce parce qu’on peut dire des choses négatives à travers ces chiffres qu’ils ne devraient pas exister ? On ne va pas défendre l’obscurantisme sous prétexte que certains peuvent tenir des discours négatifs en partant d’informations scientifiquement vraies. Il est important d’admettre que les effets négatifs peuvent exister – il ne faut pas être naïf – et de les neutraliser.

Y a-t-il, lors de certaines périodes marquées par des tensions économiques et une crise sociale, une forte augmentation du racisme, parce qu’on cherche des boucs émissaires ? Oui, indéniablement. Les temps où les sociétés doutent d’elles-mêmes offrent prise à des comportements de stigmatisation qui prennent pour cibles privilégiées des personnes considérées comme différentes. Certains moments du débat public, par exemple lorsqu’il est question d’identité collective ou de valeurs, peuvent également susciter des tensions sur la place des uns et des autres dans la société. Il y a des moments où le racisme est un peu plus fort, où des cristallisations se produisent. Les moments de transition, comme celui que nous vivons, sont de nature à renforcer des manifestations racistes, ne serait-ce que parce qu’on réalise que la diversité ethno-raciale est maintenant là. Il y a des réactions à la réalité sociale et démographique de la France contemporaine – je pense, par exemple, aux travaux portant sur la France périphérique et sur l’insécurité culturelle.

Face à ces présentations angoissées et plutôt catastrophistes de l’évolution de la société, il faudrait développer une autre vision qui donnerait du sens à ce qui se produit, une sorte de cohérence. Cela fait défaut, de longue date, parce que nous avons un problème de conciliation entre la dimension multiculturelle et l’universalisme républicain. Tant que la synthèse n’est pas faite, on se défausse, parce qu’on ne peut pas être multiculturaliste – on ne parle donc pas de cette dimension – et il ne reste plus qu’un discours sur le fait que la situation est très problématique, que la société a changé.

M. le président Robin Reda. Messieurs, il ne me reste qu’à vous remercier pour cette audition.

La séance est levée à 18 heures 50.

 


Compte rendu  10    Table ronde sur les lieux de mémoire et les musées réunissant M. Pierre-Yves Bocquet, inspecteur général des affaires sociales, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, Mme Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes et du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, et M. Sébastien Gokalp, directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration

(Réunion du jeudi 23 juillet 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, présidente. Je préside cette réunion en l’absence de M. le président Robin Reda, qui ne pouvait être présent ce matin et vous prie de bien vouloir l’en excuser. Nous recevons M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, Mme Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes et du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, M. Sébastien Gokalp, directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration et M. Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

La présente mission d’information, dont le thème rencontre un large écho dans l’actualité, a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019, dans le contexte de l’examen de la proposition de résolution de M. Sylvain Maillard visant à lutter contre l’antisémitisme. Elle donnera lieu à la rédaction d’un rapport, qui dressera un état des lieux des formes de racisme et proposera des pistes de réflexion, qui pourront aboutir à des décisions politiques, éventuellement législatives. Nous privilégions une approche transversale. Nous avons commencé nos travaux par des auditions d’universitaires, pour certains historiens, spécialistes des questions de racisme et d’antisémitisme. Nous souhaitons mettre à profit les apports de la science pour mieux comprendre et combattre le racisme, phénomène éminemment complexe et évolutif.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Afin de circonscrire le périmètre de cette mission, qui est potentiellement très vaste, nous avons commencé ce cycle d’auditions, fin juin, en entendant des universitaires, qui nous ont apporté un éclairage à partir d’approches historiques, sociologiques et démographiques. Des chercheurs nous ont fait part d’une distinction entre trois catégories de racisme : le racisme direct, volontaire, considéré comme une idéologie ; le préjugé raciste ; le racisme dit « systémique » – qui conduit actuellement de nombreuses personnes à manifester –, qu’on peut qualifier aussi de « discriminations indirectes », volontaires ou non, qui affectent un grand nombre de personnes. En quoi la dimension mémorielle pourrait-elle nous aider à combattre ces trois aspects du racisme ? La transmission de la mémoire de l’esclavage, de l’Holocauste, du passé colonial de notre pays est peut-être une clé pour comprendre ce qui fait descendre actuellement les gens dans la rue.

Comment sensibiliser le public, en particulier scolaire, à ces questions – je pense en particulier au travail des historiens, auquel vous avez recours ? Selon une étude récente de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), 21 % des jeunes de 18 à 24 ans déclarent ne pas savoir ce qu’est la Shoah, qui est pourtant un événement majeur de notre histoire. C’est tout l’enjeu de cette table ronde.

Vous qui êtes à la tête de grandes institutions mémorielles et musées, que proposez-vous pour lutter contre le sentiment d’effacement de la mémoire et pour appréhender les critiques portées contre notre mémoire ? Comment faire face à nos impensés historiques, notamment sur la décolonisation, à l’aune du débat qui a été ravivé sur les violences policières, l’antiracisme, le déboulonnage des statues, qui traduit parfois l’ignorance de l’histoire ? Enfin, que nous dit la sociologie politique de la mémoire, qui ne s’intéresse pas tant à ce qu’il faudrait commémorer ou à la manière de le faire, mais aux effets sociaux des rappels publics du passé dans la société contemporaine ? Quel est le regard du public sur la question mémorielle ? A-t-il évolué à travers le temps ? Comment analysez-vous les attentes du public que vous recevez, et comment vous y adaptez-vous ?

M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah. Je souhaiterais, dans un premier temps, présenter le mémorial, qui est d’abord un centre d’archives – le plus grand centre d’archives en Europe consacré à la Shoah. Nous détenons 40 millions de documents d’archives, que nous ne cessons d’enrichir au quotidien. Nous avons été créés en 1943 par un groupe d’intellectuels qui voyaient que l’Europe ne faisait pas face à une simple vague d’antisémitisme, mais à quelque chose de beaucoup plus grave et de beaucoup plus profond. La structure, instituée dans la clandestinité, a survécu à la guerre. Nous avons collecté énormément de documents pendant les combats pour la libération de Paris. Edgar Faure et François de Menthon nous ont demandé de nous rendre, au nom du gouvernement français, au procès de Nuremberg, où nous étions le centre d’archives des Alliés. Nous sommes repartis avec des dizaines de milliers de documents. Certaines institutions sont à l’origine des musées et deviennent des centres d’archives ; nous avons connu l’évolution inverse. Cela explique que la colonne vertébrale de notre institution soit l’enseignement de l’histoire.

Les fondateurs du centre d’archives ont ensuite créé le mémorial, qui se trouve rue Geoffroy-l’Asnier, dans le IVe arrondissement de Paris. Les nazis considéraient que, même morts, les juifs étaient une menace pour la race aryenne ; ils ont donc brûlé les corps et répandu les cendres dans les centres d’extermination. En l’absence de corps, de pierre tombale, de cimetière, les familles ont été confrontées à la problématique du deuil. C’est ce qui a conduit à la création d’un mémorial, inauguré en 1956. Il est intéressant de noter que la France est le premier pays au monde où un Mémorial de la Shoah – même si ce mot n’était pas encore employé – a été créé.

Nous avons été pendant très longtemps un centre d’archives pour les chercheurs et un lieu de mémoire, mais pas un lieu d’éducation. Nous nous trouvions dans une période conflictuelle, marquée par une amnésie totale concernant l’histoire de Vichy. Par ailleurs, nous avons laissé nos archives ouvertes, alors que la loi avait prescrit leur fermeture. Cette période s’est achevée avec le discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995, qui a enfin conduit à réexaminer cette période, à ouvrir les archives nationales et à faire entrer ce sujet dans l’enseignement de l’histoire.

Nous sommes une fondation indépendante, privée. Nous avons été créés par une génération de juifs étrangers amoureux de la France, qui voulaient bâtir une institution comparable à l’Arc de triomphe, dédié au soldat inconnu, donc laïque et républicaine. Notre premier nom a été le mémorial du martyr juif inconnu. Nous l’avons gardé jusqu’à ce que nous décidions, à la suite du discours de Jacques Chirac, de nous engager dans la bataille de l’éducation : nous avons agrandi l’institution et nous sommes devenus le Mémorial de la Shoah. Depuis cette période, le mémorial travaille non seulement sur l’histoire de la Shoah – c’est le cœur de son activité – mais aussi sur l’histoire des génocides. La première exposition en ce domaine, consacrée au génocide des Tutsis, remonte à 2004.

Nos fondateurs ont conçu l’institution de manière très intelligente, en accordant autant d’importance à la mémoire qu’à l’histoire. Nous avons une vision d’ensemble et faisons une place à tout le monde : il n’y a jamais eu de conflit entre historiens et témoins. En 2019, le mémorial a accueilli plus de 340 000 visiteurs, dont près de 90 000 scolaires, sur trois sites : Paris, Drancy et Orléans. Nous n’analysons pas l’antisémitisme, nous organisons des activités avec les jeunes, ce qui nous donne une idée de la perception du racisme et de l’antisémitisme en France. Nous avons un département très important consacré à la formation. Depuis des années, nous formons les enseignants. Nous l’avons d’abord fait seuls, à l’époque où le ministère de l’éducation nationale trouvait cela absurde, puis en partenariat avec ce dernier. Nous formons également les membres d’autres professions, comme les policiers et les gendarmes – c’est, à mon sens, un enjeu essentiel.

Les attentats de Toulouse et de Montauban de mars 2012 nous ont particulièrement choqués. Pour la première fois, un jeune Français, né en France, passé par l’école publique, tuait des compatriotes musulmans et juifs. Pour nous qui étions engagés dans le domaine de l’éducation, ce fut un grand choc. Nous nous sommes demandé ce que nous avions raté. Cette réflexion, que nous avons entamée en 2012, a été amplifiée par les attentats de 2015. Nous nous sommes posé la question suivante : l’enseignement de l’histoire de la Shoah et de celle des génocides pouvait-il être utile à notre société ? À l’heure actuelle, l’enseignement de la Shoah est plutôt bien fait. On n’a jamais autant commémoré l’histoire de la Shoah, il n’y a jamais eu autant de plaques et de monuments, les hommes et les femmes politiques n’ont jamais autant parlé du sujet – il serait d’ailleurs préférable, à mon sens, qu’ils en parlent parfois moins et mieux. Pourtant, on constate une montée de l’antisémitisme et du racisme.

Face à l’étendue du phénomène, nous avons changé notre fusil d’épaule. Nous nous étions sans doute cachés derrière notre petit doigt, en pensant que la société française ne pouvait pas connaître un racisme ou un antisémitisme de l’ampleur que nous connaissons aujourd’hui. Les faits nous ont donné tort. Les élèves qui viennent au mémorial n’ont pas de problème avec l’histoire de la Shoah : il n’y a ni contestation, ni négation, ni mise en cause. Certains font preuve d’une grande empathie. Toutefois, on constate une dissociation du passé et du présent. Pour une génération qui vit, non seulement dans le présent mais dans l’instantané, qui surfe sur Tik Tok et les réseaux sociaux, l’histoire, c’est la préhistoire. Cela nous a fait réfléchir à nos pratiques et nous a incités à les faire évoluer.

Le racisme ou l’antisémitisme que nous constatons n’est pas idéologique, mais provient de l’ignorance, des préjugés et des stéréotypes. Le fond du problème est qu’il est fortement enraciné chez nos interlocuteurs. Un des messages que je voudrais faire passer est que le racisme et l’antisémitisme sont devenus tellement graves en France qu’il faut professionnaliser la lutte contre ces phénomènes. Celle-ci doit être gérée comme les problèmes médicaux, les pandémies et l’éducation. Les institutions qui travaillent sur le terrain ont besoin de la société. Nous ne pouvons pas accomplir seuls un travail que la collectivité n’arrive pas à mener à bien. Il est nécessaire que l’ensemble des cadres de la société soient sensibilisés au racisme et à l’antisémitisme et apportent des réponses à la place qu’ils occupent. Enfin – même si ce propos peut surprendre, venant du Mémorial de la Shoah – le combat contre l’antisémitisme passe d’abord, à nos yeux, par la lutte contre toutes les formes de discrimination et de racisme. À défaut, il n’y aurait pas de cohérence, et nous ne serions pas entendus. Des jeunes se sentent, à tort ou à raison, victimes de racisme. Tant qu’on ne leur donnera pas la parole, qu’on ne reconnaîtra pas cet état de fait, ils ne nous entendront pas sur le reste. Il nous revient de mettre les choses en perspective.

L’enseignement de l’histoire de la Shoah et des génocides ne doit pas être émotionnel : il faut l’historiciser. L’enseignement de la mémoire a ses limites. Nous devons privilégier l’enseignement de l’histoire, que nous assurons depuis des années, mettre l’accent sur la compréhension des mécanismes politiques, au sens noble du terme. La société est la proie d’une confusion généralisée. Des jeunes ne savent pas lire, ne comprennent pas ce qu’ils lisent, n’ont aucune idée de la signification de concepts comme l’identité, la nationalité, la religion. De même, une confusion totale règne entre le judaïsme, Israël et le fait qu’on puisse être juif et laïc. Il est des concepts qui relèvent de la lune pour certains élèves. Il faut reconnaître que l’enseignement de l’histoire des juifs, en dehors de la Shoah, n’existe pas dans la société française. Les juifs sont présentés comme des victimes, au travers de l’affaire Dreyfus et de la Shoah. En dehors de la naissance du judaïsme, l’histoire des juifs est totalement absente de l’enseignement de l’histoire, ce qui pose un vrai problème. Contrairement à ce que disent les théories complotistes, les juifs sont peu nombreux ; ils sont totalement absents de villes, d’écoles, où ils pourraient répondre à des questions et montrer leurs différences.

Mme Krystel Gualdé, directrice scientifique du Musée d’histoire de Nantes et du Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes. Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes est l’un des principaux mémoriaux, à l’échelle mondiale, consacrés à l’histoire de la traite et de l’esclavage. Ce monument, inauguré le 25 mars 2012, résulte d’une commande politique de la municipalité, dirigée par Jean-Marc Ayrault, à des artistes, dans le cadre d’un concours national. Ce qui a déterminé sa réalisation fut le déboulonnement d’une statue dans l’espace urbain, qui avait été installée par des associations regroupées autour de l’association Mémoire de l’outre-mer. Cette œuvre de Liza Marcault-Derouard, intitulée « L’abolition de l’esclavage », avait été placée sur le quai de la Fosse pour commémorer le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition. Elle a été abattue quelques jours après son érection, sans que l’acte ait été revendiqué, puis a été installée dans le château des ducs de Bretagne, qui abrite le musée d’histoire de Nantes. Cet épisode a déterminé la municipalité à marquer, par un geste fort, symbolique et très visible – le mémorial étant un monument massif – le passé négrier de Nantes.

Le mémorial a été édifié par l’artiste Krzysztof Wodiczko et l’architecte Julian Bonder. C’est un lieu de méditation et de réflexion, qui valorise les combats passés et présents pour l’abolition de l’esclavage. Il s’inscrit dans une continuité historique et nourrit les questionnements sur le monde contemporain et sa relation avec le passé. Depuis son ouverture, il a accueilli annuellement 225 000 visiteurs – chiffré élevé pour une institution établie en région. On peut imaginer que, depuis 2012, près de 1,8 million de personnes l’ont découvert.

Il s’est trouvé au centre de l’actualité ces dernières semaines, puisque les manifestations qui se sont déroulées les 6 et 8 juin à Nantes, à la suite du meurtre de George Floyd et en réaction aux violences policières, sont allées jusqu’au mémorial. C’est un geste symbolique très fort, qui montre que la population s’est emparée du lieu. Au-delà de sa dimension réflexive, méditative, symbolique et artistique, elle le considère aussi comme un espace où on peut parler des droits de l’homme et du racisme, où on peut exprimer librement un engagement sur ces questions.

De fait, c’est un lieu essentiel pour les Nantais, qui le font visiter à leurs proches. Il fait quasiment partie de la vie courante. Les associations s’en sont également emparées pour organiser des événements, ce qui contribue à en faire un endroit vivant et non un espace où on ne ferait que passer. C’est un lieu qui doit son histoire à la manière dont la mémoire de la traite négrière a été acceptée par les Nantais. Bien que cette mémoire ne se rattache pas uniquement à la façade atlantique, c’est essentiellement dans cette partie du territoire national qu’elle est concentrée. Depuis 1985, des associations et des universitaires ont fait resurgir ce passé dans le cadre plus général de l’histoire de la ville de Nantes, de la façade atlantique, de la France et du continent européen. Les historiens de la mémoire font remonter à cette année 1985, où ont été organisés un colloque et un projet d’exposition, le début de ce processus. Tout semble, à leurs yeux, en découler. Ils mettent en avant le fait qu’en 1989, la reconnaissance de ce passé a constitué un volet essentiel de la campagne électorale de Jean-Marc Ayrault, qui a remporté les élections municipales puis a été à l’initiative du travail engagé ultérieurement.

Si ce récit est juste, les historiens de la mémoire omettent toutefois d’apporter une précision qui me semble fondamentale. Ils estiment qu’avant 1985, l’histoire négrière se heurtait au déni ou à l’oubli. Ils rangent en différentes catégories les villes de la façade atlantique qui, à partir de cette année, se sont lancées dans des démarches de reconnaissance du passé esclavagiste et négrier. En vérité, l’histoire est moins belle et moins consensuelle qu’il y paraît. Il n’y avait ni déni, ni oubli de l’histoire esclavagiste nantaise entre les années trente et soixante-dix, mais la mémoire qui s’exprimait alors n’est pas celle qu’on attend aujourd’hui. Une partie de la population nantaise, héritière de cette histoire, nourrissait une forme de nostalgie du XVIIIe siècle, le grand siècle du développement colonial, sur lequel allait s’asseoir la deuxième colonisation, puis les XIXe et XXe siècles. Les acteurs économiques et mémoriels du début du XXe siècle à Nantes valorisaient cette histoire. S’ils ne revendiquaient pas l’histoire de l’esclavage, ils l’acceptaient comme étant inhérente à ce passé. Ainsi, le musée des Salorges, dont le musée d’histoire de Nantes est l’héritier, avait fait entrer dans ses collections, en 1931, un exemplaire du code noir ; en 1932, des entraves humaines pour chevilles ; en 1937, une petite représentation d’un porteur de cigares noir ; en 1941, un livre d’empreintes pour des indiennes de traite ; en 1951, un fusil de traite ; etc. Ces objets sont non seulement entrés dans les collections mais ils ont été exposés : cette histoire, en fait, ne soulevait pas véritablement de question. La période de déni n’a débuté qu’avec la décolonisation, à partir de 1950, et a pris fin en 1985.

La mémoire n’est pas un long fil continu. Des guerres de mémoires cohabitent dans l’espace public, comme à Nantes, où le Mémorial de l’abolition de l’esclavage côtoie des rues dont les noms évoquent le passé colonial et esclavagiste de la ville. Le cas le plus emblématique est celui de la rue Guillaume-Grou : au XVIIIe siècle, ce Nantais a envoyé par bateau 10 000 à 15 000 hommes, femmes et enfants à Saint-Domingue et dans les colonies françaises de l’Amérique. La rue Guillaume-Grou se trouve à proximité de la rue de Saint-Domingue, du quai des Antilles, etc., qui témoignent dans l’espace public de l’existence d’une autre mémoire, d’un autre temps.

Le devoir d’histoire nous paraît tout aussi important que le devoir de mémoire. Chaque couche mémorielle doit être replacée dans son contexte historique. Le musée d’histoire de Nantes aborde l’histoire de la mémoire et montre les enjeux mémoriels de manière systématique. Ce devoir d’histoire est fondamental pour que le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes soit bien compris tel qu’il est.

À son ouverture, en 2007, le musée d’histoire de Nantes s’est trouvé confronté à une tâche colossale : pratiquement personne ne connaissait l’histoire de la traite et de l’esclavage en France. La loi de Christiane Taubira en 2001 l’avait certes fait entrer dans les programmes scolaires mais le public de 2007 n’avait pas suivi ces classes-là. Lorsque ces sujets étaient abordés, c’était toujours sous l’angle du roman national, c’est-à-dire des grandes dates de l’abolition. Mais quid par exemple de la révolution haïtienne ? Absolument rien, nulle part ! Quid de la place réelle tenue par la France dans le trafic humain ? Qu’en était-il de la compréhension des enjeux ? Qu’en était-il de la chronologie réelle des événements ? Le musée d’histoire de Nantes a été le premier à aborder clairement cette histoire. Nous avons réfléchi, avec un conseil scientifique d’universitaires, à la manière de la présenter. Nous avons décidé de ne pas la différencier de l’histoire de la ville. La tentation avait existé à une époque d’en faire un musée à part et d’écrire une histoire détachable de celle de Nantes, mais nous avons choisi de raconter les deux ensemble.

Nous nous sommes toutefois heurtés aux préjugés, ou du moins aux connaissances que les gens pouvaient avoir sur cette question. L’histoire de la traite négrière nantaise commence en 1707 mais elle ne s’arrête pas en 1789, loin de là ! Elle dure jusqu’en 1831, comme dans la plupart des ports de la façade atlantique. Il est très difficile de le montrer aux visiteurs parce que même si vous exposez des objets réels – documents de collection ou archives –, les gens sont persuadés que la France n’est plus impliquée dans l’esclavage ni la traite négrière après la Révolution française. Nous avons donc renforcé la pédagogie et la signalétique pour faire comprendre aux gens que cette histoire n’était pas si simple. Les Français sont peut-être persuadés d’avoir inventé la liberté en 1789 mais ce n’est pas le cas. Nous luttons chaque jour contre les préjugés et les idées toutes faites avec les visiteurs du musée d’histoire de Nantes.

Alors que notre musée est très engagé dans l’éducation contre le racisme, nous nous sommes rendu compte que certains messages ne passaient pas et qu’il fallait s’y prendre autrement. Il est impossible, dans un discours qui ne vient pas véritablement mettre mal à l’aise le visiteur, de lutter contre les idées que les gens ont en tête au moment où ils arrivent. Lors de la biennale « Expression(s) décoloniale(s) », nous avons fait appel à des artistes contemporains car il est fondamental de faire appel à d’autres formes de sensibilité et de réflexion. Surtout, nous avons cherché à ébranler les visiteurs, non pour les faire changer radicalement de point de vue mais pour remettre en cause leurs certitudes. Nous sommes parfois allés assez loin, par exemple en échangeant les couleurs de peau des personnages sur les tableaux, pour faire comprendre que l’esclavage et la traite négrière ne sont pas qu’une question de couleur, et que derrière le statut de l’esclave se cache une personne. Ce message, à lui seul, est extrêmement difficile à faire passer auprès des plus jeunes.

M. Sébastien Gokalp, directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration. Le musée national de l’histoire de l’immigration est installé dans un lieu de mémoire : le palais des colonies de la Porte Dorée, inauguré en 1931, lors de l’Exposition coloniale, qui porte sur ses murs la gloire de l’empire colonial français. Ce musée a plusieurs raisons d’être, la première étant d’ordre patrimonial. On appelle souvent les immigrés des « invisibles » parce qu’ils laissent peu de traces. Il s’agissait donc de créer un lieu de la mémoire et de l’histoire de l’immigration, car celle-ci était absente des musées français.

La deuxième raison de l’existence de ce musée tient à une demande de la société civile, en particulier des associations et des acteurs de l’immigration. Ceux-ci souhaitaient un lieu incarné, emblématique pour faire reconnaître leur histoire, pour traiter du racisme et de la discrimination. Le musée est un lieu symbolique et culturel qui, dans l’esprit de tous, est connoté positivement : consacrer un musée à l’immigration était donc un geste fort.

Ouvert en 2007 et inauguré en 2014 par François Hollande, ce musée est un lieu de reconnaissance de l’apport de l’immigration à la France, l’un des plus importants pays d’immigration avec les États-Unis, et à l’histoire de la République. De plus, chaque immigré peut déposer des traces de son périple dans la galerie des dons, afin de témoigner sa gratitude à la France qui l’a accueilli.

Le musée remplit plusieurs fonctions. Tout d’abord, c’est un lieu où l’on a une expérience sensorielle. Si l’on peut traiter du racisme et de la discrimination au travers d’un livre, l’objectif poursuivi par un musée est différent : non seulement il transmet des savoirs, mais il encourage la réflexion personnelle en présentant des éléments matériels, accompagnés de cartes, qui permettent de construire sa propre opinion.

De plus, la fonction du musée est de lutter contre le racisme, aux côtés des moyens de transmission de la vie courante comme internet, la télévision et les livres, ou encore de l’école, qui est l’acteur le plus important dans la lutte contre les préjugés car ceux-ci se forment dès l’enfance. Les musées et les lieux de mémoire sont des espaces où la dimension expérimentale est plus importante.

Selon la définition du conseil international des musées, ceux-ci « travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. » Dans ce programme ambitieux, la dimension sociale, notamment la reconnaissance de l’égalité, est désormais beaucoup plus mise en avant.

Notre musée traite du racisme, mais ce n’est pas le seul sujet. Nous avons abordé d’autres thèmes comme la mode, avec l’exposition « Fashion mix », ou l’immigration italienne avec « Ciao Italia ! » Si le terme de racisme n’apparaissait pas dans le projet fondateur, ce qui est assez surprenant, il figure en revanche dans le nouveau projet scientifique et culturel que nous venons de déposer.

Lorsque je suis arrivé, il y a un an et demi, je souhaitais faire évoluer les regards des gens qui considèrent que l’immigration n’est pas une bonne chose pour la France. L’intérêt de proposer un lieu de référence pour les luttes de reconnaissance de l’immigration, c’est de montrer aux personnes qui n’en sont pas convaincues en quoi, par bien des éléments, l’immigration a été un apport pour la France, sans cacher les problèmes que cela peut poser ni les conflits que cela a pu déclencher. Il s’agit non pas de leur imposer une vérité mais de faire comprendre les mécanismes, les raisons d’être et les changements que cela comporte pour la France.

Nous sommes en train de refaire le parcours permanent. Jusqu’à présent, celui-ci suivait l’immigré depuis son départ de chez lui jusqu’à son intégration dans la société française, dans une vision un peu orientée. Un nouveau parcours permanent a été proposé par un comité d’historiens dirigé par Patrick Boucheron. Il retrace l’histoire de l’immigration depuis 1789 – Patrick Boucheron voulait commencer avec le code noir mais nous n’avons que très peu de documents sur cette période – pour en révéler les mécanismes et les apports, au-delà du sensationnalisme contemporain.

Nous présentons trois collections. La première, dite « collection historique », porte sur des documents – principalement des photos et des articles de presse mais aussi quelques objets –, comme n’importe quel musée d’histoire. La deuxième est une collection d’art contemporain. Elle est assez importante car les artistes contemporains, surtout dans les années deux mille, se sont beaucoup emparés des questions d’identité, de racisme, de changement de territoire, de migration. Ces œuvres proposent une approche différente : sans rien expliquer, en vous touchant au plus profond de vous-même, elles vous placent dans un autre rapport à l’immigration. Enfin, la troisième collection retrace le parcours de vie des immigrés, qui racontent leur histoire en déposant des objets – le téléphone portable avec lequel ils sont arrivés, le sac de couchage, des photos de famille ou de leur arrivée en France.

Tous les musées s’interrogent sur l’impact qu’ils peuvent avoir : à quel point peuvent-ils changer les regards, faire évoluer les mentalités ? Le musée doit être un lieu attractif : il faut vous donner envie d’aller au musée d’histoire de l’immigration en proposant des choses dynamiques, positives, riches, nourries ou surprenantes.

Ces questions sont difficilement traitées dans le monde de la culture, ou assez rarement. À Paris, seules deux expositions ont abordé récemment ces thèmes : « Le modèle noir », au musée d’Orsay, et « Nous et les autres : des préjugés au racisme », au musée de l’Homme. Le monde de la culture est à la fois mieux armé, puisque composé de personnes ayant en général un bagage culturel important, et en même temps démuni, comme le montrent les polémiques autour de la représentation des Suppliantes d’Eschyle. Les États-Unis connaissent une vague de remises en cause dans le monde des musées – au Guggenheim, au San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA), au musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines –, certains titulaires de hauts postes étant remerciés à la suite de campagnes sur Twitter. Même le déboulonnage des statues ne donne pas lieu à de vrais débats. Finalement, le monde de la culture peine à proposer une réponse qui, pourtant, devrait être évidente.

Nous voulons que ce musée soit en prise avec l’actualité. Comme il est difficile de déplacer des œuvres, nous montons beaucoup de cycles de conférences. Ainsi, nous allons organiser avec la Maison des sciences de l’Homme, en janvier prochain, un cycle intitulé « Exposer le racisme ». Vous pouvez voir sur notre site le débat « Racisme, antiracisme, discrimination : de quoi parle-t-on ? ». Nous organisons des ateliers scolaires et formons plus de 2 000 enseignants par an. Le musée repose sur un réseau territorial, et il est très important pour nous de conserver ce lien, qui permet de recueillir les témoignages des personnes concernées : le musée n’a pas une parole descendante, il se nourrit de la base. Nous organisons une exposition sur les juifs et les musulmans en France de 1830 à nos jours, montrant comment ils interagissent et comment la France est devenue l’un des acteurs de la reconnaissance de ces deux communautés, et une autre sur les migrations asiatiques, qui sont en phase de reconnaissance.

Notre musée est un livre ouvert sur l’histoire de la colonisation. Notre principal objectif est de repenser notre rapport à cette période et la manière dont la colonisation continue d’influencer notre relation à l’immigration et au racisme.

M. Pierre-Yves Bocquet, directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Au nom de Jean-Marc Ayrault, qui préside la fondation pour la mémoire de l’esclavage, je vous remercie d’avoir associé celle-ci à la présente audition. Des quatre institutions ici présentes, la fondation est la plus jeune puisqu’elle n’existe officiellement que depuis le 12 novembre 2019, et dans l’espace médiatique depuis deux à trois mois. Elle illustre l’histoire du resurgissement de la mémoire de l’esclavage dans le débat public français. Cela a commencé avec la loi de 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage et en hommage aux victimes de l’esclavage, qui instaure un jour férié dans les départements d’outre-mer. Il y avait déjà en germe l’idée d’une politique nationale, que Nantes a largement contribué à développer dans l’Hexagone.

Ensuite, il y a eu des mouvements portés par les personnes elles-mêmes. Les Ultramarins de l’Hexagone se sont ainsi revendiqués descendants d’esclaves dans une manifestation en 1998. La loi dite Taubira, déjà citée, a permis l’inscription de l’histoire de l’esclavage, de la traite et de leurs abolitions dans les programmes scolaires. Un comité pour la mémoire de l’esclavage a été créé. Le poète Édouard Glissant a imaginé la structure d’une institution dédiée à cette mémoire : le Mémorial ACTe ou Centre caribéen d'expressions et de mémoire de la Traite et de l'Esclavage de Guadeloupe et la fondation que je représente ici sont issus de son travail.

Cette fondation n’est pas un musée – elle ne possède pas de collection – et son budget, modeste – 2 millions d’euros par an, avec sept permanents –, est assuré par un partenariat public-privé entre l’État, des collectivités territoriales de l’Hexagone et d’outre-mer et des partenaires privés. Cette toute petite structure est cependant dotée d’une très grande ambition : inscrire l’histoire de l’esclavage et de ses héritages dans le récit national. Il s’agit de faire comprendre à tous nos concitoyens, ceux qui sont directement liés à cette histoire comme ceux qui pensent ne pas l’être, que les quatre siècles de relations entre la France, ce pays européen, et l’Afrique, l’Amérique, les Caraïbes et l’océan Indien ont eu une influence profonde sur la construction de la France.

D’un point de vue pédagogique, tout l’enjeu, pour la fondation et les institutions qui travaillent avec elle, est de faire comprendre que l’histoire de l’esclavage n’est pas une histoire périphérique, ou lointaine – dans tous les sens du terme. Elle n’est pas lointaine dans le temps, puisqu’elle a des conséquences jusqu’à nos jours. Elle n’est pas non plus lointaine dans l’espace, dans la mesure où elle a une traduction dans l’Hexagone, et pas seulement sur ses côtes. Toutes les institutions de la République, y compris l’Assemblée nationale, ont des liens avec cette histoire : histoire de la traite, histoire de l’esclavage, histoire des abolitions, histoire de la reconnaissance des populations issues de l’esclavage, de la traite, de la colonisation par la République comme des citoyens dans l’égalité. Ces enjeux, loin d’être périphériques, sont centraux dans la conception que nous nous faisons de la République.

La fondation n’étant pas un lieu ouvert au public, elle a vocation à créer des contenus, à concevoir des méthodes, à diffuser de la connaissance, à soutenir des acteurs locaux et à travailler avec des partenaires, autour de cinq axes d’action.

Le premier, c’est la recherche. La fondation n’est pas un centre de recherche, mais elle s’appuie sur les chercheurs et elle a un conseil scientifique, présidé par M. Romuald Fonkoua, professeur de littérature francophone à l’université Paris-Sorbonne. Pour comprendre l’histoire de l’esclavage, sa mémoire et son héritage, il importe d’adopter une approche pluridisciplinaire et de mobiliser l’ensemble des sciences humaines et sociales : l’histoire, évidemment, mais aussi l’économie, l’anthropologie, la philosophie, l’histoire de l’art et la littérature, car l’histoire de l’esclavage a laissé une empreinte profonde dans tous ces domaines. Les contenus produits par la fondation s’appuient sur le travail des chercheurs, notamment sur l’historiographie, qui est très riche depuis une vingtaine d’années, partout dans le monde.

Le deuxième axe, c’est l’éducation, sur laquelle je ne m’étendrai pas. Il importe que l’esclavage figure dans les programmes scolaires, et pas seulement dans les programmes d’histoire. Il y a encore quelques trous dans ces derniers, notamment autour de la révolution de Haïti et de son lien avec la Révolution française. Afin de toucher les publics scolaires, nous allons travailler avec l’éducation nationale et avec d’autres acteurs, comme la Ligue de l’enseignement.

Le troisième axe, c’est la citoyenneté, le lien avec les territoires et la société civile. Nous avons vocation à travailler avec les collectivités : vingt-deux collectivités fondatrices sont déjà actives dans la transmission de cette histoire, dans l’Hexagone et les outre-mer. Nous travaillons aussi avec les associations et les acteurs de l’éducation populaire qui touchent la jeunesse en dehors de l’école : ils ont besoin d’outils pour déconstruire les stéréotypes véhiculés par l’histoire.

L’originalité de notre projet, c’est aussi qu’il s’appuie sur la culture – c’est notre quatrième axe d’action. Dans l’histoire de la traite, de la colonisation et de leur héritage, les artistes ont eu un rôle fondamental, y compris dans l’espace politique. Il suffit de songer à Aimé Césaire, qui était un poète avant d’être un homme politique, et qui est un géant de la reconnaissance de l’esclavage. On a évoqué l’exposition sur le modèle noir : les œuvres d’art permettent d’aborder des questions aussi sensibles que le racisme, les mémoires douloureuses et le « passé qui ne passe pas », au service de la citoyenneté, c’est-à-dire de la résolution des problèmes d’aujourd’hui. Nous travaillons donc avec les institutions culturelles, dont certaines ont été, comme le musée de Nantes, associées à la préfiguration de la fondation.

Le dernier axe, c’est le numérique, qui est absolument essentiel dans la mesure où la fondation n’a pas de lieu physique. Quand la crise liée à l’épidémie de la covid-19 a commencé, nous avons pris peur, parce que la fondation venait tout juste de voir le jour : nous nous sommes demandé comment nous allions pouvoir faire parler de nous, alors que les commémorations étaient annulées. Nous avons immédiatement créé des outils numériques et nous sommes plutôt satisfaits de la manière dont nous avons géré la situation. La mémoire de l’esclavage a resurgi dans l’actualité à la faveur d’un événement mais, avant cela, nous étions déjà parvenus à faire vivre la date du 10 mai, journée nationale des mémoires, de la traite, de l’esclavage et de leur abolition, en organisant un live de six heures et demie sur Facebook, qui a réuni des intervenants du monde entier et qui a été vu par 230 000 personnes. Nous avons également une politique éditoriale consistant à publier des contenus éducatifs, historiques et littéraires qui marchent plutôt bien.

Après le 10 mai, nous avons fait d’autres diffusions en direct à l’occasion des journées de l’abolition : en Martinique le 22 mai, en Guadeloupe le 27 mai et en Guyane le 10 juin, avec la participation de Christiane Taubira, à qui nous avions donné carte blanche. Ces événements, dont chacun a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes, ont permis de créer un lien entre l’Hexagone et les outre-mer sur cette question. Nous avons vu qu’il y avait un appétit de savoir et que nous étions capables de construire quelque chose avec les outre-mer – puisque la plupart des intervenants étaient là-bas. Nous avons réussi à faire exister cette histoire, à la fois dans le présent et ici même, dans l’Hexagone, tout en apportant aux outre-mer quelque chose de nouveau venant de Paris et en leur donnant la parole. Nous voulons poursuivre sur cette lancée et capitaliser sur les outils numériques.

Pourquoi la toute jeune fondation pour la mémoire de l’esclavage est-elle importante pour le moment présent ? D’abord, il est capital d’élever le niveau de connaissance de tous les Français sur l’histoire de ces quatre siècles de relations entre la France hexagonale, l’Afrique, l’Amérique, les Antilles et l’océan Indien. Cette histoire n’est pas marginale, ce n’est pas un point de détail : il faut la connaître pour comprendre ce qu’est la France d’aujourd’hui et d’où vient sa diversité. Une partie de cette diversité vient de l’histoire de l’immigration, mais aussi et surtout de la longue histoire coloniale française, dont l’esclavage est la première phase vraiment massive, puisque 2 millions d’Africains ont été déportés par la France dans ses colonies pendant deux siècles.

L’empreinte de cette histoire explique la nature particulière des relations que nous avons avec le continent africain et les diasporas qui en sont issues. Il importe de faire mieux connaître cette histoire, car l’ignorance fait naître des interprétations erronées, par exemple sur le code noir. Mais il y a un autre enjeu : cette histoire nous apprend aussi quelque chose sur la construction de l’universalisme républicain français. Les questions qu’on se pose aujourd’hui sont exactement celles qui se sont posées, il y a deux ou trois siècles, quand le royaume de France a été confronté aux problèmes juridiques liés à la construction de son empire colonial. Ces questions furent au cœur de la construction du code noir et de ses différentes éditions ; elles furent également centrales au moment de la Révolution française. Trois jours après la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, les libres de couleur de Paris, c’est-à-dire les personnes noires citoyennes, ou qui aspiraient à le devenir, ont demandé si ce texte s’appliquait à elles. Peu après, les esclaves de Saint-Domingue ont dit qu’il s’agissait d’un texte universel et qu’il abolissait, de fait, l’esclavage. Parce que ce n’était pas l’avis de la majorité des révolutionnaires, cela a suscité une deuxième révolution dans la révolution. Ces questions – celle de savoir si les personnes noires sont des citoyens à part entière ou si les esclaves doivent avoir les mêmes droits – sont au cœur des théories racistes contre les personnes noires, mais aussi à la racine de l’universalisme républicain, cette déclaration un peu folle que la France a faite au reste du monde, selon laquelle tous les hommes naissent libres et égaux. On n’a pas immédiatement tiré les conséquences de cette déclaration, qui avait été faite par des hommes blancs. Mais, dans les années qui ont suivi, ces questions se sont posées dans les populations coloniales et cette revendication de l’égalité a continué d’être formulée, jusqu’à aujourd’hui.

Ce travail de production de connaissances historiques et de réflexion a une vertu pédagogique, puisqu’il nous aide à prendre conscience des racines du racisme et de ses conséquences, mais il ne peut pas résoudre tous les problèmes. Il n’aura aucun effet s’il n’est pas accompagné d’une action politique résolue pour traiter les conséquences du racisme et lutter contre les discriminations.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, présidente. Vos interventions montrent que le racisme et l’antisémitisme sont des questions éminemment complexes. Au-delà du devoir de mémoire, vous avez rappelé le besoin d’histoire. Au fond, comment faire bouger les représentations ? Quels sont les moyens efficaces ? Vous avez parlé de l’histoire, mais qu’est-ce que mon histoire personnelle a à voir avec la grande histoire ?

Au-delà des représentations, qu’est-ce qui sous-tend nos changements de comportements ? On rejoint ici la question de l’éducation : qu’est-ce qu’une éducation antiraciste ? Dans le domaine de la santé, on est confronté au même problème : il ne suffit pas d’indiquer aux gens les bonnes pratiques pour qu’ils les adoptent. De la même manière, il ne suffit pas de connaître l’histoire pour se l’approprier et pour adopter une attitude, non seulement antiraciste, mais d’acceptation et de curiosité vis-à-vis de ce qui est différent de soi. Comment développer ces compétences psychosociales ? Ne faudrait-il pas s’appuyer sur les sciences de l’éducation – sachant qu’éducation et transmission sont deux choses distinctes ?

Enfin, avez-vous un moyen de mesurer l’impact de votre action sur les comportements antiracistes ? Dispose-t-on d’enquêtes sur le sujet ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie pour vos exposés passionnants. Comme vous l’avez dit, on n’a jamais autant, ni aussi bien commémoré, et ce n’est pas un hasard si trois des lieux que vous représentez ont moins de dix ans : c’est le signe d’une accélération mémorielle dans notre société. Qu’en est-il du maillage territorial ? Si le but est d’attirer un large public, il ne faudrait pas que tous les établissements soient à Paris…

Je songe aussi à l’importance des noms de rue : le ministère des armées a envoyé il y a quelques semaines à tous les maires de France un livret intitulé Aux combattants d’Afrique, la patrie reconnaissante rassemblant cent noms de combattants, personnalités issues des colonies, qui ont marqué notre histoire, pour qu’ils s’en inspirent. Ce genre d’initiative vous semble-t-il intéressant ?

Vous dites qu’il faut d’abord travailler sur les discriminations, que certaines populations ne veulent pas entendre parler de la Shoah, ni de l’histoire de France, tant que leur propre histoire n’est pas reconnue. Comment faire pour mieux la reconnaître ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils vous y aider ? Vous nous avez expliqué que vos pratiques ont évolué, que vous faites davantage de liens désormais entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs – à travers les objets qu’apportent les immigrants, notamment. C’est un vrai changement de paradigme. Les déboulonnages de statues vont-ils compliquer votre action, ou au contraire vous pousser à trouver encore d’autres façons de faire ?

Enfin, comment casser la récurrence, comment mettre fin à la répétition des cycles de xénophobie ?

M. Jacques Fredj. Ne nous voilons pas la face : nous ne casserons pas la récurrence. L’une des grandes leçons de l’histoire, c’est que le racisme et l’antisémitisme font partie de notre environnement. Ce qu’il importe de faire, c’est de les circonscrire au maximum, pour qu’ils ne pourrissent pas notre démocratie et les valeurs de la République et pour que nous puissions continuer à vivre ensemble dans ce beau pays qu’est la France.

Il faut une mobilisation de tous les instants, parce que la démocratie n’est jamais définitivement acquise, y compris en France : c’est ce que nous ont appris les attentats. C’est la raison pour laquelle le mémorial a une activité un peu atypique. Nous nous sommes interrogés sur l’impact des musées et nous nous sommes rendu compte que lorsque des scolaires viennent au musée, c’est d’abord parce que leur enseignant a fait la démarche et les y a préparés. C’est une très bonne chose, mais nous vivons dans une société extrêmement clivée, et je sais que les élèves qui viennent au mémorial ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la population. Nous avons donc décidé, depuis 2016, d’aller à la rencontre des élèves dans toute la France en développant des ateliers à l’intérieur des établissements scolaires. Nous ne ciblons pas les établissements les plus huppés de Paris ou des grandes villes de province : nous avons demandé aux rectorats de nous signaler les établissements où il y a des problèmes. L’idée, c’est de se colleter avec la réalité, avec des jeunes qui expriment naturellement des propos racistes ou antisémites. C’est avec eux qu’il faut faire ce travail de fond. Sinon, c’est de l’entre-soi.

L’année dernière, nous avons fait près de 600 ateliers en province, qui ont réuni 20 000 élèves. On s’interroge souvent sur l’impact de l’enseignement de la Shoah ou sur celui des musées. Ce qui est certain, c’est qu’une visite de deux heures dans un musée ou la participation à une commémoration ne suffit pas à changer les choses. Les acteurs du monde de l’éducation doivent comprendre que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme nécessite un travail de pédagogie sur le temps long. Nous expliquons aux enseignants qu’il est inutile d’essayer d’enseigner frontalement l’histoire de la Shoah quand ils savent que ça ne va pas marcher. On leur dit de commencer par enseigner le racisme et l’histoire des génocides pour arriver à l’histoire de la Shoah et à l’antisémitisme. Il faut avoir une stratégie éducative.

Depuis plusieurs années, notre volontarisme nous a également conduits à animer, à la demande de plusieurs parquets, des stages de citoyenneté pour les adultes et les mineurs sur la question du racisme et de l’antisémitisme, à Paris, mais aussi à Lyon et à Marseille. Sur le plan pédagogique, je suis convaincu que pour toucher les jeunes, il faut leur montrer que c’est en sachant d’où l’on vient, en connaissant son histoire, que l’on peut comprendre le présent. Il faut leur expliquer que l’histoire se répète et leur montrer ce qu’ont produit le racisme et l’antisémitisme. Les théories complotistes sont vieilles comme le monde et la propagande haineuse n’est pas née avec internet : au moment du génocide des Herero et des Nama, ou pendant la Shoah, ces pratiques ont existé, car il fallait convaincre les masses de mettre à mort un autre peuple. Il faut en parler différemment, il faut utiliser l’histoire et la littérature, ainsi que les documents d’archives. Quand nous voulons parler du racisme, de l’esclavage ou de la colonisation – car nous abordons aussi ces questions au mémorial –, nous donnons à voir des documents d’archives. Il est important de montrer la permanence des stéréotypes à travers l’histoire.

Il est fondamental d’aborder ensemble les questions du racisme et de l’antisémitisme, car l’instrumentalisation de la concurrence des mémoires pourrit l’atmosphère dans les écoles. Des jeunes ont entendu parler pour la première fois du génocide des Tutsis au Mémorial de la Shoah et c’est une très bonne chose. De la même manière, nous avons fait des expositions sur la persécution des Tsiganes et des homosexuels et sur le génocide des Herero et des Nama. Nous avons un partenariat avec le Rwanda et l’Arménie pour ouvrir nos archives à ces deux génocides et nous aurons bientôt une exposition permanente sur l’histoire des génocides, à côté de l’exposition sur l’histoire de la Shoah. Ce n’est pas que de la stratégie : cela a aussi un sens sur le plan historique.

Sur le plan pédagogique, la pandémie a rappelé l’importance absolue du présentiel : c’est ce que nous avait déjà montré notre travail en province. La parole doit circuler. Comme nous vivons dans une société clivée, la rencontre avec l’autre est fondamentale. Nous avons parfois affaire à des jeunes qui n’ont jamais abordé certaines thématiques, qui n’ont jamais rencontré un noir, un juif ou un homosexuel : il est parfois nécessaire de les mettre en présence. C’est fondamental : le numérique ne peut pas tout remplacer. Nous vivons dans un pays où il y a beaucoup de lois sur le racisme et l’antisémitisme, et c’est une bonne chose, mais il importe de laisser les élèves s’exprimer et de les « attraper » pour dialoguer. Les discussions que nous avons avec eux relèvent parfois du café du commerce : on est loin des grands concepts historiques. Mais pour animer ces débats, pour être capables de répondre à toutes leurs questions, nous devons être bien armés sur le plan historique.

M. Sébastien Gokalp. Il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier, y compris pour ce qui concerne les réseaux sociaux, principal foyer de développement des discours racistes et antisémites.

Les savoirs sont constitués, la question est de trouver comment les diffuser. Pour cela, il importe de réfléchir à une diversification des méthodes de transmission, à côté de la forme structurée et classique de l’exposition, du mémorial ou de la conférence. Nous avons noué un partenariat pluriannuel et pluridisciplinaire avec la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) qui donne lieu chaque année au grand festival du musée de l’histoire de l’immigration. L’édition 2019 comprenait des spectacles, un bal LGBT, et un « grand tribunal » où était débattu le concept d’universalisme. Nous cherchons par tous les moyens à faire évoluer la réflexion. La transmission des savoirs ne doit pas être seulement descendante mais aussi transversale. À travers l’exposition « Paris-Londres, Music Migrations », nous avons ainsi voulu mettre en évidence le lien entre métissage musical à l’origine du reggae et du raï et grands mouvements antiracistes des années soixante-dix et quatre-vingt.

Le tissu associatif s’est beaucoup abimé ces quinze dernières années mais il reste un maillage territorial fort, structuré notamment autour des lieux de mémoire locaux. Une soixantaine de nos expositions circulent dans les collèges, les lycées et les communes. Nous avons des partenariats avec la Seine-Saint-Denis et Vaulx-en-Velin.

Le National Museum of African American History and Culture de Washington est doté d’un site internet extraordinaire qui fournit des ressources digitales pour expliquer le racisme avec une déclinaison pour les éducateurs, pour les parents, pour les acteurs sociaux. Il offre même la possibilité de réserver une conférence donnée par un membre du musée qui se déplace. Cette générosité pédagogique américaine fait un peu sourire en France mais je pense que nous pourrions nous en inspirer, même si nos institutions n’ont pas les mêmes moyens financiers. Il faut chercher tous les moyens possibles, s’adapter aux demandes et tout oser.

Mme Krystel Gualdé. De manière générale, j’estime que nos institutions ont vocation à transmettre des messages clairs et précis. Quand j’ai parlé de concurrence mémorielle, de guerres des mémoires ou d’étages superposés de mémoires, c’était pour mettre en évidence le fait que ne pas s’exprimer sur ces questions, c’est aussi laisser croire que les institutions culturelles sont déconnectées de la réalité. Plusieurs articles de presse leur ont reproché de ne pas entrer dans la contestation ayant suivi le meurtre de George Floyd. Ils me semblent mal documentés. Le musée d’histoire de Nantes, et je pense qu’il n’est pas le seul, a immédiatement annoncé qu’il soutenait les mouvements Black Lives Matter et Museums Are Not Neutral. Cet été, deux visites guidées gratuites de la thématique « La traite des noirs et l’esclavage » seront organisées chaque jour. Voici un engagement, de nature politique, clair, fort et visible. Il ne faut rien lâcher.

La place de l’histoire individuelle dans l’histoire collective est extrêmement importante, et c’est une dimension sur laquelle l’éducation nationale travaille beaucoup. La mission des musées n’est pas de s’adresser à tous mais à chacun. Les études menées sur les publics montrent que chaque visiteur arrive avec son histoire, son vécu.

Pour développer les compétences psychosociales, je reste persuadée qu’il faut prendre en considération ce qui relève du domaine du sensible. Nous le faisons très peu en France, où l’éducation est avant tout centrée sur la raison et l’écrit. Quand donc nous laissons-nous aller à ressentir ? Grâce aux nombreuses évaluations que nous avons réalisées, nous avons constaté que lorsque les visiteurs étaient touchés, troublés jusqu’à avoir envie de vomir à la simple lecture de textes du XVIIIe siècle sur la manière d’étamper un esclave, quelque chose se passait, quelque chose de violent qui faisait écho à l’histoire d’une domination et d’une violence séculaires. Certes, il ne s’agit pas d’une révolution des mentalités, mais nous pouvons nous dire que nous n’avons pas été complètement inutiles si nous avons ébranlé certaines certitudes.

Faire place au sensible, c’est passer par les artistes et par des chemins qui s’éloignent du roman national. Nantes a accepté son passé négrier ; le pas suivant, que nous faisons avec les Nantais, c’est de montrer que Nantes a aussi été une ville esclavagiste : l’esclavage n’existait pas uniquement dans les colonies mais aussi sur le territoire national, ce qui est une découverte pour beaucoup, rendue plus concrète par des histoires individuelles que des travaux universitaires remarquables permettent de retracer.

L’enjeu du territoire est fondamental. Je suis très troublée d’avoir au cours de mes journées de travail davantage d’échanges avec des interlocuteurs américains du musée de Washington ou de grandes universités qu’avec des collègues de France. Cela veut dire que nous ne sommes pas encore assez avancés pour que l’ensemble de notre pays se sente concerné par l’histoire négrière, généralement appelée « histoire atlantique », ce qui ne facilite pas les choses. Nous travaillons beaucoup avec des réseaux européens et de nombreux pays ont fait leur histoire négrière, y compris la Suisse, qui, comme chacun sait, n’a pas de façade atlantique. Il est difficile de changer totalement les mentalités mais je ne crois pas qu’il faille renoncer pour autant à le faire.

Sur le déboulonnage des statues, j’exprimerai une position strictement personnelle. J’ai trouvé extrêmement intéressant que le débat apparaisse dans l’espace public. Cette réaction très forte de colère, nous pouvons l’entendre, quel que soit le jugement qu’on porte sur l’acte lui-même. Du reste, que les statues naissent et meurent n’a rien de nouveau pour qui fait de l’histoire.

Tous les musées mènent des enquêtes sur leur public mais il est très difficile d’évaluer le ressenti. Nous l’avons fait en interrogeant les visiteurs à l’entrée puis à la sortie du musée en leur demandant ce que la visite avait changé pour eux. Notre plus grande surprise a été que nombre de sujets abordés avaient constitué une découverte. Cela veut dire qu’il y a encore beaucoup à faire en matière d’éducation.

M. Bertrand Bouyx. Dans toutes vos interventions transparaît le rôle essentiel de l’enseignement de l’histoire. Que pensez-vous de son apport dans le développement de l’esprit critique ? En tant que rapporteur pour l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe d’un projet de création d’un observatoire de l’enseignement de l’histoire, j’aimerais savoir si vous estimez que la thématique du racisme est bien développée dans les contenus pédagogiques.

Mme Michèle Victory. Monsieur Fredj, comment travaillez-vous avec les différents lieux de mémoire européens ? Les autres pays ont-ils des stratégies différentes pour retracer l’histoire des juifs ? Êtes-vous la cible de critiques ou de pressions de la part de personnes niant l’existence de la Shoah ?

Parmi les outils pédagogiques, il y a une forme qui me semble absente, c’est le théâtre. Dans le cadre d’une mission flash sur la prévention de la radicalisation, j’ai pu constater comment il permettait aux jeunes de s’approprier ce thème de manière active, tout en gardant une distance. Qu’en pensez-vous ?

Les descendants d’immigrés ressentent à la fois la souffrance des discriminations et la fierté de leurs origines. Vos institutions parviennent-elles à réconcilier ces deux attitudes, qui n’ont rien de contradictoire ? Cela permettrait d’avancer sur notre façon d’être au monde et de nous questionner.

M. Buon Tan. Les établissements d’enseignement utilisent des manuels des années quatre-vingt-dix, voire pour certains de la fin des années soixante-dix, qui ne prennent pas en compte le renouvellement des connaissances historiographiques. Que pensez-vous de ce décalage ? Y a-t-il possibilité pour les enseignants de sortir du cadre des manuels ? Comment peuvent-ils le faire efficacement ?

Qu’en est-il du recueil de témoignages de victimes de génocides autres que la Shoah ? Nous savons que beaucoup d’entre elles veulent tourner la page et quand elles meurent, c’est un morceau de notre histoire qui disparaît avec elles. Pour les Tutsis et pour les Cambodgiens, par exemple, il n’y a pas grand-chose. Des associations ont entrepris des travaux mais elles disposent de moyens limités. Elles manquent d’expérience et de savoir-faire. Il faudrait qu’elles puissent bénéficier de votre expertise.

Une stèle pour commémorer le génocide cambodgien et ses 2,3 millions de morts a été installée il y a quelques années au parc de Choisy, dans le treizième arrondissement de Paris. Mais ces massacres ne sont jamais commémorés. Comment leur donner plus de visibilité ? Les expositions du Mémorial de la Shoah correspondent-elles à une démarche proactive ou constituent-elles des réponses à des demandes extérieures ?

Lorsque j’ai visité le musée de l’histoire de l’immigration il y a quelques années, j’ai constaté qu’aucune section n’était dédiée à l’immigration chinoise du début du XXe siècle ou à l’immigration indochinoise des années soixante-dix. Y a-t-il eu des changements depuis ?

M. Sébastien Gokalp. Nous prenons en compte l’immigration chinoise. Le parcours sera refait et nous consacrerons une exposition aux migrations asiatiques en 2023.

Pour retracer la vie des personnes qui ne veulent pas parler de leur parcours de migration, celles qu’on appelle les « invisibles », nous faisons appel à leurs enfants, qui ont besoin de connaître leur histoire.

L’aller-retour entre discriminations et fierté des origines est une dimension intéressante. Prochainement, s’ouvrira l’exposition « Picasso, l’étranger », qui met en évidence la façon dont cet artiste, qui n’a jamais été français, a réussi à retourner le stigmate.

Enfin, pour ce qui est de l’enseignement de l’histoire, je signale que nous travaillons à une exposition sur les frontières, thème qui sera intégré dans les prochains manuels.

M. Jacques Fredj. L’enseignement de l’histoire est fondamental mais à condition qu’il y ait une liberté pédagogique de l’enseignant qui lui permette d’insister, de manière non dogmatique, sur tel ou tel aspect en fonction du public qu’il a face à lui. Il faut se demander comment on enseigne l’histoire. L’histoire du nazisme peut être présentée de dix façons différentes et rater sa cible. Les enseignants, dont la formation est primordiale, doivent faciliter la compréhension de l’histoire en s’inscrivant dans un temps long et en mettant l’accent sur les comparaisons, approche que nous avons privilégiée pour les différents génocides plutôt que de les opposer. L’enseignement de l’histoire doit aussi refléter les débats de la société. Il importe de sortir du cadre traditionnel de présentation de la décolonisation et de la guerre d’Algérie, qui joue un rôle conflictuel dans les établissements scolaires car certains sujets ne sont pas traités. Il faut revisiter l’enseignement de certains faits historiques comme le génocide arménien auquel ne sont souvent consacrées que cinq minutes au milieu des heures dédiées à la première guerre mondiale. Les manuels d’histoire n’ont pas une telle importance. Ce qui compte, ce sont les programmes scolaires, qui doivent être alimentés par la recherche.

Par ailleurs, la sensibilisation au racisme et à l’antisémitisme ne doit pas être la prérogative des professeurs d’histoire. Les professeurs de langues, de français, de sport, de théâtre ont aussi à faire un travail pédagogique dessus. Nous essayons d’aller dans toutes les directions en cherchant tout ce qui peut toucher les divers publics. L’exposition « Le sport européen à l’épreuve du nazisme » a attiré des personnes qui étaient avant tout intéressées par le sport.

Toutes nos expositions reposent sur une démarche volontariste. Personne ne nous demande rien, ce que nous regrettons. Nous devons convaincre les régions, les départements de l’intérêt de ce que nous faisons. Quand je vois les situations explosives qu’il y a dans certaines banlieues, je me dis qu’il y aurait un travail local à faire avec nous. Nous souffrons parfois de ne pas être sollicités. Il faut utiliser les institutions comme les nôtres !

Mme Krystel Gualdé. Je suis d’accord avec vous s’agissant du théâtre, madame la députée. Le Grand T à Nantes va accueillir cette saison des pièces créées dans le cadre des Récréâtrales de Ouagadougou. Les théâtres doivent participer à cette mission que nous nous sommes tous donnée.

J’ai enseigné l’histoire pendant six ans et je ne pense pas que les problèmes viennent des ouvrages, encore moins des professeurs. Simplement, nous ne nous posons pas la question de savoir pourquoi nous devons faire de l’histoire et l’enseigner. Cela ne sert pas à connaître des dates mais à fabriquer des hommes et des femmes conscients et acteurs. Or jamais dans les programmes scolaires l’histoire n’est problématisée. Elle s’apparente plutôt à un récit linéaire et les meilleurs élèves sont ceux qui l’auront bien retenu. C’est une question fondamentale, Patrick Boucheron avec qui nous avons beaucoup travaillé le dit bien.

M. Pierre-Yves Bocquet. La commission éducation du conseil scientifique de la fondation pour la mémoire de l’esclavage produira une note à la rentrée sur l’enseignement de l’histoire. Je rejoins Krystel Gualdé quand elle dit que l’histoire telle qu’elle est enseignée tend à faire prendre conscience aux élèves de la façon dont s’est constituée la France en tant que nation. Pour nous, l’effort pédagogique doit faire comprendre que la France ne se limite pas à l’Hexagone, que son histoire est mondiale. Et que cette réalité, qui comprend l’esclavage et la colonisation, explique la diversité française. Vivre harmonieusement dans la diversité n’est pas donné, cela se travaille, cela s’éduque. L’histoire est un des instruments pour y parvenir.

Il y a un auteur américain qui m’a fait prendre conscience de la réalité sentie du racisme anti-Noirs : c’est Ta-Nehisi Coates et son livre Une colère noire. Quand il a la fameuse conversation qu’ont les parents afro-américains avec leurs enfants pour leur expliquer pourquoi ils doivent faire attention à leur comportement face aux policiers, il dit à son fils que c’est à cause de son corps. Cette manière de présenter la couleur de la peau comme une dimension biologique fortuite m’a saisi. Elle montre toute l’absurdité du racisme : pourquoi un enfant, à cause de son corps, devrait-il se sentir menacé dans l’espace public ? C’est une image que j’utilise beaucoup depuis.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je vous remercie pour vos riches interventions qui vont nourrir notre réflexion.

La séance est levée à 11 heures 05.

 


Compte rendu  11    Audition de M. Patrick Karam, vice-président du Conseil régional d’Île-de-France en charge des sports, des loisirs, de la jeunesse, de la citoyenneté et de la vie associative, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, fondateur et président d’honneur du Conseil représentatif des Français originaires d’Outre-mer (CREFOM), président de la Coordination pour les chrétiens d’Orient (CHREDO), ancien délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’Outre-mer

(Réunion du jeudi 23 juillet 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 05.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. La mission a été créée en décembre 2019, avant que la mort de George Floyd aux États-Unis, et les manifestations qu’elle a provoquées, ne nous interrogent encore davantage, dans ce climat très particulier.

La mission vise à analyser les nouvelles formes de racisme et leur évolution. Forts de cet état des lieux, nous souhaitons ensuite proposer des mesures, dont certaines pourraient être d’ordre législatif, afin de mieux prendre en compte cette problématique. Nous avons auditionné des universitaires et sommes heureux de vous entendre.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. M. Robin Réda, président de la mission, avait souhaité pouvoir vous entendre. Malheureusement, il est retenu en circonscription par une visite ministérielle. Mais nos auditions sont filmées et retranscrites. Il pourra donc en prendre connaissance ultérieurement.

La mission est très attachée à l’universalisme, mais cela ne nous empêche pas d’étudier plus spécifiquement les caractéristiques de certaines cibles du racisme. Votre expérience outre-mer vous permettra sans doute de nous éclairer sur les racismes qui prédominent dans les territoires ultramarins.

Votre profil nous intéresse également car, dans le cadre de vos différentes missions et fonctions, vous avez non seulement appelé de vos vœux, mais surtout mis en œuvre, les politiques publiques dédiées à cette question. Vous pourrez donc nous donner votre opinion sur la prise en charge du racisme par la puissance publique.

Quelles sont les spécificités du racisme dans les quartiers et dans les territoires ultramarins ? À quels obstacles les politiques publiques doivent-elles faire face ?

M. Patrick Karam, vice-président du conseil régional d’Île-de-France en charge des sports, des loisirs, de la jeunesse, de la citoyenneté et de la vie associative, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, fondateur et président d’honneur du Conseil représentatif des Français originaires d’outre-mer (CREFOM), président de la Coordination pour les chrétiens d’Orient (CHREDO), ancien délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’outre-mer. Je vous remercie d’avoir pensé à m’auditionner sur cette question extrêmement importante : d’origine arabe, je viens des Antilles – de Guadeloupe – et je suis un militant de la cause ultramarine, de l’égalité et de la lutte contre les discriminations et contre tous les racismes. J’ai occupé différentes fonctions dans le milieu associatif : j’ai été président du CollectifDom ; j’ai fondé le Conseil représentatif des Français d’outre-mer (CREFOM) avec Victorin Lurel, alors ministre, qui est composé d’associations et de parlementaires, j’en ai pris la présidence et j’ai été réélu à l’unanimité ; je suis vice-président du conseil régional d’Île-de-France en charge de la jeunesse, de la vie associative et de la lutte contre les discriminations. Il s’agit d’un engagement fort de la région, qui finance certaines actions de testing ou des poursuites pénales.

Le combat contre le racisme doit rester universaliste. Il est extrêmement dangereux de séquencer les combats en fonction de la couleur de peau de la victime. J’entends dire que le racisme anti-Blanc n’existe pas. C’est extrêmement choquant. Il existe et l’origine de la victime n’a rien à voir avec la construction intellectuelle du racisme.

Certains courants de pensée diffusent des idées particulièrement dangereuses pour le vivre ensemble. Nos compatriotes métropolitains, victimes de violences parce qu’ils sont blancs, ne peuvent pas entendre qu’ils ne sont pas victimes de racisme. Certes, ils ne sont pas victimes de discrimination puisqu’ils appartiennent à la population qui tient les rênes de l’économie et encadrent les entreprises, même si le réseau est important. En outre, les discriminations ne sont pas seulement liées à la couleur de peau : vous pouvez être âgé, malade, être discriminé en raison de votre orientation sexuelle ou de votre sexe. Il faut aussi y être attentif.

Je ne confonds donc pas discrimination et racisme. Le racisme n’est pas lié à une construction. Je suis docteur en sciences politiques et je ne peux l’entendre. Ma thèse de sciences politiques était centrée sur l’islamisme politique et j’ai été chargé par la présidente de région d’écrire la charte régionale des valeurs de la République et de la laïcité. Pas un mot, ni une virgule, n’a été retouché. Elle s’applique à toutes les actions que nous menons. Nous avons développé des outils et affecté des financements extrêmement importants – plusieurs millions d’euros – afin de lutter contre tous les racismes et l’antisémitisme. Le bilan est particulièrement probant. Nous soutenons des associations peu financées par la puissance publique afin qu’elles puissent aller en justice. Il s’agit d’associations de lutte contre l’homophobie, contre le racisme anti-Asiatique, contre le racisme anti-Noir, etc.

Il faut être très attentif à ce qu’on lit dans les médias : plusieurs fois, le CollectifDom y a été classé comme association identitaire. Je l’ai présidé et c’est moi qui ai pris la décision d’attaquer en justice M. Pétré-Grenouilleau, historien. Cette action avait suscité une véritable bronca. Pourquoi l’avions-nous engagée ? Non pas, comme il le prétend, parce que nous ne voulions pas que l’on parle de l’esclavage intra-africain ou arabe. C’est une réalité et le travail de mémoire réalisé en Europe doit aussi l’être dans ces pays. Nous l’avions poursuivi car, dans le Journal du Dimanche, il avait déclaré que la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité par la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite Taubira, était responsable de la montée de l’antisémitisme. Nous ne pouvions l’accepter.

J’ai parcouru son livre et n’ai pas grand-chose à en dire sur le plan scientifique, mais ces propos n’étaient absolument pas tolérables car ils engageaient les uns les autres dans une concurrence des mémoires. Cette dernière n’est pas acceptable. Un universitaire dont l’importance des travaux est reconnue ne doit pas alimenter la confusion. Je lutte contre l’idéologie de Dieudonné depuis des années. En tant que président du CREFOM, je me suis rapproché du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et nous avons noué un partenariat – le seul du CRIF. J’ai organisé la visite du président du CRIF aux Antilles pour qu’il puisse installer le CRIF Antilles-Guyane.

Le CREFOM a également attaqué la décision d’affectation d’une universitaire nantaise, qui devait être nommée comme universitaire à la Réunion. Contrairement à d’autres associations, nous ne l’avons pas fait parce qu’elle était nantaise. Le CREFOM était parfaitement responsable. Je rappelle qu’il comprenait une trentaine de parlementaires, des présidents de collectivités, plusieurs centaines d’associations et de personnalités. Nous avons attaqué la décision pour vice de forme et rupture d’égalité. D’ailleurs, le tribunal administratif nous a donné raison et a cassé son arrêté de nomination.

Certaines associations auxquelles les médias accordent une importance démesurée soutiennent des courants de pensée extrêmement choquants. J’ai exclu beaucoup d’entre elles des financements régionaux car on ne peut partir du postulat que les Noirs, les Arabes, les musulmans sont des victimes et les Blancs des racistes qu’il faut condamner, au risque d’engager le pays dans la guerre civile. Outre-mer, le sujet est extrêmement brûlant. Kémi Seba, l’homme qui a créé la Tribu Ka, est allé à Fort-de-France et il a fait salle comble : 2 000 personnes ont écouté son discours racialiste. C’est très choquant et cela n’aurait pas été possible il y a quelques années dans nos départements, métissés. Pourquoi donner autant de poids à ces personnes qui ne sont pas représentatives de la société ? Cela suscite alors la curiosité.

Pour exister dans les médias, il faut tenir des discours caricaturaux, se prononcer contre le métissage, contre les Blancs, considérer qu’il existe des racisés. Je serai un racisé puisque je suis d’origine arabe. Plutôt que de revendiquer mes origines, je revendique ma culture guadeloupéenne. On parle de question noire, mais quelle question noire ? Une personne d’origine africaine ou venant d’Afrique n’a rien à voir avec un Guadeloupéen ou un Martiniquais ! J’ai toujours combattu les associations comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), à l’époque du CollectifDom comme du CREFOM. Un Blanc français ne serait pas la même chose qu’un Blanc russe ou allemand, mais la couleur pourrait rassembler tous les Noirs ? Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut-il dire que les Noirs ne sont pas capables de développer des cultures ou des identités qui dépassent leur couleur, leur taux de mélanine ? C’est complètement incompréhensible. C’est du racisme.

Il n’y a pas de question noire, comme il n’y a pas de question blanche. La problématique centrale est celle de la citoyenneté : nous devons être des citoyens égaux et combattre de la même façon tous ceux qui discriminent, à la fois ceux qui discriminent nos concitoyens parce qu’ils sont noirs, africains, antillais, musulmans, et ceux qui considèrent que la société comporte d’un côté les racisés – les Noirs, les musulmans – et, de l’autre, les Blancs. Ces deux extrémités peuvent précipiter la France dans la confrontation.

Dans les banlieues, une idée dangereuse se répand : un Blanc est forcément coupable et un Noir ou un musulman, forcément victime. S’il ne réussit pas, ce n’est donc pas forcément de sa faute.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Nous avons bien entendu votre appel à la vigilance contre toutes les formes de racisme. L’antisémitisme tient-il une place particulière au sein du racisme ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez été militant, et disposez désormais des cordons de la bourse d’une région pour financer les politiques publiques dans votre champ de compétence. L’audience des anti-universalistes vous empêche-t-elle de les déployer comme vous le voulez ? Y a-t-il d’autres obstacles, non-médiatiques, mais plutôt intrinsèques à la société ou aux institutions ?

M. Patrick Karam. En Île-de-France, trois sujets sont majeurs : la place des femmes dans la société et les nouvelles formes de discriminations et de soumission qui peuvent leur être imposées ; l’homophobie ; l’antisémitisme.

Il ne faut pas non plus occulter le racisme anti-Chinois que nous avons vu naître et déferler au moment de la covid. La violence était alors absolument abominable sur les réseaux sociaux. Nous avons tenu à recevoir la communauté chinoise, et plus largement asiatique, car beaucoup ne font pas la différence.

Vous avez raison, l’antisémitisme est un sujet majeur et une nouvelle forme d’antisémitisme se développe en plus de celui de l’extrême droite. Dans les banlieues, certains courants confondent Israël et les juifs. Ils considèrent qu’un juif est un sioniste et qu’un sioniste doit être combattu. Régulièrement, des incidents interviennent dans les écoles contre les enfants, simplement parce qu’ils sont juifs : quand on prend un enfant, qu’on le met dans la poubelle de la classe et que le corps enseignant ne réagit pas, cela n’incite pas les agresseurs à ne pas recommencer… Les victimes et les témoins nous font part de pressions dans les quartiers.

Les inspecteurs généraux de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR), auxquels j’appartiens, ont demandé une mission d’inspection sur les dérives communautaristes et islamistes dans les associations sportives et de jeunesse. Dans le sport, il peut y avoir quelques dérives antisémites, mais cela n’a pas la violence que l’on peut connaître dans d’autres secteurs de la société.

Vous m’interrogez sur ma mission. La charte que j’évoquais s’applique à tous les secteurs auxquels la région verse des subventions. Elle permet d’éliminer les acteurs qui tiendraient des propos ou des discours non conformes. Avant de verser une subvention, nous réalisons des recherches approfondies sur l’association et ses dirigeants. Ainsi, ceux qui prônent le boycott d’Israël, comme les membres du mouvement « Boycott, désinvestissement, sanctions » (BDS) ne peuvent être subventionnés puisque la Cour de cassation a indiqué que ce type d’action était illégal. Nous respectons donc le cadre légal. Il ne s’agit pas seulement de laïcité, mais aussi de défense des valeurs de la République.

Que finançons-nous ? À la fois des actions de prévention et de sensibilisation, du testing, non uniquement pour témoigner, mais comme base de procédures judiciaires, avec SOS Racisme, la Maison des potes ou des dizaines d’autres associations œuvrant dans le secteur de l’emploi, du logement, de la promotion des femmes ou contre toutes les formes de racisme.

Tous les ans, nous finançons un appel à projets contre les violences, qui recoupe nos actions en faveur des femmes, contre les discriminations, l’homophobie et l’antisémitisme. L’an passé, 800 000 euros ont été versés, auxquels s’ajoutent 2 millions d’euros au titre de la politique de la ville. Là encore, nous finançons des associations qui poursuivent en justice ceux qui s’en prennent aux populations en raison de leur origine, de leur couleur de peau, de leur religion, quelle qu’elle soit.

Pour les femmes, nous nous battons contre toutes les nouvelles formes de dérives : port forcé du voile intégral, abandon imposé de la scolarité, excision, violences intraconjugales et sur la voie publique. Nous finançons là encore des actions de prévention, de sensibilisation et de formation des professionnels, mais aussi des actions répressives car il nous semble que la sanction est pédagogique.

Je regrette que beaucoup d’associations que nous finançons aient du mal à trouver les compléments de financements pour disposer de l’intégralité de leur subvention – nous ne pouvons pas aller au-delà de 50 % de subvention. Ainsi, Stop homophobie est l’association qui engage le plus de procédures judiciaires. Quand nous lui octroyons 50 000 euros, elle a beaucoup de mal à trouver les 50 000 autres euros. La Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) finance des opérations de sensibilisation plus que des procédures judiciaires, et les villes ne financent pas ces dernières. Or il faut utiliser toute la palette d’outils.

M. Meyer Habib. Chapeau, monsieur Karam ! Je tiens à vous exprimer publiquement mon admiration pour le combat acharné que vous menez depuis des années, contre tous les racismes : anti-Noirs, anti-Asiatiques, anti-juifs, mais aussi le racisme anti-Blancs, dont on parle si peu. Je ne veux pas apparaître trop flagorneur ou dithyrambique, mais il faudrait d’autres hommes comme vous et comme Patrice Quarteron, ancien champion du monde de boxe thaïlandaise qui fait, lui aussi, un travail remarquable

S’agissant d’antisémitisme, et de son vieux visage, l’antisionisme, je suis obligé de le dire publiquement, il est grave que des leaders politiques de première envergure et d’un talent incroyable, comme en particulier M. Mélenchon, parlent de l’influence du grand rabbin d’Angleterre après les élections au Royaume-Uni, ou celle d’Israël ou du CRIF. C’est très grave et c’est, pour moi, de l’antisémitisme, de la part d’un surdoué de la politique. Il y a quelques jours, il a rappelé les vieux poncifs du peuple déicide dans une interview, alors que le concile Vatican II et le pape Benoît XVI ont tourné cette page. C’est une faute grave.

Nous portons tous une part de responsabilité. J’ai été effaré d’entendre que Kémi Séba, qui est raciste et racialiste, a réuni 2 000 personnes aux Antilles. Cela souligne l’importance de nos travaux. Il n’y a pas de bons ou de mauvais racismes, nous devons lutter contre tous les racismes, d’où qu’ils viennent, parce que nous sommes tous des humanistes, ce qui n’empêche pas les désaccords.

J’étais vice-président du CRIF lorsque vous avez monté les antennes du CRIF aux Antilles et en Guyane. C’est en partageant ainsi que nous arriverons à faire tomber les barrières. Je veux terminer en évoquant le meurtre terrible de George Floyd. Nous avons tous eu envie de pleurer en voyant les images de sa mort.

M. Buon Tan. Monsieur Karam, votre travail est d’autant plus remarquable que vous le faites sur la durée.

Je partage l’avis qu’il ne faut pas séquencer les formes de racisme. Il faut combattre le racisme dans sa globalité sans appliquer deux poids, deux mesures en fonction de ses différentes formes. Malheureusement, les associations sont dispersées et il n’y a pas de vision globale. Quelle est votre vision en tant qu’élu de la région Île-de-France en charge de ces questions ?

Comment expliquez-vous qu’il existe un terme spécifique pour le racisme anti-juifs, l’antisémitisme ? Est-ce une forme de prise en compte différenciée ? Dans votre pratique quotidienne, constatez-vous des différences de traitement selon les victimes ? Quelles sont les meilleures solutions à apporter pour qu’il n’y ait pas une forme de racisme mieux appréhendée que les autres, qu’on voudrait taire ?

M. Patrick Karam. Je ne cherche pas à savoir si le racisme anti-juifs est une forme particulière, je constate simplement son essor dans un certain nombre de quartiers. Le sentiment anti-musulman monte également, dans une confusion généralisée : la famille de ma femme est musulmane, très pratiquante, et ce n’est pas un obstacle pour aimer la République, souhaiter y vivre et y prospérer. Il faut se garder du raccourci assimilant musulmans pratiquants et extrémistes. Moi, je respecte les pratiquants et je combats les séparatistes et tous ceux qui essaient d’imposer leurs propres règles dans nos quartiers.

En Orient, il y avait des juifs : il n’y en a plus. Les chrétiens et les minorités sont en voie de disparition. J’ai réalisé ma thèse sur l’islamisme politique, et j’ai voyagé en Irak, en Syrie et au Liban. Je suis également président de la coordination des Chrétiens d’Orient en danger ; j’ai emmené des parlementaires de tous bords au Levant et en Égypte. Le mouvement de fond qui se développe dans un certain nombre de pays a forcément des conséquences.

Certes, il existe des facteurs sociaux, mais il ne faut pas en faire la seule explication pour trouver des excuses. Aux Antilles, le revenu par habitant est à 65 % de la moyenne nationale, or tout le monde n’y est pas délinquant. Les problèmes sociaux n’entraînent pas nécessairement des comportements antirépublicains ou anti-Blancs, bien qu’il faille surveiller certains mouvements anti-Békés aux Antilles. Lorsque j’étais délégué interministériel, à l’époque du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), la tentation de faire des Békés les boucs émissaires était déjà apparue. J’avais organisé une réunion à haut risque à Paris avec les leaders les plus durs des associations antillaises, notamment des Békés. Pendant quatre heures, en direct sur France O et tous les médias ultramarins, ils se sont expliqués et la tension est retombée. Il fallait démystifier la question, mais on sent qu’elle revient. Les Békés seront les premières cibles de violences si nous ne faisons pas preuve de fermeté. Kémi Séba n’aurait jamais dû être autorisé à mettre les pieds aux Antilles. La République doit être ferme à l’égard de certains discours, et sur les conséquences qu’ils peuvent avoir sur leurs auditeurs.

Pour combattre ces dérives, j’ai créé l’Union nationale des institutions pour la concorde républicaine. Elle n’a pas encore été dévoilée sur la place publique – nous le ferons en septembre-octobre –, mais elle regroupe déjà 240 associations rassemblant les têtes de réseau de toutes les communautés. Il nous a semblé important de nous réunir pour combattre les dérives que nous constatons et tenir un discours différent des propos caricaturaux que nous entendons. Nous négocions également une coordination entre UNIR, le CRIF et le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF). Nous souhaitons aborder la question du racisme sous l’angle universel, et surtout éviter que chacun travaille pour sa propre boutique.

Monsieur Habib, je vous remercie pour ces mots, très amicaux, mais je n’ai pas toujours été d’accord avec le CRIF. En 2005 ou 2006, certains de ses leaders avaient déclaré que les Antillais étaient antisémites parce qu’une représentation de Dieudonné en Martinique avait eu quelque succès. C’était inacceptable. Heureusement, le dialogue est aujourd’hui apaisé et constructif. Notre objectif est de désarmer tous ceux qui souhaitent faire jouer la concurrence des mémoires. Cette coordination est nécessaire, car la concurrence des mémoires sera à nouveau invoquée, et les Békés en feront les frais en outre-mer. Des associations se créent pour éviter qu’une partie de la population ne soit prise pour cible parce qu’elle est Béké. Ici, les Juifs seront en première ligne, et la question des Noirs se posera peut-être un jour.

Je suis un petit Arabe, né à Pointe-à-Pitre dans une famille pauvre. Avant que mon père ne puisse gagner suffisamment sa vie, quand j’avais onze ou douze ans, nous étions huit dans un petit deux ou trois pièces. Je sais que la question sociale est un faux débat, tout dépend de l’éducation et des valeurs qui nous sont transmises. On nous a appris à aimer la France et à chanter la Marseillaise. Mon père ne sait ni lire, ni écrire, et il ne parle pas français, seulement arabe et créole. Mais il m’a appris à aimer et respecter la France, et l’école transmettait aussi ces valeurs fondamentales.

L’éducation doit revenir au centre du projet. Le ministre tient un discours extrêmement séduisant : il doit se traduire en actes. Certaines universités sont aux mains des tenants de théories indigénistes ou racialistes, c’est extrêmement inquiétant. Vous avez reçu Frédéric Régent, c’est un homme estimable, responsable, ses ouvrages sur l’esclavage sont un modèle. D’origine juive, il ne pratique pas la concurrence des mémoires. Il faudrait que les universitaires témoignent que dans un certain nombre d’universités, une idéologie dominante conditionne les recrutements ou les promotions.

La France s’est construite sur un idéal universaliste, il serait grave de donner voix aux particularismes. Et pour l’outre-mer, cela signifierait la guerre civile.

Mme Michèle Victory. Il est difficile de lutter contre la discrimination sans indicateur permettant d’en mesurer les conséquences. Quelle est votre position sur l’utilité des statistiques ethniques ?

M. Patrick Karam. Aujourd’hui, nous disposons déjà de certains éléments tels que l’origine des parents ou le lieu de naissance.

J’ai engagé des centaines de procès à la tête du CollectifDom et fait prononcer des condamnations à tour de bras, y compris de parlementaires.

Je considère que les statistiques ethniques posent un problème. Aux Antilles, elles rappellent un épisode odieux de l’histoire. Je fais mienne l’histoire de France, si les Gaulois n’étaient pas mes ancêtres au sens biologique, ils le sont au sens spirituel. Napoléon ayant rétabli l’esclavage pour les Noirs, il a fallu savoir qui était « noir ». Un procès s’était tenu pour savoir si un homme blanc de peau devait être considéré comme un Noir, et donc esclave. Il en avait été décidé ainsi car un de ses ancêtres de quatrième génération avait du sang noir.

La question raciale a perduré, et l’esclavage a produit du racisme au sein des sociétés antillaises. On parle de peau « chappée » pour les enfants dont les peaux sont plus claires que celles des parents. On incitait les enfants à épouser des partenaires à la peau plus claire, et à ne pas se marier avec les « Nègres », à la peau noire. C’est du racisme – j’ai connu cela enfant.

En Guadeloupe, le métissage s’est répandu beaucoup plus tard qu’en Martinique, mais nous pouvons observer la stratification de la société martiniquaise. La belle-fille d’Aimé Césaire m’a raconté l’histoire de sa famille. Sa mère avait été reniée après avoir épousé un homme plus noir qu’elle. À la naissance de sa fille, la grand-mère qui était presque aveugle a constaté que les cheveux de l’enfant étaient lisses, et donc qu’elle était mulâtre. C’est alors qu’elle a accepté de renouer le dialogue. C’est un témoignage direct, cette femme doit avoir 65 ou 70 ans aujourd’hui.

La question des statistiques ethniques est très concrète pour les Antillais, car elles ont servi de support à la ségrégation. Demain, elles pourraient servir à dénombrer les prisonniers noirs, ou arabes, ou musulmans, pour rapporter ces ratios à ceux de la population générale. Et l’on pourrait présenter les Arabes et les Noirs comme plus violents, et donc les stigmatiser. On pourrait aussi constater qu’ils sont moins représentés dans un certain nombre de métiers, et en déduire qu’ils ne sont pas adaptés pour les exercer parce qu’ils sont moins intelligents, etc.

Je ne crois donc pas que les statistiques ethniques soient la solution ; nous avons d’autres outils à disposition. En outre, l’intérêt n’est pas de quantifier, mais de combattre. Avant même d’être vice-président de la région Île-de-France, lorsque j’étais délégué interministériel sous le président Nicolas Sarkozy, j’ai lancé une politique de testing massif avec SOS racisme et la Maison des potes. J’ai d’ailleurs reçu un courrier peu aimable du directeur de cabinet de François Fillon me reprochant d’avoir demandé à la Maison des potes d’attaquer EuroDisney en justice.

M. Meyer Habib. Pourquoi ?

M. Patrick Karam. Dans les fiches d’emplois, EuroDisney indiquait les origines par pays. Parmi ceux-ci figuraient la France, mais aussi la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane ou La Réunion. Or ce ne sont pas des pays. J’avais bien compris quel était le raisonnement sous-jacent. Il fallait comparer le fichier des postulants et celui des recrutés pour vérifier qu’il n’y avait pas eu de quotas.

Nous avions rencontré beaucoup de résistance, ce qui illustre le problème de formation des policiers. Il faut mettre les pieds dans le plat : qu’il s’agisse de racisme, d’antisémitisme, d’homophobie ou de violences faites aux femmes, il n’y a pas de vraie réponse répressive. Les associations ont les plus grandes peines lorsqu’elles vont déposer plainte. J’ai saisi à plusieurs reprises le Président de la République. Lorsque j’étais délégué interministériel, j’appelais le ministre de l’intérieur ou le ministre de la justice pour faire bouger les lignes. Si un particulier va déposer une plainte, elle sera généralement classée sans suite. S’il est soutenu par une association, il aura un peu plus de chances. Si l’enquête est diligentée, elle sera traitée par-dessus la jambe ou a minima faute de temps, parce que ce n’est pas une priorité pour la police ou la justice, à moins que la presse ne s’en empare et en fasse un cas d’école.

C’est un grave problème : sans pression médiatique, les plaintes en ces matières sont toujours classées sans suite. Il faut former les officiers de police judiciaire, voire envisager la création d’un corps de policiers spécifiques, bien que la multiplication des corps spécifiques puisse poser des problèmes d’effectifs et de compétences universelles au sein de la police. Il reste que les policiers qui mènent ces enquêtes doivent être formés et les mener jusqu’au bout. Les procureurs ne doivent pas classer les plaintes sans suite, comme c’est presque systématiquement le cas. SOS Racisme, la Maison des potes, Stop homophobie et les associations de soutien aux femmes vous confirmeront que les plaignants sont presque systématiquement déboutés. Ce sont pourtant des souffrances, le refus d’un emploi ou d’un logement sont des formes de violence, et les victimes ne se sentent pas pleinement citoyens.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Frédéric Régent a fait partie des premiers universitaires auditionnés et il était accompagné de Benjamin Stora. Il n’y a donc pas de concurrence des mémoires au sein de cette mission.

Vous avez déclaré que racisme et discrimination étaient deux choses distinctes : il faut être universel et ne pas séquencer le combat contre les discriminations ; mais contre les racismes, les collectifs se constituent autour d’une origine et vous êtes en train de les fédérer au sein d’une union.

M. Patrick Karam. Il s’agit de l’Union nationale pour la concorde républicaine, mais elle n’a pas encore été présentée au grand public en raison de l’épidémie de covid-19. Elle regroupe 240 associations, parmi lesquelles de nombreuses têtes de réseau. Nous prévoyons également une coordination avec le CRIF et le CCAF parce que ce combat pour la République nous est commun.

Nous devons insuffler à tous ceux qui viennent d’ailleurs la reconnaissance pour la République. Si mon père n’avait pas fait le voyage du Liban à la Guadeloupe, je serai un gardien de chèvres, illettré et analphabète. Je dois tout à la République. On conspue et on insulte la République, j’aimerais entendre de la reconnaissance. Au-delà de l’exemple de Patrice Quarteron, de nombreux Français d’origine étrangère ou ultramarine sont reconnaissants envers la France. Mais les médias n’en font pas écho. Il faudrait poser en exemple un certain nombre de personnes qui parlent de la République avec amour.

Au Liban, lorsqu’un chanteur entonne un chant patriotique, tous ceux qui sont dans la salle se lèvent. Que se passerait-il en France ? Pourquoi est-il tabou d’aimer la France ? Il faut rendre le sentiment de fierté d’être Français. Nous portons un langage universel, la France a une image particulière dans de nombreux pays du monde.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Nous entendons votre engagement pour ce pays, qui est également le nôtre.

Je précise, sans polémique, à propos du BDS que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour les mesures prises à l’encontre des personnes qui avaient manifesté pour le BDS.

Nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation.

La séance est levée à 12 h 10.

 

 


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Compte rendu  12    Table ronde réunissant Mme Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), et Mme Sylvie Le Minez, cheffe de l’unité des études démographiques et sociales de la direction des statistiques démographiques et sociales de l’INSEE

(Réunion du jeudi 23 juillet 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures 10.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Mesdames, nous vous souhaitons la bienvenue. Le président Reda étant retenu par une visite ministérielle dans sa circonscription, c’est à moi que revient l’honneur de présider cette table ronde.

La mission d’information, créée le 3 décembre dernier, a d’abord entendu un ensemble d’universitaires de différentes spécialités, afin d’appréhender les nouvelles formes de racisme, d’en établir un état des lieux, puis d’en tirer des propositions, éventuellement législatives, de nature à rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous nous réjouissions que vous présidiez cette réunion, madame la présidente. Plusieurs de nos collègues sont retenus dans l’hémicycle, mais il leur sera possible de la visionner un peu plus tard.

Mesdames, nous vous poserons naturellement des questions sur les statistiques, sur vos études et sur les outils que vous utilisez, en particulier la statistique ethnique, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler dans d’autres tables rondes, la statistique sur les « trajectoires », ainsi que la statistique raciale et ethnoraciale, comme certains pays tels les États-Unis ou l’Angleterre la conçoivent.

En quoi ces outils peuvent-ils contribuer à l’étude du phénomène du racisme ? Je parle bien du racisme, qui a une dimension volontaire, et non des discriminations, qui sont des inégalités induites que l’on peut constater dans notre société.

Enfin, comment fonctionne « l’indice longitudinal de tolérance », qui a beaucoup évolué ?

Mme Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Je vous remercie de m’avoir invitée. Pour répondre à vos questions, je prendrai appui sur le sondage annuel réalisé pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme dans le cadre de son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Je suis associée depuis longtemps à ce travail, avec les chercheurs Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale.

J’aborderai donc le racisme sous l’angle des préjugés racistes, des opinions et des idées reçues concernant l’autre, en fonction de sa couleur de peau, de son origine, de sa religion ou de sa « race » supposée. Au mot racisme, je préférerais d’ailleurs le terme moins connoté et plus large d’ethnocentrisme, au sens où l’entendent les anthropologues comme Claude Lévi-Strauss, pour lequel on trouve partout « ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères ». C’est donc cet « ethnocentrisme », qui n’est pas forcément de la haine, que nous cherchons à mesurer.

Je rappellerai brièvement en quoi consiste ce sondage, avant d’en présenter les résultats et d’analyser les limites de ce type d’instrument ainsi que sa complémentarité avec les études de l’INSEE.

Le sondage est mené tous les ans depuis 1990, en face-à-face, ce qui nous permet de vraiment prendre le temps d’interroger quelqu’un. Il dure une trentaine de minutes, parfois davantage, et comprend une centaine de questions. Il porte sur un échantillon national représentatif de la population adulte résidant en France métropolitaine. Pour des raisons financières, nous n’avons pas pu travailler en Corse ni dans les départements d’outre-mer et territoires d’outre-mer.

L’échantillon constitue un miroir de la diversité de la société française : une personne interrogée sur quatre a au moins un parent étranger et plus d’une sur trois, au moins un parent ou un grand-parent étranger. Six pour cent d’entre elles se déclarent de religion musulmane. C’est donc la France dans sa diversité qui est saisie, pas uniquement les « Franco-français » ou les « Français de souche ». C’est donc une base de données unique en son genre.

Je présenterai d’abord la transformation de l’ethnocentrisme dans le temps, et ses facteurs explicatifs, et notamment la question de l’indice longitudinal de tolérance (ILT), puis la hiérarchie des rejets ; enfin, les transformations des argumentaires du racisme.

L’ILT a été mis au point par Vincent Tibérj pour synthétiser cette masse de données. Il établit la moyenne des réponses à soixante-neuf séries de questions, posées au moins trois fois depuis 1990. Il varie entre 0, lorsque la personne interrogée ne donne jamais la réponse tolérante, et 100, si elle la donne toujours. Paradoxalement, dans un contexte où l’on ne s’est jamais autant mobilisé et l’on a jamais autant dénoncé le racisme, cet indicateur de tolérance est en ascension constante depuis 1990 : 48 dans les années 1990, 67 en 2018 et 66 en 2019 (c’est-à-dire à un niveau quasiment identique compte tenu de la marge d’erreur).

Trois séries de facteurs entrent en compte pour comprendre cette progression. Le premier est l’âge : chaque cohorte est plus tolérante que celle qui l’a précédée, car nous vivons dans des sociétés de plus en plus multiculturelles et diverses, ouvertes sur monde.

Le deuxième facteur clé est le niveau d’études. L’école, qui ouvre sur d’autres pays, d’autres langues, d’autres cultures, apprend, au moins théoriquement, à penser de manière autonome et critique, et à rejeter les idées reçues. En 2019, l’indice s’élève à 72 chez les personnes ayant au moins le bac et à 58 chez celles qui ne l’ont pas. Il y a donc un véritable enjeu en matière d’éducation.

La troisième variable fondamentale est politique. Ces résultats sont marqués par une très forte polarisation : l’indicateur de tolérance est d’autant plus bas que l’on est à droite de l’échiquier politique. Il atteint son minimum chez les proches du Rassemblement national. Si l’on se contente d’une échelle gauche-droite en sept positions, et que l’on oppose les trois colonnes de droite, aux trois de gauche, on trouve un énorme écart, qui croît dans le temps : à gauche, l’indice est de 74, contre 49, à droite, soit moins de 50 % de réponses tolérantes. Même si les notions de gauche et de droite sont modifiées en permanence, une vision de la société résiste, plus autoritaire et hiérarchique à droite, plus égalitaire à gauche. Le clivage gauche-droite, dont on estime parfois qu’il ne veut plus rien dire, garde ici sa pertinence. De plus, l’écart gauche-droite s’est accru de trois points depuis l’an dernier.

S’agissant ensuite de la hiérarchie des rejets, nous posons assez de questions pour cibler quelques minorités et calculer leur indice. Tout en bas, les Roms sont de très loin la catégorie la plus rejetée – il en va de même dans toute l’Europe. Dans les enquêtes qualitatives, certaines personnes leur dénient même parfois l’humanité. Les propos ne sont jamais aussi durs que sur les Roms et les gens du voyage, souvent confondus, à tort.

Juste au-dessus viennent les musulmans, avec toutes les questions qui touchent aux pratiques de l’islam : pour eux, l’indice est de 60. Au-dessus on trouve les Maghrébins, Arabes, parfois dénommés « beurs », avec 72. Les deux minorités les mieux acceptées sont la minorité juive et les Noirs. Ce qui peut paraître paradoxal, si l’on compare avec les actes et les discriminations.

Cette hiérarchie des rejets, réelle, se maintient à travers le temps.

Dernier point : le renouvellement des argumentaires du racisme. Nous vivons dans des sociétés qui ont été traumatisées par la Shoah, dans lesquelles le racisme est considéré comme le mal absolu. L’antiracisme est devenu la norme, le principe, si bien que le racisme s’exprime souvent de manière détournée, où les gens n’ont même pas le sentiment d’être racistes. C’est ce qu’on appelle le racisme subtil, symbolique, déguisé.

Ce changement d’argumentaire est particulièrement net dans les débats autour du nouvel antisémitisme et de la nouvelle judéophobie mise en évidence par Pierre-André Taguieff : « Je n’ai rien contre les juifs, mais, tout de même, la politique d’Israël… » La critique d’Israël et du sionisme peut être tout à fait légitime, mais aussi prêter aux préjugés : il faut bien distinguer les deux. Il en est de même dans la nouvelle islamophobie : on n’a rien contre les immigrés ou les Arabes, mais on estime que l’islam est une religion qui va à l’encontre des valeurs de la laïcité, des droits des femmes ou des gays.

Dans la réalité, on voit que les vieux clichés antisémites liés au pouvoir et à l’argent dominent l’univers des préjugés antisémites, non la question israélienne – je parle bien des préjugés, non des actes. Et pour ce qui est de la nouvelle islamophobie, ceux qui obtiennent les notes les plus élevées sur notre échelle d’aversion à l’islam sont justement ceux qui sont le moins attachés à la laïcité et font le moins de cas des droits des femmes et des gays… C’est dire à quel point les argumentaires peuvent masquer la réalité.

Mais cet outil a ses limites. Tout d’abord, ce ne sont que des sondages, et le résultat d’un sondage dépend de la question posée, du moment où elle est posée, et de la manière dont elle est comprise. Ensuite, les sondages ne portent que sur des opinions. Or la logique des opinions n’a rien à voir avec celle des comportements : en 2019, les infractions remontées jusqu’au parquet ont crû de 11 %, les actes et menaces recensés par la police et la gendarmerie de 74 %. Quant au racisme ordinaire, les micro-agressions, les insultes, les menaces au jour le jour, les petites choses qui pourrissent la vie, il fleurit très bien : dans les stades, on continue à entendre des insultes contre les Noirs, comme avant.

Cela étant, nous travaillons par rapport à des normes. Que la norme soit antiraciste, c’est déjà un progrès par rapport aux années trente, tout comme le fait que beaucoup de gens aient le sentiment de ne pas être du tout racistes eux-mêmes.

Je n’aurai pas le temps d’évoquer le débat autour du racisme institutionnel ou systémique, mais nos sondages d’opinion ne se bornent pas à recueillir le subjectif : il y a aussi toutes les institutions, école, entreprise, police, où s’installent des routines discriminatoires auxquelles on ne prête même plus attention – je pense notamment aux travaux de Marie-Anne Valfort, sur les discriminations à l’embauche en fonction de la religion ainsi qu’à ceux de Fabien Jobard et d’autres chercheurs sur le contrôle au faciès.

On peut se demander si ces sondages disent la vérité : il est facile de dire n’importe quoi à un enquêteur. Depuis trois ans, nous posons les mêmes questions en ligne, en parallèle, et on s’aperçoit que le niveau d’intolérance est beaucoup plus élevé. Ce phénomène s’explique aussi par le fait que les deux échantillons ne sont pas les mêmes : l’échantillon « en face-à-face » est plus représentatif de la France dans sa diversité, mais la réalité du racisme est quelque part entre les deux.

Enfin, on reproche souvent à l’indice longitudinal de tolérance de tout mélanger, alors même que chaque préjugé a son histoire. L’antisémitisme a l’histoire la plus longue, qui plus est marquée par la Shoah. Il ne s’agit pas de dire que tous les préjugés sont pareils, mais de montrer que les réponses à toutes les formes de racisme sont étroitement corrélées. En gros, sur l’ensemble de l’échantillon, ceux qui n’aiment pas les juifs n’aiment pas non plus les Noirs, ni les Chinois, ni les Asiatiques, ni les Roms, ni aucun groupe imaginaire que l’on rajouterait à la liste. Ce sont toujours les mêmes facteurs explicatifs qui jouent, étroitement corrélés à une vision autoritaire et hiérarchique de la société – dans laquelle la place de ces gens est en bas –, et à un rejet plus général des groupes considérés comme hors norme : les féministes, les gays, les lesbiennes, les handicapés, tous ceux qui ne sont pas conformes. Il y a donc une étroite corrélation, et c’est toujours plus compliqué que l’on ne croit – c’est le propre de la recherche.

Mme Christel Colin, directrice des statistiques démographiques et sociales à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Ma collègue, Sylvie Le Minez et moi-même sommes très honorées d’avoir été conviées à participer aux travaux de votre mission d’information.

Après avoir présenté en quoi la statistique publique peut éclairer les questions d’inégalité, de discrimination et de racisme, nous préciserons quelles données sont collectées en France afin d’élaborer des statistiques ethniques – nous reviendrons sur ce que le terme recouvre – avant d’illustrer par quelques exemples ce qu’elles nous enseignent.

Nous disposons d’ores et déjà de nombreuses études, qui permettent de contribuer à ces débats. Des constats sont posés, même si des approfondissements sont toujours possibles, par exemple sur la troisième génération.

La statistique publique, souvent en lien avec des travaux de chercheurs, peut éclairer la diversité des situations des personnes, ainsi que les inégalités « non expliquées », autrement dit qu’aucune différence objective n’explique, et qui peuvent être une mesure de la discrimination, et enfin les discriminations et les traitements injustes en tant qu’ils sont ressentis.

Depuis la fin du XIXe siècle, le recensement de la population enregistre la nationalité des personnes, en distinguant la nationalité française de naissance de la nationalité française d’acquisition. À partir de 1962, le formulaire de recensement a demandé la nationalité antérieure des Français naturalisés – la question a été depuis transformée en utilisant l’expression de « nationalité à la naissance ». Sont également enregistrés, depuis 1901, le lieu et le pays de naissance.

Ces informations, connues depuis très longtemps, permettent de dénombrer et de caractériser les personnes selon leur origine, et notamment d’étudier les immigrés qui, selon la définition du Haut Conseil à l’intégration, adoptée en 1991, sont des « personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France ». En 1962, a été introduite une question sur le lieu de résidence lors du précédent recensement, qui permet d’étudier les migrations des personnes et les flux d’immigration.

La France compte aujourd’hui un peu moins de 5 millions d’étrangers, soit 7 % de la population ainsi que 6,6 millions d’immigrés, dont la part est passée de 5 % en 1946 à 7,5 % en 1975, pour atteindre à peu près 10 % aujourd’hui. Les origines des immigrés se sont beaucoup diversifiées, notamment avec l’émergence de flux en provenance d’Afrique subsaharienne et d’Asie. Aujourd’hui, parmi la première génération, 46 % des immigrés sont nés dans un pays du continent africain, 34 % sont originaires d’Europe et 15 % d’Asie. Il faut aussi avoir en tête que près de 40 % des immigrés ont la nationalité française.

Au-delà du recensement, de nombreuses enquêtes de la statistique publique comportent des questions sur le pays de naissance et la nationalité, aux moments de la naissance et de l’enquête, non seulement des personnes interrogées, mais aussi de celles qui vivent sous le même toit et des parents des enquêtés.

Les informations sur les parents ont été introduites pour la première fois en 1999 dans l’enquête « famille », adossée au recensement. Depuis quinze ou vingt ans, elles sont présentes dans les grandes enquêtes de l’INSEE, notamment les enquêtes « emploi » et « logement », ou les enquêtes sur les revenus sociaux et fiscaux, ainsi que dans d’autres enquêtes statistiques comme les enquêtes « génération » du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (CEREQ) sur les parcours d’insertion des jeunes.

Avec ces questions, nous pouvons connaître non seulement la première génération, les immigrés, mais aussi les descendants des immigrés, la deuxième génération composée de personnes nées en France ayant au moins un parent immigré, par pays ou par zone d’origine. Cela est très important car les situations varient beaucoup selon les origines.

Les données sur la deuxième génération, qui n’a pas connu la migration mais a été scolarisée et socialisée en France, sont également très intéressantes. Elles permettent notamment de mesurer les évolutions entre première et deuxième générations.

La France compte 7,6 millions de descendants d’immigrés, c’est-à-dire 11,5 % de la population, soit un peu plus que d’immigrés. Leurs origines et leur âge sont très liés à l’ancienneté des différentes vagues de migrations en France. Parmi les descendants d’immigrés, 41 % ont une origine européenne. Ce sont en moyenne les plus âgés : un quart seulement ont moins de trente ans. Un tiers des descendants d’immigrés est originaire du Maghreb ; deux sur trois ont moins de trente ans. Enfin, 21 % des descendants d’immigrés sont originaires d’Afrique subsaharienne ou d’Asie ; 80 % d’entre eux ont moins de trente ans.

La moitié des descendants d’immigrés sont nés en France, de deux parents immigrés, en général du même pays.

Jusqu’à présent, aucune source ne permettait d’identifier les petits-enfants d’immigrés, sinon ceux qui vivaient au domicile de leurs parents. La nouvelle édition de l’enquête « trajectoires et origines » (TEO), en cours de collecte, rendra cela possible puisqu’on y demande aux enquêtés de faire connaître les pays de naissance et les nationalités à la naissance des parents et grands-parents.

La première édition de cette enquête, réalisée par l’Institut national d’études démographiques (INED) et l’INSEE, date d’une dizaine d’années. Outre les questions que j’ai indiquées, la seconde édition 2019-2020, en cours de collecte, comprend également un protocole expérimental spécifique pour interroger directement des petits-enfants d’immigrés d’origine non européenne.

Cette approche objective, par le pays de naissance et la nationalité, peut être utilement complétée par des questions subjectives sur le ressenti, le vécu des enquêtés. L’enquête TEO comprend ainsi des questions précises sur d’éventuels traitements défavorables, dans différents domaines de la vie sociale – accès à l’emploi, au logement, études poursuivies, etc. Parmi les raisons suggérées de ces injustices figurent notamment l’origine et la couleur de peau.

Au-delà de ces questions précises pourtant sur d’éventuels traitements défavorables – à ce stade, on ne parle pas de discrimination –, une question de synthèse est posée, qui porte sur les discriminations ressenties : « Au cours des cinq dernières années, pensez-vous avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations ? ». On retrouve là des motifs issus de la liste des critères de discrimination en droit : les origines, la religion et la nationalité sont notamment identifiées.

D’autres enquêtes, notamment l’enquête « histoire de vie » de 2003, avaient répertorié les expériences de moqueries, les mises à l’écart, les traitements injustes, mais sans parler de discriminations.

L’enquête TEO aborde également la question du racisme, en demandant à toutes les personnes interrogées, quelle que soit leur origine, si elles ont été la cible d’insultes, de propos ou d’attitudes ouvertement racistes, et dans quelles circonstances – à l’école, au travail, dans les lieux publics. Dans le cas contraire, il est demandé aux enquêtés s’ils pensent qu’ils pourraient être victimes de racisme en France.

L’enquête a aussi pour particularité de s’intéresser non seulement aux immigrés et descendants d’immigrés, mais aussi aux personnes issues des DOM, qui vivent en France métropolitaine, et à leurs descendants. Les chercheurs qui ont exploité ces données sur le racisme font état du constat suivant : « Les originaires d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, d’un DOM, et leurs enfants, nés en métropole, qu’ils aient ou non réussi leur parcours professionnel, restent soumis à des comportements explicitement racistes et discriminatoires. Leur nationalité française, acquise parfois depuis plusieurs générations, notamment pour ce qui concerne les natifs des DOM, ne change rien à ce constat. »

Ces collectes d’informations sont très encadrées juridiquement. Le droit commun, tel qu’il découle de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés dispose que la collecte et le traitement de données dites sensibles sont interdits en France, notamment « les données à caractère personnel qui révèlent la prétendue origine raciale ou l’origine ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ».

Des dérogations sont cependant prévues afin de permettre à la statistique publique et aux chercheurs de travailler, précisées dans le règlement général sur la protection des données (RGPD). C’est notamment le cas des traitements « à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques. »

Une décision du Conseil constitutionnel de 2007 a précisé quelles informations relatives aux origines pouvaient être recueillies. Elle indiquait en effet que les études sur la mesure de la diversité des origines des personnes « ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race ». Le commentaire de la décision précise : « Serait contraire à la Constitution la définition, a priori, d’un référentiel ethno-racial ». Il est tout à fait possible de mener des études se fondant sur des données objectives comme le nom, l’origine, la nationalité à la naissance, ou sur des données subjectives de ressenti d’appartenance, mais en aucun cas des travaux qui se fonderaient des référentiels ethnoraciaux.

Conformément à ce cadre, le recensement français, à la différence de ses équivalents britannique ou américain, ne comprend pas de question d’auto-déclaration d’appartenance à un groupe ethnoracial, à l’exception du recensement en Nouvelle-Calédonie, qui identifie des communautés d’appartenance au nom de l’intérêt public.

Mme Sylvie Le Minez, cheffe de l’unité des études démographiques et sociales de la direction des statistiques démographiques et sociales de l’INSEE. Les données collectées par la statistique publique, à partir du recensement et des différentes enquêtes nous permettent de disposer de très nombreuses informations sur les immigrés et descendants d’immigrés, dans les différents domaines de la vie sociale, que nous mettons à disposition sous la forme de fiches clés, d’éclairages et d’études plus approfondies, notamment avec les chercheurs, dans la revue Économie et statistique. Je vous en présenterai rapidement quelques faits stylisés.

Si le niveau d’études des immigrés, comme celui de l’ensemble de la population, a augmenté, la part des immigrés peu ou non diplômés reste élevée. La part des diplômés du supérieur s’approche toutefois nettement de celle des personnes nées en France. Mais des différences très importantes subsistent entre les femmes et les hommes, ainsi que selon les origines.

Les descendants d’immigrés ayant achevé leurs études, particulièrement les jeunes femmes, sont plus diplômés que les immigrés, mais restent moins diplômés que les enfants de parents non immigrés, notamment lorsque les deux parents sont non immigrés.

En 2019, le taux de chômage des immigrés est de 14 %, contre 8 % pour les non immigrés. Des différences très importantes sont constatées en fonction des origines : il atteint jusqu’à 17 % pour les personnes nées en Afrique. Et, fait marquant, malgré un niveau d’études plus élevé, il est presque du même niveau pour les descendants d’immigrés que pour les immigrés. Pour certaines origines, notamment l’Afrique et l’Asie, le taux de chômage des descendants d’immigrés peut même être légèrement supérieur à celui des immigrés de même origine.

Concernant les niveaux de vie ou la pauvreté, les écarts sont également importants. Vous pouvez retrouver tous ces éléments sur le site de l’INSEE.

Une partie des écarts de situation entre immigrés, descendants d’immigrés et le reste de la population s’explique par une combinaison des facteurs sociodémographiques, inégalement répartis dans les populations. La statistique publique développe des études cherchant à analyser et à comprendre les écarts observés, par exemple dans le taux d’emploi des femmes immigrées originaires de Turquie et celui des femmes nées en France, sans ascendance migratoire. Les nombreuses caractéristiques observables – niveau d’études, lieu d’habitat, origine sociale – permettent d’expliquer une partie de ces écarts, mais pas tous. Il est possible, bien que nous n’en ayons pas acquis la certitude, que cet écart non expliqué provienne de mesures indirectes de discrimination.

La statistique publique se consacre pour l’essentiel à ce type de travaux, parallèlement aux enquêtes comportant des questions plus subjectives. En 2014, un numéro spécial de la revue Économie et statistique a été consacré aux mesures de discrimination. Trois approches avaient été présentées : les évaluations indirectes ; les discriminations ressenties – Christel Colin les a présentées avec les questions de l’enquête TEO, qui ont été commentées par Cris Beauchemin lors de son audition – ; et les tests de discrimination (testings), auxquels la statistique publique peut parfois contribuer, en lien avec des chercheurs. Cet ouvrage exposait dans son introduction les différentes mesures de discrimination, avec leurs forces et leurs faiblesses.

S’agissant des discriminations indirectes, il est important de bien identifier pour commencer les populations concernées, avant d’analyser finement les écarts existant entre elles – immigrés par rapport à non immigrés ; descendants d’immigrés par rapport aux enfants de parents nés en France ; immigrés par rapport aux personnes sans ascendance migratoire, jusqu’à la deuxième génération. Pour gagner en pertinence, ces comparaisons doivent être faites séparément pour les hommes et pour les femmes, en détaillant finement les origines, car les situations sont très diverses.

Il faut ensuite pouvoir expliquer les différences constatées dans les niveaux de diplôme, les taux d’emploi ou les niveaux de salaire. Nous estimons des modèles statistiques, dans lesquels nous introduisons de nombreuses variables explicatives, pour tenter d’expliquer au mieux les écarts. En général, seulement une partie d’entre eux est expliquée, qui varie selon les études mobilisées, les sources et les variables. Un pas délicat reste ensuite à franchir, pour déterminer dans quelle mesure les écarts non expliqués sont des discriminations, ce dont on ne peut jamais être sûr.

En conclusion, ces approches indirectes de la discrimination semblent surtout intéressantes en ce qu’elles permettent de quantifier le poids des différents facteurs, par exemple le rôle des différences sociales dans les écarts observés ou dans l’accès inégal à des positions sociales. Un premier levier pour lutter contre ces inégalités serait de réduire les différences entre les caractéristiques des populations avec ou sans ascendance migratoire, par exemple en améliorant les niveaux d’éducation ou l’accès à certaines filières et, partant, au marché du travail. La partie résiduelle non expliquée est également intéressante car elle conduit la statistique publique et les chercheurs à s’interroger et à approfondir leurs investigations, notamment chez les populations où les écarts inexpliqués sont particulièrement importants.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. De quelle façon et par qui sont utilisés les travaux que vous menez et que vous mettez à disposition ? En quoi peuvent-ils faire évoluer les moyens de lutter contre les discriminations et le racisme ?

Avez-vous la possibilité de savoir quels partenaires sollicitent vos travaux ? Vous arrive-t-il d’en faire la promotion ? Je m’interroge en effet sur l’impact politique que le CNRS et l’INSEE peuvent avoir sur de tels sujets.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Tous les universitaires que nous avons entendus depuis le début de l’été ont cité des rapports de la CNCDH et des données de l’INSEE. M. François Héran, professeur au Collège de France, nous a même communiqué les références des études à consulter absolument, notamment pour bien comprendre la distinction entre racisme et discrimination, que vous avez rappelée à l’instant.

Votre métier consiste à comparer les données et à isoler les facteurs explicatifs pour évaluer les inégalités qui pourraient être imputées à des pratiques discriminatoires. Comment parvenez-vous à composer avec une telle complexité, d’autant que des critères s’ajoutent chaque année – ainsi le « lieu d’habitation l’année précédente » ? Des informations telles que le lieu de naissance et la nationalité des parents seraient-elles de nature à faciliter vos études ?

On parle toujours des personnes victimes de racisme ; encore faudrait-il, pour bien agir, mieux connaître le profil des auteurs d’actes racistes ou dont la construction mentale est empreinte de préjugés : on ne peut se contenter d’étudier éternellement la victime. L’indice longitudinal de tolérance ne serait-il pas un élément propre à nous éclairer ?

Mme Nonna Mayer. La CNCDH est composée d’experts et de représentants du monde associatif et syndical ou des courants religieux, qui sont nos premiers relais de diffusion auprès de parties prenantes telles que le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), la Ligue des droits de l’Homme (LDH) ou les différentes organisations syndicales.

Nous avons en revanche plus de mal à nous faire entendre des pouvoirs publics : je partage le constat de l’ancien Défenseur des droits lorsqu’il dit avoir l’impression de parler dans le vide. La délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), avec laquelle nous travaillons pourtant régulièrement, a commandé un nouveau sondage pour obtenir des informations sur le racisme en oubliant qu’un indicateur existait déjà. Il est absurde de procéder ainsi : la recherche est un travail cumulatif.

Au travers de nos formations permanentes, nous nous adressons aux magistrats, aux policiers, aux enseignants. Des MOOC, des cours en ligne ouverts à tous, ont également été proposés, notamment celui du sociologue Michel Wievorka sur le racisme et l’antisémitisme.

Nous avons donc plusieurs canaux de diffusion, les pouvoirs publics restant les interlocuteurs les plus difficiles à atteindre.

S’agissant de l’indicateur longitudinal de tolérance, c’est précisément parce qu’il porte sur les opinions qu’il ne peut servir à comprendre les comportements. Une personne peut très bien avoir intériorisé la norme antiraciste et, malgré cela, lancer une insulte raciste à son voisin. Seule une minorité passe à l’acte, avec des menaces ou agressions physiques graves contre les personnes et les biens, mais selon une autre logique. Or, en droit français, il est difficile d’avoir des statistiques sur les auteurs de propos ou d’actes racistes. Quand un individu est pris en flagrant délit, on ne précise pas si la victime est un Noir ou un Maghrébin ; on est donc obligé de se reposer sur la parole des victimes. Les statistiques recueillies par la police et la gendarmerie sur les actes et les agressions permettent de déterminer les victimes ciblées, mais distillent peu d’informations sur les auteurs, informations dont le recueil demande un travail au quotidien et surtout en contexte. C’est ce que Vincent Tiberj et moi-même essayons de faire actuellement avec l’analyse des données d’une enquête menée à Sarcelles par un sondage téléphonique. Les questions concrètes qui ont été posées permettent de comprendre comment les différentes minorités coexistent et réagissent les unes par rapport aux autres. C’est l’étude du racisme ordinaire dans le contexte du brassage quotidien des populations qui permet d’appréhender les comportements.

Mme Christel Colin. Si nous mettons à disposition énormément d’informations, nous ne savons pas bien toujours l’usage qui en est fait. Nous essayons d’utiliser différents canaux de diffusion : outre la mise en ligne, les conférences de presse nous permettent de donner un écho plus important aux ouvrages plus élaborés, car le but est qu’ils soient utilisés et que les acteurs s’en saisissent et se les approprient.

Le Conseil national de l’information statistique (CNIS) est un lieu d’échange et de débat qui permet aux utilisateurs de statistiques de nous adresser des demandes, et dans l’enceinte duquel nous présentons nos travaux. Il comprend notamment des représentants des syndicats, des associations d’élus et des parlementaires qui peuvent ainsi être acteurs de l’appropriation, de la diffusion et de l’utilisation de ces résultats.

Rien ne s’oppose juridiquement à ce que soit insérée dans le questionnaire du recensement une demande sur le lieu de naissance et la nationalité des parents ; cela nous est d’ailleurs régulièrement suggéré. Ce document doit toutefois répondre à des critères stricts. Si 60 % des personnes répondent en ligne, 40 % utilisent encore le papier, ce qui implique que le questionnaire ne soit pas trop long. En outre, nous recevons de nombreuses demandes d’ajouts sur des thèmes très variés, tels que la santé ou le handicap, sur lesquelles il nous est difficile d’arbitrer. Un groupe de travail du CNIS avait compilé l’ensemble de ces demandes voilà quelques années, et le questionnaire évolue au fil des années. Les suggestions dépassent toutefois, et de loin, le format du document. Le questionnaire étant auto-administré (les particuliers ne sont pas face à un enquêteur), il doit être facile à remplir. Nous avons également besoin d’un taux de réponse très élevé pour pouvoir calculer à un niveau fin les populations légales de l’ensemble des communes françaises ; il est actuellement de 96 %. Toutes ces considérations pratiques poussent à être parcimonieux quant aux demandes retenues.

J’ajoute que le groupe de travail du CNIS sur l’évolution du questionnaire du recensement avait mis en garde contre la multiplication des questions sur les origines, qui ancrent trop la personne dans le passé, alors que l’enquête porte davantage sur la situation présente et vise à orienter les politiques publiques.

Mme Sylvie Le Minez. Si nous ne savons pas précisément quel usage est fait de nos statistiques, certaines études ont parfois un écho important dans la société, à l’instar de celle que nous avons publiée récemment sur l’évolution des décès au pic de l’épidémie par rapport à 2019, selon l’origine des personnes. Les résultats montrent que l’augmentation a été plus importante chez les personnes nées au Maghreb, en Asie et, plus encore, en Afrique subsaharienne. Ces chiffres ont suscité un certain émoi et ont permis de mettre en évidence que ces catégories étaient plus nombreuses à avoir poursuivi leur activité durant le confinement, leur emploi ne permettant pas le télétravail. Les personnes nées en Afrique, très nombreuses à résider en Île-de-France, étaient aussi celles qui utilisaient le plus les transports en commun pour se rendre sur leur lieu de travail. Ces données ont remis en lumière les différences importantes de conditions de vie selon les origines et provoqué une prise de conscience.

De nombreuses études donnent une mesure indirecte des discriminations. En matière d’emploi, elles portent par exemple sur la participation sur le marché du travail, l’accès à l’emploi, les conditions d’exercice de l’emploi ou les niveaux de rémunération. Chacune apporte une pierre à l’édifice, et ce serait une tâche colossale d’établir une synthèse.

L’INSEE a publié l’année dernière une étude comparative entre les immigrés et leurs descendants. Sur l’accès à l’emploi, elle montrait que l’effet de l’origine s’estompait, mais pas pour toutes les origines. Les inégalités persistantes pour les hommes nés au Maghreb et en Afrique subsaharienne laissent ainsi penser que ces populations seraient victimes de discriminations. Une fois franchie la barrière de l’accès à l’emploi, on observe des différences de rémunération et de qualité d’emploi entre immigrés et non-immigrés, mais nettement moins entre descendants d’immigrés et personnes sans ascendance migratoire, ce qui peut signifier que les immigrés rencontrent des difficultés spécifiques, par exemple liées à la maîtrise de la langue, à des barrières administratives, à une reconnaissance insuffisante de diplômes ou de qualifications acquis à l’étranger.

Mme Nonna Mayer. J’aimerais revenir sur la difficulté à recueillir des informations sur les auteurs des infractions. L’enquête « Cadre de vie et sécurité » montre que seulement 17 % des victimes portent plainte : pour agir, il faudrait donc commencer par sensibiliser ces dernières, ainsi que les services de dépôt de plainte des commissariats, et mobiliser les associations compétentes.

Le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) recense toutes les procédures enregistrées par la police et la gendarmerie ayant trait à des discriminations, ce qui nous donne un profil des mis en cause ; on en rencontre relativement peu : 5 000 l’an dernier. Paradoxalement, les femmes et les seniors sont surreprésentés. Une mine d’informations est disponible sur les sites de la CNCDH et du ministère de l’intérieur.

L’autre problème est que les coupables de menace, d’agression physique ou de dégradation des biens sont rarement appréhendés. Je n’entrerai pas dans le débat, complexe, sur le nouvel antisémitisme en banlieue – cela nous prendrait des heures.

Mme Michèle Victory. Je souligne l’importance des données chiffrées sur un sujet sensible tel que celui qui occupe notre mission d’information. Est-il vrai qu’entre la première génération et les suivantes, l’intégration est plus compliquée ? Est-ce un phénomène que vous observez, à cause par exemple de la concentration de ces populations dans les banlieues, ou est-ce le résultat d’un discours médiatique ?

M. Buon Tan. J’ai plusieurs questions relatives à la construction du panel représentatif pour le sondage annuel utilisé dans le rapport de la CNCDH. Comment procédez-vous en l’absence d’informations sur l’origine ethnique dans les fichiers nationaux ? J’aimerais également avoir des précisions sur la catégorie des descendants d’immigrés : comprend-elle uniquement la deuxième génération, c’est-à-dire les enfants nés en France de parents immigrés ? Les enfants issus de mariages mixtes en font-ils partie ?

Comment sont comptabilisés les Français nés à l’étranger qui reviennent s’établir en France ?

Pourriez-vous enfin nous préciser où l’on peut trouver vos statistiques ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le paradoxe évoqué par Mme Mayer me fait penser à l’audition de M. Hervé Le Bras, qui avait rappelé le constat de Tocqueville lorsqu’il se rendit aux États-Unis : plus une société se rapproche de l’égalité, plus les inégalités persistantes paraissent insupportables. Ne peut-on y voir, au moins en partie, une explication à ce paradoxe ?

M. Buon Tan. Existe-t-il des études qui prennent en compte les motifs de l’immigration ? Les inégalités peuvent être différentes selon qu’on quitte son pays pour des raisons économiques ou pour fuir la guerre ou des massacres, ne serait-ce que parce que les immigrés n’appartiennent alors pas aux mêmes catégories sociales ou n’ont pas le même niveau de formation.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. J’aimerais revenir sur la hiérarchie des rejets développée par Mme Mayer. Alors que la communauté juive est la mieux acceptée par les Français, on parle de montée de l’antisémitisme en France. J’ai cru comprendre en effet que ce qui est observé en réalité c’est une montée des actes antisémites, mais pas de l’antisémitisme lui-même. Laisser injustement penser que les Français n’ont pas une image positive du peuple juif ne contribue pas à lutter contre l’antisémitisme.

Mme Christel Colin. Les situations objectives des descendants d’immigrés, c’est-à-dire des personnes nées en France d’au moins un parent immigré, sont plus favorables que celles des immigrés, bien qu’il faille nuancer ce constat selon les origines. Cela étant, l’exposition au racisme est plus déclarée que par le passé dans l’enquête TEO. Le décalage, effectivement paradoxal, entre ce qui est mesuré et ce qui est ressenti est sans doute dû à des attentes plus importantes de la part des enfants d’immigrés.

Mme Sylvie Le Minez. Les descendants d’immigrés sont nés en France de parents nés à l’étranger et de nationalité étrangère. La moitié d’entre eux ont leurs deux parents immigrés, l’autre moitié ayant un parent immigré et un parent né en France. S’ils forment une seule et même catégorie statistique, la distinction est établie au stade de l’analyse, qui montre des différences très nettes quant au niveau de vie et au risque de pauvreté.

Les personnes nées françaises à l’étranger – environ 1,7 million – ne sont pas considérées comme immigrées.

De mémoire, plusieurs questions de l’enquête « Trajectoires et origines » portent sur les raisons de la migration, ainsi que des modules de l’enquête emploi réalisée à l’échelle européenne. Je n’ai pas de résultats précis en tête, mais je sais que les nombreux travaux sur l’histoire des migrations comportent des données relatives aux motivations. Des informations sur l’admission au séjour par groupes de motifs – économique, familiale, étudiants, humanitaire – sont par exemple régulièrement mises à disposition par le service statistique du ministère de l’intérieur.

Mme Nonna Mayer. Il n’y a aucune question sur l’origine ethnique dans notre sondage annuel : nous construisons un échantillon national représentatif de la population adulte résidant en France, sans considération de la nationalité ni de l’origine. Nous demandons seulement si les parents et grands-parents avaient ou non la nationalité française, et dans quel pays ils sont nés – sans même parler de leur nationalité.

Nous avons ainsi pu déterminer qu’un Français sur quatre a un de ses deux parents né à l’étranger, et au moins un sur trois un parent ou un grand-parent né à l’étranger. Voilà un élément culturel intéressant à prendre en compte. Nous nous gardons cependant d’interroger les personnes sur leur origine ethnique, nous en tenant simplement à des demandes sur ce qu’elles pensent des différents groupes et minorités composant la société française.

L’analyse de Tocqueville me paraît très pertinente. Il observait également que les révolutions arrivent toujours, non quand l’oppression est maximale, mais lorsqu’une lueur d’espoir apparaît, et que l’idée de revenir en arrière est insupportable. Il en va de même pour le racisme : c’est parce que la norme est désormais l’antiracisme que tout acte raciste est insupportable pour les victimes. C’est le résultat d’une prise de conscience. Dans certains cas, cela provoque même un retour de bâton : une petite minorité ne supporte pas la nouvelle norme – antiraciste, féministe, pro-LGBT –, et c’est ce qui explique les paradoxes relevés précédemment. Bien que la minorité juive soit la mieux considérée, on constate une montée des actes antisémites. Il en va de même pour les gays et les lesbiennes : alors que l’homosexualité n’a jamais été aussi bien acceptée, qu’il s’agisse du mariage de ses enfants ou de la façon de vivre sa sexualité, les enquêtes de l’observatoire des LGBTphobies mesurent une recrudescence des actes anti-LGBT. La progression de la tolérance peut donc s’accompagner de réactions en sens contraire.

Il faut bien saisir la différence entre la logique des actes et celle des opinions. Je mentionnerai l’exemple classique d’une étude américaine sur le racisme antichinois : le chercheur se promène avec un couple de Chinois et ils sont reçus dans tous les hôtels et restaurants où ils entrent, mais lorsque de retour chez lui il écrit aux hôteliers et restaurateurs pour effectuer des réservations, 90 % d’entre eux disent refuser de recevoir des hôtes chinois…

S’agissant de l’antisémitisme, un recul important s’observe en termes d’opinions : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un tiers de la population estimait que les juifs sont des Français comme les autres ; la proportion est aujourd’hui de 90 %. Même si les vieux stéréotypes relatifs au pouvoir et à l’argent résistent, il y a une acceptation croissante.

Quant à la logique des actes, elle change à partir de la seconde intifada, en l’an 2000. Jusque-là, les statistiques de la police et de la gendarmerie montraient une disparition quasiment totale des actes antisémites ; on en dénombrait quatre-vingt-dix en 1990. Après la diffusion des images du petit Mohammed al-Dura mort dans les bras de son père au cours de la seconde intifada, la violence antisémite explose : on s’en prend aux synagogues, aux symboles religieux et aux juifs eux-mêmes. Et à partir de cette date, à chaque intervention de l’armée israélienne dans les territoires le nombre d’actes antisémites remonte, avec des pics à 1 000 actes recensés, qui ne correspondent qu’à une petite partie de la réalité, puisque toutes les victimes ne font pas de déclaration. Au même moment, la tolérance vis-à-vis des juifs continue d’augmenter, par un effet de compassion et en raison de la condamnation de ces mêmes violences.

Les actes antisémites sont variés : ils comprennent les actes de terrorisme commis au nom du djihad, les actes de crapulerie ordinaire contre les juifs parce qu’ils ont de l’argent, et l’antisémitisme ordinaire au quotidien, souvent un antisémitisme de contact, qui pourrit la vie des victimes. Celui-ci peut être perpétré par des jeunes issus de l’immigration qui ont le sentiment que les juifs sont une minorité privilégiée, donc plus pour des raisons davantage socio-économiques que religieuses – mais j’ouvre là un autre débat qui nous emmènerait trop loin.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe, présidente. Je vous remercie de vos éclairages, et souhaite que vos travaux enrichissent la réflexion de tous, en particulier des pouvoirs publics. Ils seront en tout cas très bénéfiques à la nôtre.

La séance est levée à 13 heures 15.

 

 

 


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Compte rendu  13    Audition de M. Georges Bensoussan, historien, ancien professeur agrégé d’histoire, ancien directeur éditorial du Mémorial de la Shoah (Paris)

(Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 10 h 30)

La séance est ouverte à 10 heures 30.

M. le président Robin Reda. Cette mission d’information a été créée le 3 décembre 2019, dans un contexte assez particulier sur lequel nous allons revenir puisque notre interlocuteur, M. Bensoussan, est particulièrement engagé sur les questions d’antisémitisme. En effet, cette mission d’information a été créée concomitamment à une proposition de résolution très discutée sur l’assimilation de l’antisionisme à de l’antisémitisme. Même si la résolution a été largement approuvée par l’Assemblée, elle fait encore débat. Elle est donc à l’origine de nos travaux d’audition.

Ce rapport dressera l’état des lieux des différentes formes de racisme ; il proposera des mesures et des pistes de réflexion pour essayer de rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses formes. La question est évidemment ancienne et nous ne prétendons pas la couvrir totalement ou la résoudre de manière simple.

Dans le cadre de la poursuite de ces auditions, que nous avons commencées en écoutant des universitaires, nous avons l’honneur de recevoir ce matin Georges Bensoussan. Monsieur Bensoussan, vous êtes historien, spécialiste en particulier de l’histoire de l’antisémitisme, ancien rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et responsable éditorial du Mémorial de la Shoah. Vous êtes connu pour avoir écrit Les territoires perdus de la République en 2002, ouvrage dans lequel vous avez constaté pour la première fois un nouvel antisémitisme au sein des banlieues françaises où vivent bien souvent des populations issues de l’immigration et en particulier de l’immigration maghrébine.

Vos conclusions avaient à l’époque suscité la polémique mais elles rejoignent, à la lumière de ce que nous voyons et entendons, un constat qui est partagé par de nombreux intellectuels ainsi que par des personnes de terrain, notamment des élus.

Vous avez également dirigé en 2017 l’ouvrage Une France soumise qui porte le sous-titre important Les voix du refus. Cet ouvrage est glaçant de réalisme jusqu’à remettre en cause certaines certitudes bien installées dans la pensée de notre pays.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nos travaux ne sont pas nés des manifestations que nous avons connues à la sortie du confinement. Il est important de le rappeler : ce n’est pas l’actualité qui guide cette mission, même si elle aura nécessairement un impact.

Nous avons parfois vu se dessiner lors de nos auditions un antagonisme entre différentes formes de racismes. Même si nous voudrions rester très universels dans cette mission, nous ne pouvons pas nier ce phénomène. Existe-t-il une « concurrence des racismes » ? Pourquoi l’antisémitisme ne devrait-il ou ne pourrait-il pas être traité comme un racisme ?

Nous souhaitons vivement entendre votre opinion sur le sujet, d’autant que vous décrivez des racismes qui changent selon le lieu où ils se situent. Dans nos propositions, nous aurons à cœur de réconcilier toutes ces luttes éparses. Comprendre leurs différences nous permettra peut-être d’y apporter des solutions, universelles si possible, mais appropriées en tout cas.

M. Georges Bensoussan. Je voudrais simplement rappeler en propos liminaire des éléments que vous connaissez sans doute puisque vous êtes spécialistes de la chose publique.

La césure dans la progression des actes antisémites a eu lieu en l’année 2000 : nous comptabilisions avant 2000 moins d’une centaine d’actes par an alors que, depuis l’année 2000, nous enregistrons 400, 600, 700, 800 voire 900 actes par an.

Le premier élément connu et important, confirmé par le ministère de l’intérieur et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), est que la moitié des actes racistes en France – en englobant les actes antisémites – concernent la « communauté juive », avec des guillemets que j’expliquerai si l’occasion se présente. Cela signifie que 50 % des actes racistes visent une minorité qui constitue, selon les estimations, entre 450 000 et 550 000 personnes – chiffre probablement en nette baisse depuis quinze ans – soit 0,7 % de la population. On ignore le nombre exact de juifs vivant en France car il n’existe pas de statistiques dites ethniques.

La deuxième chose importante est de savoir si ce phénomène constitue une spécificité française, européenne ou occidentale. Pour ce qui est des meurtres, sans parler des propos ou des discours, il s’agit bien d’une spécificité française. Depuis 2002, seize Juifs ont été tués par des Français dont douze sur le territoire métropolitain. C’est un phénomène inédit depuis la fin de la guerre, dont on ne trouve pas l’équivalent en Europe, même dans des pays à large tradition antisémite comme l’Autriche. Même dans la Hongrie de Viktor Orbán, il n’y a pas de meurtre antisémite.

La troisième chose dont il faut être bien conscient c’est que le sentiment qui domine aujourd’hui dans la communauté juive, que l’on interroge les juifs de Bordeaux, Toulouse, Paris ou Marseille, c’est la crainte. C’est ce fait qui m’a amené à écrire Les territoires perdus de la République puis Une France soumise.

Je rappelle que l’ouvrage Les territoires perdus de la République a été accueilli en 2002 par un silence total. Au début, il n’y a pas eu de polémique. L’expression a certes été retenue, elle a été reprise par Jacques Chirac, mais le livre n’était pas lu. C’est seulement après l’attentat de Charlie Hebdo que Fayard m’a demandé de faire une troisième édition augmentée d’une postface, et ensuite le livre s’est énormément vendu.

En 2013, on a posé la question suivante aux communautés juives respectives de Grande-Bretagne et de France : avez-vous l’intention d’émigrer au cours des cinq prochaines années ? Alors que, en Angleterre, seulement 17 % des juifs répondaient positivement, en France, un juif sur deux pensait partir.

Nous ne connaissons pas les chiffres des départs à l’exception des départs vers l’État d’Israël, grâce aux statistiques de l’Agence juive. Entre l’année 2000 et la fin de l’année 2020, 60 000 départs ont été enregistrés, c’est-à-dire plus de 10 % de la communauté juive. Nous n’avons pas de chiffres sur les retours mais, pour connaître assez bien l’alya francophone en Israël, j’estime qu’il y a de 15 à 30 % de retours, ce qui est beaucoup. Les parents d’enfants adolescents sont ceux qui reviennent le plus souvent car l’intégration des adolescents est très difficile. Il n’en reste pas moins que 70 % des juifs partis en Israël y restent. Il existe de terribles difficultés d’intégration, en particulier la langue et l’accès au travail.

Nous n’avions jamais assisté à une telle vague de départs vers Israël car la France a toujours été un pays de faible départ. En effet, la France n’a pas une longue tradition sioniste, au contraire. C’est en France que le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, s’est heurté aux résistances les plus dures, à la fin du XIXe siècle.

Il existe par ailleurs des départs vers d’autres pays mais nous ne pouvons pas les comptabiliser. Nous savons seulement qu’il se produit des départs importants vers les États-Unis, et vers la communauté francophone du Canada, au Québec. Je me trouvais en novembre pour mon travail à Montréal. J’y ai tenu deux conférences et j’y ai rencontré énormément de Français, jeunes – des pères et mères de famille d’une quarantaine d’années – qui avaient émigré avec leurs enfants depuis moins de cinq ans.

Un autre phénomène, que vous connaissez sans doute mais qu’il faut préciser, est « l’archipélisation » du territoire français, une communautarisation dont Jérôme Fourquet fait le diagnostic implacable. Vous en avez la confirmation dans le regroupement géographique de plus en plus net des juifs. La communauté de Seine-Saint-Denis a perdu 80 % de sa population depuis dix ans. Sur 300 familles juives à La Courneuve en 2010, il n’en reste plus que 80 aujourd’hui. En moyenne sur l’ensemble du département, le chiffre est de 80 %.

À l’inverse, on constate un regroupement des communautés juives dans le 17e arrondissement, quartier qui n’était pas spécifiquement juif il y a trente ans et où l’on trouve désormais boucheries et restaurants kasher et synagogues. Il y aurait environ 40 000 juifs dans le 17e arrondissement, c’est-à-dire davantage que la population juive de Belgique ! Il existe également un important regroupement à l’est de Paris, dans les communes de Saint-Maur-des-Fossés, Saint-Mandé et Vincennes.

Un autre indice très inquiétant est l’évolution de l’enseignement privé juif. En 1990, 8 000 élèves étaient scolarisés dans l’enseignement privé juif alors que, à la rentrée 2014, il y en avait 32 000. Dans une communauté pourtant de plus en plus laïque, de plus en plus sécularisée, on peut penser que l’essor de l’enseignement privé juif s’explique par un souci du religieux. Mais depuis les attentats de Charlie Hebdo et surtout de l’Hyper Cacher – qui a eu lieu juste à côté d’une grande école juive, on remarque également, et c’est nouveau, une certaine désaffection de l’école juive et des classes ferment.

Je voudrais revenir sur la raison pour laquelle j’ai mis tout à l’heure « communauté juive » entre guillemets. Il n’existe pas « une » communauté juive en France, mais des communautés juives, avec un clivage très fort entre la communauté juive « à l’ancienne » – le notable israélite du XIXe siècle – et l’essentiel de la communauté juive arrivée dans les années 1950-1960 du Maghreb (surtout d’Algérie et un peu de Tunisie) et qui vit souvent dans des quartiers populaires. De fait, la perception de l’antisémitisme n’est pas la même selon les couches sociales auxquelles on s’adresse.

Lors de la sortie des Territoires perdus de la République, la Fondation pour la mémoire de la Shoah en France – qui venait d’être créée par la mission Mattéoli – m’a invité à venir rencontrer les directeurs. J’ai trouvé en face de moi trois personnes dubitatives. Elles se demandaient si nous n’étions pas de grands « délirants » ; elles ne croyaient pas en ce que nous avancions. Il a fallu du temps pour que cette fraction de la communauté juive accepte la réalité d’un antisémitisme de plus en plus violent, verbalement d’abord. Nous n’étions pas les premiers à le dire mais ceux qui l’ont dit avant nous n’ont pas été entendus. Je pense à Christian Jelen qui, à la fin des années 1990, avait dénoncé le phénomène dans un livre.

J’ai été invité à faire une conférence à la synagogue de Sarcelles en mai 2018 et, lorsque j’y suis allé, j’ai éprouvé un choc personnel. Quand je suis arrivé, huit gendarmes gardaient la synagogue, par groupes de deux, lourdement armés avec gilets pare-balles. Il y avait des caméras partout et le service de protection de la communauté juive tout autour. On m’a carrément exfiltré de la voiture pour m’emmener au sein de la synagogue qui était transformée en Fort Knox, totalement fermée. J’ai fait une conférence sur le sujet qui m’avait été demandé devant une assemblée franchement dépressive et c’est le constat que je fais dans toutes les communautés juives devant lesquelles je vais pour parler de mes travaux généraux d’historien. Je constate partout le même désarroi, le même sentiment de solitude et d’abandon. J’ai vu à Sarcelles quelque chose de poignant. C’est une communauté vieillissante ; les jeunes sont de plus en plus en train de partir. À la fin de l’entretien, on me demandait : « Faut-il partir ? »

Quel que soit le sujet de mes conférences, d’ailleurs, c’était toujours la question que l’on me posait. Aujourd’hui, même lorsque je parle de l’Alliance israélite universelle ou de mes anciens livres d’histoire du sionisme ou de la fin de la présence juive en terre arabe, les gens en arrivent toujours à me poser des questions qui n’ont pas de rapport avec le sujet ; mais alors qu’on me demandait il y a dix ans « Faut-il partir ? » on me demande aujourd’hui : « Quand faut-il partir ? ».

Pour les plus jeunes, l’émigration est presque devenue une évidence. Pour les plus âgés, c’est plus difficile. Comment envisager l’émigration dans un pays qui reste un pays étranger ? Au fond, Israël n’est pas leur pays. Israël n’est pas le pays des juifs ; c’est le pays des Israéliens. Les Israéliens forment une nation, avec une langue, une culture. Quand on ne possède pas la langue, l’intégration est très difficile.

Il existe donc un sentiment d’abandon qui m’avait beaucoup frappé en 2016 déjà, lorsque nous préparions Une France soumise, un an et demi avant le mouvement des « gilets jaunes ». Lorsque nous interrogions des membres du corps enseignant, des cadres hospitaliers, des médecins de ville, des médecins des urgences, des membres des compagnies républicaines de sécurité (CRS), des cadres de la police, des surveillants de prison, de nombreux travailleurs sociaux… J’ai eu le sentiment que le clivage entre la France des gilets jaunes et une certaine France « parisienne » des élites et des médias existait déjà dans la communauté juive. J’ai eu le sentiment que l’on avait tendance à mettre de côté la communauté juive, à édulcorer un certain nombre de faits qui lui arrivaient comme on a eu tendance depuis des années, surtout du côté d’une certaine classe médiatique, à évacuer les classes populaires. La mise à l’écart de la « communauté juive » et la mise à l’écart de toutes ces classes populaires qui se sont réveillées brutalement avec les gilets jaunes étaient en fait deux phénomènes parallèles.

Il y a un clivage profond entre une certaine France des élites, dans les centres-villes, et les classes populaires. Christophe Guilluy l’a très bien montré dans ses différents livres, Fourquet l’a confirmé dans L’Archipel français, ainsi que Jean-Pierre Le Goff. Ils sont nombreux à avoir fait ce constat. Lorsque je regarde le taux d’abstention qui monte en flèche depuis quarante ans, je ne peux qu’entendre l’écho de ce que j’ai entendu de la part d’un grand nombre de Français de toutes conditions, plutôt des classes moyennes ou populaires, et d’un grand nombre de juifs qui ont le même profond chagrin d’un pays qui les abandonne et dans lequel ils ne se reconnaissent plus. C’est quelque chose qui serre vraiment le cœur.

Je voudrais dire un dernier mot : à mon avis, l’immense majorité des juifs de France ne quitteront pas notre pays. Il existe toutefois des indices inquiétants. Je vais donner l’exemple de Toulouse. Une grande « communauté juive » y avait construit il y a dix ans un centre à la fois culturel et religieux, très vaste, à côté du canal : le centre Hebraïca. Je m’y suis rendu deux fois ces dernières années pour une conférence, or le centre est vide. On m’a expliqué que, depuis l’affaire Merah, la moitié des juifs de Toulouse avaient quitté la ville.

C’est pour cela que je voudrais terminer ce propos liminaire par cette réflexion : si je dis qu’à mon sens un grand nombre de juifs ne partiront pas, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens de partir et parce que l’émigration est un arrachement, parce qu’ils aiment la France. Ce qui m’a frappé chez les émigrants français ces quatre dernières années en Israël, c’est que, lorsqu’ils me posaient des questions sur la situation française, il n’y avait pas cette joie mauvaise à laquelle on pouvait s’attendre en disant « Ah ! On vous l’avait bien dit ; le pays est en train de s’enfoncer. » Au contraire, il y avait chez tous une peine profonde de voir ce que devenait leur pays. Je n’ai jamais senti, chez aucun de mes interlocuteurs, Israéliens de fraîche date et Français de longue date, une telle joie mauvaise. Chez tous, j’ai vu le même sentiment de perte, le même chagrin. J’insiste sur le mot « chagrin » car c’est ce qui revient et qui est vraiment poignant.

Si je dis qu’ils ne partiront pas, quel sera leur avenir ? Je crains que l’avenir soit à la marranisation et à la concentration géographique, c’est-à-dire à une sorte de partition du territoire. Les juifs se concentrent dans le 17e, dans l’est de Paris ; ils se rassemblent dans les quartiers où ils bénéficient d’un minimum de sécurité. Lorsque je parle de marranisation, cela signifie qu’ils vont se faire le plus discrets possible. Cécile Chambon, journaliste au Monde, avait consacré un très bel article d’une double page à l’antisémitisme dans les cités en novembre 2017. On y lisait cette phrase : « Ne pas s’exposer est devenu pour beaucoup de juifs une priorité. » Elle avait tout à fait raison : les signes extérieurs de judéité sont effacés. Par exemple, on ne montre plus l’étoile de David, on range la kippa derrière une casquette. Les juifs sont de plus en plus nombreux à retirer la mezouzah de leur porte et à la mettre à l’intérieur alors qu’elle se trouve traditionnellement à l’extérieur du chambranle. Dans les écoles juives, la consigne est de se disperser immédiatement à la sortie. Tout cela est connu et nous avons affaire à des gens qui vivent de plus en plus dans la crainte, avec de surcroît un repli sur eux‑mêmes et donc une radicalisation de leur attitude.

M. le président Robin Reda. Merci infiniment pour ce propos liminaire. Je voudrais que nous rentrions dans la question de l’antisionisme, qui est inséparable de la question de l’antisémitisme. Même si cette forme d’antisémitisme a toujours été très présente, il semble s’être produit un glissement de l’antisémitisme des ligues, de l’extrême droite et du racisme antisémite du XXe siècle à un antisémitisme lié à certains « territoires perdus » que vous évoquiez. On a également le sentiment que ce racisme ne s’exprime pas tant parce que les personnes sont juives que parce qu’elles constituent une communauté blanche assimilée, à tort ou à raison, à une classe dominante.

Je pose donc une double question. Comment voyez-vous l’équivocité de la question antisioniste ? Recouvre-t-elle totalement ou partiellement l’antisémitisme qui s’exprime aujourd’hui dans certains territoires de la République ? Faites-vous la différence entre le racisme antijuif qui s’exprime aujourd’hui et une certaine forme de racisme anti-Blancs qui recouvre en fait souvent la question de l’antisémitisme ?

M. Georges Bensoussan. Tout d’abord, l’idée selon laquelle l’antijudaïsme ou l’antisémitisme traditionnel français aurait totalement disparu est fausse, mais on peut dire qu’il s’est largement édulcoré.

Je ne sais pas comment appeler l’antisémitisme « traditionnel » car il est difficile de désigner les choses en France et c’est précisément ce qui empêche le débat. Tant que nous ne pouvons pas nommer, nous ne pouvons pas poser de diagnostic et, sans diagnostic, il n’y a pas de remède. Tant que la parole ne sera pas libre, nous n’avancerons de toute façon pas.

Contrairement aux idées reçues, l’antisémitisme était fort en France en 1945. Nous pourrions penser qu’après la catastrophe du génocide – qui n’est pas encore très connue en 1945 – l’antisémitisme aurait reculé, mais c’est faux. Je rappelle que, en 1954, lorsque Pierre Mendès France est nommé président du Conseil, il se produit en France une vague d’antisémitisme terrible. Des membres de l’extrême droite, dont Poujade qui était déjà au Parlement en 1954 tiennent alors des propos antisémites. À l’inverse, lorsque Dominique Strauss-Kahn était sur la voie de l’Élysée en 2010-2011, il n’y a pas eu de vague antisémite. Même sur les réseaux sociaux, personne ne l’a attaqué sur ce fondement. Globalement, l’antisémitisme français que l’on pourrait mesurer par la question « Accepteriez-vous de voir un jour un juif président de la République ? » a donc beaucoup reculé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ce serait malhonnête de penser que l’antisémitisme « traditionnel » aurait perduré de la même façon ; je dirais qu’il a existé de façon résiduelle jusqu’aux années 2000-2010. Aujourd’hui, on constate une recrudescence de l’antisémitisme traditionnel, en particulier autour de la nébuleuse Soral, véritable industrie de l’antisémitisme. Alain Soral a beaucoup de personnes qui le suivent sur les réseaux sociaux et qui lisent ses ouvrages. Son livre Kontre Kulture, publié aux éditions Blanche il y a une dizaine d’années a été vendu à 200 000 exemplaires. Un agitateur comme Thierry Meyssan a également beaucoup de partisans. Toutefois, rien à voir avec les années 1930 : cet antisémitisme reste marginal et, dans la plus grande partie de la société française, les réflexes antisémites ont beaucoup reculé, même s’il existe toujours des préjugés.

C’est grâce aux travaux des historiens que la connaissance du génocide s’est progressivement imposée et, à partir du moment où le génocide est devenu de plus en plus présent dans la conscience occidentale, l’antisémitisme est devenu inaudible. Comment peut-on être antisémite après Auschwitz ? C’est très difficile. La connaissance du génocide s’est installée en France, et dans l’Occident en général, non pas en 1945 mais plutôt en une vingtaine d’années, en particulier à partir des années 1960 avec le travail des historiens. Le premier de ces historiens, à l’échelle mondiale, est d’ailleurs un Français, Léon Poliakov, qui a réalisé la première grande étude sur le génocide en 1951. Il fut suivi par Raul Hilberg qui aborda le sujet en 1955 dans sa thèse, à une époque où personne ne travaillait sur ce thème et où il a fallu six ans pour trouver un tout petit éditeur à Chicago.

L’antisionisme est-il une forme d’antisémitisme ? Léon Poliakov, le meilleur historien de l’antisémitisme français, a publié en vingt ans, chez Calmann-Lévy, une gigantesque Histoire de l’antisémitisme en quatre volumes. Il avait très bien établi, dès 1969, non pas en idéologue mais en historien, que l’antisionisme était bien le nouveau visage de l’antisémitisme. Vladimir Jankélévitch, deux ans plus tard, disait exactement la même chose dans ses fameux textes réunis sous le titre L’Imprescriptible. Il reste à savoir s’ils ont raison sur le fond et donc à comprendre en quoi l’antisionisme est, ou n’est pas, de l’antisémitisme.

Qu’est-ce que l’antisionisme ? L’antisionisme est un débat totalement légitime, qui n’a rien à voir, jusqu’en 1948, avec l’antisémitisme. Vous savez que le mot « sionisme » date de 1890 mais que le mouvement sioniste est apparu quelques années avant le mot. Le sionisme est l’idée qu’il faudrait rétablir la patrie juive en terre d’Israël parce que c’est la terre des ancêtres, parce que c’est la terre qui parle hébreu, et parce que la Bible est écrite en hébreu, pas en araméen. C’est, en un mot, l’idée qu’il existe un lien entre cette terre et ce peuple et que, si demain ce peuple devait se ré-enraciner territorialement, il ne pourrait le faire qu’à cet endroit. Le fait est que tous les projets sionistes ailleurs (il y a eu l’Argentine, le Wisconsin, la Crimée, le Birobidjan avec Staline) ont échoué.

L’antisionisme est un débat très virulent, au sein même du monde juif. Le monde juif orthodoxe, qui est très important, est viscéralement antisioniste car il pense qu’on ne peut pas faire advenir l’État juif avant la venue du Messie. Il existe de surcroît un précédent historique : Sabbataï Tsevi, le faux messie du XVIIe siècle qui a entraîné derrière lui des foules entières de juifs d’Afrique du Nord, de Hollande et même du Yémen. C’était un faux messie et, à partir de ce moment, le monde orthodoxe s’est bien sûr beaucoup méfié de tout courant messianique. Tous les courants révolutionnaires, marxistes ou non, le Bund en tête, sont également très antisionistes.

D’après le travail des historiens, les principales sources de l’antisionisme avant 1945 se trouvent du côté de l’Église catholique. Par exemple, L’Osservatore Romano du Vatican prend dès 1890 position contre le sionisme dans la revue des Jésuites Études, avant même que l’on entende parler de Theodor Herzl. L’extrême droite et tous les courants d’extrême droite, aussi bien français qu’autres, tels que les courants maurassiens par exemple ou les courants fascistes des années 1930 en France, sont antisionistes. Toute la presse de la collaboration était viscéralement antisioniste, à l’exception notable du catholique Marcel Déat.

Pour résumer mon propos, l’Église catholique (dans sa frange la plus ultra), l’extrême droite et le nazisme sont antisionistes. Le Pape refuse absolument toute concession au sionisme comme le montrent les discussions interminables entre les dirigeants sionistes et le Vatican dans les années 1920-1930. Le premier grand texte nazi de Rosenberg est un texte consacré à la question sioniste en 1921. Hitler lui-même a constamment dit qu’il n’existerait jamais d’État juif.

L’antisionisme s’ancre donc dans les milieux juifs et dans les milieux non juifs. L’antisionisme est également très fort dans les courants révolutionnaires : la Troisième Internationale communiste par exemple est antisioniste car elle considère le sionisme comme un mouvement bourgeois qui ne résout pas la question juive.

Ce débat « Faut-il ou non créer un État juif ? » est donc totalement légitime mais, le 14 mai 1948, à la suite du plan de partage de l’ONU, l’État d’Israël est créé et ce débat n’a plus de raison d’être. La question ne se pose plus dès lors que l’État juif existe. On peut critiquer la politique israélienne bien évidemment, mais ce n’est pas de l’antisionisme : c’est la critique d’un État. Se prévaloir de l’antisionisme après le 14 mai 1948 signifie, si l’on parle franchement, qu’on souhaite la destruction de cet État d’Israël. C’est ce que Pierre-André Taguieff nomme « un permis de démolition de l’État juif ».

Pour répondre à votre question, je pense que, effectivement, l’antisionisme est devenu l’habillage le plus « soft », le plus politiquement correct, de l’antisémitisme.

La grande erreur de beaucoup d’analyses est d’essayer de capter les mots et le vocabulaire des années 1930 dans le discours antisémite d’aujourd’hui alors que la rhétorique a changé. Au contraire, l’antisémitisme parle maintenant le langage de l’antiracisme, en disant : « Regardez, vous avez fondé un État basé sur le racisme et l’apartheid. Vous êtes indignes d’avoir vécu ce que vous avez vécu avec la Shoah, vous êtes les nouveaux parangons du racisme via le sionisme et c’est au nom de l’antiracisme que nous vous condamnons, sionistes et, derrière vous, les juifs tellement attachés à ce principe de l’identité » – alors que le judaïsme n’a en réalité aucune base raciale (dans le judaïsme, n’importe qui peut devenir juif demain : il suffit de se convertir).

Vous m’aviez posé d’autres questions ?

M. le président Robin Reda. Oui, je vous avais posé une question sur le rapprochement que vous pouviez faire entre le racisme anti-Blancs et le racisme envers la « communauté juive ».

Mme Caroline Abadie, rapporteure. La « communauté juive » est une des communautés les plus acceptées mais les actes contre elle sont de plus en plus violents et de plus en plus fréquents. Quelle en est l’explication ? Dans vos ouvrages, en particulier dans Les Territoires perdus de la République, vous disiez que l’antisémitisme traditionnel avait évolué. Pourquoi cet antisémitisme a-t-il évolué ? Qui s’en est saisi ? Pourquoi le retrouve-t-on dans les banlieues qui sont de leur côté victimes d’autres formes de racisme ou de discrimination ?

Nous avions auditionné il y a quelques semaines M. Fredj, du Mémorial de la Shoah, qui nous a dit qu’il faudrait d’abord s’occuper des discriminations que subissent certains jeunes avant qu’ils puissent comprendre ce qu’est l’antisémitisme et pourquoi c’est mal. Partagez-vous ce point de vue qui pourrait nous guider dans les politiques publiques à mettre en place ?

M. Georges Bensoussan. Vous avez raison : la « communauté juive » est l’une des plus acceptées qui soit, comme les enquêtes de Dominique Reynié et d’autres l’ont montré. Les actes antijuifs, qui sont violents à la différence de la situation des années 1960, proviennent d’une minorité, d’une toute petite minorité de la population.

Vous avez parlé des banlieues, ces fameux « territoires perdus ». C’est effectivement de là que vient l’essentiel de ces actes. Est-ce parce que ces populations de banlieues sont victimes de discriminations ? Est-ce lié au conflit israélo-arabe qui aurait été « importé » en France comme on l’entend souvent ? Il y a effectivement une coïncidence entre l’explosion de 2000 et l’intifada. Je ne me prononcerai pas sur ces questions.

Je pense que ces regroupements socio-ethniques de population dans les banlieues sont, en eux-mêmes, très problématiques. Le fait qu’il existe de tels regroupements au lieu d’une dilution de cette population à l’échelle nationale pose problème. Pourquoi trouve-t-on par exemple 46 % de logements sociaux dans le 20e arrondissement et si peu dans le 7e ou à Neuilly ? Une dilution de la population sur le territoire national favoriserait l’intégration. Pourquoi avons-nous ces cités ethniques qui sont des ghettos dans ces territoires, qui ne peuvent que nourrir le sentiment de l’abandon ? Ce sentiment est réel, indéniable. Face à cet abandon, on trouve le sentiment que la « communauté juive » est privilégiée, qu’elle est une partie du monde des riches, des Blancs (cette confusion entre le monde juif et le monde blanc et riche est indéniable, en France comme aux États-Unis), qu’il n’y en a « que pour elle » avec sa mémoire.

À cet égard je pense que la mémoire de la Shoah, telle qu’elle est actuellement promue en France, est contre-productive. Je ne parle pas de l’enseignement qui est au contraire très bien fait ; nous sommes probablement le pays d’Europe qui enseigne le mieux la Shoah. Je parle de la transformation de la mémoire de la Shoah en religion civile, qui a peut-être aussi eu des effets destructeurs. Par exemple, les visites officielles systématiques après chaque acte antisémite ou la rediffusion sur toutes les chaînes en même temps de Nuit et Brouillard au moment de la profanation de Carpentras (ce qui est d’autant plus absurde que le film n’est pas consacré à la Shoah !).

La mémoire de la Shoah est confondue avec la lutte contre l’intolérance et le racisme alors que cela n’a rien à voir. La mémoire de la Shoah est une réflexion politique sur la façon dont une société de masse, développée et culturellement élevée, en arrive à concevoir un meurtre inimaginable. Le camp de Treblinka est quelque chose d’inconcevable, qui n’a rien à voir avec les massacres d’autrefois, ni avec les Arméniens ni même avec le Rwanda plus tard. Cela ne signifie pas que c’est plus digne ou moins digne d’intérêt, mais c’est autre chose sur le plan anthropologique. Réduire la mémoire de la Shoah à une leçon, à un prêchi-prêcha, à une sorte de catéchisme un peu « bêbête » sur la tolérance, sur l’antiracisme, sur la nécessité de s’aimer les uns les autres et de promouvoir le vivre-ensemble, c’est dénaturer la portée politique de l’enseignement de la Shoah.

Il est impossible de comprendre l’évolution de l’antisémitisme sans comprendre que la France a connu en quarante ans une évolution démographique importante. En quarante ans s’est produit un choc démographique en France. De nouvelles populations sont arrivées ; une partie de ces nouvelles populations provient de l’ancien empire colonial français, d’Afrique du Nord, où la culture antijuive faisait partie de la culture traditionnelle. Tous les historiens le savent.

Le problème aujourd’hui, en France, est que dire cela expose à être poursuivi devant les tribunaux pour essentialisation et racisme. C’est pourquoi je vous dis que, tant que la parole ne redeviendra pas libre, tant que nous ne pourrons pas effectuer une analyse culturelle et anthropologique, comme l’a fait Hugues Lagrange dans Le Déni des cultures en 2010 en étudiant les émeutes de 2005-2007, tant que nous ne pourrons pas réellement nommer ce qui se passe, nous n’avancerons pas. Tout le monde condamne l’antisémitisme mais personne ne parle des antisémites. Tant que nous ne pourrons pas nommer les antisémites, nous n’avancerons pas. Je ne les nommerai pas ce matin, parce que je suis déjà passé devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris.

Tant que nous vivrons dans un pays où la liberté de parole est de plus en plus muselée, nous n’avancerons pas. Regardez ce qu’il se passe avec la fin de la revue Le Débat. Pierre Nora et Marcel Gauchet l’ont dit : la fin de la revue Le Débat n’est pas liée à des raisons financières mais au fait que le débat politique ou intellectuel n’est plus possible actuellement en France. Nous sommes dans l’anathème, dans l’invective, dans la condamnation, dans la judiciarisation de la parole. À la moindre parole dissidente, c’est la 17e chambre. Il n’existe plus de parole libre. De ce fait, j’arrête là mon témoignage et je ne peux plus parler. Je ne pourrai parler qu’à l’étranger.

Je ne peux donc pas dire qui sont les antisémites. Je sais simplement, parce que j’ai consacré cinq ans de ma vie à l’histoire des derniers siècles des juifs en terre arabe, que je suis tombé dans les archives de l’Alliance israélite universelle sur des archives des polices britanniques, italiennes et françaises, en particulier des archives diplomatiques françaises du protectorat du Maroc et de la Tunisie, archives datant des XIXe et XXe siècles, la réalité d’un antijudaïsme fréquent dans la culture populaire et je crois que cet antijudaïsme a été importé en France.

Un certain nombre de gens qui ne viennent pas de ces communautés nient cette réalité. Je pense à ce journaliste de Libération qui, après Charlie Hebdo, sur le plateau de 28 minutes à Arte, a eu le courage de dire, sans jamais revenir sur ses paroles ensuite : « Oui, c’est vrai, dans les rédactions, quand il y a des viols et des tournantes dans les banlieues et que nous savons qui sont les agresseurs, nous changeons les prénoms. » Lorsque nous en arrivons là, le débat est forcément tronqué, il n’est plus possible.

J’ai donc travaillé durant cinq ans sur ces archives et j’ai publié en 2012 Juifs en pays arabes qu’aucun historien n’a réfuté. Ce travail est basé sur des archives ; je suis historien, pas idéologue ni journaliste. J’ai mis au jour un antijudaïsme du quotidien ; la condition juive est telle que, dès que la décolonisation s’est profilée dans les années 1950, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, en Libye, en Syrie, en Irak… les juifs ont fui en masse. Un million de juifs se trouvaient en terre arabe en 1945 ; il en reste 4 000 alors qu’il n’y a pas eu de génocide ou d’expulsion de masse. Les départs ont été liés à la crainte, à l’absence de perspectives économiques, à la spoliation ; des Juifs ont été volés, surtout en Libye, en Syrie et en Irak. Le cas des Juifs d’Algérie est différent car il s’apparente au cas des Pieds-noirs.

Voici la réalité : il existe un antisémitisme importé que connaissent bien et que pourront confirmer les gens issus de ces communautés. Je pense au dramaturge algérien Karim Akouche qui dit que, dans sa communauté, à l’école primaire, on lui a appris à détester les juifs. Je pense à Boualem Sansal qui m’a téléphoné avant mon procès en 2017, pour me proposer de témoigner. Il a envoyé une lettre à la présidente pour dire que tout ce que je disais était parfaitement vrai. Je pense à l’ingénieur Mohamed Louizi que je connais personnellement et qui m’a également dit que ce que j’affirmais était vrai. Je pense à ce professeur au lycée Averroès de Lille qui m’a défendu et qui l’a payé cher. Il a dû quitter son lycée au bout de quatre mois en disant à Libération qu’il n’avait jamais entendu une telle somme de propos antisémites.

Ce déni de nos élites est très frappant alors même que les principaux intéressés, ceux qui connaissent ces communautés, disent que cette réalité existe, qu’il faut la combattre et que nous ne pouvons pas la combattre tant que nous ne la nommons pas. Nous ne pourrons trouver les remèdes que si nous désignons réellement le mal. Il ne suffira pas de faire de la morale.

Encore une fois, je ne suis pas certain que l’enseignement répété de la Shoah soit la solution idoine. Ceux qui travaillent sur le sujet, sur le terrain, ont très bien compris qu’il fallait commencer par parler à ces enfants de leurs propres souffrances : la colonisation, la décolonisation, l’esclavage surtout. On peut ensuite montrer comment le discours antijuif s’insère dans un discours raciste plus général même si l’antisémitisme n’est pas tout à fait un racisme comme les autres. Il existe une différence avec les autres formes de racisme qui n’implique pas davantage de considération mais qui est simplement d’ordre anthropologique.

Mme Michèle Victory. Je connais moins Paris que vous mais à Lyon, à Villeurbanne, se trouve un quartier où vivent énormément de Juifs, qui affichent tout de même leur intégrité. Ce n’est pas un quartier de banlieue mais plutôt un quartier dans lequel la population est assez bien intégrée. Je m’y rends régulièrement et à chaque fois que je m’y promène, j’ai cette inquiétude que les choses se referment, que des gens qui ne sentent pas appartenir à cette communauté s’en aillent et que l’on finisse par nourrir encore davantage cette crainte qui peut entraîner par un mécanisme de cercle vicieux un repli de ces communautés.

M. Georges Bensoussan. Oui, j’ai constaté partout que les communautés étaient inquiètes, très inquiètes, sauf dans un cas : à Strasbourg. J’ai vu à Strasbourg une communauté vivante, pas spécialement inquiète, optimiste même, malgré les quelques agressions dont elles peuvent être victimes et qui viennent d’ailleurs souvent, dans cette région où la tradition en matière d’antisémitisme est encore vivace, du vieil antisémitisme français d’extrême droite.

Pour tout le reste, je confirme vos propos. Je suis allé à Lyon il y a quelques années et j’ai vu la même chose. J’ai observé également ce repli à Bordeaux où se trouve une petite communauté, ainsi qu’à Marseille. Dans les communautés de la région parisienne, on voit partout des caméras, des vigiles. Vous avez raison : cela provoque chez ces juifs un repli de plus en plus grave avec également une radicalisation du vote par exemple. Il y a un divorce, non seulement entre les communautés nouvelles et un certain nombre de notables israélites « à l’ancienne », mais également entre eux et le pays qui est le leur, et qu’ils ne veulent pas quitter.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je rebondis sur votre défense de la liberté de parole. Diriez-vous que nous sommes allés trop loin lorsque nous avons légiféré en 1990, justement dans le but de protéger certaines communautés d’insultes racistes et antisémites ? Une véritable liberté parole permettrait-elle au moins d’avoir un débat franc et sincère sur certains sujets ? Vous sentez-vous aujourd’hui « muselé » par la loi Gayssot de 1990 ?

M. Georges Bensoussan. Il y a eu la loi Pleven en 1972 puis la loi Gayssot en 1990 puis d’autres lois mémorielles. À l’époque j’avais défendu les lois mémorielles et je ne comprenais pas l’attitude de Pierre Nora qui leur était hostile. Aujourd’hui, je me pose des questions et je me demande si Pierre Nora n’avait pas raison, si ces lois n’ont pas un effet « boomerang », si ces lois qui étaient censées protéger ne nous reviennent pas aujourd’hui en pleine figure pour empêcher le débat. Je ne sais pas quelle est la solution mais je pense que ces lois n’ont pas forcément produit l’effet qui était escompté.

M. le président Robin Reda. Je pense que le propos était clair. Même si vous avez eu la prudence de ne pas nommer certaines choses, je crois que nous l’avons parfaitement compris au travers de vos écrits, de vos prises de position et de nos sensibilités personnelles.

M. Georges Bensoussan. Je voudrais ajouter que certaines prises de position, vous condamnent à la mort sociale, même quand vous êtes relaxé devant le tribunal. Vous n’êtes plus invité, les éditeurs se méfient de vous. C’est cela, la mort sociale. Il faut savoir ce que cela signifie. Pourtant, la justice m’a blanchi trois fois.

M. le président Robin Reda. Je souhaite qu’à la suite des observations que vous avez faites, autant de nos compatriotes que possible puissent sortir de ce déni du réel. Je retiens la notion de chagrin et de tristesse que vous avez évoquée à plusieurs reprises. Si ce rapport peut permettre de trouver des voies de ré‑enchantement, nous en serions ravis et nous allons poursuivre nos travaux en ce sens. Merci beaucoup, monsieur Bensoussan.

La séance est levée à 11 heures 30.

 

 

 


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Compte rendu  14    Audition de Mme Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

(Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 11 heures 30)

La séance est ouverte à 11 heures 40.

Mme la présidente Michèle Victory. Nous sommes ravis de vous recevoir pour cette audition. Depuis le début de cette mission, nous nous sommes attachés à avoir des avis contradictoires, éclairés du moins, sur la question délicate et difficile des nouvelles formes de racisme. Surtout, nous essayons d’imaginer de nouvelles pistes pour travailler sur des solutions. Dans cet esprit, nous avons déjà reçu nombre d’historiens, de sociologues et d’autres personnes passionnantes.

C’est aujourd’hui à votre tour d’être auditionnée. Votre travail est profondément lié à la manière dont l’histoire se saisit de la notion de race.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Madame Bessone, vous êtes professeure de philosophie politique à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne et vous avez travaillé avec deux personnes du projet Global Race que nous avons auditionnées au début de l’été. Ces auditions ont été très éclairantes.

Cette mission a été décidée en décembre 2019 ; elle n’est pas concomitante aux évènements et aux manifestations antiracistes que nous avons pu connaître à la sortie du confinement, même si ces manifestations ont déjà eu et auront encore une incidence sur nos questions et nos auditions.

Vous travaillez sur la notion de race. Vous cherchez à savoir s’il faudrait abandonner la formule « supposée race » ou au contraire assumer pleinement l’emploi de cette notion, en tant que celle-ci est une construction historique, une façon conventionnelle de désigner certains groupes en s’écartant de la signification biologique que ce terme avait eue dans le passé. Les scientifiques ont d’ailleurs détruit cette construction biologique dans leurs recherches.

Si, pour certains, la race n’existe pas, l’emploi du mot est-il incompatible avec les valeurs de la République ? Comment, à l’inverse, pouvons-nous lutter contre le racisme en abandonnant cette notion ? Faut-il assumer le mot pour pouvoir lutter efficacement contre le racisme ?

Mme Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Je voudrais commencer par évoquer le concept de racisme. Vous l’avez sans doute déjà entendu au fil des auditions, ce concept est notoirement difficile à appréhender de manière scientifique d’une part et calme d’autre part.

Ces difficultés proviennent de deux caractéristiques. La première est que ce concept s’applique à énormément de phénomènes d’ordres très différents, tels que des blagues, des individus, des institutions, des lois, des images… La deuxième caractéristique est que, lorsque ce concept est mobilisé, il est toujours associé à une charge morale négative extrêmement forte. Ainsi, lorsque l’on dit qu’une personne ou un phénomène est raciste, c’est pour les condamner moralement de manière définitive.

En raison de son extension croissante et de sa charge morale négative, de sa complexité en somme, il serait tentant d’abandonner le concept de « racisme ». Il serait possible de parler de haine « raciale », de discrimination « raciale », de ségrégation « raciale » sans parler de « racisme ». Or, cette solution n’est pas la bonne puisque nous avons besoin d’un concept clair et distinct de racisme pour penser l’antiracisme, c’est-à-dire la lutte contre le racisme.

Nous sommes donc obligés d’essayer de déterminer en quoi consiste le racisme et ce qui le rend condamnable pour arriver à évaluer les stratégies antiracistes à notre disposition. Il nous faut donc tenter de donner une définition du racisme qui soit politiquement efficace, qui évite la confusion entre des phénomènes proprement racistes et des phénomènes qui, tout en convoquant des distinctions raciales, ne sont pas nécessairement racistes. Je pense notamment à la discrimination positive.

Cela revient à admettre que le choix de la bonne définition du racisme est un choix politique, motivé par des arguments pratiques. Nous ne pouvons pas distinguer la question conceptuelle de la question normative et de la question politique.

Qu’avons-nous à notre disposition dans la littérature pour essayer d’y voir clair ? Nous pouvons d’abord repérer une division entre deux grandes tendances : la famille de ceux pour lesquels le racisme est d’abord et avant tout un attribut des individus, ayant ses racines dans les préjugés, et la famille de ceux qui estiment que le racisme est d’abord une réalité institutionnelle et désigne une structure de pouvoir, une distribution inégalitaire organisée selon des lignes raciales.

La distinction entre ces deux familles ne signifie pas que, pour ceux qui situent le racisme d’abord dans les individus, nous ne puissions pas parler d’institutions racistes. Nous pouvons parler d’institutions racistes, mais c’est alors en un sens second. Dans ce sens, les institutions racistes sont le produit d’individus racistes qui les ont créées ou qui opèrent dans ces institutions. Ce sont alors les individus qui, délibérément, traduisent leur racisme dans les objectifs, les normes et les procédures institutionnelles.

Par ailleurs, pour la famille de ceux qui estiment que le racisme est d’abord une question institutionnelle, nous pouvons aussi parler d’individus racistes bien évidemment mais là aussi de manière secondaire. Dans cette optique, les individus racistes sont le produit des structures ou des systèmes dans lesquels ils vivent. Les individus sont alors déterminés dans leurs croyances, dans leurs affects et dans leurs comportements par le système institutionnel raciste dans lequel ils vivent ; ils bénéficient ainsi des avantages structurels que leur offre ce système. Une illustration de cette façon de penser se trouve chez Frantz Fanon, dans son exposé Racisme et culture de 1956.

La première famille, celle pour laquelle le racisme est une question individuelle, est à son tour traversée par une autre ligne de partage. Pour certains, le racisme est en premier lieu affectif, émotionnel. C’est d’abord un affect ou un ensemble d’affects – la haine, l’antipathie, la peur, le dégoût, l’envie – éprouvés à l’égard de membres d’un groupe racial. Pour d’autres, le racisme est d’abord une question cognitive, c’est-à-dire qu’il désigne d’abord un ensemble de jugements erronés affirmant une différence essentielle entre certains groupes de population dans l’humanité, une hiérarchie de ces groupes et donc la justification de la domination de certains groupes par d’autres. Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’affects ou de croyances, le racisme peut peser sur les attitudes et les comportements individuels. Il se traduit dans des conduites discriminatoires qui consistent à défavoriser systématiquement les membres de différents groupes raciaux dans l’allocation de certains biens matériels ou symboliques.

Nous pouvons aussi noter, dans la revue de littérature que je trace ici à grands traits, que la distinction entre affects et croyances n’est pour certains pas déterminante. En tout cas, elle est extrêmement difficile à trancher dans la mesure où nos états mentaux sont toujours une sorte de mélanges de sentiments et de croyances. Par exemple, si j’émets le jugement selon lequel tel groupe racial est inférieur à tel autre, j’y suis aussi très attachée, c’est-à-dire qu’il va falloir davantage travailler pour me démontrer que ma croyance est fausse. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’affect qui s’ajoute à la croyance et lui donne sa résistance, sa force dans mon esprit.

Ceci est donc, rapidement, la cartographie des différentes définitions ou positions théoriques qui sont à notre disposition. Ce qui importe et ce qui, je pense, vous importe ici, est que le choix de la « bonne » définition parmi celles que je viens d’exposer dépend avant tout de ce que l’on souhaite en faire. Voulons-nous un concept de racisme qui nous permette de décrire des pratiques et de qualifier quelqu’un ou quelque chose de raciste ? Voulons-nous simplement décrire ou souhaitons-nous aussi pouvoir prescrire, fixer des limites : à partir de tel point, cela est du racisme et cela n’en est pas ? Le chercheur peut sans doute se contenter de décrire, mais je pense que le législateur ne peut pas éviter la responsabilité d’une certaine prescription.

Qu’avons-nous envie de mettre dans notre définition ? Je crois que c’est une question politique et que vous ne pourrez pas éviter de vous la poser explicitement. Nous pouvons déjà distinguer des racismes d’extermination (génocides, tortures, meurtres…) et des racismes d’exploitation (l’esclavage, la ségrégation, la discrimination). Souhaitons-nous aller jusqu’à qualifier des phénomènes d’apparence peut-être plus anodine ? Nous engloberons alors dans le « racisme » les blagues, les mouvements de recul un peu instinctifs qui nous conduisent à nous écarter, à changer de trottoir lorsque nous voyons la nuit les membres d’un groupe que nous identifions comme un groupe racial potentiellement associé à des stéréotypes dangereux.

Après avoir défini le racisme, se pose la question de ce que l’on fait de la définition. Que voulons-nous condamner moralement, contre quoi voulons-nous lutter politiquement ? Quels sont les outils avec lesquels nous pouvons agir sur tel ou tel type de pratique que nous avons envie de condamner ? Encore une fois, l’identification conceptuelle et théorique est orientée normativement et pratiquement par un objectif égalitariste de lutte contre le racisme et par le choix de valeurs communes que nous souhaitons défendre ensemble.

De ce point de vue, ce qui me semble important et efficace est d’abord de ne pas se contenter de figer le racisme sur un modèle vieilli et unique qui a été appelé le « racisme scientifique ». Ce modèle renvoyait aux théories raciales des XVIIIe et XIXe siècles, à la théorie naturaliste du racisme. Ce renvoi historique nous rendrait aveugles à ce que vous avez appelé, dans l’intitulé de la mission, les « nouvelles formes de racisme », c’est-à-dire les nouvelles formes de pensée ordinaire qui ne correspondent pas à la définition du passé dont nous hériterions aujourd’hui.

Il faut au contraire, me semble-t-il, adopter une définition plurielle, multiple, contextuelle et relativement ample du racisme, qui permette d’attraper des phénomènes très divers, aussi divers qu’une blague et qu’un génocide. Cela implique de ne pas associer immédiatement à ces phénomènes une charge morale invariable. Une blague raciste est évidemment moralement moins condamnable qu’un génocide. Il faut donc ne pas associer systématiquement au concept de racisme une charge morale excessive.

En particulier, il me semble qu’il faut s’intéresser aux mécanismes de production des biais raciaux implicites afin de lutter contre leur formation et leur activation. Les biais raciaux implicites recouvrent notre tendance inconsciente, automatique, à évaluer positivement ou négativement des individus en fonction de leur appartenance à un groupe racial stéréotypé. Les biais raciaux ne constituent bien évidemment pas l’intégralité des formes de racisme ; il existe aussi des formes de racisme explicites, comme la profanation des cimetières, des monuments commémoratifs, la discrimination intentionnelle directe ou indirecte, et il faut aussi lutter contre ces phénomènes. Mais les biais raciaux implicites, dont l’étude est encore un peu balbutiante en France, ont été largement négligés par les politiques publiques.

Or les biais implicites traduisent l’état épistémique, moral et social de notre société. De nombreux travaux de psychologie sociale ont montré que les formes explicites, violentes et ouvertes de racisme surgissent de manière d’autant plus fréquente, assumée et continue, qu’elles s’appuient sur un racisme implicite, c’est-à-dire sur une représentation beaucoup plus diffuse qui rend acceptable l’expression explicite. Il y aurait donc une continuité entre formes implicites et formes explicites du racisme.

Les biais implicites sont formés à partir de stéréotypes. Les stéréotypes sont des associations mentales entre un groupe social et un trait particulier ou un ensemble de traits, culturels, psychologiques… Nous n’en sommes pas nécessairement conscients. Elles sont produites à partir de récits disponibles dans notre environnement social, des récits usuels, répétés et ordinaires. Les stéréotypes sont ainsi des schémas acquis, pas nécessairement négatifs ni hostiles, qui peuvent même parfois être utiles pour gagner du temps : ils peuvent permettre de réagir plus rapidement et plus efficacement à un certain nombre de données. Mais ces stéréotypes influencent aussi la manière dont nous associons des membres de groupes « racisés » avec des caractéristiques préétablies et la manière dont nous anticipons les comportements de ces individus.

En ce sens, les biais implicites sont associés à ce que l’on appelle des « biais d’attribution », c’est-à-dire la tendance que nous avons à expliquer une situation, un comportement ou un phénomène, par le recours à une cause qui confirme notre stéréotype plutôt que par le recours à une cause qui infirme le stéréotype ou qui soit contingente. Par exemple, si un employeur a à sa disposition le stéréotype selon lequel les Arabes sont paresseux et les Asiatiques travailleurs, il aura tendance à repérer les retards des Arabes plutôt que ceux des autres salariés et à attribuer les retards des Arabes à une disposition innée, une caractéristique innée à laquelle le groupe est associé – la paresse – plutôt qu’à des causes circonstancielles tandis que des causes circonstancielles seront associées aux retards des Asiatiques – grève des transports, enfant malade, etc.

Dans des situations où la réflexion consciente qui prend un certain temps ou le contrôle qui nécessite une certaine attention sont diminués ou sont absents, c’est-à-dire dans les situations de fatigue, de routine, de stress ou lorsqu’une réaction rapide est exigée, les biais implicites prennent beaucoup de place dans nos conduites et nos comportements. Un exemple très présent dans la littérature, essentiellement états-unienne, est l’association « Noir – danger – arme à feu » que l’on trouve comme l’une des explications causales importantes de l’activation de la violence parmi les forces de police aux États-Unis.

Les biais raciaux implicites ont été identifiés et étudiés par la psychologie sociale. De nombreux travaux montrent qu’ils sont extrêmement répandus dans nos sociétés, puisque les stéréotypes raciaux hérités de notre histoire – notamment coloniale dans le cas de la France – font partie des représentations sociales qui sont dans l’espace public ordinairement. De nombreux travaux montrent également que des individus ayant explicitement des valeurs égalitaristes, antiracistes, qui sont explicitement et consciemment engagés dans la lutte contre le racisme, peuvent avoir des biais raciaux implicites, lesquels sont mis en évidence par ce que l’on appelle des tests d’association implicite. Je vous renvoie au Project Implicit qui est à la disposition de tout un chacun sur le site de l’université d’Harvard.

Ces biais impliqués dans nombre de comportements sociaux sont automatiques, c’est-à-dire hors de notre contrôle direct, largement opaques à l’introspection puisque l’on peut penser, de bonne foi, que l’on est antiraciste tout en ayant des biais implicites racistes. Ces biais sont résistants, ce qui signifie qu’ils requièrent une vigilance constante pour être diminués ou pour disparaître. Il est donc très difficile pour un individu, même de bonne volonté, de s’en débarrasser et d’éviter d’agir en fonction de ces biais dans les situations où, pour une raison ou une autre, le temps de la réflexion consciente et rationnelle n’est pas donné. C’est la raison pour laquelle lutter contre ces biais implicites est fondamentalement du ressort des institutions sociales et du législateur. Ce n’est pas aux individus mais aux institutions de lutter contre ces biais.

Nous pouvons lutter à deux niveaux. En amont évidemment, au niveau de la formation du stéréotype, nous pouvons lutter par l’éducation en promouvant des contre-stéréotypes dans les manuels scolaires, dans les programmes, mais également dans le contrôle des images, des publicités, des couvertures de journaux, dans la culture populaire, dans la culture de masse, dans les séries, les expositions ou encore les chaînes YouTube. Un des exemples est la mise en place de politiques de discrimination positive dans l’audiovisuel, permettant la mise à disposition de modèles positifs combattant les risques de ce qui a été appelé la « menace du stéréotype », c’est-à-dire le fait que, lorsque nous savons être sous le coup d’un stéréotype, nous avons tendance à agir de manière à le renforcer.

Pour donner un exemple qui ne correspond pas aux biais raciaux mais aux biais sexistes, les femmes sont censées être moins bonnes que les hommes en mathématiques. Plusieurs expériences répétées ont démontré que si l’on donne un exercice à faire à des jeunes filles en leur disant qu’il s’agit d’un exercice de géométrie, elles ont tendance à moins bien le réussir que s’il leur est présenté comme un exercice de dessin, à condition que l’on ait pris soin d’activer en amont, juste avant l’expérience, l’idée que les femmes sont moins bonnes en mathématiques. Les jeunes filles ont alors dans la tête cette idée que les femmes sont bonnes en lettres et pas bonnes en mathématiques. De ce fait, elles réalisent une moindre performance que les garçons pour des exercices dits de mathématiques.

Enfin, nous pouvons lutter en aval contre les biais implicites, c’est-à-dire au moment de l’activation du biais dans les prises de décision, en mettant en place notamment des formations, dans les services publics mais également pour toute personne en situation de prise de décision – ressources humaines, recrutement, police, justice, services sociaux, enseignement, etc. Ces formations consisteraient tout d’abord à faire prendre conscience à chacun d’entre nous que nous avons tous des biais implicites. C’est le point de départ le plus fondamental. Ensuite, nous pourrons établir des stratégies de lutte contre ces biais implicites. La psychologie sociale propose un certain nombre de ces expériences ou expérimentations.

Nous pouvons aussi – c’est important – cesser de formuler les objectifs de certaines institutions en termes strictement quantitatifs, lesquels induisent une forme de pression à la performance qui empêche les agents de prendre le temps nécessaire à leur réflexion lors des prises de décision. C’est l’exigence de formuler des raisons explicites à telle ou telle prise de décision, par exemple les demandes de récépissé dans le cas des contrôles d’identité par la police. D’autres types de mesures peuvent être mis en place.

C’est en cela que les biais implicites, qui semblent être une question mentale individuelle, rejoignent en réalité la question institutionnelle. C’est la raison pour laquelle il me semble fondamental de penser la conjonction des deux grandes familles de définition du racisme que nous avions à notre disposition au début – le racisme chez les individus ou le racisme dans les institutions – et de ne pas choisir l’une ou l’autre de ces formes comme étant absolument déterminante pour penser le racisme. Agir sur les stéréotypes, les normes, les procédures et les objectifs institutionnels permet d’agir sur les représentations mentales et les conduites individuelles.

Mme la présidente Michèle Victory. Dans cet environnement que vous décrivez, lié aux représentations qui sont personnelles à chacun et aux représentations qui ont fini par s’instaurer comme un bien commun de la société, je me demande toujours pourquoi la notion de discrimination positive que les Américains ont tant utilisée l’est aussi peu en France et même vue comme contre-productive. Je me suis toujours demandé pourquoi nous avions peur de cette discrimination positive dans la mesure où elle est destinée à donner l’exemple. Nous savons en effet que l’exemple, dans ce domaine, peut justement contribuer à casser les stéréotypes.

Mme Magali Bessone. Vous avez raison. J’ai plusieurs éléments à donner pour répondre à votre question.

Tout d’abord, je précise une question de vocabulaire. Je parle personnellement de discrimination positive mais plusieurs de mes collègues chercheurs préfèrent parler « d’action affirmative », précisément pour, d’emblée, désamorcer la charge négative associée en France à l’expression « discrimination positive ». « Action affirmative » est la traduction directe de l’anglais affirmative action.

Il est inutile de se voiler la face : il s’agit bien de discriminative positive, puisqu’il s’agit de mettre en place des traitements préférentiels, en amont ou en aval. Par exemple, en amont, c’est quand un employeur décide de faire passer les petites annonces plutôt dans des journaux lus par des groupes minoritaires, de manière à avoir plus de personnes venant de ces groupes parmi les candidats. La discrimination positive consiste aussi, en aval, à proposer un traitement préférentiel au moment de la prise de décision, c’est-à-dire, à dossier égal, à privilégier le recrutement d’un candidat issu d’un groupe minoritaire.

Pourquoi cela fait-il peur en France ? Précisément parce qu’il faut déterminer à l’avance les groupes minoritaires. La discrimination positive ne peut fonctionner que si nous disposons de catégories et que nous décidons qu’il faut renforcer la présence de telle ou telle catégorie parmi les employés, les étudiants, les récipiendaires de logement social, etc. En France, nous achoppons sur cette question des catégories, en tout cas pour la question raciale ou ethnoraciale. Vichy a tout de même été un précédent assez terrible, avec les lois juives. Je pense que ce souvenir revient systématiquement dans les résistances françaises à l’égard de catégories raciales.

Nous pouvons y répondre plusieurs choses. Je crois que Daniel Sabbagh et Patrick Simon, que vous avez déjà interrogés à ce sujet, avaient déjà largement entamé la discussion. D’abord, ces catégories ne sont pas nécessairement associées à des individus déterminés, c’est-à-dire que nous pouvons avoir des groupes anonymes. Nous pouvons travailler statistiquement à une échelle telle que ce soit le groupe qui nous intéresse et non tel ou tel individu.

Par ailleurs, nous pouvons aussi voir que, dans les pays dans lesquels la discrimination positive a été instaurée, que ce soit de manière historique longue comme aux États-Unis ou de façon beaucoup plus récente comme en Grande-Bretagne, la mise en place de ces catégories ethnoraciales n’a pas eu d’effet négatif.

Enfin, nous pouvons noter que, pour ce qui est de la distinction de genre femme-homme, la discrimination positive – que nous appelons en France la parité – a eu des effets positifs réels. Je ne veux pas dire qu’il n’y a plus de travail à faire mais un progrès apparaît dans la manière dont les femmes peuvent désormais, à l’aide de chiffres précis, évaluer et objectiver le fait qu’elles sont moins bien payées que les hommes et qu’elles font face à des plafonds de verre.

Nous pouvons donc au moins objectiver l’état de l’inégalité. C’est quelque chose dont nous nous privons en France en refusant la catégorisation, c’est-à-dire la statistique qui nous permettrait d’objectiver les faits et de mettre fin aux fantasmes. Ces fantasmes existent dans tous les sens et peuvent mobiliser par des discours de tous ordres en affirmant que tel ou tel groupe est privilégié ou au contraire désavantagé.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous parliez de charge morale négative et de la nécessaire nuance à faire entre la blague et le génocide alors qu’un même terme rassemble ces deux extrêmes. Comme vous le disiez, il existe toutefois une continuité entre l’un et l’autre puisque le biais racial implicite peut nourrir ou légitimer le biais racial explicite. Il faudra donc bien que, à un moment donné, le politique mette le curseur quelque part pour condamner l’un et l’autre, avec des nuances certes, mais comment déterminer ces nuances ? Un autre invité nous disait ce matin que, à mettre le curseur trop loin et à limiter excessivement la liberté d’expression, nous aboutissions à un effet contre-productif : la surprotection des minorités raciales risque de se retourner finalement contre d’autres minorités ou d’autres acteurs de la société. Comment aller dans la nuance pour éviter l’effet boomerang ?

J’aimerais également que vous nous parliez des Whiteness Studies : « le blanc n’est pas une couleur de peau ». Pouvez-vous nous expliquer cette idée ?

M. Bertrand Bouyx. Comment faire pour lutter contre ces stéréotypes dans un débat public qui s’enlise en raison d’une absence de nuances et dans un relativisme généralisé ? Toutes les paroles se valent aujourd’hui et les spécialistes sont discrédités. On demande finalement au législateur de poser des jalons mais, plus on met de jalons, moins on fait de nuances et moins on laisse au juge la possibilité d’interpréter. Il y a là une sorte de paradoxe qui me semble difficile à résoudre.

En tant que politiques pour ce qui nous concerne – mais cela concerne plus généralement toutes les personnes qui sont amenées à prendre la parole dans le débat public, donc vous en tant que philosophe –, nous sommes aujourd’hui dans une sorte de difficulté qui interroge, au-delà du racisme, les modalités d’expression dans notre démocratie. Je voudrais avoir votre vision, en tant que philosophe, sur la manière dont la parole publique est galvaudée en particulier pour ce qui touche au racisme.

Mme Magali Bessone. Je commence par l’évaluation différentielle de la blague, du génocide et évidemment de tout ce qui se trouve au milieu. Je pense qu’il faut avoir une définition du racisme qui permette d’englober ces différents phénomènes. Cependant, je suis bien sûr tout à fait d’accord avec ce que vous me rapportez du discours de la personne auditionnée avant moi : avoir la même charge morale associée à tous ces phénomènes serait totalement contre-productif. Je pense que cela irait à l’encontre de ce que nous essayons de faire ici, c’est-à-dire de proposer ensemble des solutions de lutte contre le racisme.

Il serait inefficace de culpabiliser les individus, les membres de la société, en particulier s’il s’agit de les culpabiliser pour des phénomènes qui sont, comme je le disais précédemment, automatiques et inconscients. Cela reviendrait à culpabiliser des individus pour des choses sur lesquelles ils n’ont pas de contrôle direct et dont la conscientisation est vraiment difficile.

C’est pour cette raison que je disais que, si nous prenons une définition large du racisme, nous sommes obligés dans le même temps de ne pas accuser moralement, d’ôter la charge morale négative très forte associée au racisme. C’est difficile. De fait, à l’heure actuelle, dire « tu es raciste » revient à dire « tu es mauvais, tu es une mauvaise personne ». Dire « tu as des biais raciaux implicites » devrait pouvoir s’entendre sans que l’on puisse comprendre « donc tu es une mauvaise personne ». C’est à mon avis un travail important à mener par les éducateurs et les chercheurs, mais qui ne peut l’être que si nous réalisons que nous avons tous des biais raciaux implicites. Soit nous admettons que nous sommes tous mauvais, et nous travaillons à partir de cette donnée, soit nous arrêtons de penser qu’il faut nécessairement être une personne extrêmement méchante, mauvaise et condamnable pour avoir des biais raciaux implicites.

Vous avez raison de dire que le politique doit placer un curseur. Précisément, je crois que le curseur ne peut pas se positionner sur le plan théorique. En raison de la possibilité de glissement entre les différentes formes de racisme, il faut pouvoir dire « attention, cela est du racisme » car il existe une continuité des formes de racisme et une possibilité de glissement. Je crois qu’il faut être très ferme sur cette idée que même une blague peut relever du racisme.

Toutefois, cela ne signifie pas que tout doit être traité sur le plan judiciaire ou pénal. Je pense que c’est là que le travail doit se faire de manière très fine. Il y a une différence entre les formes de racisme susceptibles d’être pénalement condamnées, et les formes de racisme issues de quelque chose qui relève davantage d’une politique publique d’éducation. L’idée même de condamner pénalement une blague raciste est absurde. En revanche, il est fondamental que nous prenions tous l’habitude de ne pas encourager les blagues racistes. Je pense que la seule manière de le faire est l’éducation. Vous ne pouvez pas tout faire, mais la loi peut sans doute inciter à des politiques éducatives plus conscientes de ces problèmes.

Vous avez posé une question sur la façon de lutter contre les stéréotypes dans un débat public qui s’enlise. Cela contient en fait plusieurs problèmes. La question que nous nous posons ici du racisme est extrêmement difficile et elle est très vite caricaturée. C’est la raison pour laquelle il est difficile d’en parler de manière scientifique et calme. Je crois que nous devons tous, à tout instant, en permanence, essayer d’en parler de manière scientifique et calme, c’est-à-dire essayer de complexifier la question.

Je rejoins peut-être votre désarroi dans le fait que le débat public est peu fait à l’heure actuelle pour des questions complexes. Il aime les positions tranchées, les débats qui sont des controverses et non des dialogues. Les médias mettent en scène le racisme et la question raciale par le scoop, par l’effet de manche et par le propos un peu tendancieux qui suscitera des réactions très vives et fera du buzz. Ce phénomène concerne davantage les médias audiovisuels que la presse écrite.

Nous rejoignons ici la problématique des réseaux sociaux. Nous avons toujours tenu, au café, des propos qui dépassaient notre pensée consciente et rationnelle. Le problème est que ce café se trouve maintenant sur internet, sur Facebook, sur Twitter et que ce ne sont plus trois personnes mais potentiellement beaucoup plus qui nous écoutent. C’est une nouvelle donnée de l’expression en démocratie dont nous sommes obligés de tenir compte. Je ne travaille personnellement pas sur ces questions et il faudrait interroger des sociologues des médias et de la communication.

Enfin, vous m’avez interrogée sur les Whiteness Studies. J’ai effectivement organisé un colloque sur le sujet. En effet, « blanc » n’est pas une couleur de peau, pas plus que jaune, rouge, noir ou marron. La question qu’étudient ceux qui travaillent dans le périmètre des Whiteness Studies est celle de la manière dont un groupe, repéré de manière imaginaire ou réelle par un phénotype ou par une donnée corporelle, s’est constitué en tant que groupe en mettant en place des stratégies de domination économique, politique, sociale et culturelle. Les Whiteness Studies sont un périmètre d’étude très présent aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, dans les anciennes colonies de l’Empire britannique comme l’Inde.

Les Whiteness Studies sont pluridisciplinaires ; elles engagent la littérature, la géographie, la démographie, la philosophie, la science politique, etc. Elles travaillent sur la constitution de ce groupe des White, des Blancs, mais dans l’histoire – et c’est vraiment important – ce groupe des Blancs est mouvant, labile. Un exemple classique mais important est le cas des Irlandais américains qui n’ont pas toujours été blancs ; ils le sont devenus. Un autre phénomène est celui du passing, c’est-à-dire de ces Noirs qui, au tournant du XXe siècle et jusque dans les années 1920, étaient de complexion claire et se faisaient passer pour des Blancs. Ils quittaient le sud des États-Unis et remontaient dans le Nord en se faisant passer pour des Blancs de façon à avoir de meilleures chances de trouver un travail suffisamment rémunérateur, un logement dans des quartiers suffisamment salubres. Les Irlandais qui n’ont pas toujours été blancs ou les Afro-Américains qui peuvent passer pour blancs sont des phénomènes qui permettent précisément de saisir en quoi blanc n’est pas une couleur, mais une assignation à un groupe qui a un certain type d’avantages ou de privilèges et qui, étant dominant numériquement, politiquement et économiquement dans la société états-unienne, a fait en sorte de conserver ses avantages et ses privilèges. Ce sont toutes ces trajectoires et tout ce que cela implique de trajectoires individuelles et collectives, d’histoire, de géographie, que les Whiteness Studies étudient.

Mme Michèle Victory, présidente. Nous voyons bien la complexité du chemin qu’il faudrait mener pour que les choses s’améliorent mais le politique a effectivement une difficulté à décider où mettre ce fameux curseur. Nous voyons que, dans notre pays où la statistique n’est pas autorisée ou seulement de façon très stricte, nous nous privons effectivement de certaines données. Comment lutter contre des choses si nous ne les nommons pas et que nous n’avons pas les informations pertinentes ? Ces interventions vont éclairer notre mission. Nous vous remercions beaucoup.

La séance est levée à 12 heures 30.

 


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Compte rendu  15    Table ronde réunissant Mme Carole Reynaud-Paligot, historienne et sociologue, Université de Bourgogne, co-commissaire scientifique de l’exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l’Homme à Paris, et Mme Évelyne Heyer, biologiste, spécialiste de l’anthropologie génétique, professeure, directrice de l’unité d’Éco-Anthropologie au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), co‑commissaire de l’exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l’Homme à Paris, membre du conseil scientifique de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

(Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 15 heures)

La séance est ouverte à 15 heures 10.

M. le président Robin Reda. Dans le cadre de la mission d’information créée par la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses que nous comptons formuler pour tenter de lutter contre ce fléau, nous avons cet après-midi le plaisir et l’honneur de recevoir Mme Carole Reynaud-Paligot et Mme Évelyne Heyer. Vous avez publié un ouvrage qui porte le titre de cette exposition, Nous et les autres : des préjugés au racisme, aux éditions La Découverte.

Dans le cadre de cette mission d’information créée en décembre 2019, la question que vous évoquez revêt une acuité particulière et résonne dans l’actualité mondiale et française.

Nous avons reçu fin juillet des représentants des grands musées et des mémoriaux consacrés à l’histoire de l’esclavage, de la Shoah, à l’immigration et nous souhaitons, avec Mme la rapporteure, poursuivre nos travaux, en vous demandant cet après-midi de retracer la naissance d’une exposition comme celle que vous avez réalisée et, bien sûr, son impact, si vous avez pu le mesurer avec quelques indicateurs.

Au-delà de cette exposition, nous souhaitons vous interroger sur vos travaux plus personnels et sur ce qu’ils vous ont appris du racisme, que vous souhaiteriez transmettre à notre mission d’information, parce qu’à l’heure où le racisme qui était dit « scientifique » n’a plus droit de cité, il est important de connaître les enseignements de la biologie et de savoir comment elle travaille sur la notion de race.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous attendons effectivement l’éclairage que vous pourriez nous apporter sur le racisme, notamment grâce à vos travaux sur la biologie.

Au cours du mois de juillet, nous avons auditionné de nombreux universitaires, sociologues et historiens, qui ont essayé de nous expliquer l’histoire du racisme. Mme Schnapper entre autres nous a alertés, dans l’une des toutes premières auditions, sur le risque auquel nous expose le fait d’avoir calé la lutte contre le racisme sur les progrès de la biologie, qui a démontré l’inexistence des races. Les progrès de la génétique permettent désormais de tracer des caractéristiques communes en fonction des origines et des groupes ethniques. La biologie pourrait-elle donc risquer de relégitimer le racisme puisqu’elle a progressé dans sa technicité.

Aussi devrions-nous, ou pas, caler le combat contre le racisme sur les avancées biologiques ? Votre éclairage sera pour nous déterminant sur ce point précis.

Lors de cette mission, nous avons déjà évoqué plusieurs fois le passé colonial de la France. Votre exposition a certainement retracé les mécanismes sous-jacents aux discriminations et à la domination raciale. Nous aurions aimé avoir, si possible, un résumé de ce que votre exposition a pu donner sur ces mécanismes.

Nous reviendrons certainement sur des questions. Quatre parlementaires sont présents, sur les vingt-deux députés que compte cette mission et qui travaillent également sur d’autres missions.

Mme Évelyne Heyer, biologiste, spécialiste de l'anthropologie génétique, professeure, directrice de l'unité d'Eco-Anthropologie au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN), co-commissaire de l'exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l'Homme à Paris, membre du conseil scientifique de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Nous avons décidé de faire cette exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l’Homme, premièrement parce que c’est une question fondamentale de société et, deuxièmement, parce que cela fait partie des racines historiques du Musée de l’Homme que de lutter contre le racisme et de promouvoir un message universaliste. Troisièmement, il nous semblait important de présenter toutes les nouvelles connaissances sur le racisme. Nous avons voulu proposer au grand public une synthèse qui fait appel à un grand nombre de disciplines : l’histoire, la biologie, l’anthropologie, mais aussi la psychologie sociale.

Pour en venir au cœur du sujet, l’idée de l’exposition était d’essayer de comprendre ce qu’est le racisme, d’où il vient et comment il se construit.

Le premier aspect sur lequel nous avons travaillé et que nous avons présenté au public porte sur les trois composantes fondamentales du racisme :

-          la catégorisation par laquelle vous mettez les gens dans des boîtes en leur assignant une étiquette ;

-          la hiérarchisation qui consiste à considérer qu’une catégorie est supérieure à une autre (au XVIIIe ou au XIXe siècle, les catégories étaient basées sur la couleur de peau) ;

-          l’essentialisation qui consiste à considérer que la catégorie dans laquelle nous avons mis l’individu définit son essence.

« Tu es noir donc tu es ceci », etc. On fige l’individu dans une catégorie, on en déduit tout ce qu’il est, on le résume à un ensemble de stéréotypes assignés à cette catégorie et on présuppose que l’individu ne peut pas en sortir et transmettra cette essence de génération en génération.

Nous avons identifié ces trois grandes composantes du racisme, ce qui en donne une définition générale et incluant notamment l’antisémitisme. Nous avons décidé de ne pas séparer les différentes formes de racisme, mais d’adopter une approche universelle.

Les conséquences sont bien sûr fondamentales pour un individu, qui, mis dans une catégorie et exposé à ce qui est attendu de lui, aura tendance à le réaliser – c’est ce qu’on appelle « la prophétie auto-réalisatrice ». Si vous dites à quelqu’un qu’il est nul, il sera nul ; si vous dites à quelqu’un qu’il est bien, il sera bien. De nombreuses expériences en psychologie sociale et en éducation montrent très bien comment ces phénomènes agissent.

Dans l’exposition, nous avons aussi réfléchi à d’autres effets possibles sur un individu qui est racialisé, donc mis dans ces catégories immuables. Que peut-il faire ? Il peut tout d’abord changer de catégorie, nous proposons les solutions. Cela peut se révéler très difficile, notamment si c’est une catégorie basée sur la couleur de peau : vous ne pouvez pas changer de couleur de peau. Des études aux États-Unis ont toutefois bien montré qu’un autre processus peut se mettre en place. Il s’appelle « retourner le stigmate », c’est-à-dire que vous acceptez la catégorisation en la transformant en quelque chose de positif, « Black is beautiful », par exemple. On peut également voir des replis sur sa catégorie et sur sa communauté qui peuvent aller jusqu’à ériger des frontières et stigmatiser les autres, d’où les notions de communautarisme et de racisme anti-blanc.

Cette première partie de l’exposition était essentiellement basée sur les travaux de psychologie sociale qui est une discipline qui a beaucoup travaillé sur ces questions de racisme. Carole va à présent vous expliquer pourquoi on débouche sur des sociétés racistes ou pas.

Mme Carole Reynaud-Paligot, historienne et sociologue, Université de Bourgogne, co-commissaire scientifique de l'exposition « Nous et les autres, des préjugés au racisme » au Musée de l'Homme à Paris. Évelyne vous a présenté la situation à l’échelle des individus, c’est-à-dire de leurs interactions : une personne qui stigmatise une autre personne et qui la dévalorise. Dans ce processus qu’elle a analysé, l’attribution et la mobilisation de stéréotypes constituent une étape essentielle. Catégoriser conduit à attribuer des stéréotypes, ce qui, quand ceux-ci sont négatifs, engage dans le processus de racialisation et de racisme.

Il me semble maintenant nécessaire de poser la question de savoir pourquoi et de quelle manière ces stéréotypes circulent encore. Pour lutter contre le phénomène, il faut intervenir à cette étape-là, cruciale, qui est la circulation des stéréotypes. Évidemment, ce n’est pas tout à fait simple, mais notre connaissance des racismes institutionnalisés, le recul de l’Histoire nous apprennent qu’assez souvent, ces stéréotypes négatifs apparaissent dans des rapports de domination.

Vous avez écouté des intervenants qui vous ont parlé de notre histoire coloniale. Elle a été une étape essentielle parce qu’un ensemble de nations européennes, en voulant dominer d’autres nations, ont accompagné cette domination de discours dévalorisants pour la justifier, parce qu’il est plus facile de dévaloriser, d’inférioriser la personne que l’on veut dominer.

Les rapports de domination sont donc une clé essentielle. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans une situation coloniale, nous n’avons plus de colonies. Même si certains se sentent des « indigènes de la République », ils ne sont objectivement pas dans une situation d’indigénat comme on l’a connue. En revanche, des stéréotypes négatifs circulent toujours sur certaines catégories de population, notamment celles qui faisaient partie des colonies françaises. Quelque chose perdure, un héritage historique, sachant que le contexte a radicalement changé : si nous ne sommes plus dans une situation de domination coloniale, nous sommes dans une situation de domination politique. Les nations européennes qu’on appelle aujourd’hui les pays du Nord ont toujours des rapports de domination politique, toutes les nations ne sont pas égales. Une domination économique existe également : nous avons toujours des échanges économiques inégaux entre les pays, ceux du Nord achetant à bas prix les matières premières venant des pays du Sud, c’est-à-dire des anciennes colonies.

Ce rapport de domination n’est pas ce qu’il était à la période coloniale, mais c’est tout de même un rapport de domination qui perdure et qui entraîne la présence d’un certain vocabulaire : les « pays sous-développés » ou « en voie de développement ». Un regard négatif subsiste sur ces pays-là.

Tant que nous n’arriverons pas à sortir de ces situations de domination et de dépréciation, nous ne pourrons pas réellement lutter contre un certain type de stéréotypes. Vous allez me dire qu’il est difficile de remettre en place un autre ordre international. En revanche, nous pouvons peut-être plus intervenir sur des actions, comme la circulation des stéréotypes. Parce que si les individus les utilisent, c’est qu’ils circulent dans la société, et notamment dans la presse. Des études de sociologue montrent bien que les jeunes de banlieue sont toujours présentés avec des stéréotypes négatifs, par exemple dans les journaux télévisés, dans la presse, dans d’autres lieux de l’espace public, et notamment dans le monde politique. Des hommes politiques se laissent parfois aller à l’utilisation de visions dépréciatives et dévalorisantes sur des catégories de population comme les Roms, pour prendre un exemple parmi tant d’autres.

Le racisme n’est pas seulement un problème à l’échelle des individus, c’est un problème d’ensemble de la société. Il faut identifier tous les acteurs qui interviennent, les médias, les intellectuels et le monde politique. Des intellectuels à qui on accorde de très grandes tribunes et donc beaucoup de place dans l’espace médiatique propagent aussi des stéréotypes quand ce ne sont pas directement des propos racistes. Une grande mobilisation de tous ces acteurs me semble nécessaire pour dire stop aux stéréotypes. La presse en a pris conscience. Suite aux études que j’ai évoquées, un travail de réflexion et de vigilance a été engagé pour éviter que les stéréotypes ne circulent dans la presse, mais il faut aller plus loin.

Maintenant, il faudrait vraiment une mobilisation et une volonté politique très forte. J’ai cité quelques exemples, mais on peut aussi évoquer le monde scolaire parce que, finalement, c’est aussi l’éducation qui doit intervenir dans la lutte contre les stéréotypes. Les manuels scolaires montrent ainsi quelques avancées. En cinquième, un court chapitre évoque un petit peu les stéréotypes, quand l’enseignant en a le temps, mais comme l’éducation morale et civique n’est pas la priorité, il ne le trouve souvent pas. On n’agit pas cependant assez dans le domaine de l’éducation et au sein du ministère de l’éducation nationale.

Outre ces quelques pistes que nous vous proposons, notre mot d’ordre est d’appeler à une mobilisation à l’échelle nationale pour lutter, dans les différents domaines, contre la circulation des stéréotypes qui amènent au racisme.

Mme Évelyne Heyer. L’idée de l’exposition était donc de présenter ces éléments, une partie montrait où nous en étions du point de vue de la génétique. De ce point de vue, il nous semblait en effet important de rappeler que nous venons tous d’Afrique, que les différences génétiques sont minimes entre les individus qui viennent de continents différents, que nous avons tous des ancêtres migrants et que nous sommes tous cousins. Il nous semblait important de rappeler cette unité de l’espèce humaine et d’expliquer que par exemple la couleur de peau est une adaptation à des environnements différents. Aujourd’hui, avec la génétique, nous connaissons les gènes qui codent pour la couleur de peau : ils ne sont qu’un tout petit bout du génome et ne peuvent expliquer que la couleur de peau. Si un individu a une couleur de peau plus foncée en raison de mutations de ces gènes, ce n’est pas pour autant qu’il sera paresseux comme cela pouvait être décrit au XIXe siècle. Les données biologiques cassent donc l’essentialisation : il est impossible d’associer une apparence physique à quelque chose de moral, de psychologique, etc.

L’exposition comprenait également toute une partie sur les données actuelles concernant le racisme en France. Je pense que vous avez interviewé des personnes comme Cris Beauchemin ou Patrick Simon qui vous ont parlé de l’enquête Trajectoires et Origines que nous présentions au Musée de l’Homme, en mettant en avant une des statistiques fondamentales : 65 % des enfants d’immigrants se marient à l’extérieur de leur communauté d’origine. C’est un chiffre très fort. Pour vous donner un ordre de grandeur, aux États-Unis, les Afro-américains ne sont que 17 % à se marier à l’extérieur de leur « groupe » ou « communauté », selon la dénomination adoptée. La société française est une société fluide, bien qu’il reste des discriminations.

Nous présentions aussi dans l’exposition les données du rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui montre un baromètre de la France.

Le message de fin invitait à travailler à l’égalité, en tenant compte de la diversité.

Le bilan de l’exposition nous a donné largement satisfaction, parce qu’au moins 30 % des visiteurs avaient moins de 25 ans, et pas seulement les groupes scolaires. Le week-end, des jeunes venaient voir l’exposition, notamment beaucoup de jeunes des quartiers, par bouche-à-oreille – c’était vraiment une clientèle différente de celle que l’on trouve dans les musées habituellement. En ce sens, cela a été un beau succès.

L’exposition a également connu une vie itinérante dans plusieurs villes de France (à Valence, Nantes, Bordeaux, et en Alsace), aux États-Unis et au Canada. Des éléments de l’exposition sont allés en Allemagne, d’autres en Norvège et une version est en train d’être installée à La Réunion. Elle est toujours présente, sous la forme plus légère de kakémonos, dans différentes académies. Nous avons aussi reçu des demandes de sous-préfets de différentes préfectures pour organiser des formations auprès d’éducateurs et pour la diffuser dans les écoles. À Béziers par exemple, elle a été diffusée dans toute la région et l’arrière-pays.

C’est une exposition qui a bien marché et qui marche encore très bien. Elle porte un message simple avec toujours cette idée de catégorisation, hiérarchisation, essentialisation. C’est un résumé, mais cela permet de bien comprendre. Elle a un aspect éducatif très pertinent.

Pour ce qui est de la génétique, effectivement, les données génétiques permettent maintenant tracer des différences entre des populations humaines. Si vous avez suffisamment de marqueurs et des populations qui ont tendance à se marier entre elles, vous trouvez des différences génétiques. Mais vous les trouverez entre deux villages d’une vallée de l’Italie, ou alors, comme l’expérience l’a montré en Angleterre, entre le Devon et la Cornouailles. Cela alimentera-t-il un racisme entre le Devon et la Cornouailles, je ne sais pas. Je ne pense pas que la génétique amène au racisme, mais quelqu’un qui est raciste peut s’emparer de la génétique s’il veut justifier quelque chose. Inversement, toutes les données génétiques actuelles, et c’est l’objet du livre que je viens de produire et qui s’appelle L’Odyssée des gènes, montrent que nous avons tous des ancêtres migrants, c’est-à-dire que nous avons tous dans nos ancêtres des migrants, et que, pour ceux qui auront des descendants, nous aurons des migrants parmi eux et des descendants qui se marieront avec des migrants.

Je crains donc moins l’utilisation des données génétiques par rapport au racisme, d’autant qu’elles montrent qu’en fait très peu de différences existent entre les populations humaines. Je crois au contraire que c’est une discipline qui a tendance à casser les discours de racisme plutôt qu’à les renforcer.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci pour cette réponse très claire qui va dans le sens que j’espérais parce que nous avons tous envie de lutter contre le racisme et si la génétique nous y aide aussi, c’est parfait.

Vous parliez d’un processus de hiérarchisation et disiez que ce sont les identités qui se racialisent, et non l’inverse, si j’ai bien compris. Vous pourriez peut-être nous expliquer cela plus précisément.

Sur la prophétie de l’auto réalisation que vous évoquiez, une personne l’a soulignée ce matin en traitant du racisme, mais l’a illustrée avec d’autres études sur l’égalité homme-femme et une expérience conçue par des sociologues. Quand on prédit à une jeune fille qu’elle sera mauvaise en maths, elle échouera nécessairement à son exercice de géométrie. C’est exactement ce que vous entendez par là. Les gens répondent plutôt aux stéréotypes qu’on attend d’eux.

Nous essayons de lutter contre les préjugés racistes des individus qui sont racistes, mais comment faisons-nous pour que les victimes du racisme puissent elles aussi combattre leur propre attente, leur propre prophétie, ce qu’elles vont autoréaliser, sachant que cela touche à quelque chose de beaucoup plus intime, j’imagine, qui est peut-être lié à une transmission familiale ? Pour casser une catégorie, dès le début de la vie, comment s’y prendre ?

S’agissant des mariages mixtes, question que nous n’avions pas encore trop creusée, si la France est l’une des meilleures nations en la matière, comment cela se fait-il que le racisme soit de plus en plus virulent dans notre pays ? Est-ce que des 65 % de mariages mixtes ne toucheraient pas tout le monde ou ne se verraient pas ? Aux États-Unis, il suffit d’une seule goutte de sang (« one drop ») pour rester « racisé ». En France, où nous n’avons pas cette culture, ces mariages mixtes ont-ils des conséquences positives ?

Mme Évelyne Heyer. Oui, les mariages mixtes ont des conséquences positives. L’enquête Trajectoires et Origines examine d’ailleurs non seulement les mariages, qui sont une manière de mesurer les mélanges, mais aussi les réseaux amicaux, qui sont aussi très mixtes.

Sur le sentiment de racisme en France, ce que j’appelle « le paradoxe de Tocqueville » compte beaucoup : plus vous vous rapprochez d’une société idéale que vous voulez atteindre, c’est-à-dire non raciste sans déni d’égalité, plus vous avez un fort ressenti. D’ailleurs, les enquêtes montrent bien, et à juste titre, que ce sont les enfants ou petits-enfants d’immigrants qui font des études et qui sont donc d’autant plus sensibles au déni d’égalité qu’ils peuvent recevoir en fonction de leur origine et qui est certainement beaucoup plus insupportable pour eux que pour leurs grands-parents ou parents. Cet aspect-là fait d’ailleurs progresser. Ce sont des faits, des statistiques, et je pense que notre société est beaucoup moins raciste qu’elle ne l’était pour nos parents ou grands-parents.

Mme Carole Reynaud-Paligot. S’agissant des travaux de la CNCDH, l’évolution est quand même très claire et très favorable. Cette tolérance que la commission essaie de mesurer depuis les années 90 augmente dans la société française. C’est un peu paradoxal, parce que nous avons aussi l’impression d’un racisme violent, mais c’est en fait tout à fait compatible. Dans l’ensemble, la société peut devenir de plus en plus tolérante, c’est ce que montrent les enquêtes de la CNCDH, mais en même temps une frange minoritaire, extrêmement radicale, peut commettre des crimes.

Par ailleurs, un vote d’extrême droite s’est installé dans le paysage politique. Il est en partie inquiétant sur le thème du racisme parce que les études de sociologie électorale montrent que les Français qui votent Front national ne votent pas forcément sur des mobiles ou motivations à caractère raciste, mais plutôt sur des questions économiques et sociales. Il n’empêche qu’ils choisissent un parti qui a des positions extrêmement ambiguës.

Mme Évelyne Heyer. À l’heure actuelle, beaucoup de travaux sont menés pour révéler les discriminations, qui peuvent être implicites, parce que c’est ce qui heurte le plus les gens que l’on dit « racisés ». Selon moi, des actions positives ont été lancées, comme les tests de curriculum vitae anonymes dans les entreprises. Le fait de mettre à jour ces discriminations constitue le premier pas parce que certains, sans le vouloir, discriminent des gens, juste parce qu’ils n’en ont pas conscience. Beaucoup d’exemples le prouvent sur l’orientation scolaire, sur l’attribution des logements, alors que les agents responsables n’avaient pas du tout conscience de ces discriminations et, même, qu’ils croyaient bien faire.

Mme Carole Reynaud-Paligot. J’ajouterai que le registre moral est important, mais le parti-pris de l’exposition et du propos que nous développons est de dire qu’il faut comprendre comment cela se met en place.

Pour répondre à votre question sur la prophétie autoréalisatrice, si nous arrivons à expliquer, à travers les programmes scolaires, quels sont ces mécanismes en jeu, les enseignants prendront conscience qu’ils peuvent être porteurs de jugements qui se traduiront en prophétie. Les élèves peuvent aussi devenir conscients de ce mécanisme. Comprendre le phénomène permet ensuite de mieux le maîtriser en luttant à l’endroit où il faut.

La formation des fonctionnaires de l’État et des collectivités territoriales est bien sûr un point crucial et, dans le cas présent, la formation des enseignants n’est pas prise en charge actuellement.

M. le président Robin Reda. Vous avez parlé de la fréquentation d’un public relativement jeune, que ce soient les scolaires ou les jeunes adultes venus par eux-mêmes. Sur la base de votre expérience, pourriez-vous nous citer des exemples assez concrets de préjugés déconstruits par l’exposition, qui ont particulièrement marqué ce public ou sur lesquels vous avez eu des retours particuliers quant à la pertinence de ce qui a été déconstruit ?

Mme Évelyne Heyer. J’ai vraiment apprécié d’entendre des jeunes qu’on dit « issus de l’immigration » dire qu’ils comprenaient mieux ce qu’ils vivaient en parcourant l’exposition, surtout lors des parties où différents sociologues analysaient par exemple les discours des médias. Ils comprenaient mieux les mécanismes dans lesquels ils se faisaient entraîner.

Cela étant, dans une exposition, on ne peut malheureusement pas tester les gens avant et après pour savoir exactement en quoi ils ont changé. Pour ceux qui subissaient le racisme, cela a été très important et c’est la raison pour laquelle beaucoup de jeunes gens de banlieue sont venus : l’exposition leur a permis de se replacer dans un contexte, de comprendre ce qui pouvait leur arriver et d’être mieux armés pour y répondre autrement que par la colère.

Quant aux jeunes qui, sans être racisés, étaient intéressés par ces questions-là, pour le mieux vivre ensemble, ils étaient très contents de trouver des phrases et des arguments simples (« on vient tous d’Afrique, on est tous cousins », « on a tous des ancêtres migrants ») pour pouvoir débattre avec des individus racistes. Ce sont des phrases simples qui permettent, dans un débat ou dans une argumentation, de faire des jeunes des porte-parole. Suite à l’exposition, j’ai travaillé sur des master class à l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture). Nous allons voir des jeunes et cette organisation permet aussi leur venue afin que nous leur présentions le fonctionnement du racisme. Eux-mêmes doivent ensuite proposer des solutions pour lutter contre le racisme.

Je dirais que l’exposition est une boîte à outils. Les gens peuvent ensuite s’emparer de ce qu’ils veulent.

Quant aux visiteurs qui étaient à tendance raciste, le discours qui fonctionnait bien concernait par exemple la prophétie auto-réalisatrice : c’est tout de même quelque chose de comprendre qu’à force de dire à quelqu’un qu’il n’est pas bien, il va devenir ainsi.

Mme Carole Reynaud-Paligot. L’exposition comporte des jeux interactifs et notamment un qui présente le test que vous avez évoqué tout à l’heure sur les filles qui réussissent moins bien l’exercice de géométrie. Les visiteurs sont face à l’ordinateur, le test leur est présenté et, à la fin, un message explique que si l’on fait varier la consigne, quand on dit simplement que c’est un exercice, les filles réussissent aussi bien, alors que, si l’on ajoute le nom « géométrie », elles réussissent moins bien. Les visiteurs sont donc directement confrontés au test de psychologie sociale.

Mme Fiona Lazaar. Merci pour ces propos très intéressants qui donnent envie de visiter cette exposition. Je voulais revenir sur le titre de cette exposition : « Nous et les autres, des préjugés au racisme ». Vous avez parlé de l’importance de la formation, de l’éducation, et je crois que ces sujets doivent vraiment être abordés partout et en particulier dans les lieux de la République comme l’Assemblée nationale.

Je voulais vous exposer une situation que j’ai vécue en début de mandat, qui m’a choquée. J’ai reçu un groupe de jeunes d’une dizaine d’années de ma circonscription, dont beaucoup issus de l’immigration. Nous organisions une visite de l’Assemblée nationale avec un fonctionnaire pour leur faire découvrir les institutions de la République et la démocratie. Lors de la présentation, l’agent en question présente un buste de Marianne et leur indique, je ne me souviens plus précisément du propos : « Chez nous, le buste de Marianne est ceci, alors que chez vous… » J’ai eu un moment de blocage total et me suis dit que ce n’était pas possible, ces enfants sont français, en tout cas la plupart. Comment pouvons-nous dire « chez nous » et « chez vous » ? Ils sont chez eux, particulièrement à l’Assemblée nationale. Ils sont chez eux et demain ils voteront, ce seront des citoyens français à part entière.

J’ai trouvé que le titre de cette exposition était vraiment porteur de sens et ce « nous et les autres » m’a rappelé cette situation qui m’a profondément choquée. C’est pourquoi je crois à l’importance de former et de sensibiliser partout les professionnels dans l’éducation, dans le milieu de l’entreprise et dans les institutions pour que ce type de discours-là ne vienne pas donner le sentiment à des enfants qui sont français qu’ils ne sont pas des Français à part entière, mais des Français de seconde zone. Non, ce sont des Français comme les autres.

Mme Nathalie Sarles. J’ai une question peut-être annexe. Dans Le Monde aujourd’hui on parle beaucoup de la mobilisation des sportifs, notamment des sportifs de basket, sur la façon de boycotter certaines compétitions pour exprimer un désaccord. Je me demandais pourquoi l’héroïsation de certaines personnes de couleur, notamment dans le milieu sportif, ne contribue pas à aplanir ces préjugés que l’on peut avoir.

Est-ce un sujet que vous avez déjà abordé dans votre exposition ou une question que des personnes ayant visité votre exposition vous auraient posée ?

Mme Carole Reynaud-Paligot. Cette héroïsation peut être extrêmement bénéfique, mais d’un autre côté, nous sommes là aussi souvent confrontés à des stéréotypes sur les sportifs noirs qui, génétiquement, seraient meilleurs que les autres et qui auraient des prédispositions.

Or les sociologues nous montrent bien que tout cela est avant tout culturel puisqu’il y a cinquante ans, les Noirs n’étaient pas du tout présents dans les disciplines où ils excellent aujourd’hui. Des études très précises sur les coureurs marocains, ou sur d’autres sportifs, ayant des origines différentes le montrent. Là aussi, la presse sportive véhicule beaucoup de stéréotypes. C’est ce sens commun qui s’appuie sur des représentations fausses de la génétique d’aujourd’hui.

Mme Évelyne Heyer. Il est positif que des héros représentent la diversité, mais il ne faudrait pas que cela se limite au sport.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Oui, mais on reste dans le stéréotype. Des chercheuses d’origine asiatique avaient mené des recherches sur les stéréotypes positifs qui touchent la communauté asiatique. Les gens en souffrent autant parce qu’on attend d’eux qu’ils soient travailleurs à l’école, calmes et disciplinés ou éventuellement bons en informatique.

Un stéréotype, qu’il soit positif ou négatif, reste un stéréotype et donc un préjugé raciste qui enferme quelqu’un dans une case ou dans une attente que la société pourrait avoir de lui.

Comment chacun pourrait-il avoir sa liberté de destin, de détermination ? Comment faire pour que les gens puissent sortir d’une case ? Cela me permet aussi rebondir sur quelque chose que vous avez évoqué : « de quelle couleur sont les blancs ? » Comment fait-on pour que tout le monde soit libre et que le privilège blanc ne soit pas qu’un privilège blanc ?

Mme Évelyne Heyer. La notion de modernité est vraiment celle de pouvoir choisir ses identités. C’est son courant fort. Il faut rappeler aux gens une idée fondamentale, à savoir que nous avons plusieurs identités et que nous pouvons choisir les identités que nous mettons en avant. C’est la différence entre l’identité choisie et l’identité assignée. Aujourd’hui, je me présente comme scientifique. Je peux ensuite me présenter à un autre endroit comme femme, à un autre comme quelqu’un du Jura, etc., et cela ne pose pas de problèmes d’avoir toutes ces identités.

Je pense qu’il est important de travailler auprès des jeunes et de dire que, dans une société moderne, vous avez la liberté de mettre en avant les identités que vous voulez choisir et qu’il ne faut pas s’en laisser imposer une. Le concept d’identité multiple est vraiment quelque chose de fort à travailler.

Mme Carole Reynaud-Paligot. Vous avez posé la question du comment, et je crois que l’éducation nationale occupe une place centrale, c’est-à-dire qu’on doit faire cette histoire de la construction des stéréotypes. Plutôt que de parler de déconstruction, il me semble préférable de dire qu’il faut absolument insérer ce sujet dans les programmes scolaires et mobiliser la communauté enseignante et éducative au sens large pour que l’on puisse expliquer aux enfants qu’un stéréotype se construit à un moment donné et continue à circuler en raison des enjeux économiques et politiques.

Il faut éclairer ces mécanismes, en commençant évidemment par les enfants, mais sans abandonner les autres générations. Ce travail doit passer par la formation des fonctionnaires et par une mobilisation de tous les acteurs qui interviennent dans l’espace public.

M. Bertrand Bouyx. Vos dernières remarques m’interpellent au même titre que l’une des précédentes auditions. Vous parlez des stéréotypes, mais face à leur force, quelle force contraire peut-on opposer ? Cela m’interroge sur la faiblesse, aujourd’hui, de symboles qui devraient être forts, à savoir ceux de la République. Ce qui devrait peut-être aussi nous interroger sur la citoyenneté que l’on souhaite partager tous ensemble. Je voulais savoir où était aujourd’hui cette symbolique sur ces questions qui doivent nous unir, au-delà de l’identité de chaque individu.

Mme Évelyne Heyer. Je rebondis sur quelque chose de très intéressant. En psychologie sociale, les chercheurs se sont interrogés sur la façon de sortir des catégories. Dans les années 70, ils ont mené des expériences sur le sujet, en mettant des groupes en situation de concurrence pendant quelque temps (ce qui ne serait plus permis maintenant, heureusement). Celles-ci ont montré que, pour que la division de groupe s’atténue, il faut faire travailler les gens sur des projets en commun et les mettre dans des situations où l’on coopère pour quelque chose de « supérieur ».

À mon avis, cela ne suffit pas de rappeler l’existence de valeurs supérieures. Il faut imaginer des systèmes où on fait faire des choses aux gens ensemble. C’était peut-être un des rôles du service militaire. C’était mal fait – je suis plutôt pacifiste –, et le remplacement par un service civique correspond plus à mes idéaux, mais cette idée de réunir des gens qui a priori viennent de catégories sociales différentes, pour un temps donné et pour faire quelque chose ensemble, est le meilleur moyen de sortir des catégories.

M. Bertrand Bouyx. Vous avez tout à fait raison et c’est justement à ces propos que je voulais qu’on arrive. Bien sûr, face à des stéréotypes, il faut opposer des symboles très forts, mais au-delà des symboles qu’apporte la République, il faut des rituels qui permettent à chacun de partager et de communier autour de ces valeurs communes. Aujourd’hui, malheureusement, j’ai l’impression que ces espaces restent à reconstruire. Bien sûr, il y a tout un ensemble d’espaces, comme le service national universel, la réserve citoyenne, où nous devons multiplier cette porosité pour faire en sorte que les uns et les autres puissent se parler. Je pense que c’est dans l’intérêt et à l’avantage de chacun que d’aller dans ce sens.

Mme Évelyne Heyer. Il ne s’agit pas seulement de se parler, mais de faire quelque chose ensemble.

Mme Carole Reynaud-Paligot. Je ne sais pas s’il faut en rester aux symboles, cela me semble être un discours IIIe République. Dans l’état de la société actuelle, je pense que nous avons besoin d’autre chose. Des jeunes s’approprient les catégories, s’en revendiquent, adhèrent à la catégorisation, l’utilisent ou cherchent à « bricoler » quelque chose d’autre puisqu’ils sont stigmatisés. Ils cherchent à revaloriser leur catégorie. À ce sujet, les sociologues parlent de « bricolage identitaire ». Ces jeunes essaient de se construire une identité plus positive et, finalement, s’enferment dans leur catégorisation qui, nous l’avons vu, pose tant de problèmes.

Ce sont plutôt une éducation à la catégorisation, une explication et un regard critique sur ces processus de catégorisation qui peuvent permettre aux jeunes d’aujourd’hui de ne pas s’engager, si profondément et sans esprit critique, dans ces catégories et ces stéréotypes qui y sont associés.

Je pense qu’il faut maintenant sortir de cette mythologie autour des symboles de la République, sans les abandonner, mais en passant à autre chose.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup pour votre contribution. Si vous souhaitez apporter des éléments nouveaux à la mission, n’hésitez pas à nous les transmettre. De notre côté, nous avancerons sur l’élaboration de notre rapport et vous tiendrons, bien sûr, informées des travaux menés, y compris avec votre contribution.

Mme Évelyne Heyer. L’exposition ouvre à La Réunion et à Bordeaux également.

Mme Carole Reynaud-Paligot. L’exposition se déploie sur 600 mètres carrés comme au Musée de l’Homme, puis sur 200 comme à Montpellier et également sur des formules avec un ordinateur et les jeux évoqués tout à l’heure.

En Rhône-Alpes, depuis deux ans, un réseau associatif que vous connaissez peut-être, qui s’appelle Traces, rassemble des associations liées à l’histoire de l’immigration en France. Grâce à ce réseau, l’exposition circule dans des Maisons des jeunes et de la culture (MJC), dans des centres sociaux, au plus près des populations. Je l’accompagne de temps à autre. Je suis par exemple allée à Rillieux-la-Pape, en banlieue lyonnaise. Tout un travail de terrain se déroule à petite échelle, mais le Musée de l’Homme est prêt à continuer à assurer la réalisation et la circulation de cette exposition, à l’échelle que l’on souhaite.

Avis aux parlementaires si vous souhaitez la faire circuler dans vos régions.

La séance est levée à 16 heures.


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Compte rendu  16    Audition de M. Olivier Roy, politologue, professeur à l’Institut universitaire européen à Florence

(Réunion du mardi 8 septembre 2020 à 16 heures 30)

La séance est ouverte à 16 heures 25.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons nos travaux dans le cadre de la mission d’information créée par la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme. Nous recevons désormais, en visioconférence, avec nos collègues ici présents à l’Assemblée nationale, M. Olivier Roy, docteur en sciences politiques, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et éminent spécialiste des questions relatives à l’islam et en particulier à l’islamisme.

Vous défendez de longue date, monsieur Roy, une thèse de l’islamisation de la radicalité et je pense qu’il serait intéressant que vous reveniez en propos liminaire sur cette idée. Notre mission d’information ne porte pas directement sur l’islamisme ou sur l’islam, mais vos sujets de recherche sont évidemment en lien avec nos préoccupations sur les différentes formes du racisme, parmi lesquelles un racisme anti-arabe, voire anti-musulman, qu’il ne nous faut pas occulter et qu’il nous intéresse d’identifier.

L’un des intérêts de cette audition est peut-être, parmi ces formes de racisme, de décortiquer un terme très controversé, celui « d’islamophobie », qui représente pour certains, y compris pour des associations engagées de longue date dans la lutte contre le racisme, une imposture et un concept servant plus les intérêts de ceux qui cherchent la radicalité qu’à nommer une forme de racisme. Vous pourrez certainement nous éclairer de vos réflexions et travaux sur le sujet.

Nous nous intéresserons également aux interactions entre certaines pratiques de l’islam, notamment sur le territoire national, et le racisme qu’elles peuvent susciter.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. M. Reda a résumé l’essentiel de nos attentes. Nous avons auditionné beaucoup d’universitaires pour comprendre l’histoire et les phénomènes qui alimentent le racisme. Même si nous sommes très attachés à l’universalité de la lutte contre le racisme, nous avons tout de même auditionné quelques associations qui représentent des communautés particulièrement victimes de racisme. Je pense que votre connaissance de l’islam pourra utilement nous éclairer sur le rejet que certains de nos concitoyens de confession musulmane peuvent ressentir dans la société française. Ce rejet s’explique-t-il par des pratiques religieuses, ou par des revendications particulières que l’on voit naître dans certaines communautés dont la visibilité médiatique est d’ailleurs de plus en plus forte ?

Ce matin, nous avons reçu Georges Bensoussan qui faisait le constat qu’il pouvait y avoir un antisémitisme spécifique dans les banlieues. Est-il possible que certaines communautés qui sont victimes de racisme se rendent elles-mêmes auteurs d’une autre forme racisme, peut-être plus particulièrement d’antisémitisme ?

M. Olivier Roy, politologue, professeur à l’Institut universitaire européen à Florence. Ce sujet du racisme est évidemment très complexe parce qu’on définit quelqu’un d’autre, une autre communauté, une autre collectivité, en mélangeant des marqueurs qui sont tout à fait différents. Par exemple, dans les débats actuels, vous avez un marqueur générationnel, à savoir le jeune de banlieue qui s’estime victime des contrôles de la police tenant « au faciès » et à l’âge, alors qu’elle n’arrêtera pas dans la rue des gens de soixante ans. Certains marqueurs sont aussi géographiques (telle banlieue, tel quartier), ethniques (une origine arabe par exemple), racialistes (avoir la peau noire ou foncée), religieux (considérer telle pratique religieuse comme dangereuse). Au fond, on fait comme si l’addition de tous ces marqueurs définissait une population qui, elle, se vit de manière complètement différente ou plus précisément qui ne trouve son identité que dans un sentiment victimaire par rapport à un certain nombre de discriminations qui relèvent de niveaux complètement différents.

Il est clair qu’interdire le voile à l’école, imposer du porc dans certaines cantines, opérer un contrôle « au faciès » dans le métro, refuser de louer un appartement, ce sont des expériences qui appartiennent à des catégories différentes, mais qui finissent par définir une population qu’on désignera avec des termes comme « les musulmans », « les immigrés » ou « les jeunes ». Les gens connaissent très bien leur signification. On va dire « les jeunes » et tout le monde comprend à qui l’on fait référence. Or il ne s’agit pas de tous les jeunes, loin de là.

Pour lutter contre le racisme, il faut déjà savoir ce qu’on vise, quel est le problème. Je travaille sur l’islam donc je vais plutôt me concentrer sur ce sujet, où il règne une énorme confusion. Schématiquement, l’islam est associé à deux représentations. D’une part, il est assimilé à une espèce de culture, à savoir la culture des immigrés, qui n’est pas française et qui détermine des comportements par rapport à la femme par exemple, ou bien, comme vous venez de le mentionner, un supposé antisémitisme, de nature spécifique. D’autre part, ce terme de « musulman » renvoie à une pratique purement religieuse, par exemple faire le ramadan ou refuser de boire de l’alcool. Et l’on fait comme si c’était la même chose, comme si dans le fond la pratique religieuse n’était que l’extension la plus visible d’une culture qui serait partagée par une population très large.

On va donc aller de signes faibles, par exemple le phallocratisme, à des signes forts comme la pratique stricte du ramadan, la prière cinq fois par jour, etc. Or cela ne correspond pas du tout au vécu des gens ni à leurs pratiques. Ceux qui ont une pratique forte de la religion sont ne considèrent pas, en général, qu’ils expriment une culture. Ils considèrent justement que la culture a souillé la religion, qu’elle l’a édulcorée. Ce sont ceux qu’on appelle « les salafis » par exemple (mais ils ne sont pas les seuls) : les salafis sont pour un retour à une pratique stricte du religieux en prenant leurs distances tant par rapport à la culture originaire de l’immigration (islam marocain, islam égyptien, etc.) que par rapport à la culture occidentale.

Il existe donc une perception culturaliste d’un phénomène qui, pour les croyants, est strictement religieux. Cette absence de distinction entre culture et religion vise les musulmans, et non les catholiques qui ne sont pas confondus avec les catholiques ultra‑pratiquants – je pense par exemple aux sentinelles, à la « Manif pour tous », à ceux qu’on appelle « les intégristes » (sans rien mettre de péjoratif derrière ce terme). On sait qu’on appartient d’une certaine manière à la même culture, mais en même temps on ne comprend pas plus l’expression de leur vie religieuse qu’on ne comprend l’expression de celle des musulmans. Aujourd’hui, un catholique très pratiquant apparaît comme exotique.

Le premier enjeu est donc de ne pas tout confondre et de différencier ce qui relève respectivement du religieux et du racisme. Par exemple, le contrôle « au faciès » relève du racisme, et non pas de l’islamophobie. Quand un jeune se fait refuser dans une boîte de nuit, ce n’est pas de l’islamophobie (d’ailleurs, un bon musulman n’est pas censé y aller), mais une forme de racisme. Le refus de louer des habitations est, lui, du pur racisme, car c’est en fonction de la couleur des gens, et les Africains sont encore plus pénalisés ici que des musulmans originaires d’Afrique du Nord.

On a tendance à confondre ces phénomènes – c’est notamment le cas de nombreux acteurs antiracistes –, d’où l’ambiguïté du terme « islamophobie ». Je ne le considère pas du tout comme une supercherie, je ne vois pas pourquoi il le serait : des gens détestent l’islam, le disent et se revendiquent même islamophobes. Le problème est que ce terme, à cause de ceux qui l’utilisent, ne désigne pas spécifiquement un phénomène religieux, puisque c’est une sorte de fourre-tout, englobant à la fois des comportements purement racistes et une attaque strictement orientée contre la religion musulmane.

Je pense donc qu’il faut être très clair : certaines choses relèvent de la liberté religieuse, qui est affirmée dans notre Constitution et définie très largement par la loi de 1905, et doivent être traitées comme du religieux, pas comme du racisme. On trouve parfois un mélange des deux, par exemple parmi les gens qui ne veulent pas voir une femme voilée, mais peu importe : il faut traiter le religieux comme du religieux même si tout le monde sait que derrière le religieux, il peut y avoir autre chose.

Le deuxième sujet concerne la question de l’islamisation de la radicalité. On voit chez beaucoup de jeunes, qui ne sont pas forcément musulmans, une espèce de fascination pour l’islam en tant que marqueur de rupture. Il ne faut pas oublier que 25 % des djihadistes depuis 1995 sont des convertis. Dans leur cas, on ne peut d’ailleurs pas parler de racisme au sens de couleur de la peau, de référence à la culture d’origine, etc. Dans ce mouvement de conversion à l’islam, en général, les convertis choisissent la version la plus dure de la religion à laquelle ils se convertissent, considérant qu’autrement, cela « ne vaudrait pas le coup ».

Sur le marché actuel de la radicalisation, le djihadisme est en tête parce que c’est ce qui a le plus d’impact, fait le plus de mal et vous rend célèbre. Les jeunes djihadistes qui commettent des actes de terrorisme manifestent une sorte de narcissisme que j’ai qualifié de « nihiliste ». Il est clair qu’ils mettent en avant la mise en scène : Coulibaly par exemple appelle les télévisions, se filme lui-même avant de terminer par la mort. Ce phénomène a quelque chose d’ordre générationnel et le djihadisme est ce qui a le plus d’impact sur le marché de la radicalisation. Il y a trente ans, c’était l’ultra gauchisme, avec Action directe ; à d’autres périodes, c’était l’anarchisme. Maintenant, c’est le radicalisme islamique. Mais il est très important de voir que ces jeunes radicaux ne sont pas les produits d’une socialisation musulmane dans une communauté musulmane.

Ce ne sont jamais des jeunes qui ont appartenu à des mouvements religieux, des mouvements associatifs musulmans, qui ont prêché dans les mosquées (ils s’en sont en général fait sortir) ; ce sont des jeunes qui sont à la marge de leur propre environnement et qui se radicalisent dans cette marginalité, dont le plus bel exemple est la prison. Les lieux de radicalisation djihadiste ne sont pas les mosquées, mais la prison et, dans une moindre mesure, les clubs d’arts martiaux. La police le sait parfaitement.

Pourtant, la radicalisation religieuse, le salafisme, nous sert de prisme, comme s’il était le stade précédant le passage au radicalisme terroriste ou djihadiste, ce qui n’est pas le cas, sauf à la marge, pour 10 ou 20 % des gens concernés. Là aussi, les phénomènes doivent être distingués. Effectivement, un terrorisme existe qui s’inscrit dans le cadre de l’islam et doit être traité en tant que tel, politiquement, au plan policier et avec les concepts juridiques qui permettent de condamner, de manière précise, les acteurs et les complices. Cela étant, il ne faut pas tout mélanger. Or, aujourd’hui, nous sommes confrontés à une confusion générale des deux côtés.

Ceux qu’on qualifie de « racistes » mettent tous les marqueurs ensemble : l’origine immigrée, la couleur de la peau, le fait d’être musulman, l’élément générationnel avec un anti-jeunisme et un rejet sociologique (« ce sont des exclus, car ils ne travaillent pas », « ce sont des trafiquants de drogue », etc.). Inversement, des acteurs politiques, que j’appellerais de manière un peu péjorative « des entrepreneurs », pas forcément communautaires, mais essayant de syndicaliser les victimes, sont très stigmatisés aujourd’hui, et ce sont eux qui utilisent le terme d’islamophobie. Or ils vont au tribunal, ils portent plainte. Nous sommes donc dans un processus légal et il n’y a rien de honteux à parler d’islamophobie devant un tribunal, à qui il revient de décider.

Ce concept d’islamophobie est donc en train de s’éprouver au contact du juridique, ce qui est tout à fait normal. Qu’en sortira-t-il ? Il pourra être reconnu, ce dont je doute en France – en Angleterre, c’est différent –, mais nous disposerons d’une jurisprudence sur la pratique religieuse, ce qui est autorisé, admis, et c’est positif. Ce qui apparaît comme une conflictualisation des relations communautaires est tout simplement un processus normal dans une démocratie de droit, pour fixer les limites.

Utiliser le mot « islamophobie » ne me paraît pas très rigoureux conceptuellement, mais ce n’est en rien une supercherie ni une stratégie de pouvoir. Ce sont le Parlement et les tribunaux qui font la loi qui décideront ce qu’on peut ou non poursuivre en justice.

M. le président Robin Reda. Merci de vos éléments très clairs sur cette question et notamment les débats en cours sur le terme « d’islamophobie ».

Dans vos travaux ou ouvrages, vous parliez dès les années 90 de l’échec de l’islam politique. Aujourd’hui, nous avons le sentiment d’un retour en force de cette question, notamment parce qu’elle irrigue une radicalité. Une radicalité est déjà présente dans l’islam et s’exprime par l’islamisme, qui ne vient pas seulement revêtir l’expression d’une colère ou d’une radicalité. Comment voyez-vous aujourd’hui l’expression de cet islam politique, notamment dans la République française ? Diriez-vous aujourd’hui qu’elle est toujours mise en échec ?

Ce matin, nous avons reçu Georges Bensoussan qui dresse de manière explicite le constat de certaines formes d’antisémitisme qui seraient propres aux banlieues et l’expression en particulier d’une population d’origine maghrébine. Quel est votre avis sur ce constat et sur l’interaction entre l’antisémitisme provenant d’une population musulmane et éventuellement le regard croisé qui peut générer un racisme anti-musulman de l’autre côté ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez évoqué les pratiques policières, les contrôles « au faciès » ou les refus de location, en les qualifiant de racistes. Il y a quelques semaines, des chercheurs que nous avons auditionnés à votre place avaient mené des études très spécifiques sur les pratiques policières et essayaient de nuancer ce discours, en disant que ces comportements, par exemple le fait de se mettre à tel endroit entre le centre-ville et la banlieue, ne provenaient pas tant d’une volonté ou d’un préjugé raciste vraiment conscient que d’habitudes prises pour atteindre certains objectifs (par exemple, se concentrer sur les personnes qui arrivaient de banlieue vers Paris).

Dites-moi si je me trompe, mais quand vous dites que « c’est du racisme », peut‑être qu’une nuance peut être apportée, celle de savoir s’il s’agit d’un acte volontaire ou si l’acte est vécu comme du racisme ? Quel est le préjugé qui anime la personne « auteur » d’un propos ou d’un acte ? Quel est le ressenti de la personne qui le subit ?

J’aurais ensuite aimé avoir votre avis sur une idée, qui se répand assez souvent au niveau des municipalités, celle de faire signer des chartes de laïcité à des associations. Vous avez parlé tout à l’heure d’associations de sports de combat. Est-ce quelque chose qui a du sens, qui peut répondre à ces problèmes de compréhension des standards et des valeurs que la République et la municipalité attendent aussi des associations qu’elles financent ? Cela sera‑t‑il conçu comme du racisme ou cela pourra-t-il être entendu par ces associations ?

Enfin les questions que nous nous posons en France sur le racisme, sur la perception de l’islam et inversement, sur la façon dont les Français de confession musulmane perçoivent la démocratie et les valeurs de notre République, sont-elles si différentes selon les pays ?

M. Olivier Roy. Pour les pratiques policières, bien sûr, la question n’est pas de savoir si le policier en tant qu’individu est raciste ou non. Mais le fait statistique d’arrêter des gens qui sont supposés être plus dangereux que d’autres crée un effet de stigmatisation et un vécu de victime parce que se faire contrôler trois ou quatre fois par jour, pour un jeune de 18 ans, entraîne un sentiment d’humiliation. Parmi ces jeunes, certains peuvent avoir des choses à se reprocher, mais les autres sont traités de la même façon, avec tutoiement ou autres conduites de ce genre. Cela étant, je ne dis pas du tout qu’il existe une éthique raciste ou une idéologie.

Quant à la charte de la laïcité, cela n’entraînera pas de sentiment de victimisation. Qu’est-ce que cela veut dire en effet ? Qu’est-ce qu’on leur demande ? « Pas de discrimination homme/femme » : en quoi un club de karaté sans clientèle particulièrement musulmane est-il vraiment différent d’un club de karaté fréquenté par beaucoup de jeunes de banlieue ? Où trouve-t-on des piscines vraiment séparées selon le genre ? Que va-t-on faire ? Va-t-on supprimer les créneaux de piscine réservés aux femmes enceintes ou interdire aux femmes de demander un gynécologue femme, alors que c’est une revendication ancienne de féministes blanches ?

En poussant le raisonnement un peu plus loin, la loi ne concerne que les associations qui sont financées par l’État ou les collectivités locales, et qui s’adapteront très facilement à la lettre de la loi. C’est comme la loi sur l’obligation d’avoir des accès pour handicapés, cela embête beaucoup de gens, mais ils s’adaptent. Or les vraies associations religieuses qui posent question ne sont pas là. À force d’augmenter le nombre de lois qui insistent sur l’égalité homme/femme, un jour une dame portera plainte parce qu’on lui aura refusé l’entrée au séminaire catholique ou à l’association catholique gérée par l’évêché. Et là...

J’en reviens à ce que je disais tout à l’heure : au lieu de se concentrer sur l’islam, la question du religieux prévaut. C’est le problème français, nous sommes une société qui supporte très mal le religieux. Nous avons une société où un croyant modéré est supposé être modérément croyant, et c’est typiquement français. Je vis en Italie ; sans parler des pays musulmans, j’ai vécu aux États-Unis où c’est très bien d’avoir une pratique religieuse. Aux États-Unis, la discrimination est vraiment raciale, elle n’est pas religieuse. Ceux qui sont « islamophobes » iront dans les tribunaux où ils essaieront de prouver au contraire que l’islam n’est pas une religion, parce que la liberté religieuse est au cœur de la Constitution américaine.

En France, une espèce de laïcisme, qui part de très bonnes intentions, est présent dans l’ADN de la République française, qui s’est construite contre l’Église catholique – il ne faut jamais l’oublier – et qui maintenant tourne un peu à vide. Par exemple, on surveillera des maires qui vont à la messe en tant que maires, ce qui créerait des scandales. Récemment, une association laïque a porté plainte contre un maire parce qu’il avait fait je ne sais quoi par rapport au christianisme. Cette rhétorique parle « de la laïcité, la laïcité, la laïcité » (comme de Gaulle disait « l’Europe, l’Europe, l’Europe ») et on fait des bonds de cabri ! Concrètement, que fait-on comme politique ? Quand on dit que la laïcité, c’est la tolérance, qu’est-ce que cela veut dire pour un jeune qui se vit, à tort ou à raison, dans une situation d’exclusion ?

La charte de la laïcité est donc un effet d’annonce, qui ne sera suivi de presque rien et n’aura aucun d’impact sociologique. On est dans le symbolique parce qu’on ne touche pas vraiment au sociologique, au religieux, etc. L’interdiction des certificats de virginité, c’est très bien mais qu’est-ce que cela changera concrètement ? Cela empêchera-t-il les gens d’en faire quand même ? Bien sûr que non.

L’esprit républicain est très ancré chez une grande majorité des gens d’origine immigrée. Dire qu’un tiers des musulmans de France voudrait la charia est une vaste blague, c’est comme si on faisait un sondage chez les catholiques en leur demandant s’ils pensent que la loi de Dieu est supérieure à la loi des hommes. Ils répondront évidemment oui. Le pape est le premier à le dire. Cela veut-il dire qu’en tant que citoyens, ils opposeront leurs croyances religieuses à la loi de la République ? Pas forcément. On construit donc une opposition très artificielle entre vision politique issue de l’islam et vision républicaine. Les musulmans se formatent à la République française et se plaignent justement de ne pas être payés en retour, c’est-à-dire de ne pas bénéficier de cette reconnaissance de la République. Par exemple, les listes communautaires ont provoqué un grand scandale pour 87 bulletins sur 103 dans un bureau de vote. C’est une anecdote, mais aujourd’hui, tout maire d’origine musulmane doit immédiatement prouver qu’il n’est pas communautaire. Or cette suspicion entraîne des réactions négatives.

Je reviens aux premières questions sur l’islam politique. Il faut être clair là-dessus, ce n’est pas islam et politique, mais islam politique, c’est-à-dire les Frères musulmans, ce courant apparu dans les années 40 qui s’est développé dans le monde arabe, dans le sous‑continent indien, en Iran, avec des leaders différents et qui dit : « L’islam est notre religion, le Coran est notre Constitution. » Ces gens veulent mettre en place un État islamique, c’est-à-dire qu’ils croient possible de construire un État entièrement fondé sur la religion. Ce ne sont pas les salafis, eux n’ont rien à faire de l’État. Les salafis sont comme les loubavitch du côté juif ou les bénédictins. Ils ont une pratique radicale de la religion qui n’a absolument aucun impact politique parce que l’État ne les intéresse pas, alors que l’objectif des Frères musulmans est de créer l’État islamique.

Or l’islam politique est un échec massif. En Iran, qui est le seul État islamique qui ait survécu, la société iranienne est la plus séculière que je connaisse au Moyen-Orient : il ne faut pas leur parler de la religion, de la mosquée, etc., ils ont « donné ». Cet État va se décléricaliser, être pris par les Gardiens de la révolution, se militariser et devenir une dictature militaire. Partout ailleurs, soit l’islam politique a perdu pour de mauvaises raisons, comme en Égypte, soit il est complètement rentré dans le mainstream. En Tunisie, Rached Ghannouchi est l’un des acteurs de la transition pacifique et démocratique. On peut ne pas l’aimer, mais ce parlement à majorité islamique a quand même voté la reconnaissance de la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de changer de religion. Au Maghreb, les mouvements islamistes sont complètement intégrés et même parfois récupérés comme au Maroc ou en Algérie. En Turquie, Recep Tayyip Erdogan fait de l’ottomanisme parce que l’islamisation ne marche pas, il rattrape donc sur les pierres tout ce qu’il a perdu sur les armes. Quant aux mouvements politiques et sociaux dans le monde arabe, tous reposent sur une demande de démocratie. Vous n’avez plus un seul slogan islamiste dans les rues depuis 2011. C’est fini.

Qui fait de l’islamisation par en haut ? Ce sont les États soi-disant laïques. Le maréchal Sissi parle de l’islam comme de la culture nationale. Le président tunisien, qui n’est pas un islamiste, vient de s’opposer à la libéralisation de la loi sur l’héritage. Ce sont des régimes autoritaires, mais séculiers, qui punissent les homosexuels en Tunisie, en Égypte, au Maroc, etc. Nous ne sommes plus du tout dans la situation d’il y a vingt ans où la rue demandait de l’islamisation et la charia ; c’est fini. Maintenant, ce sont des dictatures à bout de souffle qui continuent à se réclamer de l’islamisme.

Donc oui, je maintiens : l’islam politique est partout un échec structurel. Daech n’est pas un mouvement islamiste. Daech n’a pas essayé de construire un État islamique dans un pays existant, Daech a voulu construire le califat. Quand Daech a annoncé le califat en Syrie, j’ai dit qu’il ne tiendrait pas un an. Je me suis trompé, il a tenu quatre ans, mais a perdu pour les questions que j’évoquais. Ce n’est pas un véritable État parce qu’il ne donne pas une base territoriale avec des frontières. Ils sont donc fichus, ils vont se mettre tout le monde à dos et ils vont perdre. Dans leur esprit, Dieu devait leur venir en aide pour reconquérir le monde musulman, au moins de l’Atlantique jusqu’à l’Indus. Ils ont disparu.

En Europe, l’islam politique, je ne sais pas ce que c’est. Les Frères musulmans existent. Ce n’est pas une organisation secrète ou clandestine. Leur stratégie politique est de se faire reconnaître comme tels et donc de jouer ce qu’on appelle « le communautarisme », pour construire une sorte de « lobby musulman », pour peser et essayer d’obtenir des tribunaux, et in fine de la Cour européenne des droits de l’Homme, la reconnaissance d’un certain nombre de faits comme l’islamophobie. Ils ne réussiront cependant pas, la Cour européenne des droits de l’Homme étant beaucoup plus politique que strictement juridique.

Je vais enfin répondre sur l’antisémitisme de banlieue. Oui, les antisémites sont nombreux dans les banlieues. Y en a-t-il vraiment beaucoup plus que dans le 16e arrondissement ? Ils sont plus bruyants, c’est sûr. Mais quels sont les arguments ? Qu’entendez-vous quand ils « tapent » sur les juifs ? Ils disent que les juifs ont l’argent, le pouvoir, parlent d’un complot international, affirment qu’ils tiennent la presse. Je ne suis pas historien, mais ce sont tous les arguments de l’antisémitisme occidental depuis la fin du XIXe siècle. Ce n’est donc pas du tout un antisémitisme religieux, mais l’antisémitisme politique, racialiste de la fin du XIXe. Ils ont tout simplement intégré, pour des raisons complexes, dans lesquelles le conflit israélo-palestinien a joué un rôle, la grande famille de l’antisémitisme occidental. Il en est d’ailleurs de même pour le christianisme. Vatican II y a mis officiellement un terme, mais il existait un antijudaïsme idéologique qui n’est pas à la base de l’antisémitisme sécularisé du XIXe siècle. Donc, oui, un antisémitisme existe, mais en quoi est-ce un antisémitisme musulman ? Malheureusement, c’est notre antisémitisme bien séculier. La différence tient à ce qu’en banlieue, la parole est libre, tandis que, dans le 16e arrondissement, elle est plus contrôlée : on est plus polis, il y a des mots qu’on n’utilise pas… Mais dans les conversations privées, je pense que l’antisémitisme est encore une des représentations les plus répandues.

M. le président Robin Reda. À ceci près, je pense, qu’il tue moins dans le 16e arrondissement. Les différentes parts de l’histoire récente nous l’ont montré.

M. Olivier Roy. Vous oubliez les attaques contre des synagogues aux États-Unis et en Allemagne. L’antisémitisme européen n’est pas simplement verbal. Il tue aussi et continuera de tuer.

Mme Fiona Lazaar. Merci pour toutes ces explications. Vous avez beaucoup travaillé sur l’islam, sur la religion ou sur les liens avec la politique. Je voulais savoir ce que vous pensiez de la loi de 1905. Pensez-vous qu’elle est adaptée aux enjeux de notre temps ?

M. Olivier Roy. Elle reste parfaitement adaptée et je ne connais pas, à part quelques individus, de musulmans ou d’imams qui demandent un changement de la loi de 1905. C’est une loi de liberté religieuse, de non-interférence de l’État, alors qu’aujourd’hui, nous sommes dans une situation où l’État français veut intervenir dans le domaine religieux. M. Gérald Darmanin, notre actuel ministre de l’intérieur, avait expliqué, avant d’être ministre, qu’il fallait, avec l’islam, utiliser les méthodes de Napoléon avec les juifs. C’est aberrant parce que la manière dont Napoléon a formaté le judaïsme est le fait d’un empire autoritaire et d’un État concordataire, tandis que notre République est démocratique et non concordataire. La loi de 1905 est le contraire du concordat, c’est-à-dire qu’on ne signe rien avec les Églises.

La seule question qui fait débat chez les musulmans, comme par le passé chez les protestants, concerne l’inégalité au niveau du patrimoine. En 1905, l’Église catholique disposait d’un patrimoine qu’elle conserve toujours et qui est financé par l’État (en tout cas les réparations), alors que les religions arrivées après n’étaient pas sur le même régime et que les protestants avaient un peu naïvement donné leurs écoles à l’État. Cela étant, cette question du financement n’est pas très grave. On en fait une montagne, mais, selon moi, le financement devrait venir des croyants. Pour le moment, sociologiquement, les croyants musulmans ne se trouvent pas dans les catégories socioprofessionnelles les plus élevées, mais la situation change avec la montée d’une bourgeoisie d’origine musulmane, certains étant croyants, d’autres pas, et même l’apparition de millionnaires musulmans français. Je pense donc que cette question de l’autofinancement doit être résolue à l’intérieur de cette communauté. Je pense qu’il faut effectivement surveiller les financements étrangers, mais là, l’État est coupable. Cela fait trente ans que l’État français appelle de ses vœux un islam français, tout en signant avec des pays musulmans pour la formation et l’encadrement de l’islam de France. En ce moment, c’est le cas avec le Maroc et la Turquie – c’est complètement aberrant.

Je dirais donc qu’il faut non seulement garder la loi de 1905, mais en développer la logique. L’État doit cesser de se mêler de l’organisation interne du culte, il doit contrôler les influences étrangères dans les limites de la loi, qui n’interdit pas tout financement étranger. La communauté religieuse musulmane doit être constituée non pas de gens d’origine musulmane, mais de gens qui s’affirment comme croyants et pratiquants et qui prennent en main la gestion des lieux de culte. Entre nous, c’est déjà ce qu’il se passe : la communauté musulmane de France (je parle des croyants) n’a jamais demandé de mosquée cathédrale. Les mosquées cathédrales ont toutes été construites à partir d’un contrat ou d’un accord entre la République et un pays étranger comme l’Arabie saoudite. Cela ne correspond pas du tout à une demande de la population. La population musulmane veut des mosquées de quartier, de proximité, de socialisation, elle ne veut pas de grandes mosquées cathédrales. Les difficultés à les financer s’expliquent par cette raison.

Le postulat doit être qu’il appartient aux citoyens français de confession musulmane de gérer leur rapport au religieux. Ils ne le géreront bien sûr pas sur le modèle de l’Église catholique. Un autre problème de la République française est qu’elle a une vision catholique de la religion, selon laquelle il faudrait une hiérarchie, un responsable, que quelqu’un dise le dogme accepté, etc. Or le modèle musulman est celui des protestants ou des juifs, c’est-à-dire que l’important est la communauté de base locale. Le pasteur ou le rabbin n’a pas de statut particulier, il est largement choisi par la communauté locale, ce qui conduit à une grande variété de positionnements théologiques au lieu d’une seule tête ou d’une seule soutane. Vous avez des évangéliques, des réformés, des anabaptistes et parmi toutes ces tendances, certaines sont un peu plus radicales que d’autres. Il en est de même chez les musulmans. Pourquoi essaie-t-on à tout prix de leur imposer une direction, un leadership et une théologie alors que la loi de 1905, par définition, interdit à l’État de se mêler de théologie et de l’organisation du culte ? L’État doit simplement assurer l’ordre public. Bien entendu, si un religieux tient en chaire des propos inacceptables sur le plan de la loi, par exemple un appel au meurtre, il doit être puni, mais il ne faut surtout pas en faire une question théologique. L’État ne doit pas reconnaître la dimension théologique, ce n’est pas son affaire, or aujourd’hui on ne parle que de cela. Je crois qu’il nous faut être encore plus républicains dans l’approche du religieux.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. J’aurais voulu connaître votre sentiment sur les politiques d’immigration en France, mais aussi plus largement en Europe et l’impact qu’elles peuvent avoir sur le racisme, dans la mesure où les populations immigrées comptent quand même beaucoup de populations d’origine musulmane. On sent aujourd’hui, dans la société, la peur de cette mouvance de migrants et des politiques qui se raidissent.

M. Olivier Roy. L’opinion publique européenne voit l’immigration comme un processus continu, avec l’idée que cela a commencé dans les années 60 et que nous sommes maintenant dans d’autres vagues d’immigration, comme si c’était un processus continu amenant une population croissante d’origine musulmane à s’établir sur notre territoire. En fait, c’est plus complexe : nous avons connu une immigration musulmane massive dans les années 60 et 70, dans tous les grands pays européens, pas du tout pour des raisons religieuses. N’oublions pas que ce sont nos entreprises qui sont allées chercher des travailleurs dans les années 60. En 1973, les gens arrivaient avec un contrat de travail. La France a puisé dans le Maghreb, son ancienne colonie, les Britanniques ont largement puisé dans le Pakistan et le sous-continent indien, les Allemands, en Turquie. Nous avons donc accueilli une population nombreuse, d’un niveau socioculturel bas, avec peu d’éducation, pauvre, venant de la campagne, etc., qui s’est « translatée » en Europe et qui, du fait d’une politique de logement assez malencontreuse, s’est retrouvée ghettoïsée. C’est un processus connu dans toutes les villes. Dans ma ville, à Dreux, on l’a très bien vu. Quand je suis arrivé dans les années 70, il n’y avait pas de quartiers puis progressivement sont apparus un quartier marocain, un quartier turc, etc. Les Français de souche sont partis ailleurs. Cela a suscité le sentiment d’avoir deux groupes de population.

L’immigration actuelle est complètement différente : ce n’est pas une immigration familiale, c’est une immigration beaucoup plus mobile, avec des gens qui circulent beaucoup. Elle compte beaucoup de musulmans, mais ce n’est pas un facteur. Vous avez également parmi les Africains beaucoup de chrétiens, de Chinois, etc. Les niveaux socioculturels sont également beaucoup plus variés. Typiquement, l’Allemagne par exemple a pris d’un seul coup un million de Syriens. Or l’intégration des Syriens se passe bien. On peut même dire qu’ils sont maintenant mieux intégrés que certains Turcs qui sont là depuis quarante ans. La raison en est très simple, elle tient au milieu socioprofessionnel. Les Syriens sont arrivés avec des diplômes et, même si les diplômes d’un médecin syrien ne sont pas reconnus en Allemagne, il pourra travailler comme infirmier et poussera ses enfants à faire des études.

La population immigrée sera donc d’autant plus facile à intégrer qu’elle sera plus aisée d’un point de vue socioéconomique. Il n’empêche qu’il faut mener une politique subtile de contrôle sinon cela ne marchera pas. D’autres enjeux se posent, tels que la chute démographique en Allemagne ou en Italie. Le gouvernement italien a ainsi décidé que les personnes qui travaillent dans les familles ne sont pas considérées comme des clandestins. Les enjeux sont donc complexes, beaucoup plus fluides qu’ils ne l’étaient auparavant, et c’est le rôle des États de trouver des politiques adaptées et de ne pas laisser cela à l’émotion. Or, aujourd’hui, nous sommes très largement dans l’émotion.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie.

La séance est levée à 17 heures 15.

 


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Compte rendu  17    Audition de M. Kamel Daoud, écrivain et journaliste

(Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures 05.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter, convoquée à l’initiative de la Conférence des présidents.

Je remercie monsieur Kamel Daoud de sa présence. Monsieur, vous êtes écrivain algérien, francophone et écrivez en langue française. Nous vous avons convié car nous aurions beaucoup à apprendre de votre regard à notre avis lucide sur l’islam. Notre mission n’a pas vocation à traiter des questions liées à la laïcité ou à l’islam ; néanmoins, lorsque nous abordons le sujet du racisme dans notre pays, nous sommes forcément confrontés à la question de la place des religions et à la confusion souvent opérée entre les communautés religieuses et les communautés d’appartenance ou d’origine, de manière à créer des formes de racisme.

Votre intervention fait suite à deux auditions très intéressantes qui se sont tenues hier : celles de messieurs Georges Bensoussan et Olivier Roy qui, chacun à leur manière et avec leur vision des choses, ont pu aborder ces questions. Ils ont développé leur vision du concept très discuté de la laïcité ainsi que de l’intégration des populations immigrées, et il est rare que, dans les auditions réalisées par la mission d’information, la question migratoire ne soit pas évoquée.

Monsieur Kamel Daoud, votre prise de position courageuse à la suite des agressions du Nouvel an de 2016 à Cologne avait beaucoup marqué. Vous aviez dénoncé les violences commises contre les femmes, majoritairement par des immigrés en provenance d’Afrique du Nord, en montrant que ces agressions n’étaient pas sans lien avec l’islamisme. Cette prise de position vous a valu une polémique, des critiques, des accusations d’islamophobie. Il vous sera sans doute possible de revenir sur ce terme au cours de notre audition. À cet égard, monsieur Olivier Roy nous indiquait hier que le terme était peu rigoureux, mais qu’il ne le choquait pas.

Nous vous entendrons également sur la manière d’améliorer la lutte contre les dérives du communautarisme, du repli identitaire, tout en garantissant le respect des origines, et des croyances, de chacun, conformément aux principes de la République.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Traiter du racisme, des nouvelles formes du racisme et des moyens pour les combattre est un sujet d’étude assez large. Notre mission a été lancée au mois de décembre 2019, et son objet ne correspond pas exactement à celui des manifestations que l’on a pu connaître à la sortie du confinement, mais la mission sera, bien sûr, influencée par ces manifestations.

Depuis le début de la mission, nous sommes attachés à l’universalisme ; cependant, nous nous sommes autorisés à auditionner des cibles de racisme particulières. Nous avons discuté longuement de l’antisémitisme. Nous avons également auditionné plusieurs personnes spécialistes de la sinophobie. Notre cycle actuel prévoit l’audition d’experts de l’islam, qui pourront nous éclairer sur les formes de racisme que connaissent nos compatriotes de confession musulmane, qu’ils soient d’ailleurs d’origine étrangère, ou non.

Il importe de « nommer les choses », comme le disait Monsieur le président. Le terme d’islamophobie sera-t-il utile à nos travaux ? Ce terme recoupe-t-il réellement une haine de ceux qui pratiquent l’islam, et qui exclurait donc des personnes qui seraient peut-être de la même origine, mais qui n’auraient pas la même pratique de l’islam ? Et si cette haine existe, de quels préjugés se nourrit-elle, et quelles sont ses conséquences, dans les actes, dans les propos, dans les discriminations ? Il existe une réelle souffrance de nos compatriotes qui pensent que l’ascenseur social leur est moins accessible. Ou alors, le terme d’islamophobie est-il beaucoup plus large, empêchant ainsi de débattre des dérives éventuelles que l’islam peut connaître, comme toute religion ?

M. Kamel Daoud, écrivain et journaliste. Je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer. J’ai préparé un texte relevant deux ou trois idées, que j’essaie de développer depuis un certain temps. Nous pourrons ensuite discuter de définitions, du terme d’islamophobie, entre autres, qui m’intéressent très fortement.

Je vais vous donner lecture du texte que j’ai préparé, avant que nous engagions un débat. Une réflexion ouverte et assumée sur les racismes ne peut, selon moi, que tenter de répondre à trois questions indispensables. À quoi sert un intellectuel issu des minorités, se réclamant des communautés, s’exprimant à partir d’une géographie associée par l’histoire ou les imaginaires à la France, sur cette question ? Comment lutter contre les racismes en se préservant d’un antiracisme qui reprend les expressions et les codes d’un racisme “traditionnel” ? Comment rendre possible une réflexion sur les discours et les expressions de l’antiracisme contemporain, au-delà des tabous désormais souverains et très agressifs ?

L’accès à internet, la possibilité de multiplier à l’infini la prise de parole, libérée des filtres éditoriaux des médias et canaux classiques, et un effort pour aller au-delà des tabous ont rendu possible l’émergence d’un discours franc, courageux et parfois violent sur l’Occident, son histoire, ses colonisations et ses expansions d’autrefois. Cette liberté a autorisé une radicalité de la réflexion et parfois des actions sur le racisme. Une nouvelle classe d’intellectuels ou de militants interrogateurs, souvent jusqu’à l’inquisition, s’est imposée, se prononçant sur l’essence même de l’Occident ou sur l’histoire spécifique de la France. C’est une forme de liberté qui doit être défendue en tant que telle. Reste cependant que, hors du champ du procès de l’Occident, de la France, ces intellectuels issus du Sud par naissance, par filiation, ou par origine lointaine, n’ont pas su libérer cette réflexion et la dissocier d’un discours anticolonial qui a finalement parasité et dégradé la réflexion sur le racisme en général.

Pour une majorité d’entre eux, malheureusement, le racisme est un crime colonial, et toute réflexion sur le racisme est exclusivement une réflexion sur l’histoire coloniale. Cette conviction empêche alors toute réflexion sur les possibilités de l’émergence d’un discours antiraciste lui-même raciste, et rend impossible (ou du moins secondaire) toute réflexion sur les racismes dans les pays du Sud dits « victimes du colonialisme ». Il y a par exemple très peu de discours ouverts à la réflexion et à la responsabilité sur les racismes violents dont sont victimes les populations migratoires venues de l’Afrique subsaharienne qui traversent le Maghreb vers l’Europe.

La fonction d’un intellectuel issu du Maghreb ou des pays dits arabes sur cette question se résume à être le procureur d’un procès ouvert exclusivement contre le racisme en Occident. L’expulsion d’un migrant illégal fait scandale quand l’Occident s’en rend coupable, mais la reconduction aux frontières subsahariennes de centaines de migrants par un pays du Maghreb dans des conditions pénibles fait à peine l’actualité d’un fait divers. Ainsi, et selon mon humble analyse, une réflexion sur les racismes émergents se devrait aussi, par honnêteté, d’endosser la responsabilité d’une réflexion globale, non cloisonnée sur la question du racisme. On ne peut pas, on ne doit pas penser la culpabilité d’un Occident sans réfléchir à la responsabilité d’autres géographies sur cette question. L’histoire coloniale est une explication généalogique du racisme en Occident, mais réduire la réflexion à la simple et distinctive conséquence du fait colonial est une manière de s’absoudre, pour un discours aujourd’hui dominant, d’une responsabilité plus étendue ailleurs et selon des degrés de culpabilité que le fait colonial ne doit pas effacer ou faire oublier.

Une réflexion sur le racisme et l’antiracisme en Occident gagnerait à étendre l’analyse sur la responsabilité, le statut, les silences et les légitimités de celui qui parle et se réclame de cette autorité, non pour ouvrir un procès en droit de parole, mais pour rendre plus globale, plus efficace, une pensée sur les stratégies antiracistes et leur valeur réelle. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre, de promouvoir un relativisme de déculpabilisation, mais de rendre perceptibles tous les aspects d’une tragédie que rien ne doit occulter, y compris les discours victimaires dominants. Cette prise de conscience sur la responsabilité immédiate, latérale, de tous sur la question du racisme, ouvre la possibilité de démanteler les discours antiracistes qui reprennent les codes du racisme lui‑même. Le fait colonial n’y sera plus un fait exclusif sacralisé, mais un aspect de cette tragédie, une facette certes très importante. Le racisme n’est pas en effet un fait occidental spécifique, mais un acte auquel on cède par soi-même, par sa culture, par conditionnement et cloisonnement de sa propre conscience, partout dans le monde.

Cette perspective peut alors autoriser une réflexion plus globale et plus assumée sur d’autres formes de racisme, celui que j’appelle, faute d’autres formules, le “racisme confessionnel”, c’est-à-dire une réflexion sur ce racisme qui exclut l’Autre, le culpabilise, le dégrade dans la hiérarchie des statuts sociaux au nom d’une confession. Dans le Maghreb où je vis, les flux de migrants subsahariens qui transitent par le pays ont fini par décoder la force de racisme confessionnel. Ceux qui tentent de récolter l’aumône de survie pour nourrir leur famille ont très vite adopté et fait adopter à leurs enfants les codes vestimentaires et les discours des croyances locales. Dans une opinion que j’ai signée dans le New York Times il y a deux ans, le titre rend plus explicite cette réalité : “Noir en Algérie, mieux vaut être musulman”.

Ce racisme confessionnel est à soumettre à la réflexion dans l’urgence, mais le droit à l’identité communautaire le rend encore invisible en Occident, et surtout en France. Ces perspectives, même qualifiées de secondaires ou condamnées comme tentatives de relativiser et de dissoudre la responsabilité de l’Occident par certains, participeraient à la thérapie des radicalités qui menacent un combat juste, une réflexion ouverte et enfin pensée sur ce fait honteux. L’antiracisme est aujourd’hui menacé non seulement par les intégrismes nouveaux, mais aussi par des greffes dégradantes du discours décolonial radical et les dispenses que l’on s’accorde au nom des doxas victimaires. Un tel mouvement de liberté et de libération de la conscience ne devant pas être réduit à l’exercice hystérique de l’autodafé, des déboulonnements, et des changements de titres de fictions, héritage injuste, maladroit ou sublime de nos siècles.

Il s’agit – il faut sans cesse le rappeler – de soutenir face aux procureurs nouveaux une réflexion sur l’Autre, sa responsabilité, et sur soi-même, son propre rôle et son avenir pour ne pas promouvoir comme illusion de justice une tyrannie de la victime à la place d’une tyrannie du coupable. »

M. le président Robin Reda. Je vous remercie de cette introduction : votre propos liminaire est très clair.

Ainsi, de manière générale, au sujet de l’islam et de la place des musulmans en France, quel regard portez-vous sur l’émergence de revendications communautaristes dans notre pays ? Vous constatez qu’un grand nombre de Français, y compris des responsables politiques et de toute tendance, a l’impression d’un recul et parfois d’une exacerbation des identités. D’autre part, s’agissant du fait colonial, et de la manière de le replacer dans la lutte contre le racisme et de ne pas en faire une sorte de totem qui empêche la réflexion, nous avons le sentiment dans notre pays d’être dans une situation de compétition mémorielle, où un « excès de mémoire » sur tel ou tel pan de notre histoire peut créer des jalousies. Cette problématique vous paraît-elle menacer l’universalité du pacte républicain et la cohésion de la nation ?

M. Kamel Daoud. De loin, mais en étant également lié à la France, j’observe ces discours concurrentiels sur la mémoire, le communautaire et l’identité. Cette montée de discours et de radicalités me semble très dangereuse. J’ai tendance à penser qu’il s’agit, non d’une concurrence réelle de mémoires, mais d’un fantasme sur la mémoire, de représentations irréelles, auxquelles nous n’avons pas accès et qui sont de même valeur que le sentiment de nostalgie que l’on éprouve pour un pays d’origine que l’on ne visite presque jamais. Il s’agit d’une mémoire fantasmée, ou d’un fantasme de mémoire, plutôt que d’une concurrence mémorielle. Je suis de ceux qui pensent que la question de la mémoire doit être réglée pour éviter les possibilités d’instrumentalisation d’une mémoire fantasmée.

Je pense qu’un discours réel, assumé, honnête sur la question mémorielle est nécessaire. J’observe, avec beaucoup d’inquiétude depuis quelques années, la manière dont le discours religieux s’est greffé sur cette question pour la récupérer et en faire usage, à un point tel que l’on est arrivé à mettre en concurrence – équation acceptée en règle générale par les élites françaises –, et à égalité, la francité et l’islamité. En conséquence, la francité doit justifier et se redéfinir par rapport à une islamité et l’islamité est en train de se définir et de se justifier par rapport à une francité. Cela semble dangereux car, à mon avis, francité et islamité ne devraient pas être mises sur le même pied d’égalité, sinon on acceptera de négocier les deux notions dans le cadre d’un leadership islamiste concurrent. L’islamité est une confession et le résultat d’une histoire. La situation était analogue en Algérie dans les années 1990, quand nous avons accepté des débats avec un leader islamiste discutant de religion avec un leader démocrate. Le leader islamiste est apparu non comme un homme politique, mais comme un représentant de l’orthodoxie et de la vérité alors que le leader démocrate devait toujours se justifier. C’est ce que j’observe actuellement en France.

Deuxièmement, en posant l’islamité comme dépositaire de la mémoire coloniale, nous avons déjà perdu. En effet, nous sommes alors en présence d’un discours de culpabilisation et d’autojustification, et nous avons déjà perdu le débat, les termes du débat n’étant plus égaux. C’est une question très importante.

Par ailleurs, en termes de parole, l’équation est faussée dès le départ, car l’on accepte qu’une communauté puisse être propriétaire et détentrice d’une religion. Nous acceptons ainsi la confusion majeure entre communauté et religiosité, confession ou islamité. À mon avis, nous devrions poser les termes du débat autrement : l’islam est-il une religion universelle ? Dans l’affirmative, cette religion peut être débattue par tout un chacun, à l’image du bouddhisme. Ou l’islam est-il la propriété d’une communauté ? Dans ce cas, elle n’est pas négociable et ne peut pas faire l’objet de débats. Si l’on accepte au départ que la communauté et la confession se confondent absolument, je pense que l’on a perdu les termes de l’autorité sur le débat. Une communauté est une chose, et l’islamité en est une autre. J’ai néanmoins l’impression que l’on a « confessionnalisé » le communautaire en France depuis quelques années. La communauté s’exprime ainsi uniquement par la religiosité ; la seule religion justifie un sentiment d’appartenance à une communauté différente de la communauté nationale. Les communautés et les discours communautaires ont donc été islamisés. Ce n’était pas le cas il y a encore quelques années.

L’expression du communautaire est désormais religieuse. Ce phénomène a participé de la légitimation du leadership islamique sur les communautés et empêché l’émergence d’un autre leadership, capable de réfléchir sur l’identité, l’histoire ou le religieux. Nous, intellectuels issus du Sud, qui parlons de l’islam ou de l’islamité, sommes dans une position assez surréaliste, car nous n’avons pas le droit de parler de cette religion, puisque nous ne disposons pas de légitimité pour ce faire. Cette légitimité a été accaparée par un leadership islamique qui a su en faire usage.

Premièrement je pense que ces éléments doivent être rendus lisibles pour tout un chacun. Quand on est Français, on a le droit de parler d’islam. Cette prérogative n’incombe pas seulement aux Français issus du Maghreb. Deuxièmement, la communauté peut s’exprimer autrement que par la religiosité, la confession. La communauté est un apport à une généalogie, à une histoire malheureuse ou heureuse. « Confessionnaliser » les communautés, c’est aller vers l’impasse. Troisièmement, nous avons délégué le discours sur la mémoire, ou sur le fantasme de la mémoire à un leadership religieux. Ainsi, en évoquant l’islam, nous sommes en situation de culpabilité, de manque de légitimité et de peur.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous venez d’indiquer qu’il importait de ne pas mettre en concurrence francité et islamité. Ces deux qualifications ne sont pas sur un même pied d’égalité. À titre illustratif, quand on constitue une liste électorale se pose la question de savoir si les colistiers positionnent bien leur citoyenneté devant leur confession. Ce réflexe tout à fait justifié risque néanmoins d’être perçu comme islamophobe car il ne se réfère en réalité qu’à une seule religion, même si elle n’est pas directement citée. Le débat peut être rapidement confisqué par cette crainte. Comment pourrions-nous faire, nous les politiques, pour tenir un discours sur ce sujet ? Comment évoquer cette thématique en évitant les polémiques, et surtout en ne heurtant pas nos concitoyens de confession musulmane ?

Ma deuxième question porte sur la confusion entre la communauté et la religion. À cet égard, l’expression « musulmans de France » est souvent employée dans les médias. Cette expression sous-entend que tous les musulmans en France appartiennent à la même catégorie alors que celle de « Français qui sont musulmans » priorise différemment les qualificatifs. Cette confusion entre communauté et religion peut-elle se traduire par des discriminations, des rejets ou des préjugés à l’égard de ces personnes ? Nous devrons en effet trouver des solutions pour que ces personnes qui vivent ce racisme puissent agir sur ce racisme spécifique.

M. Kamel Daoud. N’étant pas un homme politique, je ne peux pas vous préconiser des mesures de politique publique. Je suis, comme d’autres, un intellectuel ayant un lien organique à la France. Comme vous, bien que je sois Algérien, je défends des valeurs incarnées par l’Occident, celles de la liberté, du droit au corps, du droit à la jouissance, et qui sont dites « occidentales ». Les élites islamistes et conservatrices concurrentes dans mon pays natal développent un discours d’attaques, d’agressivité, et de délégitimation envers les personnes comme moi en affirmant : « n’écoutez pas de telles personnes qui défendent des valeurs occidentales, mais écoutez-nous qui représentons l’authenticité et les valeurs de notre pays ». Ce discours se greffe sur un autre discours, celui de la mémoire. En effet, celui qui défend des valeurs occidentales est regardé comme un traître par rapport aux élites locales considérant que seules les valeurs nationales sont authentiques Je suis, avec d’autres défendant les valeurs incarnées par l’occident, dans une position, difficile mais féconde, permettant de mettre à distance les illusions des pays d’origine et d’adoption.

Vous évoquiez la problématique du « comment parler ? ». Ce que préconisait Camus en son temps, c’est de bien nommer les choses. Je pense que le génie politique consiste à trouver les mots pour dire les choses simplement. En France, j’ai remarqué que beaucoup de tensions relatives à certaines problématiques viennent du fait que, pour certaines thématiques, nous n’avons pas trouvé les paroles justes. Nous savons tous que les fascismes, les radicalismes sont en avance par rapport à nous sur le choix des mots et commencent par les accaparer et les définir.

Prenons le terme « islamophobie ». Lorsque je l’entends je suis malheureux et souris de l’ironie des choses. Dans le mot islamophobie, il y a le mot « phobie », qui exprime que des gens ont peur ou ne comprennent pas. Il s’agirait, si je traduis le terme de façon naïve, du réflexe de personnes qui ont peur de l’islam et ne le comprennent pas. Il est légitime de définir l’islamophobie ainsi, mais nous en arrivons tous à accepter une définition faussée. En effet, le phénomène porte sur la haine de l’islam, alors que le terme islamophobie est composé du mot « phobie ». La presse islamiste dans le Maghreb traduit le terme islamophobie par l’expression « karahiya al’islam », qui signifie en fait la détestation de l’islam. Il est extraordinaire qu’encore une fois, les élites islamiques aient pu poser les termes d’une définition qui fait leur jeu. La définition de l’islamophobie est traduite vers une opinion locale comme une détestation de l’islam. Aussi, dès le début, s’il n’est pas possible de s’entendre sur ce qu’on souhaite dire par « islamophobie », on a déjà perdu, puisqu’on a laissé l’autorité de la définition à des élites politiques concurrentes.

Ceci vaut pour d’autres termes, comme le terme « laïcité ». La laïcité n’a pas la même définition de part et d’autre. La laïcité en France signifie la séparation de la religion et de l’État. C’est la définition classique et traditionnelle de la laïcité. Au sein de certains pays du Sud, la laïcité est définie par les islamistes comme le refus et le rejet de l’islam. Or ces islamistes se trouvent dans une position d’autorité sur la définition du mot « laïcité ». Quand on veut vous interdire la parole et déclarer que vous êtes apostat, dans un pays comme l’Algérie, on dit que vous êtes un laïc, c’est-à-dire que vous êtes antimusulmans. Les définitions de la laïcité sont donc totalement contradictoires, l’une traduit la séparation de la religion et de l’État, alors que l’autre évoque le rejet d’une religion par l’État.

Le terme « laïcité » bute également sur la représentation de la mémoire. À titre illustratif, pour un islamiste, l’islam n’a jamais été aussi fort qu’à l’époque des empires d’autrefois, quand religion et État étaient confondus. Aussi, sur la laïcité, les conclusions sont-elles antinomiques : d’un côté, un pays souhaite séparer l’État de la religion pour préserver l’un et l’autre, et d’un autre, les imaginaires considèrent qu’ils n’ont jamais été aussi forts que lorsque la religion et l’État n’étaient pas séparés. Pour ces derniers, séparer la religion de l’État revient à leur retirer le seul moyen d’être fort, digne, propriétaire du monde, d’être en position de souveraineté et de puissance. Leur demander de séparer religion et État revient, à leur avis, à les déposséder d’un instrument de reconquête des pouvoirs. Il existe donc deux imaginaires, deux univers en contradiction totale. Cela fausse totalement le discours politique. Un homme politique défendant la laïcité sera face à des individus sous l’autorité d’autres personnes leur indiquant que la demande de ne pas évoquer leur religion en public vise à les affaiblir et à trahir leurs origines. C’est pour cette raison que le discours sur la laïcité ne fonctionne pas.

La réflexion vaut pour d’autres termes encore. Prenons le mot « féministe ». Depuis quelques années en Algérie, le terme ne signifie pas la lutte pour les droits de la femme, mais la licence des mœurs ou la prostitution. Et dans des aires culturelles qui sont en proie au conservatisme le plus dur, le terme féminisme ne définit plus, en Algérie, en Tunisie, au Maroc ou ailleurs, une lutte pour des droits, mais une sorte de trahison des codes sociaux du pays.

Il existe tout un dictionnaire de mots définis par les radicalismes et les fascismes émergents, ce qui fait que le politique en France se retrouve démuni. Vous avez rappelé une expression que je trouve malheureuse, et insultante quelque part aussi, celle de « musulmans de France ». Elle ne veut rien dire, ou plutôt dit le contraire de ce qu’elle devrait dire. Il y a des musulmans culturels par héritage, des musulmans par acte de foi, par pratique, etc. Mais la définition de cette communauté par le terme « musulmans de France » pousse à une certaine radicalisation, c’est-à-dire qu’un individu identifié comme un musulman de France sera plus musulman que Français. Je suis donc d’accord avec vos propos, Madame Abadie.

C’est pour ces raisons, qu’à mon sens, l’intellectuel a une responsabilité majeure – que ce soit l’intellectuel français d’origine, ou l’intellectuel originaire d’autres pays –, celle de tenter de définir et de bien nommer les choses. Si nous arrivons à trouver les mots, nous arriverons à trouver les moyens d’agir, mais, pour le moment, nous en sommes à l’impuissance, à la dépossession de la définition des mots, qui appartient, pour le moment, aux radicalismes concurrents. Ce sont eux qui définissent les choses, et tant que nous nous trouvons dans cette situation, nous sommes en situation de réaction plutôt que d’action.

M. Belkhir Belhaddad. Je vous remercie de ces propos extrêmement éclairants, monsieur Kamel Daoud. Pour ma part, je souhaitais rebondir sur la question de la mémoire. Nous avons une difficulté avec cela, et une difficulté à reconnaître toute la mémoire. La reconnaissance de l’esclavage n’a été que récente, comme celle d’autres faits majeurs de notre histoire. J’ai à l’esprit les commémorations qui ont eu lieu très récemment ; en 1870, « ça tombait comme à Gravelotte ». L’expression renvoie au fait que de nombreux soldats prussiens et français sont tombés. Et y compris au sein de la population mosellane, peu savent que des zouaves algériens se sont battus pour protéger Lens, et ont été sacrifiés. Beaucoup d’entre eux l’ont été à l’occasion de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans l’est de la France, et il reste donc un travail de mémoire important, qui participe de la construction d’une certaine forme d’appartenance à une communauté nationale. Cela doit passer notamment par l’éducation.

Je souhaitais rebondir sur un sondage du Figaro, paru ce matin, portant sur les jeunes musulmans, et indiquant qu’un certain nombre d’entre eux ne se reconnaissent pas forcément comme étant d’abord Français, mais plutôt comme étant d’abord musulmans. Me revenait à l’esprit une interrogation – exprimée par certains élus politiques, mais aussi associatifs –, affirmant que le choix politique devant être fait est celui de l’assimilation, car l’intégration républicaine n’a pas, ou très peu fonctionné, ces dix, quinze, vingt ou trente dernières années. Je souhaitais avoir votre avis à ce sujet.

M. Kamel Daoud. Je ne peux pas répondre avec efficacité à cette question. J’observe de loin et de près l’actualité française, son histoire et la façon que la France a de s’interroger et de revenir sur ses passés pluriels, et en même temps j’observe ce qu’il se passe dans le monde qu’on appelle arabe, surtout le Maghreb, et de quelle manière cela impacte la France. Mais je ne peux pas avoir un avis tranché sur les politiques d’intégration ou d’assimilation que je n’ai pas vécues. Ce que je sais, vois et constate toutefois, c’est qu’il existe un impact direct sur la représentation du pays d’origine, les imaginaires liés au pays d’origine, ou les imaginaires confectionnés pour certains besoins à propos de l’histoire, et non à partir de celle-ci.

Je suis d’accord avec vous s’agissant de la nécessité de restaurer les généalogies de la France et ses histoires plurielles. Il s’agit d’une question de sécurité, de stabilité et d’avenir pour la France. Il importe d’accepter et d’assumer toutes ces histoires plurielles qu’elles soient fragiles ou malheureuses, car cela peut aussi rétablir une forme de vérité dans le lien, souvent fantasmé, avec le pays d’origine. Actuellement, l’on se définit davantage en termes de religion, d’appartenance, de négociation vis-à-vis de la francité que par rapport à une maghrébinité d’origine. On accepte que l’islam soit défini également par rapport à une orthodoxie d’origine ; on refuse que la question soit propre à la France, mais l’on accepte d’en déléguer la représentation et la gestion par l’islam consulaire, les imans que l’on importe d’un pays d’origine. D’un côté, il est demandé à une communauté de s’intégrer, mais, d’un autre, ses référents sont définis par rapport à un pays d’origine. Nous faisons face à une forme de contradiction, qui m’a surpris à ses débuts.

En parallèle, comme je l’indiquais en début d’audition, nous posons l’islamité (une confession) face à la francité (une appartenance). Nous nous trouvons dans cette situation de contradiction assez surprenante. Aussi, je ne peux pas répondre à votre question, car je n’ai pas d’avis tranché à son endroit, mais ce qui me surprend c’est la volonté en France de définir une assimilation ou une intégration tout en posant des valeurs de référence à une communauté extérieure à la France : la culture, l’authenticité et l’islam sont définis par rapport à un pays d’origine, de manière exogène. Il existe, à mon sens, une contradiction de fond. Soit il faut dire que l’islam est français et géré en France, soit il faut dire que l’islam n’est pas français : et de fait, ces communautés ne sont plus françaises ; c’est l’échec absolu de toute politique d’intégration ou d’assimilation.

À cet égard, il me semble extraordinaire que le ministre algérien des Affaires religieuses puisse avoir un avis sur l’islam de France, comme si la France et l’Algérie avaient accepté que l’islam de France soit géré par délégation. Je ne comprends pas pour quelle raison chaque réforme ou tentative de réflexion ouverte sur l’islam de France soit l’occasion d’inviter, comme autorités, les élites religieuses de pays non français. C’est une contradiction incompréhensible. Il n’est pas possible de poser un débat d’autorité sur l’islam de France si l’on accepte que le référent soit exogène, et qu’un pays comme l’Algérie – parce qu’il y a une communauté algérienne installée en France – puisse décider, ou avoir un avis sur cette islamité. Ces contradictions profondes produisent un discours d’intégration ou d’assimilation incohérent, car alors celui est né là-bas, qui vient d’ailleurs, a toujours le statut d’invité identitaire plutôt qu’une identité à part entière.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie infiniment, monsieur Daoud d’avoir répondu à nos questions, c’était un honneur et un plaisir de vous recevoir.

La séance est levée à 9 heures 55.

 

 

 


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Compte rendu  18    Audition de M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, et Mme Pauline Birolini, responsable du pôle juridique

(Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 15.

M. le président Robin Reda. Monsieur le président, Madame, Madame la rapporteure, notre mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle est donc assez antérieure à l’actualité qui nous anime depuis plusieurs semaines, sur le territoire national comme dans le paysage international.

Nos travaux visent à produire un rapport qui actualisera une question qui s’est posée depuis des mois, voire des années, et qui porte sur les différentes formes de racisme émergentes dans une société marquée par la radicalité et la disparition de la nuance, comme nos premières auditions nous l’ont montré. Ils visent également à proposer modestement des mesures et des pistes de réflexion qui pourraient rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. C’est une question que vous connaissez bien. Si nous en sommes encore à nous demander comment lutter contre le racisme, c’est qu’il reste encore du chemin à parcourir, notamment en associant les travaux des acteurs de terrain que sont les associations qui luttent quotidiennement, à l’échelle nationale ou dans leurs composantes locales, contre le racisme.

Nous aimerions avoir votre vision sur l’état actuel des questions liées au racisme dans notre société, mais aussi, à la lumière de l’actualité récente, sur la question sensible et centrale de la fracturation de la lutte contre le racisme, de la montée des revendications identitaires, qui semblent annihiler ou en tout cas contraindre le discours de lutte contre le racisme, et notamment le discours universaliste républicain.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons commencé nos travaux fin juin-début juillet, en ayant à cœur de comprendre notre mission et de la délimiter, car ce champ est très vaste. Nous avons rencontré beaucoup d’universitaires (historiens, sociologues), la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et d’autres organismes qui nous ont renseignés sur le phénomène du racisme et sur ses mécanismes. Vous êtes la première association que nous rencontrons.

M. le président a rappelé que nous étions très attachés à l’universalisme ; je pense que c’est votre cas également. Votre association justifiant de plusieurs décennies d’expérience, il sera intéressant d’avoir votre « regard sur le rétroviseur », de savoir comment vous agissez, en ayant à cœur l’universalisme, et de savoir si vos modes d’action ont évolué au cours de ces décennies.

Georges Sabagh, de l’Institut national d’études démographiques (INED) nous expliquait que certains actes et propos relevant du racisme répondaient à des croyances – bien sûr erronées – sur l’existence de races et de différences entre les êtres humains ; que d’autres répondaient à une dimension émotionnelle, contre laquelle chacun d’entre nous doit parfois lutter ; et qu’il existait un racisme qui a lui aussi conduit cette génération à descendre dans la rue en mai dernier. Il s’agit là d’un racisme issu de discriminations, probablement involontaire, certains le qualifient d’institutionnel, et qui fait autant de dégâts – sinon plus. Est-il possible de hiérarchiser ces formes de racisme ? Votre association parvient-elle à lutter sur chacun de ces axes ? Comment vous y prenez-vous ?

La concurrence des luttes nous intéresse également. Des mouvements indigénistes prennent de plus en plus de place dans les médias. Cette concurrence dans la reconnaissance du racisme n’induit-elle pas une autre sorte de racisme, entre les combats et entre les minorités, qui inciterait le législateur à être très prudent quand il abordera cette problématique dans les conclusions de son rapport ?

M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme. Lorsque j’ai été reçu il y a quelques mois dans le cadre des débats relatifs à la résolution dite Maillard, j’ai demandé qu’un travail soit mené à l’Assemblée nationale afin de sortir d’une situation dans laquelle existent des émotions très fortes, des logiques idéologiques, et des méthodes de lutte établissant des comparaisons dans les degrés de victimisation ou faisant preuve d’une forme de perversité.

Depuis deux ans, SOS Racisme a mis en place un projet intitulé « Salam, Shalom, Salut », issu de la manifestation consécutive au meurtre de Mireille Knoll, au cours de laquelle une élue d’extrême droite est venue dire combien elle avait toujours été opposée à l’antisémitisme musulman. Nous en avions tiré la conclusion que ce discours corroborait ce que nous voyions depuis plusieurs années, et de façon de plus en plus insistante depuis plusieurs mois, c’est-à-dire que la lutte contre l’antisémitisme pouvait être utilisée pour « taper » sur les arabo-musulmans, et que le racisme subi par les arabo-musulmans pouvait être utilisé pour vilipender les Juifs. Il s’agit là de perversités extrêmes qui affaiblissent la lutte antiraciste et sa crédibilité. Nous avons donc instauré, avec des jeunes juifs et arabes au départ, ce tour de France. Nous avons élargi la problématique à la circulation d’autres passions identitaires, puisque nous traitions aussi de ces passions identitaires qui peuvent être exploitées politiquement à des fins extrêmement dangereuses. Ceci est un premier élément pour répondre à votre question sur les fracturations, qui ne sont pas nouvelles dans la lutte.

Le deuxième élément que je voulais évoquer concerne la montée, dont on s’inquiète beaucoup dans le débat public, des tensions et des logiques identitaires venant des minorités, et qui ont été fortement mises en scène lors des manifestations consécutives au meurtre de George Floyd. La question identitaire émerge en France depuis plusieurs années, avec la tentative de l’extrême droite de relégitimer un discours malveillant et raciste qui se déploie fortement sur les réseaux sociaux, mais pas seulement. On vilipende beaucoup les réseaux sociaux, mais je remarque que les conditions du débat public se dégradent également. C’est sur les chaînes de télévision – l’actualité récente l’a montré, à travers certains mercatos ou tentatives de mercatos – qui sont censées être traversées par la déontologie, contrairement aux personnes individuelles qui peuvent épancher leur haine, leur peur, leur passion ou leur perversion sur les réseaux sociaux, que nous assistons à une dégradation spectaculaire du débat public et à une mise en scène des tensions. Cette dernière a ceci de problématique qu’elle donne une vision très déformée de ce qu’est le réel. Ce sont les positions extrêmes qui vont fonctionner, qui vont « créer le buzz ». Déclarer que l’on est contre le racisme et l’antisémitisme, et pour le vivre-ensemble, cela « n’excite » pas beaucoup d’individus sur les réseaux sociaux. Être dans la concurrence, dans l’insulte, dans l’invective et dans l’étalement des passions sans le souci d’un débat rationnel (comportement qui envahit désormais des espaces qui devraient être des espaces journalistiques) crée davantage de « buzz ».

Des questions se posent en dehors de celles de l’organisation et de la dégradation du débat public. La France est traversée par ces passions identitaires qui semblent se réveiller, ou en tout cas s’exprimer depuis plusieurs années. Je l’analyse de plusieurs façons.

Tout d’abord, il existe en France un rapport à l’histoire très problématique, avec, bien souvent, une négation des conséquences du passé historique. Dès que l’on parle du passé colonial, du passé esclavagiste, on se retrouve avec des personnes qui ne veulent pas en discuter et considèrent que ces sujets n’ont aucune conséquence sur l’actualité – ce qui est faux – ou avec des personnes selon qui tout est colonial, ce qui ne permet pas de constituer un espace de débat qui pourrait traiter des passions historiques extrêmement lourdes. Être une ancienne nation esclavagiste, ce n’est pas rien. Quand on est Antillais, la matrice de la société à laquelle on appartient est l’esclavage. S’il n’y a pas d’esclavage, il n’y a pas d’Antillais. Cela n’est pas neutre en matière de construction identitaire, et entraîne des passions, des constructions, des rancœurs éventuellement. Le passé colonial de la France a évidemment des conséquences. Si l’on est d’origine algérienne, il n’est pas évident de se positionner par rapport à la France, puisque c’est l’ancienne puissance coloniale. Les récits familiaux peuvent affirmer « On a mis le colon dehors », et pourtant on est chez le colon. Si l’on n’entend pas que ce passé reste agissant, qu’il est extrêmement violent sur le plan physique, symbolique, et sur le plan des hiérarchies que cela peut entraîner – je pense notamment aux sociétés domiennes – nous ne nous situons pas dans un espace où le sujet peut être traité.

Ce qui est intéressant, lorsque l’on parle en vis-à-vis avec les personnes les plus « excitées », d’un bord ou de l’autre, c’est qu’elles se retrouvent rapidement autour des mêmes positions. Elles admettront que le débat est passionné, qu’il faudrait pouvoir en parler. Dès que l’on est dans un espace public avec plus de trois personnes, tout se passe comme avec un secret de famille dans le film Festen. Tout le monde sait quel est le sujet sensible : soit c'est le silence, soit cela explose. Il est très difficile d’avoir un espace de débat qui permette de traiter de ces systèmes de représentation, de ces passions historiques, d’essayer de les canaliser par de la rationalité, de construire un chemin pour aller vers le vivre-ensemble, et de traiter de ce que cela a pu entraîner en matière d’inégalités persistantes.

Cette situation n’est pas sans réponse. Je suis membre du conseil d’orientation de la Fondation nationale pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, qui a peut-être été reçue dans cette instance. Des actions sont mises en œuvre, mais souvent à reculons, et avec un portage politique qui n’est pas au rendez-vous. Cette Fondation existe, elle est toute neuve, mais je crains que cela ne soit pas suffisamment saisi politiquement.

Lorsque l’on est confronté à des logiques de racisme, la reconnaissance du racisme est essentielle. Des manifestations ont eu lieu à la suite du meurtre de George Floyd. SOS Racisme avait initié un grand appel, avec 300 organisations et personnalités, dès le début du mois de mai, sur la question du racisme au sein de la police, après que le mot « bicot » avait été prononcé par des policiers à L’Île-Saint-Denis. Je suis moi-même fonctionnaire, enseignant. Nier le problème n’est pas possible. On ne peut pas faire comme si tout cela était anecdotique. C’est grave, extrêmement grave. SOS Racisme n’est pas anti-police, tant s’en faut. Nous préférons d’ailleurs la police aux milices – puisque sans la police, c’est ce à quoi nous aboutirions ; et avec des milices, les garanties de traitement dignes et égalitaires seraient, bien entendu, évanescentes.

Une institution doit être exemplaire. Ce n’est pas le cas. Nous avons parfois tendance, en France, à ne pas être capables d’aborder des problèmes que rencontrent beaucoup de pays. Citons les exemples spectaculaires de la Grande-Bretagne, ou des États-Unis. Il y a vingt-trois ans, la Grande-Bretagne a mis en place la commission McPherson pour traiter de ce sujet. La Grande-Bretagne est toujours là, elle n’a pas sombré dans la mer du Nord. On nous annonce à chaque fois qu’ouvrir certains champs entraînerait des catastrophes, mais les catastrophes ne surviennent jamais. Les personnes d’origine maghrébine ou subsaharienne ne sont pas contre la police. Elles ont envie d’une police qui les traite, leurs enfants et eux, de façon digne et égalitaire. Nous n’entretenons aucune naïveté sur le fait que la délinquance existe, que la vie est dure dans les quartiers populaires, que le trafic de drogue est présent, que l’on n’est pas face à des poètes, qu’il n’y a pas que des innocents arrêtés par la police. Les habitants n’en sont pas dupes non plus. Il est extrêmement violent de constater que lorsque le racisme s’exprime, lorsque des preuves incroyables de racisme dans la police apparaissent, lorsque des policiers eux-mêmes témoignent qu’ils sont victimes de racisme, on est plutôt face à une absence de réponse. Comment est-il possible que des fonctionnaires, Noirs ou Arabes, dénoncent le fait qu’ils sont victimes de racisme dans la police, et qu’il n’y ait pas un seul mot officiel à leur égard ? C’est stupéfiant. Je suis enseignant, et je trouve cela incroyable.

L’État dit au reste de la société « Le racisme, ce n’est pas bien » ; mais quand cela concerne ses corps de fonctionnaires, il se comporte comme le ferait une PME de l’Isère qui viendrait de sortir d’un testing défavorable de SOS Racisme et qui devrait répondre au Dauphiné Libéré. Un peu de dignité, tout de même ! L’État a le droit de prendre cela à sa charge, à sa responsabilité. Nous savons très bien que la République est toujours à parfaire. Un signe de l’État serait formidable ; il n’y en a pas eu pour l’instant – j’en ai parlé d’ailleurs à Élisabeth Moreno il y a quelques jours. Si cela ne se règle pas dans le cadre des institutions républicaines, pourquoi s’étonner que toute une série d’acteurs déclarent que rien ne se réglera dans ce cadre ? Si le problème ne peut être réglé et que l’on est confronté au silence, on se trouvera face à des formes de défiance vis-à-vis des institutions. Les associations antiracistes sont en relation et en dialogue avec les institutions. Si les institutions ne sont jamais en mesure de répondre à leurs interpellations, la conséquence est que les gens diront aux associations que ce travail ne sert à rien, qu’elles-mêmes sont soit « complices » soit « bouffons », et ils entendront procéder autrement. Les mauvais génies peuvent venir aviver les passions et les sentiments d’humiliation, affirmer que la situation est bouchée, que cela ne peut pas avancer – ce qui est faux, la France d’aujourd'hui n’étant pas la France d’il y a trente ans.

Ce n’est pas parce qu’il y a moins de violences racistes en France qu’il faudrait se satisfaire de la situation. J’entends souvent des gens me dire en off : « Quand même, leurs parents étaient plus calmes qu’eux, alors qu’ils subissaient plus. » Mon père vient du Togo. Je suis né en France, à Valenciennes. Que l’on me dise que cela était pire pour mon père ne peut pas constituer une réponse. Si j’ai été discriminé en raison de ma couleur de peau, je ne vais pas relativiser ma situation en me disant ce que se disait mon père : « De toute façon, c’est mieux d’être en France qu’au Togo. » Évidemment, la première génération peut se dire : « Ce n’est pas mon pays. C’est mieux ici qu’ailleurs, et ce sera mieux pour mes enfants. C’est d’ailleurs pour cela que je suis venu. »

Nous sommes constamment renvoyés – parfois sous des dehors formellement républicains – à la thématique de l’échec de l’intégration. Qu’il y ait des ratés de l’intégration, cela ne fait pas de doute, mais l’immense majorité des personnes d’origine maghrébine ou subsaharienne, jusqu’à preuve du contraire, sont parfaitement intégrées à la République. Nous le voyons dans l’adhésion aux différentes valeurs. Qu’il y ait des tendances régressives ou réactionnaires au sein de ces populations, c’est certain ; cela a toujours existé et existera toujours. Un angle d’attaque consiste, ces dernières années, à énormément s’inquiéter de ce que l’on appelle les « dérives de l’antiracisme », si tant est que ceux qui sont mis sous la coupe soient des antiracistes. Certains sont des racialistes, dont je ne vois pas pourquoi ils seraient à classer parmi les antiracistes sur le plan de la rigueur intellectuelle.

La question des « dérives de l’antiracisme » peut être discutée, puisqu’il faut se montrer très rigoureux sur ces sujets qui brassent des passions gigantesques et anciennes, mais elle ne peut pas devenir l’aspect central des préoccupations dès que l’on parle de racisme. Dès que l’on aborde cette question du racisme, le débat public soulève le problème de l’antiracisme, et on ne parle plus que de cela. Il s’agit d’un phénomène d’évitement, qui ne fait que nourrir ce que l’on prétend combattre. Je suis content qu’existent ces espaces, qui permettent de placer les projecteurs là où ils doivent l’être, dans leur complexité. La question des dérives peut être traitée, puisque la façon dont on lutte contre un phénomène n’est pas neutre.

M. le président Robin Reda. Comme il nous reste peu de temps, je vous propose d’entrer dans les questions polémiques. Je les pose sans aucun présupposé idéologique, afin de recueillir votre position et d’actualiser le discours de votre association dans le débat. Les auditions précédentes ont notamment abordé les questions des statistiques ethniques, du racisme anti-Blancs, du rôle et de la place de l’immigration – sujets abordés lors du débat annuel voire bisannuel de la représentation nationale.

La question des statistiques ethniques comme opportunité éventuelle pour obtenir des indicateurs sur le racisme en France – ce qui est toujours complexe – est-elle pour vous en totale rupture avec l’universalisme républicain ? Est-ce quelque chose dont vous ne voulez pas entendre parler, ou est-ce une question qui pourrait – notamment au regard de certaines expériences étrangères – se poser ? Vous avez évoqué le racisme dans la police. Le débat est à double tranchant, mais pourrait s’avérer une opportunité.

SOS Racisme a toujours récusé le terme de « racisme anti-Blancs » ; peut-être pourriez-vous revenir sur l’argumentation qui fonde cette idée. Dans les échanges que nous avons sur le terrain et avec des intellectuels lors de ces auditions, nous avons eu le sentiment de la montée d’une certaine forme de radicalité, parfois contre des Blancs parce qu’ils sont français, d’autres fois contre des Juifs parce qu’ils sont blancs, parfois pour toutes ces raisons amalgamées, c'est-à-dire contre les personnes qui sont classées dans la catégorie des « classes dominantes et oppresseurs », et qui sont renvoyées – dans certains propos qu’on pourrait qualifier de racistes – à une forme de fragilité, ce qui renvoie à des présupposés biologiques inversés par rapport aux préjugés ou aux stéréotypes qui peuvent exister pour une population noire notamment.

Quel est pour vous le rôle du débat migratoire qui a récemment agité les passions, avec ce qu’a vécu l’Europe ces dernières années ? Est-il à même de développer un discours dépassionné sur l’accueil et l’intégration d’étrangers en France ? Serait-il l’une des voies de conciliation et de réconciliation entre la République et ses habitants actuels et futurs ?

M. Dominique Sopo. En France, il est possible d’établir de nombreuses statistiques sur les discriminations à partir de l’origine des personnes. L’INED le fait à travers l’enquête Trajectoires et origines (TeO). Des chercheurs réalisent des études récurrentes sur la question des discriminations raciales à l’emploi et au logement. Nous avons travaillé avec Yannick L'Horty, un chercheur du centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialisé sur ce sujet. Nous sommes à même de documenter le sujet. Cela se fait.

Ce qui serait problématique en revanche serait la mise en place d’un référentiel ethno-racial, c'est-à-dire le fait de demander aux personnes exprimant un ressentiment de « cocher » une case, parce que le référentiel serait nécessairement imposé. Si l’on voulait proposer aux personnes de se déterminer comme elles le veulent, il y aurait bien trop de réponses pour pouvoir construire un référentiel. En outre, je n’imagine pas que la puissance publique demande aux personnes de cocher des cases pour se définir de façon récurrente, alors que les identités et les façons de se définir doivent rester fluides. En France, la définition de la citoyenneté est heureusement très abstraite. À Maurras qui s’en plaignait, Julien Benda avait très bien répondu en disant que le citoyen n’existait pas, et que c’était ce qui faisait sa force : qu’il n’était pas un individu concret mais un individu défini de façon abstraite. Le danger n’est pas dans les chiffres – certains chiffres existent – mais dans l’existence d’un référentiel fixe qui oblige les individus à se positionner de telle ou telle façon.

Nous sommes opposés aux quotas ethniques un peu pour les mêmes raisons. Car si nous voulions des quotas ethniques, il faudrait un référentiel figé qui poserait une quantité de problèmes de justice et de rigidification de la façon dont les identités se construisent en France.

Il existe depuis quelques décennies de nombreuses statistiques sur les inégalités hommes-femmes, qui sont beaucoup mises en avant. Ce n’est pas parce que des chiffres sont produits que le phénomène disparaît. Il existe en France une sorte de « pensée magique » consistant à penser que l’on ne peut pas agir sur un sujet tant que l’on n’a pas de statistiques. En conclusion, on ne fait rien. Il faudrait arrêter de faire croire que les statistiques n’existent pas et que l’on ne peut rien faire à cause de ce manque. Je vois là un moyen de diversion, ou une pensée magique qui ne sert pas à grand-chose, puisqu’à part dans Harry Potter, la pensée magique ne produit pas d’effets sur le réel.

Les phénomènes dont nous parlons doivent être attaqués de façons multiples, par des formations, des sensibilisations et une refonte de l’espace public. La question des statues n’est d’ailleurs pas inintéressante, même si elle a été traitée de façon très étrange, certaines personnes s’étant arrogé le droit de détruire des statues sans en délibérer démocratiquement. De nombreuses actions peuvent être mises en œuvre.

Dans le cadre des manifestations qui se déroulaient alors, le Président de la République a demandé, en juin, que des propositions lui soient communiquées. Nous demandons que des formations soient obligatoires sur ces sujets pour les personnes travaillant dans les ressources humaines, pour les managers, les gens qui sont en contact avec le public – que ce soit dans la sphère publique ou dans la sphère privée. Il ne suffit pas de rappeler la loi en disant que le racisme est un délit. Il faut aussi travailler sur les préjugés qui peuvent exister. Les individus doivent certainement savoir déjà que les discriminations raciales ne sont pas autorisées par la loi. Ce n’est pas cela qui les fait évoluer dans leurs passions, leurs peurs et leur rapport à l’autre. Les formations permettraient de faire passer des caps intéressants à des personnes en situation de se montrer discriminantes. Il convient de se méfier de la tendance consistant à dire que pour lutter contre les discriminations raciales, il faut davantage aller porter plainte ; puisqu’en général, la personne qui a été discriminée l’ignore. Quand vous vous faites taper, vous savez que vous avez été tapé. Quand vous vous faites voler votre voiture, vous savez qu’on vous a volé votre voiture. Quand vous êtes discriminé, vous pouvez avoir le sentiment d’avoir été discriminé dans les trois quarts des cas, mais qu’en savez-vous ? On ne vous le dit pas. On ne vous dit pas que vous n’avez pas eu le logement parce que vous vous appelez Mohammed ou Mamadou. Souvent, c’est un délit sans preuve évidente. Il faut donc s’intéresser aussi aux personnes qui sont en situation d’être discriminantes.

Si nous récusons le terme de « racisme anti-Blancs », c’est d’abord parce qu’il vient de l’extrême droite et qu’il ne faut jamais reprendre les mots d’un camp ennemi de la République, car il y a souvent anguille sous roche. Ici, l’anguille sous roche est évidente : le concept de racisme anti-Blancs dit que le problème en France n’est pas le racisme que subiraient les Noirs et les Arabes (en matière de discriminations, de contrôles policiers, de ghettoïsation, etc.), mais le racisme que les Blancs subiraient de la part des Noirs et des Arabes, qui seraient en train de les « coloniser à l’envers ». Des Noirs et des Arabes peuvent-ils être racistes envers les Blancs ? Bien sûr. Pourquoi cela n’existerait-il pas ? C’est quasiment une banalité de le dire. Mais affirmer qu’il existe un racisme anti-Blancs est un discours du renversement et du retournement. Ce n’est jamais un discours de mise en équivalence, mais un discours du retournement. Certaines personnes disent que les associations antiracistes ne traitent pas du racisme anti-Blancs ? Qu’ils s’en chargent. Pourquoi ne créent-ils pas des associations soi-disant antiracistes, qui s’occuperaient de ces phénomènes ? On voit bien qu’il s’agit d’une arme pour attaquer les antiracistes et certainement pas pour lutter contre le racisme. Une organisation de lutte contre le racisme anti-Blancs s’est d’ailleurs montée, en prétendant être une association luttant contre toutes les formes de racisme ; mais l’expression, la dénomination était déjà assez parlante en soi.

Vous parliez de la montée d’agressivité, d’agressions, d’essentialisation de personnes parce qu’elles seraient blanches, françaises. Mais que veut dire « français » alors que les personnes pouvant tenir ce discours peuvent être françaises elles-mêmes ? Évidemment, ces discours peuvent exister. C’est la figure de celui qui serait au centre : le bourgeois, le Français, celui qui représenterait un système qui nous mettrait un peu à l’écart. Ce n’est pas nouveau. J’ai organisé et encadré quelques manifestations lycéennes lorsque j’étais plus jeune. Les destructions qui pouvaient avoir lieu durant ces manifestations étaient aussi l’expression de cette volonté de venir au centre, de se signaler au centre.

Un discours que nous récusons totalement est en train de monter. C’est un discours qui consiste à dire que finalement, ce sont les Noirs et les Arabes qui peuvent lutter contre le racisme, et pas les Blancs, lesquels doivent en quelque sorte s’excuser d’être Blancs parce qu’ils seront toujours racistes. Ce discours est évidemment contraire à la philosophie de SOS Racisme. Nous le récusons totalement. Je suis plus que critique sur les réunions non-mixtes, sur le plan de l’origine ou de la couleur de peau, d’autant plus que lorsque l’on creuse, les choses sont encore moins ragoûtantes que la façon dont je les présente. Moi-même, je n’aurais pas le droit d’entrer dans ces réunions, car pour certaines personnes je serais vu comme un traître passé du côté des Blancs. Ce sont des choses dangereuses, de mon point de vue, qui peuvent entraîner dans une impasse.

La question qui se pose est celle de la capacité à faire avancer les choses dans le cadre républicain, et celle de l’écoute des institutions et de leur réponse quand des problèmes leur sont signalés. Si des gens expliquent, avec un certain succès, que ce n’est pas dans la République que cela peut se régler, que ce n’est pas avec les méthodes d’action anciennes que cela peut se régler – les réunions non-mixtes n’ont cependant rien de très nouveau –, cela se déploiera concrètement avec un succès qui sera limité, même si cela soulève manifestement beaucoup de passion, pour une raison très simple : les Noirs et les Arabes ne rêvent pas de faire des réunions entre eux, contrairement à ce que pensent peut-être certains chroniqueurs de chaînes d’informations. Ce n’est pas tout à fait leur préoccupation dans la vie. Le fait de renvoyer le Blanc à l’image d’un raciste doit être ramené dans le cadre plus large du populisme, qui a un certain succès dans l’espace politique depuis plusieurs années, à droite comme à gauche. Le populisme ne se définit pas tellement par des propositions économiques ou philosophiques, mais avant tout par le fait de considérer que le groupe auquel on appartient n’est traversé par aucune contradiction, et que le groupe d’en face, qui est démonisé, n’est lui-même traversé par aucune contradiction. Nous sommes dans le cadre d’une forme de populisme, ou de dégradation populiste du débat public.

À la fin de votre question sur les migrations, vous demandiez si cela permettait d’apaiser les tensions en France. Peut-être en partie, oui, mais beaucoup de personnes d’origine émigrée ont un rapport aux migrations de plus en plus lointain. Est-ce qu’une personne dont la famille est là depuis quatre générations entretient le même rapport à la question de la migration qu’un migrant ? La préoccupation des personnes présentes sur le territoire porte sur le fait qu’elles sont françaises et qu’elles entendent ne pas être discriminées, et pouvoir bénéficier de toutes les opportunités qu’offre la société française. La question du rapport au droit des étrangers a plutôt tendance à se distendre avec le passage des générations.

En revanche, la question migratoire peut être utilisée à des fins racistes et pour attiser la peur. C’est le cas du Grand remplacement, dans lequel on affirme qu’il y a déjà assez de Noirs et d’Arabes, et que si d’autres arrivent, on entrera dans une logique de Grand remplacement. Cela relève de la folie la plus totale en termes de représentation de la réalité chiffrée des mouvements migratoires et de leur impact sur la société. Tout cela se discute aussi à l’échelle européenne aujourd'hui avec des partenaires particulièrement volontaires pour jouer sur la carte du racisme ; je pense à la Hongrie d’Orban, ou à la Pologne et à son pouvoir actuel. La question migratoire permet de renforcer des peurs, alors qu’une répartition et un accueil des personnes qui migraient massivement en 2015 et 2016 aurait évité certaines images de chaos. Celles-ci n’ont pu exister qu’à cause du refus de toute une série de pays de régler le problème. Pourquoi des gens erraient-ils sur des routes de façon plus ou moins massive dans certaines zones ?

La question migratoire a eu tendance à baisser en termes de masse, ces dernières années, mais il faudrait se situer dans un système plus intelligent, repenser les logiques migratoires, les règles des migrations. Si vous détenez un visa, vous êtes « ici » (le sol français) avec votre visa, ou vous êtes « là-bas » (votre pays d’origine). Mais on peut aussi penser la circulation. S’il était possible de circuler, peut-être que les gens qui accumulent un peu d’argent pourraient le réinvestir dans leur pays d’origine, où il n’est pas évident de construire quelque chose, pour des raisons politiques, économiques, etc. Laisser les gens pouvoir venir ici, retourner s’installer là-bas, y faire bénéficier des compétences acquises ici et qui n’auraient pas pu être acquises là-bas (dans le domaine universitaire, par exemple) serait de l’ordre du gagnant-gagnant, et préférable à une logique de couperet qui incite certaines personnes à rester ici dans l’illégalité, car elles se disent que si elles partent elles ne reverront jamais le sol français, alors qu’elles ne sont pas certaines de pouvoir mener une vie un tant soit peu digne dans leur pays d’origine. La réflexion autour de la circulation nous ferait peut-être entrevoir la problématique d’une autre façon, dans une logique gagnant-gagnant.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. J’aimerais revenir sur la rancœur qui anime certains de nos concitoyens, parce que l’histoire de la France, les histoires de la France, comme celles de tout pays, n’ont pas toujours été très dignes et ont effectivement créé des souffrances qui se sont transmises. Comment répond-on à ces rancœurs ? Que fait-on pour les apaiser, les soigner ? La fondation dont vous êtes membre a été créée par François Hollande, me semble-t-il. Des lois mémorielles ont été votées, des monuments ont été dressés. De nombreux lieux de mémoire travaillent, non pas à la réparation, mais à une explication de l’histoire. Ces lieux de mémoire suffisent-ils ? Peut-on tout y dire ? Je pense à la polémique toute récente qui a touché notre collègue Danièle Obono, à qui j’apporte une nouvelle fois mon soutien. Nous avons touché un tabou à ce moment-là. Comment faire advenir un débat apaisé ? Où tenir ce débat apaisé sur notre histoire ? Cela suffira-t-il à réparer les rancœurs ?

M. Bertrand Bouyx. La liberté de circulation que vous venez d’évoquer est, à mon sens, essentielle. C’est d’ailleurs une proposition qui a été portée par la Commission des affaires étrangères et par Marielle de Sarnez, et qui est déjà latente en substance dans le Passeport talent, qui est une carte de séjour pluriannuelle. Il est nécessaire, au travers d’une nouvelle forme de visa, de jouir de cette possibilité de circuler. Je pense notamment à tous les étudiants qui viennent en France, dont nous avons besoin qu’ils puissent retourner parfois chez eux apporter une expertise, puis revenir. Cette circulation me semble essentielle pour permettre la diffusion des savoirs et les échanges. Elle permettrait d’éviter que les personnes dont la carte est obsolète n’optent pour des solutions qui n’en sont pas.

M. Dominique Sopo. Je songeais surtout aux étudiants lorsque je parlais de la question de la circulation. Lorsqu’on a fini ses études sur le sol français, comment en faire bénéficier son pays d’origine ? Parfois, cela nécessite de rester un peu ici, d’avoir des revenus. Il faudrait un dispositif intelligent qui puisse être testé, pour voir ce qu’il donne.

Les rancœurs sont multiples. Nous avons beaucoup travaillé ces dernières années sur la question de l’Algérie. Dans ce domaine, les rancœurs sont gigantesques, de toutes parts. Les pieds-noirs ont de la rancœur. Les familles d’appelés ont des traumatismes, de la rancœur et de la honte. Je crois que l’on estime à 10 ou 15 millions le nombre de personnes qui sont touchées, plus ou moins directement, par la guerre d’Algérie. Ce n’est pas rien. Traiter la rancœur, c’est – me semble-t-il – ouvrir des espaces de débat. On remarque qu’ouvrir des espaces de débat permet aux individus de se délester d’un poids. Pour parler de ce passé et de ce qu’il entraîne, imaginez que nous sommes en train de regarder un film, assis dans un canapé, et qu’entre nous il y ait un cadavre. Et que tout le monde fasse comme si de rien n’était. On pourrait prendre le cadavre, le sortir, l’enterrer, aérer la pièce ; et cela irait mieux après. Mais nous sommes tétanisés par cette situation ; aussi personne ne bouge, et l’on fait comme s’il n’y avait pas de cadavre.

Ce qui est dangereux, c’est de ne pas en parler. Pour pouvoir tourner une page, il faut d’abord l’avoir lue. Les traumatismes resurgissent toujours, et de façon extrêmement dégradée, lorsqu’on n’en parle pas. Des personnes qui se présentent comme des militants antiracistes sont parfois des caricatures de traumatisés de la guerre d’Algérie. La France a été violente dans la colonisation de l’Algérie, c’est le moins que l’on puisse dire ; elle a été violente dans la guerre d’indépendance ; donc elle reste violente avec nous – c’est une boucle dont on ne sort jamais. Pour citer un autre exemple, Éric Zemmour est une caricature : il a beau être né ici, manifestement il est toujours « là-bas ». Formellement, c’est au nom de la République et de l’histoire de France qu’il parle, mais c’est d’un autre traumatisme qu’il parle.

Cette absence de débat ne protège pas de l’expression des mauvaises passions. Les mémoriaux effectuent un travail extrêmement utile. Tandis que l’on continue d’aller chercher les personnes les plus « excitées » pour faire le « buzz », le travail de fond qui est réalisé commence, lui, à porter ses fruits. Il va créer des phénomènes d’apaisement et de dépassement. Si l’on en croyait les réseaux sociaux, nous aurions dû voir surgir après les élections municipales trois quarts de villes SS et un dernier quart de villes SA. Ce n’est pas tout à fait ce qui s’est passé, me semble-t-il. Ce sont plutôt les différents partis et forces politiques qui se réclament de l’égalité, de la République, etc., qui ont remporté les élections. Il ne faut pas se laisser entraîner par les phénomènes d’excitation. En outre, ce n’est pas parce que des personnes expriment des passions à un moment donné qu’elles ont envie d’y rester enfermées. Il y a aussi des effets de défouloir. Les individus peuvent faire la distinction entre leur comportement dans des moments de défoulement et ce qu’ils ont envie de construire ensemble sur le plan politique dans la société française.

M. le président Robin Reda. Nous retiendrons que la fluidité des identités fonctionne aussi sur le plan électoral. C’est sans doute heureux dans certains cas, en effet. Je vous remercie beaucoup d’avoir participé à nos travaux, monsieur le président.

La séance est levée à 12 heures 10.

 

 


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Compte rendu  19    Audition de Mme Laëtitia Hélouet et M. Boris Janicek, co‑présidents du Club XXIe siècle et de Mme Samira Bougrara, membre

(Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures 15.

M. le président Robin Reda. Mesdames, Monsieur, mes chers collègues, les travaux de notre mission nous conduiront à remettre un rapport à nos collègues afin de proposer un état des lieux, des mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme en général dans notre société. Nous avons d’abord reçu des universitaires de différentes disciplines, et nous poursuivons nos travaux en entendant des associations et des acteurs de terrain sur cette question très large. Votre association est très engagée dans la question de l’égalité des chances, de la méritocratie républicaine, et par certains égards, dans la lutte contre les inégalités de destin et les discriminations qui peuvent subsister, parfois en nombre, notamment dans le monde du travail ou de l’éducation.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous sommes heureux de pouvoir entrer dans le concret, après beaucoup d’auditions qui nous ont éclairés sur le fonctionnement et les mécanismes du racisme. Vous semblez avoir posé un objectif et vous y être consacrés totalement, tout en gardant l’universalisme des associations de lutte contre le racisme bien connues. Nous aimerions vous entendre sur les actions très concrètes que vous mettez en œuvre.

Votre travail pose la question des modèles de réussite. A-t-on besoin de modèles de réussite pour tirer « vers le haut » des personnes issues de l’immigration ou qui appartiennent à des minorités ethniques ? Faut-il des modèles pour démontrer à ceux qui auraient des préjugés racistes que toute personne est méritante et que les croyances qui fondent ces préjugés sont erronées ? J’aimerais connaître votre avis sur la discrimination positive, savoir comment vous construisez les actions que vous mettez en œuvre, et savoir si vous pensez aux effets « boomerang ». Le législateur, qui est plein de bonnes intentions, prend parfois des prises de position qui peuvent entraîner, des décennies plus tard, de tels effets. Je ne lie pas nécessairement l’effet « boomerang » à la discrimination positive, mais il arrive qu’il y ait des conséquences imprévues.

Mme Laëtitia Hélouet, co-présidente du Club XXIe siècle. Le Club XXIe siècle est une association loi 1901 dont le combat est de faire de la diversité une force pour la France, en proposant des projets et des actions concrets. Nous sommes 300 dans ce collectif, avec des profils de réussite extrêmement variés. Certains membres sont issus de la diversité, d’autres n’en sont pas issus mais pensent que ce sujet est important et souhaitent apporter leur contribution. La question de la diversité recoupe des champs assez multiples, et nous avons la conviction que toutes les diversités (égalité femmes-hommes, handicap) doivent s’épanouir. Nous constatons néanmoins que le domaine de la diversité socioculturelle progresse moins vite que les autres, quand on le compare par exemple avec le domaine de l’égalité femmes-hommes, qui, grâce à des dispositions et un vrai volontarisme, a beaucoup avancé. La diversité d’origine est une question sur laquelle les besoins restent manifestes et les avancées moins nombreuses. Voilà où se situe notre cœur d’intervention.

Ce cœur d’intervention se structure autour de deux axes. Le premier est celui de l’égalité des chances dans le monde de l’éducation, puisque c’est là que se cristallise la capacité à développer les perspectives et les opportunités de chacun, et qu’il faut éviter de les figer à une étape du parcours. Le second axe est celui du monde du travail. Sur ces deux axes, nous agissons à deux niveaux : les projets concrets, et les représentations collectives. Quand un collectif de travail change – que ce soit dans une grande entreprise ou dans une petite – des parcours individuels et des personnes en bénéficient, mais c’est aussi toute une représentation que l’on modifie. Nous sommes particulièrement soucieux qu’à tous les étages, et pas seulement pour les publics en difficulté, mais aussi au plus haut sommet des entreprises ou de la fonction publique, la France puisse être représentée dans toute sa diversité. C’est une manière de donner des exemples concrets de réussite, et, ce faisant, de créer une dynamique et de faire évoluer les représentations.

Il nous semble que c’est lorsqu’il propose des actions concrètes que le positionnement du club est le plus pertinent. En matière d’égalité des chances, citons des projets comme les entretiens d’excellence, qui ont permis d'accompagner plus de 60 000 élèves depuis leur création en 2005. Nous conduisons également des actions très fortes en matière d’accompagnement et d’accélération de la diversité dans le monde du travail, sur lesquelles nous pourrons revenir.

Il existe enfin dans notre projet une dimension de pédagogie. Vous nous demandiez ce que nous pensons des mesures de lutte contre les discriminations. Notre point de vue est que s’arrêter à la lutte contre les discriminations revient à ne pas prendre le sujet dans sa globalité, alors qu’il ne peut progresser que lorsqu’il est pris dans son entièreté. Par exemple, si nous mettons en place un CV anonyme et que le candidat intègre une entreprise, cela permet de lever certains biais, mais si le chef d’entreprise n’est pas convaincu de l’intérêt de la diversité, le risque est que la personne qui vient de franchir un premier plafond de verre ne se voie bloquée par un deuxième ou un troisième. Notre conviction est que la diversité doit être étendue, en termes d’intérêts, de projets et de réalisations concrètes, à tous les niveaux. La focalisation sur l’enjeu social est très importante, et à juste titre, mais il existe aussi un enjeu de rentabilité économique, de levier de performance, sur lequel mettre fortement l’accent. Il s’agit de faire comprendre, y compris à ceux qui n’en sont pas convaincus au départ, que les efforts pour la diversité ne relèvent pas seulement de l’abnégation, d’un sacrifice social, ou d’une volonté de garder une cohésion au sein de l’équipe, mais que c’est aussi un vrai levier de performance. Nous pourrons revenir sur ce sujet.

M. Boris Janicek, co-président du Club XXIe siècle. Nous sommes des acteurs de la société civile et de la cité – tous bénévoles, au Club XXIe siècle. Notre approche est résolument positive, mais dans un sens pragmatique, concret. Si nous lançons un baromètre pour mesurer la diversité dans les entreprises, c'est pour montrer ce qui se fait de bien, pour mesurer et pour aller vers une évolution qui mènera à des partages de bonnes pratiques. Notre approche est résolument tournée vers la démonstration que la diversité qui sera un « mieux » pour la France ; cela dépasse cette approche altruiste, très humaniste, cette volonté très « RSE » de faire avancer les choses.

Quand nous parlons de performance, nous nous situons en dehors de toute subjectivité puisque nous travaillons sur des éléments mesurables de la performance de l’entreprise. Ce n’est pas un hasard – et nous citons souvent cet exemple – si une très grande banque d’investissement a décidé, dès la fin de l’année dernière, de n’accompagner en bourse, à partir de juillet, que les entreprises qui auraient au sein de leur comité exécutif des personnes issues de la diversité. On parle ici de la diversité d’origine, de genre. Les sociétés qui comptent des personnes issues de la diversité au sein de leur comité exécutif voient une progression de 44 % de leurs résultats en quatre ans, tandis que celles qui n’en comptent pas n’affichent qu’une progression de 13 %. Nous sommes donc dans une approche très pragmatique, qui, nous l’espérons, devra pousser les entreprises et tous les acteurs des secteurs public et privé à aller dans cette direction.

Mme Laëtitia Hélouet. La comparaison avec le domaine de l’égalité femmes-hommes, qui a soulevé un certain nombre de réticences, est fréquente. Certains ont pu diffuser le sentiment qu’il fallait agir par obligation, injonction, ou par imitation. Les chefs d’entreprise ont toutefois constaté, en agissant, que l’obligation de redéfinir leurs process a entraîné la mise en place une organisation de travail plus efficace, laquelle a débouché sur une meilleure rentabilité économique. Le même parallèle peut s’opérer dans le domaine de la diversité.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous parliez d’entretiens d’excellence ; pouvez-vous préciser de quoi il s’agit ? Pourriez-vous nous citer des actions concrètes ? Vous avez évoqué ces entretiens d’excellence, « révèle@her », et « talents des cités ». J’ai lu dans votre éditorial, au moment de votre prise de présidence, que vous notiez des progrès mais que ces derniers n’étaient pas nécessairement à la hauteur de vos ambitions. Disposez-vous d’outils de mesure qui puissent nous éclairer ? Cela peut être le nerf de la guerre.

Mme Laëtitia Hélouet. Vous nous avez interrogés sur la fonction de role model, ce qui me donne aussi l’occasion de revenir sur le collectif qu’est le club. Avec ses 300 membres extrêmement engagés, le club s’inscrit dans une dynamique de role models. Cela est utile car elle offre une possibilité de discuter et de partager des expériences, y compris autour de moments qui ne correspondent pas à des réussites. Certains connaissent des parcours fulgurants, d’autres des parcours moins linéaires. Cette dimension est importante et constitue l’organisation et le fonctionnement même de notre vivier de membres.

La question de la diversité constitue dans le fond un sujet systémique. Ce qui signifie que les réponses, y compris en termes de projets, doivent être systémiques. Pour avancer, savoir ce que l’on fait et opter pour des choix éventuellement pertinents, il faut savoir se situer : d’où le baromètre. La diversité d’origine, sujet au cœur du club, est finalement très peu mesurée en France. Il existe toutefois quelques mesures, notamment l’étude « Trajectoires et origines » menée par l’Institut national d’études démographiques (INED) et par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui donne des éléments de mise en perspective pour faire le lien entre trajectoires et origines.

Le monde du travail est l’un des piliers de ressources d’épanouissement personnel. C’est aussi un axe majeur en termes de représentations dans la société. Dans le monde de l’entreprise aujourd'hui, il n’existe pas de mesure de la diversité, en dehors du baromètre qui a été initié par le club. Nous allons en parler, mais nous profitons d’être entendus à l’Assemblée nationale pour soulever cette réflexion : il existe pourtant des outils simples et respectueux du cadre républicain. Le Club XXIe siècle est résolument porté et animé par des valeurs républicaines. La capacité à mesurer constitue un point de départ incontournable pour dépasser le stade des perceptions.

Dans les petites comme dans les grandes entreprises, savoir « où l’on en est » est un préalable indispensable au changement. Le baromètre peut être adossé à des éléments de performance – comme nous l’avons évoqué tout à l’heure dans le domaine de l’égalité femmes-hommes – et nous pouvons aussi l’adosser à une logique de progression. Il ne s’agit pas de se contenter d’un baromètre à un instant « T » mais de poser un socle et s’inscrire dans une logique de progression. Le fait de nommer est aussi une manière d’identifier le sujet, voire de le prioriser.

Le dernier baromètre réalisé par le club date de 2017. Il en ressort un constat assez simple. Le chiffre le plus parlant est le suivant : 1 % des administrateurs des conseils d’administration du CAC 40 et des comités exécutifs sont d’origine non européenne. Nous n’entrons pas dans la distinction entre « occidentaux » ou « non occidentaux », mais ce chiffre montre la faible diversité de ce que l’on estime être le sommet ; et nous insistons sur le sommet parce qu’il est révélateur de l’importance accordée à la question. Ce qui se produit au sommet produit un effet d’entraînement qui permet de faire bouger les choses.

M. Boris Janicek. Mesurer, c’est effectivement ce que nous avons fait avec ce premier baromètre, fin 2017. Une deuxième version de ce baromètre, que nous élaborons avec un grand cabinet de conseil, sera présentée le 27 novembre à l’occasion d’un événement que nous préparons en collaboration avec le Musée national de l’histoire de l’immigration. Vous avez reçu ici même Sébastien Gokalp, qui est venu présenter le Palais de la Porte Dorée.

Mesurer est important. Nous disposons aujourd'hui des outils légaux pour pouvoir avancer dans cette mesure de la diversité. Il convient de mobiliser le vivier, ces membres volontaires qui s’engagent en tant que role models, et de s’engager dans la cité par des actions. Vous l’avez très bien dit tout à l’heure, madame la rapporteure, le monde de l’éducation et le monde du travail sont différents. Je ne citerai pas l’ensemble de nos actions parce que nous sommes, comme j’aime à le dire, une sorte de « station Elf » de la diversité. Certaines actions ont été initiées par le club et ont pris leur envol ; c’est le cas des entretiens d’excellence. Il existe aussi des actions portées par d’autres associations, mais dont la cause nous parle. Ainsi, nous sommes partenaires de l’association « Article 1 » ; nous assurons du mentorat auprès de jeunes avant ou après le bac. Nous travaillons avec « each One », une association qui vient en aide aux migrants arrivant sur le sol français, en particulier des migrants qualifiés qui n’ont pas de repères et qui ne parlent pas la langue française. Nous nous faisons fort de mobiliser nos membres pour soutenir ces actions qui sont importantes pour nous.

Les entretiens d’excellence ont été créés il y a une bonne dizaine d’années et ont apporté à quelque 60 000 élèves (collégiens, lycéens) cet éclairage sur les possibilités de suivre un parcours d’excellence. Ces élèves issus de quartiers difficiles, notamment de quartiers prioritaires de la politique de la ville, n’ont pas nécessairement, dans leur entourage proche ou à l’école, la possibilité d’accéder à la connaissance de ces parcours d’excellence, qui feront d’eux, demain, des avocats, des médecins ou des députés. Nous sommes là pour les aiguiller, les aider et les accompagner, dans une pure logique d’altruisme et de mentoring. C’est une belle action qui a pris son envol. Les entretiens d’excellence perdurent ; ils sont déclinés dans toutes les régions de France avec succès, et même à l’étranger.

Depuis trois ans existe au sein du club une association, suite à un mouvement lancé par plusieurs membres, qui s’appelle « révèle@her ». Cette association vient en aide à des femmes issues de la diversité, et qui se heurtent donc à un double plafond de verre dans les entreprises. Il s’agit de femmes qui ont déjà de beaux parcours en entreprise, qui ont réussi, mais qui n’ont souvent pas les codes pour aller plus loin. Ce qui est intéressant, c’est qu’ici aussi nous sommes dans la mesure. Nous avons parlé de ce baromètre, qui sera un outil très important pour les entreprises que nous accompagnerons. Parlons aussi de la mesure de « révèle@her », et de l’existence d’un avant et d’un après. Toutes les femmes qui sont passées par ce programme très efficace de coaching et de mentoring, obtiennent des résultats assez saisissants. Pour 87 % d’entre elles se produit une réelle prise de conscience et la compréhension que, finalement, tout est possible. Ces limites que l’on perçoit dans la société auprès des présidents des grandes entreprises, auprès des Comex, existent parfois au sein même des populations qui pourraient avancer mais qui entretiennent des croyances auto-limitantes. Nous sommes là pour casser ces barrières, pour dire que c’est possible, et nous le faisons par des actions très concrètes. Laëtitia Hélouet et les autres mentors de « révèle@her » passent du temps avec ces femmes tous les mois, et leur donnent des clés de lecture pour avancer et être performantes. C’est très concret, nous le mesurons.

Mme Laëtitia Hélouet. L’association « révèle@her » fournit un exemple concret d’un projet qui utilise la dimension de role model. Je suis marraine de jeunes professionnelles, mais d’autres parrains et marraines ne sont pas forcément d’origine étrangère. Il s’agit de mettre en mouvement les expériences des uns et des autres, et de pouvoir faire évoluer les représentations. J’accompagne ainsi une jeune fille d’origine sénégalaise, brillante, occupant un poste d’audit dans une grande banque et qui, si la question de la diversité n’est pas traitée, peut se créer des limites qui ne seront pas dépassées.

Cette prise en charge extrêmement concrète met l’accent sur une lacune. Être une femme en entreprise et vouloir avancer professionnellement est un sujet pris en compte ; être une femme issue de la diversité ne l’est pas. Nous offrons une réponse très concrète qui peut être déclinée par toutes les entreprises. Notre approche vise à mettre en place des outils qui « parlent » aux grands groupes. Quand des grands groupes « s’y mettent », on observe un effet de visibilité et d’entraînement. Notre objectif, ce sont les grands groupes, mais aussi les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) qui regroupent l’essentiel de l’emploi en France et qui sont essentielles dans la représentation du collectif que nous sommes. Ce projet est emblématique. Nous travaillons à petite échelle, à raison d’une trentaine de personnes suivies, mais cet échantillon est très révélateur. 87 % de ces femmes acquièrent, entre le début et la fin du programme, le sentiment et la conviction qu’elles possèdent désormais les atouts pour dépasser ce double plafond de verre. Ce n’est pas rien. Ces initiatives peuvent être dupliquées. Si nous comparons à une « station Elf », c'est parce que nous entendons tester des effets et faire en sorte que d’autres acteurs puissent s’en emparer.

J’aime le projet qu’a cité Boris Janicek, « each One ». Sur la question des migrants, on peut entendre beaucoup de points de vue, de partis pris – que l’on peut aussi appeler préjugés. Nous partons d’une approche pragmatique. Ces migrants ont un passé professionnel. Plutôt que de prendre le sujet sous l’angle de difficulté, nous nous focalisons sur les ressources qu’ils possèdent, la langue ou la connaissance du marché du travail ; et cela fonctionne. C’est une manière concrète de répondre à des questions parfois épineuses lorsqu’elles sont posées en termes géopolitiques ou sociétaux, qui réduit parfois bien des écarts et dénoue bien des tensions sur des sujets compliqués.

Le premier maître-mot était « mesurer » : le second est « engager ». Nous finalisons au sein du club un pacte d’engagement, adaptable à toutes les entreprises et à tous les employeurs, publics ou privés, grandes ou petites entreprises, en identifiant des sujets clés pour lesquels des actions se traduisent par une accélération de la diversité. Il nous reste à rencontrer les entreprises, ce qui sera bientôt le cas, puisqu’un événement est prévu en partenariat avec le Mouvement des entreprises de France (MEDEF).

Nous ne citerons pas tous nos outils, bien qu’ils ne soient pas si nombreux. Il nous importe avant tout de cibler des outils à impact, et de faire en sorte qu’ils soient dupliqués.

Nous lancerons bientôt un projet qui nous tient à cœur, concernant l’éducation. La période du Covid a jeté une lumière plus crue sur l’écart existant en termes de ressources éducatives selon les enfants. Le positionnement du Club XXIe siècle lui permet de repérer, au sein des territoires, des projets innovants portés par des structures associatives.

Ces structures sont souvent fragiles mais présentent un double intérêt. D’une part, elles proposent des solutions d’éducation sur mesure qui sont le complément indispensable des méthodes génériques de l’Éducation nationale. D’autre part, ces associations sont souvent l’un des derniers piliers de la République ou de la sociabilité dans le quartier. Il s’agit donc de repérer, au sein de notre territoire national, dans les quartiers populaires et dans les territoires ruraux, les initiatives les plus innovantes, ou celles qui ont l’impact social le plus fort ; de leur donner un financement et un équipement – puisque nous avons vu pendant la crise du Covid que la question de l’équipement n’était pas réglée.

Mais il ne s’agit pas que de cela : il faut aussi accompagner ces structures sur le moyen terme (18 à 24 mois) en leur proposant des parrains et des marraines, en débloquant des stages, en les aidant dans leur modèle économique, ou en tout cas dans la stabilisation de leur projet – c'est un savoir-faire dont beaucoup des membres du club disposent. L’objectif est que les associations puissent prendre le relais après le départ du club, et venir elles-mêmes en aide à d’autres structures. Enfin, ce projet « Education XXI » favorise une logique d’observatoire qui est intéressante, et contribue à ce que les initiatives les plus percutantes soient dupliquées sur les territoires où elles seraient pertinentes.

M. Boris Janicek. J’ajouterai un mot sur ces actions et sur la question des représentations et de la déconstruction des préjugés, qui est au cœur de notre action et des objectifs du Club XXIe siècle. S’agissant des « représentations » dans le secteur privé, nous sommes en train d’élaborer une nouvelle version de l’annuaire des administrateurs indépendants issus de la diversité et qui auraient toute leur place dans des conseils d’administration et dans les comités exécutifs. C’est pour nous un temps fort, un élément très important.

J’en viens à la représentation de la diversité dans les médias, qui est une question essentielle. Nous avons rencontré les patrons de différentes chaînes et de différents canaux d’information. Le sujet est présent dans les esprits, mais nous nous sommes souvent entendu dire : « Nous voulons bien, mais nous ne savons pas comment faire ».

C'est pourquoi nous créons la deuxième version de l’annuaire des experts médias issus de la diversité. Nous poursuivons l’objectif de la finaliser d’ici la fin de l’année pour faire en sorte qu’enfin, à la télévision, à la radio, dans la presse écrite, sur internet et partout où ce sera possible, il y ait des représentants de cette diversité. Il s’agit d’un sujet sensible, « sans masque », puisque nous parlons de médias audiovisuels. Le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), Roch-Olivier Maistre, que nous avons reçu en petit-déjeuner virtuel, est également très sensible à la question. Nous notons tous – le CSA comme le Club XXIe siècle – que l’évolution est très lente. C’est un sujet dont nous nous sommes saisis.

M. Bertrand Bouyx. Vous vous êtes intéressés à la diversité dans le monde de l’entreprise et dans les médias. Nous sommes ici à l’Assemblée nationale, et c’est pourquoi je vous pose la question : vous êtes-vous intéressés à la diversité dans le monde politique ? La loi sur la parité a marqué un moment important pour apporter ce changement dans la vie politique. Avez-vous une observation ou au moins des informations à partager sur la diversité dans le monde politique, quels que soient la collectivité territoriale ou le niveau auxquels l’on souhaite s’intéresser ?

Mme Laëtitia Hélouet. J’en profite pour répondre à l’une de vos remarques antérieures. Vous disiez que le club avait observé des progrès en matière de diversité. Les progrès en termes de représentation et de composition sont indéniables à l’Assemblée nationale par rapport aux précédentes élections. Nous nous réjouissons que la ministre chargée de l’égalité femmes-hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, qui est membre du club, soit issue de la diversité. En revanche, nous regrettons qu’il y ait si peu de talents issus de la diversité dans le gouvernement, lequel est la représentation ultime de la Nation. Les talents de la diversité sont nombreux ; la composition du club en est la traduction très concrète. Nous regrettons de ne pas retrouver la même variété de profils au gouvernement, le même souci de l’image de la Nation au plus haut niveau.

Le Club XXIe siècle a réalisé un baromètre, ce qui est bien, mais il nous semble que le sujet mérite une prise en compte nationale. Vous avez parlé tout à l’heure de nos actions en matière d’égalité femmes-hommes. Notre association est obligée de prioriser ses sujets, si bien que nous travaillons sur les Comex et les Conseils d’administration du CAC 40, et si possible du SBF 120.

Pour autant, le sujet de la diversité est à considérer dans l’ensemble du monde du travail, et seul le Parlement peut mettre en place certaines mesures. Nous entendons parfois dire que l’approche est compliquée. Il me semble pourtant que vous avez reçu ici des spécialistes des études démographiques, qui ont montré qu’il existait des options pragmatiques et simples, tout à fait compatibles avec le cadre constitutionnel qui est le nôtre ; utilisons-les.

En outre, si l’on souhaite réellement une action globale et impactante, c’est à tous les niveaux d’employeurs que le sujet doit s’imposer. On nous questionne souvent sur ce qui peut être fait dans les petites entreprises. D’un point de vue pratique, il est par exemple envisageable de mettre en place des seuils – en veillant à fixer un seuil d’effectif suffisant pour permettre de procéder à une analyse dans le respect de l’anonymat des personnes.

Un autre levier important serait que les branches professionnelles se saisissent de cette question. Nous nous réjouissons que la représentation au Parlement se soit améliorée. C’est important. Mais de par sa composition, le gouvernement nous semble en décalage avec le pays réel. C’est l’un des sujets sur lesquels la représentation, du point de vue du club, n’avance pas autant qu’elle devrait, l’autre étant celui de la capacité à agir par la voie législative.

S’il n’y a qu’un seul sujet que nous pouvions mettre en avant aujourd'hui, ce serait la mesure. Celle-ci peut aussi faire avancer les choses d’un point de vue économique. Nous insistons sur cette notion de mesure parce qu’elle recèle une dimension positive. Souvent, l’on parle de la diversité à l’occasion de tensions, de difficultés et de luttes contre les discriminations. Bien évidemment, il le faut. Mais si Boris Janicek et moi-même devions porter un seul message, ce serait le suivant : la diversité ne progressera que si le sujet avance dans sa globalité. Si nous mettons en œuvre des actions très fortes de lutte contre la discrimination mais que les patrons de grands groupes ou de collectifs de grands groupes ne représentent pas cette diversité, que donne-t-on à voir comme perspective aux personnes qui en sont issues ?

En outre, quelle représentation donnons-nous de ce que nous sommes ? Nous n’avons pas parlé de l’affaire George Floyd. Nous nous sommes prononcés de manière très simple : notre sujet, ce sont les représentations. Nous observons également des attentes très fortes de Français qui ne sont pas issus de la diversité, et qui estiment qu’il n’est plus possible de continuer ainsi. Notre point de vue est que tout ce que nous accomplissons en matière de diversité ne concerne pas que les personnes qui en sont issues. C’est un sujet qui nous concerne tous. C’est un sujet de concorde sociale, mais c’est aussi un levier de performance à tous points de vue, et évidemment un sujet de vivre-ensemble.

M. le président Robin Reda. Je suppose que vous êtes à l’aise avec le terme de discrimination positive. Dans votre esprit, cela va-t-il jusqu’à une politique de quotas assumée et revendiquée, que ce soit dans les entreprises et en politique, dans la sphère publique ? Quels en seraient pour vous les indicateurs et le mode de prise en compte pour juger de qui est issu de la diversité et qui ne l’est pas ? Cela dépendrait-il de l’apparence, du lieu de naissance, ou de la génération ?

M. Boris Janicek. Notre approche est pragmatique et positive. Culturellement, la France n’a jamais été tout à fait favorable à ces politiques de quotas. De plus, il existe aujourd'hui un arsenal contraignant, avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), et la Constitution. Toutefois, le cadre légal permettant de mesurer existe. Certaines mesures ne sont pas faites à ce jour alors qu’elles sont autorisées ; investissons ce champ. Nous ne sommes pas dans une volonté de contraindre, mais de montrer par l’exemple – quand nous parlons d’exemple, nous parlons de la mobilisation des membres, qui ont des parcours exemplaires – et d’expliquer par la performance que chacun a intérêt – institutions publiques ou privées – à privilégier la diversité et à la mettre en œuvre.

La coprésidence du Club XXIe siècle que vous avez devant vous est une coprésidence diverse par ses origines, par ses parcours (secteur public, secteur privé), parce que c’est la France que nous imaginons et que nous souhaitons pour demain. Avant d’arriver aux quotas, qui seraient en quelque sorte la solution dure, rude, législative – l’on pourrait presque dire en un sens « la solution de facilité » –, nous estimons qu’il existe un grand nombre d’outils à exploiter. Il est dans l’intérêt commun du secteur public et du secteur privé d’encourager la diversité.

Mme Laëtitia Hélouet. J’ai travaillé quelques années en Seine-Saint-Denis sur les questions de la politique de ville. En ce qui concerne les quotas, je dirais qu’il convient d’adapter les outils à la culture du pays. Nous voyons déjà que le baromètre suscite des problématiques. La question de l’acceptabilité de ce que l’on propose est importante pour réussir. Quelle est la priorité ? Quelle est la mère des batailles ? Pour nous, c’est d’abord de savoir « où l’on en est ». La politique des quotas est porteuse du risque de diminuer la portée des efforts effectués en matière d’égalité des chances, puisqu’un nombre de places est attribué.

Les quotas sont comparables aux CV anonymes : lorsqu’un candidat est recruté par quota et que les mesures de lutte contre les inégalités des chances se sont relâchées, il existe un risque de suspicion d’incompétence, ce qui a pour conséquence de recréer un plafond de verre.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie pour ces échanges. Nous avons noté que vous vous battez pour faire évoluer les comportements en délivrant la bonne information aux bonnes personnes, et au bon moment de la vie. Vous intervenez auprès d’un jeune lorsqu’il est au collège, qu’il a son avenir devant lui, en lui expliquant que grâce à votre mentorat, il sera apte à identifier les petits « ascenseurs » qui lui permettront de monter dans les échelons de la République. De la même manière, vous informez les entreprises des chances que représenterait pour elles la diversité au sein de leurs conseils d’administration, et du fait que leur compétitivité y gagnerait. C'est là une logique d’information qui est très pédagogique, à l’image de cette audition.

Mme Laëtitia Hélouet. Nous sommes d’accord avec cette dimension pédagogique, mais l’idée est également de donner à chacun les moyens de faire avancer le sujet. Nous enjoignons les personnes que nous accompagnons à s’emparer de la question, parce qu’elle a un intérêt, en nous engageant à leur donner des outils adaptables à leur personnalité, et qui peuvent leur permettre d’accélérer leur parcours.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous responsabilisez les personnes, considérant que chacun doit être acteur de la lutte contre les discriminations. Nous vous remercions beaucoup pour ce temps d’échange, et nous vous félicitons pour vos actions. J’ai noté qu’un événement était programmé en date du 27 novembre : sera-t-il ouvert au public ?

M. Boris Janicek. Le 27 novembre se tiendra l’université du Club XXIe siècle au Palais de la Porte dorée, avec le Musée de l’histoire de l’immigration. Ce moment d’échange sera ouvert au public. Vous y serez les bienvenus.

La séance est levée à 13 heures 10.

 


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Compte rendu  20    Table ronde réunissant Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire de l’Afrique subsaharienne de l’université Paris Diderot (Université de Paris), membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, M. Pap Ndiaye, historien, professeur des universités à Sciences Po, membre du collège « lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité » du Défenseur des droits, membre du comité stratégique pour l’ouverture sociale dans l’enseignement supérieur, et du conseil scientifique de l’École normale supérieure et Mme Audrey Célestine, politiste, maître de conférences à l’université de Lille et membre de l’Institut universitaire de France

(Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 15 heures)

La séance est ouverte à 15 heures 10.

M. le président Robin Reda. Nous avons aujourd’hui l’honneur de recevoir pour une table ronde Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire de l’Afrique subsaharienne à l’université Paris Diderot (Université de Paris), et membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Vous êtes grande spécialiste de l’histoire de l’Afrique et de l’esclavage. Votre dernier ouvrage paru en 2016, s’intitule Petite histoire de l’Afrique – l’Afrique au sud du Sahara, de la préhistoire à nos jours.

Nous accueillons également M. Pap Ndiaye, historien, professeur des universités à Sciences Po, membre du collège « lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité » du Défenseur des droits, membre du comité stratégique pour l’ouverture sociale dans l’enseignement supérieur et du conseil scientifique de l’École normale supérieure (ENS). Vous êtes spécialiste de l’histoire sociale des États-Unis et de ses minorités ainsi que de l’histoire et de la sociologie des populations noires en France. Votre dernier ouvrage, publié en 2019 avec Louise Madinier, s’intitule Le modèle noir – De Géricault à Matisse, la chronologie.

Enfin, nous recevons Mme Audrey Célestine, politiste, maître de conférences à l’université de Lille et membre junior de l’Institut universitaire de France. Spécialisée en sociologie historique de l’État en France et aux États-Unis dans les territoires caribéens – Antilles françaises, Porto Rico –, vous avez publié de nombreux articles analysant l’actualité du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis.

Cette mission d’information a été créée par la Conférence des présidents le 3 décembre 2019, en amont d’une actualité brûlante sur les plans international et national. L’émergence de nouvelles formes de racisme dans notre société et le sentiment de fracturation, parfois identitaire, de notre pays nous préoccupent depuis longtemps.

À la lumière des conflits récents, certains importés des États-Unis, il nous intéresse de recueillir la vision des historiens et universitaires que vous êtes afin de produire un rapport le plus exhaustif et précis possible sur la situation des racismes en France.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci d’avoir accepté notre invitation. Au fil de nos auditions, qui ont commencé fin juin, nous avons essayé de comprendre le fonctionnement du mécanisme du racisme. L’actualité nous ramène cependant souvent à l’histoire. Votre présence a pour but de nous éclairer sur le lien entre le rapport à l’histoire et le rapport au racisme. Pourquoi cela rejaillit-il de manière aussi forte, aussi passionnée – à travers des manifestations, des déboulonnages, etc. ? Pourquoi un lien si rapide entre l’histoire et notre monde d’aujourd’hui ? Comment le prendre en compte ? Quels enseignements les politiques et les universitaires peuvent-ils tirer des manifestations récentes ?

Nous pouvons travailler sur plusieurs axes : le préjugé raciste, l’acte raciste, mais aussi la dimension discriminatoire. Cette dernière n’est pas nécessairement volontaire, mais elle est ressentie par beaucoup de nos concitoyens comme un élément qui les prive des chances dont tout le monde dispose, et qu’ils vivent comme du racisme.

Qu’est-ce que l’histoire peut nous apprendre ?

Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire de l’Afrique subsaharienne, membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Les relations entre le racisme et l’histoire sont fondamentales. Je suis convaincue que l’on ne peut lutter contre les préjugés et les réflexes, souvent inconscients, du racisme sans connaître l’histoire de ce fait.

J’ai commencé à travailler sur l’Afrique au début des années 1960, au moment des indépendances. Le déclencheur pour moi, historienne, a été la guerre d’Algérie. Je me suis aperçue qu’en réalité nous connaissions très peu de choses de l’Afrique en France, et rien de l’histoire de l’Afrique subsaharienne. Je me suis spécialisée dans ce domaine, étudiant des thèmes variés – histoire des femmes, de l’urbanisation, de la formation de l’État – et m’intéressant plus particulièrement à l’histoire de l’esclavage.

Je ne parlerai que de ce que je connais bien, l’Afrique subsaharienne. J’ai beaucoup travaillé sur le racisme anti-Noirs, à l’aune de ce qu’il s’est passé à partir de la promulgation de la loi Taubira. Auparavant, cette question n’apparaissait pas dans les instructions officielles relatives à l’enseignement primaire, était très peu enseignée dans le secondaire, pratiquement pas dans l’enseignement supérieur. Les deux premières chaires d’histoire de l’Afrique ont été créées en 1962 en France, avec trente ans de décalage sur la Grande-Bretagne.

Il fallait donc tout inventer, tout refaire qui ne soit pas l’histoire de la colonisation, afin de faire l’histoire de l’Afrique, en particulier de l’Afrique subsaharienne, en essayant de comprendre à partir de l’Afrique et non de la France. J’y ai consacré ma vie.

L’article 2 de la loi Taubira dispose qu’il faut enseigner l’histoire de la traite et de l’esclavage dans les établissements scolaires. Or les chercheurs et les historiens se sont aperçus que l’on ne savait pratiquement rien de ces questions. Entre 2000 et 2015, les enseignants du primaire et du secondaire, comme du supérieur s’adressaient donc aux spécialistes, notamment pour savoir quoi dire lors de la journée commémorative du souvenir de l'esclavage et de son abolition. Ayant eu l’occasion de m’exprimer dans de nombreux établissements, notamment secondaires, j’y ai toujours rencontré un intérêt passionné de la part des élèves, et jamais aucune réaction négative.

Dans une classe de première en lycée professionnel, composée principalement de Noirs et de Maghrébins, un élève est venu me dire au début de mon intervention que ce n’était pas à moi de venir leur parler de l’esclavage. Autrement dit : « Vous êtes blanche, que faites-vous là ? ». Je lui ai répondu que puisque j’étais là, je leur en parlerais quand même. On aurait pu entendre une mouche voler pendant ma présentation. À la fin, le même est venu me trouver pour me dire qu’il fallait reconnaître que j’avais de la largeur d’esprit. Nous avons pu dialoguer. C’est tout ce que ces jeunes demandent. Or enseigner l’histoire de l’esclavage permet de comprendre beaucoup de choses. Pour comprendre le racisme anti-Noirs, il faut remonter très loin, jusqu’à l’histoire de l’esclavage – bien avant les questions liées à la colonisation.

Les élèves, où qu’ils soient – à Paris, dans les grands centres ou les banlieues – ne savent rien sur ces questions, et les enseignants non plus. Les premières générations de professeurs qui ont pu avoir quelques cours sur le sujet commencent tout juste à enseigner. La recherche, la formation professionnelle des enseignants et l’enseignement sont fondamentaux pour expliquer les faits sans complexe, ni pathos ou sentiment.

L’esclavage était un trafic mondial jusqu’au XIXe siècle, profitable aussi bien aux négriers et aux planteurs qu’aux chefs locaux qui acceptaient de rentrer dans ce commerce. Ce fut le commerce international le plus profitable, particulièrement pour l’Atlantique, entre le XVIIe siècle et le milieu du XIXe siècle ; le monde entier y a participé. Même si cela est difficile, nous pouvons expliquer aux enfants qu’il faut regarder cela avec un regard d’historien, en essayant de comprendre les mentalités de l’époque pour éviter les anachronismes et les jugements de valeur.

Nous sommes évidemment tous d’accord avec l’article premier de la loi Taubira : l’esclavage est un crime contre l’humanité. Une fois cela dit, il faut se demander pourquoi il était pratiqué. Parce qu’il était rentable. Initialement, les esclaves étaient majoritairement blancs, originaires des steppes du nord. C’est à partir de la conquête de l’Afrique du nord par les Arabes d’Arabie, au VIIe siècle, qu’un contact s’est produit avec les Berbères et avec l’Afrique subsaharienne et qu’il y a eu des esclaves noirs, probablement minoritaires dans les empires arabo-musulmans, européens et asiatiques. Des travaux américains ont été publiés sur ce sujet, mais celui-ci demeure peu étudié et la recherche sur la traite arabo-musulmane, en langue anglaise, nous parvient difficilement.

À partir de la fin du XVIe siècle, pour les Européens qui vivaient aux Amériques, les esclaves sont devenus tous noirs. Dès lors, être noir signifiait être bon pour être esclave, et être esclave signifiait être noir. Cette noirceur de l’esclavage est une création occidentale historique. Avec les Blancs, comme avec les Indiens d’Amérique, cela ne fonctionnait pas. Le plus facile et le plus rentable était l’esclavage des Noirs.

Au XVIIIe siècle, « nègre » signifiant « esclave noir », les Noirs ont été considérés comme inférieurs à tous les autres. Au tournant du XIXe siècle, un changement dans les mentalités s’est produit et l’esclavage a commencé à être considéré comme une mauvaise chose. Il a commencé à disparaître, de manière progressive, en occident, vers le milieu du XIXe siècle. Cependant, les Noirs conservaient les travaux les plus dégradants, en Europe comme dans les colonies. Comme ils n’étaient plus esclaves, il fallait bien inventer quelque chose – pour le dire de manière un peu caricaturale – pour justifier cette situation : c’est ainsi que le racisme proprement dit est né avec la fin de l’esclavage.

La hiérarchie des races a été inventée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et développée à partir des années 1850. Elle est devenue une doxa en 1880-1890, y compris chez les scientifiques qui cherchaient à démontrer l’infériorité génétique des Noirs par rapport aux autres. Cela demeure ancré depuis trois à quatre siècles dans la tête des gens. La génétique a démontré au début des années 1920 que l’espèce humaine était unique et que ces idées étaient fausses, mais il a fallu une cinquantaine d’années pour les déraciner et populariser l’inexistence des races. Jusque dans les années 1960-1970, les dictionnaires, en particulier ceux destinés aux enfants, mentionnaient encore une distinction entre trois races.

Ces idées sont donc terriblement ancrées dans les esprits, et donnent des réflexes qu’il s’agit de « démonter ». La seule solution, pour y parvenir, c’est l’enseignement.

Par ailleurs, le concept de séparatisme ne me semble pas correspondre du tout aux contacts, tout de même assez nombreux, que j’ai eus avec ces jeunes. Ce qu’ils veulent, comme tous les jeunes, c’est être comme les autres ! Bien entendu, il y a des trafiquants de drogue, des adultes radicaux, etc., mais ce n’est pas la majorité. La plupart veulent être regardés comme les autres. Or comme ils sont noirs, ce n’est pas le cas, et ils le vivent mal. Il faut leur expliquer l’héritage dont je viens de parler. Parler de « séparatisme » à leur sujet est une erreur historique, car c’est le contraire de ce qu’ils souhaitent.

M. le président Robin Reda. Ce que vous dites fait écho à de nombreux échanges que nous avons eus lors d’auditions précédentes. La question de l’éducation et de la formation est récurrente et nous entendrons avec intérêt les représentants de l’éducation nationale, et le ministre lui-même.

M. Pap Ndiaye, historien, professeur des universités, membre du collège « lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité » du Défenseur des droits, membre du comité stratégique pour l’ouverture sociale dans l'enseignement supérieur et du conseil scientifique de l’ENS. Le racisme a effectivement une histoire. Il n’est pas, comme on pourrait le penser ou comme on peut le lire parfois, « de tout temps ». Il n’est pas essentiellement lié à l’humanité. Dans le monde occidental, il apparaît à un moment donné dans l’histoire des hommes. Il peut aussi évoluer et disparaître. La question de son historicité est donc posée. À ce titre, il est indissociable des systèmes de pouvoir. Ce n’est pas une idéologie flottante. Il est attaché aux relations de pouvoir que les Européens – puisque c’est d’eux que nous parlons surtout ici – ont entretenues avec le reste du monde, dans le grand mouvement de colonisation qui commence à l’époque moderne à travers différentes incarnations. La question de l’esclavage est absolument centrale, en particulier pour le racisme anti-Noirs.

La question d’histoire posée ce jour porte sur les liens entre les situations de racisme présentes et celles du passé. Si l’on peut reconnaître que le présent ne répète pas le passé, il serait inconséquent de penser qu’il n’entretient aucun lien avec lui. De nombreux travaux et des débats très vifs ont lieu dans le monde universitaire et au-delà pour essayer de penser les trajectoires historiques. Il ne s’agit pas de rabattre le présent sur le passé, mais de regarder les legs historiques qui façonnent notre société. Dans ces débats, une certaine tension peut s’exercer entre l’une et l’autre position.

Le vaste domaine des études postcoloniales s’attache précisément à ces legs – à ce que l’historien américain Frederick Cooper appelle « les éclaboussures du passé ». Des positions plus radicales, qualifiées parfois de décoloniales, tendent à dire que l’on est encore dans le passé et que, dans la société française, les relations sont fondamentalement coloniales. Cela justifie la mobilisation d’un vocabulaire historique pour parler de la société présente, ce qui peut poser problème aux yeux de l’historien que je suis.

D’une manière générale, nous voyons bien la place qu’occupe l’histoire. Même les jeunes sans formation particulière reconnaissent l’existence des legs. L’on voit bien que ceux qui étaient tout en bas de l’échelle sociale jadis y sont demeurés. Ainsi, dans toutes les sociétés où l’esclavage a existé, les descendants d’esclaves, à quelques exceptions près, sont encore majoritairement tout en bas de la société. Dans les sociétés héritières de l’esclavage, il existe des permanences tout à fait frappantes dans l’ordre social, les structures sociales, les affaires de couleur de peau, comme dans le monde caribéen. Cette présence obsédante de l’histoire est essentielle.

Par ailleurs, une norme sociale, très forte, proscrit les propos et les actes racistes. Ces derniers peuvent donner lieu à des procédures pénales et c’est très bien ainsi. Il n’est pas facile, heureusement, de s’affirmer tranquillement comme raciste, et ceux qui le font en France évoluent dans des marges qui font l’objet d’un regard dans l’ensemble très réprobateur.

Toutefois, la dominante est moins le racisme « pur et dur », à l’ancienne, fondé sur l’existence des races, qui s’est solidifié scientifiquement au XIXe siècle, que ce que l’on appelle le néo-racisme ou le racisme culturel. On ne dit pas que l’on croit à l’existence des races ni qu’il existe des hiérarchies dans nos sociétés, mais l’on dit que certains groupes et certains peuples ont des particularités culturelles – manières d’être, modes de vie, religions, etc. – qui les rendent inaptes et impropres à vivre dans notre société. Ces groupes ne peuvent s’intégrer en raison de ces caractéristiques. La dominante est donc plutôt culturelle que fondée sur la race. On parle d’un racisme sans race pour qualifier ces formes de néo-racisme.

En ce qui concerne le racisme anti-Noirs, auquel je m’intéresse particulièrement, il est frappant de constater, comme le montre notamment la dernière enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) rendue publique en juin, que les personnes noires ont un indice d’acceptation très élevé dans la société française, à l’inverse des personnes roms qui font l’objet d’une forte stigmatisation. Pourtant, les personnes noires ont un ressenti différent. Ce ressenti porte sur un quotidien fait de petites remarques et de ce que l’on appelle des micro-agressions. Se pose aussi la question des discriminations directes ou indirectes, qui n’apparaissent pas comme racistes aux yeux des personnes interrogées de manière générale. Ce dernier point peut permettre d’expliquer le décalage entre le ressenti des personnes directement concernées et les résultats des enquêtes générales menées sur la société.

Nous pouvons avancer également une autre explication, liée au paradoxe de Tocqueville selon lequel plus une société progresse en tolérance, plus l’écart par rapport à l’idéal paraît insupportable.

Depuis les années 1960, la tolérance progresse de manière tendancielle. On dit parfois, de façon un peu rapide, que le racisme progresse dans la société française. La situation est plus compliquée. Il est frappant à ce titre d’étudier les meurtres et comportements racistes qui se produisaient dans les années 1960 et 1970. Dans l’ensemble, la société progresse donc en tolérance, à travers l’éducation, les diplômes. Pour autant, l’écart par rapport à la norme paraît intolérable.

Ces questions sont vives, brûlantes. On le voit avec le mouvement Black Lives Matter, qui est en résonnance avec le meurtre de George Floyd survenu en mai, mais qui a également une dynamique propre interne à la France. Il ne s’agit pas simplement d’un objet d’importation. Les questions de racisme ne sont pas importées, venues d’ailleurs. Elles sont bien propres à notre société.

Mme Audrey Célestine, politiste, maître de conférences, membre de l’Institut universitaire de France. Mes travaux doctorants ont porté sur la manière dont des personnes originaires des Antilles – désignées officiellement comme ultramarines – peuvent se mobiliser dans le contexte français, une situation que j’ai comparée avec celle des Portoricains aux États-Unis. Cette étude analyse la façon dont les pouvoirs publics appréhendent des formes de mobilisation que l’on pourrait qualifier d’identitaires, et sur la manière dont les groupes eux-mêmes, mais aussi les personnes, à titre individuel, se mobilisent, dans ces contextes a priori différents.

Ces mobilisations recouvrent des thèmes variés – discriminations, mémoire de l’esclavage, etc. Souvent présentées comme identitaires, voire communautaires ou communautaristes, elles traitent en réalité principalement de la tension entre la demande de reconnaissance et la rupture d’égalité dans le traitement de ces citoyens pour l’essentiel, dans le cas français, racialisés comme Noirs. Aller au-delà du mot-valise « identité » était important pour montrer combien ces éléments étaient articulés entre eux.

Ces citoyens sur lesquels j’ai commencé à travailler pendant ma thèse sont des citoyens français qui reflètent par leurs trajectoires la tension forte qui existe entre les principes républicains et la réalité de leurs expériences, souvent faites de processus de racialisation et de rencontres du racisme dans diverses arènes. Le cas des personnes ayant migré massivement de l’outre-mer vers l’hexagone, souvent au gré de politiques spécifiques qui ne s’appliquaient qu’à elles, est précisément au cœur de cette tension.

Dans les années 1960 et 1970, nombre d’entre elles sont venues par l’intermédiaire d’un organisme méconnu, le bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM). Cela explique pourquoi il y a tant d’aides-soignantes antillaises et pourquoi tant d’Antillais travaillent à l’Assistance publique – hôpitaux de Paris (AP-HP) et à La Poste. Beaucoup d’entre eux pensaient opérer un simple déplacement sur le territoire national à partir de leurs territoires passés du statut de colonies à celui de départements en 1946. Or ils se sont trouvés confrontés au racisme de leurs concitoyens ainsi qu’à des formes de traitement spécifiques de la part des institutions et de l’État. Certains ont même eu à suivre des cours d’adaptation pour bien connaître la réalité métropolitaine.

Ces personnes viennent également de territoires de dérogation dans lesquels le legs colonial est très fort. Je m’inscris dans la ligne de ceux qui considèrent que la période actuelle est à distinguer de la période coloniale. Pour autant, celle-ci a un impact sur la manière dont les hiérarchies et les dominations se déploient dans ces territoires. À titre d’exemple, l’histoire de l’application de la sécurité sociale en outre-mer dévoile certaines conceptions qui tendaient à montrer la famille dans ces territoires comme nécessairement dysfonctionnelle. Il existe donc des dispositifs étatiques qui traitent ces gens différemment.

Je voudrais revenir sur un deuxième enjeu, lié à la production des savoirs. Nous connaissons bien les conditions de venue, l’expérience sociale des populations noires en France – qu’elles soient originaires d’outre-mer ou d’ailleurs –, leurs relations avec les pouvoirs publics locaux ou nationaux, la manière dont elles vivent au sein d’institutions comme l’école ou l’hôpital, ainsi que leur rapport à la police, car une recherche dynamique est conduite sur ces questions. Concernant l’expérience des populations noires en France, l’ouvrage publié par Pap Ndiaye dans les années 2000 a été très important. Pour autant, ce travail est soumis à des conditions compliquées dans le monde de la recherche et se heurte à un contexte extrêmement hostile en France, où ces thématiques sont considérées comme des niches ou des filons dont les résultats auraient le pouvoir de « casser la République en deux ».

Cette petite phrase a son importance car elle décrédibilise des travaux souvent menés de longue haleine, avec rigueur et sérieux, mais qui peinent à gagner leur légitimité dans l’espace académique. Or ces travaux montrent dans leur ensemble, avec de nombreuses nuances, que ce qui casse la République, c’est précisément que des enfants français soient traités comme des sous-citoyens et voient leur expérience marquée par l’altérisation radicale que constitue la racialisation. Il est important de le souligner. Il faut lire ces travaux en essayant de s’extraire de métaphores telles que la « tenaille identitaire » ou de l’idée selon laquelle il n’existerait qu’une alternative entre communautarisme et universalisme abstrait. La recherche vise précisément à comprendre la manière dont sont produites des logiques marquées par des catégorisations raciales. Il ne s’agit pas de porter là-dessus un jugement moral, mais de tenter de comprendre le réel.

Enfin, il est important de comprendre le moment actuel plutôt que de le fustiger. Je parle de ma position de chercheur en sciences sociales. Il est impressionnant de voir une jeunesse se mobiliser sur ces questions. Des mobilisations ont eu lieu en juin, en partie en écho à ce qu’il se passait aux États-Unis, mais qui suivaient également des dynamiques propres, nationales. J’ai vu sur le terrain des gens très jeunes, que l’on pouvait identifier comme blancs, comme noirs, se mobiliser en raison de ce que plusieurs chercheurs désignent comme un « sens commun ». Une partie de notre jeunesse a une expérience du racisme. Cette expérience est commune à des gens originaires d’endroits très différents – leurs parents viennent des Antilles ou d’Afrique subsaharienne – ainsi qu’à leurs camarades qui assistent à leurs contrôles d’identité, aux petites vexations comme aux grandes discriminations. Cela explique que l’on ne trouve pas que des petits Noirs dans les mobilisations en question.

L’importation américaine se joue moins dans la mobilisation – la France a une longue histoire de mobilisations populaires et de mobilisations antiracistes – que dans les mots employés. Le slogan Black Lives Matter relève d’un registre discursif mobilisé dans le contexte français pour combler un manque. Il ne s’agit pas simplement d’une forme d’imitation de ce qui se produit aux États-Unis, mais d’une appropriation visant à l’inscrire dans des dynamiques propres.

Il est très important de connaître l’histoire, mais aussi de la « dé-généalogiser ». J’ai eu l’occasion de participer à des ateliers en lycée pour expliquer que l’histoire de l’esclavage avait eu notamment pour conséquence de créer des catégories que l’on continuait à utiliser – Blancs, Noirs –, qui se sont durcies dans la deuxième partie de cette histoire. Cependant, cette histoire ne concerne pas seulement des lycéens ou des collégiens issus de quartiers défavorisés ou identifiés comme Noirs. Or souvent, ce sont les professeurs des établissements de ces quartiers qui sollicitent les experts. Il me semble donc très important de « dé-généalogiser » cette histoire. Que l’on veuille connaître davantage l’histoire des Antilles et de l’Afrique pour des raisons personnelles est une bonne chose. En revanche, comprendre l’impact de l’histoire de la colonisation, de l’histoire de l’esclavage et de ses suites dans la fabrique même du pays me semble essentiel et n’intéresse pas uniquement ceux que l’on considère comme principalement concernés. Comprendre l’importance du sucre ou du coton dans l’histoire du pays, cela concerne tout le monde.

Ce qu’il se passe en ce moment témoigne moins d’une volonté de se séparer que d’une tolérance de moins en moins grande à ce qui est, de fait, inacceptable : l’inégalité, et le traitement inégalitaire que subissent ces jeunes en raison de la manière dont ils sont identifiés racialement.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup. Nous recevions l’écrivain Kamel Daoud ce matin, qui nous faisait part de sa position particulière d’intellectuel du sud dans la manière d’aborder les débats, notamment pour évoquer des questions sensibles comme la colonisation et la décolonisation à l’intérieur de sa géographie d’origine.

La compréhension de l’esclavage et de ses origines, y compris à l’intérieur des sociétés africaines, fait partie du débat. Quelle est la réalité de cet esclavage, dont on entend parler parfois de manière instrumentalisée, mais qui revêt une véracité historique importante ? Il permet notamment de comprendre que, si le racisme n’est pas ontologiquement inscrit dans l’homme, les rapports de domination le sont et ont existé à l’intérieur de toutes les sociétés. Cela fait partie de l’histoire qu’il faut raconter. Or nous avons le sentiment que le débat est souvent enfermé, compte tenu de la colonisation, dans un affrontement de domination nord/sud. C’est peut-être cela qui casse quelque chose dans l’intégration républicaine.

En quoi les approches que l’on a des racismes, notamment à l’égard des populations noires, aux États-Unis et en France, diffèrent-elles ? La société américaine étant plus multiculturelle que la nôtre, il est possible de s’y assumer et de s’y revendiquer comme Noir, Latino ou Blanc. Dans le même temps, cela prête le flanc à certaines formes de racisme, alors qu’en France nous essayons de nous abriter derrière la communauté républicaine et la notion d’universalisme. Qu’est-ce que cela engendre comme différences dans les formes de racisme et les violences associées, qu’elles soient psychologiques ou malheureusement physiques ?

Mme Catherine Coquery-Vidrovitch. Les tabous de l’esclavage étaient généralisés jusqu’à la fin du siècle dernier chez les descendants d’esclavagistes comme chez les descendants d’esclaves, en particulier antillais. Pour les uns, c’était un passé peu agréable que l’on n’avait pas envie d’enseigner. Quant aux autres, cela faisait trois siècles qu’on leur expliquait qu’ils valaient moins que les autres et cette idée était d’une certaine façon intériorisée. Le sujet de l’esclavage était donc honteux.

Une élève de troisième m’a dit il y a une dizaine d’années qu’elle était fière d’être descendante d’esclave, mais c’était nouveau. Avant, nous n’en parlions pas, y compris dans les sociétés africaines où traiter quelqu’un d’esclave était l’injure suprême.

L’esclavage a existé partout et depuis toujours. Dans les sociétés dépourvues de moyens techniques, l’être humain était l’outil principal. L’esclavage était cependant tabou, mais le tabou a été levé presque partout à la même date. En France, cela s’est fait au travers de la loi Taubira en 2001. À Bamako, au congrès des historiens africains, un jeune historien sénégalais – désormais recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) –, Ibrahima Thioub, a fait une communication sur l’esclavage dans la société wolof au Sénégal et s’est fait injurier à sa sortie par deux de ses collègues qui étaient des descendants de grands chefs esclavagistes. De même que Myriam Cottias a ouvert un laboratoire au CNRS sur la question, Ibrahima Thioub a lancé un réseau interafricain et international sur ce sujet. Désormais, les historiens africains en parlent. Cela ne signifie pas que tout le monde a envie d’en parler – comme chez nous – mais ce n’est plus un tabou.

Il ne faut donc plus avoir le sentiment que ce sont des sujets sensibles, mais au contraire les désensibiliser. Il nous revient d’expliquer qu’il s’agit de faits historiques, non de jugements, et pourquoi ils ont eu lieu.

Oui, l’esclavage existait dans les sociétés africaines anciennes. Un grand colloque international interafricain a eu lieu en 2014 à Nairobi réunissant de nombreux historiens africains. À cette occasion, j’ai été moi-même surprise de voir à quel point l’esclavage existait dans toutes les sociétés dont il était question. L’esclavage a donc existé partout. Il a pris des formes différentes lors des traites internationales qui ont renforcé et transformé le phénomène. Il n’y a pas de tabou à avoir. Il est important de l’enseigner. Ce n’est pas une chose interdite ni honteuse, c’est un fait historique. Nous n’avons pas à porter de jugement. Toute la difficulté du travail de l’historien est de montrer comment les gens pouvaient penser aux XVIe et XVIIe siècles et comment ces pensées demeurent dans de nombreuses sociétés. Il y a tout un travail scientifique à mener pour démonter ces aberrations historiques.

M. Pap Ndiaye. Il existe aux États-Unis des formes de reconnaissance institutionnelle des communautés que l’on ne trouve pas en France. La revendication et la fierté identitaires y sont plus banales. Les questions relatives aux discriminations y sont donc étudiées et reconnues, y compris par les autorités publiques. Les États-Unis ont une histoire plus ancienne de reconnaissance de l’existence de discriminations. En France, cela est relativement récent. Les inégalités racialisées y sont en outre mesurées par le biais du recensement et de ce que l’on appelle en France les statistiques ethniques – qui ne sont d’ailleurs pas ethniques.

Tout cela n’existe pas en France, où prédomine l’idée d’une République aveugle à la couleur de peau qui ne reconnaîtrait qu’une seule catégorie dans la communauté nationale, celle de citoyen.

Les deux pays sont confrontés à des problèmes différents. Du côté français on s’est longtemps abrité derrière cette idée d’une République « colorblind », aveugle à la couleur de peau. Il a été et il reste difficile d’expliquer que la couleur de peau compte en France. Ce n’est pas comme la couleur des cheveux ou des yeux. C’est un marqueur qui détermine en partie les trajectoires, les possessions, l’accès au travail, au logement, et les relations avec certaines institutions comme la police. Or ces questions ont longtemps été occultées par le discours présentant la République comme aveugle à ces distinctions.

Aux États-Unis, la situation est différente. Alors qu’en France l’espace national et l’espace colonial, celui de l’esclavage, étaient dissociés géographiquement, ces espaces étaient superposés aux États-Unis. L’esclavage avait lieu sur le sol national. Lorsqu’il a été aboli en 1865, des systèmes institutionnels « raffinés » ont été inventés, notamment dans le sud, des murs juridiques ont été élevés pour séparer les uns et les autres. C’est ce que l’on a appelé la ségrégation. En France, après l’abolition de l’esclavage en 1848, les autorités se sont dit que les anciens esclaves se trouvaient de toute façon à 6 000 kilomètres de là. La séparation géographique n’obligeait pas à instaurer ce genre de dispositif, même si l’abolition s’est traduite par des formes d’assignation géographique pour les anciens esclaves – à travers des carnets de travail, notamment.

Les Africains-Américains arrivés en France à partir de la Première guerre mondiale et des années 1920 – d’abord les soldats, puis les artistes – ont ressenti une bouffée de liberté. Ils échappaient à la ségrégation et aux lynchages qui faisaient l’ordinaire des États-Unis à l’époque. Ils pouvaient parler librement avec qui ils voulaient, s’asseoir à la terrasse d’un café sans être chassés ou causer d’émeute. Pendant une grande partie du XXe siècle, la France a représenté un espace de liberté pour les Africains-Américains. Des enquêtes montrent d’ailleurs que la France est restée populaire dans le monde africain-américain, y compris durant des périodes de tension comme lors de la guerre en Irak au début des années 2000 : ce groupe a résisté au discours antifrançais.

Cependant, cette histoire a été brouillée à partir des années 1960. Aux États-Unis, le mouvement pour les droits civiques a aboli la ségrégation et corrigé les injustices et les brutalités les plus flagrantes. Le grand écrivain africain-américain James Baldwin, arrivé en France en 1946 pour échapper au racisme institutionnel des États-Unis, est retourné là-bas dans les années 1960 car il lui semblait qu’il était possible de nouveau d’y vivre et de se battre. Dans le même temps, en France, un monde migrant arrivait d’Afrique du nord, d’Afrique subsaharienne et des Antilles et colorisait la société sans que des forces politiques et des mouvements intellectuels ne s’occupent du quotidien de ces populations, fait de discriminations et de formes de racisme parfois très prononcées.

L’un des enjeux auxquels nous sommes confrontés en France est de penser le discours de la République aveugle à la couleur de peau comme un objectif à atteindre, un horizon d’attente, un espoir futur, une perspective politique et non comme une réalité. J’aimerais bien qu’un jour la couleur de peau n’ait pas plus d’importance que celle des cheveux ! Force est de constater que nous n’en sommes pas là. Le concept de République colorblind n’est pas opérant pour décrire la réalité de la société française.

Aux États-Unis, ce n’est pas cela qui est en jeu. Le problème a trait aux rapports de force et aux tensions qui existent, à la reconnaissance par les Américains de phénomènes de racisme institutionnel et de violences, de meurtres racistes qui font la une de l’actualité. La question est de savoir comment ils gèrent cela dans le cadre d’un État fédéral, avec un président ouvertement hostile au monde africain-américain et qui s’appuie pour sa réélection sur un monde blanc qu’il définit comme tel et dont il prétend défendre les intérêts.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Madame Célestine, vous parliez des dispositifs qui ont fait venir de nombreuses personnes des Antilles pour travailler dans la fonction publique en métropole. Les surveillants de prison d’Île-de-France sont nombreux à être issus des outre-mer et peuvent, par exemple, cumuler des jours de vacances pour retrouver leur famille outre-mer. Est-ce à ces dispositifs-là que vous faisiez allusion ? En quoi cela influe-t-il sur le rapport que nous pouvons avoir avec ces populations ?

Monsieur Ndiaye, vous avez commenté l’idée de supprimer le mot « race » de la Constitution. Vous évoquiez plus haut un racisme sans race. Nous essayons d’enlever la trace du racisme dans la Constitution en en ôtant ce mot. Ce n’est pas parce qu’on l’enlève qu’on ne lutte pas contre le racisme. Pourriez-vous étayer votre position sur ce sujet ?

Madame Coquery-Vidrovitch, vous êtes présidente du comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Quelle est la mission de ce comité ? Quels sont les pièges à éviter pour empêcher le déboulonnage des statues ou pour que nous ayons des noms de rue plus représentatifs de la diversité et de l’histoire de la France ?

Mme Audrey Célestine. Le BUMIDOM est un organisme créé au début des années 1960 pour organiser la migration vers la France hexagonale de populations de La Réunion, de Martinique et de Guadeloupe. Plus de la moitié d’entre elles proviennent en réalité de La Réunion, et ce sont plutôt des Réunionnais qui travaillent dans l’administration pénitentiaire.

Cette politique a plusieurs origines. Il ne s’agissait pas seulement de faciliter la venue en métropole de ces populations, c’était un outil de contre-insurrection conçu au moment des indépendances, à l’époque où naissaient des mouvements nationalistes en outre-mer. Après les premières émeutes urbaines en Martinique en 1959, c’était un moyen de déplacer les jeunes, pauvres, peu qualifiés, qui risquaient de se révolter. Pourquoi se révoltaient-ils ? Les anciennes colonies sont devenues des départements en 1946, et cela s’assortissait d’une promesse d’égalité. C’était un peu l’acte II de l’égalité qui a suivi l’abolition de l’esclavage. Après la transformation de l’esclave en citoyen, la départementalisation était envisagée comme une voie vers une véritable égalité. Or, des années plus tard, le compte n’y était pas.

Face à l’effondrement de l’ancienne économie sucrière et à l’expansion démographique, l’une des solutions a été de déplacer les gens. Le but était d’éviter les révoltes, mais aussi de réduire le chômage, très important sur place. Cette politique a eu des conséquences catastrophiques en Martinique et en Guadeloupe, deux terres qui se dépeuplent. La diminution constante de la population depuis dix ans est le résultat de plusieurs dizaines d’années de migrations organisées.

Les archives du BUMIDOM montrent ce qui a été mis en œuvre pour faire partir les gens, et la façon dont ils étaient catégorisés, alors même que c’étaient des citoyens français. L’historien Sylvain Pattieu a travaillé sur la façon dont les administrations traitent leurs agents venus d’outre-mer. Plusieurs considérations relèvent à certains égards du racisme biologique – notamment certains stéréotypes sur la nonchalance supposée des Antillais.

Je ne parlais donc pas seulement des dispositifs spécifiques comme les congés bonifiés, même si plusieurs outils accessibles aux fonctionnaires en outre-mer et aux personnes originaires d’outre-mer en France métropolitaine ne sont pas complètement déconnectés de cette histoire. En effet, il s’est d’abord agi de bénéfices réservés aux métropolitains en poste en outre-mer, qui ont été étendus à la suite de luttes.

Je parlais particulièrement de la manière dont la population était sélectionnée, placée dans certains canaux pour intégrer certaines administrations et pouvait faire l’objet de formations particulières, à l’aune de catégorisations pratiquées par des agences d’État. Des travaux sont menés, par exemple, sur l’accès aux logements HLM pour les personnes venues d’outre-mer. Le BUMIDOM devait parfois se battre pour expliquer aux agences qu’il s’agissait de citoyens français qui, pour défendre leur droit à accéder à un logement, pouvaient aussi entrer dans des formes de catégorisations raciales. Les travaux sociologiques portant sur l’attribution de logements sociaux montrent comment des populations ont été catégorisées, et comment des familles ont pu être empêchées de vivre dans certains immeubles au motif que l’on pensait avoir atteint une sorte de seuil de tolérance. Ces phénomènes sont bien documentés.

Pour revenir sur ce que vous disiez à propos de Kamel Daoud, il est important de connaître l’histoire longue, mais aussi de voir qu’une partie des revendications qui ont à voir avec l’histoire ont pour origine la tension qui existe dans notre pays entre la manière dont on apprend les principes républicains et la réalité de l’expérience des gens et de ce qu’ils peuvent savoir de l’histoire. C’est un enjeu historique important, mais ce n’est pas seulement un enjeu historique.

Il est très important d’avoir le regard de Kamel Daoud, et aussi de comprendre que les questions posées ne sont pas seulement d’ordre historique. Elles sont adressées à la société et aux politiques, davantage qu’aux historiens.

M. Pap Ndiaye. Je suis opposé à la suppression du mot « race » de la Constitution, non par interrogation ou doute à l’égard des intentions du législateur. Je comprends les bonnes intentions qui président à cette purge. Néanmoins, je remarque deux choses. Cette suppression du mot n’aura aucun effet pratique, ce qui m’interroge de la part d’une majorité qui se réclame du pragmatisme plutôt que de grands gestes législatifs. De plus, la présence du mot « race » dans l’article premier de la Constitution en fait un article antiraciste. Il s’agit de dénoncer la possibilité que des gens agissent en fonction d’une représentation de la société fondée sur les races.

En 1946 comme en 1958, le législateur ne s’est pas lancé dans une considération douteuse sur l’existence objective ou ontologique des races. Il s’agissait d’affirmer l’unité de la République contre tous ceux qui auraient l’idée de séparer la population selon des critères raciaux. Ce n’est donc pas un article raciste, mais un article antiraciste qui occupe une place éminente dans notre Constitution. Si cette suppression devait être actée – il me semble que nous n’en sommes pas là –, cela reviendrait à supprimer la place tenue par une déclaration antiraciste en tête de la Constitution.

Mme Catherine Coquery-Vidrovitch. Supprimer le mot « race » ne supprime pas le racisme. Cela me paraît absurde, puisque le racisme existe. Il faut bien en faire état.

Il existe par ailleurs un faux-ami anglais qui fait des ravages, y compris dans les polémiques entre intellectuels. Le mot « race » en français renvoie au racisme, au fait de croire aux races. En anglais, le mot race repose aussi sur des idées racistes, mais également sur une histoire de la ségrégation qui a créé des catégories statistiques qui ont été conservées par la suite aux États-Unis comme en Afrique du sud.

Il y a une incompréhension totale dans le public – le public éclairé, comme le public politique et législatif – sur ce malentendu dans l’emploi du mot « race ». De nombreux chercheurs utilisent ainsi ce mot en français, alors qu’il s’agit du mot race. Cela tient au fait que de nombreux travaux sont écrits en langue anglaise sur ce sujet.

J’ai fait paraître en 2009 un ouvrage intitulé Enjeux politiques de l’histoire coloniale, à un moment où se produisait une grande confusion entre savoir et morale sur ces questions. L’histoire de l’esclavage revêt également des enjeux politiques, comme toutes les notions qui lui sont liées. Pap Ndiaye mentionnait plus haut les idées postcoloniales et les idées décoloniales. Le concept postcolonial a été très développé par les anglophones, quand le concept décolonial a été inventé par les Sud-Américains, pour se distinguer d’une certaine façon des concepts nord-américains. Or ces mots signifient un certain nombre de choses, qui échappent à beaucoup d’intellectuels qui montent sur leurs grands chevaux au lieu d’essayer de comprendre.

Les études décoloniales portent ainsi une idée intéressante consistant à dire qu’au-delà des classes sociales, d’autres éléments comptent comme la race, entendue au sens anglais du terme, et le genre. Le bon sens dit par exemple qu’une jeune Noire d’un quartier difficile peinera davantage à trouver du travail qu’un jeune Blanc des beaux quartiers, car elle est issue d’une classe sociale défavorisée, femme et noire. Il existe donc des facteurs qui nuancent la notion d’inégalité sociale.

À partir de là, comme à chaque invention d’un nouveau concept, une nuée de penseurs, de néo-penseurs et de mauvais penseurs font des publications plus ou moins intéressantes. Pour autant, tout n’est pas à jeter. Il faut étudier, lire et s’interroger sur les raisons qui président au lancement de ces idées.

Il faut expliquer, enseigner, montrer que le fait d’utiliser le mot « race » n’est pas être raciste, comme je l’ai lu dans plusieurs déclarations d’intellectuels. Il faut faire appel pour cela à des spécialistes qui connaissent la question. Ce qui me frappe beaucoup dans les tribunes qui paraissent actuellement dans Le Monde ou Libération, c’est que d’une façon générale elles sont toutes signées par des Blancs qui pensent en Blancs – alors que précisément nous essayons de dire que l’être humain n’a pas à être jugé sur sa couleur. C’est difficile, car c’est la première chose que l’on voit. Une brillante psychologue antillaise de ma connaissance me disait que la première question qu’on lui posait était : « D’où êtes-vous ? », alors qu’elle voulait qu’on lui demande sa profession.

La couleur ne devrait avoir aucune espèce d’importance. Or elle en a. Il faut lutter contre ce préjugé raciste fondamental ancré dans l’histoire. Mon fils a été adopté lorsqu’il avait trois mois. Il est métis. Je lui disais toujours de ne pas oublier sa carte d’identité lorsqu’il sortait à 17-18 ans. Un jour je lui ai demandé s’il lui arrivait d’être contrôlé. Il m’a répondu très naturellement : « oui, tout le temps ». Il s’agissait d’un fils de la bonne bourgeoisie intellectuelle, il n’y avait aucune raison de le plaquer contre un mur pour lui demander sa carte d’identité – mais il était métis, et jeune. Les citoyens français non-noirs, non-métis, ne le savent pas, ni ne le sentent ni ne le vivent. Aussi faut-il expliquer à tout le monde, pas seulement aux gens de couleur, que lorsqu’on n’est pas tout à fait comme tout le monde, on est néanmoins comme tout le monde.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup pour vos réponses et pour l’exposé de vos travaux et de vos convictions. Bonne continuation dans vos travaux de recherche.

Mme Catherine Coquery-Vidrovitch. Le hors-série du Monde intitulé L’Atlas des Afriques – 6 000 ans d’histoire, 200 cartes qui vient de paraître est remarquable. Il s’agit d’un ouvrage grand public, neuf par rapport à ce qui se fait sur le sujet.

La séance est levée à 16 heures 35.

 


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Compte rendu  21    Audition de M. Samuel Thomas, délégué général de la Fédération nationale des maisons des potes, président de la Maison des potes-maison de l’égalité, ancien vice‑président de SOS Racisme

(Réunion du mercredi 9 septembre 2020 à 16 heures 30)

La séance est ouverte à 16 heures 45.

M. le président M. Robin Reda. Nous recevons M. Samuel Thomas, délégué général de la fédération nationale des Maisons des potes, président de la Maison des potes-maison de l’égalité, ancien vice-président de SOS Racisme.

Cette mission d’information a été créée en décembre 2019, pour tenter d’apporter des réponses aux fractures identitaires et communautaires que connaît la société française. Si elle a dû être suspendue du fait de la crise sanitaire, elle est aujourd’hui encore plus d’actualité avec les événements récents et le mouvement Black Lives Matter.

Nous souhaitons que vous nous livriez votre regard sur la question du racisme en France, la manière dont vous l’appréhendez par l’intermédiaire de la fédération des Maisons des potes, les actions que vous menez et vos suggestions pour la combattre.

Mme Caroline Abadie rapporteure. Après les auditions de plusieurs universitaires, nous commençons à bien comprendre comment fonctionne le mécanisme du racisme, ce qu’il induit et comment nous pouvons lutter contre chaque forme de racisme. Certaines de ces formes sont ancrées dans des préjugés, d’autres sont des croyances, d’autres encore résultent d’un racisme inconscient qui produit des discriminations.

Mais nous souhaitons aussi nous intéresser aux solutions, c’est la raison pour laquelle nous entendons des associations telles que la vôtre, qui œuvrent sur le terrain pour mener des actions de proximité. Comment s’adaptent les associations à l’évolution du racisme ?

Vous menez par ailleurs des actions de testing. Nous souhaiterions connaître la façon dont vous les mettez en œuvre, les difficultés que vous rencontrez, les résultats et les espoirs qu’elles peuvent porter.

M. Samuel Thomas, délégué général de la fédération nationale des Maisons des potes, président de la Maison des potes-Maison de l’égalité, ancien vice-président de SOS Racisme. J’axerai mon intervention sur la lutte contre le racisme par l’action judiciaire, car c’est par ce biais que notre fédération d’éducation populaire a choisi d’agir. Je vous présenterai les difficultés que nous rencontrons pour faire sanctionner les différents délits à caractère raciste et nos suggestions pour améliorer la loi.

Voici tout d’abord un extrait du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, qui fait le lien entre l’action judiciaire et la lutte contre le racisme : « Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression… »

Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter conduit à des situations de tension et de révolte, voire à des menaces de guerre civile, justement parce que la solution par l’exercice de la loi n’a pas été à même d’apaiser les conflits dans le pays et de sanctionner les actes racistes.

En France, même si le risque de guerre civile n’existe pas, nous nous trouvons dans une situation similaire : si la loi n’est pas appliquée, nous ne limitons pas l’expansion du racisme et des discriminations et ne protégeons pas les victimes qui n’ont alors plus de raison de croire en la justice républicaine.

Les Maisons des potes se sont employées, toutes ces années, dans les quartiers populaires, à convaincre les jeunes confrontés à des injustices à caractère raciste commises par des individus ou des institutions, d’utiliser la voie pacifique : de faire confiance à la justice, de porter plainte et de se doter des meilleurs avocats. Même si les manifestations peuvent avoir un impact, nous véhiculons l’idée selon laquelle les juges et les procureurs sont les relais des lois de la République.

Malheureusement, notre expérience des 30 dernières années est celle d’une justice qui agit en dents de scie : il n’y a pas d’évolution constante de l’implication des magistrats et des policiers dans la lutte contre les discriminations.

Les dix dernières années ont incontestablement été une période d’inefficacité de la justice contre les actes racistes, alors que le début des années 2000 a été une période d’efficacité, notamment du fait de l’injonction de l’Europe avec sa directive relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, dite directive antiraciste du 29 juin 2000. C’est une époque durant laquelle nous avons cru être débarrassés de la menace de l’extrême droite en France, avec la scission du Front national (FN) qui a donné naissance au Mouvement national républicain (MNR), en 1999.

En deux ans, de 2000 à 2002, j’ai gagné cent procès pour discrimination à caractère raciste à l’entrée des discothèques. Les principales jurisprudences sur ce sujet ont été établies à cette époque.

J’ai divisé mon exposé en quatre parties : la parole raciste ; les violences et les dégradations à caractère raciste ; les discriminations à caractère raciste ; le fichage racial.

Je traiterai en premier lieu de la poursuite contre la parole raciste. La législation contre la parole raciste a été incorporée dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La dernière grande avancée – avec la proposition de loi visant à aggraver les peines punissant les infractions à caractère raciste ou antisémite et à renforcer l'efficacité de la procédure pénale, déposée par M. Pierre Lellouche le 1er août 2002, et la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi « Perben II » – a été d’allonger le délai de prescription de trois mois à un an.

Cependant, nous rencontrons de grandes difficultés à faire appliquer la loi, au motif que les textes qui circulent sur internet peuvent avoir été publiés plusieurs années auparavant et être frappés de prescription. Ils sont publiés sur des sites internet qui diffusent la haine et font du racisme leur fonds de commerce. Les surveiller demande beaucoup d’énergie et les parquets n’ont pas la volonté d’être à l’origine des poursuites contre eux.

Même s’il y a une multiplication des signalements auprès de la Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), ils ne débouchent pas sur des procès à l’initiative des parquets. Seules les associations, quand elles décident de poursuivre, peuvent mettre en cause ces sites. Mais quand elles épluchent les contenus incitant à la haine raciale, elles s’aperçoivent que les contenus les plus répréhensibles pénalement sont pour la plupart prescrits – mais continuent de circuler.

Je ne vous citerai pas les sites racistes que j’évoque, car je ne veux pas leur faire de publicité, mais ils sont nombreux. Il existe même des sites nazis, dont l’idéologie dépasse l’entendement. Or nous ne pouvons pas les faire sanctionner.

En effet, l’identité des auteurs est le plus souvent masquée – ils utilisent des pseudonymes –, les sites sont hébergés à l’étranger et les directeurs de publication sont des personnes fictives, de sorte que, même si un article n’est pas frappé de prescription, nous ne pouvons pas faire condamner son auteur.

Lorsque je me rends au commissariat de police pour porter plainte, je donne des pistes au policier-enquêteur pour une recherche d’identité, mais celui-ci m’explique que la loi ne lui permet pas d’investiguer, car seuls l’auteur et l’éditeur peuvent être poursuivis. Or l’auteur est inconnu, l’éditeur est à l’étranger et la loi ne permet pas de poursuivre les personnes qui alimentent le site. Ces personnes sont parfois connues, elles travaillent, en France, au service communication d’une mairie ou d’un parti politique et bénéficient d’une impunité totale.

Lorsqu’un site publie « Samuel le youpin va être déporté dans un camp de concentration », son auteur ne peut être condamné, et, si le parquet parvient à bloquer le site, l’hébergeur ira s’implanter à l’étranger et continuera de publier des contenus racistes.

Une modification de la législation est donc indispensable. Il suffirait de considérer qu’un site internet raciste est une organisation, puis d’obtenir un décret de dissolution de cette organisation ; puis d’appliquer les pouvoirs d’enquête prévus pour ceux qui sont en droit de démanteler la réorganisation d’une ligue dissoute. Ainsi, tout participant à l’alimentation de ce type de site pourrait être poursuivi.

Les auteurs de propos racistes contournent la loi sur la liberté de la presse en jouant sur les mots. Ils ne disent plus « les Arabes, les Noirs, les racailles ou les Africains… », mais les « émigrés ». Jean-Marie Le Pen a été relaxé en décembre dernier – il avait été attaqué pour avoir dit que « les faits divers sont le fait des émigrés » –, le juge ayant considéré que les émigrés ne constituaient pas un groupe ethnique.

Tous ceux qui souhaitent envoyer des messages racistes à leur électorat savent comment les crypter pour ne pas être condamnés. Jean-Marie Le Pen le sait, Marine Le Pen le sait, Valeurs actuelles le sait, Éric Zemmour le sait… Il convient donc, là aussi, de modifier la loi, afin que puissent être poursuivis les auteurs de propos incitant à la haine raciale.

Des jurisprudences vont dans ce sens. L’année dernière, la Maison des potes a fait condamner une élue du Front national d’Agen pour avoir repris la phrase de Jean-Marie Le Pen, ainsi que celle qu’il avait prononcée il y a plusieurs années : les chambres à gaz sont un détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Par ailleurs, une disposition légale empêche les associations d’agir contre toutes les formes de racisme, notamment le négationnisme et l’apologie des crimes contre l’humanité. L’article 2-5 du code de procédure pénale indique que pour être légitime à poursuivre en justice une personne qui a fait l’apologie de la Shoah, la défense des intérêts moraux et de l’honneur de la Résistance ou des déportés doit être inscrite dans son objet statutaire.

En outre, les sanctions ne sont pas dissuasives quand il s’agit de réprimer des personnes qui font commerce du racisme pour s’enrichir : ce ne sont pas les 45 000 euros d’amende maximum prévus par la loi qui dissuaderont un journal qui tire à 100 000 exemplaires. Nous souhaitons que cette amende soit portée, par exemple, à un million d’euros, la peine prévue pour une entreprise coupable d’avoir élaboré un fichage ethnique (article 226-19 du code pénal).

Depuis le récent revirement de la jurisprudence, pour être condamnée pour incitation à la haine et à la violence, une personne doit désormais « exhorter, de façon explicite, à la violence ». C’est le sens des arrêts de la Cour de cassation qui ont relaxé Robert Ménard et Valeurs actuelles en 2017, 2018 et 2019, arrêts fondés sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui favorise la liberté d’expression au détriment de la lutte antiraciste. Il est possible désormais de dire que l’on n’aime pas les juifs, les Arabes ou les Noirs, ces propos n’étant plus considérés comme une incitation explicite à la haine et à la violence.

J’ajoute que même quand elles sont encouragées par le parquet, les associations qui poursuivent des individus pour propos racistes sont assujetties au paiement d’un montant de consignation parfois prohibitif, qui les pousse à renoncer. Nous proposons que les associations soient agréées, par exemple par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), et exonérées des consignations dès lors qu’elles agissent dans l’intérêt de la Nation.

Enfin, nous souhaiterions que la durée de prescription soit portée à trois, voire six ans – comme la prescription des délits.

J’en viens en deuxième lieu aux violences et dégradations à caractère raciste.

Nous constatons, notamment en Alsace, une recrudescence de profanations de tombes juives sur lesquelles des croix gammées sont peintes, et des actes de dégradation contre des mosquées. Les auteurs étant très difficiles à identifier, il n’y a en général aucune poursuite.

Mais quand les individus sont identifiés et font l’objet de poursuites – ce qui donnera lieu à procès, dans quinze jours à la Cour d’appel de Colmar –, les associations rencontrent un certain nombre d’obstacles pour se porter parties civiles, notamment en raison de l’interprétation de la loi par les magistrats.

En 2004, a été créée la « circonstance aggravante » de la dégradation d’un bien à raison de l’origine de la personne. Or certains magistrats, notamment ceux du tribunal de Saverne, considèrent que si les poursuites pénales n’ont pas été engagées avec cette circonstance aggravante, les associations ne peuvent pas se porter parties civiles. C’est une interprétation erronée de la loi, qui dispose qu’il suffit d’établir que les faits ont été commis à raison de l’origine des personnes. Une clarification de la loi nous paraît nécessaire.

Par ailleurs, le travail d’identification des auteurs est défaillant. Sans doute parce que nous ne disposons pas d’une police scientifique spécialisée – comme pour la lutte antiterroriste – qui disposerait des moyens pour débusquer les auteurs de violences et de dégradations à caractère raciste, qui s’expriment au sein des réseaux sociaux de leur communauté d’extrême droite – Facebook, réseau russe, etc. Les policiers des services régionaux de police judiciaire (SRPJ) ne sont pas formés, ils n’ont aucune expérience pour trouver les auteurs qui s’expriment sur internet.

J’aborderai en troisième lieu la lutte contre les discriminations à caractère racial.

Les discriminations sont la forme de racisme la moins franche. Nous avons besoin des testings pour l’identifier : les auteurs n’accompagnant pas leur discrimination d’un propos à caractère raciste, son intention doit être déduite par le magistrat.

Les discriminations peuvent être le fait de dépositaires de l’autorité publique, d’organismes publics, d’organismes privés ou d’individus. Elles peuvent être commises non pas parce que l’auteur est adepte d’une idéologie raciste, mais parce qu’il pense que cette discrimination va dans le sens de son intérêt économique ou électoral, par exemple.

Je prendrai l’exemple de l’agence immobilière Alvimmo de l’Essonne, qui a été condamnée pour discrimination à caractère raciste dans la sélection des locataires. Il a fallu prouver qu’elle avait commis cette infraction, non pas par idéologie raciste, mais parce qu’elle pensait que les propriétaires ne souhaitaient pas avoir des locataires d’origine africaine, maghrébine ou asiatique. Les propriétaires ont, quant à eux, prétendu que c’était la copropriété qui ne souhaitait pas ce type de locataires.

La Maison des potes réalise de nombreux testings au logement. Les personnes à la peau noire sont le plus discriminées. Les agences immobilières ne les refusent pas frontalement, elles leur proposent, par exemple, un bien beaucoup trop cher pour leur budget.

Les testings consistent à faire postuler, à un quart d’heure ou une heure d’intervalle, deux candidats disposant des mêmes moyens financiers, de la même taille de famille et qui souhaitent habiter le même quartier. Au premier, dont le nom est à consonance étrangère, l’agent immobilier dira qu’il n’a que des appartements à 2 500 euros, alors qu’il proposera au second un appartement à 1 300 euros.

Les testings à l’embauche démontrent que la discrimination à caractère raciste est elle aussi commise selon certaines variables. Dans la restauration, par exemple, il n’y a pas de discrimination à l’embauche pour un commis de cuisine, métier en bas de l’échelle et qui s’exerce en arrière-cour. En revanche, le taux de discrimination est très élevé pour l’encadrement des cuisiniers et des serveurs ou pour les postes de serveur.

Ce phénomène est connu et analysé depuis très longtemps. Le motif de cette discrimination n’est pas le contact avec la clientèle, comme nous le pensions, mais une question d’autorité : qui respecte qui, car, nous dit-on, l’autorité d’un Africain ou d’un Maghrébin n’est pas respectée.

Au début des années quatre-vingt, le fichage ethno-racial des salariés de Renault avait été élaboré à partir d’écrits sociologiques concernant la hiérarchie des responsabilités dans les usines en fonction de l’origine des personnes. Il était écrit, par exemple, qu’un Maghrébin n’acceptera pas d’avoir comme supérieur hiérarchique une personne d’origine subsaharienne.

En général, les personnes commettant ce type de discrimination font porter la faute sur les autres : « ce n’est pas moi qui suis raciste, ce sont mes employés ».

Autre exemple : pour l’attribution d’une habitation à loyer modéré (HLM), l’office public d’aménagement et de construction (OPAC) de Saint-Étienne procédait à un fin dosage des personnes au nom à consonance étrangère. Il s’agit du « syndrome des boîtes aux lettres », diagnostiqué scientifiquement par cet OPAC – avec l’approbation de la caisse d’allocations familiales et de la préfecture : au-delà de x % de noms à consonance maghrébine ou africaine sur les boîtes aux lettres, le taux de vacance d’appartements serait, paraît-il, très élevé.

Tout était écrit dans un rapport de l’OPAC – mis à jour par la Mission interministérielle d’inspection du logement social (MILOS) – qui a permis sa condamnation. Les responsables ont été jugés coupables d’avoir établi un fichier ethnoracial de cinq mille personnes et pour avoir commis des discriminations raciales envers mille demandeurs, durant la période non prescrite. L’OPAC a été condamné à 10 000 euros d’amende avec sursis intégral. Cette peine dérisoire a été motivée par le fait qu’il avait agi dans l’intérêt d’un service public.

Les Américains se moquent des peines dérisoires auxquelles sont condamnées, en France, les personnes qui commettent des discriminations. Par exemple, j’ai fait condamner une société de communication américaine, Daytona, qui recrutait des hôtesses pour vendre différents produits dans les supermarchés. Un fichier avait été établi selon l’origine ethnique de toutes les hôtesses – 5 000 personnes – pour les affecter en fonction des produits et des demandes des clients. Cette société a été condamnée à 5 000 euros d’amende. Aux États‑Unis, elle aurait été condamnée à deux cents millions d’euros…

La sanction contre les discriminations est un enjeu important pour les associations. Un changement d’état d’esprit des magistrats est indispensable pour que les sanctions soient dissuasives. Malheureusement, je l’ai évoqué plus haut, ces dernières années ont été marquées par un recul phénoménal de la lutte contre les discriminations.

Pour preuve, nous avons procédé l’année dernière à deux testings gouvernementaux qui, nous a-t-on dit, ne pouvaient donner lieu à des poursuites judiciaires. Les dossiers de sept sociétés n’ont été transmis ni au procureur de la République ni à l’inspecteur du travail et elles vont simplement devoir modifier leur campagne de communication. Mais le name and shame ne suffit pas !

Le comité d’entente du Défenseur des droits, où je siège, et le comité consultatif de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), où j’ai siégé, ont choisi de ne plus transmettre au procureur de la République les dossiers de discrimination, souhaitant les résoudre à l’amiable, en médiation ou en transaction.

Depuis une dizaine d’années, il n’y a ainsi plus de procès contre les discriminations – il y en avait trois par an en France au moment où M. Toubon a quitté ses fonctions. Cette absence de procès ne va pas dans le sens d’une nécessité de former les procureurs et les policiers à la lutte contre les discriminations.

Nous avons également besoin que les procureurs, sur la base de remontées d’information, déclenchent des investigations, des testings, des saisies de fichiers, etc. C’est ce que les Maisons des potes s’astreignent à faire.

Alors que les testings ont été consacrés par la loi du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances (article 225-3 du code pénal), une note du parquet général a aussitôt limité leur portée en indiquant que les tests ne devaient pas être réalisés par un comédien. C’est malheureusement sur la base de cette note – qui n’est pas une loi – que le Gouvernement a décidé de ne pas transmettre au procureur de la République les résultats des testings réalisés à sa demande l’année dernière.

Pourtant, il me paraîtrait logique que les résultats de ces tests, demandés par le Gouvernement lui-même et qui ont coûté beaucoup d’argent, soient transmis au procureur et que celui-ci ordonne l’ouverture d’une enquête, notamment pour déterminer si le cas du comédien est confirmé par les vraies candidatures et pour que, si tel est le cas, la société soit poursuivie pour « subordination d’offres à un critère discriminatoire ».

Par ailleurs, il ne nous est pas possible de procéder à une citation directe contre une entreprise, si nous n’établissons pas que l’auteur de la discrimination agissait pour cette dernière.

Nous souhaitons également que les lanceurs d’alerte soient protégés. Cette protection est indispensable, car de nombreux salariés qui nous contactent sont ensuite licenciés, malgré la loi du 16 novembre 2001 – une personne a même été condamnée pour vol de documents. Bien entendu, nous faisons sanctionner ces licenciements a posteriori.

Il m’avait été demandé de former des magistrats à la lutte contre les discriminations, mais je devais me faire commercial pour trouver des magistrats souhaitant en bénéficier. Il me semble qu’il appartient à l’École nationale de la magistrature (ENM) d’organiser cette formation.

En outre, il n’existe pas de base de données regroupant les jurisprudences – les victoires et les défaites de la lutte contre les discriminations ou contre le racisme. Seuls le Défenseur des droits et la DILCRAH ont répertorié quelques décisions.

L’article 432-7 du code pénal, qui permet de poursuivre les dépositaires de l’autorité publique auteurs de discrimination, n’est pas rédigé correctement et n’a jamais été actualisé. Personne n’a vérifié s’il était applicable par les juges.

Si nous avons fait condamner des élus, en première instance, à trois ou cinq ans d’inéligibilité pour avoir commis des discriminations par préemption de biens, nous avons perdu devant la Cour de cassation, celle-ci ayant considéré que la préemption abusive à caractère raciste n’est pas une atteinte au droit de propriété, puisque le propriétaire dispose de voies de recours.

Le cinquième élément de mon propos est le fichage ethno-racial. L’idée de recourir aux statistiques ethniques au nom de la lutte contre les discriminations est une hérésie. Ceux qui réalisent de telles statistiques le font dans le but de conforter les préjugés, les stéréotypes, voire de les rendre scientifiques. Et le danger est ensuite qu’ils effectuent un fichage ethnique.

Rappelez-vous, le fichage des juifs a été réalisé, au départ, avec la participation volontaire de la population et même des représentants de la communauté juive, dont la protection était le motif avancé.

En 2009, j’ai remis à Patrick Karam, alors délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’outre-mer, un rapport intitulé « Fichage ethnique, un outil de discrimination ». Il mettait en évidence que la discrimination par dosage avait nécessairement besoin de la statistique ethnique.

Les personnes qui prétendent effectuer des statistiques ethniques pour évaluer les inégalités de progression de carrière à raison de l’origine s’en servent, en réalité, pour commettre des discriminations par dosage.

Sur cette question, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a été défaillante. Lorsqu’elle était présidée par Alex Türk, elle a accepté qu’Air France établisse un fichier ethnique des hôtesses de l’air. Le motif avancé par Air France était que, pour certains vols, des clients souhaitaient avoir des hôtesses de l’air de couleur noire – comme l’équipe de France de football –, ou de type asiatique – pour leur nouveau marché vers l’Asie. Le but économique a rendu légitime le fichage ethnique. C’est stupéfiant !

L’article 226-19 de la loi informatique et libertés dispose que le consentement éclairé des personnes fichées est nécessaire pour établir un fichier. Il convient de préciser de quelle nature doit être ce consentement.

Le président M. Robin Reda. Je vous remercie. Vous avez répondu aux principales questions que nous souhaitions vous poser, je vous propose donc de clôturer cette audition.

La séance est levée à 17 heures 45.

 


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Compte rendu  22    Audition de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme

(Réunion du mardi 15 septembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 10.

M. le président Robin Reda. L’audition a lieu dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter, mission qui a pour but d’actualiser les propositions de notre politique de lutte contre le racisme. Pour poursuivre nos auditions, nous avons vivement souhaité auditionner la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et en recevons son président d’honneur, M. Michel Tubiana. 

Cette mission existe depuis près de neuf mois, puisqu’elle a été créée en décembre 2019. Nos travaux, qui ont repris à l’issue de la crise sanitaire, ont commencé avant les débats qui ont agité ces derniers temps notre société et les États-Unis. Les racines de ce travail sont donc profondes et nous regardons ces sujets en face. L’objectif est de rendre un rapport à la représentation nationale et au gouvernement, comportant nos préconisations pour lutter contre le racisme dans toutes ses dimensions.

Nous avons déjà entendu des universitaires, des historiens, des sociologues, des statisticiens, et depuis la semaine dernière, des représentants d’associations aussi diverses que SOS Racisme, le Club du XXIe siècle et la Fédération nationale des Maisons des potes ainsi que, aujourd’hui le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA).

Nous avons maintenant la chance d’entendre la LDH. Il s’agit d’une association très ancienne, et je pense que vous reviendrez brièvement sur son histoire dans votre propos liminaire.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis le mois de juillet 2019, nous avons auditionné beaucoup d’experts qui nous éclairent sur ce que recouvre le racisme. Il s’agit de savoir de quoi l’on parle avant de proposer des solutions. C’est ce à quoi notre mission devra s’atteler, puisque son intitulé évoque les « solutions » à apporter au racisme. Il évoque également son évolution. Quelles formes prend le racisme aujourd’hui ? Quelles ont été ses évolutions récentes ?

Nous constatons aussi que la manière de combattre le racisme a évolué. Nous le voyons à travers les associations qui luttent contre lui, et à la transformation de leurs modes opératoires. Comment encourager ces méthodes, quand elles restent républicaines et universelles, comme le sont nos valeurs ?

M. Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH. La LDH a été fondée en 1898, à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Elle est donc de plain-pied dans cette lutte contre le racisme. Cependant, dans l’affaire Dreyfus, il n’y avait pas qu’une dimension d’antisémitisme. Il y avait aussi celle de l’État de droit, puisque se posait la question du procès déloyal qui avait été fait au capitaine Dreyfus, au travers des documents communiqués clandestinement au conseil de guerre.

Vous avez raison de rappeler que l’histoire de la LDH est longue. Le racisme tel que nous le connaissons en France et en Europe visait des populations bien déterminées, et relativement restreintes, environ jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Je dis en Europe, dans la mesure où les populations colonisées n’étaient pas ou très peu présentes sur le territoire de la République. L’antisémitisme et le racisme anti-Roms, anti-Tziganes étaient alors les composantes essentielles du racisme.

Le racisme a évolué au gré de l’apparition de communautés sur le territoire européen, qui existaient avant, mais qui n’avaient probablement pas la même importance, et qui – en un sens – offraient un dérivatif. En effet, s’il existe des dimensions objectives dans le racisme, il y a également des aspects totalement irrationnels. Certains ont donc toujours besoin d’un dérivatif. Au fond, les populations arabes, noires, ou indochinoises et asiatiques offraient un dérivatif au tabou issu de la Seconde Guerre mondiale, celui du génocide des juifs et des tziganes.

Il s’inscrivait également dans le processus des luttes de décolonisation, avec ce que cela comportait d’acrimonie et de violence, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des frontières du pays. Je note qu’il faudra tout de même attendre 1972 pour que le législateur prenne suffisamment conscience de la rémanence du racisme en France, mais aussi en Europe, pour adopter une législation dans ce domaine. En 1972, nous sommes à la veille de la guerre de 1973 et du choc pétrolier, et donc de cette radicalisation des rapports entre le sud et le nord, avec les implications culturelles que cela comporte. La guerre d’Algérie était encore dans tous les esprits.

L’exemple de la loi de 1972 nous démontre qu’une législation ne suffit pas à combattre le racisme. Le racisme est un phénomène extrêmement complexe, qui commence dans la manière inconsciente que nous pouvons avoir de qualifier nos amis belges au travers des « histoires belges », de dire que les Français sont indisciplinés et les Allemands disciplinés, c’est-à-dire dans un certain nombre de stéréotypes dont les conséquences semblent nulles, mais qui accumulées peuvent être extraordinairement dramatiques. J’évoque là ce qu’il y a au fond des inconscients collectifs et individuels. Cela n’a rien à voir avec la démarche consciente, rationalisée, de la négation d’une seule humanité et de l’affirmation d’une hiérarchie en son sein.

Cela me permet d’aborder la question du mot « race ». Nous n’étions pas et ne sommes toujours pas favorables à la suppression de ce mot dans la Constitution. Tout d’abord, parce que nous conserverions le mot d’antiracisme, qui inclut le mot race. Aussi, le racisme est passé par plusieurs créneaux : un créneau biologique, mais aussi, et de plus en plus, un créneau social. Devant l’impossibilité d’identifier des races au sens biologique du terme, ou devant l’absence de pertinence de cette notion, la question des conséquences du racisme et des discriminations se déplace sur le terrain social, et va donc frapper des gens indépendamment de l’affirmation de hiérarchies biologiques, mais à travers l’affirmation de hiérarchies culturelles, économiques et sociales.

Supprimer le mot race serait donc une manière de nier la vie des mots. Aujourd’hui, dans le mot racisme, on va entendre ce racisme non biologique, mais aussi les discriminations fondées sur la religion, l’origine, la couleur, etc. Je pense que la suppression du mot « race » relèverait d’un mauvais gadget, qui reviendrait davantage à nier un certain nombre de situations plutôt qu’à un réel progrès. Les symboles ont leur importance, mais il faut toujours se méfier de leur utilisation dans ce genre de domaines.

La situation nous paraît aujourd’hui extrêmement mouvante et préoccupante. Nous siégeons à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dont le rapport annuel a l’extraordinaire mérite d’avoir une permanence depuis vingt ans, et nous permet donc un regard rétrospectif sur les stéréotypes et les comportements racistes ou non racistes de notre pays. Nous avons été amenés dans le cadre de la CNCDH à entendre un certain nombre d’organisations. Où en est-on en matière de racisme ?

La situation est préoccupante, notamment parce que nous sommes incapables de chiffrer, même approximativement, les conséquences du racisme. Les statistiques établies à partir des chiffres fournis par le ministère de la justice et le ministère de l’intérieur ne rendent compte en définitive que des affaires qui sont arrivées à échéance devant l’appareil judiciaire, ou qui ont été recensées en termes de plaintes. Cela laisse complètement de côté cette zone extraordinairement grise des discriminations. Certains ont tendance à penser qu’il existe une différence entre racisme et discriminations. Le racisme est un concept. Les discriminations en sont l’application et la conséquence pratique. Nous sommes incapables d’avoir une vision qualitative et quantitative de ces discriminations, même si nous disposons de quelques éléments au travers des enquêtes réalisées par l’envoi de curriculum vitae auprès de certaines entreprises. Mais les discriminations au logement, entre autres, ne sont absolument pas quantifiées ni ne sont, à ce jour, quantifiables.

C’est extrêmement invalidant, car nous ne pouvons connaître l’ampleur de ces discriminations, si ce n’est en termes de « ressenti ». Dans le cadre des enquêtes sur la sécurité se pose la question de l’insécurité objective, à travers les crimes et délits recensés et commis, mais également celle du ressenti sécuritaire. La même question peut se poser à propos des manifestations du racisme, entre la réalité des manifestations, et le ressenti qui y est lié. Mais le recensement est encore plus imparfait que celui des crimes et délits. Nous avons devant nous un vrai chantier pour connaître l’état réel des discriminations dans ce pays.

Nous disposons de quelques éléments, par l’analyse des territoires, des situations sociales, mais nous restons très en deçà de ce dont nous avons besoin. Je voudrais relever sur ce point que les statistiques du ministère de la justice et du ministère de l’intérieur sont extrêmement difficiles à interpréter. Il y a un décalage normal entre l’instant judiciaire et la réalité. Il convient de noter, par ailleurs – et je ne parle même pas de la question des plaintes des victimes – qu’un certain nombre de délits incluant un caractère raciste ne sont pas poursuivis. À ma connaissance, le parquet n’a jamais retenu la circonstance aggravante de racisme dans aucune poursuite concernant les forces de l’ordre. Cette absence totale me semble tout à fait significative. Même si un contrôle d’identité « au faciès » est annulé par l’appareil judiciaire, et vous connaissez la décision de la Cour de Cassation sur ces contrôles, il n’y aura jamais de poursuites sur la base d’une discrimination ou de la législation sur le racisme, alors même que ces contrôles sont manifestement une discrimination en raison de l’origine, de l’apparence physique ou de la nationalité supposée.

À partir de ces constats empiriques, nous avons vu évoluer les diverses manifestations de racisme, au sens où elles se sont maintenues et développées. Je vais éliminer deux débats. Tout d’abord, je ne suis pas en train de dire que la France est un pays profondément, structurellement, radicalement raciste. Je dirais même que c’est un pays intellectuellement antiraciste, mais dont un certain nombre d’habitants font du racisme sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Par ailleurs, vous ne m’entendrez pas davantage parler de « racisme d’État », tout simplement parce que nous sommes dans un État dont la législation et les principes sont antiracistes. Cela n’interdit pas de parler de pratiques racistes pour des systèmes à l’intérieur de l’État.

Ces deux points étant précisés, nous avons vu se développer un certain nombre de manifestations de racisme, envers les communautés les plus diverses. Il y a celles qui ont été maintenues vis-à-vis des Roms, ainsi que vis-à-vis des juifs. Nous avons aussi vu s’amplifier des discriminations concernant les populations considérées comme arabes, et musulmanes, qui ne se recouvraient pas au début. Aujourd’hui il y a une espèce d’osmose arabo-musulmane, ce qui fait dire au traiteur libanais chez lequel je vais manger parfois : « Ces imbéciles ne savent même pas que je suis chrétien. » Mais il est d’abord perçu comme Arabe et, de ce fait, par hypothèse, comme un musulman.

Cette sorte d’assignation à résidence va se retrouver de manière systématique, qu’elle concerne les Arabes ou qu’elle concerne les Noirs. Souvenez-vous des films témoignant de l’accueil des personnes noires de peau en France en 1945 : les soldats noirs américains disaient que la France était un pays de cocagne. Nous assistons à un développement des formes de racisme vis-à-vis de diverses communautés, et à la permanence de certaines. L’antisémitisme constitue une histoire spécifique de la France et de l’Europe : l’autre côté de la Méditerranée n’a pas connu le génocide.

En France, le tabou issu de la Seconde Guerre mondiale a été politiquement prolongé par la guerre d’Algérie, notamment par rapport à ceux qui étaient essentiellement porteurs de l’antisémitisme en France, c’est-à-dire l’extrême droite, et qui ont aussi commis la tentative d’assassinat du général de Gaulle. Je peux dater très précisément le jour où ce tabou a été publiquement levé : c’était lors de la campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing. Le responsable du service d’ordre de sa campagne s’appelait en effet Alain Robert, l’ancien dirigeant d’Occident et du Groupe union défense (GUD). Il est alors redevenu possible à quelqu’un d’extrême droite, porteur d’un antisémitisme virulent, et grand ami de Pierre Sidos, d’exister politiquement.

L’antisémitisme a évolué, et il faudra que les historiens s’interrogent sur les raisons de cette évolution qui est liée à la question israélo-palestinienne mais aussi à la situation dans nos « quartiers ». L’idée de « tuer des gens parce qu’ils sont juifs » est redevenue possible matériellement et conceptuellement en France pour un certain nombre de gens. Il y a là quelque chose d’intolérable. Nous portons également un certain nombre de stéréotypes issus de la colonisation, et qui sont profondément ancrés, y compris dans les communautés victimes du racisme. Par exemple, des agresseurs, souvent issus de communautés minoritaires, considèrent que les Asiatiques ont beaucoup d’argent, reprenant ainsi le stéréotype sur les juifs.

Dès lors, nous faisons face à plusieurs défis. Le premier est que nous ne pouvons nous contenter de parler du « racisme » en général. Il y a bien entendu le racisme en tant que concept. Mais le racisme qui concerne les juifs n’est pas le même que celui qui concerne les Noirs ; les juifs ne seront pas considérés comme de grands gentils benêts ni de grands sportifs. Je vous passe l’analyse des différents stéréotypes. Bien qu’il y ait eu des violences dans la décolonisation de l’Afrique subsaharienne, les populations qui en sont issues ne sont pas vécues dans l’inconscient collectif français de la même manière que les Arabes, qui supportent dans leur ensemble l’image de la guerre d’Algérie. Nous avons donc à faire très attention sur ce plan, et à ne pas nous contenter d’une espèce de jugement amphigourique et général du racisme. Nous devons identifier ses ressorts et ses manifestations par rapport aux différentes histoires.

Ce qui nous fait aujourd’hui pratiquement le plus peur, c’est la concurrence des mémoires et des victimes, c’est-à-dire le fait pour chacune des victimes, non pas de se demander ce que la République fait contre le racisme, mais ce qu’elle fait pour sa propre communauté. À partir de là s’ouvre la voie à un refus de l’universalité de la lutte contre le racisme. Mais cette situation s’explique aussi par le fait que nous ayons attendu pendant très longtemps pour reconnaître ces manifestations de racisme. Regardez la date à laquelle nous avons décidé de commémorer l’abolition de l’esclavage. Nous avons un vrai déficit de prise en compte de l’histoire des différentes formes de racismes, et de leur expression, en restituant à chacun ce qu’il est, ce qu’il subit, sans rentrer dans la question de la concurrence.

Sur ce terrain, je suis extrêmement gêné par le discours public. En tant qu’avocat, je suis dans la dix-septième chambre correctionnelle de Paris, et jamais on ne tolérerait d’Éric Zemmour qu’il tienne sur les juifs les propos qu’il tient sur d’autres communautés. Jamais ; et pourtant, il tient le haut du pavé sur CNews. Je ne dis pas qu’il y a là une discrimination consciente ou voulue. Je dis que nos manières de penser, nos stéréotypes et notre appréhension de la souffrance des victimes sont structurés par certains fondements non par d’autres, et que le ressenti de la lutte contre les discriminations peut différer en fonction de la communauté visée.

Je terminerai mon propos par ce qui est en train de se profiler. J’ai été extrêmement choqué par le discours du Président de la République au Panthéon. Je suis un Français du décret Crémieux, donc juif. Je suis pleinement Français et pourtant je ne prends pas la France « en totalité ». Est-ce que je dois prendre la France en totalité quand j’ai encore chez moi les bulletins du recensement de mes parents en tant que juifs à Alger en 1941 ? Cela ne veut pas dire qu’on est contre la France, mais qu’on a été contre ce qui a été fait à cette époque au nom de la France.

Je suis également choqué par une certaine inversion des priorités. Il y a donc quand même une certaine incongruité à venir dire aux victimes de racisme : vous vous défendez mal, vous vous défendez au travers d’une contestation de la République et de l’universalité. La question de l’universalité de la lutte antiraciste ne peut et ne doit se poser selon moi mais les voies pour l’atteindre peuvent passer par différentes composantes. L’universalité ne peut devenir une espèce de prérequis pour être reconnu comme victime du racisme. C’est d’une certaine manière la même attitude que celle qui consiste à dire à une femme victime d’agression sexuelle qu’elle n’était pas bien habillée. Quel est le premier délit : celui de ne pas concevoir l’universel comme nous, ou le racisme ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous parlez de concurrence des mémoires et des racismes. N’est-il pas dangereux pour nous de prendre en compte ces concurrences ?

Vous avez évoqué le fait que nous ne disposons pas d’informations sur les victimes. Les plaintes et les procès laissent une grande place à une zone grise sur laquelle nous n’avons que très peu d’informations. Les études victimaires sont-elles suffisantes ?

Vous avez lié racisme et discriminations, mais ces dernières ne feront pas nécessairement l’objet d’une poursuite judiciaire si le système les a produites de façon inconsciente. Comment réparer ces discriminations ? Cela passe-t-il par de la discrimination positive ? Faut-il reparler de statistiques ethniques ? Faut-il tolérer des réunions non mixtes ? Faut-il encadrer davantage la liberté d’expression ?

Mme Stéphanie Atger. Le procès des attentats de Charlie Hebdo s’est ouvert, et nous sommes aujourd’hui dans un débat sur ses unes de couverture, considérées comme blasphématoires par beaucoup de pays. Je souhaiterais connaître la position de l’association sur la question du blasphème. Avons-nous le droit de blasphémer ? À quel moment peut-on, et doit-on légiférer sur la liberté d’expression ?

M. Michel Tubiana. Je répondrai d’abord à cette dernière question. Si vous légiférez sur la liberté d’expression, je descends dans la rue en ressortant mes oripeaux de 1968 ! Rien ne peut justifier de légiférer sur ce terrain.

Mon organisation, à l’époque présidée par Madeleine Rebérioux, ancienne résistante, et ancienne membre du parti communiste, s’était montrée extraordinairement réservée sur la loi Gayssot, relative au négationnisme et à la contestation de crime contre l’humanité. Bien évidemment, nous ne sommes pas alignés sur la position des États-Unis, mais nous défendons la liberté d’expression avant toute chose. Que Charlie Hebdo republie les caricatures ! nous avons heureusement dans ce pays le droit de blasphémer. Je pense aussi que la poursuite contre Valeurs actuelles pose un problème en termes juridiques.

Cela ne signifie pas qu’un certain type de discours public ne soit pas de nature à soulever des sentiments racistes. Quand Christian Estrosi, et nous le poursuivons pour cela, déclare que la communauté tchétchène s’organise pour préempter le trafic de drogue, on se trouve alors dans une forme de discours public générateur de manifestations de racisme. Or je constate malheureusement une forme de libération de la parole, y compris chez les politiques, qui feraient bien de ne pas jeter de l’huile sur le feu et de ne pas accréditer des démarches racistes.

Sur le sujet polémique de la non-mixité, permettez-moi de faire appel à mes souvenirs d’ancien combattant. Dans les années 1970, je me suis fait sortir de réunions uniquement composées de femmes. Fondamentalement, si certains ont besoin de cela, c’est le signe de notre échec. Cela veut dire qu’ils ne nous font plus confiance, et c’est encore pire pour nous – Ligue des droits de l’homme – que pour vous. Car au fond, vous êtes les institutions. En tant que LDH, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), LICRA ou autres associations, nous sommes censés être à leur service. Même en nous ils n’ont plus confiance. La bonne attitude n’est pas d’encourager cela mais de se demander pourquoi ils y sont arrivés, et quel est le meilleur chemin pour qu’ils reviennent à une vision plus universelle des choses.

Encore une fois, nous devons prendre en compte chaque forme de racisme dans sa spécificité, si nous ne voulons pas rentrer dans la concurrence des victimes. Et en même temps, nous ne pouvons accepter que soit remise en cause l’universalité de la lutte antiraciste. Sinon, chacun demandera à la République ce qu’elle fait pour sa communauté. Écoutez le discours de chacun d’entre eux. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) demande : que faites-vous contre l’antisémitisme ? Le comité Adama demande : que faites-vous contre le racisme anti-Noir ? Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) demande : que faites-vous sur la question de l’islamophobie ? Cela doit nous interpeller.

Le débat sur les statistiques ethniques est ancien. Sommes-nous arrivés à un équilibre suffisant aujourd’hui ? Je n’en suis pas convaincu, mais je n’ai pas de position déterminée à communiquer au nom de mon organisation sur ce point. J’observe néanmoins que nous avons fini par légaliser les statistiques ethniques dans un cas en France. Même si Jacques Chirac les a critiquées ; c’était dans une situation coloniale, en Nouvelle-Calédonie. On a bien été obligés d’y venir.

Les études victimaires me paraissent absolument nécessaires. On ne peut expliquer le racisme par de seules considérations sociales. De nombreuses situations dans l’histoire montrent que le racisme comporte un noyau irrationnel, qui fait qu’au XIe siècle, les Anglais continuaient à mener des manifestations anti-juifs alors que ces derniers avaient déjà été expulsés d’Angleterre dans leur totalité. D’autres exemples plus récents dans l’histoire pourraient être cités. Et pourtant, si l’on oublie cette dimension sociale, y compris dans ce qui provoque les réactions victimaires, on s’empêche d’apporter une solution. Je ne pense pas que l’existence de ghettos soit expliquée uniquement par des considérations racistes, ni même qu’elle explique intégralement le ressenti victimaire des personnes concernées. Mais je pense qu’oublier cela, c’est se fermer toutes les portes de nature à apporter des solutions au problème.

Nous avons oublié un sujet tout à fait essentiel sur cette question, celui de l’éducation. Je me souviens être allé à Toulouse en tant que président de la LDH, un an après l’explosion de l’usine AZF. J’étais dans ce qu’on appelait un collège AZF, c’est-à-dire en préfabriqués, car le bâtiment avait été détruit par l’explosion. Six classes de troisième se trouvaient en face de moi. Les seuls Blancs dans la classe étaient des Berbères. Si même dans le système éducatif se retrouve ce type de ghettoïsation, sachant qu’au surplus, 50 % du corps enseignant était de cette origine – ce qui est du reste très bien – je me dis que nous avons affaire à un vrai problème à l’intérieur de l’Éducation nationale. Ce n’est pas dire qu’elle est raciste, c’est dire qu’elle reproduit les systèmes de discrimination qui existent à l’extérieur, et que l’on retrouve dans les forces de l’ordre, dans la magistrature, etc.

M. le président Robin Reda. Ce dernier point mériterait un développement et un questionnement spécifique. Dans d’autres auditions, nous arrivons souvent à la question de l’éducation, sous différents aspects, que ce soit la formation des enseignants et des élèves, ou les contenus enseignés. Il est vrai que nous n’avions pas encore soulevé la question que vous posez de la géographie scolaire, de la carte scolaire, et donc de la géographie tout court, de l’aménagement du territoire, du logement social, etc. Cette question est très vaste.

M. Michel Tubiana. La question des programmes est aussi en cause. Regardez le retard avec lequel on a abordé la question de l’esclavage, et aujourd’hui, allez consulter les programmes sur la question du colonialisme. En 2004 – ce n’est donc pas si vieux – l’Assemblée nationale votait le caractère positif de la colonisation, certes nuitamment, et un peu au débotté. Je ne sais pas si vous vous souvenez des réactions que cela a suscitées, y compris de la part du Président de la République, Jacques Chirac, qui s’était empressé d’utiliser un passe-droit constitutionnel pour faire annuler la délibération de l’Assemblée nationale. On en reste médusé. Comment voulez-vous que des populations entières, qui sont issues de cette histoire, et non d’un village gaulois, ne considèrent pas que leur histoire est moins bien traitée que celle du voisin ?

M. le président Robin Reda. Je vous remercie.  

La séance est levée à 18 heures 35.

 

 


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Compte rendu  23    Audition de M. Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), avocat au barreau de Paris

(Réunion du mardi 15 septembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures 20.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons nos auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme. Nous avons désormais le plaisir de recevoir M. Mario Stasi, président de la LICRA, par ailleurs avocat au barreau de Paris. Je vous rappelle que la mission d’information dans le cadre de laquelle vous êtes auditionné a été créée en décembre 2019, dans un contexte assez particulier, et avant le contexte récent qui a remis la question du racisme sur le devant de la scène médiatique à l’échelle internationale. Nous avons vocation à rédiger, à l’issue de nos auditions, un rapport qui dressera un état des lieux des différentes formes de racisme, mais proposera aussi des mesures et des pistes de réflexion au gouvernement pour essayer de rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions, y compris nouvelles et évolutives.

Nous avons entendu des universitaires, des historiens, des sociologues, des statisticiens, et également des représentants du monde associatif dont vous faites partie. Nous avons entendu SOS Racisme, le Club du XXIe siècle, la Fédération nationale des Maisons des potes, et la Ligue des droits de l’homme (LDH). Le caractère incontournable de l’audition de la LICRA tient à sa visibilité dans l’opinion publique, notamment par les actions en justice dans lesquelles elle s’est portée partie civile et qui ont été largement médiatisées.

L’association a tenu des positions autour de notions polémiques, sur lesquelles nous aimerions revenir. Je pense à la discussion autour du terme « d’islamophobie », de « racisme anti-Blanc », de « racisation », ou de certaines méthodes qui prétendent lutter contre le racisme comme les « réunions non mixtes ». Tout cela nous intéresse évidemment beaucoup, dans l’analyse des différentes formes de racisme et d’antiracisme, et dans celle, parfois, de leurs effets pervers. Nous osons assez frontalement aborder ces questions avec nos interlocuteurs, et ne doutons pas que vous tiendrez un propos très libre sur la question.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je suis très heureuse de vous recevoir dans le cadre de cette mission. La LICRA a cette spécificité d’avoir elle aussi évolué dans le temps et d’avoir même changé son nom en ajoutant la lettre « R » à son acronyme. Peut-être pourrez-vous nous expliquer comment réconcilier les différents combats antiracistes dans une logique d’universalisme.

Au cours des semaines passées nous avons auditionné des responsables de lieux mémoriels, et il nous a été dit à plusieurs reprises que s’il ne devait pas y avoir de hiérarchie des haines et des racismes, il convenait peut-être d’établir des priorités en matière de lutte contre les discriminations. J’aurais voulu connaître votre point de vue sur cette question.

N’hésitez pas à être le plus concret possible, car nous sommes parvenus à un stade de notre mission où nous souhaitons entendre des propositions de solutions concrètes et pragmatiques.

M. Mario Stasi, président de la LICRA, avocat au barreau de Paris. C’est également pour moi un vrai honneur, et un plaisir, que de m’exprimer devant vous au nom de la LICRA, en tant qu’avocat d’une cause que j’ai prise à bras le corps depuis une dizaine d’années. Elle s’inscrit dans le continuum du combat que je mène pour les libertés, pour le respect de la dignité de chacun, pour le respect du contradictoire, en ne cherchant pas la morale mais l’équité. Ce combat antiraciste et républicain vise à faire de chaque Français un citoyen.

Vous avez présenté la LICRA et moi-même comme faisant partie du monde associatif. Ce n’est pas ainsi que je me vis. Je ne condamne pas ceux qui se présentent d’abord comme faisant partie du monde associatif, mais je pense qu’il faut le dépasser, pour réfléchir en tant que citoyen, et s’efforcer de donner aux citoyens les outils de l’émancipation individuelle.

Nous essayons d’être concrets à la LICRA. J’en viendrai peut-être à donner quelques pistes sur les solutions à adopter. Tout d’abord, il ne faut pas résumer le combat antiraciste à un combat judiciaire, et encore moins à un combat judiciaire d’affaires médiatiques. La LICRA regroupe 80 avocats bénévoles, traite plus de 300 affaires par an, et accueille des centaines de victimes dans ses permanences ; mais lorsque nous en arrivons à un procès, je considère qu’il s’agit déjà d’un demi-échec.

J’écarte donc la définition réductrice du monde associatif, mais aussi celle qui voit nos combats avant tout comme des combats judiciaires. En revanche, j’insiste sur la responsabilisation des citoyens. La vigilance est très importante, la dénonciation également, mais le combat antiraciste ne doit pas se réduire à cela, sinon il ne sera pas efficace. Les combats judiciaires, la dénonciation et la vigilance indispensables sont bien loin de l’ambition d’un combat républicain, celui d’une association qui veut faire de chacun des Français des citoyens éclairés, dotés de sens critique, qui apprennent le doute et nourrissent leur réflexion d’un débat contradictoire avec l’autre.

 Vous avez rappelé que la LICRA était la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, et aussi que dans son objet figurait la lutte contre les discriminations ; vous avez fort bien fait de le mentionner, car cette lutte fait partie de notre identité. Je me permets de rappeler un point historique. La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) luttait en 1927 contre les pogroms, et pour l’accueil des Juifs d’Europe de l’Est qui les fuyaient. Très rapidement, son fondateur, Bernard Lecache, a affirmé qu’il ne fallait pas s’arrêter à l’accueil des Juifs. Ce combat pour la dignité humaine réunissait Albert Einstein, Joséphine Baker, Joseph Kessel, et des journalistes. Avant la Seconde Guerre mondiale, le « R » a été ajouté dans la dénomination, bien que l’acronyme n’ait changé qu’en 1979. Ainsi, très rapidement, il a été considéré comme réducteur de ne pas étendre l’objet de la LICRA à l’ensemble du racisme.

Lorsque nous obtiendrons des résultats significatifs en la matière, le racisme et l’antisémitisme commenceront mécaniquement à baisser, et reviendront à un étiage incompressible, mais moins inadmissible que celui que nous constatons aujourd’hui dans notre République. La lutte contre les discriminations, et j’ajoute, puisque j’ai évoqué la République, le bloc de la laïcité, sont pour nous les deux préalables à une lutte efficace contre le racisme et l’antisémitisme.

Que faisons-nous à la LICRA ? Nous luttons contre les discriminations avec les armes judiciaires qui sont les nôtres, c’est-à-dire en aidant des malheureux qui se voient refuser l’accès à l’embauche, sur la base de l’un des 27 critères de la loi. Mais malheureusement, si les associations sont recevables à mener des actions de groupe lors de discriminations à l’embauche, elles ne le sont plus pendant le cursus professionnel du salarié. Si le salarié constate une discrimination, il peut alors se tourner vers un syndicat, mais la LICRA n’est plus recevable, comme les autres associations ; voilà qui amène une piste de réflexion.

Je suis également favorable au curriculum vitae anonyme, comme un outil. Je suis, puisque nous avons évoqué les forces de police, favorable à la délivrance d’un récépissé au moment de la vérification d’identité, et favorable à tout ce qui permettra de rétablir un lien de confiance entre le citoyen et la force d’autorité.

Il faut bien évidemment lutter contre les discriminations, mais il faut également apprendre aux jeunes ce qu’est le bloc de la laïcité, qui ne permet pas seulement de vivre ensemble – car on peut vivre ensemble sans rien faire ensemble –, mais de construire ensemble. À la LICRA, nous avons des partenariats avec l’enseignement supérieur, l’Éducation nationale, avec des clubs de football, dans le domaine culturel, et dans la lutte contre la radicalisation. Nous intervenons et nous formons. Environ 30 000 collégiens et lycéens ont reçu l’année dernière la visite de bénévoles formés par la LICRA venus, à l’initiative des directeurs d’établissements et dans le cadre d’un partenariat, évoquer dans une classe le racisme, l’antisémitisme, et les génocides, dont la Shoah.

Il s’agit de casser ce réflexe du « et moi, et moi, et moi ». Nous vivons en effet dans une société victimaire en raison de la communautarisation, de la fragmentation, de l’assignation, et du repli identitaire. Le « et moi, et moi, et moi » se décline sur les réseaux sociaux, mais également dans les classes. Nous répondons : « oui, toi aussi, mais tu ne vas pas interdire à l’autre d’en parler ». On parle de la traite négrière, on parle du massacre des Tutsis. Pourquoi ne pas vouloir qu’on parle de la Shoah ?

Au-delà de ces thématiques, l’enjeu est de faire naître le doute. Il faut sortir des préjugés, qui peuvent provenir de la famille, mais aussi d’un réseau associatif, notamment les clubs de sports. Les préjugés inondent aussi ce déversoir de haine et d’immondices que sont les réseaux sociaux. Responsabilisation, doute, combat républicain sont nos maîtres mots.

Je vais terminer mon propos en soulignant la nécessité de ne pas confondre discrimination et racisme. Il faut conserver le sens des mots : toute forme de non-acceptation de l’autre n’est pas de la discrimination, et inversement tout racisme n’est pas discriminatoire. À force de vouloir tout résumer en peu de mots, on perdra la singularité de l’atteinte qui a été portée. Il ne faut donc pas amalgamer discrimination et racisme. 

En conclusion, je vous soumets deux propositions. Tout d’abord, la responsabilisation signifie la sortie de l’anonymat sur les réseaux sociaux, mais aussi la responsabilisation des hébergeurs et des plateformes. Le fait d’héberger les serveurs aux États-Unis procure une forme d’impunité, car le site est alors protégé par le premier amendement de la Constitution américaine. Il faut réfléchir à cette question, trouver la défaillance du système, et envisager peut-être de nouvelles approches. Le fait de s’exprimer n’est pas anodin : dans la sphère privée on peut penser ce que l’on veut ou avoir chez soi des drapeaux nazis, mais dans l’espace public, « le mot engage » et l’on est responsable de ce que l’on produit.

Certains viennent dire, et c’est ma deuxième proposition, que finalement, les délits racistes ne sont que des délits de mots, et qu’après tout, il n’est pas gênant que M. Dieudonné M’Bala M’Bala bénéficie des mêmes règles procédurales qu’un journaliste qui aurait dérapé dans le cadre d’une tribune de Libération. Je rappelle que la loi de 1880 est une loi de protection des journalistes, certes, mais est avant tout une loi de liberté. Les individus comme M. Dieudonné M’Bala M’Bala bénéficient aujourd’hui d’une loi sur la liberté, qui protège le journaliste dans ce que son travail a de sacré.

Ce point fait l’objet d’un profond désaccord entre moi et Michel Tubiana, que vous avez reçu. Michel Tubiana fait partie d’un courant de pensée, tout à fait respectable par ailleurs, qui considère que le mot n’est pas l’acte, et que la parole est sacrée. Mais quand la parole mène à la haine, je ne vois pas ce qui différencie M. Dieudonné M’Bala M’Bala d’un délinquant ordinaire. Il faut donc sortir la loi dite Pleven de la loi sur la liberté de la presse, pour éviter que certaines personnes bénéficient de cette-dernière.

M. le président Robin Reda. Vous avez cité l’audition de Michel Tubiana. Ce qui paraît vous opposer très nettement, outre la question que vous venez de citer, c’est la différence entre racisme et discrimination. Michel Tubiana a déclaré que le racisme était un concept et la discrimination, son application pratique. Il a ajouté que, si l’État français ne pouvait pas être considéré comme raciste, il n’était pas impossible que certains services publics, comme la police, se rendent fréquemment coupables de discriminations. Quel regard portez-vous sur la capacité de l’institution judiciaire et policière à apporter une réponse efficace au racisme ?

Ma deuxième question porte sur les réunions non mixtes. Pourriez-vous nous donner un point d’actualité par rapport à ce qui s’est passé en 2017 en Seine-Saint-Denis ? Vous vous étiez opposé à ces réunions qui se proclamaient réservées à certains profils « racisés ».

M. Mario Stasi. Considérer que la discrimination est l’application pratique du racisme, c’est amalgamer deux termes, et vider le racisme et l’antisémitisme de leur substance. Cette position est aujourd’hui défendue par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) : il faut le savoir. Il y a tout un courant de pensée, à mon avis mortifère pour la République, qui amalgame racisme et discrimination. C’est aussi la logique de la mission sur les violences dites « policières » dans le cadre de laquelle ne sont entendues que des associations de victimes ou des associations communautaristes. Il apparaît clairement que l’on va englober le racisme dans les discriminations.

Sauf que le racisme anti-Blancs existe, mais qu’il n’est pas discriminatoire. Dans l’affaire que j’ai plaidée où un homme s’était fait violemment agresser dans le métro, sous les cris « sale blanc, tu vas crever », le tribunal et la cour ont retenu, à titre de circonstance aggravante, le racisme. Ainsi, judiciairement, le racisme anti-Blancs existe. Mais ce racisme ne provoque aucune discrimination à l’embauche, à l’entrée des boîtes de nuit, ou dans le cadre de l’acquisition d’un bien immobilier. On peut dire qu’il existe un racisme qui n’est pas discriminant. Discriminations et racisme ne sont donc pas totalement identiques.

Je ne suis pas sûr d’avoir compris votre question concernant la police. Existe-t-il du racisme dans la police ? Oui. Est-ce que la police est raciste ? Non. Est-ce qu’un manifestant qui traite un policier noir de traître et de « sale black » est coupable d’un propos raciste ? Oui. On peut donc être policier et victime de racisme. Existe-t-il un racisme systémique, un racisme d’État ? Non, nous ne vivons pas dans l’apartheid. Il n’y a aucune loi, ni aucune institution raciste dans notre République, mais il existe bien sûr des déviances individuelles et, dans la police comme ailleurs, des individus racistes.

Ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à former. On peut théoriser sur les mots, faire évoluer les concepts, sans produire aucun effet dans le combat contre le racisme, l’antisémitisme, et les discriminations. Je joue moins sur les mots que Michel Tubiana, que j’apprécie, mais dont la culture et la conception de la République ne sont pas les miennes. On ne peut pas rapprocher la situation et la violence policière aux États-Unis de ce qui existe en France. Par ailleurs, il ne faut surtout pas extrapoler à partir d’une affaire judiciaire non résolue l’existence de violences d’État systémiques.

Les victimes de racisme et d’antisémitisme rencontrent cela étant des difficultés avérées à déposer plainte dans les commissariats partout en France, soit parce qu’on les néglige quand elles n’ont pas d’avocat, soit parce que des fautes de procédure sont commises faute d’une formation suffisante. Les délits racistes relèvent de la loi de 1881, avec des règles de procédures très strictes. Il existe de graves insuffisances dans la réception de plaintes de racisme et d’antisémitisme en France.

Nous avons essayé d’intervenir dans le cadre de la formation continue des magistrats. Nous avons trouvé porte close. Nous avons essayé d’intervenir à l’école nationale de la magistrature (ENM). Nous avons également trouvé porte close. Nous avons initié à Paris des réunions avec le Parquet, mais cela n’existe qu’à Paris et un peu à Lyon. Combien de chambres correctionnelles sont formées ? En pratique, Paris, Nanterre et Lyon. Or l’arsenal juridique est tellement compliqué qu’un magistrat non formé va à l’erreur.

L’accueil policier est également insuffisant. La LICRA est en train de formaliser une convention triennale avec le ministère de l’intérieur, comme nous le faisons avec Jean-Michel Blanquer sur les lycées et les collèges, afin de mener des formations dans les écoles de police et de gendarmerie. Il s’agit d’un travail de moyen et long terme, mais au moins, les personnes formées sauront comment recevoir une victime. Le public est tellement habitué, sur les réseaux sociaux, à un langage non tenu, qu’il nous faut rappeler que certains mots sont illicites, et d’autres acceptables. Ceci constitue une question d’éducation, mais nous allons donc aussi rappeler le cadre de la loi.

Il faut également une formation des parquetiers et des magistrats sur les lois relatives au racisme. La réflexion est exactement la même pour la lutte contre les discriminations. Je discutais tout à l’heure avec l’avocate à la commission juridique, Galina Elbaz, spécialiste des discriminations, qui fait face à des défauts de compétence lorsqu’elle se rend devant le conseil de prud’hommes. On peut aussi s’interroger sur le rôle de l’inspecteur du travail. Je disais qu’un bon combat est celui qui n’a pas besoin d’aller jusqu’au procès : un inspecteur du travail peut proposer une médiation, ou faire valoir au chef d’entreprise qu’il existe un « dérapage ». Il peut même utiliser l’article 40 et dénoncer des faits au Parquet, mais il ne le fait presque jamais. Par ailleurs, il faut former les magistrats. Il y a sur ces domaines spécifiques une vraie carence.

La réponse apportée par les magistrats est l’aboutissement de la chaîne, qui commence par l’accueil des victimes par les policiers ou les gendarmes et la rédaction du procès-verbal, et il importe que le délai d’un an soit respecté. Ensuite, le procès-verbal est transmis au procureur, qui va citer devant le tribunal, et soutenir l’accusation, en espérant que la synthèse soit conforme à la plainte, puisqu’elle ne reprend souvent pas exactement ses termes. Les règles sont donc assez précises. Arrive alors l’audience. À l’audience, comme dans le royaume de Michel Tubiana, le mot n’y est qu’un mot. Il a fallu plus de dix condamnations avant que de la prison avec sursis soit requise contre M. Dieudonné M’Bala M’Bala. Ceux que nous attaquons font de l’audience une scène politique, et se font les hérauts de leurs causes. Ils n’attendent que cela ! Les parquetiers sont presque absents. Les trois magistrats, et c’est parfaitement normal, sont tétanisés, et se disent qu’ils vont leur donner la parole pour bien respecter les droits de la défense et être inattaquables. Cela dure des heures, alors qu’un malheureux est jugé en 35 secondes.

Je me souviens d’une audience avec Alain Soral, où nous avions réclamé des dommages et intérêts très importants. Il s’est retourné vers nous et nous a dit : « vous voulez me mettre sur la paille ». Nous avons alors compris qu’au vu de la carence de la réponse pénale, seul l’argent pouvait être un frein à la parole raciste. C’est dire si aujourd’hui, la réponse pénale, dans ce qu’elle a de sanction, d’exemplarité, pour les délits de mots, est insuffisante notamment en raison de ce courant de pensée qui est encore très fort, qui considère qu’il ne s’agit que de mots. On sait pourtant le rôle joué par la radio des mille collines au Rwanda, qui a exhorté à exterminer « les cafards » ce qui a provoqué un million de morts en trois mois. C’est un cas extrême, j’en ai conscience, mais dans lequel seuls les mots ont incité à la haine génocidaire.

Ne négligeons pas le pouvoir des mots. Il faut sortir la loi sur le racisme du droit de la presse. Il faut faire de ces délinquants des délinquants de droit commun.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci d’être revenu sur la loi de 1881. J’ai vu votre prise de position sur la proposition de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon. Cela répond-il à une question de modèle dont ont besoin beaucoup de nos concitoyens qui, pour reprendre les termes de Michel Tubiana, ne sont pas « descendants de Gaulois » ? Au bout de trois jours, cette mesure sera oubliée. Après des actes forts et symboliques viennent d’autres revendications quelques mois ou années plus tard, et j’ai l’impression que nous n’en finirons jamais. Comment réparer ?

Nous souhaiterions également connaître votre position sur le blasphème.

Enfin, la LICRA agit autant sur le racisme que l’antisémitisme, qui figurent tous deux dans son nom. Avez-vous au quotidien, dans vos implantations locales, une égale répartition de vos missions et de vos combats sur ces deux sujets ? Parvenez-vous à toucher universellement les personnes victimes de racisme et d’antisémitisme en France ?

M. Mario Stasi. La proposition de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon est importante. Il s’agit d’un symbole. Mais un symbole ne sert à rien si aucune action de fond, de moyen ou long terme, n’est engagée : je songe à la formation dans les écoles et dans les entreprises, par exemple auprès des directeurs des ressources humaines. Quoi qu’il en soit, une femme noire, bisexuelle, libre, dont on connaît le talent artistique, qui a pris la parole juste avant Martin Luther King et son discours I have a dream et qui est fondatrice de la LICRA, a sa place comme personnalité de liberté.

Dans mon mandat, je m’interroge sur les moyens de faire en sorte que ce combat ne soit pas un combat « contre », mais un combat « pour ». Il s’agit d’un combat pour l’émancipation, et pour la liberté. C’est pourquoi je ne suis pas un militant associatif, mais un militant politique. Nous devons être non pas spectateur mais acteur pour une certaine vision de la République.

Je viens de signer dans Le Monde de ce week-end une tribune avec 69 intellectuels et acteurs pour la liberté d’expression, le droit au blasphème, et en soutien à Charlie Hebdo. Je suis avocat, et farouchement attaché à la liberté d’expression. Je considère que l’individu doit être respecté, mais je considère que la religion est de l’ordre de l’intime, et n’est pas une vérité. Le droit au blasphème fait partie de nos libertés. C’est ce qui me fait dire que je me bats tous les matins contre le racisme anti-musulman, et que je considère comme une escroquerie la notion d’islamophobie, qui vise à faire l’amalgame entre le dogme et la défense des individus. Le terme est fort, mais la LICRA est partie civile dans le procès en cours, à la demande des victimes. Nous soutenons sans faille ce droit qui fait partie de la liberté d’expression, et qui fait que la religion, d’une part, le droit, la loi et la République, d’autre part, sont à leur place.

Votre dernière question est très intéressante, car le catholique que je suis ne se pose jamais la question de savoir si je suis plus efficace dans la lutte contre l’antisémitisme ou dans la lutte contre le racisme. Il est vrai que cette question est compliquée. Certaines victimes de racisme sont antisémites. Certains juifs sont racistes. Je suis sur la crête de l’universalisme, je ne suis pas communautariste, et je n’ai donc pas le soutien des associations qui sont fortement ancrées d’un côté ou de l’autre. J’ai une ambition républicaine et politique qui fait que je dois convaincre, car je suis plus convaincant que séduisant. J’appelle à la raison, à la critique, au doute. Je me dois d’être respectueux des autres formes de combats antiracistes, sans être dupe de la malignité de ceux qui se servent d’une cause pour fragmenter la République.

À la LICRA, nous avons des sections à majorité musulmane. Nous ne parlons jamais entre nous d’Israël. Nous nous posons cependant la question des rapports entre antisionisme et antisémitisme, et nous disons en effet qu’aujourd’hui, l’antisionisme tel qu’il est exprimé relève de l’antisémitisme. Mais nous ne nous posons pas la question des diverses origines ou religions. Un député d’origine asiatique, M. Buon Tan, me disait recevoir de nombreuses plaintes, et me demandait si le racisme anti-Asiatiques faisait partie de nos missions. Il en fait partie, bien évidemment. La LICRA vise l’universalisme et si certains ont pu reprocher à l’association d’être composée majoritairement de juifs, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

M. Jean-François Eliaou. J’ai l’impression en vous écoutant que le combat « contre » est perdu d’avance, car nous courrons après. Nous avons nous aussi établi notre principe de base sur le socle que vous avez appelé de différentes façons : la citoyenneté, l’universalisme, ce modèle républicain d’émancipation, de compréhension de l’altérité.

Or ce socle est actuellement totalement battu en brèche par un certain nombre de mouvements intellectuels, idéologues, qui ne tiennent pas simplement des propos vindicatifs contre l’un ou l’autre, mais ont bâti une vraie philosophie alternative, originaire des États-Unis mais de plus en plus présente en France. On peut l’appeler l’indigénisme, ou le néocolonialisme. Ces personnes considèrent que notre modèle d’intégration est un véritable « viol » vis-à-vis de leurs différences, et que l’on doit parvenir à un modèle qui n’est pas celui qui a été défendu en France depuis le début de la Troisième République, et peut-être même avant.

Nous rappelons sans cesse la doctrine de la Troisième République, qui défend l’ascenseur social et la méritocratie. Or cette doctrine n’est plus reconnue, faute d’éducation, par un certain nombre de nos concitoyens. Pourquoi avons-nous baissé les bras ? Je l’ignore, et j’en parle souvent avec le ministre de l’éducation nationale. Cela s’explique peut-être par l’absence d’acceptation de la mixité sociale.

On observe une augmentation des manifestations de phénomènes racistes et antisémites. Ne devrait-on pas changer d’angle de réflexion, en nous plaçant plus en amont, pour comprendre pourquoi notre modèle a échoué ? Lorsqu’on parle de laïcité, et je l’ai dit textuellement à Jean-Michel Blanquer, « on est ringard ». La charte de la laïcité est « ringarde ». Pourquoi en est-on arrivé là ? Comment lutter plus en amont pour ne pas « courir après le train » ?

M. Mario Stasi. La nature a horreur du vide, et le vide a été comblé par des courants, heureusement encore minoritaires. J’ai bien conscience que ceux-ci ne sont pas la simple expression d’une colère, mais qu’il s’agit d’un courant de pensée politique. Ce n’est pas un hasard si j’ai considéré que le combat que nous menons est un combat politique, car deux blocs s’affrontent. Le premier est ambitieux, c’est le bloc universaliste. Cela peut sembler un cliché, mais l’universalisme, c’est expliquer qu’il ne faut pas être blanc pour défendre les Blancs, noir pour défendre les Noirs, qu’il n’y a pas de races, et que nous sommes tous ensemble.

Par cet exemple, je vous ai montré comment « déringardiser » des concepts. Je suis d’accord que nous avons là un problème. Je vous ai dit tout à l’heure que nous étions « plus convaincants que séduisants ». Encore faut-il aller vers celui qu’on cherche à séduire ou à convaincre ! On peut réfléchir des années à des concepts en cherchant à se rendre moins « ringard », mais si on ne va pas au combat, on ne change rien. Le problème n’est pas que nous ayons baissé les bras, mais que nous ayons laissé la place. Certains me disaient que nous avons une génération de perdue, et qu’il faudra quinze ans avant de pouvoir reformer une génération d’enfants avec des notions républicaines. Il faut donc combler ce vide.

Par ailleurs, il faut de la diversité dès le plus jeune âge, à l’école : c’est-à-dire un enfant handicapé, à côté d’un enfant valide, un enfant noir, à côté d’un enfant blanc. Notre mission a peut-être échoué, mais le Ku Klux Klan n’a pas le droit de défiler à Paris en hurlant « mort aux Noirs ». Notre corpus républicain est ébranlé, mais nous n’en sommes pas à une situation comparable à celle des États-Unis, et heureusement. Je ne sais pas si notre mission a échoué, mais je sais que notre corpus est remis en cause.

Je sais que le travail de reconquête durera de dix à quinze ans. Il n’y a pas plus « ringard » qu’une association antiraciste. Ou nous changeons de logiciel, ou nous continuons à dénoncer et à faire de la morale. Il y a une certaine jouissance à gagner des procès, mais nous n’aurons rien conquis.

Je ne pense pas que nous ayons échoué. Nous sommes au bord du gouffre. Des syndicats, des associations défendent la non-mixité, parlent de « racisés » et interdisent ceux qui ne le sont pas. Cela est contraire à l’esprit républicain. Il faut rétablir un rapport à l’autorité, mais à une autorité équitable pour tous. Il faut recréer un lien vertical, à partir de certaines valeurs, et à partir d’une certaine ambition. C’est peut-être utopique, mais je ne connais pas d’ambition qui ne le soit pas. On ne réussira certainement pas à faire disparaître le racisme et l’antisémitisme, mais on arrivera à les résorber jusqu’à des niveaux acceptables.

Ces courants de pensée sont aujourd’hui minoritaires. Les réseaux sociaux viennent aujourd’hui polluer la jeunesse en instrumentalisant une colère, une frustration ou une discrimination, pour en faire des éléments d’un magma idéologique mortifère. Le jour où nous arriverons à les réguler, un canal aura été coupé. Or si le courant minoritaire ne trouve plus à s’exprimer par les réseaux sociaux, comment fera-t-il ?

Il faut réinvestir la rue, les lycées, les quartiers, les zones périurbaines, et les zones agricoles. Nous avons commencé un travail avec l’ancien ministre de l’agriculture dans les lycées agricoles, et il faut que la République aille de nouveau former ces jeunes, car le racisme, l’intégrisme, et le communautarisme commencent à y porter leurs fruits. On oublie trop souvent ce milieu. Il faut ne pas « laisser la place ». Cela peut paraître ambitieux, mais sans cela, dans quarante ans, les mêmes associations antiracistes feront le même constat, dont nous sommes aussi responsables.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie.

La séance est levée à 19 heures 15.

 

 

 


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Compte rendu  24    Audition de M. Pascal Blanchard, historien, membre associé du Laboratoire communication et politique du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), codirecteur du groupe de recherche Association Connaissance de l’histoire contemporaine (ACHAC), directeur de l’agence Les bâtisseurs de mémoire

(Réunion du jeudi 17 septembre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons nos travaux dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme afin d’élaborer les réponses que nous apporterons à ce problème. Le sujet du racisme, qui traverse les années, demeure malheureusement d’actualité. Cette mission a été créée par la Conférence des présidents en décembre 2019 après plusieurs mois de réflexion.

À l’issue de cette mission sera établi un rapport qui présentera un état des lieux de la situation du pays et formulera des propositions. Monsieur Blanchard, vous êtes historien, membre associé du laboratoire communication et politique du CNRS, codirecteur du groupe de recherche association connaissance de l’histoire contemporaine et directeur d’une agence qui se nomme Les bâtisseurs de mémoire. Peut-être pourrez-vous rappeler dans votre propos liminaire dans quel cadre vos travaux s’inscrivent.

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Monsieur Blanchard, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Comme l’a rappelé le président Robin Reda, nous avons mené depuis la fin du mois de juin de nombreuses auditions. Durant ces auditions, nous avons beaucoup parlé d’histoire, de mémoire et de lieux de mémoire. L’objectif du travail que nous menons est de combattre le racisme, notamment fondé sur les croyances. Certaines personnes croient encore en l’existence de races distinctes avec des attributs et des comportements différents. Nous souhaitons également dissiper les préjugés, car nous en avons tous. Enfin, nous entendons combattre les discriminations, qui peuvent être ressenties comme du racisme par les personnes qui les vivent, même si elles ne résultent pas nécessairement d’une intention raciste.

M. Pascal Blanchard. J’ai tenté d’axer ma présentation de ce matin en complémentarité de ce que vous avez déjà entendu précédemment. Je sais que vous entendrez M. Lilian Thuram le 24 septembre. J’ai écouté l’audition de M. Dominique Sopo et des présidents du Club XXIe siècle. J’essaierai de ne pas intervenir sur leurs champs.

En tant qu’historien, je me suis spécialisé dans la question coloniale et migratoire. Je viens d’une culture qu’on appelait « africaniste » au siècle précédent. Le terme peut sembler désuet aujourd’hui. En travaillant sur l’Afrique, j’en suis venu à la question coloniale. J’ai produit la plupart de mes ouvrages, de mes expositions et de mes films autour de cette question qui m’intéresse et qui m’occupe d’autant plus qu’elle est omniprésente aujourd’hui dans les débats. Les statues déboulonnées çà et là concernent rarement des personnalités sans rapport avec l’histoire de l’esclavage ou avec l’histoire coloniale. Ce passé qui pourrait sembler lointain résonne aujourd’hui aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Belgique, en Allemagne et dans un certain nombre de pays. Le phénomène est devenu très médiatique et très générationnel. Dans le même temps, le racisme a changé de configuration, car les acteurs qui en parlent aujourd’hui ne sont plus d’un seul côté du miroir de l’histoire. Que ce soit dans le monde associatif, dans le monde de la recherche ou chez les intellectuels, ceux qui tentent de discuter de ces enjeux ne sont plus les mêmes acteurs qu’il y a trente ou quarante ans. Ces questions sont désormais analysées par des personnes soutenant des points de vue différents. Combattre le racisme aujourd’hui n’est pas simplement une démarche morale comme dans les années 1960 et 1970.

Les personnes nourrissent aujourd’hui des points de vue extrêmement différents tant sur la nature du racisme dans la société que sur la manière de le combattre. Les analyses qui sont défendues n’entraînent pas les mêmes politiques publiques, ni les mêmes actions culturelles. Jusqu’à présent, un certain nombre de personnes ne voulaient pas entendre parler des constructions du racisme. Certains pensent qu’il n’y aurait plus de racisme dans la société ou qu’il n’existerait pas un racisme spécifique dans nos sociétés, sinon à l’état de reliquat du passé. D’autres, qui se font de plus en plus entendre, soutiennent que la question du racisme ne peut être traitée par les descendants de ceux qui ont produit le racisme. Les questions de racisme sont également devenues très prégnantes en raison du lien qui a été établi avec les discriminations. La grande nouveauté née il y a vingt ans, et largement portée aujourd’hui par les jeunes, est d’établir un lien direct entre ce que l’histoire a produit et les fondements du racisme et des discriminations dans les sociétés occidentales. Que cette analyse soit vraie ou fausse, elle fait en tout cas partie du présent. Il existe un lien précis entre l’histoire, la continuité de certaines formes de racisme et les discriminations subies par certains dans la société, qu’elle soit française, belge, allemande ou italienne.

Je souhaite partir de l’histoire coloniale pour aborder le sujet, car elle est devenue un point de crispation crucial et je crois qu’on ne peut pas comprendre la question du racisme dans nos sociétés sans comprendre en quoi la question coloniale a fabriqué une matrice et un point nodal de la réflexion. Afin de lutter contre les nouvelles formes de racisme, il convient de se référer à l’histoire coloniale, dans laquelle j’inclus bien entendu l’histoire de l’esclavage. Nous voyons les statues de Christophe Colomb et celles de Léopold II démontées respectivement aux États-Unis et en Belgique. Ce sont ainsi cinq siècles d’histoire qui ont tissé un rapport entre le présent et le passé. Ce point est essentiel, car, pendant très longtemps, l’approche morale a été la dynamique principale de déconstruction du racisme dans la lutte antiraciste. Il n’était pas bien d’être raciste dans une société dite contemporaine, après la Seconde Guerre mondiale. Ce discours, fondé sur les notions de générosité, d’ouverture à l’étranger et de condamnation de la Shoah, a fonctionné pendant une longue période. Considérer qu’être raciste est négatif demeure un enjeu moral, simplement parce que cette posture s’oppose à celle des générations précédentes, pour lesquelles être raciste était plutôt la norme. Si vous ouvrez le manuel scolaire de 1959, Les enfants de France, la dernière leçon figurant à la fin de l’ouvrage s’intitule « pourquoi la race blanche dirige la terre ». C’est ce qu’ont appris nos parents à l’école. En d’autres termes, nous avons évolué d’une matrice dans laquelle le racisme faisait partie des codes sociétaux, économiques et politiques d’organisation du monde, vers une vision dénonçant le racisme comme antinomique avec le vivre-ensemble dans une société de plus en plus mondialisée.

Or, ce modèle a complètement mis de côté les constructions culturelles qui ont produit le racisme ou l’ont structuré de façon spécifique. La question coloniale est particulièrement importante à cet égard pour deux raisons. Premièrement, l’histoire coloniale est un système économique, politique et un système de pensées, qui a commencé au XVe siècle et qui s’est achevé il y a très peu de temps. Je rappelle que les derniers territoires décolonisés par la France sont les Nouvelles-Hébrides en 1980.

Les immigrations et la circulation des jeunes et des travailleurs dans d’autres pays ont changé la configuration du monde. Chacun arrive dans notre société métissée avec une histoire différente. J’ai coutume de rappeler aux étudiants, qui ont parfois du mal à aborder la question, que lorsque l’on est issu de l’immigration, on porte à peu près le même récit que les parents ou les grands-parents qui sont arrivés dans un pays, ayant affronté la difficulté de partir, puis celle de s’installer. Mais lorsque l’on est issu à la fois de l’immigration et de l’histoire coloniale, la situation est différente, puisque l’on est à la fois descendant de migrants et descendant d’indigènes. Ce n’est pas la même appréhension du monde ni la même manière de se construire dans la société. Les migrants arrivent donc avec des codes issus de leur propre histoire.

Dans notre société d’accueil, l’histoire coloniale paraît à la fois lointaine et complexe à assimiler. Nous avons travaillé sur la notion de culture coloniale. Celle-ci peut être définie comme ce que nous avons appris de la colonisation dans l’environnement discursif et culturel français. 90 % des Français n’ont jamais été aux colonies. Ils n’ont appris la colonisation qu’à travers des images et des films, tels que La danseuse de Marrakech, Pépé le Moko, L’homme du Niger. Avant la Seconde Guerre mondiale, on comptait encore des zoos humains au jardin d’acclimatation.

L’exposition coloniale de 1931 a été un événement majeur, avec 33 millions d’entrées vendues, à peu près également réparties à droite et à gauche. Nous sommes issus de cette histoire. Elle est complexe, paradoxale et violente. Elle a été intimement fondée sur le racisme, puisqu’il a été inscrit dans le droit que quelqu’un qui naît à 10 000 kilomètres de la France avec une autre couleur de peau n’est pas français. Il ne s’agissait pas simplement d’une utopie. Le droit français a construit une matrice complexe en application de laquelle certains individus étaient citoyens français et d’autres étaient sujets français. 96 % des populations qui vivaient dans les colonies n’avaient pas le droit à la citoyenneté. Il est néanmoins notoire que certains y avaient droit. En France, les femmes n’avaient toujours pas un droit plein et entier à la citoyenneté. Je rappelle que le droit français a inventé la « race française » en 1926. Un individu issu de mère indigène et de père français en Indochine devait passer devant deux médecins afin de déterminer s’il était indigène ou français. Telle est notre histoire. Si aucun des héritiers de cette histoire n’était venu vivre avec les autres, l’effet collatéral de l’histoire coloniale serait peut-être moins complexe. Mais il est arrivé quelque chose d’imprévisible : au lendemain de l’histoire coloniale voire un peu avant, des millions d’individus sont partis vivre dans la métropole. Ils ont alors tissé des relations et une histoire commune.

Pendant toute cette période migratoire, personne n’a réfléchi au lien qui existait entre la xénophobie liée à l’immigration et le racisme. La xénophobie a frappé en particulier les populations qui venaient des anciennes colonies, traduisant peut-être une forme de rancœur d’avoir perdu l’empire. On peut prendre l’exemple des Arabes et des Maghrébins à Marseille en 1973. Nous observons que l’histoire peine à assimiler ce passé. En principe, le temps permet la prise en charge du passé, mais si vous écoutez certains polémistes et essayistes, ils établissent en permanence un lien entre le récit migratoire, l’identité française et le passé colonial. Ce n’est pas un hasard si le passé colonial est demeuré un sujet majeur du Front national, devenu l’un des premiers partis politiques français, et créé au lendemain de la guerre d’Algérie par Jean-Marie Le Pen au nom de l’Algérie française. Ce parti demeure très actif dans notre pays. Ces sujets n’ont donc pas disparu du champ politique.

Si cette histoire n’occupe certes pas tout l’espace lié au racisme, le débat est loin d’être achevé. Nous aurions pu penser, au début des années 2000, que la question serait close. Néanmoins, vos collègues parlementaires ont été capables de voter en 2005 une loi dont les articles 1 et 4 demandaient aux historiens de parler positivement de la colonisation. Cela nous questionne sur la difficulté à assimiler ce passé. Si vous avez deux heures pour expliquer à des élèves de 15 ou 16 ans comment la République des droits de l’homme a pu coloniser, vous aurez beaucoup de mal à y parvenir. Le paradoxe est absolu : la France, pays des droits de l’homme, héritier des Lumières et porteur de valeurs universelles, a en quelque sorte inventé un système suivant lequel plus un bateau s’éloigne de Marseille, plus les droits de l’homme descendent dans la cale. Ce mouvement est inexplicable aujourd’hui. Le modèle universaliste des droits de l’homme s’est autodétruit à partir du moment où l’autre n’était pas blanc, homme et métropolitain.

La question coloniale n’est pas secondaire par rapport aux formes de racisme que nous connaissons et qui perdurent. Par conséquent, il est indispensable de s’en saisir afin de déconstruire le racisme. Souhaiter que le racisme disparaisse en France sans aborder l’histoire coloniale est illusoire, car c'est l’un des éléments constitutifs de la culture dont nous avons hérité et l’un des ferments qui structurent le racisme.

Nous aurions pu imaginer l’élaboration d’une politique publique sur le sujet. Or, les sept présidents qui ont précédé Emmanuel Macron ont tous affiché à peu près la même position sur la question, à savoir l’amnésie. La raison tient à la difficulté du problème : l’histoire coloniale est trop complexe, trop violente. Les Français ne sont jamais d’accord. Il subsiste en outre au sein de la société française trop d’acteurs de cette histoire : 1,2 million de pieds noirs, deux millions de personnes qui ont fait la guerre d’Algérie. Un certain nombre de personnes ont noué par leurs parents ou leurs grands-parents un lien avec les immigrations postcoloniales, depuis l’Algérie, le Maroc, le Sénégal et les Antilles. Sur le plan politique, le jeu électoral demeure compliqué entre les pieds noirs et les harkis.

C’est pourquoi, de De Gaulle à François Hollande, rien n’a été fait. Les présidents se sont limités à reconnaître les crimes les plus violents, mais sans initier un travail sur ce qui fonde les héritages de l’histoire. La France sera bientôt le dernier pays européen à ne pas compter un musée de l’histoire coloniale. Elle sera peut-être avec le Japon l’un des seuls pays au monde qui n’examine pas son histoire coloniale. Or, il serait nécessaire de déconstruire le passé colonial tant dans l’enseignement que dans l’action publique et dans la lutte contre le racisme. Néanmoins, quand vous dites à un enseignant qu’il faut s’attacher à cette question pour instruire les citoyens de demain, il vous demande où il peut aller. Il n’existe ni un musée à visiter ni un récit sur lequel travailler. De leur côté, les jeunes s’interrogent de leur côté sur les moyens d’accéder à cette histoire. Ils peuvent alors trouver sur internet Dieudonné et tous ceux qui s’emparent du sujet identitaire parce qu’ils savent qu’il constitue un puissant levier de fracture. Ils pourront également entendre des personnes parler du décret Crémieux de 1870 pour démontrer que la République a toujours préféré les juifs aux Arabes. Chacun va chercher les informations où il le peut, d’abord parce que la République ne fait pas son travail de construction et de déconstruction sur le sujet ou du moins ne donne pas les outils aux enseignants pour le faire. En définitive, chacun finit par « bricoler » sa mémoire.

 À l’international, il existe deux grands modèles. D’un côté, des pays comme la France, le Japon, l’Italie, l’Espagne et la Suisse sont figés, ils ne regardent pas le passé et ont beaucoup de mal à l’appréhender. Par conséquent, ils maintiennent une forme de mythologie qui leur évite d’engager un travail sur le sujet. De l’autre côté, des pays comme la Grande‑Bretagne, les Pays-Bas, les États-Unis, le Canada et le Portugal ouvrent des musées. La Grande-Bretagne compte deux musées de la colonisation. Les États-Unis viennent d’ouvrir un musée à Washington et compte de nombreux musées sur les lynchages, les Indiens et les Amérindiens. Le Portugal mène des initiatives exemplaires depuis dix ans. L’Allemagne conduit un travail monumental. Berlin compte un musée des statues qui ont été démontées. Un musée de la colonisation y ouvrira prochainement. La Belgique a récemment refait le musée de Tervuren.

Alors que certains ont choisi d’appréhender cette histoire, d’autres, comme la France, qui se présente comme une grande société ouverte aux droits de l’homme et à la diversité, connaissent une véritable difficulté à affronter ces enjeux et la politisation de la question. Concomitamment, la société a changé. Une nouvelle génération de chercheurs est arrivée. Les intellectuels et les artistes se sont emparés de ces questions. Nos enfants ont appris à s’intéresser à ce passé, notamment en écoutant du rap, de Youssoupha à Soprano. Ils sont allés voir Indigènes au cinéma. L’État et la force publique ayant du mal à affronter la situation, ils ont recherché une culture ailleurs. À partir du moment où la force publique ne peuple pas l’espace identitaire, politique et historique, cela se fait ailleurs. La tendance a produit une double forme de radicalisation d’une partie de la jeunesse. Certains considèrent qu’on assiste à une recolonisation du pays, ce discours étant porté par le Rassemblement national. D’autres considèrent que les Blancs ne sont pas légitimes pour déconstruire le modèle colonial. Les représentants traditionnels de l’antiracisme ont subi ce choc de front. Le mouvement antiraciste en France a été en quelque sorte délégitimé, étant considéré comme le produit de cette histoire.

S’il est très positif que nous changions enfin la manière d’appréhender le passé colonial, nous assistons du même coup à un durcissement et à une fracturation des enjeux dans la lutte contre le racisme. Dans quelques jours, un documentaire sera diffusé sur France télévision, intitulé décolonisation, la chute de l’empire. C’est un véritable événement, car France 2 consacrera pour la première fois trois heures trente au sujet. Il aura fallu deux ans pour convaincre l’armée de communiquer des archives, mais c’est seulement soixante ans après la décolonisation que ce type de documentaire paraît. La diffusion d’Holocauste aux dossiers de l’écran avait permis la prise de conscience de l’antisémitisme et de la Shoah dans notre société. Cela fonctionne ainsi. Si vous n’avez pas les moyens de mener une action publique, qu’elle se déroule dans les musées, les expositions, les livres, à l’éducation nationale ou sur des chaînes publiques, la situation n’évolue pas.

Lorsque nous avons organisé l’exposition sur les zoos humains Exhibitions, l’invention du sauvage, au musée du Quai Branly, nous avons accueilli 300 000 visiteurs, ce qui est important. Le public est venu voir comment l’histoire pouvait exposer concrètement ce qu’est le racisme. Quand vous expliquez qu’il y a un siècle, on exhibait les soi-disant sauvages dans des expositions au jardin d’acclimatation, vous ne vous contentez pas d’une présentation abstraite, vous rendez le racisme intimement tangible. Si une perception est le produit d’une culture, elle peut se déconstruire. L’enjeu est de développer la capacité à déconstruire ce que sont aujourd’hui les modèles du racisme.

Les débats sur le racisme sont aujourd’hui fortement polarisés. La question n’ayant pas été traitée, en France et dans d’autres pays, chacun s’en empare. Que ce soit à bon escient ou non. Deux grandes tendances ont émergé. D’un côté, certains considèrent qu’on peut encore changer en commun certains fondements racistes de la société pour établir une société du vivre ensemble. De l’autre, certaines communautés estiment qu’il leur appartient de régler le problème. Le sujet est important, car on ne peut déconstruire le racisme sans acteurs de terrain. La loi est essentielle pour punir, mais elle ne suffit pas. Sans courroie de transmission de la politique publique, le travail sera inefficace.

Parler d’antiracisme est presque devenu ringard aujourd’hui. Le mouvement antiraciste a produit une image devenue très négative pour la jeune génération. Un jeune de 20 ans sait qu’il existe un lien entre l’histoire et les discriminations. Il a conscience qu’il n’est pas simple d’être noir et arabe dans ce pays. Il sait également qu’un policier arrêtera huit à treize fois plus une personne issue de l’immigration. Ces points ne font plus débat. Il s’agit de constats d’une génération qui se vit elle-même très métissée. Certains veulent changer la société, d’autres pas du tout. Des hommes, qui ont très bien compris ce qu’on leur demande, ne quitteront pas leur Conseil d’administration. Ils ne veulent pas abandonner le pouvoir qu’ils détiennent. Un certain nombre d’individus blancs savent qu’ils n’ont aucun intérêt à changer le système. D’autres personnes dans ce pays sont exposées à des problèmes quotidiens.

La lutte contre le racisme ne se limite pas à la prise de conscience des inégalités et du côté scandaleux et inacceptable de certains comportements. Nombre de gens le comprennent parfaitement, mais ils sont aussi les héritiers d’un récit qui ne leur confère que des avantages. Il est donc très compliqué de se saisir de la question, car des acteurs qui ont compris le message ont choisi leur posture. Certains ont décidé de ne pas travailler avec l’État. D’autres militent pour un nouveau cheminement, car le racisme a évolué et la lutte à mener n’est plus celle des années 1970 ou 1980.

Enfin, dans notre collectif de jeunes chercheurs, il y a trente ans, nous étions partis d’un constat simple : les chercheurs ne peuvent rester dans leur tour d’ivoire, ils doivent produire concrètement le savoir universitaire : par exemple, quand je fais un film, j’en suis le réalisateur ; lorsque je mène une opération pédagogique, je la conduis dans l’établissement scolaire où j’enseigne.

Au-delà de la déconstruction du passé colonial, il faut aussi fonder un contre-modèle positif. Sans cela, vous ne permettez pas aux héritiers de cette histoire de se construire. Nous avons conçu des séries télévisées comme Frères d’armes. Elle relate l’histoire de combattants qui sont venus des quatre coins du monde participer aux guerres de la France et sont morts pour la patrie. Do Huu Vi est un grand aviateur vietnamien de la première guerre mondiale. Camille Mortenol est un capitaine originaire de Guadeloupe qui a défendu Paris. Nous avons fait de même avec les sportifs et les artistes. Il est important de déconstruire l’histoire coloniale avec précaution, car elle est très compliquée. Il faut se garder de tout manichéisme pour ne pas verser dans le moralisme. L’histoire ne doit pas non plus provoquer des réactions identitaires. Il convient également de faire droit aux histoires de chacun, car même si le récit est commun, les mémoires sont différentes. Concomitamment à la déconstruction, il est nécessaire de bâtir des modèles de référence pour tous. Quand je parle de Do Huu Vi, je m’adresse autant à des Bretons qu’à des jeunes venus des quatre coins du monde qui vivent désormais en France. Chacun devra pouvoir s’identifier à Do Huu Vi, à Mortenol ou à Boughéra El Ouafi qui remporta le marathon aux Jeux olympiques d’Amsterdam en 1928. Il ne s’agit aucunement de remplacer les grands personnages qui ont fait l’histoire, mais d’intercaler naturellement d’autres personnages importants dans la palette d’un pays qui nous ressemble.

Afin de combattre le racisme, il faut à la fois en combattre les origines, les idéologies et le monde savant des XVIIIe et XIXe siècles qui a légitimé l’histoire coloniale. Dans le même temps se sont produites des rencontres extraordinaires. Ainsi, Léopold Sedar Senghor, Aimé Césaire et Paulette Nardal ne se seraient jamais rencontrés à Paris sans l’histoire coloniale.

Il est nécessaire d’opérer sur deux plans afin d’atteindre les fondements du racisme actuel. D’un côté, il convient de déconstruire le modèle qui produit le racisme en expliquant d’où il vient. L’histoire des zoos humains est un bon exemple de travail concret, précis et détaillé sur le plan scientifique. De l’autre, nous devons donner à la jeunesse des exemples d’un monde qui fonctionne. La démarche a été la même dans l’histoire des femmes. Durant des années, nous avons entendu des historiens expliquer que les figures féminines n’étaient pas assez nombreuses pour raconter une histoire de leur point de vue. Le seul moyen d’y parvenir est de travailler, de révéler l’importance des femmes dans l’histoire de l’humanité. Faire émerger des figures féminines dans le récit siècle après siècle sera un travail énorme, étant donné qu’elles ont été enfouies à dessein dans les ténèbres de l’histoire depuis des siècles.

La même perspective doit être adoptée concernant l’histoire coloniale. Il faut extraire du récit des contre-exemples légitimes aux discours des racistes. Quand j’évoque Boughéra El Ouafi, je n’invente pas un héros. Il est le seul athlète à avoir gagné une médaille pour la France en athlétisme. Quand je raconte l’histoire de Raoul Diagne, le premier jouer noir dans une équipe européenne, je ne mythifie rien, je propose un récit qui trouvera sa propre force. Quand vous dressez le portrait d’Addi Bâ le résistant, qui devient le film Les patriotes, vous ne fabriquez pas quelque chose de superficiel. Vous construisez des contre-images en allant au plus profond du récit.

Le problème est que ces questions demeurent intimement tabou dans l’ordre public, y compris à l’éducation nationale. Ces mémoires meurtries, ces sujets complexes ne sont pas traités pour conduire des citoyens à combattre le racisme. Ils demeurent à la marge du récit officiel parce qu’ils font peur. Or, le premier réflexe lorsqu’on a peur de quelque chose est de l’éviter. L’école tient un discours extrêmement abstrait et très moralisateur sur le racisme. Il me semble que cette approche n’est plus efficace, parce qu’elle ne donne pas du sens au discours. Pour un jeune, dire que ce n’est pas bien d’être raciste n’est pas une valeur en soi. Nous devons évoluer du discours à un stade pratique de déconstruction qui ôte toute légitimité à ceux qui prônent les discours racistes.

En 1995, nous avons réussi à admettre un passé qui était meurtri et compliqué, lié à la Shoah, à Vichy et à la Seconde guerre mondiale. Nous avons donc les moyens d’évoluer, à condition de prendre en compte les enjeux du racisme. Regardez ce qui se passe avec la culture du black face, voyez comment peut subsister le stéréotype. De grandes difficultés perdurent dans le cinéma français, à la télévision et dans les médias. Le problème n’est pas l’héritage des « savants » du XIXème siècle. Gobineau a été lu par 5 000 personnes. Les préjugés sont diffusés dans la culture populaire, par de nombreux éléments apparemment insignifiants. Ces phénomènes sont très complexes à déconstruire, car ils sont semblables à un millefeuille, mais nous ne ferons pas l’économie de ce travail. Nous devrons aller chercher au fond de notre culture des éléments qui ont produit la légitimité coloniale ou de l’esclavage. Voilà pourquoi j’ai souhaité insister sur la question coloniale. Je crois qu’elle sera un point nodal de la politique publique qui doit être mise en place. Si la question coloniale n’est pas appréhendée, vous la laisserez aux radicaux. Ils ne vous feront aucun cadeau, car ils ont intérêt à ce que le système ne change pas. Les uns voudront conserver leur pouvoir et les autres, au nom de la victimisation, réclameront de façon communautaire une partie du pouvoir.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas reprocher à des jeunes de démolir des statues dès lors que la République ne construit pas de musée. Je suis contre le déboulonnement des statues. Il faut expliquer d’où elles viennent, mais ne soyez pas surpris si le phénomène se poursuit et s’accroît. Vous ne pouvez pas dire aux gens qu’il ne faut pas faire, quand vous ne faites rien vous-mêmes. Durant sa campagne en 2016, le Président de la République lui-même avait prononcé des mots très forts en parlant de la colonisation comme d’un crime contre l’humanité. Si tel est le cas, elle a produit dans ses héritages des effets collatéraux violents. Quelle politique publique a été menée depuis sur le sujet ? Aucune.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, monsieur Blanchard, pour votre propos très complet qui a déjà répondu à de nombreuses questions que nous posions. Vous avez évoqué, pour le dire rapidement, la « ringardise » des mouvements antiracistes et des associations. Vous pointez une perte de légitimité vis-à-vis de la jeunesse. Quelles en sont les raisons ? Est-ce une question de sociologie ? Les dirigeants de ces associations sont en général quinquagénaires, la jeune génération n’y est pas forcément représentée. Ces structures peuvent aussi avoir des difficultés à trouver des relais de terrain, des bénévoles. Les causes essentielles sont-elles l’absence de renouvellement du discours ou un mode de communication obsolète ? Les messages antiracistes passent peut-être davantage aujourd’hui par des sketches d’humoristes publiés sur les réseaux sociaux.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je souhaite pour ma part revenir sur l’idée d’un musée de l’histoire coloniale que vous défendez. J’entends dans votre propos qu’en plus d’être une forme de pardon et d’explication aux jeunes générations, le musée serait aussi pour ceux qui ont la nostalgie du temps de l’empire français un endroit leur permettant de comprendre le phénomène et de sortir de cet état. Quelles seront les conséquences concrètes de la création d’un musée de l’histoire coloniale ?

Mme Stéphanie Atger. Merci monsieur Blanchard pour votre exposé. Vous avez souligné la difficulté que nous avons à écrire notre récit national. L’actualité récente nous montre une réelle opposition à ce qu’on souhaite transmettre, notamment en outre-mer avec le déboulonnage de statues, y compris celles de Schœlcher. Comment les acteurs de l’éducation et de la culture pourraient-ils s’organiser pour que le récit national soit audible par chacun, y compris par ceux qui se sentent heurtés par notre histoire colonialiste ?

M. Pascal Blanchard. Dans votre question, monsieur Reda, vous avez mentionné la quasi-totalité des causes possibles d’une perte de légitimité. Les paramètres à considérer dans les associations sont en effet l’âge des dirigeants, la méthode utilisée, le style et les moyens de communication employés, en particulier l’utilisation ou non de nouveaux médias. Les jeunes ne sont pas détachés de la problématique du racisme, mais la militance moralisatrice ne les intéresse plus, car elle ne pointe pas d’objectif concret. Quel serait l’objectif ? Faire en sorte que la société ne soit plus raciste ? Eh bien vous ne vous levez pas le matin pour cela.

Vous devez également considérer la légitimité de l’acteur qui se présente. Qui est cette personne qui vient me parler d’un monde sans racisme. J’ai observé à de nombreuses reprises que les historiens sont de bien modestes médiateurs. Je relaie bien plus efficacement les messages que je souhaite porter en travaillant avec Lilian Thuram, Abdel Malik, Jamel Debbouze, Isabelle Giordano ou Audrey Pulvar que quand je viens seul en tant qu’historien. Soprano et Youssoufa ont bien plus d’effet que moi dans une salle de classe. C’est pourquoi ils sont depuis 25 ans nos partenaires dans les petits films que nous réalisons. Quand Jamel Debbouze raconte l’histoire de Do Huu Vi l’aviateur sur Youtube, il obtient 7 millions de vues. C’est aussi une question de moyens. Le monde associatif estimait jusqu’à présent que les intéressés parlaient aux intéressés. À un moment donné, ce modèle ne fonctionne plus.

Nous pourrions débattre longuement de ce que devrait la politique publique par rapport ce qu’est la matrice antiraciste. Je suis moi-même un acteur dans une structure associative avec des collègues. Je travaille beaucoup avec la LICRA et SOS Racisme. De manière générale, le modèle s’essouffle et même si un certain nombre de jeunes s’y retrouvent encore, il doit évoluer. En outre, le modèle territorial de l’association est démodé. Une association doit utiliser l’ensemble des canaux disponibles : les musées, la télévision, les manifestations publiques, internet, etc. Nous venons de produire une série formidable en Bourgogne Franche-Comté. Trente établissements scolaires ont raconté en un petit film de deux minutes l’histoire d’un héros de leur région issu de l’immigration. Nous devons continuer à imaginer de nouvelles manières d’agir. De nouvelles formes d’initiative existent déjà, mais elles ne sont pas incorporées au monde associatif classique. Il devra donc évoluer, ce qu’il a commencé à faire. Il existe à l’intérieur de la mouvance antiraciste une violence difficile à mesurer. J’ai entendu plus de cent fois que j’étais blanc, donc illégitime pour parler de certains sujets. Vous n’imaginez pas la violence qui peut surgir, parce que l’antiracisme et le racisme sont devenus des enjeux de pouvoir. J’aime beaucoup la phrase de Lilian Thuram selon laquelle « le racisme est d’abord un problème de Blanc ». Le musée de la colonisation n’est pas destiné à ceux qui ont été colonisés, mais à ceux qui connaissent mal leur récit, et peut-être en premier lieu à des Blancs. La République se fonde aussi sur l’histoire. Comme l’a dit le Président de la République, les Français sont les héritiers de la révolution, de la Commune et du Front populaire. L’objectif est de rendre toute l’histoire accessible à tous. Si vous emmenez vos enfants dans un grand musée voir une grande exposition d’histoire coloniale, vous n’aurez plus le même rapport à ce passé. Une histoire qui ne rentre pas au musée demeure une histoire polémique. Elle demeure dans la sphère du politique, du danger des mémoires. Dans cette situation, vous continuerez à fabriquer des oppositions mémorielles parce que vous n’avez pas le courage politique d’agir. 

En France, il a fallu vingt-cinq ans pour compter un musée de l’immigration et sept ans pour qu’un Président de la République l’inaugure. Il est aujourd’hui difficile de faire vivre ce musée, tout simplement parce qu’il reçoit sept fois moins de budget que le musée du quai Branly. L’action pédagogique ne peut fonctionner qu’avec des moyens, des acteurs et des outils. Obtenez des moyens, organisez de très belles expositions et les gens viendront. Le musée de l’histoire coloniale devra répondre à la question de tous, car il convoque à la fois l’histoire des pieds noirs, des Ultra-marins, de la Polynésie, des enfants qui descendent de l’immigration algérienne. Il inclut aussi l’histoire de ceux dont les grands-parents ont fait la guerre d’Algérie. Il est très possible que ce musée abrite des débats conflictuels, mais je préfère de loin le bruit du désaccord à la violence des mots rageurs que chacun écrit derrière son ordinateur.

Il faudrait qu’un homme ou une femme politique ait un jour le courage de porter le sujet. C’est loin d’être simple. En 2012, lorsque M. François Hollande est arrivé au pouvoir, nous envisagions de proposer un texte sur le rêve d’un musée d’histoire coloniale. Au même moment, nous apprenions que François Hollande choisissait comme personnage tutélaire de son quinquennat Jules Ferry. Nous avons donc renoncé. De même, quand François Mitterrand est arrivé au pouvoir, il a clairement indiqué qu’il n’y aurait jamais d’exposition sur l’histoire coloniale. Il avait pourtant été le plus grand ministre des colonies de la IVe République. Enfin, l’un des premiers discours de campagne de Nicolas Sarkozy à Toulon porte sur la mission civilisatrice et sur la grandeur coloniale de la France. Les Français ne disposent pas d’un contre-modèle leur permettant de déconstruire ces discours politiques.

L’accord de tous pour rêver d’un récit commun n’existe pas. Fort heureusement, nous défendons des points de vue différents, avec des mémoires différentes. La manière d’agir en association ou d’envisager le musée peut également être différente. Les oppositions ne sont pas graves en elles-mêmes, mais il ne faut pas les laisser devenir des conflits de mémoire ou d’identité. À partir du moment où la « race » devient un facteur d’identité, elle est une arme de guerre. Le phénomène prend de l’ampleur aux États-Unis. En France, la notion de « racisé » a émergé dans le discours public. Lorsqu’on vous renvoie à votre identité raciale, vous finissez par en faire un étendard d’une grande violence. Le racisme ne se limite pas à quelques imbéciles qui pensent qu’il existerait des êtres moins intelligents à raison de leur couleur de peau. Il ne se limite pas davantage à la discrimination. Il est une manière de penser l’ordre du monde. Il consiste à penser que la race prime, élément premier de discours et de droit.

Je vous invite à être très vigilants, car nous pourrions tout à fait commettre la même erreur que les Américains, c’est-à-dire, en voulant protéger les personnes dans leur communauté, finir par les enfermer. Ce n’est pas la République. On entend parler aujourd’hui de territoires qui se communautarisent et de séparatismes. Tous ces phénomènes sont liés à l’histoire du racisme. L’antiracisme ne consiste pas simplement à mesurer la discrimination en vue de la faire disparaître. Il faut avoir conscience que le racisme fait partie de notre corps politique. Nous sommes aussi des héritiers de l’empire, non parce que certains de nos grands-parents auraient été des colonisateurs, mais parce que la France a une histoire complexe. Elle a amené à la fois la lumière et les ténèbres. Nous avons hérité des deux. À nous de mener le travail de tri indispensable.

La séance est levée à 10 heures.


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Compte rendu  25    Audition de M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), et de Mme Cécile Riou, secrétaire générale adjointe, et de Mme Camille Tauveron, chargée de mission

(Réunion du 17 septembre 2020 à 10 heures)

La séance est ouverte à 10 heures.

M. le président Robin Reda. Notre mission, créée lors de la Conférence des présidents le 3 décembre 2019, a été interrompue par la crise sanitaire. Nos travaux visent à dresser un état des lieux sur les questions relatives au racisme et leur traitement en France, et à formuler un certain nombre de propositions pour lutter contre ce fléau. Nous avons l’honneur de recevoir le président de la CNCDH, M. Jean-Marie Burguburu, ainsi que Mme Cécile Riou, secrétaire générale adjointe, et Mme Camille Tauveron, chargée de mission. Nous avons reçu un certain nombre de chercheurs avec qui vous travaillez, dont Nonna Mayer, qui nous a en particulier présenté l’indice longitudinal de tolérance que vous suivez chaque année.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis le mois de juin, nous avons tenté de délimiter le champ de notre investigation. Les questions fondant notre démarche sont notamment : qu’est-ce que le racisme et jusqu’où devons-nous aller dans notre mission ? Nous avons distingué le racisme primaire, fondé sur la croyance en l’existence de races, le racisme plus émotionnel fondé sur le préjugé, et le comportement discriminatoire qui peut aussi être perçu comme une forme de racisme. Existe-t-il à vos yeux d’autres champs d’investigation que l’accès à la santé, à l’éducation, à l’emploi et au logement ? Si oui, quelles sont leurs particularités ?

M. Jean-Marie Burguburu, président de la CNCDH. Merci de bien vouloir nous entendre. La CNCDH est une institution ancienne et particulière de la République, notamment en raison de son caractère éminemment collégial. Depuis la loi du 13 juillet 1990, elle compte un rapporteur national indépendant sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.

Lorsque j’ai remis notre rapport le 18 juin dernier à Édouard Philippe – alors Premier ministre – j’ai pu m’entretenir après notre entrevue avec Sibeth Ndiaye qui m’a raconté qu’elle avait grandi au Sénégal dans une famille bourgeoise aisée. Six mois après son arrivée en France, elle a découvert ce qu’était « être noire ». Elle percevait en effet un regard différent sur elle-même, même si ce n’était pas forcément un regard hostile. Je ne suis pas sûr que les Blancs qui vivent au Sénégal ou en Côte d’Ivoire subissent aussi de la part de la majorité noire un regard similaire. La suite a montré qu’elle en a souffert aussi dans ses fonctions ministérielles.

Le racisme peut effectivement se manifester au niveau de l’accès à l’emploi, au logement et à l’éducation. Il existe aussi des comportements moins brutaux et moins agressifs qui traduisent un regard différent porté sur des minorités visibles. Dans notre rapport de cette année, nous nous sommes attachés à distinguer davantage les minorités visibles des minorités moins visibles ou apparemment non-visibles. Nous avons alors identifié un paradoxe : les personnes noires sont la minorité la mieux tolérée en France par rapport à d’autres comme les Maghrébins ou les Roms, et pourtant ces personnes demeurent les plus discriminées. Lorsqu’un propriétaire s’apprête à signer le bail avec une personne noire sans qu’il ait pu le soupçonner, il lui arrive de se rétracter, prétendant avoir déjà trouvé un locataire. De même pour l’accès à l’emploi, ce genre de comportement est encore très fréquent. En matière d’éducation, les personnes noires ne sont pas rejetées de la sorte mais elles sont frappées de préjugés, avec des capacités intellectuelles supposées inférieures à celles d’un Blanc du même âge. Pourtant on ne rencontre que très rarement la revendication d’une supériorité fondée sur une prétendue différence des races. Il serait d’ailleurs à mon sens peut-être temps que la représentation nationale puisse contribuer à retirer le mot « race » de la Constitution.

Il revient à la CNCDH non seulement d’établir un rapport sur ces questions, mais aussi de proposer des pistes d’amélioration. Elles consistent principalement en un renforcement de l’éducation. Il s’agirait de mieux mettre en valeur les élèves noirs doués, les employés noirs brillants dans les entreprises et les artistes de couleur noire, qui sont souvent cantonnés à des rôles secondaires dans les productions cinématographiques ou télévisuelles.

M. le président Robin Reda. Nous évoquions lors d’une précédente audition le projet de loi contre le séparatisme. Le débat oppose différentes sensibilités et les partisans du maintien du mot « race » ne sont pas ceux que l’on pense, surtout dans le contexte actuel de repli identitaire. Aujourd’hui, le sentiment général est le devoir de réaffirmer que la République ne reconnaît pas de race, notamment parce que certains souhaitent raviver le concept de race pour prôner une identité et un discours, mémoriel ou portant sur le présent. Est-ce votre position définitive à la CNCDH ? Des travaux se poursuivent-ils sur le sujet au sein de la commission ? Quelle est par ailleurs votre position sur les statistiques ethno-raciales ? Rejoignez-vous le point de vue de certains chercheurs qui souhaitent pouvoir étayer leurs travaux sur le racisme par des statistiques de ce type ? Estimez-vous que les statistiques actuelles permettent de dresser un état des lieux du racisme ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous utilisez dans votre rapport le terme controversé, comme vous le reconnaissez, d’islamophobie. Il est censé désigner l’ensemble des préjugés à l’encontre des musulmans. Mais ne symbolise-t-il pas plutôt le rejet de l’islam dont les dérives peuvent être critiquées ? Toute religion peut être critiquée, cela est autorisé. N’existe-t-il pas de risque d’amalgame avec le rejet des musulmans, qui, lui, est du racisme et bien sûr illégal ? Pouvez-vous nous éclairer sur le choix, que vous avez très certainement pesé, de l’emploi de ce terme, choix assez fort pour votre institution ?

M. Jean-Marie Burguburu. Nous travaillerons bien sûr sur le projet de loi contre le séparatisme. Le terme de séparatisme, pour éviter le terme de communautarisme, peut comporter une connotation raciale ou religieuse. Ce terme de séparatisme est assez bien choisi. Toutes les communautés ne sont pas à bannir. Mais nous devons bannir les expressions communautaires qui se construisent en opposition à la République. Celle-ci est un ensemble de citoyens et non un ensemble de communautés. Nous devons accepter qu’au sein de la République, des citoyens puissent appartenir à une ou plusieurs communautés, soit religieuses, soit provinciales par exemple. La notion de communauté ne devient critiquable que si ses membres font primer leurs règles internes sur les lois de la République.

Le projet de loi sur le séparatisme nous intéresse donc au plus haut point et nous veillerons autant que possible à formuler un avis avant que la loi ait été votée. Nous sommes plus que réservés vis-à-vis des statistiques ethniques qui catégoriseraient les citoyens selon leur couleur de peau, car cela ne correspond pas à notre conception de la République et car cela poserait le problème de la « catégorisation » des personnes métissées. D’ailleurs, l’absence de statistiques ethniques n’empêche pas de mettre en évidence que certaines catégories de personnes sont fortement représentées parmi les victimes de certains traitements inéquitables ou dépréciatifs.

Nous n’avons pas créé l’expression d’islamophobie, qui est certes fâcheuse en ce qu’elle peut effectivement induire une confusion entre les musulmans pratiquants de la religion musulmane, tout aussi respectables que les pratiquants d’autres religions si ceux-ci respectent la laïcité de la société française et les valeurs républicaines, et les partisans du djihad, la « guerre sainte », qui se manifeste par des actes terroristes d’islamistes « assoiffés de sang ». Malheureusement, certains musulmans emploient le terme « islamophobie » pour dénoncer une attaque de la religion musulmane alors que ce n’est pas l’objet, cela ne correspond pas à définition du terme. Nous pourrions réfléchir, non pas seulement au sein de la CNCDH d’ailleurs, à l’invention d’un nouveau terme mais celui-ci a à la fois le tort et le mérite d’exister et il doit être dissocié de la pratique simple, normale et respectueuse de la religion. Je n’entre pas dans le débat de savoir si la pratique raisonnable de l’islam est compatible avec le respect des lois de la République puisqu’il l’est si l’on ne place pas la charia au-dessus de ces lois. Les citoyens musulmans ne sont pas discriminés hormis par ceux qui les assimilent à de potentiels radicaux.

J’ai été étonné lorsque j’ai appris que le nouveau maire de Lyon a refusé d’assister à la petite cérémonie du pardon des échevins, comme le faisaient ses prédécesseurs depuis plus de 350 ans pour ensuite poser le lendemain la première pierre d’une grande mosquée à Lyon dans le quartier de Gerland. Cela tend à véhiculer l’idée qu’il existerait de « bonnes » et de « mauvaises » religions.

Mme Cécile Riou, secrétaire générale de la CNCDH. La CNCDH n’a pas de position définitive concernant la suppression du mot « race » de la Constitution. Les avis en interne sont très partagés.

M. Jean-Marie Burguburu. J’ai effectivement exprimé en l’occurrence ma position personnelle.

Mme Cécile Riou. Afin d’avoir une vision complète des travaux de la CNCDH sur la question de l’islamophobie, je vous invite à la lire le rapport annuel de 2013 de la commission. Il a été convenu que le terme islamophobie serait utilisé quand bien même il n’était pas forcément le plus approprié. Si l’on fait le parallèle avec la xénophobie, l’islamophobie (peur de l’islam et peur des musulmans) est un concept assez similaire à la xénophobie (peur des étrangers) en ce qu’elle est susceptible de déclencher des réactions d’hostilité et de rejet vis-à-vis des musulmans en France. Nous avons par ailleurs constaté que ce terme était déjà abondamment employé par les hommes politiques et les médias et que les attitudes de rejet et de violence envers les musulmans correspondaient à une réalité, dont on a des preuves objectives. En revanche, pour la CNCDH, il est possible de critiquer une religion et la critique de l’islam doit être distinguée de l’islamophobie. Ce point est très clair pour la commission.

Mme Camille Tauveron, chargée de mission à la CNCDH. La question des statistiques ethniques a été abordée lors de travaux récents. Il a été décidé de ne pas reprendre la discussion, car les données disponibles et accessibles dans le respect de la réglementation actuelle sont suffisantes pour mettre en évidence un certain nombre de phénomènes significatifs.

Mme Cécile Riou. Pour la commission, il n’est ni souhaitable ni nécessaire de produire des statistiques établissant des distinctions par catégories ethniques. Les administrations disposent des données leur permettant de mesurer les discriminations et le racisme. Possède-t-on des données suffisantes ? C’est une autre question. Nous disposons d’un certain nombre d’outils qui nous permettent de mesurer les discriminations raciales, mais ils ne sont sans doute pas assez utilisés.

M. le président Robin Reda. Lorsque François Hollande a voulu supprimer le mot « race » de la Constitution, des voix de tous bords se sont élevées, considérant que le racisme ne disparaîtrait pas pour autant. Que pensez-vous de l’utilisation potentielle du terme « islamophobie » comme une arme contre ceux qui critiquent l’islam voire l’islamisme ?

M. Jean-Marie Burguburu. Je suis président de la CNCDH depuis janvier dernier, mais sa création remonte à 1947 et elle conduit des travaux sur ces sujets depuis longtemps. Pour moi, la suppression du mot « race » est souhaitable pour des raisons philosophiques et anthropologiques, et non politiques. Les hommes diffèrent entre eux par des caractéristiques morphologiques mais il n’existe qu’une race humaine. La couleur de la peau est seulement plus discernable que la forme du crâne ou la longueur des mains. Une autre discussion philosophique consiste à se demander s’il convient de parler de « droits humains » plutôt que de « droits de l’homme » en France.

Ce qui paraissait normal encore en 1958 le paraît moins durant ces premières décennies du XXIème siècle. Je ne défends en aucune façon le repli identitaire et si le maintien du mot « race » caractérise ce repli, je serai favorable à sa suppression.

Quant à l’islamophobie, nous devons composer avec ce terme, notamment critiqué par ceux qui estiment qu’il signifie la haine de l’islam et des musulmans. Si nous ne pouvons pas libérer ce terme de ces connotations inexactes, peut-être faudra-t-il trouver un autre terme. La polémique a ressurgi à l’occasion du débat sur le blasphème et sur la liberté d’opinion, qui peut s’exprimer notamment à travers la critique des religions. Or la liberté d’opinion est un droit de l’homme fondamental au sein de la République. Les religions n’ont pas droit de cité en France autrement que dans le respect d’une pratique privée et, à un degré modéré, de pratique publique et collective. Le délit de blasphème a donc disparu en France avant la séparation de l’Église et de l’État en 1905.

L’islamophobie, pour la CNCDH, recouvre le fait que certains rejettent les musulmans, de la même manière que certains racistes rejettent les Noirs.

Le combat contre le terrorisme islamique ne nous laisse pas indifférents et nos rapports, nos propos et nos études ne préconisent certainement pas de baisser les bras dans cette lutte.

Mme Cécile Riou. La CNCDH a conscience que le mot islamophobie est dévoyé et instrumentalisé, mais il l’est aussi bien par les musulmans qui assimilent les critiques de leur religion à de l’islamophobie que par les personnes d’extrême droite, qui soutiennent que l’usage de ce terme vise à empêcher la critique de la religion. La commission s’efforce d’utiliser le terme de manière appropriée pour caractériser un phénomène réel en France aujourd’hui : le rejet et la stigmatisation des populations musulmanes en France. Cette situation n’est pas idéale, mais elle vaut pour la plupart des termes liés au racisme. Le terme de xénophobie n’est pas non plus tout à fait approprié. 

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Il apparaît dans votre rapport que les jeunes femmes issues de l’immigration ont des parcours scolaires plus aboutis que les hommes. Comment expliquer cette différence ? Inversement, dans le monde du travail, les femmes ont davantage de difficultés à progresser dans leur carrière que les hommes. Enfin, nous aimerions connaître vos propositions au législateur sur le sujet de la haine en ligne.

M. Jean-Marie Burguburu. De manière générale, les jeunes filles réussissent mieux que les garçons dans le milieu scolaire. Une piste d’explication serait que les filles résisteraient mieux aux brimades de leurs camarades – car le fait d’être un bon élève est moins bien perçu par les autres qu’à une époque plus ancienne. Les jeunes filles issues de l’immigration ont également peut-être plus conscience que les garçons que l’éducation est un vecteur d’émancipation sociale et elles sont moins exposées aux stéréotypes de la violence.

Il est possible que la situation s’inverse ensuite dans le monde professionnel. Je ne suis pas certain que nous ayons objectivé ce phénomène. Quoi qu’il en soit, l’école a un rôle fondamental à jouer. Le ministère de l’éducation nationale est celui qui dispose du budget le plus important mais les résultats ne sont pas à la hauteur des moyens engagés. Il existe sans doute un moyen de gagner en efficacité.

En ce qui concerne la haine en ligne, au-delà des précisions techniques qui pourront vous être apportées, nous avons rencontré Madame Avia. Elle espérait qu’un changement de Président de la CNCDH entraînerait une évolution de la position de la commission concernant sa proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet. Nous maintenons cependant nos arguments. Nous sommes bien entendu hostiles à la pratique de la haine en ligne qui se répand, mais nous avons considéré que les moyens employés ne sont pas conformes avec l’approche par les droits de l’homme suivant laquelle nous examinons les problèmes posés. Cette approche suppose que la solution apportée à un problème ne soit pas disproportionnée par rapport à ce dernier. En l’espèce, non seulement la solution proposée était disproportionnée, mais elle déchargeait l’État de sa responsabilité majeure en ce domaine pour la reporter sur des opérateurs privés. Ce n’est pas souhaitable. Nous avons constaté avec une certaine satisfaction que le Conseil constitutionnel avait suivi notre argumentation en ne laissant subsister que peu d’éléments de cette loi, telle qu’elle avait pourtant été votée par la représentation nationale.

Mme Camille Tauveron. Au lieu de proposer une approche répressive centrée sur le retrait des contenus, nous pourrions tenter de prévenir les causes de la haine en ligne et de susciter des changements de comportements. Dans l’avis formulé par la CNCDH, nous avons renouvelé nos vœux afin qu’un plan d’action national sur l’éducation et la citoyenneté numérique soit créé, l’objectif étant de sensibiliser les enfants à un âge précoce à ces questions. Nous préconisons également la mise en place d’une instance qui aurait un pouvoir à la fois répressif et préventif contre les contenus illicites (propos haineux et fake news). La démarche de prévention sera favorisée par une compréhension des déterminants sociaux, psychologiques et technologiques à la production de contenus haineux. Au-delà du cadre national, nous appelons également de nos vœux une coordination entre les États, au sein de l’Union européenne et au niveau international.

En ce qui concerne l’intersectionnalité, nous manquons de données concernant le monde du travail. Nous avons des difficultés à distinguer les phénomènes qui relèvent d’une discrimination envers les femmes par rapport aux barrières que les femmes s’imposent parfois à elles-mêmes dans l’accès à certains métiers ou dans leur progression de carrière. Ainsi, des femmes peuvent ne pas se sentir particulièrement discriminées ou ne pas en avoir conscience. Nous pourrions aussi chercher à comprendre pourquoi les femmes ont tendance à délaisser certaines filières professionnelles et à être surreprésentées dans d’autres. Des enquêtes sont menées sur ces sujets, mais nous ne disposons pas encore de données suffisantes. 

M. le président Robin Reda. Merci pour vos exposés et pour les réponses que vous nous avez apportées, qui alimenteront la rédaction de notre rapport et l’élaboration de nos futures propositions. Nous veillerons à ce qu’elles soient significatives, audibles et applicables.

La séance est levée à 11 heures.


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Compte rendu  26    Table ronde réunissant Mme Antonya Tioulong, vice-présidente du Haut conseil des Asiatiques de France et M. Pascal Liu, membre ; Mme Laetitia Chhiv, présidente de l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF) et M. Daniel Tran, vice-président ; M. Zhongfei Zhang, président de l’Union des jeunes Chinois en France (UJCF) et de Mme Angelina Cai, déléguée générale

(Réunion du jeudi 17 septembre 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 10.

M. le président Robin Reda. Soyez les bienvenus à l’audition organisée dans le cadre de la mission sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme, initiée lors de la Conférence des présidents du 3 décembre 2019. Avec la rapporteure Mme Caroline Abadie qui se trouve à mes côtés, nous avons déjà entendu des universitaires, des historiens, des sociologues et des statisticiens. Les travaux menés jusqu’à présent nous ont permis d’approfondir notre réflexion sur les formes de racisme existant dans notre société.

Depuis une semaine, nous recevons des représentants d’associations afin d’établir un état des lieux à partir de témoignages de terrain. Nous avons notamment auditionné SOS racisme, la LICRA, le Club XXIème siècle et la Fédération nationale des maisons des potes, des associations ancrées depuis longtemps sur le territoire et bénéficiant d’un réseau qui leur permet de produire des informations de qualité.

Nous accueillons aujourd’hui l’Union des Jeunes Chinois en France (UJCF), l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF), ainsi que le Haut conseil des Asiatiques de France (HCAF). Dans le cadre de notre mission, nous ne visons pas une forme de racisme en particulier, mais nous tentons d’en cerner les diverses manifestations. Or, le racisme anti-Chinois et anti-Asiatiques s’est exacerbé à l’occasion de la crise sanitaire. Avec notre collègue M. Buon Tan, nous souhaitons vous interroger aujourd’hui sur l’état de ce racisme en France.

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Depuis la fin du mois de juin, les universitaires que nous avons auditionnés nous ont beaucoup aidés à préciser le champ de notre mission. Nous souhaiterions aujourd’hui que vous dressiez, en tant qu’acteurs associatifs, une vision d’ensemble des racismes que subissent en France les personnes que vous représentez, qu’il s’agisse du racisme primaire fondé sur la croyance en l’existence des races ou de préjugés enracinés dans des représentations issues de notre culture. Une troisième forme de racisme, que nous étudions également, résulte de la discrimination vécue dans différents domaines de la vie quotidienne, à l’école ou au travail notamment.

Mme Antonya Tioulong, vice-présidente du Haut conseil des Asiatiques de France. Je vous remercie de me donner l’opportunité de présenter l’association HCAF, les motifs de sa création et ses missions, dont beaucoup sont liées au sujet que vous traitez.

Le nombre d’Asiatiques établis en France a beaucoup progressé au cours des dernières décennies pour atteindre environ un million de personnes selon les dernières estimations. Ils sont présents dans tous les champs d’activité : les entreprises, les commerces, les sciences ou la culture. Leur intégration dans la société a souvent été citée comme exemple. Afin de consolider cette intégration, il est apparu important de créer une structure susceptible de les aider à obtenir une meilleure représentativité et à faire entendre leur voix. Le HCAF, qui a vu le jour en 2014, est une structure apolitique ayant pour ambition d’être une plateforme réunissant les communautés de tous les pays d’Asie, dont la Chine, l’Inde, le Japon, la Thaïlande, le Vietnam, le Laos, le Cambodge et la Corée du Sud, afin de favoriser et promouvoir leurs contributions dans la société et de travailler sur des préoccupations communes.

Les missions du HCAF sont de fédérer les Asiatiques de France et leurs associations, de faciliter les échanges entre les communautés asiatiques, de promouvoir leur identité et leur image, de préserver la culture et les traditions de chaque pays d’origine tout en favorisant l’apprentissage de la langue française et la connaissance de la culture française. Au niveau associatif, nous souhaitons renforcer la relation culturelle et économique entre la France et l’Asie et soutenir l’émergence de représentants d’origine asiatique dans les instances locales culturelles, économiques et politiques. Dans le cadre de ses missions, le HCAF espère contribuer à la lutte contre les formes d’intolérance et de discrimination existantes.

Depuis sa création, le HCAF a mené des actions dans plusieurs domaines. Tout d’abord, en ce qui concerne l’histoire de la mémoire, il a participé à des cérémonies commémoratives officielles, notamment à l’Arc de triomphe, pour saluer la mémoire des Chinois et Indochinois qui furent présents aux côtés de l’armée française lors des deux guerres mondiales. Le HCAF a également initié avec le soutien de l’Hôtel de Ville et de la mairie du 13ème arrondissement l’édification d’un parc public et d’une stèle dédiée aux victimes du régime des Khmers rouges. Paris est la première capitale occidentale à accueillir un tel mémorial. Le HCAF a également aidé à l’obtention de subventions pour les avocats français qui œuvrent bénévolement pour représenter des parties civiles au procès des Khmers rouges qui se tient encore actuellement à Phnom Penh.

Dans le domaine économique, le HCAF a organisé en 2016 un dîner-débat entre des entrepreneurs et commerçants asiatiques et Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie. Dans le domaine culturel, le HCAF a contribué au lancement d’une revue bimestrielle centrée sur l’Asie qui s’appelle Koï et dont le dix-huitième numéro vient de paraître. Cela montre qu’elle a trouvé un public. De plus, des spectacles de danse et de musique gratuits sont organisés lors du nouvel an asiatique à la mairie du 13ème et à l’Hôtel de Ville. Ils mettent en valeur la diversité des expressions artistiques de pays différents. Nous projetons aussi la création d’un salon du livre consacré à l’Asie. Ces échanges culturels nous semblent importants, car ils constituent un moyen privilégié de combattre efficacement et durablement le rejet ou la méfiance qui pourraient être ressentis face à l’étranger.

La perception que j’ai du racisme est sans doute restrictive, car jusqu’ici, le HCAF n’a pas rencontré de problème de racisme dans ses activités. Sur le plan politique, le terme de « Khmer vert », utilisé récemment à mauvais escient, nous a heurtés. Sur un plan plus personnel, après bientôt 50 ans de vie passée en France, ni moi ni ma famille n’avons subi de paroles ou de gestes racistes graves. Bien sûr, nous avons entendu des insultes comme « sale Chinoise », « sale jaune » ou « indigène », ceux qui les proféraient ignorant que les indigènes désignent les populations locales, en l’occurrence les Français. Néanmoins, ces insultes relèvent plutôt de comportements individuels isolés.

Nous n’avons pas non plus été victimes de discriminations, à une exception près. Au début des années 1980, l’une de mes sœurs, à peine diplômée de Sciences Po Paris, avait entendu lors de son embauche dans une grande banque qu’étant une étrangère et une femme, son salaire était diminué de 20 % par rapport à celui de ses collègues. Je ne pense pas que ce type d’aberration pourrait encore se rencontrer aujourd’hui.

M. Pascal Liu. Je crois qu’il convient de distinguer le racisme anti-asiatique avant et après la covid. Avant la covid, le racisme était principalement fondé sur des préjugés. Les Asiatiques ou les Chinois – l’amalgame étant fréquemment effectué entre les deux – sont travailleurs, ont de l’argent et sont discrets. Ces préjugés, s’ils semblent presque positifs, entraînent néanmoins des conséquences graves qui ont provoqué des agressions parfois mortelles. Le racisme se combat par l’ouverture, le partage de culture et les échanges, mais une population qui se fait régulièrement agresser a plutôt tendance à vouloir se renfermer. Les communautés agressées tendent à s’isoler dans des bulles et elles dialoguent de moins en moins avec l’extérieur, ce qui crée un cercle vicieux.

L’après-covid a donné lieu à un racisme beaucoup plus violent et direct, que j’illustrerai sur trois plans : à titre personnel, à titre professionnel et dans une perspective politique. Sur le plan personnel : il y a quelques semaines, alors que je revendais un objet d’occasion, une personne qui passait dit à mon interlocuteur : « attention, lui, il a la covid ». À titre professionnel, j’ai reçu des témoignages d’amis travaillant dans la restauration, un domaine qui a été frappé successivement par les gilets jaunes, par les grèves et par la covid, et qui a subi un grand nombre d’annulations à cause de l’épidémie. Petit à petit et sous l’effet d’une certaine communication, les personnes ont fini par identifier la covid à l’Asie. Le troisième facteur de développement du racisme anti-asiatique, plus politique, est lié à ce qui se passe entre les États-Unis et la Chine, et à la position adoptée par la France et l’Europe. Les propos de Donald Trump qui n’a cessé de parler du « virus chinois », ont fini par faire écho. Si l’on voit un Asiatique dans la rue, on a tendance à l’associer au virus. Le phénomène a entraîné une hausse significative des agressions envers les Asiatiques aux États-Unis et au Canada. Ces communications suscitent également un climat de méfiance et d’agressivité envers la communauté asiatique en France.

M. Daniel Tran, ancien président de l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF). Avec Mme Laetitia Chhiv, présidente de l’AJCF, nous tenterons de vous présenter un bref état des lieux du racisme dans les différents domaines où intervient l’association. Sur internet tout d’abord, les insultes, la haine et le racisme en ligne ne datent pas d’hier. On les trouvait auparavant sur certains sites ou sur des blogs. Ils ont récemment évolué sur les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, Instagram et Tiktok entre autres. On observe une augmentation du racisme anti-Asiatiques surtout liée à l’actualité.

Au début de la covid, nous avons assisté à un déferlement de haine. Par exemple, la page Facebook « les petits mandarins », une école en ligne qui propose des cours de chinois, a fait l’objet du commentaire suivant : « Les Chinois, avec la merde qu’ils ont foutue dans le monde, non merci ». D’une part, pour assurer une modération efficace, il faut avoir du temps, de la motivation et les compétences appropriées. D’autre part, le processus de signalement, que peu de victimes décident d’appliquer, s’avère le plus souvent inefficace. Nous avons signalé plusieurs commentaires haineux à Facebook et à Pharos, mais ils sont restés sans suite.

Concernant le divertissement et l’audiovisuel, dans lequel j’inclus la télévision, la radio, Youtube et les spectacles, un sketch de Gad Elmaleh et Kev Adams diffusé en 2016 sur M6 a blessé de nombreuses personnes d’origine asiatique. Elles se sont senties ridiculisées par l’accent, les clichés et les costumes portés par les humoristes. Les plaintes et les signalements adressés au CSA ont été classés sans suite. Deux ans après, le même sketch a été diffusé sur la même chaîne. En 2019, suite à une séquence jugée raciste envers les Asiatiques dans l’émission Un dîner presque parfait, le CSA a rappelé à l’ordre le groupe M6. Peut-être ont-ils enfin compris.

Dans le domaine de la musique, un rappeur a sorti en mai 2017 une chanson intitulée « Ching Chang Chong ». Elle a été diffusée sur Youtube, puis à la télévision et à la radio ; sur Youtube, la chanson a obtenu plus de 600 millions de vues. Je vous en cite les deux premières phrases : « Ching chang chong, elle parle en thaïlandais. Elle va te ching chang chong ». Intervenant régulièrement dans les écoles, je puis vous affirmer que cette chanson a eu des conséquences désastreuses pour tous les enfants d’origine asiatique, qui ont subi énormément de moqueries de la part d’autres élèves.

S’agissant de la presse, en 2012, Le Point titrait un article : « l’intrigante réussite des Chinois en France ». À la fin du texte, on trouvait les cinq commandements de l’entrepreneur chinois : « tu travailleras 80 heures par semaine, tu dormiras dans ta boutique ou dans ton restaurant, tu ne rémunéreras pas tes employés, car ce sont des membres de ta famille, tu ne cotiseras pas, tu ne paieras pas d’impôts. Et à la fin, tu gagneras 10 000 euros par mois, tu auras une limousine et tu seras assuré d’avoir une retraite dorée ». L’AJCF a porté plainte dès 2012 avec l’aide de SOS Racisme. La justice a condamné Le Point en 2014 à 1 500 euros d’amende pour diffamation. Plus récemment, au début de la crise de la covid 19, le Courrier picard a titré « Coronavirus chinois, alerte jaune », faisant référence au « péril jaune ». Enfin, en avril, pendant la diffusion sur BFM TV de l’hommage rendu aux victimes du coronavirus en Chine, l’éditorialiste Emmanuel Lechypre s’est permis de chuchoter, pensant que son micro était fermé : « Ils enterrent des pokémons ». Cela se passe de commentaire.

Le quatrième domaine est l’éducation au sens large. Dans les classes maternelles, une comptine intitulée Chang le petit chinois comporte les paroles suivantes : « Chang est assis, ses yeux sont petits, riquiquis… T’as mal dans tes tongs, ta tête fait ping-pong. » Au collège et au lycée, peu d’actions de sensibilisation au racisme sont menées. En France, depuis les attentats de 2015, une semaine d’éducation et d’action est organisée contre le racisme et l’antisémitisme au mois de mars. Elle inclut également la journée internationale de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale, le 21 mars. Malgré cela, de nombreux établissements ne connaissent pas ces dates ou bien s’ils les connaissent, ils n’en tiennent pas compte. Bien souvent, la direction, le conseiller principal d’éducation, le corps enseignant et les assistants sont eux-mêmes assez peu sensibilisés aux enjeux du racisme. Il serait souhaitable de rendre cette sensibilisation obligatoire dans tous les établissements, aussi bien pour les élèves que pour les enseignants et les intendants.

Enfin, s’agissant des études supérieures, même dans les écoles les plus prestigieuses, comme HEC, nous avons enregistré en 2018 un cas de racisme. Une étudiante chinoise qui avait perdu ses airpods l’a annoncé sur un forum interne. Un autre étudiant lui a répondu « Salut Ching chong, je ne sais pas où sont tes airpods, par contre j’ai les miens ». Nous saluons la décision du président de HEC qui, très sensible à la lutte contre le racisme, a pris les mesures nécessaires contre ce type de comportement.

Mme Laetitia Chhiv, présidente de l’AJCF. Tous les faits qui viennent d’être décrits reflètent un même phénomène, la banalisation du racisme anti-Asiatiques. Il est regrettable que ce phénomène soit jusqu’à présent ignoré par une grande partie de l’opinion, bien qu’il soit dénoncé par de nombreux représentants et militants associatifs. Lorsque nous parlons de banalisation du racisme, nous nous référons à un ensemble de préjugés communément admis ou de propos irrespectueux, voire injurieux et haineux, que beaucoup de personnes ne qualifieront cependant pas de racistes.

L’épidémie de la covid 19 en a été une parfaite illustration. Cette crise a ouvert la voie à l’expression de sentiments négatifs, autrefois latents ou non assumés à l’égard des populations d’origine asiatique, et ce notamment dans les lieux publics. Je pense au témoignage d’un jeune étudiant de Strasbourg, d’origine chinoise, invectivé dans un supermarché par une autre cliente qui lui ordonne de ne pas toucher les fruits et légumes du rayon frais sous prétexte qu’il serait porteur du virus. Je pense aussi à ces dizaines de témoignages que nous avons recueillis de personnes asiatiques prises à partie et exclues des transports en commun par d’autres voyageurs, sans parler des cas avérés d’agression physique, comme cette adolescente du Morbihan, frappée et insultée à son retour du lycée.

Il est grand temps de reconnaître et de qualifier cette forme particulière de racisme et de la combattre en amont au moyen d’actions préventives. Nous insistons sur la gravité de ces phénomènes, car leurs conséquences sont terribles. Nous nous rappelons tous de Monsieur Chaolin Zhang, décédé à Aubervilliers en 2016 des suites de son agression. Celle-ci était motivée par le fait que « les Chinois ont de l’argent sur eux ».

Aujourd’hui encore, les vols avec violence et les agressions touchant la communauté asiatique se poursuivent. D’après les acteurs de terrain, au moins une personne d’origine asiatique est agressée tous les deux jours en Île-de-France. Selon la procureure de Seine‑Saint‑Denis, deux à trois vols avec violence sur des personnes asiatiques ont lieu chaque semaine dans le département du 93. Si l’on note une amélioration relative de la situation dans quelques communes, tel n’est pas le cas partout. Pour combattre cette violence, l’éducation, la lutte contre les préjugés et la formation de référents et de médiateurs sociaux sont nécessaires. Des moyens dissuasifs, tels qu’une augmentation de la présence policière et l’installation de caméras de vidéosurveillance, toujours absentes dans des zones très sensibles, le sont également.

Les condamnations pénales ont également une fonction exemplaire, même si dans le cas des agressions évoquées, nous avons observé une certaine prise de conscience de la part des tribunaux. À ce titre, nous saluons les décisions de justice prises dernièrement. Tout d’abord, au tribunal de Créteil, trois individus ont été condamnés en mai dernier pour vol et agression avec ciblage raciste. Début septembre, une condamnation a été prononcée pour des faits semblables survenus en Seine-Saint-Denis, la motivation raciste ayant également été retenue. Nous sommes soulagés de voir que le ciblage ethnique de ce type d’agression, que nous dénonçons depuis des années, est désormais susceptible d’être reconnu par la justice.

La prise de conscience des représentants de l’ordre est tout aussi importante. C’est pourquoi nous jugeons nécessaire de renforcer voire d’entamer la formation et la sensibilisation de l’ensemble des agents de police à ces problématiques, et de systématiser la mise en place de référents sur la lutte contre le racisme. En effet, nous ne comptons plus le nombre de mauvais retours de la part de victimes d’origine asiatique concernant le traitement qu’elles ont reçu lors de leur dépôt de plainte. Nous déplorons également la pauvreté des dispositifs d’aide aux victimes, par exemple le déficit de traduction dans les commissariats. Les outils d’accès au droit, l’aide judiciaire et l’accompagnement psychologique font également défaut. Par conséquent, les représentants associatifs se trouvent le plus souvent devoir exécuter ces tâches, pour lesquelles ils ne sont pas formés et encore moins rémunérés.

Pour conclure, la prise en compte de la réalité du racisme anti-Asiatiques et de ses conséquences parfois tragiques doit se traduire en actes, aussi bien du côté des forces de police que de celui de la justice. En parallèle, nous insistons sur l’urgence qu’il y a à améliorer la qualité et la quantité des moyens préventifs de lutte contre le racisme. L’éducation de la société et la sensibilisation des différentes catégories de la population contribueront à renforcer l’immunité de nos sociétés contre le virus de la haine. Telle a été la préconisation émise le 8 mai dernier par le secrétaire général des Nations unies, M. António Guterres.

Mme Angelina Cai, déléguée générale l’Union des jeunes Chinois en France (UJCF). Mesdames et messieurs, je ne saurais vous remercier assez pour cette opportunité de s’exprimer donnée à des militants associatifs français d’origine chinoise.

Je suis bénévole à l’association interculturelle franco-chinoise depuis 1995 et en suis devenue présidente. Vivant en France depuis les années 1980 et naturalisée française, à ma demande, il y a vingt ans, je présente le parcours d’un immigré « classique ». Pour l’UJCF, combattre le racisme est une forme d’intégration dans la société française. Cet engagement permet notamment de défendre les valeurs de la France, c’est-à-dire la liberté, l’égalité et la fraternité. En l’an 2010, suite à mon appel dans les réseaux sociaux, environ 50 000 personnes sont descendues dans la rue, brandissant les slogans « sécurité pour tous », « stop violence » et « non au racisme ». Je suis également coordinatrice des associations professionnelles et culturelles chinoises en Ile-de-France. Enfin, je suis référente pour les questions de sécurité auprès du préfet de Seine-Saint-Denis.

Je définirais le racisme comme la peur de la différence renforcée par l’ignorance. Le racisme est aussi un trait de caractère facilité par les difficultés économiques, sociales, environnementales et désormais sanitaires. Pour les personnes que je représente, le racisme se manifeste de manière visible et de manière invisible. Les formes visibles sont les insultes. Nous nous faisons traiter de « chinetoques », etc., non seulement dans la sphère privée, mais aussi dans la sphère publique. La presse nous accuse et nous stigmatise parfois comme responsables de la covid. Toutes les semaines, voire tous les jours, les associations font état d’agressions plus ou moins graves. J’ai été moi-même agressée et suivie jusque chez moi récemment. Ces violences ont pour conséquence première le repli communautaire, qui permet de ne pas se sentir isolé. Le sentiment d’impunité grandit, et avec lui la colère des personnes d’origine chinoise. Très peu d’élus abordent cette question et, si elle n’est pas traitée avec intelligence, le risque est d’en venir à faire justice soi-même par désespoir. 

Les formes invisibles du racisme sont principalement le manque d’opportunités sociales et professionnelles et le manque de diversité citoyenne. Elles enferment les Français d’origine asiatique dans le mutisme et l’autocensure qui viennent nourrir leur colère.

Nous savons qu’il n’existe pas de recette magique pour supprimer la peur de l’autre. Notre première proposition serait la mise en place de caméras de vidéosurveillance et d’éclairages supplémentaires, afin de créer un environnement sécurisé. Le personnel de police devrait être mieux formé. Si les victimes d’actes racistes viennent rarement déclarer une agression, c'est par manque d’information, par peur ou en raison du sentiment d’être abandonnées des institutions.

Deuxièmement, dans les écoles primaires et secondaires, il conviendrait d’expliquer clairement que les personnes d’origine chinoise n’ont aucun lien avec la création de la covid. Mon fils doit aujourd’hui faire profil bas sur ce sujet à cause des informations véhiculées dans les médias.

Troisièmement, il serait souhaitable de renforcer le dialogue avec la Chine et les signes d’amitiés de la France envers la Chine.

Quatrièmement, il est important de ne pas américaniser la problématique du racisme, car la France n’est pas les États-Unis. 

À moyen terme, il faudrait réviser la politique du logement pour développer une mixité sociale et urbaine. Il serait également souhaitable de promouvoir la formation des encadrants en charge de la sécurité et de l’éducation à la pratique de l’inter-culturalisme, afin de construire des relations respectueuses avec l’autre et de mieux comprendre les différences culturelles, au-delà des clichés. Enfin, il faudrait redonner un sens entier à nos valeurs constitutionnelles : liberté, égalité, fraternité.

Mme Caroline Abadie. Votre message concernant le besoin de sécurité a bien été entendu. Par ailleurs, un de nos objectifs est d’améliorer la prise en charge des plaintes et des suites données par la justice.

En ce qui concerne l’emploi, vous avez évoqué brièvement la question salariale et les « décotes » appliquées aux étrangers. Pourriez-vous nous donner des précisions sur ce point ? Un autre danger serait l’enfermement dans certains métiers liés aux préjugés mentionnés, typiquement dans les métiers à forte composante mathématique. Comment rompre ce cercle vicieux des représentations ?

M. Buon Tan. Merci à tous pour cet état des lieux du racisme anti-Asiatiques. Je souhaite revenir à l’idée selon laquelle le racisme anti-Asiatiques n’existerait pas. Nous pouvons nous étonner vivement que des faits et gestes qui ne sont pas perçus comme racistes envers les Asiatiques les seraient sans aucun doute envers les juifs ou envers les Noirs. Une prise de conscience est par conséquent nécessaire sur ce point.

J’ai rencontré un certain nombre de préfets en Île-de-France. Si certains reconnaissent la réalité d’un racisme anti-asiatique, d’autres estiment qu’il n’existe pas. Par habitude et résignation, un grand nombre de victimes ne dépose pas de plainte. Lors de l’audition précédente, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a évoqué l’antisémitisme, le racisme envers les Noirs et envers les Roms, mais elle n’a pas mentionné le racisme anti-Asiatiques d’emblée.

Comment percevez-vous les évolutions récentes de la prise de conscience d’un racisme anti-asiatique ? La situation s’est-elle améliorée à Aubervilliers ? La sensibilisation progresse-t-elle dans les écoles ?

Mme Antonya Tioulong. Peut-être faudrait-il distinguer dans notre réflexion les agressions commises à l’encontre des Chinois pour des raisons économiques, des comportements racistes pour ainsi dire « classiques ». Pour beaucoup, l’image du Chinois riche qui transporte de l’argent peut motiver certaines agressions de vol. Cette image prévaut parfois sur l’image du Chinois que l’on redoute parce qu’il est étranger.

M. Buon Tan. S’agissant de la personne décédée en 2016, les jeunes qui étaient coupables ont dit qu’ils l’avaient ciblée parce qu’elle était chinoise et qu’elle devait par conséquent avoir de l’argent sur elle. La qualification de racisme n’a d’abord pas été retenue. À l’inverse, dans du cas d’Ilan Halimi, qui s’était fait agresser parce qu’il était juif et devait avoir de l’argent, le processus de ciblage était du même type ; or, le traitement s’est révélé différent. Le racisme envers les Asiatiques n’est pas pleinement pris en compte.

M. le président Robin Reda. En réponse à M. Buono Tan, je tiens à préciser que le rapport publié par la CNCDH fait explicitement référence au racisme anti-Asiatiques. Néanmoins, le ressenti que vous exprimez est sans doute largement partagé. Nous devons mieux sensibiliser à l’existence du racisme anti-asiatique, sans toutefois entrer dans une sorte de « concurrence des racismes » et sans renoncer à notre approche universaliste.

Une approche européenne du racisme anti-Asiatiques serait-elle envisageable ? La situation en France est-elle comparable à celle de pays limitrophes comme l’Allemagne ? Le racisme anti-Asiatiques est-il plus endémique en France et si oui, quelles en seraient les raisons ?

Mme Angelina Cai. Les Chinois sont également touchés par les comportements racistes que nous avons évoqués en Italie. Le sentiment d’impunité y est, comme en France, largement répandu. De manière générale, les Chinois de « première génération », qui doivent apprendre la langue du pays dans lequel ils arrivent, se heurtent à un certain nombre de difficultés liées à la vie quotidienne. Les Chinois de deuxième génération se sentent français, mais ils ne se sentent pas toujours chez eux.

Mme Antonya Tioulong. La Grande-Bretagne ne donne-t-elle pas un exemple de vivre-ensemble réussi, si l’on observe la diversité des origines dans les grandes villes avec un petit nombre de problèmes recensés ? De même, à l’école, la Grande-Bretagne donne l’impression d’un cosmopolitisme plus réussi, du moins dans les grandes villes. En outre, en Angleterre, les réactions racistes qui ont suivi le déclenchement de l’épidémie n’ont pas tant visé les populations asiatiques que les populations d’Europe de l’Est, accusées de « voler » le travail des Britanniques.

M. Pascal Liu. Nous ne connaissons pas avec précision le nombre de personnes d’origine asiatique en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne.

L’immigration chinoise en Italie est plus récente que l’immigration chinoise en France, qui a débuté dès les années 1970-1980. Par ailleurs, historiquement, la France est très appréciée par la Chine pour sa culture et son rayonnement : c’est cela qui explique l’importance de la vague d’immigration de Chinois en France. Dans les années 1980-1990, la France est devenue une grande plateforme d’importations de produits chinois à destination de toute l’Europe. Puis d’autres pays, dont l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne, ont constitué leurs propres centres d’import, ce qui a eu pour effet de disperser un peu la population immigrée d’origine chinoise. Quoi qu’il en soit, sur le plan historique, il y a une spécificité de l’immigration chinoise en France par rapport aux autres pays européens.

Mme Laetitia Chhiv. S’agissant de l’approche européenne, à ma connaissance, aucune mesure préventive contre le racisme anti-asiatique n’a été mise en place dans le contexte de la covid 19. Vu de l’étranger, le racisme anti-Asiatiques lié à la pandémie de la covid a été particulièrement vif en France. Un journal allemand, la Zuddeutsche Zeitung, écrivait ainsi : « Si la France est le premier pays d’Europe où des cas de coronavirus ont été détectés, c’est également le pays où une hystérie anti-Asiatiques à caractère raciste est apparue en premier ». Peut-être les journalistes exagèrent-ils un peu, mais ils soulignent en tout cas la réalité d’un phénomène. Une Parisienne de 17 ans d’origine asiatique a témoigné auprès de la BBC de tous les traitements hostiles qu’elle avait subis, notamment dans les transports publics. Dans notre association, nous avons reçu dès l’apparition de l’épidémie en Chine des dizaines de témoignages d’actes discriminatoires, voire injurieux et haineux. Il n’est certes pas question de mettre les racismes en concurrence, mais il est important de rappeler que le phénomène est apparu très précocement en France.

M. le président Buon Tan. À Paris, les premiers effets économiques de la pandémie se sont fait sentir dans le quartier asiatique. Les commerçants chinois ont subi la désertion des clients bien avant que nous ayons pris conscience de la gravité d’épidémie. Je crois aussi qu’il faut éviter d’instituer une concurrence entre les racismes et je travaille dans cet esprit en tant que député membre de cette commission. Cependant, je suis malheureusement amené à intervenir plus souvent sur le racisme anti-Asiatiques, car peu de collègues y sont sensibilisés.

M. Daniel Tran. S’agissant du racisme anti-Asiatiques en Europe, la grande vague d’immigration asiatique en France date des années 1970-80. Elle se produit après la guerre du Vietnam en 1975, mais aussi après le massacre perpétré par les Khmers rouges au Cambodge de 1975 à 1979. Durant cette période, la France a accueilli des centaines de milliers de réfugiés asiatiques, dont la moitié environ était Chinoise. On estime que la France compte aujourd’hui 600 000 Chinois et un million d’Asiatiques. L’Angleterre en compte environ 400 000 tandis que l’Italie et l’Espagne doivent en compter entre 200 000 et 300 000. L’Italie et l’Espagne ont surtout accueilli des Chinois à partir de 1979 et jusque dans les années 1990.

En France, les enfants des Chinois arrivés massivement dans les années 1970-1980 ont à peu près notre âge aujourd’hui. Ils parlent le français et connaissent bien le système. Les priorités de leurs parents étaient différentes. Venant d’un pays en crise, ils devaient d’abord s’intégrer sur le plan économique, c’est-à-dire trouver et garder un emploi afin de pouvoir se loger et d’élever leurs enfants. La même tendance se retrouvera en Italie et en Espagne dans quelques années. Un reportage a été tourné récemment en Italie sur les Chinois de Prato, une ville où l’activité de textile est très développée. Ils rencontrent exactement les mêmes problèmes qu’en France.

En ce qui concerne le dépôt de plaintes par les personnes victimes d’actes racistes, l’enjeu de la langue est essentiel. Les procédures judiciaires sont très longues. Enfin, quand les accusés sont condamnés, les peines ne sont pas forcément à la hauteur de l’acte commis, mais les dernières décisions de justice que nous avons évoquées peuvent donner bon espoir pour la suite. Quoi qu’il en soit, les associations ici présentes continueront à sensibiliser nos aînés à la nécessité de porter plainte.

S’agissant de l’emploi, le sociologue Yong Li a mené une étude sur la difficulté d’insertion des jeunes diplômés chinois arrivant en France. Alors qu’ils ont réussi leurs études supérieures, ils ont beaucoup de mal à trouver un emploi et sont souvent moins bien payés. Certains sont même exploités, notamment à cause du stéréotype de l’exécutant docile, leurs heures supplémentaires ne sont pas payées. La limite de l’étude de Yong Li est qu’elle n’a pu isoler les comportements racistes d’autres facteurs pouvant expliquer ce mal-être, comme la barrière de la langue.

Le mythe de la minorité modèle comprend aussi la brillante réussite scolaire des Asiatiques. Or, si les meilleurs élèves sont d’origine asiatique, pourquoi ne les retrouve-t-on pas dans les postes à plus haute responsabilité, que ce soit dans l’entreprise ou dans la sphère politique ? Yong Li formule l’hypothèse qu’il existerait aussi un plafond de verre pour les personnes d’origine asiatique, une fois encore associé aux stéréotypes. On n’attend pas d’un dirigeant qu’il soit obéissant et exécute, mais qu’il prenne des décisions. Les stéréotypes associés à l’origine asiatique ne facilitent pas l’accès aux postes de direction.

Enfin, pour rompre le cercle vicieux, il faut commencer par le dénoncer avec suffisamment de force pour qu’il soit repris par la presse. Cela favorisera une prise de conscience générale et des actions pourront être conduites dans plusieurs institutions. Le travail de sensibilisation devrait être mené directement dans les écoles. Certains influenceurs comme « décolonisons-nous », « sororasie » et « stop asiaphobie », ou encore des youtubeurs comme « le rire jaune », ont produit des vidéos qui ont sensibilisé des millions de personnes au racisme anti-Asiatiques. La prise de conscience progresse.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup pour vos interventions. Nous vous souhaitons une bonne continuation dans l’ensemble de vos missions et dans vos parcours personnels.

La séance est levée à 12 heures 20.


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Compte rendu  27    Audition de Mme Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l’unité de recherche migrations et société du Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

(Réunion du mardi 22 septembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 15.

M. le président Robin Reda. Notre mission d’information a été créée en décembre 2019. Elle a vocation à rédiger un rapport dressant un état des lieux des différentes formes de racisme dans la société française et formulant des propositions pour les combattre.

Nous avons l’honneur de recevoir Mme Silyane Larcher, chercheure en sciences politiques au CNRS et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Silyane Larcher est spécialiste des études postcoloniales et a notamment travaillé sur les tensions autour de la notion d’universalisme républicain. Cette notion est parfois mise à l’épreuve par les inégalités historiques qui peuvent subsister entre différents groupes de citoyens.

Mme Larcher, puisque nous cherchons à analyser à la fois les formes anciennes de racisme et ses évolutions plus récentes, il est important de vous entendre ici pour réfléchir à des remèdes efficaces, sans renier pour autant nos principes fondamentaux, républicains et universalistes.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis le début de nos travaux, nous avons entendu des historiens, des politologues, des sociologues et des chercheurs de nombreuses disciplines, pour nous éclairer sur le racisme, ses nouvelles formes, et les moyens de le combattre.

Nos travaux seront structurés en trois volets. Le premier portera sur le racisme de croyance, car certains croient encore aujourd’hui à la thèse de la hiérarchie des « races », croyance qui se traduit par des propos et des actes répréhensibles. Un autre volet traitera des préjugés. Tout un chacun est susceptible d’en développer et il s’agit, par l’éducation, l’histoire et la mémoire, de prévenir leur apparition.

Enfin, l’ultime volet portera sur les discriminations, notion sur laquelle il n’existe pas nécessairement de consensus, et qui sont à l’origine d’un sentiment de racisme pour les populations qui en sont victimes.

Nous aimerions également entendre votre point de vue sur les déboulonnages de statues et sur les manifestations plus récentes des mouvements antiracistes.

Mme Silyane Larcher, politiste, chargée de recherche à l’unité de recherche migrations et société du CNRS. En préparant cette intervention, le thème m’a semblé assez large, et je me suis interrogée sur les points les plus importants qu’il convenait d’aborder devant des parlementaires. Consciente de l’occasion unique qui m’était offerte de m’exprimer ici en tant que chercheure, j’ai pris le temps d’y réfléchir car je suis convaincue que la volonté politique de lutter contre le racisme et les discriminations n’est pas suffisamment robuste en France.

Vous m’auditionnez le 22 septembre, une date symbolique, celle de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Les recherches sur ces sujets remontent à bien avant ma naissance. À la fin des années 1970 déjà, les chercheurs français s’interrogeaient sur la pertinence de l’approche, par les sciences sociales, de l’histoire du racisme ainsi que des discriminations vécues par les populations immigrées et leurs enfants. Ce type de débat a régulièrement été politisé et les chercheurs s’y retrouvent mêlés, parfois contre leur gré.

Je mène actuellement une recherche en sociologie et en ethnographie sur la mobilisation politique de jeunes femmes d’ascendance subsaharienne et caribéenne, qui se qualifient comme afroféministes en France et en Île-de-France. Ce travail de recherche s’inscrit dans ma réflexion plus large sur les tensions qui habitent l’universalisme républicain français ; il s’appuie tout d’abord sur une investigation historique et juridique, portant sur les grands principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. Il constitue également une enquête contemporaine sur des logiques qui concernent majoritairement des jeunes femmes issues des classes populaires.

Une grande confusion règne actuellement sur la définition de l’expression « universalisme républicain ». Chacun aujourd’hui se revendique républicain, quelle que soit sa couleur politique. Or l’histoire de la République est de dimension transnationale, et renvoie à l’histoire de la relation coloniale entre la France métropolitaine et ses anciennes colonies.   Dans notre pays a prévalu une certaine adhésion à l’idée républicaine, à l’égalité républicaine, pour ce qu’elle comportait de promesses d’émancipation et d’égalité sociale et, dans le contexte post-esclavagiste que j’ai étudié, de liberté socioéconomique. Cette idée se traduit par une participation à la citoyenneté, une inclusion dans la communauté nationale. Elle renvoyait à un ensemble de droits formels comme sociaux.

Je ne reviendrai pas sur l’histoire de l’affaiblissement de l’État social dans notre pays, mais il me semble qu’on ne peut comprendre la politisation de certains groupes issus de minorités dites « ethnoraciales » sans tenir compte des désillusions inhérentes aux discriminations et aux inégalités sociales. La question qui vous préoccupe est indissociable d’une réflexion sur l’état socioéconomique du pays, et en particulier, sur l’évolution de la pauvreté et la croissance des inégalités.

Une chercheuse africaine-américaine disait que le discours politique autour de l’antiracisme relevait en France de la pensée magique : un discours incantatoire, déconnecté d’un certain nombre de dispositifs judiciaires, institutionnels, prenant à bras-le-corps ces questions. Cette affirmation est certes abrupte, et sans doute caricaturale ; néanmoins, vu l’insuffisance de la réponse pénale aux infractions à caractère raciste dans notre pays, elle soulève des questions.

Je vous donnerai quelques chiffres qui émanent des rapports annuels que remet au gouvernement la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui émet chaque année des préconisations (soixante dans son dernier rapport) dont certaines récurrentes mais qui restent lettre morte. Les travaux de la CNCDH sont insuffisamment entendus par les institutions. Les décideurs politiques ne s’en inspirent pas assez.

En 2019, les plaintes concernant les infractions à caractère raciste, c’est-à-dire en raison de l’origine, de l’ethnie, de la nation, de l’assignation prétendue à une race ou à une religion, ont augmenté de 11 %. D’ailleurs les recherches montrent que ces données sont sous-évaluées car nombre de victimes ne portent pas plainte. Il est très compliqué de prouver l’intention raciste d’un propos insidieux. Ces infractions non recensées sont ce que la CNCDH appelle le « chiffre noir » des infractions à caractère raciste.

Par ailleurs, le taux de relaxe y est deux fois supérieur à la moyenne des affaires portées devant les juridictions pénales en France. Existe-t-il un déficit de formation des policiers chargés de recueillir les plaintes ou des magistrats au sein de l’école nationale de la magistrature (ENM) ou à leur entrée en fonction ? Les autorités judiciaires doivent être plus vigilantes.

Une autre question concerne le contexte familial, social et géographique. Je souhaiterais insister sur deux domaines en particulier : le monde professionnel et l’école. En matière de travail, notre législation antidiscriminatoire me semble assez innovante dans la mesure où il appartient à l’employeur d’apporter les éléments permettant de le disculper.

Néanmoins, la distribution socioéconomique des fonctions professionnelles fait apparaître un certain nombre de caractérisations ethnoraciales. Cette question recoupe le problème des discriminations et des logiques de racialisation. C’est à dessein que je n’utilise pas le terme de « racisme », qui englobe des concepts trop divers. Je préfère donc parler de « processus de racialisation » qui régissent l’accès à certaines fonctions professionnelles.

Comme le montrent les statistiques, les personnes issues des minorités sont surreprésentées dans les postes subalternes. À l’inverse, les personnes catégorisées comme « blanches » sont plus présentes dans les postes à responsabilité. Ce phénomène s’explique notamment par les processus de recrutement et de construction de viviers de compétences, qui alimentent les préjugés à l’égard de certaines catégories sociales.

En décembre 2019 par exemple, le tribunal des prud’hommes de Paris a rendu un verdict reconnaissant « une discrimination raciale systémique » et décrivant un système organisé de domination raciste qu’ont subi vingt-cinq Maliens travaillant sur des chantiers de construction situés avenue de Breteuil. Les préjugés, construits historiquement, ont déterminé la spécialisation des personnes catégorisées comme noires dans les métiers de services, les métiers subalternes, et particulièrement dans des secteurs à forts besoins de main-d’œuvre. Une certaine hiérarchie s’était instaurée, des sans-papiers catégorisés comme « noirs » étaient affectés aux tâches les plus dangereuses, leurs contremaîtres étant pour la plupart d’origine maghrébine et les plus hauts postes occupés par des personnes catégorisées comme « blanches ».

Cette affaire – qui ne correspond pas à une situation isolée – a eu un certain retentissement médiatique car elle renvoie à une logique historique (construction des préjugés), sociale (organisation de l’immigration du travail) et à la hiérarchisation des professions dans le secteur du bâtiment. Ce phénomène se perpétue ensuite d’une génération à l’autre. Les parents des jeunes femmes afroféministes interrogées dans le cadre de mon enquête ont eux aussi travaillé dans les métiers du bâtiment, du nettoyage ou de la restauration rapide. Ce sont des filles d’immigrés nées dans notre pays, françaises, qui ont été scolarisées dans les écoles et les collèges des quartiers populaires, en particulier en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne. En arrivant à l’âge adulte, elles rencontrent des difficultés d’accès à l’emploi.

J’en viens à la question de l’école. Je suis partie de cet exemple pour vous montrer les interactions entre l’histoire, la sociologie du travail, la sociologie de l’immigration, les processus de racialisation et l’ethnicisation des compétences dans des secteurs professionnels. La socialisation de ces personnes dans la société française nous oblige à nous interroger sur le sort des enfants d’immigrés, qui pâtissent de la précarité et de la marginalisation de leurs parents. Elles sont également freinées dans leur ascension sociale par des difficultés scolaires.

Les concepts d’émancipation sociale et d’égalité des chances sont biaisés dans divers secteurs de la société française. Je m’appuierai sur les résultats de l’enquête Trajectoires et origines (TEO), qui remonte à plus de dix ans. Sur un échantillon de personnes de 18 à 35 ans, il apparaît que 24 % des fils d’immigrés n’ont obtenu aucun diplôme durant leur scolarité, contre 16 % pour les « Français de souche ». On note cependant que les femmes ont de meilleurs résultats, en particulier celles dont les parents sont d’ascendance subsaharienne et antillaise, par rapport aux hommes du même âge. Pour autant, j’ai constaté au cours de mes travaux que ces femmes étaient souvent sujettes à des discriminations au travail et à des insultes insidieuses dans leur parcours de vie. Même celles qui ont obtenu un diplôme de niveau licence ou maîtrise ont été confrontées à un chômage de longue durée, à la précarité et ont des difficultés à accéder à un emploi à la hauteur de leurs qualifications.

Ainsi, outre les dynamiques sociales générales d’inégalité sociale, au sein même du parcours scolaire et universitaire, un certain nombre d’embûches pèsent sur le rapport que certains de nos concitoyens ont à l’idéal d’inclusion que la société française prétend apporter.

Les hommes rencontrent eux aussi des difficultés importantes d’accès aux diplômes et à l’emploi. 30 % des fils d’immigrés du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne n’ont pas obtenu leur BEPC. Nous constatons donc que l’échec scolaire touche davantage les garçons.

Des recherches menées par des collègues, notamment au sein de l’unité de recherches migrations et société (Urmis) de l’université Paris-7, mettent en évidence que les enseignants et les conseillers d’orientation ont parfois trop tendance à orienter certains élèves vers des filières techniques ou des métiers de service. Certaines jeunes femmes que j’ai rencontrées m’ont d’ailleurs expliqué que les élèves catégorisées comme blanches étaient moins souvent orientées vers ces filières techniques ou professionnelles. Je pense donc que promouvoir la variété des métiers et des positions sociales accessibles suivant le niveau scolaire égal contribuerait à relativiser cette association systématique des populations issues de l’immigration et des quartiers sensibles avec les métiers techniques et de services. Des initiatives ont d’ailleurs été lancées dans certains lycées de Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne. Le ministère de l’éducation nationale pourrait s’en inspirer et être plus attentif à la contribution de l’orientation scolaire à l’ethnicisation de certaines professions.

La CNCDH recommande que les programmes scolaires reflètent davantage la dimension multiculturelle de l’histoire de France. Je sais que le terme de « multiculturalisme » fait l’objet de débats ; je ne l’aurais pas nécessairement employé. Mais nous devons insister sur le fait que l’histoire de la France est plurielle, qu’elle ne se limite pas à la Métropole. La proposition de la CNCDH n’appelle pas pour autant à renoncer à une histoire commune.

Je rejoins aussi une préconisation de la CNCDH sur la formation initiale des enseignants au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE). Il s’agirait de leur faire comprendre les mécanismes qui encouragent insidieusement certains élèves à s’orienter vers des filières auxquelles ils se croient destinés par reproduction sociale. Il s’agirait donc de revoir la formation du personnel éducatif ainsi que la relation avec les parents et les élèves.

Je vous livre à présent mon opinion sur la question de l’universalisme. L’universalisme est une mise en effectivité de l’idéal d’universalité. Celle-ci n’est pas venue en 1789 des parlementaires parisiens de l’Assemblée constituante puis de la Convention nationale. Elle est venue du débat sur la question des colonies et de l’esclavage, dont nous sommes finalement les héritiers.

La question de l’esclavage n’a pas été posée d’emblée. Il s’agissait avant tout d’une discussion transatlantique, entre des acteurs à Paris de différentes positions, et des acteurs des colonies, d’abord les planteurs, les colons, puis ceux qu’on appelait les « libres de couleurs ». Ceux-ci, pour la plupart de ceux qui pouvaient s’exprimer à un niveau aussi important que le niveau parlementaire, possédaient eux-mêmes des esclaves. Ce débat a porté sur l’étendue du principe d’égalité et le contenu donné à la citoyenneté. Qui est citoyen de la République ? Qui est inclus dans cet idéal proclamé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, dans son article premier, affirme que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ? Nous sommes aujourd’hui les héritiers de ce débat, qui a permis de rendre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen cohérente avec sa lettre.

C’est pourquoi, en tant que chercheuse, je ne me retrouve pas dans les débats médiatiques sur la notion d’universalisme. C’est dans une dynamique de débat, de confrontation, de conflit, qu’on actualise toujours un peu plus ce qui est posé comme un idéal – l’universel. Cela ne justifie pas pour autant que la question de l’universel et de l’universalisme soit aujourd’hui parfois confisquée par certaines élites qui se montrent sourdes aux cris de colère dans la société justifiés par un accroissement des inégalités sociales.

Les moyens par lesquels une partie de la jeunesse française construit une critique, certes parfois exagérée ou déconnectée de certaines réalités, doivent nous interpeller, quand nous voulons rendre vivants les principes inscrits au fronton des édifices publics : liberté, égalité, fraternité. Comment contribuer à la mise en œuvre de cet idéal d’égalité, notamment par des décisions pratiques, qui permettraient de l’institutionnaliser ?

L’idéal d’égalité est miné depuis un certain nombre d’années par des inégalités avant tout d’ordre social, mais qui ciblent en priorité certaines populations. Par conséquent, il est primordial de prendre en compte la reproduction des processus de racialisation dans l’organisation sociale, et de les penser en termes de répartition des ressources et des opportunités professionnelles.

M. le président Robin Reda. Si je comprends bien, la devise républicaine apparaît creuse pour certains qui perçoivent un décalage entre leur vécu et la promesse de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Nous en parlions avec des historiens, la jeunesse semble partagée entre la nécessité d’apprendre cette histoire douloureuse pour le passé national – l’esclavage, la colonisation –, et la gloire de la Révolution française avec ses principes généraux.

Existe-t-il aujourd’hui à vos yeux des possibilités d’entorses à ce pacte universaliste, dans un objectif de mieux lutter contre le racisme ? Je pense à la question des statistiques ethniques, ou à la notion de discrimination positive. À l’étranger mais aussi en France – dans des entreprises de culture anglo-saxonne – des expériences sont conduites afin de rendre plus accessibles les postes à responsabilités aux personnes qui ne sont pas catégorisées comme blanches. Ces outils vous semblent-ils compatibles avec la notion d’universalisme ?

Mme Silyane Larcher. Je pense que les usages politiques de l’histoire coloniale et de l’histoire de l’esclavage sont davantage des symptômes que des explications réelles. Ils permettent à certains d’expliquer un vécu de discrimination et de racisme. Mais cette question n’a pas besoin d’être portée publiquement uniquement de cette manière. J’ai rappelé qu’il existait depuis les années 1970 des recherches sur les discriminations et le racisme : à l’époque, elles se concentraient sur l’analyse des politiques migratoires, et de l’intégration des immigrés. La question de l’esclavage n’était pas aussi présente dans le débat public. Les usages politiques de la relation à l’esclavage et au passé colonial s’inscrivent eux-mêmes dans une histoire contemporaine, et doivent être compris dans la contemporanéité de la politisation d’un certain nombre de groupes militants ou non.

Est-ce que des mesures de discrimination positive seraient contradictoires avec l’universalisme ? L’universalisme appelle avant tout à la correction des inégalités et à l’incarnation du principe d’égalité. Les inégalités ne doivent pas être uniquement pensées en termes ethnoraciaux mais aussi en termes sociaux. Le fait de faire apparaître à l’antenne deux présentatrices noires sur France 2 ou TF1 ne traite pas les causes structurelles de l’inégalité d’accès à des promotions dans le monde du travail.

Comment mettre ces dispositifs en œuvre ? Je ne serais pas en mesure d’entrer dans les détails tant ces questions sont complexes et impliquent une approche pluridisciplinaire (sciences politiques, sociologie, droit). La charte adoptée en 2004 sur la diversité n’a pas du tout donné les effets escomptés. Je vous renvoie sur ce point aux travaux de ma collègue Milena Doytcheva. Cette charte prenait en compte trois critères : l’âge, le sexe et le handicap. Mais il existe d’autres types d’inégalités à l’égard par exemple des homosexuels ou des personnes issues des minorités.

Il faut donc imaginer des politiques sociables globales qui englobent l’école, le logement, et l’organisation des villes. Vous devriez vous intéresser particulièrement à la politique de la ville, pour comprendre comment le sentiment de ghettoïsation finit par prendre corps. Je vous recommande le sociologue Éric Maurin, auteur du livre Le Ghetto français.

Une politique de discrimination positive, comme celle menée par exemple par Sciences Po pour favoriser la représentation de jeunes issus de lycées de quartiers populaires, ne résout pas pour autant le problème des inégalités sociales, qui contribuent notamment à la précarisation accrue de certaines populations. J’ai évoqué la formation des enseignants, non pas pour ce qui touche à la matière enseignée, mais à leur rôle d’orientation. J’ai également abordé la question de la sensibilisation des enseignants à la manière dont des logiques de racialisation sont parfois intériorisées par les élèves, voire produites par le corps enseignant. Ces questions taboues ne doivent pas être négligées. Diverses recherches y sont consacrées, notamment sur l’assignation des élèves à certaines filières en fonction de leur nom de famille.

En parlant de l’événement révolutionnaire, je ne défendais pas le point de vue que les jeunes s’assimilent à des descendants d’esclaves plutôt qu’à des enfants de la Révolution. Certains le pensent vraiment, mais cela témoigne d’une mauvaise connaissance de l’histoire. Le législateur a mis en œuvre des politiques visant à corriger certains aveuglements. En l’occurrence, si la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen oublie les colonies, la législation ultérieure permettra l’inclusion des libres de couleur. Aussi, le discours qui consiste à dire que l’universalisme revient à faire silence sur ces sujets est faux.

À propos des statistiques ethniques, j’aimerais évoquer le recrutement des fonctionnaires au XIXe siècle, notamment dans le ministère des colonies. Les premières élites issues des Antilles, de la Guyane, et de la Réunion étaient en effet sous-représentées dans la fonction publique ; elles l’ont dénoncé et ces ministères ont produit des statistiques, pour prendre la mesure de ce phénomène. Nous sommes à la fin des années 1880, à une époque où le sujet de l’assimilation pesait dans le débat public.

Les statistiques ethniques sont très encadrées. Il est cependant possible de mener des enquêtes, dans le cadre des dispositifs prévus par la collaboration entre le Conseil national de l’information statistique (CNIS) et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Ces enquêtes permettent de prendre la mesure de la sous-représentation de certaines populations dans différents métiers ou secteurs d’activité.

La difficulté posée par la statistique publique concerne l’assignation. Je m’interroge moi-même sur la catégorisation la plus pertinente. Devons-nous nous baser sur la couleur de peau ? Des chercheurs mènent des enquêtes sur l’appartenance ressentie ou perçue dans les yeux des autres. En restant soucieux d’un protocole qui préserve les usages des données d’enquêtes, il est possible d’analyser les logiques à l’œuvre dans certains milieux professionnels, et pas dans d’autres. Il en va de même dans certaines filières de formation d’élite. On peut s’interroger sur les critères de recrutement. Je vous soumets des pistes, mais vous aurez besoin de faire appel à des spécialistes de ces domaines.

M. François Puponni. Je partage assez largement votre constat. Je pense néanmoins que vous êtes un peu dure avec les responsables politiques. Même s’il s’agit parfois d’incantations, beaucoup d’initiatives ont été menées et semblent aller dans le bon sens. J’ai beaucoup travaillé sur le problème des descendants d’esclaves, notamment dans le cadre d’un débat avec le comité Marche du 23 mai 1998. Je pense qu’il est important qu’il y ait deux dates, l’une pour célébrer l’abolition de l’esclavage et une autre pour permettre aux descendants d’esclaves d’honorer leur mémoire.

Nous nous heurtons à l’insuffisance de statistiques nous permettant de mesurer les phénomènes de discrimination et donc l’efficacité des politiques publiques dans ce domaine. C’est pourquoi j’ai longtemps été partisan de statistiques ethniques, car après tout, il faut « appeler un chat un chat ». Sans statistiques, comment peut-on juger objectivement de la pertinence des actions politiques ?

Toutefois, comment tendre vers l’universalité sans tomber dans le piège des revendications sur base ethnique ? J’ai rencontré ce problème en tant que maire de Sarcelles. Les gens me disaient : « vous avez embauché quatre Africains, ou quatre Antillais, et maintenant, nous, les « Beurs », nous voulons trois places ». Au motif qu’ils ont été discriminés, ils revendiquent des places comme si c’était un droit. Comment faire ?

Mme Silyane Larcher. Je m’interroge aussi sur les utilisations potentielles de statistiques ethniques. Dans les pays anglo-saxons, on observe une surreprésentation des minorités parmi les victimes de la Covid -19. En France pourtant, la presse ne va pas jusqu’à dire que les populations d’origine subsaharienne et maghrébine sont surreprésentées, au motif que nous ne disposons pas de statistiques ethniques suffisantes. En réalité, la législation nous permet d’ores et déjà d’obtenir une photographie de ce genre de problèmes.

Néanmoins, je reconnais que ma position a évolué. Auparavant, je faisais partie des personnes catégoriquement opposées à l’usage de statistiques ethniques dans la statistique publique. Aujourd’hui j’y serais plutôt favorable, sous réserve que l’on définisse des catégories pertinentes, car si l’on fait simplement référence à la couleur de peau, que fait-on des métis ou de ceux qui sont d’ascendance africaine, mais qui passent pour blancs ? Ces cas sont très minoritaires, mais ils existent.

Je pense qu’il faut nous saisir des outils existants, et notamment des protocoles encadrés qui nous permettent d’évaluer des politiques publiques et les effets de certaines logiques sociales. Il faut peut-être même durcir l’obligation dans certaines situations d’évaluer des procédures de recrutement. La charte dont je vous ai parlé n’a pas été très contraignante pour les entreprises. La sociologue Milena Doytcheva va même jusqu’à parler de « blanchiment de l’usage de la diversité ». La charte n’a pas servi à recruter plus de personnes issues des minorités, alors même que c’était son but initial.

Je pense que si nous ouvrons le dossier des statistiques ethniques, il faudra sécuriser la manière dont nous construirons des catégorisations en statistique publique. Mais je ne suis pas persuadée que tous les phénomènes dont nous parlons nécessitent systématiquement la statistique publique pour être connus. Des travaux académiques existent déjà, par exemple sur l’école. Une enquête appelée « Acadiscri » est actuellement conduite à grande échelle sur les discriminations, notamment raciales, dans le monde académique, qui concernent aussi bien les étudiants, les enseignants, que les secrétaires. Plusieurs universités et le CNRS y participent. Je crains que les statistiques ethniques ne soient instrumentalisées sur le plan politique, d’où ma prudence.

En ce qui concerne la question des descendants d’esclaves, je n’étais personnellement pas favorable à la définition de deux dates différentes, même si c’était le souhait de certaines associations. Une telle mesure aurait satisfait les Antillais, les Guyanais et les Réunionnais, mais n’aurait pas réglé les inégalités sociales structurelles.

Nous aurions pu retenir la date de la première abolition de l’esclavage, le 4 février 1794, qui concernait les esclaves de Saint-Domingue, ce qui aurait satisfait les acteurs métropolitains comme ultramarins. Cette date est consensuelle, républicaine, et universaliste, dans le sens où elle témoigne d’une mise à l’épreuve de l’idéal d’égalité avec ses contradictions sociologiques et historiques. Cette date n’a pas été choisie pour des raisons qui m’échappent, et que je connais mal, car je n’étais pas membre du comité national pour l’histoire de l’esclavage. Lors de l’adoption de son décret du 4 février 1794, une délégation de parlementaire de Saint-Domingue était appelée la délégation des trois couleurs. Elle comprenait un noir, un mulâtre, et un blanc. C’était pensable. C’est donc notre imagination républicaine contemporaine qui est étriquée.

Toutefois, j’ai exprimé des avis assez critiques sur les politiques de reconnaissance et sur les politiques symboliques (commémorations, lois mémorielles, etc.). Elles ne coûtent pas cher, et c’est leur principal intérêt du point de vue de l’État. Elles lui évitent de mettre en place de vraies politiques sur l’école et sur la lutte contre l’ethnicisation de l’emploi dans certains secteurs professionnels. Or il faudrait plutôt renforcer l’arsenal judiciaire mais aussi les politiques orientées vers l’école, le logement ou la ville.

M. le président Robin Reda. Nous vous avons bien entendu. Je vous remercie de votre exposé, et des réponses que vous nous avez apportées.

La séance est levée à 18 heures 20.


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Compte rendu  28    Audition de M. Pierre Mairat, co-président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)

(Réunion du mardi 22 septembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures 20.

M. le président Robin Reda. Notre mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Avec la rapporteure, Mme Caroline Abadie, nous avons le plaisir de recevoir le MRAP représenté ce soir par son coprésident, M. Pierre Mairat.

Nos travaux ont pour objectif l’élaboration d’un rapport qui dressera un état des lieux des différentes formes de racisme dans la société et les modalités de l’antiracisme. Après avoir auditionné des universitaires de diverses disciplines, nous souhaitons donner la parole à des associations de terrain, et c’est à ce titre que nous recevons le MRAP aujourd’hui.

Mme Caroline Abadie et moi-même sommes attachés à la notion d’universalisme républicain, mais nous sommes prêts à la discuter au regard des enjeux et des tensions qui habitent aujourd’hui le mouvement antiraciste.

Par ailleurs nous nous interrogeons beaucoup, même si ce n’est pas le cœur de notre réflexion, sur le racisme envers les musulmans et sur le terme très discuté d’islamophobie, qu’à titre personnel je n’utilise pas mais que votre mouvement emploie fréquemment.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous souhaitons comprendre comment votre mouvement œuvre contre le racisme primaire, celui qui est insuffisamment réprimé en justice, qui est fondé sur la croyance en l’existence de races. Par la suite, nous aimerions savoir comment votre mouvement cherche à lutter contre les préjugés et contre les discriminations et le sentiment qu’elles procurent chez ceux qui s’estiment victimes de racisme.

J’aimerais aussi savoir les raisons pour lesquelles vous avez décidé de changer de nom, comme d’ailleurs la LICRA.

M. Pierre Mairat, coprésident du MRAP. Je vous remercie de votre invitation. Nous n’avons changé de nom qu’une seule fois, mais sans changer d’acronyme. Le MRAP a été fondé en 1949 par d’anciens résistants et déportés juifs, rescapés pour la plupart des camps d’extermination. Ils se sont réunis au cirque d’hiver le 22 mai 1949, et ont prêté serment en affirmant : « plus jamais ça ».

À l’époque, notre acronyme signifiait « mouvement contre le racisme, l’antisémitisme, et pour la paix ». Or très rapidement, il nous est apparu que nous devions étendre notre combat à un champ plus large que la lutte contre l’antisémitisme, en incluant notamment les luttes décoloniales et l’immigration, pour l’essentiel nord-africaine et subsaharienne.

Notre mouvement a également souhaité défendre l’idée d’universalité et de l’indivisibilité des droits, indépendamment de toute considération d’appartenance. Nous ne considérons pas qu’il soit pertinent de scinder la lutte contre le racisme, contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie, contre la négrophobie, etc. Nous considérons donc que le combat antiraciste doit être universaliste et indivisible. Le changement de nom opéré en 1970 est donc le fruit d’une longue réflexion. Il est intervenu à l’approche d’une importante modification législative. En effet, jusqu’en 1972 s’appliquait le décret du 21 avril 1939 dit décret Marchandeau, du nom du garde des Sceaux de 1939. Ce décret avait été aboli pendant la période de Vichy, et rétabli en 1945. Il était cependant devenu très largement insuffisant pour combattre le racisme et les discriminations.

Aussi, dès 1959, Léon Lyon-Caen, président du MRAP, et président honoraire de la Cour de cassation, avait porté dans le magazine de l’association, Droit et liberté, l’essentiel de ce qui deviendra la loi de 1972. Dès 1959, nous avons adressé une proposition de loi à tous les parlementaires de l’époque. Il a fallu treize ans pour aboutir à la loi baptisée à tort loi Pleven, du nom du garde des Sceaux d’alors – il s’agissait en effet d’une proposition de loi, portée par le député Alain Terrenoire, et non d’un projet de loi gouvernemental. Alain Terrenoire nous a récemment confirmé avoir repris les éléments essentiels de notre proposition de 1959.

Faudrait-il sortir du carcan de la loi sur la presse et faire entrer les infractions liées au discours raciste dans le droit commun ? Le MRAP s’y oppose, d’une part car il en va de la liberté d’expression, d’autre part car la loi de 1972 a beaucoup évolué. Elle était, comme toutes les lois traitant des délits de presse, protectrice de la loi sur la presse, et donc, par principe, de la liberté d’expression. Le court délai de prescription obligeait notamment les parties à se conformer à diverses contraintes procédurales. Au cours de ces dernières années, le délai de prescription est passé de trois mois à un an. Surtout, en 2017, les principales chausse-trapes ont été éliminées et nous sommes aujourd’hui proches du cadre de droit commun. La procédure peut désormais être initiée sur la base d’une infraction et le jugement porter in fine sur une autre, ce qui n’était pas possible auparavant. Sans entrer dans les détails juridiques, sortir du cadre de cette loi n’aurait guère d’intérêt à nos yeux. Le MRAP s’y oppose. Je rappelle que les violences à caractère raciste sont traitées dans d’autres cadres législatifs.

En revanche, nous aimerions que les procès aient un réel effet sur la lutte contre le racisme. J’ai moi-même, en tant qu’avocat, défendu des parties civiles dans le cadre des procès contre des individus, qu’il s’agisse de Roger Garaudy ou de Maurice Papon. La première affaire Papon, à Bordeaux, était portée par de nombreux cadres de l’association. Une seconde affaire du même porte sur le 17 octobre 1961. À l’époque, le MRAP était une petite organisation, mais avait envie d’en découdre avec celui qui avait été secrétaire général de la préfecture de la Gironde.

Nous avons fait citer l’historien Jean-Luc Einaudi, qui avait beaucoup travaillé sur la violente répression du 17 octobre 1961, date méconnue en dehors des milieux d’historiens. Cette « ratonnade d’État » avait pourtant provoqué plusieurs centaines de morts. Seules les personnes âgées qui l’avaient vécue s’en souvenaient, mais restaient très discrètes. L’événement dans l’événement de ce procès a ainsi été le témoignage de Jean-Luc Einaudi, qui a provoqué notamment l’intervention de Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier a désigné Dieudonné Mandelkern, conseiller d’État, pour apporter des éclairages historiques. Jean‑Luc Einaudi a souligné qu’il revenait aux historiens de mener ces recherches.

Dans le cadre de son témoignage, il a répété que Maurice Papon, en tant que préfet de police de Paris, avait été le responsable de ce massacre. Or celui-ci a cru pouvoir déposer plainte pour diffamation contre Jean-Luc Einaudi. Un second procès a donc eu lieu à Paris, dans le but de discréditer les parties civiles. Ce procès a été exemplaire et historique. Il a permis d’écrire cette page de l’histoire de France, avec des stèles et des commémorations tous les ans.

Dans cet exemple, le procès a joué un rôle considérable. Mais tel n’est pas toujours le cas. Roger Garaudy a été condamné pour des faits de négationnismes devant le tribunal, devant la Cour d’appel, et son pourvoi en cassation a été rejeté. Cela a entraîné un débat sur le négationnisme, qui a abouti à la loi Gayssot. Celle-ci a provoqué des controverses. Appartient-il au législateur de dire l’histoire ? Nous étions pour, car c’était un moyen de condamner les négationnistes, qui pratiquaient une forme sophistiquée d’antisémitisme. Néanmoins, Roger Garaudy a commencé son propos liminaire devant le tribunal en remerciant les parties civiles, parce que son livre, qui était édité initialement à trente mille exemplaires, avait par la suite été vendu dans de nombreux pays à des centaines de milliers d’exemplaires. Il avait même obtenu un don d’une princesse du Qatar. C’était cauchemardesque. Ce procès lui avait apporté une publicité inattendue.

On pourrait multiplier les exemples. Quoi qu’il en soit, on ne peut en aucun cas considérer que le combat judiciaire doive se substituer au militantisme, à la lutte politique, à la nécessaire éducation ou à la transmission des mémoires, auxquels le MRAP s’emploie quotidiennement.

La loi française est malgré tout assez bien faite. C’est l’une des plus complètes en Europe. Nous avons la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), une institution parfaitement indépendante, et la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine envers les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, et trans (DILCRAH), qui aide les associations. Le Défenseur des droits n’a jamais été aussi important.

Malgré cela, force est de constater que les discriminations n’ont jamais connu une telle ampleur. Les plafonds de verre n’ont pas disparu. Les discriminations sont manifestement très lourdes, mais difficilement identifiables, car elles s’expriment dans une zone d’invisibilité, comme l’évoquent les historiens et les sociologues. Les contrôles « au faciès » existent, nous le savons, non pas grâce à des statistiques ethniques, qui sont interdites, mais grâce à la société Open Society. Open Society s’est d’ailleurs mobilisée au cours du procès contre Éric Zemmour, qui était poursuivi pour avoir déclaré que la plupart des délinquants étaient noirs et arabes, en montrant que ces populations étaient jusqu’à quinze fois plus contrôlées que les autres.

Les discriminations à l’embauche n’ont pas davantage cessé. Les jeunes stagiaires avocats rencontrent des difficultés. Même avec un haut niveau de diplôme, il est difficile de trouver un emploi ou un logement. Ces situations sont connues et établies.

Jean-Marie Le Pen avait déclaré un jour : « Je crois à l’inégalité des races ». J’étais fou de rage d’entendre cela. Il avait conclu son propos en disant : « Il suffit de voir les coureurs sur une ligne en finale des Jeux olympiques. Ils sont tous noirs. Les Noirs sont donc plus rapides que les Blancs ». Ce propos était pernicieux et habile ; il n’était pas attaquable légalement. Le fait même de dire « je suis raciste » n’est pas attaquable, tant que l’on ne désigne pas une population déterminée.

Les problèmes qui se posaient jadis sont toujours présents avec la même acuité. Les discriminations polluent le bien-vivre ensemble, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. Je suis tout comme vous, monsieur le président, attaché à la République. Mais de quelle République parle-t-on ? De celle qui a commis des crimes contre l’humanité – l’expression a été employée – en Algérie ?

À l’époque, la législation dans l’Algérie coloniale relevait d’un racisme d’État, dans la mesure où le code pénal, qui s’appliquait aux Européens, ne prévoyait pas les mêmes peines que le code de l’indigénat, qui s’appliquait aux indigènes. Aujourd’hui nous n’avons pas affaire à un « racisme d’État », mais à un racisme institutionnel, lié notamment à la parole de certains hommes politiques.

Nous avons poursuivi et fait condamner en première instance Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur, pour injure raciste. Il avait déclaré : « Lorsqu’il y a un Arabe, ça va, lorsqu’il y en a plusieurs, ça pose problème ! ». La Cour d’appel a par la suite considéré que les faits étaient bien de nature raciste, mais d’ordre contraventionnel, et que dès lors seul le procureur pouvait mener des poursuites. Celui-ci avait suppléé la substitut qui était présente, à son grand dam, ce qui avait provoqué par la suite un grand scandale. Il avait alors demandé la relaxe, considérant qu’il s’agissait de propos privés et non d’injures racistes. Cette intervention politique a eu des répercussions importantes dans l’opinion publique. La République ne peut guère demander de respecter ses valeurs et ses devoirs à des personnes dont les droits ne sont pas respectés.

Dans son livre, Azouz Begag s’est plaint du comportement de Brice Hortefeux qui, en conseil des ministres, employait l’expression « fissa, fissa », fortement péjorative car historiquement utilisée par les colons lorsqu’ils s’adressaient aux indigènes.

Je pourrais aussi évoquer le cas de Claude Guéant, qui est peut-être un peu moins caricatural. Nous l’avons poursuivi devant la Cour de justice de la République dans la mesure où il s’était exprimé dans le cadre de ses fonctions, accusant la communauté comorienne de Marseille d’être composée de délinquants. Notre plainte est restée sans suite à cause de blocages. Il s’est excusé mais n’a jamais été jugé.

Force est de constater que l’universalisme a abouti à un échec, et ce malgré l’arsenal législatif, la DILCRAH, le défenseur des droits et la CNCDH. Les discriminations sont toujours présentes.

Nous avons aussi poursuivi Manuel Valls, qui avait déclaré que les Roms n’avaient pas vocation à rester en France, à une époque où cette communauté était particulièrement stigmatisée. Certains maires avaient même « regretté » publiquement que les pompiers aient éteint trop tôt l’incendie d’un camp de Roms – des propos d’une violence inouïe. Je rappelle au passage que les Tziganes, tout comme les juifs, ont été exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette parole politique décomplexée reniait les valeurs de la République.

Face à de telles expressions, les replis communautaires et la désespérance de certains jeunes ne sont pas étonnants. Ils n’ont jamais déserté la politique ou les combats antiracistes mais ils sont devenus très méfiants à l’égard des institutions – dont font partie les associations antiracistes (SOS Racisme, la LDH, le MRAP ou la LICRA). Les valeurs de ces institutions sont fondées sur l’universalisme mais elles sont fragilisées par des comportements qui témoignent d’une volonté idéologique, sociale et politique de domination.

Nous avons affaire à un racisme moral, qui peut aller du comportement individuel au racisme politique qui, dans une parole décomplexée, renvoient à des périodes obscures de l’histoire de France. Le Parlement a même voulu voter une loi qui évoquait les « aspects positifs » de la colonisation. Nous portons tous une responsabilité dans cette situation, hommes politiques comme associations, car il nous est difficile de contribuer au travail de mémoire. La parole politique n’est plus considérée aujourd’hui car elle est minée par la persistance des discriminations.

Le racisme s’exprime à la fois à travers des injures, des comportements ou des violences, mais aussi à travers une idéologie, fût-elle consciente ou inconsciente. Certains historiens, comme Pascal Blanchard, s’émeuvent du fait que la période coloniale soit pratiquement ignorée. Il existe des dizaines de musées sur les sabots des chevaux et des vaches, mais aucun sur le colonialisme. Cette période, qui était caractérisée par la domination et par un racisme d’État, ne fait l’objet d’aucune introspection. Nous parlons d’une époque où existaient des zoos humains dans lesquels des personnes de race blanche pouvaient y découvrir des êtres qui leur étaient réputés inférieurs. À titre personnel, je n’ai pas participé au colonialisme ou à l’esclavagisme, et je ne ressens donc pas de besoin de repentance, mais je souhaite que ces zones d’ombre de notre histoire ne soient pas oubliées. Nous avons su faire ce travail de mémoire avec l’extermination des juifs, par exemple avec le travail magnifique de Serge Klarsfeld.

Nous croyons pleinement dans les valeurs de l’universalisme. Nous avons même modifié notre nom parce que nous ne souhaitions pas établir une quelconque hiérarchie entre le racisme anti-Noirs, l’islamophobie et l’antisémitisme. Contrairement à nos amis de la LDH, nous appelons à bannir le mot « race » de notre vocabulaire, au même titre que le slogan éminemment raciste « Y’a bon Banania ! ». Le combat antiraciste ne peut passer que par un combat universaliste, qui rende les droits universels et indivisibles.

Nous ne pouvons pas défendre chaque cas de racisme en excluant tous les autres. Avec Frédéric Potier, nous avons visité un comité local du MRAP dans les Landes, qui avait organisé une visite dans des camps pour des jeunes issus de quartiers « difficiles », les sensibilisant à différentes formes de racisme (à travers la retirada des Espagnols en 1939 et le camp d’extermination d’Auschwitz). Le fait de confronter ces mémoires différentes permet de comprendre qu’elles correspondent à plusieurs facettes du même problème. De même, Maurice Papon n’a pas seulement séquestré et envoyé des juifs dans des trains, il a aussi participé au massacre de ce qu’on appelait à l’époque les Français musulmans d’Algérie. Aux côtés d’associations de résistants et de déportés juifs, nous avons commémoré la déportation de vingt-neuf enfants juifs, qui avait été décidée en septembre 1942 par Pierre-René Gazagne, alors préfet des Landes. Ce même Pierre-René Gazagne, auprès du gouverneur en Algérie, a aussi participé au massacre de Sétif le 8 mai 1945.

Le partage mémoriel est donc essentiel mais sa portée reste limitée face au racisme et aux discriminations institutionnels.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vos propos rejoignent ceux de Jacques Fredj, directeur général du mémorial de la Shoah, que nous avons également entendu ; il soulignait la nécessité de mener d’abord une lutte contre les discriminations.

M. Pierre Mairat. Les deux sont intrinsèquement liés. Les discriminations découlent du racisme. Refuser d’embaucher quelqu’un en raison de son origine, c’est du racisme, même si vous n’exprimez pas cette raison.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je comprends qu’à vos yeux, il est indispensable de reconnaître d’abord les droits des personnes discriminées avant de leur demander de respecter leurs devoirs. Toutefois, les auditions précédentes ont également mis en évidence que les discriminations n’ont pas nécessairement un caractère volontaire ni, a fortiori, raciste.

M. Pierre Mairat. Précisément en raison de leur caractère involontaire, il est difficile de caractériser certaines discriminations. On peut très bien refuser d’embaucher une personne sans considération de sa couleur de peau. Ces discriminations involontaires sont donc particulièrement pernicieuses et difficiles à traiter. On pourrait d’ailleurs se demander si elles ne proviendraient pas d’idéologies inégalitaires inconscientes.

Ce rapport social de domination est sous-tendu par le fait colonial, mais pas uniquement. Les discriminations sociales, basées par exemple sur le lieu de résidence, sont très importantes. Il y a une corrélation entre la pauvreté et le fait d’être d’origine immigrée. Aussi ne peut-on pas juger que les discriminations sociales inconscientes soient moins répandues que celles volontairement administrées. Nous devons chercher à déconstruire les mécanismes qui conduisent à ces discriminations, qui sont liés à une idéologie inégalitaire, consciente ou inconsciente.

Mme Michèle Victory. Vous avez évoqué un préfet qui avait à la fois participé à la déportation d’enfants juifs et à l’écrasement de la révolte de Sétif. Cet exemple m’invite à m’interroger sur la pertinence d’adopter une approche spécifique de l’antisémitisme par rapport aux autres formes de racisme. Nous devrions rester attachés à l’universalisme de la lutte antiraciste.

M. Pierre Mairat. En effet : en catégorisant de la sorte telle ou telle sorte de racisme, on amplifie le repli communautaire, et chaque communauté aura tendance à considérer que la forme de racisme dont elle est victime serait la plus grave, tout en minimisant l’importance des autres formes de racisme.

C’est la raison pour laquelle nous avons transformé notre nom pour devenir le mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples. L’universalisme et l’indivisibilité des droits sont au cœur de notre combat. Nous ne voulons pas segmenter le racisme pour ne pas entrer dans la concurrence mémorielle. Nous pouvons voir à ce titre que le partage mémoriel fonctionne. Nous intervenons beaucoup dans les lycées, et notre action est essentielle, mais elle reste insuffisante face au racisme structurel et institutionnel et à toutes les discriminations qui en découlent.

J’insiste sur le fait qu’une discrimination ne perd pas son caractère raciste au seul motif qu’elle serait inconsciente, car certaines idéologies inégalitaires sont inconsciemment acquises, et ce à cause de l’oubli collectif de certaines périodes de l’histoire.

La séance est levée à 19 heures 15.

 


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Compte rendu  29    Audition de Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris Nanterre, ancienne présidente et membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI)

(Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, ici présents ou qui nous suivez à distance dans le cadre de nos travaux pour étudier, et confronter, les réponses possibles face à ce fléau qu’est le racisme, nous commençons les auditions prévues au cours de la matinée en recevant Mme Danielle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris-Nanterre, qui a été présidente du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI).

Comme vous le savez certainement, madame, nous auditionnons actuellement un certain nombre d’acteurs du mouvement associatif, ainsi que des universitaires – ce que vous êtes également : historiens, sociologues ou encore statisticiens. Nous avons déjà entendu SOS racisme, la Fédération nationale des maisons des potes, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), la Ligue des droits de l’Homme et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Au fil de ces auditions, nous essayons modestement de dresser un état des lieux du racisme. À ce titre, nous souhaitons connaître le point de l’association que vous avez présidée, et dont vous êtes membre, sur la question du racisme et son évolution au regard des thèmes traités par le GISTI, notamment sur le lien entre la présence des immigrés et le fait que certaines personnes soient victimes de racisme.

Je donne la parole à Caroline Abadie, rapporteure. Vous aurez ensuite la possibilité, si vous le souhaitez, de nous proposer une intervention liminaire, qui donnera lieu à un échange entre nous.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comme le disait très justement Robin Reda à l’instant, nous avons essayé, depuis le début nos auditions, au mois de juin, de chercher un cadre académique à nos travaux mais nous n’avons pas encore abordé le volet des solutions concrètes à apporter au problème du racisme.

Les nombreux chercheurs que nous avons auditionnés nous ont d’ores et déjà permis de distinguer trois formes de racisme. La première est celle qui est notamment poursuivie devant les tribunaux : ce sont les actes et propos racistes, fondés sur la croyance dans l’existence présumée de races et d’une hiérarchie entre elles.

La deuxième forme est celle qui persiste dans les préjugés et stéréotypes – nous en avons probablement tous en tête. Celle-ci, nous la combattrons probablement plus aisément par l’éducation et la prévention, en faisant en sorte que les gens se rencontrent et travaillent ensemble.

La troisième forme occupe une place importante dans nos travaux, mais tout le monde n’est pas d’accord à son propos, y compris en ce qui concerne la façon de la nommer. C’est celle qui produit de la discrimination, freine l’accès à l’emploi, au logement ou encore à la santé. Nous n’avons pas encore déterminé s’il s’agit d’un « racisme institutionnel » ou de pratiques inconscientes et involontaires. Les personnes qui vous ont précédée ici ont pu défendre l’un ou l’autre. À ce stade, peu importe comment nommer le phénomène : ce qui nous intéresse, c’est de voir comment le combattre.

Votre parcours de juriste et votre expérience auprès des immigrants de la toute première génération vont donc nous éclairer beaucoup.

Mme Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l’université Paris-Nanterre, membre et ancienne présidente du GISTI. Monsieur le président, madame la rapporteure, j’ai effectivement eu la curiosité d’aller voir les interventions de mes prédécesseurs – et, pour certains, collègues.

Je vous parlerai des étrangers, évidemment, car le GISTI a pour objet de faire reconnaître et respecter leurs droits, sur la base du principe d’égalité, et de combattre toutes les formes de discrimination à leur endroit. On pourrait penser que je vais traiter, pour l’essentiel, de la xénophobie plus que du racisme. La xénophobie, est bien une forme de racisme au sens large – même si j’ai vu que Dominique Schnapper l’a contesté –, c’est-à-dire une forme d’exclusion de ce qui est différent de soi, en l’occurrence par la nationalité.

Au sens strict, le racisme est toujours présent, d’ailleurs de plus en plus ; il est sous-jacent au traitement réservé aux étrangers. En effet, le rejet ou la peur des étrangers – c’est bien, étymologiquement, le sens du mot « xénophobie » – n’est plus général, comme elle a pu l’être dans le passé, mais de plus en plus ciblé : la xénophobie ne vise pas indistinctement tous les étrangers, elle est sélective et adressée prioritairement – parfois même exclusivement – à certaines catégories d’étrangers, en fonction de leur origine plutôt que de leur nationalité au sens juridique. La xénophobie vise donc principalement les Noirs, les Arabes, les musulmans, ceux qui sont issus de l’immigration coloniale. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’elle poursuit les descendants d’immigrés, alors même qu’ils sont devenus ou nés français. De même, les textes et les pratiques discriminatoires visent prioritairement, voire exclusivement les catégories d’étrangers que je viens d’évoquer.

La manifestation la plus palpable de cette différenciation fondée sur l’origine plus que sur la nationalité, c’est la citoyenneté européenne et le déplacement de la ligne de partage entre « nous » et « les autres » qu’elle a induit. Mais on la constate aussi dans la différence de traitement entre ceux que l’on soupçonne de venir chez nous poussés par la misère, la persécution ou tout simplement la recherche d’une vie meilleure et ceux qui sont originaires de pays où l’on ne vit pas trop mal.

C’est ce que je me propose de vous démontrer rapidement à travers quatre thèmes. Il y a, premièrement, l’obsession du risque migratoire, avec une législation articulée autour de la répression et de la suspicion, qui conforte à mes yeux la stigmatisation des étrangers et entretient les stéréotypes racistes. Deuxièmement, la politique de la nationalité est le reflet des polémiques récurrentes sur l’identité nationale. Troisièmement, les discriminations directement ou indirectement fondées sur la nationalité perdurent. Quatrièmement, on observe une dénégation de la citoyenneté, en quoi je vois le passage d’une exclusion fondée sur la nationalité à une discrimination fondée sur l’origine. En somme, je voudrais m’attacher à analyser ce qui, dans la politique, la législation, les pratiques administratives et les discours qui les sous-tendent, est porteur de discriminations à l’encontre des étrangers et entretient la xénophobie et le racisme.

Premièrement, l’obsession du risque migratoire entraîne ou se reflète dans une législation qui est tout entière articulée autour de la répression et de la suspicion. Cette législation conforte les stéréotypes négatifs en même temps qu’elle les reflète, ce qui encourage la xénophobie et le racisme, à la fois dans la population générale et parmi les agents de l’administration, à commencer par ceux qui sont au contact des étrangers, dont les policiers.

Cela contribue à forger, au sein de l’appareil d’État, une forme de xénophobie institutionnelle – certains diront un « racisme institutionnel ». J’en donnerai quelques exemples. La notion d’ordre public, d’abord, irrigue littéralement le code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile (CESEDA), même dans des cas où la menace présumée est infime. Il y a, ensuite, l’idée de l’étranger fraudeur. Je n’ai pas besoin d’insister : comme vous le savez, dès 1974, c’est-à-dire quand on a arrêté l’immigration de main-d’œuvre, a commencé la chasse aux faux étudiants, aux faux réfugiés et aux faux touristes. Désormais, ce sont les conjoints de Français ou les parents d’enfants français qui sont dans le collimateur, au point qu’on a même décidé de créer un délit spécifique pour le mariage de complaisance – délit qui, à ma connaissance, n’existe pas pour les fonctionnaires qui feraient mauvais usage de la loi dite loi Roustan qui permet le rapprochement des époux.

Le code porte également l’image de l’étranger polygame – le mot s’y trouve dix-neuf fois, même en des endroits où l’on ne voit pas, fût-ce en se creusant la tête, comment la personne concernée pourrait l’être. Je me souviens, à cet égard, de la circulaire relative au pacte civil de solidarité (PACS), où il était écrit que, bien entendu, on ne pouvait pas donner de titre de séjour à un signataire polygame. Cette façon de présenter les choses est stigmatisante : elle donne l’impression que la polygamie est un phénomène général, alors même, on le sait, qu’il est extrêmement circonscrit. L’étranger serait aussi violent et exciseur. Ainsi, on a voulu inscrire dans le code l’impossibilité, pour une personne ayant commis des violences de cette nature sur un mineur de 15 ans, d’accéder à une carte de résident, alors même qu’une condamnation pour crime ne laisse aucune chance d’en obtenir une.

Enfin, l’étranger serait un être machiste et irresponsable qu’il faut éduquer aux valeurs de la République : on le voit très bien dans le fameux « contrat d’intégration ».

Tout cela, encore une fois, a des conséquences. Je n’insisterai pas sur la question du comportement de la police, notamment à travers les « contrôles au faciès », puisqu’elle a été amplement traitée devant vous par Patrick Simon, Fabien Jobard et Sébastian Roché, mais il est évident que la politique du chiffre en matière d’éloignement, conjuguée à l’extension infinie des possibilités d’interpellation, conduit forcément à de telles pratiques.

Deuxièmement, politique de la nationalité. La législation et les pratiques relatives à l’acquisition de la nationalité reflètent et renforcent elles aussi les préjugés anti-immigrés, ces derniers étant présumés non intégrables, même lorsqu’ils sont nés en France. La législation, les pratiques et la jurisprudence ostracisent particulièrement les descendants des anciens colonisés.

Je ne reviendrai pas ici sur les polémiques autour de l’identité nationale. Il y en a eu entre 1985 et 1993 et, plus récemment, à l’époque d’Éric Besson, nous avons connu le « grand débat sur l’identité nationale ». On voit bien – il suffit pour s’en convaincre de lire les débats parlementaires, je n’invente rien – que c’est toujours la place excessive de l’immigration non européenne, autrement dit « colorée », et souvent musulmane, qui représente une menace pour l’identité nationale. On soupçonne ces immigrés de ne pas s’intégrer.

Cela concerne aussi leurs enfants, puisque, si on a certes supprimé en 1998 la manifestation de la volonté de devenir français, qui avait été instituée au lieu d’un accès automatique à la nationalité à 18 ans, on a décidé que la nationalité française ne pouvait être réclamée par les parents au nom de leur enfant que lorsque celui-ci avait atteint l’âge de 13 ans, alors que depuis la loi de 1889, que même Vichy n’avait pas supprimée, on pouvait déclarer l’enfant français dès sa naissance. La justification en est qu’à l’âge de 13 ans l’enfant a été scolarisé, et est donc présumé intégré. Autrement dit, on a inversé le système : avant, c’était pour faciliter l’intégration de l’enfant dans la société française que l’on permettait d’emblée sa naturalisation ; aujourd’hui, on attend qu’il soit présumé intégré pour lui accorder la nationalité.

Les critères requis pour obtenir la naturalisation font quant à eux l’objet d’une application discriminatoire, qu’il s’agisse des ressources, des connaissances linguistiques et culturelles ou encore de la religion. En effet, lors des entretiens d’assimilation, sont souvent posées – exclusivement aux demandeurs musulmans ou supposés tels – des questions pièges sur des thèmes compliqués, telles que : « pouvez-vous me définir la laïcité ? ». Moi-même, bien qu’étant professeure de droit, je ne suis pas sûre que je serais capable de donner en deux minutes une définition de la laïcité qui convienne aux agents de préfecture en face de moi ; peut-être, d’ailleurs, que celle que je leur donnerais ne conviendrait pas. On demande aussi aux femmes musulmanes si elles sont pour ou contre l’interdiction du foulard à l’école, l’existence d’horaires séparés pour les femmes et les hommes dans les piscines, et ainsi de suite : autant de questions pièges qui sont évidemment des marques de suspicion et qui entraînent un traitement discriminatoire pour l’accès à la nationalité française.

Je ne vous parlerai pas ici, car c’est une question extrêmement complexe juridiquement, de ce qu’on appelle la « désuétude ». Sachez cependant qu’une jurisprudence de la Cour de cassation va empêcher les descendants d’anciens colonisés de conserver la nationalité française ou de faire la preuve qu’ils sont français, même quand leurs parents, après l’indépendance, le sont restés.

Troisièmement, les discriminations fondées directement ou indirectement sur la nationalité subsistent en grand nombre. Même quand elles sont entérinées par la loi, elles n’en restent pas moins des discriminations, puisque ces différences de traitement ne sont pas forcément justifiées par une différence de situation ou un intérêt général, pour reprendre les critères utilisés aussi bien par le Conseil d’État que le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’Homme.

Les « emplois fermés », par exemple, c’est-à-dire soumis à une condition de nationalité, continuent d’exister malgré tous les rapports ayant préconisé sinon leur suppression du moins leur restriction. Le dernier rapport en date, en 2010, dont l’auteur était le député Daniel Goldberg, n’a pas été suivi par l’Assemblée nationale. Leur caractère discriminatoire est facile à démontrer : les mêmes personnes à qui on refuse l’accès à la fonction publique d’État, territoriale ou hospitalière sont embauchées comme contractuelles pour exercer ces emplois, à l’exclusion, bien sûr, des policiers. C’est bien la preuve que c’est uniquement une question de discrimination : on ne veut pas que ces gens profitent des avantages relatifs de la fonction publique. La preuve en est aussi que les ressortissants européens, eux, ont accès sauf dans quelques cas à la fonction publique nationale. On pourrait très bien aligner le sort des ressortissants des États tiers sur le leur. Comme je vous le disais en commençant, la discrimination ne touche pas tout le monde de la même façon : elle est fondée non seulement sur la nationalité, mais aussi sur l’origine. On remarquera quand même que, récemment, les cheminots marocains ont gagné un combat contre la Société nationale des chemins de fer français (SNCF).

Au-delà du secteur public, ce sont les professions de santé qui continuent à poser un problème, non pas tant du fait de la condition de nationalité, qui a été supprimée pour beaucoup d’entre elles, qu’en raison de la restriction concernant les diplômes étrangers. Certaines professions libérales restent fermées aux étrangers, dans des domaines d’activité très divers, dont la liste ne présente aucune cohérence.

Les conditions d’accès aux droits sociaux sont elles aussi discriminatoires. Il est vrai qu’en 1998, enfin, on a supprimé la condition de nationalité pour l’accès aux prestations dites non contributives – autrement dit, la solidarité, c’était seulement pour les Français –, c’est-à-dire l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et les minima sociaux. Cela a été long, car le Conseil constitutionnel avait déclaré dès 1990 qu’il n’était pas conforme à la Constitution de faire une différence, au regard des droits sociaux, entre les Français et les étrangers en situation régulière.

S’il n’y a plus de condition de nationalité, la loi Pasqua, en 1993, a instauré une condition de régularité du séjour pour l’accès à certains droits sociaux. Or il est de plus en plus difficile d’obtenir un titre de séjour. Surtout, un certain nombre de prestations sont soumises non seulement à une condition de régularité du séjour, mais à la possession d’un type de titre de séjour particulier : par exemple, pour le revenu de solidarité active (RSA), une carte de résident, ou encore un certain nombre d’années d’antériorité. Cela ferme évidemment l’accès à certains droits.

Nous pourrions évoquer également, car c’est un point important, les entraves à la scolarisation des enfants d’immigrés et des mineurs étrangers isolés – j’ai vu que vous aviez parlé des enfants roms, mais ils ne sont pas les seuls : les enfants dont les parents sont en situation irrégulière et ceux dont la famille a un hébergement précaire dans la commune sont également concernés. De nombreux maires essaient à tout prix de refuser l’accès à l’école à tous ces enfants, alors que, juridiquement, il est garanti à tous.

Par ailleurs, la précarité de la situation administrative, qui s’est aggravée, entrave l’exercice des droits théoriquement reconnus. Ainsi, la loi de 1984 instaurant la carte de résident avait représenté un progrès fantastique pour les droits des étrangers, à qui elle donnait de la stabilité, mais ce droit a été progressivement raboté, au point de se voir quasiment supprimé : l’accès automatique à la carte de résident n’existe pratiquement plus, sauf pour les réfugiés. Or, avec un titre précaire – je ne parle même pas des sans-papiers –, il est plus difficile de trouver un emploi, se loger, contracter un emprunt ou encore d’ouvrir un compte en banque : autant de droits dont tout le monde dispose, mais qui, de fait, ne peuvent être correctement exercés par les étrangers.

Quatrièmement, j’évoquerai la dénégation de la citoyenneté, dans laquelle je vois une exclusion fondée sur la nationalité qui devient une discrimination fondée sur l’origine. Plusieurs fois, le droit de vote a été promis aux résidents étrangers. Même Jacques Chirac, on l’a oublié, avait dit qu’il trouverait normal que les étrangers puissent voter aux élections municipales, avant que son discours ne change dans les années 1980. La gauche l’a promis à de nombreuses reprises, mais elle ne l’a jamais mis en œuvre une fois arrivée au pouvoir. Or la dimension intégrative du droit de vote, à la fois concrète et symbolique, est incontestable. Elle peut aussi avoir une influence sur les enfants : on sent bien que, si les parents ne votent pas, les enfants, même Français, auront encore moins tendance à voter.

Surtout, et j’en terminerai par là, je pense que le fait d’accorder le droit de vote aux étrangers, au moins aux élections locales – ne proposons pas de révolution, pour l’instant –, ce serait tout simplement mettre fin à ce qui ressemble fort à une discrimination fondée sur l’origine, pour ne pas dire une discrimination raciale, car l’inégalité traditionnelle entre nationaux et étrangers, au regard du droit de vote, a pris une coloration nouvelle depuis que les accords de Maastricht ont accordé celui-ci aux citoyens européens. Comment faire admettre qu’un Allemand ou un Italien établis en France depuis quelques années puissent voter, mais pas un Marocain ou un Tunisien installés depuis vingt ans ?

Qu’on ne nous dise pas qu’ils n’ont qu’à devenir français, car l’accès à la nationalité n’est pas si facile que cela, notamment pour ceux qui n’ont pas de ressources financières ou culturelles. On voit bien, dès lors, qu’il y a là une nouvelle forme d’exclusion, fondée sur l’origine, à tel point qu’un historien comme Patrick Weil, qui était absolument hostile au droit de vote des étrangers – en vertu d’une conception républicaine qui ne me paraît pas relever de l’évidence, mais que partagent Dominique Schnapper et quelques autres –, a complètement changé d’avis à partir du moment où on l’a accordé aux ressortissants européens.

M. le président Robin Reda. Je dois dire, madame, que le fond de votre propos m’a choqué, même s’il ne me surprend par rapport aux prises de position du GISTI. Moi qui me croyais issu d’une droite modérée, je me découvre totalement fasciste quand j’entends vos propos avec lesquels je suis en désaccord sur à peu près tous les points ! Mais nous sommes là pour en débattre, et la démocratie a ceci de beau qu’elle permet d’entendre des organisations qui appellent ouvertement à enfreindre la loi, je pense au fait que le GISTI a soutenu la « marche nationale des sans-papiers » annoncée hier pour le 17 octobre.

Mme Danièle Lochak. Quand on aide les sans-papiers, on appelle à violer la loi ?

M. le président Robin Reda. Quand un étranger en situation irrégulière manifeste sans se faire arrêter, non seulement il viole la loi mais cela montre que l’État est trop faible et n’interpelle pas.

Mme Danièle Lochak. Vous exagérez : même la droite la plus dure a toujours laissé défiler les sans-papiers. En quoi serait-ce une violation de la loi ? Je ne peux pas vous laisser dire cela !

M. le président Robin Reda. Dans le cadre de cette « marche nationale des sans-papiers », dont on trouve aisément l’appel et la liste de ses signataires, le GISTI défile allègrement avec des mouvements proches des Indigènes de la République, qui pense que la France est toujours coloniale. Considérez-vous que la France soit toujours coloniale et qu’il faudrait lui imposer une forme de démarche vengeresse qui remettrait en cause la République elle-même ? Vous semblez considérer d’une certaine manière, au regard de ce que vous avez dit, que le code de l’entrée et du séjour des étrangers (CESEDA) serait un nouveau « code de la honte ». Vous-même l’avez dit : vous n’êtes pas forcément à l’aise, sur certains points, avec l’idée républicaine.

Mme Danièle Lochak. Avec une certaine conception de la République, monsieur !

M. le président Robin Reda.

Je me suis demandé, en vous écoutant, si nous ne devrions pas intituler notre mission « mission d’information sur l’émergence d’une forme d’antiracisme dangereux en ce qu’il antagonise les positions des uns et des autres et qu’il menace l’ordre républicain ». En effet, c’est à une forme de révolution qui menacerait l’ordre républicain que vous appelez car, au-delà même de la question des immigrés et des sans-papiers, votre conception des choses remet fondamentalement en cause l’idée de citoyenneté, c’est-à-dire l’idée même de l’appartenance à la République.

De mon point de vue, la définition de la laïcité est très simple, elle tient même en quelques mots : « la loi est au-dessus de la foi ». C’est ce que je dis aux personnes que je rencontre dans ma permanence de terrain et qui, pour beaucoup, demandent un titre de séjour ou cherchent à acquérir la nationalité française – j’ai été élu dans une circonscription populaire. Je les aide à répondre à ces questionnaires d’intégration dont les questions me semblent parfaitement justifiées et même, à certains égards, insuffisantes.

Quelle est votre opinion sur le « plan de lutte contre le séparatisme islamiste » – je parlerais plutôt, quant à moi, d’un plan de lutte contre le communautarisme islamique – annoncé par le Président de la République ? Méconnaissez-vous à ce point les tensions suscitées dans certains quartiers par le communautarisme que vous puissiez m’affirmer, en toute franchise, que ces phénomènes ne posent aucun problème ?

Mme Danièle Lochak. Vous avez une interprétation totalement fantasmatique de mon propos : nous ne voulons pas déconstruire la République, la démocratie et le vivre ensemble !

Comment osez-vous dire, de surcroît, que la liberté d’expression, qui inclut la liberté de manifester doit être réservée à ceux qui ont un titre de séjour ? Personne, pas même Pasqua, n’a jamais dit ça ! Je suis profondément choquée par cette affirmation.

M. le président Robin Reda. Défiler, se montrer à tout le monde alors qu’on est en situation irrégulière sur le territoire de la République, n’est-ce pas de la provocation ?

Mme Danièle Lochak. Les personnes en situation irrégulière peuvent demander à être régularisées ! C’est bien la preuve que ce n’est donc pas aussi radical que vous le dites.

M. le président Robin Reda. Quand une personne demande à être régularisée, elle ne revendique pas une certaine haine de la France, comme dans ce genre de cortèges ; elle se place au contraire dans une démarche d’intégration ou entend bénéficier du droit d’asile.

Mme Danièle Lochak. Ceux qui défilent pour réclamer la régularisation des sans-papiers ne sont pas dans une démarche de « haine de la France » : vous fantasmez ! Les états généraux de l’immigration, dont le GISTI et diverses associations locales font partie, essayent simplement de venir en aide à des demandeurs d’asile. Que toutes ces personnes participent à un défilé, en quoi est-ce que cela témoigne d’une haine de la France ?

M. le président Robin Reda. Certains slogans que l’on entend dans les cortèges témoignent explicitement d’une forme de haine de la France. Comprenez par ailleurs le sentiment d’injustice chez ceux qui ont obtenu un titre de séjour à l’issue d’une démarche d’inclusion parfaitement légale, quand ils entendent des gens défiler en se moquant des lois de la République.

Mme Danièle Lochak. Ces gens demandent simplement à être régularisés, à être intégrés dans la société française. Il n’y a aucune haine de la France de leur part, aucune dénonciation de la France coloniale aujourd’hui, même si les anciens colonisés se retrouvent forcément davantage concernés, c’est tout ce que j’ai dit. C’est bien la première fois que l’on me répond de cette façon lorsque j’expose des thèses extrêmement raisonnables.

M. le président Robin Reda. Je ne l’ai pas entendu dans vos propos mais dans les mouvements auxquels s’associe le GISTI. Ainsi il ne faut pas cosigner des tribunes ou défiler avec des mouvements qui, eux, propagent une certaine haine de la République !

Mme Danièle Lochak. Qu’est-ce qui, dans l’appel à défiler que nous avons signé, sans parler de tout ce qui n’est pas dans cet appel, dénoterait une haine de la France et de la République ?

M. le président Robin Reda. L’appel lui-même est assez explicite : « Marche nationale des sans-papiers, on marche vers l’Élysée ! » On peut certes reconnaître la légitimité de certaines revendications comme la régularisation de tous les sans-papiers, même si je ne les partage pas. Une telle régularisation massive viderait de son sens la notion d’intégration et affaiblirait les valeurs de la République qui y sont attachées ; mais vous n’avez pas l’air d’y tenir beaucoup.

Mme Danièle Lochak. C’est quelque chose qu’on a inventé il y a dix ans : avant, il ne fallait pas absolument démontrer qu’on aime et qu’on respecte les valeurs de la République pour obtenir un titre de séjour, ce qui donne aux préfets un pouvoir totalement discrétionnaire. Pendant des dizaines d’années, on n’a pas demandé aux étrangers de faire la preuve qu’ils étaient d’accord avec les valeurs de la République. En fait, vous le savez bien, c’est une façon de stigmatiser les immigrés, qu’on soupçonne nécessairement de ne pas les respecter, alors que la plupart le font.

M. le président Robin Reda. Votre propos relativement lisse apparaît en décalage avec un certain nombre de propos du GISTI et des mouvements auxquels vous vous êtes associés, par exemple la Fédération des associations de solidarité avec tou‑te‑s les immigré-e-s (FASTI). Allez sur son blog : vous verrez très clairement qu’elle considère que la République française est colonialiste, qu’il y a une forme de suprémacisme blanc et que l’universalisme est une idée révolue. Pardon, mais il suffit de lire…

Mme Danièle Lochak. Je vous signale qu’elle reçoit des subventions de l’État !

M. le président Robin Reda. Vous intervenez sans doute dans des cénacles où l’on ne vous apporte pas de contradiction ! Les appels à renforcer et à respecter les valeurs de la République font l’objet ces dernières années d’un certain œcuménisme politique – à l’exception des formations politiques d’extrême gauche, qui revendiquent l’indigénisme et remettent parfois en cause le modèle universaliste. Cet œcuménisme est bien le signe qu’il existe une évolution dans la nature de l’immigration et dans la menace que font peser sur l’ordre républicain des mouvements séparatistes qui ne souhaitent pas respecter les lois de la République, brisant ainsi le vivre ensemble dans la société.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Pour sortir de cette discussion passionnée, d’un côté comme de l’autre, je souhaite revenir sur certains de vos propos liminaires. Nous ne sommes pas forcément d’accord sur les dénominations : discriminations ou racisme d’État, racisme institutionnel ou racisme produit par des réflexes anciens de l’administration. Ainsi, MM. Fabien Jobard et Sebastian Roché ont très bien expliqué que le contrôle au faciès ne traduisait pas un racisme primaire, mais résultait plutôt de réflexes ancrés dans une recherche d’efficacité.

J’aimerais vous interroger sur trois domaines que vous avez évoqués, dans lesquels les personnes immigrées se sentent discriminées ou sont discriminées – peu importe qu’il y ait une volonté ou non de les pousser hors de notre communauté nationale –, afin de mieux les comprendre : la scolarité, la fonction publique et – nous n’avions pas encore abordé ce sujet – la banque. Comment avez-vous objectivé ces discriminations ? Sont-elles le reflet de votre expérience de terrain, au quotidien ? Comment se traduisent-elles ? Nous devrons en effet faire des propositions concrètes : ainsi, s’il existe un obstacle particulier empêchant les enfants d’accéder à l’école, il faudrait nous le signaler pour que nous puissions voir comment améliorer la situation.

Mme Danièle Lochak. Je vais commencer par l’accès à l’école. Les textes sont clairs : tout enfant, quelle que soit la situation de ses parents, a le droit d’être scolarisé. Ce sont des pratiques, en général municipales, qui entravent fréquemment le droit d’être inscrit à l’école. Le précédent Défenseur des droits a fait des observations sur ce sujet. On exige par exemple le titre de séjour du parent, alors qu’on ne doit pas le faire ; on exige une preuve de la résidence sur le territoire de la commune, que les personnes en situation précaire ne peuvent pas forcément apporter ; parfois, on invoque un manque de place dans les écoles ; ceux qui habitent dans des squats, des hôtels sociaux ou encore les enfants roms sont souvent exclus.

Autre sujet : les jeunes allophones qui souhaitent s’inscrire au collège ou au lycée après 16 ans, alors qu’il n’y a plus d’obligation scolaire à cet âge. Une circulaire prévoit qu’on ne les accepte qu’en fonction de la place disponible. Je vous recommande la lecture du cahier juridique publié par le GISTI, La scolarisation et la formation des jeunes étrangers : nous y faisons le point sur le droit, sur les obstacles existants et sur les façons de les surmonter. Il faudrait aussi, même si ce n’est pas tout à fait notre sujet, parler des mineurs isolés étrangers, qu’on appelle désormais les « mineurs non accompagnés ». La mise en doute de leur minorité est à peu près systématique, ce qui rejoint ce que je disais tout à l’heure sur la suspicion systématique. Les conseils départementaux estiment que cela leur coûte trop cher et chacun essaie de se défausser. Et même lorsque leur minorité n’est pas mise en doute, les mineurs isolés rencontrent des problèmes pour être scolarisés.

S’agissant de la fonction publique, je vous invite à vous reporter à la délibération 2009/139 de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), l’ancêtre du Défenseur des droits, ou encore au rapport de M. Daniel Goldberg de 2010, qui recommandent une diminution de la part des emplois fermés. On estime ces emplois à environ 4 millions. Quels en sont les effets pervers ? Tout d’abord, il s’agit évidemment d’une discrimination puisque ces gens sont le plus souvent embauchés comme contractuels dans les écoles, dans les lycées ou dans l’administration territoriale, avec un statut moins favorable et une très grande précarité. Certains emplois sont vraiment fermés, ce qui restreint le nombre d’emplois disponibles et accroît le chômage des personnes d’origine immigrée. Pour les enfants, cela limite leurs possibilités, leurs perspectives et leurs ambitions. Il y a donc des effets néfastes pour l’intégration de ces étrangers qui – je vous rassure, Monsieur le président – sont ici en situation régulière.

Je ne vois pas d’obstacle à appliquer aux étrangers, toutes catégories confondues, les critères utilisés pour les ressortissants européens – je parle ici de la fonction publique mais ce serait vrai aussi pour les emplois privés qui leur sont fermés –, par exemple la participation ou non à des tâches de souveraineté. Cela aurait d’ailleurs des effets positifs parce que les personnes employées comme contractuelles n’ont pas passé les concours, par hypothèse : or dans l’enseignement, il est tout de même préférable de recruter des gens sur concours, plutôt que d’embaucher des gens parce qu’il faut bien pourvoir les postes et qui sont sous-payés. Il y aurait donc là un chantier à rouvrir dans un but tout à la fois d’équité et d’intégration.

Concernant la banque, le problème du droit au compte se pose tout particulièrement pour les personnes qui n’ont pas de papiers. Il s’agit souvent de personnes ayant vocation à avoir des papiers mais qui ne parviennent pas à les obtenir. Vous êtes certainement au courant des problèmes posés par la dématérialisation dans l’accès aux préfectures : l’impossibilité d’obtenir des rendez-vous provoque des situations extrêmement dramatiques, non seulement pour ceux qui n’arrivent pas à demander un premier titre de séjour, mais aussi pour ceux qui sont en phase de renouvellement de leur titre et qui, de ce fait, vont perdre leurs droits liés à sa possession. Cela est sans doute marginal par rapport à votre problématique, mais c’est une vraie question, sur laquelle le Défenseur des droits s’est penché dans son rapport en 2019. La dématérialisation dans l’administration touche tout le monde et provoque des effets bien entendu positifs, mais également négatifs, avec une discrimination qui frappe particulièrement les étrangers : en effet, s’ils ne parviennent pas à faire renouveler leurs papiers, ils perdent leurs droits sociaux.

Si vous avez des papiers, vous pouvez ouvrir un compte en banque ; c’est pour les sans-papiers que cela devient compliqué. L’aide médicale d’État montre bien que l’on ne considère pas complètement que ces personnes sont sans droits. Mais comment obtenir un crédit si vous devez renouveler votre titre de séjour tous les ans ? C’est très compliqué. De toute façon, vous savez bien qu’obtenir un crédit, c’est compliqué si vous n’êtes pas riche et bien portant. Il n’y a pas d’intention discriminatoire dans ces inégalités de traitement, mais vous comprenez bien qu’un employeur hésitera à embaucher quelqu’un dont le titre de séjour doit être renouvelé chaque année ; il en va de même pour un bailleur, qui hésitera à lui louer son appartement.

Cela entraîne une précarisation de la situation des sans-papiers, qui subissent aussi d’autres formes d’inégalités en raison non pas de discriminations inscrites dans la loi, mais de difficultés à vivre plus générales, qui se répercutent sur les enfants. C’est cela qui pose problème, puisque l’idée est, en principe, d’intégrer les étrangers présents dans notre pays.

Mme Michèle Victory. Nos échanges montrent que le débat sur le racisme est immédiatement lié au débat sur l’immigration. Si ce dernier prend le pas sur une réflexion sur le racisme, alors le travail de notre mission d’information, dont c’est pourtant l’objet, devient compliqué. Ni la droite ni la gauche n’ont su résoudre la question de l’immigration ; il est possible d’avoir des opinions divergentes sur ce sujet. Le fait que des gens expriment leur opinion et demandent à intégrer notre pays ne me pose pas de problème, mais c’est un autre sujet.

Ma question sera très large, j’en ai bien conscience. Nous avons évoqué le racisme issu de stéréotypes individuels, ainsi que le racisme institutionnel, décrit à maintes reprises et qui existe probablement dans les administrations. Comment combattre ce racisme un temps institutionnalisé et qui, au fond de nous, trouve toujours un certain écho, malheureusement ? Comment mettre en place des dispositifs permettant d’apporter une correction ?

Mme Danièle Lochak. J’ai insisté sur ce que reflète le CESEDA parce que les gouvernants, de droite comme de gauche, ont une responsabilité dans les discours qu’ils tiennent. À partir du moment où l’on parle aux gens de « risque migratoire », on suscite des réactions apeurées. Et au niveau européen, n’en parlons pas : c’est catastrophique ! Je prendrai juste un exemple : au moment de la crise de 2015, Angela Merkel avait dit, en parlant de l’accueil des migrants : « Wir schaffen das ! », « Nous y arriverons ! ». Et, de fait, il y a eu un grand élan de solidarité. Le problème, c’est qu’elle n’a pas été suivie par ses partenaires européens : cela a donc moins bien fonctionné.

Certaines personnes – qui, je le répète, ne sont pas indigénistes, Monsieur le président –, qui s’inscrivent dans le projet « ville accueillante », proposent de recueillir des exilés, ceux qui « pourrissent » dans le camp de Moria. Cette attitude ne remet pas en cause les valeurs républicaines : loin de prôner l’indigénisme, elle respecte les valeurs de la démocratie en accueillant ceux qui sont refoulés aux frontières de l’Europe. Cela me paraît tout à fait positif et repose sur la même idée que l’appel à la régularisation des sans-papiers : nous ne devons pas être fermés sur nous-mêmes et devons au contraire nous montrer accueillants. Comment pouvons-nous admettre que l’humanité se divise entre ceux qui vivent bien, sont soignés et ne connaissent pas la guerre, et ceux qui vivent dans des endroits où ils sont assignés à résidence parce que nous fermons étroitement les frontières ? Je ne m’écarte qu’en apparence du sujet, car il est difficile de parler du racisme dans la société française sans inclure la question de l’immigration.

M. le président Robin Reda. Merci, madame, d’être venue vous confronter à la mission d’information. Nous aurons l’occasion de poursuivre ces débats avec nos collègues dans le cadre de la mission d’information.

La séance est levée à 9 heures 55.

 


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Compte rendu  30    Audition de M. Ghyslain Vedeux, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), de M. Christophe Lèguevaques, avocat, de Mme Stéphanie Mulot, professeure des universités en sociologie, et de M. Malcom Ferdinand, chargé de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS) (IRISSO), membres du collège d’experts constitué par le CRAN

(Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 10 heures)

La séance est ouverte à 10 heures.

M. le président Robin Reda. C’est dans le cadre d’un cycle d’auditions consacré aux associations que nous entendons le président du Conseil représentatif des associations noires de France et plusieurs membres de son collège d’experts, le CRAN ayant régulièrement exprimé dans l’espace médiatique sa position concernant le racisme dans la société française.

Mme Caroline Abadie, rapporteure de la mission d’information. Nous entendons les associations, après un cycle d’auditions consacré cet été aux universitaires, afin de délimiter le cadre de nos travaux, dont le sujet est très vaste. Plusieurs axes commencent à se dégager.

Premièrement, la répression des propos et des actes racistes, très clairement définie par notre code pénal et par le reste de notre législation ; sur cet aspect qui mobilisera certainement les institutions policière et judiciaire, mais reste assez peu abordé par les associations dans nos auditions, nous sommes preneurs de vos éventuelles remarques.

Deuxièmement, la persistance chez tout le monde de nombreux préjugés, certainement liés à notre éducation et devant être combattus très tôt à l’école ; je serais également heureuse de vous entendre à ce sujet.

Troisièmement, la question des discriminations, qui prend une très grande place dans nos travaux. J’ai décidé de ne pas dire pour l’instant comment je la nommerai ; certains chercheurs nous disent qu’il existe un racisme institutionnel, d’autres qu’il s’agit de discriminations persistantes, non volontaires, mais produites par le système. J’estime qu’elles méritent que l’on s’y attarde quelle que soit la dénomination choisie : notre mission manquerait son objectif si elle ne s’y intéressait pas. Sentez-vous donc libres de nous faire part de votre expérience de terrain et des solutions que l’on pourrait selon vous apporter à ce problème, même si nous ne le nommerons peut-être pas de la même manière à l’issue de votre audition.

Au sein de la mission d’information, nous sommes attachés à l’universalisme. Nous avons cependant voulu entendre des associations représentatives – des Noirs de France dans votre cas, des Asiatiques précédemment, et d’autres – pour savoir s’il existe des spécificités qui affectent les personnes qu’elles représentent.

M. Ghyslain Vedeux, président du CRAN. Pour nous, l’intérêt de nos échanges est une coconstruction du sens. Le CRAN est une association créée dans le cadre de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association et qui relève donc des lois de la République et les respecte, comme le montrent nos actions dans la sphère publique.

Vous dites ne pas vouloir nommer pour l’instant ; en ce qui nous concerne, voici la façon dont nous désignons le racisme ou les discriminations qui nous sont rapportés. Il existe d’abord ce que l’on appelle le racisme ordinaire – les mots quotidiens, les blagues, tout ce qui, malheureusement, est commun. Ensuite, le racisme symbolique ; je pense par exemple au titre d’un livre dont la modification a suscité l’émotion tout récemment, ou au nom bizarre de certaines pâtisseries… Autant de symboles qui persistent dans la société. Enfin, le racisme institutionnel, présent dans les violences policières ou dans les discriminations en matière de santé.

Notre approche est intersectionnelle : pour nous, le racisme doit être pris en considération sous ses différentes formes. On peut être Noire et femme – recouvrant ainsi deux formes de discrimination –, Noir, femme et gay, Noir et musulman, etc. Nous questionnons l’éthique : est-elle la même pour tous ? Par exemple, en France, un médecin s’occupe-t-il comme de ses autres patients d’une femme voilée, d’un homme gay, d’une personne africaine ? C’est tout le problème des inégalités.

Nous avons mené différentes actions, dont, actuellement, celle qui concerne le chlordécone, pesticide épandu en Guadeloupe et en Martinique alors qu’il était interdit dans l’Hexagone. Il s’agit d’une question transversale : elle touche aux discriminations dans le domaine de la santé, à l’écologie et à l’économie. Voilà aussi pourquoi nous avons constitué un collège d’experts.

M. Malcom Ferdinand, chargé de recherche au CNRS, membre du collège d’experts du CRAN. Le chlordécone est un pesticide qui a été utilisé officiellement entre 1972 et 1990, et officieusement bien après, ce qui a entraîné une contamination généralisée, durable et délétère des écosystèmes antillais, dont les êtres humains. Un sixième de la production mondiale de cette poudre a été épandu dans des îles, sur des terres densément peuplées, d’où une exposition très intense à cette molécule, entre autres produits.

En voici les conséquences : pour la santé, une augmentation du risque de cancer de la prostate, un raccourcissement de la durée de la grossesse, des retards du développement cognitif chez l’enfant – on retrouve du chlordécone dans les cordons ombilicaux. Au niveau économique, citons des interdictions de pêche et de culture, notamment traditionnelle, sur certaines terres. Du point de vue environnemental, la molécule, très stable, perdure dans l’écosystème, sa rémanence allant de soixante à sept cents ans. Ainsi, aujourd’hui, plus de 90 % des Guadeloupéens et des Martiniquais ont du chlordécone – qui est un cancérigène et perturbateur endocrinien – dans le corps.

Du point de vue politique, la contamination a eu lieu en connaissance de cause. Dès 1968, des alertes ont été données. En 1974, des ouvriers agricoles ont dénoncé la contamination. En 1975, la production de la molécule a été interdite aux États-Unis. En 1977, des chercheurs ont montré qu’on la retrouvait dans les sols ; de même en 1981, puis en 1993. L’autorisation d’utiliser le produit a été donnée au plus haut niveau de l’État, notamment par les ministres de l’agriculture, en toute illégalité, sachant que le produit ne serait pas utilisé dans l’Hexagone mais en Guadeloupe et en Martinique.

Au-delà du fait que cela ait pu même avoir lieu, ce qui est frappant, ce sont les refus répétés de protéger la population de cette pollution. Aux États-Unis, dès 1977, c’est-à-dire deux ans après l’arrêt de la production, des enquêtes parlementaires étaient diligentées, des procédures judiciaires menées, des recherches épidémiologiques lancées, la dépollution des eaux entreprise et des lois votées pour que cela ne se reproduise pas. Il a fallu attendre plus de trente ans pour que ces processus s’engagent concernant les Martiniquais et les Guadeloupéens.

Au niveau judiciaire, enfin, l’affaire du chlordécone est un exemple de ce que l’on appelle la justice environnementale, concept venu des États-Unis et énoncé en réponse au racisme environnemental. Cette dernière notion, que votre mission d’information pourrait approfondir, renvoie aux discriminations racistes par surexposition à des milieux contaminés. Le racisme systémique ne relève pas de la volonté individuelle : c’est un système qui fait que certaines catégories de population sont davantage exposées à des discriminations ou à des substances toxiques. Le racisme était précisément au cœur du projet colonial qui a créé ce que l’on appelle aujourd’hui la Martinique et la Guadeloupe, non seulement du point de vue des rapports entre êtres humains mais dans la manière dont on a constitué les paysages et habité les îles, notamment en en faisant des puzzles de monocultures, dont la banane ou la canne à sucre. Ce racisme systémique n’a pas disparu avec la fin de l’esclavage ou la départementalisation.

Alors que la pollution au chlordécone affecte la capacité à se nourrir, à pêcher et à produire et est présente chez 90 % des personnes, depuis quarante-huit ans, aucune justice n’a été rendue. Imaginez un instant que 90 % des habitants de l’Hexagone soient contaminés par une molécule cancérigène, perturbateur endocrinien, reconnue comme telle, notamment par le Centre international de recherche sur le cancer, et que, depuis quarante-huit ans, malgré le dépôt de plaintes, aucune personne morale, aucune entreprise, aucun responsable politique, aucun élu local ou national n’ait été assignés en justice ! Cela donne aux Antillais le sentiment que leurs vies ne comptent pas, et que la promesse d’égalité défendue par Aimé Césaire en 1946, lors de la loi de départementalisation, n’a pas été tenue.

M. Christophe Lèguevaques, avocat, membre du collège d’experts du CRAN. J’ai marqué un temps d’arrêt tout à l’heure, madame la rapporteure, lorsque vous avez mentionné l’universalisme, parce que j’ai cru, dans un moment de déraison, que vous nous pensiez en marge de cet universalisme. Or toute notre démarche consiste à nous y inscrire, au contraire : Blancs ou Noirs, peu importe, nous sommes tous des citoyens de la République et nous avons la même revendication d’égalité.

Dans le dossier du chlordécone, la justice montre un double visage : très lente et très protectrice de certains intérêts, très rapide et dure quand on s’oppose à ces intérêts. Un exemple : à l’automne dernier, des jeunes ayant pris conscience de l’affaire ont manifesté leur révolte en bloquant les centres commerciaux appartenant notamment à une grande famille martiniquaise très puissante, héritière de la tradition colonialiste : la famille Hayot. La réponse de l’État n’a pas consisté à tenter de calmer le jeu ou de nouer le dialogue, mais à réprimer de manière offensive, sans aucune explication. Dans le même temps, une plainte au pénal est à l’instruction depuis quatorze ans et, pendant des années, le parquet, sur instruction des ministres de la justice successifs, a tout fait pour que la démarche des associations soit déclarée irrecevable et que l’enquête ne commence pas. Ce traitement différencié, comme d’autres, reflète le racisme institutionnel, que l’on retrouve également dans une pratique objective, évocatrice du débat parlementaire à venir sur le séparatisme : la manière dont, notamment aux Antilles, certains vivent séparément des autres habitants, dans leurs propres domaines, leurs propres écoles, sans vouloir se mélanger.

Il y a tout un travail à faire pour lutter contre ce genre de pratiques, reflet d’une histoire qui ne passe pas. Si l’on en est arrivé à la situation qui a été décrite concernant le chlordécone, c’est aussi parce qu’on a laissé se perpétuer de vastes domaines agricoles non remaniés ni réattribués, de sorte que les anciens colons ont joui d’une position de domination économique devenue politique. La grande astuce, pour « tenir » l’État métropolitain, consistait à dire : « Si vous ne nous donnez pas de chlordécone, nous allons avoir des problèmes dans les bananeraies, donc un problème social, donc un problème politique. » On aurait pu choisir une autre politique agricole, qui aurait permis aux habitants des îles de retrouver l’autonomie alimentaire à laquelle ils aspirent et que défendent les associations VIVRE et Lyannaj pou depolye Martinik. Il faudrait remettre en avant les productions et les savoir-faire locaux et montrer que l’on peut très bien se passer des produits d’importation qui viennent à 80 % de la métropole.

Le dossier du chlordécone est révélateur d’une situation économique, politique et historique qui perdure ; c’est aussi pour cela que M. Vedeux a voulu le mettre en avant, et c’est ce qui mobilise les associations précitées.

Je me permettrai enfin une observation personnelle. Vous vous apprêtez à tenir un débat sur les néonicotinoïdes ; ne refaites pas la même erreur que vos prédécesseurs à propos du chlordécone ! On savait que le chlordécone était dangereux pour la santé et pour l’environnement : cela a été dit en 1968, démontré en 1976, constaté par l’Organisation mondiale de la santé en 1979 ; pourtant, rien n’a été fait. Aujourd’hui, nous disposons de nombreuses preuves du fait que les néonicotinoïdes sont dangereux pour l’environnement et pour la santé humaine, mais vous êtes en passe, pour satisfaire les intérêts économiques du moment, de valider à nouveau l’utilisation de ce produit.

Mme Stéphanie Mulot, professeure des universités en sociologie, membre du collège d’experts du CRAN. Docteure en anthropologie sociale et professeure des universités en sociologie à l’université Toulouse II-Jean-Jaurès, je travaille depuis une trentaine d’années sur les rapports sociaux de sexe, de race et de classe et j’analyse les politiques publiques dans les champs de la famille, de la santé et de la mémoire de l’esclavage dans le contexte postcolonial des Antilles françaises et dans l’Hexagone. J’étudie les effets de la domination sur la santé des personnes et les différents niveaux de production de la violence, du racisme et des inégalités intersectionnelles.

J’aimerais vous parler des inégalités ethnoraciales face à la santé, à partir du dossier du chlordécone, mais aussi de manière plus générale. Ces inégalités résultent d’un racisme et d’une racialisation des rapports sociaux dans tous les domaines de l’existence, qui produisent des discriminations directes ou indirectes dans l’accès à la citoyenneté, au logement, à l’éducation, aux transports, au travail, à la santé et aux soins.

Vous avez évoqué les violences policières, les préjugés et les discriminations ; je suis ici pour vous dire que le racisme tue. Il n’est pas seulement une question de représentations ou de pratiques : le racisme tue encore, et il ne tue pas seulement George Floyd, Adama Traoré ou Cédric Chouviat ; il tue en silence, au quotidien, des anonymes, des victimes qui n’ont pas les moyens de se faire entendre, souvent des sans-papiers, des migrants, des femmes, des hommes ou des personnes âgées qui ne sont pas en position de se défendre face aux discriminations indirectes auxquelles ils sont confrontés dans le champ de l’accès à la citoyenneté. Le racisme tue avec la complicité passive des dispositifs et des politiques publics, de certains professionnels – du logement, du travail, de la santé – et de certains citoyens, pas nécessairement, comme vous l’avez dit, de façon volontaire, mais parce que le système permet à certaines personnes, agents ou fonctionnaires, de reproduire de façon décomplexée des pratiques relevant d’un racisme qui cache mal son nom. Il tue donc de façon systémique, la plupart du temps des populations défavorisées, souvent des migrants en situation irrégulière que la loi française empêche d’accéder à une régularisation rapide et qui sont écartés, par un cumul d’entraves systémiques, d’une citoyenneté qui les protégerait face aux inégalités, au risque de maladie ainsi que de contamination et face à la mort.

Dans le cas du chlordécone, les premières victimes étaient des ouvriers peu qualifiés, travaillant dans les exploitations bananières, dont, probablement – nous n’avons malheureusement pas les chiffres –, une part de travailleurs migrants originaires d’Haïti, hommes et femmes ayant fui dictatures et assassinats pour trouver refuge dans les pays voisins caribéens, notamment les Antilles françaises, et tenter d’y survivre dans une très grande précarité. Ils travaillaient aussi dans le secteur du bâtiment, attirés par le boom consécutif aux lois de défiscalisation outre-mer. Ils étaient souvent dans la clandestinité, sans papiers, ce qui les a rendus très vulnérables, a bloqué leur accès à la santé et aux soins, et les a exposés soit à des maladies environnementales, soit à d’autres contaminations, notamment par le VIH. Il est probable que, pour ceux qui n’ont pas été expulsés par charter du fait de dispositifs juridiques scélérats, leur espérance de vie a été réduite et leur taux de mortalité augmenté par ces conditions matérielles d’existence très défavorables.

Ce qui est vrai des migrants haïtiens aux Antilles l’est également des migrants africains en France. Dans la crise de la Covid-19, la population originaire d’Afrique subsaharienne a été surexposée à la contamination par le coronavirus et a souffert d’une surmortalité criante – en Seine-Saint-Denis, elle a été de 368 %, contre 95 % pour les personnes nées en France. Je pourrais également prendre l’exemple de Mayotte, de la Guyane, de la Guadeloupe en ce moment.

La comorbidité et, surtout, l’inégalité d’accès à la citoyenneté et aux soins que subissent les personnes noires et défavorisées en France soulignent la complicité des pouvoirs publics dans la reproduction d’un racisme systémique. Ici, il ne s’agit pas seulement de personnes, mais de dispositifs qui empêchent l’accès à la régularisation. La modification récente de l’aide médicale de l’État (AME), instaurant un délai de carence de trois mois, a par exemple fragilisé encore davantage les nouveaux arrivants, les exposant à un risque d’expulsion beaucoup plus marqué, grevant ainsi leurs chances d’accéder à une citoyenneté dont on sait qu’elle est thérapeutique et aggravant leur vulnérabilité face aux risques sanitaires et à la maladie.

Ces données montrent combien il est important de tenir compte du lieu de naissance dans l’étude des inégalités ethnoraciales. Malheureusement, dans notre pays, nous ne disposons pas encore d’éléments sur les personnes noires nées, non pas en Afrique, mais en France, et vivant les mêmes problèmes.

Il faut donc s’intéresser au racisme non seulement comme une interaction entre personnes, mais comme un système de domination articulant différents niveaux. D’abord, macrosociologique : il s’agit d’étudier la manière dont les politiques et les dispositifs publics favorisent, voire entérinent des pratiques qui ne portent pas le nom de racisme mais constituent des discriminations – directes ou indirectes – racistes, comme le fait de sélectionner, parmi les migrants, les personnes ayant droit au logement, à la santé, au travail et à des conditions de vie décentes. Ensuite, mésosociologique : est ici en jeu l’application ou le contournement des dispositifs publics par les professionnels ; par exemple, comment les médecins soignent-ils ou non les personnes séropositives ou porteuses du coronavirus en grande précarité, sans papiers ou privées de la nationalité française ? Microsociologique, enfin : il s’agit de la façon dont les acteurs déploient des ressources leur permettant de réagir à ces entraves ou de la façon dont ils sont empêchés de le faire et de se défendre.

M. Robin Reda. Je n’ai pas anticipé que la question du chlordécone serait la question centrale de, mais l’angle que vous avez choisi m’a inspiré quelques questions qui élargiront peut-être le périmètre de notre discussion.

Convenons d’abord qu’étant responsables politiques du temps présent, nous ne sommes pas, la rapporteure et moi-même, comptables de la reconnaissance tardive par l’État de ce qui constitue – plus personne ne le conteste, ni au Parlement ni au Gouvernement – un scandale. Répondant à une question au Gouvernement mardi, monsieur Sébastien Lecornu, ministre des outre-mer, l’a clairement exprimé, rappelant les actions engagées dans le cadre du quatrième plan chlordécone et les crédits débloqués en vue de tester les publics prioritaires, notamment les femmes en âge de procréer. Par ailleurs, les études publiées par Santé publique France établissent, en effet, que 90 % de la population adulte de Martinique et de Guadeloupe est contaminée, à des degrés divers, par le pesticide.

Un lien pourrait être fait avec la question, en vogue aux États-Unis, de la réparation des dommages psychologiques et physiques de l’esclavage. À l’échelle fédérale, on parle d’un plan d’excuses publiques et de réparations. L’un des candidats à l’élection présidentielle, vous devinez lequel, y a apporté son soutien. Il est intéressant de constater que ce débat impose une nouvelle intersectionnalité : en effet, les Noirs dont les ancêtres sont arrivés après la guerre de Sécession ne sont pas concernés, ce qui revient à considérer que les Noirs descendants d’esclaves ont plus besoin que les autres d’être protégés contre le racisme.

Ma question n’est en rien polémique : je voudrais savoir si les demandes en indemnisation du préjudice moral en raison d’une exposition au chlordécone, engagées par plusieurs centaines de personnes en 2019, ne sont pas le masque d’une demande plus systémique de réparation de l’esclavage et des conséquences du racisme colonial. Plus généralement, quelle comparaison établissez-vous entre la France et les États-Unis ? Les histoires, les traditions de ces pays n’étant pas les mêmes, pensez-vous que les Noirs y subissent de la même manière les préjugés et le racisme ?

M. Ghyslain Vedeux. La question des réparations comporte plusieurs volets dont la restitution des biens culturels – le CRAN a été auditionné la semaine dernière dans le cadre du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal – et la santé. En l’occurrence, nous parlons d’une contamination qui affecte 90 % de la population antillaise, ce qui est énorme.

La reconnaissance se fait en deux temps. Au terme de la commission d’enquête sur l’utilisation du chlordécone, la responsabilité de l’État a été reconnue, des recommandations ont été formulées. Mais cela n’est pas suffisant : alors que les discriminations perdurent en Guadeloupe et en Martinique, nous souhaitons désormais des actions concrètes.

M. Christophe Lèguevaques. Nous avons introduit devant le tribunal administratif de Paris une demande en indemnisation du préjudice moral. Cette action collective réunissant plus de 2 000 personnes a permis, aux Antilles et en France, une prise de conscience. Il ne s’agit pas d’enrichir les demandeurs, mais de faire reconnaître, par une justice que nous espérons indépendante, la responsabilité de l’État sur le long terme.

Nous pourrions vous donner le détail des différents textes, des dérogations, des aménagements, des pièges procéduraux qui ont été mis en place pour permettre la perpétuation de ce que j’ai appelé, dans une autre instance, un « crime colonial », puisqu’il a profité aux héritiers des colons, au détriment des descendants des esclaves.

Cette action est-elle le faux-nez ou le masque d’une demande de réparations au titre de l’esclavage ? Je ne le crois pas. Mais si vous voulez explorer cette question fondamentale, sans doute faut-il vous demander pourquoi l’article 5 de la proposition de loi de Christiane Taubira, relatif à l’examen des réparations dues au titre de ce crime contre l’humanité, a été supprimé.

Je pense pour ma part que les réparations doivent être collectives. Il est désormais impossible de rechercher des responsabilités individuelles. Dans le cas du chlordécone, on voit bien que le temps accordé par l’institution judiciaire sert surtout à protéger et à laisser vivre tranquillement les responsables. M. Jacques Chirac et M. Yves Hayot, pour les nommer, sont décédés, et personne ne pourra aller les chercher pour les actes qu’ils ont commis à partir de 1972.

Pour ce qui est des mesures, les associations antillaises auraient aimé qu’au-delà des déclarations parfois pompeuses de certains politiques, les réseaux d’eau et les hôpitaux fassent l’objet d’actions concrètes. Tous les bassins versants, qui servent à alimenter les réseaux d’eau, sont contaminés. Les travaux nécessaires de transformation, d’aménagement et de réparation des réseaux de transport des eaux représentent des centaines de millions d’euros, mais pour des tas de mauvaises raisons, rien n’est fait. On continue de consommer du chlordécone lorsque l’on boit l’eau du robinet ! Quant au CHU de Guadeloupe, il se trouve dans une situation extrêmement critique, encore aggravée par la crise sanitaire. Il ne s’agit pas ici de réparer, mais de préparer l’avenir. Toute la question, et votre mission ou une autre pourrait utilement se pencher sur elle, est de savoir pourquoi cela ne se fait pas.

Le dossier du chlordécone, par sa transversalité, met en évidence les contradictions de l’État : ses représentants font des déclarations la main sur le cœur, mais lorsqu’il s’agit de la mettre au porte-monnaie, la volonté disparaît.

M. Malcom Ferdinand. Permettez-moi de revenir sur la notion de racisme environnemental, qui ne concerne pas seulement les Antilles mais aussi l’Hexagone. Des travaux très intéressants montrent que les personnes pauvres et racisées sont exposées de manière disproportionnée à des polluants environnementaux, qu’il s’agisse des habitants de certains quartiers populaires, aux abords des autoroutes, ou des gens du voyage, installés à proximité des décharges. Cette notion est bien documentée en Angleterre, en Afrique du Sud et aux États-Unis.

Vous avez expliqué, monsieur le président, que vous n’étiez responsable que du présent. Ne pensez-vous pas qu’un État de droit comme le nôtre a failli de façon flagrante dans la réponse judiciaire qu’il a apportée au scandale du chlordécone ? Comment expliquer qu’il n’ait fallu que trois ans aux États-Unis – l’un des plus mauvais élèves en matière de politique environnementale – pour traiter judiciairement le cas du chlordécone en condamnant Allied Chemicals ?

Certes, la condamnation judiciaire ne suffit pas, il faut encore pouvoir imaginer une autre manière de vivre ensemble et rendre effectif le droit de vivre dans un environnement sain. Il faut imaginer que le chlordécone est devenu le quotidien d’une majorité d’Antillais, bouleversant le rapport à la nourriture et à la procréation : cette patate douce est-elle contaminée ? Mon corps va-t-il transmettre les substances toxiques à mon fœtus ? Ce sont des questions qui se posent chaque jour.

Des mesures ont été prises, mais même si elles sont les bienvenues, elles ne suffisent pas à cette reconnaissance. Le Président de la République et le ministre des outre-mer ont fait des déclarations importantes, mais que vaudront-elles demain ? Les hommes passent, seules les décisions de justice demeurent.

Or, aucune décision n’a été prononcée en quarante-huit ans, que ce soit contre une entreprise, une personne physique ou un élu ! C’est une atteinte à la dignité de la population. Celle-ci comprend mal qu’il y ait deux poids, deux mesures. Je citerais le cas des militants qui ont été frappés en juillet lors de leur arrestation, à Fort-de-France – l’un d’eux à plus de cent reprises – par des forces de l’ordre qui s’en sont pris aussi au symbole culturel du tambour martiniquais et ont proféré des insultes racistes, seront, eux, jugés en l’espace de quelques semaines.

Il faut bien distinguer la question de la justice environnementale et de celle des réparations au titre de l’esclavage. Mais au-delà, il convient de se demander, collectivement, comment la France fait face à son passé colonial esclavagiste, de quels symboles elle se dote – devant l’Assemblée nationale, dans les rues. Or ce débat, qui devrait aller bien au-delà de quelques discussions sur les plateaux de télévision, n’a pas lieu. Mise à part la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, on a l’impression qu’il n’y a que des déclarations, des mots sans conséquences, y compris financières.

Pourtant, les États de la Caraïbe ont lancé une campagne afin d’obtenir réparation de plusieurs États européens ; sous l’impulsion du CRAN notamment, l’Union européenne, dans sa résolution du 26 mars 2019, a invité les États membres à reconnaître que les personnes d’ascendance africaine jouissent de façon inégale des droits de l’homme et des droits fondamentaux, et à offrir des réparations sous la forme d’excuses publiques ou d’une restitution d’objets volés à leurs pays d’origine. Ces derniers mois, de telles demandes ont émergé en Europe, en Afrique et en Amérique du Nord. Dans le même temps, en France, alors que l’on pourrait repenser l’espace public en le peuplant d’autres figures que celles de bourreaux, on refuse le débat, on oppose une fin de non-recevoir.

Enfin, quelques éléments pour démontrer que le racisme environnemental est bien systémique en Martinique ou en Guadeloupe : le chlordécone n’est pas le seul pesticide interdit à y avoir été utilisé car les planteurs de canne à sucre peuvent encore épandre, par dérogation, de l’asulox. Par ailleurs, les taux de sucre autorisés dans les produits alimentaires ont été pendant des années jusqu’à 50 % supérieurs à ceux en vigueur dans l’Hexagone ; aujourd’hui, le taux de diabète est deux fois plus élevé chez les Antillais que chez les métropolitains. Enfin, les infrastructures sanitaires font face à de grandes difficultés. Ce mélange très mortifère obère la santé de citoyens français !

Plutôt que de se demander si telle ou telle institution est raciste ou autorise des discriminations raciales, il faut se demander, en écho aux propos de Stéphanie Mulot, comment des dispositifs pourraient rendre possible la dénonciation des inégalités et des discriminations raciales.

M. le président Robin Reda. Pour l’équilibre politique des forces, et parce que nous sommes à la veille du premier anniversaire de la mort de Jacques Chirac, je rappellerai que la plupart des ministres de l’agriculture de François Mitterrand – Édith Cresson, Jean-Pierre Soisson ou encore Louis Mermaz – ont allègrement délivré des dérogations.

M. Christophe Lèguevaques. Nous ne sommes pas là pour polémiquer, mais si vous le souhaitez, nous pouvons entrer dans le détail.

M. le président Robin Reda. Ne nous livrons pas à une compétition mémorielle sur les responsables du chlordécone, mais rappelons que le processus de prise de conscience fut assez long !

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez dit, monsieur Ferdinand, que l’on refusait le débat. Vous êtes pourtant ici dans une instance où il vous est proposé de débattre calmement des différentes formes de racisme. Il est vrai que cette question trouve peu d’écho et que les joutes qui se déroulent sur les plateaux de télévision ne peuvent être qualifiées de « débat ».

Comme il nous reste peu de temps, je vous propose d’aborder un autre volet. Nous avons reçu plusieurs représentants de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dont des statisticiens, qui ont confirmé ce qui ressortait déjà du rapport annuel : l’indice de tolérance montre que la population noire est celle qui est le mieux acceptée ; le nombre de mariages mixtes est très élevé en France. Pourtant, les actes racistes ne diminuent pas et les préjugés persistent. J’aimerais vous entendre sur ce paradoxe.

Mme Michèle Victory. L’exemple du chlordécone me parle, puisque c’est Serge Letchimy qui a présidé la commission d’enquête et que Josette Manin, une autre collègue du groupe socialiste et apparentés, a interpellé hier le ministre des outre-mer. Nous espérons sincèrement que cette commission débouchera sur des actes concrets.

Par cet exemple, vous démontrez la persistance d’un système d’exploitation économique auquel nous devons nous employer à mettre fin. Cela m’inspire la réflexion suivante : les actes et les façons de penser racistes sont reproduits indéfiniment par un système d’exploitation si ancien que le terme d’« émergence » dans l’intitulé de notre mission empêche d’envisager une réponse construite et adaptée au phénomène.

Il est vrai que nous n’avions pas encore pris en compte la question de la santé et de l’environnement dans nos auditions et il me paraît important que nous le fassions désormais. La notion de crime contre l’environnement, qui est discutée depuis quelques années, est intéressante car elle permet de comprendre que lorsque l’on touche aux écosystèmes, on en profite pour toucher aux populations qui en font partie intégrante.

Mme Stéphanie Mulot. Ce que le scandale du chlordécone questionne, c’est la façon dont les inégalités sociales, raciales, économiques et de genre, mises en place en France il y a fort longtemps, ont été entérinées dans le système éclavagiste et colonial, puis perpétuées et reproduites, malgré la logique universaliste de la République, par un moteur qui fonctionne toujours.

Des situations d’exception juridique permettent la perpétuation de ces inégalités. Comme l’a expliqué maître Lèguevaques, la justice a pu se montrer particulièrement lente outre-mer et ne pas s’appliquer à certaines personnes. Il est intéressant de voir comment la France utilise les outre-mer comme zone « test ». Ainsi, la loi sur l’accès à la citoyenneté a été modifiée pour Mayotte, ce qui emporte des conséquences très graves pour la santé des personnes – la crise de la Covid-19 l’a montré. Pendant des années, les normes sur le taux de sucre dans les aliments ont été différentes outre-mer – il a fallu attendre la loi visant à garantir la qualité de l'offre alimentaire en outre-mer, dite loi Lurel, pour revenir à des taux équivalents à ceux imposés dans l’Hexagone : la surconsommation de sucre a entraîné une hausse du diabète et des pathologies qui y sont liées.

L’affaire du chlordécone nous éclaire aussi sur la façon dont s’opère le partage des « communs » en France. Les inégalités ethno-raciales y sont criantes, qu’il s’agisse des ressources, de l’accès à la santé ou à la citoyenneté. Comprendre le racisme, c’est comprendre comment certains sont très frileux à l’idée de partager les avantages de leur citoyenneté française avec les personnes racisées, placées ainsi dans des positions minoritaires qui les excluent, en bien des aspects, de la société. La race, entendue comme une catégorie sociale et socio-politique, peut aussi être perçue comme un capital pour les personnes qui en bénéficient, un capital qu’elles ne veulent pas partager. Il faut s’interroger sur les logiques qui servent à raciser, c’est-à-dire à délégitimer, à exclure l’autre, sur la base de plusieurs critères intersectionnels, afin de maintenir les privilèges et les avantages de ceux qui ne se considèrent pas comme racisés, ou marqués par les stigmates de la race. Je pourrais vous renvoyer par exemple aux propos d’une jeune femme blonde très connue, qui explique qu’elle n’a pas à s’excuser d’être blanche.

J’en viens à votre question, madame la rapporteure. Oui, les préjugés perdurent, et il faudrait les examiner en détail. Je pense ici aux préjugés sur la violence ou sur le manque de civilité des hommes noirs. Il est intéressant aussi de voir comment, en continuant à mobiliser des poncifs racistes sur la fainéantise des hommes noirs ou sur l’érotisme des femmes noires, on dissimule, voire on invisibilise leur capacité de travail, leur contribution à l’effort public, leur participation à la production des ressources. Le parallèle pourrait être fait avec les personnes originaires du Maghreb : c’est une façon de cacher le fait que tous se retrouvent dans les métiers les plus défavorisés – sécurité, soin aux personnes, entretien – et les plus exposés. La crise de 2020, en révélant que ces métiers étaient incontournables, a permis de rendre visible l’importance de cette population.

M. Ghyslain Vedeux. Nous sommes venus dans un esprit de coconstruction et nous saluons justement le fait qu’il y ait ici débat.

Pour caricaturer, le CRAN a un pied dans la rue, puisqu’il travaille avec les associations de terrain, et un pied dans les institutions, auprès desquelles il fait état des situations. C’est parce que nous faisons ce pont que nous sommes ici aujourd’hui. C’est dans cet esprit que nous avons contribué au dernier rapport de la CNCDH.

Il me semble important de rappeler que la CNCDH publie son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie depuis 1990, mais qu’il a fallu attendre 2019 pour qu’y soit abordée la question du racisme anti-Noirs – que l’on peut aussi nommer afrophobie ou négrophobie. Cela nous renvoie à la question des politiques publiques : nous avons dû monter au créneau pour que ce sujet soit traité !

Nous avons fait notre travail, nous avons participé à ce rapport, nous y avons même grandement contribué. Nous saluons donc sa publication. Mais nous nous interrogeons sur certaines de ses recommandations – puisque l’on en est toujours à émettre des recommandations. Il y est expliqué que, pour mieux prendre en compte toutes les formes de racisme, il faudrait que les populations noires portent davantage plainte ; mais ce que nous constatons au quotidien, c’est que ces plaintes ne sont pas acceptées ! Une telle recommandation est donc insuffisante. La CNCDH devrait tirer avantage des ressources que représentent les personnes de la société civile, qui savent ce qui se passe, et ce qui ne se passe pas. Nous devons continuer le travail. Ce premier rapport est un étayage, un pied dans la porte.

M. Malcom Ferdinand. Sur le rapport entre le taux de mariages mixtes et la survivance des préjugés, je ne pense pas que l’on puisse lutter contre le racisme à travers une politique maritale, mais plutôt en facilitant l’accès à la recherche, à l’enseignement supérieur ou à certains métiers. Par ailleurs, les enfants nés de mariages mixtes connaissent, et le Défenseur des droits l’a montré, les mêmes traitements inégaux de la part d’institutions comme la police.

Madame la députée, pour lutter contre les crimes environnementaux, il faut commencer par nous interroger sur nos propres pratiques de consommation : les minerais nécessaires à la production de notre électricité, des               batteries de nos voitures ou de nos téléphones portables sont extraits dans d’horribles conditions.

Mme Stéphanie Mulot. Il me semble, monsieur le président, que votre mission pourrait utilement prévoir un temps consacré à l’outre-mer, car les difficultés à partager la citoyenneté, l’accès à la santé ou à l’éducation y sont particulièrement prégnantes. Cela pourrait éclairer, par les marges, ou la périphérie, ce qui se passe en métropole.

M. le président Robin Reda. Il n’y a pas de question taboue ou scélérate, nous étudierons donc cette proposition.

La séance est levée à 11 heures 10.

 


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Compte rendu  31    Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Potier, préfet, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

(Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 15.

M. le président Robin Reda. Mesdames, nous avons l’honneur de recevoir aujourd’hui M. Frédéric Potier, préfet, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).

Monsieur le préfet, la présente mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle résulte d’une prise de conscience plus ancienne de ces questions, et n’est aucunement liée à une actualité immédiate ou à une émotion particulière, même si elle a eu à traiter, au début de ses travaux en juin 2020, d’événements médiatiques qui leur étaient liés. À l’issue de nos travaux sera présenté un rapport dressant un état des lieux des formes de racisme et proposant des mesures et des pistes de réflexion et d’action pour rendre plus effective la lutte contre le racisme, dans toutes ses dimensions.

Nous avons précédemment entendu de nombreux universitaires et chercheurs de différentes disciplines, ainsi que les acteurs de terrain et associations de lutte contre le racisme. Nous entendrons prochainement les différents ministères en charge des politiques de lutte contre le racisme et, en tout premier lieu, nous serons fiers de recevoir M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, la place dévolue à l’éducation étant centrale.

La DILCRAH assure la conception et le pilotage interministériels de la politique de lutte contre le racisme. Nous aurons donc certainement beaucoup de questions à vous poser après votre propos liminaire.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie de nous accorder de votre temps, monsieur le préfet.

Le racisme est une question tellement vaste que nous avons d’abord essayé dans nos auditions de retenir quelques paramètres afin de délimiter le cadre de notre mission. Nous sommes néanmoins restés assez généralistes.

Nous nous interrogeons sur les différentes formes de racisme, en suivant la structure que certains chercheurs nous ont suggérée. Persiste un racisme primaire, fondé sur des croyances impossibles à cautionner de nos jours, qui donne lieu à des propos racistes, à la haine en ligne, à des actes racistes tels que les agressions.

Comme l’a justement rappelé le président, l’éducation nationale a un rôle essentiel à jouer pour combattre les préjugés qui irriguent toutes les formes de racisme. Quant aux discriminations, qui ne sont pas nécessairement volontaires ni calculées par le système, elles continuent de produire des inégalités et suscitent chez ceux qui en subissent les conséquences le sentiment d’être victimes de racisme.

Dès votre arrivée à la DILCRAH, vous avez œuvré au travers du plan national de lutte contre le racisme ; nous sommes très curieux de savoir quels résultats vous avez déjà pu observer. Nous souhaiterions également avoir votre éclairage sur la persistance des actes volontairement racistes et sur la réponse judiciaire apportée aux plaintes déposées pour ce motif.

M. Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. J’organiserai mon intervention liminaire en trois points. Je commencerai par présenter rapidement la DILCRAH et son activité en tant qu’acteur de politiques publiques. J’aborderai ensuite la situation française, et donnerai pour finir la position de l’État sur plusieurs sujets d’actualité qui ont été abordés par votre mission d’information.

La DILCRAH a été créée en 2012, quelques semaines avant les attentats devant l’école Ozar Hatorah à Toulouse, une décision assez révélatrice du climat de l’époque. Un nouveau souffle lui a été donné en novembre 2014 par Manuel Valls et Bernard Cazeneuve avec trois décisions extrêmement importantes.

Premièrement, la DILCRAH est sortie du giron du ministère de l’intérieur. Je suis donc rattaché au Premier ministre, et je rends compte à son cabinet, ce qui est extrêmement important pour mener une politique véritablement interministérielle dont le champ d’action s’étend de l’éducation au sport en passant par la mémoire et la culture.

Deuxièmement, la DILCRAH a été dotée de moyens financiers propres. Cantonner l’action interministérielle à l’animation et au symbolique est insuffisant. Le budget est désormais d’environ 6,5 millions d’euros de crédits d’intervention.

Troisièmement, le pilotage d’un plan national a été confié à mon prédécesseur, Gilles Clavreul. Le premier plan national de lutte contre le racisme a été élaboré pour la période 2015-2018 ; un deuxième plan national a été présenté par Édouard Philippe en mars 2018, et c’est sous son empire que nous agissons. La philosophie de ce plan national est évidemment universaliste, républicaine, démocratique : l’action de la DILCRAH est un combat mené au nom des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité. Elle ne vise pas à défendre des groupes, des communautés ou des familles. Nous considérons que ces fléaux – le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie – peuvent nous atteindre tous, et moi le premier : désormais exposé à des propos publics, je peux être victime d’insultes racistes, antisémites ou homophobes. Si ces actes émanent de préjugés et de représentations, nous pouvons tous en être victimes, même si les risques ne sont pas les mêmes pour tout le monde.

J’en viens plus précisément aux actions et aux formations proposées par la délégation. La DILCRAH est constituée d’une petite équipe de douze personnes, qui s’appuie sur plusieurs correspondants au sein des ministères. Je laisserai le ministre de l’éducation nationale vous présenter le travail effectué avec la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO). Notre activité est vraiment de conseiller, de piloter et de coordonner ces actions avec l’ensemble des départements ministériels.

Nous sommes ainsi présents dans beaucoup d’actions de formation, en particulier auprès des policiers et des gendarmes. Nous intervenons dans toutes les écoles de police et de gendarmerie, notamment à l’École nationale supérieure de la police (ENSP), qui forme les commissaires et les officiers.

Nous intervenons également dans le cadre de la formation continue. Voilà quinze jours, j’étais à Rosny-sous-Bois pour une formation auprès des enquêteurs de la gendarmerie nationale. Un aspect très important de l’acte raciste ou antisémite tient à ce que la victime est visée non pas pour ce qu’elle fait, mais pour ce qu’elle est. Si au cours de ces formations nous rappelons des éléments de droit, des grandes définitions et des chiffres, nous insistons aussi particulièrement sur la notion de circonstances aggravantes. Une jeune personne violentée dans la rue en raison de ses origines, de sa religion ou de son orientation sexuelle a une forte attente de voir reconnu le préjudice résultant de ces motivations. Or, cela ne correspond pas forcément aux préceptes de la culture juridique traditionnelle enseignée dans les facultés de droit.

L’élément subjectif est important, mais il peut être attesté par le recueil de preuves et d’éléments de contexte. Nous insistons donc beaucoup auprès des enquêteurs sur l’importance du moment et du lieu de l’agression : une période de fête religieuse, une date symbolique telle que le 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, – j’élargis volontairement la portée de mon propos – le port d’un signe distinctif, vestimentaire ou autre, par la victime, le fait que la victime se trouvait devant un restaurant casher sont autant de détails auxquels il faut prêter attention. Nous essayons donc de donner aux enquêteurs des pistes, des réflexes pour que la procédure liée à des actes racistes et antisémites soit correctement traitée, de façon que les magistrats puissent in fine prononcer des sanctions élevées, avec une majoration fondée sur cette circonstance aggravante.

Le recueil de la parole des victimes est évidemment très important aussi. Porter plainte pour un acte de violence raciste ou antisémite, ce n’est pas la même chose que porter plainte pour un vol de portable ou de voiture, car l’intimité est touchée, le traumatisme psychologique est très important. De tels actes peuvent renvoyer à une histoire familiale, ou à des périodes de notre histoire. Ce sont autant d’éléments sur lesquels nous insistons auprès des policiers, des gendarmes ou des magistrats.

Nos formations s’appuient sur différents partenaires : le Mémorial de la Shoah, le camp des Milles, le camp de Rivesaltes, le musée national de l’histoire de l’immigration, la maison d’Izieu dans l’Ain. Nous essayons de sortir les policiers, les gendarmes et les magistrats de formations qui peuvent parfois être un peu convenues en les emmenant dans ces lieux. Je les sens toujours très intéressés, très impliqués, et ils ont beaucoup de questions à poser.

Ce travail de formation est essentiel, bien que perfectible. Nous travaillons encore avec le ministère de l’intérieur sur le contenu de ces formations et le moment où elles sont dispensées. Nous nous demandons notamment si la fin de la scolarité est la période la plus opportune, et s’il ne serait pas plus profitable de relier ces interventions à la déontologie, par exemple. Nous cherchons également les moyens de rendre la formation permanente plus efficace.

La DILCRAH est une structure unique en Europe, avec un périmètre sans équivalent ailleurs. Une quinzaine de pays européens ont adopté des plans nationaux de lutte contre le racisme, et je ne sais pas exactement combien parmi eux ont nommé un délégué à la lutte contre le racisme. Cette politique publique peut être reliée au ministère de l’intérieur ou au ministère de la justice. Le modèle « intégré » incluant le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT est en tout cas unique au sein de l’Union européenne, et regardé avec beaucoup d’intérêt, notamment par nos amis allemands, qui ont nommé très récemment – en 2017 – un délégué fédéral à la lutte contre l’antisémitisme, Felix Klein. Son champ d’action se limite toutefois à l’antisémitisme et à la vie religieuse juive en Allemagne.

Cette philosophie implique que nous ne hiérarchisons pas les types de racisme ou de manifestations de haine : nous travaillons avec autant de force à lutter contre le racisme envers les personnes d’origine asiatique, le racisme anti-Roms, ou le racisme envers les musulmans. Nous sommes parfaitement convaincus de devoir multiplier les partenariats : que la DILCRAH finance aujourd’hui 900 projets par an montre bien que nous touchons une large palette de secteurs et d’interventions. C’est ce qui fait que nous abordons le sujet du racisme et de l’antisémitisme avec une pleine conscience de sa complexité et de son caractère protéiforme.

J’en viens à la situation dans notre pays. Après une hausse importante du nombre d’actes antisémites en 2018, le bilan du ministère de l’intérieur en 2019 recense une augmentation générale des actes antisémites et racistes. Le phénomène n’est pas propre à notre pays : il touche également l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, les États-Unis, et nous avons en mémoire les attaques des mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Le suprématisme blanc étant un problème qui concerne de nombreux pays dans le monde, nous aurions tort de nous enfermer dans une approche franco-française.

Si les statistiques montrent une hausse des discours et des actes de haine, il est difficile de déterminer quelle part revient à une meilleure prise en compte des victimes ; la même difficulté se retrouve d’ailleurs pour les violences sexistes et sexuelles. C’est d’autant moins évident qu’il y a une forme de paradoxe qu’avait constaté Tocqueville, comme cela a été souligné dans une précédente audition : à mesure qu’une société se rapproche de l’égalité, elle est plus intolérante aux inégalités, donc aux manifestations de racisme et d’antisémitisme. Que la société soit plus sensible à ces sujets est une très bonne chose et se reflète sur le nombre de plaintes et de signalements. Dans le passé, certaines injures, certains comportements étaient sans doute passés sous silence ou banalisés, tandis qu’ils sont aujourd’hui dénoncés et pris en compte par les forces de police et de gendarmerie.

J’aborderai pour finir les débats d’actualité qui ont été mentionnés dans les précédentes auditions. Je considère pour ma part qu’il n’y a pas de racisme d’État : nous ne sommes pas en Afrique du Sud au temps de l’apartheid, ni en Allemagne hitlérienne ; les lois et les règlements qui s’appliquent en France n’ont pas pour vocation de créer une hostilité manifeste envers un groupe de personnes. Je récuse donc totalement ce terme, et je récuse ceux qui accusent les agents de l’État de racisme d’État. Les instituteurs, les policiers, les magistrats, les agents des collectivités locales sont au contraire en première ligne pour contrer ces manifestations de haine, et je le vois tous les jours sur le terrain. Pas plus tard qu’hier, j’étais en Corse, où j’ai constaté une implication très forte des fonctionnaires de l’État et des collectivités locales.

Certains considèrent l’antisémitisme comme une forme de racisme ; la question est fréquemment soulevée dans les cercles universitaires. Si cela peut se concevoir intellectuellement, nous aurions grand tort, pour des raisons à la fois théoriques et pratiques, de délaisser le terme d’antisémitisme et de ne parler que de « racismes ». L’antisémitisme a des spécificités historiques : l’ombre de la tragédie de la Shoah est dans tous les esprits. Et au moment même où les statistiques liées à l’antisémitisme augmentent partout, non seulement en France mais aussi ailleurs en Europe, gommer ce terme des titres de délégations officielles telles que la DILCRAH enverrait un très mauvais signal à nos compatriotes victimes d’actes antisémites, sans parler des procès en cours.

Fondée sur une injonction irréfutable, la notion de privilège blanc est quant à elle piégée. Si à cette accusation vous répondez : « oui, je suis raciste parce que je suis blanc », vous êtes condamnable et condamné ; si vous répondez : « non, je ne suis pas raciste », on vous accuse alors de ne pas être conscient de l’être, et vous êtes tout aussi condamnable et condamné. Je mets en garde contre ce type de discours, parce qu’ils sont de nature à diviser les associations antiracistes, les militants qui luttent pour les droits humains. Je vous renvoie sur ce sujet à l’excellente note de Smaïn Laacher, président du conseil scientifique de la DILCRAH, sociologue et spécialiste des questions d’immigration, publiée par la Fondation Jean Jaurès et dont les considérations philosophiques et sociologiques sont bien plus intéressantes que le résumé que je pourrais en faire.

Il y a au sein de la DILCRAH – et c’est la position du Gouvernement – une opposition très nette aux statistiques ethniques, qui présentent un danger, comme l’ont souligné plusieurs intervenants lors de vos précédentes auditions.

D’ailleurs, ce n’est pas parce que nous interdisons ces statistiques ethniques que nous ne disposons pas d’outils de connaissance. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les rapports du Défenseur des droits ou la grande enquête « Trajectoires et origines » (TEO) : de très nombreuses données peuvent être recueillies à partir des lieux de naissance, des trajectoires générationnelles et permettent finalement une connaissance fine des discriminations – qui est touché, comment et dans quels champs. Il me paraît plus fécond de mobiliser notre énergie et notre réflexion sur les moyens de lutter contre le racisme et les discriminations plutôt que sur un débat relatif à leur mesure. Déplacer l’attention sur ce dernier objet risquerait de nous faire dévier de notre objectif.

Nous utilisons le terme de racisme antimusulman plutôt que celui d’islamophobie, dont l’emploi dénote une conception avec laquelle nous ne sommes pas d’accord. Pour le dire très clairement, certaines associations considèrent que l’application de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est islamophobe, et que les actes réprimés sur la base de cette loi le seraient donc également, alors qu’il s’agit simplement d’appliquer le principe de laïcité. Au sein de la DILCRAH, nous considérons par conséquent que le terme de racisme antimusulman est beaucoup plus fondé, ce qui nous permet d’ailleurs de mener des enquêtes très sérieuses avec l’Institut français d’opinion publique (IFOP) ou la Fondation Jean Jaurès, l’une d’elles ayant mené à la publication d’un ouvrage du chercheur Ismail Ferhat sur les discriminations envers les musulmans de France.

Je conclurai mon propos liminaire avec le sujet de la haine sur internet. Je ne reviendrai pas sur les débats qui se sont tenus à l’Assemblée nationale et au Sénat sur la proposition de loi défendue par Laetitia Avia, laquelle avait d’ailleurs été inspirée par la législation allemande. Nous sommes en quelque sorte revenus au point de départ : les réseaux sociaux ont massifié l’expression d’insultes racistes et antisémites, et une réponse purement judiciaire serait à mon avis insuffisante. Le débat sur la transparence des outils de modération s’est désormais déplacé au niveau européen, puisque la présidente de la Commission européenne a annoncé le lancement d’une consultation sur un Digital Services Act pour moderniser le cadre législatif général relatif aux services numériques. Il est plus pertinent en effet que de tels sujets soient traités à cette échelle, car ils se négocient avec des plateformes mondiales d’origine américaine. L’échelon européen nous permettra sans doute d’avoir une approche plus cohérente et d’avancer beaucoup plus efficacement sur ces questions.

M. le président Robin Reda. Il est trop tôt pour évaluer les résultats du plan national en cours d’application, mais quel bilan avez-vous dressé du précédent ? Quels indicateurs principaux retenez-vous ? Les éléments chiffrés sont-ils suffisants pour analyser le phénomène du racisme dans la société française et les réponses qui y sont apportées ?

M. Frédéric Potier. Le plan 2015-2018 a été analysé par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui a rendu un rapport public, et l’État a commandé une évaluation à l’inspection générale de l’administration et à l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche. Leurs conclusions sont intéressantes : l’utilisation des lieux de mémoire va dans le bon sens, et la mobilisation des préfectures, des services de l’État et des instances interministérielles fait l’objet d’évaluations positives.

Notre difficulté est de trouver des indicateurs d’impact directement utilisables. L’effet d’une intervention en milieu scolaire contre des préjugés racistes ou antisémites ne peut se mesurer qu’à moyen ou long terme. Il est très difficile d’élaborer des protocoles permettant de mesurer ce type d’interventions. Nous menons depuis trois ans une étude avec SOS homophobie et Marie-Anne Valfort, économiste à l’OCDE, pour mesurer ce qui reste trois ans après une intervention contre l’homophobie en milieu scolaire. Aurons-nous réussi à détruire des préjugés, à faire reculer un certain nombre de stéréotypes ? Il est très difficile d’identifier un indicateur global reflétant l’efficacité de notre politique publique. Encourager les victimes à porter plainte et améliorer la façon dont les policiers prennent en charge ces affaires fera augmenter les statistiques. Il faut l’assumer plutôt que tenir le discours inverse aux policiers et aux gendarmes afin d’afficher moins d’actes et moins de victimes, mais au prix de lacunes dans le traitement de ces dernières.

Nous ne sommes pas parvenus à identifier un indicateur de performance, et nous nous reposons plutôt sur des indicateurs d’activité : le nombre d’interventions en milieu scolaire, le nombre de comités opérationnels de lutte contre le racisme et l’antisémitisme (CORA) tenus en préfecture, ou encore le nombre d’associations soutenues, en constante augmentation depuis trois ans.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. L’évaluation est un sujet crucial pour faire plus et mieux. Les indicateurs qualitatifs peuvent nous éclairer : les conservateurs des lieux de mémoire nous expliquent leurs interventions, et les réactions qu’ils recueillent des étudiants et des élèves. Mais cela ne permet pas de mesurer l’efficacité à long terme.

S’agissant de la réception du message délivré, des chercheurs nous ont indiqué que pour lutter contre les préjugés, le travail sur un pied d’égalité à un intérêt supérieur et est plus efficace que l’information. Cette coopération entre les peuples sur le long terme, en permettant le mélange, met à bas les préjugés. Utilisez-vous cette approche dans certains de vos projets ?

Vos domaines d’intervention sont très vastes, pour un effectif de douze personnes. Parvenez-vous à être exhaustif ? Former les policiers, les gendarmes, les magistrats et les enseignants, dans le cadre de leurs cursus de formation, initiale et continue, est une tâche dantesque. Comment être sur tous les fronts ?

Nous avons souvent évoqué lors de nos travaux le contenu des manuels scolaires, qui permettraient de mieux comprendre les histoires de France qui se sont construites en différents lieux, parfois loin du territoire métropolitain. Cela entre-t-il dans vos domaines d’intervention ?

M. Frédéric Potier. Notre équipe est de taille réduite, mais nous ne travaillons pas seuls, heureusement. Nous organisons les formations avec de nombreux intervenants extérieurs, tels que l’historien Iannis Roder, spécialiste de la Shoah, l’avocat de SOS racisme, ou encore des psychologues. La force d’une petite équipe interministérielle est aussi de trouver des appuis pour préparer la formation la plus pertinente pour un public donné. Nos formations sont cousues main, sur des thèmes variés, et elles sont appréciées pour cette raison. Ainsi nous sommes en train de travailler sur une formation qui sera dispensée en fin d’année à Bordeaux, où le musée d’Aquitaine a ouvert une salle sur la mémoire de l’esclavage, ce qui nous permettra d’aborder des thèmes que nous n’avons pas encore traités.

La capacité de la DILCRAH à répondre au caractère protéiforme du racisme est réduite par les limites du tissu associatif sur certains sujets. Les partenariats que nous avons tissés pour lutter contre le racisme envers les personnes asiatiques sont très récents – deux ou trois ans – alors que la crise sanitaire a démontré que le lien établi par certains entre la propagation d’un virus et ces personnes pouvait s’avérer d’une importance centrale. Nous devons faire monter en puissance ces partenariats plus récents, car nous ne travaillons pas de la même façon avec la LICRA, qui a cent ans, qu’avec des associations récemment constituées. De la même façon, la fragilité du tissu associatif limite nos possibilités d’action pour lutter contre le racisme envers les Roms. C’est à nous de faire monter en puissance les associations en question, de les aider à se professionnaliser et à trouver des partenariats. Nous devons renforcer les acteurs moins insérés dans le tissu opérationnel.

En réponse à votre première question, nos partenaires élaborent évidemment des projets permettant de faire travailler en commun sur un objet commun, qui nous dépasse. Nous finançons de manière importante le Mémorial de la Shoah, dont les activités hors les murs ne portent pas uniquement sur la Shoah : elles évoquent le Rwanda, le génocide arménien et l’esclavage. Cette approche est très féconde, et c’est pourquoi la dichotomie entre le racisme et l’antisémitisme est une mauvaise idée. Nous préférons adopter une approche intégrée de ces questions, sans nier les spécificités propres à chacune, ce qui nous permet en outre de dépasser les enjeux de concurrence mémorielle. Le camp de Rivesaltes abrite un très beau musée, très en avance sur ces questions. Il illustre la complémentarité des mémoires, puisque ce lieu a d’abord été occupé par les réfugiés républicains espagnols, puis par des familles juives pendant la Seconde Guerre mondiale, puis par des familles de harkis. Il reflète la complexité de notre histoire et détaille les préjugés qui sont nés de ces situations.

Concernant le contenu des manuels scolaires, le ministère de l’éducation nationale arrête un programme, mais chaque éditeur est responsable de ce qui est écrit dans son manuel. L’État n’impose pas un manuel en particulier, il laisse une liberté de choix en la matière. Des éditeurs nous saisissent ponctuellement pour que nous assurions une relecture sur certaines questions. C’est arrivé récemment, sur des questions de racisme, d’antisémitisme, mais aussi d’orientation sexuelle, dans des manuels d’éducation morale et civique ou de sciences sociales. Nous serions heureux qu’un plus grand nombre d’éditeurs nous contactent, et nous sommes très réceptifs à leurs demandes.

Mme Michèle Victory. Les statistiques ethniques ne vous semblent pas un outil efficace, mais pour apporter des solutions aux problèmes, il faut les nommer correctement. Pourquoi n’arrivons-nous pas à mettre en place des dispositifs permettant de résoudre les problématiques de discrimination, qui existent dans tous les domaines ?

Je récuse comme vous la notion de racisme d’État, mais ne pouvons-nous convenir que le système mondialisé a habitué à une répartition des rôles dans la société, qui assigne à certaines catégories de population des tâches peu valorisantes, comme l’a montré la crise du covid-19 ? Si le racisme d’État me paraît une idée fausse, ne pouvons-nous parler d’un système qui perpétue les discriminations ?

M. Frédéric Potier. Je maintiens ma position sur les statistiques ethniques : il est important d’expérimenter des actions qui permettent de faire reculer les discriminations, pas simplement de les mesurer. Aux États-Unis, un fonds d’expérimentation a été constitué pour financer des actions directes. Je préfère donner la priorité à cette catégorie d’actions plutôt qu’à des enquêtes encore plus approfondies menées sur des fondements dits « raciaux ».

Les statistiques ethniques peuvent aussi enfermer dans une forme d’essentialisation. Ce type de statistiques existe dans un seul territoire de la République française : la Nouvelle-Calédonie, en raison de son histoire très particulière. Les citoyens peuvent s’y déclarer d’origine européenne, kanake, wallisienne ou polynésienne, mais il est également possible de se déclarer indécis, ou simplement calédonien. Il est intéressant de noter que dans cette société en recomposition, qui a suivi le chemin vers la paix au cours des vingt ou trente dernières années, ce sont ces deux derniers indicateurs qui augmentent. L’émergence du métissage et d’identités complexes et multiples aboutit à ce qu’un nombre toujours croissant de Calédoniens se définisse en dehors de ces cases.

La Nouvelle-Calédonie est un exemple très particulier qu’il n’est pas possible de généraliser, mon souci est plutôt d’ordre opérationnel. Nous savons bien qui fait l’objet de discriminations et comment, mais nous avons du mal à tester des solutions permettant de faire reculer ces discriminations. Le levier est plutôt du côté des priorités de l’action publique et des moyens dédiés.

Selon Michel Wievorka, le racisme systémique se manifeste par des comportements individuels qui ne peuvent pas être compris comme racistes, mais un fonctionnement général aboutissant à des mécanismes d’exclusion. Je comprends sa réflexion sociologique, et dans certains cas, nous pouvons trouver la marque de ce racisme systémique. Mais cette approche risque de déresponsabiliser les individus. Considérer globalement le système comme raciste peut décourager des initiatives individuelles. En tant que délégué interministériel, porte-parole d’une politique publique, j’insiste toujours sur l’action que chacun peut mener à sa place – qu’il soit citoyen, président d’association ou élu – pour faire reculer les comportements racistes ou discriminatoires.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Au sujet de la haine en ligne, les travaux parlementaires ont été houleux pendant tout le parcours de la proposition de loi, jusqu’à son examen par le Conseil constitutionnel. Une victoire a été remportée : l’Observatoire de la haine en ligne a été installé en juillet. Où en est cette démarche, et comment son activité va-t-elle s’organiser ?

Si Mme Avia devait proposer un autre texte, quel angle d’attaque devrait être retenu ? Faut-il se contenter d’une régulation par le CSA, moins répressive à l’égard des plateformes, en espérant que la réglementation européenne en donne enfin une qualification, car elles ne sont ni éditeurs ni hébergeurs, et jouissent d’un statut très particulier ?

Vous avez publié un petit livre, La matrice de la haine. Il aurait pu s’intituler L’algorithme de la haine, mais votre esprit d’apaisement a préféré ce titre moins polémique. Quelles sont vos réflexions sur la haine en ligne ?

M. Frédéric Potier. L’Observatoire de la haine en ligne a été réuni pour la première fois le 23 juillet, par le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Il réunit de très nombreux acteurs institutionnels et associatifs, dont certains sont en complet désaccord. Ainsi, nous avons des désaccords de fond avec l’association La quadrature du net, et il est heureux que ce forum nous permette de les exprimer, et d’essayer de les surmonter.

Ses travaux commencent, des sous-groupes et de groupes de travail se réunissent. La présidence du CSA permet d’apaiser les débats, et nous constatons un lien clair entre les problèmes de diffusion vidéo et les problèmes de plateformes. Il est légitime et pertinent que le CSA organise ces travaux.

La décision du Conseil constitutionnel sur la loi contre la haine en ligne reconnaît la légitimité d’une régulation sur ces sujets ; le Conseil constitutionnel donne donc une validation de principe. Sa censure porte sur la proportionnalité des mesures et les délais. J’ai l’impression que le délai de vingt-quatre heures est déterminant pour le Conseil constitutionnel, car au regard de la liberté d’expression, les outils de régulation proposés sont extrêmement puissants. Le caractère suspensif d’un certain nombre de sanctions a également été soulevé.

Cette décision du Conseil constitutionnel ne m’apparaît pas du tout comme une défaite ou une humiliation pour ceux qui ont travaillé sur ce sujet. Le Conseil aiguillonne, expliquant ce qui est possible ou pas, ce qui montre que nous sommes dans un État de droit, loin des pratiques d’un racisme d’État. Les limites fixées permettront d’orienter les prochains textes, qu’il s’agisse de la transposition du futur texte européen ou d’une législation nationale. La légitimité d’une intervention de l’État sur ces questions est en tout cas validée.

M. le président Robin Reda. Si la majorité écoutait plus souvent l’opposition, elle aurait peut-être évité la sanction du Conseil constitutionnel ! (Sourires.)

Nous avons reçu le Conseil dit représentatif des associations noires de France (CRAN), qui a défendu l’existence d’un lien entre le scandale du chlordécone et une demande de réparation des conséquences de la domination de l’État français sur les Antilles.

Vous qui êtes bon connaisseur des questions ultramarines, quel est votre sentiment sur la réalité de ce lien ? Le Gouvernement a reconnu le scandale du chlordécone et les réparations qui doivent aller aux populations ultramarines, mais de manière sous-jacente, il est question d’une forme de concurrence mémorielle et d’une culpabilisation de la métropole à l’égard des territoires ultramarins.

M. Frédéric Potier. Le scandale du chlordécone a des conséquences sanitaires pour les personnes qui ont travaillé dans les champs. Plusieurs plans chlordécone se sont succédé depuis des décennies en Martinique et en Guadeloupe. Ces politiques sanitaires sont la manifestation de la réponse de l’État.

S’agissant de la réparation directe des conséquences de l’esclavage – que le CRAN demande –, de grandes figures du paysage intellectuel français l’ont récusée, notamment Aimé Césaire ou Christiane Taubira. Il est difficile de rattacher des actes s’étant déroulés il y a 300 ou 400 ans à la réparation directe des personnes intéressées. Le temps écoulé, le métissage et la complexité des liens familiaux rendent très hasardeuse – voire impossible – toute réparation fondée sur le nombre de grands-parents ou d’arrière-grands-parents soumis en esclavage. D’autres choses peuvent être faites, comme le suggéraient Aimé Césaire et Christiane Taubira, notamment en termes d’égalité territoriale. L’esclavage et la colonisation ont laissé des traces historiques dans les sociétés guadeloupéenne, martiniquaise ou guyanaise, et il est possible d’y répondre par des actions économiques plutôt que par l’indemnisation d’un préjudice direct individuel.

M. le président Robin Reda. Merci d’avoir répondu à nos questions, notre mission d’information n’hésitera pas à faire à nouveau appel à vos services en cas de besoin.

La séance est levée à 12 heures.

 

 


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Compte rendu  32    Audition, ouverte à la presse, de M. Lilian Thuram, président de la Fondation Lilian Thuram, Éducation contre le racisme, de M. Lionel Gauthier, directeur, de Mme Elisabeth Caillet, philosophe, et de M. Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l’Université de Genève, chargé de projets au Muséum d’histoire naturelle de Genève, membres du comité scientifique de la fondation

(Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures 05.

M. le président Robin Reda. Notre mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle a commencé ses travaux tardivement compte tenu du confinement et de la crise sanitaire, en juin 2020. Avec Mme la rapporteure, Caroline Abadie, et nos collègues, nous essayons de rattraper le temps passé afin de produire le plus rapidement possible un rapport exhaustif dressant un état des lieux des différentes formes de racisme dans notre société et proposant des pistes pour rendre la lutte contre le racisme plus effective dans toutes ses dimensions.

Certes, beaucoup de solutions ont déjà été mises en œuvre et notre mission tente de les évaluer. Nous poursuivons nos travaux avec des acteurs engagés sur le terrain ; nous avons entendu de nombreuses associations nationales de lutte contre le racisme, ainsi que des universitaires, dont Pascal Blanchard, qui a évoqué la Fondation Lilian Thuram et la notion de structuration culturelle du racisme, qu’il faut déconstruire et qui fait partie intégrante du manifeste de votre association.

Nous avons l’honneur de vous recevoir, monsieur Thuram, en tant que président de la fondation qui porte votre nom, ainsi que Mme Élisabeth Caillet, philosophe, membre du comité scientifique, M. Lionel Gauthier, directeur de la fondation et, en visioconférence, M. Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l’unité d’anthropologie de l’Université de Genève, chargé de projets au Muséum d’histoire naturelle de Genève et membre du comité scientifique de la fondation.

Quelles sont vos activités ? Comment voyez-vous les différentes formes de racisme dans la société, et quels moyens mettez-vous en œuvre pour les combattre ? En tant que mouvement associatif de terrain, comment adaptez-vous vos actions en fonction des contextes ? Ce sont autant de solutions que nous pourrions reproduire à l’échelle nationale.

Votre fondation plaide pour l’éducation contre le racisme. Nous entendrons le ministre de l’éducation nationale la semaine prochaine : je souhaiterais en savoir plus sur la dimension éducative de votre fondation, afin d’évoquer avec le ministre les dispositifs existants ou à créer.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nos travaux ont débuté par l’audition d’universitaires, ce qui nous a permis de poser le cadre de la mission et de dessiner quelques angles d’attaque.

La première forme de racisme, c’est celle qui se traduit par des actes et des propos condamnés par notre code pénal, et donc très clairement identifiés par la législation. Cela devrait donner lieu à des décisions de justice. Pourtant, ce racisme n’est pas toujours dénoncé autant qu’il devrait l’être : les études de victimation le placent à un niveau élevé, mais les décisions de justice ne sont peut-être pas à la hauteur de ce qu’il représente réellement.

La deuxième forme de racisme est fondée sur les préjugés. Les universitaires l’ont souligné : nous avons tous des préjugés, sur de nombreux sujets. Il convient de combattre les préjugés racistes par l’éducation et le renforcement des liens dans notre société.

La troisième forme de racisme, qui semble la plus prégnante – je n’ai pas encore décidé comment l’appeler car les auditions se contredisent sur ce point –, se traduit par des discriminations que certains qualifient de racisme institutionnel. Ces discriminations, issues de notre système, produisent un sentiment de racisme chez ceux qui les vivent. Il est absolument indispensable que notre mission explore également ce champ.

Ce seront nos trois angles d’attaque. Votre fondation œuvre depuis plusieurs années : vous pourrez nous faire part de votre vision du racisme et de l’évolution de vos actions.

M. Lilian Thuram, président de la Fondation Lilian Thuram, éducation contre le racisme. Lors de nos interventions dans les écoles ou pour le grand public, nous avons l’habitude de travailler avec une carte. Très souvent, on nous demande de la retourner (M. Thuram montre une carte du monde centrée sur l’Afrique). Mais j’explique que la Terre est ronde et qu’elle peut donc être regardée dans n’importe quel sens. Si cela perturbe le public, c’est qu’il n’a pas l’habitude de la regarder sous un autre angle. Très souvent, quand on a quelque chose sous les yeux depuis toujours, le regard est biaisé : ainsi, l’Europe est au centre de la carte que vous avez l’habitude d’observer, mais – on ne le sait pas, en général – sur cette carte, l’Europe et l’Amérique du Nord sont plus grandes que dans la réalité, alors que l’Afrique et l’Amérique du Sud sont plus petites.

C’est la même chose pour le racisme : la façon dont je perçois l’autre est liée à mon regard, qui est le fruit d’une construction, ce qu’on oublie très souvent. La fondation vise à questionner ce conditionnement – chacun de nous est le résultat d’une éducation. On ne réfléchit qu’à partir de ce qu’on connaît : il faut donc enrichir nos connaissances pour multiplier les points de vue.

Le racisme, ce ne sont que des habitudes, qui sont devenues habitudes car il y a toujours eu des lois discriminantes – le racisme est très souvent lié à une volonté politique. Il faut questionner cette volonté politique qui implique que, de génération en génération, on reproduit des schémas de domination. C’est pourquoi nous travaillons sur le sexisme et l’homophobie, en plus du racisme lié à la couleur de la peau ou à la religion. Il faut expliquer l’Histoire.

On pourrait penser que le racisme est naturel ; certains disent : « c’est normal d’avoir peur de l’autre ». Mais c’est faux, violent et dangereux ! Si nous avons peur de l’autre, il n’y a pas de société. « L’autre » qui fait peur, qui est-il et comment l’a-t-on construit ? On parle d’hommes ou de femmes, mais on a construit ces catégories en expliquant que les hommes fonctionnent d’une manière et les femmes d’une autre. C’est la même chose pour le racisme lié à la couleur de la peau : il s’agit d’une construction politique, idéologique. Quand on nous classe dans un groupe, nous avons tous tendance à l’avantager, c’est humain. La question est de savoir si on peut élargir le groupe.

M. Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l’Université de Genève, chargé de projets au Muséum d’histoire naturelle de Genève, membre du comité scientifique de la Fondation Lilian Thuram. J’ai découvert la fondation lors de l’organisation de l’exposition « Tous parents, tous différents » au Musée de l’Homme, exposition qui circule toujours. Cette dernière visait à déconstruire les représentations et l’idée qu’il existe différentes races humaines, « d’essence » différente. Nous tenions à souligner l’unicité des individus, tout en rappelant qu’ils font partie d’un ensemble qu’on appelle l’espèce humaine. Ils peuvent avoir une descendance commune lorsqu’ils sont de sexe différent. C’est un message essentiel. À l’époque, l’exposition a rencontré un succès absolument considérable – entre cinq et six millions de visiteurs.

Pourtant, le message semble à nouveau avoir disparu : il est rare que les cours de biologie l’abordent systématiquement. Il faut le répéter et l’enseigner à tous : chaque individu est unique et nous appartenons tous à la même communauté biologique – l’espèce humaine. Cinq à six millions de personnes, c’est bien, mais c’est l’humanité tout entière qu’il faudrait toucher.

Mme Élisabeth Caillet, philosophe, membre du comité scientifique de la fondation. Quand j’ai rejoint la Fondation Thuram, je travaillais au Musée de l’Homme.

Je travaillais dans ce que l’on appelle « l’éducation informelle », dont les expositions et les musées font partie, et je me passionnais pour les outils que l’on peut développer dans ce domaine. Auparavant, dans les années quatre-vingt, à l’époque où l’on a imaginé que la formation continue, également appelée éducation permanente, pouvait enrichir la formation initiale, j’avais beaucoup réfléchi aux moyens de réformer l’école. J’ai fait partie de la mission de Bertrand Schwartz, dont le rapport a abouti à la création des missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes.

Les problèmes sont un peu les mêmes aujourd’hui, et je crois qu’il ne faut pas démesurément parier sur l’éducation formelle – on charge l’école de tellement de choses ! –, mais plutôt développer les expériences d’éducation informelle comme celles de la fondation : bandes dessinées, émissions de télévision, expositions itinérantes. Nous avons adapté l’exposition « Tous parents, tous différents » avec l’association Les petits débrouillards, qui en tire des animations visant à permettre aux enfants de reconnaître les différences et les similitudes entre les êtres humains et à expliquer les raisons pour lesquelles on a construit l’exclusion de certains et la domination par d’autres.

Nous souhaitons multiplier ces dispositifs, qui sont très simples. Il y a deux ans, nous avons adapté les cartels d’exposition du musée Delacroix à Paris. Françoise Vergès, qui fait partie du comité scientifique de la fondation, avait commencé à le faire au Louvre, en relisant certains tableaux sous un autre angle : en regardant un Chardin, vous voyez une chocolatière, ce qui permet de raconter l’histoire du chocolat. Dans un autre tableau, des tissus ornent des meubles ou les robes sont fabriquées en cotonnade. Cela permet d’expliquer d’où vient le coton. Sans toucher à l’organisation des collections, grâce à la médiation culturelle, on peut transformer le regard et faire prendre conscience de la façon structurelle dont on regarde les choses – avec l’œil des « Beaux-Arts », définis par l’Europe des hommes blancs dominants, et non avec un regard ethnographique ou anthropologique.

C’est très intéressant, très efficace et extrêmement peu coûteux. Le ministère de la culture pourrait s’y atteler, en lien avec les acteurs du monde éducatif. J’ai longtemps essayé d’œuvrer à transformer certaines choses au sein de l’éducation nationale, mais c’est une telle machine que l’action à la marge me semble plus efficace que l’attaque frontale et l’ajout d’une nouvelle discipline. Nous pourrons y revenir car l’éducation nationale a malgré tout un rôle à jouer.

M. le président Robin Reda. Notre mission part d’un présupposé : nous sommes attachés à l’universalisme républicain – faire fi des origines et des couleurs pour se réunir sous la bannière républicaine et ne pas reconnaître de « races ». J’emploie ce dernier mot à dessein car beaucoup de sociologues que nous avons reçus l’utilisent.

L’universalisme est en tension car il supposerait une forme d’invisibilité insupportable pour certains groupes – notamment définis par la couleur de la peau – et la non-reconnaissance de droits supposés, en compensation des siècles passés. Quel regard portez-vous sur cette montée de la racisation et sur le rôle joué par ceux qui voudraient attiser une conscience raciale révolutionnaire ? Au contact des jeunes dans les établissements scolaires, quelle est selon vous la prégnance de ce débat de société ?

Pourriez-vous détailler les différentes actions que vous menez en milieu scolaire ?

Au-delà du football, même si je pense en particulier à la récente polémique concernant M. Neymar da Silva Santos Júnior, à la fois victime et accusé, quelle est la situation du sport en matière de racisme ? La situation a-t-elle évolué depuis dix ou vingt ans ? Vous représentez un symbole dans ce milieu, où les appels à lutter contre la haine et le racisme se sont multipliés après des expériences parfois désastreuses.

M. Lilian Thuram. Je suis toujours très surpris qu’on parle d’une racisation nouvelle de la société française, car cette racisation est très ancienne. Notre pays a connu un racisme d’État qui a duré des siècles. Qu’est-ce que le code noir ou le code de l’indigénat ? Un cadre légal qui vous octroyait plus ou moins de droits selon votre couleur de peau !

Ce qui est nouveau, c’est le questionnement : peut-on prendre en considération le fait que la société actuelle est issue de cette histoire encore très récente ? Nous n’avons pas conscience de notre propre histoire. Je suis antillais et mon grand-père est né en 1908, soixante ans après l’abolition de l’esclavage. Ma mère est née en 1947, à une époque de ségrégation et d’apartheid. Dire que les couleurs n’ont pas d’importance dans la société française, c’est nier la réalité car, tout comme l’espace public n’est pas vécu de la même façon par un homme ou une femme, il est vécu différemment selon la couleur de la peau. Si vous n’en prenez pas conscience, vous ne pouvez pas comprendre certaines revendications.

Quand des gens plaident pour plus d’égalité, on ne les comprend pas et on les accuse de racisme. Je n’ai pas entendu toutes les personnes que vous avez auditionnées, mais je suis persuadé que certaines ont pu insinuer que la société française va mal « à cause des habitants des quartiers ». Ce n’est pas nouveau ! Dans une société, à chaque fois que des victimes de discrimination demandent plus d’égalité, le premier réflexe est de ne pas les écouter. C’est humain – on ne veut pas changer ses habitudes. Souvent, c’est aussi le réflexe des institutions, qui refusent l’égalité car elle impliquerait un changement de société.

La société française est racisée et ce n’est pas une nouveauté. Si on vous arrête plus souvent pour vous contrôler, ce n’est pas un hasard. Il y a une raison, un critère précis : celui de la couleur de peau. Les personnes qui en sont victimes savent qu’elles sont vues comme étant d’une autre couleur que la couleur blanche. Si vous n’intégrez pas cela, vous rejetez systématiquement le discours dont nous parlons parce que vous avez l’impression d’être agressé. Il faut peut-être regarder les choses sous un autre angle, reconnaître que, dans notre société, on adresse toujours à certaines personnes le message qu’elles sont illégitimes, qu’elles ne sont pas tout à fait françaises.

Si vous y êtes sensible, vous voulez que cela change. Mais il faut avoir le courage et l’intelligence d’écouter, de ne pas toujours rejeter les choses. Je le répète, le racisme perdure très souvent dans une société par la volonté des institutions qui fabriquent des « nous » et des « eux ».

Vous avez évoqué Neymar. Il est assez incroyable, quand on sait combien de caméras filment un match, qu’on n’ait pour le moment aucune image de ce qui s’est passé. Mais ce cas n’est peut-être pas le plus important. Je vous l’ai dit, souvent, les choses n’avancent pas à cause du manque de bonne volonté des institutions. Avez-vous entendu ce qu’a dit le président de la fédération française de football ? Selon lui, il n’y a pas de racisme dans le football ! Je pensais que vous l’évoqueriez car ce sont les institutions, et non des individus, qui vont changer la donne. Ce sont elles qui peuvent faire de la lutte contre le racisme et de l’égalité une priorité. Elles ont le pouvoir d’éduquer les individus.

Mme Élisabeth Caillet. Lilian Thuram a répondu en ce qui concerne l’universalisme.

Je peux témoigner de la transformation de mon sentiment d’occupation de l’espace en tant que femme blanche à la suite des longues discussions que nous avons eues ensemble. C’est seulement maintenant, dix à douze ans après avoir commencé à y réfléchir, que je commence à saisir la différence : je vis dans une société où mon droit à circuler, à exister, à bouger, à être ce que je suis, n’est pas contesté, contrairement à ce que vivent les jeunes ou les personnes non blanches. Il est fondamental de l’intégrer.

Lorsque Lilian me parlait de son ressenti face à l’espace dans lequel il évoluait, je n’avais pas les mêmes sensations ou sentiments. On peut quelquefois les éprouver quand on vit dans des pays où les blancs sont minoritaires – j’ai connu cela, il y a très longtemps, au Japon. Mais le sentiment n’est pas totalement identique car la domination blanche est une telle évidence depuis des siècles que nous ne pourrons jamais éprouver la même chose que des gens dominés depuis si longtemps par des personnes de couleur blanche.

M. Lilian Thuram. Ce qu’il faut comprendre, s’agissant du racisme, quel qu’il soit, c’est la violence existentielle. Si on ne saisit pas cela, on ne saisit rien. On vous renvoie, trop souvent, à être moins.

Lorsque je jouais au foot et qu’il y avait des bruits de singe sur le terrain, j’avais la chance de comprendre ce qui se passait car cela faisait très longtemps que je réfléchissais au racisme : je n’avais aucun doute sur le fait que les auteurs de ces bruits avaient un problème, et je savais d’où il venait – c’est lié à l’histoire. Mais la plus grande violence, c’est lorsque votre coéquipier, avec qui vous partagez les vestiaires et les entraînements, vient vous mettre la main sur l’épaule à la fin du match en vous disant : « ce n’est rien, ce n’est pas grave », ou lorsque les dirigeants vous disent : « ce n’est pas grave ». C’est cela, la violence.

Vous n’avez pas d’autre choix que de vouloir que cela change, car vous savez très bien que des enfants regardent et vont être violentés. Vous savez très bien que, si rien ne change, vos enfants, vos petits-enfants vont être violentés. Le racisme, je le redis, est une violence existentielle. Personne ne doit la vivre.

Mme Élisabeth Caillet. Parallèlement, cela apprend aux enfants de couleur blanche qu’ils ont le droit de violenter. La domination est apprise et acquise. Je ne vais pas m’étendre sur ce sujet, mais il faut y faire attention, c’est très important.

M. Ninian Hubert van Blijenburgh. J’ajouterai quelques éléments au sujet de l’assignation identitaire, qui est absolument terrible. Nous avons, évidemment, le même problème à Genève, comme partout dans le monde. Des enfants de couleur de peau noire, de différentes couleurs de peau, de différentes apparences, qui sont souvent nés ici, et qui sont parfois de la troisième génération – ce sont leurs grands-parents qui sont arrivés –, sont toujours renvoyés à leur pays « d’origine ». Un petit Noir est censé se sentir bien seulement quand il va en Afrique. Vous rendez-vous compte de quel genre d’absurdité il s’agit ? Les enseignants peuvent commettre beaucoup de maladresses, par exemple lorsqu’ils sortent des instruments de musique africains en disant à un petit Noir, qui peut s’appeler David : « regarde, cela vient de chez toi, ce sont tes origines ». Cela correspond parfaitement à la violence que vient d’évoquer Lilian Thuram.

Il est très important de comprendre que ce que l’on a dans la tête vient de l’extérieur : nous sommes des constructions psychosociales. Notre histoire, notre vécu, la manière dont nous avons grandi n’ont rien à voir avec notre apparence physique. Néanmoins, on continue en permanence, ou très régulièrement, à renvoyer les gens à leur origine.

Je suis aussi un immigré, même si cela se voit moins, puisque j’appartiens à la catégorie des Blancs. Il est arrivé qu’on me demande si je me sens maintenant plus suisse ou plus hollandais. Quelle absurdité ! Dois-je avoir le sentiment d’appartenir davantage à un pays qu’à un autre ? C’est une remise en question de mon histoire. Ce que j’ai vécu jeune en Hollande fait partie de mon histoire, comme ce que j’ai vécu par la suite en tant qu’adulte en Suisse. Tout cela me constitue et je refuse d’être assigné à une catégorie.

Je peux le faire parce que j’y ai beaucoup réfléchi. Mais, si on le leur demande, des jeunes vont se sentir obligés de choisir entre la France et le Maroc, par exemple. C’est une grave erreur : il faut leur apprendre à répondre que cela n’a aucune importance, qu’ils sont juste des êtres humains vivant ici et maintenant, avec la culture dans laquelle ils baignent, qui les entoure.

Je rejoins complètement ce qui a été dit : c’est une violence absolument inouïe de ne pas reconnaître que des gens nés ici sont d’ici, qu’ils appartiennent à la même communauté, si je peux utiliser ce terme – il est beaucoup trop caricatural.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Les personnes que nous avons reçues ont fait passer à peu près le même message que vous. Je ne me souviens pas d’une audition où quelqu’un aurait dit que les victimes de racisme seraient, en fin de compte, la cause du racisme. Je tiens à vous rassurer sur ce point, monsieur Thuram.

La carte que vous avez montrée m’a fait penser à un livre dans lequel Christophe Colomb n’a pas réussi à rejoindre l’Amérique latine, ce qui va certainement changer la face du monde et peut-être conduire à regarder la carte à l’envers – j’ai hâte d’avancer dans cette lecture (Sourires).

Nous recevrons la semaine prochaine Jean-Michel Blanquer – il est rare qu’un ministre soit auditionné par une mission d’information. Les champs à explorer sont immenses : la formation des enseignants, les programmes, mais aussi l’orientation des enfants. Quel est votre regard sur ces sujets ?

Vous faites un travail visant à déconstruire les préjugés, à expliquer l’histoire et à changer les points de vue dans les écoles. Nous avons reçu un ancien responsable du Mémorial de la Shoah, qui fait quelque chose de similaire. Il nous a dit que tant que nous n’avons pas abattu les discriminations, les discours sur l’antisémitisme sont difficilement audibles. On peut le comprendre : quand on est soi-même victime de racisme, on peut ne pas avoir envie d’entendre parler des autres racismes, qui sont largement reconnus – certains nous disent même qu’ils le sont trop.

Comment vous y prenez-vous pour intervenir dans les écoles, au-delà des quartiers difficiles ? Il ne faut pas stigmatiser, en effet : le racisme est partout.

M. Lilian Thuram. Je pense qu’il faut faire très attention. Ce n’est pas parce que vous subissez le racisme que vous n’entendez pas le discours contre l’antisémitisme ; par ailleurs, vous pouvez ne pas subir le racisme et ne pas entendre ce discours.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je ne voulais pas généraliser.

M. Lilian Thuram. Je le sais, mais on pourrait finir par croire que l’antisémitisme est lié à ceux qui subissent le racisme. Or ce n’est pas le cas : certaines personnes qui ne subissent pas le racisme sont antisémites.

M. Gauthier reçoit des demandes et nous allons dans les écoles, en France ou à l’étranger, et pas seulement dans des zones en difficulté.

Le racisme se trouve parfois dans les regards, sans que les enfants le sachent. Il faut lutter contre le sentiment d’être meilleur…

Mme Élisabeth Caillet. Ou moins bien.

M. Lilian Thuram. Oui, cela va ensemble. L’idée est d’expliquer aux enfants qu’ils ne sont pas mieux que les personnes homosexuelles, par exemple, tout en leur expliquant pourquoi ils peuvent le penser – c’est peut-être leur conditionnement, y compris religieux, qui les amène à penser d’une certaine façon. Il s’agit de questionner son conditionnement, dont on n’a, très souvent, pas conscience.

Je parle beaucoup du conditionnement religieux avec les enfants parce que je pense qu’il est très puissant. Même pour un adulte, il est très compliqué d’être libre. Lorsque vous voulez l’être, très souvent, on vous regarde bizarrement. Dans n’importe quelle société, à n’importe quel âge, lorsque vous ne voulez plus faire comme on vous a appris, on vous regarde comme un traître et, pire encore, vous pouvez éprouver, vous-même, un sentiment de trahison, parce que vous rejetez des choses qui sont présentes dans les familles depuis des siècles.

Nous faisons aussi des expositions dans les musées. Il s’agit de donner à comprendre, pour se libérer de ses préjugés. Nous en avons tous. J’essaie d’expliquer aux enfants qu’il faut sortir de la naïveté.

Ce sont des choix politiques. Le racisme est un choix de société. Certains ont tout intérêt à ce que les choses ne changent pas. Il faut dire aux jeunes filles que les garçons sont éduqués d’une certaine façon depuis des siècles. Quand on a des avantages, on veut très souvent les garder. Il faut être conscient que le changement, l’égalité, sont issus de revendications. Il est très important de comprendre le mécanisme des discriminations et du racisme. Il y a toujours des gens qui en profitent.

Pourquoi est-ce politique ? Il est très facile de réactiver des catégories – « nous » et « eux » – et de pousser à la confrontation. Le plus dangereux dans une société, c’est le discours politique. Il conduit à une façon de penser, et les gens peuvent finir par adhérer à n’importe quel type de discours.

On a toujours tendance à vouloir faire croire que ceux qui sont plus racistes, plus homophobes, plus sexistes, ce sont les pauvres, mais ils n’écrivent pas les lois.

Mme Élisabeth Caillet. S’agissant de l’éducation, il existe beaucoup d’initiatives et d’outils pédagogiques développés par de grandes associations. Ce qui manque peut-être, au-delà des réunions organisées de temps en temps par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), par divers préfets ou par des missions telles que la vôtre, c’est un lieu où tous les outils pourraient être mis en commun, une sorte de cité de l’éducation contre le racisme qui dépasserait ce que font déjà le CNDP – Centre national de documentation pédagogique – et la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – elle fait un travail formidable mais son champ n’est pas exactement celui dont nous parlons. Il s’agirait de mutualiser les différents outils, de les mettre à la disposition des enseignants, qui se plaignent souvent de ne pas en avoir.

Nous envisageons de publier, au cours des prochaines années, un manuel d’éducation à la différence. Nous pensons qu’il serait très difficile de créer une nouvelle discipline à enseigner dans les écoles : il vaut mieux travailler à la formation des enseignants, dans toutes les matières, en s’efforçant de mobiliser leur attention sur le racisme structurel dans lequel ils évoluent.

J’ai beaucoup travaillé avec un mathématicien, Denis Guedj, qui était aussi cinéaste et homme de théâtre, et qui écrivait des textes pour Libération. Il disait qu’il fallait faire comprendre que l’égalité n’est pas l’identité – ce n’est pas la même chose en mathématique. De chaque côté du signe =, il y a des choses différentes. Un professeur de mathématiques peut contribuer à cette fameuse éducation à la citoyenneté qui est un peu comme une savonnette – on ne sait pas vraiment ce que c’est, et il est très compliqué de la mettre en place.

L’idée est de faire un travail dans toutes les disciplines, en formant des formateurs, de façon obligatoire. Avec la formation continue, on touche aujourd’hui 100 ou 150 personnes parmi la totalité des enseignants de France, ce qui est absurde : on n’est pas à la bonne échelle. Lorsque j’étais au ministère de la culture, on trouvait que l’éducation artistique était formidable alors qu’elle ne concernait que 0,1 % des enfants. Le mur auquel on se heurte est celui de la quantité. Vous pourrez certainement en parler avec Jean-Michel Blanquer.

L’intervention de Lilian Thuram peut susciter un choc, et puis c’est aux professeurs de travailler dans la durée : nous ne pouvons pas le faire. Nous pouvons lancer les choses ou les faire bouger – il y a peut-être un ou deux élèves qui vont vraiment se transformer – mais il faut aussi un travail dans la durée, de longue haleine, réalisé avec modestie et sur tous les fronts à la fois. Je pense qu’il ne faut pas en privilégier un par rapport à d’autres. Il y a la formation des enseignants, les outils pédagogiques, les lieux de mutualisation et l’organisation de rencontres systématiques, plutôt que des actions ponctuelles – il faut un vrai plan. Votre mission pourrait conduire à la création d’un événement vraiment important, qui ne se limite pas à une semaine, dans l’année, contre le racisme.

Il existe déjà des lieux, comme celui qui a été créé par Jean-Marc Ayrault au sujet de l’esclavage, mais il faut probablement les réunir et faire en sorte qu’il y ait des échanges entre toutes les personnes de bonne volonté, vraiment formidables, qui œuvrent dans ce domaine. Il existe des outils pédagogiques magnifiques mais leur diffusion, leur appropriation par les enseignants et leur utilisation sont trop limitées.

Mme Michèle Victory. Que pensez-vous du discours sur le sport intégrateur, de l’idée qu’il permet de lutter contre le racisme ? Il me semble que c’est sur ce terrain que s’exprime le plus le racisme ordinaire, qui consiste à dire, par exemple, que les Noirs courent plus vite, en sous-entendant qu’ils font moins bien d’autres choses.

Il me semble aussi, peut-être un peu naïvement, même si j’ai été enseignante, que l’école – maternelle et primaire, au moins – est un espace permettant de réunir tout le monde et de donner à chacun la même place : les enfants, en tout cas quand ils sont petits, vivent à l’école une certaine égalité ; il y a un regard assez neutre.

Je suis profondément convaincue que les pratiques artistiques – la danse, la musique ou le théâtre – sont des outils vraiment très forts pour élargir le regard, pour permettre aux personnalités de s’affirmer, tout en faisant disparaître certaines barrières complètement absurdes et fausses. Je ne sais pas s’il faut ajouter de nouvelles matières, mais je pense qu’il faudrait faire des pratiques artistiques des disciplines à part entière, pour permettre à tous nos enfants d’aller au fond de ce qu’ils ont à exprimer, de ce qu’ils ressentent, et d’aller vers l’autre plus simplement et plus normalement.

M. Lilian Thuram. Le sport, notamment le football, est un moyen vraiment extraordinaire de rencontre, d’échange – je ne parlerai pas d’intégration, car je ne saisis pas précisément ce terme. Quand vous faites du football, vous pouvez arriver comme vous êtes, on vous accepte et, si vous êtes bon, vous pouvez aller vraiment très loin. Il n’y a pas beaucoup de milieux comme cela.

Je suis né aux Antilles, et je suis arrivé à Paris à neuf ans. Ma mère coupait la canne à sucre aux Antilles, et elle a fait le ménage quand elle est venue ici. Avec ce type de famille, il est très compliqué d’aller vraiment très haut dans la société, mais dans le football, on peut devenir un joueur professionnel, réussir sa vie, aller travailler à l’étranger et être reconnu pour ce qu’on est. Franchement, le sport est un lieu où la méritocratie fonctionne encore.

Je comprends ce que vous avez dit, et je crois qu’il faut arrêter d’enfermer certaines personnes dans le sport. Mais je pense qu’il y a moins de racisme dans le football que dans d’autres milieux, j’en suis vraiment persuadé. Lorsque vous appartenez à une équipe, vous vivez avec les autres et vous finissez par ne plus avoir de préjugés. Quand vous êtes supporter d’une équipe dont les joueurs sont de toutes les couleurs et de toutes les religions, vous pouvez aussi évoluer. Dans un stade, il y a ceux qui sont racistes et qu’on entend, mais il y a aussi la grande majorité, qui n’est pas raciste et ne fait pas de bruit. Il faut faire très attention à l’impression qu’on peut avoir. Le racisme est beaucoup plus violent dans d’autres domaines où il n’est pas visible et où certains se pensent même non-racistes.

On pense très souvent que les racistes sont des grands méchants. Or on peut très bien tenir des propos racistes sans l’être. J’ai eu la chance d’être un peu l’élève de Françoise Héritier. J’allais parfois chez elle. Elle me disait avec sa petite voix : « monsieur Thuram, tous les jours je fais attention à ne pas avoir de préjugés racistes ». Chacun peut en avoir, sans être quelqu’un de mauvais. Il est très difficile d’y échapper. Je suis un homme : si on me dit que je tiens des propos sexistes, je peux l’entendre. Il y a un conditionnement, des biais. Il est très important de prendre conscience que nous vivons dans une société où le biais blanc est la norme. Il faut savoir d’où nous venons historiquement. Le biais masculin est aussi la norme. Il faut pousser les gens à faire attention à certaines choses.

Mme Élisabeth Caillet. Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à propos de l’école primaire. On commence déjà à y apprendre la concurrence. Le classement existe, même s’il n’est plus formel comme autrefois. On continue à être noté. J’ai travaillé sur cette question durant toute ma vie professionnelle : je peux vous dire qu’on n’a pas réussi à passer à l’école des compétences, qu’on reste dans l’école de la concurrence. Vous pourrez aussi en parler avec M. Blanquer.

M. Ninian Hubert van Blijenburgh. Les enseignants réclament des outils. Il faut mettre à leur disposition un ensemble de savoirs mobilisables sur les questions de diversité. Cela concerne toutes les disciplines, les mathématiques, la biologie, la neurobiologie, la génétique, la psychologie, la psychologie sociale ou encore la philosophie politique. Il y a aussi le langage : on enseigne des langues à l’école, on fait même un peu de linguistique parfois, mais on n’explique pas aux enfants ce que cela signifie pour notre espèce d’être capable de parler.

Comme le disait Roland Barthes, chaque mot est en lui-même un stéréotype. Il faut déconstruire régulièrement les mots et faire prendre conscience aux gens qu’ils peuvent développer spontanément des attitudes de type discriminatoire. Les mots nous enferment : les trois races, blanche, noire et jaune, existent parce que nous avons les mots pour le dire. On pourrait penser que le racisme n’existe pas dans le monde animal, parce qu’on ne peut pas y fabriquer ces catégories.

Il existe un ensemble de connaissances formelles qu’il est très important de diffuser en fabriquant un outil facile à utiliser par des enseignants de différentes disciplines. Cela pourrait contribuer à outiller les gens, à les aider à comprendre la diversité – il y a la diversité physique et culturelle ainsi que toutes les interactions sociales qui en découlent. Je ne dis pas que c’est facile mais je ne vois pas comment on pourrait faire autre chose qu’apprendre aux gens qui ils sont. C’est l’adage grec « connais-toi toi-même » Il faut en passer par là pour que les rapports entre les individus se pacifient. Ils sont très facilement enflammés par les discours dominants, cela a été dit.

M. le président Robin Reda. Il me reste à vous remercier. Nous arrivons au terme de quatre heures d’auditions enrichissantes.

La séance est levée à 13 heures 10.

 


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Compte rendu  33    Table ronde réunissant M. Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d’entreprise de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), M. Mathieu Gallard, directeur d’études du département des affaires publiques d’Ipsos et M. Jean-Daniel Lévy, directeur du département politique et opinion de Harris interactive

Réunion du mardi 29 septembre 2020 à 17 heures

La séance est ouverte à 17 heures 05.

M. le président Robin Reda. Soyez les bienvenus dans le cadre de la mission d’information initiée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale et portant sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et sur les réponses à y apporter. Créée en décembre 2019, notre mission a vu le jour avant les évènements récents qui ont marqué les États-Unis. En créant cette mission d’information, la représentation nationale ne souhaitait pas surréagir à des événements médiatiques, mais répondre à une préoccupation plus profonde. Au terme de notre travail, nous rédigerons avec Mme la rapporteure Caroline Abadie un rapport qui sera rendu public.

Depuis le début des auditions, nous avons écouté des universitaires, des historiens, des sociologues et des statisticiens. Nous avons également entendu des associations de lutte contre le racisme. Nous menons cet après-midi l’audition de plusieurs représentants des instituts de sondage. M. Frédéric Dabi est directeur général adjoint et directeur du pôle opinions et stratégies d’entreprise de l’Institut français d'opinion publique (IFOP). M. Mathieu Gallard est directeur d’études du département affaires publiques d’Ipsos. M. Jean-Daniel Lévy est directeur du département politique et opinion de Harris interactive. Notre objectif en vous invitant est d’obtenir une meilleure connaissance de l’état de l’opinion française sur le racisme et sur les discriminations.

Nous retenons déjà des auditions menées jusqu’ici que le racisme n’est pas seulement un phénomène lié à des actes et à des comportements : il relève également de la perception individuelle. Par exemple, certaines personnes nous disent s’être senties discriminées sans en avoir nécessairement les preuves factuelles. Nous nous intéressons également à la qualification de racisme qui emporte en elle-même un jugement moral négatif. Des indices existent dans ce domaine, notamment portés par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), mais ils ne permettent pas toujours d’avoir une vision objective.

Depuis plusieurs années, on observait une tendance globale à la diminution des actes et propos racistes, même si cette observation doit être nuancée en fonction des populations et des territoires concernés. Quel est votre regard sur la différenciation territoriale des enjeux ? Quelle analyse faites-vous de l’évolution de ces questions dans l’opinion ? Que montrent les résultats des derniers sondages sur le racisme, les préjugés racistes et les discriminations ? Qu’en ressort-il de l’état de l’opinion française ?

M. Frédéric Dabi, directeur général adjoint, directeur du pôle opinions et stratégies d’entreprise de l’Institut français d'opinion publique. Merci monsieur le président de nous avoir invités à cette audition. Je souhaiterais évoquer dans mon propos liminaire non pas les enquêtes d’opinion elles-mêmes, mais plutôt les difficultés que nous rencontrons pour les conduire.

La question de la mesure des opinions et des comportements racistes est une vieille histoire. Premier institut français créé en 1938, l’IFOP a mené depuis l’après-guerre de très nombreuses enquêtes sur le racisme, l’antisémitisme et les discriminations. Par exemple, une enquête menée en 1946 posait la question suivante : à votre avis, un Alsacien est-il aussi français qu’un autre Français ? La même question était posée concernant les Bretons, les Français d’origine juive et les Corses. Nous avons mené depuis de nombreuses enquêtes, dont le rythme s’est accéléré à partir des années 1990.

Je mettrai à disposition de la commission nos trois dernières enquêtes qui datent de 2019. La première, conduite pour le journal Marianne, porte sur les préjugés antisémites. Elle reprend une enquête conduite pour l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et SOS Racisme lors du dixième anniversaire de l’assassinat d’Ilan Halimi. La deuxième enquête a été réalisée en septembre 2019 pour la fondation Jean Jaurès et la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Elle constitue un état des lieux des discriminations et des agressions envers les musulmans de France ou les Français de confession musulmane. La troisième enquête, effectuée fin 2019 pour l’American jewish committee (AJC) et la fondation pour l’innovation politique, s’intitule « radiographie de l’antisémitisme ».

Avant de détailler ces enquêtes, il convient de se demander si l’outil du sondage appréhende bien le phénomène. La mesure de l’opinion concernant le racisme est-elle exacte ? Tout sondage d’opinion repose sur du déclaratif ; là résident à la fois la force et la faiblesse de cet outil. La question est de savoir si le phénomène est en quelque façon sous-estimé. Ces sujets étant sensibles, ils sont moins dicibles ; il n’est pas aisé d’avouer dans la société actuelle des comportements racistes ou des réactions xénophobes.

Au cours des dernières années, avons tenté de façon de cerner de manière empirique le phénomène du racisme en recourant à différents moyens, en essayant de ne pas forcer les réponses. Il existe pour toute enquête une réponse refuge « ne se prononce pas ». Lorsque le pourcentage en est élevé, cela peut traduire une gêne, une réticence ou une incompréhension. Dans les années 1980, l’IFOP a tenté d’établir un lien entre des questions directes personnelles permettant d’identifier des opinions racistes et des questions plus générales. Par exemple, dans une enquête de 1985 du journal Le Point, nous avions observé que le groupe qui suscitait le plus d’antipathie était celui des Arabes pour 20 % des personnes directement interrogées. Lorsque nous avons posé la question en demandant si « les Français », et non plus la personne interrogée, éprouvent de l’antipathie pour les Arabes, ce taux a crû à 44 %. En d’autres termes, la confession raciste se fait au style indirect : on avoue parfois son racisme en parlant de celui des autres.

La rupture la plus intéressante dans la mesure des opinions et comportements racistes est liée au mode de recueil des enquêtes. Il est important de préciser comment l’enquête est menée. Ce détail est souvent occulté par les médias lorsqu’ils commentent un sondage, mais il ne doit pas être mis de côté concernant la question du racisme. Durant les années 1980-90, le sondage a évolué de sa forme traditionnelle, suivant laquelle un enquêteur venait interroger les personnes à domicile, à une forme téléphonique. Cela a sans doute permis une expression plus libre des opinions. Depuis une dizaine d’années, l’évolution du sondage téléphonique aux enquêtes en ligne a mis fin au phénomène d’autocensure. Les réponses données dans les enquêtes en ligne sont beaucoup plus sincères.

Une autre évolution notable est le passage de l’opinion du grand public, où un interroge un échantillon représentatif de l’ensemble de la population française, à une logique de regards croisés visant des populations spécifiques. Ces dernières deviennent des populations témoins. Dans l’enquête réalisée pour la DILCRAH, il s’est agi de mettre en perspective l’ampleur des discriminations subies par les musulmans par rapport au reste de la population. Lors de l’enquête Fondapol, l’objectif était d’évaluer la perception de l’évolution du racisme et de l’antisémitisme par les personnes de confession juive par rapport au reste des Français. Afin d’appréhender leur évolution, les enquêtes permettant de mesurer les opinions et les comportements racistes doivent s’inscrire dans la durée. En 1946, 37 % des Français considéraient qu’un Français juif était aussi français que les autres. En 1977, ce taux atteignait 65 % et il s’élevait à 88 % en février 2016.

Nous sommes confrontés à une autre difficulté lorsque nous enquêtons sur les préjugés et les stéréotypes, antisémites par exemple. Le sondeur doit proposer l’adhésion ou le rejet à une série de phrases à connotation antisémite. Notre sondage réalisé pour l’UEJF et SOS Racisme au moment des dix ans de la mort d’Ilan Halimi a suscité une controverse dans les médias, car certains observateurs et polémistes ont confondu l’institut avec les questions qu’il posait. Or, afin d’identifier et de mesurer les attitudes racistes ou antisémites, il est parfois nécessaire de proposer des phrases qui pourraient tomber sous le coup de la loi. L’enquête UEJF et SOS Racisme, refaite en 2019 pour Marianne, montre que la manifestation d’un antisémitisme brutal est plutôt marginale : moins d’une personne sur dix admet éprouver de l’antipathie pour les juifs. Ce taux atteint 29 % pour les Maghrébins ou les musulmans. Par ailleurs, 12 % des personnes interrogées dénient à un juif vivant dans l’hexagone la qualité de « français ». Enfin, apprendre qu’une personne de son entourage est juive suscite avant tout de l’indifférence pour 88 % des personnes interrogées.

Les préjugés associés aux juifs se maintiennent donc à un niveau non négligeable, même s’ils ne sont jamais partagés par une majorité. Par exemple, les enquêtes réalisées pour l’UEJF en 2016 et pour Marianne en 2019 ont révélé que 20 à 25 % de Français considèrent que les juifs sont plus riches que la moyenne, qu’ils détiennent trop de pouvoir dans le domaine des médias, de l’économie et de la finance. Une personne sur cinq estime qu’ils utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victime du génocide nazi. Malgré des événements comme l’affaire Merah, l’affaire Halimi ou l’Hyper Cacher, on compte toujours un socle de 20 à 25 % de Français qui partagent ces opinions.

Enfin, il est intéressant de suivre dans le temps les populations qui expriment ces préjugés. Nous observons alors un double phénomène de continuité et de rupture. S’agissant de la continuité, ce sont les personnes les moins diplômées qui expriment davantage de préjugés.

Les éléments de rupture interviennent à deux niveaux. Premièrement, alors qu’en 2016, les préjugés antisémites étaient exprimés plus largement par le Front national que la moyenne, ils ont basculé vers l’extrême gauche en 2019. Désormais, ce sont plutôt les sympathisants de la France insoumise qui expriment des préjugés antisémites. Le deuxième élément de rupture est générationnel. Il est notamment relevé dans l’ouvrage d’Éric Dupin Oui, non, sans opinion, écrit pour les cinquante ans de l’IFOP. Le chapitre consacré au racisme et à l’antisémitisme montre que dans les années 1950-60, l’antisémitisme était d’abord partagé par les personnes âgées. Désormais, il est davantage le fait des jeunes. Je vous renvoie sur ce point à une enquête menée pour l’UEJF qui a révélé la prévalence de ces préjugés au sein d’une partie de la population étudiante.

M. Mathieu Gallard, directeur d’études du département affaires publiques d’Ipsos. Chez Ipsos, nous avons mené ces dernières années de nombreuses enquêtes de différentes natures sur un certain nombre de sujets liés au racisme, notamment à l’international. Notre groupe étant présent dans 83 pays, cela nous permet de mesurer l’état de l’opinion sur les questions liées au racisme hors de France. Les tensions identitaires et le niveau de racisme observés en France se retrouvent dans de nombreux pays du monde. En Europe, le racisme est plus marqué dans les pays d’Europe de l’Est et en Italie, alors qu’il est plus faible en Scandinavie, mais les écarts ne sont pas considérables. Nous conduisons également des études auprès de catégories spécifiques de la population. Nous avons mené récemment une enquête pour la fondation du judaïsme français et pour le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) auprès des Français musulmans et du grand public, puis auprès des Français juifs et du grand public. Le travail réalisé a permis de comparer leurs opinions sur la montée du racisme, de l’antisémitisme et sur le rejet de l’islam dans la société française.

Nous disposons par ailleurs d’outils permettant de suivre l’évolution des tendances dans la durée. Le baromètre de la CNCDH, établi par Ipsos, existe depuis 1989. L’enquête du baromètre est menée chaque année au moyen d’un questionnaire assez complet qui aborde de nombreuses dimensions du racisme, notamment les minorités, les préjugés dont elles font l’objet et la perception de l’action des pouvoirs publics dans ce domaine. L’outil est aussi intéressant sur le plan méthodologique, car l’enquête est menée depuis 1989 en face à face. Cela introduit certes un biais, mais aucune méthodologie n’est exempte d’inconvénients. Depuis quelques années, nous menons également une enquête en ligne auprès d’un échantillon similaire, représentatif de la population française, en posant les mêmes questions. Nous conduisons aussi des expérimentations. L’année dernière, par exemple, s’agissant du volet en face à face, l’enquêteur ne posait plus les questions à l’interviewé, mais il lui donnait la tablette afin qu’il réponde lui-même aux questions. Ce changement de méthode a permis d’évaluer les écarts entre les modes de recueil des informations, et de déterminer les effets intrinsèques de la méthodologie.

Les nombreux sondages menés sur le racisme, sur le rapport des Français à l’immigration et sur la perception de l’islam, révèlent souvent une situation inquiétante. Néanmoins, si l’on observe l’évolution de l’opinion publique, plusieurs éléments positifs apparaissent et ils ne sont pas suffisamment mis en lumière. Par exemple, depuis 2003, nous interrogeons les Français sur leur perception du racisme biologique. La question posée est la suivante : « les Français estiment-ils qu’il y a des races supérieures à d’autres, que toutes les races humaines se valent ou que les races humaines n’existent pas ? » Le racisme purement biologique, selon lequel il y aurait des races supérieures à d’autres, était déjà très faible au début des années 2000, de l’ordre de 14 %. Il s’établit à 6 % aujourd’hui. Il a donc pratiquement disparu, sauf chez les sympathisants du Rassemblement national ou chez les personnes de 70 ans et plus, où il atteint encore 20 % environ. Concomitamment, 36 % des Français interrogés nient le concept de race humaine, soit un peu plus d’un tiers. Ce pourcentage a sensiblement progressé au cours des vingt dernières années.

Un autre phénomène intéressant à analyser est l’« auto-perception » par les Français de leur propre racisme. Nous leur demandons s’ils estiment être « pas du tout », « pas très », « un peu » ou « plutôt » racistes. Au début des années 2000, seulement 28 % des Français indiquaient à l’enquêteur qu’ils n’étaient pas racistes du tout. Ce taux atteint aujourd’hui 60 %. Il semble donc beaucoup plus difficile d’admettre le racisme aujourd’hui. Sur ce point, nous observons des écarts majeurs entre les enquêtes en face à face et les enquêtes en ligne. Les écarts sont également importants concernant la perception de l’islam ou des juifs. Ils sont beaucoup plus faibles s’agissant des Noirs, des Asiatiques et des homosexuels. De manière générale, l’enquête en face à face tend à davantage mesurer ce qui est dicible dans l’espace public, alors que l’enquête en ligne mesure plutôt ce que la personne pense. Les deux approches doivent être examinées et comparées.

En ce qui concerne les préjugés émis vis-à-vis des minorités, nous observons une certaine hiérarchie selon les populations considérées. Les Roms sont la minorité la plus rejetée aujourd’hui par les Français. Au début des années 2010, 90 % des personnes interrogées indiquaient que les Roms n’étaient pas des Français comme les autres. 80 % d’entre elles estimaient que les Roms vivent le plus souvent de vol et de racket ou qu’ils exportent leurs enfants. Si la situation a quelque peu évolué, les préjugés vis-à-vis des Roms demeurent importants. Viennent ensuite les préjugés contre les musulmans qui sont largement partagés, puis les préjugés contre les Noirs. Nous trouvons, après, les préjugés envers les juifs et les homosexuels. Enfin les préjugés vis-à-vis des Asiatiques, sans être négligeables, sont beaucoup moins exprimés.

Nous disposons en somme d’un indice qui permet d’évaluer le rapport au racisme et aux minorités. Il montre que sur le long terme, le racisme et les préjugés ont globalement tendance à diminuer dans la société française. Par ailleurs, l’examen de l’adhésion des Français aux préjugés envers les différentes minorités révèle une corrélation entre les différentes formes de racisme. Si vous nourrissez de nombreux préjugés vis-à-vis des juifs ou des Noirs, il y a de fortes chances que vous en ayez aussi contre les autres minorités. À l’inverse, si vous n’êtes pas du tout antisémite ou homophobe, il est beaucoup plus probable que vous n’ayez pas non plus de préjugés envers les autres minorités.

Pour ce qui est de l’immigration, les Français sont assez ambivalents. La dernière vague de l’étude que nous réalisons pour la CNCDH montre que la majorité estime que de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la sécurité et de la protection sociale, que les personnes d’origine étrangère ne se donnent pas les moyens de s’intégrer et qu’il y a trop d’immigrés aujourd’hui en France. Une proportion relativement importante de personnes interrogées estime que l’immigration est la principale cause de l’insécurité. Or, si l’on tente de savoir comment les Français se situent par rapport à ces opinions, la situation est contrastée : 29 % des Français partagent les quatre opinions, 24 % les rejettent en bloc et 47 % n’adhèrent qu’à une partie d’entre elles. Par exemple, certaines personnes peuvent indiquer que l’immigration est le principal facteur d’insécurité sans pour autant estimer que les personnes étrangères ne font pas d’effort pour s’intégrer. Il existe donc une ambivalence de l’opinion vis-à-vis du racisme et du rejet des minorités qui doit être prise en charge en compte dans l’analyse des études réalisées.

M. Jean-Daniel Lévy, directeur général adjoint du département politique et opinion de Harris interactive. Monsieur le président, madame la députée, merci de nous donner l’occasion de nous exprimer. Comme cela a été indiqué, les sondeurs s’interrogent régulièrement sur la façon de poser les questions et de recueillir les avis. L’enjeu est de savoir ce qui structure les représentations dans l’opinion. Outre les nombreuses enquêtes quantitatives, nous conduisons aussi des enquêtes qualitatives au cours desquelles nous sommes amenés à interroger pendant une heure ou plus des Français en face à face. Le psychosociologue qui mène l’interview pose durant ces enquêtes des questions ouvertes, c’est-à-dire qu’il ne demande pas à la personne de répondre par oui ou par non, mais d’étayer son jugement.

Une autre approche consiste à interroger pendant quelques heures un groupe de huit et dix personnes qui ne connaissent pas précisément l’objet de l’entretien. Elles seront amenées sans le savoir à produire les mêmes opinions afin d’« ajouter » au propos de l’interlocuteur précédent. Cela permet de libérer l’expression et de prendre en compte toute la complexité du sujet.

S’agissant du recours au terme de « racisme », lorsque j’étais en charge des enquêtes menées pour la CNCDH, j’ai pu observer que la définition du racisme variait selon le type d’enquête, quantitative ou qualitative. Par exemple, certaines personnes se disaient racistes dans le cadre d’entretiens individuels, mais lorsqu’elles développaient leur propos, nous remarquions que leur « racisme » ne correspondait pas à la définition que nous en donnions. À l’inverse, des personnes qui se déclaraient profondément antiracistes décelaient en définitive des traits permettant de qualifier leurs opinions de racistes. Par conséquent, il convient de tenir compte à la fois de la méthode de recueil de l’information et de l’interprétation qu’on en donne. Il est important de ne pas se limiter à la question du racisme proprement dit et d’examiner le rapport des personnes interrogées au racisme, à l’immigration, aux préjugés et aux discriminations.

Un certain nombre de mesures effectuées dans la durée montrent effectivement que la proportion de Français racistes tend à diminuer. Cependant, face à des manifestations de racisme d’une extrême gravité et fortement médiatisées, nous observons une certaine apathie de la société française qui prend deux formes : l’absence de restitution des faits de la part des personnes interrogées d’une part, et l’absence de mobilisation dans la rue d’autre part. Par exemple, lors des meurtres perpétrés par Mohammed Merah, lors de l’affaire Halimi ou plus récemment lors des attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, nous avons observé des restitutions et des mobilisations sociales relativement faibles par rapport à celles observées au cours des années 1980.

Pour ce qui est de la restitution des actes, nous interrogeons régulièrement un échantillon de 1 000 Français sur l’actualité et leur demandons ce qui les a marqués. Nous sommes surpris d’observer qu’ils restituent assez peu des actes pourtant très médiatisés comme des meurtres. Quand nous interrogeons les personnes sur les attentats perpétrés en janvier 2015, nous sommes généralement amenés à parler de ce qui est arrivé à Charlie Hebdo et très peu de ce qui s’est produit à l’Hyper Cacher. Nous observons parfois une mise à distance des actes racistes et antisémites. De manière générale, la mobilisation émotionnelle face aux actes racistes est plus faible que dans les années 1980.

S’agissant de l’immigration, la situation est complexe. D’un côté, nous observons une certaine préoccupation politique relayée dans l’actualité. De l’autre, lorsqu’on demande aux Français quels sont selon eux les enjeux prioritaires pour le gouvernement, l’immigration n’arrive qu’en dixième position, évoquée par 41 % des Français. Elle vient notamment après le système social, le chômage, le pouvoir d’achat, l’insécurité, l’éducation, la lutte contre le terrorisme, la croissance économique, les inégalités sociales et l’agriculture. Les Français étant ambivalents, ils peuvent à la fois indiquer que l’immigration est un enjeu et se raidir vis-à-vis de certaines catégories de population, tout en se déclarant favorables au droit de vote des étrangers (62 % des Français lors de la dernière enquête que nous avons réalisée, en progression par rapport à 2014).

En ce qui concerne la perception des préjugés, lorsque je travaillais pour la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), près d’un Français sur deux déclarait que les étrangers savaient mieux profiter du système de protection sociale que les autres. En outre, 31 % des Français indiquaient que les juifs ont plus d’influence que les autres dans la finance et dans les médias. Des conditions économiques et sociales difficiles tendent à favoriser les jugements ou les comportements racistes et antisémites.

Le problème doit être posé à l’intersection de quatre regards : la perception du racisme, la perception de l’immigration, la perception des préjugés et la perception des discriminations. Sur ce dernier point, nous avons récemment travaillé dans le département de la Seine-Saint-Denis, emblématique du débat sur les discriminations. 56 % de la population de ce département déclare avoir été discriminée au moins une fois au cours des dernières années. Ce taux est plus élevé encore chez les personnes âgées de 18 à 24 ans. 71 % des habitants se déclarent inquiets des discriminations même si eux-mêmes n’en ont pas été victimes. Les discriminations portent sur l’origine ou la couleur de peau, sur l’apparence physique, sur la religion ou sur le quartier d’habitation. Selon les personnes interrogées, les discriminations se manifestent dans la recherche d’emploi, la recherche de logement, les interactions avec la justice ou la police et dans les transports. Nous observons globalement que la tension se déplace du racisme à la discrimination. Par ailleurs, le mécontentement manifesté en matière d’immigration se cristallise aujourd’hui autour de l’islam et des thèmes qui y sont associés. Nous observons en particulier des raccourcis fréquemment effectués entre l’islam, l’islamisme et le terrorisme.

De manière générale, les Français ne sont pas forcément plus racistes qu’ils ne l’étaient auparavant. Ils sont toutefois moins sensibles au racisme et peut-être moins militants que durant les années 1980-90. Ils manifestent une acceptation bien plus grande des actes racistes, y compris les plus extrêmes, même s’ils ne les soutiennent pas.

M. le président Robin Reda. J’ai trois questions à vous poser. La première porte sur la méthode et en particulier sur l’approche socio-ethnique de vos sondages. Vous menez certaines enquêtes en distinguant les Français qui se déclarent de confession musulmane ou de confession juive. Jusqu’où pouvez-vous aller pour identifier la personnalité de vos répondants ? La pratique religieuse est-elle aisément précisée lorsque vous la demandez ? Nous menons en ce moment un débat assez nourri sur la question des statistiques ethniques. Leur utilisation, si elle était autorisée, vous procurerait-elle des outils plus pertinents pour préciser l’état de l’opinion, en particulier sur les questions liées au racisme ? Les statistiques permettraient-elles d’identifier des populations plus enclines au racisme que d’autres ? Je mesure la difficulté de poser ces questions qui sont évidemment très délicates. Enfin, avez-vous reçu des retours d’opinion concernant les liens entre la crise sanitaire et la résurgence de certaines formes de racisme ou de xénophobie, notamment envers la communauté asiatique ?

M. Frédéric Dabi. En ce qui concerne la méthode, à l’IFOP comme dans les autres instituts de sondage, nous ne menons aucunement des approches socio-ethniques. Nous nous en tenons à une logique déclarative, qui comprend comme je l’ai dit des forces et des faiblesses. Si je considère par exemple les enquêtes menées auprès de populations de confession musulmane, nous adoptons une approche fondée sur l’auto-identification. En d’autres termes, nous n’incluons dans notre échantillon que les individus qui s’identifient eux-mêmes comme musulmans, qu’ils soient convertis ou issus de familles musulmanes. Il en va de même de la détermination des orientations politiques. Nous demandons aux personnes de quel parti elles se sentent le plus proches. Les questions de l’appartenance et de la pratique religieuse sont présentes depuis longtemps dans toutes les enquêtes omnibus de l’IFOP. Poser ce type de question ne soulève aucune difficulté. Ces questions peuvent parfois gêner en face à face, mais les personnes ont parfaitement le droit de refuser de se prononcer.

S’agissant des statistiques ethniques, nous pouvons poser toutes les questions que nous souhaitons dans le cadre de nos enquêtes. En revanche, nous n’avons pas le droit d’exploiter les réponses et de constituer des fichiers. En l’état actuel des choses, nous pouvons travailler librement et sans difficulté suivant les approches que nous avons présentées.

Le lien entre la crise sanitaire et l’augmentation du racisme touchant la communauté asiatique s’explique peut-être par le fait que la lutte contre le racisme ne figure plus parmi les préoccupations prioritaires des Français. Les personnes interrogées indiquent souvent que ce n’est pas leur affaire. Durant la crise de la covid 19, nous avons vu des reportages concernant des personnes asiatiques moquées ou gênées dans le métro, mais ces faits n’ont pas percé le mur de l’opinion publique.

Sur le plan qualitatif, nous posons chaque semaine pour le compte du service d’information du gouvernement (SIG) une question ouverte de mémorisation de l’actualité. Je me souviens que dans ce cadre, le meurtre de Chaolin Zhang à Aubervilliers avait été très peu restitué par les personnes interrogées. De même, s’agissant de l’attaque de l’Hyper Cacher, sans même parler de Clarissa Jean-Philippe, complètement oubliée par l’opinion, l’attentat n’a pas fait évoluer de façon positive les préjugés envers les juifs. Le dernier événement qui avait induit un changement du regard porté par les Français sur le racisme est probablement le premier tour des élections présidentielles de 2002. Pour autant, dans l’enquête menée pour AJC, à la question « l’antisémitisme concerne-t-il seulement les juifs ou au contraire la société dans son ensemble », nous n’avons pas noté d’écart entre l’échantillon des Français grand public et celui des Français de confession juive. De chaque côté, 73 % des personnes interrogées considéraient que le problème concernait la société dans son ensemble.

M. Mathieu Gallard. Même si elles étaient autorisées, je ne vois pas en quoi les statistiques ethniques pourraient nous servir. Nous sommes libres de poser des questions permettant de préciser la religion ou l’origine des personnes interrogées, tant qu’aucun fichier n’est constitué permettant de retrouver les noms, et les personnes interrogées acceptent généralement de répondre à ces questions.

Grâce aux fichiers de l’INSEE, nous pouvons qualifier les communes dans lesquelles résident les personnes interrogées. L’INSEE communique par exemple, pour chaque commune, le pourcentage de personnes immigrées ou nées à l’étranger. Globalement, le rejet de l’immigration est d’autant plus fort dans les communes comptant un très faible taux d’immigrés ou de personnes nées à l’étranger. Ces observations sont intéressantes, mais elles ne sont pas directement liées à des statistiques ethniques.

Nous ne possédons pas d’éléments concernant le racisme anti-asiatique lié à la crise sanitaire. Nous menons en revanche une enquête pour le CRIF qui permet de relever toutes les interventions antisémites sur les réseaux sociaux. Au début de la crise sanitaire, nous avions noté un déclin très important du nombre de propos antisémites. Puis, on est revenu rapidement au niveau d’expression habituel de ces préjugés qui concernent le pouvoir des juifs, leur présence dans les médias et leur influence financière.

La faible mobilisation des Français concernant la question du racisme est nettement visible dans le baromètre de la CNCDH. Depuis la fin des années 1980, nous interrogeons les Français sur leur préoccupation vis-à-vis du racisme et de l’antisémitisme. Elle se trouve tout en bas du classement. Néanmoins, à la question « est-ce que la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et contre les préjugés envers les musulmans doit être une priorité d’action pour les pouvoirs publics », une nette majorité nous répond par l’affirmative.

M. Jean-Daniel Lévy. Le débat sur l’approche socio-ethnique n’existait pas il y a quelques années. Notre démarche s’inscrit dans la perspective évoquée précédemment : ce n’est pas nous qui assignons une identité aux personnes que nous interrogeons, ce sont elles qui s’auto-définissent. Dans une enquête que nous avons menée en Seine Saint-Denis, nous avons observé un lien entre la manière dont les personnes se définissaient et la façon dont elles percevaient les discriminations dont elles pouvaient être victimes.

S’agissant des statistiques ethniques, nous disposons aujourd’hui d’un outil formidable qui est l’INSEE. Les statistiques produites pour la France sont extrêmement complètes et précises comparées aux données que l’on peut trouver dans d’autres pays. Les données dont nous disposons, le sexe, l’âge, la catégorie sociale, le niveau de diplôme et la localisation géographique, nous permettent de disposer d’un référentiel qui assure la représentativité des personnes interrogées. Cette entreprise est beaucoup plus délicate dans d’autres pays. La question des statistiques socio-ethniques est peut-être davantage politique, elle concerne le recueil de l’information. Aux États-Unis, la réponse donnée peut être à caractère ethnique ; lorsque nous discutons de ce sujet avec nos collègues américains, ils ne comprennent pas comment nous pouvons analyser l’opinion sans savoir ce que pensent les Noirs ou les Asiatiques. La réponse apportée en France n’est pas établie à partir de données ethniques, mais à partir d’informations sociales, générationnelles ou géographiques.

S’agissant du recueil de l’information, l’enjeu est de s’assurer que nous avons bien « en petit » l’image de la société française en grand. Nous n’avons pas besoin pour cela de statistiques ethniques.

Nous avons identifié le racisme anti-Chinois de manière très fugace au début de la pandémie, en février et mars. Lors de la restitution du confinement, nous avons perçu une tension vis-à-vis des Chinois chez environ 15 % des personnes interrogées. Au fur et à mesure que la pandémie est devenue mondiale, le questionnement s’est déplacé des causes de la maladie aux moyens d’y faire face. Le regard critique porté sur les Chinois s’est alors estompé. Nous observons rarement aujourd’hui des opinions hostiles aux Chinois.

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Mes questions porteront essentiellement sur la méthodologie du sondage. L’INSEE vous communique des données qui permettent une bonne représentativité des échantillons sélectionnés. Interrogez-vous dans la durée un même groupe de personnes afin de suivre l’évolution de leur opinion sur des thèmes précis ?

Je viens personnellement des Alpes-Maritimes, où le racisme est une vive préoccupation de la population locale, contrairement à ce que vous indiquiez au niveau global. Effectuez-vous bien les sondages dans toutes les régions ? Par ailleurs, qui écrit les questions de vos sondages ? Vos instituts ont-ils déjà refusé d’exécuter une commande parce que les questions qu’on vous demandait de poser n’étaient pas bonnes ? Enfin, quelle est la part de commandes que vous adressent les partis politiques, notamment sur le racisme et les thèmes associés ? Les demandes de sondage sur ces sujets sont-elles plus fréquentes à la veille des échéances électorales ou après les grands événements largement médiatisés ?

M. Jean-Daniel Lévy. Je vous confirme que nous interrogeons sur l’ensemble du territoire national dans le cadre des sondages effectués. Parmi les critères, outre le genre, l’âge et la catégorie sociale de la personne interrogée, nous prenons en compte la région et la taille de l’agglomération. Cela nous assure une dispersion générationnelle, sociale et géographique satisfaisante. Nous pouvons également suivre le vote lors des dernières élections présidentielles, le niveau de diplôme et la taille du foyer, afin de nous assurer que l’échantillon est réellement représentatif. Les réponses apportées ne sont évidemment pas les mêmes selon la zone géographique considérée.

En fonction de la localisation de l’habitation, il nous arrive d’adjoindre d’autres données objectives telles que le taux de chômage ou le nombre de personnes immigrées (hors Union européenne) dans la commune. Nous tentons de déterminer s’il existe des variables cachées ou dont les personnes n’ont pas forcément conscience, qui peuvent influer sur les réponses apportées. Lorsque nous établissons une cartographie des discriminations ou du racisme dans la société française, l’approche n’est évidemment pas la même selon que nous opérons à Paris ou au cœur de la Creuse. L’enjeu est que notre périmètre d’interrogation soit aussi fidèle que possible à la diversité de la population française.

En ce qui concerne le choix des questions, certains sujets sont aisés à aborder et d’autres beaucoup plus délicats. Il nous est arrivé chez Harris Interactive de refuser des questions qui nous ont été commandées, quand nous n’avions pas pu nous mettre d’accord avec le commanditaire sur la formulation parce que nous considérions que la question était biaisée. La situation est plus délicate lorsque nous testons des préjugés, notamment racistes, dont on sait qu’ils sont potentiellement passibles d’une mise en cause juridique ou judiciaire. En ce cas, nous précisons dans l’intitulé qu’il s’agit de mots ou de phrases qu’on peut entendre dans l’espace public et précisons clairement dans une note que la mesure effectuée n’est en aucun cas une prise de position de la part de l’institut.

Enfin, la commande des acteurs politiques dépend des sujets principaux pour le pays au moment où la demande est formulée. Une fois encore, nous ne pouvons pas considérer aujourd’hui la lutte contre le racisme comme la priorité des Français.

M. Mathieu Gallard. En ce qui concerne la méthodologie, notre objectif est d’obtenir pour objet d’analyse une France en miniature qui soit représentative de la population dans sa diversité sociale, territoriale et générationnelle. Néanmoins, chaque méthodologie a ses biais. Par exemple, l’enquête en ligne est plus représentative sur le plan électoral, c’est-à-dire qu’elle reflète mieux le vote des Français. L’enquête en face à face, en revanche, représente mieux la diversité. Elle est plus proche des statistiques dont nous pouvons disposer. Chaque méthode a ses biais et il nous incombe de tenter de les corriger.

S’agissant des personnes interrogées dans la durée, nous avons constitué pour le centre de recherche de Sciences Po un panel électoral de 24 000 personnes, régulièrement interrogées sur des aspects électoraux. Au bout de quatre ans, nous comptions encore près de 10 000 personnes, que nous interrogions sur les aspects électoraux et sur les dirigeants politiques. Le baromètre de la CNCDH est une pratique assez ancienne pour nous permettre de suivre des cohortes, c’est-à-dire par exemple les personnes nées durant une décennie ou la suivante. Même si les Français sont tendanciellement moins racistes, l’écart entre les cohortes demeure permanent dans le temps. Par exemple, aujourd’hui comme en 1990, les personnes âgées sont plus perméables aux préjugés racistes que les jeunes.

Les modalités d’élaboration des questionnaires dépendent des clients, de leur demande et de leur connaissance du sujet. Pour la CNCDH, nous travaillons avec une équipe de chercheurs qui connaissent très bien les questions traitées. Nous pouvons leur proposer des ajouts ou des questions, mais ils ne nous demandent pas un questionnaire « clé en main », ce qui peut arriver avec d’autres clients.

M. Frédéric Dabi. Je tiens à souligner que l’INSEE est pour nous une source d’information formidable, puisqu’elle nous permet de conduire des enquêtes représentatives pour une région, un département ou un canton. L’INSEE permet de gagner en représentativité et d’appréhender toute la France dans sa diversité, que ce soit en ligne ou au bout du fil.

J’entends votre commentaire concernant les Alpes-Maritimes. Nous posons aussi des questions à l’échelle des départements, notamment pour étudier les convergences ou les décalages identifiés par rapport à l’ensemble des Français.

Je pourrais raconter de nombreuses anecdotes concernant la rédaction des questions. Certains clients, par exemple, nous demandent d’inscrire dans notre sondage des questions comme « vaut-il mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade » ou « l’allocation de rentrée scolaire de 500 euros ne devrait-elle pas être portée à 1 000 euros ». Plusieurs fois par semaine, nous refusons ce type d’enquête. Si l’enquête doit être publiée, la réputation et la marque de l’institut sont en jeu.

Je confirme que les commandes des partis politiques concernent principalement la dimension électorale : quel est le meilleur candidat pour prendre la mairie de telle ville, quel est le bilan du président sortant du conseil régional, etc. Heureusement, les enquêtes qualitatives permettent de sortir de la mesure pour approfondir la compréhension et viser l’anticipation. Les enquêtes qualitatives sont peu nombreuses en fin de campagne présidentielle. Elles sont conduites plutôt un an ou un an et demi avant les élections afin de recueillir les besoins des Français et d’identifier les thèmes importants pour eux.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Lorsque nous avons auditionné des universitaires, des chercheurs et des associations, nous avons notamment parlé de la concurrence des mémoires. Les Français qui ne se préoccupent pas du racisme n’estiment-ils pas que nous en avons fait trop dans certains domaines de la lutte contre le racisme ou l’antisémitisme ? Une surenchère victimaire pourrait-elle avoir conduit certaines personnes à se désintéresser de la question ?

Nous avons également évoqué lors d’une précédente audition les gilets jaunes, qui incarnent la France périphérique avec ses problèmes et ses souffrances. Ont-ils pu se sentir quelque peu négligés par l’attention portée par les partis politiques au racisme ?

Enfin, certains aspects de la lutte contre le racisme, notamment véhiculés par les médias, ne finissent-ils pas alimenter un racisme anti-Blancs ? Les trois quarts des Français n’ont jamais mis les pieds dans les quartiers difficiles. Ne fantasment-ils pas ce qui s’y passe ? Ont-ils une véritable connaissance de ces phénomènes ?

M. Frédéric Dabi. Si le thème de la compétition mémorielle n’émerge pas spontanément dans le discours des Français, il est bien présent. Nous avons réalisé il y a quinze jours, en partenariat avec France 2, une enquête pour le Journal du dimanche (JDD) et l’UEJF sur les jeunes et la transmission de la mémoire de la Shoah. Le sondage, qui a été très peu repris, était plutôt rassurant. Il révélait une connaissance assez précise du génocide. La réponse la plus inquiétante indiquait qu’un tiers des jeunes considèrent qu’on parle trop de la Shoah, et que cela occulte d’autres formes de violence comme l’esclavage et le colonialisme. Ce phénomène doit être pris en compte, d’autant que dans l’espace public, un mouvement « racialiste » entretient la polémique sur la concurrence des mémoires. Ce phénomène, encore peu présent dans l’opinion publique, doit être surveillé.

En ce qui concerne le racisme anti-Blancs, nous avons testé au mois de juin une série d’expressions qui s’étaient répandues dans les réseaux sociaux et dans les débats politiques, comme « le racisme anti-Blancs », « le privilège blanc » et « le racisme d’État ». Nous demandions aux personnes sondées si ces termes correspondaient pour elles à la réalité. 47 % des personnes interrogées considéraient que le racisme anti-Blancs correspondait à une réalité, contre 32 % pour le « privilège blanc » et à 30 % pour le racisme d’État. Nous observons en outre une importante fracture générationnelle : plus les personnes interrogées sont âgées, plus elles perçoivent le racisme anti-Blancs comme une réalité. À l’inverse, le racisme d’État était surtout perçu comme une réalité par la population âgée de 18 à 24 ans.

M. Jean-Daniel Lévy. De manière générale, dès qu’on donne raison à des minorités qui ne s’inscrivent pas dans l’idéal républicain, cela suscite une crispation des Français que nous interrogeons. Un certain nombre de personnes interrogées pensent que l’on fait face à des injonctions de communautés qui défendent leurs intérêts propres sans tenir compte de leur appartenance à la communauté nationale. C’est ce point qui peut susciter l’hostilité, d’autant que ces communautés apparaissent comme minoritaires et parfois opposées à l’idéal républicain.

La concurrence victimaire exprimée par les uns et les autres ne s’inscrit pas non plus dans le cadre de la République. Parfois, elle critique son histoire. S’agissant de l’histoire coloniale, ce phénomène a atteint son paroxysme dans le déboulonnage de statues. Le sentiment général est que la France doit clarifier son histoire. En ce qui concerne le débat sur l’esclavagisme et sur la colonisation, nous observons des regards très différents et souvent opposés d’une génération à l’autre.

M. Mathieu Gallard. Dans l’enquête de la CNCDH menée à l’automne 2019, nous avions sollicité l’opinion des Français sur trois points : le traitement de la Shoah, l’extermination de Tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale, et les traites négrières. 17 % Français jugent qu’on parle trop de la Shoah dans l’espace public, 7 % d’entre eux estiment qu’on parle trop des traites négrières et de l’esclavage des noirs et 5 % pensent qu’on parle trop de l’extermination des Tsiganes. Si ces pourcentages sont faibles, ils n’en concernent pas moins beaucoup d’individus.

Plusieurs enquêtes menées l’année dernière sur la perception de la Shoah par les jeunes Français étaient alarmistes, montrant qu’ils étaient les moins au fait du génocide perpétré par les nazis, par rapport à d’autres jeunes Européens ou Américains. Toutefois, ces constats sont relativisés par la prise en compte des biais méthodologiques. Par exemple, deux enquêtes utilisaient le terme d’holocauste et non de Shoah. Or, ce terme n’est pas utilisé en France parmi les jeunes générations, de sorte que la comparaison est difficile à effectuer. Il n’en reste pas moins que 20 % des jeunes Français n’ont pas entendu parler de la Shoah.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup pour vos témoignages très intéressants.

La séance est levée à 18 heures 40.

 

 


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Compte rendu  34    Table ronde réunissant Mme Radia Bakkouch, présidente de l’association Coexister France, M. Philippe Coen, président de l’association Respect zone, Mme Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance et du numéro pour la protection des mineurs sur Internet Net Écoute, et M. Samuel Comblez, directeur des opérations et de Net Écoute

(Réunion du jeudi 1er octobre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Je souhaite la bienvenue à nos intervenants de la matinée, qui sera consacrée à la question de l’éducation et se conclura par l’audition du ministre de l’éducation nationale.

Vous œuvrez dans le domaine de la sensibilisation des enfants et des jeunes dans la lutte contre la haine, et en particulier celle qui se déploie sur internet. Nous recevons ainsi Mme Radia Bakkouch, présidente de l’association Coexister France, M. Philippe Coen, président de l’association Respect zone, Mme Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance et du numéro pour la protection des mineurs sur internet Net écoute, et M. Samuel Comblez, directeur des opérations de Net écoute.

Cette mission d’information a été créée par la conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle n’a pu commencer ses travaux qu’avant l’été en raison de la crise sanitaire. Nous nous efforcerons de dresser le bilan le plus précis possible sur la situation du racisme sous ses différentes formes dans notre pays, et d’émettre des propositions de mesures pour le combattre.

Nous avons déjà auditionné des personnalités scientifiques issues de diverses disciplines mais également des représentants d’associations de terrain. Nous vous avons invités pour aborder la problématique du racisme dès le plus jeune âge et celle des propos haineux sur internet, qui sont parfois à connotation raciste mais qui parfois relèvent aussi de la violence gratuite.

Nous aimerions savoir de quelle manière vos associations s’efforcent de lutter contre ces phénomènes et d’alerter l’ensemble des publics. Nous aimerions également connaître votre point de vue sur la sensibilité de la jeunesse vis-à-vis de la lutte contre le racisme. Nous entendions il y a deux jours des représentants d’instituts de sondage, qui nous indiquaient que celle-ci était reléguée assez loin dans les préoccupations des Français, et a fortiori des jeunes. Le racisme et la diffusion de propos haineux sont bien souvent considérés avec résignation comme faisant partie intégrante de notre société et de notre quotidien, et ce chez les jeunes comme dans l’ensemble de la population. L’Assemblée nationale a cependant décidé de donner un nouvel élan à la lutte contre ces phénomènes, dont les dégâts psychologiques potentiels – voire parfois physiques – sont amplifiés par le développement des moyens de communication.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je suis ravie de revoir certains d’entre vous, que j’avais pu croiser lors des travaux préparatoires à la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet qu’avait portée notre collègue Laetitia Avia.

Au fil des auditions, l’architecture de notre rapport se dessine. Un chapitre sera consacré aux propos et aux comportements racistes. Il s’agit là de comportements répréhensibles au sens de la loi, qui ont tendance à se raréfier dans la rue mais qui ont malheureusement tendance à devenir plus fréquent sur Internet, qui est un média jeune. Nous aimerions en savoir davantage sur le développement de ces phénomènes, sur leurs auteurs et leurs victimes. Nous aimerions aussi connaître les missions que vous menez dans ce domaine.

Mme Radia Bakkouch, présidente de l’association Coexister France. Je vous remercie pour cette invitation. L’association Coexister France travaille depuis douze ans sur le terrain. Notre but est de réunir des publics d’origines, de convictions et d’âges divers (de quinze à trente-cinq ans). Nous les mobilisons afin qu’ils deviennent des ambassadeurs de paix. Près de dix mille jeunes sont passés par notre association et ils relaient aujourd’hui notre action. Nous intervenons également en milieu scolaire, pour déconstruire les préjugés, et évoquer des sujets parfois tabous, et notamment les discriminations, les formes de racisme, les préjugés, les amalgames, et les stéréotypes. Au total, nous sommes intervenus devant cent vingt mille jeunes. Nous intervenons dans tous les milieux, privés comme publics, urbains, ruraux ou périurbains.

Nous ne sommes pas chercheurs, aussi ne disposons-nous que de notre expérience de terrain. Selon le rapport de juin dernier de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), les actes et les paroles antisémites auraient augmenté de 27 % en 2019, contre 132 % pour les faits de nature xénophobe et 54 % pour les faits islamophobes. Ces résultats correspondent à nos impressions sur le terrain.

Les jeunes qui nous rejoignent ne se sentent plus en sécurité ni acceptés par la société qui les entoure. Ils aspirent à davantage de confiance, d’égalité et de justice. Ils perçoivent surtout l’amplification des phénomènes de racisme et de discrimination à travers les discours décomplexés et insidieux de certains acteurs de la sphère politico-médiatique. Ce phénomène est plus souvent cité que les formes de discrimination (à l’embauche, dans l’accès au logement, etc.) ou des actes de racisme dans la vie quotidienne, dans la rue comme à l’université. Les jeunes se sentent impuissants devant les propos racistes et en particulier islamophobes tenus par certains intervenants dans les médias. Ces discours semblent rester impunis. Simultanément, ce discours décomplexé induit chez les jeunes le sentiment de ne pas avoir le droit d’exprimer leur avis ou de décrire leur situation. Nous assistons en quelque sorte à une faillite républicaine, qui alimente un sentiment de désarroi et de désespoir.

Ce phénomène touche aussi la sphère virtuelle, diverses personnalités publiques multipliant sur leurs comptes Twitter les campagnes d’attaque contre des personnes ou des groupes de personnes, notamment sur la base de leurs origines, leur ethnie, leur couleur de peau, leur religion ou leurs convictions. Ils en viennent à penser que ces personnalités agissent de concert et représentent un discours dominant. Ils se sentent désarmés pour répondre à ces attaques car ils ne disposent pas des mêmes codes.

Les publics auprès desquels nous intervenons ressentent également une peur de l’institution policière, en lien avec les violences policières, et ils estiment que l’État ne se préoccupe que trop peu de cette question.

Enfin, nos publics craignent que la loi contre les séparatismes ait un contenu islamophobe, et qu’elle soit le terreau du communautarisme. Ainsi, même si cette loi repose sur des consensus, notamment au sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre le sexisme et certaines pratiques patriarcales, cette loi risque à leurs yeux d’être inutile.

Nous préconisons une amplification des moyens de lutte et un élargissement des prérogatives du Défenseur des droits. Cette instance inspire la confiance pour beaucoup mais elle semble handicapée dans son action par un manque de moyens. Nous proposons par ailleurs d’élargir ses prérogatives aux questions des pratiques racistes, y compris au sein des institutions publiques.

Nous souhaitons par ailleurs que les paroles et les actes profondément racistes continuent à être sanctionnés. Nous appelons aussi à la mise en place d’actions préventives à travers des politiques publiques qui favoriseraient le développement de la cohésion, de la mixité et du lien social.

Nous exerçons une veille sur les initiatives dans les autres pays. Je vous soumettrai deux exemples. Dans le cadre de la justice transitionnelle, après les nombreux conflits qu’a connus le Togo dans les années 1990, le gouvernement togolais a mis en place des comités de paix, qui sont composés d’acteurs d’origines diverses. Ils sont consultés sur les conséquences potentielles des projets de lois sur la diversité dans le pays.

Le deuxième exemple est celui de l’Office of ethnic communities en Nouvelle‑Zélande. La finalité de cette instance de conseil est de contribuer à la construction d’une société plus inclusive pour les diversités. Elle a été créée à la suite des attentats de mars 2019, et a été très bien reçue par la population. Il est à ce titre intéressant de voir comment la société civile s’est emparée de cet outil. 

Notre dernière préconisation porte sur les pratiques mémorielles. Nous travaillons beaucoup sur cette question au sein de Coexister France, nous efforçons de confronter nos publics à leurs mémoires respectives. Nous prônons ainsi un accès à la mémoire plus inclusif car nous y voyons un moyen de lutte contre le négationnisme ou une méconnaissance profonde de l’histoire. Il est donc essentiel de continuer à évoquer la Shoah, dont l’importance est immense, mais aussi l’esclavage. Cet exercice mémoriel est capital pour comprendre comment la France s’est construite, y compris à travers les épisodes récents de la guerre d’Algérie et de la décolonisation, et d’analyser la relation entre ce contexte historique et le racisme. Nous voyons aussi dans ce travail mémoriel un moyen de renforcer le sentiment d’appartenance de tout un chacun à notre société, par opposition avec le sentiment d’exclusion et d’oppression qui peut naître chez les victimes d’actes racistes.

M. Philippe Coen, président de l’association Respect zone. Je vous remercie de votre invitation. Je rejoins les constats et propositions déjà exprimés par Radia Bakkouch. Mon association, Respect zone, a été créée en 2012. Elle est aujourd’hui implantée dans cinq pays. Nous cherchons à introduire un nouveau paradigme sur le racisme afin de pouvoir mieux lutter contre le phénomène. Nous estimons en effet que le vocabulaire actuel est séculaire et qu’il repose sur des concepts de plus en plus difficilement compréhensibles.

Le mot « racisme » se complète de nombreuses autres dimensions comme l’antisémitisme, l’homophobie ou l’islamophobie. Ainsi, plutôt que de nous baser sur la notion de racisme, nous préférons prôner l’acceptation et la bienveillance envers autrui. Nous avons cherché d’autres vaisseaux sémantiques, pour opérer le voyage de l’accompagnement vers une compréhension et une éducation réformée, audible et recevable.

Notre principal domaine d’action est la lutte contre la cyber violence. Que les propos haineux soient ou non à caractère raciste, qu’ils s’expriment à l’école, au sein de l’entreprise ou sur internet, ils ont tous pour caractéristique commune d’infliger une forme de douleur à leurs victimes. La violence que nous observons est rarement unitaire. Nous avons donc travaillé de manière positive sur un nouveau paradigme permettant de rendre audibles les outils éducatifs.

Nous avons ainsi proposé d’investir dans ce qui nous rassemble en tant que citoyens. Dans la mesure où nous sommes exposés à des discours pouvant venir de partout dans le monde, nous ne pouvions pas limiter notre cadre de réflexion à la loi du concordat, à la loi de 2004 sur la laïcité et aux seules spécificités françaises. Or en travaillant à l’étranger et notamment en Belgique, nous avons constaté que certains concepts français étaient difficilement exportables car difficilement compréhensibles dans d’autres pays. Or nos combats n’ont pas nécessairement vocation à se limiter à la France. Ils peuvent s’adresser à un cadre plus global, et notamment le monde de la Francophonie.

Nous avons résumé notre idée et notre concept à travers la formule : « respect by design ». Comment convaincre à la fois les individus et les structures sociales – entreprises, réseaux sociaux, associations, institutions – de prévoir dans l’ergonomie de leur propre structure l’engagement pour le respect d’autrui ?

Au terme « racisme » je préfère l’expression « haine identitaire » afin de tenir compte d’autres manifestations de haine que celles basées sur le concept de « race ». La haine identitaire consiste à stigmatiser l’autre pour les troubles identitaires dont on souffre soi-même.

Le travail éducatif consiste en effet à stimuler la pensée de l’apprenant. Nous lui faisons d’ailleurs jouer le rôle d’enseignant durant une certaine phase. Plutôt que de demeurer dans le schéma vertical où l’adulte enseigne à l’enfant, nous invitons ce dernier à décrire la situation et à formuler des pistes d’amélioration.

Nous travaillons avec des instances éducatives (écoles, université), et des territoires (municipalités, communautés de communes), pour étendre le développement du respect sur les réseaux sociaux dans la cité et dans le monde physique. Nous n’avions pas nécessairement anticipé cette demande. Nous avons du reste dû modifier notre charte pour pouvoir y répondre. Il s’agit de faire en sorte que les règles de respect soient aussi bien affichées dans les espaces physiques qu’immatériels.

Nous avons répondu à cette demande pour créer de l’engagement, notamment à travers l’injection de symbole dans l’espace numérique et l’espace physique. Je rejoins les propos de Radia Bakkouch sur l’existence d’une banalisation d’un certain racisme, et l’absence d’exemplarité des adultes, des élus, ou des responsables. Nous constatons ce phénomène parfois au plus haut de l’État. Nous sommes très inquiets de la perte des repères liés aux notions de citoyenneté et de respect. C’est pourquoi je dépasse la notion d’antiracime pour m’intéresser au mieux-vivre ensemble.

Nos modes d’action consistent à intervenir physiquement dans les établissements. Nous avons été choisis depuis peu par le ministère des sports pour mener des actions à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP) et dans l’ensemble des centres de ressources, d’expertise et de performance sportive (CREPS). Nous sommes chargés de former les athlètes, les entraîneurs et les professeurs à cette question difficile : comment vivre ensemble d’une manière acceptable, dans un univers souvent clos ? Le problème des vestiaires et du déshabillage se pose par exemple spécifiquement au monde sportif.

Nous intervenons ainsi dans différentes instances. Outre les territoires et le monde éducatif, l’entreprise constitue à nos yeux un axe prioritaire. Pour nous, la notion d’éducation ne s’adresse pas qu’aux enfants mais également aux adultes. À tout âge on peut apprendre, s’améliorer et devenir plus respectueux des valeurs essentielles de notre République.

Nous avons ainsi proposé une charte autour de la notion de respect. Le travail rédactionnel s’est avéré plus aisé que si nous nous étions bornés au racisme. Nous avons créé le label Respect zone qui caractérise les engagements contractuels des propriétaires de sites internet en matière de respect. C’est du reste le cas de certains des élus qui siègent dans cette Assemblée. Il s’agit d’un engagement formalisé par un contrat citoyen, que nous avons renommé dans le cadre de notre combat pour le respect sur les réseaux sociaux, et contre les discriminations, le harcèlement, et la radicalisation. Ce sont les trois thèmes clefs de notre charte.

Plusieurs dizaines d’entreprises et autres structures se sont approprié cette charte et imposent à tous leurs employés et nouveaux embauchés de la signer. Certaines de ces entreprises sont de taille importante. Nous les intégrons à notre démarche à travers un conventionnement où figure notamment l’obligation d’adhérer à la charte pour tous leurs membres. Différentes écoles nous ont sollicités – nous n’avons pas eu besoin de les démarcher grâce à nos campagnes. Ces chartes rendent plus aisée la caractérisation des faits de haine car il devient possible de se référer à une base communément acceptée par les élèves, leurs parents et leurs professeurs. L’engagement individuel de chaque acteur lui devient alors opposable.

J’en viens à présent à quelques propositions dont vous pourriez vous inspirer. Nous faisons partie de l’observatoire du conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui a été institué par la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite loi Avia, et qui est chargé de l’observation des contenus haineux sur internet. Dans ce cadre, nous avons recommandé de valoriser la profession de modérateur, partant du principe que des algorithmes ne sont pas suffisants pour supprimer des contenus haineux ou racistes et qu’il importe donc de disposer de personnes qualifiées pour les reconnaître voire pour jouer un rôle éducatif auprès des utilisateurs des espaces qu’ils modèrent.

Nous proposons par ailleurs de récompenser toutes les personnes morales qui s’engageraient dans une contractualisation citoyenne contre le racisme en leur offrant des conditions privilégiées d’accès à certaines aides d’État ou à diverses formes de valorisation par les pouvoirs publics. Il nous revient, peut-être avec votre mission d’information, de définir les moyens de favoriser cet engagement.

Enfin, nous travaillons depuis 2014 sur les moyens d’inciter les entreprises du numérique au sens large, dont les réseaux sociaux, à œuvrer en faveur du respect numérique. Nous avons créé il y a trois mois une clinique des droits humains numériques à l’université Paris-Dauphine au sein d’un laboratoire de recherche. Elle sera le supplétif de l’assistance juridique gratuite que nous proposons aux victimes.

Mme Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance et du numéro pour la protection des mineurs sur internet Net écoute. Je partage l’ensemble des propos qui ont été tenus. Je représente l’association e-Enfance, qui traite de la protection de l’enfance sur internet depuis 2005. Nous sommes également chargés du numéro vert Net écoute, qui s’occupe de la protection des mineurs sur internet depuis plus de dix ans, et qui collabore avec les autorités judiciaires, le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, ou encore les réseaux sociaux, auxquels nous signalons les mineurs victimes de cyber violences.

Je me concentrerai ainsi spécifiquement sur notre cœur de métier : la protection de l’enfance. Nous avons parfois besoin d’extraire l’enfant de l’environnement éducatif familial, qui peut avoir induit chez lui des stéréotypes racistes. Des chercheurs ont montré que ces stéréotypes peuvent être en place dès huit ans ; il convient alors de les déconstruire.

Tout comme Philippe Coen, je considère que l’éducation des enfants n’est pas du seul ressort de l’école. Il appartient à tout un chacun que les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, nos valeurs démocratiques de respect, de tolérance, et d’acceptation de la différence. Cela rendra moins laborieux le travail de déconstruction des stéréotypes, même si personne n’est complètement exempt de certains préjugés.

L’environnement familial n’est pas toujours protecteur et garant des droits de l’enfant, et c’est le rôle de la collectivité de les assurer. Ce travail commence dès la crèche et la maternelle, à un âge où l’enfant apprend à vivre avec d’autres personnes que les membres de sa famille et où il découvre la diversité. Pour les enfants qui ont eu la chance de côtoyer la mixité dès leur plus jeune âge, il n’est nul besoin de les aider à construire des fondamentaux car ils ont effectué ce travail eux-mêmes à partir de leur expérience de vie. Il est essentiel de relancer le travail sur la mixité tout au long de la scolarité car force est de constater que la réforme de la carte scolaire n’a pas rempli ses objectifs. Les enfants qui grandissent dans la mixité seront moins susceptibles de développer des stéréotypes sexistes, homophobes, racistes, antisémites, etc., qu’ils seront ensuite susceptibles de colporter toute leur vie.

Les enfants ne sont pas racistes par nature. Ils peuvent être surpris en découvrant une différence visuelle mais leur regard n’est empreint d’aucun jugement de valeur ou de sentiment de domination comme pourrait l’être une personne raciste. Le racisme est donc une construction mentale.

Je partage les propos de Philippe Coen sur la nécessité du positif, du respect, et de la bienveillance, mots qui ont peu de valeurs en France, mais qui en ont davantage à l’étranger. Notre travail porte aussi sur les émotions et l’empathie, ce sur quoi l’éducation nationale est en train de se pencher. Il est important de connaître ses émotions, de reconnaître la peur, d’en comprendre les déterminants et par empathie, de comprendre la peur de l’autre. La peur est une émotion qui ne doit pas nécessairement conduire au jugement ou au racisme. Ce travail me paraît absolument primordial, car nous sommes des individus avant d’être des êtres sociaux.

Je diverge en revanche avec Philippe Coen dans le sens où le règlement intérieur est censé déjà incarner les valeurs de respect de l’autre, tout comme l’instruction civique est censée inculquer aux enfants les principes contenus dans la Constitution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La charte de Respect zone est une initiative formidable, mais s’il apparaît nécessaire de l’introduire à l’école, cela signifie que l’apprentissage des valeurs républicaines a été imparfait. Je pense d’ailleurs que cette fonction de l’école, celle de former les futurs citoyens de la Nation, a été quelque peu oubliée. L’éducation civique ne doit pas être considérée comme une matière secondaire mais elle doit faire partie des acquis fondamentaux. Les enfants doivent absolument connaître la Constitution, leurs droits en tant qu’enfants et les droits du citoyen. Les phénomènes que l’on observe sur internet sont la résultante de cet enseignement imparfait.

M. Samuel Comblez, directeur des opérations de l’association e-Enfance et de Net écoute. Sur notre ligne d’écoute, nous avons la chance d’accueillir toutes les personnes qui peuvent être confrontées à des difficultés sur internet, Les formes de racisme semblent s’y inscrire dans la continuité des comportements hors ligne. Nous notons cependant une certaine tendance à la banalisation de la violence sur internet chez les jeunes, y compris pour ce qui est du racisme. Les jeunes en viennent à penser qu’il n’est pas nécessaire de lutter contre les discriminations puisqu’elles font partie intégrante de leur quotidien.

Dans le cadre de nos activités, nous observons toutes sortes de comportements de rejet, d’intolérance et de haine, et le racisme n’en représente qu’une part minoritaire. Lorsque nous intervenons en classe, les jeunes s’accordent à dire que le racisme est intolérable et doit être combattu, et pourtant, ils ont intégré des préjugés, ces derniers étant d’autant plus nombreux qu’ils avancent en âge.

Les messages à caractère haineux ou discriminatoires peuvent avoir des effets considérables sur leurs victimes mais nous faisons face à une difficulté : nombre de ces victimes ne se déclarent pas comme telles, ce qui complique notre appréhension de la problématique et la détection des phénomènes à bas bruit. Nous sommes fréquemment conduits à travailler sur des situations où les attaques peuvent être assez insidieuses et pas ouvertement discriminatoires ou racistes. Il peut s’agir de photographies ou d’images détournées par exemple. Ces comportements insidieux n’en sont pas moins violents. Qui plus est, les modérateurs des plates-formes peuvent rencontrer des difficultés à identifier ces agressions, et notamment s’ils ne sont pas francophones ou aptes à reconnaître un contexte comme un Français pourrait le faire. Nous jouons ainsi le rôle de tiers de confiance auprès de ces plates-formes. Un autre problème fréquent est l’incapacité de certaines plates-formes à traiter les situations dont nous les saisissons dans un délai acceptable, ce qui contribue à la viralité des propos. Nous identifions là une importante marge de progression. Il arrive même que nous ayons des difficultés à leur faire comprendre la gravité d’une situation lorsqu’il s’agit de plates-formes étrangères qui ignorent certains éléments de contexte français.

Nous pensons que l’action préventive est tout autant importante que la répression. Nous intervenons ainsi au plus jeune âge possible, dès le CE1. Nous constatons un fort intérêt des enfants pour les sujets liés au racisme, un intérêt qui va croissant avec l’âge. Les enfants sont en attente d’informations et de réflexions sur ces problématiques.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vos propos étaient très riches et répondent déjà assez largement à nos interrogations pour la thématique qui nous intéresse aujourd’hui. Je retiens notamment la notion d’exemplarité, et l’idée qu’il faut mener une action particulière sur les comptes ayant énormément d’audience, et qui ont de ce fait une responsabilité plus importante. Ce point me semble commun à vos trois discours, et nous n’avons pas nécessairement réussi à l’inclure dans notre texte précédent.

Il convient également de mettre en exergue le rôle de l’Europe. Nous avions placé beaucoup d’espoir dans cet échelon, qui pourrait nous permettre collectivement de conférer un statut particulier aux réseaux sociaux, qui ne sont ni hébergeurs ni éditeurs. Cela permettrait de les encadrer de manière spécifique. 

Mme Michèle Victory. J’ai été enseignante en lycée professionnel, et je souhaiterais revenir sur le rôle de l’école. Je pense que nous avons, avec mes collègues, consacré un temps suffisant dans les programmes aux chartes, aux droits de l’enfant, etc. Par ailleurs, j’ai toujours vu mes collègues prendre le temps de déconstruire les préjugés et ce quelle que soit la matière enseignée. Ce travail est essentiel pour établir une ambiance saine dans la classe. En outre, je ne pense pas qu’il appartient seulement à l’école d’inculquer les valeurs de notre société. Quant aux règlements intérieurs, s’ils sont déjà censés intégrer la notion de respect, certains établissements vont plus loin dans ce domaine en élaborant des chartes sur le sujet.

Mme Justine Atlan. La co-construction de ces chartes avec les élèves me semble primordiale, et ce dès le plus jeune âge. Nous avons cependant parfois du mal à la mettre en œuvre en France.

M. Philippe Coen. Il suffirait de proposer un texte qui obligerait les réseaux sociaux à faire signer aux comptes extrêmement suivis une charte efficace. Il n’y a là aucune contradiction avec la liberté d’expression, puisqu’il s’agit simplement de respecter le droit français, qui n’est pas un droit censeur. La charte ne sera pas compliquée à écrire, et nous serons à vos côtés si vous avez besoin d’aide.

Une consultation se tient actuellement sur le paquet européen relatif aux services numériques (digital services act package), qui est également censé répondre à ce type de questions. Les efforts législatifs européens et français pourront donc être coordonnés.

Je partage complètement l’idée que la co-construction est nécessaire, mais à condition de reposer sur une base solide. Les élèves ont besoin de fondamentaux et je ne pense pas qu’ils soient capables de les construire intégralement par eux-mêmes. Nous proposons ainsi, à l’école et en dehors, des concours de cyberéloquence, que nous avons appelés des « respect duels ». Nous avons noué un partenariat avec les réseaux sociaux pour ce faire. L’idée de la démarche consiste à tenir un propos humoristique mais respectueux de la loi. Ces concours rencontrent un vif succès et véhiculent une idée positive et éducative de sensibilisation en co-construction.

Mme Radia Bakkouch. J’aimerais revenir sur l’exemplarité. Il est certes possible de mener des actions sur les réseaux sociaux, mais il est indispensable de se pencher sur les médias traditionnels, et notamment la télévision. Hier soir sur CNews, Éric Zemmour a déclaré lors d’un débat sur les migrants mineurs isolés : « Il faut que tous ces jeunes, comme le reste de l’immigration, ne viennent plus. Ils n’ont rien à faire ici. Ils sont voleurs, assassins, violeurs. C’est tout ce qu’ils sont. Il faut les renvoyer. » Chaque nouvelle déclaration d’Éric Zemmour est une catastrophe pour les jeunes.

Mme Justine Atlan. La sanction est le pendant de l’engagement, et elle est d’autant mieux acceptée, notamment par les jeunes qu’elle est indiquée dans la règle. On a parfois tendance à considérer le terme « sanction » comme un gros mot en France mais ce n’en est pas un.

M. Philippe Coen. Et les sanctions se doivent d’être rapides.

Mme Justine Atlan. Absolument. L’exemplarité passe par l’exécution de la loi. Les jeunes que nous interrogeons sont majoritairement favorables aux sanctions entre eux, et près de 70 % d’entre eux considèrent que les cyberviolences devraient être davantage sanctionnées. L’absence de sanction peut induire un passage inconscient de victime à auteur.

Certaines opinions sur les réseaux sociaux doivent être sanctionnées, et elles le sont de plus en plus souvent. Les réseaux sociaux donnent la parole à de nombreux groupes et citoyens mais ils peuvent aussi minorer voire supprimer la parole des comptes jugés problématiques.

Nous devons également réfléchir à la question du seuil au-delà duquel un compte peut être considéré comme un leader d’opinion, et devant dès lors être soumis à une plus grande exemplarité. Certaines plates-formes ont créé une notion de « compte public » ou personnalités publiques pour les membres touchant une certaine audience, les astreignant à une surveillance accrue, mais sur d’autres des comptes qualifiés de « privés » peuvent compter des centaines de milliers d’abonnés sans pour autant être considérés comme des leaders d’opinion.

M. Samuel Comblez. Les jeunes savent que le racisme est un sujet qui peut permettre de gagner rapidement une forte audience sur internet, et que règne une certaine impunité dans ce domaine. Ils peuvent alors avoir tendance à créer volontairement des contenus offensants, espérant qu’ils deviendront viraux et accroîtront leur notoriété. Le racisme devient ainsi quasiment un moyen de communication à part entière, ce qui est préoccupant.

M. le président Robin Reda. La recette de l’audimat à la télévision ou sur les réseaux sociaux est en effet utilisée par différentes catégories d’acteurs. Je vous remercie.

La séance est levée à 10 heures.

 


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Compte rendu  35    Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports

(Réunion du jeudi 1er octobre 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 05.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, monsieur le ministre, merci de vous être rendus disponibles pour cette audition dans le cadre de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter – car nous comptons proposer des pistes d’action contre ce fléau.

Nous avons consacré cette matinée d’auditions à la question de la relation entre éducation et lutte contre le racisme et, pour la clôturer en beauté, nous avons l’honneur et le plaisir d’auditionner M. le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer.

Cette mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Il ne s’agit donc pas de réagir à l’émotion suscitée par l’actualité nationale ou internationale récente, même si, bien sûr, nous en traitons beaucoup. Au-delà de cette législature, cela fait longtemps que la représentation nationale s’intéresse à la question du racisme, qui est compliquée et endémique. À l’issue de nos travaux, nous tenterons de rédiger le rapport le plus précis et exhaustif possible pour identifier les différentes formes de racisme qui émergent ou perdurent dans notre société et proposer des pistes de solutions.

Nous avons entendu des universitaires, des chercheurs, des sociologues, des statisticiens, ainsi que de nombreuses associations de terrain qui œuvrent dans le domaine de la lutte contre le racisme et les discriminations. Nous nous intéressons notamment, je le disais, à la place dévolue à l’éducation : cet enjeu est revenu presque systématiquement dans les auditions que nous avons menées, ce qui en fait l’une des questions centrales qui ressortent de notre travail.

Le ministère de l’éducation n’est évidemment pas seul dans la lutte contre le racisme – nous entendrons d’ailleurs le ministère de l’intérieur, probablement aussi celui de la justice –, mais il est pour nous fondamental de commencer par les questions d’éducation. Vous le savez sans doute mieux que nous : les attentes envers l’éducation nationale, sur ce point comme sur d’autres, sont immenses. Plusieurs aspects entrent en ligne de compte : l’enseignement de l’histoire, la place de l’éducation morale et civique à l’école, les interventions d’associations dans les établissements, la lutte contre la haine en ligne, ou encore les nouveaux outils de communication.

Je vois trois enjeux, que je rappellerai pour lancer le débat.

D’abord, nous nous interrogeons beaucoup sur la place du racisme dans l’opinion. Un grand nombre de chercheurs, en particulier dans les instituts de sondage – nous en avons reçu récemment des représentants –, ne font pas état d’une préoccupation très prégnante dans la société à l’égard du racisme, non que celui-ci n’inquiète pas nos concitoyens, mais il est relégué derrière les priorités du quotidien. Il est même parfois accepté avec un peu de désabusement par nos concitoyens.

Ensuite, il y a la question fondamentale des nouveaux moyens d’expression, qui ont une incidence très directe sur les établissements scolaires et la haine à l’école, notamment, bien entendu, à travers les réseaux sociaux, qui permettent de véhiculer des images, des préjugés et des informations pas toujours de la meilleure facture.

Enfin, on entend un discours, dont certains se sont fait l’écho jusque dans nos auditions, consistant à mettre en cause la République et l’État : celui-ci serait incapable de lutter contre son propre racisme endémique et une forme de racisme institutionnel. À titre personnel, je récuse cette analyse, mais nous devons obligatoirement en débattre dans le cadre de cette mission d’information.

Je laisse à présent Mme la rapporteure s’exprimer. Ensuite, monsieur le ministre, vous aurez la parole pour un propos liminaire, qui pourra donner lieu à un échange entre nous.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci, monsieur le ministre, d’être venu personnellement devant notre mission d’information. Comme le disait le président, quasiment toutes nos auditions nous ramènent à l’importance de l’éducation : elle est à l’origine de tous les parcours, mais participe aussi à la construction des stéréotypes et des préjugés. Nous avons auditionné la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), et nous savons donc qu’un cadre d’action a été mis en place sous votre autorité. Nous aimerions d’ailleurs que vous nous donniez quelques détails à ce propos. Nous savons à quel point il est difficile de faire bouger les choses : l’éducation nationale est un gros paquebot, auquel on ne peut pas faire changer de cap rapidement.

Grâce aux auditions que nous avons menées, nous avons établi une typologie des différentes sortes de racisme qui gangrènent notre société.

La première forme est, en définitive, toute simple : elle est fondée sur la croyance en l’existence de races. Elle se traduit par des propos et des actes pour lesquels la réponse est avant tout d’ordre judiciaire et pénal.

La deuxième forme de racisme consiste dans les préjugés et stéréotypes, que nous essayons d’ailleurs d’alléger de leur charge morale, car, en dernière analyse, force est de reconnaître que nous en avons tous au fond de nous. Même si nous luttons contre eux parce qu’on nous a dit qu’il n’était pas bien d’en avoir, ces préjugés peuvent persister. Ils se manifestent de diverses manières dans la société. Contre cette forme de racisme, l’école peut jouer un rôle fondamental, en favorisant la coopération, l’échange et la connaissance de l’autre, pour aboutir à une meilleure acceptation des différences et de la diversité.

La troisième forme consiste dans ce que d’aucuns appellent le « racisme institutionnel », comme le disait Robin Reda. Cette expression est revenue très souvent dans les auditions ; nous avons essayé de ne pas nous en offusquer à chaque fois, mais plutôt de comprendre ce qu’il y a derrière. Certains chercheurs nous ont expliqué que c’était une discrimination probablement produite par les institutions mais de façon totalement involontaire, et qui crée chez ceux qui en sont victimes le sentiment qu’il s’agit de racisme. À cet égard, et pour ce qui concerne votre ministère – car on pourrait aussi évoquer le logement, ou encore l’accès à l’emploi –, nous allons peut-être parler d’orientation et de carte scolaire : nous souhaitons vous entendre sur ces questions.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Merci beaucoup, monsieur le président, madame la rapporteure, pour votre invitation : je suis évidemment très heureux de m’exprimer devant vous tous sur cette question très importante, qui, je le dis d’emblée, est au cœur même du pacte républicain.

Le mot « République » ne doit pas être sous-estimé quand il s’agit d’aborder l’ensemble des enjeux liés au racisme, car il a plusieurs conséquences, à commencer par la mise en œuvre de la devise nationale, en vertu de laquelle les citoyens sont égaux et ne sauraient donc être différenciés et discriminés en fonction, en particulier, de leur origine ou de leur couleur de peau. Tous les pays n’ont pas exactement la même manière d’aborder la question. Il est important de voir ce qu’il y a à la fois d’universel et de spécifiquement français et républicain en la matière, d’autant que des contre-modèles cherchent parfois à s’imposer à nous. Nous devons être extrêmement solides, à la fois philosophiquement et politiquement, sur ce que signifie ce socle républicain. D’une façon générale, les enjeux intellectuels et culturels sont extrêmement importants, car ils sont le soubassement de tout ce dont nous discutons ensemble ce matin : sans cette base, et si l’on n’y prend garde, il y a toute une série de fausses idées, de fausses approches, voire de projets antirépublicains qui peuvent s’insinuer dans la vie nationale, notamment au travers de l’éducation.

Du reste, l’école a toujours été la colonne vertébrale de la République, et ce dès le début. L’école de la République doit donc être fidèle à ce qui est la philosophie de la République – il en a été très clairement ainsi tout au long de la Troisième République, notamment. C’est pourquoi j’assume pleinement ce que vous avez dit en commençant et qui était sous-jacent à votre invitation, c’est-à-dire le fait que l’école de la République doit s’occuper de racisme. Oui, bien sûr : nous nous occupons d’instruction publique, d’éducation et donc de transmission des valeurs de la République, et nous devons l’affirmer haut et fort. Cela n’a rien de désuet ou d’archaïque, contrairement à ce que certains voudraient faire croire. Il faut l’assumer totalement : l’école de la République consolide la République ; l’école de la République transmet les valeurs de la République.

Lorsque, en arrivant au ministère, j’ai insisté d’abord et avant tout sur les savoirs fondamentaux, notamment à l’école primaire, j’ai utilisé la formule suivante : lire, écrire, compter, respecter autrui. En ajoutant le respect d’autrui au socle habituel, j’avais évidemment à l’esprit ce dont nous discutons : cela exclut par définition le racisme, l’antisémitisme et tous les phénomènes de discrimination, que l’on doit évacuer de la vie collective si l’on veut que celle-ci soit républicaine. Le respect d’autrui est à mes yeux un enjeu majeur. Nous devons l’inculquer aux enfants dès l’école maternelle, de façon très concrète et pratique : en la matière, et même si j’ai dit que les aspects philosophiques étaient essentiels, on doit se garder d’une approche trop théorique et abstraite ; il faut lui trouver une traduction dans la vie courante des élèves.

La vie collective se joue dès l’école maternelle. Je n’ai jamais vu d’enfant spontanément raciste, ce qui est d’ailleurs un motif d’optimisme ; en revanche, on voit très rapidement des enfants intégrer des préjugés familiaux ou attrapés dans leur environnement, à l’école ou ailleurs.

L’éducation nationale a pris à bras-le-corps la question de la lutte contre le racisme depuis un assez grand nombre d’années, et pas seulement au titre de la transmission des valeurs de la République : des processus et des actions spécifiques ont été développés contre le racisme et l’antisémitisme.

La réactivation de l’éducation civique et morale par Jean-Pierre Chevènement a été un élément très important. Si plus personne ne le conteste, il n’en a pas toujours été de même. Désormais, on se rend compte qu’il est indispensable de prendre l’éducation civique et morale très au sérieux et de la placer au cœur du système éducatif. En termes d’horaires, elle est toujours vivante et forte. Comme vous le savez, dans l’enseignement secondaire, elle est assurée par les professeurs d’histoire-géographie. Dans le cadre de la réforme du baccalauréat, j’ai tenu à préserver les trois heures et demie d’histoire-géographie dans le tronc commun, alors même qu’il y avait des discussions sur ce point, tout en insistant pour que la demi-heure consacrée à l’éducation civique soit clairement distinguée de l’histoire et de la géographie – libre au professeur, évidemment, d’organiser les choses comme il l’entend, par exemple en en faisant une heure toutes les deux semaines. Quoi qu’il en soit, il doit y avoir un temps véritablement dédié à l’éducation civique et morale, qui ne soit pas « mangé » par l’histoire et la géographie.

De même, différents projets que nous avons pour la vie de l’élève appartiennent clairement au domaine de l’engagement civique et ont un rapport avec la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. C’est d’ailleurs en ce moment la semaine de l’engagement : nous disons aux élèves qu’il est bon d’être délégué de classe, éco-délégué, ou encore ambassadeur contre le harcèlement – bref, de prendre des responsabilités. La lutte contre le harcèlement que nous menons a, bien évidemment, des rapports avec celle contre le racisme et la haine anti-LGBT ; le déploiement progressif du service national universel relève lui aussi de l’éducation morale et civique.

Je ne prétends pas du tout, bien entendu, que cette prise de conscience de l’importance des enjeux de l’éducation morale et civique a commencé avec moi. Il en est de même pour les actions spécifiques qui doivent être menées, même si nous allons les poursuivre et les approfondir. Par exemple, dans les documents que nous éditons pour le service national universel, la question de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme est toujours présente. J’y reviendrai, si vous le souhaitez, en réponse à vos questions.

Ensuite, nous nous sommes organisés spécifiquement pour la défense des valeurs de la République. À cet égard, en revanche, une nouvelle étape a été engagée depuis 2017.

Nous avons créé le conseil des sages de la laïcité, dont le champ d’intervention inclut la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Il mène un travail pluridisciplinaire qui nous permet, entre autres, d’établir un certain nombre de règles, de points de repère pour les acteurs de l’éducation nationale, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique. Ainsi, nous avons rédigé un vade-mecum sur la laïcité. Un autre, datant du mois de janvier, et que je vous distribuerai, s’intitule quant à lui : « Agir contre le racisme et l’antisémitisme ». Il comprend des fiches extrêmement pratiques : « Répondre à des insultes et des injures racistes/antisémites », « Répondre à des violences à caractère raciste/antisémite », ou encore : « Quelles procédures mettre en œuvre pour répondre au racisme et à l’antisémitisme en milieu scolaire ? ».

Nous avons aussi mis en place ce que nous appelons les équipes « valeurs de la République ». Présentes dans chaque rectorat, elles ont vocation à intervenir chaque fois qu’un problème de cette nature est posé, qu’il s’agisse de racisme, d’antisémitisme ou d’une atteinte à la laïcité : quand un acteur se sent démuni, il peut faire appel au rectorat. Nous envoyons ainsi deux messages : premièrement, que le personnel n’est jamais seul face à ce type de situation ; deuxièmement, que tous les faits de cette nature doivent être signalés.

Je n’ignore pas que l’on dit parfois que l’éducation nationale met les problèmes sous le tapis, qu’il s’agisse des violences, des atteintes à la laïcité, du racisme ou de l’antisémitisme. J’affirme que ce n’est absolument pas la doctrine que je fais valoir depuis 2017. Sans juger de ce qui se passait avant, je dis que le message donné aux professeurs, chefs d’établissement et, plus généralement, à tous les adultes qui travaillent dans l’éducation nationale, est même exactement inverse : il faut signaler les problèmes et, si on a le sentiment d’être impuissant, faire appel aux équipes « valeurs de la République », à travers une adresse mail dédiée.

Cela nous permet de commencer à avoir des statistiques, ou à tout le moins des chiffres – qui vous seront communiqués. Cette démarche repose, évidemment, sur la mobilisation de tous. Il est certain qu’il y a encore des inhibitions, parfois même de la peur chez certains acteurs, ou encore la conviction, à tort, que l’institution ne réagira pas en cas de signalement. Mon message est radicalement inverse : « Vous devez signaler ; vous serez protégés ». La force doit être du côté de la République, alors que trop souvent, sur le terrain, le sentiment qui est donné est qu’elle est plutôt du côté du racisme, de l’antisémitisme, de ceux qui veulent intimider, faire pression, mais aussi faire du prosélytisme. Dans l’école de la République, c’est la République qui dit très sereinement le droit et qui montre sa force. Nous donnons donc les moyens intellectuels et humains pour réussir à le faire.

Cela passe aussi par la formation des personnels à ces enjeux, ce que prévoit la loi pour une école de la confiance du 26 juillet 2019 : dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPE), tout futur professeur doit suivre, dans sa formation initiale, des modules consacrés à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, mais aussi à la connaissance des enjeux de la laïcité. Certes, nous ne partions pas de zéro, tant s’en faut, mais nous faisons en sorte de systématiser la formation dans les maquettes des INSPE, et de lui donner une cohérence au niveau national, au moyen de documents comme ceux que je mentionnais.

Vous le voyez, la question est abordée par tous les angles possibles. Je ne prétends pas du tout que la situation est parfaite, bien entendu ; je dis simplement que nous agissons avec beaucoup de volontarisme et que nous prenons le problème à bras-le-corps, en le traitant de manière continue – ce n’est pas juste le cours d’éducation civique et morale qui est le moment où l’on parle de la lutte contre le racisme : c’est une question de vie quotidienne, qui doit permettre à chacun d’être respecté.

Les dispositifs que j’ai détaillés, et qui se sont déployés au fil du temps, visent non seulement à lutter contre les idéologies de haine, tels le racisme et l’antisémitisme, mais aussi à s’attaquer au quotidien aux stéréotypes, au titre de l’égalité hommes-femmes et de la lutte contre les discriminations anti-LGBT – ce qui rejoint les actions que nous menons contre le harcèlement.

Vous avez évoqué les idéologies qui, insidieusement, réintroduisent le racisme, parfois même sous couvert de lutter contre lui : vous avez fait référence, en effet, aux personnes qui prétendent qu’il existe un racisme d’État tout en organisant des réunions racialisées. Il y a là un paradoxe gigantesque, qui doit être dénoncé comme tel. La chose en elle-même aurait d’ailleurs paru absolument invraisemblable il y a de cela encore une vingtaine d’années : que des gens prétendent tenir des réunions en distinguant les participants selon la couleur de leur peau, et ce sous prétexte de lutter contre le racisme, me paraît porteur d’une forme d’ironie terrifiante.

Cela dit, nous ne devons pas sous-estimer ce phénomène, qui prend d’ailleurs différents noms, parmi lesquels l’indigénisme, car ses soubassements intellectuels, y compris dans le monde académique, sont très puissants, et ses conséquences potentielles très graves. Au lieu de lutter contre le racisme, on l’entretient en réalité en continuant à distinguer les gens selon la couleur de leur peau. C’est totalement antirépublicain, et il y a là quelque chose de très insidieux. Les forces à l’œuvre sont considérables ; je ne considère donc pas ce phénomène comme marginal : c’est une tendance intellectuellement et civilisationnellement dangereuse.

Lorsque j’étais recteur, je voyais avec faveur certaines invitations, faites aux jeunes des territoires placés sous ma responsabilité éducative, à découvrir les États-Unis à travers des stages. A posteriori, je le regrette, sachant désormais ce qui se passe dans ces stages : avec une approche que l’on pourrait qualifier d’« à l’américaine » – même si, heureusement, tous les Américains ne pensent pas comme cela –, nourrie de ce que l’on voit dans certaines universités, et que je connais très bien pour l’avoir étudié, on explique à de jeunes Français que le modèle républicain est totalement désuet, que le communautarisme est bien mieux, que la laïcité est une idée pour barbichus de la Troisième République, sans rapport avec les grands enjeux du XXIe siècle, que si l’on veut aller droit vers le bonheur il faut remettre en cause tout cela, et que d’ailleurs la France est un État raciste.

Instiller ces idées dans l’esprit de jeunes souvent issus de l’immigration me paraît profondément antirépublicain, mais également contraire à l’intérêt réel de ces jeunes. Cela va aussi complètement à l’encontre des intérêts de la République, puisque cela consiste tout simplement à monter les gens les uns contre les autres, et surtout à mentir sur le projet républicain, lequel n’a jamais été raciste – c’est même tout le contraire. La France n’est pas un État raciste. Je regrette d’avoir à expliciter tout cela, tant c’est évident.

Toutes les démonstrations par lesquelles on s’efforce de prouver que nous discriminons davantage – et ce, quel que soit le gouvernement – que d’autres pays me paraissent empreints d’une très grande mauvaise foi, et en réalité porteuses d’un projet qui est la haine de la République : la haine raciste s’accompagne d’une haine de la République. C’est vrai des racistes de tous bords : aucun d’entre eux n’a jamais aimé la République, car celle-ci protège contre le racisme.

Nous devons donc être extrêmement attentifs à ces mouvements, et j’insiste sur le continuum qui existe entre, d’un côté, les enjeux ultra-intellectuels et théoriques et, de l’autre, les enjeux ultra-pratiques et politiques : il y a des idées qui, à la fin, débouchent sur des actes – en l’occurrence des actes de violence, parce qu’elles montent les groupes les uns contre les autres.

Si l’on veut lutter contre le racisme et l’antisémitisme, on doit être d’une très grande lucidité sur ces idéologies qui sont à l’œuvre dans le monde entier et sur ce qui les fait vivre en France dans le monde médiatique, académique et politique. Il faut savoir identifier les forces antirépublicaines, car il en existe, aujourd’hui comme en d’autres temps de l’histoire de la République, notamment sous la Troisième. Ces mouvements, qui peuvent avancer sous différentes bannières, se caractérisent par le racisme et l’antisémitisme, celui-ci, en particulier, étant profondément enraciné en eux. La République doit savoir, de façon sereine mais avec force, se défendre contre le racisme, l’antisémitisme et, plus généralement, tout ce qui essaie de fragmenter notre pays.

La République, c’est le commun, c’est l’égalité, c’est la paix civile. La République, c’est ce qui réunit, chacun étant libre d’avoir sa vie personnelle et ses croyances religieuses. Il est assez aisé de distinguer les idées qui unissent et celles qui fragmentent. L’école de la République doit unir, par-delà toutes les différences. C’est une forme d’évidence, mais ce qui caractérise notre temps, c’est justement que certaines évidences n’en sont plus. Il faut rappeler ces évidences si l’on veut tout simplement préparer l’avenir de nos enfants de manière positive.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, monsieur le ministre. Je ne profiterai pas de ma position pour monopoliser la parole, car de nombreux collègues souhaitent vous poser des questions. Je voudrais simplement revenir sur la dernière partie de votre intervention.

Un intellectuel, ancien président – contesté – du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), vient de publier un ouvrage qui s’intitule Les Impostures de l’universalisme. Il y développe la thèse que vous avez évoquée, à savoir que l’universalisme républicain serait en réalité une violence contre les cultures d’origine, qui se manifesterait notamment à l’école. En creux, on y lit une critique du modèle d’assimilation républicain, dont on peut par ailleurs discuter. Je me demande donc, et cette question me paraît fondamentale, comment l’école gère la concurrence des mémoires et des origines. Celle-ci est en effet exacerbée, notamment dans les établissements scolaires.

D’un point de vue plus pratique, l’école développe de nombreuses coopérations avec des associations œuvrant dans le domaine de l’éducation et de la citoyenneté : selon vous, les actions en ce sens sont-elles suffisantes, et quels dispositifs d’encadrement l’éducation nationale met-elle en œuvre au niveau local ? En effet, il importe de vérifier que ces interventions en milieu scolaire, qui, par définition, se distinguent du discours des professeurs – lesquels, pour leur part, sont de plus en plus formés aux enjeux du racisme, comme vous l’avez rappelé –, sont compatibles avec le projet que vous avez défendu. Il faut se garder d’alimenter la concurrence des mémoires, qui aboutit à une forme d’individualisme, de « moi je » – qu’est-ce que l’on fait pour mes droits, pour ma communauté, pour ma religion ? – que l’on observe dans la société française, en particulier chez les plus jeunes.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Il faut effectivement faire preuve de lucidité et ne pas être naïf, quelle que soit la personne ou l’association qui s’exprime – un grand nombre sont passées ici avant vous – et se demander quel est le projet derrière le discours.

L’idéologie indigéniste cherche à mettre à mal certaines des valeurs de la République. Il n’en demeure pas moins que ce discours, même minoritaire, attire une majorité de jeunes, à qui il semble séduisant, facile à comprendre – probablement simpliste, en réalité. Comment expliquer la persistance des discriminations, sinon par le fait qu’un méchant État laisse faire ?

Outre le fait que ce discours est assez séduisant, on peut incriminer le fameux paradoxe soulevé par Tocqueville, souvent rappelé ici : plus on s’approche de la perfection, plus les imperfections deviennent insupportables. C’est certainement un casse-tête pour l’éducation nationale elle aussi : alors qu’elle se rapproche d’un modèle aussi peu raciste et discriminatoire que possible, certains jeunes continuent à se sentir discriminés, comme un certain nombre de nos concitoyens.

S’ajoute à cela une fracture générationnelle : les personnes ayant immigré il y a deux ou trois décennies savent ce qu’elles ont gagné en arrivant en France et ce qu’elles ont laissé derrière elles ; leurs enfants, eux, n’ont pas forcément ce point de comparaison, et ont des exigences d’ailleurs très françaises : ils sont nés en France et, comme tout Français, ils ont le droit de manifester, et l’utilisent dans des mouvements de protestation comme ceux qui ont eu lieu en mai et en juin. C’est un paradoxe auquel je ne vois pas nécessairement d’antidote.

En ce qui concerne la concurrence des mémoires, peut-être faudrait-il des symboles, par exemple la reconnaissance de certains événements de notre histoire – il a souvent été question de l’enseignement de l’esclavage et de la colonisation. Selon vous, cela peut-il être un vecteur ? Y en a-t-il d’autres que nous n’avons pas encore envisagés ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. Vos deux séries de questions sont en intersection, si j’ose dire.

Si je n’ai pas lu le livre de l’ancien président du CRAN, j’imagine très bien ce qu’on peut y trouver. Au moins, les choses sont claires s’agissant des idées en présence et du combat qui se joue – car, je le répète, ce n’est pas un combat d’idées au sein de la République, comme il peut y en avoir dans l’hémicycle : c’est un combat entre la République et ses ennemis. Quelqu’un qui tient le genre de discours dont il est question ici est un ennemi de la République, il se dit lui-même adversaire de ce qui a fondé la République.

D’une certaine façon, derrière cela, il y a aussi une critique de l’universalité du genre humain : quand on considère que l’universalisme républicain est porteur de racisme, en réalité, on cherche à faire du différentialisme. Pour avoir beaucoup étudié la période coloniale en Amérique latine, je sais très bien à quoi mène ce genre de choses. Je pense à certains tableaux de l’époque, où des bandelettes de couleur sont représentées à côté de la tête des personnages pour mesurer leur proximité avec la couleur blanche ou la couleur noire, sans oublier les peuples indigènes. On établissait ainsi jusqu’à 94 catégories. C’est une casuistique détestable. Voilà à quoi aboutit une société quand elle s’engage sur la pente fatale consistant à classer les gens en fonction de leurs origines.

On ferait exactement la même chose si, au nom du combat pour la mémoire et de la dénonciation du passé, on commençait à se pencher sur la généalogie de chacun pour déterminer son degré de victimisation, et donc de droits. Un tel projet est l’inverse de la République, où ce qui compte, c’est d’être soi et d’être un citoyen, ce à quoi sont attachés des droits aussi bien individuels que collectifs. La République garantit un équilibre entre l’individu, qui a droit à la même considération que n’importe quel autre, et la collectivité, étant entendu que la vie commune ne saurait être polluée par des considérations sur les origines des uns et des autres.

Force est de reconnaître que le modèle républicain français, dont la laïcité est l’un des fondements, ne se retrouve pas à l’identique dans tous les pays. Ce n’est pas pour autant qu’on doit considérer qu’il est obsolète ou qu’il n’est pas valable. Je prétends que, face aux problèmes de notre époque, c’est au contraire le modèle qui fonctionne. Alors que l’on peut légitimement se demander si la démocratie va survivre à internet, c’est-à-dire à l’immédiateté, à l’agressivité, à la parole raciste et antisémite totalement libérée, le projet républicain est à mes yeux le fil à plomb, la quille, le flotteur, ce qui permet d’avoir du commun. Il faut en avoir clairement conscience et le dire.

Vous avez tout à fait raison de parler d’une concurrence des mémoires, monsieur le président. Comment s’assure-t-on que les forces antirépublicaines ne s’insinuent pas dans l’école au travers du monde associatif ? C’est un enjeu important, en effet. Il faut y être très attentif. L’éducation nationale donne des agréments, on n’entre pas dans un établissement comme dans un moulin ; certains s’en offusquent parfois, mais c’est heureux. Il faut avoir des points de repère, de façon à ne pas se tromper, même si, évidemment, les approches sont très diverses. Quoi qu’il en soit, nous faisons une large place aux associations qui luttent contre la discrimination, ce qui est, normalement, cohérent avec le projet républicain. Un travail philosophique et politique doit être fait en amont du travail pratique.

Vous avez dit, madame la rapporteure, que les jeunes étaient attirés par cette idéologie. C’est en partie vrai. Dans certaines structures, par exemple les rédactions des journaux, il y a d’ailleurs des fractures générationnelles : ceux qui ont moins de 35 ans ne pensent pas la même chose que leurs aînés. Il existe un certain nombre de matrices universitaires qui produisent dans la jeunesse une sorte de nouveau conformisme qui consiste à penser que le modèle républicain est un mauvais projet. Le meilleur antidote, selon moi, réside dans la comparaison internationale : examinons ce que produit un modèle, puis le modèle opposé.

La France n’a absolument pas à rougir des parcours de vie qu’elle permet d’avoir à ceux qui s’y installent. Je suis très attentif à ce qui est dit sur ce point, car bien des propos peuvent se révéler contre-productifs. Pour moi, qui ai été recteur dans les académies les plus pauvres de France, que ce soit outre-mer ou dans l’Hexagone, il est évident que, dans les quartiers populaires, on trouve des parcours extrêmement réussis. Or ce ne sont jamais ceux-là que l’on souligne. Au contraire, il y a comme un intérêt de la part des extrêmes à souligner les échecs, que ce soit pour dire qu’il faudrait lutter contre l’arrivée des uns et des autres, ou pour s’opposer au modèle républicain. C’est là quelque chose d’extrêmement insidieux et contre‑productif.

J’affirme que le modèle républicain fonctionne encore plutôt bien sur le plan social, même si, évidemment, il reste beaucoup de progrès à faire. Quand on se regarde, on peut se désoler, mais quand on se compare, on peut vraiment se consoler. J’invite vivement chacun à voir les parcours des enfants de l’immigration dans les différents pays, puis à se demander si la France est vraiment le pays où l’on est le plus mal loti. L’école de la République, en tout cas, est totalement mobilisée pour compenser les inégalités et constituer un modèle attractif pour la jeunesse.

De fait, nous avons un grand défi devant nous : montrer que le modèle républicain n’est pas désuet, que la laïcité n’est pas désuète. À propos de laïcité, je garde en mémoire les discussions au début des années 2000, notamment autour de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics : le débat était déjà structuré de la même façon. On nous expliquait que la laïcité à la française était vraiment une conception obsolète, et de nombreuses voix étrangères se faisaient entendre pour dénoncer une bizarrerie de notre pays. Or je reçois de nombreuses délégations étrangères venues voir ce qu’est notre laïcité, et qui se demandent si, en définitive, ce n’est pas notre approche qui permet de faire du commun et d’éviter les fragmentations sociales et sociétales qui caractérisent l’époque.

On doit porter haut le drapeau de la République, pour la France elle-même mais aussi pour son rayonnement international. C’est d’ailleurs un autre élément de réponse à ce que vous disiez, madame la rapporteure : on ne fait jamais envie quand on est faible, et on ne saurait espérer que les enfants de France, toutes origines confondues – mais c’est encore plus vrai s’ils sont issus de l’immigration –, aient envie d’être français si les adultes français, y compris les responsables politiques que nous sommes, expliquent à longueur de journée que la France est un pays qui fait tout très mal, et qui a toujours tout fait très mal. Je suis frappé de voir à quel point, aux États-Unis, où, disons-le franchement, on est plus mal accueilli qu’en France quand on arrive, il y a une sorte d’estime de soi collective – je parle là de l’ensemble de la population, pas des universités – qui fait que ce genre de thème prend moins que chez nous. C’est tout simplement parce qu’on est fier d’appartenir à une entité qui a l’air forte.

Si la France se croit en déclin ou non désirable, elle sera en déclin et non désirée. Si au contraire elle affirme avec force son projet républicain, les enfants de la République aimeront la République. C’est ce qui s’est passé pour toutes les générations précédentes, mais on voit que cela commence à faire défaut depuis quelque temps. Si on veut réellement, et pas seulement dans les mots, le bien de ces enfants, de nos enfants, de tous les enfants de France, on doit leur présenter, d’abord, un avenir positif en général – ce qui nous renvoie aussi à notre façon de parler de l’écologie –, et ensuite un avenir français positif. Les discours d’un pessimisme absolu, la collapsologie et la haine de soi n’ont jamais produit une citoyenneté puissante. La solution n’est donc pas à chercher dans un surcroît de repentance et de pessimisme. On sait très bien que cela mène dans une impasse – ce que l’on constate d’ores et déjà : il n’est qu’à voir, par exemple, le parcours psychologique et intellectuel de ceux qui sombrent dans le radicalisme islamiste. S’ils ont eu ce parcours, c’est évidemment parce qu’ils ont absorbé des discours contre le pays qui pourtant est le leur, et qui, disons-le franchement, a certainement bien des défauts, mais n’apparaît pas si négatif que cela quand on se met à comparer la vie qu’on y mène à celle dans d’autres pays.

Mme Michèle Victory. Ma première question concerne la diversité et la visibilité. Nous avons beaucoup entendu parler, pour lutter contre le racisme, de la notion d’exemplarité, liée à la possibilité offerte aux jeunes de voir que la diversité existe. Certes, les statistiques ethniques sont interdites, mais force est de constater – je puis en témoigner, ayant moi-même été enseignante – qu’en dehors de la région parisienne, les professeurs issus de la diversité sont rares. Je trouve cela dommage, car si les élèves étaient confrontés directement à des professeurs « différents », le dialogue serait peut-être plus serein.

Ma seconde question, que j’ai déjà eu l’occasion de vous poser, concerne la place des pratiques artistiques à l’école – j’aime à y revenir, vous le savez. Dans le cadre de la mission d’information sur la radicalisation dans les services publics, des enseignants nous avaient raconté comment, par l’intermédiaire du théâtre, en travaillant sur des textes de Rachid Benzine, par exemple, certains jeunes, en étant ainsi confrontés à l’histoire parfois douloureuse de leur pays d’origine ou de celui de leurs parents, arrivaient à dire et à comprendre des choses qu’il n’est forcément possible de faire passer par l’instruction civique, si importante soit-elle, la géographie ou l’histoire. Il me semble donc important de développer la pratique théâtrale à l’école : c’est un outil de remédiation, non seulement pour certaines difficultés d’apprentissage, mais surtout pour la difficulté qu’ont certains jeunes à se voir tels qu’ils sont et à renouer un lien avec leur histoire familiale.

M. Meyer Habib. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre propos liminaire déterminé et fort, mais je suis un peu plus pessimiste que vous. Il y a près de vingt ans, paraissait l’ouvrage intitulé Les Territoires perdus de la République. Pour la première fois, un livre sans langue de bois, sans tabou, rédigé par des fonctionnaires de l’éducation nationale, mettait en lumière la triste réalité dans certains quartiers, à savoir l’antisémitisme, l’islamisme, la francophobie, la haine du Blanc, la misogynie. Dès cette époque, certains témoignages glaçants faisaient état, par exemple, de l’impossibilité d’enseigner la Shoah sans provoquer des troubles.

Vingt ans après, la situation est-elle meilleure ? Je pense qu’elle est pire. Les élèves juifs ont déserté un nombre considérable d’établissements de la République. Il n’y en a plus un seul dans les écoles du 93, y compris à Drancy – Jean-Christophe Lagarde me le confirmait –, parce qu’ils sont la cible de brimades et de violences. Dans un contexte infesté par l’antisémitisme, marqué par la haine d’Israël, le mot juif est devenu une insulte. Mais, croyez-moi, mon inquiétude est au moins aussi importante pour la France que pour les juifs.

Tout récemment, la polémique autour du rappeur antisémite Freeze Corleone, véritable star pour les lycéens de certains quartiers, nous a rappelé l’ampleur du problème. Je vais citer quelques passages : « rien à foutre de la Shoah », « j’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 », « les rentiers juifs », « fuck un Rotschild ». J’ai interrogé le Premier ministre la semaine dernière, et c’est Roselyne Bachelot qui m’a répondu. Elle a dit d’une façon lapidaire, en moins d’une minute, qu’elle condamnait évidemment l’antisémitisme – quel scoop : comment aurait-il pu en être autrement de la part de la ministre de la culture ? – mais qu’elle trouvait à ce rappeur un talent immense. J’ai été choqué par sa réponse, comme tout mon groupe politique. Nous avons écrit au Président de la République. Le problème n’est pas seulement qu’il s’agit d’un rappeur antisémite, mais qu’il est diffusé sur le Mouv’ : le service public fait sa promotion. Je crois qu’il y a encore eu hier un débat où on s’est coupé les cheveux en quatre à ce sujet.

Par ailleurs, certains choix pédagogiques sont incompatibles avec la République. Je vous ai posé une question écrite en juillet dernier à propos d’un manuel des éditions Magnard, destiné aux élèves de terminale, qui fait un amalgame entre Al-Qaida et la bataille de Waterloo, qui reproduit des déclarations entières de Ben Laden et qui comporte de fausses citations, comme celle-ci, prêtée à David Ben Gourion : « Si j’étais un leader arabe, je ne signerais jamais un accord avec Israël. C’est normal : nous avons pris leur pays ». Vous avez dit, monsieur le ministre, et je le dis aussi tout le temps, qu’aucun enfant ne naît raciste, antisémite ou radicalisé. Néanmoins, certains le deviennent de plus en plus rapidement : c’est une immense source d’inquiétude. Le contexte familial joue un rôle, bien sûr, mais l’éducation nationale apporte-t-elle réellement toutes les réponses ? Comment peut-on améliorer la situation ? Comment faire en sorte que de tels ouvrages n’aient plus leur place dans l’éducation nationale ?

Mme Alexandra Valetta Ardisson. Merci infiniment pour votre présence, monsieur le ministre. Nous savons tous à quel point vous vous battez pour que l’école, qui est la colonne vertébrale de notre République, soit bien conforme à nos valeurs.

L’année dernière, des affiches électorales de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) ont fait polémique. J’ai aussi en tête la charge violente qu’une mère a subie lors d’une réunion du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. Loin de moi l’idée de stigmatiser une religion – ce serait contraire à l’essence même de cette mission d’information… Ne pensez-vous pas, néanmoins, que la législation devrait évoluer pour faire en sorte que la laïcité, si importante pour notre école républicaine et pour l’avenir, soit un peu plus présente ou mise en avant ?

M. Jean-François Eliaou. Merci, monsieur le ministre, pour la franchise de vos propos.

J’ai une question, que je ne vous pose pas parce que je suis un passionné d’histoire mais parce que la connaissance des mécanismes permet de mieux lutter : le relativisme ou le laxisme républicain, les deux étant liés, sont-ils récents ou anciens selon vous ? Vous avez déclaré que vous regrettiez d’avoir à redire que c’est le modèle républicain qui nous permet d’être tous autour de cette table, quelles que soient nos origines – ce qui est important.

Quand le phénomène que nous connaissons actuellement a-t-il commencé ? Les personnes qui promeuvent cette sorte de déclinisme ont-elles fait l’objet d’études – sociologiques ou géographiques ? Cela concerne-t-il plutôt des populations arrivées tardivement dans notre pays ou, au contraire, des « Gaulois » qui considéreraient finalement que la France évolue au fur et à mesure de l’arrivée de populations pour lesquelles elle a, pourtant, toujours été une terre d’accueil ?

M. Belkhir Belhaddad. Merci, monsieur le ministre, pour l’ensemble des efforts réalisés par votre ministère et par celui des sports, dont vous êtes également en charge.

Le constat est relativement inquiétant, même si vous avez fait part de vos raisons d’espérer. C’est par le renforcement des valeurs de la République, à laquelle nous tenons, que nous pourrons apporter des réponses.

Des gamins, et pas seulement ceux des quartiers populaires, qui voudraient accéder à certains centres de formation publics d’excellence, notamment dans le domaine du football, subissent des discriminations. Il ne s’agit pas de racisme institutionnalisé : c’est plus sournois. Ils sont empêchés d’aller dans des filières d’excellence en raison d’impératifs de résultats – des taux d’accès aux classes préparatoires ou aux écoles d’ingénieurs, par exemple.

Doit-on préférer l’assimilation ou l’intégration ? J’ai bénéficié de l’intégration républicaine. Je n’ai pas eu à choisir entre mon père et ma mère : j’ai deux cultures, deux nationalités, et j’en suis fier. Le travail de mémoire peut redonner de la fierté aux jeunes des quartiers et éviter qu’ils aillent vers l’islamisme radical et politique. À l’occasion du 150e anniversaire de la proclamation de la Troisième République et de la guerre de 1870, qui n’est plus enseignée à l’école, un hommage a été rendu à des tirailleurs algériens qui ont été massacrés lors de la bataille de Borny. Un quartier populaire comptant 20 000 habitants se trouve aujourd’hui sur le site de cette bataille. On pourrait enseigner cette période tragique de notre histoire.

Des parents n’ont pas d’autre solution que d’inscrire leurs enfants dans des écoles coraniques pour qu’ils apprennent l’arabe, mais on leur inculque en réalité une vision de l’islam qui ne correspond pas à notre République. J’aimerais donc que l’arabe soit enseigné dans nos écoles. La République a laissé tomber une partie de nos concitoyens qui pourraient se retrouver très largement dans ses valeurs.

M. Buon Tan. Merci, monsieur le ministre, de marquer par votre présence l’intérêt que vous portez au sujet sur lequel nous travaillons.

Ce que vous avez dit est tout à fait vrai : il faut continuer à travailler, mais beaucoup a déjà été fait. Des parents d’élèves me disent qu’ils voient une amélioration depuis quelque temps, même si tout n’est pas parfait – beaucoup d’entre eux ne savent pas comment signaler certains faits ou certaines réactions. Il faudrait un dispositif très simple, comme un numéro de téléphone ou un site internet. Les gens ne savent pas quoi faire et n’osent pas aller parler au directeur ou au proviseur lorsque leur enfant est victime de racisme.

La prévention est très importante. Le meilleur bouclier est sans doute la connaissance mutuelle des cultures, le partage. Quand des gens participent aux fêtes, aux événements qui sont organisés, ils s’approprient une partie de la culture des autres, et cela permet de désamorcer beaucoup de problèmes.

Le maintien d’une double culture grâce à la maîtrise de la langue est essentiel. Le 13e arrondissement de Paris accueille la filière internationale de langue chinoise depuis onze ans. Nous avons un peu essuyé les plâtres dans ma circonscription, mais c’est une vraie réussite aujourd’hui. Il y a beaucoup de demandes. Les enfants s’épanouissent en chinois, les professeurs disent qu’ils font des progrès en mathématiques, en partie enseignées dans cette langue, et on observe un regain d’intérêt pour l’école en général. Maintenant qu’on sait comment le système fonctionne, on pourrait l’appliquer un peu partout.

Avoir des manuels qui évoquent des cultures différentes peut aussi aider à mieux prendre en compte les différences et à mieux partager notre histoire commune. Le Président de la République a rendu hommage aux travailleurs chinois lors du centenaire de la Première Guerre mondiale. Vous ne pouvez pas imaginer les retours que j’ai eus de la part de leurs descendants… Les anciens – les parents et les grands-parents – étaient très fiers que leur famille ait contribué, même si c’était à un tout petit niveau, à l’histoire de France, et il y avait aussi le soulagement d’être enfin reconnu, un siècle plus tard. Du côté des enfants, le sentiment d’appartenance à la France s’est renforcé.

Je ne connais pas beaucoup de pays qui permettent à un enfant arrivé en tant qu’apatride de devenir député, après être allé à l’école de la République. On critique beaucoup, mais peu de pays peuvent se vanter d’avoir un système aussi efficace que le nôtre. Pour ma part, je dis bravo !

Mme Sabine Rubin. Je voudrais dire, au préalable, que je ne minimise aucunement les faits d’islamophobie, d’antisémitisme ou de racisme, de quelque forme que ce soit.

S’agissant de la laïcité, qui permet de vivre ensemble, vous avez fait part de votre approche personnelle selon laquelle un parent accompagnateur ne devrait pas porter de signe religieux – il s’agissait, en l’occurrence, de femmes voilées. On n’attend pas d’un ministre qu’il exprime une opinion personnelle sur telle ou telle manière d’envisager sa foi, mais qu’il garantisse le respect des principes républicains. Donner son opinion en la matière, n’est-ce pas alimenter un débat que l’on voit émerger partout dans la société ? C’est ma première question, que je vous pose sans esprit de polémique…

Ma deuxième question est plus taquine : qu’appelez-vous une tenue « républicaine » ?

J’ai vu récemment, sur ARTE, un film basé sur l’histoire réelle d’un enseignant d’un lycée du Val-de-Marne, peut-être de Créteil, qui amenait l’ensemble d’une classe à adhérer à un projet concernant la Shoah. Ne pensez-vous pas qu’au lieu de changer la loi sur la laïcité, il faudrait former – bien former – les enseignants ? C’est plutôt sur ce sujet que devrait porter une nouvelle loi.

Mme Stéphanie Atger. Lors de la plupart de nos auditions, il a été question de la difficulté de s’approprier un récit national et de la possibilité d’en écrire un. Les territoires ultramarins font partie de la République mais ce n’est pas nécessairement évident dans le récit transmis aux enfants. Que pourrait-on faire dans le cadre des programmes scolaires ?

M. le président Robin Reda. Vous voyez, monsieur le ministre, que la composition de la mission d’information reflète la diversité politique de l’Assemblée nationale, conformément à son règlement, et de la majorité.

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. Il se trouve – ce n’est pas toujours le cas – que je suis totalement d’accord avec ce que vous avez dit, madame Victory.

Vous avez évoqué à juste titre l’exemplarité. On en parle beaucoup à propos de la télévision, mais cela concerne aussi l’école. Une de ses caractéristiques sous la Troisième République était d’être un escalier social pour les professeurs, les fameux « hussards », qui étaient souvent des fils de paysans : ils devenaient instituteurs, ce qui constituait une promotion sociale, et leurs enfants avaient souvent un très bel avenir. Ce phénomène a été très significatif quantitativement, puisqu’il y a eu beaucoup d’instituteurs et d’institutrices, mais aussi sociologiquement. Nous devons retrouver cela, mutatis mutandis – nous l’avons un peu perdu.

Les tenants des idéologies qui, sous couvert d’antiracisme, font du racisme, sont très rarement des personnes issues de l’immigration. Il s’agit très souvent de « petits Blancs », si vous voulez bien me pardonner cette expression que je place bien entendu entre guillemets, qui souffrent d’une sorte de complexe : ils se sentent obligés de dénigrer le pays dont ils sont issus. C’est ce que je constate empiriquement. Cela nous renvoie à bien d’autres sujets que je n’ai pas le temps de développer.

Certains professeurs se sentent peut-être déclassés. Le grand sujet sur lequel je travaille actuellement est la revalorisation du métier d’enseignant. Il faut renforcer sa dignité et sa capacité à être un facteur d’ascension sociale et de diversité. Une des questions qui se posent, avec d’autres qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’objet de votre mission d’information, comme les deuxièmes carrières, concerne les enfants issus de l’immigration. Je vais prochainement proposer des mesures visant à mieux repérer des adolescents qui auraient la vocation, afin de leur attribuer des bourses le plus tôt possible, dès le collège, et de les accompagner dans un parcours qui pourrait conduire ceux qui ont un talent dans les matières scientifiques, par exemple, à une carrière d’enseignant. Dans la lignée de ce que le Président de la République a commencé à dire à propos de l’égalité des chances, nous devons mener de véritables politiques volontaristes. La diversité « visible », comme on dit, sera la conséquence d’une politique sociale.

Je suis complètement d’accord avec vous sur le rôle de l’éducation artistique et culturelle dans la diffusion des messages antiracistes, de manière fine et humaine. C’est un des arrière-plans du développement de l’éducation artistique et culturelle, notamment du théâtre, sur lequel vous avez insisté, mais aussi de l’expression orale, dont la maîtrise contribue à une vie collective meilleure car c’est autant de subtilité en plus dans le débat et de violence en moins.

Vous avez dit, monsieur Habib, que vous étiez plus pessimiste que moi. J’essaie d’être surtout d’être lucide, et je considère qu’on ne doit pas être pessimiste, par principe. Je pourrais me laisser aller au pessimisme mais je ne le veux pas. On ne fait pas envie, je l’ai dit, quand on n’est pas fort. Or la France doit l’être. Quelles que soient les difficultés que l’on constate – certaines sont bien réelles –, il faut tenir un langage positif. Ne créons pas un cercle vicieux du désespoir, si je puis dire.

Vous estimez que la situation s’est aggravée depuis vingt ans. Je pense que c’est vrai à certains égards, mais pas à d’autres. En ce qui concerne les enjeux abordés par le livre Les Territoires perdus de la République, nous n’aurions pas eu les mêmes débats il y a vingt ans : la conscience des problèmes est désormais plus forte. Ils sont moins mis sous le tapis. Si la situation est parfois pire, c’est parce que nous payons le prix de l’absence de lucidité d’il y a vingt ans. Je veux croire que nous semons quelques graines pour un avenir plus positif, même si on ne peut pas prétendre que les combats sont gagnés d’avance. Ils sont rudes, mais je pense qu’il faut rester positif.

S’agissant du rappeur que vous avez évoqué, je partage tous vos propos. Au-delà de ce cas profondément scandaleux, certains artistes contribuent à une culture de la fragmentation, de la haine. La question est complexe : il y a évidemment la liberté d’expression, la liberté artistique, mais il n’est pas acceptable de franchir certaines limites. Il faut appliquer la loi et dire ce que vous avez dit : ces personnages, même s’ils prétendent très souvent pratiquer le second ou le troisième degré, sont ignobles, et on doit faire honte à ceux qui les apprécient.

En ce qui concerne les manuels scolaires, il faudrait regarder le cas que vous avez cité. Les manuels relèvent de la liberté éditoriale, et il arrive qu’on soit étonné par certains d’entre eux. Ce qui relève de ma compétence, ce dont je suis responsable, ce sont les programmes. Tous ceux du lycée ont changé au cours des deux dernières années. J’assume pleinement certaines évolutions que je considère comme positives s’agissant des questions que nous abordons ensemble ce matin.

M. Meyer Habib. Les professeurs peuvent donc choisir les manuels qu’ils veulent ?

M. Jean-Michel Blanquer, ministre. Absolument. Chaque éditeur publie le manuel qu’il veut, dans le respect des lois, et les professeurs choisissent. On peut nous signaler des problèmes, comme vous le faites, et nous engageons alors un dialogue. On pourrait en débattre, mais voilà la situation actuelle.

Vous vous êtes étonnée, à juste titre, madame Valetta Ardisson, de ce que la FCPE ait semblé s’éloigner du principe de laïcité qui était à l’origine de sa création. Je ne vais pas revenir sur ce point, même s’il m’étonne et m’inquiète.

Vous avez envisagé une évolution législative ou réglementaire pour faire en sorte que la laïcité soit plus présente. La loi pour une école de la confiance nous permet d’améliorer la formation des professeurs dans ce domaine. Le projet de loi contre le séparatisme, dont le Président de la République présentera les principes demain, concernera notamment l’école. En matière de laïcité – il ne faut pas confondre cette question et celle de la lutte contre le séparatisme, même s’il peut y avoir un cousinage –, je considère que l’arsenal législatif est assez développé et que nous devons surtout appliquer la loi. Nous agissons surtout à travers le conseil des sages de la laïcité et les équipes académiques « valeurs de la République », dont j’ai déjà parlé.

La question des origines du relativisme que l’on pourrait qualifier d’antirépublicain fait l’objet de travaux académiques, monsieur Eliaou. C’est un phénomène multifactoriel. Il a une dimension propre à la France – la volonté de construire une histoire critique finit presque par devenir un principe – mais aussi une dimension internationale. J’ai fait référence tout à l’heure aux universités américaines, mais il y a aussi des puissances qui ont intérêt à ce qu’un relativisme culturel s’installe en France. C’est ce que nous avons cherché à éviter lorsque nous avons remplacé l’enseignement des langues et des cultures d’origine (ELCO) par des enseignements internationaux de langues étrangères (EILE) sous le contrôle de la République et non sous celui de pays étrangers. La France ne doit pas être une sorte de terrain ouvert où différents pays développent un radicalisme religieux ou un nationalisme allant à l’encontre de nos intérêts. Cette dimension internationale ne doit pas être sous-estimée.

Il y a aussi, dans le champ des idées, un combat entre différentialistes et universalistes qui porte notamment sur la façon de lutter efficacement contre le racisme. La situation n’est pas figée : on observe actuellement une espèce de frénésie dans la course à la victimisation. Le problème doit être nommé, et je pense que nous devons réactiver des capacités d’analyse pour travailler sur ce qui se passe, sur les réseaux, pour comprendre pourquoi telle ou telle institution française d’enseignement supérieur est désormais totalement conquise par les théories indigénistes, pourquoi il faut avoir cité un maximum d’auteurs de cette école si on veut devenir maître de conférences en sociologie et pour quelles raisons une sorte de victoire intellectuelle a été remportée par le camp antirépublicain dans les universités, y compris en France. Ce sont, pour moi, des enjeux matriciels qui s’inscrivent dans une véritable généalogie intellectuelle, depuis des décennies.

Je suis d’accord avec l’ensemble de vos observations, monsieur Belhaddad. Il est important que vous témoigniez, de même que M. Tan, du fait qu’une double origine culturelle n’est pas un problème et que cela constitue même un atout. Notre République fait ce que vous avez décrit, depuis des générations.

Nous insistons davantage sur le rôle des tirailleurs algériens pendant la guerre de 1870 dans différents musées et différentes cérémonies. Il existe parfois plusieurs manières de décrire les choses. Ce qu’il y a de positif dans ce que vous avez dit, et dans ce que M. Tan a rapporté au sujet des travailleurs chinois pendant la Première Guerre mondiale, c’est la fierté qui en résulte, alors que certains voudraient voir dans ces faits, au prix d’un anachronisme, une exploitation de peuples qui auraient été soumis. Ce qui a fonctionné dans l’éducation nationale, avec les « hussards de la République », et dans l’armée, c’était la fierté de participer. Il faut montrer le rôle de tout le monde dans les combats de la France pour sa survie. Des acteurs très divers, venus du monde entier, y ont participé. Il faut mettre en avant ces exemples pour que les enfants aient envie d’être des citoyens français.

Si ce qu’on donne à voir est un pays qui se soumet à la phraséologie de je ne sais quel rappeur ou aux anachronismes de je ne sais quel faux historien, on ne fera envie à personne. Il n’y aura plus qu’à tirer les rideaux et à éteindre la lumière. Si on a une histoire fière d’elle-même – dans sa complexité, bien entendu – et incluante, qui montre que la diversité des origines n’a jamais été un problème dans l’histoire de la République, dès lors qu’on respecte le contrat social et le projet républicain, alors on a quelque chose à dire. Tout peut être vu d’une façon qui fait envie et qui renforce le projet républicain ou d’une façon qui conduit, au contraire, au cercle vicieux de la victimisation.

J’ai un peu répondu à la question portant sur l’apprentissage de l’arabe lorsque j’ai évoqué les EILE. Il faut que les langues de civilisation que sont le chinois, le russe et l’arabe soient enseignées dans l’école de la République, ce qui est notamment le cas dans le second degré – cela se développe beaucoup ces dernières années. On doit avoir une solution alternative à l’école coranique du coin. Il faut y travailler dans un cadre scolaire et périscolaire. J’observe que peu de pays offrent, comme nous le faisons, ce type d’enseignement. Si vous habitez à l’étranger, je ne suis pas sûr qu’on proposera à vos enfants des cours de français.

Merci d’avoir dit, monsieur Tan, que des parents commencent à voir notre politique de lutte contre la violence, les discriminations, le racisme et l’antisémitisme. Vous avez souligné qu’ils ne savent pas toujours très bien comment faire des signalements. Nous devons prendre en compte cette observation pour rendre les choses plus simples. La voie de recours normale, quand il y a un problème, est néanmoins de s’adresser au chef d’établissement. Il faut éviter les raccourcis qui, loin de permettre une plus grande efficacité, ont surtout pour effet de tout désorganiser.

L’enseignement dans une langue étrangère, comme les cours de mathématiques en chinois ou les cours d’histoire-géographie en espagnol, par exemple, est très positif. Nous devons développer les classes bilangues. Nous le faisons – mais nous pourrions peut-être aller plus loin.

Merci également d’avoir insisté sur le fait que vous ne connaissez pas beaucoup de pays qui permettent des parcours tels que le vôtre. Je crois que c’est vrai et que cela doit être dit. On entend trop souvent des lamentations, alors que le projet républicain a encore une très grande force.

Je me suis déjà beaucoup exprimé sur le premier point que vous avez évoqué, madame Rubin, lors de l’examen du projet de loi pour une école de la confiance. J’ai même fait un discours spécifique au Sénat en réponse à un amendement. S’agissant du port du voile, ou de signes religieux ostentatoires, par des parents accompagnateurs – ce qui n’est pas la principale question qui se pose en matière de laïcité, il faut remettre les choses à leur place –, on peut prendre en compte soit le temps soit l’espace. Si on considère qu’il s’agit d’un temps scolaire, il ne doit pas y avoir de signes ostentatoires ; si on considère le lieu – on est en dehors de l’espace scolaire –, il y a une liberté en la matière. Les directeurs d’école peuvent demander aux accompagnants qui, d’ailleurs, ne sont pas que des parents d’élèves, d’éviter toute forme de pression. Si cela empêche une sortie, ils ne le font pas. C’est du pragmatisme.

Vous m’avez demandé ce qu’est une tenue « républicaine ». Je n’ai aucun problème avec cet adjectif. Il a un sens que chacun comprend, mais je vais bien volontiers l’expliciter : c’est ce qui permet le commun. La manière de se vêtir, de se présenter a quelque chose à voir avec la civilité. Les différents lieux où nous nous rendons ne sont pas régis par les mêmes codes vestimentaires. L’école de la République n’est pas un endroit comme les autres. J’ai pu dire qu’on ne va pas à l’école comme à la plage : c’est un fait.

On ne doit pas y faire montre, de façon ostentatoire, de sa religion, de son argent – c’est la question, à laquelle je suis certain que vous êtes sensible, des marques et de la concurrence très matérialiste qui peut exister entre les enfants en matière de vêtements – ou de son nombril, si vous me permettez d’utiliser cette expression. On doit faire preuve d’une décence normale. Cela ne va pas à l’encontre de l’égalité entre les garçons et les filles, bien au contraire : ce discours les concerne tout autant. On ne porte pas de casquette à l’école de la République, par exemple. Les personnels de l’éducation nationale la font enlever à l’entrée. C’est une question de respect des autres.

On ne peut pas développer toute une casuistique à l’échelle nationale, d’autant que les conceptions peuvent évoluer avec le temps, mais j’apporte mon soutien aux professeurs et aux chefs d’établissement qui doivent faire vivre les principes, avec les parents.

C’est la même chose pour le langage : un enfant ou un adolescent ne doit pas parler de la même façon à un professeur et à ses camarades. On tolère très bien un langage relâché entre enfants, dès lors qu’il n’est pas violent, mais il faut s’adresser autrement à un adulte. Si on ne distingue pas les registres, qu’il s’agisse du langage ou de l’apparence, tout un pan de l’éducation fait défaut. C’est une question importante en matière de civilité et de respect d’autrui. Avec l’expression « tenue républicaine », j’exprimais l’idée que l’école de la République apprend à vivre ensemble, dans le respect d’un certain nombre de codes.

Vous avez évoqué un reportage montrant un professeur d’histoire qui emmène ses élèves à des expositions sur la Shoah. Je me rends très souvent dans des établissements scolaires, et je vois des choses très positives en ce qui concerne la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Par exemple, le programme de la Fondation pour la mémoire de la Shoah qui est destiné aux écoles, aux collèges et aux lycées ne cesse de se développer depuis des années. Lorsque j’interroge des enfants ou des jeunes, en faisant en sorte qu’ils puissent s’exprimer en toute sincérité, je constate que beaucoup ont parfaitement compris et intégré le message, contrairement au rappeur dont nous avons parlé. C’est un facteur d’optimisme. On voit toujours les voitures qui brûlent et les problèmes – ils existent – mais l’immense majorité des gens ne sont pas racistes, ni antisémites. On leur a appris ce qu’est la Shoah, et ils en ont tiré les leçons qu’il fallait.

Sur ce sujet, je suis d’accord avec vous, madame Rubin. C’est aussi une question de formation des enseignants – nous y veillons.

Vous avez parlé de difficultés pour s’approprier le récit national, madame Atger, ce qui est une bonne façon de poser la question. Il y a eu, sous la Troisième République, un travail sur la narration nationale qui a eu un effet unificateur. On doit y arriver d’une manière différente avec l’historiographie moderne, en faisant du Michelet du XXIè siècle.

S’agissant de l’adaptation aux territoires d’outre-mer, vous avez raison, mais on ne part pas du tout de zéro. Des choses très importantes ont été faites – c’est un ancien recteur de la Guyane qui vous le dit. Dans les cours d’histoire-géographie, mais aussi de littérature, il est très important d’intégrer des éléments propres à l’histoire du territoire concerné. C’est ce que l’on fait, grâce à des livres, des formations, des enseignements. On peut toujours trouver que ce n’est pas suffisant ou pas assez bien fait dans certains cas, mais l’approche de l’éducation nationale est bien qu’une adaptation doit avoir lieu, territoire par territoire.

M. le président Robin Reda. Merci, monsieur le ministre, d’avoir pris le temps de venir nous adresser en personne ces messages. Je vous souhaite, d’une façon républicaine, une bonne continuation à la tête de votre ministère.

Le renforcement de la promesse de la République est un enjeu immense pour l’école – nos échanges en témoignent. L’existence du modèle républicain ne suffit pas : nous faisons face à une exigence de preuves.

La séance est levée à 12 heures 40.

 


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Compte rendu  36    Audition de M. François-Antoine Mariani, directeur général délégué à la politique de la ville de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), et de Mme Hélène Chapet, directrice du programme « Lien social et image des quartiers

(Réunion du mardi 14 octobre 2020 à 10 heures)

La séance est ouverte à 10 heures.

Mme la présidente Michèle Victory. La mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale, le 3 décembre 2019. À l’issue de nos travaux, nous présenterons un rapport dressant un nouvel état des lieux des formes de racisme, dans le but de proposer des pistes de réflexion et des mesures pour rendre la lutte contre le racisme plus effective.

La semaine dernière, nous avons entendu Jean-Michel Blanquer sur la politique éducative. Avec vous, nous aimerions échanger sur les questions de mixité sociale, de ghettoïsation, d’accès au logement, qui sont au cœur de la problématique.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie, madame la présidente, d’assumer ce rôle puisque Robin Reda, notre président, présente les résultats d’un rapport dans une autre commission. Nous excusons également plusieurs de nos collègues, retenus en commission.

La création de la mission n’est pas contemporaine aux événements de mai et juin 2020, mais nous ne pouvons bien sûr les ignorer dans nos travaux.

En juin et juillet, des échanges avec des universitaires nous ont permis de délimiter le sujet extrêmement large du racisme. Nous avons commencé à structurer nos travaux. Le premier axe est judiciaire. Les actes racistes déjà inscrits dans le Code pénal doivent être condamnés pénalement, mais nombre d’entre eux ne le sont pas, faute de signalement notamment. Un deuxième volet repose sur l’éducation et la mémoire, qui permettent de lutter contre les préjugés. Des historiens et des représentants de lieux de mémoire sont venus témoigner de leurs actions devant nous.

Le troisième volet, probablement le plus attendu, portera sur les nouvelles formes de racisme. Nous, républicains universalistes, sommes blessés par le terme de « racisme d’État », que nous réfutons. Nous devons toutefois prendre en compte le mal-être qu’il exprime, en faisant référence aux discriminations produites par nos institutions, sans intention ni volonté racistes, mais perçues comme telles par une certaine partie de notre population. Les associations que nous avons reçues nous l’ont expliqué ainsi.

Votre agence œuvre à réduire ces discriminations, qui persistent en raison du regroupement de populations cantonnées dans les banlieues. Je vous laisse la parole pour nous expliquer votre action et nous indiquer ce que nous, législateur, pourrions entreprendre pour la soutenir.

M. François-Antoine Mariani, directeur général délégué à la politique de la ville de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Depuis une quarantaine d’années, la politique de la ville s’attache à lutter contre les discriminations. Depuis le 1er janvier 2020, l’Agence a vocation à mettre en œuvre les politiques publiques dans les quartiers prioritaires. Nous nous sommes organisés pour répondre à cette volonté ministérielle de renforcer la lutte contre les discriminations, qui est quelque peu différente de la lutte contre le racisme.

La politique de la ville comporte plusieurs leviers, le premier étant la prévention. Nous dépensons environ 1 million d’euros chaque année en finançant des programmes d’éducation citoyenne, des actions de formation professionnelle, des associations.

L’accès aux droits communs est le deuxième levier. Il s’applique à tous les citoyens vivant en France. Le droit à la politique de la ville est censé le compléter. Nous menons donc une politique de soutien de sites et d’associations qui gèrent l’accès aux droits, notamment pour les primo-arrivants. Nous dépensons ici environ 700 000 euros. Nous soutenons par exemple près de 250 sites de permanence d’accès aux droits. Des espaces « France Services » doivent également se déployer dans les quartiers prioritaires, de manière classique, dans un immeuble, mais aussi par l’intermédiaire de bus qui font la tournée des quartiers. Ils permettront de simplifier l’accès aux droits pour des personnes qui ont des difficultés à se déplacer ou ne connaissent pas cette culture administrative.

En outre, dans le plan de mobilisation pour les habitants des quartiers du 22 mai 2018, le Président de la République a souhaité déployer une phase de testing des 120 sociétés de l’indice SBF 120 (Société des bourses françaises), à raison de 40 sociétés par an. Les résultats ont été officialisés en juillet 2019.

Ce testing avait fait l’objet de discussions méthodologiques, la problématique étant que de nombreuses entreprises disposent d’outils informatiques qui identifient les testings. Pour la contourner, la méthode a consisté à envoyer les candidatures directement aux hiérarchies qui décident du recrutement, et non aux services des ressources humaines. Nous avons relevé des discriminations à l’égard des candidats dans sept entreprises, non pas en raison du lieu de résidence, mais de leur patronyme. Le taux de réponse était trois à quatre fois inférieur en fonction du nom de famille.

En tant qu’ANCT, nous ne sommes plus dans l’administration centrale. Nous devons apprendre à être opérateur auprès des territoires pour les accompagner dans leurs politiques publiques. Nous allons mettre en œuvre un soutien à une vingtaine de plans territoriaux de lutte contre les discriminations, avec une ingénierie dédiée.

Une partie de notre travail consiste aussi à promouvoir l’égalité. En matière éducative, nous dépensons environ 40 millions d’euros par an. Nous avons ainsi lancé 80 cités éducatives expérimentales et nous devrions en lancer 40 autres.

De même, après que Jean-Louis Borloo a été chargé d’un rapport sur les quartiers prioritaires de la ville, nous avons organisé des ateliers. Les parents nous avaient alors signalé que le stage de troisième était le premier signe du plafond de verre, leurs enfants rencontrant des difficultés à trouver un stage de qualité, aussi par manque de réseau. Nous avons donc créé une plateforme regroupant 15 000 offres du secteur public et 15 000 offres du secteur privé. En 2019, seuls 8 000 stages ont été pourvus. Cette année, nous avons pu pourvoir près de 17 000 stages. Nous améliorons la plateforme et nous lançons une expérimentation pour les lycées professionnels. Si la technique fonctionne, la démarche deviendra nationale à partir de septembre.

Nous dépensons également près de 25 millions d’euros pour l’emploi, en finançant des associations aidant les jeunes à franchir des barrières comme celles qui discriminent en raison des codes du savoir-être, du savoir-faire.

D’autres associations que nous finançons mènent également des actions concrètes sur le terrain. SOS Racisme a ainsi fait condamner une agence immobilière.

Mme Hélène Chapet, directrice du programme « Lien social et image des quartiers ». L’Agence est partenaire d’associations qui interviennent autour de l’histoire et de la mémoire. L’idée est de partager une culture commune, de valoriser des parcours, d’avoir une vision commune avec les habitants des quartiers qui ont souvent contribué à l’Histoire.

Nous travaillons aussi à la valorisation des représentations des habitants, pour que le traitement soit équilibré et que l’image des quartiers soit plus positive. Nous intervenons sur ce point en partenariat avec le CNC autour du fonds « images de la diversité ».

M. François-Antoine Mariani. L’image participe clairement à la discrimination. Ce constat n’est pas réellement apparu dans notre testing emploi, mais il est flagrant dans la vie quotidienne. Un habitant qui déclare vivre au Mirail est victime d’a priori. Le traitement opéré par certains médias n’aide pas à lutter contre les discriminations. Ils parlent rarement des quartiers pour de bonnes raisons. Nous travaillons donc à la fois avec les chaînes de télévision et les opérateurs, mais la route est longue. D’ailleurs, toutes les chaînes ne souhaitent pas mener ce travail sur la représentation des quartiers. Nous ne pouvons pas imposer de contenu puisque la presse est libre, mais nous essayons d’orienter le traitement. Nous travaillons actuellement avec BFM TV.

Mme la présidente Michèle Victory. Pensez-vous que les politiques de la ville peuvent avoir des effets pervers, comme on l’entend parfois ?

M. François-Antoine Mariani. Je ne pense pas qu’une politique spécifique à l’égard des personnes en situation de handicap les discrimine. Je ne crois donc pas plus que les habitants des quartiers se pensent plus discriminés s’ils sont accompagnés par davantage de dispositifs et de politiques publiques. Aucun habitant ne m’a tenu ce discours, contrairement à certains élus, qui craignent l’image négative pour leur commune et les coûts supplémentaires engendrés. Je pense que les discriminations seraient pires sans ces politiques.

Mme la présidente Michèle Victory. Je partage votre point de vue.

Dans ces quartiers, les habitants ont des liens et viennent de communautés semblables. Comment développer la mixité sociale ? Pourquoi ne pas travailler à déplacer ces populations et à rénover des quartiers dans d’autres sphères géographiques ? Sur ces questions, d’autres pays européens travaillent-ils différemment de nous ?

M. François-Antoine Mariani. De nombreux dispositifs tels que la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi ÉLAN, ont été mis en œuvre pour améliorer la mixité. Comme l’a déclaré le Président de la République, l’enjeu ne peut pas se résumer à des questions de politique de peuplement et de loi sur l’accession.

De mon point de vue, gagner en mixité nécessite de rendre un territoire attractif pour des habitants qui ne sont pas dans des situations fragiles. Il faut proposer une qualité de vie, avec des écoles, des outils de mobilité et une réputation. La mixité est un combat collectif qui doit s’appuyer sur de nombreux domaines. Si vos écoles et vos transports ne fonctionnent pas, que vous faites face à des problèmes de sécurité, que votre territoire ne propose pas d’emploi, vous n’y parviendrez pas.

Il existe cependant des endroits dans lesquels les populations qui ne sont pas en situation de fragilité ne souhaitent pas habiter. Par défaut, vous êtes donc contraint d’y placer celles qui n’ont pas d’autre choix.

Au-delà des attributions de logements, nous devons adopter une politique beaucoup plus globale et multisectorielle.

En ce qui concerne la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbain, dite loi SRU, et les logements sociaux, il existe un sujet de péréquation entre territoires, certains en concentrant trop et d’autre trop peu. Une solution pourrait être d’imposer une forme de mixité dans des immeubles, plus au niveau d’un quartier, avec des logements privés et d’autres achetés par les bailleurs sociaux.

Quand un quartier prioritaire compte 10 000 habitants, il est complexe d’y attirer et d’y faire rester les classes moyennes. Il est humain de vouloir une maison avec un jardin, donc de partir quand on réussit. Pour ma part, quand j’étais jeune, je me suis empressé de quitter le quartier dans lequel j’avais grandi.

Les actions entreprises en Seine-Saint-Denis actuellement sont intéressantes. De nombreuses mesures sont prises pour renforcer l’attractivité du territoire et faire en sorte que ceux qui s’y installent y restent, grâce à des primes de fidélisation. Cette méthode est judicieuse, mais il sera nécessaire de réfléchir à d’autres leviers. Proposer des filières d’excellence éducative dans les quartiers, avec des langues rares, pourrait par exemple attirer certaines classes de population. À Toulouse, un collège a été reconstruit en lisière d’un quartier prioritaire et d’un non prioritaire pour assurer la mixité. Ces petits pas de côté peuvent aider à donner du sens.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez évoqué une distance à la fois physique et psychologique avec l’administration et les services publics. Les espaces France Services seront-ils implantés aux meilleurs endroits ? Sur mon département, collectivités territoriales et élus nationaux n’ont pas toujours la même vision.

Par ailleurs, des associations ont témoigné de leur déception sur les suites données aux résultats du testing. Faudrait-il une sanction des entreprises concernées ou le « name and shame » est-il suffisant ? Je pense également nécessaire de s’interroger sur la suite du parcours professionnel des candidats embauchés.

En ce qui concerne l’histoire commune dans les quartiers, comment faire émerger des modèles de réussite, de parcours de vie ? Quelles sont les initiatives d’associations dans ce domaine qui pourraient nous inspirer ?

M. François-Antoine Mariani. Les 1 500 quartiers prioritaires de la ville ne font pas face à la même réalité. Dans ceux qui se trouvent en lisière des métropoles, un maillage a été mis en place, avec les « points d’information médiation multiservices » (PIMMS) et d’autres dispositifs d’accompagnement à l’accès aux droits. Dans d’autres, la réalité est plus complexe. France Services a pour objectif de ne pas revenir sur l’existant et de renforcer les territoires qui en ont besoin. Nous envisageons de faire appel à un prestataire spécialisé sur les flux de population pour identifier les endroits les plus opportuns.

Certaines populations sont réellement en retrait des services publics. Nous devons aussi les accompagner, pour créer une adresse e-mail, un compte à la CAF, etc. Dans les PIMMS, une réelle relation de confiance se crée avec l’opérateur. Nous devons donc travailler sur l’accessibilité géographique, la compréhension et l’illectronisme.

Nous allons lancer deux autres phases de testing. Le « name and shame » est déjà mal vécu. S’agissant des sanctions, un candidat à l’emploi victime d’une discrimination peut déjà faire appel à la loi. Nous avons aussi évoqué la nécessité de mieux former les encadrants et les services des ressources humaines.

Votre question sur le contre-modèle est centrale. J’ai longtemps travaillé sur le terrain, dans une cité vraiment dure de Seine-Saint-Denis, qui a depuis été détruite. Le modèle était le dealer qui faisait travailler tout le quartier. Les quelques diplômés cherchaient à partir très rapidement, mais ils ne trouvaient pas d’emploi. Cette situation détruit l’ensemble du travail des éducateurs.

Pour ma part, je ne crois pas aux grandes figures nationales, modèles pour tous les quartiers de France. Il me semble plus opportun de chercher des exemples au sein des immeubles, la maman qui gère une association avec 500 adhérents, le gamin qui a intégré une bonne école et a trouvé un emploi. Ce travail est quotidien et local, même si nous pouvons insister sur la communication. En revanche, avec de la discrimination et un problème d’accès aux droits, le contre-modèle ne peut pas émerger. Il convient donc de résoudre ces problématiques en amont.

Des associations travaillent à produire du contenu pour les chaînes de télévision et les journaux, afin qu’ils n’évoquent pas uniquement des voitures qui brûlent. Un journal a publié une page entière sur le fait que le confinement se passait extrêmement mal dans un quartier. J’ai expliqué à la journaliste qu’elle aurait dû s’y rendre pour constater aussi les solutions qui avaient été trouvées grâce à la solidarité. Un arbre qui tombe fait beaucoup plus de bruit qu’une forêt qui pousse. Cette situation est énervante pour ceux qui œuvrent sur le terrain dans le cadre de la politique de la ville. Nous pensons que des actions peuvent être bénéfiques et ce contre-discours terrible est catastrophique. Les populations des banlieues ne vivent pas toutes des transferts sociaux et du RSA.

M. Buon Tan. Je pense également qu’il ne faut plus réfléchir à l’échelle d’un quartier, mais d’une résidence. Ma circonscription compte la plus grande ZAC de Paris. Nous avons tenté de promouvoir la mixité dans chaque immeuble dès la construction. Le résultat a été décevant. Nous avons par exemple eu des logements financés par le prêt locatif social (PLS) et le prêt locatif intermédiaire (PLI). Les moins chers ont trouvé acquéreur, les logements intermédiaires également, en plus de temps. Ceux d’un niveau supérieur sont restés vides et ont été réquisitionnés par la préfecture pour reloger des habitants avec des problèmes. Les immeubles sont totalement déséquilibrés, ce qui se répercute sur les écoles des alentours. Nous créons des ghettos en devenir, dans Paris, alors que ces immeubles ont été construits voilà dix ou vingt ans.

Je partage aussi votre point de vue sur le fait qu’agir sur le logement n’est pas suffisant. Certains habitants sont venus se plaindre à moi, car pour faire leurs courses, les prix des commerces des environs étaient trop élevés.

Quelles sont, d’après votre vécu, les expériences positives qui ont fonctionné et que nous pourrions dupliquer ?

M. François-Antoine Mariani. Je pense à Antony, mais ce n’est certainement pas le seul.

Pourquoi selon vous les appartements les plus coûteux n’ont-ils pas été achetés ?

M. Buon Tan. Je précise qu’il s’agissait de logements sociaux en location, pas en acquisition. Je pense que le public qui peut se permettre un tel achat est moindre, même si 70 % des Parisiens ont droit à un logement social. Je crois surtout que les acquéreurs possibles attendent de trouver moins cher, pour bénéficier d’effets d’aubaine.

Des expériences ou des fonctionnements à l’étranger permettent-ils d’avoir une meilleure représentativité dans les médias ?

M. François-Antoine Mariani. Mon directeur de thèse me parlait souvent de la tentation de prendre le meilleur du système politique de chaque pays pour créer le système idoine. Cette méthode ne peut fonctionner. Les autres pays n’ont pas le même modèle que le nôtre en termes de rapport à la communauté nationale et au collectif. Aux États-Unis ou en Hollande, il existe des chaînes communautaires. Ces sociétés sont très communautaristes et l’assument. En France, ce n’est pas notre culture. Notre modèle est relativement unique. Mettre par exemple en place des quotas de représentativité le heurterait fortement.

Je pense également qu’il ne faut pas se focaliser sur la télévision linéaire. Les messages passent aussi par les réseaux sociaux. Nous pouvons éventuellement faire pression sur les annonceurs, les chaînes de télévision, les opérateurs de réseaux sociaux. Parfois, le marché se régule, par exemple si les gens ne se reconnaissent pas dans le produit.

M. Buon Tan. Je ne crois pas non plus aux moyens coercitifs ni à l’imposition de quotas. En revanche, nous ne pouvons pas nous plaindre qu’une communauté n’est pas représentée dans un métier si elle-même ne s’intéresse pas à la filière. Je pense nécessaire d’expliquer aux jeunes qu’ils ont accès à une palette très large de métiers possibles, qui ne sont pas la reproduction de ceux occupés par leurs parents ou leurs grands-parents.

M. François-Antoine Mariani. Je partage votre point de vue. Des associations promeuvent la formation de jeunes aux métiers de journaliste. Je vous propose de regarder combien d’étudiants boursiers sont admis dans ces écoles.

Mme la présidente Michèle Victory. Il serait intéressant que des lycées professionnels proposent des spécialisations sur des métiers valorisants.

Nous partageons tous l’intérêt pour les services publics, mais les dispositifs ne sont-ils pas trop illisibles pour les bénéficiaires ? Avons-nous suffisamment de médiateurs sur le terrain pour faire le lien ? On a souvent l’impression que les éducateurs sont moins nombreux qu’auparavant, notamment dans les petites villes, ce qui est un frein au vivre ensemble.

M. François-Antoine Mariani. Le cahier des charges de France Services demande que des personnes soient présentes pour l’intermédiation. Sous l’impulsion de la ministre, nous travaillons à renforcer la place des médiateurs, entre les habitants et les institutions. Nous le pouvons localement grâce aux postes d’adultes relais ou du Fonds de coopération de la jeunesse et de l’éducation populaire (Fonjep). Nous avons d’autres pistes, mais nous n’avons pas encore obtenu d’arbitrages fermes.

L’intention est vraiment de renforcer la présence humaine dans les quartiers prioritaires de la ville. Nous avons par exemple 1 000 adultes relais supplémentaires dans le cadre du plan prioritaire, ainsi que 1 500 adultes en plus pendant le confinement. Nous avons aussi financé des associations qui font du mentorat de scolarité, avec des jeunes en aidant d’autres à faire leurs devoirs. 10 000 jeunes ont accepté ce rôle de mentor, un volume que nous avons doublé. Nous tentons également de combler l’arrêt des emplois aidés. Cette présence humaine constitue un enjeu très fort. Nous devons la renforcer dans les endroits stratégiques tels que l’école, les pieds d’immeubles, les services publics.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez cité à plusieurs reprises des associations qui menaient des actions particulières. Nous aimerions les recevoir pour qu’elles nous exposent leur dispositif et les obstacles qu’elles rencontrent. Par ailleurs, la plateforme pour les stages de troisième était-elle accessible à tous ? Comment avez-vous obtenu ces 30 000 offres de stage ?

M. François-Antoine Mariani. La plateforme pour les stages de troisième n’est pas accessible à tous. Je précise que nous travaillons sur des dispositifs visant à prendre en charge le transport et le repas du stagiaire.

Je pense qu’il existe plusieurs explications à nos difficultés à pourvoir ces offres. D’abord, les jeunes n’aiment pas vraiment sortir de leur quartier, ils sont inquiets. Leurs parents sont protecteurs. En outre, je pense que nous avons mal communiqué auprès des chefs d’établissement. La dynamique ne s’est pas créée entre les acteurs. De plus, des collectivités locales avaient déjà lancé ce type de dispositif.

Nous apportons des correctifs, mais cette année sera complexe en raison de la situation sanitaire. La difficulté à trouver des stages dans les entreprises sera générale. Notre travail consiste désormais à renforcer le sourcing des entreprises et l’identification des enfants. Nous avons commencé à coordonner le biotope, à corriger les détails pour augmenter le nombre de stages pourvus.

Mme Fiona Lazaar. Dans son discours sur les séparatismes, le Président de la République a évoqué la ghettoïsation, le laisser-faire, les politiques qui ont conduit à rassembler dans les mêmes quartiers des personnes d’origine et de condition sociale similaires, terreau possible d’une forme de communautarisme, voire de séparatisme. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Quel est votre retour d’expérience sur les politiques de mixité sociale, notamment la loi SRU, qui fêtera prochainement ses vingt ans ? Je ne suis pas certaine que l’objectif soit atteint.

M. François-Antoine Mariani. Il ne m’appartient pas de commenter les discours du Président de la République. Pour l’avoir écouté attentivement, je pense qu’il a indiqué que la situation actuelle résultait d’un manque de travail collectif. Il me semble nécessaire d’apporter une réponse globale, en matière de services publics, de qualité de vie, de sécurité, d’image, sur l’école, la santé, les mobilités. Tous ces points doivent être travaillés simultanément pour rendre ces territoires attractifs. La politique de logement seule ne peut permettre d’atteindre les objectifs que nous souhaitons.

Dédoubler les classes pour les enfants n’est que le début du travail. Mettre des lycées en convention zone d’éducation prioritaire (ZEP) avec Science Po change leur attractivité et celle du quartier. Même si les élèves sont in fine peu nombreux à intégrer Science Po, la démarche permet de hisser le niveau général.

Je pense aussi que la loi SRU est inégalement appliquée, mais ce biais seul ne pourra pas régler le problème de la mixité et de l’enfermement de certains habitants dans certains quartiers. Trop se focaliser sur le logement risque de nous faire manquer la cible.

Mme la présidente Michèle Victory. Les parcours d’excellence existent depuis plusieurs années. En banlieue lyonnaise, des collèges fonctionnent en en proposant également. L’envie des élèves est libérée. Ils s’imaginent médecins, avocats, etc. Il est important d’insister sur le champ des possibles.

M. François-Antoine Mariani. J’ai été surveillant dans un collège classé ZEP, dans le 13ème arrondissement de Paris, niché entre trois quartiers extrêmement difficiles comme Amiral-Mouchez et Brillat-Savarin. Le principal de l’établissement a créé une filière d’excellence en rugby. Wesley Fofana venait de ce collège. Des enfants de tout le bassin l’ont également intégré, ce qui a créé une réelle mixité et a métamorphosé l’établissement. Les familles s’y pressent désormais. La démarche a été accompagnée par un important travail de rénovation urbaine, de construction, de métros supplémentaires.

Le préfet Leclerc, en Seine-Saint-Denis, explique très bien que face à nous se dresse un système, que nous devons vaincre en faisant bloc. Nous devons activer au même moment tous les leviers possibles de la République.

La séance est levée à 11 heures.

 


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Compte rendu  37    Audition de M. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, et de M. Nicolas Cadène, rapporteur général

Réunion du mardi 14 octobre 2020 à 11 heures

La séance est ouverte à 11 heures 05.

Mme la présidente Michèle Victory. M. Jean-Louis Bianco, votre parcours est particulièrement riche. Vous avez été nommé en 2013 à la présidence de l’Observatoire de la laïcité et votre mandat a été renouvelé, ce qui démontre la forte confiance de nos institutions dans votre travail ainsi que dans celui de M. Nicolas Cadène, rapporteur général.

La mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale en décembre 2019. À l’issue de nos travaux, nous établirons un rapport dressant un bilan et comprenant plusieurs propositions.

Jusqu’à présent, nous avons entendu des historiens, des universitaires, des sociologues, des statisticiens, un large panel de spécialistes ; nous auditionnons désormais les ministères. Évoquer la République française à l’étranger nous amène souvent à prendre conscience à quel point notre vision est particulière, forte, sur cette séparation entre religion et espace public.

Les appartenances religieuses peuvent donner lieu à des discriminations. L’islam a évidemment une place importante dans ce questionnement, mais il n’est pas le seul. Nous sommes ravis de vous entendre sur les difficultés que les discriminations liées aux religions posent à notre idéal républicain.

Soyez libre de témoigner en toute transparence, sans égards excessifs pour le politiquement correct.

M. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité. L’Observatoire de la laïcité est une institution dont les missions sont définies par un décret rédigé sous la présidence de Jacques Chirac, signé par Dominique de Villepin, Premier ministre et par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur. L’Observatoire a finalement été mis en place par François Hollande. Notre position institutionnelle a ensuite été renforcée par la loi.

Nous sommes une institution transpartisane. Siègent à l’Observatoire deux sénateurs, Mme Muriel Jourda et M. Olivier Léonhardt, et deux députés, Mme Nicole Dubre-Chirat et M. Claude Goasguen qui est malheureusement décédé en mai. La représentation du Parlement au sein de l’Observatoire est donc composée de deux femmes et deux hommes, de deux membres de la majorité et de deux membres de l’opposition. Nous travaillons avec les représentants des sept ministères les plus directement concernés par la laïcité, dont le ministère de l’intérieur, représenté par le bureau des cultes. Nous intervenons également sur les questions internationales en partenariat avec le conseiller pour les affaires religieuses du Quai d’Orsay, Jean-Christophe Peaucelle.

Nous comptons dix personnalités qualifiées extraordinairement différentes par leur histoire, leur parcours, leur conception et les responsabilités qu’elles exercent : des inspecteurs généraux de l’éducation nationale, la vice-présidente du Medef, Nathalie Appéré, maire de Rennes, Daniel Maximin, exécuteur testamentaire d’Aimé Césaire, Dounia Bouzar, créatrice du premier centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, Abdennour Bidar, philosophe ayant contribué à la mise en place des mesures sur la laïcité à l’école. Je fais partie de l’Observatoire depuis sept ans, en tant que président nommé par François Hollande et renouvelé par le Président Emmanuel Macron, de la même manière que Nicolas Cadene l’a été par le Premier ministre.

Nos constats reposent sur notre fréquentation du terrain et les remontées des uns et des autres. Depuis plusieurs années, nous nous efforçons d’adopter nos avis par consensus, ce qui leur confère un poids plus grand.

Selon moi, la laïcité est un principe politique autant que juridique. Elle concrétise les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle repose sur trois piliers : le premier pilier est la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire ou de ne pas croire, de changer de religion, et la liberté d’exprimer ses convictions religieuses, sans troubler l’ordre public. La liberté de culte est affirmée dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La laïcité, selon la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État, est basée sur la séparation des églises et de l’État, c’est-à-dire du religieux et du politique, mais elle n’est pas antireligieuse. Sous cette forme la laïcité est spécifiquement française, même s’il existe des analogies ailleurs.

Le deuxième pilier est l’égalité, le troisième, la citoyenneté. La République laïque estime que nos différences, d’histoire, de sentiment d’appartenance, de conviction et d’engagement, sont une chance, à la condition essentielle de ne jamais oublier que nous sommes d’abord toutes et tous des citoyens à égalité de droits et de devoirs.

Nous constatons que des inégalités et des discriminations persistent, voire s’aggravent, ce qui rend plus difficilement audible le discours sur la laïcité. L’avis de l’Observatoire, partagé par beaucoup de responsables scientifiques et politiques, est que le problème principal est l’absence de mixité. Les populations ne veulent souvent pas se mélanger. Sans mixité sociale, cette homogénéité peut conduire à ce que la loi de certains quartiers soit celle de la drogue et de l’islam radical.

Nous constatons que le racisme se développe sur ce terreau d’inégalités et de discriminations. Nous retrouvons cet état de fait de la faiblesse de la mixité sociale, dans le défaut de représentativité de la société française, y compris s’agissant de la place des personnes issues de la classe ouvrière parmi les élites. Nous soulignons l’absolue nécessité de renforcer la mixité sociale dans l’habitat et dans le milieu scolaire. Quelques expériences positives existent, notamment dans l’éducation nationale, mais elles sont trop peu relayées.

Dans le combat que nous avons à mener contre l’islam politique, il convient d’être très ferme, tout en ne nourrissant pas le discours victimaire. Cela suppose d’avoir des bases objectives, indiscutables. Le Gouvernement travaille à un projet de loi dont vous serez prochainement saisis.

Si des progrès ont été faits au sein de l’Éducation nationale, nous lui demandons d’assumer trop de rôles : remplacer les parents absents, préparer à des métiers, transmettre des savoirs et des compétences, lutter contre le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, etc.

Le ministère de l’éducation nationale déplore, année après année, le manque de formation des enseignants et responsables administratifs. Des progrès sont réalisés avec les nouveaux chefs d’établissement et inspecteurs, mais la formation des enseignants reste insuffisante. D’après une enquête menée voilà deux ans, 81 % d’entre eux n’ont reçu aucune formation sur la laïcité et ceux qui en ont reçu une n’en sont pas satisfaits. Ils sont peu nombreux à disposer d’une base historique, juridique et pédagogique de la laïcité.

L’enseignement moral et civique est extrêmement important. Le message peut être entendu s’il est transmis par un enseignant charismatique, un conseiller principal d’éducation, un personnel administratif ou éducatif. Il faut aussi travailler sur les représentations et les comportements racistes pour en comprendre le fonctionnement. Il est également essentiel de proposer un enseignement laïc des faits religieux qui distingue connaissance et croyance. Les difficultés rencontrées par l’éducation nationale sont celles auxquelles la société française fait face, avec les tensions, crispations, insatisfactions et les problèmes de pouvoir d’achat. Toute cette violence se retranscrit également dans la laïcité, qui touche à l’identité de chacun et à celle de la France.

L’une de nos missions consiste à inviter des sachants, des experts, des responsables politiques ou des chercheurs à s’exprimer en donnant des éléments d’appréciation et de contexte, sans chercher la « course au buzz ». Malheureusement, nous obtenons peu de résultats.

Nous continuerons néanmoins à appliquer la laïcité avec une certaine intelligence.

Nous ne souhaitons pas lui adjoindre d’adjectif, ce qui reviendrait à l’orienter alors qu’elle se suffit à elle-même. C’est un concept extraordinairement puissant, auquel de nombreux pays étrangers s’intéressent, car elle représente forme d’équilibre entre liberté individuelle et harmonie collective.

Nous sommes parfois durement attaqués dans le monde anglo-saxon, car la laïcité serait attentatoire aux libertés. Nous le sommes aussi parfois dans le monde arabo-musulman. Il s’agit en réalité d’un combat politique. Si vous êtes favorable à l’égalité entre hommes et femmes, à la démocratie, vous l’êtes aussi à la laïcité.

Notre formule, énoncée avant nous par Bernard Cazeneuve, est qu’il faut appliquer la laïcité « avec fermeté et sérénité ». La laïcité protège, tout en construisant l’appartenance à la maison commune et au vivre ensemble. Nous sommes souvent sur le terrain de ce que le Conseil constitutionnel appelle les atteintes aux « exigences minimales de la vie en société ». Cela permet de traiter toutes les questions liées à la laïcité et celles que la laïcité n’épuise pas, telles que l’égalité entre les femmes et les hommes.

Nous avons obtenu, à la fin du mandat d’Édouard Philippe, une circulaire du ministère de la justice et du ministère de l’intérieur, dans laquelle Mme Nicole Belloubet demande aux procureurs d’enquêter sur des situations discriminatoires et, si les faits sont avérés, de porter plainte au nom de la République. Si, dans un restaurant, l’on refuse de servir une femme car elle est une femme, elle peut certes porter plainte, ou une association, mais dans de nombreux cas cela est trop difficile. Nous soutenons que c’est l’affaire de l’État.

M. Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité. Sur le terrain, dans les quartiers populaires et les établissements scolaires en difficulté, les jeunes se sentent français, mais ne sont pas perçus comme tels. Ils ne se retrouvent pas dans le paysage audiovisuel ou dans les postes à responsabilités. En outre, la diversité des mémoires et les parcours auxquels ils pourraient s’identifier ne sont pas suffisamment évoqués dans les programmes d’histoire. Pourtant, dès lors que nous mentionnons des personnalités telles que Abdelkader, Deo Van Tri, Henry Sidambarom, Léopold Sédar Senghor, qui ont participé à l’histoire de France, ils se sentent beaucoup plus français. Le passé colonial reste douloureux, mais il ne faut pas l’occulter.

De même, la représentativité dans le champ institutionnel et social est bien trop insuffisante. Des mesures ont dernièrement été annoncées par la ministre de la transformation de la fonction publique sur certains postes à responsabilités. Les grandes écoles privées doivent être beaucoup plus volontaristes. Les médias doivent aussi engager un mouvement en ce sens. Quand le paysage médiatique et audiovisuel n’est pas à l’image de la population, une partie d’entre elle développe un ressentiment quand l’autre en déduit que la diversité n’est pas l’identité de la France. De manière générale, l’entre-soi empêche de connaître l’autre, d’où le développement de clichés et de préjugés, laissant libre cours à des pensées racistes.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. En juin et juillet, nous avons reçu de nombreux universitaires qui nous ont permis de structurer ce vaste sujet qui nous a été confié. Le racisme est déjà condamné dans le code pénal et il s’agit de mieux le sanctionner. Avez-vous des propositions sur ce point ?

Pour ce qui est de la lutte contre les préjugés, pourriez-vous nous donner des détails sur les méthodes qui fonctionnent ?

Enfin, même si nous récusons le terme de « racisme d’État », nous ne pouvons pas nier que les institutions peuvent créer de la ghettoïsation et que les personnes qui en sont victimes perçoivent l’existence des discriminations. Ainsi, pour ce qui est des discriminations, quelles sont selon vous les pistes les plus concrètes à explorer pour renforcer la mixité ?

M. Jean-Louis Bianco. L’une des réponses est la formation : des enseignants, des élèves, de tout le personnel. Dans les quartiers populaires, sensibles, zones d’éducation prioritaire ZEP+, le besoin de former tous les intervenants publics ou privés est d’autant plus fort.

Avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires, anciennement commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), et le Centre de formation des personnels territoriaux (CNFPT), nous avons lancé un programme de trois jours et un d’une journée, ainsi que deux MOOCs dont l’un spécifiquement destiné aux élus locaux. De nombreux responsables ont besoin de savoir ce qui est permis et ce qui est interdit. Nous utilisons aussi des études de cas, selon des méthodes participatives. Nous avons ainsi formé 45 000 stagiaires en trois ans, des travailleurs sociaux, des bénévoles d’association, des fonctionnaires territoriaux ou nationaux et des personnalités diverses. Nous nous réjouissons que la ministre chargée de la ville, Nadia Hai, ait décidé de renforcer ce programme. Les taux de satisfaction sont excellents puisque 97 % ont jugé la formation utile.

Nous souhaitons une coordination accrue des préfets, des élus locaux, des ministères et des associations représentatives, sur tous les sujets liés à la laïcité, la mixité, et aux inégalités. C’est certainement ainsi, en s’appuyant sur des personnalités influentes dans les communautés – pas forcément religieuses – que l’on parviendra à construire l’islam de France. Elles peuvent peser dans le débat, en y associant davantage de femmes et de jeunes.

À côté des « territoires perdus de la République », il y a les « territoires vivants », dont nous ne parlons pas assez. M. Nuñez, qui a été préfet dans des secteurs difficiles, a souligné la « formidable énergie républicaine » de ces quartiers. Ces propos ont été très peu repris, alors qu’ils sont fondamentaux.

La Seine-Saint-Denis est par exemple l’un des départements qui comptent le plus fort taux de création d’entreprises par des jeunes.

À certains endroits nous avons réussi la mixité scolaire, notamment dans le 18ème arrondissement de Paris ou en Haute-Garonne. Un travail exemplaire y a été conduit, en partenariat entre le conseil départemental, l’éducation nationale et la préfecture. Le conseil départemental a détruit un collège du quartier pauvre. Après de longues discussions avec les représentants des parents et des élèves, il a reconstruit un collège à la frontière avec un quartier aisé. La carte scolaire a été modifiée pour que l’établissement accueille des jeunes de quartiers différents. La démarche a fonctionné.

Ces exemples devraient être mieux analysés pour les faire connaître, même si la démarche reste extrêmement difficile. J’ai moi-même été élu départemental, municipal et député. Je sais à quel point les meilleures volontés se heurtent à différentes réticences. Nous ne les vaincrons qu’en faisant connaître les réussites.

M. Nicolas Cadène. En ce qui concerne les sanctions contre le racisme, nous devons nous assurer que la chaîne pénale fonctionne efficacement et rapidement. L’action du Défenseur des droits nous semble devoir intervenir en dernier recours, uniquement en cas d’échec de la justice.

Le programme pour favoriser la mixité à l’école, lancé en 2015, a permis aussi de mener des expérimentations dans l’Hérault, le Gard, le Nord et à Paris. Elles ont presque toutes parfaitement fonctionné, car tous les leviers ont été mobilisés : carte scolaire, équipes pédagogiques, emplacement de l’établissement, options proposées. Le renforcement de la mixité sociale a totalement changé le climat. Les élèves venant d’établissements plus aisés n’ont pas vu leur niveau scolaire diminuer et ceux qui concentraient les difficultés ne les subissaient plus. Ces expériences devraient être multipliées.

L’action sur l’habitat doit être revue avec les bailleurs sociaux, dans le respect de la loi SRU, en intervenant sur les activités économiques. Tous les champs doivent aider à assurer une plus grande mixité sociale.

M. Jean-François Eliaou. Selon vous, la laïcité est-elle une solution contre le racisme ? Comment concilier la tradition chrétienne de la France, avec des clochers proches des mairies, propriétés de l’État ou de la commune, une histoire chrétienne, et la diversité des populations ?

En outre, comment devons-nous réagir collectivement contre un certain relativisme, qui peut conduire jusqu’à la mise en œuvre d’un contre-projet sociétal opposé à l’universalisme ?

Enfin, je suis moi-même un pur produit de l’école laïque et républicaine, de l’ascenseur social, de l’universalisme, valeurs piliers de la France. Néanmoins, ce modèle est parfois contredit y compris dans les universités françaises les plus prestigieuses. Là comme à l’École Normale Supérieure, un contre-projet émerge, non pas révolutionnaire mais pourtant prêt à envisager d’autres valeurs, qui ne correspond pas aux valeurs de la laïcité et de l’universalisme.

M. Jean-Louis Bianco. La laïcité peut être une réponse, car elle fabrique du commun, de la citoyenneté. On ne naît pas citoyen, on le devient, en étant éduqué dans les valeurs laïques. La laïcité a une force incroyable, car elle est abstraite. Nous, Français, avons certes tendance à donner des leçons à la terre entière, à nous proclamer à l’avant-garde du monde. Mais il n’en demeure pas moins que la France a apporté la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen au monde, ce qui rend ces principes de citoyenneté et de laïcité adaptables. Cet universalisme de la définition de la laïcité nous offre un outil pour résister aux contre-projets. Par ailleurs, nous insistons fortement sur le respect de la règle de droit. Si nous ne commençons pas par rappeler les règles, la loi du plus fort s’impose. En nous arc-boutant sur l’universalité de la laïcité et de la citoyenneté et sur le respect de la règle, nous offrons des éléments de réponse.

Hier, nous avions une réunion des coordonnateurs nationaux des équipes académiques. Le nombre de cas signalés est extrêmement faible, soit parce que les professeurs se débrouillent seuls, soit parce qu’ils mettent le sujet de côté. Dans 40 % des cas, nous ne savons pas définir la nature d’une atteinte à la laïcité, avec même une interrogation sur la définition de l’atteinte. Dans tous les secteurs, entreprises, hôpitaux, fonction publique territoriale, fonction publique d’État, éducation nationale, nous ne possédons pas d’indicateurs objectifs. En revanche, nous savons que les tensions et les conflits s’accroissent autour de la gestion des faits religieux, partout et fortement, ce qui est extrêmement préoccupant.

Au sein de l’éducation nationale, la pression augmente sur le premier degré, y compris par le biais des parents d’élèves, et sur l’enseignement professionnel, ce qui n’est pas sans rapport avec des inégalités et une culture un peu différente.

Les chercheurs et les intellectuels ont le droit de débattre. En revanche, je regrette que l’on présente une position idéologique, avec une certaine idée de ce que devrait être la laïcité, comme étant le droit ou le bien, les oppositions étant le mal. L’université et la démocratie sont le lieu du libre débat. Il ne faut pas confondre ce que l’on croit, ce que l’on souhaite et ce qui est permis.

Je ne pense pas qu’une hydre cherche à viser la France comme territoire de laïcité, mais elle est une cible, parfois d’une volonté centralisée et parfois d’actions relativement individuelles, au niveau de la barre d’immeubles. Toutes les échelles doivent donc être traitées.

La meilleure réponse est de rester objectif, face aux atteintes à l’égalité entre les femmes et les hommes, la meilleure réponse est de rester objectif, de ne pas accepter les certificats médicaux de complaisance ou le refus d’aller à la piscine par exemple. La démarche doit être entreprise avec pédagogie, en expliquant le but des règles communes.

Je suis cependant perplexe quant à la question du multiculturalisme. Les cultures différentes sont-elles plus nombreuses qu’avant la Révolution française, au temps de la culture occitane, bretonne, alsacienne ? Je ne sais pas, et je ne crois pas que ce soit le débat. L’essentiel est que la règle est commune à tous.

L’enseignement laïc des faits religieux doit présenter les connaissances en histoire et en art. Nous sommes un pays de tradition chrétienne, mais toutes nos origines ne le sont pas. Nous avons aussi des racines dans le monde grec avec la démocratie, dans le monde romain autour du droit, dans le monde musulman qui a joué un rôle au Moyen-Âge dans la transmission de la pensée grecque. Nous devons montrer ces apports intellectuels dans l’histoire de France. Les églises sont devenues le patrimoine national, mais l’État ne doit en aucun cas subventionner les activités cultuelles des institutions religieuses.

Les sondages autour de l’éducation nationale doivent être analysés de près. L’un, du Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco), rejoint certains constats de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme sur une tolérance plus grande des jeunes par rapport aux jeunes d’autres pays. En revanche, un sondage réalisé par l’IFOP en 2018, pour le Comité national d’action laïque, est souvent utilisé d’une manière caricaturale : il évoque des tensions croissantes, avec plus d’interventions des parents d’élèves, mais il souligne aussi que la plupart des situations se règlent par le dialogue.

La réalité est difficile et dangereuse. Tout observateur sérieux le reconnaît. En revanche, il est essentiel de ne pas donner de sentiment de panique généralisée à la population, sous peine d’engendrer des phénomènes de racisme.

Le sondage que nous avons commandité comporte la question suivante : « Diriez-vous que dans votre établissement, le climat autour de la laïcité est tendu, plutôt tendu, apaisé, plutôt apaisé ? » 91 % ont évoqué un climat apaisé ou plutôt apaisé. Cela ne doit certes pas nous faire oublier les problèmes subsistants qui doivent être traités.

M. Nicolas Cadène. Nos différentes enquêtes montrent la différence entre le ressenti et la réalité des faits. Les problématiques sont réelles et doivent être traitées, mais parler des problèmes sans évoquer les solutions crée un sentiment d’angoisse, qui favorise des réactions racistes.

Depuis deux ans, nous travaillons sur un baromètre avec l’institut Viavoice. L’échantillon, qui compte plus de 2 000 participants, révèle un attachement fort à la laïcité pour 75 % d’entre eux. L’attachement à la laïcité diffère davantage selon les catégories socioprofessionnelles et même selon le genre que selon les croyances.

En outre, plus les Français connaissent le droit, plus ils sont attachés à cette définition de la laïcité. Une majorité nette de la population ne souhaite pas de changement de la loi de 1905 et de l’équilibre fixé par notre cadre laïc actuel. Une nette minorité souhaiterait toutefois un durcissement, une autre minorité une libéralisation.

Par ailleurs, les Français de confession musulmane considèrent la laïcité comme beaucoup moins protectrice des croyances, alors que ceux de confession catholique, protestante ou juive la considèrent comme plus protectrice. De même, ils sont nombreux à penser que la laïcité est d’abord traitée de manière polémique, ce qu’ils déplorent, et qu’elle est trop traitée seulement à travers le prisme de l’islam.

Nous constatons également que la sécularisation de la société se poursuit. Les Français sont de plus en plus nombreux – 50 % – à se déclarer agnostiques, voire athées. Cette tendance vaut pour toutes les religions, y compris pour l’islam. En revanche, certains croyants exacerbent leur appartenance religieuse, ce qui la rend d’autant plus visible dans l’espace public. Le courant protestant évangélique est de très loin la religion la plus en expansion : un temple évangélique se construit tous les dix jours, avec un prosélytisme et un taux de pratiquants très élevé.

Cette polarisation créée des crispations, auxquelles s’ajoute le contexte d’attentats islamistes avec des confusions renvoyant à tort à tous les musulmans. De même, l’absence de mixité sociale engendre une séparation, d’autant que les Français de confession musulmane sont nombreux dans les catégories socioprofessionnelles les plus fragiles.

La France est un pays de tradition chrétienne très forte. L’Église catholique a joué un rôle considérable dans notre histoire. Il n’est pas question de le nier. La France compte encore 39 000 lieux de culte catholiques, pour 4 000 lieux de culte protestants et 2 600 lieux de culte musulmans. Toutefois, lorsque les révolutionnaires ont rédigé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ils ont indiqué que nos valeurs communes étaient ce qui nous rendait Français. La richesse de notre modèle républicain est qu’il dépasse nos appartenances propres.

Nous pourrions aussi parler de nos autres racines, en outre-mer. La France est présente sur les cinq continents. Cette diversité de convictions et de cultures est une source de richesses que nous devrions mettre en avant.

M. Belkhir Belhaddad. Les fondements de notre République sont fragilisés, dans un monde de plus en plus mondialisé, à la géopolitique extrêmement instable. Le racisme n’a pas disparu. On tuait encore « du Maghrébin » au début des années 1980, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Je ne parle pas du terrorisme, qui est un phénomène à part.

Les dispositifs législatifs existent, mais leur efficacité est remise en cause. Les plaintes sont insuffisamment déposées.

Je m’interroge sur la manière de mieux intégrer cette diversité. De nombreuses actions positives sont entreprises sur le terrain, mais elles ne sont pas suffisamment mises en valeur. À l’inverse, les reportages d’une chaîne comme CNews peuvent faire énormément de mal et détruire des années de travail. Comment faire accepter les différences et faire comprendre que l’apport des immigrations récentes est une richesse ?

Mme Fiona Lazaar. Pendant la période de confinement, des élus locaux ont été confrontés à des difficultés pour la sépulture des personnes de confession musulmane. Des outils peuvent-ils les guider pour répondre aux aspirations légitimes de leurs concitoyens, tout en respectant le droit actuel ?

M. Jean-Louis Bianco. Une partie de la réponse se trouve dans la formation que devrait dispenser l’éducation nationale. Nous avons également publié des guides pour les collectivités locales, les entreprises, les hôpitaux. Nous sommes à la disposition des élus et des citoyens par téléphone ou par écrit en principe en 48 heures.

M. Nicolas Cadène. Nous avons rappelé qu’il était possible d’enterrer ces personnes en France dans des carrés confessionnels non matérialisés, mais de nombreux maires refusent. Les citoyens inhument alors leurs défunts à l’étranger, ce qui ne renforce pas le sentiment d’appartenance nationale.

Enfin, des réflexions sont en cours pour un projet de loi sur l’audiovisuel afin de permettre au CSA de sanctionner davantage les chaînes qui diffusent la parole xénophobe.

La séance est levée à 12 heures 07.

 


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Compte rendu  38    Audition de Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au ministère de la culture, et de Mme Sophie Lecointe, cheffe du service de la coordination des politiques culturelles et de l’innovation

(Réunion du mardi 14 octobre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures 09.

Mme la présidente Michèle Victory. Voilà quinze jours, nous avons reçu le ministre de l’éducation nationale et, ce matin, nous avons reçu des représentants de la politique du logement. Nous recevons à présent Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au ministère de la culture et Mme Sophie Lecointe, cheffe du service de la coordination des politiques culturelles et de l’innovation.

Notre mission d’information a été créée en décembre 2019. Notre objectif est de présenter un rapport dressant un état des lieux des différentes formes de racisme, en espérant proposer des pistes de réflexion pour rendre la lutte contre le racisme plus effective.

La culture est au cœur des débats historiques qui se posent au cours de nos travaux, nous l’avons constaté dernièrement avec les épisodes des statues déboulonnées ou la restitution des œuvres d’art. Certains événements historiques, tels que la guerre d’Algérie, laissent des traces relativement profondes et peuvent nourrir le racisme. Mais certaines expériences culturelles à destination des jeunes peuvent être la voie d’une meilleure appropriation de notre histoire.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Avec l’aide de chercheurs et d’universitaires, nous avons posé le constat que la culture, la mémoire, l’histoire étaient autant de vecteurs pour combattre les préjugés et, par ricochet, les phénomènes de racisme.

Nous avons récemment reçu Pascal Blanchard dont j’ai visionné les documentaires récemment diffusés, qui sont très instructifs. Nous avons également l’intention d’explorer les éléments culturels, mémoriels, historiques d’outre-mer. Il serait intéressant que vous nous parliez de la culture, des cultures, de l’histoire de France, ou peut-être de ses histoires.

Voilà quelques années, le ministère de la culture a diffusé des publications sur l’apprentissage des langues : s’agit-il d’un levier pour permettre aux jeunes de s’approprier différentes cultures ?

Mme Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations au ministère de la culture. Le sujet est d’une ampleur redoutable. Je me positionne du point de vue de la prévention des discriminations et de la promotion de la diversité et de l’égalité entre les femmes et les hommes.

La prévention des discriminations est une urgence absolue. Nous ne sommes jamais suffisamment armés.

Les champs sur lesquels j’interviens sont volontairement très larges. Dans la démarche de candidature du ministère de la culture aux deux labels de l’AFNOR, « diversité » et « égalité », nous avons réfléchi à tout ce qui pouvait prévenir les discriminations dans la sphère interne, au sein du ministère lui-même, dans ses services centraux et déconcentrés et dans les établissements publics qui en relèvent. Le but est d’agir à toutes les étapes des parcours professionnels, dans le recrutement, la promotion, la formation, l’égalité salariale, la communication, etc.

Nous avons totalement revu nos procédures de recrutement. Nous avons passé un marché avec la société Mozaïk RH pour diversifier les viviers. Grâce aux études de l’équipe du professeur Yannick L’Horty sur les testings dans la fonction publique, nous étions persuadés que les discriminations demeuraient. Celles du fait de l’origine y étaient malheureusement prégnantes.

Il m’a semblé que cette action serait insuffisante si elle ne couvrait pas également le champ des politiques culturelles. Le ministère de la culture est une puissance évidente en termes de construction d’un imaginaire. Un spectacle vivant, une exposition dans un musée, un documentaire, une série télévisée, un jeu vidéo sont autant de manifestations d’une force créatrice qui reflète ou non la réalité de notre société. Ces productions jouent un rôle essentiel en termes de stéréotypes implantés ou déconstruits, dans la manière dont l’Autre est perçu.

Nous avons ainsi fait en sorte que toute la sphère culturelle s’engage dans la démarche, en posant de fortes exigences de représentation de la diversité, y compris avec l’audiovisuel public.

Nous travaillons également avec d’autres partenaires très engagés sur ces sujets tels que le Défenseur des droits, la délégation Interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Le but est de poser un diagnostic lucide sur la réalité : la diversité sur nos écrans, les scènes de musique, de danse et de théâtre n’est pas aussi présente qu’elle devrait l’être pour refléter la diversité française. Une fois cette prise de conscience effectuée, il nous faut agir efficacement sur les contenus culturels.

Vous avez raison d’évoquer le travail de mémoire et de réflexion sur un passé qui peut être douloureux. La création artistique contribue à cette reconstitution d’une histoire commune et d’un imaginaire collectif qui permet de se projeter dans l’avenir d’une manière plus sereine, plus apaisée et mieux partagée. Par exemple, nos artistes d’outre-mer n’ont pas encore la visibilité en métropole que leur talent appelle.

Mme Sophie Lecointe, cheffe du service de la coordination des politiques culturelles et de l’innovation. Nous sommes investis dans la dimension éducative et préventive des problématiques liées au racisme et à l’antisémitisme, dans une approche de démocratisation culturelle et d’accès à la culture.

Cette prise de conscience se matérialise par un choix politique de réorganisation du ministère. À compter de janvier 2021, une direction d’administration centrale sera chargée d’incarner les politiques à destination des habitants et des territoires. L’approche n’est pas la même que celle des « directions métiers » qui s’adressent à des professions : aux artistes, aux créateurs, aux acteurs du patrimoine ou aux médias.

Cette direction aura aussi la mission de veiller à la cohérence de nos politiques à destination des écoles d’architecture et des écoles de la création, notamment sur la diversité des étudiants, qui seront les artistes et les professionnels de la culture de demain. S’occuper du problème dès la scolarité permet à ces élèves de réaliser leur potentiel et d’influer par la suite sur les stéréotypes ou le manque de diversité de notre société.

Je pense que nous avons également un rôle à jouer, en complément de l’éducation nationale, sur les politiques destinées à la jeunesse. Nous travaillons pour déconstruire les stéréotypes, éveiller l’esprit critique des jeunes, notamment dans l’éducation aux médias et à l’information, y compris pour ce qui est de l’usage des réseaux sociaux et d’internet. Les professionnels de la culture peuvent diffuser leurs connaissances et leurs savoir-faire. Des journalistes et des scientifiques peuvent aider à déconstruire les fausses informations et aider à comprendre comment se propagent les rumeurs.

Nous intervenons aussi aux côtés de l’Agence nationale de la cohésion des territoires sur des politiques interministérielles à destination des territoires prioritaires. Nous concevons notre action dans une démarche d’égalité, de tolérance et d’ouverture. Tous les habitants doivent accéder à la vie culturelle. Notre objectif est de fonder un projet culturel qui porte des valeurs d’humanisme et qui respecte les spécificités culturelles, quelle que soit l’origine sociale ou géographique.

Nos directions régionales des affaires culturelles (DRAC) sont donc fortement investies dans les territoires, en lien avec les collectivités. Les moyens du ministère sont déconcentrés pour être au plus près des acteurs de terrains.

Les acteurs culturels sont aussi fortement mobilisés sur la question de la mémoire.

Mme la présidente Michèle Victory. Les discriminations dans l’audiovisuel sont flagrantes. Les réalités sont-elles différentes selon les endroits ? Des critères particuliers sont-ils ajoutés lorsque vous soutenez des programmes afin de promouvoir davantage de diversité ?

Mme Agnès Saal. La frilosité sur cet aspect reste forte. La présence des femmes s’est accrue dans les modalités d’accès aux moyens de création et de production, même si nous ne sommes pas encore parvenus à une égalité. Nous avons quantifié des objectifs extrêmement précis dans la feuille de route pluriannuelle « égalité » dont le ministère s’est doté depuis 2018. Le but est une progression significative des femmes à la tête des institutions culturelles et de leurs programmations, sur les plateaux de télévision et de cinéma.

En revanche, sur les autres critères de discrimination que sont le handicap, le lieu de résidence, l’orientation sexuelle, l’appartenance syndicale, l’état de santé, la vulnérabilité économique, l’origine et les vingt-cinq critères interdits au code pénal, nous n’avons pas encore posé d’exigences, par exemple dans la nomination de personnes issues de la diversité à la tête des institutions culturelles ou dans la programmation. La diversité d’origine n’est pas encore réellement représentée, malgré quelques exceptions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Les parcours d’excellence des grandes écoles sont ouverts sur concours. Nous ne pouvons donc pas nier l’objectivité sur laquelle ils se basent pour opérer une sélection. L’épreuve de culture générale amène toutefois des candidats potentiels à se fixer une limite – de même que d’autres épreuves qui pourraient la remplacer (droit, philosophie, capacités rédactionnelles). Elle ne se prépare pas dans une salle de classe, mais dans des lectures, des lieux de culture. Une approche globale pourrait-elle être envisagée, sur un public cible, pour amener une tranche d’âge à décloisonner ses apprentissages, à s’enrichir seule, hors des lieux conventionnels ?

Mme Sophie Lecointe. La culture générale et la manière dont on appréhende les connaissances culturelles partagées par tous tout au long de son parcours de vie est aussi un socle qui fait société. Il ne faudrait pas qu’il y ait une appréhension particulière à avoir une pratique artistique au quotidien. Cette culture ne devrait pas être réservée à quelques élèves, dans le contexte plus favorisé d’un établissement de centre-ville.

Notre ambition est que 100 % des enfants bénéficient de l’éducation artistique et culturelle. Au-delà du cadrage juridique existant, les enseignants, les éducateurs et tous les adultes qui accompagnent les jeunes doivent mener un travail protéiforme. Nous œuvrons en partenariat avec l’éducation nationale, mais aussi avec les acteurs culturels qui vont au-devant de la jeunesse dans les établissements scolaires. Nous cherchons à leur fournir des conditions de réalisation les plus favorables, à sensibiliser les chefs d’établissement, le monde enseignant, les partenaires éducatifs que sont les centres de loisirs.

Les familles ont aussi un rôle à jouer dans la manière de s’approprier la démarche dès la petite enfance. Nous avons un enjeu avec les tout-petits, qui sont encore dans un lien fort avec les parents et qui se distend quelque peu avec l’école. Nous pouvons ainsi toucher de jeunes adultes, qui ne sont pas forcément sensibilisés, et faire entrer les livres, la musique, les partenariats artistiques, la danse ou l’expression corporelle. Les enfants ont alors le sentiment que tout le monde a droit à la culture.

Le Pass Culture vise à aider les jeunes de plus de 18 ans à ne pas avoir d’obstacle financier à pratiquer une activité culturelle ou artistique, à accéder à une offre culturelle en autonomie. Il est cependant préférable d’avoir été suffisamment accompagné dans l’enfance pour franchir la porte d’un opéra, d’un théâtre ou d’un musée.

Mme Agnès Saal. La discrimination peut être volontaire et inconsciente et se situe à l’entrée même des établissements culturels, indépendamment même du contenu de la programmation.

Des établissements comme le Centre Pompidou, le musée d’Orsay, Universcience ont pensé qu’une solution pouvait être de sortir des murs pour aller à la rencontre de populations qui ne franchiront jamais naturellement le seuil de leur établissement, quelles que soient la richesse, la qualité et l’accessibilité des propositions culturelles et artistiques. Cette proximité peut remédier en partie à ce qui n’a pas eu lieu au moment des parcours d’éducation et dans le cercle familial.

Dans le cinéma et l’audiovisuel, il existe une question de stéréotype des personnages représentés. Heureusement, nous progressons, comme en fait état le dernier observatoire de la diversité du CSA, mais il n’est pas normal que les personnages non blancs soient toujours dans des rôles négatifs (dealers, etc.).

De même, un travail doit être mené dans la diversité même des viviers de talents. Des associations comme Mille Visages œuvrent dans ce domaine. Avec le Collectif 50/50, nous avons créé un recueil professionnel des talents issus de la diversité. La présidente de France Télévisions s’est engagée à faire appel aux personnes qui y sont inscrites dans les programmes produits ou coproduits par ses chaînes.

L’Opéra de Paris vient également de confier une mission à l’universitaire Pap Ndiaye et à la secrétaire générale du Défenseur des droits, Constance Rivière, pour réfléchir à la question de la diversité à l’Opéra de Paris. Alexander Neef, nouveau responsable de l’Opéra, considère nécessaire d’interroger les pratiques au sein même de ses équipes techniques, artistiques ou administratives. La mission doit également réfléchir au répertoire lyrique et chorégraphique. Vous évoquiez les statues déboulonnées, mais il y a peut-être des manières plus constructives de revoir le répertoire.

M. Belkhir Belhaddad. Le vivier dont vous parliez existe et tente de s’exprimer, encore faut-il lui offrir la possibilité d’accéder à la haute fonction publique, au Centre Pompidou. Je suis un ancien élu de la ville de Metz et accueillir le Centre Pompidou à Metz a été une réelle satisfaction. Cette idée était extraordinaire, car elle a permis de développer des parcours d’artistes, en amenant la culture dans tous les foyers messins, en complément des projets comme Démos, l’un des plus magnifiques qu’il m’ait été donné de voir.

Notre administration centrale a aussi un devoir d’exemplarité. Sur le champ culturel, la diversité est-elle représentée ? Le Centre Pompidou Metz a été une opportunité de développer la culture sur le territoire, mais la diversité n’est pas présente dans les expositions. Le récit historique de 1917 n’a par exemple pas montré la place des populations issues des immigrations récentes. De même, ces dernières ne connaissent pas suffisamment la guerre de 1870, alors qu’elles sont françaises.

Par ailleurs, de nombreux acteurs de la guerre d’Algérie sont toujours présents à des postes à responsabilités et ferment la porte à quelqu’un d’origine algérienne ou ayant la double nationalité.

Mme Agnès Saal. Vous avez raison : l’État devrait être exemplaire. Je ne pense pas que le ministère de la culture soit plus défaillant que d’autres administrations, mais je crains qu’il ne soit pas meilleur. En l’état actuel de la composition des postes d’encadrement, les plus visibles, je dois admettre que nous ne sommes pas représentatifs de la diversité de la société française.

Nous avons donc jugé indispensable de nous rapprocher d’une population qui a toutes les compétences requises pour rejoindre ces métiers, mais qui n’y vient pas parce qu’elle pense ne pas y avoir accès, grâce à notre partenariat avec Mozaïk RH. Nous avons transmis une liste de postes à pourvoir, de catégorie A, de manière à ce que le cabinet recherche les profils les plus adéquats et nous les présentent. Le processus de recrutement est ensuite classique et tient compte des compétences, de l’adéquation par rapport au besoin sans rien céder sur l’excellence, la qualité et l’exigence. Il serait méprisant d’agir autrement.

Mme Sophie Lecointe. Nous avons recensé les lieux qui possèdent des collections sur la thématique de la mémoire, y compris des lieux religieux identifiés comme patrimoine du XXè siècle. Pour répondre au rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, nous avions comptabilisé 475 structures patrimoniales investies dans ce travail de mémoire. Nous aimerions les associer à l’offre accessible par le Pass Culture, en créant des passerelles.

Le Musée national de l’histoire de l’immigration, au palais de la Porte Dorée, est également porteur de cette démarche de mémoire et d’ouverture. Depuis deux ans, il organise un festival autour de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui a trouvé sa place dans l’actualité culturelle.

Mme Fiona Lazaar. Estimez-vous que les budgets pouvant rendre la culture accessible à tous sont suffisants ? Une grande partie de ces actions ne sont-elles pas financées par les crédits de la politique de la ville ?

En outre, le chef-d’œuvre Les Misérables, de Ladj Ly, a rencontré de fortes difficultés à trouver des financements, notamment auprès du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). N’est-il pas plus complexe pour des artistes issus des quartiers populaires d’accéder à ces budgets dont ils ont terriblement besoin ?

Je souhaite cependant souligner les actions positives qui se déroulent dans ma circonscription. À Argenteuil, nous bénéficions d’un partenariat avec le musée du quai Branly. J’ai également le souvenir d’avoir découvert la Comédie française alors que j’étais dans un collège en zone prioritaire. Ces démarches lèvent des barrières et permettent de recréer du lien et de la confiance.

Mme Sophie Lecointe. Le principe de l’action sur des territoires prioritaires, notamment dans le cadre de la politique de la ville, est de mobiliser les moyens de droit commun du ministère. Chaque fois qu’une DRAC signe une convention avec un département ou un établissement public de coopération intercommunale (EPCI), elle doit prendre en compte les zones qui nécessitent une attention particulière dans le cadre de la politique de la ville ou de zones rurales enclavées. Les DRAC doivent respecter les grands axes stratégiques du ministère : l’accès de tous les enfants à l’éducation artistique et culturelle et la solidarité territoriale.

Par ailleurs, la loi prévoit que les politiques culturelles sont co-construites avec les collectivités territoriales. Elles sont extrêmement présentes dès lors que les moyens du ministère sont insuffisants.

Enfin, les établissements publics doivent rendre des comptes sur l’attention aux publics, y compris les plus éloignés de la culture, dans le cadre d’actions hors les murs et de partenariats. Les partenariats expérimentés dans la région Île-de-France entre les grands établissements publics nationaux et les quartiers de la politique de la ville s’étendent progressivement en province. Au-delà du spectacle, l’objectif est aussi de comprendre ce qui se passe derrière le décor, comment se construit une représentation ou une exposition, pour faire naître des vocations.

Mme Agnès Saal. Vous avez raison, Ladj Ly n’a pas eu accès à l’avance sur recettes. En revanche, la réussite commerciale du film est une réelle incitation à soutenir ce type de projet. Elle a également produit un effet d’entraînement en termes de rôles modèles.

Il me semble que le soutien financier doit être généraliste. Il était certainement nécessaire, à une époque, qu’il y ait un fonds Images de la diversité, cofinancé par le CNC et l’Agence nationale de la cohésion des territoires ; mais de notre point de vue, l’idéal serait que tous les dispositifs de soutien financier au cinéma et à l’audiovisuel intègrent cette préoccupation majeure de refléter la diversité des talents de la société française.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Un musée sur la décolonisation aurait-il une place ? Pascal Blanchard milite en ce sens. Tous les témoignages sur le travail de mémoire laissent entendre que ces sujets sensibles devraient entrer dans un musée pour en exposer toutes les facettes.

Mme Agnès Saal. Nous pourrions imaginer qu’un lieu patrimonial spécifique soit dédié à l’histoire de la colonisation. Nous comprenons les souhaits exprimés avec talent par Pascal Blanchard.

Une autre option pourrait consister à s’emparer de la totalité de notre histoire, dans ses ombres et ses lumières, dans toutes nos institutions culturelles existantes. Quand le musée d’Orsay a proposé une exposition sur l’image du Noir dans les collections, le public était au rendez-vous. Il s’agissait d’une manière de réinterroger l’histoire de l’art. L’institution était à sa juste place en entreprenant ce travail de réinterprétation, de réécriture et de relecture de ses propres collections.

Nous pouvons aussi nous interroger sur l’avenir et sur la manière de donner aux jeunes créateurs d’art contemporain la place qu’ils méritent dans les institutions, au-delà de la réflexion sur un passé parfois douloureux. La programmation du Centre Pompidou montre que les efforts sont nécessaires. Celle du Palais de Tokyo laisse, quant à elle, à penser que cette place commence à se libérer, ce qui est porteur d’espoir pour la jeune génération.

La séance est levée à 13 heures 05.

 


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Compte rendu  39    Audition de M. Amin Maalouf, de l’Académie française

(Réunion du mardi 27 octobre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 05.

M. le président Robin Reda. Cette audition se déroule dans le cadre de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Notre mission a été créée le 3 décembre 2019 et a intensifié ses travaux suite à la crise sanitaire. Elle a vocation à présenter un rapport dressant l’état des lieux du racisme dans notre pays – détaillant ses différentes formes, parfois nouvelles et discutées – et proposant des mesures et des pistes de réflexion pour rendre la lutte contre le racisme plus effective.

Dans ce cadre, nous avons l’honneur de recevoir cet après-midi M. Amin Maalouf, écrivain franco-libanais, lauréat du Prix Goncourt et membre de l’Académie française. Vous êtes, monsieur Maalouf, outre vos qualités d’écrivain, un fin connaisseur du MoyenOrient – vous avez grandi à Beyrouth – et de la société française. Nous avons beaucoup à apprendre de la richesse de votre parcours et de votre regard, à la fois intérieur et extérieur, sur notre société.

Nous avons entendu à votre place, il y a quelques semaines, Kamel Daoud. Son discours a largement suscité notre intérêt.

Nous souhaitons profiter de votre regard – forgé par votre double connaissance du Liban et de la France – pour éclairer la situation de la société française. À ce titre, le caractère multiconfessionnel du Liban, pays constitué par un grand nombre de communautés qui cohabitent et se partagent le pouvoir, est très différent du modèle universaliste français.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je remercie M. Maalouf d’avoir accepté notre invitation. Le président Robin Reda a tout à fait bien résumé ma pensée, notamment en évoquant l’audition précédente de Kamel Daoud. L’intérêt de cette audition était de recueillir la contribution d’un intellectuel du Sud. Vous avez, monsieur Maalouf, l’avantage d’appartenir à la fois au Nord et au Sud.

Au cours de nos auditions, le thème du colonialisme revient souvent. Kamel Daoud nous rappelait qu’établir un lien systématique entre la colonisation et le racisme empêchait de penser au phénomène du racisme en tant que tel, alors que celui-ci existe dans toutes les sociétés, qu’elles aient ou non un passé colonial. Nous sommes ainsi très curieux de savoir comment se traduit le racisme dans un pays du Sud.

Vous avez également pris position sur l’enseignement des langues. Je souhaite recueillir votre avis sur les dernières annonces faites au sujet de l’enseignement de la langue arabe dans les écoles.

M. Amin Maalouf, de l’Académie française. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en m’invitant à m’exprimer devant vous. En tant que citoyen de mon pays natal, le Liban, puis de ma patrie adoptive, la France, j’ai parfois été confronté à des questions qui entrent dans le cadre d’une réflexion sur le racisme.

Je ne m’attarderai pas sur les mots de « race » et de « racisme » que vous avez déjà sûrement examinés sous toutes les coutures. Le phénomène qu’il s’agit d’étudier et de combattre, à savoir le rejet systématique de l’autre, perçu comme étant irrévocablement différent de nous, ne relève pas forcément du racisme au sens littéral du terme. Je prendrais deux exemples pour illustrer mon propos, l’un venant du centre de l’Europe, l’autre du centre de l’Afrique.

À la fin de l’année 1992, les Tchèques et les Slovaques, longtemps unis au sein de la Tchécoslovaquie, décident de se séparer pour constituer deux États différents. Il s’agissait pourtant de deux populations qui, pour un observateur extérieur, paraissaient similaires par la couleur, la religion, la langue et la nationalité. Mais elles se percevaient comme totalement différentes et incapables de vivre ensemble. Fort heureusement, elles ont pu convenir d’un divorce à l’amiable.

Cela ne fut pas le cas au Rwanda seize mois plus tard. Le pays réunissait, là aussi, deux populations – les Hutus et les Tutsis – qui, pour un observateur extérieur, paraissaient similaires par la couleur, la religion, la langue et la nationalité. Cela ne les a pas empêchées de se percevoir comme totalement différentes l’une de l’autre, avec les conséquences que l’on sait.

Cette question qui nous intéresse, aussi complexe soit-elle, n’est que l’un des aspects d’un problème plus vaste encore, et qui constitue un défi majeur pour notre démocratie : comment faire en sorte que nos concitoyens, quelles que soient leurs origines ethniques ou leurs croyances, soient persuadés de la nécessité de vivre ensemble de manière harmonieuse, aient le sentiment d’appartenir à une même communauté nationale et se reconnaissent tous dans le même « roman national » ?

J’ai souvent l’impression, depuis quelques années, que le racisme est à la fois partout et nulle part. Nulle part car il est rare, beaucoup plus rare qu’autrefois, que des personnes ou des mouvements s’affirment ouvertement racistes. Et pourtant, le racisme s’installe chaque jour davantage dans nos esprits, souvent à notre insu et sous diverses formes.

Je distingue le racisme « hostile » et le racisme « complaisant ». Le premier dit en substance : « Puisque ces gens-là ne pourront jamais être comme nous, ils n’ont pas leur place chez nous ». Le second dit : « Puisqu’ils ne seront jamais comme nous, il faut qu’ils puissent vivre parmi nous à leur manière sans que nous cherchions à les rendre semblables ». Même si elles paraissent opposées et qu’elles conduisent à des choix politiques différents, ces deux attitudes sont fondées sur les mêmes prémisses, les mêmes préjugés, les mêmes égarements.

De mon point de vue, le racisme commence à s’installer à partir du moment où l’on considère que l’on ne peut pas appliquer à une population donnée les critères que l’on applique à soi-même. Bien entendu, il est légitime et nullement empreint de racisme de considérer que des communautés humaines ayant eu des expériences historiques dissemblables aient pu produire des sociétés différentes avec des comportements et des valeurs différents. Mais en partant de cette constatation fort juste, l’on dérive trop facilement de nos jours vers une attitude qui est, à mes yeux, passablement empreinte de racisme – et ce, je précise, que l’on se considère de droite ou de gauche.

L’une des grandes perversités du racisme contemporain est que, partant d’une volonté de respecter les différences, on dérive consciemment ou inconsciemment vers une attitude consistant à croire que ces différences sont immuables et constituent l’essence même des populations concernées. Cette attitude ne cesse de se propager partout, dans tous les secteurs de l’opinion et sur toute la largeur de l’échiquier politique, chez ceux qui parlent au nom des opprimés comme chez ceux qui défendent l’ordre établi. Il y a de moins en moins de place pour ceux qui prônent l’universalité des valeurs, la complémentarité des combats, la convergence des émancipations.

Afin d’enrayer cette dérive, le premier devoir des autorités est d’assurer à toute personne vivant sur leur territoire sa pleine dignité de citoyen, en l’empêchant de devenir l’otage ou la propriété d’une communauté. L’idée même qu’un citoyen libre soit envisagé par les pouvoirs publics comme appartenant à une communauté différente de la communauté nationale est l’amorce d’une capitulation. Le principal est que la République ne doit passer par aucun intermédiaire dans son rapport avec ses citoyens. L’une des premières fonctions de l’État laïc est de libérer tous les citoyens, quelles que soient leurs origines ethniques, des contraintes que leur impose leur environnement traditionnel, afin qu’ils puissent s’épanouir sans entrave. La seule exception, limitée dans le temps, est celle des mineurs, avec lesquels la Nation établit des rapports en passant forcément par leurs parents mais en s’assurant constamment du respect de leurs droits inaliénables.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vos propos me rappellent ce que M. Héran, que nous avons auditionné cet été, nous expliquait : à une époque moyenâgeuse, même les personnes partageant une même langue, une même religion, une même couleur, pouvaient se percevoir différentes. Ainsi, un Parisien voyait chez un Lyonnais des différences irréconciliables. À croire que l’on rejettera toujours l’autre car l’on verra toujours en lui une différence, même minime.

Je comprends que vous n’êtes pas forcément favorable à la discrimination positive. Comment peut-on lutter contre les discriminations sans discrimination positive ?

M. le président Robin Reda. Quand on lit vos ouvrages, par exemple Le naufrage des civilisations, on sent une forme de pessimisme sur la situation actuelle, et notamment sur la capacité à être citoyen sans être prisonnier d’appartenances ethniques ou religieuses. Quel est votre regard sur la montée de ces mouvements qui se revendiquent antiracistes mais qui, au nom de l’antiracisme, s’éloignent de notre conception universaliste, enferment et essentialisent les citoyens en les enjoignant à revendiquer davantage de droits et parfois moins de devoirs ? Notre République devrait retrouver le chemin de l’harmonie et de l’équité entre tous les citoyens. En France, cette tendance est très prégnante, notamment eu égard au mouvement décolonial. Pensez-vous que cette tendance soit insurmontable, et quelles seraient pour vous les pistes d’espoir en la matière ?

M. Amin Maalouf, de l’Académie française. Je n’aime pas l’expression « discrimination positive ». L’expression anglaise dont elle est inspirée est « assertive action ». Cette expression ne contient pas le mot « discrimination » ; je pense que ce mot est malvenu dans la traduction française. Il faut certainement aider les populations défavorisées qui, pour toutes sortes de raisons, n’arrivent pas à prendre la place qui devrait être la leur. Tout ce qui contribue à leur donner cette place est excellent. L’idée selon laquelle il faudrait le faire aux dépens de quelqu’un d’autre, en revanche, n’est pas bonne.

Nous en avons vu les résultats aux États-Unis : les Blancs fortunés arrivent à s’en tirer ; les minorités peuvent bénéficier d’aides ; ceux qui en payent le prix sont les petits Blancs, qui se sentent pris en tenaille, ont le sentiment d’être victimes de cette politique et se rabattent sur des candidats qui portent leur voix. Il n’est jamais bon de susciter des ressentiments et des récriminations. Aux États-Unis, les pouvoirs publics ne souhaitaient pas procéder à davantage de dépenses sociales. À mon avis, en France, nous pouvons nous permettre d’aider ceux qui ont en besoin sans que cela se fasse aux dépens d’une autre catégorie de la population.

S’agissant du « racialisme », il est vrai que je suis mal à l’aise avec cette attitude. Un long combat a été mené pour éliminer toute forme de discrimination et de ségrégation. L’idée selon laquelle ce combat ne valait rien et n’était qu’une étape avant un autre combat qui dresserait les communautés opprimées contre leurs oppresseurs introduit une division au sein de la population, allant à l’encontre de notre rêve d’universalité. Nous n’avons pas besoin de dresser les communautés les unes contre les autres en invoquant des règlements de comptes historiques.

Mon livre Le naufrage des civilisations, en dressant l’état du monde tel qu’il est aujourd’hui, présente sans doute une vision inquiétante de l’avenir. Je pense que cela n’est pas une fatalité. Il est vrai que la mondialisation a exacerbé des tensions. Mais à long terme, je crois qu’un processus sous-terrain nous conduit à être de plus en plus proches les uns des autres. Nous avons du mal à le reconnaître, nous le vivons mal, mais objectivement, nous nous ressemblons de plus en plus. C’est peut-être d’ailleurs pour cela que nous essayons de nous démarquer les uns des autres. Je suis persuadé qu’à long terme, nous découvrirons que nous n’avons pas d’autre choix que de vivre ensemble et de combattre les mêmes adversaires, qui sont les pandémies, le sous-développement, l’obscurantisme. À long terme, je suis plutôt confiant ; mais nous allons traverser, je crois, une période assez tourmentée.

M. Belkhir Belhaddad. Vous évoquiez le rêve d’universalité : il se confronte à de bien tristes réalités, liées à l’histoire de la France et d’un certain nombre d’anciennes colonies, comme l’Algérie. Nous assistons encore et toujours, comme vous dites, à un « règlement de compte historique » permanent. La situation perdurera tant que les choses ne seront pas dites pour celles et ceux qui ont vécu cette tragique histoire entre la France et l’Algérie, alors même que les Français de deuxième ou troisième génération n’ont plus rien à voir avec cette histoire.

Je sais que vous êtes persuadé que cette affirmation de soi, de ses valeurs et de sa double culture est absolument nécessaire. Une partie de la société renvoie une image qui n’est pas forcément positive. Vous êtes relativement optimiste ; je le suis également, mais je le suis de moins en moins. Comment concilier l’aspiration d’une partie de notre société à l’assimilation, quitte à nier une certaine part d’eux-mêmes, et l’aspiration de certains à la double appartenance, à la préservation de la « double culture », qui est extrêmement difficile à inscrire dans le paysage de notre société ?

M. Amin Maalouf, de l’Académie française. Je suis d’accord avec vous sur l’importance symbolique de l’expérience algérienne et de l’histoire coloniale contemporaine. Mon sentiment est qu’une faute originelle a été commise en Algérie. Quand on adopte un territoire, on doit accorder la pleine citoyenneté à la population. Une faute a ici été commise pour des raisons que vous connaissez mieux que moi. Ce problème laisse des traces et en laissera pour quelque temps encore.

Cela me conduit à dire qu’il est temps de repenser cette histoire et d’apporter une véritable vision d’avenir. Cette vision d’avenir doit recouvrir un roman national qui inclue tout ce qui peut apporter une dignité culturelle à toutes les composantes de la société. La question de la dignité culturelle est, à mes yeux, importante. Toute personne a besoin d’une dignité culturelle, d’une fierté. C’est à la France de persuader toutes les composantes de la société que c’est à travers elle, son histoire, sa démocratie, que cette dignité culturelle peut être acquise.

La question de la langue mérite réflexion. Beaucoup de personnes qui ne parviennent pas à s’épanouir culturellement à travers une langue cherchent à s’épanouir autrement, souvent à travers une religion. Si l’on n’a pas la possibilité d’être fier de sa culture, cette frustration peut conduire à toutes sortes de délits. C’est à notre société de donner à chacun des raisons d’être fier de sa culture d’origine – et de ce qui, dans sa culture d’origine, a une valeur universelle – ainsi que de son appartenance à la société française. C’est une question délicate, compliquée, subtile, qui ne se décide pas une fois pour toutes. Elle nécessite un long travail de pédagogie, mais nous ne pouvons pas en faire l’économie.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons vu ressurgir le terme d’islamophobie dans la bouche du président Erdogan. Que pouvez-vous nous dire sur ce terme, sur un sens différent qu’il aurait en arabe et en français ?

M. Amin Maalouf, de l’Académie française. Nous traversons un climat dénué de sérénité. Nous nous trouvons dans un moment où il est extrêmement difficile de débattre d’une manière calme et constructive. Le moment actuel n’est pas le moment idéal pour réfléchir sereinement à ces questions.

Nous sommes, en France et en Europe, dans une situation où des sociétés sont devenues plurielles alors qu’elles n’avaient pas a priori vocation à le devenir et que les nouvelles populations proviennent de pays qui ont connu une relation historique extrêmement compliquée avec la France. Tout cela contribue, encore une fois, à rendre le débat très peu serein.

Mon espoir est que nous retrouvions un peu de sérénité, que nous mettions à plat toutes ces questions et que nous réfléchissions à comment organiser la vie commune entre toutes les composantes de la société. Quelle est l’autre possibilité que celle de vivre ensemble ? La question n’est pas de savoir si nous pouvons vivre ensemble, elle est de savoir comment organiser ce vivre ensemble. Nous partageons une planète, une place publique, et nous avons besoin d’organiser notre vie commune de manière à ne pas nous entre-égorger.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour vos propos et pour vos éclairages. Vous êtes l’incarnation de l’image que l’on se fait du Liban : un Liban prospère et cultivé. Dans la période extrêmement difficile que traverse le pays, mes collègues s’associent à moi pour vous témoigner tout le soutien que nous adressons à ce pays et à ceux qui animent sa vie intellectuelle. Le Liban représente une promesse économique, multiconfessionnelle, d’alliance entre l’Orient et l’Occident. Nous ne pouvons que souhaiter que le Liban retrouve la voie de l’apaisement et du redressement.

La séance est levée à 17 heures 45.

 

 


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Compte rendu  40    Table ronde réunissant M. Patrick Haddad de l’Association des maires de France, maire de Sarcelles, Mme Naïma Charaï de l’association Régions de France, conseillère régionale de Nouvelle‑Aquitaine, M. Pierre Monzani, directeur général de l’Assemblée des départements de France (ADF), et Mme Alyssia Andrieux, conseillère action éducative, sportive, culturelle et touristique

(Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Je vous souhaite la bienvenue à cette matinée d’auditions de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses que nous pouvons y apporter.

Il s’agit d’un sujet très vaste et la mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle a intensifié ses travaux à ce sujet à l’issue de la crise sanitaire.

Lors de nos échanges avec des intellectuels, des sociologues, des universitaires, des statisticiens et des associations, notamment les grandes associations antiracistes, il est apparu que les collectivités territoriales avaient un rôle fondamental à jouer dans la lutte contre le racisme en général et contre les discriminations en particulier. Il importe, en effet, qu’à tous les échelons, elles identifient des problèmes ou situations pouvant donner lieu à des plaintes pour discrimination et mettent en place des dispositifs, en interne ou à l’égard des populations qu’elles administrent, pour lutter contre ce fléau.

C’est pourquoi, avec Mme la rapporteure, nous avons vivement souhaité faire intervenir des représentants des collectivités territoriales et des élus locaux, dans cette mission d’information.

Nous n’avons pas vocation, ce matin, à être exhaustifs sur les dispositifs et innovations existant sur les territoires. Mais à travers la position des intervenants présents, nous disposerons déjà d’un spectre d’actions qui peuvent être menées, de l’implication des collectivités territoriales et de la manière dont elles conçoivent leur rôle dans cette mission sociétale.

À l’issue de nos travaux, nous présenterons un rapport, qui donnera une large place à la description de phénomènes récents dans la société – nous entendons beaucoup parler d’archipellisation, de fragmentation, et je pense que vous le ressentez sur les territoires – et la question « raciale » n’échappe pas à cette partition.

Nos propositions se veulent les plus concrètes possible et pour ce faire, quoi de mieux que d’échanger avec les élus locaux qui, au quotidien, développent des stratégies et mettent en œuvre des actions ?

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Merci à tous d’avoir accepté cette invitation virtuelle.

Effectivement, le rôle des collectivités territoriales est régulièrement mis en avant devant cette mission, notamment lorsque de belles initiatives sont conduites sur les territoires.

Avant d’écouter vos propos liminaires, je vous propose d’exposer ce que nous pouvons attendre d’une telle audition, au-delà de l’évocation de cas concrets et de bonnes pratiques qui seraient, selon vous, à généraliser.

Nous souhaitons voir dans quelle mesure nous pourrions contribuer, si nécessaire, à mieux répartir les compétences et si leur répartition entre les différentes collectivités vous semble suffisamment efficace et cohérente pour lutter contre trois formes de racisme que sont le racisme primaire, qui doit être déclaré auprès des autorités policières et relève du code pénal, le préjugé raciste, qui relève davantage de l’éducation et de l’action des associations conjointe à celle des collectivités territoriales, ou la discrimination. Cette dernière n’est pas forcément voulue, n’a en tout cas pas toujours de caractère intentionnel, mais elle peut, par des habitudes et des rouages ancestraux, amener certains concitoyens à ressentir une forme de racisme.

Vos compétences sont-elles, selon vous, réparties efficacement pour répondre à ces trois sortes de racismes ? Estimez-vous disposer de suffisamment de marges de manœuvre pour agir ?

M. Patrick Haddad, maire de Sarcelles, représentant de l’Association des maires de France (AMF). Je vous remercie de me recevoir. Je ne m’attarderai pas sur mon intervention liminaire, afin de garder de la matière pour répondre à vos questions.

La répartition des compétences n’est pas la première question que l’on se pose lorsque l’on a affaire à la problématique du racisme. En effet, en tant qu’élus locaux, nous avons forcément un rôle à jouer, de par la proximité que nous entretenons avec les citoyens, qui nous attendent sur cette question. Dans une ville comme Sarcelles, nous souhaitons nous saisir de cette problématique à bras-le-corps et utiliser toutes les marges de manœuvre dont nous disposons, sans obligatoirement nous interroger sur ce que sont celles des autres.

Ainsi, il y a un an, nous avons lancé un plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, afin de couvrir un spectre assez complet. Nous avons également mené des actions liées aux discriminations subies par les femmes et sur la place de la femme dans une ville comme Sarcelles.

Dans ce cadre, nous nous sommes tournés vers divers partenaires pour pouvoir être appuyés, cofinancés et nous doter d’une méthodologie d’intervention, afin de ne pas fonctionner en cercle fermé. En effet, nous connaissons bien notre ville et nous appuyons sur des acteurs locaux.

Nous avons évidemment travaillé avec la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et avons obtenu quelques cofinancements de ce point de vue. Nous avons également travaillé avec la communauté d’agglomérations qui chapeaute plusieurs villes pouvant rencontrer des problématiques similaires et est compétente en termes d’emploi et de développement économique. Ceci permet de mener des actions contre la discrimination à l’embauche, notamment. Nous avons enfin sollicité de grandes associations nationales de l’antiracisme, qui peuvent apporter de la visibilité, de la méthodologie et des intervenants.

Dans un premier tour de table, nous avons retenu SOS Racisme, la LICRA et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Partant, nous sommes à même de mobiliser des acteurs locaux pour construire, ensemble, des actions de proximité qui visent, d’une part, à lutter contre toutes les formes de racisme et, d’autre part, à rapprocher et éclairer les points de vue. C’est important dans une société malheureusement marquée par l’échec scolaire et dans laquelle les gens se structurent – ou se déstructurent – beaucoup sur les réseaux sociaux qui tendent à créer des cercles concentriques comprenant des personnes qui pensent la même chose et peuvent répéter, à l’envi, des discours parfois antirépublicains et complotistes. C’est d’autant plus le cas que, du point de vue de la liberté de parole, les réseaux sociaux sont souvent des zones de non-droit. Nous avons donc un rôle essentiel à jouer dans la connaissance locale des populations, pour travailler avec elles et déployer des actions très concrètes permettant de lutter contre les préjugés et d’expliquer d’où vient le racisme et comment on le combat. L’objectif est de créer un espace commun entre différentes parties de la population.

Pour revenir sur la question des compétences, je pense qu’une ville, de par la connaissance qu’elle a de ses différents quartiers et de ses populations, est le bon maillon pour agir localement. Mais plus l’on est appuyé, mieux l’on se porte, que ce soit en termes de méthodologie d’intervention, de cofinancement d’actions, ou de logiques dites de benchmarking à partir d’actions ayant fait leurs preuves ailleurs et que nous pouvons transférer, moyennant des adaptations au contexte local.

Nous sommes donc extrêmement preneurs de travaux menés en partenariat sur cette question.

M. Pierre Monzani, directeur général de l’Assemblée des départements de France (ADF). Pour l’Assemblée des départements de France, c’est évidemment une préoccupation centrale et nous menons, au sein des départements, de nombreuses actions de lutte contre le racisme sous toutes ses formes. Elles sont résumées dans une note que je vous adresserai.

Les présidents de département sont coprésidents du Comité opérationnel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme qui existe dans chaque département. L’objectif de ces comités, comme le comité mensuel de sécurité, est de les faire vivre avec flamme et enthousiasme, comme toute structure administrative.

Il peut certes y avoir, ici ou là, des structures qui se contentent de rendre compte, « tranquillement », d’une situation néanmoins brûlante. Il faut donc donner des instructions – c’est notamment le rôle du ministère de l’intérieur – pour que cela soit fait avec une hauteur de mobilisation correspondant à celle des enjeux. Or la multiplication des structures ne vaut pas grand-chose si celles-ci ne sont pas un peu « flamboyantes ».

Nos actions, notamment en matière de lutte contre le racisme, participent d’une approche globale, par le développement de la participation citoyenne. Il existe évidemment un lien profond entre l’antiracisme et le développement. Et c’est sans doute là l’un des meilleurs antidotes de la participation citoyenne et de la démocratie territoriale. Sur ce point, nous avons récemment créé, à l’ADF, une commission de participation citoyenne, présidée par Philippe Martin, le président du conseil départemental du Gers, qui rassemble bon nombre de nos élus.

Par ailleurs, comme les régions et les communes, nous avons développé des budgets participatifs et des conseils consultatifs de citoyens dans plusieurs départements.

Les départements ont un rôle fondamental à jouer pour informer et responsabiliser les citoyens, notamment les collégiens dont ils ont la responsabilité. De plus, nous menons des politiques de jeunesse extrêmement volontaristes, avec une forte implication des corps intermédiaires.

Le département des Bouches-du-Rhône, par exemple, a créé un comité d’orientation de lutte contre les discriminations, qui est animé avec vigueur.

Dans le contexte actuel, la promotion de la laïcité et la lutte contre la radicalisation font partie intégrante de la lutte contre le racisme. De ce point de vue, nous menons également beaucoup d’actions, notamment dans le Haut-Rhin, qui emploie un chargé de mission « relation avec les cultes - dialogue interreligieux ». Les élus rencontrent régulièrement les acteurs du dialogue interreligieux. Enfin, dans ce département, ont été créés un fonds de soutien interreligieux et un carnet citoyen de dialogue intercultuel, ainsi qu’un site internet interreligieux lorrain.

Au sein de l’ADF, nous avons créé un groupe de travail sur la lutte contre la radicalisation, dans l’objectif de savoir comment nous, élus, devons réagir face à une personne radicalisée et dangereuse pour la démocratie et la République. Ceci soulève des questions de formation, de connexion entre nos services, ainsi que de contacts avec le public et les services de police et de gendarmerie, pour les signalements, dont il convient d’améliorer la fluidité. Se pose également la question du secret partagé par rapport à certains comportements qui confinent à des pratiques potentiellement terroristes.

Pour conclure, il est évident que la problématique du racisme, aujourd’hui, a changé de contexte, par rapport à ce qui a, de mon point de vue, totalement déformé la lutte antiraciste, c’est-à-dire l’essentialisation qui ramène chacun à ses origines, à sa religion, à sa couleur de peau, alors même que, par définition, la République, notamment la République française, n’est pas une démocratie comme les autres, car très marquée par la laïcité. En ce sens, c’est un système de vie commune dans lequel la couleur de la peau et l’appartenance à une religion n’existent pas en tant qu’identifiants du citoyen. Bien sûr, fort heureusement, la liberté religieuse existe, mais je ne suis pas d’abord catholique, même si j’ai une culture catholique, mon épouse n’est pas d’abord juive, ma collègue n’est pas d’abord métisse. Cette essentialisation a totalement perverti la lutte antiraciste et brouillé les perspectives.

Vous évoquiez, Monsieur le président, l’archipellisation. Il se trouve que, l’an dernier, nous avons créé, avec Dominique Bussereau, un prix littéraire de l’ADF, qui récompense soit un roman, soit un essai. Et nous avons remis le prix de l’ADF à Jérôme Fourquet. En effet, nous percevons, sur le terrain, dans nos départements, cette terrible archipellisation qui est tout juste le contraire de la République.

Ainsi, aujourd’hui, outre les horribles racismes habituels, antimusulmans, anti-africains, anti-asiatiques, et l’antisémitisme, nous constatons une nouvelle forme de racisme : le racisme anti-Blanc – il faut avoir le courage intellectuel de le dire – et nous avons un antisémitisme qui a totalement changé de dimension, hélas ! Nous le voyons dans le nombre d’Alyas parmi nos compatriotes de la communauté juive. Nous assistons au retour que nous pensions impossible – nous pensons évidemment à Samuel Paty et à tous les enfants juifs qui ont été massacrés durant les dernières années –, à des craintes par rapport à un milieu dans lequel, dans certains établissements, l’on ne peut plus enseigner la Shoah et où l’autocensure a remplacé la liberté de parole.

Tout ceci crée de vastes problèmes, mais n’oublions pas que le principal ennemi des républicains, c’est cette logique d’essentialisation qui ramène les individus à leur « race », à leur origine, à leur culture, alors que le Français, quelle que soit sa couleur de peau et quelle que soit sa religion, est avant tout un citoyen.

Il y a donc là un effort de volonté, de pugnacité à mener, qui doit nous rappeler ceux de nos ancêtres radicaux dans l’histoire de la République, pour reconstituer la Nation.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie. Rassurez-vous, même si tout le monde ne les emploie pas, ce sont des termes et une position que nous partageons et que nous défendons régulièrement ici, tout en tentant de la confronter à des interlocuteurs qui ne sont pas toujours de notre avis. Mais telle est la richesse du débat et de la mission d’information, qui transparaîtra probablement dans notre rapport final.

Mme Naïma Charaï, conseillère régionale de Nouvelle-Aquitaine, représentante de l’association Régions de France. Je vous remercie monsieur le président, madame la rapporteure, d’avoir convié l’association Régions de France à cette mission d’information.

Je tenais, dans mon propos liminaire, à rappeler quelques faits communiqués par le ministère de l’intérieur en janvier 2020. Les actes racistes et antisémites ont fortement augmenté sur notre territoire national dans le courant de l’année 2019, mais également dans le monde, notamment chez nos voisins italiens, allemands et même américains.

Les faits antisémites ont augmenté de 27 %, les faits racistes et xénophobes, de 131 %. Nous avons également noté une hausse de l’augmentation des actes antimusulmans, qui s’illustrent par deux faits majeurs : la fusillade devant deux mosquées, l’une à Brest et l’autre à Bayonne, qui ont blessé plusieurs personnes, dont un imam. Les faits antichrétiens ont également augmenté, mais tendent à se stabiliser.

Ce phénomène grave et ces chiffres édifiants posent donc des questions que les régions se posent aussi, pour comprendre comment nous avons pu en arriver là et quelles sont les options possibles pour réduire ces faits d’actes racistes et antisémites.

À mon sens, il est impossible d’en finir avec le racisme sans parler de la lutte contre les discriminations et probablement travailler sur les mentalités, pour prévenir les préjugés racistes.

Les politiques de lutte contre les discriminations en France existent depuis plusieurs années et vous avez reçu, récemment, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) qui mène des politiques spécifiques.

Les régions prennent également leur part dans les politiques de lutte contre les discriminations au travers de leurs compétences en matière de développement économique, de formation, d’enseignement, d’apprentissage, de politique de jeunesse, notamment au sein des lycées.

Néanmoins, nous constatons une persistance de ces discriminations qui, parfois, ne sont pas prises en compte, et parfois, donnent le sentiment de ne pas être sanctionnées.

Lors de vos débats animés, la question a été soulevée de savoir si nous agissons suffisamment dans la lutte contre les discriminations et pourquoi celles-ci persistent tant alors qu’elles viennent à l’encontre de nos promesses républicaines.

Dans le cadre du débat qui a eu lieu, en tant que conseillère régionale, en tant qu’élue de la République, et au vu du travail mené sur le terrain, je considère qu’il n’y a pas de racisme d’État. Il n’y a pas de racisme d’État, mais la persistance de discriminations, comme le contrôle « au faciès », peuvent laisser le contraire à une partie de nos concitoyens, alors même que des outils existent, comme nous l’avons vu en Grande-Bretagne avec les récépissés au contrôle d’identité, qui pourraient probablement apaiser les relations entre la population et la police.

Ces doutes sont alimentés, à mon sens, à la fois par des discours victimaires de plus en plus répandus, notamment sur les réseaux sociaux, mais aussi par des discriminations manifestes, parce qu’elles touchent davantage une partie de la population française : celle des quartiers populaires. Différentes études le prouvent : lorsque l’on a un nom à consonance africaine subsaharienne ou maghrébine, on a 30 % de chances de moins d’accéder à un entretien d’embauche. Il faut donc agir vite pour réduire ces discriminations.

Des outils existent – des associations les ont présentés lors de vos précédentes auditions –, des testings sont envoyés aux entreprises. Dans ce cadre, six entreprises ont été épinglées sur ces faits de discrimination à l’accès aux entretiens. Pour autant, nous n’arrivons pas à agir, malgré une législation française extrêmement outillée. Je pense notamment à l’intégration du critère de discrimination lié à l’origine de résidence ou à l’origine ethnique réelle ou supposée.

Les régions réfléchissent sur ces sujets, notamment au sein d’une commission instaurée au sein de l’association Régions de France, intitulée « égalité et lutte contre les discriminations ». Des expérimentations ont été faites, par exemple concernant le CV anonyme, expérimenté dans la région ex-Aquitaine. Une loi a été promulguée pour les entreprises de plus de cinquante salariés. Mais il ne s’est pas passé grand-chose.

Les régions peuvent, certes, agir, mais pas seules, notamment pour promouvoir l’égalité. Mais des questionnements demeurent, à l’instar de la politique de l’égalité femmes-hommes, qui a été érigée en grande cause du quinquennat. N’y a-t-il pas urgence, au regard de la situation de notre pays, des crispations et de la fragmentation de notre société, à rappeler, dans le débat public, l’un des éléments de notre triptyque républicain qui est la fraternité ?

En effet, nombre de nos concitoyens ont le sentiment de n’avoir rien en commun les uns avec les autres. Ce phénomène s’est accéléré après les attentats de Toulouse, depuis les attentats de 2015. On assiste à des replis identitaires, à la peur, au rejet, au racisme, à une défiance envers ce qui crée la communion et fait concorde.

Il est donc urgent d’agir, notamment sur les réseaux sociaux où l’on assiste à une multiplication des discours haineux et complotistes, qui minent notre pacte républicain.

La loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia » a été promulguée, mais ne faut-il pas aller plus loin pour essayer de réguler les réseaux sociaux pour éviter d’alimenter le climat de discorde et de fragmentation de notre société ?

La question de la fraternité ne doit-elle pas, rapidement, faire l’objet d’un débat national ? En effet, il me semble que c’est l’un des éléments de notre paix sociale qui permet de lutter efficacement contre la montée des racismes et des discriminations.

Des actions relatives à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui me semblaient intéressantes, avaient été déployées, à savoir les ABDC de l’égalité dès le plus jeune âge. N’y a-t-il pas la possibilité, en lien avec les régions, avec l’ADF, avec l’AMF, de créer un outil sur les ABCD de la fraternité et de la laïcité ?

Monsieur le directeur général, vous l’avez évoqué, il y a également un principe majeur qui est souvent caricaturé, qui fait l’objet de nombreuses confusions et clive le débat national : c’est le principe de la laïcité. Ce principe clé, qui doit être au service de la concorde nationale, a beaucoup été dévoyé. Ne faut-il pas en faire un objet pédagogique pour permettre d’intégrer le fait que, dès le plus jeune âge, le principe de la laïcité est un principe protecteur de nos libertés individuelles ? Ce sont là autant de sujets qui traversent les régions de France. Des actions spécifiques sont menées, notamment au travers de plans régionaux de lutte contre les discriminations et l’inégalité.

Mais nous ne pourrons pas agir seuls si cela n’est pas intégré dans un débat national, dans lequel les collectivités prendront leur part pour le rétablissement de notre cohésion sociale et nationale.

Mon inquiétude est grande. Et après l’assassinat ignoble du professeur Samuel Paty, il y a urgence à rétablir notre pacte républicain. Il faut rappeler des principes fondateurs de notre République, qui sont la laïcité et la liberté d’expression et de conscience.

Les régions sont prêtes à apporter leur contribution.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie. Avant de laisser la place à l’échange avec nos collègues, j’aimerais poser une première question qui m’est inspirée par votre position très franche, Madame Charaï, concernant l’absence, selon vous, de racisme d’État, même si des discriminations pouvaient subsister ou être ressenties comme telles.

Je m’interroge sur cette défiance envers les institutions, en lien avec le développement d’un discours victimaire, notamment lorsque les collectivités territoriales ont un rôle de contrôle et de répression. Je pense à trois sujets qui vous concernent, les uns et les autres.

S’agissant des communes, je pense au rôle des polices municipales – on parle beaucoup des relations entre la population et la police, souvent en ciblant la police nationale qui a pourtant des consignes nationales et un système de contrôle rodé et souvent sévère, les polices municipales étant plus inégales dans leur pilotage et leur contrôle. Le maire de Sarcelles, représentant de l’AMF, peut-il nous éclairer sur le rôle de la police municipale et ses relations avec les citoyens et éventuellement, les accusations qui peuvent être portées contre elles ? Sa proximité permet-elle, au contraire, d’effacer cette distance et cette tension à l’égard des forces de l’ordre nationales ?

En ce qui concerne des départements et des régions, je pense au contrôle de la fraude au revenu de solidarité active (RSA) ou dans les transports, qui sont toujours des moments de tension et de contacts avec les usagers.

Le développement de ces discours victimaires, de cette essentialisation parfois revendiquée par certaines personnes, empêche-t-il les institutions de faire correctement leur travail de surveillance, de contrôle, de répression ?

Sentez-vous une montée de ces discours et de cette tentation d’échapper au devoir sous prétexte d’une discrimination, qui peut par ailleurs parfois exister ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je me posais des questions d’un autre ordre, notamment sur le racisme que subissent aujourd’hui les élus, particulièrement ceux qui sont issus de la diversité. Nos collègues à l’Assemblée nationale, qui se trouvent dans ce cas, sont fréquemment la cible de courriers et de menaces. Est-ce un sujet que vous parvenez à traiter dans vos différentes organisations ? Que fait-on lorsque l’on sait que quelque chose agrège le racisme à un endroit très précis, en raison d’un patronyme ?

J’ai eu connaissance d’initiatives comme l’appel de l’AMF à des actions symboliques, comme planter des arbres. La symbolique est, certes, importante, et j’aimerais savoir si elle a porté ses fruits. En effet, en vous écoutant, tous les trois, je pensais que l’on agit contre le racisme selon la manière dont on l’appréhende – certains parleront plus des discriminations, d’autres de l’archipellisation – et les sensibilités jouent énormément dans les actions mises en œuvre pour lutter contre le racisme. Elles sont toutes utiles selon moi.

Enfin, j’aimerais savoir ce qui fait qu’une ville se mobilisera contre le racisme ? En effet, certaines villes ne seront peut-être pas confrontées au racisme, car non confrontées à l’altérité, à la diversité. Pour autant, il me semble que c’est peut-être là qu’il faudrait agir. Comment mobiliser les élus locaux qui ne sont pas directement confrontés à ces questions ?

M. Patrick Haddad. Avant de répondre à ces questions, je souhaite les replacer dans un contexte plus général et dans celui de ma ville.

Le lien à l’altérité est questionné. À Sarcelles, nous avons la particularité sociologique d’avoir une composition multiethnique, multiculturelle et multicommunautaire, avec des communautés structurées dans la ville autour de la religion et du fait religieux, puisque les trois grandes religions monothéistes y sont très présentes. Cette particularité ne se retrouve pas forcément partout.

Ce lien à l’altérité est intéressant à questionner parce que le racisme, dans sa forme presque intemporelle, signifie le rejet de l’autre, de celui qui est différent de moi de par son apparence physique, son ethnie ou sa religion. Dans une ville extrêmement cosmopolite, le message qui est passé de façon presque implicite, mais que nous essayons de rappeler régulièrement, est que, pour que chacun soit accepté, y compris dans ses différences, encore faut-il qu’il accepte les autres. C’est ainsi que la ville s’est construite dans son caractère cosmopolite que l’on retrouve dans peu d’endroits.

Ce n’est pas voulu, c’est le résultat de la politique de logements, des mouvements migratoires, dans une ville d’accueil des populations fraîchement arrivées sur le territoire national. C’est l’histoire du grand ensemble de Sarcelles depuis la fin des années cinquante. C’est donc un processus ancien qui se poursuit, puisque la ville continue d’accueillir des populations fragilisées d’origine étrangère, avec les difficultés d’intégration que l’on peut connaître. Mais le fait de compter autant d’ethnies différentes est considéré comme une richesse, car le repli sur soi est toujours possible, mais il ne peut pas y avoir, par exemple, de prise de pouvoir d’une communauté qui serait majoritaire, dès lors que toutes sont à la fois présentes et minoritaires.

Cela me fait penser au discours tenu par John Kennedy, dans les années soixante, avant d’être élu président des États-Unis, dans son ouvrage intitulé « A Nation of Immigrants », dans lequel il explique que, comme chacun est un immigré dans un pays, il ne peut pas rejeter les autres immigrés, mais doit au contraire tirer le meilleur parti des capacités des uns et des autres, qui se complètent. Ce message peut s’appliquer à une ville d’immigrés dans laquelle, pour se faire accepter, il faut accepter les autres et éviter le repli.

Le repli se développe autour de l’essentialisation et de l’archipellisation. En effet, aujourd’hui, il ne repose pas uniquement sur des bases ethniques homogènes, endogames ou religieuses. Les groupes identitaires se construisent sur un discours victimaire et chacun se trouve une bonne raison d’être victime. Ainsi, très schématiquement, le Blanc, qui est en France depuis longtemps, se considère victime du « grand remplacement », lorsqu’il constate qu’il y a de moins en moins de blancs dans la ville. Le musulman se dit victime de l’islamophobie et l’on entend beaucoup de propos autour de la France qui serait islamophobe, en ce sens qu’elle provoque, en publiant des caricatures et stigmatise, ensuite, ceux qu’elle a provoqués ; cette position est également constatée chez des personnes « raisonnables », qui ont un travail, qui sont structurées. Et celui qui est de confession juive va se structurer autour du fait d’être victime de l’antisémitisme.

Malheureusement, ceci est étayé par des faits réels et ne relève pas uniquement du fantasme. Et dans le discours qui en résulte, il faut reconnaître la réalité de ce qui se passe, dans sa gravité, sans être dans l’opposition systématique, en évitant les débats clivants.

Ceci vaut également dans d’autres communautés qui voudront émerger dans l’espace public. Je pense à la communauté asiatique, par exemple, qui, pour gagner en visibilité, invoquera le fait d’être victime de racisme, ce qui est une réalité. C’est frappant de voir que c’est ainsi qu’ils se construisent. De la même façon, ceux qui sont d’origine africaine se construisent beaucoup autour de la question de l’esclavage, du colonialisme, des crimes contre l’humanité.

Le passage de cette situation à la notion de racisme d’État existe parmi des gens structurés, qui ont un travail, une famille, qui ne sont pas des marginaux et qui vont basculer en plaquant une réalité historique sur une réalité actuelle, fort différente.

Pour contrer ce phénomène, il faut donc amener du commun et faire en sorte que la mémoire de chacun devienne la mémoire collective. C’est notamment le cas des commémorations diverses qui permettent, à chacun, de se sentir considéré, y compris dans son histoire, et reconnu dans ses souffrances.

L’étape suivante consiste à éviter que chacun ne s’enferme dans sa commémoration, son histoire, sa propre victimisation et ne se construise contre les autres. Le message que j’essaie de faire passer est qu’il est possible d’avoir des composantes de son identité particulière, tout en ayant une identité républicaine et française et que la part minoritaire de son identité – le fait d’être Français de confession musulmane, de confession juive, de confession chrétienne, d’origine africaine – peut se cultiver. En effet, les gens n’ont pas envie de perdre leur identité – et la République le permet, au titre de la liberté de conscience et de la liberté des uns et des autres – mais il n’est nul besoin de se construire en opposition aux autres. Il n’est nul besoin de préserver la partie minoritaire de son identité contre les autres. Ce message n’est pas simple à faire passer, car aujourd’hui, on tend à se construire contre les autres, pour exister en tant que communauté, en tant que minorité.

Sur ce point, la laïcité est aujourd’hui l’objet d’un flou problématique. C’est pourquoi, parmi les actions que nous mettons en place, certaines sont liées à l’explication de la laïcité, de la liberté d’expression, de la lutte contre le complotisme et de la lutte contre la discrimination. Cela nécessite d’agir auprès des jeunes en milieu scolaire, au travers de pièces de théâtre, de films, d’expositions. L’an dernier, dans le cadre de notre plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, nous avons organisé une exposition sur les Justes de France pendant la Seconde Guerre mondiale avec des élèves de CM2 encadrés de professeurs. Cela n’a pas, le moins du monde, réveillé des tensions autour de la difficulté d’enseigner la Shoah. Les enfants étaient au contraire très enthousiasmés et avides de connaissance.

Nous constatons des phénomènes au travers du miroir grossissant des médias et des réseaux sociaux, mais dans la réalité, il y a des gens qui se structurent mal, qui « pensent » mal, qu’il faut ramener vers le giron républicain, mais il y a aussi des jeunes encore largement perméables, heureusement, auxquels nous pouvons inculquer les valeurs de la République, avec les moyens pédagogiques adaptés, par exemple sur les caricatures, sujet que nous peinons à faire évoluer. Nous avons pris l’engagement de travailler avec une association qui s’appelle « Dessinez, Créez, Liberté » (DCL), créée par Charlie Hebdo et SOS Racisme, après les attentats de 2015. Je la ferai intervenir à Sarcelles, car elle propose un programme pédagogique pour expliquer en quoi consiste une caricature, son rôle historique, ses dérives et en quoi les caricatures de Mahomet s’inscrivent dans ce cadre.

Localement, il faut donc faire œuvre pédagogique, montrer que le dialogue interreligieux existe. Ainsi, l’an dernier, une fête de la communauté juive, la fête de Souccot, dite « la Fête des Cabanes », a été expliquée à nos jeunes, au travers d’une action appelée « Souccot expliqué à nos potes », organisée avec l’UEJF, à la grande synagogue de Sarcelles, qui a réuni des jeunes de quartiers différents qui n’étaient jamais entrés dans la synagogue et tout s’est extrêmement bien passé. Les participants ont pu longuement échanger avec des responsables communautaires, avec le rabbin, avec d’autres jeunes. Il se trouve que les gens qui sont venus à la synagogue ce jour-là m’en ont parlé pendant six mois et m’ont remercié de cette initiative.

Localement, au-delà de mes espérances, nous parvenons donc à créer des liens entre les gens, qui, non seulement, ne se créent pas par ailleurs, mais qui, en plus, ont tendance à se distendre par rapport au contexte dont nous parlions tout à l’heure.

À Sarcelles, la police municipale n’est pas spécialement prise à partie, car la population connaît ces agents municipaux. Pour me rendre dans les quartiers régulièrement avec eux, je ne sens pas de tension. En revanche, la situation n’est pas simple vis-à-vis de la police nationale.

Nous avons notamment déploré un accident mortel, lorsqu’il y a un peu plus d’un an, dans la ville voisine de Villiers-le-Bel, un jeune de Sarcelles s’est tué en motocross à proximité d’un barrage de police. Rien n’indique, à ce stade, que la police était impliquée, car le barrage ne le concernait pas : il visait à interpeller une autre personne. Pour autant, depuis, nous déplorons des mouvements extrêmement importants de la famille de ce jeune, en lien avec la famille Traoré, par exemple, le désignant comme une victime supplémentaire des violences policières. Nous parvenons à circonscrire l’affaire au plan local, en indiquant qu’au titre de la liberté d’expression, ils sont libres de penser ce qu’ils veulent, même si nous ne cautionnons pas leurs propos, ce qui permet d’éviter toute situation explosive. En effet, lorsqu’une telle tension se produit, la police présente dans les quartiers, qui réalise un travail extrêmement difficile, n’est pas encline à créer du lien lorsqu’elle entend de tels reproches.

Dans le cadre de telles tensions locales avec la police nationale, nous sommes seuls à agir. Et si je ne prends pas l’initiative de dialoguer avec ces jeunes, j’ignore qui le fera. Mais nous avons le sentiment que cet affrontement est de plus en plus marqué, avec des accidents et des violences policières réelles. Mais nous constatons la présence d’une idéologie autour d’un discours victimaire importé des États-Unis, utilisée sans filtre et plaquée à une réalité qui ne lui correspond pas vraiment. Mais faute d’autre prisme idéologique, c’est ainsi que se structureront des jeunes en recherche des repères, car, quand la République n’offre pas suffisamment de cadres, ils vont en chercher ailleurs, ce que facilite la mondialisation.

Actuellement, les propos d’Erdogan, le trumpisme et le poutinisme n’apaisent pas la situation. Ce sont autant de phénomènes qui donnent des repères qui ne sont pas de nature à créer du commun.

Nous avons donc le sentiment, entre ces phénomènes et les réseaux sociaux qui font des amalgames, d’être seuls sur le terrain à lutter contre ces facteurs qui vont à l’encontre de la promesse républicaine.

L’important, c’est de conduire, ensemble, des actions spécifiques contre le racisme, l’antisémitisme, les discriminations, en partenariat avec les différentes collectivités territoriales, et d’instaurer des politiques plus globales qui créent du commun, permettent à la République d’être présente dans ces quartiers et que ces derniers soient réhabilités, y compris sur le plan de l’urbanisme, à travers l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). En effet, si des quartiers sont à l’abandon, les populations se structurent en opposition. Or on ne lutte pas seulement contre le racisme avec des actions spécifiques, mais avec des actions plus générales, qui ramènent la promesse républicaine de façon extrêmement concrète, dans ces quartiers.

M. Pierre Monzani. Bien évidemment, dans le cadre du contrôle du RSA, le racisme et l’antiracisme servent d’écran : « si je n’ai pas eu ce poste, c’est parce que je suis blanc, de culture catholique et que j’ai plus de cinquante ans. » « Si je me fais rayer ma jaguar, je suis victime d’un racisme anti-riche. » « Si je ne suis pas recruté, c’est parce que j’ai un nom à consonance étrangère et je serai victime du racisme antimusulman », etc.

À cause du flou qui entoure la laïcité, le racisme devient un écran sur fond d’inculture et de violence. Parce que, quand on a une culture humaniste, cette problématique est complètement différente. En effet, un vrai humaniste – et j’espère en être un – ne voit pas, d’abord, la couleur de peau ou la religion chez un individu. Cela me semble une évidence.

Il nous faut revenir aux valeurs aujourd’hui suspectées, alors qu’elles sont au cœur de la France, c’est-à-dire à l’universalisme de la pensée française et à l’enracinement de notre histoire. Mais encore faut-il avoir la volonté culturelle, intellectuelle de diffuser ce message.

Bien sûr, nous adhérons au devoir de mémoire, mais nous adhérons également au devoir d’histoire. Grâce à Jérôme Guedj, l’ADF a un partenariat officiel avec le Mémorial de la Shoah. La mémoire de la Shoah est évidemment centrale pour comprendre l’antisémitisme.

Mais il y a également le devoir d’histoire qui fait qu’on ne juge pas les civilisations passées à l’aune de nos valeurs actuelles. Je suis historien de formation et c’est là la base même de la formation humaniste. Je n’ai pas à juger le prophète Mahomet en fonction de ses mœurs au moment de l’Hégire. De la même façon, je ne juge pas Louis XIV à l’aune de mes valeurs républicaines, etc.

Il y a donc toute une rééducation à faire – j’emploie volontairement ce mot un peu fort – de notre jeunesse, de nos formateurs, en matière de culture générale. Et il faut s’y atteler avec humilité, mais fermeté et dire à ceux qui font des contresens que, s’il n’y a pas de hiérarchies entre les intelligences humaines, quand les gens disent des sottises contraires à l’histoire, et à ce qu’est la démarche historique, notamment la non-instrumentalisation du passé, il faut le leur faire remarquer.

Le débat public doit laisser parler ceux qui ont cette tradition humaniste chevillée au corps. C’est essentiel pour sortir de ce retour à l’essence, qui est à l’opposé de notre culture française.

Bien évidemment, discrimination et essentialisation sont « les deux mamelles de la bête immonde », pour paraphraser un auteur de théâtre célèbre. Bien évidemment, il y a, d’un côté, les discriminations, et de l’autre, l’essentialisation, sachant que l’une nourrit l’autre. Parce que je suis victime de racisme, parce que je suis musulman, je vais me ramener à mon essence. Ce faisant, en fonction des jeux et enjeux politiques, je peux basculer dans la complicité passive, intellectuelle ou active avec le terrorisme.

Jérôme Fourquet estime, grâce à ses méthodes scientifiques, que 750 000 personnes en France aujourd’hui voient avec sympathie l’égorgement d’un professeur d’histoire. C’est un problème qu’il faut regarder en face et auquel il faut répondre avec précision.

La Seine-Saint-Denis, par exemple, s’agissant des discriminations, a créé un appel « diversité » qui permet de tester la qualité du service public et sa neutralité par rapport aux origines.

Au sein des conseils départementaux, nous n’avons pas de retour concernant le racisme à l’encontre des élus, ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas. Mais je ne peux pas répondre avec précision sur ce point.

Enfin, monsieur le maire, vous y avez fait allusion : il y a tout de même, derrière la haine qui trouble la raison et fait reculer l’humanisme, un problème de police, notamment des réseaux sociaux. Je suis totalement scandalisé, en tant que citoyen, que Monsieur untel quel que soit son nom, soit, à juste titre, condamné, s’il affirme publiquement et ouvertement qu’Hitler était une personne formidable dont on aurait besoin partout dans le monde, mais qu’il puisse le publier en toute impunité sur les réseaux sociaux.

On ne peut pas d’un côté, « être plus royaliste que le roi » dans le domaine de la police de la pensée en matière de voies mémorielles, etc., et de l’autre, être dans le cloaque de tous les imbéciles du monde qui racontent n’importe quoi en toute impunité et, ce faisant, soufflent sur les braises et mettent le feu à des esprits jeunes et non formés.

La haine nourrit la haine et l’amour nourrit l’amour. Et la République, c’est aussi la connaissance de l’autre. Nous avons donc, devant nous, une immense tâche exaltante de « rééducation » de nos compatriotes.

Mme Naïma Charaï. Les régions peuvent contribuer à éviter la défiance d’un certain nombre de nos concitoyens vis-à-vis des institutions, mais elles ne peuvent le faire seules.

Durant les vingt dernières années, on a assisté à un désengagement de l’État et des collectivités dans les associations républicaines dans les quartiers populaires. En effet, toutes les associations d’éducation populaire ont vu leurs moyens diminuer et leur place dans les quartiers s’effacer, au détriment d’associations cultuelles, sous couvert d’accompagnement caritatif qui viennent interférer avec nos valeurs républicaines.

Ramener la République sur tout le territoire, c’est aussi ramener les associations républicaines dans les quartiers populaires.

Nous devons également tenir un discours extrêmement fort sur nos valeurs républicaines, et notamment sur le principe de la laïcité. Lorsque nous entendons, sous couvert de clientélisme électoral, des élus locaux s’accommoder de nos principes républicains, notamment celui de la laïcité, mettant ainsi en difficulté les lois de la République – je pense notamment à la loi de 1905 et au port du voile et des signes ostentatoires –, nous devons collectivement porter un discours fort et ferme pour dénoncer ces « coups de canif » au pacte républicain. Nous en entendons de plus en plus, car ils viennent alimenter ce discours victimaire.

Ce discours, nous devons le tenir ensemble, si nous souhaitons remettre de la cohésion sur notre territoire national. C’est là, selon moi, le point essentiel : nous devons réarmer les associations républicaines, pour qu’elles réinvestissent ces territoires qui ne me semblent pas encore perdus de la République. Nous voyons qu’il y a, sur ces territoires, des forces vives qu’il faut probablement davantage mettre en avant.

C’est ce que fait le Centre national de cinématographie et de l’image animée (CNC), avec son fonds « images de la diversité » et l’Agence nationale des territoires, qui promeut une image positive des quartiers populaires et de la diversité via la production audiovisuelle de documentaires et de films. Cela se fait dans les communes, dans les départements et les régions, durant des temps forts qui font l’unité républicaine (commémorations, devoirs de mémoire, travail sur l’immigration). Nous l’avons fait en Nouvelle-Aquitaine qui est une terre d’immigration portugaise, italienne, espagnole, marocaine et algérienne. Nous essayons de réintroduire le fil de notre histoire commune via les actions que nous avons menées, notamment sur la défiscalisation des pensions militaires des anciens combattants des anciennes colonies.

Vous demandiez si les élus de la République issus de la diversité faisaient l’objet d’actes racistes. Les témoignages des dernières semaines montrent qu’il est difficile d’exercer son mandat lorsqu’on est originaire du Maghreb ou d’Afrique Subsaharienne.

Je l’ai constaté à titre personnel, non pas en tant que conseillère régionale, mais lorsque j’ai présidé l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances. En effet, lorsque j’avais une expression publique, qui s’inscrivait dans un débat d’actualité, je recevais des menaces de mort dans mon bureau. J’ai été victime de harcèlement sur les réseaux sociaux, avec des menaces de mort, parce que j’ai pris des positions, par exemple pour le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et que j’ai participé à des manifestations contre des associations catholiques intégristes qui prônaient l’interdiction ou la mise à mal de l’IVG.

Il y a en effet des cibles qui ont été identifiées en tant qu’élus républicains issus de la diversité. Il faut les soutenir et je sais que des associations d’élus et le gouvernement les soutiennent et ont régulièrement un mot pour ces élus victimes de racisme ou de menaces sur les réseaux sociaux, mais également dans l’exercice de leur mandat. Il faut agir sur ce point, car ce sont des modèles positifs de la République qu’il faut promouvoir. Le pacte républicain et la promesse républicaine de l’égalité existent et ces exemples peuvent venir contrecarrer une forme d’institutionnalisation des discriminations, des préjugés et du racisme. Présenter ces modèles de réussite républicaine permet de contrer ces discours victimaires.

En complément des associations, l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) existe et je pense qu’il ne faut pas se contenter d’investir dans la pierre ou la réhabilitation des quartiers populaires : un travail doit être mené sur les politiques de peuplement des villes à forte concentration de pauvreté, pour « casser » ces ghettos urbains et y ramener davantage de mixité sociale et culturelle.

M. Buon Tan. Je voudrais savoir si, premièrement, les élus locaux constatent une discrimination dans l’accès aux lieux de savoirs (écoles et lycées) et à certaines filières.

Deuxièmement, que faites-vous concrètement lorsque vous constatez des faits de racisme ou lorsqu’ils vous sont rapportés ? Y a-t-il, en mairie ou en région, une personne chargée de traiter ce genre de problématique ou est-ce fait au cas par cas ?

Troisièmement, que faites-vous quand vous recevez des sollicitations pour adapter les rythmes scolaires ou le menu des cantines en fonction de certaines pratiques religieuses ?

Enfin, pensez-vous qu’il y a un risque d’antagonisation de deux communautés ?

M. Patrick Haddad. Je pense qu’il ne faut absolument pas introduire de nourriture confessionnelle dans les cantines, même si nous avons de rares demandes en ce sens. Tous les prestataires savent gérer cette question en proposant des menus végétariens, qui répondent à bon nombre d’interdits alimentaires liés à des religions. Nous agissons ainsi depuis une dizaine d’années et nous ne rencontrons aucun problème à ce sujet. Ce débat me semble facile à trancher avec de la raison et de l’explication.

S’agissant de la prise en charge des personnes victimes de racisme, nous avons une mission de lutte contre le racisme et les discriminations composée d’employés municipaux, mais je doute que nous soyons suffisamment équipés sur ce point. Ces actes relèvent du droit commun et de la police. Nous avons une Maison de la justice et du droit qui accompagne les victimes.

Pendant le confinement, nous avons ouvert un lieu éphémère – que nous souhaitons pérenniser – d’accueil des femmes victimes de violence. Il a démontré qu’il existe un besoin d’écoute, d’accueil et d’accompagnement et qu’il y a donc probablement quelque chose à développer de ce point de vue.

Par ailleurs, nous veillons à ce que l’accès aux différents lieux de savoir et à l’école soit assuré, y compris dans le cadre de la scolarisation précoce d’enfants de deux ans dans des écoles pilotes, ce qui est probant. Dans la ville, des écoles privées jouent également ce rôle d’accueil, moyennant la mise en place d’actions permettant de connecter des populations qui se fréquentent moins, issues de différentes écoles. Nous projetons ainsi de tripler la superficie de la médiathèque, pour amener du savoir et faciliter l’accès à la connaissance.

Enfin, je n’observe pas d’affrontement entre les communautés. Les liens entre les dirigeants communautaires sont relativement pacifiés dans la ville.

Ce qui m’inquiète, c’est la construction idéologique des uns et des autres, qui n’est pas souvent une construction républicaine, mais plutôt une construction communautaire, dans laquelle des personnes s’estimant victimes d’essentialisation reproduisent ce schéma en essentialisant les autres ou en s’essentialisant elles-mêmes. C’est contre ce phénomène qu’il faut lutter.

M. Buan Tan. Avez-vous connaissance de demandes relatives au fait de ne pas organiser de devoirs certains jours dans les écoles ? Dans l’affirmative, comment les traitez-vous ?

Mme Naïma Charaï. La région porte la compétence des lycées, dans lesquels nous avons développé les menus végétariens. En effet, le principe n’est pas d’accommoder les règles collectives en fonction de la confession des élèves.

En ce qui concerne la scolarisation des enfants, des structures avec lesquelles nous travaillons nous indiquent que, dans certaines communes, elles ont les plus grandes difficultés à scolariser les enfants, notamment les Roms, du fait des problématiques de domiciliation sur leur commune de résidence. Nous avons des cas précis de ce type sur le territoire de la Nouvelle-Aquitaine et nous devons lever ce frein à l’accès à l’école.

Face aux signalements de faits de racisme ou de discrimination, à l’instar de ce que nous mettons en œuvre dans le cadre des violences faites aux femmes, lorsque nous sommes interpellés par des associations ou des personnes physiques, nous les invitons à signaler ces faits aux services de police ou de gendarmerie.

Il y a, par ailleurs, sur les territoires, des représentants des défenseurs des droits qui tiennent des permanences, notamment dans les maisons de justice. Plus globalement, nous incitons également à saisir le défenseur des droits, très actif en matière de lutte contre les discriminations, ce qui lui permet de dresser un rapport annuel des discriminations en France.

Mme Alyssia Andrieux, conseillère Action éducative, sportive, culturelle et touristique à l’ADF. S’agissant des menus, je rejoins les propos des représentants des autres associations. Au sein des collèges, les demandes sont marginales et l’alternative se situe dans la proposition d’un repas végétarien. L’ADF travaille notamment avec le comité national de la restauration collective sur ce point.

Sur la question de la confrontation de deux communautés, je rappelle la nécessité de faire participer tous les citoyens et d’introduire un moment fédérateur. En effet, un élément clé porté à notre connaissance par nos adhérents, pour proposer des programmes de lutte contre les discriminations et le racisme, est le fait que, généralement, ces programmes trouvent leur origine dans un moment fédérateur, tel que des rencontres ou une initiative citoyenne. Cela permet souvent d’aboutir à l’élaboration d’une charte fédératrice qui alimentera le programme décliné par les départements.

Nous constatons la nécessité de s’approprier les enjeux pour créer davantage en commun et améliorer la démocratie territoriale.

M. Buan Tan. Constatez-vous, sur le terrain, que les filles accèdent moins que les garçons aux lycées ? Toutes les filières leur sont-elles ouvertes ?

Mme Alyssia Andrieux. Les statistiques démontrent que les filles sont très bien intégrées et même meilleures que les garçons.

La séance est levée à 10 heures 30.

 


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Compte rendu  41    Audition commune de Mme Noémie Madar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), et de M. Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)

(Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 10 heures 30)

La séance est ouverte à 10 heures 30.

M. le président Robin Reda. Je vous souhaite la bienvenue dans cette mission d’information.

Depuis le mois de juin nous travaillons à dresser un état des lieux des formes de racisme dans la société française et à tenter d’identifier des propositions de mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme.

Nos travaux portent, entre autres, sur l’antisémitisme, puisque la mission est née d’un débat assez vif sur une proposition de résolution d’un de nos collègues, Sylvain Maillard, qui visait à assimiler l’antisionisme à une forme d’antisémitisme. Nous continuons à travailler sur cette question, car il s’agit d’une forme particulière et résurgente de racisme, qui revêt une épaisseur historique très forte. Nous avions l’occasion d’en parler, dans différentes auditions, notamment avec Mme Dominique Schnapper.

Chaque racisme a son histoire. Jusqu’à présent, nous avons entendu des associations, des universitaires, des historiens. Nous avons également entendu M. Georges Bensoussan, spécialisé dans l’histoire des violences subies par les juifs, dont le propos était alarmant.

Nous espérons, pour compléter ces propos, entendre votre point de vue de terrain, vous qui êtes au contact régulier des juifs de France, pour éventuellement nous aider à formuler des propositions concrètes pour mieux lutter contre l’antisémitisme dans notre société.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie d’avoir accepté cette invitation, même virtuelle.

Depuis le début de cette mission, nous sommes attachés à la valeur de l’universalisme, mais nous avons voulu explorer les spécificités des formes de racisme et d’antisémitisme qui peuvent toucher certains groupes ayant en commun une origine ou une religion.

Vous faites partie de ces associations qui nous permettent d’étudier de manière approfondie ces formes de racisme spécifiques entre lesquelles la concurrence peut aussi être forte aujourd’hui.

Nous allons donc vous écouter sur la question de l’antisémitisme, avant de vous questionner.

M. Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Je vous remercie de m’accueillir, même virtuellement, à l’Assemblée nationale, pour traiter d’un sujet qui est au cœur des préoccupations et des inquiétudes du CRIF. Bien sûr nous parlerons de l’antisémitisme, mais le CRIF est également préoccupé par l’ensemble des haines qui traversent la société française, que ce soit le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, la haine des musulmans, etc. En effet, nous avons le sentiment que la société française, aujourd’hui, est malade de ces haines.

Les Français juifs représentent un peu moins de 1 % de la population totale de notre pays et ils concentrent, d’année en année, entre 40 et 50 % des actes racistes qui y sont recensés.

Dans mon propos liminaire, je voudrais rappeler qu’en France, depuis le début des années 2000, douze Français juifs ont été assassinés, uniquement parce qu’ils étaient juifs. Le plus jeune, Gabriel Sandler, avait trois ans et était élève à l’école Ozar Hatorah de Toulouse ; la plus âgée, Mireille Knoll, 86 ans, est morte torturée et assassinée, le 23 mars 2018, à son domicile dans le XIe arrondissement de Paris.

Ces douze Français juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, ont tous été tués uniquement parce qu’ils étaient juifs. Lorsque l’on égrène la liste des victimes de l’antisémitisme, on constate qu’elles ont un destin qui est singulier. À chaque fois, c’est une vie qui est brisée et c’est une injonction qui nous est donnée au souvenir. Ainsi, ces noms et ces visages habitent mon esprit chaque jour.

Lorsque j’y pense, la question qui me hante est : qu’aurions-nous dû faire pour les protéger ? Et je me demande souvent comment se seraient passées les huit dernières années si nous avions su tirer, en France, les leçons de l’attentat contre l’école Ozar Hatorah de Toulouse.

J’ai en effet le sentiment que beaucoup trop de Français n’ont pas entendu que l’idéologie islamiste qui avait, à ce moment-là, armé l’esprit, mais aussi le bras du terroriste, armerait ensuite ceux des assassins de Charlie Hebdo, de Montrouge, de l’Hyper Cacher et, plus tard, ceux du Bataclan, de Nice, de Strasbourg et de tant d’autres villes en France.

Pourquoi avons-nous perdu toutes ces années si précieuses pour prendre conscience de ce phénomène ? Je m’interdis de croire que le fait que les victimes aient été juives puisse expliquer cette sorte d’aveuglement volontaire. Nous étions peu nombreux, le 19 mars 2012, pour crier notre douleur dans la rue. Nous étions trop peu nombreux au regard de la gravité d’un acte sans précédent dans l’histoire récente de notre pays, puisque c’était une école, des enfants à l’intérieur de celle-ci et un professeur qui étaient abattus à bout portant.

Je garde un goût amer d’une société française sourde aux cris du cœur des Français juifs et de ceux qui, à leurs côtés, avaient compris qu’il ne s’agissait là que du premier acte d’une longue série. Et mon inquiétude profonde, c’est une inquiétude de citoyen, parce que je crains que cette haine, cette violence ne finissent pas affaiblir l’adhésion aux valeurs qui font la France.

Nous savons tous que si l’antisémitisme commence avec les juifs, il ne s’arrête jamais aux juifs.

Notre pays est aujourd’hui dans l’émotion des attaques terroristes et c’est heureux, puisque nous sommes en plein procès de Charlie Hebdo, de Montrouge et des crimes antisémites de l’Hyper Cacher. Mais les Français juifs souffrent tous les jours depuis des années, et souvent dans l’indifférence.

En 2020, comme les années précédentes, les Français juifs ont été harcelés, insultés, menacés, volés, agressés ou frappés, et ce, uniquement parce qu’ils étaient juifs. Les mots sont terribles, mais ces mots ne disent rien de la vie de ces victimes de l’antisémitisme du quotidien qui frappe ces quartiers difficiles, ces « territoires perdus de la République ».

Il m’est souvent arrivé d’écrire la vie retranchée de ces Français juifs qui subissent insultes, crachats, graffitis, courriers anonymes et mezouzah arrachés, quand ce ne sont pas des violences physiques. Cela nous fait mal lorsque nous sommes pris en étau entre l’antisémitisme traditionnel, surreprésenté à l’extrême droite et l’antisémitisme antisioniste, surreprésenté à l’extrême gauche, quand nous sommes coincés entre l’antisémitisme musulman très présent chez les 15-25 ans et le statut de cible privilégiée pour les terroristes islamistes.

Après l’attentat de l’Hyper Cacher, aucune des victimes survivantes n’a pu reprendre une vie normale. Et depuis ces moments douloureux, je crois qu’aucun juif de France, aucun Français juif ne peut faire ses courses, aller à la synagogue, déposer ses enfants à l’école en ignorant qu’il est une cible, car depuis cet attentat, chaque Juif vit aujourd’hui dans ce statut terrible de victime potentielle du terrorisme islamiste.

Les actes antisémites comptabilisés annuellement par le ministère de l’intérieur – dont j’ai les chiffres et qui me font dire que, depuis 2017, ces actes ont augmenté de 121 % – ne représentent pas l’image réelle de l’antisémitisme dans notre pays, et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que ces actes ne prennent en compte que les dépôts de plainte en commissariat. Or nous savons d’expérience que deux catégories de victimes ne déposent plus plainte dans les commissariats. Ce sont d’abord les victimes de l’antisémitisme du quotidien, des quartiers, qui ne déposent plus plainte parce qu’elles ont peur, car leur agresseur est souvent leur voisin. La deuxième catégorie de victimes qui ne portent pas plainte, c’est la catégorie de celles qui sont convaincues que cela ne sert plus à rien, car la justice ne remplit plus son rôle dissuasif, en tout cas en ce qui concerne plus précisément ces victimes d’antisémitisme.

Il faut aussi ajouter les actes relevés sur internet, qui est devenu l’un des principaux vecteurs de la haine dans sa globalité et de la haine antisémite plus particulièrement.

Nous devons disposer d’une vision globale si nous voulons apporter une solution à l’antisémitisme, prenant en compte l’ensemble des formes de l’antisémitisme auxquelles notre société est confrontée.

Mme Noémie Madar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Je suis heureuse de constater, quelques mois après les échanges relatifs à la proposition de sa création, que la présente mission d’information ait été effectivement mise en œuvre. L’Union des étudiants juifs de France est une association créée en 1944, dans le maquis toulousain, par des résistants juifs qui avaient pour première vocation de redonner aux rescapés, aux enfants cachés, l’amour de la France et de contribuer à leur intégration dans les universités.

D’année en année, l’UEJF s’est impliquée dans la société et a participé, dans les années quatre-vingt, à la création de grands mouvements antiracistes. Depuis, nous sommes inscrits dans ce combat qui, au-delà du seul antisémitisme, est un combat universel contre toutes les formes de discrimination et de racisme. Ainsi, nous étions les premiers, en 2011, à faire condamner Éric Zemmour, pour incitation à la haine raciale, et les premiers à faire condamner Valeurs actuelles pour provocation à la haine.

C’est donc un combat global que nous menons sur plusieurs champs d’action, à la fois dans les universités, dans les écoles, les tribunaux, les quartiers populaires et sur les réseaux sociaux.

Nous faisons partie d’une génération traumatisée qui n’a connu que des manifestations, des morts, la haine du Juif et la violence qui caractérise le fait d’être juif en France.

Je fais partie d’une génération qui s’est demandé où construire son avenir, car à force de manifester nous nous sommes interrogés sur l’endroit où nous pouvions aller. Après les attentats de l’Hyper Cacher, par exemple, nous avons assisté à une forte vague de l’Alya, c’est-à-dire à une émigration en Israël. Pour beaucoup de juifs, Israël est apparu comme le pays dans lequel ils pouvaient se sentir en sécurité.

En effet, lorsque l’on doit ouvrir son sac en entrant à l’école, entrer dans des locaux accessibles par des portes blindées, un sas de sécurité, et voir des militaires postés devant l’entrée, ce n’est pas très rassurant en tant qu’enfant de la République. Ceci conduit donc à s’interroger sur son avenir. Ces attentats ont eu une incidence sur la vie de centaines de milliers de juifs français et sur leur sentiment d’insécurité dans la République française.

J’aimerais vous parler plus en profondeur de l’antisémitisme qui touche aujourd’hui le quotidien, c’est-à-dire l’antisémitisme « banal », celui qu’on ne dénonce pas ou peu. L’an dernier, avec l’Institut français d'opinion publique (IFOP), nous avons élaboré un sondage dans les universités. Il a révélé que, sur le panel d’étudiants de l’UEJF interrogés, 89 % d’entre eux avaient déjà vécu de l’antisémitisme à l’université ; 20 % des étudiants avaient déjà subi une agression antisémite. Or seul 1 % d’entre eux a porté plainte.

En septembre dernier, nous avons réalisé un autre sondage sur un large panel de jeunes, juifs et non-juifs. Il est apparu que 10 % de ces 800 jeunes témoignaient du fait que, dans leur propre classe, il avait été impossible d’enseigner la Shoah. ; 20 % d’entre eux expliquaient qu’il avait été très compliqué, dans leur classe, d’enseigner la Shoah.

C’est une réalité que l’on retrouve à l’école et à l’université et à laquelle il faut apporter des solutions. Sur ce point, je pense qu’il y a trois aspects sur lesquels l’État peut s’impliquer pour faire évoluer la situation.

Le premier niveau est celui de la prévention et de la promotion du « vivre ensemble ». Pour exemple, dans les universités, il existe un référent « racisme et antisémitisme ». Leur création a été décidée par Najat Vallaud-Belkacem et les référents ont été nommés par Frédérique Vidal. Mais ces référents ne sont pas formés et ne sont connus que par 8 % des étudiants interrogés dans notre sondage. De plus, ils disposent de peu de moyens pour agir dans l’université. Pourtant, s’ils se présentaient aux étudiants en début d’année universitaire, il serait possible d’organiser des actions de prévention, dès lors que les étudiants victimes d’actes antisémites sauraient à qui s’adresser et que les auteurs de ces actes comprendraient qu’ils ne peuvent agir en toute impunité. Il en est de même dans les écoles : si les élèves savaient à qui s’adresser dans pareille situation, ce serait plus simple pour eux.

Ceci soulève également la question de la formation, notamment celle des policiers. Ils sont, certes, déjà beaucoup formés par le Mémorial de la Shoah, par la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), mais il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. À titre d’exemple, cet été, lors des universités d’été de l’UEJF, un groupe d’étudiants a été traité de « sales juifs » dans le métro. La plupart d’entre eux se refusaient à porter plainte, pensant que c’était inutile. Bien entendu, nous avions l’intention de porter plainte. Or le policier à l’entrée du commissariat à Marseille m’a expliqué pendant dix minutes qu’il était inutile de déposer plainte car la plainte n’aboutirait pas. Enfin, il m’a demandé si nous avions vraiment été traités de « sales Juifs » et pas d’autre chose en lien avec Israël, prétendant que, si tel était le cas, ce n’était pas vraiment de l’antisémitisme. En tant que présidente de l’UEJF, je suis restée aussi longtemps que nécessaire devant ce commissariat pour pouvoir porter plainte.

Par ailleurs, nous devons sans cesse nous battre pour que les parquets laissent l’opportunité au juge de décider, ou non, du caractère éventuellement antisémite, raciste ou homophobe des actes déférés. Parfois, le juge lui-même ne retient pas le caractère raciste, antisémite ou homophobe de l’acte. Récemment, à Strasbourg, un étudiant de l’UEJF, en train de réaliser des graphes au sol pour la ville dans le cadre d’un job étudiant, a été agressé par une personne qui lui a demandé de retirer son t-shirt sur lequel était inscrit « Israël ». Cette personne s’est emparée de la bombe de graffiti pour écrire au sol « interdit aux juifs ». Cela vient d’être jugé en comparution immédiate et le juge n’a pas retenu le caractère antisémite de cet acte.

Si les personnes auxquelles les victimes se retrouvent confrontées ne comprennent pas le caractère raciste, antisémite ou homophobe d’un acte et le fait que cela puisse constituer un caractère aggravant, les victimes n’iront plus porter plainte.

J’aimerais également vous parler des réseaux sociaux, qui sont au cœur de l’actualité. Avant la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia », il existait déjà une loi qui permet de sanctionner à la fois les plateformes et les auteurs de messages haineux. Il n’existe pas d’anonymat en ligne : Soral et Dieudonné ne sont pas anonymes lorsque nous les poursuivons devant la justice.

M. le président Robin Reda. Je voudrais revenir sur la question de la Shoah. J’ai sous les yeux le texte écrit par M. Taguieff dans le recueil de M. Bensoussan, qui s’intitule Une France soumise, dans lequel il évoque la « compétition des mémoires ». Il écrit notamment : « une compétition frénétique pour occuper la première place sur l’échelle des mémoires victimaires mobilise des groupes ethnicisés qui, mus par le ressentiment et une forme singulière de jalousie, en viennent, pour réaliser leurs objectifs, à mettre en doute la réalité de la Shoah, à la relativiser à divers égards, voire à la nier. »

Vous avez parlé de la difficulté d’enseigner la Shoah dans les établissements scolaires Que répondez-vous aux intellectuels, à ceux que nous avons reçus dans cette mission d’information, qui laissent entendre que le devoir de mémoire dominant sur la question de la Shoah générerait du ressenti sur les autres mémoires que l’on a plus de mal à faire entendre ou à enseigner ?

Nous avons même entendu qu’il était peut-être contre-productif de vouloir enseigner « à l’excès » la Shoah ou de ramener régulièrement le discours mémoriel essentiellement à la Shoah, au motif que cela faisait plus de mal qu’autre chose aux juifs de France. Je précise que je ne fais que restituer des propos entendus ici, y compris de la part de personnes qui ont consacré leur vie à la lutte contre l’antisémitisme.

M. Francis Kalifat. Ce sont des propos pernicieux qui veulent faire peser la culpabilité sur les victimes de l’antisémitisme. Les Français juifs ne s’inscrivent pas dans cette concurrence mémorielle, bien au contraire. Ils n’ont pas la prétention de penser que, hormis la Shoah, il n’y ait pas d’autres mémoires, il n’y ait pas d’autres génocides qu’il soit utile d’enseigner.

Chaque mémoire doit être enseignée avec sa spécificité, sans hiérarchie. Il se trouve que, parmi les drames qu’a traversés l’humanité, la Shoah est le plus récent qu’ait connu notre pays. Il y a encore des gens qui sont des survivants de la Shoah et qui ont encore sur leur main le tatouage fait par les nazis dans les camps de concentration. C’est à ce rejet que nous assistons. Le fait de mettre certains devant une réalité incontestable, faite de témoins vivants crée cette difficulté.

Mais il n’est pas question de nous inscrire dans une quelconque concurrence mémorielle.

Chaque mémoire a sa spécificité, chacune doit être enseignée de la même manière, sans aucune primauté, et chaque mémoire – et je crois que c’est le cas dans notre pays – est enseignée. En effet, on y enseigne l’ensemble des drames humains qui ont traversé l’humanité récente et parfois même moins récente.

C’est un faux procès que l’on fait et qui a été initié notamment par les négationnistes. Certains veulent nier une mémoire pour faire triompher une autre mémoire. Tel est le drame auquel nous sommes confrontés aujourd’hui face au négationnisme qui est une part importante, aussi, de l’antisémitisme.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous ne sommes pas du tout ici pour nier ni la souffrance ou l’antisémitisme que subissent les juifs français. C’est bien au contraire parce que nous l’avons reconnu dans cette proposition de résolution de Sylvain Maillard que nous sommes ici.

Les propos cités par le président n’ont pas été tenus par des négationnistes, au contraire, mais par M. Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, qui est à ce titre très bien placé pour affirmer que la mémoire de la Shoah est cruciale, de par la monstruosité des actes et leur survenue récente.

M. Fredj nous expliquait qu’il y avait aujourd’hui, dans notre pays, des jeunes générations subissant ou ayant l’impression de subir d’autres formes de racisme lié à des discriminations (à l’embauche, au logement, etc.) et à la ghettoïsation. Il indiquait également qu’il avait le sentiment que, tant que l’on n’apporterait pas des solutions pour que ces jeunes adhèrent à l’universalisme républicain, auquel ils ne croient plus parce qu’ils n’en bénéficient pas, ils ne seront pas très enclins à s’occuper des autres.

Ce n’est pas l’enseignement et l’éducation nationale qui sont remis en question, car tout est aujourd’hui enseigné à l’école, même si certains professeurs modulent le contenu historique en fonction de leur public. Mais des événements comme le colonialisme, par exemple, qui a fait des dégâts très récemment, notamment en lien avec la guerre d’Algérie, mériteraient également des lieux de mémoire.

J’en viens à présent à ma deuxième question. Vous dites que de plus en plus de juifs partent en Israël, à cause d’un sentiment d’insécurité en France. M. Bensoussan nous disait qu’à une époque, on se demandait s’il fallait partir, alors qu’aujourd’hui, les Français de confession juive se demandent plutôt quand et où, comme le disait Mme Madar tout à l’heure.

Ce repli est lié à l’insécurité de nos concitoyens de confession juive. Que pouvons-nous faire pour lever cette insécurité ?

Mme Noémie Madar. En ce qui concerne la concurrence victimaire et mémorielle, dans le sondage que nous avons réalisé il y a un mois, il est très intéressant de constater que, lorsque l’on interroge les étudiants sur la connaissance de la Shoah et la mémoire de la Shoah, les élèves trouvent très majoritairement qu’il s’agit d’un crime grave. En revanche, lorsque l’on place ces questions dans une comparaison avec l’Algérie, avec l’esclavage, les résultats sont bien moins importants. Ceci prouve qu’il existe un sujet de concurrence victimaire et de concurrence mémorielle et l’on fait peser sur les juifs de France le fait que l’on ne parle pas suffisamment du reste.

Mais je vous rejoins, madame la rapporteure, sur le fait qu’il ne s’agit pas de se « partager un gâteau » en plusieurs parts : dans les programmes scolaires, il faut pouvoir parler suffisamment de l’esclavage, de la Shoah, de l’Algérie. Mais nous sommes peut-être confrontés à des élèves qui, face à un enseignement de la Shoah qui a été très développé ces dernières années, ont l’impression que l’enseignement d’autres types de crimes et de génocides est moins développé. Aussi, au lieu de dire que l’on parle trop de la Shoah, peut-être faut-il réfléchir à la manière de parler davantage des autres drames de telle sorte qu’à la lecture des manuels scolaires, les élèves puissent constater que l’on parle autant des autres génocides que de la Shoah. Il y a quinze ans, l’UEJF avait organisé le premier voyage au Rwanda avec des rescapés tutsis ou rwandais. Depuis, nous avons poursuivi notre combat au travers du dialogue des mémoires et non de la concurrence victimaire.

C’est Dieudonné qui, le premier, a fait émerger cette concurrence victimaire, car il trouvait que l’on ne parlait pas suffisamment de l’esclavage. C’est là que se trouve le danger, y compris dans les classes où les jeunes, parce qu’ils trouvent que l’on ne parle pas assez d’eux et trop des autres, développent un sentiment d’antisémitisme. C’est ce que l’on retrouve malheureusement dans notre sondage : lorsque l’on parle de l’antisémitisme de façon absolue, les jeunes reconnaissent le génocide de la Shoah et en parlent, mais ils minorent l’importance de la Shoah quand on la compare à d’autres évènements historiques.

Il faut donc travailler dans les manuels d’histoire, dans les classes d’histoire et dans les écoles, les fondations – la fondation de l’esclavage vient d’être créée – comme le fait le Mémorial de la Shoah depuis maintenant une quinzaine d’années, de telle sorte que les jeunes qui se sentent touchés par cette histoire aient l’impression que l’on en parle aussi. C’est cela le caractère universel : pouvoir parler de toutes les mémoires sans avoir l’impression que l’on ne parle pas assez de l’une ou de l’autre et sans reprocher aux uns ce que l’on ne fait pas pour les autres.

La question de quand et où partir est malheureusement un sujet d’actualité pour les juifs de France. À l’université, un cinquième des étudiants juifs de ma génération a quitté la France pour Israël, notamment. Pour éviter d’en arriver là, il faudrait que la justice condamne les actes antisémites. Mais on a souvent l’impression que la question de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne devient un sujet de société que lorsque quelque chose de grave se produit, lorsqu’il y a des morts, des croix gammées dans Paris, etc. Ce doit être un sujet constant.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), l’organe étatique qui traite principalement de ces sujets-là, n’est pas l’organe de l’État le mieux doté financièrement pour traiter ce sujet primordial dans la société.

Enfin, la question de la justice est aujourd’hui très complexe, à la fois en amont – pour porter plainte et pour les réquisitions – et en aval. Aussi, si les parquets acceptaient de laisser aux juges la liberté de juger le caractère raciste et antisémite, nous n’en serions pas là dans bon nombre d’affaires.

Les juges et les procureurs doivent être davantage formés sur ces questions. En effet, pour en revenir à l’exemple survenu à Strasbourg, l’étudiant concerné était désespéré et atterré de s’être retrouvé face à un juge qui n’a pas retenu le caractère aggravant antisémite de l’acte d’inscrire « interdit aux juifs ».

M. Francis Kalifat. Je reviens sur la concurrence mémorielle : je ne considère pas qu’il y ait une priorité d’enseignement de telle ou telle mémoire. Au contraire, il ne s’agit pas de moins enseigner la mémoire de la Shoah, mais plutôt de remettre à niveau l’enseignement des autres mémoires dans les manuels scolaires pour éviter de se confronter à ceux qui, en toute bonne foi, trouveront que l’on en fait trop sur la mémoire de la Shoah, alors qu’en réalité, l’on n’en fait pas assez sur les autres mémoires. Aucune mémoire n’est prioritaire par rapport aux autres. Personne ne doit avoir le sentiment que sa mémoire est partiellement niée par la plus grande importance que prend une autre, ce qui peut malheureusement dévier vers une négation d’une mémoire au profit de l’émergence d’une autre.

Je considère que la France est le pays qui dispose de l’arsenal législatif le plus abouti pour pouvoir lutter contre les phénomènes de racisme et d’antisémitisme auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Malheureusement, les juges ne font pas leur travail et n’ont pas pris conscience de leur responsabilité et de leur rôle pour résorber ces haines (antisémitisme, racisme, homophobie, haine des musulmans, etc.) qui traversent la société. On ne peut plus se contenter, aujourd’hui, de condamnations symboliques et de travaux d’intérêt général dans le cas de délinquants antisémites récidivistes. Non seulement une peine trop légère n’a pas de caractère dissuasif, mais elle est presque un appel à la récidive.

Noémie Madar nous a cité l’exemple de ce jeune de Strasbourg, pour lequel le CRIF s’est constitué partie civile : nous avons été estomaqués du résultat de cette audience en comparution immédiate dont l’auteur des faits est sorti « les mains dans les poches ». Nous avons donc aujourd’hui un réel problème avec les juges, et non avec la justice.

Il est nécessaire qu’il y ait une véritable prise de conscience des juges quant à leur responsabilité dans le développement des haines dans la société, parce qu’ils ne jouent pas leur rôle. Mais la société doit également être éducative et pas uniquement punitive. Tels sont les deux piliers sur lesquels repose la lutte contre les haines : l’éducation et la justice. En ce qui concerne l’éducation, le plan proposé par Jean-Michel Blanquer va dans le bon sens, mais nous n’en verrons les effets que dans une génération. Seule la justice peut proposer une solution immédiate.

Certains juifs ont quitté la France après les attentats de l’Hyper Cacher parce qu’ils ne sentaient plus en sécurité en France, mais aussi parce qu’ils se sentaient isolés dans leur propre pays et ils avaient que leur situation n’était pas considérée comme une affaire française. Les attentats du Bataclan ont fait prendre conscience de ce qu’avaient vécu les juifs pendant ces attentats qui ne concernaient qu’eux. Et à ce moment, les juifs ont à nouveau été insérés dans la photographie nationale, ils se sont à nouveau sentis appartenir à la Nation. Les chiffres de l’Alya ont d’ailleurs commencé à descendre, pour attendre des niveaux normaux.

Mais le plus inquiétant, ce sont les départs d’exil intérieur : ces Français juifs, victimes de l’antisémitisme du quotidien, obligés de quitter la ville dans laquelle ils ont grandi et travaillé parce que la vie y est devenue impossible. La République n’a pas réussi à garantir aux Français juifs la possibilité de vivre en sécurité partout où ils veulent sur le territoire.

M. le président Robin Reda. Vos propos sur la justice s’appliquent malheureusement à toutes les populations. Sachez que, dans le cadre de la mission, nous avons l’intention d’auditionner M. le Garde des Sceaux qui, j’en suis certain, est impatient de nous livrer son sentiment sur la relation entre les juges et la lutte contre les délits à caractère raciste ou discriminatoire.

M. Francis Kalifat. Il est temps, aujourd’hui, en l’état dans lequel se trouve la société par rapport à ces haines, de prendre des mesures fortes. L’une d’elles peut être la sortie de toutes ces haines de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. En effet, cette loi, promulguée pour apporter une protection à des journalistes, constitue aujourd’hui une protection pour des délinquants antisémites et racistes. Telle n’était pas l’intention du législateur à l’origine de cette loi.

M. Le président Robin Reda. Votre position est bien enregistrée dans ce débat. Elle est également celle d’un certain nombre de nos collègues et d’associations, comme la LICRA. Ce sera un sujet de débat entre nous lors de l’élaboration des préconisations du rapport.

Mme Michèle Victory. M. Kalifat a indiqué que, depuis l’attentat de l’Hyper Cacher, chaque juif se sent comme une victime potentielle, ce que nous comprenons parfaitement. Je pense que, depuis l’assassinat de Samuel Paty, chaque professeur se sent une cible potentielle. Et finalement, compte tenu de ces différentes attaques, aujourd’hui, chaque citoyen peut se sentir une victime potentielle.

La violence de ces attaques ne pourrait-elle pas nous conduire à une plus grande prise de conscience collective du fait que, face à la haine et au racisme, nous sommes tous, à un moment donné, une victime potentielle ?

M. Francis Kalifat. Je partage pleinement votre réflexion. Tous les Français sont évidemment des cibles et des victimes potentielles du terrorisme. Mais, malheureusement, parmi ces cibles potentielles, certains Français subissent la double peine, en tant que cibles privilégiées des terroristes : ce sont les Français juifs, qui sont à la fois ciblés comme Français et comme juifs.

C’est ensemble que nous devons faire front et je crois que chaque Français, aujourd’hui, quelle que soit son implication dans la société, est une cible, car la France est une cible du terrorisme aujourd’hui.

C’est tous ensemble que nous devons apporter une réponse et faire en sorte que les Français Juifs soient une cible comme l’ensemble des Français, mais pas une cible particulière.

Mme Noémie Madar. Je trouve votre propos relatif à la mort du professeur malheureux, dans le sens où, lorsqu’il a été tué, il a beaucoup été dit que c’était la première fois qu’une école était touchée. Or en 2012, l’école Ozar Hatorah a été touchée parce qu’elle accueillait des enfants juifs, mais c’était d’abord une école. Si à l’époque nous avions pris le parti de l’universalité, considérant que si Ozar Hatorah était touchée n’importe quelle école pouvait l’être, nous n’aurions pas eu besoin d’attendre qu’une autre école soit visée pour que cela devienne le problème de toute la Nation.

Malheureusement, ce qui s’est passé à Conflans-Sainte-Honorine – les renoncements, l’absence de sanction, la solitude des professeurs – rejoint grandement la solitude dans laquelle se sont trouvés les élèves juifs des vingt dernières années, lorsqu’ils étaient harcelés, insultés, victimes d’antisémitisme et qu’ils ignoraient vers qui se tourner. Nous avons réuni une vingtaine de témoignages d’élèves qui ont dû quitter l’école publique pour rejoindre des écoles juives.

Je vous livre quelques mots d’un ancien élève : « Quand j’ai commencé mon bac pro, j’ai tout de suite ressenti le fait d’être le seul juif dans la classe. J’ai suivi l’ambiance de la classe sans jamais mentionner ma religion, j’ai évité certains sujets, j’ai entendu des dizaines de propos antisémites pendant toute la durée de mon lycée. Finalement, mes camarades ont commencé à dire que je ressemblais à un Arabe. Alors j’ai laissé dire, je me suis fait passer pour un musulman, en maintenant le flou. Je n’ai jamais invité mes camarades chez moi. C’était mieux comme ça. Mais avec du recul, je le regrette. Si je m’étais senti soutenu par mes professeurs et si j’avais eu l’impression qu’aucun d’entre eux ne laissait passer les propos antisémites, alors j’aurais peut-être réagi. J’ai dû rester dans ce lycée parce qu’il n’y avait pas de bac pro mécanique dans les lycées juifs près de chez moi. C’est dramatique d’en arriver là.

Mon frère s’appelle Israël : il n’a pas eu les mêmes facilités que moi. Tout le monde savait qu’il était juif et il a souvent eu des problèmes : au foot, en dehors de l’école, il cachait son identité et se faisait appeler Kevin pour ne pas avoir de problèmes. »

M. Francis Kalifat. Telle est la réalité de ce que vivent les Français juifs dans notre pays aujourd’hui. Dans certains départements, il n’y a plus d’enfants juifs dans les écoles publiques. Nous devions être vent debout contre cela dans le pays des Droits de l’Homme. Malheureusement, d’année en année, nous allons de renoncements en renoncements. Si nous étions tous descendus dans la rue lorsque le professeur et les enfants de l’école Ozar Hatorah ont été assassinés dans l’école, je pense que nous n’en serions pas là aujourd’hui. Nous avons refusé de voir les choses en face. J’ose espérer que ce n’est pas parce que c’était un professeur juif et des enfants juifs, mais par aveuglement ou manque de perspicacité. Ce qui a commencé avec les juifs ne s’arrêtera pas aux juifs : on a tué un professeur juif à Toulouse, on a à nouveau tué un professeur à Conflans-Sainte-Honorine. On a tué des enfants à Toulouse. Il faut protéger nos enfants sans attendre que d’autres enfants soient assassinés dans notre pays.

Mme Michèle Victory. Je me suis peut-être mal exprimée, mais j’ai cité cet exemple, car il est récent. Mais évidemment, le caractère universaliste de ce combat est essentiel et je l’ai toujours mené. En effet, en tant qu’enseignante en lycée professionnel, je n’ai jamais laissé passer un seul propos antisémite.

Vous avez raison de le préciser : ce sont nos professeurs et nos enfants de France qui sont touchés.

M. Le président Robin Reda. Je vous remercie d’avoir participé à notre audition. Nous nous tenons à votre disposition pour tout complément que vous souhaiteriez nous faire parvenir pour alimenter notre réflexion.

La séance est levée à 12 heures.

 


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Compte rendu  42    Audition commune de M. Nicolas Grivel, directeur général de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), et de M. Jean-Marc Torrollion, président de la Fédération nationale de l’immobilier (FNAIM)

(Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures.

Mme la présidente Michèle Victory. Cette mission d’information a été créée par la conférence des présidents en décembre 2019. Ces auditions donneront lieu à un rapport et à des propositions d’actions concrètes pour résoudre le problème du racisme dans toutes ses formes.

Depuis le début de la mission, qui a été interrompue par la crise sanitaire, nous avons entendu beaucoup d’universitaires et d’associations, ainsi que les ministères et institutions publiques. Ce matin, nous avons reçu les représentants des départements, des régions et des maires de France.

Lorsque l’on évoque les nouvelles formes de racisme, il va de soi que la manière dont la société s’organise concrètement et géographiquement du point de vue de l’urbanisme et du logement est très importante. À plusieurs reprises, il a été fait état de la ghettoïsation contre laquelle il est difficile de lutter et des dispositifs qui peuvent enrayer ces processus qui augmentent le sentiment d’exclusion.

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Nous avons en effet tenu des cycles d’auditions assez variés, avec des universitaires, des chercheurs, des associations, et commençons avec vous un cycle qui pourrait, de manière pragmatique, lui aussi aider à déboucher sur des solutions.

Nous pensons que le racisme s’articule en trois volets : le racisme condamné par le code pénal– même si l’on peut s’interroger sur l’efficacité de la chaîne pénale ; le préjugé raciste, qui relève de l’éducation et du vivre ensemble ; enfin, le racisme que certains qualifient d’institutionnel, mais que je préfère nommer effet des discriminations, en ce qu’il recouvre un ensemble de discriminations qui sont souvent le résultat involontaire de pratiques ou de politiques qui ne poursuivent pas de finalité raciste.

Nos politiques de peuplement n’ont pas toujours engendré la mixité nécessaire pour combattre les préjugés et les discriminations. Nous sommes donc curieux de vous entendre sur ce sujet, ainsi que sur ceux de la ghettoïsation, de la discrimination et du logement.

Mme la présidente Michèle Victory. Nous sommes conscients du fait que la nécessité d’avoir des politiques fortes figure depuis longtemps dans les objectifs et préoccupations des différents gouvernements qui vous ont précédés, mais force est de constater que les choses n’ont pas fonctionné comme nous l’aurions souhaité. Dès lors, comment les choses pourraient-elles, selon vous, s’améliorer ?

M. Jean-Marc Torrollion, président de la Fédération nationale de l’immobilier (FNAIM). Je parlerai spécifiquement de l’accès au logement. Je précise que je travaille en Isère où nous gérons 11 000 logements en location en Rhône-Alpes et réalisons une importante activité de transactions et de syndics de copropriétés.

Au préalable, je rappelle que, chez les Français, l’immobilier représente une valeur très affective. En effet, la peur du déclassement d’un bien dans un quartier est réelle et conduit parfois à des demandes et à des comportements motivés par la crainte que le bien peut être dévalué au gré de l’évolution d’un quartier.

Les professionnels de l’immobilier sont soumis à diverses pressions de la part du président de conseil syndical qui demande de ne pas louer un appartement à des gens de couleur ; d’un futur locataire qui regarde les noms sur les boîtes aux lettres de l’immeuble ; ou d’un propriétaire qui ne souhaite pas que l’on ne donne son bien à bail à certaines personnes.

Nous sommes en quelque sorte les filtres républicains de cet ensemble et le logement constitue un point d’orgue de la crispation globale de la société.

Lorsque nous sommes confrontés, en qualité de syndic de copropriété et gestionnaire d’un bien, à cet aspect des choses, nous avons une double responsabilité : donner confiance aux uns et aux autres, dire à un locataire qu’il fait bon vivre dans un appartement, rejeter l’objection d’un bailleur, etc. Il convient d’expliquer que notre action ne s’exercera jamais au préjudice de certaines valeurs, ni au préjudice de la valeur de ses biens. Nous mettons en place des formations, comme nous y oblige un décret récent de M. Denormandie.

Il est vrai qu’aucun règlement de copropriété ne prévoit l’absence de discrimination d’un point de vue formel. Il serait intéressant que ce soit le cas. De même, il était prévu que nous remettions, à chaque locataire, des extraits de règlement de copropriété. Le fait que cela soit rarement le cas contribue à individualiser les comportements et ne facilite pas la bonne compréhension des règles qu’impose la copropriété.

Ainsi, dans un immeuble neuf que nous avons géré au Pont-de-Claix, commune populaire de l’agglomération grenobloise accueillant beaucoup de primo-accédants issus du secteur employé/ouvrier, un brassage culturel s’est fait naturellement et la règle commune s’est progressivement imposée sur des sujets sensibles (tenue des immeubles, usage des espaces verts, etc.). Dès que nous avons inclus les habitants dans le conseil syndical, nous avons constaté que les choses se déroulaient plutôt correctement, chacun ayant conscience du sens de la valeur commune.

Mais nous devons aussi travailler à la réappropriation des parties communes, de l’intérêt général d’un immeuble et de la façon dont chacun s’organise pour favoriser la fluidité par rapport à ces sujets, sans pour autant empêcher chacun de jouir convenablement de son bien.

En matière de locations, la situation varie selon les villes. Dans certaines d’entre elles, les choses se déroulent de manière fluide, pour une question d’équilibre des populations. C’est pourquoi un jour, Michel Destot, l’ancien maire de Grenoble, m’a demandé, lorsque j’étais président de la FNAIM de l’Isère, d’installer des agences immobilières dans certains quartiers « difficiles » : il y voyait un élément structurant dans la façon dont le marché locatif, comme celui de la transaction, pouvait se mettre en place.

Mais nous n’y sommes pas parvenus, car le modèle économique était très difficile, dès lors qu’un basculement s’était opéré dans certains quartiers, notamment celui de La Villeneuve. Mais il pensait que si le marché était a minima intermédié, un équilibre se mettrait en place. Mais il était probablement un peu tard pour que nous puissions imprimer une marque sur cet aspect ces choses.

Retenez que la professionnalisation de l’intermédiation, notamment en matière locative, reste un filtre de plus en plus efficace contre le racisme. En effet, nous traitons, en professionnels et sans affect, les biens qui nous sont confiés. De plus, il existe une vulnérabilité de nos entreprises, ce qui induit des comportements vertueux, car la formation de nos collaborateurs et la façon dont nous appréhendons ce marché nous permettent d’avoir une certaine ouverture d’esprit sur ces questions.

Mais nous avons malgré tout des problèmes : il nous est ainsi souvent reproché de ne pas accepter des cautionnements d’origine étrangère, difficiles à manipuler en droit. Il est en effet difficile d’expliquer à un propriétaire que le recouvrement du cautionnement exigera l’obtention d’un exequatur. C’est pourquoi, entre deux garanties de même nature, le choix s’oriente malheureusement souvent vers l’efficacité.

En revanche, nous faisons en sorte que les personnes vivant en outre-mer qui se portent caution n’aient pas à prendre l’avion pour venir dans nos agences, en recourant à des signatures légalisées dans des agences partenaires sur les territoires d’outre-mer ou dans les mairies.

Par rapport à la discrimination, nous n’avons pas mesuré la transparence de l’offre qu’implique internet. Autant, par le passé, les offres n’étaient répertoriées que dans le fichier des agences, autant aujourd’hui elles sont disponibles, accessibles et non cachées. Je pense que la massification de la divulgation des annonces, leur standardisation et celle des process des dossiers en location, mais également en transaction, ont beaucoup contribué à un recul de la discrimination et du racisme.

Mais la discrimination concerne également les personnes âgées du secteur privé locatif qui bénéficient d’une protection particulière liée à la loi de 1989, qui se retourne contre elles, car les bailleurs, eux-mêmes âgés, veulent pouvoir récupérer leur bien à tout moment. Nous sommes soumis à une importante pression sur ce point, à laquelle nous nous efforçons de ne pas donner suite, ce qui est loin d’être évident face à une population vieillissante de bailleurs.

Nous devons être attentifs à ces mesures d’hyperprotection de certaines catégories de locataires qui engendrent mécaniquement des systèmes d’exclusion ou des discriminations, contre lesquels il n’est pas toujours facile de lutter.

M. Nicolas Grivel, directeur général de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Le racisme n’est pas notre sujet premier en termes d’intervention, mais nous pouvons être confrontés à la problématique des ghettos sociaux, avec une caractérisation plus ou moins ethnique du sujet.

Ce sujet est différent de celui évoqué par M. Torrollion, car il concerne un autre pendant du marché local de l’habitat, celui des quartiers sur lesquels se sont concentrés, au fil des années, des phénomènes d’exclusion et de concentration urbaine de la pauvreté. C’est sur ces sujets que l’ANRU, établissement public de l’État avec de multiples partenaires, est chargée d’intervenir.

Un premier programme massif, créé en 2004 par Jean-Louis Borloo, concernait 500 quartiers en France, financés à hauteur de 50 milliards d’euros, tous financeurs confondus, dont 12 milliards par l’ANRU. Il est en cours de finalisation.

Un deuxième programme lancé en 2014-2015 s’est progressivement matérialisé ces deux dernières années. Nous disposons d’environ 10 milliards d’euros au niveau national, ce qui représentera environ 40 milliards d’investissements, tous financeurs confondus, d’ici à 2030, 2031, 2032.

Les quartiers dans lesquels nous intervenons sont caractérisés – conformément à la définition de la politique de la ville depuis la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, dite « loi Lamy », par la concentration urbaine de la pauvreté. Ce sont des quartiers dans lesquels nous devons mener des missions de construction, de rénovation, de réhabilitation d’établissements publics et d’aménagements, qui constituent le cœur de la qualité de la vie et de l’envie d’habiter dans un quartier.

C’est à ce niveau-là que nous allons croiser notre sujet du jour. En effet, ces quartiers, souvent construits dans les années cinquante, soixante, soixante-dix présentaient alors des facteurs attractifs (mélange de populations, mixité sociale dans une logique un peu ascensionnelle de la société) avant de se paupériser progressivement. En effet, les habitants initiaux ayant accédé à la propriété en centre-ville ou en proche périphérie, dans le cadre d’un parcours résidentiel normal et positif, sont partis. Ils ont progressivement été remplacés par des populations à chaque fois plus pauvres et plus précarisées, souvent issues de l’immigration de première, de deuxième ou de troisième génération.

Dans ces quartiers les plus en difficulté, nous n’avons pas de réel marché de l’habitat : nous sommes devant un parc de logement social ou des quartiers de copropriété plus ou moins en difficulté, plus ou moins dégradés. Ces quartiers se caractérisent donc plutôt par un choix d’habitations soit subi – parce que les personnes n’ont pu accéder à des logements sur les marchés privés – soit ayant fait l’objet d’un taux de refus important d’autres populations.

Dans notre analyse, nous nous basons sur des critères sociaux, qui peuvent également croiser des critères d’appartenance réelle ou supposée à des communautés qui n’ont pu accéder à d’autres logements ou qui ont une préférence pour un quartier où elles ont des affinités particulières.

Même si notre sujet n’est pas un sujet de racisme ou d’approche ethnique, nous voyons bien qu’un certain nombre de quartiers sont marqués par des spécialisations de populations et des refus d’autres populations de venir y vivre, ce qui soulève des questions de mixité sociale, scolaire et d’usage.

Notre action consistera à rénover ces quartiers pour leur redonner une attractivité, à discuter avec les élus locaux, sachant que cela ne suffit pas toujours pour rééquilibrer les choses à l’échelle d’une agglomération, dès lors que ce qui se passe dans un quartier est souvent le résultat de ce qui se passe ailleurs. C’est pourquoi ce sont souvent les populations les plus fragiles et les plus précaires que l’on oriente – ou qui s’orientent elles-mêmes – vers ces quartiers.

Cela suppose d’avoir une stratégie d’habitat, de transports et de répartition des formes d’habitat (logement social, accession, logement privé) pensée plus globalement et non à l’échelle d’une ville ou d’un quartier. Telle est la première discussion que nous avons avec les élus avant d’évoquer le financement et l’accompagnement d’un projet urbain. C’est structurant pour nous, si nous voulons réussir notre mission de moindre concentration de la pauvreté et des difficultés dans les mêmes zones urbaines.

Nous interviendrons également sur le sujet des ghettos sociaux. Il a un impact sur les grands équilibres sociétaux et la cohésion territoriale des années futures avec, à la fois, des quartiers qui se sont améliorés, notamment sur le plan urbain, et des quartiers qui se sont dégradés, compte tenu de la concentration des difficultés, qui s’est amplifiée au fil des décennies dans la différenciation entre les personnes qui vivent dans ces quartiers et celles qui, pour rien au monde, ne voudraient y habiter.

De plus, les leçons du premier programme montrent que, même quand les quartiers changent positivement, ils conservent une mauvaise réputation auprès des habitants du reste de l’agglomération. Remettre partiellement ces quartiers dans une dynamique positive nécessite donc un travail de longue haleine et une grande modestie.

Dans le contexte actuel, nous devons rester très attentifs et très proactifs sur ces sujets.

Mme la présidente Michèle Victory. Vous parlez de travailler sur l’attractivité, pas uniquement en termes de qualité des logements, mais également à plus grande échelle que celle du quartier. Comment pensez-vous parvenir à travailler avec les collectivités locales pour que ce problème dépasse le quartier et que des solutions soient recherchées à l’échelle intercommunale, voire au-delà ?

M. Nicolas Grivel. Nous travaillons de plus en plus avec les élus territoriaux sur ce sujet, notamment dans le cadre de l’accompagnement du deuxième programme.

La loi Lamy du 21 février 2014 a posé le principe de la compétence intercommunale sur ces sujets, ce qui était nouveau. Le dialogue avec les maires se poursuit, certes, mais la dimension de portage, de stratégie d’ensemble et de financement est portée au niveau intercommunal. Des choses avaient été initiées par endroits dans le cadre du premier programme, notamment là où existait déjà une dynamique intercommunale assez forte, mais à d’autres endroits, celle-ci est plus récente et plus faible. De plus, l’on a assisté à des recompositions territoriales massives avec des agglomérations très importantes sur lesquelles le noyau urbain est parfois devenu minoritaire en termes de nombre de communes et d’équilibre des populations.

C’est donc très variable selon les intercommunalités, mais j’ai quand même constaté une prise de conscience de la stratégie habitat et du lien entre l’habitat, l’urbanisme, la mobilité et les transports. Ces sujets sont donc pris en compte, mais avec des niveaux d’appropriation et de partage différents.

En 2015, nous avons posé comme principe que lorsque nous démolissons un logement social dans un quartier, nous ne le reconstruisons pas dans le quartier d’origine, dans le cadre d’une stratégie de rééquilibrage.

De plus, les logements que nous démolissons et reconstruisons représentent 10 % de la construction de logements sociaux dans la décennie à venir sur une agglomération. Cela signifie que, si les 90 % restants se localisent de manière non cohérente avec cette volonté d’équilibrage, notre impact sera très faible.

C’est pourquoi il faut adopter une vision globale, transversale, incluant les sujets de transports, qui sont essentiels pour les populations et permettent de relier les quartiers au reste de la ville. On a parfois appelé cela l’objectif de banalisation des quartiers, terme assez peu compris, car ils sont des morceaux d’une ville comme les autres, et doivent être considérés comme tels, avec leurs particularités.

Ces sujets sont globalement bien pris en compte. L’actualité concerne l’intensité de l’effort et son ancrage dans le temps, ces projets s’inscrivant dans le long terme.

À la suite des élections, nous avons eu la confirmation des engagements pris en faveur de ce rééquilibrage de l’apport communal, important pour les années qui viennent.

M. Jean-Marc Torrollion. Les logements que nous gérons sont le produit d’une mixité entre logements sociaux, accessions et locations. D’ailleurs, à titre personnel, j’habite un de ces quartiers.

La construction juridique initiale est faite pour isoler totalement les immeubles relevant du secteur social de ceux qui relèvent du marché privé. Au fond, il s’agit de faire une mixité, sachant que, juridiquement, la collaboration est très faible, portant tout au plus sur une association. Or la mixité sociale n’est pas un problème, pour peu qu’elle soit bien structurée sur le plan juridique. Mais il y a beaucoup d’efforts à faire sur ce point.

La mixité sociale, beaucoup en parlent et peu la souhaitent. De plus, on ne capitalise jamais sur les réussites de mixité sociale. Or il en existe.

De ce point de vue, il existe une forte différence entre les bailleurs sociaux et les gestionnaires de parcs privés. Cela apparaît notamment en cas de problème, car nous, les syndics, sommes immédiatement sollicités par nos copropriétaires, avec une très forte pression. Or nous avons, en face de nous, un interlocuteur qui n’a absolument pas le même ressenti ni la compréhension de notre problème. Il en résulte un important décalage entre, d’un côté, beaucoup d’émotionnel, et de l’autre, beaucoup de détachement et d’impuissance. Nous devons y travailler. Dans le cas contraire, les modèles de mixité sociale tels qu’ils ont été conçus grâce aux différents dispositifs fiscaux sont voués à l’échec.

Dans ces ensembles qui regroupent parfois cent logements, nous avons commis une erreur fondamentale : supprimer les gardiens et concierges, pour des questions de coût. Je pense qu’il faut les rétablir dans nos immeubles où il y a de la mixité et que leur charge soit supportée par l’intégralité des copropriétaires. En effet, en termes de surveillance et de présence, ce personnel de plus en plus qualifié peut fluidifier les relations.

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Les mesures mises en œuvre dans le cadre de la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, dite « loi Élan » sur les logements insalubres sont-elles suffisantes ?

Je reprends l’idée intéressante d’un sociologue selon laquelle travailler ensemble, sur un pied d’égalité, dans la durée, à un objet qui nous dépasse, abat des préjugés. C’est ce que vous nous suggérez en évoquant l’établissement d’un règlement commun de copropriété associant les locataires. Un travail mené à ce niveau de granulosité est en effet intéressant.

Nous avons parlé de mixité. Comment garantir la mixité lorsque des propriétaires se permettent d’indiquer, dans leurs annonces, qu’ils préfèrent louer à des fonctionnaires, sachant que les minorités issues de la diversité sont peu représentées dans la fonction publique ?

Enfin, nous avons entendu parler de quartiers à Toulouse dans le cadre desquels un projet de carte scolaire a joué un rôle important. Y avez-vous collaboré ?

M. Jean-Marc Torrollion. En ce qui concerne la lutte contre l’habitat insalubre, la loi dite Élan comporte deux mesures importantes. La première est l’obligation pour les syndics de copropriété de dénoncer les logements insalubres. J’ai du mal à en apprécier la portée à ce stade. Mais la notion de police du logement menée par un syndic de copropriété repose sur les suites données à une éventuelle dénonciation. Nous avons un exemple, à Nantes, de logement insalubre surpeuplé, dans le cadre duquel la communauté territoriale a tardé à réagir.

La deuxième résultante de la loi ELAN est le permis de louer, conçu, au départ, pour lutter contre les logements insalubres et indécents. Les statistiques démontrent que les professionnels sont les plus grands pourvoyeurs de ce permis, et non les collectivités territoriales. En effet, au départ, il devait être circonscrit à certains quartiers dans lesquels la collectivité territoriale entendait agir avec efficacité. La plupart d’entre elles l’ont généralisé, au détriment de son efficacité.

Lorsque nous avons débattu de cette mesure dans le cadre du Conseil national de la transaction et de la gestion immobilières (CNTGI), associations de consommateurs comme professionnels étaient persuadés du fait que le permis de louer manquerait sa cible, au motif que les vertueux le déposeraient et que les non vertueux ne le déposeraient jamais. Il faut donc définir une police du logement, mais il serait intéressant que vous dressiez un bilan du permis de louer, pour savoir s’il a touché sa cible.

Pour revenir sur les notions de mixité et de copropriété, lorsque nous avons débattu de la réforme de la copropriété, un échange a porté sur la représentation ou non des locataires. Nous étions largement contre pour des raisons pratiques et de fond. En revanche, il semble pertinent d’inscrire, dans le règlement de copropriété, des principes de non-discrimination et de respect du nombre de personnes par logement. Enfin, dans les opérations mélangeant le logement social et le logement privé, le dialogue entre ces deux instances est peu développé ce qui ne facilite pas la résolution des problèmes.

Il y a donc beaucoup des choses à améliorer dans le cadre de la construction juridique de ces opérations présentant une certaine mixité sociale.

M. Nicolas Grivel. Il est intéressant de réfléchir aux formes juridiques mêlant différentes formes d’habitats. Nous avons un bel exemple avec l’Arlequin, à La Villeneuve (Grenoble), de la complexité juridique de ces ensembles. Mais au-delà de l’aspect juridique, il reste des progrès à faire sur la façon de faire vivre ces unités.

Nous ne sommes pas prescripteurs de mixité sociale, car nous n’affectons pas directement les gens dans les logements, mais nous allons approcher cette question par des formes d’habitat différentes. Nous devons donner des exemples de parcours réussis, y compris par des personnes qui sont restées dans un même quartier, pour prouver le bon fonctionnement de certaines dynamiques.

Lorsque l’on choisit de s’établir quelque part, on s’interroge sur la localisation de l’école et du collège des enfants qui engendrent des phénomènes d’évitement scolaire ou de déménagement de populations sensibles à ce sujet. À Toulouse, un projet vise à sortir deux collèges du quartier du Grand Mirail (Belle-Fontaine et la Reynerie) pour les positionner dans de nouveaux quartiers, pour lesquels la carte scolaire est mixée entre plusieurs quartiers. La démolition des collèges d’origine offrira des opportunités urbaines intéressantes et permettra parfois de désenclaver les quartiers.

Nous avons mené une expérience de ce type à Nîmes avec deux collèges qui ont une capacité de 600 élèves et qui, compte tenu de leur état de dépérissement avancé, n’en accueillent que 350. Lorsque des élèves d’un quartier très stigmatisé représentent 25 % de la population d’un nouveau collège, c’est mieux que lorsqu’ils représentent 100 % des élèves. La chance d’attirer quelqu’un dans un nouveau quartier lorsque l’on connaît des difficultés sur le collège du secteur est quasiment nulle.

Parfois, nous menons également des projets de rénovation et de retour d’attractivité du collège en place. En revanche, parfois, nous optons plutôt pour la sortie du collège du quartier, ce qui est parfois difficile pour des quartiers très étendus et isolés du reste de la ville.

Nous avons élaboré un guide sur la question scolaire, sujet crucial à nos yeux pour faciliter la diversité et le retour d’attractivité. Objectivement, au-delà du bâti d’un quartier, les équipements scolaires de très bonne qualité peuvent attirer des habitants.

M. Jean-Marc Torrollion. Je confirme que certains marchés ne s’organisent qu’en fonction d’une carte scolaire ou d’un établissement (comme à Champollion dans l’Isère).

En termes d’aménagement, il faut également prêter attention aux commerces situés au pied des immeubles. La dégradation de la qualité des commerces et de leur orientation est souvent le prélude au déclassement et à la ghettoïsation. Les collectivités territoriales ont des moyens d’agir sur ce point. Même dans les quartiers neufs, la fonction commerciale est trop impersonnelle.

M. Nicolas Grivel. Je partage totalement ce point de vue. Souvent, ces capacités commerciales ont été conçues dans les années soixante pour les seuls habitants du quartier. Elles se sont concentrées soit autour d’activités communautaires, soit en complément d’activités commerciales un peu moins licites.

Pour établir un lien avec un des débouchés de vos travaux, dans le contexte du projet de loi sur le séparatisme, la problématique de la ségrégation sociale et territoriale est relativement forte. En complément de nos efforts pour porter le sujet au-delà de celui de l’habitat et des quartiers, il faut qu’il y ait une responsabilité globale des agglomérations dans la lutte contre les ségrégations sociales et territoriales.

En effet, nous avons plusieurs outils (plan local d’habitat, plan local d’urbanisme, plan de déplacements urbains, contrat de ville, projets ANRU) qui sont séquencés et qui gagneraient à s’articuler différemment et plus utilement.

La loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbain (dite « loi SRU ») s’est imposée dans le paysage avec des objectifs de production des logements : il n’existe pas d’équivalent en termes d’indicateurs de ségrégation territoriale et d’absence de mixité sociale. La thématique de la ségrégation sociale territoriale n’est pas une politique identifiée à l’échelle territoriale. C’est un sujet intéressant à creuser pour faire en sorte qu’il y ait un vrai portage de ce sujet en vue de rééquilibrages, grâce à des outils existants dans les quartiers, tels que la carte scolaire. S’agissant de ce point, on distingue deux versants : où absolument aller et où ne surtout pas aller.

M. Jean-Marc Torrollion. Alors qu’il est beaucoup question d’artificialisation des sols, j’aimerais attirer l’attention sur la nécessité de laisser, dans nos villes, une place pour les petites entreprises et les locaux d’activité. Cela participe de l’intégration globale. Il faut réconcilier nos élus avec ces petites entreprises, car ce sont elles qui accueilleront les jeunes, les stagiaires et les apprentis.

Mme la présidente Michèle Victory. Cette rencontre était très intéressante et je vous remercie.

La séance est levée à 13 heures 05.

 

 


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Compte rendu  43    Audition de M. Roch-Olivier Maistre, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), de M. Yannick Faure, directeur de cabinet et de M. Guillaume Blanchot, directeur général

(Réunion du mardi 3 novembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures.

M. le président Robin Reda. Cette mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale en décembre 2019. Nos travaux ont débuté avant l’été et nous menons des réflexions sur les différentes formes de racisme et sur les moyens de rendre la lutte contre le racisme plus effective.

Nous avons auditionné de nombreuses institutions et nous souhaitions que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), autorité publique indépendante qui veille depuis plus de vingt ans à la régulation des propos tenus à la radio et à la télévision, puisse aussi être entendu. Cela nous a paru d’autant plus important que le CSA a créé l’observatoire de la diversité en 2008 ainsi que, plus récemment, un observatoire de la haine en ligne. Par ailleurs, le CSA a un rôle d’éducation aux médias et à l’information à l’égard des plus jeunes.

Nous sommes conscients de la difficulté d’articuler dans notre pays la liberté d’expression et la répression des paroles constituant des infractions, comme les propos racistes. Or c’est le rôle délicat du CSA d’y veiller, à la radio et à la télévision. Nous sommes donc très intéressés de savoir où vous placez le curseur dans vos analyses.

Je pense que nous évoquerons également la diffusion sur internet et les réseaux sociaux, qui échappent encore pour une large part au contrôle et à la régulation.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le rôle du CSA est multiple et nous nous intéresserons plus particulièrement à deux de vos missions.

Tout d’abord, nous parlerons de la problématique de la régulation de la liberté d’expression dans les médias audiovisuels. Dans ces temps troublés où les paroles conduisent souvent aux actes, le rôle du CSA est majeur et reconnu. Vu l’importance de votre mission, nous regrettons d’ailleurs que celle-ci ne s’étende pas encore aux réseaux sociaux.

Nous aborderons ensuite la question de la représentation dans les médias. Nous avons beaucoup parlé au cours de nos auditions de la nécessité de modèles de représentation pour que tous nos concitoyens d’origine étrangère puissent aussi s’y reconnaître. Nous serons donc très heureux de vous entendre à ce sujet.

M. Roch-Olivier Maistre, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Je rappellerai d’abord que la lutte contre le racisme est placée parmi les premières missions qui ont été confiées au CSA. C’est une mission que nous portons depuis plus de trente ans sur les médias audiovisuels traditionnels, et que nous avons élargie aux nouveaux acteurs qui entrent progressivement dans le champ de notre régulation. Je pense notamment aux plateformes de partage de contenus ou aux réseaux sociaux.

L’idée sous-jacente de la régulation, à la fois en France et en Europe, est que les médias audiovisuels ont des responsabilités particulières à l’égard de la société. Ils ont des responsabilités qui pourraient être qualifiées de « sociétales ». Comme ces médias de masse touchent des millions de personnes, le législateur a traduit dans la loi l’idée qu’ils devaient rassembler et non pas exclure. Ils doivent promouvoir la cohésion sociale et ne pas aggraver les préjugés ou les stéréotypes.

C’est une mission qui prend aujourd’hui un relief très particulier. Un auteur bien connu a parlé récemment de l’archipel français, d’un pays traversé par des lignes de fracture multiples et parfois profondes. Face à cette situation et au regard de la mission qui nous est confiée, le législateur nous a donné deux voies d’action. La première voie est une voie incitative ; la seconde est plus coercitive.

Le volet incitatif correspond à la volonté exprimée dans la loi de favoriser la juste représentation de la diversité de la société française. Si nous voulons répondre aux fractures de la société française et éviter les phénomènes d’exclusion et de racisme, il faut que chacun, quel que soit le territoire où il vit et son positionnement social, puisse se retrouver dans la télévision. Comme l’a bien expliqué l’écrivain américain James Baldwin, il est difficile pour quelqu’un de se projeter dans une société dont aucune représentation ne lui correspond.

Cette diversité ne se limite pas à celle des origines : c’est aussi la diversité des territoires et des classes d’âge, des périphéries et des centres urbains. Il faut également que les personnes en situation de handicap puissent accéder aux médias dans de bonnes conditions et voir leur situation justement représentée.

C’est à ce titre que nous avons bâti, depuis 2009, le baromètre de la diversité qui donne lieu à un rapport adressé chaque année au Parlement et au Gouvernement. Il repose sur l’indexation de centaines d’heures de programmes des chaînes de la TNT et prend en compte sept critères dont le genre, l’origine perçue, le lieu de résidence, l’âge, la situation éventuelle de handicap. L’approche retenue peut être qualifiée d’inclusive. Le baromètre utilise une méthodologie assez robuste, bien acceptée par tous les opérateurs du champ audiovisuel.

À côté de ce baromètre, les chaînes et les éditeurs prennent chaque année des engagements dans des conventions conclues avec le CSA ou dans les cahiers des charges auxquels sont soumises les entreprises de l’audiovisuel public.

Le dernier baromètre a été publié fin septembre en présence de trois ministres, ce qui témoigne de l’importance que le gouvernement accorde à l’action du CSA. S’il contenait des éléments positifs, j’ai néanmoins été frappé par une progression insuffisante ; la société française n’est pas encore représentée dans toute sa diversité. Par exemple, les personnes en situation de handicap sont trop peu présentes dans les programmes de télévision. À l’inverse, certains sujets s’inscrivent dans une dynamique plutôt positive, comme la place des femmes dans la société. Cependant, beaucoup d’éléments du baromètre de la diversité marquent le pas. En conséquence, nous avons décidé de relancer un cycle d’auditions avec tous les éditeurs pour tendre vers des objectifs plus précis et plus quantitatifs. La bonne volonté et l’incantation ne suffisent plus. Il faut désormais des indicateurs d’engagement plus précis pour suivre les progrès à réaliser.

Parallèlement à cette démarche incitative, il existe une démarche plus coercitive. C’est sans doute la plus connue, qui nous vaut cette expression de « gendarme de l’audiovisuel » que je n’apprécie pas particulièrement. Cette dimension donne d’ailleurs souvent lieu à beaucoup de malentendus.

Il doit être très clair que dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse comme dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les propos qui incitent à la haine, à la violence, à la discrimination fondée sur la race, le sexe, les mœurs, la religion ou la nationalité, n’ont pas leur place sur les antennes. Si notre mission première est de protéger la liberté d’expression, cette liberté n’est pas absolue et elle trouve ses limites dans la loi.

Quand des propos excèdent ces limites, la première réponse est judiciaire. Les auteurs de ces propos tenus sur les antennes s’exposent aux peines qui sont prononcées par les juridictions pénales. C’est la raison pour laquelle, depuis l’année dernière, nous avons emprunté cette voie en utilisant l’article 40 du code de procédure pénale pour signaler au procureur de la République les propos qui auraient selon nous franchi les limites posées par la loi. La responsabilité est donc d’abord pénale, et c’est celui qui tient les propos qui l’engage.

En complément, le CSA a la faculté de prononcer des sanctions administratives qui ne visent que les chaînes. Ces dernières ont des obligations au regard de la loi et vis-à-vis du CSA, en contrepartie de la fréquence qui leur est attribuée ; nous intervenons donc régulièrement lorsque nous estimons qu’il y a des dérapages, selon une gradation prévue par la loi : d’abord une mise en garde, éventuellement suivie d’une une mise en demeure puis des sanctions.

Depuis septembre 2019, nous sommes intervenus à une douzaine de reprises pour des propos qui nous semblaient relever du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie ou de l’appel à la discrimination. Ces interventions sont à mettre en regard des milliers d’heures de programmes qui sont diffusées chaque année à la télévision et à la radio. Il faut donc souligner le fait que les acteurs que nous contrôlons sont responsables et ont bien assimilé les principes dont nous veillons au respect.

Notre activité coercitive est entourée de garanties légales très importantes. Nous ne pouvons intervenir qu’après une instruction contradictoire et ne pouvons prononcer de sanctions qu’à condition d’avoir préalablement prononcé une mise en demeure pour un manquement de même nature. De plus nous agissons sous le contrôle du juge, qui ne se prive pas d’annuler des décisions du CSA s’il les estime infondées.

Le CSA n’est en aucune façon un tribunal de l’opinion. Son rôle est de parvenir à assurer l’équilibre entre la liberté d’expression, très protégée par la jurisprudence du Conseil d’État, de la Cour de cassation, de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constitutionnel, et les limites à cette liberté posées par la loi. Cela nous conduit à être attaqués à la fois par les tenants d’une liberté de parole absolue, qui trouvent que nous sommes les garants d’une sorte de « police de la pensée », et par ceux qui s’alarment parfois de notre inaction. Le fait d’être critiqué des deux côtés peut signifier que nous avons trouvé le bon équilibre.

J’ajouterai enfin que cette mission traditionnelle s’étend progressivement aux plateformes de contenu et aux réseaux sociaux, en application de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, dite loi « Infox ». Par ailleurs, nous attendons prochainement la transposition de la directive européenne 2010/13 du 10 mars 2010 sur les services de médias audiovisuels (dite directive « SMA ») révisée par la directive 2018/1808 du 14 novembre 2018.

Concernant la haine en ligne, je crois que nous ne pouvons pas transposer au numérique la régulation bâtie en 1986 pour les médias audiovisuels. Nous ne pouvons pas courir après des milliards de contenus ; l’idée de réguler internet me semble n’avoir aucun sens. Par contre, il est tout à fait possible de réguler certains grands acteurs qui interviennent sur internet, en leur imposant des obligations de moyens. C’est néanmoins un chantier compliqué, comme en témoignent les exigences constitutionnelles auxquelles s’est heurtée la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia ».

Un observatoire de la haine en ligne, composé d’environ 70 personnes (représentants de l’administration, des plateformes, des associations, etc.) a néanmoins pu être créé en juillet 2020. Cet observatoire a engagé quatre chantiers sur l’identification des contenus haineux, l’ampleur du phénomène, les mécanismes de propagation, les moyens de les prévenir. Il s’agit d’imposer aux plateformes des obligations de moyens, une obligation de coopérer, et une obligation de transparence, sous la houlette d’un régulateur.

Nous trouvons que le travail en cours au niveau européen, porté au sein de la Commission européenne par Thierry Breton, est très prometteur. La future législation européenne relative aux services numériques, le digital services act, constituera bientôt la nouvelle norme européenne à destination des plateformes en ligne. Elle les responsabilisera sur les thématiques de la désinformation, de la haine en ligne et de la protection de la jeunesse.

Le projet de loi relatif au séparatisme pourrait quant à lui reprendre la seconde partie de la loi Avia sur la responsabilité des plateformes, qui confiait au CSA une mission de contrôle.

Le régulateur est donc en pleine mutation. Il ajoute à une régulation des médias traditionnels une régulation d’un nouveau type en direction des grands acteurs de l’univers numérique.

M. le président Robin Reda. Quelle est la part des contrôles a posteriori qui provient de signalements des auditeurs ? Ces citoyens qui vous saisissent directement sont-ils des veilleurs réguliers, des auxiliaires du service public, ou s’agit-il de publics différents ? À quelles générations appartiennent-ils ?

Par ailleurs, serait-il possible qu’un excès de régulation de l’espace audiovisuel traditionnel conduise à un déplacement des propos condamnables vers les plateformes en ligne, moins régulées ? Constate-t-on, du même coup, une migration des jeunes vers ces canaux moins « formatés » ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comme vous le signalez, il n’est pas possible d’appliquer à internet les modalités de régulation des médias traditionnels. De plus, les réseaux sociaux possèdent déjà leurs modérateurs qui appliquent leurs règles propres, qui ne correspondent pas forcément à la loi du pays dans lequel le contenu est diffusé. Nous avons d’ailleurs été alertés sur la possibilité que les modérateurs puissent se professionnaliser. C’est un métier en pleine expansion, dans lequel on subit énormément de pressions et qui mériterait que nous nous y penchions plus avant.

Quelle est l’étendue de l’échelle des sanctions ? Êtes-vous capables de suspendre la diffusion d’une chaîne ou d’une radio en cas de manquements répétés ?

M. Roch-Olivier Maistre. Je vous confirme que les signalements citoyens sont importants et quotidiens. En 2019, nous avons dû être saisis près de 70 000 fois.

Nous constatons souvent une corrélation entre l’activité sur les réseaux sociaux et les saisines du CSA. Toutes les saisines sont instruites. Le CSA visionne toujours la séquence concernée dans son ensemble car la saisine peut être biaisée. Une analyse juridique très fine est ensuite menée, à la lumière de trente années de jurisprudence. Enfin, toutes les décisions sont délibérées collégialement.

Le nombre de saisines n’est pas le seul guide pour une intervention. Il peut en effet y avoir des phénomènes d’instrumentalisation. Nous avons pu constater que sur certaines thématiques, certains groupes organisés ou communautés interviennent systématiquement. Il est donc du rôle du régulateur de prendre le recul nécessaire.

Concernant d’éventuels « professionnels » de la saisine, tout un réseau institutionnel revient régulièrement sur certaines thématiques. Ainsi par exemple sur les contenus racistes ou homophobes, les grandes associations n’hésitent pas à nous interpeller et à nous saisir.

Au sujet d’un excès de régulation qui provoquerait l’évasion des jeunes, il faut effectivement reconnaître que l’audience de la télévision vieillit. Les pratiques sont devenues beaucoup plus individualistes, avec désormais près de six écrans accessibles par foyer. Est-ce pour autant lié exclusivement à l’excès de régulation ? Je ne le crois pas. Cette évasion des jeunes s’explique aussi par des formats nouveaux très adaptés à l’univers numérique (comme Youtube) ainsi que par les fonctions de messagerie.

Par ailleurs, ce qui n’est plus admis sur les médias traditionnels l’est de moins en moins dans l’univers numérique. Nous sommes de plus en plus conscients des dégâts de la désinformation et de la haine en ligne. Dans de nombreux pays en Europe et aux États-Unis, mais aussi en Afrique et dans le continent océanien, les opinions publiques aspirent à la correction des excès des grandes plateformes. Elles ne les supportent plus et demandent une modération.

Les plateformes ont d’ailleurs bien compris que si elles n’évoluaient pas pour éliminer ces contenus, leur modèle d’affaires reposant sur la publicité s’en trouverait fragilisé. Je crois cependant qu’il n’est pas possible de laisser ces plateformes réguler elles-mêmes leurs contenus. Dans une démocratie, il ne va pas de soi qu’un opérateur privé décide de ce qui doit être publié. L’autorégulation ne suffit pas, il faut qu’une norme soit posée et qu’un régulateur externe intervienne pour s’assurer de sa mise en œuvre.

Concernant les structures de modération existantes, nous nous sommes aperçus dans la première phase de la pandémie qu’une grande partie de la régulation en matière de santé était faite par des outils d’intelligence artificielle. S’il existe bien une modération humaine, elle est très inégale selon les plateformes. Ainsi, la réactivité de Twitter apparaît bien moindre que celle de Facebook.

Concernant les sanctions du CSA à l’égard des médias traditionnels, elles interviennent après qu’un manquement se reproduit à la suite d’une mise en demeure. Ces sanctions peuvent être financières (jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires en cas de récidive) mais le CSA peut aussi décider d’interrompre la diffusion d’un programme, temporairement ou plus durablement. L’autorisation d’un éditeur peut également être réduite, voire supprimée.

À propos des plateformes, la loi dite « loi Avia » prévoyait un scénario de sanctions pouvant atteindre jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial, ce qui était très dissuasif.

Au sujet de la loi dite « loi Avia », nous ne voulions pas être attirés sur le contrôle des contenus. Le CSA n’en a pas les moyens. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur ce nouveau principe de régulation qui consiste à imposer des obligations de moyens à ces plateformes. Il leur appartient de s’organiser pour éliminer ces contenus et c’est à nous, superviseur, de nous assurer qu’elles déploient les moyens nécessaires.

Mme Michèle Victory. Je voudrais vous demander ce que le CSA a décidé à la suite des propos tenus par monsieur Éric Zemmour sur la chaîne CNews en octobre, dans lesquels il assimilait les mineurs non accompagnés à des « voleurs » et des « assassins ». Jusqu’à quand de tels propos seront-ils tolérés ?

J’ajouterai que si la représentation hommes femmes s’améliore à la télévision, celle de la diversité marque effectivement le pas. Je ne comprends pas qu’il ne soit pas possible d’aller plus loin.

Mme Fiona Lazaar. Je m’interroge également sur la capacité du CSA à réguler certains propos haineux sur CNews, d’autant plus que le polémiste en question a déjà été condamné à de multiples reprises. Dans le cadre du respect de la liberté de la presse, comment pouvez-vous agir pour empêcher ces dérapages réguliers et la diffusion de messages de haine ?

Par ailleurs, je souhaiterais votre point de vue sur le collectif Sleeping Giants, qui mène une campagne contre les discours de haine en ciblant les entreprises qui diffusent leurs publicités dans et autour des programmes qui véhiculent ces discours.

M. Roch-Olivier Maistre. Des procédures sont en cours et je ne pourrai répondre précisément. Sachez néanmoins que le CSA est un très bon observateur des médias et qu’il est conscient des évolutions de tel ou tel média, et qu’il utilisera chaque fois que cela sera nécessaire tout l’arsenal que le législateur a mis à sa disposition.

Je vous rappelle que la première étape consiste à mettre en demeure un éditeur qui manque à ses obligations légales ou conventionnelles. Ce n’est qu’après cet avertissement sans frais et après un nouveau manquement de même nature que le CSA peut engager une procédure de sanction. Celle-ci se déroule en deux étapes, la phase d’instruction puis la phase de jugement.

J’ajouterai que sur les manquements en question, le CSA n’hésite plus à saisir le procureur car nous estimons que c’est celui qui tient ces propos qui doit engager sa responsabilité. En l’occurrence, un éditeur qui diffuse une émission en différé engage également sa responsabilité judiciaire.

Par ailleurs, nous connaissons effectivement Sleeping Giants, très actif sur les réseaux sociaux.

Enfin sur la diversité, mon sentiment est que nous marquons le pas. Or, nous ne pouvons pas résoudre les problèmes de la société française si nous n’en donnons pas une juste représentation. Cela explique une partie des phénomènes que nous avons pu connaître ces toutes dernières années. Il y a une grande responsabilité des médias dans la juste représentation de la société française et c’est la raison pour laquelle nous démarrerons prochainement un cycle d’auditions des différentes chaînes. Nous souhaitons construire des engagements annuels et les suivre dans le cadre du baromètre annuel.

Je peux vous assurer que le CSA sera ferme dans ses interventions. Nos procédures sont un peu longues et paraissent complexes mais il est normal que le cadre juridique soit strict et précis car nous sommes dans le champ des libertés publiques et au cœur de la liberté d’expression. Quoi qu’il en soit, nous serons déterminés à lutter contre les propos racistes. On ne peut pas tout dire à la radio ou à la télévision.

Grâce à son expérience, le CSA sait distinguer un humour éventuellement de mauvais goût et choquant, d’un véritable propos à connotation raciste qui désigne telle ou telle communauté à la vindicte.

La séance est levée à 17 heures 55.

 


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Compte rendu  44    Audition de M. le vice-amiral d’escadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des armées

(Réunion du mardi 3 novembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures.

M. le président Robin Reda. Cette mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Nous cherchons à identifier la réalité du racisme dans notre société et dans le cadre de nos réflexions, nous auditionnons les ministères qui sont concernés par la lutte contre le racisme.

L’armée était pour nous un sujet important, au cœur de nombreuses problématiques qui traversent cette question du racisme et de la lutte contre les discriminations ainsi que, plus largement, la question de la cohésion républicaine.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis le début des auditions, nous avons largement évoqué les différentes formes de racisme auxquelles sont confrontés de trop nombreux Français ou étrangers sur le territoire français.

Je pense bien sûr aux propos et actes racistes, interdits et condamnés par la loi. Je pense aussi aux discriminations, peut-être moins visibles. Ainsi, nous constatons encore de nombreuses inégalités professionnelles. Vous pourrez nous expliquer comment, en l’absence de statistiques ethniques, vous pilotez cette mission de lutte contre les discriminations.

Le préjugé, qui ne se traduit pas nécessairement par un propos ou une discrimination, constitue le troisième aspect que nous avons identifié. Il semblerait que la meilleure manière de les combattre soit de travailler ensemble sur un pied d’égalité à un objet qui nous est supérieur. Je ne vois pas qui mieux que l’armée pourrait y parvenir et j’espère donc que votre institution permet d’abattre les préjugés dans ses rangs.

M. le vice-amiral d’escadre Philippe Hello, directeur des ressources humaines du ministère des armées. Je préciserai en préambule que je ne suis pas directement en charge du recrutement, de la formation, et de la gestion individuelle des personnels militaires. Je porte néanmoins l’ensemble des politiques des ressources humaines, y compris la lutte pour l’égalité et contre les discriminations.

En tant que militaires, nous considérons que le racisme est avant tout un rejet de l’autre et de celui qui est jugé différent, voire hostile, pour des raisons d’origine mêlées à des préjugés culturels ou sociaux, ou à une lecture décontextualisée et simplifiée de l’histoire.

Au-delà des groupes ethniques, nous faisons face à des racismes de communauté ou de religion, voire à des racismes liés aux modes de vie, à des racismes socioculturels ou d’opinion.

En tant que militaire, il me semblerait illusoire d’affirmer qu’il n’y a pas de racisme dans nos rangs ni de victimes de comportements ou de propos racistes. Nous sommes l’émanation de la société française et nous sommes son reflet complet, même si nous sommes des armées professionnalisées.

Sur la base de ces considérations et en se focalisant sur le personnel militaire, il apparaît que les armées obtiennent finalement des résultats corrects dans la maîtrise du racisme, compte tenu de la pluralité des origines et de l’âge de ses personnels.

Ces résultats s’expliquent vraisemblablement par des valeurs communes qui sont enseignées tout au long de la carrière. Ils ne sont cependant pas complètement satisfaisants et en conséquence, nous cherchons des pistes de progrès. Il faut néanmoins admettre que ce n’est pas un sujet qui nous préoccupe de manière majeure au ministère, en raison de la manière dont nous travaillons et de la mission qui sous-tend ce travail.

Je rappellerai en premier lieu que nous sommes naturellement tournés vers la jeunesse. Nous recrutons plus de 26 000 personnes par an, des mousses de 16 ans comme des post-doctorants, dans toutes les sphères de la société. Ce sont des flux considérables qui doivent être mis en regard avec des flux sortants également élevés. Nous voulons que les armées restent jeunes et nous sommes donc dans un modèle pyramidal avec des impératifs de jeunesse et de sélection.

Je précise que cette sélection n’est ni élitiste ni discriminatoire. Nous formons des combattants sans faire de différence selon le sexe, l’origine, ou le lieu de naissance. Le recruté qui a vocation à devenir fantassin, marin ou aviateur, se fondra dans un nouvel univers dans lequel nous l’aiderons à progresser. Nous le sélectionnerons sur son engagement, son savoir-être, ou son potentiel.

Nous ciblons la jeunesse avec une politique forte d’intégration et de lien avec l’éducation. Nous avons ainsi beaucoup de partenariats dans des domaines de formation professionnelle, baccalauréat professionnel et brevet de technicien supérieur (BTS) notamment, pour proposer des emplois militaires à des jeunes qui seront capables d’appréhender des métiers techniques. Nous aidons aussi des jeunes en difficulté à faire des études sous condition d’engagement.

Nous avons également des écoles d’apprentis militaires, les mousses à Brest et aussi les mécaniciens aviateurs à Saint-Agnant et à Rochefort. Nous aurons bientôt une école technique de l’armée de l’air qui embauchera des jeunes pour leur donner tout de suite, ab initio, une capacité technique dans des métiers de soutien logistique opérationnel pour les véhicules de l’armée de terre.

Nous avons aussi des lycées militaires de la défense, dans lesquels 15 % des places sont réservées à des boursiers civils dans le cadre des plans « égalité des chances ».

Enfin, nous offrons tous les ans aux personnels civils plus de 2 000 contrats d’apprentissage et plus de 13 000 stages scolaires ou étudiants.

Il est vrai que nos 26 000 recrutements ne représentent qu’une faible part d’une classe d’âges de 850 000 jeunes. C’est néanmoins une part significative et à mon niveau, je ne constate aucune remontée de difficultés majeures d’ordre disciplinaire, contentieux ou pénal, liées directement au racisme.

Dans le cadre de nos procédures nous constatons qu’il peut y avoir occasionnellement des accusations de racisme. Ce n’est cependant pas un phénomène fréquent ou se développant. Par ailleurs, nous ne parvenons généralement pas à définir, objectiver et confirmer les cas constatés.

Ce constat positif peut s’expliquer par la sélection de nos personnels. Ils doivent être aptes au combat, ce qui implique qu’ils remplissent des critères physiques, psychologiques, médicaux et de technicité. Il faut aussi qu’ils soient jeunes (moins de 30 ans en général), qu’ils aient un casier judiciaire vierge, et qu’ils satisfassent à des enquêtes d’habilitation de sécurité. Il y a donc une attrition importante dans les classes d’âge que nous recrutons, notamment lors des six premiers mois et plus particulièrement pour les jeunes militaires du rang (plus de 15 000 sur les 26 000 recrutements annuels).

Cet échantillon de la société française de 26 000 personnes a certes été sélectionné, mais il présente une très grande pluralité d’origines raciales, sociales et culturelles. Ces personnes vivent et travaillent en harmonie dans le ministère. Je tiens à vous dire que c’est une conviction profonde, partagée par l’ensemble de la communauté militaire. Elle est fondée sur un modèle qui, de ce point de vue, a fait ses preuves et que nous cherchons sans cesse à améliorer.

La capacité d’intégration dans les armées repose sur plusieurs piliers. Le premier, c’est l’entretien d’un certain nombre de traditions historiques et culturelles, caractérisé par des objectifs collectifs qui fédèrent l’ensemble des individus et des valeurs intégratrices telles que la fraternité d’armes et l’entretien de traditions qui évoque l’histoire de nos armées.

La tradition historique intégratrice s’appuie sur la codification d’un certain nombre d’usages. Notre armée est celle de la République française et elle accueille toute la Nation. Ses valeurs sont enseignées en mettant en avant le respect de l’autre, des devoirs, des sujétions partagées, une égalité de traitement à tous les niveaux, une discipline, un mode de vie et d’habillement qui sont complètement égalisateurs.

Celui qui entre dans l’armée apprend d’emblée la cohésion et la fraternité, le culte de l’effort collectif, le dépassement de soi au sein d’un groupe. Dès le premier jour, il sait qu’il ne vaut rien sans les autres.

Nous sommes attachés à des mots qui sont martelés, peut-être oubliés aujourd’hui et qui peuvent paraître désuets : l’amour de la patrie, qui a pour nous un sens profond, l’honneur, l’esprit de sacrifice. Ils reposent sur des valeurs transcendantes de notre vieille civilisation. Ces mots sont codifiés et se traduisent par des actes ; ils sont ainsi inscrits sur nos drapeaux et nos bâtiments et sont vécus au quotidien sous le regard des autres.

Certaines de ces notions procèdent de notre Constitution, telle la libre disposition de la force armée, qui engendre cet engagement total, cette disponibilité pour toute mission. Elles sont aussi déclinées dans le code de la défense pour tout ce qui concerne les sujétions et les devoirs du militaire, et développées dans des chartes. Dans chaque armée, nous éprouvons le besoin de préciser quelles sont les qualités de savoir être individuel que nous attendons et que nous devons développer – le sens du service, la disponibilité, la camaraderie – sous forme d’un code d’honneur du soldat ou d’un carnet des valeurs du marin ou de l’aviateur.

Notre recette est relativement simple et fondée sur le culte de l’histoire, l’histoire que nous regardons derrière nous pour construire l’avenir.

À l’échelle des armées, nous célébrons l’histoire commune de nos traditions. C’est bien sûr l’enseignement des valeurs de la République mais c’est aussi le souvenir entretenu des militaires de la France, à toutes les époques et dans des moments de fierté comme dans l’adversité, qui ont construit des faits d’armes. Cette histoire commune ne se limite donc pas à des symboles. C’est plutôt l’histoire de nos aînés qui ont servi la patrie, quels que soient leur grade, leur condition, leur couleur et leur culture. Il s’agit moins d’analyser le bien-fondé d’un conflit que le comportement exemplaire des personnes.

Ce qui nous intéresse, c’est le savoir-être individuel car il est reproductible et projetable dans le futur. C’est une forme de geste des anciens qui irrigue toute l’exigence de formation et d’entraînement de nos jeunes recrues. Les difficultés sont endurées collectivement et elles forgent une cohésion qui porte ses fruits en opération. Cette fraternité d’armes représente un lien très fort entre les militaires, qui les pousse à éclipser leur intérêt personnel au service du groupe. C’est à mon avis le rempart le plus important contre le racisme.

Il y a aussi une histoire collective à l’échelle des unités qui, suivant la même logique identitaire, engendrera une fierté individuelle d’appartenance à un petit groupe, à son action passée mais aussi présente. Ce sentiment de fierté cimentera un collectif qui permettra de construire une identité au-delà des différences : pour beaucoup de jeunes, nous constatons que l’appartenance à un régiment est une deuxième identité extrêmement salutaire.

Enfin, à l’échelle du ministère, nous ne nous contentons pas d’histoire symbolique. Nous avons à cœur de regarder l’histoire avec recul et discernement. C’est le rôle de la direction du patrimoine, de la mémoire et des archives (DPMA), qui entretient cette histoire des armées dans le cadre de missions mémorielles et d’enseignement de défense. La DPMA contribue ainsi à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. De nombreuses actions sont également conduites en faveur de la jeunesse.

Si les armées ont besoin de références pour dépasser les différences, elles doivent aussi entretenir un esprit au quotidien. Nous sommes ancrés dans le réel, dans le concret des missions. Ce sont ces missions et l’autorité exercée pour les réussir qui construiront le collectif, ainsi que l’accompagnement du personnel avant, pendant et après la mission.

Quelle que soit son intensité ou sa complexité, la mission est éminemment fédératrice. Le militaire ne la choisit pas, elle est variable par essence dans ses finalités, sa dangerosité, sa répétitivité ou son éloignement. Rien n’est anodin et dès le début de l’entraînement, de la préparation opérationnelle, des outils complexes et dangereux sont mis en œuvre, qui demandent de faire attention aux autres, de respecter les consignes. Cela peut être dans un milieu éprouvant. Sur un théâtre d’opérations, la vie de tous dépend de chacun.

L’autorité doit expliquer le sens de la mission, qui n’est pas toujours évident à appréhender pour un soldat. Le chef doit donc cultiver les valeurs du passé tout en les inscrivant dans les missions d’aujourd’hui et de demain. Il doit aussi consolider son autorité par la bienveillance envers les plus fragiles et ceux qui pourraient se sentir différents. Il est néanmoins le gardien ferme des règles pour assurer la vie en collectivité.

L’accompagnement correspond quant à lui à une attention individualisée et immédiate en cas de difficultés personnelles. Nous avons la chance d’être soutenus par des professionnels qui prennent le relais de l’encadrement auprès du militaire, auprès de sa famille.

Enfin, nous développons systématiquement des activités de cohésion qui permettent d’entretenir l’esprit de groupe et qui associent autant que possible les familles, au travers de clubs sportifs et de loisirs qui sont intégrés aux bases militaires. Des actions sont aussi mises en place par le commandement pour améliorer le cadre de vie et le bien-être au quotidien. Toutes ces actions sont à la hauteur des services rendus par le militaire et des sacrifices qu’il a consentis.

Le succès de ce modèle est-il mesurable ou objectivable ? Il est difficile de répondre car nous ne faisons pas de statistiques ethniques. Cependant, je peux affirmer que de tous temps, les armées ont été un creuset de diversité. Je crois que c’est encore plus vrai aujourd’hui. Le brassage des populations est beaucoup plus important que dans les unités de mamelouks de Napoléon ou les unités coloniales de la Première Guerre mondiale. Nous avons des régiments et des unités complètement divers à tous les niveaux. Il suffit d’ailleurs de les visiter pour l’apprécier. La densité de personnel ultramarin est considérable dans nos armées et nous avons également de nombreux personnels originaires des ex-colonies françaises.

Statistiquement, deux tiers des jeunes qui nous rejoignent ont des ascendants ou des proches qui ont été militaires et qui peuvent leur parler de manière concrète de ce métier si particulier. Cela vaut pour toutes les origines.

Une fois que les personnes ont été engagées, notre priorité est de les fidéliser. Là encore, les critères pour fidéliser un personnel sont bien d’apprécier ses compétences et son savoir-être, ainsi que les qualités qu’il a pu développer indépendamment de ses origines.

La politique de soutien social et familial dans la durée contribue aussi à cette cohésion et à cette fidélisation qui ont traversé des générations de militaires. Nous soutenons nos militaires mais également un million de familles et de ressortissants.

Nous disposons de chaînes indépendantes pour la remontée des incidents. Nous avons une cellule qui lutte contre le harcèlement, la discrimination et les violences sexuelles, en service depuis 2013. Sa mission sera élargie à toutes les formes de discrimination, dont le racisme, à partir du 1er janvier 2021.

Nous avons aussi un haut fonctionnaire à l’égalité des droits, directeur de projet pour les sujets de mixité : le contre-amiral Anne de Mazieux anime la chaîne des référents égalité mixité qui sont répartis dans toutes les armées, directions et services depuis début 2020.

Enfin, de manière plus ancienne, nous avons des dispositifs de référents d’alerte et des chaînes de médiateurs animés par les inspecteurs généraux des armées, directement rattachés à la ministre. Ils peuvent être saisis en toute indépendance par un militaire qui voudrait rapporter des faits, des actes, des informations dont il aurait personnellement eu connaissance ou dont il aurait été victime.

Nous avons une chaîne de concertation extrêmement développée. Elle représente des personnels qui sont présidents de catégories parmi les militaires, sous-officiers et officiers, et qui remontent directement des informations au chef d’état-major et au Conseil supérieur de la fonction militaire, organisme principal de concertation responsable devant la ministre.

Nous avons enfin une commission des recours miliaires qui vise à traiter tous les actes administratifs en précontentieux et au travers de laquelle nous avons énormément de remontées d’informations sur des dossiers qui pourraient faire préjudice en matière d’actes administratifs, mais aussi lorsque des cas de racisme sont invoqués.

Si ce tableau peut paraître lénifiant, je tiens à préciser que nous avons des axes de progrès.

Le principal axe de progrès que nous avons, c’est l’augmentation de la diversité dans les postes de responsabilité. Tous les corps de l’État sont soumis à cette difficulté. Force est de constater que la diversité ethnique, globalement bien présente, est moins forte dans les postes de haut encadrement – contrairement, d’ailleurs, à la diversité sociale. Ceci nous interroge. Est-ce lié au problème plus général de la motivation des jeunes étudiants pour adhérer à la défense de notre modèle commun de société ? Je n’ai pas de réponse.

La ministre a donc fixé un cap dans un mandat diversité qui a été émis le 12 octobre 2020. Ce mandat comporte trois leviers.

Tout d’abord, nous essaierons de repérer davantage de talents dans les établissements scolaires et universitaires. Il s’agit d’avoir une action beaucoup plus concertée au travers des « journées de défense citoyenneté », des classes « défense et sécurité globales », pour inciter les talents à rejoindre nos rangs. Il s’agit également d’augmenter encore la part des effectifs de classes préparatoires aux études supérieures dans nos lycées militaires de la défense.

Ensuite, nous devons travailler encore plus sur la promotion interne au sein des armées. Nous devons améliorer les passerelles entre les différents corps, le brassage des carrières entre les grandes écoles, les officiers du rang, les officiers sous contrat, ceux qui ont des origines beaucoup plus diverses.

Nous avons également développé en interne le bagage académique qui permet de faire monter en compétence des jeunes dans le domaine technique. Nos armées sont de plus en plus complexes d’un point de vue technologique et souvent, la capacité à franchir des marches en connaissances techniques et scientifiques pour exercer des responsabilités constitue l’un des plus grands obstacles.

Nous devons aussi être vigilants sur les signaux faibles qui pourraient résulter des fractures accrues que nous constatons dans notre société. Pour ce faire, nous comptons beaucoup sur les référents lanceurs d’alerte, la cellule que j’ai évoquée, ainsi que sur les référents mixité en place depuis 2020 au sein des unités.

Le troisième levier d’action vise à valoriser les actions et les valeurs intégratrices des armées. Le ministère ambitionne ainsi une labellisation AFNOR dans le domaine de la diversité en 2021. Nous avons obtenu une labellisation « égalité » l’année dernière et nous souhaitons maintenant une labellisation « diversité ». Nous visons notamment le périmètre des écoles de formation des sous-officiers et des officiers. Nous avons la conviction que nous pouvons obtenir cette labellisation.

M. le président Robin Reda. Merci pour votre présentation. Je retiendrai que l’armée offre la perspective d’un projet collectif pour résoudre la question du racisme et des préjugés.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez dressé un tableau assez complet de tout ce que vous mettez en œuvre. Vous avez parlé d’un accompagnement indifférencié mais respectueux de la culture de chacun. Pouvez-vous nous donner quelques précisions ?

Par ailleurs, l’ascenseur social ne permettrait-il pas d’assurer une meilleure diversité au sommet des armées ?

Enfin, avez-vous une idée de l’impact du service militaire en termes d’intégration et de cohésion ?

M. le vice-amiral d’escadre Philippe Hello. Nous devons à la fois accompagner le militaire dans son environnement professionnel mais aussi prendre en compte son environnement privé parce que celui-ci a un impact très fort sur sa sérénité dans l’action mais aussi sur sa capacité à rester dans l’institution. Très souvent, c’est la famille qui va peser sur cette capacité à s’intégrer et à être heureux dans l’institution sur un temps long. Toutefois, nous devons toujours veiller à faire en sorte que notre accompagnement, quasiment paternaliste dans les unités, préserve l’intimité de chacun de nos personnels dans leur vie privée. Le paradoxe de notre milieu militaire est que la dimension collective y est très forte mais que nous sommes en même temps très jaloux de notre vie en dehors de l’institution. Il y a une certaine forme de pudeur et de discrétion, et peut-être même d’individualisme, dans la vie sociale.

Comme nous nous intéressons aux familles et à l’environnement extérieur du militaire pour qu’il parvienne à concilier sa vie professionnelle et sa vie privée, nous avons plusieurs dispositifs. Nous avons des aumôniers de tous les cultes pour prendre en compte la dimension spirituelle de chacun. Ils sont aussi capables de remonter des difficultés, un état d’esprit ou une ambiance pendant les opérations. Nous avons aussi des assistants de services sociaux qui peuvent traiter des difficultés ou tensions éventuelles.

Concernant « l’ascenseur social », il s’agit plutôt pour nous d’un « escalier social » escaladé à la sueur du front et des bras. Nous avons une promotion interne qui fonctionne très bien mais l’inconvénient de la promotion interne, c’est qu’elle ne permet pas de rattraper tout le temps passé. Nous devons développer la promotion interne mais en modifiant ses modalités : elle sera moins académique et de plus en plus pratique et concrète.

Quand je parle de déséquilibres suivant les représentations sociales, culturelles et ethniques dans le rang des officiers en particulier, je parle du haut encadrement, c’est-à-dire des officiers généraux. C’est là que nous devons combler notre retard.

L’ascenseur social est déjà consubstantiel au fonctionnement nos armées. Les officiers issus du rang représentent une part très importante de nos armées. Cependant, nous devons encore faire un effort de brassage chez les officiers de carrière, peut-être en faisant une promotion accrue des perspectives de carrière dans nos armées.

À propos du service militaire, je rappellerai qu’il n’a pas été supprimé à cause de dysfonctionnements ou pour des raisons de coûts. Il a été supprimé parce que le modèle de notre armée a changé et basculé vers une armée expéditionnaire et de métier.

Il est vrai que le service militaire ne brassait pas de manière complète la totalité de la société. Il y contribuait néanmoins. Aujourd’hui, les armées seraient incapables de remonter à ce niveau d’encadrement de jeunes conscrits d’une classe d’âge.

M. le président Robin Reda. Je voudrais évoquer le recrutement des agents qui sont affectés aux missions de renseignement. Je suppose que la sensibilité de ce genre de recrutement nécessite un regard sur les origines des personnes, sur la surveillance de leurs liens avec des pays étrangers. Comment les modes de recrutement permettent-ils de se prémunir d’infiltrations ?

M. le vice-amiral d’escadre Philippe Hello. Vous faites allusion aux questions de contrôle de sécurité et d’habilitation, qui ont lieu pour deux raisons : pour des personnes qui seraient amenées à manipuler des données sensibles et pour pénétrer dans des lieux classifiés.

Concernant les civils, nous ne pouvons pas faire de contrôle systématique de sécurité. Nous conduisons donc des contrôles sur leur habilitation à pénétrer dans les locaux. C’est uniquement sur ce critère que nous conduisons des enquêtes.

Pour les militaires en revanche, il y a des habilitations en fonction de leur niveau de responsabilité. Cela suppose donc des enquêtes régulières tout au long de leur carrière et non uniquement au moment du recrutement. Ces contrôles sont assurés par la Direction du renseignement et de sécurité de la défense (DRSD), qui est le principal organe de contre-ingérance et de surveillance sur le territoire pour le ministère des armées. Ils obéissent à des méthodes éprouvées et à des règles strictes. La question des nationalités est effectivement sensible et il peut y avoir des tâches sensibles réservées aux seules personnes de nationalité française.

Il est clair que pour les personnes qui rentrent dans les concours, notamment pour les militaires, il y a toujours une réserve d’habilitation, le temps que les enquêtes de sécurité se fassent. Ce que je dis pour les habilitations de sécurité est également valable pour les aptitudes.

Il est très difficile, au sein d’une unité, d’isoler ce qui est sensible de ce qui ne l’est pas. La règle est donc d’avoir un socle minimum d’habilitations, qui permet de pallier ces risques.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie chaleureusement, Amiral, pour vos interventions et vos réponses. Je vous souhaite bon courage dans les missions qui sont les vôtres et qui sont celles des armées françaises, confrontées en ce moment à des enjeux majeurs pour la sécurité de nos compatriotes.

La séance est levée à 18 heures 50.

 

 


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Compte rendu  45    Audition de M. Patrick Charlier, directeur de l’UNIA (anciennement Centre interfédéral belge pour l’égalité des chances)

(Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 10 heures)

La séance est ouverte à 10 heures.

M. Robin Reda, président. Nous avons l’honneur de recevoir Patrick Charlier, directeur de l’UNIA, également appelé « Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations », institution belge qui lutte en Belgique contre les discriminations et pour l’égalité des chances.

Je rappelle que la présente mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. À l’issue de nos travaux sera présenté un rapport présentant un état des lieux des formes de racisme en France, mais nous nous intéressons aussi à la situation de ces questions dans les autres pays européens et c’est tout le sens des auditions que nous menons ce matin.

Nous espérons que la situation que vous connaissez en Belgique pourra éclairer celle que nous vivons en France et que vous pourrez pointer, par contraste, les forces et les faiblesses de notre système et formuler des recommandations à partir de « ce qui marche » en Belgique.

Je laisse la parole à Mme Abadie pour introduire avec moi cette audition puis nous vous laisserons commencer votre propos liminaire, avant de passer aux questions et réponses.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. En France il reste des progrès à faire sur la poursuite des actes et des propos racistes, notamment au titre de la circonstance aggravante. Je serais curieuse de voir le fonctionnement, en comparaison, de la chaîne pénale belge.

Pendant ces auditions, nous avons beaucoup parlé du travail encore inachevé sur la mémoire. La France et la Belgique ont beaucoup de points communs sur ce sujet. Comment traitez-vous le sujet mémoriel, notamment auprès des jeunes générations issues de la diversité ? En France, ces jeunes générations ont parfois un conflit d’identités ; pour autant, elles ne connaissent pas toujours bien leur culture d’origine et la découvrent par le biais de chaînes Youtube.

Enfin, je suis curieuse de savoir si en Belgique on parle aussi de « racisme d’État » et de racisme institutionnel et comment vous luttez contre ces discriminations, observables dans les statistiques, qui ne sont pas volontaires, au regard de l’énergie déployée par nos États pour lutter contre ces discriminations, mais qui peuvent résulter d’un état donné des institutions.

M. Patrick Charlier, directeur de l’UNIA. Je vous remercie pour votre invitation. En préambule, je voudrais d’abord, depuis la Belgique, vous adresser un message de solidarité et de compassion pour les événements odieux dont la France a été victime récemment, que ce soit à Conflans-Sainte-Honorine, à Nice ou ailleurs.

Notre nom officiel est le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations. En application des directives européennes, chaque État membre de l’Union doit désigner un ou plusieurs organes de promotion de l’égalité chargé de lutter contre les discriminations et de formuler des propositions. Nous sommes en Belgique un des deux organes de promotion de l’égalité, avec l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes compétent pour les discriminations de genre.

L’UNIA n’est pas compétent pour le genre, mais il est compétent pour les cinq autres critères : la race, le handicap, l’âge, l’orientation sexuelle, convictions religieuses. Nous sommes également reconnus comme l’institution nationale des droits humains de statut B par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (il n’y a pas encore d’institution nationale de type A en Belgique).

Notre homologue en France, pour tout ce qui relève des discriminations, est le Défenseur des droits qui intègre l’ancienne Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde). Nous avons d’ailleurs un protocole de collaboration bilatérale avec le Défenseur des droits. Nous sommes également, pour le volet Institutions nationales des droits de l’homme (INDH), l’équivalent de votre Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

En matière de lutte contre le racisme, nous nous sommes dotés récemment d’une commission d’accompagnement qui est composée de manière trilatérale, avec des organisations et des associations de la société civile, des représentants des partenaires sociaux et des universitaires.

Au niveau des domaines, nous travaillons dans le secteur de l’emploi, du logement, de l’enseignement, de la justice, de la police, de la santé et de la culture. Nous avons des protocoles de collaboration formelle avec les principaux syndicats, mais également avec les organisations d’employeurs, pour travailler par exemple à la promotion de l’égalité et à la lutte contre les discriminations dans l’emploi.

Nous travaillons notamment au niveau local, mais aussi au niveau des régions et des communautés. À l’instar du Défenseur des droits, nous avons des bureaux locaux. Des collaborateurs et collaboratrices de l’UNIA sont rémunérés et travaillent dans les régions, que ce soit en Flandre ou en Wallonie. Ils travaillent en permanence de manière décentralisée, en contact direct avec les autorités locales et les acteurs locaux.

La Belgique est un pays institutionnellement complexe. Nous avons trois régions et trois communautés. C’est l’une des raisons pour lesquelles notre nom officiel est le Centre interfédéral pour l’égalité des chances. Le qualificatif « interfédéral » traduit cette réalité, puisqu’au lieu d’avoir une loi fondatrice, nous avons un accord de coopération qui a été adopté par huit assemblées parlementaires différentes. De ce fait, nous sommes la seule institution compétente en Belgique tant pour les matières fédérales que pour les matières communautaires ou régionales.

En Belgique, les matières communautaires sont importantes puisque tout le secteur de l’enseignement et de la culture en fait partie. Les matières régionales comprennent des pans importants des volets économiques et sociaux, dont le logement, les transports (à l’exception des trains SNCB) et une partie de la politique de l’emploi. Nous travaillons aussi au niveau fédéral sur les questions de police et de justice. Au-delà des contacts bilatéraux, nous faisons aussi partie de réseaux internationaux. Le principal est Equinet (European network of equality bodies), le réseau européen des organes de promotion de l’égalité. Il y a aussi ENNHRI (European Network of National Human Rights Institutions), le réseau européen des institutions nationales des droits humains.

Que faisons-nous concrètement ? Nous traitons des signalements et des dossiers. Nous avons reçu en 2019 plus de 8 000 signalements. Nous avons ouvert plus de 2 300 dossiers. Nous ouvrons un dossier à partir du moment où nous sommes compétents et si, au-delà du signalement, il nous est demandé d’agir en justice, de faire de la conciliation ou de la médiation. Il arrive que nous recevions des dizaines ou des centaines de signalements pour un seul dossier. C’est arrivé notamment lorsque nous avons agi contre Sharia4Belgium et son dirigeant Fouad Belkacem, qui a été poursuivi et condamné pour incitation à la haine.

Certains de nos métiers relèvent plus de la prévention et de la promotion. Nous réalisons des campagnes d’information, de sensibilisation et de formation ; nous effectuons un travail de monitoring « mesurer et savoir » ; nous produisons très régulièrement des études et recherches. Nous avons publié des baromètres de la diversité en matière de logement, d’emploi et d’enseignement. Nous nous attachons maintenant au secteur de la justice. Nous avons aussi fait une étude sur la sélectivité policière et le profilage ethnique ; sur les discours politiques qui étaient dans la « zone grise ». Nous publierons prochainement une étude sur le classement sans suite et le sous-rapportage, avec un travail au niveau des parquets. Enfin, nous formulons régulièrement des avis et recommandations, d’initiative ou à la demande. Nous sommes régulièrement auditionnés par les différentes assemblées en Belgique.

Le concept de racisme est polysémique et il est nécessaire de clarifier de quoi nous parlons pour éviter les malentendus.

Le racisme peut être une vision historique. Nous pouvons remonter pratiquement à la controverse de Valladolid où l’on se demandait si les Indiens avaient une âme. Il y a aussi tout le racisme scientifique qui a été développé au XIXe et au XXe siècle. À titre d’illustration, voici une photographie de l’atlas Les Retrouvés, avec lequel j’ai joué et que j’ai lu étant enfant. Cet atlas a été édité en 1963 sous l’égide de l’UNESCO et de toutes les autorités scientifiques que nous pouvons imaginer. Or nous pouvons lire dans cet atlas : « La notion de race humaine correspond à une réalité biologique. Elle est complètement distincte de celle de peuple, de nation, de tribu ou de civilisation. Une race est un ensemble d’individus qui sont issus de mêmes ancêtres et qui possèdent donc des liaisons génétiques, une communauté de caractères anatomiques, physiologiques et pathologiques. » Les photographies présentent trois groupes raciaux : les Blancs, les Jaunes et les Noirs. Je ne lirai pas ce qui est écrit à propos des Noirs, mais c’est assez humiliant. Surtout, il y a un petit groupe des races primitives, formées par des « types humains aux caractéristiques anatomiques archaïques en voie d’extinction ». Il s’agit de « vestiges d’un groupe humain autrefois important dans toute l’Océanie et dont l’aspect fruste fait penser parfois aux zones fossiles de l’homme de Néandertal. » Cette réalité de l’histoire du racisme scientifique et biologique est restée bien au-delà du XIXe siècle, contrairement à ce que l’on pense.

Le racisme peut aussi avoir un sens sociologique ou psychologique. Toutes les études de psychologie sociale démontrent que nous avons tous, vous et moi, des stéréotypes. Cela fait partie de la nature humaine. Il est même nécessaire pour notre survie d’avoir des stéréotypes et de ne pas devoir à chaque fois comprendre les choses. Les stéréotypes peuvent porter sur différents groupes de personnes (les Noirs, les femmes, les musulmans, les juifs) ; ces stéréotypes sont naturels, nous ne devons pas en avoir honte. La difficulté est que du stéréotype nous pouvons passer au préjugé. Je renvoie aux travaux de Pierre Tevanian qui démontre la mécanique raciste. Nous affectons une caractéristique négative ou positive d’ailleurs, à un groupe donné en fonction de la nationalité, de l’originalité, de la couleur de la peau, etc. Il peut en résulter des comportements discriminatoires ou des actes et des discours de haine.

De manière plus collective, des travaux sociologiques démontrent comment la discrimination raciale a tendance à se perpétuer dans les pans de la société, avec une dimension plus collective. De nombreux travaux démontrent cette réalité d’une discrimination raciale systémique, que certains appellent le « racisme d’État ». Je n’utilise pas ce terme-là.

Il y a aussi le racisme au sens des conventions et des engagements internationaux : la Convention visant à l’élimination de la discrimination raciale, les travaux issus de la Conférence mondiale contre le racisme de Durban, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les questions de racisme, le groupe d’experts sur les personnes afrodescendantes, les travaux de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) abordent aussi ces questions avec leurs propres critères.

Le racisme a aussi un sens courant. Vous avez certainement déjà entendu parler de « racisme anti-jeunes », de « racisme anti-vieux », de racisme contre les homosexuels. Au sens propre du terme, parler de racisme anti-jeunes ou de racisme anti-vieux n’a aucun sens. Quand nous parlons de lutte contre le racisme, certains voudront étendre la notion à d’autres types de discriminations et noyer les questions de racisme dans d’autres enjeux.

Il existe aussi le racisme au sens militant. Nous entendons parler du « racisme d’État » par des groupes, des associations et des organisations qui mettent en avant le fait que le racisme est d’abord une réalité vécue par les personnes qui sont victimes de racisme – les personnes « racisées » – et que ces personnes sont les premières légitimes pour parler du racisme. On dénie aux personnes qui ne sont pas victimes de discours de haine ou de profilage policier la légitimité d’en parler. Cela se traduit par les références au passé esclavagiste et au passé colonial, mais aussi aux rapports de domination qui peuvent exister entre la majorité et les minorités ou les groupes qui sont minorisés.

Je me propose aujourd’hui d’adopter la définition juridique du racisme, même si je n’exclus pas les autres questions.

En Belgique, la loi du 30 juillet 1981 visant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie est la première législation belge qui vise à lutter contre le racisme et la xénophobie. Initialement, cette loi était exclusivement pénale. Elle s’inspire directement de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD). Une partie du texte de l’époque – ce n’est plus le cas aujourd’hui – était un simple copié-collé de certains articles de la CERD. Je souligne que dès le départ, mais encore aujourd’hui, il est question de certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie.

Je me permets d’insister sur ce point, car trop souvent nous avons l’impression que la réponse législative ou judiciaire constitue la principale réponse au racisme ; je ne le crois pas. Le législateur belge a eu cette modestie ou cette lucidité de penser que d’autres types d’actions sont nécessaires et que la loi ne peut pas tout pour lutter contre le racisme et la xénophobie. La directive européenne 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, appelée « directive Race », glisse du racisme à la discrimination raciale. Or la discrimination raciale a une dimension qui sort du champ pénal. La décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal réintroduit la question de la pénalisation des manifestations de racisme et de xénophobie.

Aujourd’hui, la législation belge interdit certains comportements fondés sur des critères raciaux : l’origine nationale ou ethnique, l’ascendance, la couleur de la peau, la « prétendue race » – la loi belge a inséré en 2003 le qualificatif symbolique « prétendu » pour ne pas justifier le concept de race –, la nationalité.

Le premier type de comportement interdit est la discrimination raciale : refuser une famille africaine dans un logement parce qu’elle est noire, refuser l’accès à certains services à un juif parce qu’il est juif, etc. En ce qui concerne la discrimination raciale, on ne recherche pas l’intention de discriminer. Nous nous attachons au fait de savoir si une situation est discriminatoire, qu’elle soit intentionnelle ou non, qu’elle soit directe ou indirecte. La dimension directe ou indirecte ne se confond pas avec le caractère intentionnel ou non : on peut organiser intentionnellement une discrimination raciale indirecte. Pour sanctionner la discrimination raciale, nous nous attachons au fait discriminatoire, indépendamment de l’intention du responsable.

Il existe toujours une espèce de condamnation morale associée au racisme : « C’est un méchant raciste ». Or il faut rappeler qu’on peut commettre une discrimination raciale de manière non intentionnelle, sans être raciste. Je ne parle pas de racisme d’État, mais plutôt de discrimination raciale structurelle et systémique parce que je ne crois pas qu’il y ait une intention volontaire d’un groupe au pouvoir de perpétuer ces discriminations raciales. Je ne crois pas à un complot caché visant à perpétuer les inégalités Ces choses sont de l’ordre, en partie, de l’inconscient. Elles deviennent conscientes si elles sont mises en avant et si rien n’est fait.

Deuxième comportement : les discours de haine à caractère racial, y compris le négationnisme. Pour le discours de haine et l’incitation à la haine, il existe une différence importante entre les législations belge et française. En France, il y a l’infraction de « provocation à la haine raciale » vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe. C’est un dol simple. En Belgique, pour être condamné pour incitation à la haine raciale, il faut démontrer un dol spécial, c’est-à-dire que la personne tient des propos et que par ses propos elle veut pousser un tiers à commettre un acte de haine, de violence et de discrimination. Le seuil pour être condamné à l’incitation à la haine est donc plus élevé en Belgique qu’en France. En d’autres termes, certains propos seraient condamnés en France mais pas en Belgique.

Personnellement, j’ai toujours défendu l’idée de ce seuil élevé, parce que la liberté d’expression reste le principe à défendre. Nous répondons d’abord aux mots par les mots. Tant que nous ne pouvons pas démontrer que quelqu’un veut pousser un tiers à commettre un acte de racisme, de haine ou de violence, nous restons dans le domaine de la liberté d’expression. Conséquence de ce seuil exigeant en Belgique : quand quelqu’un est condamné, il est complètement discrédité et ne sera plus invité sur les plateaux de télévision – par exemple, quand un des membres du Vlaams Belang, parti classé à l’extrême droite est condamné ou même simplement poursuivi, il est immédiatement exclu. À l’inverse, en France, les personnes condamnées pour provocation à la haine raciale continuent à être actives, à être invitées sur les plateaux de télévision et à suivre un parcours politique. La stigmatisation liée à la provocation à la haine raciale me paraît être moins forte en France qu’en Belgique, précisément parce que le seuil de condamnation y est plus faible.

Troisième comportement : les actes de haine à caractère raciste. C’est ce que vous appelez les circonstances aggravantes. Effectivement, depuis 2003 il existe dans le code pénal une circonstance aggravante, liée à l’intention ou au mobile. Si un acte est commis avec une intention raciste, la peine peut être doublée. Se pose toujours la question de la preuve, mais il existe un certain nombre de jurisprudences. Cette circonstance aggravante n’est pas générale dans le code pénal. Elle est attachée à certaines infractions. Pour certaines infractions, il n’existe pas de circonstances aggravantes. C’est le cas par exemple des traitements inhumains et dégradants et de la torture pour lesquels le législateur n’a pas prévu de circonstances aggravantes. Nous formulons donc une demande pour revoir le Code pénal et pour étendre la possibilité de circonstances aggravantes à d’autres infractions.

Il est important de dire, en comparaison entre la Belgique et la France, que, contrairement au Défenseur des droits, l’UNIA est compétent pour traiter des discours de haine et des actes de haine. Le volet pénal entre explicitement dans notre mandat. Nous pouvons agir en justice auprès des victimes, ou d’initiative lorsqu’il n’y a pas de victime, pour faire condamner des personnes responsables de discours ou d’actes de haine à caractère raciste. C’est une grande différence : le Défenseur des droits ne peut pas agir directement et le fait de manière indirecte. Il existe différentes déclinaisons du racisme. À nos yeux et dans la loi belge, l’antisémitisme est une forme de racisme. C’est le critère de l’ascendance, qui existe depuis 1981. Que ce soit dans les travaux préparatoires ou dans la jurisprudence, tout ce qui relève de l’antisémitisme est lié au racisme et non pas aux convictions religieuses et philosophiques, qui constituent un autre critère. Quand certains actes s’en prennent directement à une synagogue ou un rabbin, ce qui est rare, on ne parle pas d’antisémitisme mais de judéophobie. L’antisémitisme est une réalité aujourd’hui en Belgique, avec beaucoup de discours de haine et d’actes de haine contre les juifs, mais en revanche très peu de discriminations.

Il existe aussi une « afrophobie », spécifique, à l’encontre des afrodescendants, en fonction de leur couleur de peau. De même, les Roms et les gens du voyage font l’objet de stéréotypes et de discriminations qui leur sont spécifiques.

Cette liste des déclinaisons du racisme est importante, car elles se traduisent par des comportements qui ne sont pas les mêmes.

Nous donnons du terme « islamophobie » une définition restrictive. Nous parlons d’islamophobie quand nous pouvons démontrer que dans un acte, un discours ou une discrimination il y a un mépris ou une hostilité à l’égard des musulmans. Par exemple, nous ne qualifions les discriminations dont les musulmans peuvent être victimes « d’islamophobes » que si elles relèvent d’une hostilité à l’égard des musulmans.

La xénophobie vise tous les actes contre les étrangers, les migrants et les demandeurs d’asile. Par exemple, il y a un an, un futur centre d’asile a été incendié. Cet incendie criminel relève de la xénophobie.

« L’asiaphobie » est une question sur laquelle nous nous sommes aussi interrogés. Nous constatons, par rapport à ce qui se passe aux Pays-Bas et en France, qu’il ne s’agit pas d’un phénomène majeur en Belgique. Mon interprétation est que l’histoire de la Belgique n’est pas marquée par la colonisation de pays asiatiques, contrairement à la France et aux Pays-Bas. Les représentations stéréotypées sont beaucoup moins ancrées dans notre société que dans les pays qui possèdent ce passé colonial. C’est intéressant, car cela montre que les questions de mémoire sont très liées à l’histoire nationale. Nous avons eu quelques cas d’asiaphobie lors de l’émergence de la covid-19. Comme le virus venait de Chine, des personnes d’origine asiatique ont été stigmatisées. C’était relativement nouveau.

Je suis prudent sur la question du « racisme anti-Blanc ». Juridiquement, la définition des critères de discrimination est neutre. Il est tout à fait possible qu’une personne blanche soit victime d’un acte de haine ou d’une discrimination à raison de sa couleur de sa peau. Nous avons été très critiqués par certaines organisations antiracistes quand nous avons soutenu en justice un policier blanc victime d’un comportement que nous estimons être raciste de la part d’une personne qui avait été arrêtée. La justice a alors reconnu le caractère raciste du comportement. De même, Faoud Belkacem a été condamné pour avoir tenu des propos d’incitation à la haine à l’égard des non-musulmans. D’un autre côté, il n’existe pas de discrimination raciale structurelle et systématique vis-à-vis des Blancs. La probabilité d’être victime d’un comportement ou d’un acte raciste est beaucoup moins importante si on est issu du groupe majoritaire. Enfin, je n’aime pas utiliser l’expression de racisme anti-blanc parce qu’il est instrumentalisé par des groupes qui cherchent à nuire au combat contre le racisme.

Quels sont les enjeux contemporains du racisme et des discriminations raciales ? Pour moi, le premier enjeu est celui de la dimension individuelle versus la dimension structurelle. Personne ne conteste qu’il puisse y avoir des situations de discrimination individuelle (par exemple, une personne se voit refuser un logement ou un emploi en raison de son origine). En revanche, la reconnaissance de discriminations structurelles et systémiques ne va pas de soi. Nous publions des études et des recherches qui démontrent qu’il existe des inégalités systémiques et récurrentes qui ne sont pas explicables autrement que par des discriminations. C’est ce que certains traduisent par la notion de « racisme d’État ».

J’en viens au monitoring socio-économique que nous menons, sur la base statistiques ethniques. Cette analyse croise les données de deux bases de données – anonymisées – sur l’ensemble de la population de 18 à 60 ans, avec l’autorisation de l’Autorité de protection des données. Nous utilisons d’une part le Registre national qui donne des informations sur la nationalité des personnes, celle de leurs parents et grands-parents ainsi que sur la nationalité à la naissance pour ces trois générations. Nous avons ainsi une des informations sur la deuxième et la troisième génération. Nous disposons de quatorze catégories différentes qui se répartissent entre les Belges d’origine belge (c’est-à-dire dont les deux parents sont nés belges) et les Belges d’origine étrangère. Nous opérons aussi des distinctions en fonction de la région d’origine. D’autre part, nous utilisons les données de la Banque Carrefour de la Sécurité sociale pour connaître la situation de ces personnes par rapport à l’emploi : situation, statut, salaire. En croisant les deux bases de données, nous obtenons une photographie de la position de la personne sur le marché de l’emploi en fonction de son origine.

Depuis 2008, d’année en année, les inégalités se perpétuent : plus on est étranger, moins on occupe une position favorable sur le marché de l’emploi. Notre marché de l’emploi a tendance à perpétuer ces inégalités. C’est l’illustration des discriminations structurelles. À ce rythme, nous parviendrons à une situation d’égalité dans soixante ou quatre-vingts ans.

Le deuxième enjeu est celui de l’intersectionnalité. Des personnes peuvent être discriminées non pas sur la base d’un seul critère mais sur la base d’une combinaison de critères (par exemple les femmes noires, maghrébines, etc.). Actuellement, d’un point de vue juridique, nous sommes obligés de travailler sur un seul critère, comme le sexe ou la race. La combinaison des critères n’est pas encore reconnue comme elle devrait l’être sur le plan juridique. Cet enjeu est certes important, mais la lutte contre les discriminations raciales ne se réduit pas à ces questions d’intersectionnalité.

Le troisième enjeu consiste à dépasser la polarisation entre universalisme et communautarisme. Trop souvent, on oppose les deux. L’enjeu est de mettre du « et » et non pas du « ou ». Il ne faut pas l’universalisme « ou » le communautarisme ; il faut les deux. Ce n’est pas toujours facile. La difficulté c’est que les différentes associations, par exemple les associations d’afrodescendants ou les associations juives, ont tendance à mettre en avant les seules discriminations subies par leur propre communauté en oubliant parfois les autres dimensions de la discrimination.

Le quatrième enjeu est qu’il ne doit pas exister de sujet tabou. Il faut parler du fondamentalisme, du racisme anti-blanc, de l’échec de l’intégration, de la question de l’assimilation ou de l’inclusion.

Internet et les réseaux sociaux représentent également un enjeu. La France et l’Allemagne ont adopté des législations extrêmement ambitieuses, dont nous mesurons les effets. Un des enjeux est de savoir si on confie à des entreprises privées le contrôle de la liberté d’expression et si on leur demande de procéder à de la censure. Je pense que c’est le rôle de l’État de réguler ces questions et de ne pas abandonner la régulation à ces acteurs privés.

Dernier enjeu : la question des algorithmes, de leurs opportunités et de leurs menaces. Les acteurs français sont très au fait de ces sujets. J’ai participé à un débat extrêmement intéressant avec le Défenseur des droits et avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).

Voici à présent des éléments chiffrés. En 2019, sur 2 300 dossiers que nous avons ouverts, 951 concernent les critères raciaux. C’est beaucoup, mais je rappelle que nous ne sommes pas compétents pour les discriminations à raison du genre. Les secteurs où nous intervenons le plus souvent sont ceux des biens et des services (logement, accès aux discothèques), des médias (réseaux sociaux) et de l’emploi. Ces trois secteurs sont très proches pour ce qui concerne le racisme alors que pour le handicap nous intervenons surtout sur l’enseignement et sur la mobilité. 70 % des dossiers que nous ouvrons sur l’âge portent sur l’emploi.

M. le président Robin Reda. Merci pour cette présentation, qui a le mérite de faire la synthèse d’un certain nombre d’enjeux qui dépassent de loin votre cadre national et qui nous permettent de structurer notre pensée.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. La présentation est très complète. J’ai beaucoup apprécié votre attention aux concepts. À propos des discriminations structurelles, il n’existe pas vraiment de coupable, sauf à rester passifs face au constat des quartiers et des logements sociaux. Existe-t-il un autre terme que celui de « discrimination » ? J’aimerais trouver un terme qui ne présente pas les personnes comme des victimes, mais comme des acteurs capables de défendre leurs intérêts. Il est difficile d’inclure si nous partageons la population entre coupables et victimes, mais il n’en faut pas moins lutter contre ces discriminations dont la société dans sa globalité se rend coupable.

Juridiquement, il existe des différences sensibles entre France et Belgique sur l’action collective et sur l’action en justice. Votre organisation possède des salariés. Au niveau local, nous avons des militants et nous n’avons pas toujours une action permanente et investie comme un salarié peut l’effectuer.

Mme Michèle Victory. Je suis sensible également à la différence que vous faites entre les termes et au à votre refus de l’expression de « racisme d’État ». Je m’intéresse à votre idée de s’attaquer aux actes indépendamment de l’intention. Cette idée est-elle partagée par l’ensemble de la société ?

M. Patrick Charlier. Il n’existe pas de substitut au terme de discrimination. Il existe une vraie difficulté pour faire comprendre et accepter de la part des différents acteurs (victimes, auteurs, monde judiciaire, monde médiatique, monde politique) que la discrimination est un fait interdit par la loi mais qu’on ne doit pas nécessairement y adjoindre une condamnation morale, surtout quand la discrimination n’est pas intentionnelle ou malveillante.

En tant qu’organisation généraliste de lutte contre les discriminations, nous constatons que la question de l’intention et de la condamnation morale est moins prégnante quand il s’agit des discriminations liées au handicap. Il est fréquent d’entendre : « Cette personne est discriminée, mais je n’ai pas pour autant commis une faute. » C’est le cas aussi pour l’âge et l’orientation sexuelle. Il faut donc débarrasser la notion de discrimination de sa charge morale ; toute discrimination raciale n’est pas forcément stigmatisante pour son auteur. Je plaide couramment pour faire comprendre cette réalité, et cela nous permet parfois de trouver des solutions extrajudiciaires.

Par exemple, dans les offres d’emploi pour lesquelles on demande que la langue maternelle soit le français, nous voyons une discrimination sur la base de l’origine. Une personne qui a une maîtrise parfaite du français, mais dont le français n’est pas la langue maternelle, ne peut pas se porter candidate. C’est un point sur lequel nous pouvons négocier et c’est un cas de discrimination sans dimension morale.

J’ai eu l’occasion de participer à la réunion des délégués du Défenseur des droits. J’ai été impressionné par ce réseau (plusieurs centaines de personnes), mais leur rôle est essentiellement de traiter des signalements individuels. Le Défenseur des droits a hérité du réseau des médiateurs de la République. Nous voyons nos délégués régionaux comme des ambassadeurs sur l’ensemble de nos métiers. Ils sont proches des citoyens, mais aussi des autorités locales. Ils effectuent des actions de promotion, de sensibilisation, de prévention et ils travaillent sur des réseaux locaux. Nos services locaux représentent de l’ordre de treize équivalents temps plein pour l’ensemble du territoire.

J’ai expliqué que je n’utilisais pas le terme de racisme d’État. Je suis également réticent à l’utilisation du terme de « racisé ». Cela étant, je reconnais toute la légitimité et l’intérêt d’une société civile militante et engagée. Elle joue son rôle d’aiguillon. Il est important que ces organes militants puissent aussi reconnaître la raison d’être d’organes de promotion de l’égalité, comme l’UNIA. Nous avons chacun un rôle à jouer. L’existence de ces organisations nous fait voir les choses sous un autre angle, ce qui a une influence sur notre manière d’agir ou de communiquer.

La séance est levée à 11 heures 15.

 


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Compte rendu  46    Audition de M. Henri Nickels, coordinateur des programmes, coopération institutionnelle et réseaux de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne

(Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures 05.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Nos auditions de la matinée portent sur les enjeux européens et se substituent à un déplacement à Bruxelles. Nous avons l’honneur d’auditionner M. Henri Nickels, coordinateur des programmes, coopération institutionnelle et réseaux de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Le Parlement européen a adopté le 19 juin 2020 une résolution sur les manifestations contre le racisme et la Commission européenne a présenté sa stratégie pour la lutte contre le racisme 2020-2025. Nous sommes très intéressés par les comparaisons avec nos voisins sur différentes questions, parmi lesquelles les enjeux de mémoire et la manière dont les pays transmettent aux générations futures le passé, avec ses lumières et ses zones d’ombre.

Comme l’Agence des droits fondamentaux est par essence mobilisée sur la protection des droits et sur la lutte contre toutes les formes de racismes, nous sommes particulièrement preneurs de votre analyse sur l’évolution de ces différentes formes de racisme et sur la manière dont la France et l’Union européenne peuvent articuler leurs efforts pour lutter contre ce fléau.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous vous remercions d’avoir accepté cette invitation. Nous avons, depuis plusieurs mois, auditionné des universitaires, des associations et des institutions. Nous sommes curieux de voir comment nos travaux peuvent s’articuler avec ceux de la Commission européenne. Il existe des points de dissonance.

Jusqu’ici, nous n’avons pas été convaincus au sujet des statistiques ethniques. Au contraire, on nous a affirmé que la France disposait de suffisamment de données, notamment parce que les chercheurs obtiennent des dérogations et peuvent mener des études sur la trajectoire des personnes en fonction de leur ascendance et nationalité. J’entends qu’il est certainement nécessaire d’uniformiser cette connaissance au niveau européen pour mieux piloter ces politiques publiques.

Il existe un sujet important sur le numérique. La France n’a pas réussi à faire passer sa législation relative à la haine en ligne qui a été censurée par le Conseil constitutionnel. Le cadre européen constitue désormais une piste pour donner un statut aux réseaux sociaux et permettre d’y faire régner les mêmes droits qu’ailleurs en matière de liberté d’expression.

M. Henri Nickels, coordinateur des programmes, coopération institutionnelle et réseaux de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne. Merci beaucoup. Merci d’avoir invité l’Agence à participer à ces auditions. Je voudrais préciser que je ne représente pas les positions de l’Union européenne, mais celles de l’Agence des droits fondamentaux.

Je ne veux pas vous bombarder de statistiques de tel pays par rapport à tel autre pays. Ce n’est pas nécessairement utile. Je voudrais d’abord dire qu’il existe différentes formes de racisme. Nous menons des enquêtes de grande envergure dans lesquelles nous interrogeons directement les personnes sur le terrain, dans les différents États membres. Nos ressources étant limitées, nous analysons la situation de deux ou trois groupes par pays. Par exemple, en France, pour cette enquête sur la discrimination et les expériences de victimation, nous avons interrogé des personnes d’ascendance africaine et nord-africaine. Le choix est effectué en consultant des experts sur le terrain. Tous les groupes avec lesquels nous avons parlé sont représentatifs de la population au niveau national. Nous avons également interrogé des personnes d’origine turque, asiatique, rom et des personnes de la minorité ethnique russe dans les pays baltiques. Toutes rapportent avoir fait l’expérience de discriminations, fondées sur leur origine ethnique ou leur statut de migrant, que ce soit dans l’emploi, le logement, les services de santé ou l’éducation. C’est un problème réel, qui persiste car les résultats de l’enquête de 2018 confirment ceux de l’enquête menée six ans auparavant.

Le racisme et les discriminations ethniques sont figés dans nos sociétés. Les personnes vivent cette expérience au quotidien. Nous avons rendu un rapport spécifique sur les personnes d’ascendance africaine. Leurs conditions de logement sont souvent plus précaires que pour la population générale. Ces personnes sont surqualifiées par rapport aux emplois qu’elles occupent. Nos chiffres montrent que la discrimination structurelle existe dans tous les pays de l’Union européenne.

Cette enquête se penche également sur les expériences de profilage ethnique. Une grande partie des personnes qui ont été contrôlées par la police a fait l’expérience d’un contrôle basé, selon elles, sur l’origine ethnique. C’était le seul critère qui était pris en compte pour les interroger. Or le profilage ethnique est illégal. Le profilage est permis s’il se base sur différents éléments, mais il n’est pas permis que la police prenne en considération un seul élément comme la couleur de peau. Il est intéressant de constater que plus les personnes font l’expérience de ce profilage ethnique moins elles ont confiance dans l’État et plus leur sentiment d’appartenance au pays se délite, même si ces personnes sont nées dans le pays, se trouvent dans le pays depuis plusieurs générations et ont la citoyenneté du pays. Dans les cas extrêmes, les personnes qui font l’expérience du profilage ethnique, des discriminations et du racisme sont plus enclines à la violence et sont plus vulnérables à une certaine radicalisation. Cette attitude s’observe chez les personnes qui s’identifient comme musulmanes.

Une autre enquête concerne les personnes roms et les gens du voyage. Leurs conditions de vie sont souvent beaucoup plus basses que la moyenne, s’agissant de la scolarisation, de l’accès à l’éducation, de l’alphabétisation, de l’accès aux services de base (tels que l’eau courante), de l’accès au logement (souvent dans des conditions exécrables). Elles font face à davantage de contrôles de police. Nous l’observons dans tous les pays. Nous préparons une nouvelle enquête pour 2020, mais avec l’épidémie de covid-19, il nous sera difficile de nous rendre chez les personnes pour leur parler. Il est compliqué de récolter les données dont nous avons besoin pour effectuer un compte rendu des expériences de discrimination.

Une troisième enquête de grande envergure concerne les expériences de l’antisémitisme. La première enquête a été réalisée en 2012 et la seconde en 2018. L’enquête montre que l’antisémitisme est un problème que les personnes juives expérimentent au quotidien dans toute l’Union européenne, que ce soit dans la rue, dans les réseaux sociaux ou dans leurs contacts avec les gens. Il existe un grand problème de sécurité pour les personnes juives.

Il existe de vrais problèmes de racisme, de xénophobie et de discrimination dans toute l’Union européenne. Que pouvons-nous faire ? Notre agence travaille de manière étroite avec la Commission européenne et les États membres. Ainsi, au sujet des crimes de haine, nous avons développé avec les États membres des principes pour améliorer les signalements et la collecte des données et pour encourager les personnes à déposer plainte. Nos enquêtes montrent systématiquement que les personnes manquent de confiance dans le système et ne portent pas plainte pour des expériences de racisme et de discrimination. Elles disent qu’elles vivent sans cesse ces discriminations, ce qui évoque une certaine normalisation de ces expériences. Nous ne pouvons pas tolérer une telle situation. Nous menons un travail avec la Commission européenne, les États membres et d’autres instances internationales pour savoir comment encourager les victimes à porter plainte.

Je terminerai avec les statistiques ethniques. L’Agence n’a pas à juger de la situation en France. La France possède ses propres traditions constitutionnelles. Nous travaillons sur les données relatives à l’égalité avec la Commission et certains États membres, dont la France ne fait pas partie, et avons identifié des lignes directrices pour améliorer la récolte et l’utilisation des données sur l’égalité. Cela désigne toutes les données statistiques qui pourraient donner des informations sur les inégalités de traitement et les expériences de discrimination. Nous travaillons aussi sur la façon de renforcer les organismes pour la promotion de l’égalité, qui remplissent une mission très importante pour permettre aux personnes d’accéder à la justice et d’avoir un droit de recours.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup pour ce propos liminaire et synthétique qui a permis d’aborder différentes facettes du sujet. J’ai deux questions assez précises.

J’ai lu avec attention votre rapport Être noir dans l’Union européenne publié en 2018. L’Agence y donne un avis, qui rejoint le constat établi dans d’autres formes de racisme, c’est-à-dire la sous-déclaration des actes racistes par les personnes qui en sont victimes. Le sous-signalement de la part des victimes est un fait. Les États doivent lutter contre ce sous-signalement. Je ne vois pas bien les moyens envisagés pour appliquer cette recommandation et pour faire en sorte que des enquêtes soient menées avec de réelles chances de poursuites. J’ai l’impression qu’il faut avoir de véritables veilleurs de la force publique pour signaler systématiquement les contenus ou les attaques. Je vois comment cela peut se passer sur internet, mais moins dans le cas des violences verbales de rue par exemple.

Vous avez évoqué le sujet de l’antisémitisme. Que recouvre l’antisémitisme aujourd’hui ? Je vous pose cette question, car il existe en France un débat de plus en plus vif sur les origines et les formes que revêt l’antisémitisme, notamment de la part de groupes sociaux qui utilisent l’antisémitisme au service de causes, comme la cause islamiste, et qui alimentent des tensions dans certaines parties de notre territoire. Cet élargissement de l’antisémitisme, qui n’est plus traditionnel, à de nouvelles formes est-il une réalité identifiée dans l’Union européenne ?

M. Henri Nickels. Il faut encourager les signalements. Un rapport sera publié en février 2021 sur ce sujet précis. Nous sommes en train de développer avec les États membres des lignes directrices et des principes de base. La décision-cadre du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal précise (en son article 8) que les États ne doivent pas attendre qu’une personne vienne se plaindre pour mener une enquête. Il existe une responsabilité de l’État de faire en sorte que les enquêtes aient lieu, mais aussi de permettre aux personnes d’effectuer ces signalements. Si les personnes n’ont pas confiance dans les services répressifs ou si déposer plainte n’entraîne aucune enquête, elles se tairont.

Il serait possible de permettre des signalements par des tiers. La personne qui fait l’expérience d’un acte raciste n’aurait pas besoin de se rendre elle-même au commissariat. Elle pourrait se référer à une organisation de la société civile qui prendrait en charge le cas. Cela implique des accords de coopération entre les forces de police et la société civile. Les personnes peuvent avoir davantage confiance en une organisation de la société civile et cela leur permettrait d’agir de façon anonyme, car certains craignent les représailles. Les personnes en situation irrégulière préfèrent ne pas mettre leur nom en avant et craignent d’être expulsées du pays si elles se rendent à la police. Il appartiendrait aux forces de l’ordre de vérifier le signalement et la qualification des faits.

Quand les personnes se présentent au commissariat pour porter plainte, il faudrait que la personne qui reçoit la plainte soit sensibilisée aux droits des victimes. Le cas d’une personne qui s’est fait voler son sac à main et celui d’une personne qui se fait insulter et qui se fait frapper à cause de sa couleur de peau sont très différents. Dans le second cas, c’est une attaque à la dignité de la personne. La directive du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité prévoit que, pour certaines victimes vulnérables, dont les victimes de crime de haine, leur cas soit examiné de façon individuelle. Il faudrait sensibiliser les agents des forces de l’ordre sur la façon appropriée de traiter les victimes.

Il faudrait aussi pouvoir effectuer un signalement par internet et ainsi diversifier les moyens d’action (commissariat de police, internet, société civile) pour encourager les personnes à porter plainte.

M. le président Robin Reda. En écoutant la première partie de votre réponse, je me disais qu’il existait un risque de déresponsabilisation des forces de l’ordre, mais vous l’avez complété avec d’autres éléments. Il ne faut pas qu’en déléguant l’accompagnement des victimes ne soit oubliée la formation des agents.

M. Henri Nickels. Ce sont les actions que l’État peut mener pour faire en sorte que les personnes portent plainte, sans pour autant déléguer le sujet. L’État doit travailler avec d’autres entités pour permettre aux personnes de porter plainte en toute confiance et d’obtenir un résultat. Il faut respecter toute la chaîne (la plainte, l’enquête, les poursuites) et faciliter l’accès à la justice.

En ce qui concerne l’antisémitisme et l’élargissement que vous mentionnez, tout comme il existe différentes formes de racisme, il existe différentes formes d’antisémitisme. Ces formes d’antisémitisme cohabitent. Dans les pays de l’Union européenne, nous voyons se dessiner différents groupes d’auteurs des faits. Quand nous interrogeons les personnes victimes de harcèlement antisémite, nous leur demandons qui est l’auteur des faits. Ce sont des questions à choix multiples. Pour les 12 pays dans lesquels nous avons travaillé, dans 31 % des cas l’auteur des faits est identifié comme un islamiste, dans 20 % des cas comme une personne d’extrême droite, dans 15 % des cas comme étant d’extrême gauche et il y a aussi des catholiques extrémistes. Ce sont des moyennes, car les variations sont grandes selon les pays. Il est extrêmement important de prendre en considération ces différentes formes d’antisémitisme et de ne pas se focaliser sur l’une aux dépens des autres. On ne peut pas appliquer les mêmes méthodes pour combattre l’antisémitisme d’extrême droite et celui des islamistes. Si nous essayons d’adopter une approche globale ne prenant pas en compte ces différences, il sera difficile de combattre le phénomène de façon efficace.

Le Conseil de l’Union européenne a produit une déclaration pour combattre l’antisémitisme et assurer la sécurité des communautés juives le 6 décembre 2018. La Commission européenne a créé un groupe de travail sur l’application de cette déclaration du Conseil. Différents aspects ont été étudiés : l’éducation, l’enseignement de la Shoah, la sécurité des communautés juives et les stratégies nationales des États membres. La France est un des rares États dotés d’une stratégie contre l’antisémitisme. Six pays possèdent déjà une stratégie et sept autres sont en train d’en développer une. De la même façon, seuls quinze États membres possèdent une stratégie en matière de lutte contre le racisme, même si tous s’étaient tous engagés à adopter une stratégie après la déclaration de Durban en 2001.

Avec les réseaux sociaux, dans le contexte de pandémie de covid-19, nous avons vu les théories de conspiration antisémite pulluler sur internet. Les personnes disent que la pandémie est de la faute des juifs ou qu’Israël possède déjà un vaccin ou que les juifs bénéficient financièrement de la pandémie. Ce sont de vieux mythes qui sont remis au goût du jour. Avec cette prolifération sur les réseaux sociaux, le problème est que de nombreuses personnes ne possèdent pas les clés pour déchiffrer ces messages et comprendre qu’il s’agit d’un propos antisémite. Elles trouvent une vidéo amusante et l’envoient à leurs amis, de façon à ce que la vidéo devienne virale. À force de voir ces contenus, les personnes sont désensibilisées.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous venez de dire que six pays possèdent une stratégie contre l’antisémitisme et quinze pays une stratégie contre le racisme. Nous avons tenu ce débat à plusieurs reprises : distinguer entre racisme et antisémitisme reviendrait à jouer sur la concurrence mémorielle et sur la concurrence victimaire. Les pays qui ont uniquement une stratégie contre le racisme, mais non contre l’antisémitisme en particulier, parviennent-ils quand même à avoir des résultats sur l’antisémitisme ? Quand on lutte contre le racisme, parvient-on, de façon globale et universelle, à toucher chacune des formes de racisme ? Ou est-il justifié d’avoir des stratégies identifiées pour chaque forme de racisme ?

Vous avez parlé de profilage ethnique, que nous appelons contrôle « au faciès ». Nous avons reçu des universitaires sur ce sujet. La France a des progrès à faire en ce domaine. Quelles sont les stratégies des autres pays et la France est-elle vraiment un mauvais élève ? Des bonnes pratiques ont-elles fait leurs preuves ? La police se justifie par une exigence d’efficacité, mais celui qui subit plusieurs contrôles par jour a le sentiment d’être discriminé par cette pratique.

Nous avons réalisé des campagnes de testing en France, soit auprès des agences immobilières, soit auprès d’entreprises, qui sont épinglées, sans forcément être sanctionnées. Cette stratégie de testing porte-t-elle ses fruits ailleurs ? Existe-t-il d’autres stratégies novatrices ?

Nous parlions des associations qui pourraient porter plainte à la place des personnes ou qui pourraient se subroger le temps du dépôt de plainte pour effectuer le premier acte. Je pensais aux actions collectives qui sont loin d’être faciles en France. Comment le racisme et les actions collectives s’articulent-ils dans l’ensemble des pays que vous observez ? Plusieurs personnes pourraient entreprendre une action en justice ensemble quand elles ont été discriminées, par exemple, par une politique de ressources humaines.

M. Henri Nickels. En ce qui concerne le dernier point, je ne peux pas vous répondre, car je ne me suis pas penché sur ce sujet. Nous n’avons pas d’exemple concret. Il existe aussi des plaintes par lesquelles des associations essaient d’obtenir un cas d’école ou de la jurisprudence. Elles estiment qu’un cas est vraiment pertinent et qu’elles peuvent essayer d’obtenir un précédent juridique pour changer la situation. Je pourrai vous envoyer les informations dont je dispose à ce sujet.

En ce qui concerne les stratégies, il n’existe pas un système qui conviendrait à tous les pays. Ainsi, pour l’antisémitisme, la déclaration du Conseil de l’Union dit que les États devraient adopter des stratégies contre l’antisémitisme dans le cadre de leur stratégie contre le racisme. Elle ne dit pas qu’il faut spécifiquement une stratégie contre l’antisémitisme. L’important est de reconnaître les spécificités des différents types de racisme. Par exemple, le racisme dont les personnes noires font l’expérience au quotidien et l’antisémitisme dont les personnes juives font l’expérience au quotidien se manifestent de façon différente. Les mesures doivent être adaptées aux circonstances et aux différents types de discriminations que les personnes expérimentent. Le rapport Être noir dans l’Union européenne montre que la discrimination dans l’accès au logement et à l’emploi des personnes noires est relativement haute. Nous avons posé les mêmes questions aux personnes juives, mais sur ce point la discrimination est beaucoup plus basse. L’article 5 de la directive du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique permet aux États de développer des mesures pour répondre à des désavantages spécifiques. Le droit européen permet l’action positive.

En ce qui concerne le délit « de faciès », presque tous les États sont des mauvais élèves. Le meilleur élève est la Grande-Bretagne où les actions sont conséquentes. Quand une personne est arrêtée, il faut remplir des protocoles et donner des justifications. Des données sont publiées chaque année sur les contrôles policiers, ce qui permet d’avoir une bonne idée des contrôles « au faciès » et de connaître les expériences des personnes. Peu d’États entreprennent des actions. Nous avons publié un guide pour prévenir le profilage ethnique illégal et cherchons à ce que ce guide soit mieux mis en œuvre. Il faut reconnaître ce qu’est le profilage ethnique. Le terme français, contrôle « au faciès », dit vraiment de quoi il s’agit. La couleur de peau est déterminante. Le jugement est celui de l’apparence et non pas des critères objectifs liés au renseignement. Tout un travail de formation des services répressifs est à entreprendre sur la définition d’un contrôle au faciès et sur les conditions dans lesquelles on peut demander ses papiers d’identité à une personne. Le profilage en soi n’est pas illicite.

Le testing peut être le meilleur moyen de démontrer la réalité des discriminations. Ce sont des tests anonymes qui montrent qu’une personne n’a pas été sélectionnée pour un emploi ou un logement pour telle ou telle raison. Dans certains États, les résultats de ces tests sont recevables en justice. C’est très important. Cela démontre qu’il s’est produit de la discrimination directe ou indirecte et qu’il ne s’agit pas d’une impression. Nous voyons que la discrimination est basée sur le nom de la personne ou sur le lieu où elle habite. Il s’agit sans doute de la meilleure technique pour démontrer l’existence de la discrimination. Il faut peut-être renforcer cet instrument, même si c’est très coûteux. Un organisme pour l’égalité des droits ne peut en effet pas s’appuyer sur le faible nombre de signalements pour affirmer qu’il n’y a pas de discrimination. Un rapport est publié chaque année pour rassembler les données sur l’antisémitisme, mais certains États rapportent quinze faits d’antisémitisme par an, ce qui n’est pas crédible.

Le faible nombre de signalements est lié au manque de confiance dans les autorités, au fait que les personnes ne savent pas à qui s’adresser et aux barrières bureaucratiques. Il est important d’adopter une perspective centrée sur l’individu qui fait l’expérience de la discrimination et du racisme. L’État doit lui assurer l’accès à la justice et lui permettre de circuler librement dans l’espace public sans avoir peur d’être attaquée, insultée ou discriminée pour la simple raison de la couleur de sa peau, de son origine ou de son statut de migrant.

Mme Caroline Abadie, rappporteure. Merci beaucoup. Cette matinée nous donne un éclairage moins égocentré. La France est observée de l’extérieur. Nous voyons que nous sommes tous plus ou moins dans la même situation même si j’imagine qu’il existe des différences de racisme entre les pays qui ont beaucoup d’immigration et ceux qui en ont très peu. Je n’insinue pas que ce soit lié, je dirais plutôt que cela pourrait être l’inverse.

M. Henri Nickels. Il existe de l’antisémitisme sans les juifs. En psychologie sociale, l’hypothèse de contact démontre que plus les personnes ont des contacts avec la diversité, moins elles sont racistes.

Il ne faut pas oublier les discours politiques et médiatiques qui influencent les personnes. La recrudescence du racisme est un mal. Les personnes sont plus enclines à exprimer des sentiments racistes et xénophobes qu’elles ne l’étaient auparavant. Sur les réseaux sociaux, elles ont l’impression qu’elles peuvent le faire sans conséquence juridique ou pénale. Si des discours politiques enflamment une situation, cela contribue à alimenter le racisme. La prise de conscience du phénomène augmente ou diminue selon les périodes. Le cas de Georges Floyd a porté le sujet à un niveau très élevé dans la conscience politique et publique, mais George Floyd n’est pas le premier et il ne sera malheureusement pas le dernier.

C’est pourquoi votre mission intervient au bon moment car il est plus que temps d’agir. L’Agence est très heureuse de pouvoir contribuer à cette mission.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie. Heureusement, la représentation nationale n’a pas attendu cet événement pour s’intéresser à ce sujet, mais il est vrai que cette mission d’information dans ce contexte permet d’interroger avec beaucoup de matière et d’acuité nos interlocuteurs. Merci pour les éléments d’actualité et pour les éléments plus structurels dont vous nous avez fait part.

La séance est levée à 13 heures.

 


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Compte rendu  47    Audition de M. Thomas Dautieu, directeur de la conformité de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), de Mme Marie Heuzé, juriste au service des affaires régaliennes et des collectivités territoriales, et de Mme Tiphaine Havel, conseillère pour les questions institutionnelles et parlementaires

Réunion du mardi 17 novembre 2020 à 17 heures

La séance est ouverte à 17 heures.

M. le président Robin Reda. Dans le cadre de la mission d’information de la Conférence des présidents sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter, nous continuons, avec la rapporteure, Mme Caroline Abadie, à organiser des auditions qui nous permettent d’entendre un certain nombre d’institutions et d’organismes publics qui œuvrent au quotidien contre le racisme.

Nous avons en particulier pu entendre le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), et nous recevons aujourd’hui la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), qui constitue une autorité administrative indépendante ayant une place centrale dans notre démocratie. Ses travaux recouvrent des questions essentielles, en particulier dans un contexte de digitalisation croissante des échanges. Elle est représentée par M. Thomas Dautieu, directeur de la conformité, qui est accompagné de Mme Heuzé et Mme Havel.

M. Dautieu, dans le cadre de cette audition, vous pourrez rappeler le cadre juridique applicable au traitement des données dans notre pays, notamment lorsqu’elles révèlent une appartenance ou une origine ethno-raciale. La question de ces données a souvent été abordée lors des auditions que nous avons menées, non seulement avec des représentants des institutions, mais également des intellectuels, des élus et des associations de terrain. Vous pourrez également revenir, dans votre propos liminaire, sur le rôle et les enjeux de la CNIL, mais également la mission qui incombe à la société et aux institutions en matière de lutte contre toutes les formes de racisme et de discrimination.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. M. Dautieu, nous vous remercions d’avoir accepté cette audition. Nous avons en effet régulièrement évoqué la CNIL lors des précédentes auditions. Nous avons parlé de statistiques, mais également de baromètres, d’indicateurs, des enquêtes Trajectoires et origines (TeO), et de manière générale de toutes les études qui visent à mesurer les discriminations. Votre présence a donc tout son sens, car elle permettra de discuter des missions de la CNIL, mais également, par exemple, du rapport coécrit par celle-ci et le Défenseur des droits, car nous avons déjà évoqué les questions de l’« enfermement algorithmique » et de la haine en ligne sur lesquelles il porte.

M. Thomas Dautieu, directeur de la conformité de la CNIL. Je vous remercie d’accueillir la CNIL pour cette audition. Celle-ci a pour mission de garantir que les fichiers informatiques mis en place tant dans le secteur public que dans le secteur privé respectent le cadre légal, fondé sur la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, dite « loi informatique et libertés », et le règlement général sur la protection des données (règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, dit règlement « RGPD »). Le premier principe posé par la réglementation (et qui intéresse plus particulièrement votre mission) est que les fichiers doivent être mis à œuvre à des fins licites et légitimes. À ce titre, la CNIL participe à la lutte contre le racisme, dans le sens où, par exemple, un fichier qui serait mis en place à des fins de discrimination en matière d’accès à l’emploi ou au logement serait, par sa nature même, contraire aux principes de la réglementation.

La loi dite informatique et libertés et le RGPD apportent également des garanties vis-à-vis des données dites « sensibles ». Celles-ci incluent les données relatives à la santé, aux opinions politiques, à l’orientation sexuelle, mais également celles qui révèlent l’origine raciale ou ethnique. Les considérants du RGPD indiquent que « l’utilisation de l’expression “origine raciale” dans le présent règlement n’implique pas que l’Union adhère à des théories tendant à établir l’existence de races humaines distinctes ». Dans la loi française, il est question de « prétendue origine raciale des personnes ».

La loi dite informatique et libertés et le RGPD interdisent l’utilisation des données sensibles dans tout type de traitement informatique. Un traitement informatique qui contiendrait des données relatives à l’ethnie ou l’origine raciale supposée serait donc contraire à la loi française et au RGPD, et une disposition du code pénal prévoit jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende pour l’utilisation de ces données.

Le RGPD interdit également la prise de décision individuelle automatisée (autrement dit, l’utilisation d’algorithmes) qui exploiterait des données sensibles, sauf si les personnes concernées ont donné leur consentement (par exemple, il est possible d’organiser des sites de rencontre fondés sur des données sensibles), ou si un motif d’intérêt public important est engagé (par exemple, il est envisageable de développer des algorithmes qui utilisent des données de santé).

Ces dispositions fixent un cadre juridique, et la CNIL a pour mission d’instruire les plaintes qu’elle reçoit vis-à-vis de l’utilisation des données. Elle dispose d’un pouvoir de contrôle et de sanction, et peut imposer des amendes allant jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros et qui sont fonction de la gravité du manquement constaté. Il est à noter que, depuis la mise en place du RGPD, les mécanismes de déclaration auprès de la CNIL ont été abandonnés afin de recentrer les missions de celle-ci sur l’accompagnement des responsables de traitement ainsi que son rôle de contrôle et de sanction.

Je mettrai maintenant l’accent sur deux points. D’une part, il existe des exceptions à l’interdiction de traiter des données sensibles. Ces exceptions ne s’entendent qu’à partir du moment où le fichier concerné répond à une finalité déterminée, explicite et légitime.

La première de ces exceptions concerne les chercheurs (en dehors du domaine de la santé). Ainsi, il est possible, notamment dans le cadre de recherches en sciences sociales, de collecter des données sensibles, y compris celles relatives à la prétendue origine raciale ou ethnique. La finalité du traitement est ici légitime, mais la demande doit répondre à un certain nombre de critères, dont le premier est de disposer du consentement des personnes concernées, à moins que les données en question aient été rendues manifestement publiques par ces dernières, ou que la recherche présente un motif d’intérêt public au sens du code de la recherche (un avis motivé et publié de la CNIL est alors nécessaire). Dans ce dernier cas, cette exception ne vise que la recherche publique. La recherche privée doit disposer du consentement des personnes, ou les données relatives à ces dernières doivent être manifestement publiques.

La deuxième de ces exceptions concerne la santé. La CNIL peut autoriser la collecte de données relatives à l’ethnie, notamment dans le cadre de recherches médicales pour lesquelles il est scientifiquement prouvé que ces données sont importantes, ou dans le cadre de la pharmacovigilance (des scientifiques peuvent démontrer à la CNIL qu’un médicament est plus efficace pour certaines ethnies).

La troisième des exceptions est le domaine statistique. La loi dite informatique et libertés prévoit une dérogation pour le traitement de données sensibles à des fins statistiques au bénéfice de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et des services ministériels statistiques, après avis du Conseil national de l’information statistique (CNIS). Les autres traitements statistiques doivent bénéficier d’un des régimes d’exception évoqués ci-dessus pour traiter des données sensibles.

Les statistiques ethniques sont interdites depuis la décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 du Conseil constitutionnel. Dans celle-ci, le Conseil indique que « si les traitements nécessaires à la conduite d’études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l’intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l’article 1er de la Constitution, reposer sur l’origine ethnique ou la race ». Un certain nombre de commentateurs de cette décision estiment que le Conseil n’a pas jugé que seules des données objectives (comme la nationalité, qui ne constitue pas une donnée sensible) pouvaient faire l’objet de traitement, mais que cela pouvait également être le cas de données fondées sur un ressenti d’appartenance. Par conséquent, des traitements de recherche en sciences sociales peuvent être engagés sur des données à caractère objectif (nom, origine géographique, nationalité, etc.), mais également des données subjectives (par exemple, la réponse à la question « en pensant à votre histoire familiale, de quelle origine vous sentez-vous ? »), à la condition qu’ils ne visent pas la création d’un référentiel ethno-racial.

Ainsi, la CNIL a rendu en février 2020 un avis sur une enquête statistique de l’Institut national d’études démographiques (INED) portant sur les mutations sociodémographiques dans les départements et les régions d’outre-mer. La CNIL a observé que ce projet d’enquête visait à collecter des données objectives et ne reposait pas sur le régime ethnique ou prétendu racial des personnes interrogées. Certaines questions, telles que celles relatives aux expériences de discrimination, impliquaient des données subjectives, mais la CNIL a estimé que cette enquête n’avait pas pour objet, même indirectement, de classifier les personnes interrogées en fonction soit de leur origine ethnique ou prétendument raciale déclarée, soit d’un référentiel ethno-racial.

En outre, la CNIL a publié en 2007, avant la décision du Conseil constitutionnel, un certain nombre de recommandations destinées à encadrer la mesure de la diversité. Elles sont antérieures au RGPD, mais certaines d’entre elles trouvent encore une pertinence. Elles portent notamment sur l’utilisation de données objectives dans les enquêtes, les études sur le ressenti, la possibilité d’admettre l’analyse des prénoms et des patronymes pour détecter d’éventuelles pratiques discriminatoires, le refus d’un référentiel ethno-racial et la nécessité de garantir la confidentialité et l’anonymat des données par le recours à des techniques d’anonymisation.

La quatrième exception qui permet le traitement des données ethniques ou prétendument raciales concerne les traitements à des fins mémorielles. La loi dite informatique et libertés et le RGPD prévoient des droits pour les personnes qui s’arrêtent au décès de celles-ci. Toutefois, dans certains cas de figures, la CNIL peut décider d’appliquer ces droits aux données relatives à des ancêtres de personnes vivantes. Ainsi, elle a pu se prononcer sur un certain nombre de publications de données, notamment en lien avec la Seconde Guerre mondiale, qui faisaient apparaître des données sensibles. Il a donné aux personnes la possibilité de s’opposer à la diffusion des données relatives à leurs ancêtres si elles estimaient que cette diffusion pouvait leur causer un préjudice. De plus, cette diffusion devait s’entourer de garanties techniques (par exemple, les données ne devaient pas être collectées de manière automatisée par des moteurs de recherche).

La cinquième et dernière exception concerne le cas où le traitement des données sensibles est nécessaire pour des motifs d’intérêt public importants, après adoption d’un décret en Conseil d’État et avis de la CNIL. Je n’ai pas d’exemple à vous donner qui concerne les données ethniques.

D’autre part, la CNIL se mobilise depuis de nombreuses années en matière de lutte contre le racisme. Elle collabore avec le Défenseur des droits, qui fait partie du collège de 17 commissaires qui constitue la CNIL. Cette collaboration en matière de lutte contre le racisme s’est concrétisée en 2012 par la publication d’un guide à usage des acteurs de l’emploi (portant sur les mesures à mettre en œuvre pour mieux mesurer les éventuelles discriminations et pour progresser s’agissant de l’égalité des chances), en 2015 par la signature d’une convention de partenariat, et en 2020 par l’organisation d’un séminaire portant sur la prévention et la lutte contre les biais discriminatoires des algorithmes.

La CNIL a également engagé des travaux sectoriels sur la lutte contre les discriminations, portant par exemple sur l’accompagnement numérique des personnes en difficulté ou encore l’encadrement, au regard de la loi dite informatique et libertés et du RGPD, des dispositifs d’alerte professionnels (qui permettent notamment de dénoncer des faits de discrimination) et celui des fichiers relatifs à l’accès à la location (qui limite les données pouvant être collectées par les bailleurs, ce qui permet de s’assurer que ceux-ci ne disposent pas de données pouvant conduire à des discriminations).

M. le président Robin Reda. Pouvez-vous revenir plus en détail sur les procédures mises en place au regard des opérations de recrutement des employeurs, sachant que ceux-ci peuvent établir par nécessité certains fichiers susceptibles de provoquer des discriminations à l’embauche (je pense, par exemple, aux hôtesses de l’air et au personnel navigant) ? Comment dialoguez-vous avec ces entreprises, et comment, le cas échéant, intervenez-vous auprès d’elles ?

M. Thomas Dautieu. La mission de la CNIL est double. D’une part, elle doit expliquer aux entreprises la loi et le RGPD de manière concrète. Cette activité correspond à l’activité de production de droit souple de la CNIL. D’autre part, elle porte une mission d’enquête, sur la base notamment de plaintes. Ainsi, elle reçoit plus de 14 000 plaintes par an, dont une partie importante concerne le monde du travail.

Le recrutement est de plus en plus automatisé. Des fichiers sont donc mis en place. L’un des grands principes de la loi informatique et libertés est que les données collectées doivent être pertinentes. Les entreprises doivent donc uniquement collecter les données nécessaires à leurs opérations de recrutement. Une recommandation de la CNIL existe s’agissant de ces dernières. Toutefois, elle date de 2004, à une époque où le monde informatique était très différent, notamment s’agissant des algorithmes (qui aident de plus en plus au recrutement, sans pour autant remplacer la prise de décision humaine). Or, les biais algorithmiques, qui ne sont pas nécessairement volontaires, peuvent générer des discriminations. Par conséquent, la CNIL a lancé un groupe de travail sur l’application de la loi dite informatique et libertés aux algorithmes en matière de recrutement. Dans ce cadre, elle procède à des auditions de concepteurs d’algorithmes, de syndicats, d’organismes de recrutement, etc., afin d’adapter cette recommandation de 2004.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le cadre qui s’applique aux statistiques et à la recherche semble relativement souple. Je vous remercie pour ces précisions, car nos auditions nous avaient laissé l’impression qu’en dehors de l’enquête TeO de l’INED, les possibilités offertes pour observer les discriminations étaient limitées.

En ce qui concerne les algorithmes, le rapport rendu par la CNIL avec le Défenseur des droits indique que « le plus souvent, c’est la combinaison de plusieurs critères neutres qui peut emporter des effets discriminatoires ». Pourriez-vous présenter des exemples de ce principe qui ne concernent pas le recrutement ?

M. Thomas Dautieu. Dans le cadre de l’accès au logement, les bailleurs ont accès à des dossiers informatiques de plus en plus complets, même si la loi limite les données qui peuvent être collectées. En combinant l’ancienne adresse d’une personne candidate à un nouveau logement, sa nationalité et son niveau de revenu, il est possible de provoquer certaines discriminations.

Cependant, le réel danger est qu’un algorithme qui n’est pas programmé pour discriminer certaines personnes parvienne, par son fonctionnement autonome, à des formes de discrimination, en favorisant certains critères sur d’autres. Pour cette raison, la CNIL insiste sur la nécessité de vérifier régulièrement si les algorithmes remplissent bien la fonction pour laquelle ils ont été conçus, sans créer de biais.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci pour votre exemple, qui est très clair. L’orientation des lycéens repose aujourd’hui sur des algorithmes au travers de Parcoursup. Avez-vous été amenés à étudier le fonctionnement de ce dernier ?

M. Thomas Dautieu. L’affectation des lycéens se fonde sur un double mécanisme, au niveau national avec Parcoursup, et au niveau local des établissements d’enseignement supérieur, qui peuvent choisir ou non d’utiliser des algorithmes.

Nous n’avons pas audité l’ensemble des algorithmes mis en place par les établissements d’enseignement supérieur, mais nous avons été saisis de plaintes sur le sujet. Des parlementaires se sont également interrogés sur un éventuel désavantage des lycéens d’origine rurale par rapport à ceux habitants les centres-villes. La CNIL préconise (et cette préconisation a été confirmée par le Conseil d’État) de permettre à tous les lycéens d’accéder au code source de tous les algorithmes utilisés par les établissements d’enseignement supérieur. Celui de Parcoursup a été rendu public. Il peut donc faire l’objet d’un audit, et il est possible de vérifier quels critères sont utilisés, et quelle est leur pondération. Ainsi, comme je l’indiquais, la notion d’auditabilité des algorithmes est essentielle.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette notion est-elle pour autant suffisante ? Certains rapports indiquent que le lycée dans lequel le futur étudiant a obtenu son baccalauréat, combiné à un autre critère en apparence neutre, peut créer des discriminations.

M. Thomas Dautieu. L’auditabilité des algorithmes est indispensable. Il serait très risqué que les professionnels qui utilisent ces algorithmes ne soient pas en mesure de les remettre en cause. Le premier champ de l’utilisation de l’intelligence artificielle est celui de la santé. Elle sert notamment à détecter des pathologies. Il serait dangereux que les professionnels de santé soient contraints par les résultats fournis par les algorithmes, sans pouvoir vérifier ce qui a conduit la machine à préconiser, par exemple, un traitement en particulier. La capacité des professionnels à questionner les algorithmes et les données me paraît essentielle, sans quoi un trop grand pouvoir sera donné à ces dispositifs.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le champ d’investigation du racisme est particulièrement large. Au-delà du travail sur les préjugés, l’éducation et la mémoire, nous devons également explorer la question de la chaîne pénale dans nos travaux. Souhaitez-vous soulever des points que nous n’avons pas encore abordés et qui pourraient nous aider à construire notre rapport, par exemple sur les réseaux sociaux, la haine en ligne, le recrutement ou le logement ?

M. Thomas Dautieu. À titre personnel, je suis convaincu que l’un des principaux champs à creuser est celui de l’utilisation des données massives par les algorithmes. La CNIL travaille sur le sujet depuis quelques mois. Des études américaines ont montré que lorsque les algorithmes n’étaient pas régulièrement audités et calibrés, ils pouvaient dévier vers des formes de racisme. Ainsi, un chatbot développé par Microsoft s’est, après son lancement, rapidement mis à tenir des propos inacceptables.

Nous devons travailler sur la puissance de la machine, et la foi en celle-ci, d’autant qu’elle est alimentée par des données que nous produisons, même si l’exploration de ce champ prendra de nombreuses années. Votre mission doit s’attacher à cette question, qui est essentielle à l’ère numérique dans laquelle nous vivons.

M. le président Robin Reda. Je poserai pour terminer deux actions d’actualité. La première porte sur la reconnaissance faciale, qui est évoquée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, mais dont on imagine facilement les difficultés de mise en œuvre pratique et juridique au regard des préconisations de la CNIL sur la vidéoprotection, ainsi que les risques qu’elle peut faire peser, certains publics pouvant être plus surveillés que d’autres dans l’espace public. Cette question est directement liée à la lutte contre les discriminations et les racismes, au regard des débats déjà existants sur les contrôles policiers « au faciès ». Un groupe de travail de la CNIL réfléchit-il sur ce sujet ?

Ma seconde question concerne le domaine électoral. Les États-Unis, dont l’approche ouvertement communautariste est très différente de la nôtre, tendant à segmenter les campagnes électorales et les votes en fonction de l’appartenance ethnique. En France, cette tendance pourrait également constituer une tentation pour certains, surtout si de nouveaux mécanismes de vote (comme le vote par correspondance) venaient à entrer en jeu. Avez-vous observé des tentations, voire des tentatives d’exploiter des fichiers électoraux à des fins communautaristes ou ouvertement ethniques ?

M. Thomas Dautieu. Depuis quelques années, nous constatons un développement, non pas des dispositifs de reconnaissance faciale, mais d’une volonté de multiplier ceux-ci, pour des motifs en partie sécuritaires.

La CNIL s’intéresse à cette question, et a publié l’an dernier une note d’analyse et de positionnement sur la reconnaissance faciale. Celle-ci ne constitue pas une évolution de la vidéoprotection, mais marque une rupture, car elle utilise des données particulièrement sensibles, les données biométriques. En effet, s’il est possible de changer de carte bleue, il est impossible de refaire son visage. Ces données sont donc extrêmement personnelles.

Les systèmes de reconnaissance faciale ne peuvent alors être mis en place que pour un motif extrêmement important, et avec toutes les garanties nécessaires en matière de protection des données. Nous sommes de plus en plus régulièrement saisis par des collectivités locales et des gestionnaires de transports publics sur des questions liées à des caméras intelligentes ou de systèmes de reconnaissance faciale. La CNIL apporte une attention toute particulière au sujet, et a appelé à de nombreuses surprises à engager un débat au Parlement.

S’agissant des opérations électorales, vous avez raison. La CNIL constate le développement de logiciels aidant à réaliser de la prospection électorale, notamment par voie électronique. Elle a produit un certain nombre de documents sur ce thème, mais n’a pas observé de tentative d’utiliser des données à des fins de segmentation ethnique, raciale ou religieuse du vote. À ma connaissance, elle n’a pas été saisie de plaintes ni n’a reçu d’information en ce sens, mais le numérique est en train de pénétrer la sphère de la propagande électorale, les données étant de plus en plus accessibles aux partis politiques et aux candidats.

M. le président Robin Reda. Nous vous remercions.

La séance est levée à 17 heures 40.


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Compte rendu  48    Audition de Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances

(Réunion du mardi 17 novembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures.

M. le président Robin Reda. Madame la ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Les travaux de notre mission d’information, créée en décembre 2019, n’ont pu commencer qu’en juin mais ils se poursuivent tambour battant. Chaque semaine, avec Mme la rapporteure, nous procédons à plusieurs heures d’audition sur ce sujet complexe, afin de dresser un état des lieux des différentes formes de racisme dans notre pays, et de trouver des pistes de réflexion et de solutions pour rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. L’objectif est de rendre ce rapport dans les mois qui viennent.

Nous avons entendu des universitaires de différentes disciplines – sociologues, historiens, philosophes – et des représentants d’associations nationales connues pour leur combat contre le racisme, avec lesquels je suppose que vous êtes régulièrement en contact. Nous avons également entamé un cycle d’auditions de plusieurs institutions, dont le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Nous avons souhaité avoir des échanges avec les différents ministères concernés, tant dans leurs composantes techniques qu’en la personne de leur ministre. Nous avons déjà entendu le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, il y a quelques semaines, et nous recevrons aussi le garde des Sceaux.

Dans ce cadre, votre propos complétera certainement ceux de Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Madame la ministre, vous détenez le portefeuille clé sur les thématiques qui nous intéressent, votre champ d’action étant aussi riche et varié que les sujets vers lesquels cette mission nous entraîne. Peut-être pourriez-vous, dans votre propos liminaire, expliquer en quoi le caractère interministériel de votre portefeuille aide à aborder tous ces champs d’action possibles.

S’agissant du racisme, quels sont vos priorités et vos axes de travail ? Le terme même de « racisme » ne figure pas dans l’intitulé de votre portefeuille. Il serait intéressant de voir en quoi le choix d’un mot très positif, celui de « diversité », peut aider à lutter contre le racisme et en quoi la « discrimination » est chargée d’une connotation victimaire.

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances. Le sujet qui nous réunit est essentiel, car il touche à notre cohésion nationale et à notre pacte républicain. Il est d’ailleurs au cœur de l’actualité. Les menaces de mort reçues récemment par Mohamed Gnabaly, maire de L’Île-Saint-Denis, ou les appels racistes lancés sur les réseaux sociaux contre les personnes d’origine asiatique nous le démontrent chaque jour, le racisme et l’antisémitisme demeurent, dans notre pays, une bien triste réalité qui blesse toujours et peut parfois aussi tuer, malheureusement.

La triple crise, sanitaire, économique et sécuritaire, qui traverse le monde en général et notre pays en particulier, exacerbe encore les tensions. Comme souvent dans les périodes de crise, elle contribue à renforcer les préjugés et les discriminations.

Consciente des tensions montantes en France, j’ai réuni, le 12 novembre, les représentants des principales associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, que j’avais rencontrés lors de ma prise de fonction au mois de juillet. Nous étions convenus de nous revoir à intervalles réguliers pour travailler ensemble, et je tenais à évoquer avec eux ces faits d’actualité très préoccupants. J’ai écouté à la fois leur diagnostic et leurs propositions concrètes. Nous avons également évoqué le futur plan de lutte contre le racisme 2021-2023, qui sera piloté par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Nous le coconstruirons avec les associations, acteurs fondamentaux pour avancer sur ces sujets.

Je me suis particulièrement entretenue avec la présidente de l’Association des jeunes Chinois de France, pour l’assurer de ma vigilance et de mon soutien face au déferlement de menaces et d’agressions dont la communauté asiatique de France est la cible. La crise sanitaire que nous traversons constitue, en effet, un facteur aggravant en matière de racisme. Il y a donc urgence à agir et à se mobiliser contre toutes les formes de racisme, d’antisémitisme et de discrimination, qui sont indignes d’un pays civilisé tel que le nôtre et portent atteinte à nos valeurs fondamentales. Elles sont l’antithèse de la promesse républicaine qui nous lie les uns aux autres.

Mon parcours m’autorise, avec les préoccupations oratoires qui s’imposent, à parler avec franchise sur le thème qui nous occupe. En préambule, je veux dire combien je sais que ce sujet touche au tréfonds de l’âme de chacun et à la complexité qui habite chaque individu. Je sais aussi que la question du racisme et de l’antisémitisme est sensible. Ces discours de haine peuvent séduire, parfois même cimenter des groupes d’individus, comme ils peuvent inspirer des propos exaltés ou de cyniques calculs politiques. L’histoire nous l’a malheureusement montré à maintes reprises dans le passé. Notre société contemporaine n’est malheureusement pas imperméable à ces discours.

Oui, il existe des discriminations dans l’accès au logement et à l’emploi. Les enquêtes du Défenseur des droits l’ont démontré à maintes reprises, les discriminations à raison de l’origine sont importantes. Il s’agit du deuxième critère invoqué devant cette institution, après le handicap. Toutes les formes de discrimination doivent être combattues : comme les souffrances qu’elles engendrent, elles ne doivent pas être hiérarchisées. Oui, certains propos relayés dans les médias stigmatisent. Ils jettent de l’huile sur le feu, nous dressent les uns contre les autres, alors que nous devrions, au contraire, rechercher l’apaisement, l’union et la concorde dans les moments difficiles que nous traversons. Oui, aussi, les contrôles « au faciès » sont une réalité concrète que certains de nos concitoyens vivent au quotidien. Il est vrai, enfin, que l’égalité des chances n’est pas encore effective dans l’ensemble de notre pays.

Pourtant, l’universalisme auquel nous croyons, le modèle républicain dont nous sommes si fiers fonctionne. Ne soyons pas myopes face à ces réalités silencieuses dont nous pouvons nous enorgueillir. Ce modèle, nous y sommes viscéralement attachés. Il fait la singularité de notre pays et, vu de l’étranger, suscite tantôt des interrogations ou des incompréhensions, tantôt de l’admiration. La tradition française est une conception abstraite de la citoyenneté, qui fait fi des singularités des individus. Elle est indépendante des genres, des croyances, des couleurs de peau et des orientations sexuelles.

Soyons lucides, ce modèle est fortement bousculé. Il est remis en question par de nouvelles formes de discours, qui distillent dans le débat public l’idée qu’il existerait en France un « racisme d’État ». Je vous le dis tout net, la notion de racisme d’État est, à mes yeux, totalement infondée. J’ai vécu en Afrique du Sud, où l’apartheid, c’est-à-dire le racisme gravé dans le marbre de la loi, était une réalité concrète il y a encore moins de trente ans. En France, il existe des actes racistes, qu’il faut combattre de toutes nos forces, mais il n’existe pas de racisme d’État. Nos services publics, nos lois ne pratiquent pas la ségrégation en fonction des origines ou des croyances. Ce fantasme, colporté par certaines associations ou acteurs politiques, doit être combattu avec force.

Notre pays est le pays des droits de l’homme et du citoyen, mais il a malheureusement tendance à se perdre dans ses divisions. Les déboulonnages de statues auxquels on assiste depuis quelques années en sont l’un des symptômes, qui n’est pas uniquement symbolique. L’histoire de France doit être lue et appréhendée dans sa globalité. Elle contient des pages sublimes, avec des héroïnes et des héros dont nous pouvons être fiers collectivement, mais aussi des pages plus sombres. Chaque période a produit ses haines, avec son lot de bourreaux et de zélateurs. Ces pages sombres, nous ne devons ni les occulter, ni les instrumentaliser ; nous devons les regarder en face, les expliquer, faire œuvre de pédagogie, en particulier auprès des jeunes générations. Nous devons débattre, confronter les points de vue, mais ne jamais faire de la politique politicienne avec notre histoire : c’est une impasse et un fourvoiement. Nous devons poser un regard lucide sur notre passé, qui est à la fois riche et complexe. On n’écrit pas l’histoire avec une gomme ou avec des jugements. Ernest Renan nous a invités à penser la Nation comme « un héritage de gloire et de regrets ». C’est en transmettant cet héritage dans sa globalité que nous pourrons redonner corps à notre vivre ensemble et donner un sens à notre aventure collective.

Ce travail mémoriel est une ligne de crête, sur laquelle nous n’avons pas le droit de trébucher. Nous ne devons jamais rompre avec l’exigence de lucidité qui doit être la nôtre. C’est le cœur du travail qu’a confié le Président de la République à Benjamin Stora, sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie.

D’une manière générale, il est nécessaire de développer les actions mémorielles. Certaines figures importantes de notre histoire, nées hors de l’Hexagone – Félix Éboué, Aimé Césaire, les sœurs Nardal, Gaston Monnerville, Manon Tardon et bien d’autres – demeurent trop peu connues, et trop peu reconnues en 2021. Plutôt que de déboulonner des statues, plutôt que d’effacer, nous devons, au contraire, enrichir nos musées, nos manuels scolaires, nos rues et, ainsi, nos mémoires collectives. C’est notamment le sens du projet de Geneviève Darrieussecq, qui invite les maires à baptiser certaines rues de nos communes de noms de héros d’Afrique, qui ont par exemple combattu pour la France durant la Seconde Guerre mondiale.

La reconnaissance prend vie à travers la transmission du savoir. Elle passe également par une meilleure représentativité, dans les médias, de la diversité de la société française telle qu’elle est aujourd’hui. L’exemple du baromètre CSA publié en septembre sur le sujet le montre, les médias offrent une photographie qui n’est pas représentative de la France telle qu’elle est aujourd’hui. C’est également le cas dans le cinéma. La France est plurielle : l’industrie audiovisuelle doit la représenter.

Mais cette reconnaissance passe aussi par la « saison africaine » en France, qui vise à mieux faire connaître l’Afrique contemporaine aux Français. L’engagement du Président de la République nous permettra de dérouler cette saison de décembre jusqu’au mois de juillet 2021, si la pandémie le permet. Cela passe encore par la restitution de certaines œuvres du patrimoine culturel africain, comme Emmanuel Macron s’y est engagé en novembre 2017 à Ouagadougou. L’Assemblée nationale et le Sénat ont récemment voté à l’unanimité le retour au Sénégal et au Bénin de plusieurs œuvres d’art historiques dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif au retour de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal.

En d’autres termes, le Gouvernement propose des réponses pédagogiques, des réponses d’inclusion. L’histoire doit, non pas faire le tri mais, au contraire, faire œuvre d’honnêteté et de lucidité pour nous rassembler. Ce n’est que de cette manière que nous réconcilierons les Français entre eux et que nous ferons nation.

Refuser la nuance, c’est refuser la vérité. Cela fait le lit de tous les radicalismes et les complotismes. Je réfute donc l’existence d’un racisme institutionnalisé : cette idéologie, car c’en est une, va à l’encontre de l’universalisme. Nous devons, au contraire, travailler sur des actions contraintes et inclusives, qui vont nous rassembler plutôt que nous diviser.

La lutte contre le racisme et l’antisémitisme est un défi majeur auquel l’ensemble des pays européens sont confrontés. Ursula von der Leyen a exhorté les pays européens à construire un véritable plan de lutte contre le racisme et les discriminations. Nous devons rester lucides et réalistes parce que les époques changent. La haine, elle aussi, s’est métamorphosée : elle a changé de visage, endossé de nouvelles pratiques, mais elle n’a pas baissé en intensité. Notre devoir républicain, à nous, responsables politiques, mais aussi à tous les citoyens de notre pays, est de poursuivre ce combat. Il constitue une priorité de ce Gouvernement, qui se traduira notamment dans le projet de loi pour la défense des valeurs républicaines.

La lutte contre le racisme constitue une politique publique bien ancrée dans notre pays. Notre arsenal juridique en la matière est important. De nombreux acteurs publics et associatifs y travaillent tous les jours. Je reconnais volontiers que l’on peut faire mieux et plus pour redonner confiance en la République et en ses institutions. C’est mon rôle aujourd’hui, en lien avec la DILCRAH notamment, ainsi qu’avec les parlementaires et le tissu associatif, que de continuer à renforcer nos politiques publiques pour combattre toutes les formes de haine, de la façon la plus efficace qui soit.

La meilleure arme repose sur le triptyque : éducation, formation et sanction.

L’école est le meilleur creuset pour porter les promesses de la République. C’est aussi notre meilleur levier pour éclairer les esprits et lutter contre les préjugés. C’est à l’école que nous devons apprendre et, parfois aussi, désapprendre. Je suis heureuse de savoir que vous avez entendu Jean-Michel Blanquer, car c’est dans l’école que doivent se déconstruire les idées reçues, que nous devons détricoter les stéréotypes qui enferment dans des cases et qui secrètent le racisme et l’antisémitisme qui gangrènent notre société. L’école doit être la première enceinte où nous pouvons inculquer les valeurs de respect, d’acceptation et d’ouverture d’esprit. Elle doit être le lieu où nous apprenons l’altérité, car c’est le regard de l’autre qui enferme et rejette autant qu’il libère.

Avec Jean-Michel Blanquer, nous considérons que c’est de cette manière que nous construirons une société beaucoup plus républicaine. Nous devons donc développer les actions éducatives en milieu scolaire. Nous le faisons déjà : la DILCRAH finance des actions menées par des associations à destination des jeunes sur le temps scolaire et en dehors, dans les écoles, les collèges, les lycées. Nous devons les amplifier.

Le deuxième pilier du triptyque est la formation. Dans ce domaine, l’État doit être exemplaire : qu’il s’agisse de nos forces de l’ordre, des magistrats ou des enseignants, les acteurs du service public doivent être sensibilisés et formés à ces enjeux auxquels ils sont confrontés quotidiennement. Cela passe, bien entendu, par la formation initiale, mais aussi par la formation continue. La DILCRAH joue, là aussi, un rôle important. À travers elle, nous avons lancé, en octobre, un appel à projets local contre les discours et les actes de haine. S’inscrivant en complément du travail mené sur le terrain par les comités opérationnels de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, présidés par les préfets, cet appel à projets doit permettre de soutenir localement des projets citoyens. En 2019, la DILCRAH a soutenu 873 projets de ce type, pour une enveloppe d’un peu plus de 2 millions d’euros. Il s’agit donc d’un outil très important, qui permet d’agir concrètement contre la haine.

Le troisième pilier est la sanction. La stricte application du cadre juridique est indispensable. Le ministère de la justice édicte des instructions dans ce domaine à l’attention des parquets, afin que ces derniers adoptent le réflexe d’échanger régulièrement avec les associations. Il faut une sensibilisation et une sévérité à l’égard des faits de racisme, d’antisémitisme et de discrimination. Comme le prévoit la loi, les juges doivent retenir les circonstances aggravantes de racisme, ce qui arrive encore trop peu – les associations nous l’ont encore dit la semaine dernière.

Le Défenseur des droits est également un acteur important en la matière, car il lutte de manière très efficace contre les discriminations. Avec Claire Hédon, que j’ai eu le plaisir de rencontrer, nous conclurons prochainement une convention de collaboration, afin d’amplifier notre mobilisation commune.

La question des réseaux sociaux est tout à fait cruciale. Les réseaux sociaux sont devenus un déversoir de propos haineux, le réceptacle d’un racisme et d’un antisémitisme décomplexés. Il faut absolument les punir et, pour ce faire, lever l’anonymat. Si les propos haineux, les menaces de mort et les insultes sont virtuels, les dommages collatéraux et les blessures qu’ils infligent sont, quant à eux, bien réels. L’actualité nous l’a démontré encore très récemment avec les agressions qu’ont subies certaines personnes d’origine asiatique. Nous devons donc être intransigeants envers le racisme et l’antisémitisme décomplexés qui sévissent sur internet, et ce d’autant plus qu’ils touchent majoritairement les jeunes générations. Nous devons travailler avec les plateformes afin qu’elles renforcent leur rôle de modération. Le Gouvernement est décidé à avancer de manière résolue sur le sujet, dans le cadre du projet de loi sur la défense des valeurs républicaines.

La réponse doit être également organisée au niveau européen, car la question dépasse les frontières. Les futurs textes relatifs aux services numériques, dits Digital Services Act (DSA), dont l’un des objets sera la régulation des contenus sur les réseaux sociaux, seront présentés le 2 décembre. La France travaillera avec la Commission européenne et le Parlement européen pour que cette réglementation soit la plus ambitieuse possible.

Les actions que je vous ai sommairement énumérées s’inscrivent dans le sillon tracé par le plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme 2018-2020. Il s’agit naturellement d’un plan interministériel : il est piloté par mon ministère et par la DILCRAH, mais concerne l’ensemble du Gouvernement. Une évaluation sera faite en mars, dans le cadre de la préparation du futur plan d’action qui sera présenté l’année prochaine. Cette nouvelle stratégie sera en cohérence avec le plan d’action de l’Union européenne contre le racisme pour les années 2021-2025. Je souhaite que les associations participent étroitement à son élaboration. Je veux aussi que l’on adopte une véritable approche territoriale en la matière, afin d’être le plus opérationnel et efficace possible. Je veux également que l’ensemble des services de l’État soient sensibilisés à ces enjeux. En outre, je m’appuierai sur les conclusions de vos travaux pour enrichir ce nouveau plan.

La lutte contre le racisme et l’antisémitisme doit nous rassembler et être l’affaire de tous. Du fait des enjeux auxquels notre société est confrontée, nous sommes soumis à une obligation d’action et de résultats. Nous n’avons pas le droit d’échouer ni de réussir à moitié, car les attentes sont très nombreuses. Le racisme, l’antisémitisme et les discriminations sont l’exact opposé de l’ADN de notre République, l’exact contraire de ce que nous avons accompli et de ce qui nous rassemble. Nous devons travailler à la construction d’une société dans laquelle l’égalité et la fraternité reprennent tout leur sens. Vous pouvez évidemment compter sur ma pleine mobilisation, de même que je sais pouvoir compter sur la vôtre.

M. le président Robin Reda. Votre poste et son intitulé vous exposent évidemment à de nombreuses revendications, en particulier celles qui sont dites « intersectionnelles » – terme importé et qui est de plus en plus à la mode auprès de certains intellectuels et associations. En matière d’égalité femmes-hommes, notamment, certaines personnes considèrent qu’il y a différents types de féminisme et que l’un est plus légitime que les autres au motif qu’il soutient les personnes cumulant les discriminations. Êtes-vous soumise à des pressions visant à faire en sorte qu’un féminisme noir, par exemple, ou lié à une ethnie particulière, soit mieux reconnu et mieux accompagné par le ministère dont vous avez la charge ? Je suis intéressé de savoir de quelle manière votre ministère et vous-même avez à cœur d’inscrire votre combat dans une logique universaliste, en dépit des pressions éventuelles.

Ma seconde question est plus personnelle. Je me permets de la poser car vous avez vous-même mentionné votre parcours. Je suis le député des villes d’Athis-Mons et de Viry-Châtillon et si j’en crois mes échanges sur le terrain, votre parcours est cité en exemple, dans une logique d’égalité des chances. Je voulais vous interroger très directement sur un sujet sensible : les statistiques ethniques. Dans le combat pour l’égalité des chances, on peut imaginer que les inégalités de départ soient liées à une prétendue race, mais aussi estimer qu’elles sont liées plus largement au milieu social, au niveau d’éducation de la famille ou encore au lieu d’habitation. Que pensez-vous de ces différentes manières d’aborder la question, et quel est votre point de vue sur les statistiques ethniques comme éventuel outil de promotion de l’égalité des chances et de la diversité, dans l’audiovisuel mais aussi, plus largement, dans le monde du travail ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Comme vous, je m’inscris dans la logique de l’universalisme. Je me garderai de hiérarchiser les discriminations, car cela nous entraînerait sur un chemin extrêmement périlleux. Force est toutefois de reconnaître que certaines personnes subissent une accumulation de discriminations. Une femme handicapée, par exemple, a plus de risques de souffrir de violence conjugale. Par ailleurs, des jeunes femmes issues de la diversité me disent que, quand on est une femme noire ou maghrébine, le CV que l’on présente est beaucoup moins pris en considération. Ne pas regarder ces réalités en face serait malhonnête.

Je ne subis aucune pression ; je fais ce que je pense devoir faire. Je traite l’ensemble des problèmes tout en distinguant chacun d’entre eux. Quand nous travaillons sur les violences faites aux femmes, nous n’y intégrons aucune notion d’ethnie, d’origine ni de classe sociale, car cela peut toucher n’importe quelle femme. Chaque fois que nous trouvons une solution pour une femme victime de violences, elle sert à tout le monde. De la même manière, lorsque nous traitons le sujet des discriminations, nous considérons que les solutions proposées peuvent servir à tous. C’est la raison pour laquelle nous travaillons avec toutes les associations. Celles-ci nous disent qu’il faut absolument que nous restions dans l’universalisme, mais qu’il faut aussi prendre en compte les particularités. À cet égard, nous avons eu des échanges spécifiques avec l’Association des jeunes Chinois de France, comme avec la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) ou SOS racisme. Il n’en demeure pas moins que je me garde bien d’établir quelque hiérarchie que ce soit. Si l’on se plaçait dans la logique que vous évoquiez, je cumulerais moi-même les motifs de discrimination… Je ne vais certainement pas me laisser impressionner par ce genre de choses.

En ce qui concerne les statistiques ethniques, je n’y suis pas favorable. Notre droit est tout à fait clair, et le Conseil constitutionnel s’est prononcé depuis longtemps. Je constate d’ailleurs que même les pays qui les pratiquent en raison de leurs traditions, avec comme idée sous-jacente la mise en œuvre de quotas, ne souhaitent plus appliquer des politiques correctrices d’inégalités par ce moyen. Il existe d’autres méthodes pour mesurer le racisme en France. Du reste, en avons-nous besoin pour savoir qu’on a plus de mal à obtenir que son CV soit pris en considération lorsque l’on est maghrébin et que l’on habite le 93 ? Non ! Certaines choses sont évidentes. Recourir à des statistiques ethniques pour mesurer des choses évidentes me paraît contre-productif.

Dans son rapport annuel 2019, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme a constaté une augmentation de 27 % des actes et propos antisémites, de 132 % des actes et propos xénophobes et de 54 % des actes et propos anti-musulmans. Il n’y a pas eu besoin de statistiques ethniques pour parvenir à cette conclusion. Le Défenseur des droits peut, lui aussi, nous fournir les informations dont nous avons besoin, à travers son rapport annuel et ses rapports thématiques : en juin, par exemple, il a publié un rapport consacré à l’urgence d’agir contre les discriminations en raison de l’origine. Pour cela non plus, il n’a pas été nécessaire de faire des statistiques ethniques. L’Institut national d’études démographiques accomplit également un travail remarquable avec son étude trajectoires et origines (TEO), là encore sans statistiques ethniques. La première édition de cette étude date de 2008 ; la deuxième débutera dans les prochains mois. La DILCRAH participe à son financement.

La situation est suffisamment complexe pour que nous n’ajoutions pas encore de la complexité. Par ailleurs, nous disposons de moult dispositifs pour lutter contre les discriminations ; ce que je souhaite, c’est que nous les appliquions à la lettre plutôt que d’en inventer de nouveaux.

En ce qui concerne mon parcours et la question de l’égalité des chances, on me dit souvent que mon exemple est l’arbre qui cache la forêt. Ce n’est pas vrai : des parcours comme le mien, j’en connais beaucoup. Depuis que j’ai eu la possibilité de devenir cadre dirigeant puis cheffe d’entreprise, je suis allée à la rencontre des jeunes, dans les quartiers ostracisés, parfois même oubliés – je pense au quartier de la Grande Borne, à Grigny, ou encore à Clichy-sous-Bois. Ces jeunes me disent que cela n’est pas pour eux, qu’ils n’y arriveront pas ; ils n’y croient plus. Je leur raconte donc mon histoire, non pas pour leur dire à quel point mon parcours est extraordinaire, mais pour qu’ils comprennent que si moi j’y suis arrivée, eux aussi le peuvent. Je crois fondamentalement à la représentativité, aux modèles. Or de nombreux jeunes ont réussi, même en étant partis de loin. Ils peuvent montrer à ceux qui doutent ou ont perdu l’espoir que c’est possible. Il est vrai que ces jeunes-là, on ne les entend pas suffisamment, que ce soit dans les médias audiovisuels ou dans la presse. On ne parle des jeunes dans les quartiers défavorisés qu’à propos de délinquance, quand des voitures brûlent, mais il y a de très belles histoires à raconter. Il faut que vous m’aidiez à les mettre en lumière : c’est aussi en déconstruisant ces stéréotypes que nous lutterons contre les préjugés.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci, madame la ministre : vous nous donnez beaucoup d’espoir grâce à votre enthousiasme et votre optimisme.

Ma première question portait sur la dimension interministérielle de votre action. Dans votre propos liminaire, vous nous avez parlé de justice, d’éducation et d’armée : on voit bien que votre ministère travaille avec toutes les administrations. Cela dit, en ce qui concerne les ressources humaines dans les ministères, nous avons auditionné un certain nombre de personnes et, chaque fois que nous les avons interrogées sur ce qu’elles faisaient pour lutter contre le racisme et favoriser l’égalité des chances, elles ont répondu que les administrations centrales mêmes n’étaient pas encore tout à fait exemplaires. Avez-vous abordé cet enjeu avec les différents ministères ? Cela pourrait être un angle d’attaque pour donner des modèles aux jeunes, car travailler dans un ministère constitue une belle réussite.

En mai et en juin, durant le mouvement de protestation, certaines personnes disaient qu’il n’y avait jamais eu de ministre de couleur en France. C’était bien évidemment faux. Avant 2017 il y avait des exemples comme le vôtre. Peut-être ne sont-ils pas assez nombreux ; toujours est-il que c’est comme si la mémoire collective les effaçait rapidement. Comme vous le disiez, nous ne mettons pas suffisamment en valeur ces modèles. Il faut également les désacraliser aux yeux des jeunes, pour que ces derniers se rendent compte que ces personnes‑là aussi ont réussi en partant de rien ; c’est très difficile, je l’entends, mais ce n’est pas impossible.

Cela me ramène à la terminologie, sur laquelle je m’interroge depuis plusieurs semaines, car les mots ont une importance. Le terme « discrimination » est-il le bon ? S’il y a des discriminations, cela veut dire qu’il existe aussi des victimes – or ces discriminations peuvent être résiduelles, involontaires, et il n’y a pas de « bourreaux ». Comment se sentir citoyen à part entière de la République quand les mots font de soi une « victime » ? En me reportant à l’intitulé de votre portefeuille, je constate qu’il ne comporte que des mots qui rassemblent, pas des mots qui divisent. Quelle est votre réflexion sur la question de la terminologie ?

Enfin, votre approche territoriale m’intéresse beaucoup. Je suis députée de l’Isère, dans une circonscription comprenant un peu de ruralité et une petite ville de 30 000 habitants, où l’on peut rapidement se sentir loin de tout, même si, heureusement, Lyon n’est pas très loin. Dans certains endroits, en France, il n’y a aucun lieu de mémoire officiel, en dehors du monument aux morts que l’on trouve dans chaque village : s’agissant de la décolonisation et de l’esclavage, il n’y a pas de musée où l’on peut emmener les jeunes pour leur expliquer ce qui s’est passé. Il n’y a pas non plus de préfet délégué pour l’égalité des chances dans tous les départements. S’agit-il de relais sur lesquels vous pouvez vous appuyer ? Comment envisagez-vous un meilleur maillage territorial ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. L’exemplarité est fondamentale. L’État se doit d’être exemplaire : on ne peut prôner un principe qu’on ne respecte pas soi-même. Mon cabinet, par exemple, est parfaitement paritaire, alors que l’on m’avait dit que je n’y arriverais pas. Or, non seulement j’y suis arrivée, mais, à nous tous, nous représentons environ dix nationalités. C’est cela, l’histoire de notre pays ; c’est cela qui fait sa beauté. Quand les personnes en question vous parlent de leurs origines, elles en sont fières.

En formant un cabinet paritaire, qui reflète en outre la pluralité de notre pays, non seulement je montre à mes collègues que c’est possible, mais je fais en sorte qu’il ressemble aux personnes auxquelles nous nous adressons. Lorsque j’étais cheffe d’entreprise, je pouvais aller partout et parler avec tout le monde parce que je me reconnaissais en chacun et que chacun pouvait se reconnaître en moi. C’est la raison pour laquelle je travaille à la mise en lumière des « rôles modèles » : en tant que ministre chargée de la diversité, il est important que je montre aux gens les personnes auxquelles ils peuvent s’identifier.

Les gens croient, avez-vous dit, qu’il n’y a jamais eu de ministres noirs. Peut-être ne s’intéressent-ils pas à la politique, car il y en a eu de nombreux. Mais l’ont-ils été suffisamment et ont-ils occupé des postes importants, marquants ? Non : c’est peut-être là que réside le problème. Néanmoins, Nicolas Sarkozy a ouvert la porte à la diversité, et Emmanuel Macron a fait un travail remarquable en la matière : l’Assemblée nationale ressemble aujourd’hui à notre France, et c’est fondamental.

Il faut, comme l’a fait le Président de la République au Panthéon, célébrer les grandes figures historiques – Léon Gambetta, Marie Curie, Joséphine Baker, Félix Éboué, Gisèle Halimi… – dont nous sommes fiers et qui sont attachées à l’histoire française. Car, en célébrant les artistes et les sportifs issus de la diversité, nous faisons exister la beauté de la diversité de notre pays, qui est une véritable force. Mais nos concitoyens doivent avoir également connaissance du parcours des femmes et des hommes qui incarnent au quotidien les valeurs de la République et qui s’illustrent par leur travail et leurs mérites. Je suis en train de réfléchir à la meilleure manière de mettre en lumière ces personnalités, que ce soit dans les médias, dans la fonction publique ou dans le cadre des distinctions honorifiques de la République. Il s’agit de raconter une histoire plus positive de la diversité dans notre pays.

Le travail de la DILCRAH est très important. L’appel à projets local, qui complète le travail accompli sur le terrain par les comités opérationnels de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT présidés par les préfets, a fait émerger plus de 800 projets, notamment dans des territoires où l’on n’a pas la possibilité de parler de ces sujets de manière aisée. Pour cela, nous devons nous appuyer sur les associations, qui peuvent se déplacer dans l’ensemble de la France et qui prennent en compte les particularités locales. Nous avons été très impressionnés par la créativité des projets suscités dans ce cadre.

Les préfets délégués à l’égalité des chances sont rattachés à la politique de la ville ; je ne peux donc répondre précisément à votre question. En tout état de cause, il est fondamental de lutter contre le racisme au plus près du terrain, avec les associations. La DILCRAH soutient ces actions et nous continuerons de les soutenir, car il ne faut pas que les mesures diffèrent selon les territoires.

Enfin, la discrimination est un délit puni par le code pénal. Cette qualification pénale n’est, hélas ! pas encore suffisamment connue de tous. Nous devons donc travailler avec le ministère de l’intérieur et celui de la justice pour nous assurer, premièrement, que les sanctions, lorsqu’elles sont justifiées, sont exemplaires et, deuxièmement, que chacun sait qu’il peut être puni pour avoir commis un acte raciste ou discriminant. De fait, si certaines discriminations sont volontaires, d’autres ne le sont pas. Lorsque le patron d’une PME refuse, par exemple, de recruter une femme enceinte parce qu’il a besoin de quelqu’un d’immédiatement opérationnel, il ne s’en aperçoit pas mais il discrimine. Nous devons donc former, sensibiliser à ces questions ; le rôle de l’école est très important à cet égard. Ce travail ne sera jamais achevé, car de nouvelles questions surgiront toujours.

M. Belkhir Belhaddad. Madame la ministre, comme beaucoup d’autres, notamment à l’Assemblée nationale, je partage votre engagement. Parce qu’il est difficile de faire vivre la diversité dans les territoires, nous avons besoin de la mobilisation de tous les acteurs.

Il y a, d’un côté, la théorie, le droit, les principes qui fondent notre République et, de l’autre, la réalité, qui est souvent douloureuse. Malgré tous les efforts consentis, le combat pour l’égalité des chances devra encore être mené durant de nombreuses années. À situation professionnelle ou sociale équivalente, tout le monde n’a pas toujours le même accès à l’emploi ou à certaines fonctions. Certains, Zinedine Zidane le disait, doivent faire beaucoup plus d’efforts que d’autres.

Que pensez-vous de la généralisation des testings de grande ampleur ? Comment lutter contre les discriminations si l’on ne peut pas lutter contre les discours de haine ? Par ailleurs, l’arsenal juridique actuel vous paraît-il suffisant pour lutter contre les discriminations liées à l’origine ? On constate parfois que c’est l’effectivité des droits qui pose problème. Quelles mesures comptez-vous prendre en la matière ?

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. Votre préoccupation est chère à mon cœur. Vous avez raison, l’égalité des chances est un combat permanent. Combien de jeunes Français ai-je rencontrés qui, issus de la diversité et hyper-diplômés, ne parvenaient pas à trouver un travail en raison de la consonance de leur nom ou de leur adresse ! Du reste, certains d’entre eux, blessés et désespérés de ne pas trouver leur place dans notre pays, sont partis à l’étranger où ils sont devenus des inventeurs extraordinaires. Combien de fois ai-je entendu des personnes issues de la diversité ayant un bon travail et un bon salaire se plaindre de ne pas réussir à louer un appartement ! Il y a quelques semaines, nous avons d’ailleurs signé avec plusieurs agences immobilières une charte qui leur rappelle la loi et leurs responsabilités en la matière.

Ce qui me donne un peu d’espoir néanmoins, c’est l’engagement du Président de la République, notamment dans le domaine de l’éducation. Je ne serais pas devant vous aujourd’hui si je n’avais pas eu la chance d’aller à l’école de la République. Plus nous éduquerons notre jeunesse et plus nous formerons et sensibiliserons nos concitoyens aux questions liées au racisme et à l’antisémitisme, plus nous aurons de chances de faire reculer ces discriminations.

Certains dispositifs peuvent d’ores et déjà être très utiles. Je pense, par exemple, aux internats d’excellence. Je me souviens avec émotion d’une jeune fille absolument brillante, lorsque j’habitais Athis-Mons : issue d’une famille d’immigrés maghrébins, elle ne pouvait pas être aidée par ses parents et, en tant que bonne élève, elle était parfois un peu chahutée. Les internats d’excellence – il devrait y en avoir un par département d’ici à 2022 – permettront à des jeunes comme elle, qui ne bénéficient pas de l’entourage et de l’accompagnement nécessaires pour continuer de développer leurs talents, de profiter d’un cadre dans lequel ils sont guidés, soutenus, pour aller le plus loin possible dans leurs études supérieures. C’est fondamental pour l’égalité des chances !

Je pense également aux Cordées de la réussite. J’ai rencontré récemment, à Tours, des jeunes qui ont eu la chance de réussir leurs études et qui sont très heureux de tendre la main à ceux qui n’ont pas eu cette chance, en les conseillant, en les aidant à faire leurs devoirs, en leur ouvrant leurs réseaux. Je pense au Collectif mentorat, qui rassemble plusieurs associations dont l’objectif est d’accompagner des jeunes issus des quartiers populaires et des zones rurales.

D’aucuns diraient que je suis trop optimiste. Pourtant, cela marche : j’ai vu ces dispositifs fonctionner. Le combat pour l’égalité des chances passe par l’éducation, la formation. Ainsi, les solutions d’apprentissage et les aides exceptionnelles offertes aux entreprises pour qu’elles recrutent davantage de jeunes en apprentissage dès la première année nous seront d’une grande aide.

Il est primordial d’effectuer des testings, mais encore faut-il en tirer les conclusions. Nous avons donc discuté avec des entreprises qui, lorsque les résultats de ces testings ne sont pas bons, se sont engagées à nous présenter des plans d’action correctifs. Non seulement nous les incitons à élaborer ce type de plans, mais nous contrôlerons leur application. Car nous nous sommes aperçus qu’en matière de logement, par exemple, les actions de correction mises sur pied par certaines agences immobilières prises en flagrant délit de discrimination étaient appliquées pendant six mois mais qu’un an après, un certain laxisme avait repris le dessus. Il ne faut pas baisser la garde.

Quant à l’arsenal juridique, je dois vous avouer que j’ai été très étonnée par le nombre des lois, décrets et dispositifs divers destinés à lutter contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations. Le problème ne réside donc pas tant dans l’arsenal législatif lui-même que dans son application, son exécution. De fait, les gens n’osent même pas porter plainte lorsqu’ils sont victimes d’actes racistes parce qu’on va leur demander de le prouver. Quant aux sanctions prononcées par les magistrats, elles ne sont pas toujours suffisamment sévères, de sorte que les victimes sont dissuadées de s’adresser à la justice et ont le sentiment qu’elles n’ont pas de droits, qu’elles ne sont pas écoutées. Nous devons donc inciter les forces de l’ordre à prendre en considération les plaintes déposées et les magistrats à prononcer des sanctions plus sévères en considérant le racisme, l’antisémitisme ou les discriminations comme une circonstance aggravante. Plutôt qu’à de nouvelles lois, c’est à l’application effective des dispositifs actuels qu’il nous faut travailler.

M. Robin le président Reda. Nous aussi, parlementaires, nous nous inquiétons régulièrement de l’application effective des lois, en cette matière comme en d’autres. Nous vous remercions donc, madame la ministre, de porter cette parole au sein du Gouvernement.

Je vous remercie pour ces témoignages et ces éléments qui nous seront fort utiles lorsque nous rédigerons notre rapport, que nous ne manquerons pas de vous envoyer lorsqu’il aura été adopté par nos collègues.

Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée. J’espère que vous pourrez me le remettre en mains propres ! Je vous sais gré de vous intéresser à ce sujet si important. Sachez que nous sommes à vos côtés ; il y va de vies humaines, de personnes blessées, désabusées, à qui il est très important que nous témoignions notre soutien.

La séance est levée à 19 heures 10.

 


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Compte rendu  49    Table ronde réunissant M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes ; Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, présidente de l’Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de la recherche et de l’enseignement (Alarmer), directrice de la RevueAlarmer, et M. Benoit Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République

(Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 9 h 15)

La séance est ouverte à 9 heures 15.

M. le président Robin Reda. Avec la rapporteure, Caroline Abadie et les autres membres de la mission d’information, nous menons, depuis plusieurs mois, de nombreuses auditions avec des universitaires, sociologues, sondeurs, associations, élus, et avec les représentants des institutions républicaines. Nos réflexions sont largement orientées autour des questions relatives à la mémoire, la transmission, l’enseignement, la place de l’école républicaine et la défense des valeurs de la République, à la fois pour lutter contre le fléau du racisme et les discriminations, mais aussi contre certaines réactions virulentes fondées sur un ressentiment qui, chez certains de nos compatriotes, peut entraîner une concurrence des mémoires, un rejet de notre pays et de l’universalisme républicain.

L’école est au cœur de ces problématiques. Il nous tenait donc à cœur d’entendre des enseignants, en particulier des professeurs d’histoire-géographie. En ouverture du cycle d’auditions lié à l’éducation nationale, nous avons reçu Jean-Michel Blanquer, que nous avons remercié pour son implication personnelle et directe dans la mission d’information.

Nous avions l’intention de mener ces auditions et ces réflexions avant l’attentat envers Samuel Paty. Le drame survenu à Conflans-Sainte-Honorine place d’autant plus l’éducation au cœur de l’actualité. Je souhaite avant toutes choses rendre hommage à Samuel Paty, et à l’ensemble de la communauté enseignante. Du fait de l’assassinat odieux d’un enseignant qui a fait son devoir en défendant la liberté d’expression et les valeurs de la République, c’est toute la communauté éducative – et, en réalité, toute la nation – qui a été touchée. Jean-Michel Blanquer a souligné, au sein de cette mission d’information, le rôle de l’école de la République comme colonne vertébrale de la transmission de la mémoire et des valeurs.

Nous proposerons, dès que possible, sans doute en début d’année prochaine, un état des lieux des différentes formes de racisme dans notre pays, et des mesures qui rendraient la lutte plus effective.

J’accueille à présent nos invités : M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes ; Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire à l’université Paris 8, présidente de l’Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de la recherche et de l’enseignement (Alarmer), directrice de la RevueAlarmer ; et M. Benoît Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République.

Je laisse la parole à Mme la rapporteure, puis vous pourrez présenter votre propos liminaire. Nous pourrons ensuite poser vous quelques questions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie pour votre présence à cette audition que nous souhaitions tenir depuis longtemps. Au moment de l’assassinat de Samuel Paty je me trouvais, pour les besoins de cette mission, dans une classe d’histoire-géographie d’un collège de Martinique, pour un cours sur l’esclavage. Nous avons compris depuis longtemps, dans cette mission, l’importance du rôle des enseignants dans cette lutte contre le racisme. Nous rendons ainsi hommage à M. Samuel Paty, mais aussi à tous les professeurs qui remplissent cette mission avec dévotion.

Pour préparer cette audition, j’ai lu la tribune de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) intitulée « Revenir et continuer ». Plutôt que de poser les questions, je vais en lire un passage qui m’a émue aux larmes : « Notre collègue n’a pas failli dans sa mission. Les messages de haine se déchaînaient sur les réseaux sociaux, mais il n’a pas failli. Une vidéo le rendait coupable de crime, mais il n’a pas failli. Une convocation au poste de police l’a conduit à s’expliquer, mais il n’a pas failli. Chaque matin, il s’est levé pour poursuivre sa mission, éclairer ces jeunes esprits qui lui étaient confiés, enseigner. Notre collègue savait mener un combat contre le fanatisme, la haine, l’intolérance, et il a cru que les armes du savoir seraient les plus fortes. »

M. Bruno Modica, porte-parole de l’association Les Clionautes. L’association a été fondée en 1998. Nous avons commencé par rassembler des ressources en ligne pour les mettre à la disposition des professeurs ; nous publions également des séquences que nous utilisons dans notre enseignement. Certaines d’entre elles ont été mises en ligne après l’assassinat de Samuel Paty.

Tout enseignant en histoire-géographie de terrain a été confronté à la question de l’utilisation de la croix gammée comme un symbole que les élèves, en particulier les collégiens, peuvent juger anodin. Dans le cadre de la semaine d’éducation et d’action contre le racisme et l’antisémitisme, nous proposons une séquence complète pour les professeurs : elle comprend le rappel à la loi, dont l’article R645-1 du code pénal, mais également des références à la publicité, comme celle de la marque espagnole Zara qui proposait à la vente un pyjama pour enfant rayé, avec une étoile jaune.

C’est leur présence sur le terrain qui légitime la parole des professeurs sur le racisme. Les Clionautes se répartissent sur l’ensemble du territoire national. Je tiens à la disposition de la rapporteure les données précises relatives à nos effectifs. La réflexion que je vous propose s’inscrit dans la pratique d’enseignants de terrain, confrontés, pour certains depuis longtemps, à des problématiques de ce type.

Ma première rencontre avec le racisme en classe remonte à 1983, dans la petite ville de Lunel, dans le Bas-Languedoc. J’étais un jeune professeur agrégé. En abordant la montée du nazisme, qui figurait au programme, je me suis heurté au discours des élèves : « je ne suis pas raciste, mais les Arabes posent un problème dans la ville ». Les habitants de Lunel sont des employés travaillant principalement à Montpellier, et des agriculteurs dont les ouvriers agricoles sont issus de l’immigration maghrébine. Quelques mois plus tard, à l’occasion des élections municipales, Lunel devenait l’un des lieux de développement d’un jeune parti que l’on appelait alors le Front National. Quelques années plus tard, la ville a fait parler d’elle comme un foyer majeur de départs en Syrie. En 1982, la guerre d’Algérie avait fait son entrée dans les programmes scolaires. Après la diffusion de quelques extraits du film de René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès, j’ai retrouvé des tables maculées de croix gammées.

Ces deux exemples démontrent que le professeur d’histoire et d’enseignement moral et civique porte une responsabilité dans la conception d’un enseignement éclairant et porteur de sens à propos du racisme. J’enseigne depuis environ 25 ans à Béziers, une ville connue pour la coloration politique de son maire. Après quarante ans de pratique, je n’ai jamais observé de racisme spécifique entre les élèves de mes classes. J’ai assisté, en revanche, à une montée des tensions entre les représentants de communautés qui s’affirment comme telles. C’est entre les Arabes et les Turcs que l’opposition est la plus forte. Je rencontre également des tensions entre ces deux communautés et la communauté tchétchène, très présente également dans la ville.

J’ai occupé mon premier poste il y a quarante ans au collège Les Garrigues à La Paillade, dans la banlieue de Montpellier, face à la cité Phobos dans laquelle des Gitans sédentarisés et des membres de la communauté maghrébine avaient été regroupés. Ces problématiques m’ont accompagné toute ma carrière jusqu’à Tourcoing où j’ai eu, dans l’une de mes classes, le premier djihadiste français du gang de Roubaix, Lionel Dumont, qui purge actuellement une peine de réclusion criminelle à perpétuité.

Notre approche consiste à donner des armes aux professeurs d’histoire-géographie pour aller au-delà de la condamnation du racisme, qui est un délit dès lors qu’il est exprimé de façon publique. Je fais référence à la loi dite loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite loi Pleven. Une forme de parole tend à se libérer dans la société, dans les salles de classe, mais également dans les salles des professeurs. Béziers n’est pas une exception en la matière.

Voici une affiche municipale, située près de l’arrêt de bus qu’empruntent les élèves de la périphérie urbaine de Béziers pour venir en classe. J’ai été contraint de commenter cette affiche qui préoccupait mes élèves, au moment de ce que l’on a appelé la crise migratoire. Cette affiche constitue une remarquable étude de document. Nos élèves sont ainsi exposés à l’instrumentalisation du rejet de l’autre. Ce rejet se cristallise sur le linge aux fenêtres dans certains quartiers où résident des populations issues de l’immigration, la présence de kebabs, la chica aux terrasses de café.

Comment réagir ? Dans le cadre de l’enseignement moral et civique, nous devons gérer de surcroît l’éducation aux médias, y compris aux réseaux sociaux. Nous devons également faire connaître la loi, celle de 1972, la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi Gayssot, et les compléments qui y ont été apportés. Rappeler ce que dit la loi n’est pas suffisant : dans les limites du temps qui nous est imparti, nous essayons à la fois d’expliquer et de décrypter, en montrant les conséquences de ce qui se dit sur les réseaux sociaux. Notre mission est également de faire comprendre que l’empathie et l’attention à l’autre permettent de mieux vivre ensemble. Cela suppose la connaissance de l’autre et l’acceptation de règles communes.

On trouve parmi nos élèves une grande diversité de trajectoires sociales et d’origines géographiques. J’ai dans ma classe des élèves d’origine yézidie, arménienne, marocaine, certains ayant des difficultés à apprendre le français. Tout ce qui concourt à une assignation d’identité doit être combattu, même si ceux qui en sont victimes peuvent s’y complaire ou la revendiquer comme une affirmation identitaire. Parfois, les pratiquants de telle religion peuvent la revendiquer comme un élément d’affirmation identitaire.

Les affirmations de principe sur la laïcité ne suffisent pas à apaiser ce climat. Le principe de laïcité n’est pas négociable. La laïcité n’est pas déclinable en laïcité « positive », « apaisée », ou d’autres formules de ce genre. Dans son sens premier, la laïcité est une indifférence à la question religieuse, c’est-à-dire le refus d’apporter une attention spécifique à une religion en particulier. En ce sens, la laïcité peut être vécue comme une forme de discrimination. Les enseignants s’exposent alors à plusieurs accusations : « vous êtes raciste parce que vous avez montré des caricatures », ou encore « vous ne pouvez pas boire pendant que nous faisons le ramadan ». Je l’ai entendu à plusieurs reprises.

Nos enseignements d’histoire-géographie, d’enseignement moral et civique, sont des points d’entrée essentiels dans la lutte contre le racisme. L’histoire fournit de nombreux exemples. En même temps, la question incontournable du temps que nous pouvons y consacrer se pose. Les réformes successives ont réduit le temps d’enseignement de l’histoire-géographie et de l’enseignement moral et civique de 20 à 25 %. On ne peut affirmer que l’on veut renforcer l’enseignement moral et civique après un événement dramatique, alors que les réformes mises en œuvre aujourd’hui concourent à l’affaiblir. Nous savons que les discours se heurtent à la réalité. L’idée que l’enseignement moral et civique puisse être distillé dans tous les enseignements est une vue de l’esprit.

Pour conclure, je reprendrai un slogan publicitaire : « Laissez faire les spécialistes » : faites confiance aux professeurs d’histoire-géographie pour mettre en œuvre cet enseignement.

Vous avez eu l’occasion d’entendre notre ministre de tutelle. Les injonctions d’une institution qui fonctionne de plus en plus sur un mode pyramidal sont de moins en moins entendues. Bien souvent, il existe un fossé entre les informations descendantes et la réalité à laquelle les professeurs d’histoire-géographie en activité sont confrontés.

Mme Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, présidente de l’association Alarmer, directrice de la RevueAlarmer. Au nom de l’association Alarmer, je remercie la mission parlementaire pour cette occasion de présenter nos objectifs et nos propositions. À la différence des Clionautes ou de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie, nous sommes une jeune association, créée il y a deux ans par des universitaires, des chercheurs et des enseignants du secondaire autour d’inquiétudes communes : la persistance des discriminations et des préjugés dans la société française, la circulation d’une parole raciste et antisémite de plus en plus décomplexée sur les réseaux sociaux, et des phénomènes de concurrence mémorielle qui contribuent à alimenter les hostilités que nous souhaitons combattre.

En créant cette association, notre objectif était d’alerter les pouvoirs publics et l’opinion et de promouvoir une approche nouvelle. Nous nous efforcions déjà, depuis les attentats de 2015, de faire des propositions, mais nous avions le sentiment de ne pas être entendus. Nous avons obtenu le soutien de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et d’un certain nombre de ministères, mais les pouvoirs publics ont encore beaucoup à faire pour affronter la question à la hauteur des enjeux.

L’enseignement de l’histoire est essentiel pour aborder la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, mais cela passe aussi par les politiques sociales, les politiques de la ville, et par une vraie politique de l’égalité des chances en matière scolaire. Nous considérons que le combat à mener passe par la connaissance des mécanismes, de l’histoire du racisme et de la législation élaborée pour le combattre. En ce sens, notre projet est original. Notre postulat consiste à dire qu’il faut transmettre un savoir scientifique sur ces questions. Je ne parle pas des formes paroxystiques que sont les génocides, qui doivent évidemment être enseignés, mais ils ne peuvent être le point de départ de l’enseignement. La question du fait religieux est importante, mais le racisme ne se limite pas aux hostilités associées aux appartenances religieuses. Nous proposons de déconstruire les stéréotypes et d’enseigner l’histoire des racismes et des haines à fondement racial ou religieux. Avant d’enseigner l’affaire Dreyfus ou la Shoah, il importe d’expliquer les mécanismes qui y mènent.

L’autre originalité de notre approche est de réunir des spécialistes, des chercheurs qui abordent en général ces sujets dans des univers scientifiquement cloisonnés. Il est très rare que des spécialistes de l’esclavage, de la colonisation, de la Shoah et des migrations travaillent ensemble. Le champ universitaire se structure par discipline, par aire culturelle, ce qui ne favorise pas l’appréhension de ces sujets comme un tout ; or cette approche globale est indispensable d’un point de vue scientifique et politique pour éviter l’écueil qui consisterait à alimenter, à notre tour, la concurrence des victimes.

Ces questions liées au racisme ont une dimension universelle. L’objectif n’est pas de le banaliser ou le naturaliser, mais de refroidir les enjeux et souligner qu’il s’agit d’un combat universel, au nom de valeurs universelles.

Nous insistons également sur le fait que les politiques mémorielles, si elles sont nécessaires, ne sont pas un remède magique. On a trop misé, ces dernières décennies, sur la stratégie de la mémoire. Il importe donc de construire du savoir plutôt que de jouer sur les ressorts de l’émotion et de poursuivre la chimère d’une mémoire unitaire et apaisée. Les historiens qui travaillent sur ces sujets savent que cela n’existe pas.

Nous tentons d’agir de trois manières. Notre première proposition consiste à faire évoluer les programmes scolaires dans l’enseignement secondaire. Mon collègue Benoît Drouot s’exprimera à ce sujet. Notre seconde proposition concerne la formation des enseignants du secondaire. Nous disposons d’une grande expérience dans ce domaine, mais nos forces restent limitées. La création des équipes « valeurs de la République » a constitué un pas positif, qu’il faut prolonger par la formation des formateurs. Il convient également d’amplifier la formation des enseignants du secondaire, dont la demande est grande, car ils ne traitent pas de ces questions dans leur formation initiale. Vous avez noté que le milieu de l’antiracisme et le milieu universitaire souffrent de clivages qui risquent de nous faire perdre la volonté commune de lutter contre toutes les formes de racisme. Notre troisième proposition consiste à lancer des ponts entre les mémoires et les savoirs.

C’est pour répondre à ces objectifs que nous avons créé l’association ainsi qu’une revue gratuite en ligne, qui constitue une vitrine de la méthode que nous promouvons. Cette revue a été pensée pour différents publics, et notamment pour les enseignants. Une rubrique dirigée par Benoît Drouot intègre des notices, des définitions et aborde les débats autour de certains thèmes. C’est notamment le cas du racisme institutionnel ou de l’intersectionnalité. Les notices reprennent la généalogie de ces notions ainsi que les enjeux qui y sont attachés. Une autre rubrique comprend des documents destinés à être utilisés par les professeurs en classe. Vous y trouverez notamment le discours visionnaire de Gaston Monnerville, député originaire de Guyane, prononcé en 1933 au Trocadéro, dans lequel il déclare, s’adressant aux juifs, « Nous, les fils de la race noire, nous ressentons profondément votre détresse ». Il évoque le premier génocide de l’histoire, le massacre des Héréros, et tend ainsi un pont entre les menaces qui pèsent sur les juifs et les horreurs de la colonisation. Ce type de document constitue un outil pour aider les enseignants à se départir de la concurrence victimaire.

On trouve également, dans la revue, des comptes rendus d’ouvrages scientifiques ou de romans qui traitent de racisme et d’antisémitisme. Enfin, la revue rassemble des articles de recherche et de réflexion. Par exemple, un article de ma collègue Pauline Peretz aborde le sujet d’une exposition de peinture afro-américaine dans une base militaire pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, au temps de la ségrégation. Vous connaissez les débats autour de l’islamophobie. Je vous invite à lire cet article de M. Nedjib Sidi Moussa qui rappelle que cette notion arrive en France avec une matrice étrangère, liée au contexte algérien.

Avec ces quelques exemples, je me suis efforcée de vous montrer l’esprit avec lequel nous travaillons, et avec lequel nous pensons qu’il faudrait travailler. Je vous remercie pour votre écoute. J’espère que vous nous aiderez à relayer notre action.

M. Benoît Drouot, vice-président d’Alarmer, professeur agrégé d’histoire-géographie, formateur aux valeurs de la République. Comme l’a indiqué Marie-Anne Matard-Bonucci, il nous semble essentiel de faire évoluer significativement les programmes pour rendre l’école plus efficace dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Nous considérons que les programmes actuels présentent trois faiblesses.

La première est d’aborder la question du racisme et de l’antisémitisme presque exclusivement sous l’angle des génocides (la Shoah, le génocide des Arméniens ou des Tutsis, etc.). D’autres tragédies servent également de support à l’étude des racismes, comme l’esclavage et la traite négrière dont l’enseignement a été renforcé dans les programmes par la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite loi Taubira, ainsi que la colonisation. Le fait d’aborder le racisme et l’antisémitisme par ces tragédies présente l’inconvénient de les enfermer dans ces manifestations paroxystiques et donc de diminuer leur portée aux yeux de nos élèves.

La seconde faiblesse des programmes, à nos yeux, est que l’enseignement du racisme et de l’antisémitisme y est très segmenté, et très ponctuel. Beaucoup de tragédies ne sont que mentionnées dans les programmes de terminale relatifs aux questions internationales, ce qui ne nous laisse pas le temps de les étudier. La segmentation dans les programmes limite par ailleurs la possibilité d’établir des analogies entre ces différents épisodes, pour mieux faire ressortir les singularités de chacun. La traite négrière est elle-même fragmentée en trois temps dans les programmes du lycée, dans deux chapitres différents en classe de seconde, et à nouveau en classe de première lors de l’enseignement de l’abolition de l’esclavage en 1948. Cette fragmentation a l’inconvénient de ne pas créer de cohésion dans l’esprit des élèves, et de ne pas faire de sens dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Enfin, la troisième faiblesse est que ces questions sont trop déconnectées du présent des élèves. Par exemple, l’antisémitisme n’est abordé dans les programmes que sous la dimension politique et racialiste, entre la fin du XIXe siècle avec l’affaire Dreyfus (qui apparaît sans que les élèves ne sachent réellement ce qu’est l’antisémitisme) et 1945. On ne revient quasiment plus sur cette notion dans les programmes. Les élèves n’ont donc pas les clés pour lire les différentes formes d’antisémitisme d’aujourd’hui, et qui puisent dans d’autres sources que l’extrême droite, même si l’antisémitisme d’extrême droite persiste.

Un autre exemple est le racisme anti-Noirs, qui n’est abordé que sous l’angle de l’esclavage ou de la colonisation. Ni la ségrégation aux États-Unis, ni le racisme contemporain en France ne font partie des programmes, et l’apartheid est seulement évoqué.

Nous suggérons trois axes de renouvellement des programmes. Nous proposons que la fabrication des préjugés et les processus de racialisation soient davantage étudiés, sur un temps long, ce qui implique de donner davantage de place à l’histoire culturelle, à l’histoire des mentalités et des représentations, afin que nos élèves étudient comment sont fabriquées les altérités négatives au cours du temps, comment elles circulent entre les sphères sociales et les territoires, et comment elles se perpétuent et continuent à se manifester dans leur quotidien.

Le second axe de renouvellement consisterait à adopter une démarche plus globale, plus comparatiste du programme, pour montrer les ressorts communs entre les racismes et les antisémitismes, tout en insistant sur les singularités propres à chacune. Cette démarche concourrait à contourner les effets délétères des concurrences mémorielles. Le fait d’aborder ces mouvements de manière distincte tend à entretenir ces concurrences qui virent à des guerres identitaires. Nous proposons, par exemple, d’étudier dans un même temps la fabrication de l’altérité racialisante des juifs en Espagne, et la figure du Noir associée à l’esclave, qui naissent simultanément au XVe et XVIe siècle.

Le troisième axe de renouvellement du programme consisterait en une approche plus thématique sur la durée, pour pallier les inconvénients de cette fragmentation. Des pistes ont déjà été ouvertes en ce sens dans les anciens programmes d’histoire, supprimés par la réforme récente. Les programmes actuels de spécialité (histoire-géographie, sciences politiques et géopolitique) proposent des approches thématiques et dans la durée, comme l’étude de la démocratie de l’Antiquité à nos jours ou l’étude de la notion de puissance de l’Antiquité à nos jours. Je suggère d’intégrer au programme du lycée un thème qui s’intitulerait « De la fabrication d’altérités négatives au racisme contemporain, du Moyen-Âge à nos jours ». Il offrirait aux élèves une vision large, traitant toutes les formes de racisme et d’hostilité identitaire en même temps.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie. Je ne reviendrai pas sur les propositions que vous avez faites, je souhaiterais entrer dans les aspects pratiques de l’enseignement de l’histoire-géographie et de l’éducation civique, et notamment sur la capacité d’enseigner au quotidien. Nous avons le sentiment que nous sommes entrés dans une époque d’exacerbation des sentiments, qui rejaillissent dans les comportements et les propos des élèves. Nous observons une perte globale de jugement critique de la part d’un certain nombre d’entre eux.

Les professeurs d’histoire-géographie et d’enseignement civique et moral ont un rôle à jouer dans la libération de la parole. Comment voyez-vous la place de l’enseignement civique au sens large, dans la manière dont les choses sont enseignées, et dans celle de faire participer les élèves, de déconstruire leurs préjugés de manière participative ? Le débat permet de libérer la parole et, par la confrontation, d’estomper les préjugés ? Peut-être est-il nécessaire d’étoffer cette discipline ?

Par ailleurs, nous avons évoqué la mémoire, la manière de transmettre notre histoire. Un écrivain de renom que nous avons reçu, Amin Maalouf, légitimait la notion de roman national, non pas dans une logique nationaliste, mais en s’interrogeant sur le fait qu’il n’existait plus d’idéal. Il considère que ce manque de projet commun pour la nation concourt à l’accélération du délitement de la République, et que nous n’avons plus de socle pour y déposer une cohésion sociale et un avenir commun.

La représentation de la France est souvent négative, avec son passé esclavagiste et colonial, et les zones de lumières oubliées. Je me fais l’écho de certains propos dans le débat public qui estiment que l’histoire de France s’est estompée des programmes scolaires, que l’on n’enseigne plus, ou plus suffisamment, certaines périodes, avec parfois un sentiment de honte d’aborder certains personnages quand ils sont relus à la lumière de l’actualité. Je pense notamment à Napoléon Bonaparte, ou à beaucoup de personnages de l’histoire contemporaine. Rendez-vous responsable la disparition de cette page de l’histoire des maux qui nous touchent aujourd’hui ?

Mme la rapporteure Caroline Abadie. Il faut parfois du temps entre une réforme et l’arrivée du manuel. Cela crée des vides pédagogiques dont on voit l’effet en quelques années, avec notamment le déboulonnage de la statue de Victor Schœlcher.

J’entends que les contenus doivent être plus vivants, qu’ils intègrent du débat, des visions plurielles pour vous permettre d’aborder ces sujets plus librement. Comment faire pour armer davantage vos collègues ? Je pense à un professeur de sciences qui serait confronté par exemple à la remise en question de la théorie de l’évolution. Comment aider la communauté pédagogique dans son ensemble et faire en sorte qu’elle soit alignée sur cet objectif commun ?

M. Bruno Modica. Malheureusement, certaines règles ne sont pas appliquées pour éviter les problèmes et la confrontation. En éducation physique et sportive (EPS), par exemple, on accepte les certificats médicaux de complaisance. Or le professeur ne fait pas toujours respecter la règle, ou avec un soutien insuffisant de l’institution.

Sur la question des programmes, je serais plus nuancé. Je considère que l’on ne doit pas tout attendre d’un système pyramidal qui ferait descendre les consignes vers la base. La question des programmes doit être liée à la capacité du professeur à produire des contenus adaptés aux classes auxquelles il est confronté. Les programmes sont perfectibles, mais au cours de ma carrière j’ai connu dix programmes ; à peine avons-nous le temps de nous les approprier qu’ils changent déjà. La priorité consiste plutôt à armer les professeurs, comme nous le faisons à notre niveau pour leur permettre de mieux s’approprier le sujet.

J’étais dans le cabinet du ministre pour proposer un système de formation entre pairs, à l’échelle des territoires et des bassins. La valeur ajoutée des Clionautes est de les regrouper, au niveau des bassins d’établissements publics locaux d’enseignement, comme on les appelle dans l’éducation nationale, pour leur apporter une plus-value scientifique et pratique, celle du retour d’expérience. C’est ainsi que nous pourrons armer les professeurs d’histoire-géographie, mais également les autres professeurs qui, sur la base du volontariat, s’intéressent à ce sujet.

Lorsque le drame que vous connaissez est survenu, nous avons mis en ligne une dizaine de séquences, en accès ouvert. Nous avons été sollicités par des professeurs d’autres disciplines, de sciences physiques, d’EPS, de sciences de la vie et de la terre, quelques professeurs de lettres, qui se sont approprié ces contenus sur le cadre légal, la laïcité et les problématiques contemporaines (islamophobie, intersectionnalité, etc.).

On parle de l’école de la confiance, mais le fonctionnement pyramidal va à l’encontre de ce que l’on souhaite obtenir. Faisons confiance aux spécialistes, aux praticiens de terrain, pas à ceux qui sont cantonnés dans des colloques universitaires, pour faire passer ce message.

Mme Marie-Anne Matard-Bonucci. Notre association réunit des spécialistes qui enseignent concrètement. S’il y a une idée à retenir de nos propos, c’est que l’on n’enseigne pas frontalement la question des hostilités identitaires et des racismes. On en passe par l’étude des génocides, par l’histoire du fait religieux, éventuellement par la question de la laïcité, mais on ne l’aborde pas directement.

Sur la question du roman national, on peut déplorer, et je fais partie de ceux qui le déplorent, que nous ne soyons plus à l’époque de la IIIe République. La ligne bleue des Vosges qui permettait de cimenter la nation n’existe plus. Il nous reste les valeurs de la République. Un enfant issu de l’immigration subsaharienne ne se retrouvera pas forcément dans le récit d’un enfant de Charente-Maritime dont les parents sont là depuis des générations. Il faut, bien entendu, raconter cette histoire commune, mais elle est complexe quand il s’agit des sujets que nous évoquons. Par exemple, l’esclavage est aboli en 1794, et rétabli sous Napoléon. Plutôt que d’avoir l’illusion que nous pourrons inventer une histoire qui réconcilie tout le monde, je préconise de montrer l’histoire telle qu’elle est, avec sa complexité, tout en insistant sur les valeurs universelles que sont la liberté, l’égalité, la fraternité et la laïcité.

M. Benoît Drouot. Je partage la nécessité de délivrer une histoire qui soit vraie. Notre crédibilité réside dans le fait de ne pas essayer de cacher des pans de l’histoire tout en valorisant ce que l’on estimerait positif. Nous avons face à nous des élèves méfiants : s’ils ont le sentiment qu’on leur cache des choses, avec la complicité des professeurs d’histoire, nous ne parviendrons pas à faire passer notre message.

Nous devons ouvrir nos élèves à ce qu’il se passe ailleurs, dans le monde, pour leur faire prendre conscience de l’intérêt de notre modèle français et de ses valeurs.

Je souhaite insister sur la question des réseaux sociaux, qui m’inquiète beaucoup. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait du seul moyen d’information de mes élèves. Ils ne lisent pas les journaux, n’écoutent pas de radios d’information, et ne regardent plus la télévision. Leur unique source d’information se trouve dans des réseaux comme Snapchat ou Tik Tok. Ils prennent pour des vérités des faits erronés qui y sont partagés.

S’il faut renforcer une discipline, c’est davantage l’histoire que l’enseignement moral et civique. Nous avons perdu beaucoup d’heures lors des réformes successives. Avant la « réforme Blanquer », les terminales L et ES suivaient quatre heures hebdomadaires d’enseignement ; désormais, toutes les terminales n’en ont plus que trois. Les épreuves du baccalauréat ayant été élargies à la classe de première, nous sommes encore plus pressés par le temps pour exercer notre liberté pédagogique.

Je rejoins M. Modica sur la nécessité pour les professeurs d’histoire d’avoir le sentiment d’être soutenus par leur hiérarchie, par exemple dans le choix de documents pour aborder la question des libertés et du racisme. En 2018, une enquête de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) avait révélé qu’un professeur sur trois pratiquait l’autocensure pour aborder les sujets sensibles, comme le racisme, et même un professeur sur deux dans les quartiers dits sensibles. Lors d’une réunion du groupe Valeurs de la République de l’académie de Reims, l’une de mes collègues s’est alarmée que certains enseignants, à la suite de l’affaire Samuel Paty, lui avaient confié leur intention de s’autocensurer davantage.

Enfin, je suis partisan du fait que les professeurs d’autres disciplines traitent de ces sujets, et je préconise de leur faire bénéficier d’une formation pour leur permettre de les aborder, lorsque c’est nécessaire.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour la clarté de vos propos.

La séance est levée à 10 heures 30.

 


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Compte rendu  50    Table ronde réunissant M. Alain Frugière, directeur de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de l’Académie de Paris, président du réseau national des Inspé, Mme Fabienne Rosenwald, directrice de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) au ministère de l’éducation nationale, et M. Thibaut de Saint Pol, directeur de l’Institut national pour la jeunesse et l’éducation populaire (INJEP)

(Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 10 h 30)

La séance est ouverte à 10 heures 30.

M. le président Robin Reda. Nos auditions se tiennent dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme. Avec madame la rapporteure, Caroline Abadie, nous consacrons cette matinée à l’éducation. Après avoir reçu des associations représentant les professeurs d’histoire-géographie, nous entendons ce matin d’autres acteurs du monde de l’éducation : Mme Fabienne Rosenwald, directrice de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) au ministère de l’éducation nationale ; M. Alain Frugière, directeur de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de l’académie de Paris, président du réseau national des Inspé ; et M. Thibaut de Saint Pol, directeur de l’Institut national pour la jeunesse et l’éducation populaire (INJEP).

Cette mission d’information se donne pour objectif de dresser un rapport présentant l’état des lieux des différentes formes de racisme dans la société française, et redonner sa place à la notion d’universalisme.

Les auditions relatives aux questions d’éducation nous paraissaient essentielles, depuis le début de la mission. Nous avons eu l’honneur de recevoir le ministre de l’éducation nationale le 1er octobre. L’actualité du terrorisme islamiste et de l’attentat contre Samuel Paty le 16 octobre, un professeur qui effectuait sa mission d’éveil à l’esprit critique et à l’esprit des lumières, a résonné tout particulièrement au sein de cette mission d’information, qui traite de sujets sensibles, pouvant mener au pire si la République ne les traite pas.

Nous aimerions entendre votre analyse relative au racisme et aux discriminations.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Bonjour à tous. Nous sommes heureux que vous ayez accepté cette invitation. Depuis le début de ces auditions, nous avons abordé de nombreux sujets. Ce matin, nous nous consacrons à l’enseignement. Nous connaissons le rôle de l’éducation nationale dans le combat contre le racisme. Nous prendrons la liberté de parler de mixité sociale, de carte scolaire, de programmes, de formation des enseignants, ainsi que de ce portail Valeurs de la République. Nous aborderons également l’étude réalisée par l’INJEP en milieu scolaire sur le racisme entre élèves. C’est un sujet que nous avons, jusqu’alors, peu abordé.

Mme Fabienne Rosenwald, directrice de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) au ministère de l’éducation nationale. La DEPP endosse deux rôles, celui d’une direction du ministère en charge de l’éducation nationale et le service public chargé des statistiques sur l’éducation.

La DEPP rencontre régulièrement les phénomènes de racisme à travers deux enquêtes statistiques, qui documentent les atteintes subies par les élèves et les membres de l’éducation nationale au sein d’établissements scolaires. Nous questionnons la motivation des actes renseignés, et les éventuelles motivations racistes.

La première enquête, intitulée Système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire (SIVIS), est menée depuis 2007, sur un échantillon de chefs d’établissements. Elle rend compte des incidents graves survenus en milieu scolaire. Tous les incidents qui portent atteinte à un membre du personnel sont également retenus. Un incident grave est dit discriminatoire dès lors que sa motivation est à caractère raciste, xénophobe ou antisémite. Pour chaque fait déclaré, le chef d’établissement renseigne le type de fait (atteinte aux personnes, violence verbale ou physique, atteinte aux biens etc.), la circonstance (harcèlement, intrusion etc.) et la motivation (raciste, antisémite, homophobe etc.).

Nous menons également des enquêtes de climat scolaire et de victimation auprès d’élèves ou de personnels du système éducatif. Pour l’instant, l’enquête s’adresse aux élèves du second degré, elle sera étendue aux élèves du premier degré en 2021. Ils sont interrogés sur le climat scolaire dans l’établissement. Cette enquête ne porte pas directement sur les discriminations, mais certaines questions concernent les insultes dont ils ont été victimes, et les raisons qui ont poussé les auteurs à commettre ces actes. Ils précisent si la motivation comporte un caractère discriminatoire, la fréquence des événements, le lieu, y compris s’il s’agit d’un acte commis sur internet, le profil de l’auteur, et la présence ou non de témoins.

Nous menons, en outre, depuis 2019, une enquête auprès des personnels du second degré. La prochaine sera réalisée auprès du personnel du premier degré en 2021. Nous mesurons la façon dont ils perçoivent le climat scolaire dans leur établissement, et caractérisons les atteintes subies, qu’elles aient, ou non, fait l’objet d’un signalement auprès d’une autorité scolaire, judiciaire ou administrative. Pour chacun des faits, l’enquête recense la fréquence, le lieu et la qualité des auteurs, ainsi que la nature (raciste, antisémite, sexiste, homophobe etc.).

Selon l’enquête SIVIS, les incidents à caractère raciste, xénophobe ou antisémite représentent 0,3 incident pour 1 000 élèves, soit 2,9 % de l’ensemble des actes graves déclarés par les chefs d’établissement. Ce taux affiche une certaine stabilité dans le temps. 80 % de ces incidents discriminatoires sont qualifiés de racistes, et 6 % d’antisémites. Ce pourcentage sur l’ensemble des actes graves déclarés varie peu selon le type d’établissement : il est de 2,8 % dans les collèges et les lycées professionnels, et 3,7 % dans les lycées généraux et technologiques. Les incidents graves à caractère discriminatoires se caractérisent par le fait qu’il s’agit en majorité de violences verbales, dans 67 % des cas. On observe que les violences verbales représentent en moyenne 42 % de l’ensemble des autres types d’incidents déclarés. Elles s’exercent principalement entre élèves, auteurs de 95 % des incidents signalés, les 5 % restant étant le fait des familles d’élèves ou de personnes extérieures à l’établissement. Pour l’ensemble des incidents déclarés, ce sont 91 % des incidents sont commis par des élèves. Les actes à caractère discriminatoire visent, dans deux cas sur trois, d’autres élèves. Les personnels enseignants et non enseignants en sont victimes dans 24 % des cas. Dans 14 % des cas, les incidents à caractère raciste, xénophobe ou antisémite s’inscrivent dans une situation de harcèlement. C’est un taux similaire à l’ensemble des incidents.

Lors de la dernière enquête menée auprès des collégiens, en 2017, 51 % déclaraient avoir été victimes d’insultes au moins une fois au cours de l’année scolaire. Les insultes liées aux discriminations représentent 11 %, celles à la religion 6 % (et les insultes sexistes 10 %). Les insultes les plus fréquentes chez les collégiens sont liées à l’apparence physique (28 %) et à la tenue vestimentaire (17 %). Les insultes sont majoritairement proférées par des élèves à l’intérieur du collège, envers d’autres élèves. 22 % des lycéens déclarent avoir été victimes d’insultes au moins une fois dans l’année scolaire. Les insultes sexistes représentent 10 % de ces insultes, les insultes liées à l’origine et à la couleur de peau 7 %.

L’enquête menée auprès des personnels révèle que 24 % ont déclaré avoir été victimes d’insultes ou de moqueries au cours de l’année scolaire 2018-2019. Les insultes à caractère discriminatoire représentent 0,8 % des incidents rapportés.

M. Alain Frugière, directeur de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de l’académie de Paris, président du réseau national des Inspé. Je vous remercie pour votre invitation à échanger sur un sujet essentiel et complexe, et qui intéresse fortement les 32 Inspé, qui ont pour mission d’assurer la formation initiale des enseignants du premier et second degré, les conseillers principaux d’éducation et les psychologues de l’éducation nationale.

Le terme de racisme m’interpelle, parce qu’il induit la notion de race, ce qui est un non-sens par rapport à l’espèce humaine. Il peut, en lui-même, faire obstacle au combat que nous menons pour l’égalité. Les enseignants, dans leur formation initiale, doivent prendre conscience que les mots employés véhiculent parfois des stéréotypes. Élèves et enseignants doivent comprendre que la notion de race est une construction intellectuelle et culturelle. Ce n’est pas un phénomène naturel, c’est une croyance. Notre histoire nous conditionne, génération après génération, à nous classer selon notre couleur de peau, quatre couleurs, quatre races, chacune aurait ses propres qualités. Nous avons la mission d’éduquer contre cette fausse évidence. Le premier des combats à mener consiste à nous assurer que tous les étudiants connaissent la non-existence des races à l’échelle humaine. Cela semble évident, mais je constate régulièrement que cela ne l’est pas. C’est un préalable à une éducation durable contre toute forme de racisme.

Le ministre Jean-Michel Blanquer l’a rappelé lors de son audition, l’école est la colonne vertébrale de la République. Il est donc naturel de s’interroger sur la formation des enseignants et conseillers principaux d’éducation (CPE). Elle s’étale sur deux ans d’un master dédié, qui se déroule en alternance avec des stages en collège et en lycée, parmi lesquels un stage au cours duquel l’étudiant a la responsabilité de la classe. Il doit en outre rédiger et soutenir un mémoire de master ancré sur les pratiques de classe. La formation est donc à la fois universitaire et professionnalisante, elle se nourrit de la recherche, favorise le dialogue entre la recherche et le terrain. Cette formation initiale est adossée à un référentiel national de compétences professionnelles, publié par l’Éducation Nationale, qui définit les objectifs d’apprentissage de tous les enseignants. Ces compétences s’acquièrent et se renforcent tout au long de la carrière, à la fois par l’expérience professionnelle et la formation continue. Tout futur CPE suit, dans sa formation initiale, des modules consacrés aux valeurs de la République, qui comprennent la lutte contre toutes les formes de racisme.

L’assassinat tragique de Samuel Paty a relancé la réflexion sur la manière d’aborder ces sujets sensibles en classe. On entend d’ailleurs régulièrement des critiques sur le manque de formation des enseignants en matière d’éducation morale et civique. On m’interroge sur le nombre d’heures consacrées à la lutte contre les racismes dans la formation. Quelle que soit la réponse, ces heures seront insuffisantes. Pour rendre cet enseignement efficace, il doit être présent tout au long de la formation. Le nombre d’heures ne peut, à lui seul, être le garant de l’efficacité de l’enseignement, qui doit entrer en résonance avec le besoin professionnel des étudiants et la confrontation au terrain dans le cadre de leur stage. Ce travail doit s’inscrire dans la durée.

Notre objectif est d’amener les enseignants à intégrer l’enseignement contre le racisme et les discriminations associées dans leur pratique. Les étudiants sont adeptes de solutions clés en main et nous devons leur en apporter, mais ce n’est pas suffisant. Sur les 800 heures de formation d’un master, il n’est pas envisageable de traiter toutes ces questions. Nous devons donc leur apprendre à questionner leur pratique, à construire des solutions propres aux situations qu’ils rencontrent.

Les étudiants, lorsqu’ils sont en stage, sont confrontés à une adhésion apparente des élèves aux contenus délivrés en classe, qui s’oppose aux comportements observés en dehors de la classe. Ils connaissent le discours attendu, mais c’est loin d’être suffisant. Lors d’un cours sur le système sanguin, l’un des élèves avait compris qu’une transfusion entre deux frères de groupe sanguin différent peut être mortelle, alors qu’elle peut être salvatrice entre deux personnes d’un même groupe sanguin et de couleur de peau différente. Ce même élève a déclaré, peu après, « le prof peut dire ce qu’il veut, la transfusion avec un Black, jamais ». Il n’y a pas de réponse simple, et au-delà de l’enseignement dédié, nous avons besoin d’un enseignement disciplinaire.

Les formateurs de toutes les disciplines doivent aborder ces sujets en Inspé. Les géographes, par exemple, peuvent travailler sur des données géographiques, sur des cartes dont l’Europe n’est pas le centre. On utilise les données historiques qui démontrent que toutes les civilisations du monde ont produit des trésors de beauté. Les enseignants s’appuient également sur la déconstruction de certains discours médiatiques. Il existe de nombreux dispositifs, supports pédagogiques et outils collaboratifs.

Des semaines banalisées sont mises en place, telle que la semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme à l’Inspé de la Martinique au mois de mars, ainsi que des semaines de recherche. À Aix Marseille, l’Inspé est associé au réseau international intitulé « éducation et diversité ». Les premières rencontres de ce réseau se sont déroulées à l’Inspé d’Aix Marseille en octobre 2014. Une journée d’étude avait été organisée, deux ans plus, tard, dans cet établissement, sur le thème « Penser l’école non-raciste ». Je ne ferai pas de liste exhaustive, mais il est important de savoir que les Inspé ne travaillent pas seuls sur ces questions. Ils collaborent avec les associations, les rectorats, les fondations, les musées, pour permettre aux étudiants d’acquérir les compétences nécessaires à leur pratique professionnelle.

J’ai commencé mon intervention en dénonçant le caractère problématique du terme de racisme, pourtant, je l’ai souvent évoqué, et même au pluriel, car la lutte contre le racisme s’inscrit dans un combat plus large de lutte contre la phobie et de la haine de l’autre. Ce combat ne sera remporté que par l’éducation, d’où l’importance de la formation de l’enseignant.

Je terminerai en abordant la place de l’éducation contre les racismes et les valeurs de la République dans les concours de recrutement des enseignants et CPE. Ces concours sont en cours de révision. L’intégration de ces sujets dans les épreuves, et notamment l’épreuve orale, constituerait un levier important. Je vous remercie pour votre attention.

M. Thibaut de Saint Pol, directeur de l’Institut national pour la jeunesse et l’éducation populaire (INJEP). L’INJEP est un service à compétence nationale crée en 2016, au ministère en charge de la jeunesse, qui a pour objet de produire des études, des recherches, des statistiques publiques et des évaluations. Sauf exception, nous ne travaillons pas directement avec le système éducatif, mais plutôt sur la manière dont la vie des jeunes s’articule avec ce système éducatif. Avec notre équipe pluridisciplinaire, nous portons notamment le service statistique en charge de la jeunesse et des sports.

L’INJEP a beaucoup travaillé sur la question du racisme dans les années 2000, mais depuis une dizaine d’années, nos recherches se concentrent sur les discriminations et la manière dont le racisme s’entremêle avec d’autres facteurs de discrimination.

Dans ce propos liminaire, j’ai fait le choix de vous présenter une étude qui rassemble les données les plus intéressantes et novatrices sur le sujet du racisme. En 2018, nous avons lancé un programme d’expérimentation et d’évaluation, avec de nombreux partenaires de recherches. Les résultats de ce programme sont attendus pour 2022. Nous expérimentons neuf projets sur le terrain, sur différents thèmes comme les discriminations dans le milieu agricole, en particulier dans les lycées agricoles, une recherche-action sur les pratiques des enseignants, ou encore une recherche sur la manière dont le racisme se cumule avec d’autres facteurs de discrimination comme le genre ou l’origine.

Avant ce projet, nous avons mené quatre études dans le cadre d’un appel à projet du fond d’expérimentation pour la jeunesse. Ces études ont fourni de très nombreux résultats dans l’objectif d’éclairer les décideurs publics sur les politiques de remédiation aux discriminations. Yannick Lartigue, professeur d’économie à l’Université Paris Est, a piloté une série de testings sur sept marchés qui conditionnent l’insertion sociale et professionnelle des jeunes. Pour la première fois, une étude a démontré l’existence de discriminations en dehors des domaines dans lesquels la littérature existe (enseignement, marché du travail, marché du logement), et prouve que les discriminations sont plus vastes que ce que l’on imagine. Les jeunes cumulent les discriminations liées à l’âge, l’origine et la réputation du lieu de résidence.

Les discriminations portent à la fois sur le fait d’accéder ou non aux services ou aux marchés, mais également les prix auxquels les jeunes y accèdent. L’enquête s’est déroulée entre janvier 2015 et février 2016, elle porte sur 2 527 tests pour 15 162 demandes envoyées. C’est l’une des plus grandes études jamais réalisée en France. Bien qu’elle porte sur des données partielles et non représentatives, elle met en lumière l’ampleur des discriminations. Nous avons travaillé avec six profils types dont nous avons fait varier certaines données comme le sexe, la consonance du nom et du prénom, et la réputation du lieu de résidence en Île-de-France, et les avons testés sur l’accès à certains biens et service, tels que l’accès à un moyen de transport individuel, la voiture d’occasion. Nous avons envoyé six messages similaires le jour de la mise en ligne de 489 annonces de voitures d’occasion, entre janvier et mai 2015. L’homme de 22 ans d’origine française a significativement plus de réponses que celui d’origine africaine ou celui qui réside dans un quartier prioritaire au titre de la politique de la ville.

Nous avons appliqué le même protocole pour l’accès à l’assurance automobile, et avons observé le même type de discrimination. Des tarifs différents sont proposés selon le sexe, le lieu de résidence et l’âge.

Nous avons par ailleurs demandé des devis auprès de 52 établissements de complémentaire santé. La jeune femme d’origine africaine reçoit moins fréquemment un accord de principe.

Pour la première fois, nous avons effectué des tests sur l’accès à la formation professionnelle pour adultes, dans lesquels l’individu plus âgé a significativement plus de chances d’obtenir une réponse positive. En revanche, les jeunes issus de l’immigration ou résidant dans un quartier prioritaire de la politique de la ville ont eu moins de retours positifs.

Les six individus fictifs ont par ailleurs sollicité 1 433 établissements proposant un hébergement de loisirs dans différentes régions. L’homme de 22 ans d’origine africaine avait significativement moins de retours positifs. Le lieu de résidence avait également un impact sur le taux de retour. Ces exemples démontrent que les effets du lieu de résidence et de l’origine ne sont pas toujours les mêmes. La discrimination liée à l’origine n’est pas significative dans les hôtels, en revanche elle s’exerce fortement dans les chambres d’hôtes et les campings.

Ces exemples révèlent la présence de discriminations sur les marchés auxquels on ne pense pas toujours, et pour lesquels on ne dispose pas d’études. Outre les études, le travail et le logement, les jeunes cumulent de nombreuses discriminations. Il existe parfois une dissociation entre l’origine ethnique des candidats et les personnes habitant dans certains quartiers. On observe une discrimination plus grande pour une personne d’origine africaine dans le rachat d’une petite entreprise, et une discrimination plus importante sur le marché des véhicules d’occasion pour les personnes vivant dans un quartier prioritaire de la politique de la ville. Les discriminations observées s’exercent d’une part sur l’accès ou non à un marché ou un service, mais également sur la qualité ou la nature du service, ou le tarif proposé.

M. le président Robin Reda. Merci à chacun d’entre vous d’avoir respecté le temps alloué à ces propos liminaires. Les données que vous avez partagées enrichiront la rédaction de notre rapport.

J’ai une question concernant les enquêtes de victimation et les incidents à l’école. Quels sont les sanctions prononcées et leur caractère dissuasif ?

Mme Fabienne Rosenwald. Les signalements à caractère raciste, antisémite ou xénophobe font l’objet de signalements hors de l’établissement dans 22 % des cas (auprès de l’inspection académique, main courante etc.). Tout motif considéré comme discriminant confère à l’incident un caractère de gravité.

M. le président Robin Reda. La déclaration est-elle à la discrétion du chef d’établissement ? La sanction relève-t-elle du règlement intérieur ? Disposons-nous de données sur le suivi judiciaire des cas traités en dehors de l’établissement ?

Mme Fabienne Rosenwald. Les incidents sont effectivement traités au sein de l’établissement, mais nous demandons aux chefs d’établissement de préciser quand un signalement externe est effectué. C’est le cas pour 22 % des incidents. Nous n’effectuons pas de suivi des cas traités hors de l’établissement. De plus, les chefs d’établissements ne peuvent pas toujours indiquer les suites données, car nous les interrogeons sur les incidents de l’année écoulée.

Dans l’enquête portant sur les personnels du second degré, un agent sur dix, victime au moins d’une insulte ou moquerie à caractère discriminatoire, le signale à sa hiérarchie, un sur dix décide de ne pas en parler, huit sur dix en parlent à un collègue, sept sur dix à la vie scolaire. Certains en parlent également à leur famille. Quand il ne le signale pas, l’agent explique qu’il estime avoir géré lui-même la situation.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vos enquêtes sont le reflet d’une société qui porte très peu plainte. Dans la chaîne pénale, le taux de plainte est très inférieur au nombre d’insultes ou d’actes racistes vécus au quotidien.

Je reviendrai sur le sujet de la chaîne disciplinaire en milieu scolaire. Le travail que j’ai mené sur la cyber-haine me laisse penser que le directeur et les organes qui travaillent avec lui sur la médiation ou la sanction disciplinaire sont impuissants face aux conflits entre élèves sur les réseaux sociaux. Je considère que le chef d’établissement devrait pouvoir se saisir de ce type de conflit qui relève de la projection de l’établissement dans les réseaux sociaux. Pouvez-vous me dire si cela arrive ?

Je ne remets pas en cause la mixité sociale, mais je lisais dans une étude de l’INJEP intitulée De la discrimination aux attitudes protestataires ? Enquête dans les lycées populaires, parue en 2018, que des jeunes issus de la diversité qui arrivent dans un lycée de centre-ville ressentent davantage de discriminations, par la comparaison des moyens dont disposent leurs familles dans l’accès au sport et à la culture par rapport à leurs camarades. La discrimination s’arrête-t-elle là, ou observe-t-on des actes racistes ?

Nous avons entendu les professeurs d’histoire-géographie, qui sont très sollicités sur ces sujets. Ils s’organisent au sein d’associations pour enrichir leurs contenus et les partager avec des collègues moins armés qu’eux. Ils mettent en place une formation continue volontariste, en plus des outils fournis par l’éducation nationale. Comment les professeurs des autres matières, comme un professeur de science qui verrait la théorie de l’évolution remise en cause, sont-ils armés pour parler d’esprit critique à leurs élèves ?

M. Alain Frugière. Je commencerai par le dernier point, qui est un sujet de fond. Tous les professeurs sont légitimes pour en parler, car de nombreux sujets peuvent faire l’objet de contestation, comme l’évolution ou la sexualité. Ils y sont confrontés dès l’école primaire. Pour les accompagner, un travail sur le long terme et en équipe est indispensable. Il faut tout d’abord rappeler aux élèves le droit et appliquer les sanctions face aux actes inappropriés, et leur expliquer la différence entre la croyance et les faits scientifiques, les amener à adopter une démarche scientifique et une pensée critique. C’est un travail pluridisciplinaire, qui débute dès l’école primaire : apprendre à l’élève à vérifier une information, ne pas croire tout ce qui est publié sur un réseau social, évaluer la fiabilité d’une source d’information, démontrer que toute parole n’a pas la même valeur. Cette démarche s’acquiert tout au long de la scolarité. Il faut donc armer les enseignants pour le faire.

J’insiste par ailleurs sur l’importance de transmettre des codes culturels à tous les enfants, de les ouvrir aux théâtres, aux musées et à l’opéra. La formation culturelle doit donc intégrer la formation initiale de l’enseignant pour qu’il transmette ces codes aux élèves qui en sont dépourvus dans leur environnement familial.

M. Thibaut de Saint Pol. Plusieurs études portent sur le thème que vous évoquez, la plus récente étant celle portée par Julien Grenet, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), professeur associé à l’école d’économie de Paris, et qui étudie les secteurs multicollèges à Paris, pour évaluer l’efficacité de cet outil contre la ségrégation sociale. Cette étude se poursuit, nous n’avons publié que des résultats intermédiaires. Les résultats définitifs seront publiés l’année prochaine.

Cette étude fait apparaître les tensions possibles engendrées par la mixité, mais à ce stade, nous n’avons pas relevé de discrimination. Je poserai la question aux chercheurs, dans la perspective des éléments définitifs.

Nous regardons ce qui se passe autour du système éducatif. Je souhaite donc souligner, de manière plus générale, l’action des acteurs autour de l’école, comme les associations et l’éducation populaire qui jouent un rôle déterminant dans la lutte contre les discriminations et l’ouverture à l’autre.

D’après l’ensemble des connaissances dont nous disposons, la jeunesse d’aujourd’hui est caractérisée par la présence de grandes fractures. Certaines jeunesses ne se croisent plus. Toutes les mesures qui favorisent la mixité sociale jouent un rôle positif pour réduire ces barrières et limiter les stéréotypes et donc les comportements racistes. Nous regardons notamment si le dispositif du Service national universel (SNU), dont nous sommes chargés de l’évaluation, atteint son objectif de mixité sociale entre des jeunes d’origines différentes. Nous espérons avoir bientôt des résultats.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Des sanctions ou des recours sont-ils mis en place après les testings ?

M. Thibaut de Saint Pol. Notre mission est de mener une recherche pour documenter les phénomènes, afin d’interpeller les citoyens et acteurs politiques. Notre protocole ne prévoit pas de sanctions pour les acteurs qui ne répondent pas. Ils peuvent avoir de multiples raisons de ne pas le faire. La masse de non-réponses permet d’appréhender la discrimination, mais nous ne cherchons pas à connaître les raisons au cas par cas.

Mme Fabienne Rosenwald. Je reviens sur la question que vous m’avez posée précédemment. Les insultes liées aux origines, racistes ou antisémites, sont déclarées auprès de la hiérarchie dans 90 % des cas, et dans 13 % des cas auprès des autorités judiciaires (syndicats et médecins peuvent également recevoir de telles déclarations). Dans 25 % des cas, les victimes estiment que cette déclaration contribuera à arranger la situation. Dans 52 % des cas, les personnes considèrent qu’elle ne s’améliorera pas. Dans 23 % des cas, elles déclarent l’ignorer. Lorsqu’elles ne signalent pas l’incident, elles expliquent l’avoir géré seules dans 70 % des cas. 25 % des victimes estiment que la situation se serait dégradée si elles avaient signalé l’incident. Ces chiffres sont intéressants.

Nous disposons de données sur la cyber violence. 1,2 % des lycéens interrogés ont reçu des insultes en lien avec leur origine ou leur couleur de peau par internet ou par SMS. 0,4 % des incidents déclarés sont liés à la religion, 1,3 % sont des insultes sexistes et 0,8 % des insultes homophobes. Nous établissons chaque année un rapport sur les violences discriminatoires que nous envoyons à la Commission nationale consultative des droits de l’Homme. La cyber violence y est intégrée.

11 % de collégiens déclarent avoir reçu des insultes liées à leur origine, mais ils sont 18 % dans les établissements d’éducation prioritaire +, et 7 % en milieu rural. On retrouve cette différence sur les insultes liées à la religion, mais elle est moindre pour les insultes liées à la tenue vestimentaire ou l’apparence physique.

L’éducation nationale a lancé des expérimentations de mixité dans certains collèges, suivies par des équipes de recherche qui étudient les conséquences sur les compétences scolaires des élèves, mais également leur savoir-vivre avec les autres. Ces études permettront de documenter si la mixité contribue au savoir vivre-ensemble des jeunes.

La DEPP déploiera en 2022 une enquête de comparaison internationale International civic and citizenship education study (ICCS), qui interroge les élèves sur leur adhésion à certaines valeurs, en tant que futurs citoyens. Ils sont interrogés notamment sur le vivre-ensemble. Cette étude permettra d’établir une comparaison entre élèves de différents pays.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. L’avantage d’avoir auditionné des personnes du monde de l’éducation est que nous avons eu des présentations claires et structurées, nous avons balayé tous les sujets que nous souhaitions aborder. Je vous remercie.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie.

La séance est levée à 11 heures 45.

 

 


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Compte rendu  51    Audition de M. le doyen Nicolas Bonnal, conseiller à la Cour de cassation, chambre criminelle

(Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures.

M. le président Robin Reda. Dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme, nous avons l’honneur de recevoir M. le doyen Nicolas Bonnal, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Monsieur Bonnal, vous avez présidé la 17e chambre du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris qui traite notamment des affaires liées à la presse. Votre recul nous sera précieux. La réponse pénale fait partie des éléments essentiels et structurants de la politique de lutte contre le racisme, même si elle ne s’y limite pas. Nous souhaitions entendre votre expérience de magistrat, notamment sur les difficultés liées à la caractérisation juridique du délit de racisme, et vos propositions éventuelles pour améliorer l’efficacité de notre justice dans ce domaine.

Dans les différentes auditions que nous avons menées, nous avons entendu de manière récurrente la question de la pertinence de maintenir les délits de racisme dans le périmètre de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, et la question de la validité de l’incrimination pour propos racistes par rapport à cette loi.

Nous avons auditionné M. Georges Bensoussan qui a dénoncé, avec d’autres intellectuels, le risque que représente pour la liberté d’expression la judiciarisation croissante des débats autour des questions liées à la laïcité ou à l’immigration. Nous nous interrogeons, dans cette mission, sur l’équilibre à trouver entre la préservation du droit fondamental à la liberté d’expression et la nécessité de lutter contre certains propos délictueux.

Je laisse Mme la rapporteure compléter ce propos, je vous laisserai ensuite, M. le doyen, présenter un propos liminaire qui pourra donner lieu à un échange avec mes collègues.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Avec vous nous allons explorer l’un des sujets que nous n’avons pas encore abordés en détail, la répression pénale des propos et actes racistes. Il semble que la poursuite de ces délits ne soit pas suffisante du point de vue des personnes qui en sont victimes. La procédure judiciaire est complexe et l’émergence des réseaux sociaux a rendu les choses plus complexes encore. Il faut être fin connaisseur pour mener une procédure à son terme, et elle ne répond pas forcément à l’évolution des espaces d’expression, avec l’émergence des réseaux sociaux. Certains délinquants se cachent désormais derrière leurs écrans, derrière des pseudonymes. Comment peut-on faire évoluer le droit pour répondre à ce nouveau type de délinquance ? La notion de « circonstances aggravantes » est également difficile à appréhender.

M. le doyen Nicolas Bonnal, conseiller à la Cour de cassation, chambre criminelle. Je vous remercie de m’avoir invité à contribuer à vos travaux. Nous sommes d’accord sur le fait que la réponse pénale, que notre société privilégie, n’est pas la seule ni même la plus efficace.

La direction des affaires criminelles et des grâces de la chancellerie est plus à même que moi de vous fournir des données chiffrées, même si elles ne sont pas exhaustives. La vision que j’ai de la chambre criminelle et de la Cour de cassation donne des indices intéressants sur les limites de la réponse pénale en la matière, ainsi que mon expérience, pendant huit ans, de la présidence de la chambre de la presse du Tribunal de grande instance de Paris.

Notre système pénal prévoit à la fois des infractions et des garanties à la liberté d’expression. En matière d’expression, il est important de dire qu’il est sans doute abusif de prétendre que le racisme ou l’expression raciste serait un délit. Notre droit reconnaît l’injure raciste, la diffamation raciste, et la provocation à la haine raciste. En dehors de ces trois infractions, définies par la loi, il peut subsister une marge d’expression raciste qui n’est pas pénalisable.

Il est également important de rappeler, sauf évolution possible mais à mon sens improbable de la loi, que celle-ci protège des personnes et que les infractions ne sont constituées que quand elles visent des personnes, non pas des idéologies ou des religions. La chambre criminelle de la Cour de cassation l’a jugé à plusieurs reprises et rappelle en permanence que seuls les propos qui visent une personne à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sont pénalisés. Autrement dit, on peut heurter la sensibilité des adeptes d’une religion tant que l’on n’attaque pas les adeptes eux‑mêmes.

Par ailleurs, la loi retient comme critère l’appartenance à une nation, une ethnie, une race ou une religion, ce qui rend pénalisable le racisme anti-Français ou racisme anti-Blancs. Des exemples jurisprudentiels de cette pénalisation existent.

La place des infractions racistes dans la loi sur la liberté de la presse est discutée. Les associations antiracistes ont exprimé devant vous des positions que je connaissais déjà, et qui sont divergentes. Elle s’inscrit aujourd’hui au cœur du débat politique.

J’évoquerai trois contraintes et difficultés que rencontre la répression de la parole raciste, trois angles d’approche pour apprécier la pertinence de sortir de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 les infractions de presse racistes, créées par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, dite « loi Pleven ». Les contraintes procédurales étaient alors fortes : précision de l’acte de poursuite, identification précise des propos, visa du texte de la loi poursuivi, prescription brève, et impossibilité de requalifier. Cela signifie que des propos poursuivis comme diffamatoires, c’est-à-dire comportant l’imputation d’un fait précis contraire à l’honneur et à la considération d’une personne à raison de son appartenance raciale, par exemple, ne pouvaient être requalifiés en injures, c’est-à-dire en propos qui ne contiennent l’imputation d’aucun fait précis mais qui sont insultants, outrageants ou méprisants.

Mais ce cadre procédural commun aux infractions de presse, dont les infractions à caractère raciste, a beaucoup évolué. La prescription a été allongée à un an par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. La loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté autorise la juridiction saisie de diffamation à requalifier en injure, ou la juridiction saisie pour provocation à la haine raciale à requalifier en injure raciale, par exemple. Il subsiste l’exigence de préciser le propos poursuivi.

Les difficultés procédurales me semblent théoriquement réglées, mais il faut du temps pour faire évoluer les pratiques des juristes qui sont, comme chacun le sait, conservateurs. Les exemples de requalification sont peu nombreux. Il subsiste donc l’exigence de préciser le propos poursuivi et de lui offrir une qualification dans l’acte de poursuite, qui pourra par la suite être modifiée par le biais d’une requalification. Mon expérience à la chambre criminelle me conduit néanmoins à penser que les parquets savent poursuivre les propos racistes, de même que les associations antiracistes, qui disposent à cette fin d’une marge de manœuvre importante. Les exigences procédurales ne sont donc peut-être pas aussi insurmontables qu’on ne le dit.

Sur le fond, la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation sur la notion de provocation à la haine ou à la discrimination en raison de la race est exigeante, mais conforme à l’esprit du texte. Ne sont qualifiés de « provocation à la haine » ou à la discrimination que les propos qui appellent expressément à la haine ou à la discrimination.

Le dernier point, que vous avez bien évoqué Mme la rapporteure, est le fait que le contentieux raciste est devenu un contentieux de masse avec internet et les réseaux sociaux. Les difficultés sont considérables. Elles ne sont pas liées à la place des infractions dans l’arsenal juridique, elles sont liées à l’enquête, à l’identification des auteurs, et au volume. Des solutions alternatives à la poursuite pénale doivent probablement être favorisées, ce que tentait de faire la proposition de loi de Mme Avia visant à lutter contre visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, adoptée en 2020.

Cette loi du 24 juin 2020 a été largement déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel, car les infractions en question sont des infractions du discours. Or l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme s’imposent au législateur et aux juges, quelle que soit la place de l’infraction dans l’arsenal juridique. Le Conseil constitutionnel a retenu que les contraintes imposées par la loi dite loi Avia aux opérateurs et plateformes étaient trop importantes au regard de ces principes constitutionnels et conventionnels. L’une des faiblesses de ce texte était de ne pas prévoir de recours pour la personne dont les propos auraient été supprimés par la plateforme en ligne. La qualification constitue un exercice difficile, comme toute qualification juridique d’un fait poursuivi pénalement. La loi manquait de recours pour la personne dont les propos auraient été supprimés par la plateforme pour faire dire in fine au juge dans le cadre d’un débat contradictoire si ces propos présentaient ou non le caractère d’une infraction et pouvaient ou non être rétablis.

M. le président Robin Reda. Nous nous intéressons à des sujets qui font parfois polémique, comme le racisme anti-Blancs ou anti-Français ou encore les évolutions récentes de l’antisémitisme. En 2014, la Cour d’appel de Paris avait retenu la circonstance aggravante de racisme pour des insultes visant une personne blanche. Ma question ne porte pas sur votre positionnement sur la nature de ce racisme, mais plutôt sur le cheminement qui a mené à cette décision, et sur les nouvelles expressions du racisme dans les plaintes examinées. De même, les propos antisémites semblent de plus en plus provenir de personnes ou de groupes différents de ceux que l’on a connus par le passé. Ce phénomène est-il identifié par la justice ? Les juridictions arrivent-elles à y faire face avec discernement et efficacité ?

M. le doyen Nicolas Bonnal. Je répondrai à votre question avec beaucoup de prudence, et mon avis de citoyen ne vous intéresse pas.

Sur la question du racisme anti-Blancs, les juges ont déterminé que rien dans les textes ne limite la pénalisation du racisme à des minorités. Il a donc été admis qu’il pouvait exister du racisme anti-Français. Je pense à une décision de la Cour de cassation du 12 décembre 2018 sur un texte de rap, « Nique la France », qui n’a pas été jugé comme provoquant à la haine ou à la discrimination, mais il avait été admis en 2017 qu’il visait à travers les références aux symboles de la République « les personnes appartenant à la nation française ».

Il existe du racisme anti-Blancs, mais les Français blancs ne sont pas victimes de discriminations. Il faut donc distinguer racisme et discriminations.

Les formes que prend l’antisémitisme sont très variées. L’infraction de négationnisme permet d’appréhender une forme significative de l’antisémitisme. Nous pouvons évoquer la jurisprudence constante, quoique critiquée, sur l’appel au boycott de produits israéliens. La justice condamne fréquemment ces appels au boycott, considérés comme des appels à la discrimination à l’égard des producteurs à raison de leur nationalité.

Les juges font le partage, imposé par la loi et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), entre d’une part le débat d’intérêt général, qui doit permettre la libre critique de la politique d’un gouvernement, et d’autre part la stigmatisation à raison d’une appartenance ethnique, raciale, nationale ou religieuse. Cette ligne de partage ne doit pas être déterminée par le choix d’un vocabulaire pervers. Certaines personnes pensent échapper à la pénalisation en critiquant le sionisme. Le juge est en capacité de s’apercevoir, par exemple, que sous couvert d’une critique légitime et admise de la politique de l’État d’Israël se cache un propos antisémite. Ce point a fait l’objet de plusieurs jugements, y compris par la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui a approuvé les juges qui ne se sont pas arrêtés à l’apparence des propos.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez indiqué que la jurisprudence exigeait que la provocation soit explicite, or l’on sait, avec l’assassinat du professeur Samuel Paty, que tout peut commencer par un appel à la haine qui ne sera pas condamnable, car pas aussi explicite que ne le demande la 17e chambre.

Nous avons également entendu, et les avons condamnés, les appels à la haine contre nos concitoyens d’origine asiatique, d’une violence sans équivoque. La proposition de loi de notre collège Laetitia Avia visait principalement à responsabiliser les plateformes qui ne modèrent pas les propos racistes. L’auteur de tels propos n’est jamais condamné car il n’est jamais poursuivi. Peut-être une réponse européenne nous aidera-t-elle à donner aux réseaux sociaux un véritable statut d’éditeur ou d’organisateur de contenu. Facebook et Twitter retirent plusieurs millions de publications chaque année, la responsabilisation de ces plateformes est indispensable. Je note l’exigence de créer un recours contre la censure de propos sur les plateformes, mais n’y a-t-il pas un risque que cette possibilité de recours soit utilisée abusivement pour saturer l’institution judiciaire ?

Cela m’amène à l’organisation de la justice. Que pensez-vous de la création d’un parquet spécialisé sur les sujets numériques, qui serait plus efficace dans l’analyse de ces contenus et de leur contexte ? Que pensez-vous de chambres pénales spécialisées qui pourraient être plus aguerries en matière de lutte contre les délits racistes ?

M. le doyen Nicolas Bonnal. En exigeant l’exhortation et le caractère explicite en matière de provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence, notamment à raison de la race, la jurisprudence tire les conséquences du texte même de la loi. Toutefois, la jurisprudence peut aussi condamner les appels implicites à la haine. Je pense notamment à la condamnation d’un écrivain qui expliquait que les institutions de la République (police, justice) étaient impuissantes face au risque « d’invasion » et de « remplacement » que constituerait l’immigration. Ces propos ont été jugés comme un appel implicite, car ils mènent à l’idée qu’il faudrait se défendre soi-même à la place de la justice et de la police.

Cette jurisprudence, bien qu’exigeante, ne me semble pas conduire à baisser la garde.

Vous évoquez la difficulté liée aux réseaux sociaux. Je reviens aux réseaux sociaux. Dans la loi Avia largement invalidée par le Conseil constitutionnel, l’auteur des propos retirés disposait d’un recours contre l’auteur du signalement, s’il le jugeait mensonger. C’était donc un recours difficile à mettre en œuvre, la mauvaise foi de l’auteur du signalement étant plus difficile à démontrer que la légèreté éventuelle de la plateforme. Je ne pense pas que le risque que les juges soient submergés par les recours soit si important, car pour faire un recours, il faut au préalable s’identifier, or de nombreux internautes préféreront conserver leur anonymat.

Le projet de parquet spécialisé vise une spécialisation de fait, mais pas une spécialisation de droit. Les infractions à la loi sur la presse peuvent être engagées devant n’importe quelle juridiction, même si la chambre spécialisée du tribunal judiciaire de Paris est particulièrement sollicitée. Les petites juridictions sont confrontées à la difficulté de faire face de façon pertinente aux contentieux peu fréquents, car elles ne disposent pas toujours des compétences que donnent l’expérience et la fréquentation régulière d’un contentieux. La démarche de spécialisation des procureurs et des juges me semble utile, même si la multiplication des spécialisations, ces dernières années, gêne la visibilité des juridictions spécialisées. Le parquet de Paris a, en la matière, d’une compétence spécifique, et il me semblerait logique de poursuivre la voie de la spécialisation sur la question du numérique et des réseaux sociaux.

Sur la question de l’intention raciste, il convient de distinguer les infractions du discours de la circonstance aggravante d’une infraction de droit commun, par exemple le caractère raciste d’une violence ou d’un meurtre. Pour les circonstances aggravantes, il faut établir la réalité de l’intention. Cela s’apparente à la recherche du mobile. À l’inverse, pour les infractions du discours, il suffit de décrypter le propos – peu importe ce que pensait réellement leur auteur.

Mme Michèle Victory. Vous avez expliqué qu’il n’était pas condamnable de s’exprimer sur des idées et des principes, mais qu’il fallait une atteinte à une personne. J’en déduis que, sans autre disposition spécifique, tenir des propos négationnistes n’est pas répréhensible, à moins que des personnes ne soient ciblées ?

M. le doyen Nicolas Bonnal. Mon propos sur le fait que des personnes doivent être visées concernait l’injure raciale, la diffamation raciale et la provocation à la haine raciale. Le délit de négationnisme est différent. Le législateur a considéré que le propos qui conteste l’existence de crime contre l’humanité, tels que définis par le Tribunal de Nuremberg, doit être prohibé, car il constitue une forme radicale de l’antisémitisme. Il comporte en lui-même une atteinte suffisamment grave qui vise inéluctablement les personnes, dans la mesure où de tels propos nient l’assassinat de six millions de leurs coreligionnaires. Il suffit donc pour le juge de constater l’existence d’une négation de ces crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Un négationniste ne peut-il être condamné pour des propos portant sur le génocide arménien ou tout autre génocide, ou seulement sur les génocides commis pendant la Seconde Guerre mondiale ?

M. le doyen Nicolas Bonnal. Effectivement, l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui régit ce délit a été modifié – dernièrement par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté – pour tenir compte de la minoration outrancière de la négation d’autres génocides, mais il a décidé que cela ne concernerait que les génocides qui ont donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale. En l’état actuel du texte, il concerne la négation des crimes contre l’humanité jugés à Nuremberg et la négation d’autres crimes contre l’humanité, de génocides, de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage dès lors que ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale.

Depuis que ce texte a été modifié, peu de poursuites ont été engagées. À ma connaissance, la chambre criminelle de la Cour de cassation n’a pas connu de poursuite pour d’autres négations de crimes contre l’humanité que ceux condamnés à Nuremberg, mais on peut penser que les condamnations du Tribunal pénal international pour le Rwanda ouvriront la voie à des condamnations pour la négation du génocide des Tutsis. Je reste prudent cependant, car nous n’avons pas encore été saisis de condamnations prononcées sur le fondement de cette nouvelle version du texte.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie de vous être rendu disponible et de nous avoir fait bénéficier de votre expertise.

La séance est levée à 13 heures.

 


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Compte rendu  52    Audition de Mme Anne-Marie Sauteraud, ancienne présidente de la chambre 2-7è de la Cour d’appel de Paris

(Réunion du mardi 24 novembre à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 05.

M. le président Robin Reda. Dans le cadre des auditions que nous menons sur la réponse judiciaire apportée aux différentes formes de racisme, nous avons l’honneur de recevoir Mme Anne-Marie Sauteraud. Madame Sauteraud, vous avez présidé la chambre 2‑7è de la Cour d’appel de Paris et la 17è chambre du tribunal de grande instance de Paris, qui traite principalement des affaires de presse et d’édition.

La présente mission d’information procède depuis plusieurs mois à un état des lieux des diverses formes de racisme qui peuvent s’exprimer dans notre société. Dans un premier temps, un travail de définition a été conduit avec des universitaires et des intellectuels. Dans un second temps, nous avons entendu des praticiens, des associations et des juristes. L’objectif est d’aboutir à un rapport qui formule des propositions concrètes.

La réponse pénale constitue l’un des éléments importants, même si ce n’est pas le seul, de la politique de lutte contre le racisme. Nous souhaitons donc que vous nous partagiez votre expérience des difficultés liées à la caractérisation juridique d’un délit à caractère raciste.

Je laisse Mme la rapporteure compléter ce propos liminaire. Je vous laisserai ensuite, madame Sauteraud, dérouler un propos introductif qui pourra donner lieu à un échange avec mes collègues.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous aborderons la manière dont le racisme est aujourd’hui sanctionné par la justice de notre pays. Nous suivrons deux axes : le premier axe concerne les délits à caractère raciste soumis au régime de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, en particulier la haine en ligne. Nous nous interrogeons sur la cyber-haine et sur la possibilité de sortir soit les incriminations de la loi de 1881.

Le second concerne les actes à caractère raciste exclus de son périmètre. Nous nous interrogeons sur la circonstance aggravante et sur la façon d’en apporter la preuve. L’intention doit-elle être à chaque fois démontrée ?

Mme Anne-Marie Sauteraud, ancienne présidente de la chambre 2-7è de la Cour d’appel de Paris. Avant de commencer, je voudrais souligner que ce n’est pas le racisme qui est pénalement sanctionné, mais certains comportements, propos ou images dans des conditions prévues par la loi et appréciées par les juges. Pour ces infractions à caractère raciste, deux catégories sont à distinguer : les infractions de droit commun et les infractions dites de presse.

Les infractions de droit commun sont prévues par le code pénal. On peut citer la discrimination, définie à son article 225-1 la distinction opérée entre des personnes sur le fondement de divers critères qui sont : l’origine, le sexe, l’orientation sexuelle, la prétendue race, la religion, etc. L’article suivant du code pénal punit la discrimination lorsque certains actes sont commis dans certaines conditions : par exemple, le refus de la fourniture de biens ou de services, ou le conditionnement d’une promesse d’embauche à un critère racial, etc.

Outre cette infraction de discrimination, le racisme et le sexisme ont été généralisés comme circonstances aggravantes de crimes et délits punis de peines d’emprisonnement. Cette circonstance aggravante qui était auparavant prévue pour certains crimes et délits est générale depuis la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. D’après le texte de loi, la circonstance est aggravante lorsqu’un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est accompagné d’actes ou de propos qui visent à porter atteinte à l’honneur d’une personne à raison de la race, de la religion, etc.

Les infractions dites « de presse » ne sont pas prévues par le code pénal mais par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Malgré son titre, cette loi ne s’applique pas seulement aux journalistes ni aux organes de presse traditionnels, mais à toute personne qui s’exprime publiquement.

Cette publicité est un élément constitutif des infractions de presse, notamment des infractions à caractère racial. Ces modes de publicité, très variés, sont définis par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 : cela peut être des propos tenus dans la rue ou dans un lieu public, des affiches apposées dans des lieux publics, mais également des modes de diffusion tels que journaux, radio, télévision, ainsi que tous les moyens de communication publics par voie électronique.

La loi du 29 juillet 1881 comporte certaines spécificités de procédure qui ont pour but de protéger la liberté d’expression. Plusieurs articles de cette loi prévoient que l’acte introductif d’instance de la poursuite doit à peine de nullité remplir certaines conditions. L’acte doit être particulièrement précis et clair, afin que la personne poursuivie sache exactement ce qu’on lui reproche et qu’elle puisse organiser sa défense. Cette exigence n’est pas disproportionnée, dès lors qu’une exigence similaire existe en droit commun (la citation peut être nulle si le prévenu n’est pas en mesure de comprendre ce qu’on lui reproche).

Toutefois, la spécificité des infractions de presse a été diminuée quand le délai de prescription a été porté de trois mois à un an en matière d’infractions raciales. En outre, la loi du 27 janvier 2017 a prévu de faciliter les poursuites en matière raciale puisque la prescription d’un an a été étendue aux contraventions de presse, c’est-à-dire lorsque les propos ne sont pas publics. Par ailleurs, il existe des facilités pour interrompre des prescriptions de la part du ministère public, ainsi que la possibilité d’opérer des requalifications entre les trois infractions de presse à caractère racial.

Ces trois infractions principales sont : la diffamation, l’injure, et la provocation à la haine. Elles ont des éléments communs et des éléments spécifiques. La diffamation est l’imputation à une personne précise d’un fait précis, c’est-à-dire qui fasse l’objet d’une preuve et qui soit contraire à l’honneur ou à la considération. L’injure se caractérise par un terme outrageant ou une invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait. La provocation à la haine est une exhortation explicite ou implicite à la discrimination, à la haine ou à la violence. Le juge doit dans chaque cas apprécier les propos poursuivis pour déterminer leur sens in concreto.

Les éléments constitutifs communs sont la publicité et la détermination du groupe visé. Les propos doivent viser une personne ou un groupe de personnes à raison de son origine ou de son appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Sur ce point, des difficultés d’interprétation peuvent empêcher les poursuites d’aboutir puisque le propos, pour être condamnable au titre de ces trois infractions, doit viser l’ensemble du groupe déterminé.

Ces infractions raciales de presse sont punies de peines d’un an d’emprisonnement, de quarante-cinq mille euros d’amende, outre possibilité d’affichage et de diffusion de la décision et possibilité aussi d’un stage de citoyenneté.

Concernant internet et les réseaux sociaux, le défi est de lutter contre la haine en ligne qui se propage très largement, tout en protégeant la liberté d’expression qui est souvent menacée. Les risques sont plus élevés en raison de la facilité de s’exprimer sur internet, de l’immédiateté des propos, de la publicité qui peut être extrêmement large et de l’anonymat qui peut parfois favoriser un certain sentiment d’impunité.

Aussi, il est certain qu’il faut chercher des solutions pour lutter plus efficacement contre la haine en ligne. Une démarche éducative et préventive est nécessaire. Des processus d’autorégulation par les plateformes sont également fort utiles. Au niveau de la répression, il existe déjà de nombreuses lois qui peuvent être certes complétées ou adaptées aux enjeux nouveaux. La loi principale est toujours celle du 29 juillet 1881 qui vise tous les modes d’expression publique et protège la liberté d’expression. Cette loi a déjà été complétée par de nombreux textes législatifs insérés dans la loi de 1881 ou figurant de manière indépendante dans le code pénal.

Au-dessus de ces lois dans la hiérarchie des normes, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 consacre le principe de la liberté d’expression. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme consacre également ce principe dans son article premier. Dans son article 2, elle prévoit toutefois qu’il peut y avoir des limites et des restrictions à la liberté d’expression si elles sont prévues par la loi et si elles sont nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis. Il appartient au juge de trouver l’équilibre entre plusieurs droits d’égale valeur tels que la liberté d’expression et les droits d’autrui.

La loi du 29 juillet 1881 est régulièrement remise en cause au motif principal qu’elle nuirait à la répression des délits à caractère raciste. Pour ma part, j’estime qu’il n’est pas souhaitable de retirer de la loi de 1881 les délits de presse aggravés par le racisme, parce que cette loi de 1881, emblématique, consacre la protection de la liberté d’expression tout en prévoyant des limites. Vu le contexte actuel, il me paraît déplacé de réduire l’importance de cette loi. La liberté d’expression est un des fondements de la démocratie. Par ailleurs, les difficultés procédurales de la loi de 1881 ont été très largement atténuées et d’autres lois facilitent la répression des délits aggravés à caractère racial. En somme, la loi de 1881 présente un équilibre global entre les droits des parties.

Certes, il existe des exigences procédurales qui sont d’ailleurs justifiées. Mais il existe d’autres mesures permettant une répression accrue, par exemple un système de responsabilité de plein droit, dit de la cascade. Selon ce système, le directeur de publication est responsable de droit même s’il n’a pas connaissance des faits en question, puisque son rôle est de surveiller le contenu de son journal. En matière de diffamation, il existe également une inversion de la charge de la preuve. La mauvaise foi est présumée ; c’est à l’auteur des propos de prouver sa bonne foi.

Je suis donc favorable au maintien des infractions de diffamation, d’injure et de provocation dans le cadre de la loi de 1881. Toutefois, il faut être conscient qu’il existe des difficultés propres aux infractions sur internet, du fait de l’identification plus difficile des responsables (qu’il s’agisse de sites ou d’hébergeurs), notamment quand ils sont situés à l’étranger. Par ailleurs, ces propos sur internet se caractérisent souvent par un phénomène de masse qui rend plus difficiles des poursuites précises fondées sur la loi de 1881.

Je pense donc qu’il est tout à fait utile et possible, tout en gardant la loi du 29 juillet 1881, de réfléchir à des dispositions nouvelles. C’était l’objectif de la proposition de loi de Mme Avia visant à lutter contre visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, même si ses principales dispositions ont été déclarées contraires à la Constitution. À mon sens, il serait souhaitable de définir des dispositions répondant aux objections du Conseil constitutionnel et prévoyant notamment la possibilité d’un recours à un juge. D’autres mesures sont possibles, par exemple l’obligation pour les grandes plateformes non établies en Europe de désigner un représentant local afin de faciliter les relations et les poursuites éventuelles.

Il est souvent dit que la loi du 29 juillet 1881 ne permettrait pas une réponse rapide. J’ai deux observations à formuler à cet égard. D’une part, il existe un recours à la voie civile qui permet d’agir en référé ou sur requête pour obtenir très rapidement le retrait d’un propos ou même le blocage d’un site, sachant toutefois que la Cour européenne des droits de l’homme préconise de ne pas bloquer un site de manière abusive. D’autre part, il n’est pas possible, en l’état actuel du droit pénal, d’agir avec la procédure de comparution immédiate pour ces délits de presse, car un article du code de procédure pénale l’exclut. Pour que la procédure de comparution immédiate soit possible, il faudrait que les peines d’emprisonnement prévues pour ces infractions soient supérieures à ce qu’elles sont aujourd’hui. Il serait intéressant de modifier les textes pour que la comparution immédiate puisse être utilisée dans certains cas, mais je souligne que cette procédure ne donne que des garanties très limitées aux droits de la défense.

M. le président Robin Reda. La précédente garde des Sceaux avait annoncé le déploiement de magistrats du parquet spécialisés dans la lutte contre les discriminations et les propos haineux. Considérez-vous qu’il s’agisse d’une bonne solution ?

Par ailleurs, estimez-vous que l’esprit et la complexité de la loi du 29 juillet 1881 soient suffisamment connus aujourd’hui des magistrats ? Est-ce que leur formation est suffisante pour leur permettre de l’appliquer au mieux ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comment la « responsabilité en cascade » peut‑elle s’appliquer aux réseaux sociaux ? Pouvez-vous revenir sur la difficulté de démontrer l’intention en matière pénale ?

Mme Anne-Marie Sauteraud. Concernant le parquet spécialisé en matière de haine en ligne, cette mesure fait partie des dispositions de la loi du 24 juin 2020 dite « loi Avia » qui ont été maintenues. Ce parquet spécialisé serait sans doute celui de Paris. La compétence qui lui serait dévolue ne serait pas exclusive mais concurrente. Cela n’empêcherait donc pas les autres parquets d’agir. En pratique, cette compétence concurrente existe déjà, puisqu’en matière d’infraction de presse, la compétence est déterminée par le lieu de la diffusion des propos et, lorsqu’ils sont diffusés sur internet en France, le parquet de Paris est toujours compétent.

Concernant la formation des magistrats, l’École nationale de la magistrature (ENM) organise plusieurs sessions de formation continue sur les infractions de presse en général et sur le racisme et la haine en ligne. Je pense que ces formations sont très intéressantes car elles font intervenir des personnes très variées : des représentants d’associations, le parquet, des historiens, etc. Tous les magistrats ne peuvent pas suivre ces formations, mais ceux qui ont à traiter de ce genre d’infraction en ont la possibilité.

La responsabilité en cascade s’applique aussi à la communication numérique ; internet est englobé dans le dispositif. Pour un site internet édité par une association ou une personne morale, le responsable qui fait fonction de directeur de publication est le responsable de la personne morale qui édite le site. Ce principe est très utile pour déterminer le responsable pénal qui dans certains cas se cache sous de faux prétextes. Pour les réseaux sociaux, la situation est différente puisque ce principe d’éditeur n’existe pas. En l’état, le principe de la cascade ne s’applique pas. On pourrait cependant imaginer que le responsable de la plateforme puisse encourir une responsabilité s’il ne remplit pas certaines obligations.

Concernant la difficulté de prouver une intention en matière pénale, cela dépend de l’infraction poursuivie. Pour les infractions de presse que j’évoquais tout à l’heure, l’intention est incluse dans la teneur des propos. Il n’est donc pas nécessaire d’en apporter la preuve. Il en va autrement de la circonstance aggravante qui relève du droit pénal général. Si une infraction de violence, par exemple, s’accompagne de certains écrits ou actes qui démontrent l’intention raciale, alors la preuve est apportée. Par exemple, l’inscription d’une croix gammée sur les murs d’une chambre d’une personne qui a été violentée suffit à prouver l’intention raciste.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je reviens sur la proposition de loi de Laetitia Avia. Le doyen Bonnal, que nous avons auditionné la semaine dernière, nous avait déjà indiqué qu’il n’existait pas de recours pour l’auteur de propos retirés par les réseaux sociaux au motif qu’ils seraient racistes. Or ce point était prévu à l’article premier, alinéa 3 de la proposition de loi : « l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête aux opérateurs mentionnés (…) toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage occasionné (…) par le retrait d’un contenu par un opérateur, dans les conditions prévues au 8 du I de l’article 6 de la présente loi ». Peut-être que cette disposition n’était pas suffisamment claire ?

Mme Anne-Marie Sauteraud. On pourrait prévoir que le recours soit suspensif, car dans ce cas les propos ont déjà été retirés et l’auteur le conteste. Certains avocats de presse, trouvant que cette loi ne présentait pas de garanties suffisantes pour la liberté d’expression, ont proposé que la plateforme, à la suite du signalement d’un contenu haineux par une personne, signifie à l’auteur des propos une demande de retrait. Dans le cas où l’auteur des propos ne répondrait pas, la plateforme les retirerait. Dans le cas où l’auteur des propos s’opposerait, celui qui a procédé au signalement pourrait saisir le juge.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette solution ne me semble pas opérante en cas de contentieux de masse.

Mme Anne-Marie Sauteraud. Je pense que, en pratique, la plupart des personnes ne répondraient pas à la mise en demeure de la plateforme. Seules les personnes déterminées s’opposeraient au retrait.

M. le président Robin Reda. Dans les affaires que vous avez eues à traiter, avez-vous remarqué des évolutions dans les modes d’expression ou dans les contenus des propos en question ? Il semble que les plaintes s’organisent de plus en plus par catégorie de personnes ou par type de racisme, avec la tentation de défendre les droits propres à telle ou telle communauté, à rebours de l’universalisme républicain.

Mme Anne-Marie Sauteraud. L’évolution porte plutôt sur le mode d’expression :  les moyens de communication en ligne sont désormais prédominants, ce qui augmente considérablement le nombre de propos poursuivis (qu’ils aient ou non un caractère raciste).

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, madame Sauteraud, de nous avoir éclairés de manière efficace et synthétique.

La séance est levée à 17 heures 45.

 


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Compte rendu  53    Audition de M. Jean Grosset, membre du bureau du Conseil économique, social et environnemental (CESE)

(Réunion du mardi 24 novembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures 05.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je remercie M. Grosset du CESE d’avoir répondu à notre invitation. Cette mission d’information transpartisane a été ouverte en décembre 2019. Nous avons mené nombre d’auditions d’universitaires, de représentants d’associations œuvrant contre le racisme, d’acteurs publics et de différents ministères ainsi que les ministres Jean-Michel Blanquer et Élisabeth Moreno. Nous sommes heureux de vous entendre aujourd’hui.

M. Jean Grosset, membre du bureau du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Je vous remercie d’avoir pensé à nous. Le CESE rend des avis sur les questions économiques, sociales ou environnementales. Nous ne traitons pas, de façon transversale, un sujet tel que le racisme. Toutefois, dans le cadre des lois républicaines, nous abordons un certain nombre de questions et avons mis en place des partenariats avec des structures qui peuvent diffuser leurs connaissances à l’ensemble des 80 organisations du Conseil, qui représentent 15 à 20 millions d’adhérents.

Nous sommes en République dans un état de droit. Le racisme comme l’antisémitisme sont des délits condamnables. Malgré cela, le racisme perdure.

Nous traitons de ces sujets dans l’ensemble des questions de la formation professionnelle, du recrutement dans la fonction publique ou du recrutement dans les entreprises. Dans nos avis, nous émettons des recommandations sur les discriminations à caractère racial ou ethnique.

Prenons le sujet des travailleurs détachés. Il y a deux façons de concevoir les travailleurs détachés. Soit on considère « qu’à travail égal, salaire égal » sur un même lieu de travail, soit on considère que le plombier polonais nous embête. En d’autres termes, soit on prend le problème du point de vue de l’intérêt général et réglementaire, ce qui nous conduit à tenir compte de la libre circulation des travailleurs en Europe, soit on dit qu’il n’existe plus de circulation libre en Europe et les étrangers ne viennent plus travailler chez nous.

Lorsque nous travaillons sur les discriminations raciales dans les entreprises, qui sont un sujet extrêmement complexe, nous émettons des recommandations et des rappels, mais nous n’avons pas les moyens de vérifier qu’un CV d’une jeune femme qui s’appelle Samira ou d’un jeune homme qui s’appelle Mouloud n’est pas jeté à la poubelle. Il n’est pas possible de vérifier la promotion des personnes, sinon en ayant leur patronyme, ce qui est interdit en France. Nous n’avons pas les mesures de discrimination positive comme c’est le cas aux États-Unis. Ce sujet de la discrimination raciale en entreprise fait l’objet d’un débat et d’une action quasi permanents.

L’action du CESE s’appuie sur des avis, qui, à chaque fois, rappellent les principes. Et dans le même temps, nous avons des associations qui sont dévolues à cette action contre le racisme et les discriminations. Par exemple, la fondation TF1 qui est dirigée par Mme Samira Djouadi, travaille avec TF1 sur la discrimination dans le domaine des stages pour des garçons et des filles venant généralement de la banlieue et ayant des patronymes d’origine maghrébine ou africaine. Nous avons aussi une radio qui s’appelle Beur FM, présidée par M. Nacer Kettane, qui diffuse sur un périmètre d’un à deux millions de personnes en région Île-de-France et qui réalise un travail considérable de lutte contre les discriminations.

Le CESE émet des recommandations pour que les idées de défense de la République et de la lutte contre le racisme imprègnent nos organisations. À cette fin, nous avons aussi noué deux partenariats. Le premier a été établi avec le palais de la Porte-Dorée, qui abrite le Musée national de l’histoire de l’immigration, avec lequel nous menons un travail sur l’histoire de l’immigration et sur l’origine via un certain nombre d’expositions. Les salariés sont en général sensibilisés, et nous considérons qu’il est très important que les professions libérales, les artisans, ou encore le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) le soient également. Nous avons émis un avis assez important sur les réfugiés, Parcours et politiques d’accueil des demandeurs et demandeuses d’asile dans l’Union européenne en 2018. Cet avis a donné lieu à un travail commun avec le palais de la Porte-Dorée et le ministère des Affaires étrangères. Les recommandations en découlant donnent un état d’esprit général à toutes les organisations composant le CESE.

Le second partenariat a été établi avec la Fondation pour la mémoire de la déportation, intitulé « Mémoire et vigilance ». Dernièrement, nous avons mené un travail avec des philosophes et des chercheurs sur une comparaison entre les années trente et aujourd’hui. Nous avons également réalisé un autre travail sur les femmes dans la déportation avec la délégation aux droits des femmes du CESE.

Nous ne pouvons pas échapper à l’histoire de France. Je pense par exemple à l’ancien président du palais de la Porte-Dorée, M. Benjamin Stora, qui rédige un rapport pour le Président de la République sur la mémoire de la guerre d’Algérie. La France a un passé lourd, en direction de l’Indochine, mais surtout de l’Afrique et du Maghreb. Nous tenons compte de ces questions. Pour la commémoration de la déportation, nous emmenons des responsables de groupes du CESE visiter le camp des Milles. Ce travail de sensibilisation fait partie des valeurs du Conseil. L’an prochain, nous poursuivrons nos actions avec la Fondation pour la mémoire de la déportation. Nous renouvellerons notre partenariat avec le palais de la Porte-Dorée, fondé sur des échanges d’expositions, telles que celle, remarquable, sur l’apport de la musique de l’immigration dans la musique française. Des agents du musée étaient venus travailler avec des membres du CESE.

Nous avons des relations avec 90 conseils dans le monde entier. Nous les avons sensibilisés sur les actions que nous menons sur les discriminations.

Cette démarche ne se pratiquait pas auparavant de façon aussi volontariste mais nous pensons qu’il existe en France un réel problème de discrimination. Si nous ne le réglons pas, il ne faudra pas s’étonner que des indigénistes prennent la main.

Il serait enfin utile que le CESE soit à l’image de la société française. Lors du dernier renouvellement, j’avais joint le Conseil social de l’époque en leur faisant remarquer que la diversité était nécessaire et je pense que cet objectif sera atteint lors du prochain renouvellement.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je vous remercie pour vos propos liminaires. Je propose à Mme la rapporteure de prendre la parole pour des questions que nous soumettrons à votre sagacité.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Les trois axes que vous avez décrits, à savoir les avis, les partenariats et la politique de ressources humaines sont très intéressants.

S’agissant du travail de mémoire, lors de nos auditions au cours desquelles nous avons eu la chance de recevoir de nombreux universitaires, de toutes disciplines, nous sommes revenus systématiquement à la mémoire et à l’enseignement de l’histoire qui se recoupent en partie. Ces questions permettent d’apprendre à se connaître soi-même, à connaître son pays, son passé et ses histoires au pluriel, et par là même à reconnaître les souffrances d’autres Français qui sont issus de diverses origines.

Sur ces points, je me suis demandé comment bien mailler le territoire pour que des lieux de mémoire proactifs soient installés dans le plus d’endroits possibles et accessibles au plus grand nombre, notamment aux enfants dans les écoles et collèges. Il existe des lieux de mémoire sur la question du racisme, sur le colonialisme, sur l’esclavagisme mais le maillage n’est pas forcément suffisant. Avez-vous pu aborder ces différents sujets ?

En ce qui concerne votre politique de ressources humaines, la représentativité de la société française est fondamentale. La diversité apporte une richesse au sein des équipes. Elle représente une vitrine. En d’autres termes, elle propose aux jeunes Français issus de la diversité des modèles de réussite, que ce soit au CESE, à l’Assemblée nationale, dans les bureaux exécutifs des entreprises ou dans les conseils d’administration des grandes entreprises du CAC 40. Ces modèles émergent et sont une source d’inspiration pour toute cette génération.

Au regard de votre rôle spécifique, vous avez insisté sur la richesse de votre réseau et de vos organisations qui composent le CESE et sur lesquelles le CESE s’appuie. Les retours dont nous disposons montrent que les métiers d’accueil et de décision ne sont pas assez sensibilisés au racisme et aux discriminations qu’il engendre. En enlevant leur charge morale aux préjugés, nous aurions la possibilité d’avancer et de faire mieux pour les personnes qui se sentent discriminées. Pourrait-on envisager que ces métiers bénéficient de modules de formation sur ces sujets ? Cela serait utile car tout un chacun, dans sa manière d’accueillir le public ou de prendre des décisions, peut faire subir des discriminations sans forcément s’en rendre compte.

M. Jean Grosset. Pour répondre à votre demande concernant les lieux de mémoire, nous nous trouvons dans un contexte très particulier de montée du populisme et du racisme. L’élection américaine en est la démonstration. Plus nous pouvons faire grossir le nombre de partisans défendant la lutte contre le racisme, mieux c’est. Le combat politique est très fort sur ce sujet, qui n’est pas nouveau en France. Notons que le palais de la Porte-Dorée s’appelait à l’origine le Musée des colonies, puis le Musée de la France d’outre-mer et enfin le Musée national de l’histoire de l’immigration.

Les problèmes d’emploi et les problèmes politiques autour de l’islamisme radical contribuent à l’instauration d’un contexte particulièrement difficile. C’est la raison pour laquelle le CESE est sorti du non-dit. J’ai été très vigilant sur le vote de la première résolution en réunion plénière qui regroupait 233 conseillers et conseillères, ainsi que 80 organisations. Nous nous sommes prononcés clairement contre le racisme et l’antisémitisme.

Des modules de formation sont certainement utiles. Il existe aussi des bonnes pratiques. Par exemple, SOS Racisme travaille avec un certain nombre d’organismes de ressources humaines qui ont des bonnes pratiques dans les entreprises. Dans ces cas-là, il faut partir de l’état des lieux.

Vous avez raison s’agissant du devoir de mémoire. Mais c’est une bataille militante à mener pour défendre ces idées. Prenons l’exemple de l’Algérie qui est intéressant à plusieurs titres. La guerre d’indépendance a bouleversé la France de façon considérable. Les travaux de M. Benjamin Stora font état de sept millions de personnes de la deuxième génération originaires du Maghreb, dont une majorité importante d’Algérie. La plupart de ces jeunes Français s’identifient à la guerre d’Algérie, d’autant plus qu’ils sont discriminés. Je ne parle pas ici des personnes qui menacent la République.

Nous avons trois axes d’action : la lutte contre les discriminations, le devoir de mémoire (à ce titre, le rapport demandé par le Président de la République est très courageux ; Emmanuel Macron est le premier chef d’État, alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle, à avoir reconnu que la colonisation en Algérie était un crime contre l’humanité) et les modules de formation.

Dès lors qu’il existe un vrai danger, il faut que notre réseau militant porte ces idées. Il est très important que ces questions soient partagées, parce que le CESE dispose de cette faculté d’irriguer. Nous n’avons pas de quotas de discrimination positive. Nous n’avons pas un apartheid public, mais un apartheid qui ne dit pas son nom. Lorsque le CESE se renouvellera, je discuterai avec les conseillers sociaux actuels pour que le futur CESE soit à l’image de la société. D’abord, parce que c’est une assemblée très importante. Ensuite, parce que le fait d’avoir davantage de femmes et d’hommes représentant la France telle qu’elle est, à des postes de responsabilité, fait partie de la lutte contre les discriminations. C’est d’ailleurs le cœur de cible d’une dizaine d’associations au CESE.

Il est très intéressant que vous ayez mis en place cette mission d’information. En général, on parle de ce sujet quand un problème important survient. Par exemple, quand la manifestation en lien avec M. Adama Traoré a eu lieu, le conseiller chargé des questions sociales de l’Élysée m’a appelé pour me dire : « et au CESE ? ». Je lui ai répondu qu’il se manifestait uniquement en cas de crise. Le travail doit être mené en continu. Les problèmes d’inégalité et de discrimination ne peuvent pas être réglés en claquant des doigts. Ils sont inhérents à la manière dont l’humanité fonctionne. Il faut savoir que c’est un combat et il faut désormais marquer des points. Nous avons la chance d’avoir un État de droit.

Regardez l’égalité professionnelle femmes-hommes. Qui est contre désormais ? Personne. Comment se pratique-t-elle ? Vous le savez.

Les prochaines élections présidentielles ne sont pas rassurantes. Nous avons en France des forces politiques du Rassemblement National, pour ne pas dire son nom, qui structurent la pensée raciste. On ne peut pas l’ignorer ni déconnecter nos mesures de ce contexte.

C’est pour cette raison que nous avons pris cette décision de sortir du cadre classique, de nouer ces deux partenariats et d’intervenir régulièrement lors de la semaine contre le racisme et l’antisémitisme et lors de la commémoration de la déportation.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez dit : « nous sommes dans un apartheid qui ne dit pas son nom ». Parliez-vous de la France ou des États-Unis ?

M. Jean Grosset. Je parle de la France. J’ai été auditionné à une époque de ma vie par le Conseil représentatif des associations noires de France. Des personnes ne trouvent pas de logement parce qu’elles sont noires. La France est un état de droit. La République est de notre côté, mais les pratiques discriminatoires sont très importantes, ce qui fait que des jeunes femmes ou jeunes hommes de banlieue sont complètement perdus. La fondation TF1 fait un énorme travail avec 150 entreprises. Elle place d’autorité des jeunes qui, sinon, ne trouveraient pas de stage. Quand je dis : « un apartheid qui ne dit pas son nom », j’exagère. C’est une formulation mais c’est quand même un peu vrai. L’égalité n’est pas la même pour tout le monde.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Qu'il y ait des discriminations qui subsistent, on l’entend. Mais dans l’apartheid, il y a une volonté. Je ne suis pas convaincue. Les nombreuses auditions que nous avons menées montrent que ce n’est pas nécessairement une volonté. Ce sont parfois des habitudes de travail de personnes qui sont dans une recherche d’efficacité, de facilité. J’essaie de faire attention à la manière dont on l’exprime, mais je comprends la pensée dont vous voulez témoigner. Je fais très attention au mot apartheid quand il est employé s’agissant de la France.

M. Jean Grosset. Très souvent, on ne traite pas ce problème à la hauteur des enjeux. J’ai commencé ce travail sur les discriminations il y a vingt-cinq ans. Je suis à l’origine syndicaliste. Je fais partie des gens qui ont créé l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). Il y a vingt-cinq ans, on apprenait aux responsables syndicaux à traiter de ces questions. Cela a un peu progressé, mais certaines habitudes sont tenaces. Le patronat essaie vraiment de faire ce qu’il peut sur ce sujet. Il n’existe aucun doute sur la volonté du MEDEF. Mais certaines branches professionnelles ne souhaitent pas embaucher des personnes d’origine étrangère.

Il ne s’agit pas seulement d’habitudes si autant de jeunes ne trouvent pas de stages en raison de leur patronyme. Si l’on veut vraiment régler ce problème, il faut le prendre avec son acuité. Contrairement aux gens qui ont manifesté dernièrement, je ne pense pas que nous soyons dans un état policier. Nous avons des libertés. Mais nous discutons de la question de la discrimination depuis quinze ou vingt ans !

Nous souhaitons insister sur ce sujet car il est très urgent, notamment au regard du contexte politique dans lequel nous nous trouvons. On ne peut pas nier que face à M. Emmanuel Macron, nous avons un parti qui développe des thèses xénophobes et racistes. Nous ne sommes pas en France comme il y a vingt-cinq ou trente ans, lorsque des partis démocratiques s’affrontaient et où ces gens obtenaient 6 % des voix. Aujourd’hui, le candidat de ce parti qui développe de telles thèses affronte le Président de la République. Et regardez l’Europe : M. Matteo Salvini n’est pas arrivé par hasard et en Allemagne, l’Alternative für Deutschland (AfD) est entièrement structurée là-dessus. Il y a effectivement des mauvaises habitudes, mais pas seulement. Des forces politiques structurent cette pensée et qui ont des effets chez les citoyens.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Pour rebondir sur vos propos, monsieur Grosset, cela va certes peut-être un peu loin, vous avez utilisé le terme d’apartheid qui est fort. Néanmoins, je trouve qu’il résonne juste. L’apartheid est le fait de mettre des gens à part. On peut faire le parallèle avec la discrimination hommes-femmes qui existait encore il n’y a pas si longtemps dans le monde politique. La loi imposant des binômes aux conseils départementaux a radicalement changé la situation, même si cela peut être discutable d’imposer des ratios hommes-femmes. Nous avons gagné un certain nombre d’années en prenant une mesure de ce type.

Vous menez une réflexion au sein du CESE pour aboutir à une représentation plus juste de votre organisme par rapport à la population française. Est-ce une piste sur laquelle nous devrions légiférer, afin de ne pas laisser l’initiative aux seules institutions ?

M. Jean Grosset. La question posée est assez complexe. Nous sommes exemplaires sur l’égalité hommes-femmes, parce qu’elle est obligatoire et parce que les délégations du CESE ne sont pas validées si elles ne sont pas paritaires. Tous les postes sont paritaires. Comme nous avons plus d’hommes que de femmes au bureau, les présidents de section et de délégation sont majoritairement des femmes pour compenser le déséquilibre. Cela n’empêche cependant pas les discriminations de continuer à exister de façon larvée et ce sont essentiellement les femmes qui se sont battues pour obtenir un certain nombre d’avancées.

S’agissant des discriminations à caractère racial, on peut difficilement imposer des quotas en France, à la différence des États-Unis. Vous ne pouvez pas bouleverser la République à ce point. Il n’y a donc pas d’autre bataille que la bataille d’opinion et la bataille du militantisme. Au CESE, notre démarche est volontaire.

Dans les entreprises et dans la vie publique, il faut certainement être à l’affût et condamner les discriminations à caractère racial. Mais on ne peut pas calquer ce que l’on a fait sur l’égalité professionnelle hommes-femmes. On ne peut pas ethniciser la réflexion sur l’égalité et le combat contre le racisme. Il y a dix ou quinze ans, de multiples intervenants étaient favorables à la discrimination positive. Nous devons faire avec les lois existantes, mais nous sommes obligés de nous battre. Madame Abadie, vous avez trouvé mon terme un peu fort. Mais quand vous avez un certain nombre de personnes qui ne trouvent pas de travail ou qui ne trouvent de logement, on est en droit de s’interroger. Quand des collèges ou des lycées comportent 90 % d’élèves issus de l’immigration, de deuxième génération, cela signifie qu’il y a un problème.

J’attire votre attention sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une discussion pour convaincre des gens. Il existe des forces politiques structurées qui affirment le contraire de ce que nous disons et qui sont présentes au deuxième tour de l’élection présidentielle. Les personnes qui votent pour ces forces ont en partie un point de vue raciste. Ces questions doivent être traitées en vue de l’élection présidentielle.

En ce qui concerne le Conseil, nous poursuivrons ces partenariats. Nous vous enverrons l’ensemble de nos travaux. J’ajoute que nous avons réfléchi avec le camp des Milles et avec la DILCRAH à former les agents du CESE à la lutte contre l’antisémitisme, comme cela se pratique dans certaines collectivités.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. J’ai une question sur le principe de l’universalisme au regard des différentes formes de racisme. Pourquoi distinguer l’antisémitisme du racisme ? Ne faut-il pas que la cause embrasse tous les peuples ou toutes les personnes qui peuvent subir ces discriminations ? Quel est votre point de vue sur cette question ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous sommes intéressés par vos documents que nous lirons attentivement. Nous avons beaucoup parlé du diagnostic, avez-vous des idées en matière de politique publique ?

M. Jean Grosset. Parmi les éléments de politique publique que nous mettons en avant, nous avons un certain nombre de recommandations pour les écoles et les lycées que nous avons intégrées dans nos avis sur l’éducation. Elles soutiennent la mixité, c’est-à-dire le fait de modifier les cartes scolaires, de veiller au parcours des élèves et au décrochage scolaire, qui est considérablement accentué aujourd’hui. S’agissant de la formation professionnelle et des stages, nous appuyons des associations qui procèdent à la vérification de l’égalité de traitement. Dans les branches et dans les entreprises, nous proposons qu’une politique de ressources humaines portant sur la diversité soit mise en œuvre. Cela implique qu’une personne soit chargée de veiller au respect de la diversité pour l’embauche et le déroulement de la carrière. Ce sont des choses élémentaires, mais qui sont très difficiles à mettre en place. Dernièrement, j’ai été en contact un représentant du MEDEF qui en était convaincu. La personne me disait pourtant qu’elle avait un mal fou, dans telle grande entreprise, à faire en sorte qu’il y ait une personne responsable de la diversité qui ait les coudées franches pour recruter dans certains centres d’apprentissage, dans certaines banlieues.

Pour revenir sur le racisme et l’antisémitisme, je souligne qu’il ne s’agit pas des mêmes histoires. La Shoah, qui repose sur une décision d’exterminer 6 millions de juifs et a pris place dans une guerre effrayante, n’est pas comparable à d’autres crimes contre l’humanité. Au CESE, nous avons organisé un débat sur les femmes dans la déportation. De nombreuses femmes chercheuses ont participé à ce débat. L’une d’entre elles a souhaité conclure sur la répression des Tutsis. Je lui ai dit qu’il ne s’agissait pas de la même situation, même si les deux situations sont horribles. L’antisémitisme répond à un certain nombre de théories et d’objectifs propres. L’antisémitisme est peut-être une forme de racisme, mais il vise la population de religion juive.

Le racisme concerne tous ceux qui ne sont pas comme la population dominante d’un pays. Nous devons traiter toutes les déviances extrêmement graves contre les libertés, et les agressions niant le respect dû à la personne humaine. La mémoire de la Shoah et de la Deuxième Guerre mondiale se traite en tant que telle.

L’enseignement a un rôle important à jouer sur ces questions. Le cas de M. Samuel Paty est un exemple dramatique. Sur un certain nombre de terrains, il ne faut rien lâcher. Dans l’éducation, un travail complet doit être conduit avec les enseignants, la hiérarchie et le ministère de l’éducation nationale pour que cette discussion soit menée dans les établissements scolaires. Le nombre d’enseignants qui ne peuvent pas terminer leur cours sur la Seconde Guerre mondiale en parlant de l’holocauste était très important. Nous observons à nouveau une montée des actes antisémites. En même temps, une discrimination à caractère racial subsiste.

Je crois que rien n’est perdu. Pour preuve, vous avez pris cette initiative très intéressante. En conclusion, nous considérons au CESE que cette question est plus importante à traiter qu’il y a dix ou quinze ans.

Mme la présidente Marie Tamarelle-Verhaeghe. Nous vous remercions, monsieur Grosset, d’avoir participé à notre réflexion. Comme le disait très justement Mme la rapporteure, nous sommes intéressés par vos propositions et retours.

M. Jean Grosset. L’exécutif nous demande de remonter tous les quinze jours les alertes de nos organisations. Cela est très utile au Conseil, car une fois que les principes ont été déclinés, il faut connaître les actions concrètes. Aussi, je vous transmettrai les actions marquantes qu’elles ont engagées sur les sujets qui vous intéressent.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Ce travail sera précieux. J’avais à cœur de faire le pont entre l’Assemblée nationale et le CESE, parce que vous détenez ces informations que nous n’avons pas forcément.

La séance est levée à 18 heures 55.

 

 


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Compte rendu  54    Audition de M. Trevor Phillips, journaliste et écrivain, président du think-tank Runnymede Trust

(Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures 05.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme dans la société française. Madame la rapporteure et moi-même sommes très soucieux de comparer notre expérience nationale avec les approches étrangères.

Nous avons l’honneur de recevoir M. Trevor Phillips, journaliste et écrivain, qui a consacré toute sa carrière à la lutte contre le racisme au Royaume-Uni. Monsieur Phillips, vous étiez dans les années 1990 le président du think-tank en faveur de l’égalité raciale Runnymede Trust ; vous êtes ensuite devenu président de la Commission pour l’égalité raciale et les droits de l’homme et à ce titre, vous avez contribué à l’élaboration de l’Equality Act de 2006, texte fondateur de la lutte contre les discriminations au Royaume-Uni. Vous avez reçu en 2007 la Légion d’honneur pour avoir conseillé le gouvernement français en matière de politique d’immigration.

Notre mission d’information a été créée il y a près d’un an. Nous espérons rendre un rapport en 2021, qui proposera un état des lieux des différentes formes de racisme et formulera des propositions pour mieux combattre le fléau du racisme dans notre société.

Vous êtes l’un des rares dans le monde anglo-saxon, monsieur Phillips, à critiquer le modèle multiculturaliste. En 2016, vous écriviez dans votre ouvrage Race and Faith que « les réticences à évoquer la diversité et ses problèmes risque de conduire notre pays à une catastrophe qui verrait les communautés se dresser les unes contre les autres, les agressions croître, la liberté d’expression disparaître, les libertés civiles reculer et la démocratie libérale se fragiliser ». Vous étayerez peut-être ces propos pour nous expliquer plus au fond le sens de votre critique.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Beaucoup de personnes auditionnées depuis le mois de juin ont évoqué le modèle anglo-saxon. Si nous n’avions pas été touchés par cette deuxième vague d’épidémie, nous serions allés au Royaume-Uni pour y mener une visite de terrain.

Nous avons souvent mentionné le Royaume-Uni car ce pays a connu, comme la France, des émeutes dans les années 1980 et 1990, mais les deux pays n’ont pas réagi de la même manière. Ces événements ont entraîné, au Royaume-Uni, une prise de conscience et une série de décisions qui ont posé des jalons dans la lutte contre le racisme ; de tels jalons n’ont sans doute pas été posés en France.

Nos pays connaissent également d’autres similitudes historiques : ce sont deux anciens pays coloniaux, et ce passé colonial prend une place très importante aujourd’hui dans le discours antiraciste. Cependant, de grandes différences existent : la France est viscéralement attachée à l’universalisme – quoique ce modèle soit aujourd’hui contesté par certaines associations luttant contre le racisme. À l’opposé, le modèle multiculturaliste prévaut au Royaume-Uni, et nous sommes curieux de connaître ses leçons et ses limites.

M. Trevor Phillips, journaliste et écrivain, président du think-tank Runnymede Trust. J’ai travaillé une vingtaine d’années comme journaliste à la télévision et dans la presse écrite. Je suis aujourd’hui le fondateur d’une entreprise d’analyse de données. Je suis également membre-président de l’association Reporters sans frontières et membre d’un think-tank basé à Londres. Pendant une dizaine d’années, comme vous l’avez rappelé, j’ai également été le président de la Commission pour l’égalité raciale et les droits de l’homme.

Dans l’exercice de mes fonctions, je me suis rendu compte de la piètre situation de mon pays. Les personnes appartenant à des groupes ethniques représentent un pourcentage conséquent de notre population. Le Royaume-Uni compte une importante population hindoue ainsi que beaucoup de populations de confessions minoritaires. Parmi elles, l’on trouve des musulmans provenant des Balkans et plus d’un million de personnes d’origine polonaise qui, à mes yeux, devraient être considérés comme un groupe ethnique à part.

Vous m’avez invité à dire quelques mots sur le sujet particulièrement épineux de l’intégration. C’est un problème que nous connaissons tous, mais auquel chacun répond de manière différente en fonction de ses valeurs fondatrices. Aux États-Unis, la liberté individuelle prime sur la cohésion sociale. Cela entraîne aujourd’hui des discriminations entre groupes ethniques. L’Allemagne dissocie les Allemands de souche des autres, notamment les travailleurs immigrés provenant pour une grande partie d’entre eux de Turquie. En France, les idéaux révolutionnaires sont inscrits dans la Constitution. Ces éléments déterminent la façon dont chaque nation aborde la question de la différence raciale, de l’intégration et de l’égalité.

Au Royaume-Uni, notre culture est tout autre. Nous appliquons une philosophie de la liberté qui s’incarne dans la devise « live and let live », c’est-à-dire « vivons et laissons vivre ». Telle communauté peut avoir des comportements ou des coutumes particuliers tant que cela ne porte pas préjudice aux autres. Il s’agit donc d’un « multiculturalisme du laisser-faire ».

Ces dernières décennies, le Royaume-Uni a tiré les conclusions de ce multiculturalisme du laisser-faire. Nous pensons que les personnes contribuent à la vie de la société en y apportant leur talent, leurs valeurs et leur identité communautaire. Le Royaume-Uni dispose de pléthores d’entreprises dirigées par des personnes issues de groupes ethniques, comme les Arméniens qui ont sont à l’origine de résultats économiques extraordinaires. De nombreuses personnalités publiques britanniques sont issues de l’immigration : par exemple, Lewis Hamilton est un coureur automobile de premier plan et sa famille est originaire des Caraïbes ; dans le monde politique, le chancelier de l’Échiquier et la secrétaire d’État à l’Intérieur sont tous deux britanniques d’origine indienne.

Nous nous rendons compte, grâce à nos statistiques ethniques, que certains groupes ethniques réussissent bien mieux que d’autres. Ainsi, les personnes originaires de Chine gagnent en moyenne 20 % plus d’argent que les personnes originaires d’Inde. Dans le milieu éducatif et universitaire, les Asiatiques du Sud-Est ont également d’excellents résultats. En général, nous constatons d’énormes différences, au sein d’un même groupe ethnique, entre ses composantes pauvres et ses composantes riches. Pour ce qui est des résultats scolaires, la différence est de 30 % en moyenne entre les « élèves pauvres » et les « élèves riches » issus de l’immigration. Toutefois, cette différence est beaucoup plus faible parmi les élèves d’origine chinoise, sans que l’on parvienne à expliquer pourquoi. Ce multiculturalisme du laisser-faire a donc bien entraîné quelques résultats positifs.

Il a toutefois également des aspects négatifs. Laisser les gens vivre en communauté n’est pas toujours une bonne solution, car cela peut créer des phénomènes de ségrégation raciale permanente. Dans certaines régions, 90 % des enfants issus de minorités ethniques étudient au sein de classes composées à plus de 50 % d’enfants du même groupe ethnique qu’eux, et, de ce fait, ils ne fréquent que des enfants de leur propre ethnie. Cela est une des conséquences du système que nous avons mis en place et dans lequel les familles peuvent largement choisir l’école de leurs enfants, préférant en général, je n’accuse personne de racisme, je constate un fait, les écoles où les enfants ne feront pas partie d’une minorité. Petit à petit, cela a donné lieu à un cercle vicieux et à des mécanismes de ségrégation.

L’intégration fonctionne moins bien pour certains groupes. Les personnes issues des Caraïbes par exemple se situent toujours au bas de l’échelle éducative, même après trois ou quatre générations, ce qui réduit considérablement leurs possibilités de poursuivre leurs études et d’accéder à des emplois. Il en va de même pour les musulmans pakistanais : leurs salaires sont en moyenne de 12 à 20 % inférieurs à ceux de nos compatriotes.

Par ailleurs, le « laisser-faire » a pu entraîner une forme de tolérance ou de négligence à l’égard de pratiques inacceptables. J’illustrerai mon propos avec l’exemple de la mort de Victoria Climbié. Cette jeune fille, d’origine ivoirienne, avait été placée sous la surveillance de proches de ses parents qui l’ont torturée jusqu’à causer sa mort. Les enquêtes ont ensuite pointé du doigt les défaillances des autorités locales qui auraient pu, à 17 reprises, intervenir et sauver la vie de la petite fille. Ils ne l’ont pas fait car ils ont affirmé, à l’époque, ne pas vouloir interférer avec les pratiques coutumières d’une famille. Il n’a jamais existé, il n’existe pas et il n’existera jamais de pratiques culturelles qui puissent se traduire par des négligences à l’encontre d’un enfant, jusqu’à son assassinat. Mais cette affaire est l’une des conséquences de ce laisser-faire.

Nous constatons également l’émergence de gangs de rue dans lesquels des centaines d’enfants font l’objet de harcèlements, de manipulations, de trafics. Même si de nombreuses affaires liées à ces gangs ont déjà été jugées par les tribunaux, nos médias et nos hommes politiques ont du mal à nommer publiquement la véritable nature de ces gangs. Cela donne l’impression que certains sujets sont tabous. Ainsi, il semble interdit de dire que certaines pratiques, par exemple les pratiques issues de la charia, ne sont pas acceptables dans notre pays. Bien qu’elles soient inacceptables, certains sont prêts à les défendre.

De manière générale, il est considéré comme politiquement incorrect, au Royaume-Uni, de formuler certaines observations à propos de certains groupes ethniques, de peur d’être accusé de racisme. Il est même devenu impossible de faire certaines plaisanteries, même anecdotiques. Un exemple extrême en France, le drame de Charlie Hebdo, a montré qu’il n’est plus possible de parler de certains groupes ethniques de manière satirique. La crainte de dresser les communautés les unes contre les autres a provoqué la mort de la liberté d’expression.

Je souhaite, pour conclure, proposer quelques pistes de réflexions. D’abord, aucune intégration ne peut se faire sans égalité : la société doit, de toute évidence, lutter contre les discriminations et les inégalités avec rigueur et détermination.

Deuxièmement, l’intégration est centrale. Je suis d’origine caribéenne et il m’arrive de me rendre à New York, à Birmingham ou à Paris sans rencontrer une seule personne de la même origine que moi pendant plusieurs semaines. Certaines communautés d’immigrés sont plus isolées que d’autres, sans jamais parvenir à intégrer les valeurs et les principes moraux de la société. J’ajoute qu’on ne peut pas attendre de quelqu’un qu’il s’intègre s’il ne sait pas exactement ce que cela signifie et ce que l’on attend de lui. La plupart des dirigeants de notre monde occidental le comprennent souvent un peu trop tard.

Enfin, je conclurai sur l’épidémie de Covid-19. Nous savons que la Covid n’a pas touché toutes les communautés de la même manière : certaines communautés ont trois à quatre fois plus de risques d’être contaminées que d’autres. Cela peut avoir des incidences sur la manière la plus efficace de déployer une politique de vaccination. Pour réfléchir à ces questions, il faut réunir toutes les informations sur les difficultés rencontrées par les groupes en question, ce qui suppose des statistiques ethniques. Je sais qu’il subsiste, en France, des obstacles constitutionnels à cela. Elles seraient pourtant bien utiles en matière d’emploi, de logement, d’éducation.

Le Président Sarkozy avait fait une proposition en ce sens il y a quelques années et le Conseil constitutionnel l’avait censurée.

Il faut traiter les minorités ethniques non pas comme des victimes mais comme des acteurs de leur propre évolution. Il faut travailler sur le terrain pour que chacun se sente à égalité des autres membres de la société, quelle que soit son origine ethnique.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour votre propos introductif. Il est assez troublant de vous entendre évoquer les effets négatifs du modèle multiculturaliste, notamment quand vous mentionnez la juxtaposition des communautés et la domination exercée dans certains quartiers par tel groupe ethnique. L’apartheid territorial et social que vous décrivez est celui que nous pouvons également vivre en France, alors même que notre modèle est très différent. J’en conclus que le multiculturalisme et l’universalisme peuvent mener aux mêmes effets.

S’il existe des stratégies d’évitement de la carte scolaire au Royaume-Uni, je souhaiterais que vous les abordiez.

Je m’interroge sur les statistiques ethniques, dont on se méfie en France. Je constate qu’elles vous ont été utiles, notamment au regard des informations que vous venez de nous livrer sur l’épidémie de Covid-19. Si l’on superpose les cartes de la densité de l’épidémie avec les cartes de certains départements français qui sont des terres d’accueil de l’immigration, on en arrive aux mêmes conclusions. Les statistiques ethniques pourraient-elles être compatibles avec le modèle français ? Permettraient-elles de décomplexer de manière constructive la parole sur l’immigration ?

Par ailleurs, comment percevez-vous les enjeux migratoires en lien avec la question du racisme ? Dans quelle mesure une maîtrise insuffisante des flux migratoires pourrait-elle contribuer aux difficultés d’intégration que nous connaissons et donc à la montée des discours de rejet ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je m’interroge également sur la carte scolaire.

Ma deuxième question porte sur le logement et la politique de peuplement. La France connaît une histoire d’urbanisation qui a conduit à la « ghettoïsation » de certaines populations. Quand une famille qui y réside réussit, elle quitte ces lieux d’habitation ségrégués qui sont repeuplés par une famille plus pauvre ou plus fraîchement immigrée.

Vous avez également mentionné les tabous, qui concernent aussi bien la liberté de parole que le périmètre d’intervention des services sociaux. Aurait-il fallu que les services sociaux soient du même groupe ethnique que Victoria Climbié pour oser intervenir ?

La méthodologie et l’utilisation des statistiques ethniques sont contestées en France. Le recours aux statistiques ethniques peut se faire de façon anonymisée et pour démontrer une discrimination, mais non pour conduire une politique volontariste ciblant certaines populations.

Enfin, vous avez expliqué que des modèles de réussite existent dans toutes les ethnies. Ces modèles aident-ils vraiment ? J’ai l’impression que nous manquons en France de représentations positives de personnes issues de l’immigration.

M. Trevor Phillips. La question n’est pas tant celle du modèle (universaliste ou multiculturaliste) que celle du décalage entre des idéaux proclamés et la réalité de la société. La société repose sur ce que l’on se promet collectivement.

Je prendrai pour exemple la ségrégation du logement. Les États ont décidé de laisser les immigrés se loger où ils veulent, sans restreindre leur liberté. Cela a favorisé le développement des ghettos. Il y a seize ans, lorsque j’étais président de la Commission pour l’égalité raciale et les droits de l’homme, j’exprimais déjà mes craintes à ce sujet : en raison du multiculturalisme, je craignais que nous permettions aux ghettos de se développer. Or, le Royaume-Uni connaît aujourd’hui une bien plus grande ségrégation ethnique qu’il y a seize ans. Dans son ouvrage Whiteshift (2018), l’universitaire Eric Kaufmann démontrait qu’au cours des sept dernières années, 600 000 Blancs avaient quitté Londres, alors même que la population de Londres avait augmenté. Les communautés ethniques non blanches sont de plus en plus présentes dans les grandes villes mais, paradoxalement, elles ne se mélangent pas avec les Blancs. Cela crée donc davantage de brassage entre les communautés ethniques non blanches, mais en aucun cas de mélange entre les communautés ethniques non blanches et les Blancs. Cette conclusion est troublante dans une société qui se targue d’être cosmopolite.

Sur la gestion de l’immigration, je prendrai l’exemple de l’Allemagne qui a accueilli un million de migrants ces cinq dernières années. Il s’agit d’une réussite, parce que la décision d’accueillir ces migrants a été prise de manière transparente et ouverte et parce qu’elle a été soutenue par des fonds conséquents qui ont permis de financer les parcours d’intégration et les cours de langue. C’est un modèle auquel il faut réfléchir.

Je reviens enfin sur la question des modèles de réussite. Nous avons ce que l’on appelle au Royaume-Uni des « trésors nationaux ». Parmi ces modèles de réussite, il y a des personnes de couleur. Cela permet, comme vous le suggérez, de faire changer les choses.

Je citerai l’exemple d’un quartier très nanti du Nord-Ouest de Londres, qui était également un quartier très blanc ces vingt dernières années. Plus récemment, sa démographie a augmenté du fait de l’installation de familles nanties venues d’Asie du Sud-Est. Ces personnes, d’abord arrivées en tant que migrantes pauvres, ont réussi et ont déménagé afin de vivre parmi leurs pairs. Ainsi, résoudre les questions matérielles ne permettra pas de résoudre les questions d’intégration. Un groupe plus diversifié vaut toujours mieux qu’un groupe moins diversifié, quelle que soit la situation.

Enfin, parfois, la couleur de votre peau ou la langue que vous parlez n’ont que peu d’importance : en effet, si vous représentez l’autorité publique, personne ne veut vous rencontrer. Il faudrait que l’État reflète la situation du pays dans son ensemble, plutôt qu’il soit ressenti comme si éloigné et si différent des populations.

À propos de la carte scolaire, le Royaume-Uni devrait surveiller la composition ethnique de chaque établissement scolaire, afin d’éviter certains déséquilibres que l’on peut observer. D’où, encore une fois, l’importance des statistiques ethniques.

Mme Michèle Victory. J’ai vécu deux ans à Manchester et j’ai l’impression que l’intégration se fait au Royaume-Uni plus facilement qu’en France. Les discriminations sociales m’ont davantage marquée que les discriminations ethniques. À mon sens, le Royaume-Uni dispose de symboles qui permettent davantage d’unir sa population autour de l’appartenance à la nation britannique.

L’immigration ancienne, notamment en provenance de l’Inde et du Pakistan, est acceptée comme une composante à part entière du paysage social britannique. Cela est peut-être différent pour les vagues d’immigration plus récentes.

M. Trevor Phillips. Je me permets d’ajouter un mot sur la France, où j’ai longtemps résidé. En 40 ans, je n’ai jamais eu l’impression d’être méprisé ou subir des comportements négatifs en raison de mon origine raciale.

Je comprends tout à fait votre sentiment, madame Victory – mais c’est une impression que ne partageraient pas nécessairement les personnes issues de groupes ethniques vivant dans de petites villes ou villages britanniques. Comment intégrer les personnes dans leur lieu de vie ?

Malgré des progrès généraux, il demeure un « plafond de verre » pour les minorités ethniques. Si vous observez les services publics de santé au Royaume-Uni, vous remarquerez qu’une grande proportion du personnel – un tiers pour les médecins – n’est pas blanche ; en revanche, le sommet reste blanc, un peu comme une montagne en été (le phénomène dit du snowy peak). Dans le système universitaire, seuls quelques professeurs ne sont pas blancs. Dans la première ligue de football, 35 % à 40 % des joueurs sont issus d’Afrique ou du Moyen-Orient. Parmi les vingt équipes de la ligue en revanche, seul un entraîneur n’est pas blanc.

Énormément de rapports, de documents, de sujets traités dans les médias relatent la violence subie par les personnes victimes de racisme. Cela est vrai – cependant, le véritable problème réside dans la possibilité de promotion professionnelle. Notre société est divisée et ceux qui se situent du « mauvais côté » nourrissent du ressentiment, à l’origine parfois d’évènements tragiques Ces événements continueront à se produire tant que ces personnes auront le sentiment que la société ne leur offre pas la chance d’occuper la place qui correspond à leurs ambitions et à leurs compétences. Ils ont l’impression que la seule façon pour eux de s’en sortir est d’écraser la société et la démocratie qui ne leur ont rien apporté de bon. C’est le problème le plus urgent auquel font face la plupart des sociétés occidentales.

M. le président Robin Reda. Merci des éléments de comparaison passionnants que vous nous avez apportés.

La séance est levée à 10 heures 05.

 

 


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Compte rendu  55    Audition de M. Kofi Yamgnane, ancien secrétaire d'État aux affaires sociales et à l’intégration

(Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 10 heures)

La séance est ouverte à 10 heures 05.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme dans la société française.

Nous avons l’honneur de recevoir M. Kofi Yamgnane, ancien secrétaire d’État aux affaires sociales et à l’intégration pendant le second septennat de François Mitterrand, d’abord auprès de Jean-Louis Bianco, que nous avons reçu, puis de René Teulade. Votre présence à ces postes et à ce niveau de responsabilité a marqué l’histoire de nos gouvernements. Votre parcours est exceptionnel et rare dans notre République, et a permis l’arrivée de personnes de couleur à des postes visibles. Vous êtes natif du Togo. Après avoir exercé vos fonctions ministérielles, vous avez été député de la sixième circonscription du Finistère pendant de nombreuses années. Des parcours d’intégration tels que le vôtre sont exemplaires et inspirants pour la nation.

Nous aimerions que vous partagiez avec nous votre expérience et que vous analysiez avec recul la thématique du racisme, qui se lie aux enjeux d’éducation, de mémoire, de lutte contre les discriminations, d’accès aux charges publics, aux emplois, au logement.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Notre mission est très délicate, et revêt une grande utilité en regard de l’actualité. Avant toute chose, je souhaiterais que nous revenions sur l’aspect de modèle. Ensuite, je note un écueil important. Il convient d’éviter de considérer que la lutte contre le racisme légitimerait de fait le communautarisme. Nous veillerons à ce que notre rapport et nos propositions ne tombent pas dans cet écueil. Je souhaiterais enfin parler avec vous d’intégration, sujet que vous connaissez parfaitement.

M. Kofi Yamgnane, ancien secrétaire d’État aux affaires sociales et à l’intégration. Je ne suis pas un spécialiste du racisme, je ne suis pas sociologue, je ne suis pas un homme politique. Je suis un technicien, je suis un ingénieur diplômé de l’École des mines. Je vivais et travaillais dans le Finistère. Les habitants m’ont demandé de me présenter à l’élection municipale – je n’y ai d’abord pas cru. Ils m’ont convaincu et j’ai été élu maire de ce village. Je ne peux parler que de ce que j’ai vécu.

J’ai toujours vécu en campagne. Je n’ai pas vécu en ville et je n’ai pas fait l’expérience du racisme de manière aussi dure que les gens la racontent. Je suis fils de paysans venus du Togo. Je vis dans une région agricole et je crois en les civilisations paysannes. Si j’observe mes administrés travailler, ils n’ont pas besoin de venir m’expliquer leurs problèmes – je les connais car je suis issu de la même culture agricole qu’eux. Cela a beaucoup participé à mon intégration, une intégration douce qui a pris son temps. J’ai épousé une Bretonne et je suis chrétien baptisé. Tout cela a dû contribuer, chaque élément en ses moyens, à cette intégration.

Je continue à dire et à penser, contrairement à ce que les indigènes de la République et d’autres veulent dire de la France, que la France n’est pas un pays raciste, j’insiste. Dire qu’il y a des racistes en France – rien n’est plus normal. Il y a aussi des racistes au Togo, en Algérie, en Turquie ou en Chine. Dire que la France est un pays raciste est une injure. La République Française est construite sur la diversité. La France est un carrefour géographique, historique et culturel. Aucune institution en France n’est raciste.

Il y a des racistes en France, oui. J’en ai connu quelques-uns quand je résidais en ville. J’ai vécu une expérience navrante lorsque j’étais étudiant à l’École des mines. Mes camarades de promotion me disaient : « Dans les couloirs noirs de la cité universitaire, on ne te voit pas, sauf quand tu souris ». Ce n’est pas spécialement injurieux. J’ai été suffisamment formé à l’école de la République et je dispose d’une force mentale suffisante pour tourner en dérision ce genre de situations. Cela n’est pas extrêmement grave.

Qu’un Blanc soit surpris de rencontrer une personne noire – cela ne m’étonne pas. J’en ai fait l’expérience dans un village reculé du Finistère. J’ai poussé la porte d’un bistrot ; la patronne s’est précipitée pour refermer la porte sur moi et m’empêcher d’entrer. Elle venait de voir le diable en personne ! Elle n’avait jamais vu de Noir. Les habitants de ce village ont ensuite voté pour m’élire député ! La première fois que ma femme est venue dans mon village natal, là-aussi, les enfants couraient et pleuraient, stupéfaits. Ce genre d’étonnement, de situation, n’est pas grave et ne doit pas être stigmatisé comme le mépris que l’on peut théoriser. C’est quand il devient un comportement systématique qu’il est grave.

C’est en effet quand j’ai été élu maire que j’ai compris ce qu’était le racisme. J’ai lu les courriers que m’adressaient les administrés : « Espèce de sale nègre », « Espèce de singe », « Gros singe noir », « Remonte dans tes arbres », « Retourne chez toi, crois-tu pouvoir commander dans un pays de Blancs ?». J’ai reçu six cartons de courriers comme ceux-là. J’ai alors compris qu’il y avait des racistes en France. Puisqu’il s’agissait de courriers anonymes, je n’ai pas pu leur répondre et confronter mes idées avec les leurs. C’est pourquoi j’ai décidé cet été d’écrire un livre pour adresser une réponse collective à toutes ces personnes racistes qui m’ont écrit. Ce livre sera édité très bientôt. Je lutte, comme je peux, avec les moyens à ma disposition, pour que les hommes apprennent à accepter celui qui est différent. Je ne veux pas convertir tous les Français à la conduite non-raciste. Mais je veux apporter ma part. Pour cela, je suis très heureux de participer à votre mission.

M. le président Robin Reda. Merci monsieur Yamgnane. Comment percevez-vous les évolutions de ces trente dernières années, entre la période pendant laquelle vous avez travaillé au gouvernement de la France et le contexte actuel ? Estimez-vous qu’il y a plus de racisme dans la société aujourd’hui que par le passé ? Ou le racisme est-il rendu plus visible, en raison notamment de l’avènement des réseaux sociaux ? Il s’agit de connaître votre sensibilité au contexte.

Ensuite, en 2008 se sont tenus deux débats sur l’identité nationale et la réforme constitutionnelle. Le ministre de l’intégration de l’époque, Brice Hortefeux, avait créé une commission pour réfléchir à la politique des quotas d’immigration. Vous étiez membre de cette commission ; quel souvenir en gardez-vous ? Quel regard portez-vous sur la politique d’intégration, qui est forcément une part de la politique migratoire, menée aujourd’hui dans notre pays ? Participe-t-elle d’une meilleure compréhension de la rencontre avec les nouveaux arrivants et de la lutte contre les discriminations ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous en parliez, les sociologues relèvent que la France enregistre des records en matière de nombre de mariages mixtes. Cependant cela n’est pas suffisant pour générer une mixité réelle. La politique de peuplement est sûrement également fautive. Arrivons-nous à faire émerger suffisamment de modèles, qui doivent pouvoir s’exprimer et être entendus ? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, différentes sortes de modèles ? Notre mission a également reçu Lilian Thuram. Nous avons entendu les propos d’Omar Sy. On voit aussi qu’un autre modèle de réussite que le vôtre existe, tenant parfois des propos très durs à l’encontre de nos institutions, très critique à l’égard de notre société, légitimement d’ailleurs à bien des égards. On peut regretter que cela ne permette pas d’entraîner, dans un creuset républicain comme vous le faites, plus de personnes.

Enfin, vous avez institué la cérémonie de naturalisation française. Cela est très précieux pour sacraliser ce moment, cette nouvelle ne devant pas arriver par courrier. Auriez‑vous eu envie de mettre en place d’autres mesures de cet ordre et vous n’avez pas pu le faire, faute de temps ?

M. Kofi Yamgnane. Je répondrai d’abord à votre interrogation sur les différences que je relève entre le moment où j’étais aux affaires et aujourd’hui. L’on ne peut pas dire que la société française est plus ou moins raciste en 2020 qu’en 1991. Je ne crois pas qu’il y ait une différence de quantité ou d’intensité de racisme. La différence est que par le passé, les racistes étaient anonymes. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. En 2013, Christiane Taubira s’est rendue à Angers. Une petite fille sort des rangs et lui tend une banane, sous les yeux rieurs de ses parents, en disant : « Pour qui la banane ? Pour la guenon ». Cet événement dit bien que le racisme ne se cache plus ! Je rends responsable de cette idéologie le Front National, qui porte aujourd’hui le nom de Rassemblement National. Il a banalisé le racisme qui, pour la République Française, n’est pas une opinion comme les autres – le propos raciste constitue un délit, puni par la loi.

J’ai participé à la commission souhaitée par le président Nicolas Sarkozy et créée par Brice Hortefeux. Plusieurs questions principales se posaient. D’abord, est-il possible d’instaurer des quotas d’immigration ? Ensuite, est-il possible de mettre en place un tribunal pour juger rapidement les migrants en situation irrégulière et les reconduire tout de suite chez eux ? Enfin, si tout cela n’est pas possible, peut-on modifier la Constitution pour rendre cela possible ? J’ai estimé, en mon âme et conscience, et compte tenu des responsabilités que j’ai exercées dans ce pays, que mon rôle était de participer à cette commission. J’ai été à l’époque fortement critiqué par mon parti politique, le parti socialiste, pour avoir prêté mes compétences à un gouvernement de droite. J’estime que j’ai donné toutes mes compétences à la France, à mon pays. J’étais le seul socialiste encarté à participer à cette commission, et j’ai pu mesurer mon influence sur les débats, notamment en expliquant ma position sur les quotas. Les quotas me semblaient être trop compliqués à instituer. S’agissant du tribunal pour juger les migrants en situation irrégulière, cela était tout à fait inconstitutionnel – il y a bien longtemps déjà que la France ne dispose plus de tribunaux d’exception. Au final, la réponse apportée à toutes les questions posées a été négative. J’étais très satisfait d’y avoir participé. Je ne souhaitais pas défigurer mon pays, la République née en 1792.

Existe-t-il un modèle d’intégration ? Je ne le crois pas. Quand j’ai été élu maire en 1989, aucun autre maire n’était noir ou issu de la diversité. Dans ma grande naïveté, j’ai cru qu’ils seraient très nombreux six ans après, en 1995 – puisque j’allais montrer l’exemple, j’allais montrer qu’un immigré noir venu de la brousse du Togo pouvait gérer une commune française. Je me suis rendu compte qu’en 1995, il n’y avait pas davantage de maires noirs. Je me suis présenté à nouveau pour montrer que mon élection n’était pas un accident.

Nous avons pu penser que les mariages mixtes pourraient faire évoluer la situation. C’est vrai, mais cela n’est pas suffisant. L’école a un rôle absolument essentiel à jouer. L’école enseigne l’histoire, la morale, le civisme, la tolérance. Du jour où je suis allé à l’école, j’ai compris son importance. L’école a mis le globe terrestre à mes pieds. L’école a mis à ma disposition la rencontre, le dialogue, la conversation avec toutes les autres cultures du monde. La République Française m’a donné l’occasion de mener toutes ces rencontres et je ne l’en remercierai jamais assez. Elle m’a beaucoup enrichi. Je me sens plus riche aujourd’hui à la fois que le Togolais né en 1945 et resté au Togo, et que le Français né en 1945 et resté en France.

Il est exact que j’avais demandé et obtenu du Président Mitterrand de créer une cérémonie de naturalisation des étrangers. J’ai été, pour ma part, naturalisé dans des conditions tout à fait étonnantes. En 1976, quand mon fils est né, je me suis rendu compte que toute ma famille était française, sauf moi. J’ai donc demandé à devenir français. J’ai envoyé mon dossier de demande de naturalisation au ministère des affaires sociales. Des agents ont sillonné le village pour interroger les paysans, les commerçants. Puis, un jour de 1977, je reçois dans ma boîte aux lettres ma confirmation de naturalisation. Cela était absolument étonnant. Une fois aux affaires, j’ai souhaité créer une cérémonie pour célébrer le changement de statut des naturalisés et, pour ne pas les stigmatiser, j’ai souhaité que tous les jeunes Français qui atteignent l’âge de 18 ans y participent également. La cérémonie à la préfecture permettait de jouer la Marseillaise, d’expliquer ce que signifie la République, de remettre une carte électorale à tous les jeunes Français de 18 ans et de remettre une carte nationale d’identité à tous les étrangers qui venaient d’être naturalisés. Cette cérémonie marque le changement de statut. L’appartenance à la France donne des droits mais aussi des devoirs. Cette cérémonie a été supprimée très tôt après mon passage aux affaires et cela est très dommage.

Lorsque j’étais aux affaires, j’avais en effet formé beaucoup de projets qui n’ont pas pu aboutir. Je souhaitais mener un travail important sur l’esclavage, afin que les gens comprennent que l’histoire de la France ne peut s’écrire sans prendre en compte l’esclavage ni l’immigration. J’ai créé à cette fin la Fondation pour l’intégration républicaine, qui a mené plusieurs actions.

Mme Sabine Rubin. Merci monsieur Yamgnane pour votre témoignage. Madame la rapporteure a évoqué les jeunes, comme Omar Sy, qui réussissent et se sentent racisés. J’ai bien entendu que la France n’était pas raciste – certains Français le sont, mais la République ne l’est pas. Pour autant, des jeunes se sentent aujourd’hui racisés et se disent victimes d’un racisme institutionnel. Nous travaillons sur l’émergence de nouvelles formes de racisme, c’est-à-dire sur l’évolution de la société en la matière. Qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, vous avez affirmé qu’il n’y a pas de modèle d’intégration. Ce modèle dépend-il seulement d’une personne, comme vous-même, qui s’intègre ?

Mme Michèle Victory. Vous avez témoigné de votre expérience et du fait que la ruralité vous avait facilité la tâche, car vous vous sentiez proche de la terre et des personnes qui partageaient le même intérêt. La France n’aurait-elle pas le moyen d’accueillir dans ses petites villes et villages des immigrés et des demandeurs d’asile ? Chacun pourrait accepter d’accueillir une ou deux personnes, et leur offrir un toit et de la terre. Par ailleurs, il me semble qu’une des promesses de campagne du Président Mitterrand était d’accorder le droit de vote aux étrangers. J’ai du mal à comprendre pourquoi cette promesse, qui est sans cesse repoussée, est si difficile à mettre en place. L’accord du droit de vote ne participerait-il pas à l’intégration, en donnant l’occasion à chacun de participer aux décisions collectives ?

M. Kofi Yamgnane. J’ai vu et j’ai compris que les jeunes se sentent racisés. En 2018, la France participait à la Coupe du monde de football en Russie. Je me suis rendu en banlieue pour assister à un match avec les jeunes et observer leurs réactions. La France affrontait ce jour-là la Belgique. Je leur ai demandé : « Quelle équipe soutenez-vous ? ». Ils ont répondu par le silence. L’un d’entre eux finit par me répondre qu’il regarde le match et ne soutient personne. J’étais très étonné de sa réponse. Nous n’aurions jamais entendu une telle réponse en 1998. En 1998, tous les jeunes étaient Français et soutenaient la France, sans aucune hésitation. Karim Benzéma dit, selon ses propres mots : « Quand je marque des buts, je suis Français ; quand je n’en marque pas, je suis un Arabe ». Cela veut dire quelque chose ! C’est cela se sentir racisé. Ces jeunes aiment la France, mais la France leur offre les petits boulots, le chômage et le mal-logement. Je leur explique que ce n’est pas cela : ce n’est pas parce qu’un employeur, un préfet ou un directeur départemental du logement vous refuse un emploi ou un logement que la France vous le refuse.

L’éducation est essentielle pour que la tolérance gagne et donner des réponses à toutes ces questions. Les jeunes se sentent racisés. Mes enfants sont métisses, mais on les qualifie de Noirs. Quand Obama est devenu président des États-Unis, on a dit qu’un Noir était devenu président. Pourquoi dit-on qu’il est noir ? On pourrait tout aussi bien dire qu’il est blanc, puisqu’il est métis. Mes enfants ont parfaitement bien réussi dans leur vie, ma fille étant une gynécologue renommée, et mon fils, ingénieur en informatique, est sorti de l’École nationale supérieure de techniques avancées. Mais il est parti travailler aux États-Unis car le patronat ici n’a pas accepté d’embaucher un métis. Il faut comprendre que le racisme est partout dans la société française. Dans la famille également : combien de lettres ai-je reçues de jeunes femmes dont les parents s’opposaient à un mariage mixte, ou même cette jeune femme enceinte, dont l’ami était Gabonais, racontant la réponse de sa mère lui disant d’avorter du « petit singe » qu’elle portait ! Je n’ai rien inventé, j’ai ce courrier ! Les gens me témoignent de cela ! Ainsi le racisme est-il présent dans le travail, dans la famille, et en politique.

J’ai remarqué que la dernière législature est, pour la première fois, composée d’une grande diversité. Avant cela, il n’y avait aucune diversité. Les partis politiques eux-mêmes considèrent qu’attribuer une circonscription à un Noir ou un Arabe revient à la perdre. Les partis politiques sont très en retard par rapport aux Français à ce sujet. Pour preuve, je ne me serais jamais présenté aux élections dans mon village si les habitants ne me l’avaient pas demandé. Le peuple de France est très avancé. Certes, j’ai reçu des lettres anonymes injurieuses. Mais que représentent mes six cartons de courriers, ces 500 lettres, sur les 70 millions de Français ? Il faut savoir relativiser les choses.

Sans doute me suis-je mal exprimé quand j’ai évoqué les modèles d’intégration. Bien sûr qu’un modèle d’intégration existe en France : il s’agit du modèle républicain, qui ne considère pas les communautés, mais les individus. D’autres modèles existent à l’étranger.

Le fond de ma pensée était que je n’incarne pas un modèle. Non, je ne suis pas un modèle. Si j’avais été un modèle, lorsque j’ai été élu, alors beaucoup d’autres élus issus de la diversité m’auraient suivi. Ma conviction profonde est qu’une réussite n’est pas individuelle, elle ne peut être que collective. Je pensais pouvoir entraîner beaucoup d’autres personnes derrière moi, mais cela n’a pas été le cas. J’ai échoué à cette tâche, et en ce sens, je dis que je ne suis pas un modèle.

Je reviens sur la problématique de l’accueil en campagne. Certains, dont de mes amis sont très … « sensibles » au nombre de personnes qu’ils perçoivent comme étrangères autour d’eux, tout en disant ne pas être racistes. Je suis arrivé ici en 1973 et je suis toujours le seul immigré dans le village. Les gens ne me voient plus noir. Qu’Harlem Désir vienne ici après mon élection avait d’ailleurs férocement vexé les gens qui me considèrent non pas comme Noir mais comme citoyen de Saint-Coulitz. Voilà le type de situations que j’ai vécues.

Si des personnes issues de l’immigration ou demandeurs d’asile pouvaient s’installer dans des villages français, cela permettrait d’absorber beaucoup des nouveaux arrivants. 75 % de nos 36 000 communes sont des villages. Cette solution permettrait de loger beaucoup de personnes et cela poserait beaucoup moins de problèmes que ce que nous vivons aujourd’hui ; mais cela ne se fait pas. Quand j’avais formulé cette proposition lorsque j’étais aux affaires en 1991, l’on m’avait répondu qu’il y avait trop peu d’emplois à la campagne. Mais on peut très bien vivre sans avoir de travail – j’ai un lopin de terre qui me permet de cultiver si je n’avais pas les moyens d’acheter. Il y aurait une plus grande fluidité des relations entre les hommes.

Le droit de vote aiderait beaucoup à l’intégration. Je suis un militant du parti socialiste et je me suis battu, aux côtés de François Mitterrand, en faveur de cette mesure. Nous n’y sommes pas arrivés. L’on m’a toujours opposé que l’opinion n’était pas prête. Mais Mitterrand a aboli la peine de mort alors que l’opinion n’était pas prête. Quand on veut, on peut. Jean Jaurès disait : « Là où il y a la volonté, il y a un chemin ».

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, monsieur Yamgnane, d’avoir pris le temps de nous répondre et de nous exposer votre témoignage. Au-delà des travaux que nous pouvons mener, il est important d’avoir la parole de personnes telles que vous qui se sont confrontées à l’exercice des responsabilités. Je prends vos propos comme un excès de modestie et tenais à souligner en conclusion que je vous avais trouvé trop dur avec vous‑même !

La séance est levée à 11 heures 05.

 

 


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Compte rendu  56    Audition de M. Michael Lockwood, directeur général de l’Independant Office for Police Conduct (IOPC) du Royaume-Uni

(Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 11 heures)

La séance est ouverte à 11 heures 10.

M. le président Robin Reda. Nous avons l’honneur d’entendre Michael Lockwood, directeur général de l’Independant Office for Police Conduct (IOPC), équivalent britannique de l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN).

Cette mission d’information se donne pour objectif de dresser un état des lieux des différentes formes de racisme dans la société française. Nous nous appuyons pour cela naturellement sur des expériences européennes et internationales. Même si nos travaux ne portent pas exclusivement sur le racisme dans la police, nous sommes nécessairement amenés à aborder ce sujet, mis en lumière par l’actualité aux États-Unis puis en France.

Nous sommes intéressés par la manière dont le Royaume-Uni a réussi à mettre en place un service d’inspection reconnu pour son indépendance et son efficacité. Tenant compte des spécificités du rapport qu’entretient la société britannique aux communautés, ce service fait référence en matière d’impartialité.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous ne voulons bien évidemment pas faire d’amalgame entre police et racisme, mais suffisamment de manifestations ont lieu dans la rue pour étudier précisément la question du racisme et de la police. La création de l’IOPC est relativement récente : pouvez-vous nous en expliquer la genèse ?

M. Michael Lockwood, directeur général de l’Independant Office for Police Conduct. Tout d’abord, permettez-moi de retracer la genèse de l’IOPC. En avril 1993, la confiance du public envers la police a été mise à mal à la suite de la mort de Stephen Lawrence dans le cadre d’un contrôle de police. À l’époque, le ministre de l’intérieur avait mis en place une commission d’enquête parlementaire. Son rapport avait souligné un certain nombre de dysfonctionnements au sein des services de police, aboutissant notamment à la recommandation de créer un organe indépendant. En 2004 a été mise en place l’Independent Police Complaints Commission, mais cette structure s’est rapidement révélée insuffisante malgré le renforcement des financements.

Depuis cette époque, le nombre de dossiers traités a augmenté. La structure de base de l’IPCC, composée de 6 commissaires, s’est révélée trop restreinte. Elle était dépassée et ne fonctionnait plus.

En 2018, nous avons décidé de revoir complètement cet organe et de concentrer les pouvoirs aux mains d’un directeur général. En tant que directeur général, je suis entouré d’un comité exécutif composé de six membres et d’un bureau dont le rôle est de m’aider et de remettre en question mon travail. L’IOPC émet ses recommandations dans un cadre réglementé. La compétence de l’IOPC couvre toutes les forces de police de Grande-Bretagne et du Pays de Galles, soit environ 130 000 policiers. Nous employons plus de 1 000 salariés et disposons de bureaux locaux dans tout le territoire national.

Nous sommes compétents pour traiter toutes les accusations de dommages corporels ou de blessures perpétrées par les forces de police, en cas de décès des suites d’interventions policières, et, de manière générale, pour tous les comportements déplacés et pratiques illicites au sein de la police (corruption, etc.). L’année dernière, nous avons ouvert 718 nouveaux dossiers. Chaque enquête se conclut par un rapport. Si nous estimons que les pièces du dossier donnent matière à engager une poursuite pénale, nous le transférons à une institution judiciaire qui décidera, en toute indépendance, de l’opportunité d’engager des poursuites. Il nous arrive aussi de renvoyer l’affaire à la police pour qu’elle applique elle-même des sanctions disciplinaires (un blâme ou un licenciement, par exemple). La personne poursuivie est alors auditionnée par les services de police. Quelquefois, nous constatons que le policier n’a pas véritablement agi de manière répréhensible, mais il doit être rééduqué, remis sur le droit chemin.

Aux yeux de l’IOPC, une plainte est l’expression d’une insatisfaction envers les services rendus par les forces de police. Le périmètre des plaintes est très conséquent. La faculté de faire appel est ouverte aussi bien au plaignant qu’aux forces de police. Chaque plainte, dont il est établi qu’elle est fondée, bénéficie ainsi d’une enquête et d’un droit d’appel. Près d’un tiers des plaintes déposées l’année dernière a abouti à une enquête et à des poursuites.

L’IOPC est aussi composée de représentants de la police (environ un quart des effectifs), mais ceux-ci n’occupent aucun des postes exécutifs et décisionnaires. J’ai été nommé par la reine d’Angleterre et je suis indépendant du gouvernement. Cela ne nous empêche pas de passer du temps sur le terrain, dans les commissariats, afin de discuter avec des officiers de police et de comprendre de l’intérieur la pression à laquelle ils sont confrontés. Cela permet de resituer les incidents dans leur contexte.

Il est important que la police discute avec les jeunes, avec les Noirs et les personnes issues des communautés ethniques pour instaurer un climat de confiance réciproque. Il existe aussi au Royaume-Uni ce que l’on appelle le « délit de sale gueule ». Les policiers arrêtent des personnes sans raison valable, simplement parce qu’elles se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment – surtout quand elles sont issues de l’immigration. Ce sont ces mêmes personnes qui sont aussi plus souvent victimes du taser. Quand un dysfonctionnement se produit de manière intentionnelle, les policiers doivent rendre des comptes ; il est important que ce processus soit caractérisé par la transparence et la responsabilisation des forces de police. Nous remplissons également une mission préventive, permettant aussi d’éviter l’usure morale des forces de police qui se traduit par un taux de suicides très élevés en leur sein.

Depuis deux ans, je fais en sorte que l’IOPC passe plus de temps auprès des jeunes issus des communautés notamment ceux qui sont connus des services de police et de la justice, pour comprendre leurs préoccupations et instaurer un climat de confiance avec la police. Nous avons notamment travaillé avec les jeunes des communautés africaines. Nous avons évoqué ensemble la confiance, les contrôles, les fouilles et la question du « racisme institutionnel ». En deux ans, nous sommes parvenus à de très bons résultats et à regagner un certain niveau de confiance des populations, en particulier d’origine africaine. Nous partions quasiment de zéro. Nous avons également amélioré la rapidité de nos actions. Les retours de nos personnels sont aussi excellents. Depuis, l’autorité de la police est mieux respectée qu’auparavant.

M. le président Robin Reda. Ma question porte sur l’organisation de votre institution de manière à garantir son indépendance. En France, l’IGPN est dirigée par un commissaire de police et composée essentiellement de forces de police. Paradoxalement d’ailleurs, cela peut la conduire à adopter une conduite plus dure afin de montrer son impartialité.

Comment êtes-vous parvenu à une réelle indépendance et comment expliquez-vous que ce modèle qui suscite l’admiration soit finalement peu reproduit en Europe ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez évoqué à de maintes reprises la confiance : rétablir le lien de confiance entre la population et sa police est une préoccupation principale dans votre mission. En Angleterre, il faut consentir à la police pour qu’elle soit efficace, ce qui lui permet de gagner le respect de la population. En France, nous aurions peut-être tendance à voir les choses de manière inverse.

La France connaît de nombreuses situations de contrôles d’identité contestés. Existe‑t‑il des alternatives au contrôle d’identité ? De la même manière, existait-il au Royaume-Uni des pratiques qui n’étaient pas tolérées ou qui étaient perçues comme discriminantes par ceux qui les subissaient, et si oui, comment avez-vous réussi à changer ces pratiques ?

M. Michael Lockwood. Vous avez questionné l’indépendance de notre inspection. Cette question est de toute première importance ; elle a ses défenseurs et ses détracteurs. Ce qui nous semble le plus important est d’insuffler parmi les forces de police un sentiment de responsabilité à l’égard des communautés, principalement les communautés noires.

Comment faire savoir aux populations que les contrôles sont indépendants et impartiaux ? Il faut pour cela instaurer de la confiance, de façon à ce que si une intervention se passe mal ou si un acte délibéré est établi, le public ait la garantie que les personnes concernées soient tenues responsables de leurs actes. L’indépendance est garantie par le fait que le directeur de l’IOPC ne peut avoir travaillé pour la police et j’ai appliqué la même règle à mes équipes afin que nous n’apparaissions pas comme étant partiaux face aux affaires. Les anciens policiers travaillant pour l’institution (de 20 % à 25 % des fonctionnaires de l’IOPC, ce qui est relativement peu), qui mènent des enquêtes, n’ont pas de pouvoir de décision. Je réponds directement au Parlement, qui peut à tout moment me demander de rendre des comptes sur mon travail. Ces choix d’organisation expliquent que notre organisation bénéficie d’une grande confiance de la part du public.

La face négative de cette médaille est que nous sommes des cavaliers solitaires. Nous travaillons seuls et ne pouvons pas satisfaire tout le monde. Nos détracteurs prétendent que nos enquêteurs ne sont pas assez qualifiés. Bien sûr, l’indépendance ne signifie pas que je sois entièrement coupé des forces de police : je réfute cette idée car je suis en contact avec les directeurs généraux et les policiers pour comprendre les défis et les pressions auxquels ils sont confrontés. Il s’agit pour moi de gagner la confiance et le respect, à la fois du côté de la population et du côté de la police. Je ne veux pas être considéré comme un lointain satellite.

Vous m’avez également interrogé sur certaines pratiques soupçonnées de discriminations raciales, comme les contrôles au faciès. Au Royaume-Uni, le mouvement Black lives matter a largement relayé les préoccupations des communautés. Une majorité de policiers fait bien son travail et est soucieuse du bien-être des populations, mais je dois être informé des dysfonctionnements éventuels. Nous appliquons au Royaume-Uni le concept de la proportionnalité : les réactions des forces de police doivent être proportionnées par rapport au cas qu’elles traitent. Les discriminations raciales au sein de la police existent, j’ai pu le constater. La police est majoritairement blanche, seules 8 % à 10 % des forces de police britannique sont issues de communautés ethniques, et cette proportion est plus faible encore chez les directeurs généraux : la police ne reflète donc pas les communautés qu’elle est censée servir. Cela provoque beaucoup de mépris. Les officiers de police noirs sont plus rarement promus que les autres : seulement 9 directeurs généraux noirs occupent des postes élevés dans la hiérarchie dans tout le Royaume-Uni.

Les communautés LGBTQI (lesbiennes, gays, bi, trans, queers et intersexes), noires, Roms, les gens du voyage, peuvent être l’objet de discriminations – je ne peux pas le tolérer.

Pourquoi est-ce le cas ? Nous nous rendons compte qu’énormément de Noirs sont la cible de contrôles, de fouilles et de l’utilisation du taser. 20 % des cas d’utilisation du taser concernent les populations noires. Je crois que ces chiffres sont anormaux et disproportionnés, malgré les théories qui essaient de les expliquer de manière rationnelle. Très souvent, dans l’esprit des forces de police, les personnes noires sont associées à la délinquance et notamment au trafic de drogue. Il faut interroger ces images. Nous devons discuter avec les communautés qui sont la cible de ces pratiques et les associer aux formations qui sont dispensées aux forces de police, de manière à ce que les deux parties échangent et se comprennent. Pour cela, il ne faut pas éluder la question ni fuir la discussion, mais la traiter de front. Nous nous rendons compte qu’au Royaume-Uni, la distance s’est creusée entre la population et les forces de police au fil des années. Il faut rétablir une proximité. Il faut pour cela que les populations voient, chaque jour, le même visage. Les policiers doivent, eux, comprendre les expériences de vie des populations et leurs préoccupations. Ma première recommandation serait de voir les problèmes en face et d’associer à leur résolution les personnes qui en sont victimes.

Mme Michèle Victory. J’ai l’impression que la police, au Royaume-Uni, est davantage portée au dialogue – à l’inverse, en France, elle serait plutôt dans la répression que dans la discussion.

Les personnes portent-elles plainte assez facilement au Royaume-Uni ou avez-vous identifié des freins au dépôt de plainte auprès de l’IOPC ? Quel est le délai moyen entre le dépôt d’une plainte et la réponse que l’IOPC lui apporte ?

M. Michael Lockwood. À l’instar de tout système, le système de dépôt de plaintes a ses complexités. Je comprends parfaitement qu’il soit parfois difficile pour les citoyens d’en comprendre les rouages. Le principal défi dans la réorganisation de l’IOPC était de procurer à notre organisme une visibilité auprès du grand public – et plus particulièrement, auprès de toutes les personnes qui avaient perdu confiance dans la police. L’IOPC a mené des opérations de sensibilisation dans les écoles pour expliquer notre rôle et les moyens de nous contacter. Cela a fonctionné. Il est crucial que les jeunes aient conscience qu’ils ont accès à un système de dépôt de plaintes et qu’ils peuvent se plaindre des comportements de la police.

Le système de plaintes a été réformé Royaume-Uni. Nous ouvrons des enquêtes qui prennent du temps et qui aboutissent à des conclusions et des recommandations. Auparavant, la plupart des plaintes étaient traitées directement par la police : les délais de traitement étaient alors plus courts. Nous avons fait en sorte de fluidifier le système et que les professionnels de l’IOPC soient mieux formés pour appréhender les situations et dégager des solutions plus rapidement. Nous avons comme objectif de trouver des solutions dans des délais aussi brefs que possible, sans remettre en cause la qualité de nos instructions et des solutions que nous proposons.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour toutes ces informations M. Lockwood.

La séance est levée à 12 heures.

 


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Compte rendu  57    Audition Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l’université de Bristol

(Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons les auditions dans le cadre de la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme dans la société française. Nous avions initialement prévu un déplacement au Royaume-Uni mais, en raison de la situation sanitaire, nous avons décidé d’effectuer à la place plusieurs auditions à distance de personnalités britanniques.

Dans ce contexte, nous avons l’honneur de recevoir M. Tariq Modood, professeur de sociologie, spécialiste du multiculturalisme et des questions liées à l’égalité raciale et au sécularisme. Monsieur Modood, vous êtes le fondateur et le directeur du Center for the Study of Ethnicity and Citizenship (« Centre pour l’étude de l’ethnicité et de la citoyenneté »).

Nous sommes heureux de vous entendre après avoir auditionné ce matin M. Trevor Phillips, qui défend des positions très différentes des vôtres au sujet du modèle multiculturaliste britannique. Vous nous avez transmis la semaine dernière des documents proposant une définition précise du concept d’islamophobie qui, selon vous, n’empêche pas une critique raisonnable et légitime de l’islam. Si notre étude ne se limite pas à l’islam, la situation actuelle – en particulier dans la société française – appelle à étudier spécifiquement le risque du séparatisme lié à l’influence des réseaux islamistes. Nous savons que le regard porté sur l’intégration de la communauté musulmane et le rapport à la laïcité sont totalement différents au Royaume-Uni. Votre analyse nous sera précieuse.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le multicularisme et l’universalisme sont deux modèles différents. Monsieur Trevor Phillips concluait ce matin qu’aucun modèle n’est meilleur qu’un autre – chacun est le fruit d’une histoire. Je serais curieuse de connaître les avantages et les inconvénients du modèle multiculturaliste à vos yeux, notamment s’agissant des aspects concrets de l’accès au logement, à la santé et à l’emploi.

Pr. Tariq Modood, professeur de sociologie à l’université de Bristol. Je vous remercie pour votre invitation. Personnellement, je ne conçois pas le multiculturalisme et l’universalisme comme deux concepts totalement opposés, même s’ils impliquent une approche différente de l’intégration. « L’intégration » suppose qu’une partie de la population soit différente du reste des citoyens, soit pour des raisons culturelles, soit pour des raisons identitaires ou sociales relatives à la race, à l’ethnicité ou aux religions.

Différents modèles d’intégration existent. Le modèle classique d’intégration en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis est l’assimilation. Elle suppose que le nouveau venu s’assimile au reste de la population, se fonde dans celle-ci et lui ressemble jusqu’à ne plus pouvoir en être distingué. Le multiculturalisme est un autre modèle d’intégration. Il ne s’oppose pas forcément, en ce sens, à l’universalisme.

Je vais tenter d’expliquer le multiculturalisme par l’angle de la valeur républicaine de laïcité. Dans le multiculturalisme, les individus sont libres de mener la vie qu’ils veulent, quelles que soient leur identité ethnique ou leurs convictions religieuses. Dans l’assimilation, la liberté individuelle existe aussi, mais elle est plus restreinte : il s’agit avant tout, pour s’assimiler, de se fondre dans un moule social préexistant. Ainsi, aucun élément nouveau ne peut être ajouté à ceux déjà présents et qui composent le moule du citoyen national.

Pour les partisans du multiculturalisme, l’assimilation est un facteur de division de la population. Le modèle assimilationniste implique de distinguer les personnes considérées comme des citoyens « normaux » et les autres, qui doivent tout faire pour devenir des citoyens « normaux ». Cette idée est incompatible avec l’idée d’égalité, puisque tous les citoyens n’ont alors pas la liberté d’exercer leurs propres choix de la même manière. Selon moi, il ne devrait pas être possible d’ériger une partie de la population en modèle auquel devrait se conformer le reste de la population.

Le multiculturalisme apporte un éclairage très intéressant au concept d’égalité. Dans le monde anglo-saxon, l’égalité est conçue comme une égalité de droits. Toute construction politique est fondée sur la volonté des individus et sur leurs droits individuels. À l’inverse, la conception républicaine met en avant le concept de collectivité, comme si les individus devaient une forme d’allégeance à l’État et à la République. Le libéralisme anglo-saxon considère ainsi que la république, la nation ou l’État est une construction politique ou un artefact, rendu possible par la volonté des individus, qui ont conclu des contrats leur reconnaissant des droits mutuels. L’État n’a pas d’autre signification que de faire respecter les droits des individus. Je note sur ce point une différence entre les traditions française et anglo-saxonne.

Dans le modèle britannique, il n’y a pas cependant pas que l’État et les individus : l’État reconnaît également l’existence de groupes d’individus. Ces groupes peuvent se voir reconnaître certains droits ; ou, plus exactement, les individus appartenant à des groupes le peuvent. Il en résulte une société composée d’individus, jouissant de droits, ainsi que de groupes d’individus, qui ne sont pas placés sur un pied d’égalité avec les premiers, mais qui jouissent également de certains droits. S’agit-il de droits collectifs, de droits accordés à des groupes ? Pas exactement. Les individus sont porteurs de droits. Les individus appartenant à des groupes peuvent bénéficier de certains droits qui leur sont spécifiquement accordés au titre de leur appartenance au groupe.

Par exemple, dans le monde anglo-saxon – aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne – les membres de la communauté sikhe portent un turban. Dans d’autres pays, comme la France, on peut exiger d’eux qu’ils le retirent. En Grande-Bretagne, au contraire, nous pensons que le turban a une signification très importante pour les sikhs et que ceux-ci doivent pouvoir le porter quand ils le souhaitent. Nous sommes allés jusqu’à adapter les uniformes de police pour ne pas dissuader les sikhs d’y entrer : les policiers sikhs peuvent porter le turban à la place du képi.

Le groupe en tant que tel n’obtient pas de droits ; en revanche, les membres individuels de chaque groupe se voient conférer certains droits spécifiques en raison de leur appartenance à une communauté. Pourquoi devons-nous respecter les droits des communautés ? Parce que l’égalité recouvre deux aspects, l’égalité des droits et l’absence de discriminations. Dans le modèle multiculturaliste, nous respectons « l’identité de groupe » dès lors que les individus appartenant à ce groupe y attachent de l’importance. Je parle bien d’une identité qui ne relève pas de la sphère privée, mais de la sphère publique : elle est affichée et revendiquée comme telle au sein de la société.

Contrairement au modèle républicain, qui a une interprétation monistique de l’identité collective, le multiculturalisme reconnaît davantage l’importance de l’appartenance à un groupe infranational dans la définition de l’identité individuelle.

Les individus s’attachent à demeurer unis, se considérant tous citoyens de la même nation ; mais, pour ce faire, ils doivent respecter les différences qui existent entre eux. Le respect et la reconnaissance des identités singulières confortent alors le sentiment d’appartenance à la nation britannique. Ainsi, il est possible d’être musulman britannique, noir britannique, écossais, gallois, etc. Nous devons donc reformuler l’identité nationale pour y inclure les identités multiculturelles, plutôt que, à la façon du Président Macron, reformuler les identités de groupe pour faire en sorte qu’elles se conforment à l’identité nationale. Nous ne devons jamais forcer qui que ce soit à se fondre dans une identité collective.

M. le président Robin Reda. Le concept d’islamophobie est très décrié en France parce qu’il porte en germe l’impossibilité de critiquer une religion. Dans la tradition française, la liberté recouvre la liberté de culte mais également la liberté de critiquer les religions, voire de blasphémer. Quel équilibre trouver entre l’interdiction du « racisme envers les musulmans » et la liberté de critiquer la religion ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez ouvert votre propos en expliquant que le multiculturalisme et l’universalisme ne sont pas opposés, mais n’avez-vous pas une nette préférence pour le modèle multiculturaliste ? Je note que vous parliez de « musulmans britanniques » ; en France, nous dirions plutôt « Français musulmans » car, comme vous l’avez suggéré, nous plaçons toujours la nation en premier dans l’ordre des identités.

Vous nous avez livré des exemples très intéressants sur le port du turban et de l’uniforme. Je souhaiterais aborder également la question du logement. La mixité sociale et ethnique est-elle un idéal poursuivi et atteint par la société britannique ?

Pr. Tariq Modood. Le multiculturalisme convoque la liberté, l’égalité et la solidarité – comme le modèle républicain – mais il va au-delà. Il dépasse l’approche libérale classique de ces concepts et donc l’interprétation républicaine. C’est selon moi la différence, qui n’est pas une opposition, entre les deux modèles. Pourquoi ? Les libéraux abordent ces concepts sous l’angle de l’individu. La République a une interprétation trop monothéiste et autoritaire de ces concepts.

Je suis pour la mixité sociale, mais la difficulté est d’y parvenir. L’État ne peut pas ordonner la mixité. Il n’est pas possible de régir la façon dont les individus vivent ni d’imposer un mode de vie à qui que ce soit dès lors que nous sommes attachés au principe de liberté. L’État doit respecter la liberté des musulmans (par exemple) de se mélanger ou de ne pas se mélanger.

Je conviens que l’absence de mixité sociale ou raciale peut causer un problème durable pour la cohésion sociale. Dans plusieurs villes d’Angleterre, on assiste à un nombre de phénomènes relevant de ségrégations ethniques, raciales ou religieuses. Mais l’État n’a pas véritablement les moyens de lutter contre la ségrégation ; on ne peut pas dire, comme j’entends parfois : « Il y a trop d’Algériens dans ce quartier, empêchons d’autres Algériens de s’y installer ».

La ségrégation peut s’expliquer par des facteurs sociaux ou économiques. Certaines personnes se regroupent dans un quartier parce que les prix y sont moins élevés, ou parce qu’ils rejoignent d’autres membres de leur communauté. Au fur et à mesure que des minorités s’installent dans ces quartiers, les Blancs s’en vont, ce qui accentue le phénomène de ségrégation. Pourtant, les études que nous avons menées montrent que les minorités ethniques ne veulent pas vivre dans des quartiers mono-ethniques. Bref, aucun défenseur du multiculturalisme ne s’opposera à la mixité, mais la mixité ne saurait être atteinte de l’extérieur par la contrainte ni par la bonne volonté d’une seule communauté.

Quant au fait d’être britannique, les musulmans, au Royaume-Uni, sont plus patriotes que les Britanniques d’origine. Les critiques à l’égard de l’État britannique sont également beaucoup plus nombreuses chez les Britanniques d’origine que chez les populations asiatiques, par exemple. Aux États-Unis, l’identité est le plus souvent définie par deux termes (Noirs-américains, afro-américains, Ukrainiens-américains, etc.). C’est de plus en plus le cas aussi au Royaume-Uni.

Peu de personnes considèrent que l’identité britannique soit univoque. Il existe même des personnes qui feront primer leur genre sur leur nationalité, en considérant qu’elles sont d’abord des femmes avant d’être des Britanniques. Beaucoup de personnes font également primer la religion sur la nationalité.

Enfin, vous m’avez interrogé sur l’islamophobie et sur la critique légitime de la religion. Nous devrions tous avoir la liberté de critiquer n’importe quel groupe – ethnique, social, religieux –, ce qui suppose aussi d’être capable de recevoir la critique. La critique devient problématique quand elle se transforme en discours de haine.

Comment définir un discours haineux ? Un début de réponse pourrait être de demander aux minorités elles-mêmes ce qu’elles considèrent comme haineux ou menaçant, ou bien de faire appel à l’analyse historique et sociale en la matière. Par exemple, pour l’antisémitisme, le rejet des juifs (initialement par les chrétiens) avait d’abord un motif religieux. Au XXe siècle, nous avons assisté à une racialisation des juifs qui a mené à l’Holocauste. Depuis, un grand nombre de juifs se définissent par rapport à l’Holocauste, et ce même s’ils ne sont pas religieux : ils affirment vouloir élever leurs enfants dans la tradition juive et transmettre leur histoire aux générations futures. L’Holocauste s’inscrit ainsi dans l’identité juive et cette identité permettra de définir le contenu d’un discours haineux.

De manière générale, je pense que tous les groupes ont en leur cœur un élément central qui définit leur identité. Partant, attaquer cet attribut identitaire constituerait un acte de haine. C’est ainsi que certains termes, comme « nigger » (le « N word »), ont acquis une connotation raciste avec le temps. De même, un grand nombre de musulmans dans le monde se définit par rapport au prophète Mahomet. Dès lors, toute attaque contre Mahomet peut être considérée comme raciste, de la même façon que peuvent être considérées comme racistes certaines paroles sur l’Holocauste.

Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que nous n’avons pas la liberté de critiquer le Coran, le prophète ou les musulmans, tout comme les musulmans ont la liberté de critiquer le pape ou la République française. Mais certains propos n’ont pour but que de blesser, d’attirer le mépris sur une communauté, ou de provoquer de la détresse et de la violence. Nous devrions interroger les musulmans sur les propos qu’ils considèrent haineux ; à mon avis, cela n’a pas été suffisamment fait en France.

Mme Michèle Victory. Vos propos sont très intéressants car ils traduisent un point de vue que nous n’avons pas l’habitude d’entendre en France. Les libertés de pensée et d’expression qui nous sont très chères en France. Certains ont pu constater qu’à un moment, elles peuvent également blesser les personnes d’autres confessions. Mais cette question est très délicate car dès lors que l’on accepte cette possibilité, cela freine la liberté d’expression, qui se situe au fondement de la République française et selon laquelle chacun peut exprimer des opinions différentes sur la religion. Lorsque l’on aborde les questions de religion, les choses sont beaucoup plus délicates que sur d’autres sujets. La question est de savoir si votre système fonctionne mieux ou non. Peut-être est-ce le cas sous certains aspects mais nous évoluons dans deux modes de réflexion différents et avons du mal à nous rejoindre. Il est en tout état de cause très intéressant de vous entendre.

Pr. Tariq Modood. Il semblerait que, pour des raisons idéologiques ou historiques, la République française donne à la religion un statut particulier. En Grande-Bretagne, nous faisons en sorte de traiter l’identité religieuse de la même façon que l’identité ethnique. Il serait bon de lancer une campagne nationale de sensibilisation qui permettrait de comprendre les propos qui peuvent blesser ou heurter les musulmans. Il n’est pas possible de régler le problème de l’islamophobie uniquement par la loi.

La séance est levée à 12 heures 50.

 


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Compte rendu  58    Audition de Sir Nicholas Green, président de la Law Commission du Royaume-Uni et de Mme Penney Lewis, commissaire en droit pénal à la Law Commission du Royaume-Uni

(Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 12 heures 50)

La séance est ouverte à 12 heures 50.

M. le président Robin Reda. Pour terminer ce cycle d’auditions consacré au modèle britannique, nous avons l’honneur de recevoir Sir Nicholas Green, président de la Law Commission du Royaume-Uni et Mme Penney Lewis, commissaire en droit pénal à la Law Commission.

La Law Commission n’est pas l’équivalent de notre commission des lois, mais une autorité administrative indépendante chargée de veiller à la qualité et à l’effectivité de la loi, émettant des recommandations au Gouvernement et au Parlement britanniques. Depuis 2018, elle travaille sur une réforme de la législation visant à lutter contre les crimes de haine.

Notre rapport aspire à déboucher sur des propositions concrètes, de nature législative ou règlementaire. Nous sommes très intéressés par les travaux conduits par la Law Commission et souhaiterions mieux connaître les recommandations que vous adressez aux pouvoirs publics britanniques pour éventuellement nous en inspirer.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. J’insiste sur le caractère concret que nous souhaitons donner à notre mission d’information. Nous avons auditionné pendant plusieurs mois des intellectuels, des universitaires, des associations et souhaitons désormais aborder une approche comparative pour retenir des bonnes pratiques et des bonnes idées. Je souhaiterais mieux comprendre les enjeux liés à la liberté d’expression. Naturellement, nous aborderons la cyberhaine et la manière dont le Royaume-Uni y répond.

Sir Nicholas Green, président de la Law Commission. Notre commission est indépendante. Nos équipes sont composées de 65 chercheurs et juristes. Comme vous l’avez dit, nous travaillons sur des projets de réforme de la loi et formulons des recommandations à destination du gouvernement. Nos rapports, dans leur forme finale, s’accompagnent en général d’un projet de loi mais il appartient au gouvernement et aux législateurs de traduire nos recommandations comme ils le souhaitent. Si le gouvernement souhaite mettre en œuvre tout ou partie de nos recommandations, nous pouvons poursuivre notre travail et l’accompagner en ce sens.

Depuis 2014, nous traitons les crimes de haine et la diffusion d’images indécentes, ainsi que la violence et les abus en ligne. Je cède la parole à madame Penney Lewis, commissaire en droit pénal, qui est responsable de trois projets relatifs à ces sujets.

Mme Penney Lewis, commissaire en droit pénal à la Law Commission. Comme l’a expliqué Nicholas Green, la Law Commission remplit un rôle consultatif. Nous nous interrogeons sur comment mieux évaluer et réformer le droit actuel ; nous formulons des recommandations à l’attention du gouvernement et du Parlement. Nous devons nous assurer que la loi est simple, moderne et efficace en termes de coût.

Trois de nos projets actuels touchent à la liberté d’expression : ils concernent les crimes de haine, les discours de haine en ligne et enfin, la diffusion des images intimes.

La législation sur les crimes de haine au Royaume-Uni couvre cinq motifs : la race, la religion, l’orientation sexuelle, le statut transgenre et le handicap. Cette législation distingue plusieurs régimes juridiques : les délits (agression physique ou verbale), les délits aggravés (comme le trouble aggravé à l’ordre public) et l’incitation à la haine, par exemple dans les chants de hooligans et de supporters de football.

La catégorie des délits « aggravés » couvre un petit groupe de délits considérés comme plus graves et fondés sur la race ou la religion, à l’exclusion des autres motifs. S’il est possible de prouver qu’un crime ou un délit est motivé par la haine raciale ou religieuse (par exemple lorsqu’un propos raciste et violent est hurlé pendant une agression physique), il sera requalifié de crime ou de délit aggravé. Les sanctions sont alors beaucoup plus importantes.

L’incitation à la haine peut concerner, en revanche, les autres motifs et recouvre l’ethnicité, la race, la religion ou l’orientation sexuelle. S’agissant de la haine raciale il faut des menaces, abus ou insultes et une incitation à la violence, et que le caractère intentionnel de cette incitation soit démontré. Il n’est pas possible de poursuivre quelqu’un ayant tenu des propos insultants s’il n’avait pas l’intention d’inciter à la haine contre une personne.

La liberté d’expression est protégée par des garanties spécifiques en matière de religion et d’orientation sexuelle qui n’entrent pas dans la définition précitée de l’incitation à la haine. Une « clause de protection de la liberté d’expression » permet de s’assurer que le délit d’incitation à la haine religieuse ne limite pas le débat et n’empêche pas de critiquer une religion ni même d’exprimer une forme d’hostilité (dédain, antipathie, moquerie etc.) à l’égard d’une religion ou des pratiques des croyants, tant que cette critique ne revêt pas par elle-même un caractère menaçant et ne vise à pas à dissuader certains pratiquants d’exercer leur religion. De même pour l’orientation sexuelle.

Par exemple, dans le cadre des discussions sur le mariage homosexuel, aucune critique ne pourrait avoir lieu qui pousse à la haine des communautés LGBTQI (personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes).

Un de nos objectifs principaux est de mettre à plat les différents régimes juridiques et la manière dont les caractéristiques de protection sont définies. La loi serait plus juste si elle se basait sur des caractéristiques et des protections égales. Nous proposons de créer un certain nombre de nouveaux délits aggravés, notamment pour mieux répondre à la haine en ligne et au cyber harcèlement. Il convient de toujours bien distinguer les propos haineux selon qu’ils incitent ou non à la violence. Seuls les propos qui poussent à la haine raciale ou au « passage à l’acte », avec une intention clairement affichée, pourraient constituer de nouveaux délits aggravés.

Nous proposons que les poursuites judiciaires puissent s’organiser beaucoup plus facilement pour répondre à l’ensemble des délits découlant de l’incitation à la haine.

Nous proposons aussi d’inclure les appels à la haine en matière d’orientation sexuelle dans le champ des délits aggravés (par exemple, certains cris des supporters de football).

Nous avons également proposé d’ajouter un critère fondé sur le sexe afin que les délits caractérisés par une démonstration intentionnelle d’hostilité envers un certain genre soient assimilés à des crimes de haine.

Pour ce qui est de la caractérisation du délit aggravé et des peines complémentaires, nous proposons que le délit soit motivé par l’hostilité ou le préjugé.

En matière d’incitation à la haine, il serait suffisant de voir qu’il existe une intention, un comportement menaçant ou abusif (nous proposons de supprimer le terme « insultant »). Nous souhaitons cibler les messages les plus compliqués qui ont pour intention délibérée ou non d’attiser la haine. Nous proposons de retirer la référence légale actuelle au « inflammatory language » (propos incendiaire) car elle est utilisée par certains groupes conscients de cette disposition, qui adaptent leur langage tout en adressant des messages qui visent à attiser la haine.

S’agissant des actes ayant pour effet de répandre la haine, nous proposons de supprimer l’élément de comportement : l’intention doit pouvoir se déduire des conséquences de l’acte, afin de responsabiliser leurs auteurs.

Notre document de consultation est disponible sur le site internet de la Law Commission. Nous étudierons les réponses à la consultation dès le début de l’année 2021 et espérons publier un rapport final contenant des recommandations d’ici à la fin de l’année 2021.

M. le président Robin Reda. Nos auditions de ce matin ont beaucoup fait référence à la façon dont la société britannique perçoit la conception française de la laïcité. Cela rejoint les débats sur les caricatures, le droit au blasphème, le séparatisme. Vous avez évoqué le « radical secularism », ou laïcisme radical. D’après vous, la « culture de la laïcité » est-elle trop radicale en France ? Il est important de revenir sur ce point pour bien nous comprendre.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. La masse de discours haineux en ligne représente un contentieux gigantesque. À titre d’exemple, Facebook affirme avoir retiré plus de 10 millions de contenus haineux dans le monde au cours du dernier trimestre. Comment adapter les procédures judiciaires à ces phénomènes nouveaux ?

Mme Penney Lewis. La question du volume des contenus haineux est extrêmement délicate. En général, les crimes les plus graves ne sont pas perpétrés en ligne. En revanche, on trouve sur internet beaucoup de propos qui, tout en étant haineux, ne visent pas forcément à répandre la haine. Nous n’avons pas encore trouvé de solution pour gérer ces masses de contenus ; nous travaillons pour le moment sur le harcèlement en ligne, c’est-à-dire sur l’envoi répété de messages de haines contre une personne déterminée. Nous voudrions cibler les auteurs de ces envois massifs car il est aujourd’hui très difficile de les identifier. Nous pourrions amener les plateformes comme Facebook à retirer les contenus haineux car la police n’a pas les moyens de le faire.

Le droit pénal fournira donc une partie de la réponse.

Sir Nicholas Green. Nous avons énormément discuté avec la police de l’envergure de ce problème. À travers le monde, 40 milliards de messages WhatsApp sont échangés chaque jour. La police n’a ni le temps, ni les ressources, ni les compétences pour traiter de tels volumes. Une réforme du droit pénal serait sans doute nécessaire.

À propos de la laïcité, on a beaucoup débattu au Royaume-Uni de l’affaire des « caricatures ». Je ne crois pas que votre conception de la laïcité soit en cause ; nous sommes aussi, comme beaucoup d’autres, confrontés de façon récurrente à ces difficultés liées à la liberté d’expression. Des groupes radicaux qui luttent pour la liberté d’expression se réfèrent chez nous à l’exemple français. Nous sommes tous sensibles à ce genre de problème.

Mme Penney Lewis. Le document de consultation sur les discours haineux que je vous présentais recense certaines caricatures susceptibles d’attiser la haine ou conçues à cette fin. Ce n’est pas le cas, selon nous, des caricatures de Mahomet, car celles-ci ne cherchent pas à attirer la haine sur un groupe de personnes déterminé.

Les dessins que nous visons dans notre document sont des caricatures qui diabolisent certaines personnes ou certains groupes. Nous tentons d’expliquer ces éléments face aux critiques qui ne sont pas fondées et qui peuvent s’exprimer dans les médias.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour l’ensemble de ces éléments.

La séance est levée à 13 heures 30.

 

 


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Compte rendu  59    Audition de M. Jean-François Colombet, préfet de Mayotte

(Réunion du mardi 1er décembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 10.

M. le président Robin Reda. Dans le cadre des auditions que nous menons pour la mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme, nous consacrons un cycle spécifique aux questions relatives à l’outre-mer. Outre un déplacement de Mme la rapporteure en Martinique, nous avons débuté ce cycle avec plusieurs auditions. Nous recevons aujourd’hui Monsieur Jean-François Colombet, préfet de Mayotte.

Notre mission d’information a été créée le 3 décembre 2019 et a intensifié ses travaux à l’issue du premier confinement. Notre objectif est de dresser un état des lieux des différentes formes de racisme qui s’expriment dans la société française, soit qu’elles persistent soit qu’elles apparaissent. Notre rapport vise à proposer des mesures ou pistes de réflexion pour que notre pays puisse lutter de manière plus effective contre ces racismes.

Nous traitons beaucoup des questions d’histoire, de mémoire et d’éducation ainsi que des questions policières et pénales. Nous traitons également des discriminations pouvant porter atteinte à la promesse d’égalité républicaine.

Le 1er octobre dernier, nous avons entendu le ministre de l’éducation nationale ainsi que Mme Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances. Prochainement, nous auditionnerons M. le garde des Sceaux et, aujourd’hui, M. Mikaël Quimbert, sous-directeur adjoint des politiques publiques à la direction générale des outre-mer.

La question des outre-mer se situe à la croisée d’un grand nombre de problématiques. Elle revêt une dimension particulière pour notre mission.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Au cours de mon déplacement en Martinique il y a quelques semaines, j’ai trouvé frappant que la moindre iniquité en termes de services publics ou d’inégalités territoriales soit perçue assez directement comme le prolongement d’un colonialisme et donc comme une forme de racisme, que les plus extrêmes vivent comme un racisme institutionnel. Nous ne partageons pas du tout cette définition, les discriminations étant souvent involontaires et rémanentes, mais notre mission doit traiter de ce sujet de préoccupation.

M. Jean-François Colombet, préfet de Mayotte. Je ne suis pas un sachant sur ces sujets extrêmement délicats et sensibles. Ayant travaillé récemment en Guadeloupe, je ne pense pas que nous puissions comparer les situations en Guadeloupe et à Mayotte. D’abord, le département de Mayotte a seulement dix ans. Ensuite, certains phénomènes ont été accélérés depuis la loi de départementalisation de ce territoire, qui ont entraîné des dysfonctionnements sérieux dans la société mahoraise.

À Mayotte, je ne ressens pas du tout de racisme institutionnel alors que je le percevais très fréquemment en Guadeloupe dans nos discussions lors de médiations de conflits sociaux. Pourtant, le gouvernement conduit à Mayotte une politique de convergence sur le code du travail, sur le code de la Sécurité sociale et sur les infrastructures. Nous sommes encore très loin des standards métropolitains. Un contrat de convergence a été signé en juillet 2019 entre l’État et le territoire, qui engage 1,6 milliard d’euros pour nourrir cet effort de convergence de Mayotte avec la métropole. Selon moi, le sentiment dominant ici est que l’État prend les mesures adaptées pour rapprocher chaque jour Mayotte du standard métropolitain.

Néanmoins, certains phénomènes graves sont liés aux problématiques que rencontre Mayotte. Le premier concerne l’immigration clandestine massive. Selon une étude de l’INSEE, la population d’origine étrangère et la population française se situent quasiment à parité à 50 %. 30 à 35 % de ces personnes d’origine étrangère sont des immigrés clandestins, c’est-à-dire sans aucun statut. Le droit génère de surcroît un certain nombre de situations « ni ni » : elles touchent principalement des mineurs qui étaient présents sur le territoire national, mais qui ne sont ni régularisables ni éloignables. Cette partie de la population sans statut ne peut pas s’insérer et doit vivre cela comme une charge considérable.

Ce phénomène est très présent et entraîne chez la population mahoraise le sentiment d’immigration massive. Or les migrants arrivant à Mayotte viennent essentiellement d’Anjouan, une île située à 70 kilomètres de Mayotte. Ils parlent la même langue, pratiquent la même religion et ont souvent des origines et des bases culturelles proches. Les Mahorais sont en construction de la nationalité qu’ils ont toujours revendiquée et dont ils sont dépositaires aujourd’hui. Au cours des vingt dernières années, la société mahoraise a subi des évolutions majeures, voire une véritable révolution, s’agissant de la structure familiale, de la gestion de l’état civil ou de la justice.

Quelquefois, cette évolution majeure a généré des comportements venant d’une perte de confiance ou d’identité qui ont conduit à un certain rejet du migrant qui vient chercher à Mayotte une solution économique. Avec un PIB de 10 000 euros/habitant/an à Mayotte contre 900 euros/habitant/an aux Comores et 450 euros/habitant/an à Madagascar, le département brille un peu comme un diamant dans cette région de l’Océan indien. Évidemment, cette île qui offre la même langue, la même culture et la même religion attire les populations voisines.

Cette immigration massive a bouleversé les services publics de l’école qui fonctionne sur un système de convocation des élèves le matin ou l’après-midi pour pallier l’insuffisance des infrastructures. Elle a bouleversé le service public sanitaire puisqu’une affluence considérable à la maternité de Mamoudzou, « la première maternité d’Europe », perturbe lourdement le service public. Selon le sentiment des Mahorais, elle a aussi perturbé la sécurité. Les populations sans statut, ne pouvant pas s’insérer et ne pouvant pas attendre toute l’aide nécessaire des associations caritatives qui sont moins nombreuses qu’en métropole, se retournent vers l’appropriation, ce qui a perturbé lourdement la sérénité de l’île au cours des vingt dernières années.

Si certains phénomènes peuvent être assimilés à de nouveaux racismes apparaissant sur le territoire ultramarin, à Mayotte c’est surtout une forme de racisme qui se développe à l’égard de l’autre pour se définir soi-même, à l’égard de celui qui a peut-être perturbé la vie sociale ou à l’égard de la religion de l’autre. Bien qu’elle ne soit pas massive, l’immigration de demandeurs d’asile venant de l’Afrique des Grands lacs est très remarquée dans l’opinion et dans les collectifs, car ils sont catholiques. Selon moi, ces phénomènes émergents sont essentiellement liés à l’immigration comorienne et africaine.

Pour illustrer mon propos, durant toute ma carrière, je n’avais jamais vu une telle situation où, à l’arrivée sur les côtes mahoraises d’un kwassa-kwassa sanitaire transportant une femme de 70 ans agonisante de maladie, un barrage de 200 à 400 villageois s’est constitué pour empêcher les services de secours d’accéder à la plage. Ce phénomène est présent à Mayotte, car la société de l’île a été totalement bouleversée au cours des 20 à 30 dernières années. Cela a été amplifié par la départementalisation.

De même, 400 personnes voulaient déloger des femmes et enfants demandeurs d’asile venant de la région des Grands lacs, que j’avais hébergés avec l’accord du maire dans une maison des jeunes et de la culture (MJC) pour les protéger des agressions dans la rue, puisque nous n’avons pas d’aide aux demandeurs d’asile (ADA) et peu de capacités d’hébergement d’urgence. Ce sont des phénomènes récents et nouveaux à Mayotte.

En résumé, je ne mesure pas de racisme institutionnel, mais des phénomènes nouveaux directement liés à l’immigration massive. En 2019, nous avons procédé à 27 000 éloignements et, pour la première fois, la population a diminué à Mayotte. Nous le constatons par la baisse de consommation du riz, de la vente des cartes téléphoniques prépayées et du nombre d’inscriptions supplémentaires dans les écoles de premier degré (200 au lieu de 2 000). Ces marqueurs ont montré que nous avons contenu l’immigration en 2019, voire diminué la pression de l’immigration.

L’effort a été identique, voire meilleur au premier trimestre 2020 jusqu’à ce que le président Azali décide de mettre un terme à la réadmission de ses ressortissants. À partir du 18 mars, les lignes aériennes ont été suspendues pendant trois mois et 15 000 à 17 000 éloignements n’ont pas pu avoir lieu, alors que nous avions un rythme de 31 000 éloignements par an au premier trimestre. Une ville entière est restée avec des problèmes de territorialisation, d’appropriation du territoire et de survie, d’autant que le confinement a été très respecté durant les quatre premières semaines, ce qui a anéanti l’économie informelle. Nous avons délivré 7 millions d’euros de bons alimentaires durant la crise sanitaire. Cette pression migratoire qui n’a pas pu être contenue a aussi généré une sorte de racisme de peur, car les Mahorais se sentent ou sont minoritaires dans certaines villes de l’île.

M. le président Robin Reda. Merci pour cette présentation générale et complète. Le rapport entre les autorités républicaines, la police et la population nous préoccupe beaucoup dans l’Hexagone actuellement. Je crois cette question assez prégnante aussi à Mayotte compte tenu de l’existence de formes de criminalité exacerbée et de la volonté d’apporter une réponse sécuritaire à l’égard des Comoriens, ce qui peut générer des accusations en matière de racisme ou de ciblage institutionnel. Pourriez-vous nous faire un état des lieux des questions de sécurité et des relations entre l’institution policière et la population sur ce point ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le racisme de la peur apparaît lié à la peur d’être amputé de ses propres droits en étant Français et pouvant à ce titre prétendre à bénéficier de nombreuses politiques publiques. Comment gérez-vous l’attribution des logements entre des Mahorais et une population immigrée clandestine qui en a tellement besoin car les situations paraissent inextricables ?

M. Jean-François Colombet. La police et la gendarmerie sont attendues. Le ratio de policiers et gendarmes par habitant est plus important à Mayotte (480 pour 100 000 habitants) qu’en métropole (280 à 300/100 000 habitants). Il est justifié, car 65 % de la population mahoraise a moins de 25 ans et de nombreux jeunes sont déscolarisés. Le département est donc plus éruptif et plus compliqué à administrer que n’importe quel autre département métropolitain.

Le niveau de la délinquance est important, mais inférieur à celui d’autres départements métropolitains ou aux Antilles. Ainsi, en Guadeloupe, lorsque j’y exerçais de 2014 à 2017, nous comptions 50 homicides annuels. Ici, les choses ne sont pas du tout de cet ordre. En revanche, les troubles à l’ordre public sont nombreux. Les forces de l’ordre et particulièrement les gendarmes sont quotidiennement « caillassés ». Les Mahorais soutiennent la police, la gendarmerie et l’État. Ici, nous sommes très médiatisés et, en tant que représentant de l’État, je reçois partout des messages d’encouragement. Une partie de l’opinion cependant considère que la justice ne rend pas les décisions comme la société mahoraise le faisait trente ans auparavant.

En résumé, la police, la gendarmerie et la population entretiennent plutôt de bonnes relations alors qu’un jugement défavorable est porté contre l’institution judiciaire, bien qu’elle rende ses jugements normalement, sans aucun laxisme. Un véritable malaise existe, le dernier procureur de la République a été durement diffamé, pour la couleur de la peau, par les Mahorais eux-mêmes et il avait déposé plainte pour diffamation et propos racistes.

Dans un département où la priorité est la lutte contre l’immigration clandestine, il existe dans la police une grande composante de police aux frontières (PAF). Elle est alimentée pour lutter contre l’immigration clandestine. Son unité d’élite, le groupe d’appui opérationnel (GAO), réalise 84 à 85 % des interpellations sur l’espace public avant éloignement. Les fonctionnaires qui rejoignent le GAO sont volontaires. En réalisant tous ces éloignements, cette unité soulage le territoire des maux dont il souffre, mais il faut veiller à ce qu’elle reste dans le cadre républicain et de la loi. C’est l’une de mes préoccupations. Ainsi, avec le directeur territorial de la police nationale, nous sommes à la fois proches des fonctionnaires qui composent cette unité et exigeants. Nous sommes vigilants et la population le ressent, elle accepte le GAO.

Par ailleurs, de nombreuses opérations de maintien de l’ordre ont lieu. Face à nous, nous avons parfois des enfants. Lors de récents événements, nous avons interpellé un enfant de huit ans avec un cocktail Molotov dans les mains. Dans les secteurs de brousse, les gendarmes mobiles surtout sont à la manœuvre. À chaque fois que les relais arrivent, environ tous les trois mois, je mets un point d’honneur à les accueillir sur le tarmac de l’aéroport. Je les rassemble et leur rappelle qu’ils sont des professionnels. À ce titre, j’attends d’eux des gestes professionnels. Un geste non maîtrisé ou non professionnel qui conduirait au décès d’un enfant de huit ans provoquerait une explosion sur l’île. La situation serait immédiatement incontrôlable.

Les policiers et gendarmes exercent donc un métier difficile et délicat à Mayotte. Je crois que l’opinion voit les policiers et les gendarmes comme des professionnels qui font bien leur métier et qui restent rigoureusement dans le cadre de la loi.

S’agissant du rejet de l’autre, la présence comorienne n’est pas une invasion. Elle s’est construite progressivement. Avec les collectifs, nous partageons le constat suivant : il y a 30 ou 40 ans, des Mahorais souvent d’origine grand-comorienne ayant une situation financière plutôt favorable ont, presque à titre humanitaire, fait venir des personnes d’Anjouan pour les aider (garde d’enfants, travaux, commerces). Il existait alors un vrai sentiment de fraternité entre les Mahorais et les personnes habitant à Anjouan. Le rejet de l’autre est aujourd’hui très marqué, mais il est arrivé progressivement, au fur et à mesure des arrivées jusqu’à la départementalisation où l’immigration est devenue massive, à partir de 2011. Le lien fraternel est devenu un lien de rejet.

Tous les Mahorais ne rejettent pas tous les Anjouanais, mais il me semble qu’une majorité de la population est dans cette posture. De même, les Mahorais sont souvent rejetés par les Réunionnais et cela leur pose d’énormes problèmes.

Comment faire pour attribuer des logements en présence d’une population mahoraise qui vit majoritairement en dessous du seuil de pauvreté et d’une population anjouanaise sans statut ? Tout d’abord, aucun contingent préfectoral n’existait à Mayotte, c’est-à-dire que le préfet ne pouvait pas réserver une partie des logements pour les attribuer aux familles en difficulté. C’est un comble quand la puissance publique consacre via la Caisse des dépôts (CDC), l’unique bailleur social à Mayotte, 100 millions d’euros par an pendant dix ans pour produire 5 000 logements au terme de dix ans. C’est un effort considérable. Je signe cette semaine la convention avec le bailleur social pour installer ce contingent.

Nous avons moins de 100 logements pour gérer des cas d’extrême urgence, par exemple pour héberger des femmes victimes de violences intrafamiliales, mais nous n’avons pas un parc d’hébergement à la mesure du public que nous rencontrons.

Ainsi, le logement social est très défaillant. Un effort effectué aujourd’hui nous permettra de produire 500 logements sociaux par an. En dix ans, c’est insuffisant. Paradoxalement, Mayotte connaît probablement le dynamisme économique le plus puissant de tout l’outre-mer aujourd’hui. Le taux de croissance est très élevé. Le civisme fiscal ne cesse de progresser, c’est-à-dire que de plus en plus de personnes de Mayotte paient l’impôt parce qu’elles accèdent à l’emploi. En 2019, nous avons créé 4 000 emplois dans le secteur marchand. Très peu de ces employés ont accès au logement social. 1 500 ont accédé à un logement dur et une partie est restée dans les bidonvilles, faute d’autre solution.

C’est la raison pour laquelle nous sommes en train de développer un logement intermédiaire à bas coût qui serait branché à l’eau, contrairement aux logements mahorais, et serait doté d’électricité, contrairement aux bangas.

Dans ce contexte, l’attribution de logements est tout à fait délicate. Nous ne pouvons pas définir de stratégie sur ce sujet. D’abord, nous devons produire du logement, casser les bangas et les bidonvilles, héberger des personnes temporairement et leur permettre ensuite d’accéder au logement.

Actuellement, grâce à la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi « ELAN », nous détruisons des bidonvilles. La semaine dernière, nous avons détruit 96 bangas et interpellé 130 personnes en situation irrégulière qui ont été éloignées. Dans ces bangas sans accès à l’eau, à l’électricité et au confort habitaient des Français ou des étrangers disposant d’un titre de séjour régulier qui auraient pu prétendre, pour la même somme, à des logements sociaux. Ils ne le savaient pas.

De même, quand nous combattons l’immigration clandestine qui génère les phénomènes de rejet que j’ai décrits, nous combattons tous les moteurs : la construction illégale de logements, le travail illégal et l’économie informelle. Nous fournissons des efforts très denses sur le travail illégal qui attire des personnes plongées dans la pauvreté à 70 kilomètres d’ici et qui veulent survivre.

Mme Stéphanie Atger. Nous avons toujours tendance à mener des débats parallèles concernant la spécificité de Mayotte. Un futur projet de loi interviendra en début d’année. Selon vous, des préconisations particulières doivent-elles continuer à être proposées concernant le territoire de Mayotte afin de rattraper certains éléments que vous avez décrits ?

M. Jean-François Colombet. Ma réponse est personnelle et n’engage absolument pas le gouvernement que je représente à Mayotte. L’État conduit ici une politique de convergence pour rapprocher le standard mahorais du standard métropolitain : je pense qu’elle est utile, voire indispensable sur les sujets sociaux, notamment sur le code de la sécurité sociale. Pour le reste, compte tenu du retard considérable de Mayotte en matière d’infrastructures et de niveau scolaire, compte tenu du niveau de pauvreté absolue, notamment dans les bidonvilles, je pense qu’il faut également conduire une politique de différenciation. C’est une question d’équilibre. Il faut néanmoins respecter un niveau extrême de vigilance sur la protection de l’environnement, qui est l’un des moteurs économiques de Mayotte, de par la beauté de l’île, de son lagon et de ses forêts, avec la présence de ses tortues notamment. Une politique de différenciation nous permettrait d’alléger nos procédures, de mettre plus vite la commande publique à la disposition des entreprises, de construire plus vite des écoles, le système d’assainissement et les usines de potabilisation pour préserver le lagon, pour donner plus rapidement de l’eau à tous ceux qui n’y ont pas accès. Les personnes n’ayant pas accès à l’eau sur l’île sont très nombreuses.

Pour aller plus vite, nous devons nous libérer de notre carcan, qui est celui de tout pays développé et lourdement industrialisé. À Mayotte, nous devons faire abstraction de cela. Par exemple, une opération Résorption de l’habitat indigne (RHI) permet, en cinq à six ans et en mobilisant une trentaine de fonctionnaires d’État, de reloger 30 à 40 familles dans des conditions décentes alors que probablement 100 000 à 150 000 personnes vivent dans des conditions indécentes. La procédure RHI est beaucoup trop lourde et inadaptée au territoire mahorais. Ici, nous sommes dans une situation d’urgence, laquelle urgence nécessite parfois la différenciation des textes qui s’appliquent sur les grands services publics (logement, aménagement, assainissement, eau, etc.). Ce sentiment n’engage que moi.

Mme Michèle Victory. Il existe un lycée hôtelier à Mayotte. Quelle politique faudrait-il mettre en œuvre pour permettre à un maximum de jeunes d’entrer dans les cursus d’hôtellerie (CAP, bac professionnel) ? Est-il logique de développer ces formations alors que les jeunes ne pourront peut-être pas effectuer leur stage ou être embauchés dans des restaurants locaux et qu’ils risquent de devoir partir en métropole pour exercer leurs compétences ?

M. Jean-François Colombet. Nous nous interrogeons sur ce point. D’abord, le territoire mahorais est en croissance. Il affiche un dynamisme économique rarement égalé dans d’autres territoires de la République, qui génère de l’emploi et beaucoup de profit. La présence d’entreprises est insuffisante pour répondre à la demande. Une personne qui investit à Mayotte peut avoir un retour sur investissement conséquent et gagner beaucoup d’argent.

En outre, Mayotte a de fortes perspectives de développement. Les Mahorais attendent par exemple le rallongement de la piste d’atterrissage pour permettre aux gros-porteurs de se poser. Actuellement, la piste courte ne permet pas d’accueillir toutes les compagnies que nous souhaiterions. Des investissements considérables sont consentis sur la piste longue.

Par ailleurs, nous sommes en voie d’obtenir de Total ou de Technip que la base arrière de l’exploitation gazière du canal du Mozambique soit à Mayotte, car nous avons un port en eaux profondes. En tant qu’autorité de gestion sur les fonds européens à Mayotte, nous avons décidé de consacrer 35 millions d’euros sur la rénovation d’un quai du port de Longoni qui permettra d’amener de grands bateaux avec la possibilité de former des jeunes sur la filière marine. Ce développement s’accompagnera de transferts majeurs de personnes et de pouvoirs d’achat.

Il existe donc un cadre naturel somptueux, un patrimoine naturel encore préservé, des perspectives économiques extrêmement encourageantes et des investissements lourds qui pourront faire rayonner Mayotte sur cette région de l’Océan indien d’ici une quinzaine d’années. Autour de nous, rien ne peut faire concurrence à Mayotte.

En conséquence, ces emplois de l’hôtellerie et de la restauration sont attendus. Nous avons rencontré dernièrement les élèves du lycée hôtelier : tous avaient trouvé un stage dans les restaurants ou hôtels de l’île. L’industrie de service peut générer un potentiel d’emplois important et nous devons former des jeunes dans cette perspective.

Le groupe Accor arrive à Mayotte avec un projet de 12 millions d’euros d’investissement. Si son activité fonctionne bien, elle ouvrira des perspectives de développement de l’hôtellerie à Mayotte qui justifie de former des jeunes à ces métiers.

Il ne peut qu’être enrichissant de créer des passerelles avec la métropole ou avec la Réunion pour effectuer des stages en sortant de l’île. Néanmoins, il est absolument indispensable que les élites mahoraises restent sur le territoire. Or 5 000 Mahorais ont quitté le territoire au cours des cinq dernières années, essentiellement pour des questions scolaires. Dès lors que l’enfant atteint l’âge d’entrer en classe de sixième, les Mahorais qui ont un bon niveau de vie, qui sont formés et qui ont du travail sont tentés de quitter Mayotte pour rejoindre la Réunion ou la métropole. C’est un problème très grave pour Mayotte qui a besoin de ses cadres mahorais qui ont été formés pour développer ce territoire.

En conclusion, le stage à l’extérieur est une belle ouverture, mais nous devons de plus en plus vendre l’idée aux jeunes Mahorais en formation de rester sur le territoire pour le développer.

M. le président Robin Reda. Merci, monsieur le préfet, d’avoir pris le temps de cet échange et de nous avoir apporté vos éclairages ainsi que vos réponses concrètes. Ils nous permettent de mieux comprendre les enjeux auxquels nous sommes attachés.

M. Jean-François Colombet. Je le dis à tous les parlementaires : si vous ne connaissez pas Mayotte, venez ! Vous repartirez avec une idée différente de ce territoire qui est extrêmement attachant, tout comme sa population.

La séance est levée à 18 heures 10.

 


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Compte rendu  60    Audition de M. Mikaël Quimbert, adjoint au sous-directeur des politiques publiques à la direction générale des outre-mer du ministère des outre-mer

(Réunion du mardi 1er décembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures 10.

M. le président Robin Reda. Dans notre série d’auditions consacrées à l’outre-mer, nous avons le plaisir de recevoir M. Mikaël Quimbert, sous-directeur adjoint des politiques publiques à la direction générale des outre-mer du ministère des outre-mer.

Notre mission embrasse un champ très large pour traiter des questions liées au racisme, qu’il soit de formes connues ou nouvelles et souvent pernicieuses. Nous essayons de nous attacher aux questions d’histoire, de mémoire, d’éducation, de rapport aux institutions et notamment à l’institution policière. Nous traitons des discriminations susceptibles de porter atteinte à la promesse républicaine d’égalité. Dans cette perspective, nous portons aux questions relatives à l’outre-mer et aux relations entre l’outre-mer et la République une attention fondamentale.

Dans le cadre de notre mission, Mme la rapporteure a effectué un déplacement en Martinique. Nous avons également auditionné M. Jean-François Colombet, préfet de Mayotte. Nous considérons que le ministère des outre-mer est à la croisée des problématiques que je viens d’évoquer, notamment celles de l’éducation, de la sensibilisation, du travail de mémoire et des préjugés et actes racistes en outre-mer et dans l’Hexagone.

Votre regard, monsieur Quimbert, nous sera précieux dans le cadre de cette étude et de nos réflexions. Notre rapport a pour objectif de dresser un état des lieux et surtout de formuler des propositions les plus concrètes possibles pour lutter contre le racisme, les ressentiments et les affrontements, qui peuvent aussi avoir lieu au sein de la population française et dans ses relations avec les outre-mer.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Effectivement, j’ai eu la possibilité d’effectuer quelques journées d’auditions très riches à la Martinique il y a quelques semaines. Cela m’a montré que l’éloignement géographique d’un Hexagone – et non « métropole », ce terme est très mal perçu à la Martinique –, un centre de décisions éloigné, une histoire coloniale de l’esclavage et des services publics qui ne sont pas à la hauteur des attentes des Martiniquais laissaient entendre à certains activistes martiniquais que nous étions encore dans un État colonial. De façon générale, les Martiniquais ont un sentiment de rémanence et de discriminations qui persistent, qui font des dégâts et que notre mission a à cœur d’examiner.

L’audition précédente a relativisé la situation des différents territoires d’outre-mer. Peut-être pouvez-vous nous aider à dresser les lignes communes à tous ces territoires d’outre-mer qui ont chacun des spécificités très précises.

M. Mikaël Quimbert, adjoint au sous-directeur des politiques publiques à la direction générale des outre-mer du ministère des outre-mer. L’audition du préfet de Mayotte est très complémentaire à la mienne. Aussi, il est intéressant d’enchaîner ces deux interventions. Le préfet de Mayotte, fort de son expérience de terrain à Mayotte, à la Guadeloupe et à La Réunion, a pu vous faire toucher du doigt l’épaisseur de la problématique de la question mahoraise. Vous avez pu voir la réalité du terrain en Martinique. Nous évoquerons probablement d’autres situations très singulières comme celle de la Guyane.

Les outre-mer ont effectivement quelques points communs, mais beaucoup de spécificités. Le rôle du ministère des outre-mer est bien d’essayer de défendre ces spécificités au sein de l’appareil administratif français et celles du ministre au sein du gouvernement.

Je remercie le préfet Colombet pour son intervention utile, car proche des réalités du terrain, l’administration centrale pouvant avoir tendance à être stratosphérique.

En premier lieu, le ministère des outre-mer est une petite maison qui a une administration de mission et de coordination. Il n’a pas vocation à se substituer aux ministères chefs de file sur l’ensemble des politiques publiques. Sur celles qui nous intéressent, les ministères de la justice, de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche ont pleine vocation à définir et mettre en œuvre leurs politiques publiques en intégrant la dimension de lutte contre le racisme et les discriminations dans l’ensemble des territoires d’outre-mer. Dans certains territoires tels, que le Pacifique, les compétences sont transférées aux gouvernements locaux.

Dans ce contexte, la politique de lutte contre le racisme se met en œuvre en outre-mer comme en métropole. Le ministère d’outre-mer participe en amont à la conception des politiques publiques pour faire en sorte que l’ensemble des spécificités ultramarines soient prises en compte dès leur origine. Ensuite, il appartient aux préfets, qu’ils soient ultramarins ou métropolitains, de mettre en œuvre ces politiques.

L’ensemble des départements et régions d’outre-mer disposent d’un comité opérationnel de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres). Tous les plans nationaux ont vocation à se développer outre-mer et nous avons un regard attentif sur cette mise en œuvre. Nous travaillons très étroitement avec la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) en charge de la conception et de la mise en œuvre de cette politique. Le délégué interministériel actuel connaît très bien la question de l’outre-mer. J’insiste sur la fluidité de nos relations avec cette délégation interministérielle et sur son excellente prise en compte de nos préoccupations.

Dans le cadre d’une immigration importante telle qu’à Mayotte ou en Guyane, la question des langues est majeure lorsqu’il s’agit de s’adresser à un service public ou d’être scolarisé. La DILCRAH veille à ce que nos politiques, qui visent à répondre à vos préoccupations, s’adaptent aussi à ces publics.

En second lieu, le rôle premier du ministère des outre-mer est de lutter contre les fractures territoriales et de contribuer au développement économique des territoires d’outre‑mer. Les fractures territoriales sont nombreuses, liées à la géographie, à l’insularité ou double insularité, à l’isolement de certaines populations ou à l’éloignement de la métropole. L’étroitesse des marchés quant à elle complique le développement économique, ce qui a des conséquences en matière de taux de pauvreté, de pathologies de santé (obésité, diabète), de difficulté d’accès aux soins ou d’immigration.

Comme l’a dit le préfet Colombet, c’est d’abord par la politique du logement, de l’éducation ou de la santé que nous faisons progresser ces territoires et que nous en donnons une image plus positive. C’est à la fois une réponse au racisme dans les territoires qui est lié à l’opposition entre populations et un enjeu pour améliorer l’image des Ultramarins dans l’Hexagone.

Le ministère des outre-mer intervient selon trois dimensions :

La première dimension est la situation des Ultramarins en métropole. Depuis 2019, un délégué interministériel à l’égalité des chances et à la visibilité des Français d’outre-mer est placé auprès du ministre des outre-mer pour accompagner les Ultramarins en métropole. Il mène une action déterminée et déterminante sur trois axes principaux :

– le sport pour accompagner les sportifs ultramarins de haut niveau et leur permettre de rayonner, notamment dans la perspective des JO 2024 ;

– le logement : selon les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, les discriminations à l’encontre des Ultramarins dans l’Hexagone sont les plus évidentes dans ce domaine. Un travail est effectué auprès des bailleurs sociaux et des interlocuteurs socioprofessionnels compétents pour éviter par exemple qu’une caution domiciliée dans une banque ultramarine soit refusée à l’entrée dans un logement ;

– la visibilité des Français, d’outre-mer par la création d’une chaire autour de l’étude des outre-mer dans l’institut d’études politiques Sciences Po – ce projet aboutira début 2021 – ou par l’adresse internet Stop discri pour aider les Ultramarins qui peuvent se sentir isolés en métropole ou se trouver dans des situations de discrimination.

Quel que soit leur âge, les Ultramarins en métropole peuvent être considérés comme des étrangers dans leur propre pays. Ce n’est pas acceptable et nous luttons de toutes forces contre ces situations.

La deuxième dimension est la situation en outre-mer avec l’existence de minorités dans les territoires. La Guyane par exemple, par les populations présentes et leurs langues, se retrouve parfois écartée de l’accès aux services publics de santé ou d’éducation. Des réponses appropriées doivent être apportées.

Cela peut paraître un paradoxe, mais il existe une forme d’invisibilité du racisme outre-mer, notamment en matière d’outils. Les statistiques, telles que les dépôts de plaintes ou les poursuites pénales, ne font pas ressortir les injures publiques pour racisme ou les faits de violences comme c’est le cas en métropole. Pourtant, nous sommes presque sûrs qu’ils existent. Il existe donc un problème d’accès aux services publics, en l’occurrence de la justice, pour des raisons sociales, de pauvreté ou de capacité linguistique notamment.

De même, jusqu’à l’année dernière, le baromètre annuel sur le racisme piloté par le service d’information du gouvernement (SIG) excluait les territoires d’outre-mer de son champ d’application. Il faut probablement travailler sur ce baromètre qui utilise des critères qualitatifs pour mesurer l’expression du racisme, outre-mer.

S’agissant du logement, une politique extrêmement ambitieuse est mise en œuvre par le ministère des outre-mer. En ce qui concerne l’école, des crédits très importants visent à répondre au dynamisme démographique de Mayotte et de la Guyane. Contrairement à la Martinique qui est un département vieillissant, la population est extrêmement croissante dans ces deux départements, du fait à la fois de l’immigration et de l’accroissement naturel de la population. Le gouvernement est pleinement investi dans le rattrapage pour l’accès à l’école de tous les enfants.

La responsabilité de la lutte contre cette discrimination dans l’accès aux services publics n’est pas seulement celle de l’État, qu’il soit central ou déconcentré. Un travail est à mener avec les élus locaux. Ils doivent par exemple recenser les populations autochtones ou issues de l’immigration éloignées de l’école primaire pour permettre les inscriptions à tous. Les préfets mènent ce travail auprès des collectivités locales, y compris dans les territoires d’outre-mer.

La troisième dimension, plus transversale, concerne l’héritage, l’histoire et la question mémorielle. Nous sommes bien conscients de la nécessité d’agir dans ce domaine. En collaboration étroite avec le ministère de la culture, le ministère des outre-mer mène une politique en direction de l’émergence et du soutien de la culture en outre-mer sous toutes ses formes.

Une enveloppe réservée au Centre national du cinéma permet de financer des projets cinématographiques issus des outre-mer sur les outre-mer. Une deuxième enveloppe cofinancée avec le ministère de la culture permet de faire émerger des projets de documentaires ou de téléfilms. D’autres dispositifs interviennent dans le cadre du spectacle vivant pour financer certaines actions emblématiques telles que le concours Voix d’or. Il permet de valoriser des talents nouveaux qui accèderaient sinon difficilement aux grandes salles de spectacle, aux studios d’enregistrement ou aux formations d’élite pour exprimer leurs talents lyriques ou de musique contemporaine.

S’agissant de la visibilité des outre-mer à la télévision, nous assumons totalement la fermeture de l’antenne France Ô, car elle avait des écoutes très faibles en métropole. Ce n’est pas le cas des chaînes premières telles que Martinique Première ou Mayotte Première qui sont très suivies dans les territoires et qui produisent toujours des contenus. Nous avons choisi de limiter le nombre d’heures de programmes pour nous axer sur les Ultramarins, les cultures ultramarines, la biodiversité et les problèmes de l’outre-mer.

Des engagements très forts ont été pris par France Télévisions dans le cadre du pacte de visibilité des Français d’outre-mer au sein de toutes les chaînes audiovisuelles publiques (France 24, France Médiamonde, médias radio). Le ministère des outre-mer discute actuellement des contrats d’objectifs et de moyens entre l’État et ces chaînes de télévision ou de radio.

Après quelques mois de recul, nous en voyons déjà les résultats dans les journaux d’information, documentaires, grands spectacles, émissions de variété, jeux ou météo. Ces « détails » rendent beaucoup plus présente dans la vie quotidienne des Français l’existence des outre-mer dans leur diversité. Les premiers résultats en termes d’audience et de perception qualitative auprès des téléspectateurs semblent nous montrer que nous sommes sur le bon chemin. Cette action s’est effectuée à moyens constants, voire en augmentation pour la production des contenus documentaires ou de fiction pour les outre-mer.

Enfin, au cœur des questions mémorielles, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage est hébergée chez nous. Au même titre que les ministères de l’éducation nationale, de la recherche, de l’intérieur ou de la défense, nous voulons cette politique interministérielle. Le ministère des outre-mer n’est pas le dépositaire unique de cette mémoire.

Le ministère des outre-mer intervient sur la mise en œuvre d’un engagement du président de la République, à savoir l’édification d’un monument en commémoration des victimes de l’esclavage aux Tuileries. Le calendrier a évolué du fait de la crise sanitaire, mais ce projet répond à un besoin important manifesté par les associations de familles d’Ultramarins ou de descendants d’esclaves. Jusqu’à maintenant, que ce soit dans l’Hexagone ou dans les DOM, la France n’avait pas de monument aux victimes de l’esclavage.

Pour terminer, vous connaissez le concours national de la résistance et de la déportation qui est très ancré dans l’institution scolaire, suivi par les enseignants et par les classes et qui participe de façon efficace à la transmission de cette mémoire. Depuis 2015, un équivalent existe sur le sujet de l’esclavage. Le concours Flamme de l’égalité est piloté dans sa mise en œuvre par la DILCRAH, avec l’appui du ministère de l’éducation nationale et du ministère des outre-mer. Il vise à faire réfléchir les élèves, du CM1 au lycée, sur le sujet de l’esclavage selon trois valeurs fondatrices de la République : la liberté, l’égalité entre tous les Français sans distinction de naissance ou de race, la dignité humaine dans la République.

Cette initiative est trop récente pour nous permettre de juger de son ancrage et de son effet sur les scolaires, mais il convient de la soutenir et de la faire prospérer. Cette année, ce concours a probablement été perturbé par le confinement et les difficultés d’enseigner en présence physique ; les professeurs se sont concentrés sur les programmes scolaires.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Concernant la représentation des outre-mer à la télévision, le CSA pourrait probablement la prendre en compte dans ses objectifs pour l’augmenter.

Vous avez évoqué l’obésité. J’ai été choquée de voir que, encore aujourd’hui, les sodas sont plus sucrés en Martinique qu’en métropole. Il existe un sujet d’égalité dans la santé, sur lequel nous devons être plus offensifs.

S’agissant de la vision pour l’avenir, le préfet de Mayotte évoquait la nécessité de renforcer les structures et les établissements de l’éducation nationale pour « garder les élites » sur le territoire. Selon moi, il n’y aurait rien de pire que, malgré sa croissance économique actuelle, Mayotte soit assaillie dans deux ou trois décennies par des métropolitains, qui viendraient faire fortune à Mayotte, au détriment des Mahorais. Il faudrait leur permettre de maîtriser rapidement leur propre croissance économique, peut-être via des écoles de management.

Par ailleurs, qu’en est-il de l’accueil des Ultramarins dans les universités ? Souvent, leur premier voyage dans l’Hexagone vise à terminer un cursus universitaire. Une structure de tutorat, de mentorat ou de référent pourrait-elle les accompagner à leur arrivée ?

Enfin, que pouvons-nous faire concernant la fonction publique ? Le préfet de Mayotte indiquait que le procureur de couleur noire était victime de racisme à Mayotte. En Martinique, la majorité écrasante des cadres de la fonction publique et des hauts fonctionnaires sont métropolitains et très mal perçus par la population locale, notamment dans la justice.

M. Mikaël Quimbert. Le CSA a d’ores et déjà un baromètre d’observation sur les minorités visibles. Certes, il est compliqué de différencier un présentateur de télévision originaire de Martinique d’un autre descendant lointain d’un ressortissant d’un pays d’Asie ou d’Afrique. En la matière, nous nous appuyons sur le pacte de visibilité de France Télévisions qui ne se limite pas à la couleur de peau ou à la question minoritaire, car la richesse des outre‑mer est bien plus large, provient par exemple également des populations installées depuis plusieurs siècles lors de la colonisation.

Le réflexe de l’outre-mer s’ancre progressivement dans l’information nationale. Par exemple, les journaux d’information sont passés de 48 reportages durant la période entre janvier et août 2018 à 86 entre janvier et août 2020 sur France 2 et de 71 à 129 sur France 3, soit une augmentation de 80 % de sujets d’information sur les outre-mer sur deux ans et de 25 % sur l’année en cours. L’actualité nous aide probablement, mais les chaînes de télévision ont beaucoup plus le réflexe d’intégrer les outre-mer dans certains sujets, tels que la rentrée scolaire après le confinement ou la crise de la Covid vécue par les personnes dans leur territoire.

Concernant la question de la santé, cette problématique va probablement générer des discriminations, bien qu’elle soit moins prégnante en Martinique qu’à Mayotte, en Guyane ou dans le Pacifique. Ces questions compliquées ont été longuement débattues lors de la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer, dite loi « Lurel », il y a quelques années à propos des yaourts. Un travail est mené avec les industriels, mais ces derniers disent fabriquer ce que les personnes veulent acheter et le sucre est probablement un moyen pour cacher la mauvaise qualité d’un produit.

C’est l’une des politiques prioritaires du ministère des outre-mer, notamment avec le ministère de la santé dans le cadre du Plan national nutrition santé qui vient d’être adopté. La situation a progressé sur les produits laitiers, mais le chemin reste long. La crise de la Covid qui frappe particulièrement les personnes atteintes de ces pathologies nous rappelle à cette obligation.

S’agissant de l’éducation et de la formation des cadres, des progrès doivent encore être faits. Des universités ultramarines existent et fonctionnent aux Antilles, à La Réunion, en Guyane et dans le Pacifique. Il faut être vigilant sur les classements de réussite aux examens, car l’année scolaire a parfois un décalage dans le temps. C’est le cas en Nouvelle-Calédonie où certains étudiants quittaient leur année universitaire sans diplôme pour faire leur rentrée en métropole. Les étudiants sont aussi bien formés qu’en métropole. La difficulté porte sur l’accès à l’emploi des jeunes.

Dans des territoires spécifiques tels que Mayotte, dont la taille ne permet pas d’avoir des universités de plein exercice jusqu’au master, il existe des programmes spécifiques tels que « 400 cadres ». Ils visent à identifier de jeunes talents ou futurs cadres pour les accompagner, les « tutorer », leur trouver un logement et payer leurs études pour qu’ils puissent ensuite revenir dans leur territoire et participer au développement local. Ces programmes sont probablement à renforcer.

Pour les étudiants ultramarins en métropole, j’ai évoqué le rôle très important de la délégation interministérielle pour l’égalité des chances des Français d’outre-mer (DIECVI FOM). Cette petite structure n’accueille pas elle-même les étudiants, mais les collectivités ultramarines sont présentes à Paris via les maisons pour les DOM. Outre leur mission en faveur du tourisme, ces maisons accueillent les étudiants ultramarins pour les accompagner et leur servir d’interlocuteurs. La délégation joue aussi ce rôle en s’appuyant sur les associations telles que le Comité d’action sociale en faveur des originaires des départements d’outre-mer en métropole, appelé Casodom, qui accompagne les étudiants ultramarins en métropole et qui fait un travail formidable. Nous participons au financement de ses activités via la DIECVI. Dans le cadre de la crise de la Covid, il a été un relais très important. D’autres associations plus petites interviennent également auprès des étudiants sur des problématiques plus ciblées, par exemple pour des personnes LGBT.

En ce qui concerne l’accueil dans la fonction publique, nous ne disposons d’aucune statistique, puisque la loi française l’interdit. Néanmoins, les Ultramarins existent dans la fonction publique et sont affectés outre-mer, ni plus ni moins que les autres. Le principe d’égalité dans la fonction publique est fort.

Toutefois, il existe des systèmes ciblés de dérogation qui permettent de répondre à des besoins ponctuels. Ils servent par exemple à inciter les professeurs des écoles à rejoindre certains territoires qui ne paraissent pas attractifs pour les candidats à l’affectation dans les fonctions publiques. C’est le cas à Mayotte où, pour faire face au manque de candidats pour le premier degré, le concours de professeur des écoles, qui est organisé sur une base académique, est accessible à partir de bac+3 au lieu de bac+4 ailleurs. Ce cas est très ponctuel.

Dans le cas des concours, certaines grandes écoles ont dirigé leur recrutement vers les zones d’éducation prioritaire. Des classes préparatoires permettent aussi aux personnes de milieux sociaux plus défavorisés d’avoir accès à ces concours. Il ne s’agit pas de critères d’origine géographique, mais de lycées situés dans des zones d’éducation prioritaire. Cela a néanmoins profité aux territoires d’outre-mer puisque la Guyane et Mayotte ainsi qu’une grande partie des territoires des Antilles et de La Réunion sont classés en zone d’éducation prioritaire. Un certain nombre d’écoles vont aussi dans les territoires d’outre-mer pour s’y présenter, briser des tabous et pousser vers les études les jeunes qui ont de bons résultats scolaires et un potentiel. Certaines de ces études les mèneront à passer des concours de la fonction publique.

Mme Stéphanie Atger. La question des discriminations autour des territoires ultramarins et des Ultramarins eux-mêmes se reflète dans de nombreux préjugés et représentations. Les outre-mer sont souvent évoqués en termes de coûts et non d’apport et de richesses pour notre pays. Étant moi-même née dans l’Hexagone d’un père polynésien du Pacifique et d’une mère martiniquaise, j’ai vécu cela tout au long de mon parcours avec ces cultures que je ne connaissais pas forcément. Selon moi, la lutte contre la discrimination commence par l’éducation et la force des rencontres et échanges partagés, indifféremment du lieu où nous grandissons.

Ma question est la suivante : comment développer un ensemble de programmes scolaires qui soient égaux face à l’ensemble des histoires qui composent notre pays, qu’il s’agisse de l’histoire de l’Hexagone, des Ultramarins, de l’esclavage ou de la mémoire sur les anciens combattants (je pense par exemple aux bataillons des Antilles et du Pacifique) ? Comment faire pour que toutes ces histoires se rencontrent et puissent s’apprendre ?

Enfin, qu’en est-il du projet de la maison des outre-mer ?

M. Mikaël Quimbert. La question concernant les programmes scolaires relève d’abord du ministère de l’éducation nationale.

La question qui préoccupe le plus le ministère des outre-mer et qui conditionne l’accès aux études supérieures et aux concours est celle de l’efficacité. De façon paradoxale, les résultats au baccalauréat sont au même niveau dans les différents outre-mer que dans l’Hexagone, mais le niveau constaté chez les jeunes lors de leur journée défense et citoyenneté (JDC) est en décrochage par rapport au niveau attendu en fin de scolarité (baccalauréat, enseignement professionnel, brevet).

Pourtant, un effort d’environ 4 milliards d’euros est porté sur l’ensemble des départements et régions d’outre-mer (DROM) pour l’éducation nationale, c’est-à-dire 30 % de plus que pour tous les élèves de la métropole. Ce n’est pas dû à la surrémunération des professeurs, mais à un classement important en réseau d’éducation prioritaire (REP). Finalement, l’augmentation des moyens n’est pas la réponse adaptée. La question porte sur l’environnement global de l’école : sa dimension, son chauffage, son accès, les logements, etc. Aussi motivés soient-ils, la communauté scolaire et les professeurs ne peuvent pas répondre à l’ensemble des problématiques sociales dans lesquelles les enfants sont plongés. Ainsi, nous revenons aux questions initiales : comment développer les infrastructures, la santé, le logement, l’accès à l’eau ? Comment produire un développement économique qui sera la meilleure réponse aux difficultés ?

Je ne répondrai pas à votre deuxième question, car c’est un projet porté par la Mairie de Paris. Le ministère des outre-mer n’étant pas partie prenante à ce stade, je ne pourrai pas vous dire où il en est.

Mme Atger rappelle à juste titre les travaux du comité de suivi du pacte de visibilité de France Télévisions, outil essentiel auquel siègent des parlementaires dont Mme Stéphanie Atger fait partie. Nous suivons ces travaux avec beaucoup d’attention. C’est un outil essentiel pour le suivi de la mise en œuvre de ce plan.

M. le président Robin Reda. Merci, monsieur Quimbert, d’avoir accordé du temps à la mission et de nous avoir répondu de manière aussi précise, détaillée et enrichissante pour nos travaux.

La séance est levée à 19 heures 10.

 


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Compte rendu  61    Table ronde réunissant M. Yazid Chir, cofondateur et président de Nos quartiers ont du talent (NQT), Mme Anne Laure Cuq, directrice régionale Sud-Ouest de Les entreprises pour la cité, M. Jérôme Lê, chef de la cellule « statistiques et études sur l’immigration » de la direction des statistiques démographiques et sociales de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et Mme Marie‑Anne Valfort, professeure à l’École d’économie de Paris, détachée auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)

(Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

Mme la présidente Fiona Lazaar. La présente mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019 – il y a exactement un an. À l’issue de nos travaux, nous présenterons un rapport qui dressera un état des lieux des formes de racisme et proposera des mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme. Pour cela, votre analyse et votre recul nous seront précieux.

Nous avons l’honneur de recevoir aujourd’hui des économistes, des sociologues, des spécialistes de la politique de l’emploi et des professionnels des ressources humaines. Nous aborderons les politiques de l’emploi et les solutions pour remédier aux inégalités et aux discriminations en matière d’accès à l’emploi, de carrière et de rémunération entre les personnes blanches et les minorités.

Nous traiterons de ce que l’on appelle parfois le racisme institutionnel, qui est le résultat de mécanismes bien souvent involontaires et de facteurs multiples, et qui aboutit à des écarts importants entre différents groupes. Ces écarts constatés ne s’expliquent pas par d’autres raisons que l’origine ou la couleur de peau. Face à ces faits objectivés, nous avons le devoir de réduire les écarts statistiques qui sont défavorables aux minorités, quelles qu’en soient les causes.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons auditionné des universitaires, des associations, des cabinets ministériels. Nous partageons un même constat d’inégalités entre les minorités et les autres. Vous observez et agissez contre ces discriminations et j’espère que vous pourrez aujourd’hui nous apporter des pistes de solutions. Quelles mesures ou dispositifs pourraient faciliter votre action ou permettre de la déployer à plus grande échelle ?

Mme Marie-Anne Valfort, professeure à l’École d’économie de Paris, détachée auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). J’aimerais partager avec vous trois des principaux enseignements issus des rapports et des études menées sur les discriminations ethno-raciales sur le marché du travail en France.

Tout d’abord, le critère de l’origine ethnique et de la couleur de peau est le critère en fonction duquel les Français considèrent que les discriminations sont les plus fréquentes. Ce premier enseignement est issu du dernier baromètre établi par le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la perception des discriminations dans l’emploi publié le premier décembre 2020. Le même résultat se retrouve dans l’eurobaromètre sur les discriminations. L’eurobaromètre confirme qu’en France, comme en moyenne dans les autres pays de l’Union Européenne, les discriminations en fonction de l’origine ethnique et de la couleur de peau sont perçues comme étant les plus fréquentes. La comparaison entre les différentes vagues montre que la fréquence perçue de ces discriminations ne diminue pas depuis dix ans. L’eurobaromètre nous apprend par ailleurs que la France est l’un des pays de l’Union européenne où la discrimination est ressentie avec le plus d’acuité par la population – nous constituons à ce titre une exception. Malheureusement, cette particularité française reflète une réalité : la France apparaît parmi les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord qui discriminent le plus en fonction de l’origine ethnique et de la couleur de peau lorsque l’on étudie les testings sur curriculum vitae (CV). L’origine ethnique des candidats fictifs est véhiculée par leur patronyme, qui signale l’appartenance à la majorité blanche ou à la minorité non blanche. Une étude récente menée par des sociologues américains montre que parmi les neuf pays occidentaux où ces testings ont été menés, la France discrimine le plus les minorités ethno-raciales à parcours scolaire et professionnel équivalent. La probabilité pour les Français blancs d’être invités à un entretien d’embauche est de 50 % à 100 % supérieure à celle de Français issus de minorités non blanches. Les discriminations ethno-raciales sur le marché du travail constituent donc un réel sujet.

Le deuxième enseignement est que le coût de ces discriminations est massif. Les discriminations évincent les individus de l’emploi ou les cantonnent à des postes moins qualifiés que ceux auxquels ils pourraient prétendre. Ces mécanismes économiques génèrent des pertes énormes en matière de production, qui grèvent à leur tour les recettes des finances publiques : l’État perçoit moins d’impôts sur les revenus et sur les sociétés, et fournit plus de dépenses publiques pour l’indemnisation du chômage et les transferts sociaux en faveur des personnes discriminées. Mais les discriminations génèrent également un coût humain considérable : l’expérience répétée des discriminations affecte négativement la santé psychique des personnes. Ce phénomène apparaît clairement dans les pays qui collectent des informations sur l’appartenance des personnes à des groupes traditionnellement discriminés (les minorités ethno-raciales ou sexuelles) comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. Ces groupes sont beaucoup plus sujets aux risques psychosociaux, causant plus de mésestime de soi, d’anxiété, de dépression, de tendance suicidaire. Ces statistiques pourraient être interprétées comme de pures corrélations – mais des études récentes montrent qu’il n’en est rien. C’est bien le fait d’évoluer dans un climat discriminatoire qui mine le bien-être des individus issus de groupes discriminés. À ce coût humain s’ajoute également un coût social : la discrimination nourrit chez certains individus la volonté de rupture et le ressentiment. La discrimination peut générer des clivages profonds au sein de la société, en particulier quand elle est liée à l’origine ethnique ou à la confession, car elle pousse alors au repli communautaire. Ce lien de cause à effet entre discrimination et repli a été clairement identifié.

Enfin, de nombreuses pistes prometteuses sont envisageables pour remédier à ces discriminations – il s’agit du troisième enseignement. Le baromètre établi par le Défenseur des droits et l’OIT montre que le taux de non-recours est en diminution. Les victimes de discriminations dans la sphère professionnelle seraient deux fois plus nombreuses aujourd’hui qu’en 2013 à entreprendre des démarches suite aux discriminations qu’elles subissent. Les efforts doivent être poursuivis afin de crédibiliser la menace de la sanction juridique. Pour cela, les acteurs de proximité doivent être formés afin d’accompagner les personnes et prouver les discriminations dont elles sont victimes. Ces formations devraient en priorité s’adresser aux membres des comités sociaux et économiques (CSE) et aux délégués syndicaux. Il est très difficile de prouver la discrimination en raison de l’origine ethnique et de la couleur de peau. Pourtant, la jurisprudence a permis de faire valider par les tribunaux des stratégies d’enquête, comme par exemple l’étude de la consonance des noms et des prénoms dans le registre unique du personnel pour mettre en avant des discriminations à l’embauche en raison de l’origine ethnique. Ces études montrent par exemple que les personnes d’origine africaine sont le plus souvent embauchées en contrat intérimaire ou en contrat à durée déterminée (CDD), mais rarement en contrat à durée indéterminée (CDI). Cependant, se concentrer sur le seul volet juridique n’est pas suffisant. La plupart des candidats qui sont écartés par les employeurs continuent d’ignorer s’ils ont été discriminés par l’employeur car ils n’observent pas le profil des candidats qui ont été retenus. Il faut donc absolument renforcer la formation des employeurs à ne pas discriminer. Depuis 2017, la loi oblige en France les entreprises de plus de 300 salariés à former leurs personnels chargés des ressources humaines à la non-discrimination. Il est essentiel d’établir un cahier des charges en la matière et de certifier les cabinets de formation qui s’y conforment. Ce cahier des charges devrait permettre de diffuser, au sein des services de ressources humaines, l’ensemble des bonnes pratiques déjà mises en œuvre dans d’autres entreprises. Cette formation est une étape essentielle, mais encore faut-il que les employeurs soient réellement incités à mettre en œuvre le contenu de ces formations. Ainsi le label « diversité » a-t-il été attribué à certains employeurs – mais les labels tendent à récompenser bien plus les moyens mis en œuvre que les résultats atteints. Il faut donc se tourner vers des processus de labellisation des employeurs basés sur les résultats. En ce sens, l’index de l’égalité professionnelle créé en 2019 par le ministère du travail constitue une avancée considérable, tant sur le plan international que national. Cet index se concentre sur une série de mesures objectives de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et s’accompagne d’une série de sanctions visant l’employeur. Deux évolutions de cet index seraient souhaitables : tout d’abord, pour qu’il englobe d’autres critères, comme l’origine ethnique et le handicap ; ensuite, pour qu’il ne se concentre pas seulement sur les trajectoires professionnelles mais intègre également la mesure des comportements de recrutement des employeurs.

Pour conclure, il est plus nécessaire que jamais de lutter contre les discriminations. Je donnerai deux raisons à cela : les discriminations vont être amplifiées par l’épidémie due à la COVID-19, alors que les minorités ethno-raciales payent déjà un très lourd tribut en termes de mortalité et que la montée du chômage donne plus de latitude aux employeurs pour se livrer à des pratiques discriminatoires ; le renforcement de la cohésion nationale que vise la lutte contre les séparatismes nécessite que celle-ci s’accompagne d’une politique ambitieuse de lutte contre les discriminations. À défaut, la lutte contre les séparatismes risque de renforcer le sentiment de stigmatisation de certaines minorités ethno-raciales et d’exacerber leurs tentations radicales. En effet, le séparatisme islamiste mobilise de nombreux jeunes en communiquant sur les discriminations ethno-raciales et religieuses massives et persistantes dont ils sont l’objet – ce que les résultats des testings sur CV ne démentent pas.

M. Jérôme Lê, chef de la cellule statistiques et études sur l’immigration de la direction des statistiques démographiques et sociales de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Mon intervention se base sur résultats des articles que j’ai publiés à l’INSEE sur les questions d’emploi et de salaire – le plus important d’entre eux a été publié en 2019. L’INSEE ne formule pas de recommandation de politiques publiques. Le but de mon intervention est d’établir des faits et d’apporter des chiffres permettant de cadrer les débats.

Les discriminations sont complexes à évaluer statistiquement. L’INSEE a retenu, pour les traiter, l’approche indirecte : nous ne nous basons pas sur des données subjectives comme le ressenti des discriminations ni sur des données de testings – celles-ci viennent compléter nos travaux. L’évaluation indirecte consiste à analyser les écarts entre deux populations pour une variable d’intérêt, comme le taux de chômage, le taux d’emploi, le niveau de salaire. Pour cela, nous essayons de raisonner à caractéristiques égales. Je citerai un exemple pour illustrer mon propos. Les descendants d’immigrés turcs connaissent un taux de chômage de près de 25 % – ce taux est trois fois plus élevé que celui des personnes sans ascendance migratoire, c’est-à-dire ni immigrées ni descendantes d’immigrés. Pour ces personnes, le taux de chômage s’élève à 8 %. Pour expliquer ces chiffres, il faut tenir compte du fait que les descendants d’immigrés turcs sont souvent jeunes, très peu diplômées et résident dans des zones urbaines sensibles. Leur taux de chômage doit donc être comparé avec celui de jeunes sans ascendance migratoire présentant les mêmes caractéristiques observables. Les méthodes adéquates montrent que les trois-quarts des 17 points d’écart du taux de chômage s’expliquent par les différences de caractéristiques observables. Près de 4 points d’écart ne sont, en revanche, pas expliqués. Ce résidu constitue une sorte d’indice des discriminations.

La difficulté, pour le statisticien, est d’attribuer cet écart inexpliqué à de la discrimination ou du racisme. L’on constate, par exemple, des écarts de niveau de salaire très importants entre les immigrés (c’est-à-dire les personnes nées étrangères à l’étranger) et les personnes sans ascendance migratoire, même à caractéristiques égales. Certains immigrés très diplômés peuvent avoir un bas salaire en comparaison avec leurs équivalents non immigrés. Le problème est qu’il est possible que ces écarts soient dus à des discriminations liées à l’origine ethnique, ou bien à des facteurs liés au processus migratoire de ces personnes (mauvaise maîtrise du français, diplômes non reconnus en France, etc.). Pour les immigrés, l’origine et le parcours migratoire se confondent.

Mon travail propose de distinguer ces deux effets pour isoler l’origine, qui seule peut faire l’objet de discriminations. Mon intuition de base se fondait sur la distinction entre les immigrés, qui subissent un double effet lié à la migration et à l’origine, et les descendants d’immigrés – leurs enfants, qui ont étudié en France, en maîtrisent la langue, souvent ont la nationalité française, mais qui partagent les mêmes patronymes, couleur de peau ou religion que leurs parents immigrés. Il est possible, en comparant ces deux groupes avec des personnes sans ascendance migratoire, d’isoler les effets de l’origine et de la trajectoire migratoire.

Le premier résultat marquant concerne l’accès à l’emploi. Les taux de chômage des immigrés et de leurs descendants sont relativement proches. Les taux de chômage des personnes originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et de Turquie sont supérieurs à celui des personnes sans ascendance migratoire. Ces écarts, persistants d’une génération à l’autre, s’expliquent très bien pour les descendants d’immigrés. Cela traduit une amélioration relative de l’accès à l’emploi d’une génération à l’autre et révèle que des éléments liés à la migration (comme la maîtrise du français) sont importants. Pourtant, il demeure un écart de 5 points avec le taux de chômage de la population sans ascendance migratoire. Cette persistance est particulièrement importante chez les hommes, immigrés et enfants d’immigrés, originaires du Maghreb – leur taux de chômage s’élève à 23 %, créant un écart de 15 points avec celui des personnes sans ascendance migratoire. Parmi eux, seuls 5 points peuvent être expliqués par des différences de structure (liées à l’âge, aux diplômes, au lieu de résidence). 10 points d’écart demeurent donc entre les personnes sans ascendance migratoire et les immigrés aussi bien que leur descendance. Il n’est donc pas possible d’affirmer que les immigrés maghrébins ne trouveraient pas de travail en raison de facteurs liés à la migration (leur mauvaise maîtrise du français, par exemple), puisque leurs descendants, nés et scolarisés en France, sont confrontés à ces mêmes difficultés à un niveau équivalent.

Le second résultat porte sur les comportements d’activité : ceux-ci traduisent la présence sur le marché du travail – ils tiennent au fait de chercher un emploi ou d’en occuper un. Les hommes, qu’ils soient immigrés ou sans ascendance migratoire, ont sensiblement les mêmes comportements d’activité. Les écarts sont faibles et s’expliquent très bien. Les écarts, en revanche, sont très importants parmi les femmes. Ainsi, le taux d’activité des femmes immigrées, surtout originaires de Turquie et du Maghreb, est particulièrement faible. On observe en revanche une forte convergence des comportements chez les descendantes d’immigrés : quand elles n’ont pas d’enfant, elles adopteront des comportements d’activité proches de ceux des femmes sans ascendance migratoire. Mais une fois devenues mères, les descendantes d’immigrés ont une tendance beaucoup plus forte à se retirer du marché du travail, même à caractéristique égale, que les femmes sans ascendance migratoire. Il faut donc distinguer deux éléments dans l’analyse de l’accès à l’emploi. Il convient tout d’abord de considérer les barrières à l’emploi lors de l’embauche : les analyses sur le chômage montrent que ces barrières sont plus fortes chez les hommes immigrés que chez les femmes. Ensuite, il faut distinguer les comportements d’activité, qui relèvent de choix personnels de positionnement sur le marché du travail, qui sont particulièrement importants chez les femmes.

Enfin, l’on détecte beaucoup moins de faisceaux de discriminations liés à l’origine (qu’il s’agisse de salaires ou de conditions d’emploi) une fois que les personnes ont accédé à l’emploi.

Les écarts inexpliqués de salaires sont très importants chez les immigrés et beaucoup moins chez les descendants d’immigrés. Cela suggère que les écarts de salaire seraient liés aux difficultés propres à la migration davantage qu’aux pratiques discriminatoires. Les immigrés ont davantage tendance à accepter des emplois dans des conditions moins favorables. Néanmoins, des chiffres significatifs en matière d’écarts de salaire existent chez les descendants d’immigrés d’Afrique subsaharienne, pour lesquels les écarts de salaire inexpliqués sont importants (de l’ordre de 5%) pour les hauts comme les bas salaires, alors que ce n’est pas le cas pour les descendants d’immigrés maghrébins (bien que ceux-ci soient très peu représentés au-delà du neuvième décile de la répartition des salaires).

M. Yazid Chir, cofondateur et président de Nos quartiers ont du talent (NQT). Notre association, Nos quartiers ont du talent, a été créée il y a quinze ans, juste avant les émeutes ayant eu lieu dans les banlieues en 2005. Elle se fonde sur un constat simple : à l’époque, les hauts diplômés en Seine-Saint-Denis avaient jusqu’à cinq fois moins de chance de décrocher un entretien d’embauche que la moyenne nationale. Ces chiffres sont issus de la première étude de testing menée à grande échelle sur les hauts diplômés de Seine-Saint-Denis, publiée à la fin de l’année 2004. Elle concluait à plusieurs critères discriminatoires : le code postal, l’origine sociale, le patronyme étranger.

Nos quartiers ont du talent a mobilisé les entreprises afin de participer à une expérience pilote avec 200 jeunes identifiés par Pôle Emploi sur les critères de l’étude : diplômés à Bac+4, ayant moins de trente ans et résidant en Seine-Saint-Denis. Les entreprises mobilisées s’étaient engagées à recevoir en entretien les jeunes sélectionnés à la seule condition que leur CV corresponde à un poste ouvert au recrutement au sein de l’entreprise. L’opération a été lancée avec une centaine d’entreprises et 200 jeunes en novembre 2005. Pour nous assurer de la réussite de l’opération, à savoir que les jeunes seraient non seulement reçus en entretien mais recrutés, nous avons au préalable reçu les jeunes par petits groupes. Je vous livre le portrait-type des 200 jeunes sélectionnés pour l’opération : il s’appelle Jean-Luc Willybiro, est originaire de Centrafrique, né à Saint-Denis et issu d’une fratrie de cinq enfants. Son père est ouvrier et sa mère est mère au foyer. Puisque ses parents n’ont pas les moyens de payer des études à tous leurs enfants, il est l’élu et va représenter l’espoir de la méritocratie pour toute sa famille. Titulaire de deux masters, après plusieurs mois de recherches d’emploi infructueuses, il se résigne à envoyer sa candidature pour un travail alimentaire, pour lequel on lui répond qu’il est surqualifié. Il supprime alors la mention de ses six années d’études supérieures pour accéder à des petits boulots. Au bout d’un an et demi, des droits Pôle Emploi lui sont ouverts. C’est à ce moment-là qu’il est sélectionné pour l’opération Nos quartiers ont du talent. Ces jeunes ont perdu confiance en eux et, dans ces conditions, ne seront pas recrutés s’ils décrochent un entretien d’embauche.

Partant de ce constat, nous avons recruté des parrains et marraines occupant des postes décisionnaires dans les entreprises et nous avons monté un système de coaching et de mentoring. Six mois après le lancement de l’opération, 60 % des 200 jeunes ont été recrutés à leur niveau de diplôme. Nous avons comparé ces chiffres avec ceux de l’éducation nationale, qui montrent que 51 % des hauts diplômés trouvent un emploi à la hauteur de leur diplôme en onze à douze mois de moyenne. Nous avons donc atteint des résultats légèrement meilleurs que la moyenne nationale, en deux fois moins de temps et dans un environnement dans lequel les jeunes diplômés ont cinq fois moins de chance d’accéder à un entretien d’embauche.

L’association Nos quartiers du talent est aujourd’hui présente dans toutes les régions, y compris dans les départements d’outre-mer. Nous avons accompagné plus de 60 000 jeunes, qui ont bénéficié d’un mentoring et d’un accompagnement par des cadres expérimentés en activité. Notre taux de succès est passé de 60 % à 80 % en six mois. Ainsi, la période de recherche d’emploi des jeunes est réduite de douze mois en moyenne.

Forts de ces réussites, nous avons collecté beaucoup de données depuis quinze ans. Nous dressons un premier constat : le principal critère de discrimination est le manque de réseau. À un niveau élevé de diplôme, 70 % des emplois sont obtenus par le réseau – l’absence de réseau constitue un fort handicap. Le deuxième critère de discrimination est lié à l’orientation subie. Plus de 50 % des jeunes accompagnés se concentrent dans quatre grandes filières : le marketing, la communication, les ressources humaines et le juridique. La moyenne du besoin réel des entreprises dans ces domaines est de 5 % à 10 %. Les jeunes se dirigent donc trop souvent vers des filières qui emploient peu. Enfin, nous avons remarqué que la moitié des jeunes, après avoir essuyé plusieurs refus dans leurs recherches – par manque de réseau, par mauvaise orientation, ou en raison de la discrimination – se rabat durablement sur des emplois peu qualifiés. Ils constituent alors des exemples à ne pas suivre pour tous les jeunes qui préfèreront se tourner vers la voie de l’argent facile par, par exemple, le trafic.

Le premier secteur informel organisé en France est ainsi le trafic de cannabis. Cela participe au fait qu’une énorme différence culturelle, sociale, hiérarchique se crée avec les jeunes issus des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Le racisme est lié à la différence et à la peur de l’autre – et ce phénomène risque de s’accélérer.

L’expérience de Nos quartiers ont du talent a démontré qu’apporter un petit coup de pouce à des jeunes diplômés, en offrant quelques heures de son temps, en ouvrant l’accès à un réseau et en leur redonnant confiance, leur permet de devenir des modèles, des exemples à suivre. Nous avons démontré que l’entraide pouvait changer les choses. Une moyenne de trois heures par mois, soit dix-huit heures sur six mois, peut changer durablement le cours de la vie d’un jeune et de l’ensemble de son entourage. Nous sommes convaincus que la seule arme de destruction massive du racisme est l’éducation.

Mme Anne-Laure Cuq, directrice régionale Sud-Ouest de Les entreprises pour la cité. Les entreprises pour la cité ont été créées par Claude Bébéar il y a une trentaine d’années. Notre objectif est d’accompagner les entreprises dans leur engagement sociétal en poursuivant la conviction que les entreprises ont leur part à faire. Trois sujets nous tiennent particulièrement à cœur : l’égalité des chances dans l’éducation, l’accès à l’emploi et la diversité dans l’entreprise, et enfin le mécénat.

Nous constituons un réseau d’entreprises et non une association de lutte contre les discriminations. Nous accompagnons les entreprises au quotidien en organisant des opérations de sensibilisation, des formations, des séances de groupes de travail, des échanges entre pairs, par exemple. Nous les engageons également à participer à des actions concrètes sur le terrain. Enfin, nous partageons leurs bonnes pratiques afin que les plus avancées inspirent les autres sur ces différents sujets. Nous proposons d’être le relais des réalités que nous constatons dans nos échanges avec les responsables des ressources humaines, de l’inclusion ou de la diversité au sein des entreprises.

Nous formulons trois constats principaux. Le premier est que le racisme dans l’entreprise est une réalité. Nous sommes confrontés à des actes, à des propos, à des comportements racistes et à des discriminations liées à l’origine des personnes dans la sphère de l’emploi. Les discriminations à l’embauche sont le phénomène le plus connu et le mieux identifié, et les engagements des entreprises portent souvent sur ce phénomène en priorité.

Cependant, nous constatons également des discriminations dans l’évolution de carrière. La mesure de ces phénomènes est insuffisante, bien que le plafond de verre soit manifeste : passé un certain niveau hiérarchique, tous les membres des comités de direction ou des comités exécutifs sont blancs. Ce plafond de verre existe de toute évidence, il est connu et admis par beaucoup de nos interlocuteurs.

Nous constatons enfin un racisme ordinaire, qui est diffus et va affecter les relations de travail. L’essentiel est évidemment d’entrer dans l’entreprise et d’accéder à une carrière, mais la qualité des relations de travail au quotidien est également affectée par des remarques récurrentes, des plaisanteries par exemple. Elles constituent des micro-agressions, des phénomènes infraliminaux qui ne sont pas communiqués à la hiérarchie, en partie car ils ne sont pas toujours identifiés comme des phénomènes racistes par les personnes qui en sont elles-mêmes victimes. Pour autant, la récurrence et l’intention négative de ces phénomènes créent un vécu compliqué qui peut déboucher sur de vraies difficultés dans l’entreprise, comme l’autocensure et la mésestime de soi.

Le second constat est que le sujet est insuffisamment qualifié et mesuré. La mesure est compliquée, cependant elle est possible – elle est clairement insuffisante dans les entreprises. Les testing à l’embauche pourraient être largement généralisés, de même que les audits sur les procédures de ressources humaines. Nous disposons de peu de baromètres annuels ou d’enquêtes de perception qui pourraient permettre de mieux saisir le racisme diffus ou les micro-agressions – car la perception des discriminations est tout aussi importante que la mesure factuelle et légale des discriminations dans l’évolution et dans les projections professionnelles des personnes. Nous ne disposons pas d’indicateurs de suivi sur l’origine traitant de l’évolution de carrière ou de l’accès à la promotion par exemple. Tout cela résulte en une connaissance incomplète du sujet. Les directions disposent donc d’une vision très parcellaire et ne sont pas sûres d’agir de la bonne manière ou en visant les bonnes cibles.

Le troisième constat est que la discrimination est un sujet d’attention pour les entreprises, mais pour autant leurs actions sont limitées. Le sujet de la discrimination en raison de l’origine n’est jamais traité frontalement et est souvent englobé dans des politiques plus larges, ce qui contribue en partie à invisibiliser le problème. Si le sujet est traité, il va donc souvent l’être en même temps que d’autres sujets. Ainsi nos interlocuteurs nous demandent d’organiser une session de sensibilisation sur les préjugés : une partie sera consacrée aux origines – l’âge, le genre, le handicap seront traités sur le même plan. Beaucoup d’entreprises sont également engagées en faveur de l’accès à l’emploi des personnes issues des quartiers prioritaires de la politique de la ville : les deux choses vont se confondre, et la discrimination en raison de l’origine sera alors traitée de manière indirecte. D’autres approches indirectes peuvent concerner la diversité religieuse au sein de l’entreprise ou l’emploi des personnes réfugiées. Les actions directes sont, en revanche, timides et très peu nombreuses. Elles constituent souvent des actions isolées, et ne sont jamais intégrées dans un grand plan de lutte contre le racisme dans l’entreprise.

Le terme de racisme est d’ailleurs très rarement employé. Notre expérience montre que le mot « racisme » est tabou en entreprise. Certaines personnes souhaiteraient investir ce sujet mais ne savent pas comment le faire. Cela nous questionne sur les barrières persistantes en la matière. Nous avons créé la charte de la diversité il y a quatorze ans. Malgré la conscience du phénomène et la bonne volonté, pourquoi n’arrivons-nous pas à concrétiser ces actions ? Je constate la complexité de la mesure des discriminations en raison de l’origine ainsi qu’un phénomène de concurrence entre les différentes thématiques de la diversité – le racisme ne se situe pas en première ligne.

Nous préconisons, à l’échelle de l’entreprise, de dresser d’abord un état des lieux. Nous suggérons de travailler à l’objectivité et à la transparence des processus, de traiter les signalements et de travailler à la formation. La méconnaissance des moyens d’agir et de réagir freine l’évolution professionnelle et le bien-être ensemble. Il est essentiel de braquer les projecteurs sur ce sujet – il semble que la contrainte légale est très efficace en la matière.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci. Vous avez parlé à plusieurs reprises des labels. S’ils ne sont pas assez exigeants et pas assez centrés sur les résultats, quelles évolutions recommandez-vous ?

Vous évoquiez, madame Cuq, la concurrence entre les différentes thématiques de la diversité. Quelles pistes de solutions préconisez-vous ?

Vous avez constaté, monsieur Chir, la mauvaise orientation des élèves. Je m’interroge sur le rôle des conseillers d’orientation en la matière.

Je reviens enfin sur le testing. Il est très difficile de prouver une discrimination et les testing peuvent y remédier. À ma connaissance, ils n’entraînent en revanche aucune sanction.

M. Yazid Chir. Je répondrai à la question portant sur l’orientation des élèves. En 2018, une étude internationale a été menée par le cabinet Korn Ferry sur la pénurie de hauts diplômés liée à la révolution numérique à l’horizon 2030. Cette pénurie constitue un manque à gagner en raison de la destruction de métiers existants et de nouveaux besoins dans les thématiques numériques. Cette étude conclut que la pénurie de hauts diplômés coûtera environ 8 000 milliards de dollars à l’échelle mondiale. La France accusera un manque à gagner de 175 milliards de dollars lié au déphasage entre le besoin réel des entreprises et les formations dispensées dans les universités. Nous subissons le plus grave déficit de compétences (« skill gap » en anglais) de tous les pays d’Europe. Le seul moyen de le résoudre est de faire en sorte que les entreprises se rapprochent durablement des universités, et que les programmes d’enseignement correspondent aux besoins des entreprises. Filières de formation et besoins des entreprises ne sont pas alignés. Au Danemark par exemple, le taux de chômage est excessivement faible : cela est lié au fait que les universités dialoguent en permanence avec le monde de l’entreprise et les filières sont alignées sur les besoins en temps réel. Les jeunes y sont payés pendant leurs études à l’université et, une fois diplômés, tant qu’ils n’ont pas trouvé de travail à la hauteur de leur diplôme, c’est l’université qui est pénalisée financièrement, à un niveau équivalant à la rémunération que le jeune diplômé continue de percevoir.

Mme Marie-Anne Valfort. Il est également important de sensibiliser les professeurs et les conseillers d’orientations aux biais qui affectent négativement leur appréciation du potentiel de certains élèves. L’école, sans le savoir, se fait le relais de stéréotypes bien ancrés – selon lesquels, par exemple, les enfants issus de l’immigration ne sont pas faits pour les études – et cela a un impact auto-réalisateur très important sur les élèves. Une étude conduite récemment en Italie a consisté à faire passer des tests d’association implicite aux enseignants pour déceler s’ils appliquaient des biais négatifs inconscients à l’égard des personnes issues de l’immigration extra-européenne. Leurs biais étaient extrêmement importants. Cela a permis aux enseignants d’en prendre conscience et de les mettre sous contrôle. En conséquence, la réussite scolaire de ces élèves a progressé de manière très significative.

Je reviendrai également sur la mesure. S’agissant de la possibilité de collecter des informations sur l’origine ethnique des salariés dans les entreprises, en 2012, la CNIL et le Défenseur des droits ont produit l’excellent rapport « Mesurer pour progresser vers l’égalité des chances ». Il n’est pas interdit de collecter ces informations. Le Conseil Constitutionnel a, en effet, interdit d’avoir recours à un référentiel ethno-racial rigide, c’est-à-dire qui proposerait des catégorisations ethno-raciales préétablies. En revanche, il est tout à fait possible de demander aux individus leur ressenti d’appartenance et certaines entreprises collectent ces informations.

Mme Anne-Laure Cuq. Je partage entièrement le propos de madame Valfort sur les préjugés et les biais inconscients. Il faut travailler au plus tôt sur les déterminismes. Nous menons des interventions régulières auprès des collégiens. Ce sont les interventions globales et très en amont qui peuvent modifier les trajectoires professionnelles futures des élèves, ainsi que le regard que les enseignements et les conseillers d’orientation portent sur eux aussi bien que le regard qu’ils portent eux-mêmes sur leur potentiel. Il est urgent d’ouvrir le champ des possibles et de limiter l’autocensure.

M. Buon Tan. J’aimerais revenir sur les exemples de réussite des grands frères et grandes sœurs dans les quartiers, et la tentation de glisser sur la voie de l’argent facile par les trafics. Pourquoi n’arrive-t-on pas à juguler ce problème ?

Ensuite, la politique de places réservées aux élèves des quartiers prioritaires dans les concours d’entrée dans les grandes écoles porte-t-elle ses fruits et pensez-vous que cette politique est favorable ? Il me semble que ce dispositif est parfois dévoyé.

Pensez-vous que rendre la faculté totalement gratuite permettrait de lever les obstacles à l’accès à l’université ?

M. Belkhir Belhaddad. Merci pour vos propositions et vos témoignages. Je m’adresse à monsieur Yazid Chir, d’abord au sujet de l’exemplarité. Je sais que des dispositifs d’éducation par le sport permettent d’intégrer les jeunes à des parcours d’insertion professionnelle et d’intégration réussis. Ne faudrait-il pas s’appuyer sur des expérimentations qui fonctionnent déjà très bien, comme la vôtre ? Ensuite, vous n’avez pas évoqué l’entreprenariat. Menez-vous des actions en ce sens ? Nous savons que les jeunes des quartiers populaires ont une envie d’entreprendre plus importante que ceux d’autres territoires.

Ensuite, nous faisons face à une grande difficulté qui est le manque d’opportunité de brassage des populations. Nos systèmes sont beaucoup trop cloisonnés – qu’il s’agisse du logement, de l’accès à la santé, des espaces de vie commune. Ne faudrait-il pas retravailler la carte scolaire ?

Enfin, je souhaiterais aborder la mémoire et l’histoire. Comment faire pour que ces jeunes soient considérés comme faisant partie de notre histoire en raison de l’engagement de leurs parents ou de leurs grands-parents dans nos différentes guerres ?

Mme Sabine Rubin. Notre mission d’information s’intéresse aux nouvelles formes de racisme. Vous narrez des actions commencées respectivement il y a trente et quinze ans. Les discriminations existent toujours malgré ces tentatives. Sont-elles suffisantes ? Ou bien, les discriminations ont-elles changé ?

M. Yazid Chir. Je répondrai à la question sur les initiatives qu’il serait favorable de dupliquer. Nous avons remarqué que les décalages entre les jeunes s’opèrent dès la maternelle. Il faut réussir à régler les problèmes dès le plus jeune âge. Des initiatives existent en la matière, comme des écoles maternelles basées sur l’entraide et couplées avec des maisons de retraite. Ces initiatives, menées notamment aux États-Unis, donnent des résultats au-delà de toutes les espérances sur le développement intellectuel des enfants. Les parents jouent également un rôle clé. Les 60 000 jeunes que nous avons accompagnés ont tous un point commun : ils disposent d’une colonne familiale très forte, et leur réussite est la priorité absolue de leurs parents. Il faut identifier ces parents et tout faire pour que leurs enfants deviennent des exemples. Les choses bougent toujours parce que nous activons l’entraide.

Mme Marie-Anne Valfort. L’école doit assurer l’égalité des chances et contribuer à la lutte contre toutes formes de discriminations. L’enseignement moral et civique est obligatoire du primaire au lycée, mais il n’est pas toujours pleinement mis en œuvre faute de formation suffisante des enseignants. Il est important d’introduire à ce sujet des modules de formation obligatoires au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (INSPÉ), ainsi que dans la formation continue des professeurs, en renforçant les partenariats avec des associations développant des outils pédagogiques, comme l’association Enquête. Le brassage à l’école est essentiel, mais je ne pense pas que la réforme de la carte scolaire permette de l’améliorer. Il faudrait bien plutôt engager une réflexion pour éviter les contournements de la carte scolaire.

Enfin, je ne suis pas certaine que nous fassions face à des formes nouvelles de discrimination. En revanche, nous sommes sûrement dans un cercle vicieux : les discriminations incitent les personnes au repli, ce qui peut les conduire à amplifier les différences qui les séparent des personnes qui les rejettent, ce qui exacerbe encore les discriminations dont elles sont victimes. Il est urgent de casser ce cercle vicieux pleinement engagé en France.

Mme Anne-Laure Cuq. Je note quelques évolutions dans les manifestations des discriminations. La COVID a fait naître des situations compliquées de discriminations à l’égard des personnes asiatiques, renvoyées à leur contagiosité supposée car le virus venait de Chine. Cela révèle un système global qu’il est urgent de déconstruire. Il est pour cela important de sensibiliser aux stéréotypes et de former les conseillers d’orientations, les responsables de ressources humaines, les acteurs du monde de l’entreprise. Il faut pour cela aller au-delà des incitations et imposer des formations par des mesures réglementaires et du contrôle.

M. Yazid Chir. Je vous invite tous à lire l’étude publiée par le cabinet McKinsey en 2020 « Diversity wins : How inclusion matters ». Elle a été réalisée sur plus de 1 000 entreprises dans 12 pays dont la France et démontre par des faits que les entreprises qui misent sur la diversité ethnique et de genre sont 33 % plus performantes que les autres.

M. Jérôme Lê. Je conclus sur la mesure de ces phénomènes. Les statistiques que j’ai présentées sont issues de résultats d’enquêtes ; elles n’existent pas dans les données d’entreprise. Il est souvent possible de distinguer les personnes immigrées de première génération. En revanche, distinguer les descendants d’immigrés est plus complexe et nécessiterait de poser des questions qui peuvent être aujourd’hui problématiques d’un point de vue juridique, portant sur l’origine des parents voire des grands-parents des personnes.

Mme la présidente Fiona Lazaar. Merci à tous.

La séance est levée à 10 heures 35.

 


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Compte rendu  62    Table ronde réunissant M. Paul Bazin, directeur général adjoint de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi ; M. Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’Université Gustave Eiffel, directeur de la fédération Théorie et évaluation des politiques publiques (n° 2042 du Centre national de la recherche scientifique – CNRS) ; M. Jean-Luc Primon, sociologue, maître de conférences à l’université Côte d’Azur, chercheur et directeur adjoint de l’unité mixte de recherches Migrations et société (URMIS), chercheur associé à l’Institut national d’études démographiques (INED) ; Mme Karima Silvent, directrice des ressources humaines du Groupe Axa et Mme Kirsty Leivers directrice en charge de la culture, de la diversité et de l’inclusion

(Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 10 heures 30)

La séance est ouverte à 10 heures 35.

Mme la présidente Fiona Lazaar. La présente mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019 – il y a tout juste un an. À l’issue de nos travaux, nous présenterons un rapport qui dressera un état des lieux des formes de racisme et proposera des mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme. Pour cela, votre analyse et votre recul nous seront précieux.

Nous avons l’honneur de recevoir aujourd’hui des économistes, des sociologues, des spécialistes de la politique de l’emploi et des professionnels des ressources humaines. Nous aborderons les politiques de l’emploi et les solutions pour remédier aux inégalités et aux discriminations en matière d’accès à l’emploi, de carrière et de rémunération entre les personnes blanches et les minorités.

Nous traiterons de ce que l’on appelle parfois le racisme institutionnel, qui est le résultat de mécanismes bien souvent involontaires et de facteurs multiples, et qui aboutit à des écarts importants entre différents groupes. Ces écarts constatés ne s’expliquent pas par d’autres raisons que l’origine ou la couleur de peau. Face à ces faits objectivés, nous avons le devoir de réduire les écarts statistiques qui sont défavorables aux minorités, quelles qu’en soient les causes.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons, dans le cadre de notre mission, auditionné des universitaires, des associations, des ministres et des représentants des différents ministères impliqués. Nous identifions un sujet majeur en matière d’accès à l’emploi : des discriminations se mesurent en la matière et certaines personnes ressentent qu’elles sont victimes de racisme. Vous analysez et agissez contre ces discriminations et j’espère que vous pourrez aujourd’hui nous apporter des pistes de solutions.

M. Paul Bazin, directeur général adjoint de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi. L’état de fait des discriminations dans l’accès à l’emploi est le résultat des années antérieures à l’entrée sur le marché du travail. Ainsi, une enquête de l’INSEE de 2017 indique que le principal motif expliquant l’écart de taux de chômage entre les personnes immigrées et les personnes nées en France est le diplôme. Pour autant, il ne faut pas exclure les discriminations.

Je concentrerai mon propos sur l’action de Pôle emploi dans la lutte contre les discriminations – il s’agit de l’une des missions que la loi confie à notre établissement.

Tout d’abord, Pôle emploi applique la convention de l’assurance-chômage, qui protège particulièrement les personnes qui ont démissionné en raison d’une discrimination. Ensuite, nous menons des actions pour lutter contre les discriminations dans cinq domaines.

Le premier est la sensibilisation des entreprises. Souvent par méconnaissance, parfois sciemment, les offres déposées à Pôle emploi contiennent des aspects discriminants. Notre dispositif de dépôt des offres en ligne comporte un algorithme d’analyse textuelle qui permet de détecter et de bloquer les offres contenant des mentions discriminatoires. Toutes les entreprises disposent également d’un tutoriel accessible en ligne livrant les bonnes pratiques de rédaction d’une offre non discriminatoire et des conseils de recrutement.

Ensuite, nous promouvons des méthodes de recrutement non discriminant. La méthode de recrutement par simulation (MRS) par exemple permet de lever des biais liés à une potentielle discrimination. Cette méthode permet d’évaluer simplement des capacités dans le cadre d’exercices pratiques et de tests d’habilité – hors de l’examen de tout CV – et de transmettre les candidatures aux entreprises qui ont accepté de prendre part à ce dispositif.

Le troisième axe de notre action est la lutte contre les stéréotypes. Nous développons et mettrons prochainement en test un outil à l’attention des demandeurs d’emploi pour les aider à déconstruire eux-mêmes leurs propres stéréotypes culturels. Le baromètre 2020 du Défenseur des droits montre que 70 % des personnes qui ont été victimes de discriminations dans l’emploi pensent qu’il est probable qu’elles le soient à nouveau et, par conséquent, s’autocensurent dans leur recherche d’emploi.

Nous souhaitons ensuite lever le frein à l’emploi qui va parfois de pair avec une discrimination en raison de l’origine : la langue. Nous donnons accès au service public aux personnes maîtrisant mal le français grâce au recours à des plaquettes d’information destinées aux étrangers primo-arrivants. Nous testons également actuellement un outil basé sur l’intelligence artificielle qui permet une traduction simultanée lors des entretiens.

Enfin, notre cinquième action, sans doute la plus importante, est de mobiliser l’ensemble de notre offre de services pour renforcer l’égalité des chances pour les habitants des quartiers contre lesquels s’exerce une discrimination à l’adresse. Nous faisons en ce sens la promotion des emplois francs : plus de 17 000 contrats d’emplois francs ont été signés depuis le début de l’année 2020, ce qui représente plus de 80 % de l’objectif annuel. Nous mettons en place des viviers de candidats qui pourraient bénéficier des emplois francs et nous organisons des job dating avec les entreprises. Nous souhaitons également aller au contact des habitants des quartiers politiques de la ville sur leur lieu de vie : cette initiative s’appelle Place de l’emploi et de la formation. Elle permet de créer des lieux d’échanges éphémères, hors les murs des agences Pôle emploi, avec nos partenaires locaux. Nous animons enfin des projets de tiers-lieux, notamment en Seine-Saint-Denis : ils constituent des lieux non institutionnels au service de l’émancipation des habitants et de la découverte des métiers.

M. Jean-Luc Primon, sociologue, maître de conférences à l’université Côte d’Azur, chercheur et directeur adjoint de l’unité mixte de recherches Migrations et société (URMIS), chercheur associé à l’Institut national d’études démographiques (INED). Je souhaite d’abord rappeler un certain nombre d’éléments factuels sur les écarts de situation qu’accusent certaines catégories de descendants d’immigrés dans l’accès à l’emploi. Je m’appuie pour cela sur des données d’enquêtes du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) sur l’insertion professionnelle. Depuis les années 1990, ces enquêtes introduisent progressivement des questions sur l’origine migratoire et nationale des personnes en remontant aux parents par la méthode généalogique – le Céreq a joué un rôle précurseur en la matière.

Les résultats de ces enquêtes montrent des écarts importants de formation et de diplôme en fin d’études selon les origines. Les descendants d’immigrés sont surreprésentés parmi les élèves sortant du système éducatif non diplômés – ce résultat est une constante depuis 25 ans, c’est-à-dire depuis que ces enquêtes existent. De la même manière, les descendants d’immigrés, notamment nord-africains, accèdent moins rapidement à l’emploi. En conséquence de ces difficultés, ces jeunes souffrent d’une situation de sur-chômage.

Très tôt à la fin des années 1990 a été formulée l’hypothèse d’une discrimination sélective à l’entrée sur le marché du travail. Les observations menées par la suite (notamment via les testings) ont conforté cette hypothèse. Les descendants d’immigrés ne sont pas tous victimes de ces barrières – elles concernent certaines catégories d’entre eux, majoritairement les descendants d’immigrés d’origine nord-africaine et subsaharienne.

Au début des années 2010 a été avancée l’hypothèse d’une double pénalité : non seulement ces jeunes font face à des difficultés d’accès à l’emploi, mais ils subissent également une différenciation importante en termes de qualité des emplois.

Enfin, les jeunes descendants d’immigrés accusent une forte vulnérabilité aux variations de conjoncture économique et à la raréfaction de l’emploi – cela a été notamment révélé par la crise de 2008.

Je projetterai quatre graphiques pour illustrer mes propos. Ces graphiques représentent le taux d’emploi des hommes non diplômés sortis du système éducatif. Les graphiques des années 1992, 1998 et 2004 montrent des écarts très importants entre le taux d’emploi des Français d’origine et celui des descendants d’immigrés, qui ne convergent pas sur le temps long. Au contraire, l’on remarque un décrochage en fin de période (après 3 ou 4 ans) en raison d’effets de conjoncture et de la fin des dispositifs d’aide à l’emploi dont ces jeunes bénéficiaient. Le graphique de 2010 donne à voir l’effondrement des taux d’emploi des jeunes non diplômés suivant la crise de 2008. Cette fois-ci, les taux d’emplois de toutes les catégories se rejoignent. La difficulté de l’accès à l’emploi est bien durable et relève d’un phénomène structurel.

Pour conclure, le Céreq enquête régulièrement sur le ressenti des personnes en matière de discrimination à l’embauche. Ce graphique de 2016 donne à avoir le ressenti des jeunes diplômés en 2013, c’est-à-dire trois ans après la fin des études : près d’un quart des descendants d’immigrés dont les deux parents sont étrangers se sentent discriminés au moment de leur insertion professionnelle.

M. Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’Université Gustave Eiffel, directeur de la fédération Théorie et évaluation des politiques publiques (n° 2042 du Centre national de la recherche scientifique - CNRS). La fédération de recherche Théorie et évaluation des politiques publiques regroupe dix laboratoires et 230 enseignants‑chercheurs. Nous sommes un opérateur académique de l’évaluation des politiques publiques. Au sein de la fédération, le groupe d’études sur l’origine des discriminations et sur l’égalité est dédié spécifiquement à la mesure des discriminations, par le recours aux tests de situation ou tests de correspondances, une méthode expérimentale de mesure des discriminations objectives et directes. Le groupe d’études effectue ces tests depuis le début des années 2000 pour le compte de plusieurs agences et opérateurs publics.

Nous intervenons dans deux domaines pour mesurer les discriminations sur le marché du travail. La seule façon de véritablement mesurer les discriminations ayant un caractère objectif et direct est d’utiliser les opérations pièges, proposées par des sociologues dans les années 1960 et qui se sont développées de façon exponentielle ces dix dernières années. Notre démarche est double : nous suivons les méthodes de testings scientifiques pour mesurer les discriminations sur la base de différents critères, et nous appliquons les méthodes dites d’évaluation expérimentale des politiques publiques à la question des discriminations. Notre objectif est d’identifier quels dispositifs de l’arsenal de politiques publiques antidiscriminatoires fonctionnent réellement. Les acteurs publics et privés font preuve d’un grand dynamisme en la matière : une variété d’actions existe – mais elles ne sont pas évaluées. Développer les travaux d’évaluation dans ces domaines relève donc d’un enjeu prioritaire pour la recherche ainsi que pour la décision publique.

Je présenterai brièvement certaines de nos opérations de recherche. Nous avons réalisé en 2019 pour le compte du ministère du logement et de la ville une opération de testings qui a bénéficié d’une large médiatisation. Nous avons testé 103 très grandes entreprises par l’envoi d’un total de 17 163 demandes de candidats fictifs à l’emploi. Cette étude confirme les études antérieures : des discriminations – c’est-à-dire des différences de traitement sur la base de critères prohibés – s’opèrent dans l’accès à l’emploi. L’étude a mis en évidence des différences de traitement importantes entre un candidat de référence, dont le nom et le prénom sont franco-français, et un candidat dont le nom et le prénom suggèrent une origine maghrébine. À ma connaissance, l’ensemble des opérations de testings portant sur les discriminations selon l’origine menées ces dix dernières années convergent et indiquent des différences de traitement sur le marché du travail défavorables aux candidats originaires du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne.

Nous avons également mené des travaux sur d’autres critères de discrimination comme l’adresse, le sexe ou le handicap. Nous avons notamment participé à l’évaluation des emplois francs et avons, à ce titre, évalué les discriminations à l’adresse. D’abord fortes dans les années 2000, elles ont connu un reflux puis redeviennent en 2019 et 2020 un critère de discrimination facilement détectable. Nos travaux concernent également les discriminations dans l’accès au logement et l’accès aux soins – nous constatons que les discriminations selon l’origine ne se cantonnent pas au seul marché du travail.

S’agissant du marché du logement et de l’évaluation des politiques publiques, nous avons mené une étude pour le compte du Défenseur des droits sur 300 agences immobilières. Nous avons mis en évidence qu’un courrier de rappel à la règle de droit envoyé par le Défenseur des droits a eu un effet puissant sur les comportements discriminatoires : nous avons constaté une nette différence de trajectoire entre les agences ayant reçu le courrier et celles ne l’ayant pas reçu. Cette expérience est révélatrice des travaux d’évaluation qui devraient être absolument encouragés en matière de politiques publiques luttant contre les discriminations.

Mme Karima Silvent, directrice des ressources humaines du Groupe Axa. Le groupe Axa totalise 120 000 collaborateurs dans le monde, dont 33 000 en France. Je souhaite partager avec vous les actions que nous avons engagées sur la problématique de la diversité des origines ainsi que nos réflexions actuelles.

Le groupe Axa a formé un engagement de longue date sur la diversité des origines, initialement porté par notre fondateur Claude Bébéar. Axa est l’une des seules entreprises à avoir eu recours au CV anonyme pour ses recrutements pendant dix ans, de 2005 à 2016. Nous en avons conservé beaucoup de procédures et de mécanismes de recrutement inclusif. Il s’agit d’un chemin continu : nous formons régulièrement nos collaborateurs sur ces sujets et menons également des évaluations en interne.

Nous avons également beaucoup investi dans la formation et l’éducation au sujet des paroles, des gestes, des comportements discriminants du quotidien, dans le processus de recrutement mais aussi au sein des équipes. Nous diffusons en la matière des bonnes pratiques à l’ensemble de nos collaborateurs. Nous avons également récemment investi dans un serious game qui traite de plusieurs discriminations telles que le handicap, le genre, les origines, la religion, le syndicalisme.

Nos procédures prévoient des dispositifs de signalement des discriminations et d’enquête. Nous avons également mis en place des groupes d’écoute de nos collaborateurs au sein de plusieurs de nos entités dans le monde pour comprendre leur vécu sur la thématique de la diversité des origines.

Nous constatons au travers des retours de nos collaborateurs trois éléments intéressants. Tout d’abord, Axa a fait des progrès sur l’intégration et le recrutement, mais il n’y a pas suffisamment de modèles d’exemplarité (role-models) dans les échelons de direction. Ce constat est important. Il pose la question de la promotion au sein de l’entreprise et du ciblage.

Ensuite, nous constatons qu’aborder la diversité des origines ethniques de façon positive reste un tabou. Nos collaborateurs émettent le besoin de parler de ces sujets souvent au-delà des procédures de lutte contre les discriminations.

Enfin, les phénomènes de gestes ou de paroles déplacés existent dans notre organisation et il faut continuer à éduquer et à libérer la parole sur cette question.

En conséquence, nous avons mis en place ou envisageons de mettre en place des actions de trois ordres.

La première d’entre elles est de parler de la diversité des origines de façon positive. Nous avons récemment organisé pour la première fois une conférence mondiale pour l’ensemble de nos collaborateurs – 700 personnes y ont participé – et nous avons invité certains d’entre eux à témoigner de leur histoire, de leur vécu, de leur perception en matière de diversité des origines. Cette conférence a connu un succès considérable en interne. Cette piste de progrès est essentielle : ne pas parler de la diversité en affirmant que tous les salariés se situent, par nature, à égalité n’est pas une solution tenable sur le long terme. Il faut, au contraire, trouver une manière positive d’aborder ces sujets. Nous avons ainsi lancé en interne le programme « Quelle est votre histoire ? », qui participe de l’inclusion et de la lutte contre les discriminations.

Nous menons par ailleurs des actions de mentoring et de sponsorship pour répondre aux enjeux de la promotion au sein de l’entreprise. Nous mettons en place, actuellement sous forme de pilote, des programmes de mentoring qui abordent les sujets de la confiance en soi ou des codes en entreprise pour aider à la progression des personnes. Je crois, par mon histoire personnelle et par les conversations que j’ai tenues à ce sujet avec de nombreux collaborateurs, que cette piste est extrêmement prometteuse.

Enfin, nous explorons la mesure de la perception des discriminations. Nous menons ainsi des enquêtes d’engagement et des enquêtes d’inclusion pour mesurer auprès des collaborateurs leur ressenti en matière d’égalité d’accès et des chances dans leur parcours professionnel. En la matière, je pense que l’on ne peut changer que la réalité que l’on est capable de mesurer. Il convient de trouver un équilibre entre le ressenti des personnes et une démarche de changement positif.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci à tous. Nous demandons à des entreprises de réussir l’emploi inclusif. Cela peut créer des injonctions parfois concurrentielles en matière de handicap, d’emploi senior, de diversité des origines. Comment percevez-vous ces différentes thématiques, qui n’utilisent de plus pas toutes les mêmes outils ?

Madame Silvent, avez-vous pu évaluer le succès du recours au CV anonyme dans le recrutement, et pourquoi y avez-vous mis fin en 2016 ?

S’agissant des testings, je me demande dans quelle mesure il serait opportun de les assortir d’une action en justice pour faire du testing un outil de sanction.

Enfin, vous avez évoqué les tabous qui pèsent sur la question de la diversité des origines. Je m’interroge sur la dimension générationnelle de ce tabou ; je constate que les jeunes ont plus de facilité à aborder ces sujets.

M. Yannick L’Horty. Nous nous efforçons de développer des opérations de mesure ayant un caractère multicritère. Nos testings, par exemple, regroupent l’envoi de cinq profils : l’un d’entre eux est la candidature de référence et les quatre autres se distinguent chacun par un critère de discrimination. Cela permet d’évaluer simultanément quatre critères de discrimination et de hiérarchiser leur intensité. Il ressort ainsi systématiquement de ces opérations que les deux critères les plus pénalisants sont les origines et le handicap. L’intensité, l’ampleur, la nature même de la discrimination sont différentes pour chaque critère de discrimination – chacun d’entre eux suit sa propre logique.

Il serait très intéressant d’aligner toutes les politiques publiques derrière une seule grande politique de lutte contre les discriminations. Mais quelle politique voulons-nous ? Par exemple, la politique publique française en matière de handicap n’atteint pas ses objectifs. Un cadre légal coercitif mais pas crédible (c’est-à-dire sans plaintes et sans jurisprudence) n’est pas suffisant. Il nous reste donc encore à inventer une politique publique qui démontre son efficacité.

Vous proposez d’assortir les campagnes de testings d’actions en justice. Les testings réalisés à des fins de connaissance scientifique ne sont pas du tout les mêmes que ceux que nous pourrions réaliser à des fins de poursuite pénale. Pour engager une poursuite pénale, il est nécessaire de disposer d’une victime physique. Cela n’est pas du tout le cas des testings scientifiques ayant recours à l’envoi de candidatures fictives.

Mme Karima Silvent. Nous ne réintroduirions pas l’outil du CV anonyme aujourd’hui. Nous avons eu raison d’utiliser cet outil pendant dix ans ; il a permis de mettre en place des démarches systématiques au sein de l’entreprise. Nous l’avons arrêté pour des raisons techniques car nous avons changé de système d’information. Il en est resté une pratique de la gestion du recrutement, incluant la formation systématique de nos collaborateurs, l’analyse de l’ensemble des CV reçus et l’évaluation de nos pratiques de recrutement. Cette méthode est la bonne car elle permet la discussion avec les équipes de recrutement et d’encadrement.

Mme Kirsty Leivers, directrice en charge de la culture, de la diversité et de l’inclusion du Groupe Axa. Je répondrai à votre question sur la dimension générationnelle – il est vrai que chaque génération veut changer la société. Néanmoins, la diversité des origines soulève des questions sociétales plus larges que la tranche d’âge. Les réseaux sociaux participent à ce titre d’une plus grande transparence et d’une plus grande ouverture sur ces sujets. Je constate que les jeunes sont demandeurs d’engager la discussion sur la diversité des origines, mais une fois le débat ouvert, toutes les générations sont prêtes à parler.

Mme la présidente Fiona Lazaar. Je souhaiterais revenir sur l’enjeu de l’orientation des élèves dans la perspective de l’accès au premier emploi des personnes victimes de discriminations.

Ensuite, la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté de 2017 prévoit le déploiement de la formation à la langue française ainsi que l’obligation pour les salariés procédant au recrutement de recevoir une formation à la non-discrimination à l’embauche au moins une fois tous les cinq ans. De votre point de vue, ces dispositions sont-elles bien appliquées ? La législation existante en la matière est-elle suffisante ?

Mme Sabine Rubin. Je retiens que l’analyse des politiques publiques en matière de lutte contre le handicap conclut à des insuffisances. Mais en la matière, des politiques publiques existent et sont identifiées. Une politique publique en matière de lutte contre les discriminations sur la base de l’origine a-t-elle vraiment été menée ?

Ensuite, je rappelle la problématique au cœur de notre mission d’information. Les problèmes de discrimination ont-ils pris une forme nouvelle, s’expriment-ils différemment ? Nous constatons un empilement législatif sur tous les sujets de société. Les mesures prises en matière de lutte contre les discriminations sont-elles utiles et suffisantes ?

M. Paul Bazin. Je rappelle qu’une étude de l’INSEE de 2017 identifie le diplôme comme premier facteur d’explication des écarts de taux de chômage entre les personnes issues de l’immigration et les autres personnes. Avant même l’entrée sur le marché du travail, le système scolaire et universitaire joue donc un rôle essentiel pour corriger les inégalités.

S’agissant de la formation à la maîtrise de la langue, beaucoup d’éléments sont en effet prévus par la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté. Dans le cadre des contrats d’intégration républicaine, Pôle emploi met en place des parcours de formation pour les primo-arrivants qui incluent l’apprentissage du français, fondamental pour la recherche d’un emploi. Nous travaillons également avec le plus grand nombre possible d’associations locales pour lever les barrières linguistiques à l’emploi.

La formation aux questions de discrimination est un élément fondamental de la formation de nos conseillers en agence. Je partage les positions de madame Silvent sur la question de la diversité. Nous avons mis en place un système de mentoring sur la question des inégalités de genre ; il me semble très intéressant de le mettre en place s’agissant des origines. Nous interrogeons également régulièrement nos salariés sur leur perception des efforts de Pôle emploi en matière d’égalité des chances.

S’agissant de mentoring, nous travaillons spécifiquement avec l’association Nos quartiers ont du talent ainsi qu’avec le cabinet de recrutement Mozaïk RH.

M. Jean-Luc Primon. Le diplôme est tout à fait déterminant dans l’accès à l’emploi. En revanche, il est loin d’effacer les différences liées aux origines qui s’expriment dans les modèles statistiques, par exemple en matière de chômage en début de vie active.

Je répondrai à la question sur les formes nouvelles de discriminations. Les enquêtes statistiques ne mesurent pas encore l’ampleur des discriminations sur la base de la religion. Ces discriminations sont-elles nouvelles ou apparaissent-elles car nous développons désormais des outils pour les mesurer ? Elles englobent la discrimination vestimentaire, comme le port du voile, aussi bien que des éléments informant sur l’appartenance religieuse qui transparaîtraient dans le CV. Ces éléments ont des effets sur l’accès à l’emploi.

S’agissant des politiques publiques anti-discriminatoires, je pense qu’il n’est pas possible de lutter contre les discriminations de façon multicritérielle. La loi française a fait le choix de traiter l’ensemble des discriminations dans un même cadre. Mais les critères sont de nature différente et appellent des mesures spécifiques.

En matière de discrimination sur la base des origines, je ne peux pas affirmer que nous disposons d’une politique antidiscriminatoire nationale coordonnée. Beaucoup d’initiatives existent, aussi bien dans le secteur privé qu’associatif. La puissance publique a mis en place de nombreuses mesures tout à fait intéressantes, mais elles ne constituent pas une politique antidiscriminatoire coordonnée.

Enfin, je suis surpris que l’on n’évoque pas le rôle des organismes publics dans la lutte contre les discriminations à travers les procédures de marchés publics. Je suis favorable à l’intégration de clauses sur la discrimination en raison des origines dans les marchés publics. Je sais que cette mesure est difficile à mettre en œuvre et que des lois européennes relatives à la concurrence peuvent l’empêcher ; mais il serait intéressant d’explorer cette piste.

M. Yannick L’Horty. Je complète les réponses apportées à votre question sur l’orientation. Les discriminations existent à tous les niveaux de diplôme, et elles sont même plus importantes pour les emplois qualifiés et les embauches dites de qualité (en contrat à durée indéterminée, CDI).

La formation des recruteurs progresse. Des travaux d’évaluation sont en cours sur ces dispositifs, qui interrogent le contenu des formations, leur durée et leur fréquence.

Enfin, j’apporterai des éléments de réponse à la question de madame Rubin sur les aspects nouveaux. Les derniers tests que nous avons réalisés pendant le premier confinement, à la sortie du confinement puis au mois de septembre indiquent tous une montée très forte des discriminations selon l’origine et selon l’adresse en France. Les discriminations explosent dans un contexte récessif où le marché de l’emploi est déjà très déprimé. Ce phénomène est nouveau par son intensité, son ampleur et son caractère multicritériel.

Mme Sabine Rubin. En effet, les discriminations s’amplifient à l’aune des crises. Je trouve terrible de constater que les discriminations dans l’emploi augmentent avec le niveau de diplôme.

Mme la présidente Fiona Lazaar. Merci à tous pour la richesse de ces échanges.

La séance est levée à 12 heures.

 


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Compte rendu  63    Table ronde réunissant M. Thierry Clair, secrétaire général adjoint d’UNSA Police ; M. Sylvain Durante, secrétaire général adjoint d’Alternative police CFDT ; Mme Linda Kebbab, déléguée nationale d’Unité SGP Police FO et M. Jérôme Moisant, secrétaire national ; M. Stanislas Gaudon, délégué général d’Alliance police nationale, M. Pascal Disant, délégué national en charge de l’analyse, la prospective et la communication, et M. Cédric Boyer, délégué national en charge des départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer (DROM COM)

(Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 14 heures 30)

La séance est ouverte à 14 heures 35.

M. le président Robin Reda. Chers collègues, dans le cadre de nos auditions, nous avons le plaisir et l’honneur d’accueillir les représentants des principaux syndicats de police : M. Thierry Clair, secrétaire général adjoint d’UNSA Police ; M. Sylvain Durante, secrétaire général adjoint d’Alternative Police CFDT ; M. Stanislas Gaudon, délégué général d’Alliance Police nationale, accompagné par M. Pascal Disant, délégué national en charge de l’analyse, la prospective et la communication et M. Cédric Boyer, délégué national en charge des départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer ; enfin, Mme Linda Kebabb, déléguée nationale et M. Jérôme Moisant, secrétaire national d’Unité SGP Police FO. Bienvenue à tous ; je vous remercie d’avoir accepté d’être entendus dans le cadre de cette mission d’information.

Je précise d’emblée que notre mission d’information n’est pas une mission de l’émotion, même si elle intervient à un moment particulier pour notre pays et pour les forces de l’ordre. Cette mission d’information a été créée voilà tout juste un an, le 3 décembre 2019, mais en raison de la crise sanitaire, ses travaux n’ont débuté qu’au mois de juin.

Cette période correspondait à un moment très fort du mouvement Black Lives Matter aux États‑Unis, dont les échos se sont fait ressentir jusque dans notre pays. Nous avions alors volontairement reporté l’étude des relations entre la police et la population, considérant que nous devions prendre du recul. L’actualité nationale nous rattrape, mais je tiens à préciser que nous travaillons de manière libre en essayant de nous détacher de la pression de l’opinion, même si le contexte a bien évidemment une incidence sur notre analyse et l’orientation que nous donnons à nos réflexions.

Cette mission ne porte pas exclusivement sur les forces de l’ordre et sur leurs relations avec la population ; nous n’avons aucun doute sur le fait que la police joue un rôle majeur dans la lutte contre les discriminations en général, et contre le racisme en particulier. La police a pour mission de faire appliquer la loi, de recevoir les plaintes, de réprimer les délits racistes et les crimes qu’ils peuvent engendrer. Nous avons voulu vous recevoir pour faire état de la lutte quotidienne des forces de l’ordre contre le racisme.

On ne passera pas pour autant sous silence l’actualité plus ou moins récente concernant les actes délictueux et les dérapages de certains représentants des forces de l’ordre qui ont pu avoir, de manière assez visible, des pratiques racistes. Il ne s’agit, ni pour la représentation nationale ni pour les représentants des policiers que vous êtes, d’éluder cet enjeu. Dans vos propos liminaires ou lors des échanges que vous aurez avec mes collègues, nous aurons donc à évoquer ce que le ministre de l’intérieur a appelé, il y a deux jours, « les péchés » de la police nationale – et notamment la question de la formation des policiers, du maintien de l’ordre et de la relation à établir entre stratégies de maintien de l’ordre et le nécessaire respect dû à chacun de nos concitoyens.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Dans la continuité de ce que vient de dire le président Reda, j’ajoute que nous n’allons pas revenir en détail sur l’affaire dite « Michel Zecler ». J’ai participé lundi soir à l’audition du ministre de l’intérieur à ce sujet ; les éléments de réponse qu’il a apportés à mes questions me semblent très satisfaisants.

Depuis plusieurs mois que nous travaillons sur le racisme, nous avons auditionné différentes administrations. Après vous, nous recevrons les représentants de la magistrature, qui s’inscrivent dans la suite de la chaîne pénale. Nous avons beaucoup évoqué, lors de nos précédentes auditions, la question de la prise en compte des démarches de nos concitoyens qui se rendent en commissariat pour se plaindre d’actes racistes. Or il y a là une zone grise : nombre d’entre eux ne portent plus plainte ou renoncent à aller au bout. Nous réfléchissons à la façon de mieux les accompagner et les inciter à porter davantage plainte, faute de quoi nous n’arriverons pas à réprimer correctement les actes racistes. Qu’en pensez-vous ?

Comme nous l’avons fait pour d’autres administrations, nous souhaitons interroger la politique de ressources humaines de votre administration. Considérez-vous qu’en matière de recrutement et d’évolution de carrière, la police nationale a aujourd’hui de bonnes pratiques ou des idées qui mériteraient d’être suivies, visant par exemple à promouvoir la diversité d’origine, ou décelez-vous au contraire des freins ou des obstacles sur lesquels nous pourrions travailler ?

Enfin, la question de la pratique que vous connaissez bien dans votre rôle de maintien de l’ordre dans la cité des contrôles d’identité a souvent été abordée lors de nos travaux. Nous avons auditionné des universitaires et des chercheurs qui ont travaillé très précisément sur le sujet sans y mettre une charge morale excessive, pour comprendre les objectifs et les effets de ces contrôles notamment sur les jeunes d’origine étrangère qui peuvent se sentir discriminés. Si cette pratique peut être justifiée, notre mission d’information se doit de prendre en compte aussi le « ressenti ». Je serais curieuse – sans préjuger de la question – de vous entendre sur ce point.

M. Thierry Clair, secrétaire général adjoint de l’UNSA Police. Il est vrai que le racisme s’exprime dans notre société, se traduisant par des attitudes d’hostilité systématique à l’égard d’une catégorie déterminée de personnes – c’est du moins ainsi qu’on peut le définir. Nous sommes ainsi confrontés au « racisme anti-jeunes », au sexisme, à l’homophobie, mais également au « racisme antiflics ».

La police n’est que le reflet de la société ; elle est composée d’hommes et de femmes issus de la métropole ou de l’outre-mer, dont les origines sont multiples et les cultures aussi. Les comportements que nous rencontrons dans notre institution, qu’il s’agisse de propos ou d’actes, peuvent se produire dans d’autres structures publiques ou privées.

Cela étant, compte tenu de son rôle et des missions de service public qu’elle remplit, la police a un devoir d’exemplarité. Lorsque des policiers ont failli dans leur mission, du fait de manquements, d’une perte de sang-froid, d’un manque de discernement dus à la fatigue physique à un défaut de formation ou à un défaut de professionnalisme – par exemple, lorsque de jeunes collègues se retrouvent dès la sortie de l’école sur la voie publique, seuls et sans encadrement, amenés à apprendre sur le terrain les rudiments du métier –, cela peut poser un problème.

Vous parliez des ressources humaines. Une autre piste à creuser serait la pratique professionnelle, à commencer par la composition des équipages de police : il est bon que ceux-ci comportent à la fois des jeunes et des anciens, des hommes et des femmes. Il importe que la diversité s’applique ; cela permet de réunir des gens ayant plus de métier et de recul dans l’appréhension des situations. Cela me paraît essentiel dans la gestion quotidienne des services.

Évidemment, si cela est possible lorsque les équipages se composent de trois fonctionnaires, cela l’est moins dans les petites circonscriptions où, malheureusement, les équipages de police ne comportent très souvent que deux policiers. Or, avec deux policiers, le schéma de répartition est établi en fonction des effectifs que vous avez sous la main. C’est malgré tout un outil qui mériterait d’être utilisé et qui, à notre sens, l’est aujourd’hui insuffisamment.

Compte tenu de la mission qui est la nôtre, le métier de policier est véritablement compliqué. Sur le terrain, le policier doit s’adapter en permanence. Il n’y a pas que le volet répressif, contrairement à ce que l’on peut dire sur les réseaux sociaux ; il apporte également beaucoup d’aide et d’assistance, à tous les publics, à la fois dans les quartiers difficiles, les centres-villes et les quartiers plus aisés. Il est présent partout pour assumer sa mission de service public. Cette mission d’aide et d’assistance n’est pas suffisamment valorisée par notre ministère. Elle mériterait pourtant de l’être davantage.

L’action répressive fait aussi, bien sûr, partie de nos missions. En fonction de l’affectation du policier, elle répond à des réquisitions ou se fait d’initiative. Elle répond à des réquisitions lorsque des personnes nous appellent parce qu’il y a des rodéos, parce que des jeunes restent dans les allées, parce qu’à minuit il y a encore du bruit dans le square en face de l’immeuble et que personne ne peut dormir, ou parce que des bruits suspects se font entendre dans un local. Sur l’ensemble de ces missions, nos collègues sont amenés à intervenir et à procéder aux contrôles d’identité dont vous parliez. Dans ce cadre, le contrôle interviendra forcément par rapport aux personnes susceptibles de causer ces dommages et d’être à l’origine des appels « police secours ».

Ensuite, il y a le travail d’initiative. Il s’agit alors de fonctionnaires en civil ou en tenue qui font de la dissuasion, de la présence sur le terrain ou qui sont à la recherche du flagrant délit – des unités sont même dédiées à ce travail, notamment les brigades anticriminalité (BAC) et les compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI). Cette mission demande une connaissance du terrain et de la population à laquelle on a affaire. Le professionnalisme c’est, par exemple, savoir déterminer les bons contrôles, ceux qui permettront de déboucher sur une situation intéressante –  le tout dans le cadre légal de l’article 78-2 du code procédure pénale, bien évidemment. Il s’agit non pas de contrôler à tout-va, mais d’orienter les contrôles, ce qui suppose de bien connaître le terrain et les personnes. Ce n’est pas sa tenue vestimentaire qui fait d’une personne un dealer ou un voleur à la tire, c’est son comportement.

En ce qui concerne les fautes, vous avez bien fait, monsieur le président, d’indiquer la thématique de l’audition et de préciser que votre mission d’information avait été créée en décembre 2019, hors du contexte actuel. C’était important pour que nous puissions débattre et exposer les choses différemment. Même si nous sommes en pleine médiatisation de ces sujets, ils ne doivent pas être abordés seulement sous l’angle de l’actualité.

La police est un service public ; elle doit donc rendre des comptes, et les policiers aussi. En tant qu’organisation syndicale, nous avons très souvent à défendre, exposer, expliquer. Le problème, dans notre institution, c’est qu’il y a peu de communication. Les policiers de terrain ne peuvent pas s’exprimer directement sur ce qu’ils font, ou sur leur malaise, ou sur les difficultés qu’ils rencontrent lors des interventions ; la communication est trop souvent à sens unique : certains discours dénoncent les attitudes des policiers, alors que les policiers eux‑mêmes, sans les organisations syndicales, ne peuvent pas s’exprimer.

De ce point de vue, le ministère de l’intérieur ne communique pas suffisamment, et ce depuis de nombreuses années, je ne mets donc pas en cause seulement le ministère actuel. Il ne communique pas suffisamment sur les belles opérations, qui ont lieu sans heurts, sans blessures ni dommages collatéraux. À l’inverse, les policiers se retrouvent systématiquement sous les projecteurs en cas de manquements – et ce d’autant plus que nous sommes dans une période préélectorale, où le thème de la sécurité est mis en avant. Il est bien plus facile et plus « vendeur » de montrer les fautes des policiers que le travail correctement effectué, surtout quand on cherche le « buzz ». Mais ce phénomène accentue la distance qui s’instaure entre une partie de la population et les policiers et crée un malaise chez ceux-ci. On l’a vu ces cinq derniers jours : l’affaire qui s’est déroulée dans le 17e arrondissement a été l’occasion d’un amalgame ; c’est le procès de la police nationale qui a été fait. Du jour au lendemain, tout a été remis en cause. Nous ne disons pas que notre institution n’a pas besoin de modernisation ni qu’il ne faut pas remettre en cause certaines choses, mais cela ne doit pas se faire à l’occasion d’un fait divers et sous le coup de l’émotion.

M. Sylvain Durante, secrétaire général adjoint d’Alternative Police CFDT. Pour Alternative Police, il n’existe pas de racisme systémique au sein de la police nationale. Les affaires récentes restent marginales et relèvent de comportements individuels minoritaires. La police nationale est représentative de la population française, tant par la mixité sociale que par les minorités visibles.

Pour lutter contre le racisme, il importe premièrement de proposer des séances pédagogiques sur la lutte contre les discriminations – à l’instar de ce que propose l’association FLAG !, dont l’objectif est de lutter contre toutes formes de discriminations à l’encontre des gays, des lesbiennes et des personnes transgenres au sein du ministère de l’intérieur, ainsi que d’accompagner les victimes en interne et en externe tout au long de la chaîne pénale, en favorisant la formation des policiers par des policiers.

Deuxièmement, il convient de contacter les représentants syndicaux locaux ou nationaux et de renforcer leur rôle dans les instances compétentes, tout en expliquant leur importance et leur formation en la matière.

Troisièmement, le supérieur hiérarchique ne doit pas manquer à ses obligations et diligenter rapidement et systématiquement une enquête afin de ne pas laisser s’installer un climat propice à la survenance d’agissements à caractère discriminatoire.

Quatrièmement, il faut lutter contre la haine en ligne en renforçant les moyens de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS). Actuellement, PHAROS comprend vingt-huit enquêteurs seulement. 1 584 000 signalements ont été enregistrés depuis sa création, dont 228 545 signalements en 2019.

Pour ce qui est des contrôles d’identité qui font tant débat, la police n’a rien à cacher ; il serait sans doute temps de voir ce qui se fait dans d’autres pays. Il pourrait être utile d’établir une cartographie des actions de police afin d’expliquer pourquoi telle communauté est plus ciblée que telle autre. Il faudrait pour cela, comme en Angleterre, des statistiques ethniques, qui permettraient de démontrer que les contrôles reflètent la composition de la population qui se trouve dans le quartier où ils s’effectuent. Il faudrait tenir compte du lieu de résidence de la population, des endroits par où elle transite (comme les gares) ainsi que des créneaux horaires.

M. Stanislas Gaudon, délégué général d’Alliance Police nationale. Vous avez eu raison de replacer votre mission dans le contexte et de préciser que cette audition ne se tient pas sous le coup de l’émotion et de l’actualité – même si nous sommes souvent rattrapés par celle-ci. Nous sommes néanmoins au regret de vous dire que les accusations de racisme systémique dans la police ne datent pas de quelques semaines, tout comme les insultes à caractère raciste à l’encontre de certains de nos collègues. Je pourrais évoquer l’exemple, en juin 2020, devant le tribunal de grande instance de Paris, de ce collègue insulté et traité de traître parce qu’il était noir, ou de cet autre collègue visé par des inscriptions « nègre de maison » : c’est aussi cela la réalité du terrain. Nous pourrions également parler du racisme et de la haine antiflics qui est en train de s’installer dans la société.

Je rappelle, par ailleurs, qu’en 2019, seulement 22 enquêtes ont été diligentées par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), pour un effectif total de 149 500 policiers. Il faut donc relativiser. En parallèle, on assiste à de véritables tribunaux organisés directement sur Facebook, Twitter ou Instagram, indépendamment de toute procédure engagée dans le cadre de l’IGPN ou devant la justice. Il faut absolument que tout le monde garde la tête froide dans ces situations et attendre le résultat des enquêtes diligentées dans le cadre administratif ou judiciaire. Il n’existe pas d’impunité dans la police. Des conseils de discipline se tiennent tous les mercredis et, chaque année, des collègues sont condamnés pour des faits commis dans un cadre non réglementaire ou non déontologique. Néanmoins, cela ne saurait entacher toute l’institution. Vous avez évoqué les contrôles « au faciès ». Là encore, il faut arrêter de dire qu’il y en a.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. J’ai parlé de contrôles d’identité, et non de contrôles « au faciès ».

M. Stanislas Gaudon. Des contrôles d’identité sont détournés en contrôles au faciès dans les campagnes de communication orchestrées à l’encontre des policiers.  Sur les millions de contrôles d’identité effectués chaque année sur le terrain, il n’y a eu que trois condamnations au sein de la police nationale. Il convient donc de relativiser.

Nous pourrions également évoquer le rapport du Défenseur des droits, car nous n’avons rien à cacher et sommes prêts à aborder tous les sujets. Là aussi, cela soulève des interrogations, car cela participe à cette campagne anti-police et ce police bashing qui dure depuis de trop nombreux mois.

Vous avez parlé des dépôts de plainte. Dans les enquêtes de victimisation, on constate que le pourcentage de personnes qui déposent plainte est faible. Je ne pense pas que ce soit du fait des policiers ; je crois que les citoyens ont plutôt le sentiment que la justice ne suit pas et que porter plainte ne sert pas à grand-chose. Je rappelle qu’en 2020, un audit sur le sujet a porté sur 400 commissariats : les réponses étaient plutôt favorables. L’organisation de la police a déjà évolué : charte de l’accueil du public et formations organisées sur l’accueil du public. Cela mérite d’être souligné – bien que, je vous l’accorde, il faille aller plus loin.

La formation des policiers est, en effet, un enjeu très important. Cela fait des années que nous demandons des formations. Depuis trois ans, nous réclamons une cartographie des formations dispensées aux policiers, que nous n’arrivons pas à obtenir. Il ne sert à rien d’organiser 330 formations institutionnelles si l’on n’arrive pas à dégager du temps pour former des policiers sur des thématiques très spécifiques !

Néanmoins, il existe déjà une sensibilisation dans le cadre de la formation initiale, notamment sur les thématiques liées à la discrimination et au racisme. Ces formations sont dispensées par des associations comme FLAG ! ou la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Il ne faut pas être dans le déni : le racisme existe au sein de la société française et de toutes les corporations. Les policiers sont républicains, ils sont à l’image de la société et ils doivent faire appliquer les lois – dont ils sont eux aussi respectueux.

Mme Linda Kebbab, déléguée nationale d’Unité SGP Police FO. En tant que policiers, nous abordons le racisme par le code pénal, comme un rejet manifeste de l’autre parce qu’il est considéré comme différent, un abus de la liberté d’expression, une discrimination et des violences. Condamné par la société, il fait pourtant toujours l’objet de débats au sein de l’espace public, comme si cette définition ne faisait pas encore consensus.

En tant qu’organisation syndicale, nous ne sommes pas chargés des programmes ou des orientations en matière de recrutement des personnels, mais nous participons au suivi promotionnel des agents, du moins sur le plan individuel. Depuis 2018, et pour quatre ans, le ministère s’est vu délivrer le « label diversité », synonyme d’un ministère équitable. Si les statistiques ethniques sont proscrites dans la République nous pouvons, au ministère de l’intérieur, nous féliciter de la prise en considération de la diversité professionnelle et de la mixité dans la gestion des ressources humaine, puisque ce même label implique la définition et la mise en œuvre d’une politique de prévention des discriminations qui passe par la création d’une cellule d’écoute (« Allô discri ») et par une démarche de sensibilisation et de formation.

En tant que premier syndicat du ministère de l’intérieur et du corps d’encadrement et d’application de la police, nous estimons que les préjugés sur la base de considérations ethniques et les discriminations doivent être condamnés sans nuance et n’ont aucune place au sein d’une institution dont l’une des missions est précisément la lutte contre le rejet de l’autre.

Grâce à un maillage de délégués serré, nous sommes présents dans l’ensemble des services de la police nationale du territoire français, en métropole comme en outre-mer. De fait, nous enregistrons des remontées, aussi sporadiques et exceptionnelles soient-elles, de comportements déviants, et cela malgré notre obligation d’exemplarité. Des propos, des boutades, des réflexions, que l’on peut retrouver dans l’ensemble des branches professionnelles des secteurs public et privé nous obligent à porter sur ces faits un regard excluant le déni.

Néanmoins, notre vision progressiste ne peut nous laisser nous contenter de la mention « bien » que nous confère le label diversité, dont nous pouvons à juste titre nous enorgueillir ; il nous faut viser l’excellence du « très bien ». Les événements récemment dévoilés au grand public par voie de presse obligent l’institution à regarder ce problème en face.

Si notre refus du déni n’empêche pas notre refus de l’amalgame avec l’ensemble des femmes et des hommes qui composent la police nationale, ces révélations démontrent l’existence d’une faille : l’institution ne parvient pas à endiguer des comportements et des actes qui, aussi rares et exceptionnels soient-ils, jettent l’opprobre sur l’ensemble de notre corps, et participent à la rupture progressive de la confiance entre la police et la population qu’elle protège.

Le ministère de l’intérieur, qui peut se targuer d’être le seul ministère anobli du double label égalité et diversité, souffre. Les éternels renoncements hiérarchiques, les regards détournés et la nonchalance face à des situations exceptionnelles mais graves, l’insuffisance de l’encadrement lors d’interventions à la charge émotionnelle forte, l’indifférence à la souffrance de nos collègues, l’absence de communication de la part du ministère à l’attention des populations, face à des discours militants décrivant la police comme systémiquement et structurellement raciste – ces mêmes militants accusant la police de se rendre coupable de contrôles d’identité liés à l’origine ethnique –, le ministère laissant ce rôle ingrat de communication aux organisations syndicales, font que des leaders d’opinion publique peuvent aujourd’hui se permettre d’injurier, avec un très fort sentiment d’impunité, les policiers d’origine extra-européenne, les traitant de « domestiques », de « nègres de maison » ou d’« Arabes de service » – j’en sais malheureusement quelque chose.

À ce titre, au début de cet été, nous avons publié, en interne et dans un magazine national à forte audience, une lettre ouverte aux policiers, dont je vais vous lire quelques extraits. Voici ce que nous disions à nos collègues :

« Sachez être fiers d’œuvrer au service de l’humain et de la sécurité intérieure. [...]

« Nous aimons notre uniforme et son universalisme républicain. Il nous confère le monopole à faire respecter le contrat social de notre pays. Et puisqu’il impose l’exemplarité, soyons dignes de l’appliquer dans nos vies. Je ne doute pas un instant que l’écart d’un collègue, exceptionnel au regard du nombre de missions effectuées, sera désapprouvé par ceux qui l’accompagnent. Arrêter son geste, taire ses mots sont une obligation. Au risque sinon de le laisser se faire mal et d’entraîner avec lui tous les policiers dans l’abîme des critiques. Si nous n’y prenons pas garde, nous perdrons la bataille face aux ennemis de la paix que nous nous évertuons à garder. Aux chefs, [aux commissaires, par exemple], placez‑vous en avant des agents dont vous avez la responsabilité pour les guider, et derrière pour les soutenir. Votre rôle indispensable doit être cette mesure de bienveillance permanente, et du courage dans l’intérêt collectif, comme la typicité de cette feuille de chêne qui [honore votre épaule et] ne dissocie jamais l’autorité de la justesse. Mes chers collègues, je sais la pression et la violence des injures et des menaces. [...] Votre rôle n’est pas aisé. C’est pour cela qu’en tant que syndicalistes, notre combat pour vous défendre sera permanent. Parce que vous ployez sous le poids des critiques mais jamais vous ne courbez l’échine ». [...]» Malgré tout !

M. le président Robin Reda. J’aurais deux questions à vous poser. La première, d’ordre général porte sur la police des polices et sur la veille et la sanction qui doit être apportée aux comportements qui ne seraient pas exemplaires, ne feraient pas honneur à la police républicaine et, en définitive, desserviraient l’ensemble d’une profession qu’à titre personnel, tout comme la majorité des Français, je soutiens. L’IGPN est aujourd’hui très critiquée, notamment parce que son indépendance n’apparaît pas comme une évidence puisque ses membres sont eux-mêmes des policiers, que son directeur n’est pas inamovible et que son pouvoir d’initiative est limité. Nous avons reçu le directeur de son équivalent britannique, l’Independent Office for Police Conduct (IOPC), qui semble bâti sur un tout autre modèle. Quelle est la position des syndicats sur le renforcement de l’indépendance de l’IGPN ?

La seconde question, plus spécifique, concerne l’accueil des victimes de racisme et de discriminations. Vous avez presque tous parlé de formation. Quelles sont, plus précisément, les lacunes de la formation initiale actuelle ? Que pensez‑vous de la manière dont ces questions sont traitées, tant sur le plan de la formation que de l’accueil quotidien dans les commissariats ? Au‑delà de la question du racisme et des discriminations, celle de l’accueil des victimes revient souvent dans nos discussions avec nos concitoyens. Les difficultés peuvent tenir à de multiples raisons : manque d’effectifs, formation lacunaire, lassitude en raison d’une chaîne pénale qui, parfois, est lente ou ne va pas au bout des choses, donnant l’impression au policier de prendre les plaintes dans le vide. Je souhaiterais que vous reveniez le plus concrètement possible sur les freins au dépôt de plaintes de nos concitoyens s’agissant de délits racistes.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous n’avons pas l’intention de mettre en cause l’honneur ni la probité des policiers. Cela a été dit par plusieurs d’entre vous : les policiers ont un rôle à jouer et il leur est demandé d’être toujours plus exemplaires. Il est vrai qu’il suffit d’un cas pour salir l’uniforme. C’est absolument injuste pour les autres policiers, qui, toute l’année et durant toute leur carrière, ont des comportements exemplaires, même dans les situations les plus difficiles ou quand leurs nerfs sont mis à rude épreuve. Pour ma part, je n’arriverais pas à tenir longtemps dans une manifestation avec le calme olympien dont font preuve de nombreux policiers, des années et des week-ends durant ! Nous avons donc beaucoup d’estime à votre égard. Le rôle que jouent les policiers dans la cité est fondamental en ce qu’il lie les citoyens à leur sentiment d’appartenance à la nation.

S’agissant des contrôles d’identité nous avons reçu, monsieur Durante, des chercheurs qui ont pu constater, effectivement, l’incidence importante du lieu du contrôle sur le type de population contrôlé. Je voudrais comprendre ce qui participe au choix des lieux de contrôle. Pourquoi a-t-on l’impression qu’ils se situent toujours à la frontière entre le centre-ville et la périphérie, c’est-à-dire entre la zone culturellement et socialement riche et les quartiers marginalisés ? Les personnes qui habitent ces quartiers s’y sentent assignés, puisqu’ils sont contrôlés dès qu’ils traversent la gare du Nord à une certaine heure, par exemple. Je ne porte aucun jugement sur ces pratiques ; j’essaie de les comprendre.

Dans d’autres pays, quand des personnes squattent à trois ou quatre devant une boulangerie, empêchant les clients d’entrer, plutôt que de leur demander leur carte d’identité, les policiers leur disent qu’ils gênent et leur demandent de se déplacer. C’est un acte d’autorité, mais qui ne ramène pas la personne à son identité. Je trouve qu’il y a quelque chose de sain à concevoir une intervention de la sorte. Je ne dis pas qu’il faut changer votre façon de faire, mais j’essaie d’objectiver ce que je vous disais en resituant les propos que nous avons recueillis lors d’auditions précédentes.

En ce qui concerne les plaintes, je tiens à dire aux représentants d’Alliance que je n’ai absolument pas sous-entendu que, dans les commissariats, on empêchait les gens de porter plainte pour racisme. Le fait est que, derrière, il y a toute une chaîne pénale. C’est peut‑être un élément de réponse : le fait que la justice ne reconnaisse pas aisément le caractère raciste d’un délit, parce que la circonstance aggravante est extrêmement difficile à caractériser, décourage peut-être la population à engager des poursuites ; ce n’est pas forcément à cause du premier maillon de la chaîne, que vous représentez.

Je voudrais néanmoins savoir si d’autres facteurs peuvent entrer en jeu. Nous avons vu, en d’autres matières, que l’accompagnement d’un travailleur social dans les commissariats pouvait aider des femmes à porter plainte contre des actes de violence familiale, qui sont eux aussi très difficiles à signaler. Le racisme touche à l’intime ; les personnes se sentent niées dans leur existence parce qu’on les a traités de tel ou tel nom. Ne pourrait-on pas imaginer des solutions qui les inciteraient à signaler ces actes et porter plainte ? Je pose cette question, je le répète, sans remettre en cause le travail des policiers – qu’ils accomplissent avec une grande rigueur.

Mme Fiona Lazaar. Vous rejetez unanimement l’idée d’un racisme structurel, institutionnel, systémique au sein de la police. Cela étant, on constate que le racisme existe dans la police, comme partout dans la société. À votre avis, la police dispose‑t‑elle de moyens de contrôle, de garde-fous, de modes de signalement suffisants lorsque l’un de vos collègues dérive ou subit lui-même du racisme en interne ? Disposez-vous d’une organisation suffisamment robuste pour signaler et mettre fin à un racisme qui s’exercerait non seulement de policier à citoyen, mais aussi entre policiers ?

M. Belkhir Belhaddad. Vous dites que le racisme existe dans toutes les professions ; qu’il faut relativiser car il est le fait de quelques-uns mais n’est pas institutionnel. Je partage cet avis, mais, comme l’ont dit mes collègues, votre institution se doit d’être irréprochable. On sait le rôle éminemment important que la police joue dans le maintien de l’ordre et la préservation des valeurs républicaines dans une période aussi difficile. Or, depuis plusieurs semaines, des membres des forces de l’ordre se sont exprimés d’une manière qui révèle un certain racisme ambiant (prenons par exemple les autocollants d’extrême droite apposés sur certains casiers). Si vous souhaitez éviter les bavures, les opinions extrêmes de certains policiers ne posent-elles pas un problème ? Il me semblerait important d’embrasser le phénomène, qui n’est pas anodin, et n’est pas propre à la police. Dans un de ses rapports, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) était fortement critique envers la France, allant jusqu’à évoquer une forme de « racisme endémique » au sein de sa police. Sans aller jusque-là, il convient de déterminer si ce phénomène est circonscrit à des dérives individuelles ou s’il s’agit d’un problème plus profond, d’ordre structurel, qui touche notre société.

M. Thierry Clair. Depuis le début des années 1990, l’IGPN n’a cessé d’être remise en cause. Au fil des ans, cela a fini par lui porter discrédit ; il y a quelques années encore, elle était appelée, en interne mais également en externe, « le cimetière des éléphants ». Depuis, l’IGPN a évolué : désormais, son bilan d’activité fait l’objet d’une communication, reprenant les conclusions de sa fonction d’audit des services. Il y a donc eu des progrès dans la transparence : nous ne cachons pas nos chiffres.

Toutefois, si l’IGPN doit être ouverte, il ne faut pas non plus qu’elle devienne une tribune politique. Nous ne sommes fermés à aucun débat, et notre organisation peut évoluer. Si elle suivait l’exemple britannique, en s’ouvrant à des personnes extérieures à la police, il faudrait toutefois veiller à ce que l’institution puisse continuer à travailler dans la sérénité et non pour faire plaisir à des instances médiatiques. On a bien vu dans « l’affaire Zecler » que, dès le départ, des positions radicales ont été prises sur les décisions à prendre concernant l’ensemble des intervenants, au-delà même des quatre fonctionnaires présents. L’IGPN doit pouvoir travailler sereinement : c’est le propre des services enquêteurs et de la justice de ne pas se prononcer « à chaud », mais après un examen approfondi de l’ensemble des pièces composant le dossier ; dès lors que des fautes graves ont été commises, les sanctions suivent. En cas de réforme de l’IPGN, il faudrait veiller à ce que les personnels composant ses services connaissent bien le métier comme c’est le cas aujourd’hui.

S’agissant du Défenseur des droits, Jacques Toubon avait indiqué un chiffre important à rappeler lors de sa dernière conférence de presse du 1er juillet 2020 : sur cent signalements contre la police, quatre-vingt-dix sont classés sans suite, les dix restants étant confiés à des enquêteurs qui reprennent les dossiers pour établir les faits. Cela signifie que la police est systématiquement attaquée, y compris de façon abusive. Nous sommes aujourd’hui devant une situation dans laquelle les policiers sont ciblés et où la population – du moins une partie d’entre elle – ne comprend pas les actions de la police, quand bien même celles‑ci sont parfaitement légitimes. Les problèmes de communication, que j’évoquais précédemment, creusent encore le fossé.

La formation connaît effectivement des lacunes. La formation initiale d’un élève gardien de la paix en école de police était de douze mois ; depuis le mois de juin, nous sommes passés à huit mois. En outre, il y a certainement des choses à revoir en ce qui concerne le contenu de la formation, notamment s’agissant des mises en situation. La formation initiale a ses limites et je note que, dans nos services, nous n’avons pas du tout la culture ni l’habitude de la formation continue. Depuis des années, l’UNSA Police demande que les policiers puissent s’inscrire dans un parcours professionnel, dont la formation ferait partie intégrante.

La formation continue se résume aujourd’hui aux trois séances de tir obligatoires pour tous les policiers. Les modules de formation annexes sont largement insuffisants et ne concernent que très peu de fonctionnaires. Très souvent, les policiers qui demandent à s’inscrire à des stages de formation se voient refuser l’autorisation, alors que cela leur permettrait d’évoluer. En tout état de cause, les stages qui concernent leur domaine et leur champ de compétence sont peu nombreux, voire inexistants. En la matière, un véritable chantier est à ouvrir. La formation doit pouvoir s’inscrire dans le cadre d’une vie professionnelle normale.

Le contrôle d’identité repose sur l’article 78-2 du code de procédure pénale. Un très grand nombre d’affaires judiciaires partent d’un simple contrôle d’identité. Je me souviens que, lorsque j’étais en école de police, l’un des meneurs d’Action directe, Maxime Frérot, qui était alors l’ennemi public numéro un, a été interpellé à la suite d’un contrôle d’identité. Cela ne signifie pas que tous les contrôles d’identité débouchent sur des affaires judiciaires, mais il est vrai que nous engageons certaines enquêtes – c’est notre doctrine et notre façon de travailler – en nous appuyant sur un contrôle d’identité, notamment quand nous travaillons d’initiative.

C’est pourquoi le contrôle d’identité s’inscrit dans la pratique professionnelle des équipes qui travaillent sur le terrain, et il doit faire à ce titre l’objet d’un apprentissage. Il faut commencer avec l’aide de fonctionnaires aguerris qui savent comment pratiquer et mettre en application sur le terrain ce qui a été appris à l’école, afin de travailler sereinement et ne pas avoir à subir sans cesse des outrages ou des rébellions – mais cela devient de plus en plus difficile.

Nous constatons en effet une évolution au sein de la société : le policier n’est plus respecté ; il doit en outre se justifier en permanence dès lors qu’il procède à un contrôle ou qu’il est amené à intervenir, non seulement auprès des personnes auxquelles il a affaire, mais auprès des personnes alentour. Chacun se fait donneur de leçons et nous interpelle. Nombre de mes collègues estiment que cela devient infernal, que des gens viennent leur reprocher d’avoir mal parlé à telle ou telle personne alors qu’ils n’ont perçu qu’une bribe d’échange. Si l’on ajoute à cela les téléphones portables qui filment en permanence, on rencontre de réelles difficultés sur le terrain. Dès que des policiers interviennent, un attroupement se crée et, si la situation n’est pas réglée en l’espace de quelques instants, les téléphones portables sont sortis et activés pour filmer. Les personnes qui agissent ainsi font montre d’une présomption de culpabilité envers la police. Même s’ils accomplissent leur travail dans le respect des règles et en faisant preuve de beaucoup de discernement, c’est très difficile.

S’agissant des moyens de contrôle des éventuels comportements racistes au sein de la police, je pense que cela requiert un travail collectif car il est vrai que les petites boutades quotidiennes peuvent déraper facilement. Il faut être vigilant à cet égard. L’ensemble des policiers, à tous les niveaux hiérarchiques, doit être concerné ; chacun doit s’impliquer. Il existe, cela a été dit, une plateforme de dénonciation, mais il est également possible de s’adresser aux responsables de service et aux délégués syndicaux. Durant mon parcours syndical, il m’est ainsi arrivé d’intervenir à plusieurs reprises, auprès des chefs de service, pour des faits de sexisme ou de harcèlement au sein des services. Il est de la responsabilité hiérarchique d’évaluer les fonctionnaires, de savoir qui entre dans le cadre, qui tient compte des règles énoncées, qui applique les règles de bonne conduite et qui refuse de s’y adapter.

M. Sylvain Durante. Je pense qu’il n’y a pas un policier en France qui n’ait peur de l’IGPN. Nous sommes la profession la plus condamnée, non pas parce que nous commettrions plus de fautes, mais parce que nous sommes réellement surveillés. Pour notre part, nous ne sommes pas opposés au fait qu’une personne extérieure puisse observer le travail de l’IGPN. Cependant, il faut qu’il y ait un policier à la tête des policiers pour comprendre les situations : c’est beaucoup plus facile si l’on est « de la maison ». Je n’en dirai pas plus sur l’IGPN ; je le répète, vous pouvez interroger n’importe quel policier : aucun ne veut se retrouver devant elle.

Je considère comme vous qu’il faut améliorer l’accueil des victimes. On rejoint là la question du manque d’effectifs et de formation : c’est vraiment le cœur du problème. Des solutions ont déjà été apportées, mais il faut en trouver d’autres. J’ai évoqué les actions engagées par certaines associations : il serait bon de s’en inspirer. Cela passe par la formation – cela peut être tout simplement des policiers qui forment d’autres policiers. Aujourd’hui, ce sont les auteurs d’infractions qui ont beaucoup de droits, alors que les victimes bénéficient de moins d’accompagnement. C’est quand même malheureux !

Les contrôles d’identité font beaucoup parler. Il faut avoir en tête que nous travaillons, comme l’a dit mon collègue, dans le cadre de l’article 78-2 du code de procédure pénale. De grandes affaires peuvent démarrer à la suite d’un simple contrôle d’identité. Si aujourd’hui nous ne pouvons pas justifier le contrôle et expliquer pourquoi il a été réalisé, je pense que ce sera possible avec les caméras dont nous serons dotés prochainement. Je le répète : le contrôle d’identité s’inscrit dans un cadre légal ; les policiers ne contrôlent pas les gens sans raison.

Madame la rapporteure, il est vrai que les contrôles sont plus fréquents dans certains lieux, mais cela tient aux instructions du procureur de la République, qui nous indique que des infractions ont été commises à tel ou tel endroit. Les gares par exemple sont connues pour être des endroits criminogènes, souvent des lieux de deal. Le contrôle d’identité est à la base de notre travail ; sans lui, je ne vois pas comment nous pourrions faire. Si un jour une cartographie des actions de police était envisagée, notre organisation y serait totalement favorable car nous n’avons rien à cacher.

Concernant les dépôts de plainte, un travail important doit être réalisé concernant les plaintes en ligne. PHAROS est un outil d’avenir, mais actuellement il n’y a pas assez d’enquêteurs – 28 – pour trier les dossiers, soit 228 000 signalements par an. Si l’on développait cet outil, cela ferait faciliterait les plaintes pour nos concitoyens et permettrait d’améliorer la qualité du service public.

S’agissant des moyens pour lutter contre le racisme au sein de la police, dès lors que des cas sont avérés, les deux meilleurs atouts sont, d’une part, l’intervention du supérieur hiérarchique, d’autre part l’action la plus rapide possible. On peut aussi travailler sur la formation, mais c’est surtout le supérieur hiérarchique – major de police, officier ou commandant – qui doit intervenir le plus tôt possible. Les organisations syndicales peuvent également être sollicitées. Ainsi, lorsque des phénomènes de radicalisation sont survenus dans la police, notre organisation syndicale a été contactée et nous avons pu traiter les signalements.

M. Stanislas Gaudon. Le travail de l’IGPN est de conduire des enquêtes. Qui, mieux qu’un policier, peut conduire des enquêtes ? En outre, et c’est très important, elle les conduit sous l’autorité d’un magistrat – on ne le dit pas suffisamment. Enfin, les membres de l’IGPN mènent des enquêtes administratives, mais ne prononcent pas de sanctions : ils émettent des avis, et c’est l’autorité hiérarchique qui prononce les sanctions.

Un rapport annuel fait état des enquêtes administratives conduites ainsi que des sanctions administratives et judiciaires prononcées. Si l’on veut que cela aille plus vite, cela rejoint le problème de la procédure pénale. Nous évoquions le cas des personnes qui ne veulent pas déposer plainte parce qu’elles ne croient pas en la réponse pénale. Pour rendre la réponse pénale plus efficace, il faudrait d’abord simplifier les procédures et le travail des enquêteurs.

Madame la rapporteure, vous avez évoqué le dialogue que la police essaie d’engager dans certains pays face à des comportements répréhensibles. Cela marchait peut-être il y a vingt ans, mais la question ne se pose plus en ces termes aujourd’hui.

Pour vous donner un exemple très concret, en mars-avril, pour faire respecter le confinement, les policiers se rendaient dans les quartiers pour enjoindre les personnes à regagner leur domicile et à ne pas rester sur la voie publique, sans chercher à verbaliser. Mais les policiers étaient accueillis par des cocktails Molotov et des jets de projectiles. Leurs véhicules étaient systématiquement attaqués. Voilà ce qu’est la réalité du terrain aujourd’hui ! Il n’y a plus de place pour le dialogue. Souvent, une minorité hostile à la police ne la laisse pas faire son travail en toute tranquillité, et cette minorité « prend en otage » 90 % de la population des quartiers.

Pour restaurer le dialogue, il faudra restaurer le respect de l’uniforme que nous portons, en faisant en sorte qu’il ne soit plus possible de commettre un outrage à l’encontre d’un policier sans que cela fasse l’objet d’une sanction sévère. Je suis effaré quand je vois qu’aujourd’hui un outrage à un policier peut être classé sans suite ou faire l’objet d’un simple rappel à la loi. Il faudrait que l’on ne puisse plus procéder à des actes de rébellion (projectiles, cocktails Molotov, mortiers…) lors d’une intervention de police

Il faut mettre un terme à l’impunité qui s’est installée, de manière à rétablir une relation empreinte de respect entre les citoyens et la police. Il existe une frange minoritaire de la population qui n’a d’autre objectif que de faire mal aux policiers, en service et hors du service, sans redouter ni la police ni la justice.

M. Jérôme Moisant, secrétaire national d’Unité SGP Police FO. Le jugement que l’on peut porter sur l’IGPN varie selon le point de vue. Pour les policiers, l’IGPN est une institution qui fait parfaitement son travail, ce qui a pour conséquence d’entraîner la sanction de très nombreux collègues : nous sommes de très loin la corporation la plus sanctionnée. Les conclusions des enquêtes ou des audits de l’IGPN sont toujours très équilibrées, provoquant systématiquement pour qui satisfaction, pour qui insatisfaction. Cela étant, l’IGPN ne fait que présenter des préconisations ; il revient ensuite à l’autorité publique de les suivre ou non. Quand bien même l’IGPN serait-elle ouverte à d’autres personnes que des policiers, il faudrait donc remettre aussi en question l’autorité publique qui applique la sanction ou engage des poursuites.

Concernant les plaintes, je ne pense pas que l’accueil des victimes d’actes de racisme ou de discrimination soit problématique. C’est une situation que les collègues maîtrisent en général assez bien. Ils vérifient surtout que les éléments constitutifs d’une infraction sont réunis. Je vous accorde qu’il peut arriver qu’on effectue un certain filtre ou tri dans la mesure où les indicateurs de service sont plus favorables lorsque des procédures sont lancées à l’encontre de personnes connues des victimes. Malheureusement, quand les faits de racisme se déroulent sur la voie publique ou dans les transports en commun, il arrive souvent que les infractions soient commises par des personnes inconnues des victimes. On peut imaginer que, dans ce cas, l’accueil dans les services ne soit pas forcément des plus favorables.

De même, s’agissant des contrôles d’identité, on a tendance à choyer les « infractions relevées par l’action des services » (IRAS), qui permettent d’aboutir à un taux d’élucidation plus élevé. Les contrôles d’identité permettent de relever une infraction à la législation sur les stupéfiants, une infraction à la législation sur les étrangers, ou encore une infraction à la législation sur le port des armes – donc de cocher les cases correspondantes dans les documents qui renseignent l’activité des services.

Pour ce qui est des discriminations en interne, il est compliqué d’appeler à une forme d’autodiscipline parce que la police est très corporatiste. Dans la police plus qu’ailleurs, il est nécessaire d’avoir une confiance absolue et aveugle dans son coéquipier. Il est par conséquent difficile d’imaginer rapporter les faits ou méfaits d’un collègue. Cela vaut pour des actes répréhensibles comme la discrimination, comme pour d’autres. Ainsi, nous mettons actuellement en place le réseau Sentinelles qui a vocation, dans le cadre du programme de mobilisation contre le suicide, à identifier les personnes qui pourraient être en situation de vulnérabilité. Or, même sur ce sujet, l’accueil des agents est extrêmement réservé, leur crainte étant de désigner quelqu’un qui ne serait pas en situation de fragilité mais qui, du coup, pourrait se trouver marginalisé par sa hiérarchie ou au sein de son service.

Voilà la situation actuelle. Pour être franc, elle est difficile. À l’instar de ce qui se passe pour les infractions de droit commun, il est difficile d’identifier les agents à l’origine de tels comportements. Quand on les identifie, il faut les écarter et se donner les moyens pour qu’ils ne puissent plus nuire, susciter des violences ou blesser des personnes dans leur environnement de travail.

M. le président Robin Reda. Vous aurez compris que notre réflexion s’inscrit dans un cadre bien plus large que le contexte actuel. Ce que nous cherchons avant tout, c’est à faire en sorte que l’uniforme de la République soit respecté ; et cet uniforme, ce sont les policiers que vous êtes, vos collègues gendarmes et l’ensemble du service public qui le portent, et qui se trouvent confronté au quotidien à ces questions.

M. Buon Tan. Je tiens à dire que je suis respectueux de votre action et que j’approuve ce que vous mettez en œuvre pour essayer de maintenir l’ordre. Je partage votre conviction sur le besoin de respecter l’uniforme. Nous devons tous travailler en ce sens.

Je souhaiterais revenir sur la formation. Comprend-elle un volet relatif au racisme ou à sa prévention ? Je sais que certaines écoles de police organisent des tests sur la question. Y êtes-vous sensibilisés, par exemple pour prendre les dépôts de plainte ? Vous apprend-on à détecter l’éventuel caractère raciste des affaires que vous avez à traiter ? Bref, cette question fait-elle partie de votre quotidien ?

M. Thierry Clair. Comme vous l’avez dit, il existe déjà des actions de sensibilisation sur le sujet. Cela étant, on pourrait en effet prévoir des modules de formation parce que, finalement, ce qui souvent crée la haine entre les gens, c’est la méconnaissance.

Je me souviens avoir fait une intervention dans le lycée de ma fille, dans le cadre de l’heure de droit qui y était dispensée chaque semaine. On m’avait invité à venir témoigner en tant que policier. L’établissement se situait dans un quartier relativement aisé. Pourtant, j’ai été sidéré par les questions posées par les jeunes. À l’issue de la séance, plusieurs d’entre eux sont venus discuter avec moi ; ils sont repartis avec une autre image de la police que celle qu’ils avaient initialement : pour eux, le policier c’était quelqu’un qui portait un flingue sur le côté, faisant ce qu’il voulait, où il voulait, quand il voulait, sans avoir aucune procédure à respecter. Une vision complètement déconnectée de la réalité ! Ils ne savaient pas que, pour un policier, dix minutes d’action sur le terrain représentent ensuite trois ou quatre heures de procédure ! C’est cela, aussi, la réalité du terrain que les gens ignorent. Je pense donc que la lutte contre le racisme – qui existe à tous les niveaux – passe essentiellement par une meilleure communication entre les personnes.

Des comparaisons avec d’autres pays ont été évoquées. Il serait intéressant, de ce point de vue, de savoir quelles sanctions et quelles peines sont appliquées, par exemple en Grande-Bretagne, lorsqu’un policier est outragé ou subit des violences. Stanislas Gaudon expliquait qu’en France, de nombreux outrages et voies de fait sont classés sans suite ou ne font l’objet que d’un simple rappel à la loi. Qu’en est-il ailleurs ? Le respect tient aussi à cela, car dès lors que l’on n’est pas respecté, peut-être a-t-on aussi la tentation de devenir moins respectable : c’est un cercle vicieux.

La réponse pénale doit être présente dès lors que l’absence de respect est manifeste – les policiers devant, bien sûr, être respectables et, à cet égard, je crois qu’il faut aussi se demander quelle sanction on applique pour outrage à un policier ou à un tout représentant de l’État.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci à tous pour vos explications. N’hésitez à nous faire parvenir des compléments d’information sur les sujets que nous avons abordés ou sur d’autres qui vous sembleraient importants.

La séance est levée à 16 heures.

 


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Compte rendu  64    Audition commune de M. Élie Renard, directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature (ENM), de M. Bertrand Mazabraud, coordonnateur de formation en formation continue, et de Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), directrice de la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l’antisémitisme à l’ENM

(Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 16 heures)

La séance est ouverte à 16 heures 05.

Mme la présidente Fiona Lazaar. La présente mission d’information a été créée par la conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. À l’issue de nos travaux, nous présenterons un rapport qui dressera un état des lieux des formes de racisme et proposera des mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme. Pour cela, votre expérience et votre recul nous seront précieux.

Cette table ronde a pour objet de comprendre comment sont formés les magistrats et d’élaborer des propositions pour améliorer leur formation initiale ou continue afin de mieux lutter contre les délits à caractère raciste. Il nous a en effet été répété, au cours de nos auditions, que le juge occupait un rôle majeur dans la lutte contre le racisme et que la formation des magistrats était essentielle.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis plusieurs mois, nous auditionnons de nombreux universitaires et chercheurs. Nous souhaitons aborder avec vous aujourd’hui la question de la réponse pénale apportée au racisme. Nous avons très souvent entendu qu’il existait des formes de chausse-trappes dans la procédure relative à la répression des infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Je souhaiterais également explorer avec vous la manière dont sont gérées les ressources humaines au sein de la magistrature, notamment s’agissant des recrutements. Le concours est très exigeant et peut certainement causer l’autocensure d’une partie de la population qui ne s’y sent pas éligible.

M. Élie Renard, directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature (ENM). L’ENM est un établissement public administratif qui forme en formation initiale les magistrats et les auditeurs de justice. Nous assurons également la formation continue des 8 600 magistrats ainsi que de tous les professionnels qui exercent une activité juridictionnelle ou qui concourent étroitement à l’activité judiciaire. La réforme de mai 2017 a, en ce sens, considérablement élargi nos missions.

La formation continue, sur laquelle nous allons beaucoup revenir, proposait 560 cours au catalogue de formation de 2019. Leur durée s’échelonne de deux à cinq jours. Les 8 600 magistrats ont une obligation de cinq jours de formation tous les ans. Nous construisons ces sessions de formation continue avec deux acteurs-clés : les coordonnateurs de formation, qui sont des magistrats et qui remplissent une mission d’ingénierie de formation et d’ingénierie pédagogique, et le directeur de session.

La formation continue poursuit une visée technique, portant sur les complexités de certains aspects du droit. Elle est centrée sur les pratiques professionnelles : elle traite très concrètement des positionnements des magistrats et de la conduite de leur activité professionnelle. La formation continue s’ouvre le plus largement possible aux enjeux de société. Elle est un espace ouvert aux points de vue les plus divers, à la condition qu’ils soient argumentés et respectent le débat contradictoire. Les sessions organisées accueillent, en plus des magistrats, des partenaires de justice de tous horizons : il peut s’agir de policiers, de gendarmes, de représentants du secteur associatif et d’autres publics, qui composent environ un quart des auditeurs de nos sessions de formation.

En matière de prévention et de lutte contre le racisme, un module de formation initiale est dispensé aux auditeurs de justice à Bordeaux. Nous avons investi de longue date ces questions dans notre formation continue, au travers de sujets qui ne sont pas nécessairement centrés sur la lutte contre le racisme et les discriminations, mais la mentionnent : il peut s’agir de la laïcité, dans des modules tels que « la laïcité, le juge et le droit », « la laïcité dans les services publics », « la lutte contre les discriminations : un enjeu pour le service public » ; de sessions sur le droit du travail ; de sessions sur le droit de la presse comme « les trois monothéismes » ; ainsi que d’une session sur la cybercriminalité. Nous participons également à plusieurs projets internationaux. Dans le cadre du projet Human rights education for legal professionals (HELP) du Conseil de l’Europe, nous avons participé au développement de deux modules de e-learning sur la lutte contre le racisme, la xénophobie, l’homophobie et la transphobie d’une part et sur les discours de haine d’autre part.

Ces sujets sont également traités par la formation continue régionale, ou formation continue déconcentrée, qui s’organise directement dans les juridictions. En 2019 s’est tenue à Aix-en-Provence une formation portant sur la haine et le racisme, et à Versailles sur l’égalité de traitement et les discriminations. Les juridictions, particulièrement sur ce sujet, associent de nombreux partenaires : la CNCDH, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), le Défenseur des droits, l’Institut international des droits de l’homme aujourd’hui fondation René-Cassin, le Mémorial de la Shoah, les écoles du Réseau des écoles du service public, ou encore la sous-direction des droits de l’homme du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et des services d’enquêtes. L’objectif est de bénéficier de l’approche la plus large possible de ce sujet sous l’angle des pratiques judiciaires et de développer l’approche pluridisciplinaire.

Le sujet de la lutte contre le racisme et les discriminations présente un grand nombre d’enjeux interdisciplinaires. Pour le traiter, nous faisons intervenir des universitaires spécialistes de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie, des acteurs de la société civile ou de la sphère politique. Cela aide les magistrats à mieux comprendre les enjeux de leur action ainsi que ceux, complexes et évolutifs, attachés à cette matière. Nous menons donc un travail important d’actualisation des ressources juridiques dans ce domaine.

Je vous propose maintenant que mon collègue Bertrand Mazabraud détaille plus précisément la session dédiée à la lutte contre le racisme et les discriminations. Nous l’avons mise en place en 2011 afin de parvenir à un haut niveau de débat et de spécialisation sur le sujet. Nous avons d’ailleurs renommé cette session à plusieurs reprises pour matérialiser les évolutions qu’elle a connues, en dernier lieu cette année.

M. Bertrand Mazabraud, coordonnateur de formation en formation continue. Je suis coordinateur de formation du pôle des humanités judiciaires. Cela n’est pas sans raison que le sujet du racisme n’est pas hébergé au sein du pôle pénal ou du pôle civil. Le pôle des humanités judiciaires a vocation à ouvrir l’esprit des magistrats à l’ensemble des enjeux sociétaux.

L’École est particulièrement attentive aux enjeux liés au racisme et à la haine. C’est pourquoi nous avons développé une formation spécifique au racisme et à l’antisémitisme et au traitement judiciaire des discours de haine. Elle provient de la fusion de deux sessions antérieures, qui se complétaient : une session sur le racisme créée en 2011 et pilotée par la CNCDH, et une session montée en partenariat avec la DILCRAH sur le traitement judiciaire de ces questions. Nous avons donc créé une unique session de formation dont la durée a été portée à six jours. Nous formons à ces sujets les magistrats ainsi que les publics extérieurs de l’École, à commencer par les enquêteurs.

Cette formation est construite sur deux modules de trois jours chacun, c’est-à-dire la durée maximale que la formation continue obligatoire peut offrir : le premier porte sur le contexte des infractions et le second sur leur traitement. Le premier module repose pleinement sur la pluridisciplinarité. Il convoque des historiens et des sociologues et appelle, sur ces sujets extrêmement controversés, à toujours adopter le point de vue du débat contradictoire. Toutes les thèses doivent être rationnelles, argumentées et soumises au débat contradictoire. Des professeurs de psychiatrie interviennent également pour expliquer ce que peut créer, chez la victime, un acte ou un discours haineux. Le second module technique ne peut être traité sans avoir au préalable suivi ce premier module contextuel, car le premier module permet de rendre les magistrats conscients de la société dans laquelle ils se placent et de mieux traiter les infractions. Cette durée de formation reste courte pour aborder les nouveaux enjeux soulevés par l’expression de la haine en ligne. La technicité du droit de la presse, en constante évolution et l’utilisation des nouveaux outils technologiques rendent la matière particulièrement complexe à appréhender.

Il est également très important que les magistrats rencontrent des acteurs externes : des avocats, des associations, des policiers et des gendarmes viennent les former et témoigner de leurs expériences. Les partenariats avec le Mémorial de la Shoah permettent aux magistrats de proposer, comme alternative aux poursuites, des stages de citoyenneté.

Enfin, nous avons créé une plateforme Moodle de formation à distance, qui permet de former beaucoup plus de magistrats qu’habituellement. Elle héberge à la fois les vidéos des sessions déjà passées et de la documentation ciblée. Elle a vocation à s’enrichir continuellement pour répondre aux différents enjeux d’actualité.

Mme Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), directrice de la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l’antisémitisme à l’ENM. Je suis magistrate, secrétaire générale de la CNCDH et membre de l’Observatoire sur la haine en ligne récemment mis en place par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). J’interagis avec l’Organisation des Nations unies car la session de formation sur les enjeux contemporains du racisme et de l’antisémitisme de l’ENM a été créée pour répondre à un engagement de l’État pris après la conférence de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui s’est tenue en 2001. Suite à cette conférence, tous les États signataires du plan d’action de Durban se sont engagés à former les professions juridiques sur les questions de racisme. Je travaille donc avec le groupe intergouvernemental de suivi du programme d’action de Durban ainsi qu’avec le Haut‑Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui m’a récemment demandé de rédiger un guide à destination des magistrats du monde entier afin d’aider les formateurs à lutter contre le racisme sous ses différentes formes.

L’idée de cette formation est d’interroger ses propres préjugés. Le magistrat est dans la cité et, par nature, peut former des préjugés. C’est pourquoi nous appliquons le principe du contradictoire et encourageons le débat. Cette posture est d’autant plus utile que cette formation est ouverte à d’autres professions juridiques : il est donc possible de disposer d’un espace de libre parole et de débattre, sous différentes casquettes professionnelles, de la position du parquet, du siège ou des commissaires de police. La large ouverture de cette formation constitue une richesse exceptionnelle. Un temps de débat assez fort intervient toujours, d’une part autour des questions internationales, et, d’autre part, autour de la question des contrôles d’identité et du contrôle, par le magistrat, du risque que ceux-ci soient discriminatoires.

Cette formation n’est pas simplement un enseignement d’ouverture. Elle poursuit également un objectif très concret : de nombreux magistrats qui y participent sont également les référents anti-discriminations de leurs tribunaux. Les magistrats référents anti-discriminations doivent bien connaître le contentieux en la matière afin d’interagir avec la société civile, la préfecture et les autres partenaires sur ces sujets. Cette formation poursuit donc une visée immédiate et pratique pour les magistrats, ainsi qu’une visée plus large qui leur permettra de rendre compte des phénomènes sociologiques et de comprendre les enjeux qui traversent la société.

Le racisme est un contentieux à la vocation extrêmement politique. Il ne concerne pas seulement un auteur et une victime jugés dans un prétoire. À travers la victime, c’est toute une appartenance, réelle ou supposée, qui est visée. Dans une démocratie où existe un fait majoritaire, nos institutions ont le devoir de veiller à ce que les minorités soient protégées le mieux possible. Pour cela, elles doivent avoir confiance en leurs institutions – qu’il s’agisse de l’institution policière, qui doit recueillir la plainte et enquêter, ou de l’institution judiciaire. La formation doit donc intégrer les dimensions institutionnelles : pour porter ces enjeux interviennent la Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), la DILCRAH et d’autres acteurs institutionnels.

Nous avons toujours souhaité que notre formation suive les enjeux contemporains. Par exemple, l’antisémitisme est devenu de plus en plus prégnant ; c’est également le cas de la haine en ligne, devenue un fléau. Pour réussir à épuiser ces infractions en ligne, nous nous rendons compte que le problème n’est pas tant le cadre juridique que le canal par lequel elles arrivent. Le contentieux raciste est majoritairement un contentieux verbal : il provient de l’oralité de l’insulte ou bien du verbe écrit, notamment sur les réseaux sociaux. En analysant les dossiers apparaît un enjeu interpersonnel important – il est donc crucial de comprendre l’écosystème des réseaux sociaux, qui présente de grandes spécificités. C’est pourquoi nous avons fait évoluer cette formation en une session de formation unique composée de deux modules.

Je reviendrai sur la technicité juridique, qui est moins importante qu’on ne l’imagine. Il est nécessaire de donner quelques éléments de cadrage sur l’interruption de la prescription, la qualification des faits, la différence entre l’injure et la diffamation. Cela recouvre des notions connues, mais qui sont adaptées à un contentieux moins fréquent que d’autres catégories de droit pénal. L’on évoque également et surtout l’importance de relever les circonstances aggravantes. Les magistrats, qui sont écrasés de travail dans une institution extrêmement paupérisée, ne se rendent pas toujours compte du besoin de creuser un dossier. Par exemple, un simple conflit de voisinage peut recouvrir une dimension raciste. Mais le découvrir demande de procéder à de beaucoup plus longues investigations. Il est nécessaire de relever les circonstances aggravantes à chaque fois que cela est possible, et de recueillir des preuves, ce qui n’est pas toujours évident. La formation explique donc l’importance de cette démarche de qualité afin que toute la justice soit rendue.

Je souhaiterais finalement partager deux choses. Tout d’abord, il est très important que ce type de formation revête une dimension internationale. C’est pourquoi je me suis attachée, depuis 2014, à traiter avec la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) du Conseil de l’Europe ainsi que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) des Nations unies. Ces éléments soulèvent, à chaque fois, de nombreuses discussions.

La France étant très engagée sur la question des droits de l’homme dans le monde, il est crucial de comprendre où se situent les enjeux. Notre vision française est en décalage avec la vision autrement partagée dans le monde : nous refusons les statistiques ethniques ; nous refusons également d’opérer des distinctions sur la base de l’origine, de la religion ou de la race. Ce triptyque ne se lit qu’ensemble et est toujours utilisé en creux dans les textes. On ne parle jamais positivement du racisme, mais toujours de manière négative en convoquant ensemble ces trois éléments.

Le discours donné par Emmanuel Macron à la suite de l’assassinat atroce de Samuel Paty a déclenché des manifestations dans le monde qui appelaient au boycott et critiquaient fortement les positions françaises. Il existe à mon sens un agenda politique très fort pour critiquer la façon dont la France aborde l’idée de nation. L’approche française consiste à refuser de voir et d’isoler les communautés : elle traduit notre vision des droits de l’homme et s’ancre très profondément dans notre histoire. C’est ce qui explique, aussi, le caractère universaliste de notre lutte contre le racisme. J’exprime le regret que nous ne développions pas plus l’influence française sur notre vision des droits de l’homme : l’École nationale d’administration (ENA), par exemple, a supprimé une formation à l’attention des professionnels étrangers du monde francophone sur ces sujets.

Enfin, je constate ces derniers temps un retour de l’antisémitisme à travers le complotisme. Dès que les institutions sont contestées, l’antisémitisme refait surface. Ces formes nouvelles de l’antisémitisme doivent être mieux analysées et mieux comprises. Je pense également qu’il faudrait mieux cerner les conflits interethniques. Il ne suffit pas de comprendre indistinctement les préjugés des citoyens dans leur ensemble, comme le fait la CNCDH par son sondage annuel, mais de comprendre aussi, spécifiquement, les préjugés que nourrissent les minorités les unes à l’égard des autres.

S’agissant de la lutte contre le racisme, je constate une très forte fragmentation de la société civile. L’antiracisme est affaibli par des luttes et des incompréhensions. Nous avons du mal à créer des ponts pour faire communiquer les universalistes avec les spécialistes, par exemple. Ces luttes s’expliquent par des conflits idéologiques. Dans le même temps progresse une forme de banalisation du racisme : j’y vois un véritable danger.

J’ai un grand nombre d’idées à vous proposer s’agissant de la haine en ligne ou de la réduction du niveau d’impunité, j’espère donc que nous pourrons aborder ces sujets dans les questions.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. S’agissant de la haine en ligne, nous avons essayé de travailler sur les sites miroirs mais nos dispositions ont été censurées par le Conseil constitutionnel. Vous avez évoqué l’anonymat ; je préfère parler de « pseudonymat ». Or il est très difficile de demander aux sites de lever ce pseudonymat, je suis donc preneuse de vos idées à ce sujet.

Je comprends qu’il est difficile de retenir l’existence de circonstances aggravantes :  serait-il possible de simplifier la charge de la preuve ? Le racisme touche à l’humanité et à l’intime. Si je suis persuadée d’avoir été victime de racisme, cela ne pourrait-il pas suffire ? Cela cause des dégâts importants chez les personnes victimes.

Monsieur Bonnal, récemment auditionné, expliquait qu’il faut du temps avant qu’une réforme du code pénal ne change véritablement les pratiques judiciaires (par exemple, pour ce qui est de la possibilité de requalifier les infractions à caractère raciste). Quel est, selon vous, le temps juste pour évaluer une nouvelle disposition ?

Que pensez-vous du parquet spécialisé sur la haine en ligne ? Est-ce une solution de spécialiser les magistrats sur les questions numériques ?

Je souhaite également évoquer avec vous les questions liées au recrutement des magistrats et au concours d’entrée.

Mme Magali Lafourcade. Le parquet spécialisé est une excellente idée. Certains endroits connaissent moins de contentieux racistes que d’autres ; il n’est pas toujours opportun de créer des pôles anti-discriminations suivant un maillage complet du territoire. Le parquet spécialisé peut donc présenter un avantage. La question du parquet pose en réalité la question du nombre d’affaires qu’il est possible de poursuivre. Si 6 000 affaires sont portées devant le parquet, il est possible d’en poursuivre 1 000, ce qui aboutit à 300 condamnations dans l’année. Les pays européens comparables traitent les infractions racistes de façon très différente de la nôtre. Le traitement des infractions racistes en France pourrait être amélioré en augmentant le nombre de magistrats et d’enquêteurs, ce qui suppose des moyens et donc une volonté politique forte.

Une personne qui a subi une insulte raciste se sent humiliée ; en se rendant au commissariat, elle aura du mal à expliquer qu’elle a été invectivée en raison de son origine. En Angleterre, le procédurier qui reçoit la plainte a pour obligation de demander si l’infraction est éventuellement liée à l’état de minorité du plaignant, qu’il soit ou non issu d’une minorité. Il n’assigne rien : il revient à la personne de creuser ou non cette piste. Si la question n’est pas posée au plus près de l’infraction, il est plus difficile encore d’identifier l’auteur. Le résultat des enquêtes de victimation montre que la moitié des personnes qui se déplacent au commissariat repartent sans avoir porté plainte ; l’autre moitié a déposé soit une plainte, soit une main courante dont la justice ne prend pas connaissance. Les policiers et les gendarmes ont l’obligation de recueillir les plaintes et ne doivent pas décourager les plaignants de le faire. Ce levier de progrès n’est pas un levier législatif ; il passe par des circulaires pour adapter le logiciel de la police afin de renseigner l’élément de la circonstance aggravante dans la procédure. Nous devons également mener davantage d’enquêtes de victimation. Elles permettent de faire apparaître le « chiffre noir, c’est-à-dire les sous-déclarations.

S’agissant de la haine en ligne, nous devons absolument informer les citoyens du rôle amplificateur de certains messages sur les réseaux sociaux et, à l’inverse, du phénomène de sourdine. Les réseaux sociaux possèdent un pouvoir exorbitant sur le débat démocratique : ils ont la capacité de démultiplier les auditoires tout comme de mettre en sourdine certains contenus. Cela représente un risque d’atteinte à la liberté d’expression.

La liberté d’expression n’équivaut pas à la liberté de propagation. Vous avez la possibilité de travailler sur la liberté de propagation sans toucher à la liberté d’expression. Il n’est pas normal de laisser des contenus dangereux se propager. C’est pourquoi l’on devrait imaginer une catégorie juridique intermédiaire entre un contenu licite et un contenu illicite : ce contenu pourrait être accepté comme licite donc diffusé, mais ne pourrait pas être relayé par d’autres ou encore commentés.

Il faut également simplifier l’accès au juge en la matière. Je suis favorable à la mise en œuvre d’une procédure simplifiée, à la manière d’un référé numérique. Il permettrait de demander au juge de trancher tout de suite sur l’interdiction d’un contenu.

S’agissant de l’interdiction des sites miroirs, il faudrait imaginer que la décision du juge s’applique au-delà des parties au procès – cette approche est innovante mais existe dans d’autres types de contentieux. Cela fonde une forme de décision-cadre qui s’appliquerait à tous les sites miroirs.

Enfin, il faut assécher les canaux de financement des sites de haine en ligne. De très grandes marquent se rémunèrent sur ces sites grâce à la publicité à hauteur de plusieurs milliards d’euros de chiffres d’affaires. Le consommateur devrait en être informé : une proposition de loi pourrait demander la transparence, due au consommateur, des régies publicitaires. Il en va également de la politique de responsabilité sociétale des entreprises, car la France a adopté un plan national d’action sur la responsabilité des entreprises et les droits de l’homme.

M. Buon Tan. Je souhaite évoquer le système anglais, dans lequel la circonstance aggravante est à la main du plaignant. Les remontées de terrain que je reçois m’indiquent que de nombreuses plaintes sont refusées par les policiers ou, à défaut, orientées vers des mains courantes.

Vous proposez d’interdire la propagation d’informations erronées. La liberté de relayer une information n’est-elle donc pas assimilée à la liberté d’expression ?

Mme Magali Lafourcade. J’ai bien conscience que ma proposition est atypique. Je propose de créer une catégorie intermédiaire d’information dont la propagation pourrait être réduite. Cette catégorie n’empêche pas les personnes d’exprimer des contenus situés dans la zone grise, mais elle empêche de les relayer et de créer du « buzz ». Cela permettrait de s’attaquer à tout l’écosystème économique qui profite de la propagation de la haine en ligne. La diffusion de la haine en ligne a atteint un niveau tellement massif aujourd’hui que des outils nouveaux doivent venir empêcher cet effet amplificateur. Cette proposition a l’avantage de préserver le droit de s’exprimer publiquement sans pour autant faciliter une propagation contraire aux intérêts de la société.

M. Élie Renard. J’apporterai des éléments de réponse sur les concours d’entrée à l’ENM et sur les moyens d’améliorer la diversité des magistrats. Ce sujet est à la fois très complexe et d’une grande actualité dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique.

J’apporterai deux éléments de réponse. Tout d’abord, il convient d’aborder la question de la préparation au concours d’entrée. Depuis 2009, l’école bénéficie d’un dispositif d’égalité des chances par des classes préparatoires intégrées. Celles-ci visent à garantir la représentativité des magistrats de façon à ce qu’ils correspondent à la diversité de la société. Cela recouvre les enjeux d’origine des individus, mais également les enjeux d’inégalité d’accès au concours en fonction des territoires de résidence ou du contexte socio-économique. Nous disposons aujourd’hui de trois classes préparatoires intégrées et souhaitons continuer à développer cet outil. Ces trois classes existantes ont accueilli 545 bénéficiaires, dont 152 ont intégré l’école : cela représente un peu plus d’un quart des bénéficiaires, alors même que le taux de réussite au premier concours de l’ENM (c’est-à-dire le concours ouvert aux étudiants) est, depuis 2011, d’environ 14 %. Autrement dit, la classe préparatoire intégrée est un moyen de développer la capacité de réussir le concours.

S’agissant de la nature des épreuves, il est vrai que le concours de l’ENM est long, difficile et qu’il suscite de l’autocensure. Nous avons modifié les épreuves du concours en 2019 avec comme objectif de les alléger et de les rationaliser. Nous avons pour cela identifié deux principaux axes d’évolution. Nous souhaitions d’abord rendre le concours plus attractif pour des personnes ayant déjà exercé une activité professionnelle – aujourd’hui, plus de la moitié des nouveaux magistrats (51 % d’entre eux) ont eu une carrière professionnelle antérieure. Ensuite, nous souhaitions ouvrir le concours à la diversité. Le grand oral revêt une dimension culturelle particulièrement importante. Cette épreuve consiste, à l’heure actuelle, en une épreuve de mise en situation et de discussion avec le jury qui conserve une dimension de culture générale. Nous souhaiterions continuer à la faire évoluer afin de, peut-être, diminuer son poids dans le recrutement. Les épreuves d’admissibilité intègrent une épreuve écrite de connaissance du monde contemporain, dont le poids dans les critères d’admissibilité a été diminué. Le grand oral, quant à lui, intervient au stade des épreuves d’admission et une réflexion est en cours pour le faire évoluer : soit il pourrait prendre la forme d’un entretien sur le parcours personnel et professionnel, soit nous envisageons que la composition du jury puisse changer. L’école y réfléchit actuellement de manière très active.

M. Bertrand Mazabraud. Je reviendrai sur votre question sur le temps de la loi, à savoir comment la loi change les pratiques. Comme toutes les lois anciennes, la loi du 29 juillet 1881 est le fruit d’un empilement d’amendements. Je ne la trouve pas si mauvaise que cela. Si on souhaitait la réformer, il faudrait penser cette réforme sur des années afin d’aboutir à une vraie belle loi qui pourrait durer dans le temps. Sinon, il convient de s’en abstenir.

Il faut toujours avoir à l’esprit que la liberté constitue le principe, et les infractions (racistes et autres) l’exception. Du reste, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne parle pas de « liberté d’expression », mais de « libre communication des pensées et des opinions ». La liberté d’expression, dans son sens moderne – pouvoir exprimer tout type de propos – provient de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et est donc extrêmement moderne. Depuis, elle est devenue constitutive de notre société démocratique. Une grande différence existe entre la liberté de communication telle que pensée par les révolutionnaires (il s’agissait alors de communiquer des opinions rationnelles – un homme n’était libre qu’à partir du moment où il pouvait exprimer en public ses opinions) et la liberté d’expression, qui revient à exprimer tout type de propos. Cela n’est pas un mal ; mon propos n’est pas de porter un jugement à ce sujet.

Toutefois, la liberté d’expression comporte à mes yeux un risque d’abus. Si l’on ne peut pas abuser d’une communication, l’on peut toujours abuser d’une expression. Je rejoins donc l’idée de Mme Lafourcade de faire une distinction entre l’expression et la propagation : on peut toujours communiquer, mais on peut pas s’exprimer n’importe comment.

Nous ne lutterons pas contre ces infractions seulement par la loi : il faut aussi s’intéresser au financement des plateformes et au fonctionnement de l’outil technologique. Le caractère abstrait des réseaux sociaux fait que les préjugés peuvent se développer librement, sans contact avec la réalité.  La victime est invisible et cela habitue à typifier l’autre et prépare à passer à l’acte.  Les individus parlent toujours à leurs propres pairs, et les algorithmes sont pensés pour renforcer ce phénomène – cela renforce les biais et les préjugés. Il faut s’attaquer aux mécanismes de diffusion des propos. Rendre un contenu moins accessible, moins aisé à « partager », attaque la nouvelle économie de l’attention mise en place par les réseaux sociaux.

Puisque les infractions du discours constituent une exception, elles seront nécessairement encadrées par la jurisprudence. L’apologie du terrorisme a été déclassée des infractions de la loi du 29 juillet 1881 et incluse dans le code pénal. Cela ouvre certes des nouveaux modes de poursuite mais ne rend pas possible le cumul de qualifications. Si l’on poursuit avec deux qualifications, la nullité totale est encourue. Cela donne donc nécessairement lieu à une jurisprudence complexe.

Les infractions du discours sont, par nature, des actes de langage. Il s’avère qu’ils dépendent systématiquement du contexte élocutoire – cela explique qu’ils sont à même de développer beaucoup de jurisprudence. Les enquêteurs doivent relever les éléments saillants d’un contexte et les magistrats doivent les qualifier. La loi peut être améliorée, cela est vrai. Mais ce droit est, par nature, jurisprudentiel – il est un droit prétorien depuis 1881 et jusqu’à nos jours. Il se construit évidemment à partir de la loi, des exigences constitutionnelles et de l’article 10 de la CEDH, mais le seul fait de modifier la loi n’entraînera pas des résultats immédiats.

L’idée d’un parquet spécialisé, doté de moyens plus importants, est une excellente idée. Néanmoins, la loi sur la liberté de la presse touche aux racines de la démocratie : la liberté de communication, la liberté d’expression et ses abus, et toute réforme exige de la prudence.

Pour conclure, en France le racisme n’est pas un délit : il est délictueux de commettre un acte à caractère raciste, de proférer un propos à caractère raciste, de diffuser une image à caractère raciste, pour autant que ces faits constituent des agressions ou des appels à la haine, à la violence ou à la discrimination envers certaines personnes. Mais le racisme, en tant que tel, n’est pas un délit en France. Un individu a le droit d’être raciste tout seul, chez lui.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons abordé les questions de financement lors de nos travaux sur la haine en ligne. Nous n’avons mis sur pied aucune solution viable – cela pourrait constituer un nouvel objectif. Merci pour vos propositions.

La séance est levée à 17 heures 20.

 


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Compte rendu  65    Table ronde réunissant M. Saïd Hammouche président de la Fondation Mozaïk ; M. Éric Cédiey, directeur général d’Inter services migrants Centre d’observation et de recherche sur l’urbain et ses mutations (ISM CORUM) ; Mme Maya Hagege déléguée générale de l’Association française des managers de la diversité (AFMD), et Mme Dorothée Prud’homme, responsable des études

(Réunion du jeudi 3 décembre 2020 à 17 heures 30)

La séance est ouverte à 17 heures 30.

Mme la présidente Fiona Lazaar. La présente mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019. À l’issue de nos travaux, nous présenterons un rapport qui dressera un état des lieux des formes de racisme et proposera des mesures et des pistes de réflexion pour rendre plus effective la lutte contre le racisme dans toutes ses dimensions. Votre expérience et votre recul nous seront précieux.

Nous poursuivons nos échanges sur les politiques de l’emploi. Nous aborderons les moyens de remédier aux discriminations et aux inégalités constatées en manière d’accès à l’emploi et de rémunération entre les personnes blanches et les minorités.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis plusieurs mois, nous avons auditionné de nombreux universitaires, chercheurs, associations et acteurs institutionnels. Nous abordons maintenant un cycle d’auditions qui concerne plus particulièrement les enjeux concrets de l’emploi et de la carrière. Nous avons constaté un réel biais en matière d’accès à l’emploi et de progression de carrière – ces promesses ne se réalisent pas de la même manière selon qu’on est une personne de couleur ou que l’on ne l’est pas.

Je souhaiterais que vous nous expliquiez les solutions que vous avez déployées, et que vous insistiez sur ce que vous souhaiteriez que le législateur ou la puissance publique mette en œuvre pour faciliter vos actions. Nous accueillons toutes vos idées pour combattre le fléau de ces inégalités persistantes.

Mme Maya Hagege, déléguée générale de l’Association française des managers de la diversité (AFMD). Notre association est née de la volonté de neuf managers de grandes organisations de créer un lieu d’échanges sur les questions de diversité, y compris la diversité ethno-raciale et la diversité sociale. Nous rassemblons aujourd’hui 140 organisations (entreprises, collectivités, grandes écoles, universités, ministères). Nous menons des travaux de fond sur toutes les questions de diversité, et nous nous efforçons pour cela de créer un pont entre le monde académique et le monde du travail sur ces questions.

J’illustrerai mon propos en vous présentant un outil que nous avons créé et qui a joué ce rôle de pont entre la recherche et le terrain. Notre méthodologie de travail consiste d’abord à comprendre les enjeux et à dresser un état des lieux. Nous avons pour cela rassemblé 16 organisations. Elles ont identifié les domaines dans lesquels il était possible et important d’agir s’agissant des discriminations sur le marché du travail. Nous avons alors lancé une enquête qualitative, dont je vous livrerai les principaux enseignements.

Le premier constat est la pluralité des manifestations de racisme dans le monde du travail. Celui-ci peut apparaître aussi bien dans le recrutement, la relation avec la clientèle, le travail en équipe au quotidien que l’évolution de carrière.

Nous avons également constaté que de plus en plus d’organisations mettent en place des cellules de traitement des réclamations ayant pour motif la discrimination, mais que celles-ci recueillent encore peu de remontées ayant trait au racisme et à la discrimination raciale.

Ensuite, les recours identifiés par les personnes victimes de racisme et de discrimination raciale prennent différentes formes – ils peuvent notamment être internes ou externes. S’agissant des retours internes, nous remarquons que l’existence d’une cellule d’écoute ou de traitement est essentielle pour rendre visible les situations de discrimination mais n’est pas suffisante pour lutter réellement contre le racisme. Ainsi, mettre en place des dispositifs de remontée de l’information n’est pas suffisant.

C’est pourquoi notre enquête formule, en conclusion, cinq recommandations qui prennent la forme suivante : oser, mesurer, former, réagir et sanctionner. Je vous présenterai des pratiques d’organisation qui répondent à ces cinq recommandations.

Avant cela, je souhaitais vous faire passer certains messages qui sont à la base de l’action de notre association. À nos yeux, les politiques publiques entretiennent un amalgame selon lequel agir dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) est agir contre le racisme. Les politiques publiques entretiennent l’idée selon laquelle des actions telles que mettre en place des tutorats, organiser des actions de recrutement dans les quartiers, permettent d’intégrer ces personnes et de lutter contre le racisme. Elles orientent donc les entreprises à agir dans cette direction. Or, tout cela n’est pas lutter contre le racisme. Nous constatons, à travers nos échanges avec elles, que les entreprises commencent à comprendre que la politique de la ville, tout comme les dispositifs de mobilité internationale, permettent de diversifier le sourçage (sourcing) mais pas de lutter directement contre le racisme et la discrimination raciale. Un travail de complémentarité est essentiel afin de ne pas concentrer toutes les actions dans les QPV.

Le second message important est que contrairement aux idées reçues, et malgré le peu de remontées qu’enregistrent les cellules d’écoute, certaines organisations se sont réellement emparées du sujet du racisme et de la discrimination raciale. Elles peuvent être engagées sur ces questions de longue date aussi bien que très récemment – à cet égard, le mouvement Black lives matter a connu un réel écho dans les entreprises en France. Nous assistons donc à une prise de conscience des entreprises des difficultés auxquelles elles font face pour traiter ce sujet. Ces difficultés relèvent d’abord d’un manque d’information : très peu d’entreprises savent ce qu’elles ont le droit de faire en matière de mesure, ou ce qu’elles ont le droit de communiquer au sujet de la diversité. Par conséquent, les entreprises qui s’engagent en menant des actions dédiées communiquent peu voire ne communiquent pas, car elles ont peur d’être pointées du doigt pour diverses raisons. Nous regrettons donc une très faible communication des employeurs sur la thématique de la lutte contre le racisme et les discriminations raciales. L’AFMD occupe également le rôle d’orienter les entreprises dans leur constat, de les guider dans les réponses à y apporter et de co-construire des outils internes. Ces premiers résultats sont très encourageants.

Enfin, il est très difficile d’évaluer l’impact des initiatives, même celles mises en place de longue date, sur une baisse réelle du racisme. Ces initiatives ont permis d’affiner l’état des lieux des entreprises, d’améliorer et de renforcer leurs procédures internes – elles doivent encore être traduites à l’externe.

Je reviendrai donc sur les pratiques pertinentes (dont certaines d’entre elles sont encore expérimentales) au regard des cinq recommandations que nous avons formulées. La première recommandation consiste à oser dédier un axe à la lutte contre le racisme au sein de la politique diversité de l’entreprise. Plusieurs entreprises ont pu décider de, par exemple, créer un groupe interne de discussion entre salariés sur le sujet ou de mettre en place un plan d’actions à « 360 degrés » incluant des formations sur le racisme et les biais inconscients, un travail sur le recrutement, un soutien à des role models – et ces entreprises communiquent sur le sujet en tant que tel. Il est également possible de mettre en place une communication interne plus inclusive et plus représentative de ses salariés.

Notre deuxième recommandation porte sur la mesure du phénomène de racisme et de discrimination raciale. Beaucoup d’entreprises déploient des testings sollicités mais ne communiquent pas à ce sujet. Elles peuvent également développer des autodiagnostics, c’est-à-dire des outils de mesure qualitatifs comme des baromètres de climat social ou des baromètres spécifiquement dédiés à la question de la diversité.

S’agissant de la formation, des pratiques de formation extrêmement différentes coexistent. Certaines organisations choisissent de mener des actions de sensibilisation (par exemple par des tests d’association implicite), ou de former seulement les métiers les plus exposés à comment réagir au racisme, ou de mettre en place des cycles de conférences, ou encore de créer des réseaux internes sur le sujet des origines.

Il convient également de savoir réagir. De plus en plus de guides sont développés et mis à disposition pour savoir comment réagir aux blagues et aux comportements à caractère raciste.

Enfin, nous recommandons de sanctionner. L’invisibilisation du sujet du racisme et des discriminations raciales amène beaucoup de tensions et constitue un frein à davantage de progrès. Une initiative de plus en plus répandue consiste à publier un rapport éthique d’entreprise : celui-ci recense tous les signalements et permet donc de rendre visibles les situations de racisme.

M. Éric Cédiey, directeur général d’Inter services migrants Centre d’observation et de recherche sur l’urbain et ses mutations (ISM CORUM). ISM CORUM est une association indépendante basée à Lyon, qui développe depuis plus de vingt ans des activités de bureau d’études et de formation pour l’égalité et contre les discriminations. Nous travaillons avec des employeurs privés ou publics et des intermédiaires de l’emploi, avec des collectivités territoriales sur les politiques qu’elles mènent dans leurs territoires et également en tant qu’employeurs, avec des bailleurs sociaux et des acteurs privés du logement, et dans une moindre mesure avec des acteurs de l’éducation, de la santé, des réseaux associatifs, des syndicats de salariés et patronaux.

Tous ces acteurs ont la responsabilité qu’aucune discrimination ne soit produite. Mais ils sont malgré tout confrontés au risque d’en produire, d’en alimenter ou de les laisser perdurer – qu’ils en soient conscients, ou non. Notre objectif est que ces acteurs puissent faire évoluer leurs pratiques et leurs politiques afin de mieux prévenir et de mieux lutter contre ces discriminations. Pour ce faire, ISM CORUM propose des formations, du conseil et de l’accompagnement des acteurs dans l’évolution de leurs pratiques, et souvent des exercices de mesure.

Ces mesures vont rendre visibles des discriminations dont les acteurs, souvent, n’avaient pas conscience. Cela permet de les responsabiliser et de guider leur action en les renseignant aussi précisément que possible sur les situations dans lesquelles des discriminations se manifestent dans leur organisation, ou au contraire les renseigner sur leurs éventuelles bonnes pratiques pour prévenir ces discriminations. Ces mesures, enfin, méritent d’être renouvelées pour soutenir l’action dans la durée et pour évaluer les progrès obtenus grâce à des indicateurs.

ISM CORUM produit des mesures des discriminations, y compris les discriminations en raison de l’origine réelle ou supposée des personnes, en mobilisant trois méthodes : des enquêtes de perception, menées par exemple auprès des salariés d’un employeur ; des testings, qui s’appuient le plus souvent sur la consonance des noms et des prénoms ; des analyses statistiques de données réelles comme celles issues d’un fichier du personnel ou d’un fichier de demandes de logement social, qu’ISM CORUM exploite également selon la consonance des noms et des prénoms en appliquant une méthodologie et des procédures visées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).

Les discriminations liées à l’origine soulèvent des questions spécifiques sur la définition et l’usage des catégories. Des réponses existent d’ores et déjà à droit constant et sont valables scientifiquement et juridiquement. Je vous en donnerai deux exemples concrets.

Une entreprise commande à ISM CORUM une grande série de tests sur les risques de discrimination raciale dans ses propres recrutements : il s’agit d’un testing sollicité. Cette entreprise nous commande des tests sur différents métiers, à différents niveaux hiérarchiques et répartis sur différents établissements de son réseau. Les résultats de ce testing ne sont pas tous bons. L’entreprise engage des actions organisationnelles et managériales qu’elle espère correctrices. Puis, trois ans après, elle nous commande un testing identique : il porte sur les mêmes métiers, les mêmes niveaux hiérarchiques et la même répartition entre les établissements. Nous mesurons que les écarts discriminatoires enregistrés se sont significativement réduits.

ISM CORUM conduit l’analyse statistique prenant en compte la consonance des noms et des prénoms d’un fichier de demande d’attribution des logements chez un bailleur social. Nous identifions des situations où des écarts discriminatoires se manifestent. Le bailleur met en place une grille et un logiciel de cotation automatisée des logements ainsi qu’une règle d’anonymisation des demandes présentées en commission d’attribution. ISM CORUM reproduit les mêmes analyses statistiques et mesure que les écarts discriminatoires se sont fortement réduits.

Les difficultés que peuvent rencontrer ces travaux ne sont pas tant techniques, scientifiques ou juridiques (bien qu’ils requièrent, sur ces trois domaines, de l’expertise et beaucoup de rigueur) – elles sont bien plutôt d’ordre politique. Les résultats de ces mesures interpellent la responsabilité d’agir contre les discriminations. Elles appellent à un portage politique fort des responsables à la tête de l’entreprise, de la collectivité territoriale ou de l’organisation en question, à de la clarté dans l’identification du problème, à une responsabilité forte pour le traiter et à de la constance dans le temps. Ces organisations, si elles peuvent améliorer leurs résultats de mesure par des solutions d’organisation et de management internes, restent pour partie dépendantes d’un contexte. Il faut donc que les discours et les politiques publics et privés d’ordre général soient eux aussi clairs, responsables et constants sur le sujet.

Une seconde limite provient du fait que les démarches liées aux discriminations doivent changer d’échelle. Il faut trouver les voies d’une généralisation et aller au-delà du volontariat de certaines organisations – cela passe aussi sans doute par l’intervention des pouvoirs publics et du législateur. L’on peut tirer des perspectives et des enseignements sur ce sujet des réussites de la lutte contre les discriminations dans l’emploi entre les femmes et les hommes (par exemple, les rapports de situation comparée et l’index de l’égalité professionnelle). L’on peut rendre plus prégnant le sujet des discriminations liées à l’origine dans les normes d’action et de reporting de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et plus généralement des organisations.

Pour conclure, les outils existent, ils prouvent des résultats et votre mission peut sans doute proposer un cadre pour mieux les déployer.

M. Saïd Hammouche, président de la Fondation Mozaïk. Je représente la structure nouvelle de la Fondation Mozaïk. Cette structure est issue de la transformation, grâce à la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE), de l’association Mozaïk RH en une fondation actionnaire dotée d’une entreprise de mission. Notre vocation est d’aider les entreprises publiques ou privées à s’enrichir des talents issus de la diversité sociale, culturelle et ethnique. Nous employons aujourd’hui 70 collaborateurs dans 5 régions de France. Nous animons une plateforme numérique qui automatise la mise en relation entre des populations discriminées et des entreprises qui expriment le souhait de les recruter.

Un sondage récent montre que 86 % des Français estiment que la diversité ethnique est un atout dans le monde du travail. De la même manière, selon le baromètre AssessFirst, 97 % des recruteurs considèrent que la diversité est importante dans le succès d’une entreprise et est fortement corrélée à sa performance économique.

Mon point de vue est donc le suivant : le racisme existe, mais il n’est pas systémique. Nous avons créé une structure de recrutement car nous avons besoin de traiter ces questions de racisme, de préjugés et de discriminations à l’emploi, puisque cela se traduit ainsi. Nous pensons donc aujourd’hui que le racisme, s’il existe, est forcément inconscient.

Les chiffres compilés par l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) montrent que le taux de chômage des diplômés (titulaires d’un Bac+2 et davantage) des QPV est trois fois supérieur à la moyenne nationale. Cela traduit les difficultés rencontrées par les jeunes disposant d’un bon niveau d’autonomie – ce sont des jeunes diplômés, insérés dans le système éducatif, qui ne nourrissent pas de complexe particulier par rapport à leur identité et qui ont confiance en la méritocratie. Pourtant, ces jeunes sont victimes du chômage et des discriminations.

Les résultats des testings menés depuis plusieurs années alertent sur le fait que la méritocratie est en danger. Il est très dommage, quand autant d’efforts sont déployés pour construire un système éducatif idéal et pour faire progresser une jeunesse issue de classes populaires et de l’immigration, que ces jeunes ne soient pas traités à compétences égales dans un processus de recrutement. Ces mécanismes sont ensuite renforcés dans les strates de l’entreprise : plus l’on progresse dans l’entreprise, plus les minorités sont absentes des échelons décisionnaires. Nous faisons face à un problème de fond sur ces questions.

Aucune politique publique relevant du droit commun ne traite des discriminations à l’emploi. Cela amène une attitude de fermeture à s’installer au sein de cette jeunesse, qui les place en rupture avec la méritocratie. Cela explique que la victimisation s’installe et qu’elle puisse rendre ces jeunes réceptifs aux discours de radicalisation qui les ciblent.

Nous avons besoin d’œuvrer à la prise de conscience des biais que nous appliquons tous à un certain moment. Il est important de se demander comment les identifier puis comment les corriger. Pourrait-on imaginer demain donner des outils à tous les citoyens afin de détecter leurs propres biais ? Cela participera à réinventer les politiques de lutte contre les discriminations qui atteignent, aujourd’hui, leurs limites. Dans les années 1970 et 1980, les populations immigrées arrivaient très nombreuses. La situation d’alors créait un rapport à l’intégration complètement différent de notre situation aujourd’hui, qui a vu naître des enfants de deuxième et troisième générations qui ne connaissent aucun problème d’intégration – ils souffrent seulement d’un problème de connexion avec le monde économique. En raison des préjugés et des dysfonctionnements du système public de l’emploi, les difficultés s’aggravent et les jeunes désœuvrés sont laissés à eux-mêmes : des standards se renforcent alors qui viennent à leur tour conforter les préjugés. Je suis favorable à l’idée de suivre un principe d’anticipation plutôt qu’un principe de réparation.

Mme la présidente Fiona Lazaar. Je vous remercie. Selon vous, faudrait-il encourager le recrutement des minorités par les mêmes moyens qui ont encouragé le recrutement des femmes ? Je pense notamment à l’obligation d’inclure un certain pourcentage de personnes issues des minorités au sein des conseils d’administration, comme cela est le cas pour les femmes – en d’autres mots, il s’agit de mettre en place une discrimination positive. Connaissez-vous des exemples positifs de cette initiative à l’étranger ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez évoqué le testing. Celui-ci devrait-il être rendu obligatoire ? Une association qui mène une opération de testing ne pourrait-elle pas conduire une action en justice pour faire peser un risque de sanction sur le comportement discriminant qu’elle constate ?

Nous avons évoqué le CV anonyme lors de notre table-ronde de ce matin sur l’emploi. Qu’en pensez-vous ? Il me semble que vous préférez persuader de la richesse que représente la diversité en entreprise.

M. Éric Cédiey. Plusieurs types de testings existent, dont découlent des différences techniques de réalisation. Le type de testing que j’ai évoqué dans ma présentation et que pratique ISM CORUM ne peut pas donner lieu à une utilisation judiciaire. Sa pratique est encadrée par le droit français : les candidatures sont fictives et n’ouvrent pas à une victime physique le droit de porter plainte.

Votre question appelle à un autre type de testing, le testing à visée judiciaire. Des associations comme SOS Racisme ou la Maison des potes ont déployé cette pratique qui apporte la preuve d’une discrimination. La puissance publique apporte des financements au développement des testings du premier type. Qu’elle apporte un soutien financier au testing du second type pourrait être une bonne chose – bien que cette solution puisse sans doute soulever des questions légales qu’il sera nécessaire d’explorer. Le testing à visée judiciaire fait partie des outils à notre disposition pour faire reculer les discriminations – il y a toute sa place, utilisé en complémentarité avec d’autres outils. Allouer davantage de moyens pour développer toute la gamme de ces outils serait bienvenu.

Mme Maya Hagege. Il convient également de trouver des moyens d’encourager les entreprises à mesurer les écarts de traitement par différents outils (testings sollicités, diagnostics ou autodiagnostics).

Proposer des quotas, comme il en existe sur la base du genre, me paraît aventureux. Cela suppose de définir des catégories d’origine ethnique : parle-t-on de la nationalité ? Parle‑t‑on du niveau de descendance – et si oui, de quel niveau parle-t-on ? Il me semble que s’engager dans ce genre de débats ne contribuerait pas à faire reculer le racisme.

Mme Dorothée Prud’homme, responsable des études de l’Association française des managers de la diversité (AFMD). Il est certain que les organisations qui mettent en place des testings sur le critère de l’origine bénéficient d’un état des lieux enrichissant qui leur permet d’orienter efficacement leurs actions. Il faut cependant garder en tête que les testings ne concernent que le processus de recrutement – et qui plus est, seulement la première partie du processus de recrutement. Or, le racisme et les discriminations raciales au travail se manifestent tout au long de la carrière et de différentes façons. Le recours aux testings à visée judiciaire ne permettrait donc pas de mettre un terme au racisme et aux discriminations raciales vécus par les personnes déjà en emploi.

Le principal enseignement de notre enquête est que les manifestations du racisme au travail sont invisibilisées. La plupart du temps, les personnes victimes de racisme et de discriminations raciales s’adressent à leurs supérieurs hiérarchiques pour en discuter. Or, ceux-ci ont peur d’être considérés comme de mauvais managers s’ils font état d’un problème de racisme ou de discrimination raciale dans leur équipe. Ils se retrouvent donc seuls à gérer ce type de situations qu’ils connaissent mal car ils ne sont que très rarement formés à les gérer. Les managers ne sont d’ailleurs jamais évalués que négativement sur la gestion de ce type de situations – il n’y a jamais de prime au bon management d’une situation conflictuelle au motif de racisme ou de discrimination raciale.

À mon sens, la proposition de systématiser les testings ainsi que de mettre en place des quotas ethniques revient – encore une fois – à prendre le problème sous l’angle du sourcing plutôt que de le traiter sous l’angle du racisme et de la discrimination raciale tels qu’ils se manifestent dans les organisations.

M. Saïd Hammouche. J’ai constaté qu’il était très difficile de sortir du déni sans avoir recours à un outil. Le fait de constater l’existence d’un problème permet de mettre en lumière les dysfonctionnements existants puis d’y répondre. Je suis favorable à la généralisation du testing des processus de recrutement – il constitue un outil fondamental qui permet de faire bouger les lignes. Mais il est très important, en parallèle, de mettre en lumière les bonnes pratiques : elles constituent une source d’inspiration et permettent d’activer une dynamique positive autour des questions de diversité. Il faut donc à la fois mettre la lumière sur les solutions qui fonctionnent et aider les entreprises à prendre conscience de leurs dysfonctionnements.

Je remarque que les questions de racisme et de discrimination sont éminemment dépendantes de l’agenda politique. Il faut créer une méthode qui permet de pérenniser ces actions. Nous devons en priorité capitaliser sur toutes les initiatives et la littérature déjà existantes en la matière afin de mieux les diffuser. Il faut également continuer à développer les outils de diagnostic et d’autodiagnostic pour en équiper les parties prenantes. Nous devons faire émerger une politique nationale, appuyée par un outil de pilotage, en matière de racisme et de discriminations. Une cellule devrait agréger la réflexion, la documentation, la méthode sur ces sujets et apporter une visibilité à un mouvement. Je constate que tous les acteurs ont envie d’avancer sur le sujet – mais en l’absence d’une structure et d’outils de pilotage, nous n’arriverons jamais à conduire un changement profond.

Mme Dorothée Prud’homme. Deux testings gouvernementaux menés au cours de ces quatre dernières années ont démontré l’existence de racisme et de discriminations raciales au travail. Personne n’a été très surpris de ces résultats. Sur quelles actions débouchent ces enseignements ? Quand une entreprise sollicite un testing et qu’elle prend connaissance de ses résultats, elle met en œuvre un plan d’action pour corriger la situation. L’impact d’un testing gouvernemental est très différent. Les constats ne débouchent sur aucune action.

Mme la présidente Fiona Lazaar. S’agissant de l’égalité entre les femmes et les hommes, un index de l’égalité professionnelle a été mis en œuvre. Il permet d’objectiver très clairement les politiques salariales au sein des entreprises en la matière. Ne pourrait-on pas conduire une réflexion pour traiter le racisme en entreprise de la même manière ?

M. Saïd Hammouche. Nous avons besoin d’accélérer la création d’un index qui permettrait d’objectiver les faits. Je suis absolument favorable à la création d’un index. Pour que les choses bougent, nous devons convoquer de manière simultanée : des dynamiques de mobilisation d’écosystèmes, des outils d’appui au recrutement, des opérations de sensibilisation et de formation, l’accompagnement des candidats en vue d’améliorer leur employabilité et le développement d’un outil de mesure de la diversité accompagné de la définition d’objectifs à atteindre. Il est fondamental de faire émerger un index sur la diversité le plus vite possible.

Mme Maya Hagege. À mon sens, le constat du manque d’outils de pilotage n’intervient pas tant au stade du recrutement que dans les phases suivantes de la vie en entreprise.

L’index présente à mes yeux les mêmes limites que les quotas. Quelles variables utilise-t-on ? S’agit-il de la nationalité, de la couleur de peau, du patronyme, des origines ?

Nous constatons que l’obligation de formation des salariés des entreprises de plus de 300 salariés a été globalement bien suivie par les entreprises mais soulève beaucoup d’interrogations. Quel est le contenu de la formation ? Qui doit y participer ? Plutôt que de créer un outil nouveau, il serait possible de partir des dispositifs existants pour les affiner et les enrichir.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je trouve que l’outil d’autodiagnostic est très intéressant, en ce sens qu’il permet de dresser un état des lieux à la fois du recrutement et des phases suivantes de la vie en entreprise. Je défends l’idée d’intégrer la réalisation d’un autodiagnostic, dont les résultats déboucheront sur des mesures correctives, puis d’un second autodiagnostic pour en vérifier les effets, dans un parcours de progression des entreprises.

Pour conclure, je souhaite recueillir votre avis sur les labels. Il semblerait que ceux-ci s’attachent davantage à mesurer les moyens mis en œuvre que les résultats.

Mme Maya Hagege. L’AFMD a été un fervent défenseur du label « diversité ». Il constitue un outil extrêmement utile pour structurer la politique d’entreprise. Dans le même temps, il est un outil très lourd qui n’est pas à la portée de petites organisations.

Mme Dorothée Prud’homme. Décrocher le label nécessite beaucoup de temps et beaucoup d’argent. Pour cette raison, le label diversité ne s’adresse pas à toutes les organisations.

Mme Maya Hagege. J’ajoute que le label diversité concerne tous les critères de discrimination et qu’en ce sens, il n’est pas perçu comme un outil de lutte contre le racisme.

M. Éric Cédiey. Le label diversité propose un véritable cahier des charges. Il concerne essentiellement, cela est vrai, les moyens à mettre en œuvre et manque d’indicateurs de résultats. Il pourrait également bénéficier d’une vision plus large qui ne se concentrerait pas seulement sur les testings au moment du recrutement – il pourrait, par exemple, s’intéresser aux fichiers de registre du personnel et en mesurer les écarts discriminatoires. Nous devons retenir le principe général du souhait d’évoluer vers des indicateurs et vers un index. Mais un réel travail reste à faire pour considérer l’utilité réelle de ces mesures pour l’action.

M. Saïd Hammouche. J’apporterai un chiffre de conclusion : 50 % des ministères ont adopté le label diversité. Tout est dit.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci à tous pour cette audition qui nous a apporté des éléments très concrets.

La séance est levée à 18 heures 40.

 


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Compte rendu  66    Audition de Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, et de Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale

(Réunion du mardi 8 décembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures 10.

M. le président Robin Reda. Nous nous réunissons dans le cadre de la mission d’information créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter.

Nous recevons à présent le Syndicat de la magistrature en la personne de sa présidente, Mme Katia Dubreuil, et de sa secrétaire nationale, Mme Sarah Massoud. Cette mission d’information a été créée en décembre 2019, mais elle n’a démarré ses travaux que depuis quelques mois compte tenu de la crise sanitaire. Nous souhaitons dresser un état des lieux de ce qu’est le racisme aujourd’hui dans notre société et de ses nouvelles formes. Nous souhaitons également proposer des pistes concrètes, à l’échelle nationale, à l’échelle locale ou au niveau associatif afin de lutter contre le racisme dans toutes ses dimensions.

Il y a deux semaines, nous recevions Nicolas Bonnal, conseiller à la Cour de cassation et ancien président de la dix-septième chambre du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Nous avons également reçu Mme Anne-Marie Sauteraud qui est l’ancienne présidente de la chambre à la Cour d’appel de Paris et de la dix-septième chambre au TGI. Ils ont pu nous parler du rôle du juge sur la répression des délits à caractère raciste, de leur expérience et de leurs propositions pour améliorer le traitement judiciaire de ces infractions. Nous avons aussi auditionné des représentants de l’École nationale de la magistrature pour aborder les enjeux liés à la formation des juges.

Le juge joue, aux côtés des forces de l’ordre, un rôle majeur dans la lutte contre le racisme parce que la réponse pénale est une composante centrale de ce combat. Le Syndicat de la magistrature est, depuis sa création, force de proposition pour réformer l’institution judiciaire et lui permettre de remplir sa mission de manière plus efficace. Dans cette perspective, votre analyse de la situation et vos éventuelles propositions peuvent nous être très utiles.

Pour cadrer votre propos liminaire et l’échange que nous aurons par la suite, je précise que nous sommes intéressés par une réflexion sur la défense de la liberté d’expression et ses limites. Dans la deuxième partie du XXe siècle, des lois sont venues compléter la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 et préciser le cadre juridique applicable à la lutte contre les propos à caractère raciste, notamment lorsqu’ils visent une personne en particulier. Une interrogation qui constitue le fil rouge de nos auditions et de notre mission d’information consiste justement à savoir si ces « infractions du discours » doivent être plus sévèrement réprimées, ou si elles doivent continuer de relever du cadre actuel de la liberté d’expression.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Au fil des auditions, nous constatons qu’il existe un « chiffre noir » correspondant au nombre de plaintes qui ne sont pas déposées parce que les victimes renoncent à porter plainte, cela concerne les actes comme les propos racistes. Les victimes n’ont pas l’impression d’être entendues. Nous souhaitons avoir votre point de vue sur la complexité de la procédure pénale visant à réprimer les actes et propos racistes, qu’il s’agisse du cadre prévu par la loi du 29 juillet 1881 ou de la notion de « circonstances aggravantes » qu’il semble difficile de démontrer.

Le Syndicat de la magistrature était assez critique sur la proposition de loi de Laëtitia Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, probablement à raison puisque la loi a par la suite été censurée par le Conseil constitutionnel. Quelles solutions alternatives peut-on imaginer aux dispositions qui ont été censurées ?

Par ailleurs, le corps de la magistrature est-il lui-même représentatif de l’ensemble de la société française, dans sa diversité ? En tant que syndicat de la magistrature, vous avez certainement déjà pu relever des points de satisfaction ou à l’inverse des progrès à faire.

Mme Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. Nous constatons que vous avez beaucoup d’attentes et nous risquons peut-être de vous décevoir. En effet, il existe certains points sur lesquels nous considérons que les lois sont bien faites, à commencer par la loi du 29 juillet 1881, notamment pour ce qui est de la lutte contre les propos à caractère raciste.

Notre propos liminaire se concentrera sur les questions du traitement judiciaire des actes à caractère raciste, puis sur la lutte contre les discriminations indirectes qui peuvent être induites par certains textes de loi, y compris lorsqu’ils sont bien appliqués.

Nous pensons que la loi du 29 juillet 1881 est bien conçue. Selon nous, les modalités de poursuite, l’exclusion de la comparution immédiate, l’exigence de précision dans les qualifications, les règles de prescription constituent des équilibres fondamentaux entre la liberté d’expression et le fait de pouvoir réprimer certaines expressions qui portent atteinte aux personnes. En effet, ce sont toujours des personnes ou des groupes de personnes qui sont visés à travers ces infractions.

En 2015, le Syndicat de la magistrature s’est opposé au projet, abandonné depuis, consistant à faire sortir les injures racistes et antisémites de la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Nous constatons – au travers des remontées que nous recueillons de nos collègues qui pratiquent ces sujets – que, pour la seule infraction du discours qui n’entre pas dans le périmètre de la loi de 1881, à savoir l’apologie du terrorisme, il survient régulièrement des problèmes de nullité de procédure, parce que celle-ci n’est pas aussi équilibrée qu’elle ne l’est pour les autres infractions du discours. Il pourrait donc être contreproductif de faire sortir les propos délictueux à caractère raciste du cadre prévu par la loi sur la liberté de la presse.

Les spécificités du régime de la loi du 29 juillet 1881 sont à notre avis protectrices et utiles. Elles constituent un tout cohérent qu’il convient de conserver en l’état. Cet équilibre très délicat qui a été trouvé permet de prendre le temps de traiter certaines affaires malgré leur caractère parfois très polémique (c’est ainsi que le journal Charlie Hebdo n’a pas été condamné pour ses caricatures). La loi sur la liberté de la presse est ancienne et précieuse ; elle a déjà été modifiée en ce qui concerne les infractions à caractère raciste pour prendre en compte la gravité de ces atteintes, mais il faut en rester là. Il ne faut pas non plus sortir de son champ certaines infractions pour qu’elles puissent donner lieu à une comparution immédiate.

Les difficultés ne se situent pas au niveau des poursuites, mais au moment du dépôt et du recueil de la plainte. La CNCDH l’a relevé aussi dans un de ses rapports. La formation des policiers est insuffisante, c’est sans doute là qu’il faut travailler. Il existe des refus de plainte et des phénomènes – que nous connaissons dans d’autres contentieux comme les violences conjugales – qui consistent à dire que l’on va plutôt prendre une main courante.

Le traitement de la haine en ligne constitue un point particulier, et celle-ci ne soit pas toujours une haine raciste. Le Syndicat de la magistrature avait effectivement dénoncé certaines dispositions de la loi du 24 juin 2020 et fourni au Conseil constitutionnel des éléments en vue d’une censure de celles-ci. L’élément principal qui posait problème était l’absence de contrôle du juge, alors que l’on se situe sur le terrain d’une liberté fondamentale, la liberté d’expression. La loi était déséquilibrée, avec le risque que la sanction soit plus forte pour n’avoir pas retiré un contenu que pour l’avoir retiré abusivement – au détriment de la liberté d’expression.  Il nous apparaît que nous devons conserver le contrôle du juge au regard de cette liberté fondamentale qu’est la liberté d’expression. En outre, la plateforme PHAROS permet déjà de recueillir des signalements, notamment sur l’incitation à la haine raciale.

En tout état de cause, si l’on veut en faire une priorité, les magistrats sont nécessaires. Au vu de la masse potentielle des affaires que l’on peut deviner sur les réseaux sociaux, les deux seuls magistrats, qui sont annoncés dans un pôle spécialisé qui serait créé à Paris, paraissent insuffisants.  Si l’on veut que la justice puisse agir et se montrer réactive face aux délits à caractère raciste, surtout face à la masse de contentieux potentielle liés à la haine en ligne, il faut plus de magistrats. Nous ne voyons pas comment créer un système à la fois plus efficace et suffisamment protecteur des libertés sans le contrôle de la justice.

Le racisme et l’antisémitisme constituent une circonstance aggravante de crimes ou de délits. Il est difficile d’avoir une vision de l’ampleur du phénomène et de son traitement judiciaire en raison de statistiques insuffisantes et il existe peu d’affaires en comparaison de ce que l’on perçoit de l’ampleur du phénomène. Comme pour les propos à caractère racistes, pour les actes aggravés par une circonstance aggravante à caractère raciste, il est difficile d’apporter la preuve de la circonstance aggravante de racisme puisque la loi pénale a une interprétation stricte. Il reste difficile de démontrer l’élément intentionnel, c’est-à-dire le mobile raciste de l’acte, raison pour laquelle il subsiste parfois des incompréhensions entre les décisions judiciaires et les commentaires qui en sont faits publiquement.

Ces aspects montrent bien les limites qu’il y aurait à vouloir réguler certaines infractions uniquement par la sanction pénale. Il faut apporter des améliorations, notamment sur la formation de certains professionnels. Pour chaque sujet essentiel, on crée des magistrats référents parquet. Si l’on veut se donner les moyens, ce référent ne doit pas être une coquille vide. Il est nécessaire de donner plus de moyens à la justice pour travailler sur ces sujets.

Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Le regard du Syndicat de la magistrature peut également vous intéresser sur l’éventuelle présence de racisme dans la manière de juger. Nous ne saurions dire si l’activité juridictionnelle elle-même participe à des processus et à un système qui aboutit à des discriminations. Nous n’avons pas de doctrine sur la question du « racisme institutionnel ».

L’activité juridictionnelle et l’appréhension de la procédure pénale constituent-elles un processus, des phénomènes, un système discriminant ou raciste qui créerait une production institutionnelle de racisme ? Au Syndicat de la magistrature, nous n’avons pas une philosophie générale sur le sujet. Sommes-nous véritablement dans une conception naturaliste du racisme ? Sommes-nous opposés à cette conception naturaliste ? Dénonçons-nous un racisme d’État, un racisme institutionnel, un racisme qui promeut les discriminations ? Nous n’avons pas véritablement une ligne doctrinale sur ces questions.

En revanche, nous avons un point de vue sur certains aspects racistes de l’exercice de la procédure pénale, concernant par exemple la procédure de comparution immédiate, le traitement en temps réel, les contrôles d’identité, les priorités de politique pénale ou les populations visées par les brigades de la délinquance itinérantes. Vous comprendrez ainsi qu’au Syndicat de la magistrature, nous considérons que le racisme désigne un ensemble de pratiques et de représentations qui vont créer de la discrimination, de la stigmatisation ainsi que des formes de relégation pour certaines catégories de personnes. Selon nous, le racisme s’adosse à une oppression ou – pour l’entendre de manière moins violente – à des rapports de domination. Le racisme se matérialise davantage par des inégalités de traitement que par une hostilité directe envers l’autre.

Là où l’autorité judiciaire est en proie à une inégalité de traitement criante qui fait que le travail des parquetiers, des juges correctionnels et des juges d’instruction s’en trouve biaisé, c’est la problématique des contrôles d’identité. Votre commission doit s’y intéresser car les contrôles d’identité sont aujourd’hui un vecteur du racisme. Nous ne disons pas qu’il y ait un « racisme policier », le racisme produit par la police n’est pas le tribut des policiers, mais la procédure des contrôles d’identité, qu’elle s’insère dans le cadre de la police administrative ou de la police judiciaire, conduit de fait à un traitement discriminatoire au détriment des personnes « racialisées » et à une forme de « justice racialisée ».

Je peux vous faire part de mon expérience personnelle de juge des libertés et de la détention et de juge correctionnel au tribunal de Bobigny. Nous recueillons de nombreuses remontées des avocats de parties civiles ou de la défense, de certains prévenus ou encore de policiers sur le fait que les contrôles d’identité produisent des tensions et peuvent provoquer, à leur tour, une escalade des violences et des infractions parce qu’ils constituent un moment où la personne contrôlée se sent dominée en raison de sa couleur de peau et de son quartier d’habitation. Vous avez entendu Sebastian Roché et Fabien Jobard qui vous ont longuement expliqué les travers et les dangers de ces contrôles d’identité discriminatoires, mais cela vaut aussi pour les procédures de comparutions immédiates qui donnent lieu à énormément de tensions, dont les juges sont le réceptacle.

Nombre de propositions ont été faites comme la suppression des contrôles d’identité ou pour réformer de l’article 78-2 du code de procédure pénale. Vous savez qu’il n’existe aucune corrélation entre un contrôle d’identité et la découverte d’une infraction. De nombreux pays européens ont d’ailleurs totalement abandonné la course aux contrôles d’identité. C’est faire travailler nos policiers pour rien. Nous souhaitions donc vous apporter cette illustration spécifique de ce que le racisme peut produire à travers une procédure pénale particulière dans le cadre de nos pratiques juridictionnelles.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je souhaite rebondir sur ce sujet que nous avons déjà abordé lors de nos nombreuses auditions. Je ne m’attendais pas à ce que le sujet des contrôles d’identité soit évoqué par la magistrature, parce que je pensais que nous parlerions davantage de la justice. J’en profite cependant pour vous demander comment réformer l’article 78-2 du code de procédure pénale et les contrôles d’identité sur réquisitions du paquet.

J’ai entendu votre remarque sur PHAROS et sur les moyens donnés à la justice pour traiter des contenus haineux en ligne. Selon vous, combien de magistrats seraient-ils nécessaires pour traiter le contentieux de la haine en ligne ?

Vous avez évoqué les différences de traitement. J’ai eu une audition en Martinique et je vous assure que j’ai pris la défense de la justice qui était très décriée sur l’île : les magistrats viennent tous de métropole et les personnes jugées sont toutes d’origine martiniquaise. Je souhaite savoir si vous disposez de données sur la dureté des décisions de justice, notamment pour les primo-délinquants ? Peut-on objectiver des différences de traitement au sein de la justice ?

S’agissant de la circonstance aggravante, je comprends bien que le droit pénal demande une interprétation stricte et que l’on ne peut pas se passer de l’élément intentionnel. Toutefois, dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881, les propos racistes sont condamnés sans qu’on recherche l’intention de leur auteur. Quand un acte délictuel est accompagné d’une parole ou d’un écrit raciste, cela ne suffit-il pas à démontrer une intention raciste ?

Lors d’une précédente audition, on nous a soumis l’idée que l’on pourrait, sans remettre en cause la liberté d’expression, limiter la « liberté de propagation » sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire interdire la rediffusion d’un propos contesté. Ne serait-ce pas une façon de responsabiliser les personnes qui propagent tout et n’importe quoi ?

Mme Sarah Massoud. À défaut de pouvoir supprimer l’article 78-2, on pourrait modifier plusieurs alinéas qui se révèlent sans lien avec la recherche d’une infraction. En effet, cet article prévoit que l’on peut procéder à des contrôles d’identité « quel que soit le comportement » de la personne. Le procureur de la République pourra décider que, durant quarante-huit heures, par exemple le vendredi et le samedi autour de la gare du Nord, sur la place de la République ou dans une rue lyonnaise, et pour près de la moitié des infractions du code pénal, les policiers auront comme un blanc-seing pour contrôler l’identité, sans aucun critère particulier. En pratique, le contrôle n’est encadré par aucun objectif précis et il ne suppose aucun comportement suspect.

On peut considérer l’intérêt qu’en raison d’un travail policier en amont, dans un quartier ou un immeuble, si des informations permettent de penser que des individus s’adonneraient à certaines infractions telles que le trafic de stupéfiants, alors dans un tel cas, pour arriver à de la flagrance ou des interprétations possibles, on ne vise qu’une infraction et on évite de mener des contrôles d’identité de manière extrêmement vaste pour tout autre motif. Sur 100 personnes contrôlées en 48 heures, il y en aura peut-être une qui n’aura rien à voir avec la commission d’une infraction à la législation sur les stupéfiants, mais qui sera contrôlée parce qu’elle est sans papier.

Il conviendrait donc de trouver un équilibre où l’on ne serait pas encore dans le commencement d’exécution d’une infraction (sinon cela relève du régime de la flagrance), mais un peu en amont. En Allemagne, les contrôles d’identité n’interviennent que dans le cadre d’enquêtes préliminaires, ou quand des investigations ont déjà été menées sur une zone ou des personnes identifiées en amont. Ils sont totalement corrélés à l’enquête.

Actuellement, en France, les contrôles d’identité permettent seulement de justifier la présence policière sur la voie publique. On montre la capacité de contrôler les identités, même sans intention de rechercher la détention de stupéfiants ou de détecter des infractions. Pour la population, la présence policière n’est pas nécessairement rassurante sur la voie publique, surtout dans certains quartiers. Au contraire, quand un policier s’adresse à une personne, elle se sent coupable. Les contrôles d’identité sont tellement massifs dans certains quartiers – des dizaines de milliers en Seine-Saint-Denis – qu’ils aggravent les problèmes de confiance entre certaines catégories de la population et la police. Si nous parvenions à rattacher la pratique de l’article 72-2 du code de procédure pénale à des infractions particulières et des investigations menées en amont, nous arriverions à rendre le processus bien moins discriminatoire et à pouvoir recentrer le travail policier sur l’enquête.

Mme Katia Dubreuil. S’agissant des moyens et du nombre de magistrats qui seraient nécessaires sur le sujet de la haine en ligne, nous n’avons aucune étude sérieuse à notre disposition. Il serait déjà formidable que la justice puisse se doter de moyens permettant de déterminer le temps nécessaire à ses différentes tâches. Le sujet représente un serpent de mer depuis dix ans. Des groupes de travail ont été organisés, puis ont été interrompus. Actuellement, nous tentons de travailler avec la chancellerie sur la mise en œuvre de référentiels permettant de mesurer les besoins en personnel, notamment pour les magistrats mais aussi pour les greffes. L’indigence des études d’impact a été constatée s’agissant par exemple de l’examen de la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice. L’absence d’outil pour les magistrats a été pointée par la Cour des comptes en 2018. Je serais donc bien en peine de vous dire combien de magistrats sont nécessaires pour traiter les procédures supplémentaires.

Nous avons été entendus quelques semaines auparavant sur la proposition de loi sur la justice de proximité. On ajoute des éléments dans ce que peut faire seul le procureur sans saisir un juge. Or nous répétons que la justice de qualité passe par la motivation des décisions et la collégialité dans la prise de décisions. On continue de demander à la justice d’agir au coup par coup, sans jamais nous doter d’outils pour évaluer le nombre de magistrats nécessaires. Il en va de même pour tous les domaines ou évolutions tels que les violences conjugales ou la création de référents.

En ce qui concerne la Martinique, nous ne disposons pas de données chiffrées permettant de répondre à votre question sur l’existence d’un éventuel « racisme systémique » au sein de la justice.

Au sujet de la circonstance aggravante, il faut pour que celle-ci soit établie que l’auteur du délit ait agi « à raison de l’appartenance » de la victime à une race supposée. La caractérisation de l’infraction suppose une grande précision. Les situations sont souvent plus complexes, plus ambigües qu’il n’y paraît au premier abord.

Pour un fait qui a beaucoup fait parler s’est posée également la question de la responsabilité de l’auteur. D’autres éléments viennent parfois de la question de l’élément intentionnel lorsqu’une personne est par ailleurs considérée comme irresponsable.

Mme Sarah Massoud. S’agissant d’empêcher la « propagation » de propos racistes, je pense que les voies d’exécution civiles sont plus rapides que la voie pénale et qu’elles permettraient d’empêcher la diffusion des propos contestés indépendamment de la poursuite de leur auteur.

Mme Katia Dubreuil. La solution ne consistera jamais pas à « trafiquer » la loi pénale et à la rendre floue en pensant que cela permettra de répondre à un phénomène qui prend de l’ampleur. La loi pénale sera toujours d’interprétation stricte, pour éviter les risques d’arbitraire. Il existe à notre sens d’autres leviers pour lutter contre la parole raciste en ligne.

Mme Sarah Massoud. L’apologie du terrorisme est un bon exemple du fait que l’autorité judiciaire ne s’est peut-être pas suffisamment appropriée cette infraction parce que l’incrimination reste difficile à caractériser. Lorsque l’on rédige un texte en commission parlementaire, on ne pense pas nécessairement à la problématique de l’irresponsabilité pénale ou des circonstances de diffusion des propos – par exemple, sous l’emprise de l’alcool ou de la colère. Lorsque la justice cherche à démontrer une intention malveillante et un mobile raciste, de nombreux critères entrent en ligne de compte et elle est souvent amenée à prononcer des relaxes.

Le Syndicat de la magistrature est opposé à la création d’infractions obstacles telles que des délits d’intention ou des délits d’opinion. Au-delà des objections de principe, le dispositif doit être opérationnel et il n’est même pas sûr qu’une diminution des exigences relatives à la démonstration de l’élément intentionnel permette d’atteindre plus efficacement les résultats recherchés. Vous devez également réfléchir à cela.

M. le président Robin Reda. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que les syndicats de policiers que nous avons reçus ne sont pas nécessairement sur la même ligne quant à la pertinence des contrôles d’identité. Votre position ne m’a pas surpris davantage. Notre mission d’information ne porte pas spécifiquement sur cette question, mais lorsque nous évoquons les différentes formes de racisme, nous sommes nécessairement confrontés au racisme envers des communautés religieuses et, très clairement, envers les musulmans, avec des concepts très disputés, notamment celui d’islamophobie.

Le projet de loi confortant les principes républicains prévoit la création d’un référé, de type référé-suspension, exercé par le préfet à l’encontre d’une décision d’une collectivité territoriale qui serait de nature à porter gravement atteinte au principe de neutralité dans les services publics. Cette procédure pourrait-elle, selon vous, concerner plus particulièrement une communauté ou une religion ? Quel rapport entretenez-vous avec le terme « d’islamophobie » entendu comme une forme de « racisme envers les musulmans » ? Certains ont bien établi le fait que l’islamophobie était un concept assez dangereux en ce qu’il empêchait la critique d’une religion plutôt que des intentions racistes. Je sais que le Syndicat de la magistrature est parfois associé, dans certaines tribunes, au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou à d’autres associations qui font ouvertement la promotion de ce genre de concepts.

Mme Katia Dubreuil. Il existe effectivement un débat sémantique sur l’islamophobie qui semble avoir assez peu d’intérêt. Dans la loi, les infractions à raison de la religion sont condamnées exactement au même titre que les infractions à raison de la « race ». Notre ligne correspond évidemment à celle de la loi. Ce qui est condamnable et que nous devons combattre, ce sont les atteintes aux personnes au regard de ces appartenances ou des caractéristiques qu’on leur prête et non la critique contre la religion. Devons-nous les nommer « islamophobie » ? Certains souhaitent parler de racisme contre les personnes musulmanes, mais cela ne veut plus rien dire. Je pense que nous avons cherché un terme permettant de faire comprendre l’idée facilement, terme qui est l’islamophobie. Nous n’avons pas beaucoup utilisé ce terme dans nos communications, mais il nous paraît correspondre à une réalité qui existe et à des infractions prévues par la loi.

Certaines discriminations se font sous couvert de la possibilité de critiquer les religions : certaines personnes se permettent, au nom de la liberté de critiquer les religions, de donner libre cours à des expressions haineuses. Nous avons, en effet, travaillé à plusieurs reprises avec le CCIF, la Ligue des droits de l’homme ou Amnesty International pour avoir le point de vue des personnes directement concernées par de tels discours ou par des pratiques de police administrative parfois arbitraires qui ont pu se développer dans le cadre de l’état d’urgence contre le terrorisme.

Plusieurs rencontres se sont tenues avec des rapporteurs de l’ONU et des représentants du CCIF s’y sont exprimés pour apporter des éléments concrets tels que des remontées de certaines familles l’ayant saisi pour des problèmes de discrimination ou autres. Dans ce cadre, nous n’avons jamais rien entendu de la part de cette organisation qui puisse être de nature à choquer. Par ailleurs, la lecture du décret qui prononce la dissolution de l’association montre que certains motifs paraissent directement inspirés des textes que nous avons précédemment critiqués dans le cadre de l’état d’urgence. On considère qu’il n’est pas nécessaire d’apporter des preuves directes de commissions de faits, mais on s’appuie sur des déductions faites sur la base de renseignements. Nous avons beaucoup critiqué les éléments qui montraient que nous nous éloignions de l’état de droit parce qu’une police administrative permettait de prendre des mesures coercitives comme l’assignation à résidence ou les perquisitions sans avoir à prouver réellement l’implication des personnes concernées. Certains arguments utilisés dans le décret de dissolution se rapprochent de ces éléments. Telles sont les réponses que nous pouvons vous apporter à cette question de l’islamophobie et du travail que nous avons pu mener.

Mme Sarah Massoud. Pour répondre à votre question sur le nouveau référé prévu par le projet de loi confortant les principes républicains, nous sommes sceptiques parce que nous craignons une remise en cause de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Selon nous, celle-ci ne permet pas à l’État de poser des limites aux formes que peuvent prendre les pratiques religieuses. Au sujet de l’infraction spécifique prévue dans le projet de loi, notre étude de celui-ci est en cours et nous ne vous donnerons donc pas d’avis sur des articles précis. On assiste de plus en plus – l’affaire Baby-Loup était à cet égard révélatrice – à une volonté de neutralité de l’espace publique qui va bien au-delà des exigences de la laïcité posées par l’article 1er et l’article 2 de la loi de 1905.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie de vous être prêtées à l’exercice de l’audition dans le cadre de cette mission d’information et de vos regards respectifs et vos apports pour nos travaux.

La séance est levée à 18 heures 05.

 


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Compte rendu  67    Audition du général Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG), du lieutenant-colonel François Dufour, secrétaire général adjoint, et des membres du groupe de liaison : lieutenant-colonel Sébastien Baudoux, lieutenant Michel Rivière, adjudante-cheffe Catherine Hernandez, maréchal des logis-chef Gregory Rivière, major Patrick Boussemaere, adjudant-chef Erick Verfaillie, adjudant Patrick Beccegato, adjudante Vanessa Georget, adjudant-chef Régis Poulet, maréchal des logis-chef Frédéric Le Louette et adjudante‑cheffe Samia Bakli

(Réunion du mardi 8 décembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures 10.

M. le président Robin Reda. La mission d’information créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme s’intéresse à cette question sensible depuis décembre 2019, c’est-à-dire bien avant que l’émotion ne la replace dans le débat public. Nous tentons d’analyser l’évolution historique du racisme dans la société française et d’en identifier les nouvelles formes, à la fois pour ce qui est de son contenu et de la façon dont il peut se développer en dehors des schémas classiquement établis par la loi, par exemple sur les réseaux sociaux.

Dans le cadre des auditions que nous menons, nous avons à présent l’honneur de recevoir les représentants du conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG) et, en premier lieu, son secrétaire général le général Louis-Mathieu Gaspari. Notre mission ne porte pas spécifiquement sur la question du racisme éventuel au sein des forces de police ou de gendarmerie. Il ne s’agit ni d’une commission d’enquête ni d’une commission « d’inquisition », mais d’une mission d’information et de recherche des meilleurs moyens de pacifier la société française par rapport à cette question du racisme. Les forces de l’ordre jouent un rôle majeur dans la lutte contre le racisme : d’abord parce qu’elles ont mission de faire appliquer la loi, de recevoir les plaintes et donc les victimes des actes racistes ; ensuite, parce qu’en tant que porteuses de l’uniforme de la République, elles doivent elles-mêmes se montrer irréprochables.

Depuis le début de nos travaux, nous avons eu le privilège d’entendre MM. Jobard et Roché, sociologues spécialistes de la police et, ces dernières semaines, le directeur de l’IGPN britannique, l’Independent office for police conduct (IOPC), ainsi que les syndicats de policiers. Nous souhaitions inviter également la gendarmerie qui a un statut et une culture qui lui sont propres ainsi qu’un périmètre d’intervention différent de la police.

Nous avons une image sans doute un peu simplifiée de la répartition des compétences, avec l’urbain et les quartiers difficiles à la police d’une part, et le rural et le périurbain à la gendarmerie d’autre part. Or je sais que ces délimitations sont loin d’être très si nettes et que la gendarmerie aussi fait face à des conditions travail difficiles dans certains quartiers périurbains. Vous pourrez nous en dire davantage.

Ces quartiers sont touchés par des problématiques sociales aux causes multiples et l’approche de la police et de la gendarmerie y est sociale – je ne pense pas que ce mot soit déconnecté de la réalité. Naturellement, nous ne pouvons pas échapper complètement aux problématiques dans l’actualité. On parle beaucoup des « contrôles au faciès ». Nous avons reçu juste avant vous des représentantes du Syndicat de la magistrature : autant vous dire qu’ils n’étaient pas franchement favorables aux contrôles d’identité tels qu’ils sont prévus aujourd’hui par la loi !

Nous pourrons également parler de ressources humaines et de la manière dont la gendarmerie développe sa diversité. On en parle beaucoup pour la police en disant qu’elle est à l’image de la société, y compris dans les quartiers difficiles. Il serait intéressant de voir ce qu’il en est chez la gendarmerie. Comment les recrutements dans la gendarmerie ont-ils évolué ? Comment la diversité est-elle acceptée ou promue dans vos rangs ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci d’être venus si nombreux. À propos de « zone police » et de la « zone gendarmerie », il existe dans ma circonscription – la 8ème circonscription de l’Isère – une zone police, mais les trois quarts de la circonscription sont évidemment couverts par la gendarmerie.

Ma question porte sur la chaîne pénale qui commence par le dépôt de plainte d’une victime d’actes ou de propos racistes. On a souvent entendu, encore aujourd’hui, que beaucoup d’agressions verbales ne font pas l’objet de plaintes : d’où un « chiffre noir » des victimes de violences verbales à caractère raciste qui ne se sont pas manifestées. Comment résoudre ce problème ?

Général Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du CFMG. Tout d’abord, Monsieur le Président, Madame la rapporteure, je tenais à vous remercier très sincèrement de nous avoir conviés à cette audition. Le fait de pouvoir s’adresser à la représentation nationale a beaucoup de sens pour les gendarmes. Nous y sommes particulièrement attachés et nous sommes fiers de pouvoir répondre à vos questions dans le seul but de défendre l’intérêt général.

En effet, le gendarme est au service de la population. Les gendarmes qui nous accompagnent sont issus de toutes les unités de France. Ils ont été élus, au sein du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG), pour constituer son groupe de liaison. Ils portent donc la voix du Conseil et, plus largement, des 100 000 gendarmes qu’ils représentent de manière fidèle. Comme ils servent dans toutes les unités opérationnelles de la gendarmerie, ils sont particulièrement au fait des réalités et des difficultés quotidiennes de l’exercice du métier de gendarme.

Les questions de racisme intéressent au plus haut lieu la gendarmerie. Nous abordons ces questions avec beaucoup d’humilité. À travers les remontées qui parviennent à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), j’ai la faiblesse de penser que nous commettons peu de fautes. Cependant, il convient de rester humble dans ce domaine parce que les comportements individuels sont toujours difficiles à maîtriser dans une institution qui compte 130 000 personnes.

La gendarmerie véhicule des valeurs parce qu’elle est une force armée, une institution militaire. Tous les gendarmes demeurent particulièrement attachés à ces valeurs républicaines. Quand des faits de racisme sont connus et parviennent à l’IGGN, je peux vous assurer qu’ils sont traités avec toute l’importance que nous devons leur accorder. Ils sont sanctionnés et réprimés le plus justement possible, comme ils doivent l’être.

Cette année, la gendarmerie a reçu le premier prix du Podium de la relation client dans la catégorie des services publics, et ce pour la cinquième année consécutive, ce qui montre que les gendarmes s’efforcent de tisser des liens de confiance avec la population. La gendarmerie a également obtenu, avec le ministère de l’intérieur, le label « égalité diversité » qui constitue pour nous une référence. Elle a contribué à l’obtention de ce label notamment avec sa plateforme de signalements internes qui s’appelle « stop-discri ». La gendarmerie s’est également dotée d’un plan pour l’égalité professionnelle et la diversité depuis 2016, qui est animé par les « référents égalité diversité » (RED). Ceux-ci sont au nombre de 250 et agissent dans le territoire en délivrant des journées de sensibilisation aux gendarmes sur les problèmes d’égalité et de diversité.

Dans la gendarmerie comme dans toute force armée, il existe certaines caractéristiques qui font que les gendarmes se montrent particulièrement vigilants et attentifs aux questions de racisme. Le rôle de l’encadrement est vraiment important. La hiérarchie constitue la colonne vertébrale de notre institution. Quels que soient les missions et le nombre de gendarmes engagés sur le terrain, un chef est toujours clairement désigné et il a la responsabilité de mener la mission qui lui est confiée avec les gendarmes qu’il a sous ses ordres. Cette responsabilité est individuelle, mais aussi collective et hiérarchique.

Ensuite, dans une institution comme la nôtre, la formation joue aussi un rôle déterminant et prépondérant. La formation initiale est constituée de huit ou dix mois à l’école de gendarmerie, pendant lesquels les gendarmes acquièrent le socle de valeurs qui est indispensable à l’exercice du métier de gendarme. Il s’agit du socle éthique et déontologique qui permet à chaque gendarme d’avoir le meilleur comportement sur le terrain. La formation continue intervient tout au long de la carrière avec des temps de formation inscrits dans le déroulement de carrière des sous-officiers et des officiers. Dans les séminaires organisés par la direction générale avant de prendre un commandement, l’IGGN intervient toujours pour rappeler les règles éthiques et déontologiques. Pour tous les agents de police judiciaire (APJ), le centre national de formation de la sécurité publique dispense depuis plusieurs années un stage qui rappelle les règles déontologiques par des mises en situation concrètes. Un enseignement à distance est également en cours de développement en collaboration avec le Défenseur des droits.

En conclusion, la gendarmerie met en œuvre un certain nombre d’actions pour essayer de lutter contre toutes les formes de racisme en interne et vis-à-vis du public. Les gendarmes peuvent aussi être parfois victimes de racisme. J’ai le souvenir d’un gendarme mobile de couleur qui faisait un service à Paris au moment des manifestations du comité Adama Traoré en juin 2020. Parce qu’il avait la même couleur de peau que certains des manifestants, il s’est fait traiter de tous les noms. Toute la gendarmerie a été terriblement meurtrie par ce comportement qui a conduit notre directeur général à activer l’article 40 du code de procédure pénale.

Adjudante-cheffe Catherine Hernandez. Pour évoquer la répartition territoriale, je peux vous dire que j’ai servi en unité périurbaine sur la banlieue de Montpellier. J’exerce actuellement en zone de sécurité prioritaire (ZSP) à Vauvert dans le Gard et j’ai également travaillé en Lozère, en zone rurale. Au bout de 30 années d’exercice, je peux affirmer que je travaille de la même façon quel que soit le territoire.

Nous appliquons un code de déontologie, la charte du gendarme. S’agissant de l’accueil des victimes, toutes les personnes qui viennent déposer plainte parce qu’elles sont victimes de racisme sont entendues et leur plainte enregistrée. Ensuite, l’opportunité des poursuites appartient à l’autorité judiciaire. Il n’existe ni différenciation, ni racisme, ni jugement de la part du gendarme qui accueille.

Adjudant-chef Erick Verfaillie. S’agissant de notre représentativité par rapport à la population, nos recrutements ont lieu absolument partout, en ville comme à la campagne, d’autant plus qu’avec notre réserve de 30 000 personnes nous nous faisons connaître auprès de l’ensemble de la population.

J’ai travaillé pendant des années en secteur périurbain de Toulouse, qui est actuellement sous les projecteurs pour ses réorganisations territoriales. Nous travaillons très bien avec la police, mais nous avons des façons de travailler différentes et nous devons parfois nous demander pourquoi. Un gendarme vit avec sa famille à l’endroit où il travaille et ses enfants y sont donc scolarisés. Son conjoint travaille également souvent à proximité. Le gendarme est intégré et connaît sa population. Quand un gendarme procède à un contrôle d’identité, c’est qu’il rencontre quelqu’un qu’il n’a pas l’habitude de voir dans son environnement et qui pose problème. En cela, la connaissance de la population facilite grandement l’exercice de nos missions et, en particulier, les contrôles d’identité.

Lieutenant Michel Rivière. Vous parliez des différents types de recrutement. Ce socle commun que nous avons évoqué commence dès la formation initiale. Cette année, la Nouvelle-Calédonie fête son septième millésime de gendarmes adjoints volontaires issus de la société calédonienne. Dès le départ, nous inculquons les valeurs communes, les règles qui font notre force quel que soit le territoire. Ces jeunes sont des ambassadeurs de la gendarmerie. Ensuite, nous effectuons des « piqûres de rappel », à tous les niveaux – même nos cadres ont parfois besoin d’actualiser leurs connaissances.

Général Louis-Mathieu Gaspari. 40 % de la gendarmerie sert en zone périurbaine, ce qui est énorme. Nous avons actuellement des gendarmes mobiles (GM) qui interviennent à 80 % dans les villes. Par conséquent, il est faux d’affirmer que les gendarmes sont relégués à des missions moins importantes parce qu’ils agissent en priorité dans les zones rurales. Telle n’est plus aujourd’hui la réalité des territoires. Il existe une certaine porosité entre la zone police et la zone gendarmerie et la délinquance se trouve des deux côtés de la délimitation. En zone gendarmerie, la délinquance provient souvent de zones périurbaines où 40 % des gendarmes travaillent et vivent avec leur famille.

Maréchal des logis-chef Frédéric Le Louette. Les GM en zone police représentent plus de 80 % de l’emploi de la gendarmerie mobile et 67 % de l’ensemble de l’engagement des forces mobiles sur la préfecture de police, c’est-à-dire que les gendarmes mobiles sont plus présents que les CRS lors des interventions de maintien de l’ordre à Paris. De plus, nous réalisons toutes les interventions en zone exclusivement gendarmerie et beaucoup en outre-mer, où les CRS n’interviennent pas.

Major Patrick Boussemaere. Vous nous demandiez de réfléchir sur l’émergence et l’évolution des formes de racisme. L’institution a nécessairement sa part dans ces sujets. Nous avons forcément des cas identifiés. Le racisme concerne aussi la gendarmerie, nous ne le nions pas. Il n’existe pas de racisme institutionnel au sein de la gendarmerie, mais il peut exister des cas individuels qui sont identifiés et sanctionnés. Pour ce faire, nous avons mis en place des dispositifs précis.

Comme le rappelait le général Gaspari, nous avons cette force grâce à notre statut militaire d’avoir un encadrement qui identifie bien les chefs. Un encadrement solide et expérimenté est essentiel. La formation de nos élèves gendarmes constitue aussi un sujet important puisque plusieurs formations sont dispensées sur la déontologie comme sur le comportement à avoir lors des contrôles. Nous y travaillons donc et nous faisons évoluer en permanence nos systèmes.

Nous avons également des dispositifs permettant aux citoyens de faire des réclamations à l’institution dès lors qu’ils seraient confrontés à des comportements qui ne seraient pas conformes à la déontologie. En interne, les référents égalité diversité – dont je suis – ont la charge de diffuser de l’information au sein du personnel. L’objectif est de rappeler l’attitude à tenir lorsque l’on porte un uniforme, la neutralité de l’approche dans nos démarches et nos contrôles.

Les contrôles d’identité ne sont jamais aléatoires, mais toujours conformes à une réglementation que nous sommes censés connaître pour éviter les contrôles non conformes.

Adjudant-chef Erick Verfaillie. Je suis également référent égalité diversité. Nous sommes effectivement obligés de procéder à une certaine remise en cause. J’ai moi-même pu constater que les gendarmes peuvent parfois, bien que nul ne soit censé ignorer la loi, « décrocher ». Il semble donc nécessaire de rappeler régulièrement certains messages. Ce qui était possible auparavant ne se fait plus, comme raconter des blagues susceptibles de choquer.

Ce réseau de référents est donc extrêmement important. De mémoire, nous sommes plus de 200 RED.

Même si les cas sont peu nombreux, nous avons des données relatives aux sanctions. La sanction est un élément parfaitement intégré dans notre statut militaire et notre façon d’être. Je considère que la punition de personnels pour des comportements déviants peut également se révéler pédagogique. Notre statut militaire facilite grandement ce côté pédagogique de la sanction.

Lieutenant-colonel Sébastien Baudoux. Pourquoi la sanction est-elle aussi importante chez nous ? Nous devons expliquer au personnel civil qu’un gendarme qui a pris dix jours d’arrêt ne va pas au cachot dans la caserne. Dix jours d’arrêt constituent une sanction symbolique, mais ensuite, durant cinq ans, le gendarme ne pourra pas prétendre à l’avancement. Il convient donc de prendre en compte la sanction, mais aussi ses effets. Dans le statut militaire, la sanction est lourde de conséquences car on ne l’oublie pas, même si les sanctions les moins graves s’effacent au bout d’un certain délai.

Le statut militaire marque donc profondément notre différence. Cette image qui peut être véhiculée par certains syndicats de police selon laquelle nous serions des gardes champêtres tandis qu’eux se battent tous les jours dans les ZUP constitue un sujet de crispation pour nous, et je grossis bien entendu volontairement le trait. Les dernières affaires les plus violentes que j’ai eues à traiter étaient bien dans la zone rurale, avec des personnes qui sortent avec le fusil. La campagne n’a malheureusement rien à envier à la violence des cités. Ensuite, l’IGGN représente le contrôle qualité.

Pour ce qui est de la formation, nous avons mis en place les dispositifs de formation initiale et de formation complémentaire. Notre production en 2020 est égale à celle l’éducation nationale. Nous maintenons la même qualité que les années précédentes en formant en cinq mois un sous‑officier que nous formions habituellement sur douze mois, dont neuf en école.

J’attire votre attention sur le fonctionnement de l’inspection générale. Elle intervient dans un territoire de manière très discrète et très approfondie. Elle est toujours crainte par les personnels sur le terrain. Les enquêtes de l’IGGN sont précédées d’enquêtes administratives, menées au niveau local. Les enquêtes administratives locales ou celles de l’inspection générale sont menées avec le plus grand sérieux. L’IGGN ne sanctionne pas directement : elle effectue des audits et conduit une enquête, puis elle rend ses conclusions au directeur général et lui propose des sanctions. Le directeur général est en charge de la partie disciplinaire. Je crois que c’est un système efficace. Notre représentante au comité de défense des droits du citoyen a été surprise de constater que les préconisations adressées à l’IGGN étaient reprises à 99 %, ce qui n’est pas le cas pour l’IGPN.

Je ne suis pas spécialement favorable à la création d’une instance de contrôle au-dessus de l’IGGN, car je crois qu’il faut préserver ce qui fonctionne. Notre inspection générale fonctionne bien et elle l’a démontré à plusieurs reprises. Vous les recevrez prochainement et je pense qu’ils ne vous diront pas autre chose, mais il est important que vous ayez aussi l’avis du terrain. Si l’IGGN devait être bouleversée avec des personnes qui ne connaissent rien de notre statut militaire et de notre mode de fonctionnement, nous n’aurons plus la même qualité d’introspection que nous avons actuellement.

L’IGGN conduit tout un volet audit qui ne porte pas nécessairement sur des cas individuels et qui est à la main du directeur. Que l’inspection générale fournisse des propositions au directeur général et que le directeur général soit celui qui sanctionne me paraît être la meilleure solution pour tenir la maison.

Enfin, en 30 ans de carrière, je n’ai jamais eu à traiter de cas de gendarmes auteurs d’actes racistes. En revanche, j’ai connu des cas de gendarmes victimes de racisme.

Major Patrick Boussemaere. Parmi nos outils, nous disposons de la cellule stop‑discri mise en place dans la gendarmerie en 2014. Ce dispositif s’avère relativement efficace puisqu’il permet à chaque militaire de la gendarmerie qui se sent victime de propos, d’attitudes ou de comportements racistes – d’autres thèmes peuvent également être abordés par cette cellule – de contacter directement les services de l’inspection générale. Celle-ci recueille donc la parole de la personne qui se sent victime de propos racistes ou de sexisme.

Le statut militaire étant très hiérarchisé, une situation qui part du bas peut arriver parfois un peu trop édulcorée en haut de la pyramide. Cette cellule stop-discri a été réfléchie de manière à court-circuiter toute cette chaîne de hiérarchie afin que la personne qui se sent victime de propos racistes dans sa brigade, son escadron ou son service, puisse avoir directement un officier de l’inspection générale pour recueillir sa parole. S’ensuit un certain nombre d’échanges qui peut déboucher sur la mise en place d’une enquête administrative dès lors que les éléments remontés sont fondés. Ce dispositif offre ainsi à chacun une écoute attentive pour faire éventuellement cesser les discriminations dont il serait victime.

Adjudante-cheffe Vanessa Georget. Sur le modèle de stop-discri, nous disposons également d’une plateforme pour les usagers qui peuvent ainsi signaler des faits. Une enquête sera alors déclenchée et l’IGGN prendra la main.

Maréchal des logis-chef Frédéric Le Louette. Pour apporter une légère critique de notre système et ne pas vous donner l’impression que tout est parfait chez nous, je considère que les RED manquent de temps pour faire leur travail. La gendarmerie s’est dotée d’un beau dispositif, mais il faudrait y consacrer plus de moyens humains.

La deuxième critique porte sur notre système de sanction. Nous avons encore trop tendance à protéger les victimes en mutant celles-ci pour les éloigner du lieu de l’incident, plutôt que de sanctionner et muter les auteurs des faits. Certes, bien souvent, la victime demande elle-même à partir pour « changer d’air », mais j’estime que nous avons encore un travail à faire sur le sujet pour mieux protéger les victimes sans remettre en cause leur lieu de travail et leur équilibre familial.

Adjudante-cheffe Samia Bakli. Je me permets d’intervenir sur le domaine du recrutement, qui constitue véritablement la force de la gendarmerie. Celle-ci promeut fortement la diversité et la lutte contre les discriminations.

Depuis 2010, nous avons créé les classes préparatoires intégrées de la gendarmerie où nous pratiquons une sélection en acceptant beaucoup de dossiers de jeunes issus de milieux défavorisés. Nous tirons une grande fierté de ces classes puisque nous préparons la plupart des jeunes pour passer les concours de la fonction publique. Une bonne partie d’entre eux réussissent ces concours, soit au sein de la gendarmerie soit en dehors, dans notre administration. Pour avoir été chargée de recrutement, j’ai également constaté une évolution de nos membres du jury, qui ont été formés sur la thématique de la lutte contre les discriminations.

Adjudant-chef Erick Verfaillie. Je souhaite revenir sur la difficulté de dénoncer le fait dont on est victime. Je reconnais que notre statut militaire, le statut de la « grande muette » peut poser problème. La réflexion a été menée et nous avons mis en place les dispositifs que nous vous avons décrits. Divers canaux permettent de passer au-delà de la hiérarchie pour dénoncer certains faits. Par ailleurs, un gendarme qui ne dénoncerait pas des faits de racisme au sein de la gendarmerie risque une sanction : cela permet de « délier les langues » pour dénoncer des faits inacceptables dans nos rangs.

Il convient de garder à l’esprit la notion de hiérarchie. Lorsque deux gendarmes partent en patrouille, même s’ils ont le même grade, l’un des deux sera toujours le chef. Celui-ci prend alors la responsabilité des événements qui se produiront.

Adjudant-chef Régis Poulet. La liberté de parole est importante au sein de l’institution. Nous avons le réseau RED, la concertation, la hiérarchie et l’esprit de camaraderie. Ces canaux permettent de faire remonter les problèmes. S’ensuivront différentes décisions, soit avec l’inspection générale, soit le bureau des enquêtes administratives et judiciaires, ou encore la hiérarchie qui peut décider de saisir le procureur avec l’article 40 du code de procédure pénale.

Il existe également des actions pour les accusations à tort. L’inspection générale et l’autorité hiérarchique peuvent délivrer une lettre permettant à la personne accusée à tort d’être « blanchie ». On peut donc sanctionner la personne qui fait des erreurs et, si l’enquête interne détermine que la personne est complètement blanchie, on peut également la réhabiliter.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci pour cette réponse « chorale » qui démontre fortement les valeurs de cohésion et de camaraderie de la gendarmerie. Vous vous êtes admirablement complétés les uns les autres.

Je n’ai pas du tout l’intention de remettre en cause le fait que les gendarmes acceptent d’enregistrer les plaintes. Néanmoins il me semble que si, lors du dépôt de plainte, on ne recueille pas immédiatement certains éléments permettant de caractériser l’intention de l’auteur d’un acte raciste, cela empêche que soit reconnue ensuite la circonstance aggravante de racisme. J’aimerais étudier ce point avec vous. La personne étant choquée, elle n’a pas nécessairement la présence d’esprit de dire immédiatement « il m’a traité de… ». N’est-il pas nécessaire que ceux qui recueillent la plainte prennent l’initiative de participer à la constitution des éléments de preuve qui permettront au magistrat de reconnaître l’intention raciste, et donc la circonstance aggravante ?

L’un d’entre vous a affirmé que la gendarmerie n’effectue jamais aucun contrôle aléatoire. Or l’article 78-2 du code de procédure pénale indique que l’on peut contrôler « quel que soit le comportement de la personne ». Tous les contrôles effectués par la gendarmerie sont-ils vraiment fondés sur un comportement suspect de la part de la personne contrôlée ?

Enfin, lors des auditions, on a également abordé la question du tutoiement. Ces remarques s’adressaient sans doute plutôt à vos confrères de la police nationale. Quelles sont les règles déontologiques et les pratiques de la gendarmerie ?

Maréchal des logis-chef Gregory Rivière. En premier lieu, il convient de se placer dans la situation d’une personne qui vient déposer plainte dans une brigade de gendarmerie, que ce soit à l’encontre d’un autre civil ou d’un gendarme. Pour dénoncer un fait, il est nécessaire d’apporter des éléments de preuve, qui seront confirmés par l’enquête. Nous pouvons solliciter des témoins ou effectuer des réquisitions auprès de l’opérateur téléphonique. Nous disposons de moyens importants qui nous permettent d’investiguer.

Mais quand des paroles ont été prononcées sans témoin, ce sera toujours la parole de l’un contre celle de l’autre. Nous devons garder notre indépendance vis-à-vis des deux personnes et investiguer pour que l’enquête aboutisse. Contrairement à la justice, nous ne sommes pas là pour juger et nous maintenons une certaine distance pour apporter un maximum d’éléments objectifs à la justice.

Adjudant-chef Régis Poulet. S’agissant du contrôle d’identité, soit nous agissons sur réquisitions du procureur – et il n’y a alors aucun problème puisque nous faisons un contrôle systématique sur un temps déterminé et un lieu déterminé – soit nous contrôlons des personnes sur la voie publique et il ne s’agit pas de contrôles aléatoires. Nous disposons alors d’une description de personne susceptible d’avoir commis certains faits et nous contrôlons les personnes qui correspondent à ce profil. Par exemple, nous contrôlerons une personne qui tourne autour d’un établissement scolaire en ayant un comportement suspect qui peut laisser penser à de l’exhibition, plutôt que les pères de famille qui vont chercher leurs enfants. La formation de gendarmerie sur le contrôle d’identité ainsi que le contrôle hiérarchique mené par les gradés sont importants.

Le vouvoiement fait partie de notre formation. Il nous est inculqué depuis l’école. Je me vois mal tutoyer une personne, même s’il s’agit d’un jeune de 18 ans en garde à vue. Le vouvoiement est naturel en gendarmerie et ne pose pas de problème. Il instaure généralement de meilleures conditions pour le contrôle.

Major Patrick Boussemaere. Il convient de distinguer les contrôles d’identité liés à la police judiciaire de ceux liés à la police administrative. Le contexte est souvent celui de l’infraction et les réquisitions du procureur de la République déterminent un lieu et une période. Les contrôles d’identité liés à un contexte d’infraction sont donc très cadrés.

Les contrôles d’identité liés à la police administrative servent souvent à prévenir des infractions qui risqueraient d’être commises et une éventuelle atteinte à l’ordre public. Dans le cadre de ces contrôles, l’APJ doit toujours justifier la raison de son contrôle d’identité. Les deux types de contrôles restent très réglementés.

Adjudante-cheffe Catherine Hernandez. Au sujet des plaintes de victimes, c’est effectivement la preuve qui pose problème. Comme toutes les autres plaintes, la difficulté réside dans la possibilité de prouver les faits sans témoin.

Quant aux contrôles d’identité, nous ne menons ni contrôles aléatoires ni contrôles « au faciès ». Les personnes concernées nous demandent souvent pourquoi elles sont contrôlées et il existe toujours une raison au contrôle. Lorsque nous l’expliquons, les personnes contrôlées ne voient pas de problème à décliner leur identité et comprennent très bien le contrôle.

Lorsque nous travaillons dans des territoires où nous connaissons la population, nous pouvons parfois nous permettre, par moments et avec certaines personnes le tutoiement, mais la règle et le comportement adopté sont très souvent le vouvoiement.

Maréchal des logis-chef Gregory Rivière. Pour les forces de l’ordre, la solution à tout cela me semble toute simple et nous la trouverons prochainement dans nos matériels, il s’agit de la caméra-piéton. Celle-ci permettra de résoudre un grand nombre de situations. J’en ai fait l’expérience en tant que motocycliste en installant une caméra GoPro sur mon casque. J’avais alors rapidement constaté la diminution des comportements outrageants des personnes à mon encontre. En outre, la caméra vous impose une certaine correction. Je trouve cela très positif, parce que personne n’est à l’abri d’un dérapage face à une provocation.

M. le président Robin Reda. Mon général, Mesdames et Messieurs, merci beaucoup. Seule la gendarmerie peut mener une visioconférence aussi organisée avec autant de personnes. Je salue votre autodiscipline et e votre sens de la synthèse. Je crois que vous avez apporté votre point de vue sur tous les sujets qui nous préoccupent. Il était important de recueillir votre point de vue pour nos travaux, que nous poursuivrons en entendant d’autres représentants de la gendarmerie, de la police ainsi que le Défenseur des droits.

La séance est levée à 19 heures 05.

 


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Compte rendu  68    Audition de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN)

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 8 heures 30)

La séance est ouverte à 8 heures 30.

M. le président Robin Reda. Nous avons l’honneur de recevoir Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). La présente mission d’information a été créée en décembre 2019 par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire antérieurement aux événements récents qui auraient pu, sous le coup de l’émotion, conduire ensuite à la création de commissions d’enquête ou de travaux portant spécifiquement sur la police.

Pour notre part, nous essayons de prendre du recul et de traiter un sujet, le racisme, qui préoccupe le législateur depuis longtemps. À l’issue de nos travaux, nous établirons un rapport le plus exhaustif possible sur les formes de racisme dans notre société et nous élaborerons des pistes de réflexion visant à rendre la lutte contre le racisme plus effective.

Notre mission ne traite pas uniquement, ni même principalement de la police ou des forces de l’ordre, mais nous considérons que celles-ci jouent un rôle majeur dans la lutte contre le racisme car elles ont pour mission de faire appliquer la loi en recevant les plaintes et en réprimant les délits racistes. Parce qu’elles portent l’uniforme de la République, elles doivent également être irréprochables elles-mêmes dans leur activité quotidienne et leurs missions.

En juillet nous avons entendu des sociologues, notamment les spécialistes de la police Fabien Jobard et Sebastian Roché qui écrivent beaucoup sur les relations entre la police et la population. Lorsque nous l’avons reçu, M. Roché nous avait parlé de l’IGPN et de son prétendu manque d’indépendance, ce qui a suscité une certaine interrogation chez nous sur l’IGPN et son fonctionnement. Nous avons récemment auditionné l’Independant office for police conduct (IOPC), l’homologue britannique de l’IGPN connu pour son indépendance. En ce qui nous concerne, nous ne doutons ni de l’indépendance de l’IGPN ni du professionnalisme avec lequel elle contrôle en interne les activités de la police.

Nous aimerions aborder avec vous la question des contrôles d’identité. Le Syndicat de la magistrature, que nous avons également entendu cette semaine a traité de ce point devant nous, et, de manière assez polémique, remettait en cause le contrôle d’identité et son principe même.

Il sera très intéressant de revenir sur le cadre légal du contrôle d’identité et la manière dont vous traitez les éventuelles dérives qui vous sont remontées, ainsi que les instructions données à la police nationale en lien avec la DGPN.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous souhaitions vous rencontrer dès cet été, mais souhaitions d’abord entendre universitaires et associations. À ce stade, nous échangeons de façon plus pragmatique avec différentes institutions ayant un rôle à jouer dans la lutte contre le racisme. Il est évident que nous n’agissons pas sous le coup d’une émotion quelconque. L’objet n’est pas d’ausculter tel ou tel événement, même si nous nous trouvons renforcés dans l’idée que cette mission a des propositions à formuler et que, grâce à votre audition, nous en apprendrons davantage sur le fonctionnement de l’IGPN sans rester sur des idées préconçues.

À la suite d’une rencontre avec votre homologue anglais, nous nous posons quelques questions d’ordre structurel sur l’organisation de l’IGPN et sur les garanties apportées à son indépendance. Au Royaume-Uni, par comparaison, le directeur général de l’IOPC ne peut pas être un policier.

Je souhaite également que nous puissions parler de la plateforme de signalement qui existe, de son efficacité et de la manière dont vous intervenez notamment en cas de comportements racistes supposés au sein de la police.

Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Beaucoup parlent de l’IGPN sans la connaître. Peu connaissent la diversité de nos tâches et notre mode de fonctionnement. Depuis sa réforme de 2013, elle remplit une grande variété de missions : contrôle des directions et services de la direction générale de la police nationale (DGPN) et de la préfecture de police ; mission générale d’inspection, d’étude, d’audit et de conseil ; pilotage du contrôle interne et de la maîtrise des risques de la police nationale, par délégation du directeur général et du préfet de police ; contrôle du suivi de la mise en œuvre des sanctions prononcées par l’autorité ayant le pouvoir disciplinaire ; diligenter des enquêtes judiciaires d’initiative ou sur instruction de l’autorité judiciaire ; diligenter des enquêtes administratives sur l’ensemble des agents relevant de l’autorité du directeur général, du directeur général de la sécurité intérieure et du préfet de police  ; analyse, évaluation et propositions d’amélioration des règles et pratiques professionnelles relatives à la déontologie ; service de conseil juridique dans ces domaines et en matière de procédure d’enquête ; mission de conseil en management et en organisation ; participation à des missions conjointes avec l’Inspection générale de l’administration (IGA) et d’autres services d’inspection comme l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et l’Inspection générale de la sécurité civile.

Notre champ d’action est large et ne saurait être réduit à notre seule fonction d’enquête, bien qu’elle corresponde à une part importante de notre activité. Sur un effectif de 285 agents, soit la plus petite direction de la police nationale, l’Inspection compte 110 enquêteurs répartis entre Paris et huit délégations territoriales (en métropole ou en outre‑mer). Sur ces 285 agents, 219 sont policiers, soit près de 70 % des effectifs. Nous comptons également des agents administratifs et techniques, des agents contractuels, notamment des consultants issus du milieu privé, un conseiller de tribunal administratif détaché, un administrateur civil et six apprentis.

Nous nous sommes profondément transformés en nous ouvrant vers l’extérieur. Notre but est de faire en sorte que le fonctionnement du service s’améliore et que la déontologie devienne un facteur de performance. Nous sommes une direction qui sert l’intérêt général et celui des usagers, mais nous ne sommes pas le bras armé de la direction générale, laquelle n’interfère en aucune façon dans la manière dont nous conduisons nos enquêtes. Nous jouons un rôle d’accompagnateur, de facilitateur et de régulateur. Nous contribuons à fortifier le lien entre la police et la population dans la mesure où nous sommes transparents et accessibles pour chaque citoyen, même si cet aspect est actuellement très critiqué.

Nos valeurs ont été choisies par l’ensemble des agents et nous avons publié une charte sur l’exemplarité, l’expertise et l’objectivité, lesquelles guident quotidiennement les pas des agents de l’IGPN.

En 2013, l’IGPN a été fusionnée avec l’IGS, et nous avons créé une coordination des enquêtes avec huit délégations, dont une en outre-mer, et une Mission d’appui et de conseil (MAC) qui vise à améliorer le fonctionnement des services et les conditions de travail des agents. Il s’agit d’un accompagnement pour les responsables de la police nationale dans l’analyse et la résolution des difficultés de nature managériale. Nous proposons également des appuis méthodologiques à la conduite de projet au sein de chaque service.

En matière de management, le cabinet AMARIS (Amélioration de la maîtrise de l’activité et des risques), créé en juin 2016, a pour fonction d’aider l’ensemble des directions et des services à améliorer le contrôle interne et à sécuriser davantage les policiers dans l’exercice de leur métier. Nous exploitons toutes les données issues d’une direction en ce qui concerne les incidents et produisons des fiches mémos, des fiches d’alerte et des fiches de conseils pour tous les policiers dans leur quotidien. Nous avons mis en place une activité du contrôle interne pour laquelle nous travaillons avec l’IGA et nous assurons l’accompagnement des services sur la robustesse des dispositifs de contrôle interne.

En 2013, nous avons créé la plateforme de signalement (PFS), qui est destinée aux usagers ayant des griefs à faire valoir contre la police. Le ministère de l’intérieur avait souhaité ouvrir au public la possibilité de s’adresser directement à l’IGPN pour favoriser la relation entre le service public de la police et l’usager. Cette plateforme est accessible à partir du site internet du ministère de l’intérieur. Grâce à un formulaire en ligne, tout citoyen, quel que soit son lieu de résidence, accède au même service et à la possibilité de signaler un fait dont il est victime ou témoin susceptible de concerner un ou des fonctionnaires de police. La mission des agents de la PFS consiste à orienter au mieux les signalements vers le service de l’administration le plus à même à recevoir des plaintes. Il s’agit d’une mission distincte qui relève de la compétence des autorités et organes judiciaires.

En 2019, l’IGPN a enregistré 4 792 signalements sur la plateforme avec une augmentation de 22 % entre 2018 et 2019. Au 30 novembre 2020, 5 052 signalements ont été effectués malgré la baisse d’activité de la police pendant le confinement. Nous ne prenons pas les plaintes, mais les signalements et nous orientons vers les directions ou ouvrons nous-mêmes des enquêtes judiciaires, par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale, auprès du procureur ou des enquêtes administratives si les faits nous semblent particulièrement graves.

Nous disposons d’une plateforme interne d’alerte et d’écoute appelée signal-discri qui permet aux agents de signaler les situations susceptibles de constituer des discriminations résultant d’un comportement humain ou générées par une application de règles de fonctionnement.

Au nom de la transparence et de l’obligation de rendre compte, nous avons développé deux outils. L’outil Traitement du suivi de l’usage des armes (TSUA) est une application déployée dans les services depuis 2012 qui permet aux agents de déclarer les usages de leur arme, y compris accidentels, réalisés à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Nous gérons cette base de données et l’exploitons à des fins statistiques ou d’étude pour pouvoir proposer des améliorations ou des modifications sur l’usage des armes.

D’autre part, en 2018 l’IGPN a mis en place le recensement des particuliers blessés ou décédés (RBD) pour recenser, sur le modèle du TSUA, les particuliers blessés ou décédés à l’occasion des missions de police. Jusqu’alors, ne procédant pas à ce type de recensement, nous ne disposions pas de ce type d’information. Nous ne jugeons pas les causes de décès, mais les recensons afin de réaliser des debriefings sur les opérations. Par exemple, nous enregistrons le cas des personnes qui se défenestrent lors d’une perquisition, qui se noient ou percutent un arbre lors d’un contrôle de police. Dans ce cadre, pour que les faits soient recensés, il faut qu’une procédure judiciaire soit engagée et, pour les blessures, qu’une incapacité temporaire de travail (ITT) supérieure à 8 jours soit attribuée.

Nous avons une activité de conseil qui est traitée par un cabinet d’analyse de la déontologie et de la règle. Nous répondons aux questions posées par les policiers de la DGPN et de la préfecture de police sur les statuts et la déontologie. Le directeur adjoint de l’IGPN est le référent déontologue de la police nationale. Nous sommes le point d’entrée unique du Défenseur des droits et du Contrôleur général des lieux de privation de liberté.

L’activité judiciaire représente la moitié de notre activité. Nous traitons environ 1 500 procédures judiciaires par an et augmentons cette activité de 25 % régulièrement depuis deux ou trois ans, sans bénéficier d’une augmentation de 25 % des effectifs.

Concernant les procédures sur les faits de racisme et de discrimination, en 2020, l’IGPN a été saisie de quarante dossiers judiciaires dénonçant des faits de discrimination ou d’injure à caractère raciste ou discriminatoire. Leur nombre était de trente-six en 2019 et de quarante-huit en 2018. Certaines plaintes pouvaient faire état de plusieurs discriminations différentes, notamment lorsqu’il s’agissait d’une procédure pour harcèlement (dans le cadre professionnel), ou lors d’un contrôle ou d’une interpellation d’usager. Les discriminations en tant que telles ont été peu nombreuses depuis le début de l’année, douze exactement : deux cas relatifs à l’orientation sexuelle, un cas de sexisme, quatre cas faisant état de l’origine ethnique, un cas concernant la croyance religieuse, un cas portant sur les orientations syndicales et trois cas liés au handicap physique. Les autres affaires concernent des dénonciations d’injures racistes alléguées par des administrés suite à interpellation.

Les plaintes dénonçant des faits de propos discriminatoires sont très difficiles à démontrer du point de vue procédural. En l’absence d’écrit ou d’enregistrement explicite, les faits dénoncés doivent être corroborés par de nombreux témoignages pour être retenus comme probants par les parquets, ce qui conduit à des enquêtes longues et compliquées. Ils sont subordonnés aux sensibilités et aux interprétations de chacun, ce qui confère une certaine subjectivité, surtout lorsque l’allusion est le mode opératoire. La difficulté à établir matériellement les faits procède sans doute d’une certaine loi du silence. À l’inverse, il est parfois constaté que ces plaintes peuvent s’inscrire dans une stratégie de contre-feux procéduraux, de moyen de défense à lancer à l’encontre du supérieur hiérarchique exerçant une autorité de contrôle ou contre des policiers interpellateurs dans des cas de rébellion.

Au cours de cette même période, l’IGPN a conduit des enquêtes administratives mettant en évidence des manquements au devoir de neutralité et d’exemplarité. L’IGPN ne conduit pas que les enquêtes administratives prédisciplinaires, mais elle s’attache aux faits les plus graves. Les directions d’emplois, qui constituent l’autorité hiérarchique des agents à l’instar des directions d’entreprise dans le privé, au titre de leur devoir de protection et de réaction due par l’autorité hiérarchique, en sont les premiers acteurs.

M. le président Robin Reda. M. Roché était très critique envers l’IGPN, à la fois du fait de la dépendance organique de l’IGPN à la DGPN et du fait que l’IGPN n’aurait pas accès aux suites, notamment judiciaires, données sur les affaires dont elle est saisie et sur lesquelles elle réalise des enquêtes. Je souhaite savoir si cette situation est avérée et si vous attendez un minimum de retours sur les conséquences des enquêtes et des rapports produits par l’IGPN.

Dans un contexte de généralisation des caméras-piéton, un cadre légal est-il prévu pour permettre l’accès de l’IGPN aux images ? Pensez-vous qu’il s’agira d’un instrument utile d’objectivation des contrôles effectués ? Estimez-vous que vous disposez de moyens suffisants, notamment humains, pour faire face à cette généralisation qui entraînera probablement davantage de saisines de la part des fonctionnaires de police et des citoyens, ainsi qu’une augmentation du flux d’affaires à traiter par vos services ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Quels sont les modes de saisine possibles de l’IGPN, à côté de la plateforme en ligne ?

Par ailleurs, quelles propositions d’amélioration structurelles pourriez-vous proposer sur le fonctionnement de l’IGPN ? Que pensez-vous, en particulier, du modèle britannique dans lequel le service d’inspection est dirigé par un civil ?

Vous insistez sur l’importance de la déontologie. Dans ce cadre, le tutoiement lors des interpellations a-t-il été remis en cause ? J’ai vu le film Les Misérables de Ladj Ly, qui ne correspond pas forcément à la réalité, mais qui met en exergue la difficulté de passer du tutoiement au vouvoiement. Nous avons auditionné vos collègues de la gendarmerie, lesquels vouvoient en toutes circonstances. Au cours de nombreuses auditions, ce point nous a été remonté comme pouvant être stigmatisant pour une certaine partie de notre jeunesse.

S’agissant du contrôle d’identité, comment encadrer plus strictement le régime prévu par l’article 78-2 du code de procédure pénale sans priver la police de ses moyens d’action ? Dans d’autres pays, les contrôles d’identité sont largement plus restreints et n’empêchent pas la résolution d’affaires.

Mme Brigitte Jullien. Nous avons 118 enquêteurs qui travaillent en judiciaire avec les procureurs et sous l’autorité des juges d’instruction, et d’autres enquêteurs qui travaillent sur les enquêtes administratives. Nous procédons aux enquêtes sur les faits les plus graves. La hiérarchie gère également un très grand nombre d’enquêtes administratives prédisciplinaires puisque c’est son rôle.

Lorsque nous sommes saisis d’une enquête administrative, nous n’avons pas accès au volet judiciaire en raison de la séparation des pouvoirs. En revanche, l’article 11-2 du code de procédure pénale nous permet de demander à l’autorité judiciaire la copie de la procédure judiciaire pour la verser à l’enquête administrative dès lors que des poursuites sont engagées contre le fonctionnaire concerné. Nous sommes ainsi le lien entre l’administratif et le judiciaire. Il est faux d’affirmer que nous ne disposons jamais des suites judiciaires lorsque nous procédons à des enquêtes administratives.

Lorsque le policier n’est pas poursuivi au plan judiciaire, l’enquête administrative repart de zéro. Nous ne nous interdisons pas de procéder à ce type d’enquête en l’absence de condamnation ou d’infraction pénale puisque nous nous basons sur notre code de déontologie et que nous avons normé notre enquête administrative prédisciplinaire qui se base sur des manquements, lesquels sont au nombre de vingt-deux et se déclinent en soixante-sept items.

En annexe du rapport annuel portant sur l’année 2019 de l’IGPN figure l’ensemble des manquements par année. Ces manquements ne correspondent à aucune infraction pénale puisque l’enquête administrative est dissociée de l’enquête judiciaire. Par exemple, un policier peut être relaxé d’une accusation de vol, mais le manquement au devoir de probité peut être relevé en administratif.

Nous avons connaissance des condamnations puisque les tribunaux nous communiquent les suites judiciaires. Les 1 460 dossiers que nous traitons en judiciaire chaque année ne font pas tous l’objet d’une condamnation pénale. Pour le parquet de Paris, sur les 220 enquêtes judiciaires ouvertes sur le mouvement des Gilets jaunes en 2019, nous avons eu un retour sur 99 classements et nous avons une trentaine de dossiers judiciaires en cours.

Sur les contrôles d’identité, la doctrine relative aux caméras-piéton est en bonne voie. Nous aurons accès à ces images dans le cadre légal. Lors de nos enquêtes judiciaires, nous récupérons l’ensemble des supports vidéo afin de disposer d’un maximum d’éléments émanant de particuliers, de policiers, de journalistes et de réseaux sociaux. Pour certaines enquêtes, nous avons visionné 133 heures de vidéos sur les réseaux sociaux et le réseau parisien « zones de développement prioritaires » (ZDP). Les enquêtes sont très complètes, ce qui explique leur durée. Pour nous, il est particulièrement important d’avoir connaissance de l’ensemble de l’affaire et la vidéo est à cet égard très utile.

Le directeur général de la police nationale est parfaitement conscient de l’augmentation de 25 % et des moyens humains nécessaires pour y remédier.

Sur les modes de saisine et sur les chiffres de l’activité, nous sommes saisis en matière judiciaire par les parquets ou les juges d’instruction, ou en matière administrative par le ministère de l’intérieur, le directeur général de la police nationale, le préfet de police et le directeur général de la sécurité intérieure. Nous pouvons nous saisir de manière autonome lorsque nous avons une enquête judiciaire en cours et que nous relevons des manquements. Dans toutes les enquêtes judiciaires médiatiques, l’IGPN ouvre systématiquement une enquête administrative.

La comparaison entre l’Angleterre et la France est complexe s’agissant des lois qui nous régissent et du statut de la fonction publique, lequel n’existe pas en Angleterre. Je précise que l’IGPN ne sanctionne ni ne condamne les policiers. L’autorité indépendante est le Défenseur des droits. Nous ne sommes qu’un organe interne de contrôle indispensable au fonctionnement et à la mise en œuvre de la déontologie au sein de la police nationale. La police a son Inspection, les médecins, les journalistes et les avocats ont un ordre. Le contrôle interne est indispensable et fondamental.

En France, le statut de la fonction publique fait que l’agent public ne peut être sanctionné que par son autorité hiérarchique. Le modèle d’une autorité indépendante, comme en Angleterre, ne peut être transposé en France. Nous ne sommes qu’un organe de contrôle interne qui formule des propositions de sanctions et de poursuites. L’autorité hiérarchique a le pouvoir de sanctionner conformément au statut de la fonction publique. Si une modification nous rapprochant du schéma anglais est mise en œuvre pour la police nationale, elle doit l’être pour l’ensemble de la fonction publique où la règle est que l’autorité hiérarchique a le pouvoir de sanction. Nous sommes en relation permanente avec le Défenseur des droits, lequel nous a adressé douze recommandations sur des problématiques de sécurité. Nous avons suivi ces recommandations sur six dossiers parmi les huit que nous avons traités. Cela doit être rappelé.

Le tutoiement est contraire à la déontologie. Il n’est pas acceptable qu’un policier tutoie les personnes qu’il contrôle sur la voie publique. Un travail de prise en compte par la hiérarchie intermédiaire, à savoir les brigadiers et les officiers, doit être effectué sur le suivi et les remarques qu’ils doivent adresser à leurs policiers au quotidien. Il faut noter le rôle de la hiérarchie intermédiaire sur le pouvoir de recommandation, de sanction et d’application du code de déontologie où cette recommandation figure explicitement.

L’IGPN a produit plusieurs notes à l’attention du directeur général sur les contrôles d’identité dont l’efficacité et l’efficience sont contestables selon nous. Il s’agit de l’opération la plus pratiquée en France avec plusieurs millions de contrôles par an. Au-delà de la question quantitative, il convient de considérer la finalité et l’utilité. Aujourd’hui, la loi ne répond que partiellement aux besoins des policiers ; les articles 78-2 et suivants du code de procédure pénale ont été détournés de leur finalité. Comment révéler l’identité d’une personne en la contrôlant de manière aléatoire ou sur réquisition du procureur de la République ? Nous invitons à une réflexion sur une réforme globale du contrôle d’identité afin que les moyens soient véritablement donnés aux policiers sur la voie publique d’atteindre les finalités correspondant à leur travail.

En dehors des contrôles aux frontières et dans le cadre de la police de la route, le contrôle d’identité est souvent accompagné de palpations, lesquelles ne sont encadrées par aucun texte mais permettent de révéler une infraction. Comment révéler un usage de stupéfiants ou un vol à l’arraché avec un simple contrôle d’identité ? Nous avons quelques idées en la matière et pouvons être proactifs sur le sujet.

Mme Fiona Lazaar. Vous évoquiez une trentaine à une quarantaine de saisines de l’IGPN pour des faits de racisme et de discrimination, ce qui semble assez faible au regard de l’activité de la police et des allégations de propos racistes régulièrement lus dans la presse ou émanant d’un certain nombre de citoyens. Vous disiez également que l’IGPN n’enquête que sur les faits les plus graves. Le chiffre annoncé correspond-il à l’ensemble des dossiers ou d’autres sont-ils uniquement traités par la voie hiérarchique ?

Dans une interview, l’ancien défenseur des droits Jacques Toubon indiquait qu’en six ans, il avait réclamé l’engagement de poursuites disciplinaires dans le cadre de trente-six dossiers, mais qu’aucune n’avait été suivie d’effet. Comment expliquer cela ?

Je m’interroge également sur la disparition de la case relative aux injures à caractère raciste dans le tableau récapitulatif du rapport annuel de l’IGPN.

Mme Brigitte Jullien. Ces quarante dossiers relèvent de l’activité de l’IGPN. Je ne dispose pas des chiffres concernant l’ensemble des directions actives. Chaque direction de police compte un bureau de déontologie. En 2021, j’ai l’intention de modifier le rapport concernant l’activité de l’IGPN, lequel ne reprend pas l’ensemble de la déontologie ou du disciplinaire dans la police nationale. J’espère pouvoir récupérer des chiffres plus importants car de nombreux dossiers sont traités dans les directions départementales. Les parquets saisissent de nombreux services territoriaux, mais je n’ai pas connaissance du chiffre correspondant.

Le chiffre de trente-six dossiers mentionné par le défenseur des droits correspond à une période de plusieurs années. Nos rapports sont annuels. Cette année, nous avons suivi ses recommandations sur six dossiers parmi les douze transmis et avons engagé des poursuites disciplinaires ou adressé les recommandations comme souhaité. Je transmettrai les chiffres au directeur général de la police nationale, lequel pourra éventuellement communiquer sur le sujet.

S’agissant de la présentation du rapport annuel de l’IGPN, la case n’a pas disparu. Les chiffres sont présentés de manière différente. Je ne pensais pas que ce rapport de juin 2020 ferait autant le « buzz ». Nous sommes la seule direction à présenter de manière publique l’activité de sa direction. Malheureusement, les chiffres sont détournés et commentés. Il ne s’agissait que de présenter notre activité. Le rapport est sorti en juin pour l’activité 2019. Il n’y avait bien entendu aucune intention malveillante de ma part. Nous tenons les chiffres à disposition. En 2020, nous avons traité quarante affaires de discrimination contre trente-six en 2019 et quarante-huit en 2018.

M. Buon Tan. Y a-t-il un niveau de gravité à partir duquel vous initiez une enquête en interne ? Par ailleurs, est-il possible que les membres d’une équipe ou d’un commissariat s’entendent pour vous cacher la vérité sans que vous puissiez découvrir des faits répréhensibles ?

Mme Brigitte Jullien. Nous travaillons sur les niveaux de gravité les plus importants. Lorsque des officiers ou des commissaires de police sont mis en cause, les directions actives préfèrent que l’IGPN traite les dossiers. La direction d’emplois peut nous demander, par le biais du directeur général, de travailler sur des enquêtes administratives en présence de soupçons et face à une situation qui semble grave. Nous sommes alors saisis par le directeur général ou le préfet de police et travaillons en administratif dans un premier temps. Si au cours de l’enquête nous relevons des infractions pénales, nous en informons le parquet par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale. Quand des enquêtes judiciaires sont déjà ouvertes, nous pouvons ouvrir en parallèle des enquêtes administratives pour sanctionner les comportements qui, au-delà de leur qualification pénale, constitueraient un manquement à la déontologie.

Les enquêtes administratives offrent une très grande latitude à la hiérarchie de nous saisir car l’on peut faire jour d’un manquement ou d’une absence de manquement. Nous sommes souvent saisis sur des dossiers de harcèlement au travail, lesquels sont très complexes à gérer, et nous parvenons parfois à établir l’absence de harcèlement.

En termes de saisine, l’enquête administrative n’est pas normée. Elle se base sur le ressenti des directions qui nous saisissent pour faire la lumière sur les éléments dont ils disposent.

S’agissant de cacher la vérité, les policiers nous présentent une version, mais en enquête administrative, nous ne disposons pas de moyens de coercition ni d’enquête et de réquisition. Lorsque nous constatons que des policiers commettent une infraction, nous demandons l’ouverture d’une enquête judiciaire, ce qui nous confère le pouvoir de les placer sous surveillance. Dans la plupart des cas, ce genre de comportement n’est pas supporté au sein du commissariat. L’IGPN travaille lentement, mais il s’agit parfois d’une qualité car, à la longue, la loi du silence s’effiloche, la solidarité finit par tomber et nous obtenons les éléments de vérités qui étaient dissimulés au départ.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. La présidente de la commission des lois évoquait récemment la possibilité d’un rapprochement entre le Défenseur des droits et l’IGPN. Cette approche vous semble-t-elle propice à un meilleur travail ?

Mme Brigitte Jullien. Certes mais pourquoi le Défenseur des droits ne recrute-t-il pas un policier au sein de son équipe pour pouvoir travailler avec la connaissance du métier ?

Je suis en possession d’une lettre de mission du ministre de l’intérieur pour monter une commission d’évaluation de la déontologie de la police nationale, qui devrait se réunir début janvier, comprenant un journaliste, deux magistrats, le Défenseur des droits, un maître des requêtes au Conseil d’État, une personnalité de la société civile désignée par le Conseil économique et social, un avocat et peut-être un représentant d’Amnesty International. Nous travaillerons sur des dossiers de fond concernant les méthodes de la police nationale, la déontologie, l’usage des armes et le contrôle d’identité. Le ministre de l’intérieur a donné la capacité à ce comité de proposer des recommandations et des modifications législatives sur les dossiers dont nous nous saisirions. Nous pourrions publier ces travaux en garantissant l’anonymat des membres du comité.

Le ministre réfléchit à la création d’un arrêté fixant la composition de ce comité d’évaluation de la déontologie, qui serait placé auprès de l’IGPN. Il s’agirait d’une façon d’ouvrir l’IGPN sur l’extérieur. Nous ne travaillerons là non pas sur des dossiers individuels, mais sur des questions de fond comme l’usage des armes et de la force ou les contrôles d’identité.

M. le président Robin Reda. Nous vous souhaitons bonne continuation dans vos fonctions et vos missions qui sont très importantes pour l’intégrité de la police nationale et le respect de l’autorité républicaine.

La séance est levée à 9 heures 30.


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Compte rendu  69    Audition de M. Thierry Geoffroy, responsable des affaires publiques de l’Association française de normalisation (AFNOR) Certification, et de Mme Charlotte Epinay, consultante en communication de l’agence Comfluence

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 9 heures 30)

La séance est ouverte à 9 heures 30.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons nos auditions qui, je le rappelle, sont publiques puisqu’elles font l’objet d’une diffusion vidéo sur le site de l’Assemblée nationale et d’un compte rendu écrit. Dans le cadre de ces auditions, nous avons le plaisir de recevoir M. Thierry Geoffroy, responsable des affaires publiques de l’Association française de normalisation (AFNOR) Certification et Mme Charlotte Epinay, consultante en communication de l’agence Comfluence.

Notre mission d’information a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale il y a un an et a pour ambition, à l’issue de ses travaux, de dresser un état des lieux des différentes formes de racisme – qu’elles soient anciennes et malheureusement persistantes, ou nouvellement apparues dans la société française – et de proposer des pistes de réflexion et des mesures pour rendre la lutte contre ces racismes plus effective.

Nous avons eu la semaine dernière plusieurs échanges sur les politiques de l’emploi et les façons de remédier aux discriminations et aux inégalités en matière d’accès à l’emploi et de rémunération dans le monde du travail. Nous ne sommes pas partisans de l’expression « racisme institutionnel », mais nous sommes aussi très lucides sur la situation et, force est de constater que, statistiquement, chiffres à l’appui, des écarts apparaissent entre différents groupes de personnes, qui ne peuvent s’expliquer par d’autres facteurs que ceux de l’origine ou de la couleur de peau. Ces discriminations, qui ne sont généralement pas imputables à une politique délibérée, sont malgré tout constatées et, bien sûr, illégales.

Votre expérience de certificateur du label « diversité », piloté par l’État et créé en 2008, nous permettra, nous l’espérons, de dégager des solutions pour remédier aux problèmes d’accès à l’emploi et de discriminations dans le travail. Je rappelle qu’au mois de mars 2020, 112 organismes étaient titulaires de ce label, dont des grands groupes, mais aussi 40 très petites et moyennes entreprises (TPE/PME), des associations, des ministères, des collectivités, des établissements publics, qui réunissent au total plus d’1,3 million d’actifs, sachant qu’à notre connaissance, les entreprises privées représentent près des deux tiers de l’ensemble des détenteurs du label.

Avant de vous donner la parole pour un propos introductif dans lequel vous pourriez nous rappeler le rôle de l’AFNOR et le mécanisme de la labellisation, et actualiser les chiffres que je viens de citer rapidement, je laisse Mme la rapporteure Caroline Abadie compléter cette introduction.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie, monsieur Geoffroy, d’avoir accepté notre invitation. Cela fait plusieurs mois que nous avons commencé à cheminer, d’abord avec des universitaires, puis des associations et des institutionnels. Nous entrons désormais, grâce à différentes tables rondes, dans le monde de l’entreprise.

Nous avons hâte de vous entendre pour connaître le fonctionnement du label diversité, et votre retour d’expérience sur cet outil. Nous avons compris que ce mécanisme était très contraignant s’agissant de l’ingénierie que les entreprises doivent déployer pour atteindre leurs obligations de moyens – et c’est plus compliqué encore pour des petites structures –, et que, a contrario, il n’était pas attendu de cette labellisation une obligation de résultat quant aux effets concrets.

Je souhaiterais également que nous puissions comparer ce mécanisme avec celui de l’autoévaluation, puisque nous avons rencontré l’association ISM-Corum qui aide les entreprises à s’autoévaluer.

M. Thierry Geoffroy, responsable des affaires publiques de l’Association française de normalisation (AFNOR) certification. Je vous remercie de me recevoir et de m’interroger sur le label diversité, dans le cadre des travaux de votre mission d’information. Nous sommes pleinement au cœur de votre sujet puisque le racisme, dans sa définition, caractérise une attitude d’hostilité systématique à l’égard de catégories déterminées de personnes et que ce dispositif a précisément pour vocation de lutter contre le racisme et toutes les formes de discrimination, dans l’entreprise et dans la sphère professionnelle.

Le label diversité est un dispositif de l’État, l’AFNOR n’en étant qu’un opérateur technique, porté par les ministères du travail, de l’emploi et de l’insertion, d’une part, de la transformation et de la fonction publiques, d’autre part, qui s’adresse à tous les employeurs, privés comme publics. La direction générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) a vocation à définir les politiques antidiscrimination menées par les employeurs privés, tandis que la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) concerne les employeurs publics.

Ce dispositif s’intéresse à trois phases de la vie professionnelle des salariés : celle du recrutement, avec une politique antidiscrimination lors de l’embauche ; celle de l’intégration, afin de vérifier la façon dont le salarié sélectionné par l’entreprise est accueilli en son sein ; et, surtout, celle du déroulement de carrière – lors de cette phase des discriminations peuvent apparaître –, l’objectif étant de s’assurer qu’une fois intégré le salarié bénéficie, au fil du temps, d’une égalité de traitement ou, plus exactement, de garanties de traitement non discriminant et que des formes d’antiracisme sont bien institutionnalisées pour éviter qu’il ne soit victime de racisme ou de discriminations.

Créé par l’État en 2008, le dispositif s’articule autour de quatre grandes étapes. La première consiste, pour les candidats à la labellisation, à se mettre à niveau ; nous n’intervenons pas dans cette phase de conseil puisque, pour prendre une image explicite, nous ne pouvons pas être à la fois l’auto-école et la préfecture, c’est-à-dire ceux qui vont évaluer les politiques, d’un côté, et les noter, positivement ou négativement, de l’autre. Les entreprises qui souhaitent obtenir le label se font généralement conseiller – cela représente 80 %, voire 90 % des cas – pour mettre en place toute une série d’actions.

Ensuite, l’entreprise nous contacte et nous diligentons des audits. Il est important de souligner que nous effectuons toujours une visite des sites géographiques où s’exerce l’activité de l’entreprise. Nos spécialistes réalisent cet audit en fonction d’un cahier des charges préétabli, qui comprend trois versions : une destinée aux employeurs publics, compte tenu du statut de la fonction publique ; une s’adressant aux entreprises privées, avec deux sous-versions, si j’ose dire, distinguant les grands groupes des PME/TPE. Je précise, puisque Mme la rapporteure a évoqué ce sujet, qu’une réforme du cahier des charges et du dispositif label diversité est en cours, visant à mieux l’adapter à ces dernières.

L’auditeur, ou l’équipe d’audit, se présente chez le candidat afin de vérifier trois aspects : premièrement, que l’ensemble des dispositions demandées dans le cahier des charges sont bien appliquées par l’employeur ; deuxièmement, qu’elles sont efficaces, en s’appuyant, lorsque c’est possible, sur toute une série d’indicateurs qui vont fournir des données exhaustives et objectives – je dis bien lorsque c’est possible parce que la loi interdit un certain nombre de mesures statistiques ; troisièmement, le label étant attribué pour quatre ans, l’auditeur s’assurera que la situation s’améliore dans le temps en revenant tous les deux ans.

Une fois les missions d’audit finalisées, nous rédigeons un rapport, dont les résultats sont partagés avec l’employeur, et qui est ensuite transmis à une commission nationale. C’est là toute l’originalité de ce dispositif car, à ma connaissance, c’est très peu répandu, y compris sur le plan international – j’ai lu dans vos travaux préparatoires que vous vous intéressiez aux comparaisons internationales. Cette originalité, qui a retenu l’attention de deux institutions majeures, l’Union européenne (UE) et l’Organisation des Nations unies (ONU), tient beaucoup à cette commission qui associe quatre grands collèges : l’État, tout d’abord, représenté par plusieurs ministères dont ceux chargés du travail, de la fonction publique, de l’intérieur ou encore des collectivités territoriales ; cinq grandes organisations syndicales de salariés – Confédération générale du travail (CGT), Confédération française démocratique du travail (CFDT), Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), Force ouvrière (FO) et Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) ; un collège d’employeurs constitué du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), de l’ Union des entreprises de proximité (U2P) et de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) ; enfin, une délégation de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH).

Ils se réunissent dans le cadre d’un règlement intérieur, respectant des conditions de quorum et de prise de décision, pour analyser les résultats de l’audit effectué par nos soins. Parallèlement, les organisations syndicales présentes interrogent les représentants de l’employeur candidat à la labellisation et une délégation de ce dernier est entendue par la commission. Celle-ci rendra un avis, favorable ou non, à l’obtention du label, parfois favorable sous réserve de procéder à certaines mesures. Ce n’est qu’en fonction de cet avis que l’AFNOR Certification attribuera ou non le label diversité.

Ce dispositif est assez consensuel et comporte plusieurs barrières, de façon à éviter toutes dérives – il n’y en a d’ailleurs jamais eu –, de favoritisme ou de jugement subjectif quant à l’attribution du label, tous les acteurs associés vérifiant à la fois notre travail, la réalité de l’audit et des résultats tels qu’ils sont perçus au sein de l’entreprise candidate. Il permet d’avoir une vision assez claire de la politique anti-discrimination, et donc antiracisme, mise en place par l’employeur, d’une façon effective et pérenne dans le temps.

Concrètement, en application du cahier des charges, nos équipes vérifient que l’entreprise a effectué un état des lieux objectif en la matière et s’appuient, pour ce faire, sur l’article 225-1 du code pénal qui énonce les vingt-cinq critères selon lesquels des personnes sont habituellement discriminées et dispose que nul ne peut être discriminé en fonction de ceux-ci. Nous demandons à l’entreprise – j’emploie ce terme pour simplifier, mais ce peut être des ministères, des écoles, des théâtres... ou tous types de titulaires du label – de vérifier s’il existe ou non des problèmes au cours des trois grandes phases citées précédemment, à savoir le recrutement, l’intégration et le déroulement de carrière, à l’encontre de certaines populations, non pas déterminées par nous mais par l’article 225-1 du code pénal.

Les partenaires sociaux y sont très attachés ; chaque employeur a ses propres problèmes qu’il faut régler en fonction de sa situation, et non de celle de ses voisins. Le diagnostic est très important puisque c’est en fonction de cet état des lieux que l’employeur candidat affectera des moyens, définira des politiques, des actions, qui seront mesurées lorsque c’est possible, telles que la mise en place d’une cellule d’écoute indépendante, afin de s’assurer que les victimes de racisme puissent le déclarer en toute objectivité et faire l’objet d’un traitement associant la direction des ressources humaines – étant entendu que si cette dernière était impliquée au sens négatif du terme, elle ne pourrait pas bloquer le processus.

Au-delà, il s’agit de vérifier que la politique mise en place s’applique également vis-à-vis des fournisseurs, des partenaires et des clients de l’entreprise candidate au label. Ensuite, une analyse de l’ensemble des indicateurs mis en place est réalisée, des bilans peuvent en être tirés et des actions correctives peuvent intervenir.

Je pense avoir répondu, en quelques mots, à vos questions sur ce label diversité, qui concerne effectivement à peu près le nombre d’entités cité dans votre introduction. Cependant, il ne faut pas s’arrêter à ce chiffre car une entité peut recouvrir aussi bien un site géographique simple – j’ai souvenir d’une TPE dans le secteur de l’élagage, qui employait cinq ou six personnes sur des chantiers de particuliers –, qu’un grand groupe associant plusieurs usines et plusieurs milliers de personnes, tel que le groupe PSA, Engie, BNP Paribas ou Casino. Si l’on prend en considération les installations géographiques dans lesquelles le label est déployé, on peut multiplier ce chiffre par trois, voire quatre. Cela étant, il ne faut pas non plus se leurrer : ce n’est qu’une goutte d’eau et ce chiffre, ramené à la totalité des entreprises en France, est tout à fait modeste et démontre que de très gros progrès restent à faire.

Pour conclure, je voudrais dire que les partenaires sociaux et l’État ont toujours fait preuve de débats très constructifs et de positions convergentes. Il n’y a pas eu de prise de position non justifiée, les débats sont objectifs et ne sont pas empreints de positions préétablies négatives. Le label est attribué au terme d’un consensus entre le patronat, les syndicats, les spécialistes de la gestion humaine et l’État – dès lors qu’il ne s’agit pas de sa propre certification, car cela s’apparenterait à de l’autocertification, ce que nous ne voulons pas. Notre procédure vise notamment à combattre les conflits d’intérêts dans le cadre de ce dispositif.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour cette présentation. Il serait intéressant que vous puissiez revenir sur la vie du label une fois qu’il a été attribué, préciser comment il est réévalué et la manière dont les entreprises certifiées le font vivre dans la continuité et ne le prennent pas pour acquis.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous avez parlé d’améliorations. S’agit-il d’améliorations des processus ou des résultats en matière de diversité, parce que l’entreprise peut aussi mesurer sa diversité, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) l’autorisant à le faire ? Sur l’autoévaluation, quels sont les effets produits ? Comment cela peut-il compléter le label ? Ensuite, vous avez certainement vu énormément d’entreprises se creuser les méninges et imaginer des moyens d’améliorer leur représentativité de la société française : avez-vous constaté des pratiques qui mériteraient d’être portées à notre connaissance, parce qu’elles seraient plus efficaces que d’autres ou feraient évoluer plus vite les mentalités et les préjugés ? Enfin, j’aurai une question concernant la fonction publique et les ministères : qui dispose de ce label ou y travaille ? Pour le dire plus rapidement, l’État est-il exemplaire ?

M. Thierry Geoffroy. Après l’attribution du label, monsieur le président, nous intervenons régulièrement pour vérifier les améliorations éventuelles, étant entendu que nous n’excluons en rien une visite impromptue si nous avons le sentiment que cette attribution ne se justifie plus en raison de tels ou tels faits signalés par les syndicats ou les directions d’entreprise.

Généralement, une entreprise suit la politique qu’elle doit décliner en la matière et s’assure des résultats obtenus. S’ils ne sont pas satisfaisants, elle se doit de modifier sa politique de manière à atteindre les objectifs établis à partir du constat initial. C’est toute la philosophie du label : « Vous traitez vos propres maladies, pas celles du voisin, et parmi elles celles qui sont les plus graves », ce qui implique une hiérarchisation, donc, la mise en exergue du problème récurrent. L’entreprise doit donc mener un certain nombre d’actions et vérifier leur avancée de manière à pouvoir nous faire part tous les deux ans au moins de la totalité des objectifs qui ont été atteints, lesquels peuvent être d’ailleurs modifiés à tout moment en fonction des dispositifs d’alerte dont elle s’est dotée. Par exemple, lorsque la situation de personnes de telle ou telle origine ou de telle ou telle religion évolue défavorablement, le label impose d’intervenir de manière à régler le problème. Ce dispositif, avec ses paramètres et ses indicateurs, « colle » à la vie de l’entreprise. Après quatre ans d’attribution, nous réalisons un audit général afin d’étudier le renouvellement ou non du label, que certaines entreprises ont perdu faute d’avoir pu poursuivre une politique efficace.

Les améliorations, madame la rapporteure, visent à la fois les moyens et les résultats, les deux étant bien entendu liés. Nous demandons donc aux entreprises de travailler en interne afin d’éviter toutes les dérives et d’obtenir des résultats quantifiables car, comme vous l’avez rappelé, il est en effet possible de « compter » dans un certain nombre de domaines. Nous vérifions qu’une entreprise voulant atteindre tel seuil avant telle date y est parvenue, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’un échec soit catastrophique : peut-être a-t-elle surestimé ces efforts ou sous-estimé le problème et doit-elle repenser son action. Nous ne la sanctionnerons que si de nouvelles mesures n’ont pas été prises.

Ce label ne comporte pas d’objectifs généraux tels que, par exemple, la présence de tant de pour cent de personnes en situation de handicap dans tel comité de direction. De la même manière, nous ne vérifions pas ce qui relèverait d’une politique de « quotas » telle que l’entend la loi du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l’égalité professionnelle, dite « loi Copé-Zimmermann ». En revanche, si une entreprise se fixe des objectifs qu’elle n’atteint pas, il est de notre responsabilité d’intervenir afin qu’elle nous explique cet échec et comment elle se propose d’y remédier.

Toute la politique de l’État repose sur le processus au cœur de la démarche, allant de l’autoévaluation au label. La première étape, pour les employeurs qui s’engagent dans la lutte contre le racisme, consiste à savoir ce qui se passe dans leur entreprise et à diagnostiquer la maladie dont elle souffre. La deuxième, en liaison avec l’État, les partenaires sociaux et l’Association nationale des directeurs des ressources humaines, c’est la labellisation à proprement parler, qui elle est contraignante sur le plan des résultats et des vérifications. Enfin, troisième étape : le résultat, que nous espérons positif, après plusieurs années d’engagement.

L’autoévaluation ne suffit donc pas mais constitue un passage obligé : il n’est pas possible d’être labellisé sans en être passé par là. Le constat objectif initial que j’ai évoqué relève précisément de l’autoévaluation objective. Le tiers impartial et professionnel que nous sommes en vérifie ensuite le bien-fondé, comme il vérifie les politiques menées.

Par ailleurs, oui, nous relevons les bonnes pratiques. Avec l’État, nous travaillons en ce moment même à les répertorier et à les consolider, dans tous les domaines, de manière à élaborer un recueil qui pourrait être mis à la disposition de l’ensemble des employeurs intéressés. Ces bonnes pratiques concernent la communication, la sensibilisation – y compris des fournisseurs, qui jouent un grand rôle, et des clients –, la lutte contre les stéréotypes, la formation, les objectifs, etc.

Ainsi certifions-nous le groupe France Télévisions. L’une des bonnes pratiques, en l’occurrence, consiste à proposer des programmes qui font place à une certaine diversité – par exemple, une série où des acteurs jouent un rôle dans lequel ils ne sont pas attendus. L’approche est la même pour de grands groupes de distribution comme Casino.

Dans la fonction publique d’État, l’État se montre assez exemplaire. François Fillon, lorsqu’il était Premier ministre, avait décidé que l’ensemble des employeurs publics, donc, des ministères, devait obtenir le label, ce qui est aujourd’hui le cas de la quasi-totalité d’entre eux, à l’exception de deux ou trois qui sont encore engagés dans cette démarche. Les services du Premier ministre sont également candidats au label et, si les résultats sont positifs, ils devraient l’obtenir avant la fin de l’année, la décision relevant de la commission indépendante.

Globalement, les ministères font preuve de volontarisme, y compris à l’égard des personnes morales dont ils ont la tutelle. C’est par exemple le cas du ministère de la culture, dont le travail est remarquable, et des établissements publics dont il a la charge comme l’Opéra de Paris, des écoles d'architecture, des musées, lesquels introduisent une certaine diversité dans la programmation de leurs expositions temporaires.

Dans la fonction publique territoriale, de grandes villes comme Paris ou Bordeaux sont engagées, de même que des départements, comme la Seine-Saint-Denis, tant en ce qui concerne leurs ressources humaines que la politique de la diversité à destination de la population.

Dans la fonction publique hospitalière, en revanche, la situation est beaucoup plus mitigée. Quelques hôpitaux sont engagés ; une réflexion est en cours avec des grands acteurs hospitaliers mais, malheureusement, la crise sanitaire a tout bouleversé.

J’ajoute qu’en fonction de leurs dirigeants et de la situation, des établissements publics de coopération intercommunale (EPIC) se sont également engagés et déclinent des politiques remarquables. Il en est de même pour des sociétés dont l’État est actionnaire, comme ENGIE, où de très bonnes pratiques sont instituées, en particulier en matière d’inclusion et de non-discrimination à l’égard des jeunes, des personnes handicapées ou de telle ou telle origine.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Concrètement, quels types d’objectifs une entreprise peut-elle se fixer ?

M. Thierry Geoffroy. Par exemple, un certain nombre de personnes doit pouvoir occuper des postes auxquels il n’est pas fréquent de les rencontrer : ainsi, dans une grande banque, une personne qui n’est pas un homme blanc de quarante ans doit pouvoir occuper un poste de gestionnaire de fortune, fût-ce à l’encontre de ce que souhaitent les clients.

BNP Paribas, par exemple, s’est engagée en faveur de l’égalité des chances pour ses collaborateurs homosexuels, politique qui a suscité un certain nombre de résistances internes, ce qui d’ailleurs n’est pas propre à cette entreprise. L’établissement financier s’est ainsi assuré que les personnes homosexuelles ou supposées telles puissent accéder à tous les postes. Il en a été de même dans de grands ministères et leurs grands corps administratifs.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour vos propos, parfaitement transversaux avec les auditions que nous menons aujourd’hui.

La séance est levée à 10 heures 15.

 


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Compte rendu  70    Table ronde réunissant Mme Christine Kelly, journaliste, présidente de la Villa média (musée européen des médias) ; M. Amirouche Laïdi, président du Club Averroes ; M. Marc Epstein, président de l’association La chance, pour la diversité dans les médias

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 10 heures 30)

La séance est ouverte à 10 heures 35.

M. le président Robin Reda. Nous sommes réunis dans le cadre d’une mission d’information créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale. Elle porte sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter. Elle s’intéresse depuis sa création, et en réalité depuis le mois de juin dernier, à un état des lieux des différentes formes de racisme dans la société française, qu’elles soient anciennes et perdurent ou qu’elles soient nouvelles.

Nous nous efforçons de dégager des pistes de réflexion et d’action pour rendre plus effective la lutte contre le racisme, dans toutes ses dimensions, dans notre société. Nous mission a déjà procédé à de nombreuses auditions d’acteurs venant d’horizons très différents, pour mieux cerner ce qu’est le racisme dans ses dimensions historiques, géographiques, sociologiques, et les moyens de lutter contre sa diffusion. Nous traitons également de la question des discriminations, qui ne recoupe pas toujours le concept de racisme en tant que tel, mais elles en sont des expressions manifestes dans la société.

Dans ce cadre, nous avons souhaité consacrer plusieurs auditions au monde du travail, au monde de la fonction publique, et en particulier de la police et de la gendarmerie, et nous nous intéressons ce matin à la question de la représentativité de la société dans les médias, et du rôle des médias eux-mêmes dans la lutte contre le racisme et les discriminations. Nous avons trois interlocuteurs de renom que je remercie vivement de leur présence et de leur disponibilité pour cette table ronde.

Mme Christine Kelly est journaliste, présidente de la Villa Média, le musée européen des médias. Vous ne pourrez pas assister à l’intégralité de cette table ronde, compte tenu de vos contraintes professionnelles, mais il était important de vous avoir avec nous, madame Kelly. Outre votre fonction de journaliste, vous avez été membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Nous nous intéresserons avec vous à la visibilité de la diversité sur les écrans et dans les médias. Je pense qu’il est très important d’avoir votre expérience et votre regard. Nous recevons également pour analyser ces questions M. Amirouche Laïdi est président du Club Averroès ainsi que M. Marc Epstein, président de l’association « La chance, pour la diversité dans les médias ».

Dans vos propos liminaires, vous pourrez détailler l’histoire et le rôle de vos structures et associations avant de venir au sujet qui nous intéresse. Je vais laisser Mme la rapporteure Caroline Abadie exposer quelques grands enjeux et questions relatifs à ce sujet, avant de vous donner la parole.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis le mois de juin, nous avons mené beaucoup d’auditions. Nous avons commencé par la connaissance générale, avec des universitaires, des chercheurs, pour définir ce qu’englobe le racisme. Puis nous avons entendu les associations, et nous arrivons maintenant à l’aspect plus pragmatique de cette mission qui vise à ausculter, avec les acteurs de terrain, les professionnels, les experts, différents segments de la société. Le monde du travail nous occupe particulièrement ces derniers temps.

En ce qui concerne le journalisme et les médias, plusieurs enjeux ne relèvent pas uniquement de la justice de voir dans ces métiers, comme pour n’importe quel secteur, une représentation de la société. Ces métiers ont un impact par l’image qu’ils peuvent renvoyer de la société à tout un chacun qui regarde la télévision. Ils ont donc cette responsabilité supplémentaire de montrer le chemin et de constituer un modèle pour les jeunes générations, qui ont besoin de beaucoup d’inspiration pour se battre et gravir les échelons de cette société. Nous avons entendu le CSA, qui a, au titre de ses fonctions, à contrôler la représentation de la diversité dans les médias, mais qui nous avouait être sur un palier de progression récent et vouloir se réinterroger, réinterroger ses objectifs, pour reprendre le chemin de la diversité avec un peu plus d’exigences. Nous allons vous entendre et nous vous poserons ensuite des questions plus précises.

Mme Christine Kelly, journaliste, présidente de la Villa Média. La visibilité des « minorités » dans les médias dépend à 100 % de la visibilité dans la société. Je fais volontairement un bond dans la société parce que, pour moi, c’est déjà presque une erreur que de croire que les médias vont apporter la solution à la société. Les médias peuvent apporter une aide, un regard, mais non la solution. La solution est beaucoup plus large. Le 18 juin 2020, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a publié le Rapport 2019 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Selon l’enquête menée par la CNCDH en 2019, le racisme demeure assez répandu. Moins de 6 % des personnes interrogées pensent que certaines races sont supérieures à d’autres, c’est une croyance en net recul, 18 % se disent plutôt ou peu racistes. L’hostilité à l’immigration progresse légèrement et concerne 49 % des sondés ;10 % déclarent avoir été victimes de discrimination ces dernières années.

Le rapport précise ensuite que les Roms sont les plus stigmatisés, que l’opposition à l’islam s’accentue légèrement, mais que les Français musulmans sont bien perçus ; enfin que les Noirs, tout en ayant une très bonne image, font partie des plus discriminés. Ils sont par exemple surreprésentés dans les emplois subalternes et subissent des contrôles d’identité plus fréquents.

Je dis tout cela pour expliquer que tout part de la société. Enfin, ce rapport indique que l’intolérance à la diversité augmente avec l’âge, le sentiment d’une dégradation de la situation économique personnelle et familiale, et qu’elle baisse à mesure que progressent le niveau d’études et le degré d’ouverture au monde. Ces constats de départ sont importants.

Pour ce qui est des différentes formes de racisme, tout le monde les connaît, je note que les faits de provocations, d’injures, de diffamation sont en augmentation. Les contenus illicites en ligne, les réseaux sociaux ont augmenté le prisme et les nouvelles formes de racisme. Pour ce qui est de la diffusion des propos haineux, tout le monde cherche à les éradiquer, mais, malgré les solutions qui existent, la loi n’est pas appliquée. Selon moi, le racisme est quasiment le même depuis toujours, mais les vecteurs sont différents avec les médias modernes. Par « médias », j’entends « réseaux sociaux ».

Je voudrais souligner deux points dans les différentes formes de racisme. En premier lieu, le racisme à géométrie variable, qui est une sorte de double peine. Lorsqu’une personne a commis ce que l’on peut juger, à tort ou à raison, comme une erreur, le racisme à son égard semble justifié, voire excusé. C’est quelque chose que l’on observe beaucoup plus fréquemment.

En second lieu, le racisme caché, qui signifie qu’au nom de sa couleur de peau une communauté interdit à un de ses membres d’exercer son métier : policier, journaliste. La stigmatisation d’une personne pour sa couleur de peau peut venir de sa propre communauté.

Pour ce qui est des réponses à apporter, j’estime évidemment qu’il faut agir, tandis que 8 % de la population pense qu’il ne faut pas agir du tout face au racisme. Selon moi, il y a deux aspects : le message envoyé en vue de nuire et le message reçu. Il faut travailler sur les deux aspects. Je dis toujours, et a fortiori depuis que je travaille dans les médias, que je ne porte ma couleur de peau ni comme un fardeau ni comme un drapeau. Lorsque j’ai commencé en janvier 2000 sur La chaîne info (LCI), le grand public me voyait comme journaliste ; les journalistes qui venaient m’interroger me voyaient comme journaliste noire. J’ai toujours porté ma couleur de peau comme une enveloppe personnelle vecteur de mes compétences et non comme un drapeau ou un fardeau.

À mon sens, il faut canaliser, retirer et verbaliser les insultes en ligne. Deuxièmement, il faut augmenter la visibilité des personnes issues de la diversité, par exemple dans les comités exécutifs (COMEX), valoriser l’expérience et le travail. J’insiste sur les COMEX parce que les médias ne sont pas seuls concernés : les COMEX le sont, comme les rédactions en chef le sont, les directions le sont, les responsables des programmes le sont. À tous les niveaux, il faut que l’on ose ouvrir les portes aux personnes issues de la diversité, en se disant que ce sont des personnes qui ont des compétences et que leur couleur de peau ou leur origine ne doit pas être un frein à la valorisation de ces compétences.

Le regard général que l’on porte sur le racisme a forcément une incidence dans les médias, j’insiste donc sur cette dimension générale. De manière générale, il faut arrêter de culpabiliser les Français. Ce n’est pas en culpabilisant l’autre que l’on arrive à construire ensemble. Le fait de culpabiliser entraîne un rejet encore plus grand. Le fait de construire ne passe pas nécessairement par la culpabilisation de l’autre. Il me semble important aussi de passer par l’éducation nationale, par l’éducation dans les écoles de journalisme, pour apprendre le respect de l’autre. Je n’y crois pas trop en réalité, que ce soit pour l’éducation nationale ou pour les écoles de journalisme malheureusement, mais je pense que c’est un axe à développer.

Je crois plutôt à l’éducation familiale, toujours en vue d’avoir une incidence dans les médias. Un journaliste qui va dans la rue interroger un médecin, par exemple, doit pouvoir oser aller vers l’autre qui est complètement différent, peut-être parce qu’il a appris au sein de sa cellule familiale qu’un médecin peut être de couleur différente, d’origine différente. L’éducation familiale est donc plus difficile mais capitale. Il faut donner des outils aux familles et cultiver la confiance en soi dans les familles issues de la diversité, dès l’âge de trois ans. Si un enfant se fait insulter à l’école, cela brise la confiance. Je n’aurais jamais été la première Noire sur une chaîne de télé comme LCI en 2000 si je n’avais pas grandi aux Antilles avec les personnes qui me ressemblaient. J’ai ainsi grandi avec une certaine confiance en moi, avec des gens qui me ressemblent et progressivement j’ai pu faire face à des gens différents. Lorsqu’on est dans un milieu où il existe une différence, il faut que la cellule familiale puisse compenser, insister sur la valorisation des compétences pour que l’enfant puisse grandir.

L’éducation familiale doit aussi apprendre à écouter l’autre même s’il est différent, même si on a peur, même si on n’est pas d’accord. Il s’agit d’apprendre à décrypter l’être humain qui se cache derrière l’apparence physique de l’autre. L’éducation familiale est capitale. Tant qu’on ne donnera pas des encouragements à la cellule familiale, ce problème de racisme n’évoluera pas dans la société, et donc dans les médias.

Il faut aussi apprendre à agir, à convaincre plutôt que contraindre, arrêter le « bla-bla », oser promouvoir l’acceptation de l’autre et oser écouter l’autre. Le gouvernement peut par exemple diffuser des messages de promotion dans les médias, sur des vraies valeurs, sans avoir honte. On a honte des vraies valeurs aujourd’hui : aimer l’autre, écouter l’autre, accepter l’autre.

Pour finir, je citerai Morgan Freeman. Quand on lui a demandé comment faire cesser le racisme, il a répondu : « En arrêtant d’en parler. Ne vous adressez pas à moi en tant que Noir, je ne vous parlerai pas en tant que Blanc. Parlons-nous de personne à personne. » Il me semble capital d’apprendre à regarder l’autre en fonction de ses compétences et non en fonction de son apparence. Si la société agit en ce sens, au sein des médias, le journaliste, le rédacteur en chef, le directeur de l’information, le patron de la chaîne apprendront, eux aussi, à regarder l’autre en fonction de ses compétences et non en fonction de son apparence. À l’antenne, on pourra alors remarquer une visibilité des personnes en fonction de leurs compétences, et non en fonction de leur apparence. En conséquence, on pourra inciter à cultiver la confiance en soi des minorités dites « visibles » et aussi cultiver la confiance en soi de ceux qui ont peur de l’autre.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, madame Kelly, c’était très clair. Nous aurons sans doute quelques questions puis MM. Laïdi et Epstein pourront développer leur propos rebondir sur les échanges. J’ai survolé vos réseaux sociaux et constaté que vous aviez interrogé vos followers sur Twitter sur l’audition de ce matin, et je précise que les auditions que nous menons dans la mission d’information ne consistent pas à mettre en défaut ou à essayer de mettre en difficulté des interlocuteurs, ce dont s’inquiétaient certains de vos followers. Votre regard est précieux pour nous.

J’ai une question personnelle, si vous acceptez d’y répondre : comment vivez-vous, vous-même, les choses au quotidien ? Vous êtes très exposée sur une chaîne de télévision, avec l’audience qui est la vôtre et la mise en lumière d’interlocuteurs réguliers que vous invitez dans vos émissions, je pense que mes collègues auront à cœur de vous poser une question sur ces interlocuteurs. Mais comment vivez-vous les éventuelles agressions dont vous pouvez faire l’objet ? Et de la part de qui ? Comme pour de nombreuses personnalités exposées et publiques, les publications que l’on observe sur vos réseaux sociaux font parfois un peu peur. Le fait notamment d’interviewer quelqu’un comme Éric Zemmour de manière quotidienne vous vaut-il des agressions racistes en quelque sorte « à l’envers », de personnes qui ne sont pas elles-mêmes connues pour un racisme « classique », autrement dit qui ne sont pas blanches, et qui vous prennent à défaut en vous traitant de « traître », voire de choses plus violentes que je lis sur vos réseaux sociaux et que je ne citerai pas? J’aimerais que vous nous parliez de votre expérience personnelle à ce propos.

Je laisse la parole à Mme la rapporteure et aux députées.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Ma question s’adresse à Mme Kelly mais vaut pour tous les intervenants suivants. Nous ne sommes pas dans une commission d’enquête qui porterait sur les propos de M. Zemmour.

Une question s’est posée très souvent lors d’auditions : le devoir d’exemplarité de certains. Certains métiers ont effectivement un devoir d’exemplarité parce qu’ils ont des rôles très particuliers. Vous évoquiez rapidement la police par exemple. J’entends dans votre propos liminaire que la visibilité dans les médias dépend de la visibilité dans la société. Les médias ne sont ainsi que le strict reflet de la société. J’aurais espéré un peu plus, puisqu’en tant qu’élus, sur cette mandature et au sein de mon groupe politique, nous avons voulu être exemplaires sur la représentation, déjà parce que ce n’est que justice – quand la société est de telle couleur, il est normal que l’hémicycle soit de telle couleur, et je pense que c’est normal que la télévision soit de telle couleur –, mais aussi parce que le faire de façon volontariste permet d’être la locomotive et de tirer le train derrière soi. C’était ma vision mais je comprends la vôtre, qui n’est pas exactement la même. L’exemplarité est assortie d’une déontologie spécifique.

Percevez-vous que quand certains propos sont tenus sur un plateau de télévision, cela crée un choc sur la jeunesse, qui, selon ce que nous ont indiqué des personnes auditionnées peu après ce type de propos, se dit : « Si les personnages publics peuvent tenir ce genre de propos, nous n’allons pas nous gêner sur les réseaux sociaux. » Cela ouvre la porte. S’agissant de la déontologie du journaliste, quelles sont vos armes et vos convictions dans ces moments-là ?

Mme Fiona Lazaar. Madame Kelly, je connais votre engagement en la matière. Vous répétez souvent : « Je ne porte ma couleur de peau ni comme un drapeau ni comme un fardeau. » Je trouve que le message est très fort et dit beaucoup sur ce que les personnes issues des minorités peuvent penser, vivre et sur la façon dont elles sont perçues de l’extérieur en même temps. Vous avez également dit que les médias peuvent apporter une aide mais pas la solution. Je crois que là aussi vous avez parfaitement raison. Cela m’amène à la même question que mes collègues : n’y a-t-il pas en quelque sorte une forme de contradiction dans le fait de donner la parole tous les jours à un polémiste qui a été plusieurs fois condamné pour des questions de racisme alors que votre combat est celui de la lutte contre le racisme ?

Mme Michèle Victory. Par rapport à ces personnalités qui sont invitées et qui tiennent parfois des propos qui contreviennent parfois quasiment à la loi, la difficulté est peut-être de savoir où nous fixons la limite, entre entendre la parole de l’autre et accepter d’engager la discussion sur des problématiques délicates, par rapport à ce que notre loi permet et ne permet pas. J’imagine que, lorsqu’on est journaliste ou responsable de programme, c’est particulièrement difficile, mais le fait que certaines personnes particulièrement exposées jouent peut-être de leur notoriété pose un sérieux problème sur des façons de communiquer sur ces sujets qui sont vraiment importants.

Mme Christine Kelly. Premièrement, s’il s’agit de faire le procès d’Éric Zemmour, il faut prendre contact avec lui. Deuxièmement, s’il s’agit de réduire mes trente ans de carrière professionnelle à mon actualité, je trouve cela très malhonnête de votre part à tous. Troisièmement, si l’intitulé de la table ronde était « Pourquoi travaillez-vous avec Éric Zemmour ? », je n’aurais pas pris de mon temps ce matin. Quatrièmement, auriez-vous posé ces mêmes questions à Yves Calvi lorsqu’il travaillait avec Éric Zemmour tous les matins ? Non, vous ne l’auriez pas fait. Auriez-vous posé ces questions à Anaïs Bouton, qui travaille sur Paris Première avec Éric Zemmour une fois par semaine ? Non, vous ne l’auriez pas fait.

La question que je vous renvoie en conséquence, c’est : pourquoi me demander à moi « Pourquoi travaillez-vous avec Éric Zemmour ? » Pourquoi m’interroger sur des questions de déontologie de journaliste que l’on ne pose pas à d’autres ? La question sous-jacente qui est : « Est-ce que parce que je suis noire, je n’ai pas le droit de travailler avec quelqu’un qui a des propos qui peuvent parfois être choquants ? », m’interpelle. Le simple fait d’être stigmatisée par ma couleur de peau par rapport à la fonction que j’exerce aujourd’hui m’interpelle. On doit ici se poser des questions. Si l’on pose la question de la déontologie du journaliste, il faut aussi la poser à tous ceux qui travaillent avec Éric Zemmour. Avez-vous cherché à les joindre ? Les avez-vous interpellés ? Les avez-vous invités à participer à cette table ronde ?

Si vous voulez faire une émission spéciale sur « pourquoi et comment on travaille avec Zemmour », je pense que ma réponse a été très claire dans les propos que j’ai tenus. La base du racisme est là. Le racisme ne va pas que dans un sens, il est aussi caché à travers certaines questions qui sont posées et indirectement c’est aussi du racisme. Pour finir, je le répète : le racisme est caché. Oui, on semble parfois justifier, monsieur le président, le fait que je sois insultée dans tout ce que je fais ; cela ne m’est jamais arrivé de ma vie. Mais dans mon propos liminaire, j’ai dit que pour éradiquer le racisme il faut écouter l’autre, apprendre à écouter l’autre, apprendre à travailler avec l’autre. Il ne faut pas forcément stigmatiser l’autre parce qu’on n’est pas d’accord avec ses propos, avec sa vision de la vie et sa vision des choses. C’est peut-être quelque chose que vous n’avez pas entendu ou pas voulu entendre, mais ça, c’est la base du racisme. Ce n’est pas parce que quelqu’un qui est noir écoute quelqu’un qui peut avoir des propos violents qu’il faut forcément stigmatiser la personne qui travaille avec ce dernier. Je trouve donc ces questions déplacées, parce que vous ne les auriez jamais posées à Yves Calvi ou à Anaïs Bouton.

M. le président Robin Reda. Ma question, justement, et mes collègues peuvent préciser les leurs, ne visait pas à vous demander comment vous gériez la contradiction avec certains propos qui peuvent faire le buzz d’Éric Zemmour, mais portait sur le fait que vous êtes la cible – cela se voit sur vos réseaux sociaux et vous l’avez dit – d’une haine qui ne se déchaînerait pas de la même manière contre certains de vos collègues journalistes.

Mme Christine Kelly. Tout à fait.

M. le président Robin Reda. Ces manifestations proviennent de téléspectateurs qui ne partagent pas les propos de M. Zemmour, par exemple, puisque ce sont souvent ses interventions qui engendrent ce type de réactions et vous prennent pour cible, notamment en essayant de vous prendre à défaut et de vous emmener au-delà votre mission de journaliste. C’était l’objet de ma question, et nous ne pouvons pas ne pas vous la poser puisque cette tentation de pointer cette contradiction est toujours présente, y compris dans les portraits que dressent de vous les médias. C’est sur la manière dont vous le vivez que je voulais vous interroger, mais la réponse vive que vous apportez indique que c’est malheureusement ce que vous vivez au quotidien et que certains de vos collègues n’ont pas à le subir.

Mme Christine Kelly. Exactement, mais, en premier lieu, l’intitulé de cette table ronde ne concerne pas ce que je vis avec l’émission sur CNews. Cela fait trente ans que je travaille à la télévision, j’ai travaillé au CSA, en radio et pour la presse écrite, etc. Si l’on m’auditionnait spécifiquement sur l’émission avec M. Zemmour, il fallait me prévenir. Ce n’est pas ce que l’on m’a annoncé. Par ailleurs, en second lieu, effectivement, par rapport au fait que je suis très insultée parce que je travaille avec Éric Zemmour, est-ce que la question se pose pareillement pour Yves Calvi ou Anaïs Bouton ? C’est une véritable question à se poser. Vous l’avez dit madame, je ne porte pas ma couleur de peau comme un fardeau non seulement quand je fais mon travail de journaliste mais aussi lorsque je suis auditionnée à l’Assemblée nationale. Je ne suis pas non plus ici pour porter ma couleur de peau comme un fardeau, comme un drapeau, ou simplement jugée toute ma vie à travers mon apparence physique, que je n’ai pas choisi d’avoir.

D’autre part, il y a énormément de personnes, qui comprennent et qui encouragent le fait de valoriser ses compétences journalistiques avant sa couleur de peau lorsque l’on travaille. Et elles saluent le courage de pouvoir écouter quelqu’un avec qui on n’est pas forcément d’accord – d’ailleurs, on n’est jamais d’accord à 100 % avec qui que ce soit – et en exerçant son métier en dépit des pressions racistes – parfois bien cachées. Les insultes existent donc effectivement, mais il y a aussi beaucoup de valorisation du respect des compétences professionnelles.

M. le président Robin Reda. Vous avez raison, nous n’allons pas nous étendre sur cette actualité ou cette polémique. Il ne s’agissait aucunement de vous réduire à cela. Néanmoins, lors de toutes nous auditions, le rebond que nous pouvons faire dans nos questions nous permet d’aller au-delà du propos de fond qui est celui de la table ronde, et sur des questions d’actualité. Je vous remercie pour vos réponses et je vous confirme que le fond de notre sujet, et ce pour quoi nous vous avons invitée, est votre passage remarqué au CSA.

Nous avons entendu le président du CSA voilà quelques semaines. La question que nous nous posons sur les médias est aussi de savoir pourquoi la visibilité de la diversité est encore trop faible sur nos écrans ou, lorsque cette dernière est visible, elle reste un peu stéréotypée. Vous en avez parlé dans votre propos liminaire et c’est ce qui est intéressant pour nous parce que nos compatriotes issus de la diversité peuvent estimer que les médias traditionnels ne sont qu’un miroir déformant de la réalité de la société dans laquelle ils vivent. C’est évidemment sur ces questions que nous souhaitions vous entendre et que nous vous avons entendue.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons auditionné plus de 150 personnes lors de cette mission. Je n’ai, avec beaucoup de neutralité, pas poussé ni mis en avant le nom de qui que ce soit pour nos travaux d’audition et il n’y a absolument aucun procès ici, ce n’était pas du tout l’intention de cette invitation. Nous avons bien commencé nos questions sur la représentation, mais vous avez en quelque sorte « fermé cette porte » parce que ce n’est pas votre vision. Nous sommes donc allés sur d’autres sujets, notamment la déontologie. Ce matin, nous n’avons nullement été complaisants avec l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), donc ne nous faites pas non plus, pardonnez-moi, le procès d’être éventuellement victimes de nos propres préjugés. Si c’est ainsi que vous l’avez perçu, ce n’était en tout cas vraiment pas l’intention de cette table ronde. Je m’en arrête là et je ne souhaite pas que nous polémiquions sur ce sujet.

Mme Michèle Victory. Nous nous sommes probablement assez mal compris effectivement. Vos propos introductifs étaient très intéressants. La façon que nous avons eue de poser cette question était plutôt sous la forme d’un exemple finalement. Car ce qui est intéressant, et compliqué, est de savoir comment résoudre le problème de la façon dont l’information arrive à donner la parole à chacun tout en respectant un certain nombre de limites. Je ne sais pas si c’est la société qui doit venir en premier puis la presse ou l’inverse, mais il est certain que dans cet univers tout ce qui est dit et qui est public a une importance considérable, et peut aussi être déformé. Il est donc important de voir comment ce dialogue peut être organisé pour que chacun ait la parole, c’est tout à fait essentiel, mais avec des règles et des limites parfois difficiles à poser. C’était le sens de notre question, qui ne comportait pas la moindre remise en cause de votre personne ou de votre travail. C’est à mille lieux de nos interventions.

Mme Christine Kelly. Je vous remercie. La prochaine fois, quand vous voudrez auditionner quelqu’un par rapport au racisme par le prisme d’Éric Zemmour, invitez Anaïs Bouton, et je serai rassurée sur vos intentions.

Pour revenir au rôle des médias, je répète qu’il faut agir. L’on croit toujours que les médias peuvent tout, mais les médias ne peuvent pas tout. Il existe 200 chaînes, 900 stations de radio. Les médias ne pouvant pas tout, il faut agir sur la société, il faut agir dans la cellule familiale, il faut agir dans l’éducation nationale, c’est ce sur quoi j’insiste. Cela fait trente ans que je travaille dans les médias et, partout où je passe, je me rends compte que l’autre n’est pas forcément habitué à avoir quelqu’un de différent dans une rédaction, quelqu’un de différent à l’antenne, quelqu’un de différent qui pose des questions, quelqu’un de différent qui écoute quelqu’un qui a des propos qui peuvent choquer. Tout est dans l’acceptation de l’autre, l’écoute de l’autre, quel qu’il soit, et il est très important dans notre société d’apprendre à débattre, d’apprendre à écouter l’autre, même s’il est différent.

Enfin, je suis très surprise par ce qui relève d’une nouvelle forme de stigmatisation qui ne dit pas son nom, une stigmatisation cachée derrière le « je suis politiquement correct ».

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, madame Kelly, d’avoir accepté notre invitation et d’avoir déroulé de façon aussi claire votre argumentation et nous vous souhaitons une bonne continuation dans vos fonctions actuelles et dans le futur.

Mme Christine Kelly. Je vous remercie beaucoup et je vous rappelle que je fais partie de cinq conseils d’administration, que j’ai douze fonctions et que j’ai une association qui aide les familles monoparentales. J’ai de nombreuses fonctions et je regrette la stigmatisation. Je vous souhaite une excellente journée à tous.

M. le président Robin Reda. Nous allons poursuivre cette table ronde en laissant la parole à M. Laïdi, puis à M. Epstein.

M. Amirouche Laïdi, président du Club Averroès. Je vous remercie d’avoir pensé au Club Averroès Club pour cette audition et de vous intéresser à ce sujet, qui est un axe majeur d’inclusion républicaine. Je précise au préalable que cela ne me dérange pas que Christine Kelly interviewe Éric Zemmour ni d’entendre Éric Zemmour sur CNews tous les jours. Ce qui me gêne, c’est qu’en face d’Éric Zemmour il n’y ait pas d’invité capable de répondre à ses propos, et notamment ses nombreuses fake news. Même si je le trouve intelligent et brillant, il raconte souvent n’importe quoi et, en face de lui, très peu de personnes sont capables de déconstruire ses a priori et ses fake news. Christine Kelly a toute ma sympathie. C’est une militante de la diversité, elle a toujours été aux côtés du Club Averroès depuis sa création et elle incarne ce que nous souhaitons porter au plus haut.

Pour me présenter brièvement, je suis le président du Club Averroès. C’est un club privé et non une association. Il existe depuis 1998. Nous n’avons jamais perçu la moindre subvention. C’est essentiellement un club de professionnels des médias, qui compte plus de 150 journalistes, ainsi que des producteurs, des réalisateurs, des publicitaires, des artistes en tout genre. Par ailleurs, je suis chef d’entreprise, d’une entreprise de communication, et je suis élu local sans étiquette depuis vingt-cinq ans dans une ville de la banlieue ouest.

J’ai fondé le Club Averroès avec plusieurs journalistes, dont David Pujadas, qui officie à La chaîne info (LCI). Nous partions de l’idée qu’il y avait très peu de représentation de la diversité à l’écran, devant et derrière, que cette non-représentation créait une sorte d’invisibilité pour une partie de la population française, et que les conséquences en étaient directes, en matière de visibilité, de représentation dans les médias, mais aussi indirectes en matière d’emploi, de recrutement, de mobilité ou de logement. La raison de ce Club Averroès n’était donc pas tant de colorer l’industrie que sont les médias que de les inciter à représenter le plus fidèlement possible la société française.

Je m’inscris en faux contre le propos de Christine Kelly lorsqu’elle dit que les médias ne sont pas les premiers responsables, puisque les médias ne reflètent absolument pas la représentation française en matière de diversité mais aussi d’origine sociale, de sexe, de genre et de handicap. Le baromètre de la diversité du CSA le dit chaque année, sans que du reste cela change grand-chose en matière de représentation dans les médias. Il y a une forte responsabilité des médias dans le fait de ne pas représenter la société telle qu’elle est. Le dernier baromètre de la diversité soulignait d’ailleurs que le parent pauvre était le handicap, avec une représentation inférieure à 1 % à la télévision française.

Depuis plus de vingt ans, j’accompagne avec mon club, directement et indirectement, et de manière totalement bénévole, un certain nombre de médias, pour les conseiller et les guider en matière de promotion de la diversité. Nous avons obtenu de nombreux résultats. La visibilité existe aujourd’hui, notamment à l’antenne. Elle reste pour nous assez faible et insuffisante. Nous estimons que le compte n’y est pas.

Quand nous voyons la façon dont les Français consomment des programmes anglo-saxons qui font la part belle à la diversité, j’ai du mal à comprendre cette dichotomie entre les programmes français et les programmes américains, qui présentent une forte diversité à l’antenne et ne posent pas de problèmes d’audience. Il n’y a pas de diversité sans identité et il n’y a pas d’identité sans diversité, et le danger est l’uniformisation. Je ne doute pas que nous allons vers une forte représentation de la diversité dans les années à venir dans les médias, notamment à l’antenne, mais le problème est que ce ne sera pas la diversité française. Ce sera une autre diversité, plus universelle, plus uniforme, plus mondialiste. Je prône pour ma part une diversité à la française.

M. Marc Epstein, président de l’association La Chance, pour la diversité dans les médias. Je suis journaliste et j’étais jusqu’à il y a quelques mois rédacteur en chef de la rubrique « Étranger » de L’Express. Je préside l’association, où je suis bénévole, avec 400 autres journalistes en France. L’association s’est longtemps appelée La Chance aux concours et s’appelle aujourd’hui La Chance, pour la diversité dans les médias. Le cœur de notre action consiste en une préparation (une « prépa »), qui dure huit mois et représente environ 250 heures de formation. Elle est entièrement gratuite et assortie d’aides financières. Elle est ouverte aux seuls étudiants boursiers. Nous avons chaque année près de 300 candidats étudiants boursiers qui souhaitent passer les concours des écoles de journalisme reconnues par la profession. Il existe beaucoup d’écoles de journalisme en France, et beaucoup d’écoles de journalisme qui ne sont pas très bonnes. Parmi toutes ces écoles, 14 sont reconnues par la profession et sont « réputées ».

Nous accompagnons cette année 85 étudiants, pendant huit mois, dans sept villes de France. Ils préparent ces concours. Dans la mesure où La chance a grandi d’année en année, environ un étudiant en journalisme sur dix est aujourd’hui passé par La Chance. Cet étudiant de La chance se retrouve dans une école de journalisme et va, deux ans plus tard, entrer dans la vie active. Cet étudiant boursier de La chance vient souvent des quartiers prioritaires de la politique de la ville et peut aussi venir des zones rurales isolées. Notre approche de la diversité, notre recrutement, repose avant tout sur un critère social. C’est en cela que nous nous situons peut-être à la marge des travaux de votre mission.

Par ailleurs, je suis d’origine britannique. Je suis né et j’ai grandi, entre les années 1960 et le début des années 1970, au Royaume-Uni, et je suis frappé par une difficulté que je trouve très française qui est de nommer les choses. Le terme « diversité » me paraît terriblement piégeux en français, puisque l’on pense immédiatement à la couleur de peau. C’est une chose qu’il est difficile de qualifier en France puisque cela ne correspond pas à notre histoire, à nos valeurs, et cela nous complique la tâche. À La chance, le critère de cette diversité est avant tout social. En treize ans, nous avons formé des centaines de journalistes, et il est intéressant d’écouter les impressions de ces jeunes, les réactions qu’ils suscitent, à leur arrivée dans des rédactions, parfois du fait de leur couleur de peau, parfois parce qu’ils n’ont « pas les codes », comme ils le disent très souvent.

La chance aide à transformer peu à peu, « par capillarité », les médias, et en particulier les rédactions françaises. Le cœur de notre activité est la prépa, mais nous agissons aussi en amont par le biais de l’éducation aux médias. Nos anciens bénéficiaires sont de jeunes journalistes en début de carrière. Les débuts de carrière journalistiques étant assez compliqués ces temps-ci en France, nous avons mis en place une sorte de cercle vertueux destiné à nos anciens bénéficiaires en priorité. Ainsi, nous les payons pour qu’ils interviennent dans des lycées, des collèges, notamment dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville et dans des zones rurales isolées. Ils y parlent, à la première personne du singulier, de leur parcours, des médias, de ce qui différencie les médias des réseaux sociaux, de l’intérêt du travail journalistique, etc. L’objectif est de mieux faire connaître les médias et le journalisme. Il est aussi de susciter des vocations, à terme, parmi ces lycéens et ces collégiens auxquels nous nous adressons.

En aval, nous sommes actifs dans l’aide à l’insertion professionnelle de nos anciens bénéficiaires, puisqu’il ne sert pas à grand-chose de former ces centaines de journalistes si, dans les trois, cinq ou dix ans qui suivent, ils abandonnent le journalisme. Le paysage des médias va en effet mal, et la pandémie n’a rien arrangé. Nous devons donc aussi lutter contre les abandons.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour ces propos liminaires. Nous allons poursuivre l’échange avec Mme la rapporteure et nos collègues.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je voudrais revenir sur la diversité. Je n’ai pas compris la différence entre « diversité à la française » et « diversité universelle ». Merci d’avoir noté que l’on met déjà une étiquette à la diversité, puisqu’effectivement elle pourrait recouvrir la ruralité à la télévision, par exemple. Nous nous sommes cependant aperçus que, lorsque l’on donne un objectif très précis, que ce soit le handicap ou la parité, l’organisation qui y veille y investit tellement d’énergie qu’il devient difficile de mener tous les combats en même temps. Pensez-vous que ce soit réducteur de se dire : « Il faut se fixer un ou deux objectifs raisonnables, puis nous nous attaquerons à d’autres pans de la diversité » ? Ou faut-il être plus universels et se dire : « Abattons ces cloisons et travaillons autant sur la ruralité que sur la parité, la diversité des origines, qu’elle soit d’Europe, d’Afrique, du Moyen-Orient, etc. » ?

Au sujet du handicap, j’ai vu récemment à la télévision un jeune homme faire une intervention brillante sur un plateau de France 2, puis je me suis rendu compte qu’il avait les stigmates d’un handicap, et je me suis rappelé que c’était le Duoday ce jour-là. Il avait été invité parce que c’était le Duoday, et je me suis dit : « Mais pourquoi cette personne brillante ne pourrait-elle pas parler tous les jours à la télévision ? » J’entends bien dans vos associations à tous deux qu’il y a un rôle moteur pour que cette diversité entraîne le reste de la société.

M. Amirouche Laïdi. Tout à l’heure, monsieur le député, vous avez dit « les Français issus de la diversité ». Je rejoins le président de La chance sur le fait que nous sommes tous issus de la diversité. Je l’ai toujours entendu ainsi. D’ailleurs, lorsque le Club Averroès a participé à des rapports pour la promotion de la diversité, et de toutes les diversités – le rapport Spitz, le rapport Bourges, le rapport Sabeg –, il a toujours été question de proposer une diversité à la française, parce qu’il existe des spécificités françaises. Et il existe des spécificités anglo-saxonnes. Pour le programme des Young Leaders américains sur ce sujet, je me suis rendu trois semaines aux États-Unis, j’ai rencontré les médias américains et les associations pour savoir comment elles travaillaient sur la promotion de la diversité.

Nous avons été impressionnés par les résultats qu’ils obtenaient et par le fait qu’il y avait une excellente représentation de la diversité dans les médias américains, mais la réalité est que chacun vivait de son côté. Les riches Blancs vivaient dans des quartiers à part, les riches Noirs vivaient dans d’autres quartiers à part, les pauvres Blancs vivaient dans d’autres quartiers, etc. Il existe donc une spécificité française. Je pense que l’objectif de la France n’est pas uniquement de colorer les médias. Ce travail sur les médias vise aussi à créer du vivre-ensemble, de la cohésion sociale. Si nous ne développons pas des politiques publiques pour promouvoir la diversité – et c’est votre travail en tant que députés –, nous aurons de toute façon de la diversité, mais qui risque de ne pas être à l’image de la France et de correspondre plus à une image uniformisée et mondialisée.

Par rapport aux différents critères de promotion de cette diversité, le Club Averroès est un club républicain et toutes les propositions et recommandations que nous avons formulées sont valables pour tout type de diversité. Je pense en revanche que l’on ne peut pas défendre une diversité contre une autre. Ces dernières années, on a eu tendance en France à faire la part belle à la parité, mais souvent aux dépens des autres diversités. Je trouve que cela n’est pas républicain et égalitaire.

M. Marc Epstein. Je suis venu tardivement à ces sujets, puisque je suis avant tout journaliste et je travaillais jusqu’à tout récemment pour un hebdomadaire. Mais il est intéressant de voir comment le regard porté sur ces questions a évolué. Quand La chance est née en 2007, il nous arrivait encore de rencontrer des confrères et des consœurs qui s’étonnaient de notre existence. L’on me disait : « Les écoles de journalisme sont accessibles par concours. Le concours est le principe républicain : on entre ou on échoue. » Il a fallu qu’un certain temps s’écoule pour que chacun comprenne que ces concours eux-mêmes sont fondés sur des critères qui ne sont pas toujours neutres, que la notion de culture générale relève souvent plus de généralités que de questions proprement culturelles, que c’est une notion terriblement française et qui peut être discriminante.

Il me semble qu’aujourd’hui beaucoup de gens comprennent l’utilité qu’il y aurait à avoir une meilleure incarnation des diversités dans l’audiovisuel français notamment. Ce qui me frappe néanmoins, c’est que j’entends depuis quelques années des patrons de médias, même s’ils n’osent pas toujours poser la question explicitement, nous demander, à La chance, comment ils pourraient s’y prendre pour recruter plus de Noirs et d’Arabes. Or, ce n’est qu’une partie du problème. Ce n’est qu’une partie de ce qu’il faut qualifier de « diversité ». Au-delà des questions de couleur de peau et d’origines, il existe un défaut de représentation, notamment dans l’audiovisuel français – je m’en tiens aux journalistes –, qui est très frappant pour un Britannique.

Quand j’ai quitté le Royaume-Uni dans les années 1970, le présentateur du grand journal du soir sur la chaîne commerciale ITV (Independent Television) était noir. Je regarde les chaînes anglaises : le spécialiste de la défense à la BBC (British Broadcasting Corporation) est dans un fauteuil roulant, un des correspondants de la BBC à Washington est aveugle, une des journalistes jokers qui présentent le grand journal du soir de Channel 4 – un peu l’équivalent du journal d’Arte chez nous – est voilée, elle est d’origine pakistanaise.

Je regarde ces chaînes en tant que téléspectateur et j’ai d’emblée une représentation mentale de la société à laquelle j’appartiens, qui inclut la diversité dans toutes ses formes. L’on entend également des accents que nous appellerions en France « des cités » ou des accents régionaux. Dans certaines écoles de journalisme du sud de la France, on met de côté quelque temps des candidats à des prix ou à des bourses, le temps qu’ils perdent l’accent méridional. Je trouve cela insensé mais ce sont des faits d’une grande banalité. Je crois aussi qu’il y a une diversité à la française, peut-être plus « plurielle », qui reste à inventer.

Mme Fiona Lazaar. Je me permets de revenir sur l’intervention de Mme Kelly tout à l’heure. J’ai été très surprise par le ton qui a été employé. Je crois qu’aucun des parlementaires qui l’ont interrogée ne lui a manqué de respect. Contrairement à ce qui a été sous-entendu, je ne crois pas que nous l’ayons interrogée au regard de sa couleur de peau, à aucun moment. Nous l’avons plutôt interrogée au regard de son engagement dans la lutte contre le racisme et pour la promotion de la diversité. Je pense que nos questions étaient légitimes par rapport au fait qu’elle interroge aujourd’hui tous les jours une personne qui a été condamnée précisément pour des motifs de racisme. Je partage son point de vue lorsque Mme Kelly dit qu’il faut pouvoir entendre des avis divergents et des avis qui choquent. En revanche il faut rappeler que les propos racistes sont interdits par la loi et ne relèvent pas de la liberté d’expression.

Par ailleurs, j’ai trouvé très intéressant ce parallèle de M. Epstein avec ce qui se fait en Angleterre. Nous avons une histoire et un rapport aux « communautés » qui sont différents. Nous avons désormais un Premier ministre qui a un accent régional très prononcé, et il faudrait que nous arrivions à entendre davantage ces accents qui représentent la diversité de notre pays. Je trouve que vos associations ont des projets formidables. Selon vous, comment faire en sorte d’atteindre nos objectifs communs d’avoir plus de diversité dans les médias ? Pensez-vous qu’il y aurait des améliorations à trouver d’un point de vue législatif ?

Mme Michèle Victory. Je vais dans le même sens que M. Epstein. J’ai vécu deux ans au Royaume-Uni, où la façon de vivre et d’apprécier ces notions de vivre-ensemble est effectivement totalement différente. Je voulais vous demander ce que vous pensiez de l’opportunité de conditionner des aides publiques à une meilleure représentation des minorités ou des diversités, même si cela ne vous concerne pas directement dans la mesure où vous êtes plutôt dans le secteur privé. Il a été question d’aides financières et je pense qu’il est important de parler aussi de la diversité sociale. Ce que vous faites en permettant à des jeunes qui n’en auraient pas l’occasion d’accéder à ces métiers et à ces formations, en leur donnant une bourse, est très important.

Je peux citer un exemple qui va dans votre sens. Quand j’enseignais en lycée professionnel, dans un milieu rural, nous avions fait une expérience à la radio avec des élèves, et le fait de leur donner l’occasion de s’exprimer et d’être ceux qui tiennent le micro leur apportait une reconnaissance incroyable et une responsabilité très forte. Ils se rendaient compte que le fait de parler à d’autres avec un micro revêtait une tout autre importance. J’ai trouvé que c’était un très bon moyen de commencer à faire travailler les jeunes à cette idée qu’ils le peuvent aussi, que c’est à la portée de tout le monde et qu’eux pourraient aussi.

M. Amirouche Laïdi. Pour ce qui est de conditionner des aides publiques, cela fait partie des propositions qu’ont émises les rapports Spitz et Bourges, qui datent de plus de dix ans. Beaucoup de rapports ont été produits, avec beaucoup de recommandations qui n’ont jamais été appliquées. Pour dépasser les problématiques qui existent aujourd’hui, il faut donc déjà appliquer les recommandations qui ont été formulées dans les nombreux rapports, et la France est spécialiste des commissions et des rapports qu’elle enterre ensuite. Il faut déterrer ces rapports.

D’une part, les travaux qui ont été effectués ont coûté à la collectivité. Par ailleurs, cette représentation de la diversité dans les médias doit concerner tous les médias et pas seulement la télévision. Les radios ne participent pas du tout. La dernière fois que j’ai vu le président du CSA, je lui ai rappelé que les obligations de diversité s’appliquaient aussi aux radios. Je pense qu’il est de votre devoir de politiques d’interpeller les différents médias sur leurs travaux en matière de diversité. La loi sur l’égalité des chances de 2005 invitait tous les médias, sur la base du volontariat, à rendre un rapport annuel sur l’état de toutes les diversités dans leur média. La commission en charge de la culture de l’Assemblée nationale devait statuer sur une sorte d’évaluation des résultats et éventuellement proposer des solutions qui visent à améliorer cette diversité. Depuis 2005, cette commission a dû se réunir une fois, sur la base du rapport du CSA sur l’état de la diversité dans les médias.

La balle est dans votre camp. Il n’y a pas de fatalité. Aux États-Unis comme en Angleterre, le produit de la diversité est le produit de politiques publiques ou, comme en France, de non-politiques publiques. Je pense que ce sujet n’a jamais fait l’objet d’un suivi de politiques publiques depuis 2005, depuis la première loi sur l’égalité des chances, qui fixait un certain nombre d’objectifs aux chaînes, sur la base du volontariat. À mon sens, c’est une absence de politiques publiques qui nous a conduits à cette situation aujourd’hui, au contraire de ce qui existe en Angleterre ou aux États-Unis. Mais je souhaiterais que ce soient nos politiques publiques, et non les politiques publiques universelles qui vont s’imposer à nous.

M. Marc Epstein. Pour que cela change, je pense qu’il manque en effet une politique publique affirmée. Je suis également frappé par une rhétorique qui existe autour de la diversité dans les rédactions elles-mêmes, mais souvent par l’absence de projet véritable. C’est exaspérant pour moi dans le sens où il s’agit de favoriser l’égalité des chances, d’encourager la cohésion sociale, mais il s’agit aussi de la qualité et de la diversité de l’information. Je veux dire par là qu’il est dans l’intérêt des médias d’avoir ces rédactions diversifiées. Je rends parfois visite à des patrons de quotidiens régionaux, qui me voient arriver comme une sorte de représentant du 9-3 qui va exiger des quotas…

Dès lors que je leur explique que La chance accompagne des enfants d’agriculteurs, par exemple, dans leur préparation aux concours de journaliste, soudain mes interlocuteurs me disent : « Mais cela m’intéresse beaucoup, parce que je n’en peux plus des écoles de journalisme qui forment des armées d’étudiants qui sortent de Sciences-Po, qui ont souvent grandi à Paris intra-muros, qui m’expliquent en arrivant qu’ils sont passionnés par les problématiques rurales, mais qui en réalité, dès qu’ils ont décroché un contrat à durée indéterminée (CDI), ne souhaitent qu’une chose : être rapatriés au siège. » À partir du moment où nous expliquons, où nous incarnons la diversité, du moins dans ce milieu un peu particulier qu’est le journalisme, non seulement un intérêt, mais un appétit se manifeste pour la diversité. Il me semble ainsi qu’il faut donner une visibilité plus grande à tout l’atout que représente la diversité pour une rédaction.

Nous nous éloignons un peu de la problématique du racisme et de la couleur de peau, mais, souvent, un enfant d’agriculteurs, lors de la conférence de rédaction du matin, n’a pas les mêmes idées de sujets que celui qui a grandi à Paris. C’est cette richesse qui ensuite se traduit dans une diversité dans les angles de traitement et c’est cette richesse qu’il faut encourager. Concrètement, pour l’encourager, selon moi :il faut développer l’éducation aux médias et à l’information dans les lycées et les collèges et il faut développer beaucoup plus les contrats de professionnalisation et l’apprentissage.

Il s’agit de deux formes d’appels d’air formidables pour des publics qui n’ont pas toujours les moyens de s’offrir des écoles de journalisme. Celles-ci peuvent être gratuites pour les boursiers ; cependant il faut bien vivre pendant qu’on est à l’école de journalisme. De plus, les débuts de carrière sont difficiles. Il s’agit là de deux moyens assez pragmatiques de favoriser les diversités en France.

Je m’occupe d’une association qui est devenue le premier dispositif d’égalité des chances dans le secteur des médias. Si l’on regarde l’ensemble de nos ressources, 30 % sont d’origine publique. Heureusement que le privé nous suit. Parmi les médias qui nous soutiennent, l’audiovisuel public est d’ailleurs assez loin derrière… C’est donc là une observation plus égoïste de ma part, mais des aides et subventions publiques nous feraient du bien.

Mme Michèle Victory. Pour répondre à M. Laïdi, je précise que nous avons auditionné le CSA l’année dernière, pas spécialement sur le baromètre de la diversité, mais beaucoup de questions lui avaient été posées à ce sujet. Je pense que cela mériterait en tout cas des auditions entières.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, monsieur Epstein et monsieur Laïdi, d’avoir pris le temps de répondre aux sollicitations de notre mission d’information.

La séance est levée à 11 heures 55.


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Compte rendu  71    Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, et de Mme George Pau-Langevin, adjointe en charge de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 12 heures)

La séance est ouverte à 12 heures.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, nous avons l’honneur de recevoir à présent Mme Claire Hédon, Défenseure des droits.

Madame Hédon, notre mission d’information a été créée par la Conférence des présidents le 3 décembre 2019 mais, en raison de la crise sanitaire, elle n’a pu commencer ses travaux qu’au mois de juin. Depuis, Caroline Abadie, la rapporteure, et moi-même organisons nos auditions tambour battant afin de tenter de cerner le sujet très complexe qu’est la persistance du racisme dans la société française, racisme qui prend de nouvelles formes, comme nous avons pu le constater, hélas, au fil de nos travaux.

Si le racisme est un phénomène profond auquel le législateur s’intéresse de longue date, nous ne pouvons pas passer sous silence son actualité ; je pense notamment à la question des rapports de la population avec la justice et la police, qui anime le débat public depuis quelques mois, outre-Atlantique et plus récemment en France. Police et justice jouent, à n’en pas douter, un rôle majeur dans la lutte contre le racisme. La contribution de la Défenseure des droits que vous êtes nous sera très précieuse pour étayer nos analyses.

Nous avons déjà entendu de nombreux interlocuteurs, notamment des universitaires, qui nous ont aidés à mieux appréhender les concepts, des représentants de grandes associations spécialisées dans la lutte contre le racisme, dont l’ancrage territorial nous permet de bénéficier de retours exhaustifs du terrain. Nous avons également eu l’honneur de recevoir le ministre de l’éducation nationale et la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances ainsi que les autorités publiques compétentes dans ce domaine.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons en effet choisi d’interroger tout d’abord des universitaires afin de donner un cadre à cette mission d’information. Puis nous avons rencontré des associations, chacune étant spécialisée dans la défense d’un groupe de personnes ayant des origines communes, afin de comprendre, sans remettre en cause notre attachement à l’universalisme, ce que peuvent vivre les personnes, en particulier les jeunes, victimes de discriminations liées à leur pays d’origine, leur couleur de peau ou leur religion. Nous constatons également depuis quelque temps que la diversité au sens large, étendue notamment aux femmes et aux personnes en situation de handicap, s’invite dans nos débats : après la concurrence mémorielle, nous assistons à une concurrence des diversités que vous avez peut-être également pu observer.

M. le président Robin Reda. Madame la Défenseure des droits, je tiens, avant de vous donner la parole, à saluer votre adjointe et notre ancienne collègue, Mme Pau-Langevin, que je félicite pour sa nomination.

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous remercie de m’avoir sollicitée car l’objet de votre mission d’information fait partie de mes priorités – ce n’est pas sans raison que j’ai souhaité avoir George Pau-Langevin à mes côtés en tant qu’adjointe chargée de la lutte contre les discriminations. Je me réjouis également que vous ayez ouvert vos auditions à des acteurs européens tels que l’Unia, le centre interfédéral pour l’égalité des chances, qui est notre homologue belge en matière de lutte contre les discriminations, ou l’Independant office for police conduct (IOPC), notre homologue britannique en matière de déontologie de la sécurité.

Le Défenseur des droits travaille depuis de nombreuses années sur les discriminations fondées sur l’origine. Plusieurs rapports, dont vous avez certainement pris connaissance, ont été publiés sur ces enjeux, dont le dernier, intitulé Discrimination et origine : l’urgence d’agir, a paru en juin dernier. En la matière, je me situe dans la lignée de mon prédécesseur.

La crise sanitaire et la période de confinement ont mis en lumière et exacerbé les inégalités sociales et les discriminations, en particulier celles qui sont subies par les personnes d’origine étrangère ou perçues comme telles. Ainsi, les personnes d’origine immigrée ont été, certaines études l’ont bien montré, surexposées au risque sanitaire et à la maladie. Ces discriminations subitement rendues visibles sont trop souvent ignorées ou minimisées alors qu’elles affectent le quotidien et le parcours de vie de millions d’individus. Il me paraît donc urgent d’agir pour qu’elles soient dénoncées et combattues.

Avant de préciser les compétences du Défenseur des droits en matière de discriminations fondées sur l’origine, je souhaiterais clarifier les notions de racisme et de discrimination.

Le racisme renvoie à une idéologie ou à un système de domination fondé sur une hiérarchisation des groupes en raison de leur prétendue origine ou race ; ses manifestations peuvent être multiples : propos, pratiques, attitudes, préjugés, idéologie et discriminations. La loi distingue ces dernières des autres manifestations du racisme ; le juge ne les appréhende pas de la même façon. La sanction des paroles, écrits ou images qui stigmatisent, humilient ou attisent le racisme est prévue par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881. Quant aux violences racistes, elles relèvent des circonstances aggravantes des crimes et délits prévus dans le code pénal. S’agissant de l’appréhension juridique des discriminations raciales, le Défenseur des droits mobilise le droit de la non-discrimination. Issu du droit européen, il définit la discrimination comme une inégalité de traitement en raison d’un critère prohibé par la loi – par exemple, l’origine, mais ce peut être également le handicap – dans un des contextes prévus par la loi, notamment l’emploi, le logement et l’accès aux biens et aux services.

Cette définition appelle deux précisions. Aux termes de la loi du 27 mai 2008, l’inégalité de traitement peut être volontaire ou non, consciente ou non, de sorte que des pratiques neutres en apparence, insidieuses ou invisibles peuvent également être sanctionnées. Par ailleurs, les discriminations fondées sur l’origine peuvent être appréhendées par d’autres critères que l’origine : l’apparence physique, le nom, la nationalité, le lieu de résidence, l’appartenance ou la non-appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une prétendue race ou à une religion, la capacité de s’exprimer dans une autre langue que le français.

Ainsi, les discriminations fondées sur l’origine se distinguent du racisme, mais elles s’inscrivent souvent dans un continuum d’attitudes hostiles, qui comprennent des préjugés, des stéréotypes, des propos, des comportements stigmatisants ou des situations de dévalorisation. C’est ce que montrent les résultats particulièrement intéressants du dernier baromètre sur la perception des discriminations dans l’emploi, publié la semaine dernière, que le Défenseur des droits réalise conjointement avec l’Organisation internationale du travail (OIT). De telles attitudes hostiles peuvent in fine constituer un harcèlement discriminatoire au travail, que la loi définit comme des agissements liés à un motif prohibé subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. J’ajoute que, à la suite de nos recommandations, ces agissements n’ont plus besoin d’être répétés : un acte unique jugé particulièrement grave peut suffire.

Les discriminations raciales révèlent en définitive le poids des stéréotypes. La discrimination fondée sur l’origine vise des individus, non pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont ou sont supposés être. Elle repose sur des stéréotypes associés aux individus sur le fondement de signes extérieurs – couleur de peau, traits du visage, texture des cheveux… – ou de caractéristiques socioculturelles – religion, lieu de résidence… – qui laissent supposer une origine étrangère. Elle ne se réduit donc pas à une question de nationalité ou de parcours migratoire ; elle touche d’ailleurs, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), près de 21 % de la population française.

La sensibilisation contre ces stéréotypes est donc essentielle pour lutter contre les discriminations. Tel est l’objet de deux dispositifs que nous pilotons : le programme des Jeunes ambassadeurs des droits (JADE), lesquels se rendent dans les écoles pour sensibiliser les enfants à leurs droits – le site internet « égalité contre racisme » contribue également à cette sensibilisation en rassemblant des ressources juridiques et des moyens d’action –, et la plateforme pédagogique Éducadroit.

Quelles sont les différentes formes de discriminations liées à l’origine que révèlent nos saisines et nos rapports ?

Entre janvier et septembre 2020, 12 % des dossiers que nous avons reçus au siège concernaient des discriminations. Dans ces dossiers, l’origine est invoquée dans 12 % des cas, ce qui en fait le deuxième critère de discrimination, après le handicap, qui concerne quant à lui 19 % des dossiers. Mais si l’on intègre les critères de nationalité, de conviction religieuse, d’appartenance physique, de patronyme, de lieu de résidence, l’origine, dans son acception large, concerne environ 28 % de nos saisines en 2020. Les domaines concernés sont majoritairement l’emploi – 60 % des saisines, l’emploi privé représentant les deux tiers d’entre elles –, puis l’accès à des biens et services, à hauteur de 10 %, et le logement, à hauteur de 10 % également.

Pour illustrer la diversité des dossiers que nous instruisons dans ce domaine, je citerai les refus d’inscription à l’école opposés à des mères d’enfants roms résidant dans des campements ou des hôtels, le comportement discriminatoire des forces de l’ordre à l’égard des Roms ou des personnes sans domicile fixe, les discriminations fondées sur l’apparence physique – au sujet desquelles nous avons publié en 2019 une décision-cadre –, la discrimination systémique de vingt-cinq travailleurs maliens dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, reconnue en 2019 par le conseil de prud’hommes de Paris, et les discriminations fondées sur la religion, principalement des refus d’accès aux centres de loisirs du fait du port du voile ou la suppression des menus de substitution dans certaines cantines scolaires.

Au-delà de ces exemples, je veux insister sur l’ampleur des discriminations liées à l’origine dans notre société. Je n’entrerai pas dans le détail des chiffres, que vous connaissez bien ; je rappellerai uniquement deux constats corroborés par les enquêtes. Les personnes perçues comme non blanches sont désavantagées dans l’intégralité des sphères de la vie sociale : elles sont davantage exposées au chômage, à la précarité sociale, à de mauvaises conditions de logement, à un état de santé dégradé et à des contrôles policiers plus fréquents. Par ailleurs, les discriminations fondées sur l’origine se combinent à d’autres formes de discriminations et d’inégalités liées aux ressources économiques, au statut dans l’emploi, au genre, à l’orientation sexuelle et à la religion.

Les personnes qui sont au croisement de différentes formes de discrimination sont ainsi particulièrement exposées au processus de stigmatisation et d’exclusion. Pour ne citer qu’un seul chiffre, les femmes âgées de 18 à 44 ans vues comme noires, arabes ou asiatiques ont une probabilité deux fois et demie plus élevée d’expérimenter des discriminations dans l’emploi que les femmes vues comme blanches. Les discriminations doivent donc être considérées dans une perspective systémique et intersectionnelle qui prenne en compte les représentations stigmatisantes, l’interaction entre les différents types de discriminations subies, les inégalités socio-économiques et la part des institutions.

Pour ces différentes raisons, l’expérience des discriminations a des conséquences délétères et durables pour les parcours individuels et la société. Pour les personnes concernées, elles provoquent à la fois une perte de bien-être, une perte de chance et, du fait des efforts décuplés, une perte de confiance. Sur ce point, je vous renvoie également au baromètre réalisé avec l’OIT, qui souligne les effets des discriminations non seulement sur la vie professionnelle mais aussi sur la vie personnelle, la santé physique et psychologique.

Avant d’évoquer nos recommandations, je tiens à souligner deux limites auxquelles se heurte actuellement la lutte contre les discriminations. D’une part, malgré l’adoption de directives européennes en 2000, les discriminations raciales n’ont fait l’objet d’aucune politique publique propre, contrairement à celles fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle. D’autre part, la voie du contentieux est insuffisante à plusieurs égards. Les victimes tendent en effet à être découragées par la complexité de l’établissement de la preuve, la faiblesse des sanctions et des indemnités ainsi que le coût important des procédures ; le dispositif d’action de groupe est limité puisqu’il est privé de financement public, complexe et réservé aux syndicats ou à des associations anciennement créées. Il est donc urgent de faire des discriminations fondées sur l’origine une priorité politique.

Pour lutter contre les discriminations dans leur dimension systémique, il est indispensable de lutter conjointement contre, d’un côté, la pauvreté, le chômage et l’insalubrité et, de l’autre, les discriminations liées à l’origine en tant que telles. Sur ce dernier point, plusieurs recommandations ont été formulées dans notre dernier rapport. Premièrement, il convient de favoriser la connaissance et la recherche grâce à la création d’un observatoire des discriminations, discriminations qu’il importe en effet d’évaluer. Deuxièmement, des plans d’action structurés doivent être élaborés au sein des organisations professionnelles pour définir des objectifs clairs fondés sur des diagnostics précis et des méthodes d’action concrètes et transversales relevant de responsables identifiés. Troisièmement, le droit au recours doit être effectif, les condamnations judiciaires doivent être dissuasives et des campagnes de sensibilisation doivent être organisées.

Enfin, nous devons travailler en collaboration étroite avec les acteurs de la société civile et les associations engagées sur le terrain, dans la lignée de l’action menée par notre institution, qui a créé un comité d’entente « origines » en 2017. Ce comité réunit deux fois par an les associations engagées dans la lutte contre les discriminations liées à l’origine et à la religion. Quelles que soient les approches promues par ces associations, de tels échanges permettent de dessiner un horizon commun, celui d’une société sans discrimination raciale.

M. le président Robin Reda. Nous avons auditionné ce matin Mme la directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), puis M. Thierry Geoffroy, responsable des affaires publiques de l’Association française de normalisation (AFNOR), à propos de la labellisation des employeurs qui s’engagent dans des politiques de lutte contre les discriminations, avant de tenir une table ronde sur la représentation de la diversité dans les médias. J’ai trois questions à vous poser sur ces thèmes.

Concernant la police, le débat porte actuellement sur les contrôles d’identité. Un certain nombre d’acteurs publics et de citoyens dénoncent des contrôles « au faciès ». Vous préconisez, me semble-t-il, une modification de l’article 78-2 du code de procédure pénale, pour y introduire le principe de non-discrimination dans le cadre de ces contrôles. Pouvez-vous revenir sur cette proposition et nous rappeler de quelles analyses et statistiques elle procède ?

S’agissant de l’emploi, il serait intéressant, là aussi, que vous reveniez sur vos préconisations, notamment concernant les obligations d’audit de certaines entreprises.

Enfin, comment votre institution appréhende-t-elle l’enjeu de la représentativité des médias, sans tomber dans la caricature ou dans un miroir grossissant, qui serait l’effet inverse de celui que nous cherchons à obtenir ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette matinée nous a permis d’aborder des sujets extrêmement variés. Nous avons évoqué, par exemple, la collaboration que votre institution entretient avec l’IGPN, et l’intérêt qu’il y aurait à la renforcer pour améliorer la relation de la population à sa police. Notre discussion a notamment porté sur les contrôles d’identité. Par la suite, nous avons débattu du label diversité dans les entreprises. Je suis curieuse de savoir – même si la question peut paraître naïve – si celui-ci protège des discriminations dont vous disiez avoir connaissance dans les entreprises. Je voudrais enfin réagir à la proposition de création d’un observatoire pour évaluer les discriminations. L’étude trajectoire et origines (TeO) de l’Institut national d’études démographiques (INED), les travaux menés par l’INSEE et plusieurs associations ne sont-ils pas suffisants, à vos yeux, pour mesurer l’étendue des discriminations ? Il me semble que celle-ci est déjà suffisamment documentée. La limite, à mon sens, réside dans l’engagement collectif, l’action en justice, la charge de la preuve. Un testing doit amener une entreprise, une agence immobilière à engager un travail de réflexion et à améliorer ses procédures, mais pourquoi ne conduit-il pas, à un moment donné, au prononcé d’une sanction ?

Mme Claire Hédon. S’agissant des agences immobilières, nous avons constaté que, même si la sanction n’était pas dissuasive, elle suscitait une prise de conscience et un changement des pratiques. Cela exige, toutefois, que des rappels soient faits très régulièrement ; à défaut, on en revient à la situation antérieure.

J’échange régulièrement avec l’IGPN comme avec l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Je suis convaincue de l’intérêt du contrôle interne, comme du contrôle externe, de la déontologie des forces de sécurité : l’un n’exclut pas l’autre. On ne peut pas envisager de se passer d’un contrôle interne, mais on peut le rendre plus indépendant. La vraie question est de savoir si les sanctions demandées sont réellement appliquées. On n’a pas beaucoup de données à ce sujet à l’IGPN. L’IGGN est plus transparente : on sait que ses recommandations sont suivies dans plus de 95 % des cas.

Dans le cadre de l’épidémie de la covid, on a réussi à quantifier les contrôles d’identité et les amendes prononcées, ce qui montre bien que c’est possible. Il me paraît indispensable, comme mon prédécesseur, d’opérer des expérimentations pour déterminer si le récépissé constitue la solution, ou s’il faut plutôt quantifier les contrôles d’identité. Peut-être avez-vous demandé à l’Association des collèges européens de police (AEPC) – une institution extrêmement transparente – quels travaux ils mènent en la matière ? Les contacts avec nos homologues européens sont une source très riche d’information et un moyen d’échanger des bonnes pratiques. Je suis persuadée qu’il faut avancer sur la question des contrôles d’identité, car ils induisent une certaine perception de la police de la part des jeunes. Même si ceux-ci nous saisissent peu, ils sont, sans conteste, victimes de discriminations. Nous avons réalisé une étude montrant que les personnes jeunes perçues comme non blanches ont vingt fois plus de chances d’être contrôlées que les autres.

Je ne suis pas en mesure de vous dire si les saisines dont nous sommes l’objet en matière d’emploi concernent des entreprises ayant reçu le label diversité. Je ne suis pas sûre que le label suffise, mais il montre que l’entreprise s’est posé la question et a travaillé sur des actions de formation. De fait, la formation régulière est l’un des facteurs permettant de lutter contre les discriminations.

La représentativité des médias est essentielle. Pour avoir été responsable des programmes de Radio France internationale (RFI) et avoir cherché à accroître la présence des personnes de couleur – sans y avoir très bien réussi –, je peux vous dire que la tâche n’est pas simple. Cela se joue en partie au stade de la formation dans les écoles de journalisme. Sciences Po a beaucoup fait en matière de diversité, mais celle-ci ne se retrouve pas dans les effectifs de son école de journalisme. Une des explications que m’a données l’école est que les jeunes issus de la diversité ont envie d’occuper un emploi offrant des conditions de stabilité et de rémunération supérieures à celles qu’ils pourraient trouver dans le monde du journalisme. Un autre obstacle au recrutement de personnes d’origines variées est le manque de volonté de l’encadrement. Je suis très sensible à la question de la représentativité. Les efforts menés en ce domaine contribuent à une ambiance de lutte contre le racisme et les discriminations.

Mme George Pau-Langevin, adjointe à la Défenseure des droits, en charge de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité. Le sujet des contrôles d’identité est douloureux et donne lieu à beaucoup de réactions négatives, notamment de la part des forces de sécurité. Longtemps, les jeunes et les habitants des quartiers ont dénoncé le fait qu’ils étaient davantage soumis à ces contrôles, mais, en face, leurs propos étaient démentis. On ne disposait pas de données objectives permettant de documenter le phénomène. Seule la fondation Open Society Justice Initiative avait mené une enquête sur ce sujet, publiée en 2009.

En 2017, le Défenseur des droits a publié une enquête très précise sur un échantillon de 5 000 personnes, qui a clairement fait apparaître que ce n’était pas un fantasme. On y lit en effet que 80 % des hommes, au sein de la population générale, déclarent n’avoir jamais fait l’objet d’un contrôle de la part des forces de police au cours des cinq années précédentes. En revanche, 50 % des hommes perçus comme arabes ou noirs déclarent avoir subi un contrôle, et le pourcentage monte à 80 % pour les jeunes de 18 à 25 ans. Nous ne disons pas que les forces de sécurité procèdent à ces contrôles parce qu’elles sont racistes ; nous affirmons simplement que le sentiment qu’ont les personnes concernées, notamment les jeunes, d’être victimes d’un traitement discriminatoire repose sur une réalité factuelle.

Tant qu’on n’aura pas la possibilité de tracer précisément les comportements à l’œuvre, par le fameux récépissé ou une attestation quelconque de contrôle, on échangera opinion contre opinion, sans pouvoir vraiment faire changer les choses. J’ai appartenu à un gouvernement qui, contrairement à ses promesses, n’a pas institué le récépissé, parce que les forces de police ne l’ont pas voulu. Il serait temps de reconnaître qu’on a besoin d’une traçabilité. On ne peut pas laisser perdurer ce phénomène, qui agit comme un poison dans la vie des gens.

Mme Claire Hédon. Au moins, expérimentons !

Mme George Pau-Langevin. Les forces de police répondent qu’en règle générale, elles effectuent des contrôles en application des réquisitions du procureur de la République, en un endroit donné, à un moment donné. Or, si les réquisitions sont reprises jour après jour, les forces de l’ordre obtiennent la possibilité de pratiquer des contrôles en permanence. Par ailleurs, lorsqu’elles agissent en application de réquisitions, elles n’ont pas à expliciter les motifs du contrôle. On a l’impression que les forces de l’ordre font à peu près ce qu’elles veulent ; leurs prérogatives ne sont manifestement pas assez encadrées. Cela ne me paraît pas conforme aux exigences démocratiques. Sans doute beaucoup de policiers n’ont-ils pas conscience de pratiquer une discrimination lorsqu’ils se livrent à de tels comportements ; ce sont souvent les discriminations indirectes qui empoisonnent les choses. Nous formons un certain nombre de fonctionnaires territoriaux et de membres des forces de police. Il faudrait, à mon sens, intensifier cette formation pour que les intéressés prennent conscience que des comportements qui leur semblent neutres peuvent être discriminatoires.

Comme en matière de discriminations liées au travail, il faudrait appliquer à ce domaine le renversement de la charge de la preuve. En effet, il est souvent extrêmement difficile de prouver l’existence d’une discrimination. La victime se contenterait ainsi de fournir les éléments, et la personne mise en cause devrait prouver qu’elle n’a pas commis de discrimination. Ce serait une manière d’avancer, et j’espère que votre mission reprendra à son compte cette proposition.

Je lis chaque année avec beaucoup d’intérêt le rapport de France Télévisions sur les efforts que la société engage pour améliorer la diversité à l’écran. Tous les ans, on voit que de nombreux efforts sont faits, mais que les choses n’avancent pas beaucoup. J’ai le sentiment qu’en supprimant les médias spécialisés, comme France Ô, on aboutira peut-être, en 2020, à un résultat pire que celui des années précédentes. Il est peut-être nécessaire de supprimer une chaîne dédiée à l’outre-mer, mais il faut s’assurer que la diversité demeure présente. On n’a pas l’impression que la politique soit suffisamment dynamique en la matière.

Mme Michèle Victory. Madame la Défenseure des droits, permettez-moi de saluer notre ancienne collègue George Pau-Langevin, dont vous nous avez privés ! Ses qualités et ses compétences nous manquent, mais je constate qu’elle est déjà en plein travail, et je suis sûre que votre collaboration sera très riche.

À propos du lien de confiance entre la police et le citoyen, l’audition de l’IOPC avait été très intéressante. J’en retiens l’importance de l’indépendance : la proportion de personnes n’appartenant pas à la police est de 75 % au sein de l’IOPC. Il s’agit d’un élément concret sur lequel nous pouvons nous appuyer pour faire avancer les choses. Je ne sais pas si une réforme complète de l’IGPN est nécessaire, mais la façon de faire des Britanniques peut offrir une piste sérieuse.

Mme Claire Hédon. J’ai fait part de ma position à la directrice de l’IGPN. J’estime que l’existence d’un contrôle interne est importante, en plus du contrôle externe dont est chargé le Défenseur des droits. Il serait intéressant de renforcer les moyens des deux côtés.

Il ne fait aucun doute que le contrôle interne opéré par l’IGPN pourrait être plus indépendant et plus transparent. Quelle proportion des sanctions recommandées par l’IGPN est appliquée ? Quand les recommandations de l’IGPN ne sont pas appliquées, quelle est la raison ? Je l’ai déclaré devant la commission d’enquête consacrée au maintien de l’ordre : au cours des trois dernières années, le Défenseur des droits a demandé des poursuites disciplinaires dans trente-six situations, mais aucune n’a été décidée. Lorsque nous demandons des rappels à la loi, nous sommes suivis dans les trois quarts des cas. Lorsque nous demandons des poursuites disciplinaires, nous ne le sommes jamais.

Avant de tout réformer, essayons de mieux appliquer ce qui existe. Pourquoi nos décisions ne sont pas appliquées ? Pourquoi une bonne partie des recommandations de l’IGPN appelant à des sanctions ne sont pas appliquées ? La confiance ne reviendra que si les dérapages sont suivis de sanctions. Je ne pense pas que des dérapages surviennent tout le temps, mais lorsqu’il y en a dans la police, ils doivent être sanctionnés.

M. Buon Tan. La représentation de la diversité dans les médias impose un travail en amont. Des personnes travaillant dans ce milieu me disent qu’elles sont prêtes à embaucher, mais qu’elles ne trouvent pas de candidats. S’il y a une autosélection parce que les jeunes issus de la diversité ne se présentent pas aux écoles de journalisme, nous ne pouvons pas reprocher aux médias de ne pas les embaucher. Ce problème existe depuis des années.

Sur un autre sujet, des policiers sur le terrain me font part de leurs difficultés. Ils ne cherchent pas à stigmatiser une population en particulier, mais certaines populations sont plus impliquées dans certains trafics. Selon le sujet sur lequel ils travaillent, les policiers contrôleront plus de personnes qui, d’après eux, sont susceptibles de commettre des infractions.

Parfois, l’un de leurs moyens d’action est de contrôler régulièrement des jeunes pour qu’ils ne participent pas aux trafics. Il y a un jeu du chat et de la souris : les jeunes se mettent « au vert » une semaine ou deux et reprennent leur trafic quand les contrôles s’arrêtent.

Quel système trouver pour qu’il n’y ait pas de discriminations déplacées, tout en laissant les policiers faire leur travail selon leur intuition et leurs pratiques ?

Mme Claire Hédon. Je me suis exprimée sur le rôle des écoles de journalisme en matière de représentation de la diversité dans les médias. Cette excuse n’est pas suffisante de la part de ceux qui recrutent. Il est possible de recourir à la formation continue, ou de proposer des stages. Il y a un vrai problème de manque de diversité dans les médias, pas uniquement liée à la couleur et à l’origine, mais aussi sociale. Il est vrai que le recrutement de personnes issues de la diversité est un peu plus compliqué, mais avec une vraie volonté, c’est possible.

S’agissant des contrôles d’identité, contrôler de façon répétée les mêmes personnes dans certains quartiers n’a pas d’intérêt. D’autant qu’il serait utile que la police travaille à autre chose, nous avons besoin d’elle à d’autres endroits. Quel est l’intérêt qu’un policier demande systématiquement au même jeune de présenter ses papiers d’identité plusieurs fois dans la semaine, si ce n’est pour braquer ce jeune qui se sentira encore plus stigmatisé et discriminé ?

Les conclusions de l’IOPC à ce sujet démontrent l’intérêt de la transparence. L’IOPC sait bien qu’il y a plus de contrôles dans certains quartiers, par exemple dans l’objectif de lutter contre le trafic de drogues. Mais ils en ont une vision claire, alors que nous n’avons que du ressenti, mal chiffré, faute de traçabilité. La traçabilité nous permettrait de mieux comprendre, donc de mieux expliquer.

C’est pourquoi je pense qu’il faut absolument lancer des expérimentations. Je n’ai pas d’idée arrêtée sur la meilleure solution : dans certains endroits, nous pouvons instaurer des récépissés de contrôle d’identité ; dans d’autres, une simple évaluation chiffrée qui permettrait à une personne de demander combien de fois elle a été contrôlée. Normalement, les forces de l’ordre procèdent à une vérification avec la pièce d’identité, mais comme ils contrôlent toujours les mêmes jeunes, ils ne le font plus. Menons rapidement des expérimentations pour savoir quelle serait la meilleure méthode chez nous.

Mme George Pau-Langevin. On entend beaucoup cet argument de la part des forces de l’ordre, mais il me semble qu’il constitue un aveu d’impuissance. Les policiers font ces contrôles parce qu’ils ne savent pas comment faire autrement. Il faudrait réfléchir aux moyens à leur disposition pour lutter contre le trafic de drogues et éviter la délinquance des jeunes, mais les contrôles ne sont pas efficaces, puisque nous savons tous qu’ils ne vont pas dissuader les petits trafiquants dans les quartiers.

C’est l’inefficacité de notre lutte contre le trafic de drogues dans les quartiers qu’il faut interroger, les contrôles d’identité ne sont pas une solution, d’ailleurs ils n’ont aucune suite dans 95 % des cas. C’est une manière de manifester sa présence aux jeunes, mais ce n’est pas très utile.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons évoqué avec la directrice de l’IGPN les outils qui pourraient être plus utiles aux forces de l’ordre que ces contrôles d’identité et la palpation a été évoquée mais je ne voudrais pas que nous nous retrouvions dans une prochaine mission d’information pour étudier le trop grand nombre de palpations !

Mme Claire Hédon. Spontanément, je vous avoue être très dubitative. J’ai peur des dérapages.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Il ne faut bien sûr pas  permettre les palpations en toute situation quel que soit le comportement, mais uniquement en vue de la recherche de certains éléments.

Mme Claire Hédon. Cette proposition m’inquièterait.

Mme George Pau-Langevin. Il faut une justification pour se lancer dans une palpation. Si des éléments objectifs la justifient, et qu’il en reste ensuite une trace, pourquoi pas ? Mais remplacer les contrôles d’identité par des palpations ne nous paraît évidemment pas une solution très positive.

Mme Fiona Lazaar. Estimez-vous que le Défenseur des droits est suffisamment connu de la population ? Permettre un meilleur accès au droit à toutes les populations fait partie de vos objectifs, est-ce que la promotion du Défenseur des droits est suffisante, et de quelle façon pourrait-elle être améliorée ?

M. le président Robin Reda. Dans le cadre du débat sur le projet de loi contre les séparatismes – je continue d’employer l’ancien intitulé…

Mme Claire Hédon. « Projet de loi confortant le respect des principes de la République ».

M. le président Robin Reda. …Olivier Faure a appelé à la création d’un défenseur de la laïcité. Notre mission d’information ne porte pas sur cette question, mais nous constatons de fréquentes confusions dans l’approche de la laïcité à la française, que certains vivent comme une forme de racisme. Nous avons beaucoup discuté du concept d’islamophobie et de sa perversion.

Est-ce que le Défenseur des droits est aujourd’hui saisi de ces questions de laïcité ? Se pourrait-il qu’il soit l’éventuel futur défenseur de la laïcité ?

Mme Claire Hédon. Nous allons rendre un avis sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République dans les jours qui viennent.

Je ne suis pas convaincue qu’il soit utile de multiplier les défenseurs, il existe déjà un Défenseur des droits et des libertés. Les problèmes de laïcité nous sont soumis sous l’angle de la discrimination, par exemple les interdictions de port du voile dans les lieux où il n’y a pas lieu de le réglementer.

Madame Lazaar, je vous remercie de votre question qui fait écho à l’une de mes préoccupations. Notre institution existe pour rétablir les personnes dans leurs droits. Elle reçoit 103 000 saisines par an, dont 80 % aboutissent chez nos délégués territoriaux, qui résolvent huit cas sur dix. Nous avons donc une certaine efficacité. Mais il y a des personnes en difficulté qui ne nous connaissent pas, ne pensent pas à nous saisir, n’imaginent pas que la démarche est gratuite et qu’un courrier non timbré suffit. Et un certain nombre de jeunes qui ont des difficultés d’accès à leurs droits, dont ceux qui sont victimes de discrimination lors des contrôles des forces de sécurité, ne pensent pas à nous saisir.

Mon prédécesseur a fait un énorme travail pour faire connaître l’institution, il faut continuer. Avec l’équipe de direction, nous avons réfléchi aux moyens de mieux nous adresser aux jeunes, qui doivent penser à nous saisir. Nous sommes là pour rétablir la confiance par l’accès au droit. Si les personnes ne savent pas qu’elles peuvent nous saisir, elles ne se sentent pas respectées dans leurs droits et perdent confiance.

C’est un point essentiel, nous nous demandons comment faire au mieux, où aller pour être mieux connus des jeunes. Il est indispensable que des campagnes d’information sur le racisme et les discriminations soient faites par l’État. Nous lançons une campagne sur les réseaux sociaux auprès des jeunes pour les inciter à nous saisir.

En interne, ces propos déclenchent une forme de panique car nous n’arrivons déjà pas à tout faire. Il faut une augmentation du nombre des saisines, mais aussi résoudre les problèmes au fur et à mesure. Lorsque nous constatons des difficultés récurrentes, il est indispensable que notre dialogue avec les services publics permette de les résoudre pour que le nombre des saisines sur cette base diminue.

À cet égard, la dématérialisation est une chance pour un certain nombre de gens, mais pas pour tous. La présence physique dans les services publics est indispensable pour ceux qui ont du mal à nous saisir. Mieux toucher les jeunes fait partie de nos préoccupations, et si votre mission d’information pouvait contribuer à lancer des campagnes de sensibilisation à ces questions, ce serait déjà important. Le comportement des joueurs du match de football PSG‑Basaksehir – qui ont quitté le terrain pour protester contre des propos racistes – a fait beaucoup, mais ce n’est pas suffisant !

M. le président Robin Reda. Merci d’avoir répondu à nos questions.

La séance est levée à 13 heures.

 


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Compte rendu  72    Table ronde réunissant Mme Bénédicte Durand, directrice de la formation initiale de Sciences Po Paris, Mme Amy Greene, référente égalité femmes-hommes et lutte contre les discriminations ; Mme Marie Morellet, cheffe de projet au centre « égalité des chances » de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), membre du groupe « ouverture sociale » de la Conférence des grandes écoles

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 14 heures 30)

La séance est ouverte à 14 heures 30.

M. le président Robin Reda. La mission d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme a été créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale en décembre 2019. Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale puis sera disponible en vidéo à la demande et sous forme de compte rendu. Depuis ce matin, nous consacrons un cycle d’auditions à la question des discriminations et à la promotion de la diversité. Dans le cadre de cette mission, nous avons reçu de nombreux interlocuteurs. L’éducation est au centre de nos problématiques. Nous avons ainsi reçu des professeurs, notamment d’histoire-géographie, puisqu’ils jouent un rôle premier dans la lutte contre le racisme en replaçant les choses dans leur dimension historique.

Dans leur mission républicaine, les professeurs font face à des difficultés de plus en plus fortes, voire à de l’hostilité, lorsque sont enseignés des fondamentaux de la science ou de notre histoire. Nous avons reçu le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui a souligné le rôle prépondérant de l’école de la République et le fait qu’elle était une colonne vertébrale de nos valeurs. Nous avons reçu le directeur de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ) de Paris et la direction des études et de la prospective du ministère de l’éducation nationale.

Le travail de fond sur les questions éducatives se poursuit, et nous avons maintenant l’honneur de recevoir des représentantes de grandes écoles : Mme Bénédicte Durand, directrice de la formation initiale de Sciences Po, Mme Amy Greene, référente égalité femmes-hommes et lutte contre les discriminations à Sciences Po, et Mme Marie Morellet, cheffe de projet au centre Égalité des chances de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), membre du groupe ouverture sociale de la Conférence des grandes écoles.

Cette audition porte sur l’accès aux grandes écoles qui forment l’« élite » de la République. Nous pourrons d’ailleurs discuter ce terme, qui permet ou non à la méritocratie républicaine de produire son plein effet et de tenir sa promesse. Nous nous intéressons à la question du racisme dans sa dimension conceptuelle mais aussi dans ses conséquences concrètes, notamment les discriminations. Ce que nous allons donc chercher à savoir, c’est si ces écoles ne demeurent pas inaccessibles aux élèves les plus brillants des quartiers difficiles notamment, et obèrent ainsi la réalisation de la promesse d’égalité.

Il s’agit de voir si ces écoles peuvent concilier l’excellence de la sélection nécessaire au parcours d’une grande école et la juste reconnaissance des inégalités de destin ou des difficultés qui sont parfois difficilement surmontables pour certaines élèves, mais qui peuvent – nous l’espérons – se rattraper dans un parcours méritocratique. Des questionnements de fond se poseront alors sur les pratiques universitaires et les nouveaux segments de recherche, puisque notre mission d’information s’intéresse aux nouvelles formes de racisme. Certaines persistent, d’autres apparaissent.

Un débat fait aujourd’hui rage sur les questions d’indigénisme et de racialisme dans les milieux universitaires. Il serait intéressant de s’interroger sur l’émergence de ce genre de débat et la mise en tension du concept d’universalisme républicain, qui nous est cher et qui est aussi un credo dans la conduite des travaux de cette mission. Nous sommes prêts à discuter de ces questions, pour mieux comprendre pourquoi ces nouvelles formes de discussion émergent.

Je laisse la parole à Mme la rapporteure Caroline Abadie. Puis je vous laisserai la parole pour des propos liminaires.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis plusieurs semaines, nous entrons dans des aspects très pragmatiques. Entre l’éducation et l’emploi se situent vos écoles, la formation, les concours, l’orientation et tous ces moments clés de la vie d’un jeune qui déterminent énormément son parcours ultérieur. Des « expérimentations » ont été menées voilà quelques années, comme cette « discrimination positive » mise en place à Sciences Po. Certains de nos collègues en ont bénéficié, nous disposons donc de bons avocats de ce dispositif…

Cependant, nous avons aussi entendu parler d’effets contre-productifs, même s’ils sont probablement à la marge et même si je pense qu’il est toujours très difficile d’intégrer vos écoles, que ce soit par ce qu’on appelle la « grande porte » ou par une autre porte. Ces expériences nous intéressent. Une fois que toutes ces personnes ont intégré vos écoles, l’étape d’après se passe-t-elle bien ? Ce n’est pas forcément acquis.

Mme Bénédicte Durand, directrice de la formation initiale à Sciences Po Paris. Nous sommes ravies, Amy Greene et moi-même, de venir vous parler d’un sujet qui est au cœur de la politique de l’établissement depuis vingt ans. Je vais vous dresser le portrait le plus fidèle possible de ce que j’ai appelé la « construction de la diversité » à Sciences Po. Il est déjà certain que, sans une politique de diversité volontariste à Sciences Po, notre université serait très endogame sur les plans social et scolaire, ce pour deux raisons.

Premièrement, c’est une université sélective avec un très haut niveau d’exigence à son entrée. Étant donné la structuration sociale et scolaire du système éducatif français, plus les établissements sont sélectifs, plus la fermeture de ces établissements aux classes populaires est forte. Deuxièmement, c’est un établissement qui exige des droits d’inscription. Ils sont progressifs, et l’on ne comprend la politique d’ouverture sociale de Sciences Po que si l’on se rappelle ce point précis. Ils permettent d’exonérer l’ensemble de nos étudiants boursiers – en leur apportant par ailleurs un complément de bourse –, mais l’image d’un établissement payant demeure, ce qui a tendance à engendrer des dynamiques d’autocensure des familles des classes populaires et moyennes françaises.

Pour ces deux raisons, nous avons besoin d’une politique extrêmement volontariste en matière de recrutement d’étudiants.

Par ailleurs, voilà vingt ans nous avons fait le choix d’un dispositif de discrimination positive, d’affirmative action si l’on ne souhaite pas utiliser le mot « discrimination ». Nous le faisons grâce à une disposition législative de 2001, qui nous permet d’avoir un concours réservé pour une partie de nos admis, et par ailleurs nous nous engageons à un quota de places. Nous en décidons le nombre. Depuis vingt ans, il est d’environ 20 % des places disponibles à l’entrée à Sciences Po. C’est ce dispositif dérogatoire qui nous permet de poursuivre une expérimentation qui dure. Cette dérogation nous permet d’accueillir des étudiants issus de lycées conventionnés avec Sciences Po sur des critères exclusivement sociaux. Aucun critère de type ethno-racial ne préside à notre politique de recrutement. La question de la diversité des minorités visibles est d’une certaine façon contenue par la politique d’ouverture sociale. Notre réseau de lycées conventionnés – qui s’est du reste largement fondé dans les quartiers périphériques des grandes métropoles – démontre que la diversité culturelle est entrée à Sciences Po.

Je vais développer cette introduction sous la forme de trois points : les conventions d’éducation prioritaire ; la façon dont nous sommes en train de réinventer ces conventions d’éducation prioritaire, puisqu’elles ont leurs limites et présentent un certain nombre de problèmes ; enfin, les enjeux d’une politique volontariste en matière de lutte contre les discriminations au sein de notre université.

Les conventions d’éducation prioritaire nous lient à des lycées des quartiers populaires. Elles ont vingt ans. Nous pouvons donc en dresser un bilan. Sept lycées étaient en convention avec nous en 2001 et ils sont aujourd’hui 106 sur l’ensemble du territoire national ; 13 000 lycéens ont préparé le concours d’entrée à Sciences Po dans le cadre d’ateliers spécifiques qui sont développés dans ces lycées conventionnés et 2 262 lycéens ont été admis. Ces 2 262 étudiants ont reçu un accompagnement spécifique d’accueil au sein de l’institution, puisque du tutorat leur est systématiquement proposé pour leur premier cycle universitaire, et ensuite ils sont accompagnés par un mentorat d’entreprise. L’ensemble du dispositif est fortement soutenu par le réseau de partenaires dont dispose Sciences Po, notamment des partenaires privés, des entreprises très attachées à ce dispositif et qui nous aident à travailler sur ces populations d’étudiants qui manifestent dès leur entrée dans notre institution une formidable volonté de réussir et souvent un esprit de conquête face à des adversités dans leur scolarité, mais aussi face à des problématiques de niveau académique ou encore au regard de leurs camarades et de l’intégration. Ces problématiques nécessitent que nous les aidions à lever les barrières qui peuvent se dresser devant eux lorsqu’ils intègrent notre institution.

1 137 étudiants ont été diplômés par cette voie dite « convention d’éducation prioritaire » (CEP). Le dispositif a été banalisé. Il n’y a plus aujourd’hui de débat à Sciences Po sur ce sujet, alors qu’il y en a eu beaucoup à la naissance du dispositif. Les débats autour de la discrimination positive étaient très aigus. Les attaques étaient parfois très dures contre Sciences Po. Nous n’avons plus ces problèmes même si nous assumons que ces étudiants ont besoin d’un soutien particulier, que nous leur apportons. Et les résultats sont bons. 84 % d’entre eux s’insèrent en moins de trois mois à la sortie d’établissement. C’est du reste le taux d’insertion moyen des étudiants de Sciences Po, et ce, au même niveau de rémunération.

Il faut noter que ce sont des diplômés qui semblent manifester moins d’attrait pour la fonction publique que leurs camarades. C’est un sujet que nous tentons de saisir. Nous formulons l’hypothèse que ce sont souvent des étudiants qui ont besoin de conquérir leur autonomie rapidement après cinq années d’études, durant lesquelles, lorsqu’ils sont boursiers, ils sont soutenus par la bourse du centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) et par une bourse qui valorise cette bourse à 75 %. Autrement dit, pour 1 euro du CROUS versé, un étudiant boursier à Sciences Po reçoit 75 centimes d’euro, qu’il soit issu de la voie CEP ou non. Tous les boursiers de Sciences Po n’arrivent pas par la voie CEP. Sciences Po compte environ 25 % de boursiers de l’enseignement supérieur, et la voie CEP pourvoit à ce recrutement de boursiers à hauteur d’un peu moins de 10 % de la cohorte. Seuls 60 % des étudiants de la voie CEP sont des boursiers de l’enseignement supérieur.

Le fait que le taux de boursiers dans la voie CEP n’a cessé de s’affaisser – doucement mais de façon régulière, en particulier ces cinq dernières années – est une des limites de ce dispositif. Cela nous inquiétait quant à l’efficacité sociale et à la diversité de cette voie CEP, mais aussi en matière d’équité par rapport à leurs camarades qui sont recrutés en dehors de cette voie et qui ne bénéficiaient pas d’un concours réservé ni des places garanties au conventionnement. Cette première limite s’explique assez facilement par le caractère figé de la carte de ces lycées, qui n’a pas évolué en vingt ans. Sciences Po a ainsi conventionné avec de plus en plus de lycées mais n’a pas rompu de convention avec des lycées qui ne présentaient plus suffisamment d’étudiants des milieux les plus modestes, du fait de la modification de la carte sociale et territoriale.

Nous avons ainsi aujourd’hui quelques lycées qui ne sont plus des lycées cibles en matière d’égalité des chances, et nous avons par ailleurs des familles qui ont scolarisé leurs enfants dans ces lycées – dans une dynamique de contournement – pour bénéficier du dispositif CEP. Je pense qu’il faut considérer cette stratégie familiale de contournement avec beaucoup de modération parce qu’il ne s’agit pas de tricheurs. Ce sont seulement les intérêts croisés, d’une part de familles qui se trouvent dans des quartiers mixtes et qui valorisent la scolarisation possible dans un établissement partenaire de Sciences Po comme un élément de chance supplémentaire pour leurs enfants et, d’autre part, de lycées qui sont très attachés au maintien de ces familles des classes moyennes, voire supérieures, pour construire de la mixité au sein de leurs établissements. C’est donc un sujet extrêmement délicat qu’il ne faut pas caricaturer. Mais Sciences Po voyait, pour sa part, s’abaisser l’efficacité du dispositif en matière sociale.

Une autre limite concerne la communauté des étudiants CEP. Il existe des problématiques d’intégration, essentiellement dans le rapport des étudiants eux-mêmes face au concours. Nous nous sommes rendu compte que ces étudiants gardaient le sentiment qu’ils n’avaient pas tout à fait passé les mêmes épreuves que leurs camarades. Parfois nous observions des problématiques de confiance en soi. Par ailleurs, notre campus parisien se trouve au cœur du VIIe arrondissement, et l’on peut imaginer les difficultés très particulières de ces étudiants à trouver des repères, des pratiques sociales et des liens de sociabilité qui leur soient familiers. Il en résulte de grandes difficultés d’adaptation.

Les campus en région, au nombre de six, ont pour leur part une culture internationale.

Voilà trois ou quatre ans, nous avons ainsi décidé de travailler à la refonte de ce dispositif CEP. Pour ce faire, nous avons choisi de nous appuyer sur une réforme des admissions, que nous mettons en place à l’occasion de la réforme du baccalauréat. Nous avons pensé que c’était le bon moment pour réviser notre procédure d’admission. Il est important de comprendre que la rénovation du dispositif CEP s’inscrit dans cette réforme générale des admissions générale de Sciences Po, prévue pour 2021, avec une ambition très claire de démocratisation, au-delà de la voie CEP. Nous allons articuler l’établissement à Parcoursup. Ce n’était pas fait mais cela va permettre, par un dispositif simple, lisible et fréquenté par toutes les familles de France, de se porter candidat à Sciences Po de façon beaucoup plus simple qu’auparavant. Nous allons nous passer de l’épreuve écrite de l’examen d’entrée à Sciences Po. Des éléments nous permettaient de penser qu’il ne nous apportait rien par rapport au contrôle des connaissances des étudiants, puisque les lauréats les plus brillants étaient des lycéens extrêmement brillants dans leur parcours scolaire. Par ailleurs, le concours provoquait toute une économie de la préparation, avec des classes de préparation privées qui étaient des écuries de préparation au concours de Sciences Po, bénéficiaient aux familles les plus aisées et interdisaient à toute famille qui n’avait pas les moyens de se payer ces préparations d’envisager de poser une candidature sérieuse dans notre établissement.

Nous nous adressons donc aux familles de France en disant : « Nous exigeons un très haut niveau scolaire. Nous allons le vérifier par vos performances au baccalauréat, un dossier d’examen sur vos années de lycée et une épreuve orale pour tous, quelle que soit la voie d’admission. » Nous rompons ainsi avec la différence du format d’épreuve entre la voie générale et la voie CEP, ce qui nous permet de résoudre cette question qui était parfois difficile à vivre pour nos étudiants CEP qui avaient le sentiment qu’ils n’avaient pas passé « le concours ». Que ce soit la procédure nationale classique sur Parcoursup, la procédure pour le jeune Singapourien ou la procédure pour le jeune élève d’Évry, il s’agira d’un dossier, d’un parcours scolaire, de résultats au baccalauréat et d’une épreuve orale.

Nous renouvelons notre dynamique de convention d’éducation prioritaire, parce que nous pensons que tout ceci ne suffira pas à laisser Sciences Po le plus ouvert possible au mérite scolaire des élèves, quel que soit leur milieu social.

Quatre points vont nous permettre de refondre ce dispositif : nous allons passer de 100 à 200 lycées conventionnés, de 10 % à 15 % des places réservées et nous allons nous assurer que ces 15 % de places réservées sont bien composées de boursiers. Vous pourrez ainsi être dans un lycée CEP si vous n’êtes pas boursier, mais vous ne viendrez pas émerger dans le quota de places des boursiers. Il s’agit que le quota de places des boursiers soit réservé à des élèves qui sont en situation socio-scolaire qui mobilise par ailleurs l’ensemble des moyens de l’éducation nationale autour des très nombreux dispositifs d’égalité des chances. Sciences Po va d’ailleurs s’articuler avec le dispositif des cordées de la réussite. Enfin, nous profiterons de cette nouvelle dynamique pour nous installer dans un paysage de réseau de partenaires, tels que des établissements d’enseignement supérieur avec lesquels nous pouvons co-intervenir dans la préparation des élèves à l’enseignement supérieur.

Dans ces nouvelles conventions, nous allons revoir la question de la préparation. Comme il n’y a plus d’épreuve spécifique à Sciences Po et que notre attente est que tous les profils, tous les talents, toutes les combinaisons de spécialités du nouveau bac puissent venir à Sciences Po, nous allons travailler avec les lycées sur une préparation qui sera davantage une préparation à l’enseignement supérieur qu’une épreuve particulière. Cela permettra du reste de mutualiser les énergies et, si ces élèves ne réussissent pas à Sciences Po, ils pourront réussir grâce à ce partenariat dans d’autres types d’établissements – puisque nous restons et resterons très sélectifs.

Au-delà de cette rénovation du dispositif CEP, la diversité s’incarnera dans d’autres programmes, notamment des programmes internationaux. Un programme Mastercard mené avec la Fondation Mastercard excite pour l’accueil d’étudiants d’Afrique sahélienne. Ainsi, 60 lycéens africains seront accueillis grâce à ce dispositif de bourse qui les accompagnera pendant cinq ans. Un programme dédié aux réfugiés nous permet, depuis trois ans, d’accueillir des promotions de 20 étudiants auxquels nous proposons un certificat en deux ans, dans une dynamique de rebond et de reprise des études. Nous disposons d’un programme de dialogue interreligieux qui s’appelle Emouna. Il concerne plutôt la formation continue et a été fondé après les attentats de 2005, à la demande d’un certain nombre d’autorités religieuses. Nous proposons ainsi à une vingtaine de ministres du culte de huit religions différentes une formation de 150 heures.

Notre corps étudiant est très divers. Près de la moitié des étudiants à Sciences Po ont une autre nationalité que la nationalité française. C’est un des points qui nous permettent d’espérer une meilleure intégration des lycéens des quartiers, des lycéens qui n’ont pas toujours les codes langagiers et sociaux conformes au modèle de l’excellence française, en leur proposant une affectation dans les campus où beaucoup de leurs camarades internationaux se retrouvent dans la même situation, parce qu’ils ont une couleur de peau ou une langue maternelle différente par exemple. Nous nous apercevons qu’avec une affectation de plus en plus grande des étudiants de CEP sur notre campus de Reims, où nous avons un programme Europe-Amérique et un programme eurafricain, que cette mixité nationale dans la mixité internationale est un très grand ferment d’intégration. Cela nous intéresse beaucoup de travailler sur la question de la mixité au contact de l’international.

En matière de lutte contre les discriminations, nous avons un réseau associatif d’étudiants extrêmement dynamique, qui travaillent sur tous les sujets de la vie sociale et de l’engagement et de lutte contre les discriminations. Nous nous appuyons sur eux pour travailler à de la prévention et à de l’action. Nous sommes à l’aube du déploiement d’un grand plan de lutte contre les discriminations, puisque les étudiants de Sciences Po sont toujours à la pointe du débat, y compris dans sa radicalité.

Mme Marie Morellet, cheffe de projet au centre « égalité des chances » de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC), membre du groupe « ouverture sociale » de la Conférence des grandes écoles. Je voudrais tout d’abord excuser Mme Dardelet, directrice du centre égalité des chances de l’ESSEC, qui devait intervenir aujourd’hui et qui a été retenue. Je la représente et l’ensemble de mes propos vont être formulés au nom de la Conférence des grandes écoles, avec une illustration par les actions menées par l’ESSEC sur ces sujets d’égalité des chances, ainsi qu’au nom du groupe ouverture sociale de la Conférence des grandes écoles, que l’ESSEC anime depuis 2005.

Tout comme l’ESSEC, la Conférence des grandes écoles est une structure associative. Elle rassemble 227 grandes écoles, avec une très grande diversité d’établissements : écoles d’ingénieurs, écoles de management, écoles d’architecture, écoles formant aux métiers du design ou aux métiers artistiques, instituts d’études politiques. Les réalités sont extrêmement différentes d’un établissement à l’autre. En fonction de la sélectivité mais aussi de la situation de l’école, les choses sont très variées en matière de diversité, d’accès et de réalités sociales. Je vais illustrer mon propos avec un de ces établissements, l’ESSEC, qui fait plutôt partie des établissements sélectifs, et ce ne sera donc pas nécessairement représentatif de ce qui peut se passer dans l’ensemble des écoles.

Le groupe ouverture sociale est un des groupes de la commission diversité de la Conférence des grandes écoles. Il a été créé en 2005 et s’est d’abord concentré sur une fonction de fédération et d’échange de pratiques entre l’ensemble des écoles qui, dès le début des années 2000 – juste après la mise en place des conventions d’éducation prioritaire à Sciences Po –, se sont interrogées sur cette question de l’égalité des chances. La réflexion a d’abord concerné la préparation globale à l’accès à l’enseignement supérieur, dans une logique de massification et d’ouverture de l’enseignement supérieur à des profils issus de classes populaires, des quartiers prioritaires de la politique de la ville, avec un croisement des questions économiques et sociales mais aussi de la diversité des origines.

Initialement ce groupe ouverture sociale avait pour objectif de faire en sorte que le programme de tutorat – notamment « Une grande école : pourquoi pas moi ? », créé à l’ESSEC en 2002 – se développe. C’est un peu l’ancêtre de ce qui est devenu la politique publique des cordées de la réussite. C’est ce groupe, en lien avec les pouvoirs publics, des structures associatives, des universités et des grandes écoles, qui a permis de faire de ce modèle un des modèles d’engagement des grandes écoles sur ces sujets d’égalité des chances.

Je vais développer quatre sujets : l’amont, la sélection à l’entrée, l’accompagnement des étudiants et la question plus large de l’inclusion et de la transition sociale. Autrement dit comment fait-on de ces écoles des lieux de formation de futurs citoyens qui ont une relation apaisée à la diversité et à la différence et qui, notamment dans le cadre de leurs fonctions professionnelles mais aussi en tant que citoyens, seront ouverts sur ces sujets de diversité ?

En ce qui concerne le tutorat étudiant, les premières réflexions sur cette initiative ont été menées à l’ESSEC dans le cadre des travaux de la chaire sur l’entrepreneuriat social, en 2001 et 2002. En 2003, le dispositif des cordées de la réussite a vu le jour, en partageant le même constat que Sciences Po, mais à une échelle un peu plus large, soit celle de l’enseignement supérieur, en se disant qu’un enfant d’ouvrier a sept fois moins de chances d’accéder aux études supérieures qu’un enfant de cadre. Nous nous sommes concentrés sur des jeunes boursiers. Mais, très rapidement, la question de la politique de la ville est apparue, du fait des différents soutiens – notamment de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT) – à ces cordées de la réussite et aux dispositifs du même type. Avec la question de la politique de la ville est venue la question de la diversité des origines. Un dispositif de tutorat étudiant s’est mis en place, avec un double objectif. En premier lieu, il faut accompagner ces élèves vers l’acquisition de compétences transversales – sociales et culturelles – en complément des compétences scolaires indispensables, mais non suffisantes, pour la réussite dans l’enseignement supérieur. C’est tout ce qui se joue dans le cadre familial et dans un cadre informel en dehors du cadre scolaire et qui vient en complément du socle scolaire qui fait défaut à un certain nombre de jeunes, notamment pour naviguer dans un monde de l’orientation scolaire et de l’enseignement supérieur très codé, avec beaucoup d’implicite. Des stratégies scolaires peuvent se mettre en place. Sans cela, on se retrouve dans une situation d’exclusion et face à un sentiment de discrimination extrêmement fort. En second lieu, il s’agit de créer du lien social et de la cohésion sociale, par le décloisonnement et la rencontre, entre ces élèves et les étudiants de l’ESSEC.

L’objectif était d’accompagner ces jeunes, mais aussi de faire de cette expérience un levier important de formation et de lien social entre des mondes qui se côtoient peu au quotidien. L’objectif d’« Une grande école : pourquoi pas moi ? » est d’accompagner des collégiens et des lycéens à bon potentiel scolaire de milieux populaires pour travailler sur la connaissance de soi, l’ouverture du champ des possibles, la capacité à effectuer des choix, l’anticipation des attendus – c’est parce que l’on sait ce qui se passe à l’étape suivante qu’on est capable de s’y préparer – et la question de la préparation, notamment pour monter un dossier.

Ce fonctionnement par tutorat, qui a démarré à l’ESSEC en 2002 avec 25 jeunes, est aujourd’hui repris dans une centaine de grandes écoles. Les cordées de la réussite concernent 100 000 jeunes, avec une accélération importante depuis la circulaire du mois d’août, à la demande du Président de la République pour doubler le nombre des bénéficiaires. L’objectif est la massification de l’accès à l’enseignement supérieur (à des études longues ou courtes), en faisant en sorte que les choix soient opérés à la lumière d’un potentiel et d’un projet, au-delà d’une contrainte ou d’une représentation sociale.

Pour piloter ce tutorat étudiant et cette massification de l’accès à l’enseignement supérieur, le groupe ouverture sociale de la Conférence des grandes écoles se retrouve tous les deux mois. Il compte 300 membres, 200 institutions, essentiellement des écoles et des universités, mais aussi des structures associatives, les pouvoirs publics et de plus en plus des délégués du préfet, les rectorats. C’est un lieu extrêmement précieux d’échange et de discussion entre le terrain et les partenaires institutionnels.

Parallèlement à cette question de la massification, et globalement de la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, le sujet de l’ouverture sociale des grandes écoles à des réalités très différentes s’est présenté. Si nous nous concentrons sur les écoles les plus sélectives qui préparent la future « élite » économique, intellectuelle et sociale de ce pays, le sujet s’est présenté de manière un peu différente de ce qui a été proposé à Sciences Po. Un certain nombre d’établissements ont en effet décidé de créer des voies spécifiques pour favoriser l’accès d’un public particulier à ces établissements. L’option qui a été choisie par la majorité des établissements, c’est l’accompagnement en amont d’un certain nombre de jeunes par l’aide à la préparation : aller chercher ces jeunes, légitimer leur choix de se projeter dans un établissement de type grande école, accompagner la préparation, expliciter les attendus, etc.

Il s’agit de dispositifs qui préparent en amont, en fonction du type d’établissement du supérieur. Les instituts d’études politiques (IEP) de province ont mis en place un programme qui s’appelle « programme d’études intégrées » (PEI), dans lequel ils accompagnent les lycéens en classe, dans leur lycée d’origine, pour les préparer au concours, qui est unique et commun à tout le monde. Pour ce qui est de l’ESSEC, il s’agit d’une préparation aux admissions sur titre, pour des étudiants boursiers à l’université et qui souhaitent entrer à l’ESSEC par les voies d’admission parallèles. Les initiatives sont donc variées et chaque école dispose d’une liberté d’action.

Les voies d’accès sont aujourd’hui très nombreuses. Il existe sept voies d’accès différentes à l’ESSEC : post-bac, après un brevet de technicien supérieur (BTS), après une licence, etc. Il s’agit donc aussi de valoriser des parcours à différents moments de maturité, en proposant des voies d’accès variées. L’on croit souvent que les grandes écoles recrutent après une classe prépa. Or, dans les grandes écoles, plus de la moitié des étudiants ne viennent pas de la voie classe préparatoire. Le comité stratégique sur la diversité sociale dans l’enseignement supérieur, présidé par M. Martin Hirsch, mène en ce moment des travaux sur ces questions de diversité et d’ouverture sociale des grandes écoles. La ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, Frédérique Vidal, a entendu les conclusions de ce rapport. Pour approfondir la question de l’accès et des concours, des réflexions sont en cours dans chacune des écoles.

Elles portent sur les points de bonification, comme cela est proposé pour les écoles d’ingénieurs quand on arrive comme candidat au concours après deux ans de classe préparatoire et non trois et sur les questions de double barre d’admissibilité.

Ces questions sont traitées dans les écoles et c’est cette voie qui risque de se développer de façon importante dans les prochains mois dans un certain nombre d’établissements, y compris les plus sélectifs.

La question de l’accompagnement des étudiants est extrêmement importante. Une fois qu’ils sont entrés dans les écoles, la question du financement des études se pose à des niveaux très différents selon le type d’établissement, les frais de scolarité mais aussi la possibilité ou non de suivre son cursus en apprentissage. C’est un outil très précieux d’ouverture sociale pour un établissement d’enseignement du supérieur que le cursus en alternance. Il existe à l’ESSEC, de sorte que les étudiants peuvent suivre leur cursus sans que cela leur coûte un centime. Mais ce n’est pas le cas dans toutes les écoles et nous voyons à l’ESSEC que la voie en alternance est davantage choisie par les étudiants boursiers pour poursuivre leur cursus.

L’accompagnement peut prendre la forme du mentorat pendant les études. Les étudiants vont se trouver en recherche de stage ou d’alternance. Cette recherche prend une tournure assez différente de celle d’étudiants qui ont le réseau adapté et qui sont capables d’aller chercher les expériences professionnelles valorisantes avec un vrai recul sur le projet professionnel. La question de l’accompagnement de ces élèves une fois qu’ils sont entrés dans les écoles se pose donc, y compris pour garantir une valorisation du diplôme à la hauteur de ce à quoi ils peuvent prétendre. La question des « jobs » étudiants se révèle ainsi très intéressante. Les besoins financiers peuvent se révéler tels qu’avoir un « job » étudiant à la place d’un stage, notamment en début de cursus, est parfois envisagé. Il est important de maintenir l’accompagnement une fois que les étudiants sont entrés, pour que la scolarité se passe dans les meilleures conditions.

Par ailleurs, l’adaptation constitue une véritable question, en particulier dans un univers fortement codifié, avec une surreprésentation de certains groupes sociaux, ainsi que des discussions et des pratiques qui sont codées. À l’ESSEC, en 2005, le taux de boursiers était de 5 %. Nous en sommes à 22 %, et l’engagement est d’atteindre 27 % sur les trois prochaines années. La question se pose donc différemment maintenant, mais elle se pose. Nous parlions de la vie associative comme d’un outil très riche et puissant pour travailler sur cette question de la lutte contre les discriminations, d’engagement des étudiants, mais la vie associative étudiante est aussi un monde très codé. Une vraie réflexion est à mener sur ce point. Comment adaptons-nous nos écoles à cet accueil ? Décidons-nous de faire entrer cette diversité et cette richesse dans un moule extrêmement rigide, ou essayons-nous de faire évoluer le moule pour que tout le monde y trouve sa place ? C’est un des enjeux.

J’en arrive aux sujets d’inclusion et de transition sociale. Nous travaillons avec les étudiants sur la façon dont nous accueillons et sur la façon dont le vivre-ensemble est au cœur de la formation, tant de la formation académique que de l’ensemble des expériences vécues pendant la scolarité. La pédagogie « tête-cœur-corps » est à l’œuvre à l’ESSEC sur ces sujets. Pour comprendre un sujet, il faut disposer d’une base théorique, et donc enrichir la partie académique d’un certain nombre de concepts et d’une compréhension profonde des sujets, mais il faut aussi la vivre. Pour cela, il existe l’expérimentation de terrain.

L’étudiant peut ainsi être tuteur ou encore effectuer des stages ouvriers, qui le mettent dans des situations où il vit les choses. Ce qui a été vécu est ensuite analysé. L’étudiant de l’ESSEC peut aussi par exemple passer trois semaines dans un collège d’éducation prioritaire ou dans une communauté Emmaüs. Il s’agit ici de vivre cette expérience de la diversité et de la différence, et surtout d’analyser des émotions.

Toujours selon cette approche, nous réfléchissons, à l’ESSEC, à la proposition d’un serious game à l’ensemble des étudiants, en vue d’une analyse de la question des biais cognitifs, des préjugés et des mécanismes de discrimination qui, de manière inconsciente, peuvent se mettre en œuvre à tout moment et dans toute situation. Ce serious game s’appuiera sur la partie cœur de cette pédagogie tête-cœur-corps, en faisant vivre des situations qui peuvent mettre dans un état émotionnel propre à comprendre certaines choses.

Le corps de « tête-cœur-corps », c’est la mise en action, et tout ce qui est proposé aux étudiants, notamment le cadre qui permet une mise en place concrète de ces actions. Il s’agit de reconnaître l’expérience des étudiants et leur engagement.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, mesdames, pour vos propos, qui ont été assez complets sur les volets scolarité et les spécificités de vos écoles, ainsi que celles qui sont transversales aux grandes écoles. J’ai envie de vous interroger sur l’avant et sur l’après. Les dispositifs correctifs que vous mettez en place à l’échelle des grandes écoles, avec toute l’inventivité dont ils font preuve, que disent-ils de l’école de la République avant l’enseignement supérieur, et dès le plus jeune âge ? Les inégalités de destin se nouent en effet sur le territoire dans des écoles ou des collèges où l’on n’a pas forcément le même degré d’information, de formation, d’accès aux ambitions et où l’autocensure est assez forte.

Des dispositifs ont commencé à être mis en place dès le plus jeune âge, avec le dédoublement des classes au cours préparatoire (CP) par exemple. Ce genre d’orientation est-il de nature à commencer la correction de ce que vous essayez in fine de rattraper, en tentant d’accélérer les ambitions, la formation et la carrière de jeunes qui n’ont pas eu toutes ces chances initialement ? Il s’agit là plutôt d’une interrogation sur notre système scolaire et sur ce que la recherche dans l’amélioration de la scolarité dans les grandes écoles peut apporter à l’école de la République et à la construction d’un système éducatif plus juste, avec un accomplissement de la promesse républicaine dès le début de la scolarité.

Ensuite, lorsque les diplômés sont entrés dans la vie active, le diplôme d’une grande école constitue-t-il un passeport qui finit par annihiler toute discrimination à l’embauche, à la progression dans l’entreprise, toute différence salariale ? Ou avez-vous encore des retours relatifs à d’éventuels préjugés ou discriminations persistants ? À Sciences Po, celles-ci pourraient être liées au fait que la discrimination positive, bien que connue et aujourd’hui reconnue, a souffert de beaucoup de préjugés lors de sa mise en place.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je voudrais revenir sur la question des classes préparatoires intégrées. Il s’agit en quelque sorte de savoir : « Où vais-je placer mon stand ? Dans quels forums et dans quelles villes dois-je assurer la promotion de mon école, en vue de m’assurer un flux divers de candidats ? » Vous avez varié les modes d’admission, permettant à un échantillon plus représentatif que par le passé d’accéder à vos écoles. Le choix des classes préparatoires intégrées permet peut-être d’aplanir sur les deux années précédentes différentes difficultés. Je pense en particulier à la culture générale, qui est souvent l’épreuve la plus redoutée.

Grâce à ces politiques menées depuis près de vingt ans, vous avez maintenant beaucoup d’étudiants qui ont bénéficié de vos enseignements. Ces étudiants ont désormais un rôle de modèle, et pourraient être des locomotives et montrer la voie, montrer que c’est possible, ce qui me semble très important pour lutter contre l’autocensure. Les anciens ont-ils une appétence pour transmettre et aider ? Arrivez-vous à utiliser cette énergie, si elle existe ?

Mme Marie Morellet. Pour ce qui est de l’amont, nous savons que les prescripteurs d’un jeune pour ses choix d’orientation sont variables en fonction de son milieu d’origine. Dans les milieux favorisés, les prescripteurs sont la famille ; dans les milieux populaires, les prescripteurs sont les enseignants. La question de l’orientation constitue donc un sujet crucial, de même que la formation par rapport au sentiment de légitimité et aussi à l’accompagnement des enseignants. À l’ESSEC nous avons un dispositif qui s’appelle « Trouve ta voie », qui accompagne et outille les professeurs sur les questions d’orientation. Les enseignants ont d’ailleurs de plus en plus de missions relatives à ces questions d’orientation : le parcours Avenir, les heures d’accompagnement personnalisé, etc. Le système évolue globalement en ce sens.

Les enseignants se sentent néanmoins extrêmement démunis par rapport à cette connaissance et à cette posture d’accompagnement à l’orientation, puisque la question de l’orientation se joue aujourd’hui au travers de la connaissance des filières et des métiers. Mais personne ne connaît les 13 000 filières de l’enseignement supérieur ni la moitié des métiers, qui auront disparu dans trente ans ou qui ne sont pas encore connus… La question de la légitimité des enseignants à accompagner leurs élèves dans les choix d’orientation, notamment au travers des compétences transversales, est donc essentielle.

Il s’agit d’un changement de posture de l’enseignant vers l’accompagnement, centré sur la question de l’orientation, en travaillant avec les élèves sur la connaissance de soi et la connaissance du champ des possibles. Quand nous formons les professeurs sur les questions d’orientation, il y a un moment déclic où ils se disent : « En fait je suis légitime pour accompagner ces jeunes, même si je ne suis pas un expert des questions d’orientation et de l’ensemble des filières et des débouchés possibles après un parcours dans le secondaire. »

À l’échelle de la Conférence des grandes écoles, un des travaux prioritaires du groupe ouverture sociale est de travailler sur ce sujet des rôles modèles. Il s’agit de travailler à la valorisation de l’ensemble des jeunes qui sont passés par les Cordées de la réussite – ils commencent à être nombreux. J’ai animé pendant longtemps le réseau des anciens des cordées de la réussite, dont une partie est passée par l’ESSEC. La richesse des parcours est incroyable, nous sommes très fiers de ce qu’ils sont devenus. Le meilleur moyen de maintenir le lien avec eux est de leur demander de venir témoigner. Ils n’attendent que cela : retourner dans leur collège, retourner dans leur lycée, revoir les enseignants, accompagner un petit groupe. Cela correspond totalement à ce qu’ils ont envie de faire et ils se sentent très légitimes et valorisés dans ce rôle modèle. Il reste donc à mettre en place l’organisation afférente, à des échelles qui restent à définir. Le potentiel de témoins est en tout cas extrêmement riche et puissant, et actuellement sous-utilisé.

Mme Bénédicte Durand. Nous observons une belle dynamique des grandes écoles sur ces questions d’ouverture sociale, mais je vais essayer d’être un peu moins consensuelle. Monsieur le président, vous avez évoqué la question de l’état de l’école en France. Très clairement, quand des étudiants arrivent à Sciences Po en n’ayant pas eu de professeur d’anglais ou de mathématiques pendant des années ou simplement parce qu’ils sont issus de certains départements d’Île-de-France et que cela affecte durablement et parfois irrémédiablement leur bagage scolaire et culturel, nous n’assumons pas notre responsabilité collective d’un service équitable d’éducation nationale. Un certain nombre d’établissements d’enseignement supérieur mettent en place des dispositifs de rattrapage. Les collectivités nous accompagnent parfois sur ce plan.

À Sciences Po, nous avons monté un gros dispositif qui s’appelle « premier campus », avec la région Île-de-France. Il ne s’agit pas seulement de parrainage, d’accompagnement ou d’orientation – des choses utiles mais insuffisantes pour faire maîtriser aux lycéens les compétences nécessaires à leur réussite dans l’enseignement supérieur. Le dispositif « premier campus » consiste à accompagner des étudiants pendant trois ans dans des stages complémentaires, des stages d’été. Il s’agit de les accompagner dans leur projet mais aussi dans leurs compétences, dans leur rapport au travail, leurs capacités d’autonomie dans le travail, leurs capacités langagières, en français, ou en langues étrangères, etc. Ce sont autant de compétences qui font la différence en vue de la réussite dans une école comme Sciences Po.

En ce qui concerne la discrimination à l’embauche, nous n’avons pas de problématique CEP à Sciences Po, mais nous avons une problématique pour les personnes issues de milieux modestes sortant de l’école et pour les femmes. Nous savons que les niveaux de rémunération sont moins importants à l’entrée pour les jeunes femmes diplômées et pour les jeunes diplômés issus de milieux modestes. D’où l’importance des dynamiques de mentorat et de suivi pendant toute la scolarité. Autrement dit, l’effort ne doit à aucun moment être relâché. Amy va conclure sur la lutte contre les discriminations.

Mme Amy Greene, référente égalité femmes-hommes et lutte contre les discriminations à Sciences Po. La question du mentorat nous tient effectivement à cœur. Nous le voyons avec les jeunes femmes étudiantes à Sciences Po, mais nous observons aussi une demande de voir des exemples de la part de nos étudiants, puisque l’on ne peut pas être ce que l’on ne voit pas exister. Il faut donc montrer des exemples. Nous travaillons à élaborer puis à faire adopter un plan d’action – qui est imminent – sur la lutte contre les discriminations et la promotion des diversités. La question de l’accompagnement au-delà des murs de Sciences Po va se poser. Le déploiement de nos anciens et d’autres partenaires de Sciences Po va justement dans cette démarche de montrer l’exemple.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, mesdames. J’ai bien noté que le ministère de l’éducation nationale avait encore du travail, notamment en Île-de-France. La tâche est rude mais le chemin se poursuit. Je vous souhaite bon courage dans vos missions respectives et vous remercie d’avoir répondu aux interrogations de notre mission d’information.

La séance est levée à 15 heures 40.


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Compte rendu  73    Table ronde réunissant M. Antoine Chauvel, secrétaire national du Syndicat national unitaire des instituteurs, des professeurs des écoles et PEGC (SNUipp-FSU) et Mme Catherine Le Duff, secrétaire départementale ; M. Gwenael Le Guevel, conseiller fédéral du Syndicat général de l’éducation nationale-Confédération française démocratique du travail (SGEN-CFDT) ; M. Rémy-Charles Sirvent, secrétaire national du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA) ; M. Sébastien Vieille, secrétaire national à la pédagogie du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (SNALC)

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 15 heures 45)

La séance est ouverte à 15 heures 45.

M. le président Robin Reda. Nous avons le plaisir de recevoir des représentants d’organisations syndicales d’enseignants. Cette mission d’information a été créée il y a un an par l’Assemblée nationale. Avec Mme la rapporteure Caroline Abadie et les collègues qui font partie de cette mission d’information, nous nous fixons pour objectif de dresser un état des lieux – que nous essaierons de rendre le plus exhaustif possible – des différentes formes de racisme qui perdurent ou qui apparaissent dans notre société, et de proposer des pistes d’action pour rendre plus effective la lutte contre le racisme.

L’éducation est un pilier incontournable. Elle est au cœur des problématiques sur lesquelles nous travaillons. Nous avons reçu de nombreux universitaires, professeurs, notamment d’histoire-géographie. Le ministre de l’éducation nationale lui-même est venu devant la mission d’information pour engager cette réflexion sur l’éducation et souligner que l’école de la République est la colonne vertébrale porteuse des valeurs de la République. Nous avons aussi reçu différents directeurs de l’Éducation nationale, de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspé), de la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), et nous venons de recevoir des représentantes des grandes écoles françaises.

Nous recevons maintenant M. Antoine Chauvel, secrétaire national du Syndicat national unitaire des instituteurs, des professeurs des écoles et professeurs d’enseignement général de collège (PEGC)-Fédération syndicale unitaire (SNUIPP-FSU), et Mme Catherine Le Duff, secrétaire départementale de ce syndicat ; M. Gwenael Le Guevel, conseiller fédéral du Syndicat général de l’Éducation nationale-Confédération française démocratique du travail (SGEN-CFDT) ; M. Rémy-Charles Sirvent, secrétaire national du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA) ; et M. Sébastien Vieille, secrétaire national à la pédagogie du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (SNALC).

Je laisse la parole à Mme la rapporteure Caroline Abadie. Puis nous vous entendrons traiter du rôle de l’éducation dans la lutte contre le racisme, et de la façon dont le sujet est vécu sur le terrain au quotidien, c’est-à-dire la manière dont vous êtes accompagnés et les moyens dont vous disposez ou non pour exercer cette mission.

Vous nous donnerez les éventuels points d’amélioration que vous voudriez faire remonter. En vue d’un rapport qui se donne comme objectif de trouver des solutions, nous avons en effet besoin des retours concrets des acteurs de terrain.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cette mission a intensifié ses travaux à l’issue du premier confinement, en juin dernier. Elle est assez indépendante des mouvements que nous avons pu connaître cette année et de l’actualité, que ce soient les manifestations du printemps ou le triste assassinat de Samuel Paty, mais elle en tient bien sûr compte. Je souhaite rendre à nouveau hommage à ce professeur d’histoire-géographie assassiné. Nous en avions largement parlé lors d’une table ronde où étaient présentes des associations de professeurs spécialisés dans cette matière. Nous attendons quelques pistes concrètes de cette table ronde et espérons que vous aurez des idées ou des remarques à nous soumettre. Nous avons plusieurs pistes : l’orientation, le contenu des cours et la représentation dans le corps enseignant de la diversité des origines de notre pays, si toutefois vous avez un regard sur la « politique des ressources humaines de votre institution.

Mme Catherine Le Duff, secrétaire départementale du Syndicat national unitaire des instituteurs, des professeurs des écoles et PEGC (SNUIPP-FSU). Notre propos se fondera sur notre expertise du terrain et notre expérience dans les écoles. Le SNUIPP-FSU est la première organisation syndicale du premier degré et est installé sur l’ensemble du territoire, au plus près des collègues. Nous sommes nous-mêmes en classe, ce qui nous permet de porter une parole en prise avec le réel.

Le premier point que je vais aborder est celui de l’école ouverte. Pour le SNUIPP-FSU, l’école est au centre de la société, et l’idée d’une école hors-sol, d’un sanctuaire imperméable au monde, est déconnectée de la réalité. L’actualité ainsi que tous les débats de société la pénètrent et la font questionner par les élèves. Les élèves concernés par notre champ de syndicalisation ont entre 3 et 6 ans à l’école maternelle et entre 6 et 11 ans à l’école élémentaire. Ce sont des enfants qui ont des questions d’enfant, des réflexions et des commentaires d’enfant, et aussi des interprétations d’enfant. Il s’agit de paroles en construction, qui sont parfois le reflet de paroles parentales, mais ce sont des paroles d’enfant qu’il faut appréhender comme telles.

Cette école du premier degré, ce sont les enseignants, et surtout les enseignantes, qui la font vivre, avec les autres adultes des équipes éducatives, pour transmettre des savoirs communs, émancipateurs, et construire le vivre-ensemble en éduquant au respect de chacun et chacune. Cette école est ouverte sur le monde extérieur, et c’est dans la confrontation au monde réel que les enfants se construisent, entourés d’adultes pour les y aider. C’est la raison pour laquelle nous, enseignants et enseignantes, accueillons sans aucune discrimination tous les parents de nos élèves. Nous considérons qu’ils sont tous respectables de la même manière, et nous sommes convaincus que c’est dans le dialogue et par la coéducation que nous aiderons nos élèves à se construire et à trouver leur place dans la société. Nous acceptons donc aussi l’aide que peuvent nous apporter les parents dans le cadre des activités scolaires et périscolaires.

Le point suivant concerne ce que nous vivons au quotidien avec le comportement de nos élèves. Il faut souligner un élément essentiel : ce que nous constatons au quotidien, c’est que les jeunes enfants ne sont pas racistes. Il n’est pas rare qu’à la maternelle les plus jeunes ne remarquent même pas les différences de couleur de peau. C’est lorsqu’ils grandissent ou lors d’interactions sociales avec des adultes qu’ils en prennent tout à coup conscience. En grandissant, ils prêtent davantage attention à la diversité des personnes, de leurs opinions, et pas seulement aux différences perceptibles qui concernent l’aspect physique. C’est à ce moment que surgissent des remarques, des commentaires, des interrogations, des discussions.

Au-delà de l’étonnement et de la curiosité, on peut voir surgir des sentiments de crainte ou de rejet dans nos classes et nos écoles. Les enseignants sont extrêmement sensibles à ces comportements et ils interviennent immédiatement pour y remédier. Il faut toutefois noter qu’on a le plus souvent affaire à des remarques, voire des insultes, à connotation sexiste, ou à des remarques que l’on pourrait qualifier d’« homophobes », les propos racistes étant plus rares. Il existe parfois des conflits de loyauté entre l’éducation familiale et le milieu scolaire, qui peuvent interférer dans la résolution des situations problématiques que nous rencontrons. Mais, dans l’immense majorité des cas, le dialogue des équipes éducatives avec les enfants, et si besoin les familles, permet de dénouer les situations conflictuelles.

M. Antoine Chauvel, secrétaire national du Syndicat national unitaire des instituteurs, des professeurs des écoles et PEGC (SNUIPP-FSU). Un des racismes récurrents dont nous avons connaissance, parce que les écoles nous en informent ou parce que les médias ont pu s’en emparer, concerne notamment les populations roms ou supposées telles, ou encore les populations vivant en squat, en bidonville ou dans les hôtels du service d’aide médicale urgente (SAMU) social. Nous sommes fréquemment alertés lorsque des maires invoquent l’absence de domicile fixe pour ne pas inscrire ces enfants à l’école, ne respectant ainsi pas le droit à l’éducation – qui est un droit constitutionnel. Nous avons connaissance de parcours du combattant lorsque des maires jalonnent l’inscription d’obstacles, allant parfois jusqu’à des refus purs et simples. Or, les procédures judiciaires peuvent prendre du temps pour obliger les maires à inscrire ces enfants. Selon le Défenseur des droits, environ 100 000 enfants, tous âges confondus, auraient ainsi été laissés sur le bord de la route en 2019 pour cette raison.

Une autre forme de racisme à laquelle nous assistons de façon cyclique et que nous pourrions qualifier d’« islamophobe » concerne la volonté d’exclure les femmes voilées des sorties scolaires. Lors des sorties scolaires, ces femmes voilées sont des collaboratrices occasionnelles du service public. Un événement a marqué les esprits assez récemment : la prise à partie d’une mère d’élève lors d’une séance du conseil régional de Bourgogne par un élu du Rassemblement national. L’enseignante qui avait organisé une sortie dans ce lieu participait à la formation citoyenne de ses élèves, et ce, dans le respect de la législation en vigueur. Pourtant elle n’a pas reçu le soutien qu’elle était en droit d’attendre de l’institution. Nous n’avons pas reçu de mot de soutien de la part du ministre, que ce soit pour l’équipe enseignante, pour la mère d’élève ou pour son enfant.

Au SNUIPP, nous défendons la loi de 1905 dans ce qu’elle est, c’est-à-dire le résultat d’un consensus national qui garantit à chacune et chacun la liberté de conscience et son expression, permettant ainsi de vivre libre et pacifiquement en acceptant les différences des uns, des unes, des autres, dans une stricte neutralité de l’État. À notre sens, l’extension du principe de neutralité aux accompagnateurs et accompagnatrices romprait cet équilibre auquel nous sommes attachés. En effet, lorsqu’il y a prosélytisme – et cela peut se faire avec ou sans voile, ce n’est pas forcément du fait d’une femme portant le voile –, nos collègues interviennent généralement avant que la situation ne se pose de façon conflictuelle et plus large. Une forme de professionnalisme enseignant est reconnue. Les réflexions générales et le travail en équipe permettent aussi de gérer ces situations – qui sont extrêmement minoritaires. Le SNUIPP s’oppose donc à ce qu’on instrumentalise la laïcité à des fins politiciennes et que cela serve de prétexte pour discriminer sur des critères religieux ou ethniques.

En ce qui concerne les questions éducatives et le besoin de l’école, nous pouvons réaffirmer ce qu’il faut pour former des citoyens et des citoyennes libres et éclairés : la construction de l’esprit critique, seul à même de faire reculer durablement préjugés, stéréotypes et discriminations. Ce n’est pas simple et ça ne consiste pas en une leçon. Cela demande du temps, des connaissances solides de la part des enseignants.

Nous nous inquiétons du recentrage sur les fondamentaux imposé par le ministre de l’éducation nationale et aussi de sa vision verticale de l’enseignement moral et civique (EMC), qui ne répondent pas à cette nécessité de bâtir du commun. Nous pensons que c’est sur l’édification d’un socle commun, d’une culture partagée, qu’il nous faut agir à tous les niveaux de la scolarité. Il est important de souligner qu’il y a une grande responsabilité de nos politiques pour ne laisser aucun élève sur le bord du savoir, puisque l’ignorance et l’obscurantisme ont toujours eu partie liée avec la violence, ils en sont le premier terreau.

Notre système scolaire est actuellement à la peine. Nous avons des classes surchargées. Les professionnels sont en nombre insuffisant et sont sous-payés. La continuité du service public d’éducation n’est pas respectée, faute de remplaçants. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, un enfant verra l’ensemble de sa scolarité amputé de plusieurs mois par rapport à un enfant d’un département plus généreusement doté en postes. Les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) sont censés répondre à la difficulté scolaire. En ne répondant pas à ces difficultés, on laisse des enfants sur le bord de la route. Pourtant, les RASED ont été décimés, et la formation est relativement indigente, voire inexistante pour ce qui est de la formation continue.

Nous avons une longue liste de raisons objectives pour lesquelles les élèves décrochent et quittent l’école sans diplôme. Nous croyons à l’éducabilité de l’élève. Nous pensons que nous apprenons tout au long de la vie et que toutes et tous nos élèves sont éducables. Il faut un minimum de moyens, puisque la question du racisme ou des racismes – et plus généralement des discriminations – ne peut pas se résoudre s’il n’y a pas l’ambition des moyens qui va avec.

Mme Catherine Le Duff. Nous proposons quelques pistes en guise de solutions. Elles ne sont pas valables seulement pour l’école. Dans notre métier, face aux évolutions de la société, nous avons fréquemment besoin de mises à jour. Par rapport à la question de la formation des enseignants, l’outillage intellectuel apporté par la recherche dans toute sa diversité pourrait ainsi irriguer nos réflexions et nos pratiques. De même, la formation à la relation aux familles et à la façon de l’aborder devrait être envisagée. Malheureusement, sur tous ces sujets, la formation est quasi inexistante. Quelques heures y sont consacrées en formation initiale, qui sont de plus réparties de façon diverse selon les académies. En ce qui concerne la formation continue, on peut faire une carrière de quarante-deux ans dans l’éducation nationale sans bénéficier de formation continue digne de ce nom dans les sujets évoqués précédemment.

Nous avons dit que l’école était au centre de la société : le ministre parle de « colonne vertébrale ». C’est vrai, mais l’école ne peut pas tout toute seule. L’accroissement de la pauvreté, la relégation sociale et territoriale, l’absence de politique sociale ambitieuse sont les premiers séparatismes dans notre société, et ce sont les terreaux de toutes les divisions. Nos élèves sont sensibles, intelligents et ils perçoivent très bien la tension entre ce que l’on transmet à l’école, les valeurs que nous travaillons et que nous construisons au quotidien avec eux – l’égalité, la liberté, la fraternité –, et la réalité de ce qu’ils vivent. Pour s’attaquer au racisme et aux discriminations qui gangrènent notre société, il faut faire vivre les valeurs de la République sur l’ensemble de ses territoires.

M. Gwenael Le Guevel, conseiller fédéral du Syndicat général de l’éducation nationale-Confédération française démocratique du travail (SGEN-CFDT). Je vais dire quelques mots au sujet de l’orientation. Notre système éducatif contient encore des filières ségrégatives, comme les sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA). Quand le système éducatif produit lui-même de la ségrégation sociale, voire ethnique, il n’est pas crédible. Pour approfondir cette question, vous pouvez vous intéresser à l’expérimentation « Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation » (CIPES). Cette expérimentation a lieu sur un temps long. Il s’agit d’écoles qui essaient de trouver de nouveaux modes d’orientation, puisque l’on observe que des familles, des fratries entières sont orientées vers des filières sans qu’il y ait véritablement de raison objective.

J’ai été mandaté par le SGEN parce que je suis conseiller fédéral et il se trouve que j’ai suivi un dispositif qui se développe depuis maintenant dix ans et sur lequel nous avons donc un peu de recul. Je l’ai découvert dans mon collège nantais et l’ai pratiqué pendant quatre ans, puis j’ai quitté l’établissement, mais le dispositif a perduré malgré le départ de ses initiateurs. C’est assez rare dans un établissement. Souvent le projet s’arrête quand le porteur de projet s’en va. Ce dispositif, très concret, s’appelle « Sentinelles et référents ». Il est développé dans un certain nombre de lycées professionnels, dans des collèges et dans une moindre mesure dans des écoles.

« Sentinelles et référents » est un dispositif qui a pour but de lutter contre les phénomènes de boucs émissaires, dans lequel nous incluons le racisme, et de façon générale l’essentialisme, qui consiste à réduire une personne à une seule de ses dimensions. Nous l’expliquons ainsi aux élèves. Ce dispositif a quelques particularités.

La première, c’est qu’élèves et adultes sont formés ensemble, durant deux jours, par groupes. Il s’agit des adultes de l’équipe éducative – conseiller principal d’éducation, principal adjoint, professeurs –, nous avions aussi les infirmières, assistants d’éducation, ainsi qu’une douzaine d’élèves. Durant cette formation de deux jours, une forme d’horizontalité s’installe sur ce sujet.

La seconde, c’est que nous sommes amenés à partager une grille de lecture relative aux phénomènes de boucs émissaires et de racisme. Elle apporte un traitement assez spécial du phénomène du bouc émissaire et du harcèlement.

Nous apprenons aux élèves et aux adultes à reconnaître une situation de harcèlement. Cette grille présente ainsi des postures qui reviennent systématiquement. Une même personne peut adopter plusieurs postures. À partir d’une victime, le Noir par exemple, une vidéo est diffusée montrant la victime qui se fait harceler. Très souvent dans ces situations et dans les collèges et lycées, on oublie les spectateurs. Les formateurs nous ont apporté cette notion de spectateurs, que nous nommons « normopathes », quand la notion est acquise. Il s’agit des malades de la norme : ils sont présents, un peu en sécurité, ne disent rien, voire donnent un petit coup de pied et retournent vite se mettre en sécurité dans le troupeau.

Il existe la posture de harceleur et celle de spectateur, et nous apprenons aux élèves à avoir une posture de sentinelle. Ensuite, nous formons une communauté de sentinelles élèves et de référents adultes qui seront vigilants par rapport à ce phénomène, qui le repéreront. Nous avions pour notre part des réunions deux fois par semaine lors desquelles nous revenions sur des cas avec les élèves. Nous les analysions pour voir s’il s’agissait bien d’une situation de harcèlement. Ce qui la caractérise, c’est que « les postures se figent dans le temps et se répètent ».

Autrement dit, si un élève est victime une fois dans une classe, ce n’est pas très grave, la classe rigole, on se moque, ça n’a pas de grosses conséquences. Si en revanche cela commence à s’installer et que l’on retrouve toujours les mêmes personnes dans les postures de harceleur et de bouc émissaire, alors une situation de harcèlement s’objective. La définition qui en est donnée est « microviolences quotidiennes répétées ». Nous leur apprenons à repérer cela et nous en discutons.

Le racisme intervient dans cette grille, puisqu’il correspond à un des cas : je repère une des dimensions de votre personne et j’appuie dessus (« le gros », « le Noir », etc.). Cette grille de lecture devient donc commune. Nous apprenons ensuite aux élèves et aux adultes à intervenir correctement dans ces situations. La difficulté principale que nous rencontrons dans un collège pour lutter contre le racisme et les phénomènes de boucs émissaires est l’omerta entretenue sur le sujet, et l’autocensure qui va avec. Un élève qui est extrêmement raciste ne va pas le dire ou l’afficher. Il a appris, il a bien repéré que l’école est un endroit où cela ne se fait pas d’être raciste et qu’il faut agir discrètement.

Par ailleurs, le fait d’être une « balance » si on dénonce est très mal perçu quand on est au collège. Ce dispositif va permettre d’éviter cet écueil en se concentrant sur deux points.

Les élèves sentinelles ont interdiction d’intervenir en direction des harceleurs. Ce sera aux adultes de s’occuper d’eux. Les élèves interviennent toujours de manière collective, jamais seuls. Ils interviennent de deux façons : en direction de la victime, pour lui dire : « Ce qui t’arrive n’est pas normal et il n’est pas normal qu’on te réduise à une seule de tes dimensions » et en direction des spectateurs, pour leur dire : « Et si c’était vous ? » Il s’agit de s’appuyer sur les valeurs et de dire : « Aimerais-tu être traité pareillement ? » Nous secouons donc les normopathes dans leur aspect moutonnier.

Ce dispositif a pour particularité d’envisager le racisme ou toute forme d’essentialisme comme un phénomène de groupe, une dynamique de groupe : on peut se permettre ceci parce qu’une norme l’autorise. C’est toujours ainsi. C’est la même chose pour la violence exercée envers les femmes. La personne qui nous a formés utilise à ce sujet une belle formule : « Ce qui a été abîmé par le groupe doit être réparé par le groupe. » C’est pour cela que si vous ne travaillez pas avec les normopathes, les spectateurs, vous allez passer à côté du sujet, parce qu’il n’y a plus de spectacle quand il n’y a plus de spectateurs. C’est un travail qui est souvent oublié, puisque l’on va simplement vers le harceleur en disant « c’est mal ».

M. Rémy-Charles Sirvent, secrétaire national du Syndicat des enseignants de l’Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA). Je suis secrétaire national du SE-UNSA au secteur laïcité, école et société, secrétaire général du Comité national d’action laïque (CNAL). Je vais vous faire part d’une enquête que le CNAL avait menée avec l’Institut français d’opinion publique (IFOP) en avril 2018. Elle s’appelait « La laïcité et l’école : les enseignants ont la parole ». C’est la première fois que les enseignants du public, de la maternelle au lycée, étaient interrogés sur le principe de laïcité. Quelques questions concernaient le racisme, ce qui va nous permettre de disposer d’éléments chiffrés sur ce que nous livrent les enseignants qui ont été interrogés par l’institut de sondages. Nous avions demandé aux enseignants : « Constatez-vous dans votre école ou votre établissement scolaire des paroles ou des actes à tendance discriminatoire ? » Ont été principalement relevés : l’intolérance entre élèves, un racisme, des pressions à l’égard des filles, des revendications identitaires, du communautarisme et de l’antisémitisme.

Les trois premières réponses sont particulièrement inquiétantes. Les enseignants nous disent avoir observé dans leurs classes de l’intolérance, au sens large. Celle-ci est très présente. Une sonnette d’alarme est tirée : il se passe quelque chose dans les écoles. Le racisme aussi fait partie de la vie des élèves, de même que les pressions à l’égard des filles. Pour compléter cette enquête qui avait été produite par l’IFOP, les militants des organisations du Comité national d’action laïque sont partis à la rencontre d’agents publics – enseignants, chefs d’établissement, inspecteurs du premier degré – pour leur dire quels étaient ces actes d’intolérance, de racisme, ces pressions à l’égard des filles, etc. On peut citer les remarques physiques, les remarques sur le handicap, la « grossophobie » et l’homophobie.

Une nouvelle forme de racisme a aussi été relevée : un racisme économique. Une insulte revient souvent : « cas soc’ ». Cela s’entend dans la société et donc dans les écoles. Sont aussi visés des élèves de SEGPA, des élèves placés ou encore des élèves qui sont dans des situations très précaires. Ce racisme économique peut être mis en lien avec la précarisation de la société. L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) vient de révéler qu’en 2018, année où a eu lieu le sondage, 400 000 personnes en France sont passées en dessous du seuil de pauvreté. Ce seuil de pauvreté concerne un élève sur cinq, et un élève sur dix vit en dessous du seuil de pauvreté.

L’école n’est pas protégée des paroles et actes racistes. Pour ce qui est des solutions que nous préconiserions, je souligne que, pour ma part, je ne parle plus de vivre-ensemble. En effet, le maître et l’esclave vivaient ensemble, et ce n’est pas un idéal de vie en société. Le vivre-ensemble a une réalité très abstraite pour un certain nombre d’élèves qui subissent l’entre-soi des uns et qui se retrouvent en situation de ségrégation. Dans notre pays, l’entre-soi des uns conduit à la ségrégation des autres. J’avance plutôt deux pistes centrales. La première est la formation. Dans notre sondage qui portait sur la laïcité, 74 % des enseignants du public nous ont dit ne pas avoir bénéficié de formation initiale au principe de laïcité, et 94 % pas de formation continue. Les questions relatives au racisme et à la pauvreté font partie du bloc des maquettes de formation qui représentent en tout une moyenne de trois heures par an. Le manque de formation est donc considérable. Je précise que nous avons besoin d’une harmonisation des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé), de façon que les sites de formation ne se contredisent pas sur ces questions. La seconde est la mixité sociale à l’école. De timides expérimentations ont eu lieu de 2015 à 2018. Elles ont cessé mais elles avaient donné des résultats intéressants. Une réflexion doit être menée sur la sectorisation scolaire. Lorsqu’on est possédant du capital culturel dans notre pays, il arrive qu’on ne veuille pas mélanger ses enfants avec les enfants des autres, autrement dit avec des « pauvres ». Nous l’observons dans toutes nos villes et même dans des villes toutes petites. Dès lors qu’il y a deux écoles, on risque de trouver l’école des Blancs et l’école des autres. C’est une tendance qui parcourt la société. On pense que la mixité sociale pourra être un risque pour ses propres enfants.

On ne peut pas demander aux parents de sacrifier leurs enfants sur l’autel de la mixité sociale, mais c’est le rôle des pouvoirs publics d’impulser des politiques dans cette direction. Des moyens sont consacrés à l’éducation prioritaire, mais ils ne doivent pas représenter un solde de tout compte en matière de mixité sociale. Il ne s’agit pas d’avoir de hauts principes et de basses pratiques. Sur le plan local, on observe par exemple des situations de sectorisation aléatoire et des dérogations scolaires complaisantes pour le primaire ou le collège. Il faut amener l’enseignement privé à participer à l’effort de mixité sociale dans notre pays. Il doit absolument contribuer à cela.

Des défis considérables se présentent donc à nous, puisque cette République sociale tend à s’effacer devant d’autres impératifs. Jaurès le disait : « La France est laïque et sociale. Elle restera laïque si elle sait rester sociale. » Nous avons de gros efforts à fournir pour faire en sorte que les enfants de notre pays se rassemblent dans la joie d’apprendre dans la différence, par-delà le rang réel ou supposé de leurs parents dans la société.

M. Sébastien Vieille, secrétaire national à la pédagogie du Syndicat national des lycées, collèges, écoles et du supérieur (SNALC). Je vais d’abord vous dresser un état des lieux de ce que constate le SNALC. Le SNALC est une organisation indépendante, apolitique et laïque et ne parle que d’éducation. Dans l’éducation nationale, il existe déjà beaucoup de choses. En géographie, en EMC, nous avons des programmes et, les débats existent. Dans le cadre du Conseil supérieur de l’éducation, nous avions d’ailleurs fait ajouter dans les programmes du lycée la question de l’homophobie. Le français et les langues vivantes participent à la même dynamique.

Je suis professeur d’anglais et, à travers les documents, dans les axes que je choisis de traiter, je travaille la question du racisme, du harcèlement, du sexisme et de l’homophobie – quitte parfois à choquer, à aller chercher l’élève dans les certitudes qu’il a construites dans ses préconçus, pour tenter de faire évoluer. Toutes les disciplines concourent donc à la lutte contre le racisme et les discriminations. Les études de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) montrent que, plus on élève le niveau d’éducation d’une population, plus on lutte contre les discriminations. Pour nous, c’est peut-être le travail central que doit faire l’école.

Par ailleurs, des modifications de la carte scolaire permettent d’assurer une mixité sociale. Je viens d’un bassin ouvrier relativement défavorisé. Il a connu des évolutions de la carte scolaire et celles-ci sont salutaires, parce qu’elles permettent plus de mixité sociale.

Le travail sur l’orientation est un autre point important. On voit une ébauche de signal : des places sont réservées pour les professions ou catégories « socio-professionnelles moins (CSP−) » dans certaines filières sélectives.

Pour ce qui est des points de résistance, ils ne sont pas toujours où on les attend. On peut les retrouver à l’intérieur d’une même classe et ils peuvent s’exprimer de façon très différente selon l’âge des élèves. On a par exemple pu voir des courses organisées dans une école où les Français étaient contre « le reste du monde », et c’était « le reste du monde » qui organisait ces courses. Les professeurs des écoles font alors un travail admirable pour expliquer que nous faisons tous partie d’une même société, d’une même entité, et c’est une des réponses essentielles. Dans ces situations, l’adulte se doit de se poser en pédagogue, sans surréagir mais en expliquant.

À l’intérieur d’une même classe, on voit aussi des résistances si l’on observe la façon dont se placent les élèves. D’eux-mêmes ils recréent une forme de ségrégation au sein de la salle de classe. L’enseignant se doit alors d’imposer la mixité.

Nous observons encore des points de résistance sociaux. Les conflits de la société sont en effet importés dans l’école, et se manifestent différemment selon l’âge. Les autres discriminations sociales importées dans la classe concernent l’intolérance envers les « cas soc’ ».

Par rapport à toutes ces résistances, l’éducation nationale agit déjà, à travers ses programmes. L’inclusion peut permettre de lutter contre les discriminations si elle est bien menée. Telle qu’elle est mise en œuvre à l’heure actuelle, elle va nous mener vers un échec, parce que l’on fait de l’inclusion sans y mettre les moyens. Ainsi, l’on crée des crispations chez les enseignants, mais aussi entre les élèves, et même entre les familles. Des familles en viennent en effet à se plaindre car le cours ne va pas assez vite parce que dans la classe il y a tels ou tels élèves. Nous sommes en train d’en rajouter et de créer un ressentiment avec une inclusion qui est mal menée.

Parallèlement à cela, nous ne sommes pas favorables à une augmentation des dispositifs ou des expérimentations sur le plan national. En revanche, des choses sont très bien faites localement par des équipes motivées qui travaillent sur des situations sur le terrain. Nous disons donc qu’il faut donner à ces équipes les moyens de continuer à faire ce qu’elles font, mais il ne faut pas généraliser des pratiques au prétexte qu’elles marchent sur le plan local. Ce serait une erreur, parce qu’il faut des personnes pour s’en emparer et les faire vivre.

Il reste donc des choses à faire, mais il en existe déjà un certain nombre. L’école mène un travail, mais, en lycée, on constate un enfermement croissant des élèves dans une forme d’entre-soi qui évolue en microcommunautés. Ces microcommunautés se mettent à fonctionner en vase clos et à se fermer de plus en plus aux autres. En tant que pédagogues, nous travaillons sur ces aspects mais, face aux réseaux sociaux qui se multiplient et enferment encore davantage les jeunes entre eux, nous avons du mal à faire le poids.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie pour vos différentes interventions et les pistes de réflexion et d’action que vous nous avez proposées. Madame la rapporteure, je vous laisse réagir.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je pense que l’on pointe quelque chose d’important quand on parle de racisme économique. Cela montre ce qu’est le nouveau racisme. Par rapport à la carte scolaire, nous avons notamment entendu parler de Toulouse, où un travail considérable est aujourd’hui mené, qui va permettre de redessiner la carte scolaire, d’ériger un nouvel établissement et d’y mettre beaucoup d’options, de choses intéressantes, pour qu’il n’y ait plus le bon collège et le mauvais collège, et les bons élèves et les mauvais…

Lors d’une autre table ronde, nous avons entendu des professionnels de grandes écoles nous dire que, lorsque les professeurs suivent des formations sur l’orientation, ils se rendent compte qu’eux aussi sont légitimes pour parler d’orientation avec leurs élèves. Je ne parle pas de la compétence, au vu de la variété des métiers qui existent, mais les professeurs se sentent-ils selon vous légitimes pour orienter ? Les enfants des milieux favorisés ont leur milieu familial qui va être le guide en matière d’orientation, mais, pour les enfants défavorisés, c’est ce qu’ils vont entendre à l’école qui constituera le guide. Comment prendre ou mieux prendre en compte ce point, en collaboration avec les conseillers d’orientation ? Nous pourrions aussi parler du fonctionnement du portail « valeurs de la République ».

Mme Michèle Victory. Nous sommes tous convaincus que nous ne pouvons rien faire sans des équipes enseignantes volontaires. Pour qu’elles le soient, il faut qu’elles ressentent la confiance de leur institution. Ce n’est pas toujours le cas. Les expériences qui ont lieu à un endroit ne sont effectivement pas forcément des succès ailleurs, les choses ne s’importent pas de façon systématique. J’ai longtemps été enseignante et je m’interroge sur l’orientation. Je pense aux lycées professionnels, où la discrimination existe, où la ségrégation et l’entre-soi sont bien présents. L’on se retrouve finalement face à des élèves qui ont peur d’eux-mêmes, qu’on a tendance à mettre dans des cases et qui se retrouvent sur des chemins dont ils ne peuvent pas sortir.

Avec la réforme des lycées professionnels, à partir de la deuxième année, on fera en sorte que les élèves se dirigent plutôt vers un cursus de poursuite d’études ou vers un cursus pour entrer dans la vie professionnelle. Cela peut éventuellement s’entendre si on pense en termes d’efficacité, de pragmatisme et de moyens de faire correspondre le marché du travail et la formation de nos élèves. Mais, si l’on parle d’autonomie et de lutte contre les discriminations, n’est-ce pas une façon de mettre trop tôt et trop vite des élèves dans des voies dont ils auront plus de mal à se sortir ? J’ai côtoyé ces jeunes pendant trente ans, et il me semble qu’il faut les aider à dépasser leurs propres peurs et à nourrir cette confiance qui pourrait les aider à aller plus haut.

M. Rémy-Charles Sirvent. En évoquant le lycée professionnel par rapport à la question de l’orientation, vous avez cerné une question essentielle, mais l’orientation commence bien avant. Le Centre national d’étude des systèmes scolaires (CNESCO) avait déjà révélé que des filières sélectives existent dans 45 % des collèges français. Nous avons parlé de filières sélectives en SEGPA. Nous pouvons aussi évoquer les options. Certaines options sont connues des enfants qui sont placés dans des familles où la réussite scolaire est reçue en héritage, et beaucoup moins des autres. Même avant le lycée, les élèves se retrouvent dans des canalisations qui ne sont pas forcément des canalisations scolaires mais qui sont des canalisations sociales. Et les choses sont imprimées assez rapidement. La question de l’orientation démarre donc bien avant les processus d’orientation, par des propositions de filières qui catégorisent les élèves en dehors de ce que pourraient être leurs possibilités.

Mme Catherine Le Duff. Pour nous dans le premier degré, l’orientation se prépare très en amont dans les familles qui sont en connivence avec l’école. Je suis dans un département, le Bas-Rhin, où l’enseignement de l’allemand se développe, et organise dès la maternelle la ségrégation sociale et culturelle.

Toujours sur la question de l’orientation, ATD Quart Monde a réalisé un travail très intéressant dont les conclusions nous interpellent en tant qu’enseignants et nous devons nous en emparer. L’orientation par défaut des enfants des classes populaires est liée à la difficulté scolaire qu’ils peuvent rencontrer durant leur parcours. Nous ne pouvons plus, ou très difficilement, prendre en charge cette difficulté scolaire, faute de personnel en nombre suffisant.

En outre, le corps des conseillers d’orientation et psychologues scolaires dans l’enseignement public est en voie de disparition. Si l’on délègue à des associations privées le rôle de l’orientation des élèves, on va droit dans le mur.

Pour terminer, je répondrai à Mme Victory, qui disait que les équipes enseignantes sont volontaires seulement si elles ont la confiance de leur institution. Je dirais que les équipes sont toujours volontaires, et elles se désespèrent de ne pas avoir la confiance de leur institution…

M. Gwenael Le Guevel. En citant l’expérimentation que je connais, je précise que mon intention n’était pas qu’elle soit répliquée partout. Il s’agit de se demander si l’élève raciste dispose d’un lieu où il peut dire qu’il l’est. Je crois au postulat d’éducabilité mais je crois aussi au postulat de cohérence, c’est-à-dire : chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense. Je fais référence aux travaux du chercheur Daniel Favre. Il faut mettre en œuvre ce postulat de cohérence face aux élèves. Quand faisons-nous l’expérience de l’égalité humaine ? Quand adultes et enfants se posent-ils ces questions sans qu’il y ait ces rapports de domination-soumission ?

En ce qui concerne l’orientation, j’insiste également sur le fait qu’elle commence bien avant le lycée professionnel. La revalorisation du lycée professionnel est de « l’esbroufe », on en parle depuis vingt ou trente ans. Tant que les ateliers seront réservés aux SEGPA et tant que tout le monde n’expérimentera pas l’atelier en collège, le lycée professionnel restera de l’esbroufe. Le signal donné est que, de toute façon, les autres n’y vont pas, et ce sont ceux qui ratent le « vrai lycée » qui vont à l’autre. L’orientation commence bien avant, puisque l’orientation en SEGPA démarre en cours moyen 1re année (CM1), soit vers l’âge de 8-9 ans. Je note aussi que l’étude d’ATD Quart Monde est partie de l’observation du fait que de nombreux élèves en difficulté sociale se trouvaient en unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) alors qu’ils ne relevaient pas du tout du handicap.

M. Sébastien Vieille. Je ne visais pas du tout mon collègue du SGEN quand je signalais cette tendance dans l’éducation nationale qui consiste, quand quelque chose fonctionne dans un endroit, à vouloir le transposer ad hoc et totalement hors-sol. Ce qui est fait par mon collègue me semble excellent et peut fonctionner, mais n’est pas nécessairement transposable partout.

Pour ce qui est de la ségrégation dans l’orientation, vers la voie professionnelle, elle existe, mais en l’occurrence il s’agit d’une ségrégation sociale, et non raciale ou sexiste. C’est l’échec scolaire qui mène vers la voie professionnelle. Celle-ci doit être revalorisée, et ce n’est pas le cas pour l’instant, comme l’a bien dit mon collègue. Certains élèves s’autocensurent. Mais il s’agit aussi d’une mise en adéquation avec leur milieu social, parce que dans certains quartiers il existe encore la volonté de sortir très vite de l’école pour faire autre chose. On ne se voit pas faire des études longues et on se voit gagner de l’argent le plus rapidement possible pour quitter très vite ses parents. Tant que nous n’aurons pas élevé le niveau global d’éducation, nous aurons ce schéma qui nous vient des années 1950…

M. le président Robin Reda. Je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre à nos interrogations et d’avoir éclairé la mission d’information sur ces travaux. Je vous souhaite une bonne continuation dans vos missions au service de notre éducation nationale et de vos établissements scolaires, et surtout de vos élèves.

La séance est levée à 16 heures 50.

 


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Compte rendu  74    Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman

(Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures.

M. le président Robin Reda. Nous avons l’honneur de recevoir M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM). La mission d’information que nous menons avec Mme la rapporteure Caroline Abadie et nos collègues a été créée le 3 décembre 2019, mais nos travaux se sont intensifiés ces derniers mois à la suite de la crise sanitaire. À l’issue de nos travaux, en 2021, nous présenterons un rapport dressant un état des lieux des différentes formes de racisme, persistantes ou naissantes, dans la société française, en suggérant des pistes de réflexion et d’action pour résorber ce fléau de notre République. Notre mission embrasse un champ très large de sujets. Nous avons beaucoup abordé les questions d’histoire, de mémoire, d’éducation, mais aussi les questions régaliennes : celles de la réponse policière et de la réponse judiciaire qui est apportée aux délits racistes, pour lutter contre les discriminations qui portent atteinte à note promesse républicaine d’égalité.

Les questions liées au culte ne sont pas au cœur des sujets que nous traitons. Nous ne pouvons néanmoins pas les mettre de côté dans la mesure où le rejet, la haine s’expriment aussi à l’encontre de beaucoup de nos compatriotes parce qu’ils pratiquent une certaine religion ou parce qu’ils ont certaines origines. Je pense à nos compatriotes musulmans ou juifs, et à la question du racisme envers nos compatriotes d’origine arabe au sens large, et en particulier de confession musulmane, ou nos compatriotes de confession juive. Notre mission ne porte pas non plus sur l’islamisme ni sur le débat en cours sur le séparatisme, ou même sur l’islam en tant que religion, mais nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur ces formes de rejet, ainsi que sur des concepts très disputés et que nous n’aimons pas beaucoup utiliser mais qui reviennent souvent dans les discussions, notamment le concept d’islamophobie.

Nous sommes heureux de vous accueillir pour évoquer ces sujets, a fortiori dans un temps troublé, mais notre mission n’est pas une mission de l’émotion. Elle n’a pas été créée au lendemain de quelconques événements récents, qu’il s’agisse des violences dans des manifestations – à l’égard de policiers ou commises par des policiers – ou des terribles attentats que nous avons vécus au mois d’octobre. Elle essaie d’aller au fond des choses et de prendre le recul nécessaire à la réflexion et à la construction d’une solution durable pour apaiser la société française. Néanmoins ces questions d’actualité sont inévitables dans le cadre de nos échanges.

Je laisse la parole à Caroline Abadie pour poursuivre cette introduction, avant de vous céder la parole, monsieur le président.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je compléterai le propos du président Reda sur le contexte de cette audition. Si nous avons commencé avec des universitaires pour poser un cadre à cette mission, nous avons ensuite entendu beaucoup d’associations, et en particulier des associations représentant des groupes de la population qui se rejoignent par des points communs d’origine ou de religion. Il s’agit d’étudier la spécificité de chaque discrimination, de chaque racisme, perçu différemment selon que l’on est musulman ou que l’on est d’origine asiatique. Il existe vraiment des spécificités, ce qui ne veut pas dire que les solutions à y apporter auront des spécificités, mais nous aurons été exhaustifs dans ces auditions. C’est dans ce cadre que nous vous interrogeons. M. Reda a lancé la discussion sur le terme d’« islamophobie ». C’est tout à fait judicieux, je me joins donc à lui sur cette question.

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir convié à cette audition. Je vais commencer par citer des chiffres, même si nous ne pouvons pas faire dire à des chiffres tout ce que nous voulons. Les chiffres ne disent pas non plus toujours toute la réalité du terrain.

Entre 2009 et 2013, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) avait mis en place l’indice de tolérance comme moyen de mesurer la progression des actes de racisme, d’antisémitisme, et de discrimination de manière générale. À ce titre, chaque année la CNCDH regarde deux facteurs : cet indice de tolérance et le nombre d’actes de racisme. Cet indice de tolérance s’est considérablement dégradé entre 2009 et 2013. Nous étions à 54 % en 2013. Entre 2013 et 2018, cet indice s’est nettement amélioré, de 13 points, passant à 67 % fin 2018. Puis, en 2019, le dernier rapport de la CNCDH montre un léger recul : nous en sommes à 66 %.

Cette moyenne de 66 %, comme toutes les moyennes que j’ai citées, peut cacher une réalité spécifique à des types de racismes et de discriminations. À titre d’exemple, sur la moyenne de 66 %, la tolérance envers les musulmans est de 60 %, c’est donc 6 points de moins. Pour les Maghrébins, c’est 72 %, soit 6 points de plus. Cela nous renseigne sur un changement de type de racisme dont pourraient être victimes les Maghrébins. Aujourd’hui ce ne sont pas les Maghrébins qui sont les plus sujets de racisme. Les actes antimusulmans sont beaucoup plus prégnants car, si je me reporte aux chiffres, l’indice de tolérance envers les Maghrébins est meilleur qu’envers les musulmans. Les musulmans ne sont toutefois pas les plus discriminés. D’autres groupes le sont malheureusement beaucoup plus : l’indice de tolérance à l’égard des Roms est ainsi de 36 % seulement.

Le deuxième type de chiffres se rapporte au nombre d’actes de racisme, tous actes confondus. Cette année, le rapport de la CNCDH met en évidence une augmentation de 38 % de ce chiffre, soit une hausse de près de 40 %. Dans cette moyenne de 40 % d’augmentation, les actes antimusulmans augmentent pour leur part de 54 %.

Sur les 6 600 affaires de racisme transmises à la justice en 2019, 393 infractions ont été sanctionnées. L’écart est ainsi considérable entre le nombre d’affaires qui arrivent à la justice et celles qui débouchent sur une condamnation. En tant que président du Conseil français du culte musulman, j’ai demandé qu’un véritable travail soit réalisé pour savoir, approximativement, combien d’affaires concernent des musulmans, pour les affaires qui ont été transmises à la justice et classées comme pour celles qui ont abouti. Nous n’avons pas ces chiffres aujourd’hui et je ne peux pas vous donner même un ordre de grandeur.

Je n’ai pas encore utilisé le terme « islamophobie », j’ai plutôt parlé d’« actes antimusulmans ». Nous avons choisi d’employer « actes antimusulmans » dès 2010, dans la convention entre le ministère de l’intérieur et le Conseil français du culte musulman, que j’avais signée avec M. Hortefeux, pour un meilleur suivi des actes antimusulmans. « Actes antimusulmans » était beaucoup plus parlant pour nous, cela décrivait plus justement la réalité. Je ne suis pas opposé au concept d’islamophobie, mais le débat qui avait entouré ce concept a gravement nui à la cause de la lutte contre les actes antimusulmans. Sous prétexte que ce concept présente des impropretés et qu’il fait l’objet d’un débat, certains entendent en effet négliger totalement les actes antimusulmans. C’est une chose de poser un mot sur une réalité, c’en est une autre de regarder cette réalité.

Au moment de la discussion sur la pertinence du mot « islamophobie », certains essayistes avaient pris position au sujet d’actes antimusulmans, déclarant que c’étaient des simulations et non de vrais actes antimusulmans. À Argenteuil, en 2013, deux jeunes femmes musulmanes ont été victimes d’agressions violentes. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) est intervenu auprès de ces deux jeunes femmes. Je souligne que le comité a récemment été dissous par le gouvernement et n’a rien à voir avec le Conseil français du culte musulman. À la suite de l’intervention de ce comité, une essayiste, adversaire déclarée du CCIF, était intervenue dans une émission de France Culture, « Faut-il être féministe pour dénoncer l’agression des femmes voilées ? » Elle avait déclaré au sujet de l’une des jeunes femmes que son agression était « un règlement de comptes familial, en représailles contre son style de vie trop libre ». L’essayiste a été condamnée à la suite de ces propos, puisqu’il s’agit de diffamation. Elle a dû verser des dommages et intérêts à la jeune femme, traumatisée par l’agression puis par cette campagne médiatique qui a été menée.

Ce procès a eu une vertu pédagogique pour certaines personnes qui veulent diffamer notre pays et le présenter comme un pays où les musulmans sont persécutés et où la justice ne passe pas. La justice est passée et les auteurs de l’agression ont été condamnés, et les auteurs de diffamation ont été condamnés. Je pense que cela a permis aux victimes de voir que la justice passe réellement lorsqu’elle est saisie et qu’elle est du côté de la victime.

Pour ce qui est du recensement des actes antimusulmans, une convention-cadre sur la mise en œuvre d’un suivi statistique et opérationnel des actes antimusulmans en France a été mise en place en juin 2010. Avant cette convention, les actes antimusulmans étaient comptabilisés dans l’agrégat des actes de racisme en général. Le premier constat que nous avons fait après la mise en place de cette convention en 2011, c’est que le nombre d’actes antimusulmans a augmenté, alors que le nombre d’actes de racisme en général a baissé. Sans cette convention et l’outil de suivi et de recensement mis en place, nous n’aurions pas observé cette augmentation. L’on aurait seulement dit que le nombre d’actes racistes avait baissé, et l’on aurait compris par-là que les actes antimusulmans avaient suivi la même courbe. Dans cette convention avec le ministère de l’intérieur, le CFCM devait mettre en place tout un dispositif au plan régional et au plan local : un moyen de recensement qui permette d’avoir des chiffres du CFCM, qui sont ensuite croisés avec les chiffres du ministère de l’intérieur. En conséquence, chaque année, un rapport sort et est remis à la CNCDH. C’est sur les chiffres de ce rapport que se fonde la CNCDH.

Dans cette convention, nous n’entendons par « actes antimusulmans » que deux catégories d’actes. La première est intitulée « Actions » et regroupe les actes contre les personnes, quelle que soit leur incapacité totale de travail constatée, et contre les biens présentant un degré de gravité certain et des dégradations irrémédiables.

La seconde est intitulée « Menaces » et rassemble les autres actes constatés : propos ou gestes menaçants, graffitis, tags, démonstrations injurieuses, exactions légères et autres actes d’intimidation.

Les chiffres communiqués par le ministère de l’intérieur et l’Observatoire national de lutte contre l’islamophobie, créé en 2011 et rattaché au Conseil français du culte musulman, se fondent uniquement sur les plaintes ou les mains courantes déposées. Aujourd’hui tout le monde s’accorde cependant pour dire qu’une évaluation quantitative reposant uniquement sur le nombre de plaintes déposées et prises en compte par les services concernés ne peut renseigner sur la réalité du phénomène des actes antimusulmans ou de l’islamophobie. Elle peut même donner une vision incomplète et déformée de ce phénomène si l’on ne procède pas à des analyses qualitatives prenant en compte les causes afférentes et le contexte dans lequel se manifestent ces actes.

L’Observatoire national de lutte contre l’islamophobie a indiqué à plusieurs reprises que de nombreux musulmans victimes d’actes xénophobes, notamment sous forme de menaces et d’injures, ne déposaient quasiment plus plainte. L’observatoire affirme que lui-même ne le fait plus contre les auteurs de lettres, de menaces et d’injures que reçoivent les dirigeants du Conseil français du culte musulman. Elles se comptent par dizaines. Selon l’observatoire, les plaintes déposées pour ce type d’actes sont souvent classées sans suite par les parquets, compte tenu de la difficulté d’en identifier les auteurs. Élu président du Conseil français du culte musulman en janvier 2019, j’ai tenu à rappeler à notre observatoire qu’il faut déposer des plaintes, même si elles n’aboutissent pas. C’est une manière de montrer la réalité de ce fléau, sans quoi une part de cette réalité risque de ne pas être observée.

D’autres éléments expliquent le faible nombre de plaintes déposées, alors que le constat de la progression des actes antimusulmans est partagé par de nombreux observateurs. Elle est aussi démontrée par les chiffres de la CNCDH. Cela peut s’expliquer par le fait que certaines associations de lutte contre l’islamophobie sont organisées autour d’un petit comité national et de référents régionaux, tous bénévoles. Elles ne disposent d’aucune ressource financière et se trouvent de fait dépourvues de budget de fonctionnement. Elles ne sont pas en mesure de mettre en place une véritable plateforme avec un dispositif de soutien et d’accompagnement des victimes. Ces dernières se trouvent parfois totalement démunies pour faire valoir leurs droits, et en premier lieu l’enregistrement de leur plainte.

Il faut ajouter à cela un autre phénomène. La jeune femme d’Argenteuil que j’ai évoquée qui a été agressée déclare : « Le soir de mon agression, je suis allée au commissariat, où les policiers m’ont dit de revenir le lendemain. Ensuite, ils m’ont demandé de ne pas ébruiter l’affaire dans ma communauté, pour ne pas créer d’émeutes. » Ne pas ébruiter pour ne pas créer d’émeutes est un argument qui a fonctionné. À l’époque, le Parisien avait évoqué cette mère d’une enfant qui avait été agressée. L’agression avait été reconnue par le procureur de la République comme étant une agression raciste, mais la mère s’était empressée de dire que c’était une affaire de jeunes et qu’il n’y avait rien de raciste dans cette agression. On a finalement su que la mère avait craint que le fait que cette agression soit reconnue comme un acte de racisme ne provoque des émeutes, dont elle se serait sentie coupable.

Dans la convention sur les actes antimusulmans signée avec le ministère de l’intérieur, les discriminations ne sont pas comptabilisées. Seuls les actes antimusulmans le sont. Le fait d’être discriminé est quelquefois ressenti comme un acte antimusulman plus offensant et blessant, plus grave psychologiquement pour la victime, qu’une injure ou une insulte. Il me semble donc important d’intégrer cette dimension de discrimination dans les actes antimusulmans.

La cyberhaine – la haine qui s’exprime en ligne –, est difficile à circonscrire. Il est difficile pour des structures comme la nôtre de disposer de cellules de veille. Les signalements rapportés par les musulmans ne sont pas suffisants pour avoir une meilleure connaissance de l’ampleur de ce racisme, sur les réseaux sociaux notamment. Je pense que l’attentat de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, a amené la France et d’autres pays à signer une convention pour une meilleure lutte contre la cyberhaine. Je sais cependant que, pour trouver un équilibre avec la liberté d’expression, il est souvent difficile de faire passer des règles permettant de lutter plus efficacement contre la haine sur les réseaux sociaux.

Je vais formuler quelques propositions pour lutter contre les actes antimusulmans. Certaines concernent l’institution que je préside, d’autres concernent les pouvoirs publics. Une meilleure mise en œuvre de la convention-cadre de juin 2010 est nécessaire. Pour un meilleur suivi statistique, il faut employer tous les outils pour la rendre efficace. Cette mise en œuvre nécessite la réorganisation de l’Observatoire de lutte contre l’islamophobie, créé en 2011 autour de comités départementaux. Nous avons commencé cette réorganisation cette année. Un meilleur suivi annuel de la publication du bilan des condamnations prononcées contre les auteurs jugés pour actes antimusulmans est également important. Nous avons encouragé les victimes à porter plainte contre les actes et les menaces dont elles font l’objet. Nous souhaitons la création d’une unité spécifiquement consacrée à la lutte contre la haine sur internet et les réseaux sociaux. Il s’agit aussi de travailler avec les pouvoirs publics pour améliorer le dispositif de signalement des messages de haine dirigés contre les musulmans. Enfin, une convention devrait être signée entre le Défenseur des droits et le CFCM pour un suivi des discriminations dont sont victimes les Français de confession musulmane, puisque la convention-cadre sur les actes antimusulmans ne les couvre pas.

Par ailleurs, j’estime que la lutte contre les actes antimusulmans doit nous amener à pointer le terrorisme commis au nom de la religion musulmane. Nous savons aujourd’hui que le terrorisme et le radicalisme se réclamant de l’islam ont largement contribué au climat de défiance à l’égard de l’islam et des musulmans. Malgré la condamnation ferme et unanime par les musulmans de France de toute forme d’extrémisme instrumentalisant l’islam, un grand travail de communication, d’explication et de diffusion de la vraie culture musulmane reste à accomplir. Il incombe aux musulmans de le faire, mais une partie de ce travail incombe à notre société. Un travail sur les mots utilisés pour décrire les phénomènes réels, tels que le terrorisme, est également utile et nécessaire.

Jusque dans les années 1980, à l’instar des mots « christianisme » et « judaïsme », le mot « islamisme » était synonyme d’« islam ». Aujourd’hui il est synonyme d’une idéologie à combattre. Le fait de mal nommer les choses peut contribuer aux malheurs du monde. À défaut de trouver un autre mot qui remplacerait « islamisme » pour désigner des réalités à ne pas nier, il convient au moins de lui ajouter un qualificatif, du type « islamisme extrémiste » ou « islamisme radical ». « Judaïsme » ou « christianisme » se réfèrent à la tradition et à la culture juives et chrétiennes. « Islamisme », en revanche, signifie aujourd’hui « terrorisme » ou « idéologie politique ». Il y a donc un déséquilibre dans le langage, qui est préjudiciable à l’islam et aux musulmans.

La réalité du radicalisme se réclamant de l’islam doit être combattue, par tous les moyens, pour ne pas alimenter cette défiance à l’égard des musulmans de France. Beaucoup de préjugés doivent être combattus, à commencer par celui qui associe la violence à la religion musulmane et aux musulmans.

En termes de propositions relatives aux médias, nous demandons qu’il y ait une convention entre le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et le Conseil français du culte musulman en vue d’un meilleur suivi des atteintes à l’image de l’islam et des musulmans dans les médias. Enfin, nous devrions nous demander comment un journaliste condamné à maintes reprises pour incitation et provocation à la haine peut disposer de micros tendus à des heures de grande écoute. Au moment où l’on demande aux musulmans de France de condamner fermement les actes de terrorisme et le radicalisme, l’on permet à des journalistes condamnés, récidivistes – des délinquants au sens juridique du terme –, de continuer à parler librement, et même parfois d’insulter librement les musulmans.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, monsieur Moussaoui, pour ce propos liminaire. Nous recevions ce matin en audition Mme Christine Kelly, qui est présentatrice et journaliste sur la chaîne CNews, qui accueille régulièrement Éric Zemmour, si c’est lui que vous souhaitiez évoquer.

M. Mohammed Moussaoui. Oui.

M. le président Robin Reda. Une chose très intéressante est venue dans nos débats. Chacun peut avoir un avis sur le fait qu’Éric Zemmour soit régulièrement invité sur une chaîne de télévision, mais nous constatons que les audiences sont très satisfaisantes pour Éric Zemmour, de même que les ventes de ses livres. Nous avons le sentiment qu’on a du mal à lui trouver des contradicteurs. Beaucoup, comme vous venez de le faire, disent que M. Zemmour propage la haine ou que ses propos dérapent à l’égard des musulmans ou de certaines minorités, mais l’on voit rarement des personnalités qui viennent lui disputer le débat.

Cela m’amène à m’interroger sur la formation de ceux que nous appelons les « islamologues ». Il semble que ce titre soit un peu autoproclamé, puisqu’il n’existe pas vraiment de formation ou de cursus universitaire, en France tout au moins, qui mène à de vrais diplômes ou à de vraies compétences en islamologie. Celle-ci est souvent à la confluence d’autres compétences ou d’autres diplômes, en histoire ou en histoire des religions notamment. Je m’interroge donc sur votre vision du développement d’éventuels cursus qui permettraient de mieux comprendre l’islam dans notre pays.

Par ailleurs, pour ce qui est des relations de la religion musulmane avec la religion juive – l’antisémitisme étant également un fléau de notre société –, un nouvel antisémitisme est né, notamment dans certains territoires de la République, et notamment en banlieue. Il est souvent assimilé à des jeunes qui se proclament de confession musulmane, parfois sans connaître du tout le Coran et surtout en oubliant sa promesse de paix et de dialogue interreligieux. Comment traitez-vous ces tentations antisémites d’une partie de notre jeunesse ? Comment traitez-vous le dialogue intercultuel et interculturel entre juifs et musulmans ?

Nous avions reçu le maire de Sarcelles, l’un des nombreux maires de France confrontés à la gestion de « communautés ». Je n’aime pas ce terme et nous ne promouvons surtout pas le modèle communautariste ici, mais dans certaines communes les maires sont obligés de raisonner en partition de la population, pour essayer de faire en sorte que tout le monde s’entende. Ce maire nous parlait des initiatives, notamment lors des fêtes juives ou des fêtes musulmanes, pour faire se rencontrer des habitants de culture et de religion différentes. Au CFCM, faites-vous également la promotion de certaines initiatives, ou en prenez-vous ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Il était important de rappeler à M. Moussaoui que nous avons auditionné aujourd’hui Mme Kelly. Quand nous lui avons posé la question des interventions de M. Zemmour, avec toute la mesure possible, l’on nous a accusés de stigmatisation. Je vous remercie de revenir sur ce point car je pense que notre question est légitime. Nous avons effectivement interrogé Mme Kelly et elle seule, et non les autres journalistes qui travaillent avec M. Zemmour, que nous n’avons pas rencontrés dans le cadre de cette mission d’information. Je comprends que cela puisse agacer, mais nous ne pourrons malheureusement pas multiplier les auditions après avoir entendu déjà plus de 150 personnes. Je vous rejoins tout à fait, monsieur Moussaoui, sur le fait que le discours public a un vrai devoir d’exemplarité à respecter, cela va dans le sens de cette mission et de notre combat commun contre le racisme.

Lors de nos auditions, nous avions parlé de « concurrence mémorielle », de « concurrence victimaire ». Comment faire aujourd’hui pour favoriser le dialogue interreligieux ? Les participations communes à des cérémonies vous semblent-elles une piste intéressante ?

J’ai par ailleurs une question relative à la pratique du culte musulman en prison. Quel état des lieux dressez-vous de la situation ? Les aumôniers ne sont pas bien reconnus ni rémunérés, et cela ne permet pas forcément un libre exercice du culte en prison. Cela peut constituer une première discrimination, et par ricochet cela amène à une pratique assez dévoyée si les détenus côtoient les mauvaises personnes.

M. Mohammed Moussaoui. En ce qui concerne le cursus en islamologie, la France avait en effet perdu une tradition ancienne de grands islamologues qui ont marqué l’histoire. Ils ont pu léguer aux Français un héritage, mais cet héritage commence à s’effriter au moment où l’islam est regardé par le prisme des attentats et des violences, et rarement par le prisme de la civilisation et de la culture musulmanes. Un travail doit être réalisé sur ce plan. Lors de sa dernière intervention aux Mureaux, le Président de la République avait annoncé la volonté des pouvoirs publics de mettre en place des cursus d’islamologie, un institut des études islamiques. Il faudrait mettre en place ces moyens universitaires qui permettraient de retrouver cette tradition et de montrer une autre facette de la vie musulmane, à travers la production intellectuelle mais aussi à travers la découverte de l’apport de l’islam dans le cadre civilisationnel.

Quelques masters d’islamologie sont proposés à Strasbourg, mais les études islamologiques sont effectivement peu nombreuses dans notre pays, par rapport aux pays anglo-saxons par exemple. Nous recevons parfois tout de la sphère anglo-saxonne et en sommes presque dépendants dans notre connaissance du monde musulman, alors même que la France a peut-être plus de proximité, y compris géographique, avec le monde musulman que ne peut en avoir le monde anglo-saxon. Le Conseil français du culte musulman peine à mettre en place la formation des cadres religieux, ne serait-ce que pour la pratique religieuse. Ce sont des choses élémentaires que les autres cultes ont réglées depuis des décennies. Je pense que c’est par manque de moyens que le Conseil français du culte musulman n’est pas aujourd’hui en mesure de mettre en place des formations sur le sol français, à tel point que nous sommes obligés de faire appel à des pays étrangers pour former nos cadres religieux ou pour avoir des cadres religieux déjà formés par ces pays.

Nous avons formulé des propositions aux pouvoirs publics pour que les musulmans puissent disposer de moyens de financement. Nous ne demandons pas que soit changée la loi de 1905, mais il doit y avoir des moyens de permettre au culte musulman d’avoir des sources de financement. J’avais émis une proposition simple : celle de permettre à toutes les associations musulmanes gestionnaires d’un lieu de culte de disposer des immeubles de rapport, de pouvoir les exploiter, et par ce biais d’avoir des locaux, des logements et des commerces et de les louer. Le fruit de la location permettrait de payer le salaire de l’imam, de participer à la formation de jeunes, de donner des bourses à des fidèles de la mosquée pour former les cadres religieux de demain, d’aider éventuellement des institutions musulmanes nationales et centrales à développer des formations de haut niveau. Tout cela nécessite un « enrichissement » des bases musulmanes qui permettrait par ricochet de participer au financement du culte musulman.

J’espère que cette demande aboutira dans le cadre du projet de loi en cours, même si la formulation qui en est faite aujourd’hui ne répond pas à la demande du culte musulman. En effet, ce sont les immeubles de rapport obtenus par donation qui sont concernés par le nouveau projet de loi. Or, ce serait vraiment difficile d’obtenir un immeuble par donation d’une première génération musulmane, qui a des revenus modestes. Il s’agit donc de permettre à des fidèles musulmans d’acquérir des immeubles, plutôt que de les obtenir par donation d’une personne.

Une part du cursus d’islamologie pourrait être mise en place par les pouvoirs publics, puisqu’il s’agit d’études universitaires. Je pense qu’un grand pays comme la France doit avoir une meilleure connaissance du monde musulman et doit développer ces cursus dans ses universités et dans son enseignement supérieur. Ils pourraient servir la population, la stabilité et la cohésion dans notre pays, une meilleure connaissance de la culture de nos concitoyens, mais aussi une meilleure connaissance du monde musulman avec lequel nous entretenons des relations importantes.

Sur la question de l’antisémitisme, j’avais rédigé une petite brochure intitulée « L’antisémitisme : un interdit de l’islam ». Je peux vous la communiquer. Dans cette brochure, je suis revenu sur les textes scripturaires, pour dire que l’antisémitisme est incompatible avec la foi musulmane. On ne peut pas être musulman et antisémite en même temps, ou l’on va à l’encontre des textes fondateurs de la religion musulmane. J’ai cité plusieurs textes, issus de versets coraniques et de la tradition prophétique. On peut se reporter à la charte de Médine, la première charte qui a été mise en place par le prophète de l’islam pour gérer la pluralité religieuse dans le premier État qu’avait gouverné le prophète de l’islam, qui était en même temps prophète et chef civil de la population.

Cette charte dit clairement que les juifs et les musulmans forment une même communauté. Elle dit « aux juifs leur religion, aux musulmans leur religion, mais ils forment une même communauté ». Ce prophète a eu des paroles très connues, que les imams citent souvent à une jeunesse qui se perd quelquefois dans des considérations qui n’ont rien à voir avec la religion musulmane. Il disait que celui qui porte atteinte à un juif ou à un chrétien, c’est comme s’il portait atteinte au prophète lui-même. Et celui qui porte atteinte au prophète, c’est comme s’il portait atteinte à Dieu. Dans la brochure, j’explique que le voisin du prophète de l’islam était juif : il lui rendait visite lorsqu’il était malade, l’invitait pour partager des repas, avait une relation de fraternité avec lui. Les traditionnistes ne peuvent pas passer à côté de ces textes. La religion n’avait aucune valeur dans les relations entre les habitants de Médine. Cette charte stipule clairement que la citoyenneté englobait toutes les appartenances religieuses, et il n’était pas question de faire de distinction sur ce critère.

Aujourd’hui, certains extrémistes ont réussi à créer l’amalgame entre les juifs et les conflits qui se déroulent dans certaines parties du monde, notamment le conflit israélo-palestinien. Certains ont instrumentalisé ce conflit pour créer une réelle division entre musulmans et juifs de France. Du point de vue institutionnel, nous entretenons une grande fraternité avec les responsables de la communauté juive de France. Les rencontres et les appels téléphoniques sont réguliers, nous nous passons des messages d’amitié, que ce soit avec Joël Mergui, président du Consistoire, ou Haïm Korsia, grand rabbin de France, et tous les grands responsables de la communauté juive de France. Nous n’avons que des relations de bonté et de fraternité. Je souhaiterais que ces relations descendent vers la base et les fidèles. C’est le défi que nous devons relever. Des réflexions sont menées autour de cette question : comment faire se rencontrer les jeunes de confession musulmane et les jeunes de confession juive sur des projets communs qui permettraient de créer le climat de communauté de destin, où la religion des uns et des autres ne devrait pas être un facteur de division mais plutôt être un facteur d’enrichissement ?

Il est important que la concurrence des mémoires ne s’installe pas dans notre pays. Toutes les souffrances doivent être regardées et reconnues, mais cette course vers la reconnaissance des mémoires ne me paraît pas être une bonne chose. Il me semble en revanche important que chacune des communautés reconnaisse ce qu’a subi l’autre. Il est important que cette reconnaissance soit exprimée par les uns et par les autres à différentes occasions, notamment lorsqu’il s’agit de commémorations. Il est important que, lors des commémorations – que ce soit de la Shoah ou d’autres événements tragiques de l’histoire de la communauté juive de France –, les musulmans de France soient présents, aux côtés de leurs concitoyens et de leurs frères juifs de France. L’inverse doit être vrai aussi, lorsque des commémorations ont lieu autour d’anciens combattants musulmans ou lorsque des actes antimusulmans sont perpétrés par exemple. Nous avons toujours eu le soutien de la communauté juive. Lors des incendies qui ont eu lieu cet été contre les mosquées, chaque fois le grand-rabbin de la région, voire le grand-rabbin Haïm Korsia lui-même, était présent pour soutenir et exprimer sa solidarité. Cette solidarité n’a jamais failli.

En ce qui concerne la pratique religieuse dans les prisons, il est vrai que l’aumônerie musulmane est un maillon faible de l’aumônerie d’une façon générale. Il faut noter un manque de moyens. Nous avons rencontré récemment le garde des Sceaux, M. Dupond-Moretti, à ce sujet. La représentation du culte musulman n’est pas à la hauteur de cette aumônerie qui a pris beaucoup de retard. Il faudrait qu’il soit résorbé. Il est aussi nécessaire de créer des postes. L’engagement du ministre de la justice est total à ce propos et il dresse la même analyse que Mme la rapporteure quant au fait que, en l’absence de véritables ministres du culte qui peuvent guider et accompagner spirituellement les détenus, ces détenus vont se jeter dans les bras de radicaux qui ne leur délivreront pas le meilleur enseignement.

Il faut donc déjà bien former les aumôniers qui interviennent aujourd’hui, mais il faut aussi y ajouter des moyens. Nous disposons d’environ 230 aumôniers musulmans aujourd’hui, mais ils interviennent de façon très ponctuelle, il s’agit de vacations. En guise d’indemnités, certains perçoivent 150 euros, ce qui défraie à peine leur déplacement. Pour la plupart des aumôniers, les défraiements s’élèvent à 200-250 euros. Je pense qu’un effort doit être consenti. Il s’agit d’un défi. De nombreux extrémistes qui ont commis des actes de terrorisme sont passés par la case prison. Des radicalisations ont lieu à l’intérieur des prisons. Au-delà de la question de la radicalisation, je pense qu’un détenu, qui est par définition privé de sa liberté, a besoin d’un accompagnement spirituel.

J’ai aussi demandé qu’il y ait des structures d’accompagnement des familles. Il s’agit que les familles dont un membre est en prison puissent bénéficier d’une écoute. De même, si elles observent des changements chez ce membre, sur le plan de la psychologie ou de l’orientation religieuse, elles pourront trouver un appui, et sauver ceux qui peuvent l’être. Souvent, lorsque la famille n’est pas en mesure d’accompagner un enfant, parce qu’elle n’en a pas les moyens ou parce qu’elle n’a pas de structure pour l’aider, cela peut mal se passer.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, monsieur le président. Mmes Victory et Lazaar souhaitent vous poser des questions.

Mme Michèle Victory. Je suis très sensible à tout ce que vous dites pour lutter contre les amalgames. Ce que j’ai du mal à saisir, c’est la réticence des pouvoirs publics français en général à faire que l’enseignement de la langue arabe se développe dans notre pays. Il est question de faire circuler nos connaissances, nos idées, nos cultures, dans un pays qui a de plus un passé proche et historique avec le Maghreb. Et j’ai du mal à comprendre pourquoi les réticences sont aussi grandes, alors que la langue arabe constituerait un élément de compréhension mutuelle qui permettrait peut-être de dissiper un certain nombre de malentendus. Je sais que le nombre de postes ouverts au certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) est dérisoire par exemple. J’aimerais savoir ce que vous pensez de cette situation.

Mme Fiona Lazaar. Je vous remercie, monsieur Moussaoui, d’avoir rappelé ce qui s’est passé en 2013 à Argenteuil, dans ma circonscription. Plusieurs jeunes femmes y avaient été victimes d’actes racistes d’une grande violence qui avaient légitimement choqué localement. À l’époque, au moins une de ces jeunes femmes avec été accompagnée par le CCIF, qui vient d’être dissous. Si cette décision a été prise, je pense que des raisons le justifiaient. C’était toutefois une association très identifiée par les musulmans. Lorsqu’ils s’estimaient victimes de discrimination ou de racisme, ils allaient assez naturellement vers elle, parce qu’elle était identifiée médiatiquement. Maintenant que cette association a disparu, pensez-vous que le CFCM ou d’autres organisations vont pouvoir assurer cet accompagnement juridique, tout en restant des organisations qui respectent les principes et les valeurs de la République, auxquels nous sommes attachés ?

M. Mohammed Moussaoui. Pour ce qui est des réticences vis-à-vis de l’enseignement de la langue arabe, quand le Président de la République est venu aux Mureaux, il a dit qu’il fallait introduire cet enseignement dans les écoles, même s’il a aussitôt été contesté par de nombreux hommes politiques… La langue arabe est la langue d’une grande civilisation, et est partagée au-delà du monde arabe par le monde musulman, qui représente 1,8 milliard de personnes. C’est in fine une langue mondiale. La France avait effectivement une tradition, dans le passé, de former des personnes qui avaient même marqué la culture musulmane de façon générale, à travers leurs écrits et leurs productions. Il est important que la langue arabe soit proposée, que des études de langue arabe soient dispensées et que le nombre de capésiens soit augmenté. Nous ne pouvons pas priver des jeunes qui le souhaitent d’avoir accès à leur civilisation, à leur religion, à leur culture, à travers la langue arabe et dans les sources de langue arabe. Si nous les privons de cela, ils vont aller chercher ailleurs, et dans des structures qui ne leur offriront pas forcément le meilleur cadre.

En ce qui concerne le CCIF, je n’ai pas d’appréciation à porter sur les arguments utilisés par les pouvoirs publics pour dissoudre le CCIF, ne disposant pas des éléments nécessaires. Je pense qu’il appartient au CCIF en tant qu’association, s’il considère qu’il a été lésé dans ses droits, de défendre ses intérêts devant les juridictions compétentes. Votre question est néanmoins pertinente, dans la mesure où il s’agissait d’une association qui accompagnait des victimes – pas toujours de façon réussie, mais elle était bien présente –, avec des moyens de communication qui surpassaient parfois les moyens de communication de l’instance représentative du culte musulman. C’est pourquoi je disais que l’Observatoire de lutte contre les actes antimusulmans doit se refonder. Nous ne pouvons pas laisser un vide. Ce vide va forcément être comblé par d’autres.

Le CFCM doit donc renforcer son observatoire. Nous avons commencé à créer des antennes locales, qui permettent d’avoir une assise beaucoup plus large. Il faut aussi qu’il soit bien identifié par les victimes, afin qu’elles puissent se joindre à ces comités, exposer leurs problèmes et leurs difficultés. Il faudrait aussi des moyens financiers. Je sais que le CCIF avait reçu des aides financières de donateurs et de mécènes. Pour l’instant, le Conseil français du culte musulman n’a pas eu cette opportunité. Mais il faut placer les défis face à nous et chercher à les financer. C’est ce que nous essayons de faire, et j’espère que l’instance représentative du culte musulman arrivera d’ici à quelques années à porter ce sujet de façon bien plus importante qu’elle ne le fait aujourd’hui.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, monsieur le président Moussaoui, d’avoir répondu à notre invitation dans le cadre de cette mission d’information. Et merci, chers collègues, pour votre assiduité à nos auditions de la journée.

La séance est levée à 18 heures.

 

 


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Compte rendu  75    Audition de Mme Nathalie Colin, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) du ministère de la transformation et de la fonction publiques

(Réunion du mardi 15 décembre 2020 à 17 heures)

La séance est ouverte à 17 heures.

M. le président Robin Reda. Nous poursuivons notre cycle d’auditions consacrées à la promotion de la diversité dans le monde du travail, y compris au sein de la fonction publique. Nous avons l’honneur de recevoir Mme Nathalie Colin, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) au ministère de la transformation et de la fonction publiques.

Notre mission d’information a pour but de dresser un état des lieux des différentes formes de racisme qui persistent ou émergent dans la société française et de proposer des pistes de réflexion pour rendre plus efficace la politique de lutte contre ces phénomènes, dans toutes leurs dimensions.

Nous avons entendu des universitaires, des représentants d’associations, d’autorités et d’institutions publiques, comme la Défenseure des droits la semaine dernière, et nous avons organisé plusieurs tables rondes, notamment sur le thème de l’accès à l’emploi. Nous avons également reçu le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports et la ministre déléguée en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances ainsi que des représentants de nombreux ministères impliqués, à différents niveaux, dans la lutte contre le racisme et les discriminations.

Nous demandons souvent à nos interlocuteurs, en particulier ceux des ministères, ce qu’ils font pour être exemplaires en matière de lutte contre le racisme et les discriminations. Nous savons que plusieurs ministères, sinon la totalité, bénéficient du label diversité qui vise à faire la promotion de la méritocratie dans l’administration – nous pourrons y revenir.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Merci d’avoir accepté cette audition. Nous nous interrogeons beaucoup sur l’exemplarité de la fonction publique, en essayant de voir quelles sont les marges de progression : les chiffres dont nous disposons montrent qu’il en existe encore. Il ne s’agit pas, pour autant, de faire preuve d’un excès d’autoflagellation : on peut penser qu’il y a des marges de progression partout.

Nous souhaitons aborder avec vous la politique des ressources humaines – le recrutement, la formation et l’évolution des carrières. Que fait-on en matière de lutte contre les discriminations et les inégalités et qu’est-ce qui fonctionne bien ? J’imagine, par ailleurs, que tout n’est pas nécessairement identique dans les différents versants de la fonction publique.

Cela fait six ou sept mois que nous travaillons d’arrache-pied. Je reviens d’un déplacement outre-mer avec toute une série de questions sur les spécificités des carrières et des mobilités des habitants de ces territoires. On m’a notamment parlé du Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM), ancien dispositif aujourd’hui disparu. Quel éclairage pouvez-vous nous apporter sur ce point ?

J’en viens plus spécifiquement à la question du racisme et des actes racistes au sein de la fonction publique. Qu’en est-il ? Quels sont les mécanismes de signalement et de sanction en la matière ?

Mme Nathalie Colin, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) du ministère de la transformation et de la fonction publiques. Je vais commencer par un point peut-être un peu théorique et juridique mais qui est, à mon avis, assez fondamental.

La politique de lutte contre le racisme et toutes les formes de discrimination constitue, de notre point de vue, le socle des valeurs qui sous-tendent notre fonction publique. Son fondement se trouve à l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui est le titre Ier du statut général des fonctionnaires – c’est le chapeau commun aux trois versants de la fonction publique. Cet article commence par une phrase qui garantit la liberté d’opinion des fonctionnaires avant de préciser ce qui suit : « Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, de leur âge, de leur patronyme, de leur situation de famille ou de grossesse, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race », ces dispositions ayant été progressivement complétées. Le statut général vise donc à assurer l’exemplarité que vous avez évoquée. C’est d’autant plus important que la fonction publique représente à peu près 20 % de l’emploi en France : la déclinaison concrète de cet article a des conséquences qui sont loin d’être négligeables.

Le principe de non-discrimination et de refus de toute forme de racisme qui est inscrit dans le statut général est une valeur essentielle. Il faut ensuite, et c’est un peu la difficulté de l’exercice, être capable de le décliner d’une manière concrète, pragmatique, palpable pour chacun des agents de la fonction publique ou des personnes qui souhaitent y entrer – nous parlerons probablement du recrutement. Nous avons essayé au fil du temps – c’est une politique relativement ancienne – de le faire d’une manière opérationnelle par des mesures qui permettent à la fois de garantir l’absence de discriminations et de lutter contre elles lorsqu’elles se manifestent.

Deux grandes catégories de dispositifs existent. Il y a, tout d’abord, des mesures concrètes et précises qui concernent soit les recrutements, soit les formations, soit la protection des agents – la ministre de la transformation et de la fonction publiques a évidemment souhaité insister sur ce dernier aspect à la suite de l’assassinat de Samuel Paty. À ces mesures destinées à traiter les principales sources de difficulté en la matière, s’ajoutent des démarches plus globales qui trouvent leur traduction dans le label diversité et égalité, dont l’objectif est de pousser les employeurs publics à construire des plans et à définir des stratégies à vocation opérationnelle pour décliner l’ensemble de cette politique dans leurs services.

Le ministère de la transformation et de la fonction publiques joue un rôle central en matière d’impulsion, d’accompagnement des autres ministères et d’exemplarité. Dès 2013, le ministère en charge de la fonction publique a signé avec le Défenseur des droits une charte pour la promotion de l’égalité et la lutte contre les discriminations dans la fonction publique. Nous participons, par ailleurs, à l’application du plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui est piloté par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).

Sur le plan opérationnel, nous suivons quatre axes principaux : nous avons un engagement général de prévention et nous menons des actions visant à assurer le traitement des signalements et des discriminations ; mais aussi des actions relevant plutôt de la réalisation d’états des lieux et de diagnostics, afin de mieux connaître les risques ou les fragilités ; des actions, assez fortes, en matière de formation ; et enfin des actions tendant à favoriser la diversité en ce qui concerne l’accès à la fonction publique – c’est une des priorités de la ministre, sur laquelle nous pourrons revenir si vous le souhaitez.

M. le président Robin Reda. Merci pour ce cadrage. Vous avez parlé de la réalisation d’états des lieux afin d’avoir des diagnostics et, certainement, d’actualiser la connaissance des problématiques auxquelles les agents sont confrontés et de ce qui peut se dire dans la fonction publique. Pourriez-vous préciser les contours de cette action ? Est-elle menée avec les cadres ou avec l’ensemble des agents ? Sous quelle forme les remontées d’information ont-elles lieu ?

S’agissant de la diversité au sein de la fonction publique, dont les composantes sont multiples mais qui est tout de même regroupée en trois grandes familles, y a-t-il des divergences en ce qui concerne les parcours et donc en matière d’égalité d’accès et d’égalité des chances ? Par ailleurs, des problématiques sont-elles plus particulièrement identifiées dans certains pans de la fonction publique ? Je pense notamment à la fonction publique hospitalière et à différents corps de la fonction publique d’État, en particulier ceux de l’administration pénitentiaire. Des secteurs sont-ils particulièrement exposés, à la fois sur le plan interne et en lien avec le public qu’ils reçoivent ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Pouvez-vous nous éclairer sur l’existence – ou non – de spécificités des départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM), notamment en matière de mobilité ? En Martinique, par exemple, nous avons rencontré des personnes qui se plaignaient d’une insuffisante représentation des personnes issues de ce territoire dans différents corps de l’administration. Des règles existent en la matière : dans le corps préfectoral, par exemple, une personne née en Isère ne peut pas y être préfet, mais ce n’est pas le cas dans tous les corps.

S’agissant des indemnités et des retraites, la question de l’égalité de traitement est souvent posée. Pouvez-vous confirmer que les personnes issues de l’Hexagone qui passent leur retraite dans les DOM-TOM ne bénéficient pas d’une majoration de leur pension ? Il y a en effet tout un fantasme sur l’inégalité de traitement qui existerait selon le lieu de naissance.

Le BUMIDOM a, par ailleurs, laissé une cicatrice encore assez douloureuse. Ce dispositif, vu comme assez outrageant par certains, poussait les cerveaux à partir, même si ce n’était pas l’intention à l’origine. Que pouvez-vous nous en dire ?

J’en viens à la politique en matière de ressources humaines, en particulier à la formation. Une étude récente d’IPSOS sur la laïcité dans le quotidien professionnel des agents publics montre que la très grande majorité la connaît et la respecte, mais j’ai été frappée de voir qu’une plus faible partie d’entre eux, notamment chez les contractuels, n’étaient pas parfaitement au fait que les usagers sont libres, pour leur part, de montrer leurs convictions religieuses.

Mme Nathalie Colin. Je crois qu’il faut bien distinguer deux éléments en ce qui concerne le racisme ou les discriminations dans la fonction publique.

Tout d’abord, les agents publics ne sauraient manifester dans leur comportement professionnel, notamment à l’égard du public mais aussi d’une façon plus générale, la moindre opinion traduisant des convictions contraires à nos principes et à nos valeurs. Pour faire simple, les fonctionnaires ne sauraient exprimer, par leurs actes ou leurs paroles, des convictions à caractère raciste ou discriminatoire – il existe une obligation forte en la matière. Si cela se produit, néanmoins, des sanctions sont prises : des procédures disciplinaires, susceptibles d’aller jusqu’à la révocation, peuvent être engagées.

Il y a ensuite la question des agents ou des candidats, s’agissant des recrutements, qui s’estimeraient victimes de discriminations produites par notre système, qui écarterait à l’excès certaines personnes, pour des motifs n’ayant pas de lien avec la compétence professionnelle. Il y a aussi la question des usagers du service public. Je pense évidemment aux fonctionnaires servant dans des guichets, dans l’administration pénitentiaire ou en milieu hospitalier : ils peuvent être confrontés à des attitudes particulièrement agressives.

Ces sujets méritent d’être surveillés d’une manière attentive mais ils n’appellent pas nécessairement les mêmes réponses, car ils ne relèvent pas du même type de raisonnement.

Le problème, c’est que, dès lors qu’il existe au sein de la fonction publique un principe d’égalité selon lequel le seul critère pris en compte, tant au stade du recrutement que de la carrière, est la compétence professionnelle ou l’adéquation entre le profil et le poste, nous n’avons pas et nous ne pouvons pas avoir d’éléments statistiques qui permettraient d’identifier des biais traduisant le fait qu’on exclut tel ou tel type de personnes pour des raisons liées à leurs origines. Cela favorise, me semble-t-il, les fantasmes ou les visions déformées de la réalité. Il y a parfois beaucoup d’affect sur ces questions, notamment outre-mer. Il faut répondre par des éléments aussi objectifs et chiffrés que possible mais, malheureusement, nous ne pouvons pas réaliser de statistiques en la matière. Je vais quand même vous communiquer, s’agissant des rémunérations, des données concrètes qui montrent qu’il n’y a aucune difficulté.

Les salaires nets mensuels des fonctionnaires servant dans les départements et les territoires d’outre-mer sont globalement supérieurs à la moyenne des rémunérations versées en métropole, en raison de l’existence de dispositifs de majoration des traitements ou d’indemnités spécifiques. Ce sont des éléments bien documentés.

En 2018, le salaire net moyen était d’un peu moins de 2 300 euros dans l’ensemble des trois fonctions publiques. Il était un peu supérieur dans celle de l’État, puisqu’il s’établissait à 2 570 euros – c’est lié au fait qu’il y a plus d’agents de catégorie A dans cette fonction publique que dans les autres. Le salaire net moyen était de 1 963 euros dans la fonction publique territoriale et de 2 300 euros dans la fonction publique hospitalière. Les différences, je l’ai dit, s’expliquent par le poids relatif des catégories A, B et C, et non par le fait que les agents seraient moins bien payés, à missions égales, dans certains cas.

Dans les départements et les territoires d’outre-mer, le salaire net moyen était de 3 597 euros en Guyane, de 3 600 euros en Martinique et en Guadeloupe, et de 3 900 euros à La Réunion au sein de la fonction publique d’État. Dans la fonction publique hospitalière, le salaire net moyen s’élevait à environ 2 850 euros en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane et à 3 100 euros à La Réunion. Dans la fonction publique territoriale, il était respectivement de 2 400 euros et de 2 700 euros – j’arrondis. Les montants versés sont plus importants dans les trois versants de la fonction publique, alors que le poids relatif des différentes catégories est comparable. Cela fait partie des rares éléments chiffrés dont nous disposons.

Le BUMIDOM est un dispositif ancien, qui n’a d’ailleurs pas existé très longtemps. Il a été arrêté définitivement : il est assez surprenant de voir qu’il reste dans les esprits.

La véritable question, s’agissant de la fonction publique outre-mer, concerne la mobilité. Le principe, je le rappelle, est l’égalité d’accès. Quelles sont, ensuite, les perspectives de carrière d’une personne venant de l’outre-mer ? Elle peut y rester si elle le souhaite : on n’oblige jamais ceux qui sont affectés outre-mer à servir en métropole, sauf si c’est conditionné par les dispositifs statutaires de leur corps – cela vaut essentiellement pour la catégorie A. Les commissaires de police, par exemple, doivent faire régulièrement des mobilités géographiques, en métropole ou outre-mer – ce qui est moins fréquent – s’ils veulent avoir de l’avancement. Il en est de même pour les sous-préfets et les préfets, même si leur cas est différent – il s’agit d’emplois à la discrétion du Gouvernement. Sauf si le statut particulier du corps impose une mobilité, il n’y a pas d’obligation. Compte tenu du nombre et du type des postes proposés, néanmoins, on a parfois plus de possibilités de progresser dans sa carrière en métropole.

J’ai été la directrice des ressources humaines du ministère de l’intérieur pendant plusieurs années. Je peux vous dire que la partie la plus difficile à gérer, s’agissant des mobilités, concerne les fonctionnaires originaires de la Martinique, de la Guadeloupe et, dans une moindre mesure, de La Réunion, qui viennent faire une partie de leur carrière en métropole et veulent ensuite retourner dans leur département d’origine. Le nombre des postes offerts par rapport à celui des candidats est tel qu’on doit parfois attendre longtemps avant de pouvoir revenir, mais c’est vrai aussi pour des départements métropolitains. Quand un gardien de la paix d’abord affecté à la Préfecture de police veut retourner vivre dans le Sud-Ouest de la France, dans les Alpes-Maritimes ou dans le Var, il doit attendre des années. Sans nier la réalité du problème, il faut le replacer dans une perspective plus vaste : quelle que soit l’origine des fonctionnaires, il peut y avoir une difficulté quand on veut revenir dans son département d’origine pour y exercer ses fonctions. C’est peut-être plus difficile outre-mer, parce que le nombre des postes possibles est beaucoup moins élevé que celui des candidats, mais il en va de même ailleurs.

S’agissant de votre remarque sur les retraites, je suis très surprise ! C’est en vérité presque le contraire. Du fait de la surrémunération perçue quand on est affecté outre-mer, les cotisations sont plus importantes et, mécaniquement, les retraites plus intéressantes que si l’on a servi uniquement en métropole. Il faut déconstruire certaines idées reçues, totalement déconnectées de la réalité.

Peut‑être avez‑vous d’autres questions sur la situation particulière de l’outre‑mer ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Si le BUMIDOM n’existe plus depuis longtemps, il n’en a pas moins laissé des cicatrices durables, et pas seulement chez des activistes ou des extrémistes, puisque beaucoup de gens très raisonnables nous en ont également parlé.

Me confirmez‑vous qu’un natif de Fort‑de‑France, par exemple, en service dans cette même ville bénéficie, comme les autres fonctionnaires, d’une majoration de salaire ?

Mme Nathalie Colin. Oui ! Tous les agents en poste outre‑mer en bénéficient, quel que soit leur lieu de naissance.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je suis ravie que vous déconstruisiez ces éléments.

Mme Nathalie Colin. L’indexation des traitements est destinée à prendre en compte le coût de la vie – cela existe aussi pour les fonctionnaires servant à l’étranger, notamment ceux du ministère des affaires étrangères.

La formation est l’un des axes principaux du travail de fond que nous menons pour lutter contre les discriminations.

Le réseau des écoles de service public rassemble les établissements qui forment les futurs fonctionnaires, de l’École nationale d’administration à l’École nationale de la magistrature, en passant par l’École nationale d’administration pénitentiaire ou les instituts régionaux d’administration (IRA). À la suite du rapport de 2017 sur les écoles de service public et la diversité, nous avons renforcé les objectifs de formation initiale liés à la prévention des discriminations et à la laïcité, que certains établissements ont même inscrits dans leur statut.

D’après une enquête récente de la DGAFP sur les valeurs républicaines dans les formations statutaires dispensées par les écoles de service public, plus de 80 % des élèves et plus d’un tiers des personnels pédagogiques et des intervenants bénéficient de formations sur l’égalité professionnelle, la lutte contre les stéréotypes de genre et la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Depuis plusieurs années, c’est également le cas des jurys de concours de la fonction publique, ce qui est d’autant plus fondamental que, même de manière inconsciente, les recruteurs peuvent être l’objet de stéréotypes ou de biais de représentation Un module de prévention des discriminations a systématiquement été intégré à leur formation. Nous leur proposons aussi un référentiel de formation.

Nous développons également des dispositifs en matière de formation continue. Le schéma directeur de la formation professionnelle tout au long de la vie comporte des actions prioritaires, dont une relative aux enjeux d’égalité et de diversité, destinée plus particulièrement aux cadres. Nous pensons en effet qu’ils représentent un public prioritaire pour assurer le respect et la diffusion de ces principes dans les ministères et les institutions, en administration centrale comme sur le terrain. Les ministères sociaux, le ministère de l’intérieur et le ministère de l’agriculture ont par ailleurs lancé des marchés de formation de leurs cadres sur la neutralité des agents du service public et la lutte contre les discriminations. De notre côté, nous développons une offre de formation interministérielle qui sera accessible au début de l’année 2021, par le biais d’une plateforme de formation à distance, Mentor. Ces mesures de formation visent à éviter les risques de dérive et à garantir que le respect de ces principes est bien chevillé au corps des agents publics.

Un autre axe de travail concerne le volet relatif au signalement et à la protection des agents. Des dispositifs de signalement des actes de violence ou de harcèlement moral et sexiste existent depuis plusieurs années. À la suite de l’assassinat de Samuel Paty, la ministre a souhaité accentuer ce dispositif de protection, en ajoutant dans la loi la notion de menace. On s’est en effet rendu compte que le risque de passage à l’acte était plus important aujourd’hui qu’il y a quelques années. Un agent public qui n’est que menacé, si je puis dire, en particulier sur les réseaux sociaux, doit pouvoir demander une protection, et son administration et sa hiérarchie doivent lui assurer la protection à laquelle il a droit. Nous sommes en train de réfléchir à un renforcement des dispositifs de signalement, afin de permettre aux agents de solliciter une protection de manière rapide, immédiate et dématérialisée, sans passer nécessairement par la voie hiérarchique, qui n’est pas toujours la plus appropriée.

Concernant la situation particulière de la fonction hospitalière, nous disposons de peu de remontées, parce qu’il n’existe pas de dispositif centralisé permettant à la direction générale de l’offre de soins et au ministère de la santé de savoir ce qui se passe. Nous savons néanmoins que des médecins, des infirmières, des aides‑soignants voire des personnels administratifs font l’objet de menaces de la part de patients. Il faut que l’on travaille avec le ministère de la santé à une meilleure identification, pour assurer une meilleure protection de ces personnels qui se sentent parfois un peu isolés et abandonnés face aux agressions et aux menaces.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je relevais un élément paru dans une étude du mois de décembre, selon laquelle, si l’obligation de neutralité était très bien comprise par les agents quand elle les concernait, elle l’était moins, en revanche, quand il s’agissait des règles applicables aux usagers.

M. le président Robin Reda. À ce propos, comment le principe de neutralité et de laïcité est‑il inculqué aux contractuels et aux agents externalisés exerçant des missions pour la fonction publique ?

Mme Nathalie Colin. Les principes de protection et les devoirs de neutralité et de laïcité s’appliquent aux contractuels dans les mêmes conditions qu’aux fonctionnaires titulaires, même si cela est parfois plus difficile, dans la mesure où ils n’ont pas tous reçu les formations dont je parlais tout à l’heure. C’est pourquoi il faut leur prêter un peu plus d’attention, en ce qui concerne leur comportement aussi bien que la protection qui peut leur être assurée.

Permettez‑moi de revenir un peu en arrière pour vous faire part d’une observation. Les recrutements massifs menés ces dernières années dans certains secteurs de la fonction publique, par exemple chez les gardiens de la paix, nous obligent à être encore plus vigilants et encore plus exigeants quant à la formation initiale qui est dispensée. De plus en plus, la fonction publique est à l’image de notre société, diverse. La diversification des recrutements impose parfois d’être plus attentif à la formation de nos futurs fonctionnaires qu’on ne l’était lorsque l’accès à la fonction publique était peut‑être davantage réservé à une « élite », et j’emploie tous les guillemets possibles, à des catégories sociales plus favorisées. On doit impérativement à la fois assurer la diversification de notre fonction publique, et faire en sorte qu’elle s’accompagne d’un renforcement de nos formations initiales lorsque la formation n’a pas été dispensée plus tôt au cours de l’éducation. Ceci est bien évidemment à prendre avec de grandes précautions.

Madame la rapporteure, vous avez relevé toute la difficulté concernant la laïcité : son principe ne s’applique qu’aux agents publics. Le développement de signes religieux plus visibles les conduit à faire face à des citoyens et à des citoyennes qui expriment, plus qu’ils ne le faisaient avant, leur appartenance religieuse. C’est important pour nous d’en tenir compte. Nous allons regarder attentivement comment cette enquête peut donner lieu à des préconisations supplémentaires pour aider les agents publics à mieux se protéger et à mieux assumer le fait qu’une double obligation leur incombe, vis‑à‑vis d’eux‑mêmes et vis‑à‑vis du public, alors que ce même public se lâche parfois, pour dire les choses rapidement.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Il nous a semblé, en discutant avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ainsi que quelques organismes qui attribuent le label diversité, qu’il était désormais possible pour les entreprises et, je suppose, pour la fonction publique, de faire une évaluation en partant de la perception qu’ont les salariés, ou les agents, de leur appartenance supposée à une ethnie ou à une race. Ce ne sont pas des statistiques ethniques destinées à flécher des postes en direction de telle ou telle catégorie de population, mais cela permet de mesurer la diversité au sein de l’entreprise. Quels points du label nécessitent une attention particulière ? Alors que tout le monde, j’imagine, essaie de l’obtenir, y a‑t‑il encore des endroits, des catégories ou des fonctions exigeant d’être plus vigilants ? 

Mme Nathalie Colin. Je n’ai pas encore mentionné les campagnes de testing, menées depuis cinq ans sous l’égide du professeur L’Horty et de son équipe, qui portent sur plusieurs critères – le sexe, l’origine signalée par le patronyme, le lieu de résidence, le handicap – auprès des responsables administratifs – de catégories A de la fonction publique – et des aides-soignants – de catégorie C de la fonction publique hospitalière. Les conclusions du dernier testing montrent des différences importantes dans l’accès à l’emploi selon l’origine et le handicap, dans un même ordre de grandeur. Les travailleurs en situation de handicap ont des taux de succès différents de ceux qui ne bénéficient pas de la reconnaissance administrative, c’est-à-dire qui ne sont pas passés par la voie spécifique. Autrement dit, la reconnaissance du handicap, qui ouvre l’accès aux aides pour l’employeur, n’annule pas les discriminations. En revanche, les différences dans l’accès à l’emploi sur le critère de l’adresse ont quasiment disparu et elles n’existent pas d’après le critère du sexe, si tant est qu’elles aient jamais existé. Je crois que c’est un élément intéressant.

L’octroi du label diversité repose sur un dispositif assez sélectif, exigeant et engageant, puisque ce n’est pas parce qu’on l’a obtenu que tout est fini : on s’engage à mettre en œuvre des actions, dont on doit rendre compte, sous peine d’être déclassé. Cinq ministères – les ministères économiques et financiers, les ministères sociaux, le ministère de la culture, le ministère de l’intérieur, le ministère de l’agriculture – et trente‑huit organismes publics l’ont obtenu et conservé. Un ministère était soumis à la question ce matin, par un groupe composé de représentants de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) et de la DGAFP, qui pilotent l’attribution du label. Des établissements publics sous tutelle, dont dix‑sept musées, des organismes divers – le Conseil supérieur de l’audiovisuel ou le Conseil d’État –, quelques collectivités territoriales – Paris, Lyon, Bordeaux, Nantes, Dijon et le conseil départemental de Seine‑Saint‑Denis – de même que six établissements hospitaliers l’ont obtenu. La marge de progression est importante. Ces structures concernent néanmoins environ 500 000 agents publics. Le label a un impact sur tous les aspects de la vie professionnelle et, plus largement, sur la façon dont les agents peuvent sentir que ces éléments sont pris en compte dans leur activité.

La politique en faveur de l’égalité des chances et la promotion de la diversité sont l’une des priorités de la ministre. Il existe toute une série de dispositifs pour favoriser l’accès à la fonction publique des jeunes éloignés de l’emploi, vivant dans des quartiers défavorisés ou dans des zones éloignées de l’enseignement supérieur.

Le dispositif principal est celui des classes préparatoires intégrées. Au nombre de vingt-sept, elles sont, comme leur nom l’indique, adossées aux écoles de service public et aident des étudiants ou des demandeurs d’emploi modestes à préparer des concours externes de la fonction publique, en leur apportant un soutien pédagogique renforcé, un appui financier et l’accompagnement d’un tuteur. L’allocation pour la diversité s’élève à 2 000 euros annuels. Sept cents étudiants environ fréquentent ces classes préparatoires intégrées chaque année. Pour la prochaine rentrée, la ministre a créé mille places. Elle a également élargi l’assise de ces classes, pour favoriser leur implantation dans de nouveaux territoires. Enfin, le montant de l’allocation passera à 4 000 euros en 2021.

Nous travaillons également sur une nouvelle version des cordées de la réussite, visant à permettre aux élèves des écoles d’accompagner des groupes de collégiens, de lycéens voire des étudiants dans leur projet d’orientation. C’est une mesure destinée à favoriser l’attractivité de la fonction publique, qui reste parfois un peu fragile.

Enfin, nous travaillons à consolider l’apprentissage dans la fonction publique, qui est un levier efficace pour favoriser la diversité de ceux qui viendront composer la famille des agents publics.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, madame Colin, d’avoir accepté notre audition et d’être intervenue sur tous les thèmes qui nous intéressaient – nous sommes en quête de précisions pour rédiger le rapport le plus exhaustif possible. La promotion de la diversité dans la fonction publique doit concerner tant les profils que les territoires, ces deux aspects se rejoignant.

Mme Nathalie Colin. Absolument !

La séance est levée à 18 heures.

 


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Compte rendu  76    Audition du général de corps d’armée Alain Pidoux, chef de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN)

(Réunion du mardi 15 décembre 2020 à 18 heures)

La séance est ouverte à 18 heures 20.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, nous avons à présent l’honneur de recevoir le général Alain Pidoux, chef de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Notre mission d’information, créée par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale, en décembre 2019, a pour objectif ambitieux de dresser un état des lieux des différentes formes de racisme qui perdurent ou qui émergent dans la société française.

Notre mission n’est pas spécifiquement centrée sur le rapport entre les forces de police ou de gendarmerie et le racisme. Toutefois, l’actualité et les questions de société qui traversent le débat national nous incitent à entendre des représentants des différentes forces de l’ordre. Elles sont en effet chargées d’accueillir les victimes, de repérer et de réprimer les comportements et les délits racistes. De plus, étant composées d’agents de la fonction publique d’État et représentant la force légitime, elles doivent se montrer irréprochables.

Ces dernières semaines, nous avons entendu le directeur de l’Independent Office for Police Conduct (IOPC), la « police des polices » britannique, ainsi que son homologue français, la directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Nous avons également auditionné des syndicats de policiers et le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG).

Nous tenterons de comprendre les différences d’approche entre l’IGGN et l’IGPN, ainsi que les garanties d’indépendance qu’apporte votre institution. Nous nous interrogerons également, à l’heure où l’on parle de sécurité globale et de continuum entre les différentes forces de l’ordre, sur la nécessité d’un organe de contrôle indépendant et commun à celles-ci, à même d’enquêter sur les comportements déviants et de les sanctionner.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comme vous voyez, nos questions sont indépendantes de l’actualité ; nous ne cherchons pas à répondre à une polémique mais à apporter une véritable réflexion de fond sur ces sujets.

Je tiens à souligner l’importance de la chaîne pénale dans la répression du racisme. La gendarmerie et le commissariat en sont les premières portes d’entrée. Pourtant, les statistiques de dépôts de plaintes ne sont pas très bonnes. Je ne remets absolument pas en cause le rôle des gendarmes, mais le fait est que les victimes n’osent pas forcément porter plainte à la gendarmerie. Il arrive aussi que la circonstance aggravante du racisme ne soit pas retenue par la justice. Quelle est votre opinion sur ce point ? Quel angle d’attaque nous permettrait de faire progresser la chaîne pénale dans la répression du racisme ?

Par ailleurs, nous aimerions votre avis sur la pratique des contrôles d’identité, dont nous avons beaucoup entendu parlé, et sur la question de savoir si une partie de la population ne peut pas avoir l’impression, cela nous a été rapporté par de nombreuses personnes, d’être plus souvent « ciblée » par ces contrôles et le ressentir comme du racisme. Cette question de l’impact ne doit pas être négligée.

M. Alain Pidoux, chef de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale. Je vous remercie de me permettre d’être auditionné en tant que chef de l’IGGN dans le cadre de votre mission d’information. Il est vraiment important d’étudier toutes les formes de racisme et de proposer des solutions pour nous améliorer. L’IGGN est moins présente dans les médias que l’IGPN. Avec un peu moins de 100 personnes, dont 20 enquêteurs dans le domaine judiciaire, l’IGGN est une petite structure qui conduit des enquêtes internes, qu’elles soient judiciaires ou administratives, ainsi que des audits ministériels ou directionnels pour prévenir les risques et les maîtriser.

L’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 nous rappelle qu’un ensemble de devoirs s’impose aux gendarmes, dont le comportement doit être exemplaire en toutes circonstances. Pour assurer le respect des principes de ce texte fondamental, la gendarmerie s’appuie sur l’Inspection générale de la gendarmerie nationale. Supprimer cette dernière priverait le directeur général de la gendarmerie nationale de la garantie qu’il maîtrise ces risques, alors que cela est essentiel dans le domaine déontologique.

Le contrôle interne est indispensable compte tenu des prérogatives exorbitantes du droit commun qui sont confiées aux gendarmes. Nous sommes armés en permanence, nous agissons sur la voie publique en permanence : nous avons donc besoin d’un contrôle extrêmement fort. La fonction de contrôle, pour être parfaitement indépendante, doit être attribuée à l’IGGN, laquelle n’est pas rattachée directement à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). Contrairement à l’IGPN, l’IGGN n’est pas une direction. Si je travaille en permanence avec le directeur général, qui me demande de produire des enquêtes et de faire des études et des audits, l’IGGN n’est pas située dans la même chaîne hiérarchique. De plus, je n’ai aucun pouvoir en matière de sanctions : je rends des préconisations, puis la hiérarchie agit.

En tant que chef de l’IGGN, je suis également le référent déontologue de la gendarmerie nationale. Rappelons qu’il s’agit d’une maison de 100 000 personnels d’active et de 30 000 réservistes. J’ai donc un rôle un peu singulier, qui touche également à la prévention – on oublie toujours ce point alors qu’il s’agit d’une part importante de mon travail. Le code de la déontologie prévoit que tout militaire a le droit de consulter un référent déontologue, lequel est chargé de lui apporter tout conseil utile au respect des obligations et des principes déontologiques.

Je dispose ainsi d’une division chargée de la déontologie et des signalements : c’est à travers elle que je capte les problématiques internes, ainsi que les signalements qui viennent de l’extérieur, c’est-à-dire les réclamations de nos concitoyens. Environ 200 à  230 signalements internes nous remontent chaque année via le dispositif stop-discri, et nous enregistrerons environ 1 800 réclamations de nos concitoyens cette année.

Comme l’ensemble de mes prédécesseurs, je jouis d’une grande indépendance. J’occupe ici mon dernier poste : quoi qu’il arrive, dans deux ans et demi, ma carrière sera terminée car j’aurai atteint la limite d’âge. Même si je connais très bien le directeur général, qui est de ma promotion de Saint‑Cyr, je dispose d’une grande liberté de ton et de propositions.

Le code de déontologie, que nous partageons avec la police, fixe les règles suivantes : probité, discernement, impartialité, dignité, neutralité, laïcité. N’oublions pas toutefois ce qui fait la spécificité de la gendarmerie : son statut militaire. À moins que la représentation nationale n’envisage de la fusionner avec la police, je souhaite qu’elle conserve une place à part en raison de ce statut. Les gendarmes sont en effet soumis à des obligations déontologiques particulières : l’esprit de sacrifice, la discipline militaire, la disponibilité. La neutralité et le devoir de réserve sont également structurants pour nous. Tout manquement se traduit par une sanction disciplinaire, souvent très lourde, notamment quand il s’agit de racisme ou de propos discriminants.

Pour en venir au cœur du sujet, peu de cas de racisme nous remontent. Toutefois, je n’ai pas une vue complète de l’ensemble de l’activité disciplinaire. Un commandant de groupement dans un département qui constaterait un comportement répréhensible le sanctionne de lui-même ; dans de cas cela ne remonte pas à l’IGGN. Je ne connais donc pas tous les faits, mais je veille à ce que les manquements les plus importants soient punis strictement.

La cellule stop-discri existe depuis 2014 ; la gendarmerie a été la première institution du ministère de l’intérieur à créer un tel dispositif. En 2018, nous avons reçu environ 200 signalements de discrimination et de racisme et enquêté sur 12 d’entre eux : 5 concernaient des faits avérés, et les coupables ont été sévèrement sanctionnés. En 2019, nous avons recensé 7 cas de racisme avérés sur les quelque 200 signalements reçus ; leurs auteurs ont également été sanctionnés. Pour 2020, nous avons reçu à ce jour 230 signalements et nous avons enquêté sur 9 d’entre eux : 3 de ces enquêtes ont permis de confirmer les faits, les 6 autres étant en cours.

Permettez-moi de signaler une chose qui me paraît essentielle : l’intégration dans une même structure des dimensions administrative et judiciaire. Quand un commandant de groupement ouvre une enquête administrative, il informe le procureur de la République du déclenchement de cette enquête et lui indique, si cela concerne des faits de racisme, qu’un dysfonctionnement existe dans telle unité et que l’enquête administrative est confiée à l’IGGN, à une antenne de l’IGGN ou au commandement local.

Lorsqu’une enquête administrative prend fin, le procureur de la République en est informé. Ensuite, il peut classer l’affaire sans suite ou décider de poursuites. Je peux également, pour des cas manifestement graves, interrompre l’enquête administrative et saisir directement le procureur de la République sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale : c’est alors lui qui décide si l’enquête peut se poursuivre en interne, ou si elle doit être conduite par la justice. En cas de doute sur la saisine immédiate ou différée du procureur, je demande conseil aux magistrats présents dans le cabinet du DGGN.

Un autre mode de saisine de l’IGGN réside dans les réclamations de nos concitoyens. En 2018, 3 saisines sur les 1 330 enregistrées concernaient des faits supposés ou réels de racisme ou de discrimination. En 2019, nous en avons recensé 3 sur 1 444. Cette année, cela concerne 11 doléances sur 1 571 cas signalés. Les échelons locaux mènent les investigations, dont nous assurons le suivi.

Le troisième mode de saisine de l’IGGN est la saisine par le Défenseur des droits (DDD). Sur les vingt-deux saisines qu’il a effectuées en 2018, deux dossiers portaient sur des faits de racisme ou de discrimination. En 2019, cela concernait un dossier sur dix-neuf et, cette année, deux sur treize. C’est donc peu mais nous suivons cela avec une grande attention compte tenu de la sensibilité de cette question. Lorsque nous sommes saisis, nous demandons officiellement au commandant de groupement d’enquêter et de nous faire remonter les informations. Celles-ci sont analysées et envoyées au DDD, qui a ensuite la liberté de nous ressaisir ou, comme cela s’est produit à chaque fois, de clore le dossier s’il estime disposer d’informations suffisantes, notamment lorsque la gendarmerie a répondu à ses attentes et sanctionné sévèrement les auteurs des faits. Mme Claire Hédon, actuelle Défenseure des droits, a rappelé que nous répondions à 99 % de ses demandes ; c’est très bien ainsi.

Mon rôle, en tant que chef de l’IGGN, est de piloter tout ce qui touche à la déontologie de la gendarmerie, de conduire des investigations administratives et judiciaires, d’établir les responsabilités et de demander des sanctions.

Avant de conclure, je souhaite évoquer plusieurs points saillants. Le premier point réside dans le rôle du chef et de la hiérarchie. J’ai commandé pendant sept ans des régions de gendarmerie – Midi-‑Pyrénées pendant trois ans, Bretagne pendant quatre ans. Un chef doit « cheffer » : c’est essentiel pour assurer la responsabilité et garantir le respect du droit. Cela doit se faire sans excès et avec beaucoup de discernement ; il est indispensable d’agir et de ne surtout pas laisser les fautes prospérer. Il faut donc sanctionner au bon niveau les comportements fautifs. Dans ce domaine, l’IGGN joue le rôle de conseiller des commandants de région. Cette semaine, deux d’entre eux m’ont appelé pour échanger avec moi. Ils prendront eux-mêmes leurs décisions mais j’ai pu mettre à profit à la fois mon point de vue de chef de l’Inspection, confronté à de nombreux cas concrets, et mon expérience de commandant de région.

Le deuxième point est la place de la déontologie : tout propos discriminant doit être combattu et sanctionné. Quand on est militaire, il faut savoir agir et faire vivre les valeurs que nous partageons.

Le troisième point concerne la formation. La formation initiale est un socle solide, du moins en temps normal – sa durée a été réduite du fait de la crise sanitaire. Il est aujourd’hui urgent de revenir à la durée normale de formation, surtout en école. La formation continue est correcte, mais il faut la renforcer. Le ministre a dit qu’elle faisait partie des « sept péchés capitaux ». Je ne sais pas si cela incluait la gendarmerie mais c’est un point d’attention pour moi. L’IGGN participe d’ores et déjà, avec la Défenseure des droits, à la validation des modules de formation de l’école de gendarmerie. Nous travaillons également à l’élaboration d’un kit pédagogique de déontologie que nous enverrons dans les départements jusqu’au niveau de l’arrondissement, c’est-à-dire des compagnies et des escadrons de gendarmerie, pour la formation collective.

Le réseau de référents « égalité diversité », très dynamique, est également important. Je l’ai constaté lorsque j’animais la journée du partage du commandement à Pontivy : quand un général parle de lutter contre le racisme, de déontologie, de respect, d’exemplarité, etc., c’est bien, mais le discours porte davantage quand il est tenu par un pair.

Plusieurs voies de progrès existent. Première voie : il faut élever notre niveau de vigilance dans le domaine des réseaux sociaux. Certains gendarmes manquent de discernement, notamment sur WhatsApp où ils tiennent des propos inadmissibles. Deux enquêtes sont en cours et des sanctions seront demandées dont l’une, en région Centre, se déroule sur un plan judiciaire.

Deuxième voie : nous devons aller plus loin dans la formation continue – je passe rapidement sur ce point car je l’ai déjà évoqué.

Troisième voie : l’image. En matière de contrôle d’identité dans le cadre du maintien de l’ordre, l’image permet au magistrat de voir si le gendarme s’est bien ou mal comporté, si la personne contrôlée était agressive ou non. Cela permet de trancher rapidement et d’éviter de se retrouver dans une situation où l’on n’a que le témoignage de l’un contre le témoignage de l’autre. Il va falloir aller beaucoup plus loin, en permettant à nos concitoyens de transférer les images qu’ils auront prises sur une plateforme gérée soit par les inspections, soit par le Défenseur des droits.

Je conclurai sur quatre points. Premièrement, la gendarmerie doit cultiver ses valeurs militaires, qui sont fondamentales.

Deuxièmement, nous devons maintenir un haut niveau d’exigences déontologiques. Pas de passe-droit, pas de compromis s’agissant des défaillances des gendarmes. Le respect envers les personnes est obligatoire, le vouvoiement est indispensable.

Troisièmement, s’agissant de l’indépendance, préservons une IGGN dynamique, exigeante mais ouverte. Je suis favorable à l’arrivée d’un magistrat à l’IGGN et à l’arrivée d’un chargé de mission du Défenseur des droits à mes côtés. Ils verront comment nous travaillons au quotidien.

Quatrièmement, comme il n’est jamais facile de venir déposer plainte, je souhaite que les dépôts de pré-plainte et de plainte en ligne se développent, même si le dépôt d’une plainte en gendarmerie ou au commissariat restera toujours nécessaire en matière pénale.

Dans notre stratégie de lutte contre les violences faites aux femmes et contre le racisme, les brigades de prévention de la délinquance juvénile se transforment de plus en plus en maisons de confiance et de protection des familles, outil efficace qui doit être lui aussi valorisé et développé. Nous en comptons huit de plus, présentes désormais dans cinquante-trois départements.

Enfin, une note est à mes yeux très positive : le maintien d’une dynamique de gendarmerie forte, responsable, respectueuse des institutions et des personnes. Ainsi, au cours des trois dernières années, aucun contrôle « au faciès » n’a été signalé.

J’ajoute que nul ne parle des difficultés auxquelles la gendarmerie est confrontée dans les outre-mer. Or, la semaine dernière, nous avons été obligés d’ouvrir le feu en Nouvelle-Calédonie et nous avons fait preuve d’une très bonne maîtrise. Nous apportons une attention particulière au recrutement et à l’accompagnement de nos personnels autochtones, qui représentent pas moins d’un sixième des effectifs servant en outre-mer. Il est essentiel, parfois, de savoir parler créole et de pouvoir être proche de la population. Une telle diversité nous renforce.

Je terminerai par les classes préparatoires intégrées, qui sont, à mes yeux, un dispositif remarquable. Continuons à le développer !

M. le président Robin Reda.  Je vous remercie. Vous avez insisté sur le statut militaire des gendarmes, sur la hiérarchie, sur la formation, autant de points dont le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale a également souligné l’importance.

Élu d’une « zone de police », et si caricatural cela soit-il, je ne peux m’empêcher de penser que la gendarmerie est peut-être moins confrontée que la police, par exemple, à des violences urbaines ou à des comportements provocateurs. Comment analysez-vous cette question de la répartition territoriale des compétences ?

Par ailleurs, on a le sentiment que le recrutement est moins divers dans la gendarmerie que dans la police : certains gardiens de la paix recrutés en zones urbaines, ont peut-être une formation plus fragile, une moindre culture de l’accompagnement, de la distance et du sang-froid que les gendarmes. J’essaie de m’exprimer dans des termes mesurés, mais vous comprenez certainement le sens de ma question.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie pour n’avoir éludé aucune de nos questions. Vous avez même abordé un sujet sur lequel nous ne vous avons pas interrogé : celui des comportements des gendarmes sur les réseaux sociaux. Nous attendons une grande exemplarité de la part des forces de l’ordre. La question est actuellement posée de « circonstances aggravantes » si, parmi les forces de l’ordre, des fonctionnaires ou des militaires se rendaient coupables d’actes racistes.

Les brigades de gendarmerie font passer un « Permis internet pour les enfants » aux élèves de CM2. J’imagine donc que la gendarmerie dispose de tous les outils nécessaires pour former ses militaires au bon usage des réseaux sociaux ?

M. Alain Pidoux. Les réseaux sociaux sont un point d’achoppement. Il y a huit ans, la DGGN a publié un Guide du bon usage des médias sociaux, diffusé et commenté lors des formations. Lors de chaque connexion à notre réseau intranet, il y est fait référence.

Les chefs présents sur les réseaux sociaux doivent veiller et intervenir en cas de commentaires déplacés ou de réactions excessives, comme ce fut le cas récemment par exemple à la suite d’un viol commis par un étranger en situation irrégulière. L’IGGN a également une activité de veille et est en mesure de réagir.

Comme vous le rappelez, la gendarmerie a développé un « Permis internet ». Si l’on veut être efficace, ce n’est pas vers les jeunes adolescents qu’il faut aller – c’est trop tard – mais vers les enfants qui ont entre huit et douze ans et qui sont encore doués d’une capacité d’écoute. Ces jeunes sont fiers de dire à leurs parents qu’ils ont obtenu leur permis. Certes, cela ne résoudra pas tous les problèmes durablement mais ce dispositif offre aussi une clé aux parents afin qu’ils prennent le relais et sensibilisent à leur tour leurs enfants.

Nous avons été récemment contrôlés par l’Association française de normalisation (AFNOR) afin d’évaluer l’action que nous engageons depuis deux ans en matière de diversité et d’égalité professionnelle. Elle s’est rendue à l’École de Gendarmerie, à Montluçon, où le code de l’apprenant lui a été présenté, qui parle de la discrétion et du respect dont il faut faire preuve sur les réseaux sociaux. Chaque compagnie d’environ 120 élèves-gendarmes comporte un référent, responsable de la gestion du fil WhatsApp et des réseaux sociaux. Les gendarmes apprennent ainsi à se maîtriser, ce qui est le premier pas vers le respect.

Les valeurs militaires des gendarmes sont incarnées et mises à l’épreuve, par l’apprentissage et des moments précis de la formation, du partage, du respect, des difficultés, en affrontant par exemple très concrètement le froid. Lorsqu’ils seront confrontés à quelqu’un qui vit dans la rue, ils se montreront sans doute plus réceptifs à sa souffrance.

Il est vrai que certaines zones de police sont particulièrement difficiles. De 2014 à 2015, j’ai commandé le groupement de gendarmerie départementale de Haute-Garonne et la région de gendarmerie de Midi-Pyrénées. J’ai travaillé avec le maire de Cugnaux, j’ai été dans les tours qui jouxtent la zone de police, dans le quartier du Mirail, j’ai travaillé main dans la main avec les Brigades anti-criminalité (BAC). La situation n’était pas moins difficile pour nous, même s’il est vrai que, globalement, les endroits « difficiles » sont moins en zone de gendarmerie qu’en zone police.

Dans le domaine des ressources humaines, je me suis toujours appliqué à trouver de subtils équilibres entre les anciens et les nouveaux, les personnels expérimentés et ceux qui débutent. À la brigade de Moissac, dans le Tarn-et-Garonne, la présence féminine était très importante et, compte tenu de la population, les contacts étaient parfois difficiles, certaines personnes refusant de parler à des femmes (cet exemple me semble frappant…). J’ai donc là encore veillé à trouver un équilibre de manière à ne pas être confronté à ce genre de difficulté.

Le recrutement est sans doute plus diversifié que vous ne le laissez entendre : il intègre des personnes des outre-mer ou dont les parents sont originaires d’Afrique. Certains parlent couramment arabe. Cela vaut plus largement pour l’armée, dans laquelle certains jeunes s’engagent parce qu’ils ont besoin de repères.

Mme Michèle Victory. Est-il possible que des faits de racisme, dans les brigades territoriales, ne remontent pas jusqu’à vous parce qu’ils seraient tus ? Par ailleurs, le climat entre les forces de gendarmerie et les citoyens est-il plus tendu ?

Enfin, si le terme cheffing est utilisé depuis longtemps en Angleterre, je me suis toujours demandé pourquoi nous ne l’utilisions pas en France. Je vous rejoins lorsque vous dites que le cheffing n’interdit en rien une relation de confiance assez forte.

M. Alain Pidoux. Oui, il peut arriver que faits de racisme ne remontent pas à l’IGGN et ne sortent pas des unités, surtout si le chef ne réagit pas. J’ai été confronté à cette situation en Bretagne, pour un fait de discrimination. L’officier qui n’a pas traité ce problème a été puni de vingt jours d’arrêt et a été muté dans l’intérêt du service. Il n’est plus possible, aujourd’hui, de cacher ce genre d’affaires tant les dispositifs dédiés sont nombreux (stop-discri, référents diversité et égalité professionnelle, réseaux des conseillers concertation…). Le chef qui n’a pas « cheffé » devra assumer les conséquences de ses actes.

Je n’ai pas le sentiment que les relations entre la gendarmerie et la population soient tendues. Selon un récent sondage, 81 % des personnes interrogées ont confiance dans cette institution. Sans doute cela s’explique-t-il aussi par la compréhension dont nous faisons montre pendant cette crise sanitaire. Faire preuve de discernement, c’est aussi ne pas sanctionner lorsque cela serait stupide. Faire preuve d’ouverture, c’est faire autrement, répondre présent par le cœur, par des actions concrètes auprès des maires et de nos concitoyens. Nous avons d’ailleurs reçu, cette année encore, le premier prix du podium de la relation client. Tout cela contribue à faire comprendre l’humanité de la gendarmerie : « Une force humaine », telle est notre devise.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie, mon général. Longue vie à l’institution qui est la vôtre et bon courage pour la suite de votre mission à l’IGGN.

La séance est levée à 19 heures 15.

 


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Compte rendu  77    Audition M. Olivier Caracotch, directeur adjoint des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice

(Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 9 heures)

La séance est ouverte à 9 heures.

M. le président Robin Reda. Chers collègues, nous avons l’honneur d’auditionner ce matin M. Olivier Caracotch, directeur adjoint des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice.

Notre objectif est de rendre, au début de l’année 2021, un rapport qui dressera modestement, mais de la manière la plus exhaustive possible, l’état des lieux du racisme dans notre société et qui préconisera des mesures concrètes pour rendre la lutte contre le racisme plus effective.

Depuis quelques semaines, nos auditions portent sur la place de la justice dans la prévention et la répression des délits à caractère raciste et, plus spécifiquement, sur celle du juge. Nous avons entendu des magistrats, M. Nicolas Bonnal, conseiller à la Cour de cassation et Mme Anne-Marie Sauteraud, ancienne présidente de la chambre 2-7è de la cour d’appel de Paris, ainsi que des représentants de l’École nationale de la magistrature (ENM) et des syndicats de la magistrature.

Nous sommes heureux, pour clôturer cette séquence judiciaire, d’entendre le point de vue du ministère de la justice, qui joue un rôle essentiel dans la définition de la politique pénale. Si nous voulons formuler des propositions concrètes, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur la chaîne pénale et sur la manière de mieux sanctionner les délits à caractère raciste et de rendre les peines plus effectives.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Monsieur Caracotch, je vous remercie pour votre présence devant notre mission d’information. Nous aimerions revenir avec vous sur les dispositions du code pénal et du code de procédure pénale liées à la répression des délits à caractère raciste. Nous avons notamment identifié des éléments qui peuvent freiner la reconnaissance des circonstances aggravantes Il est apparu qu’il existe une vraie marge de progression en matière de répression du racisme. Ce qui nous inquiète le plus, c’est que nos concitoyens portent très peu plainte lorsqu’ils sont victimes de propos ou de comportements racistes, susceptibles d’être punis au titre de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 ou du code pénal.

M. Olivier Caracotch, directeur adjoint des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice. Monsieur le président, madame la rapporteure, je commencerai par quelques éléments de définition sur les infractions à caractère raciste, que l’on peut classer en trois groupes : les discriminations, qui sont définies aux articles 225-1 et suivants du code pénal ; les infractions punies d’une peine d’emprisonnement, qui sont aggravées par la circonstance du motif raciste de leur commission, en vertu de l’article 132-76 du code pénal ; les infractions spécifiques au droit de la presse, enfin, sanctionnées par la loi du 29 juillet 1881, que sont l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination raciale et les infractions de diffamation et d’injure, lorsqu’elles sont aggravées par une circonstance raciste.

Vous avez raison, madame la rapporteure, il y a sans doute une marge de progression. Je pourrai vous communiquer des chiffres détaillés et précis si vous le souhaitez mais, pour m’en tenir à des données globales, sachez qu’en 2019 le nombre d’affaires orientées par le parquet a augmenté de 10 % par rapport à 2018 : le contentieux augmente donc, même s’il n’est pas à la hauteur de la réalité.

Vous avez souligné à juste titre que de nombreuses personnes ne portent pas plainte et ne font pas de démarches lorsqu’elles sont victimes d’actes à caractère raciste. En 2019, les parquets ont orienté 7 283 affaires à caractère raciste mettant en cause quelque 6 400 personnes – ce qui représente aussi une légère hausse par rapport à 2018. Les chiffres sont stables pour les discriminations, ils sont en hausse de 13 % pour les atteintes aux personnes, de 6 % pour les atteintes aux biens et de 3 % pour les injures. Ces infractions concernent essentiellement des majeurs mais aussi, pour 7 % d’entre elles, des mineurs. Notons que 178 mises en cause concernent des personnes morales : il s’agit pour l’essentiel de faits de discrimination au sein d’associations ou d’entreprises.

Les poursuites et les décisions de condamnation ont également augmenté en 2019. Les réponses pénales qui sont apportées par les parquets se divisent, assez classiquement, en deux moitiés presque égales : une petite moitié de poursuites devant la juridiction pénale et une grosse moitié d’orientation vers des alternatives aux poursuites. En 2019, 843 condamnations ont été prononcées par des juridictions pénales pour des infractions à caractère raciste : cela représente une hausse de 37,5 % par rapport à 2018, mais il faut dire que l’on partait d’un niveau relativement modeste. Ces chiffres, qui résultent à la fois du casier judiciaire et du logiciel des juridictions CASSIOPEE (Chaîne applicative supportant le système d’information orienté procédure pénale et enfants), ne sont pas tout à fait consolidés et peuvent encore évoluer, mais la tendance est indéniable.

Près des deux tiers des condamnations pour des infractions à caractère raciste relèvent de l’injure et de la diffamation. Le taux de relaxe, en la matière, est en baisse par rapport aux années précédentes, mais il reste supérieur au taux de relaxe moyen : cela tient au fait qu’il est souvent difficile de prouver le mobile racial de ces délits.

Il existe deux freins essentiels, que votre mission a sans doute identifiés. Le premier, et le plus important, c’est la réticence des victimes à déposer plainte et à signaler les faits. Le taux de signalement est bas, pour plusieurs raisons. La plus inquiétante, c’est la banalisation des faits, y compris par les victimes elles-mêmes. Et c’est ce sur quoi il faut vraiment agir, en rappelant sans cesse aux services de police et aux services judiciaires qu’une infraction à caractère racial doit être prise en compte dans toute sa gravité. Même si la victime a tendance à banaliser les faits en disant qu’elle a toujours vécu cela, qu’elle est souvent la cible d’injures ou de discriminations, il faut lui dire que ces faits ne sont pas acceptables. Cela passe par la sensibilisation des victimes, des enquêteurs et de l’autorité judiciaire. Il faut aussi faciliter le dépôt de plainte en développant la pré-plainte en ligne, dont le principe a été acté par la loi de programmation et de réforme pour la justice du 23 mars 2019. Ce dispositif se développe progressivement et nous espérons assister prochainement à l’ouverture d’un portail numérique d’accompagnement qui permettra aux victimes d’être orientées et informées par des policiers et des gendarmes vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.

L’autre difficulté – je l’ai déjà évoquée à propos du taux de relaxe –, c’est l’administration de la preuve, la difficulté à établir l’infraction, mais aussi et surtout le mobile raciste de celle-ci. S’il apparaît souvent dans la plainte, il n’est jamais – ou très rarement – admis ou revendiqué par l’auteur des faits. C’est donc un travail de caractérisation du mobile qui est demandé aux services de police et de gendarmerie, pour que la juridiction puisse, sans aucun doute possible, établir que l’infraction avait bien un mobile raciste. Et ce travail de caractérisation n’est pas simple.

Les cas de classement sans suite de procédure, c’est-à-dire ceux où le parquet décide de ne pas ordonner d’alternative ou de ne pas saisir la juridiction, sont, dans 80 % des cas, motivés par le fait que l’infraction est insuffisamment caractérisée. Très souvent, il y a un défaut de preuve. Parce qu’il est impossible de caractériser l’infraction avec certitude, parce qu’il reste un doute, le procureur estime qu’il est vain de conduire le dossier au tribunal. Dans 7 % des cas, le classement sans suite s’explique par l’extinction de l’action publique, elle-même liée, dans la majorité des cas, à la prescription des faits. Toutefois, en matière d’injure ou de diffamation raciale, les règles de prescription et les règles procédurales sont beaucoup moins contraignantes pour le ministère public qu’elles ne le sont pour les autres infractions relevant de la loi du 29 juillet 1881, qui a été conçue pour assurer la liberté de la presse.

Voilà, en quelques mots, le constat juridique, statistique et pratique que je pouvais faire.

M. le président Robin Reda. En parallèle de nos échanges avec les autorités judiciaires, nous avons également auditionné des représentants de la police et de la gendarmerie, à la fois des hommes de terrain et des représentants de la hiérarchie et du ministère de l’intérieur. Cela m’amène à vous interroger sur les relations entre la police et la justice dans cette chaîne pénale dont vous avez mis en lumière les faiblesses – même si l’on ne peut que se réjouir de l’augmentation du taux de sanctions effectives pour les délits ou infractions à caractère raciste.

Comment évaluez-vous le niveau de formation des différents acteurs chargés de caractériser les faits, depuis les fonctionnaires de police et de gendarmerie jusqu’aux parquets et aux juges ? Quelle est leur sensibilité à ces questions ? Est-elle en train de progresser, du fait d’une formation accrue ou de l’actualité ? Sur un plan plus technique, pensez-vous, comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), que les codes relatifs à la nature de l’affaire (NATAFF) et à la nature de l’infraction (NATINF) sont trop imprécis et devraient être révisés ?

Sur ce thème des relations entre la justice, la population et la police, pouvez-vous dire un mot des contrôles d’identité, plus précisément de la manière dont ils sont encadrés par le code pénal et des éventuelles dérives qui caractériseraient leur usage ? Cette question concerne moins l’accueil de la victime que l’exemplarité de la relation des forces de l’ordre avec la population. Comment utiliser la procédure du contrôle d’identité de façon proportionnée, sans donner le sentiment à nos concitoyens que certains territoires sont davantage ciblés comme étant des territoires de délinquance ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Plusieurs de nos auditions nous ont amenés à nous pencher sur l’article 78-2 du code de procédure pénale, notamment sur son alinéa 8, qui dispose que l’identité de toute personne peut être contrôlée « quel que soit son comportement ». Nous ne remettons nullement en cause la probité des policiers mais certaines populations sont plus contrôlées que d’autres du fait qu’elles se trouvent à certains endroits, ce qui peut leur donner le sentiment d’être discriminées ou stigmatisées. Ne faudrait-il pas modifier la rédaction de l’alinéa 8 de l’article 78-2 ? Cela suppose un vrai travail de concertation avec les forces de l’ordre, qui ont aussi besoin d’outils pour travailler. Si vous avez déjà réfléchi à cette question, votre éclairage nous serait utile.

Le législateur a voulu compléter, dans la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté du 27 janvier 2017, le champ de la circonstance aggravante. En cas de délit ou de crime, tout élément – un propos, un tag, un dessin, un objet – faisant référence à la race, à l’origine ou à la religion de la victime est considéré comme une circonstance aggravante, que le mobile du délit soit, ou non, raciste. Je crois que le législateur a voulu dire par là qu’il n’était pas nécessaire de prouver l’intention de l’auteur : la circonstance mérite, en tant que telle, d’être punie. De la même manière, dans la loi du 29 juillet 1881, on ne cherche pas l’intention de l’auteur : on punit un propos objectivement qualifié de raciste. Pensez-vous qu’il faille réécrire l’article 132-76 pour qu’il soit encore plus clair sur la place de l’intention de l’auteur dans la caractérisation d’une circonstance aggravante ? Faut-il expliciter ces notions de « mobile » et de « circonstance » ?

La loi du 27 janvier 2017 a également modifié la loi de 1881 pour permettre au juge de requalifier une infraction à caractère raciste, mais certaines de nos auditions nous ont appris que ce changement n’était pas encore vraiment entré dans les habitudes des magistrats. Faut-il peut-être davantage de temps pour qu’une nouvelle pratique juridictionnelle s’impose ?

Je suis très heureuse que le parquet numérique voie si vite le jour après l’adoption de la loi contre les contenus haineux sur internet du 24 juin 2020. Pouvez-vous nous dire ce qui est prévu en termes de moyens ? Je connais une habitante de l’Isère qui a reçu 50 000 messages haineux, et même des menaces de mort, sur les réseaux sociaux. Comment le parquet numérique va-t-il travailler face au risque d’un contentieux de masse ?

Enfin, on avait entendu parler du projet Preventing Racism and Intolerance (PRINT), mené en partenariat avec l’Allemagne et j’aimerais savoir où en est la réflexion, au niveau européen, sur la prévention des actes racistes.

M. Olivier Caracotch. Madame la rapporteure, vous m’interrogez sur la réforme de la loi du 29 juillet 1881, qui ne serait pas encore entrée dans les habitudes des magistrats ; cette question renvoie à la première question du président, relative à la formation et à l’information des acteurs de la chaîne pénale. Je pense, pour ma part, que cette réforme est entrée dans les habitudes des magistrats, en tout cas de ceux qui sont régulièrement confrontés à ce type de contentieux et aux spécificités de la loi du 29 juillet 1881.

Le ministère de la justice et la DACG, en particulier, font tout pour faciliter la tâche des magistrats. Un guide sur le droit de la presse a été mis en ligne, auquel ils peuvent se reporter lorsqu’ils sont confrontés à ce type d’infraction, pour éviter les éventuels écueils de la procédure. L’année dernière, nous avons par ailleurs réuni, en présence de l’ancienne garde des Sceaux, tous les magistrats référents chargés de la lutte contre les discriminations. Il y a désormais, dans chaque parquet, un magistrat désigné comme référent pour l’animation de la politique pénale et le traitement des affaires de racisme et de discrimination : il est l’interlocuteur régulier et naturel des services de police.

Je ne peux pas m’exprimer sur la formation initiale des policiers et des gendarmes, qui ne relève pas de la compétence du ministère de la justice, mais ce que je peux vous dire, c’est qu’ils ont désormais, en la personne de ce magistrat référent, un interlocuteur dans les parquets. Ils le connaissent et savent qu’il faut se tourner vers lui dès qu’ils ont une procédure de ce type. Localement, les acteurs concernés sont réunis au sein du comité opérationnel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme (CORA), l’instance partenariale destinée aux échanges et au traitement des infractions de ce type. Il existe donc un maillage territorial, mais aussi des bonnes pratiques : je pense à certains stages de citoyenneté qui ont un volet relatif à la prévention des discriminations, mais aussi à des stages plus ciblés, comme la visite de sites historiques ou de mémoriaux. L’École nationale de la magistrature offre également, sur ces questions, une formation initiale et continue.

L’action du ministère de la justice dans le domaine de l’information est extrêmement forte. Ces six dernières années, huit circulaires et dépêches ont été adressées aux parquets et aux parquets généraux pour application, et aux collègues du siège pour information. Elles portaient tant sur la politique pénale, pour affirmer le caractère prioritaire de ce contentieux, que sur des éléments plus techniques et juridiques, pour apporter aux juridictions les outils permettant de sanctionner ce type d’infraction.

Monsieur le président, vous m’avez interrogé sur la précision des codes NATINF. La création de codes NATINF spécifiques ne serait pas conforme à notre doctrine d’emploi car l’infraction ou la circonstance visée ne majore pas ou ne modifie pas les peines encourues pour les infractions en question. L’assassinat étant déjà réprimé par la peine maximale, à savoir la réclusion criminelle à perpétuité, le fait qu’il soit commis avec telle ou telle circonstance n’est pas de nature à entraîner une majoration de la peine. Dès lors, faut-il créer une NATINF spécifique pour l’assassinat raciste ? Cela n’aurait d’intérêt qu’en matière statistique, intérêt d’ailleurs assez limité parce que nous ne sommes pas sûrs de l’appréhension qu’en auraient les juridictions. Le choix a été fait de ne créer de NATINF que lorsqu’il y a des conséquences juridiques, c’est-à-dire soit l’aggravation de la peine, soit la possibilité de prononcer des peines complémentaires.

Autre difficulté concernant les actes de violences : lorsque deux circonstances aggravantes existent, un seul et même code NATINF s’applique. Des violences commises en réunion avec un caractère raciste deviennent des violences aggravées par deux circonstances, et l’infraction y perd en visibilité. Il n’est pas question de modifier cette doctrine d’emploi puisque le changement n’aurait qu’une visée statistique, et non opérationnelle. Peut-être, d’un point de vue politique, que la statistique peut aussi avoir une vocation opérationnelle, en fournissant des outils adéquats à l’évaluation des politiques publiques.

S’agissant du contrôle d’identité, la formule « quel que soit son comportement » a été ajoutée en 1993 à la rédaction de 1986 dans le but de répondre à une difficulté : sans cette mention, il était difficile de justifier un contrôle d’identité effectué dans une zone déterminée et dans un contexte particulier, sans que la personne contrôlée ait une attitude justifiant ce contrôle. Or il faut permettre aux services de police de relever l’identité des personnes présentes dans une zone où des faits graves sont régulièrement commis, quand bien même elles n’auraient pas été vues en train de participer à la commission des faits. La formule « quel que soit leur comportement » a été inscrite dans le code de procédure pénale pour donner une base légale aux contrôles d’identité effectuée dans des zones particulières, elle n’a évidemment pas pour but de légitimer les « contrôles au faciès ».

Nous nous sommes en effet demandé s’il était utile de préciser que le contrôle ne devait pas être motivé par des considérations d’apparence physique, raciales, etc. Il s’agit d’une évidence, rappelée par les principes constitutionnels, la jurisprudence de la Cour de cassation et le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Inscrire cela dans le code de procédure pénale serait superfétatoire et peut-être même contre-productif.

La Cour de cassation exige un regard particulièrement vif dans ce domaine de la part de l’autorité judiciaire, en particulier du procureur de la République : celui-ci, lorsqu’il autorise des contrôles d’identité, doit se faire remettre un rapport sur la façon dont ceux-ci ont été opérés. Le ministère de la justice préconise également de demander ce type de rapport lorsque les contrôles ont été réalisés hors réquisitions du procureur de la République.

La circonstance aggravante de l’article 132-76 du code pénal a été étendue par la loi du 27 janvier 2017. Elle s’applique désormais dès lors que le crime ou le délit est « est précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature qui soit portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée […] ».

Nous sommes tout à fait d’accord sur l’interprétation de ce texte, qui ne réprime pas directement un mobile raciste, mais une atmosphère raciste entourant la commission des faits. Selon moi, le texte de l’article 132-76 n’a pas besoin d’être modifié. Toutefois, il est parfois difficile d’objectiver cette atmosphère raciste, surtout en l’absence d’écrits. Les injures raciales peuvent être contestées par leur auteur supposé. D’expérience, je peux vous dire qu’un auteur de violences reconnaîtra plus facilement les violences que les injures, alors même que les violences sont davantage réprimées.

Enfin, le pôle national de lutte contre la haine en ligne a été créé à droit constant au parquet de Paris par une circulaire du 24 novembre 2020 et commencera à fonctionner le 4 janvier 2021. Je peux vous indiquer, même si cela ne relève pas de la compétence de la direction des affaires criminelles et des grâces, que des effectifs ont été attribués à ce pôle pour le renforcer : des magistrats du siège, des magistrats du parquet, ainsi qu’une équipe dédiée composée d’un assistant spécialisé et de deux juristes assistants. Ce pôle aura vocation à traiter des affaires les plus complexes et les plus significatives du fait de la pluralité d’auteurs, de la pluralité de victimes ou du caractère national, voire international, des infractions qui sont commises.

Mme Michèle Victory. Si l’on veut lutter contre la discrimination ou le sentiment de discrimination, les enquêtes doivent aboutir rapidement. Je m’interroge de ce fait sur les moyens du ministère de la justice. Certes, le pôle national de lutte contre la haine en ligne bénéficiera d’effectifs supplémentaires mais ne faudrait-il pas également augmenter les moyens du ministère de la justice, dans un contexte de nette augmentation du volume des plaintes ?

Par ailleurs, la remise d’un récépissé lors d’un contrôle d’identité ne vous paraît-elle pas de nature à éviter le contrôle « au faciès » ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le Syndicat de la magistrature a indiqué que, pour retenir la circonstance aggravante de racisme, le crime ou le délit devait avoir été commis « à raison » de la race. C’est pour cela que je vous ai posé une question sur le rôle de l’intention dans l’article 132-76 du code pénal.

M. Olivier Caracotch. L’article 132-76 du code pénal, dans sa nouvelle rédaction de 2017, est particulièrement clair : une infraction précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits ou images, cela vise bien, me semble-t-il, à réprimer un contexte de commission.

S’agissant de la question des moyens et de la durée des procédures, il existe dans la plupart des parquets, pour ne pas dire la totalité, un circuit dédié aux infractions réprimées par la loi du 29 juillet 1881. Ce circuit est justifié par le fait que ces infractions sont régies par un régime strict de prescription (sauf, désormais, celles à caractère raciste) qui impose de les traiter en priorité. Cette réponse, à elle seule, n’est pas suffisante, j’en conviens parfaitement.

La création du pôle national de lutte contre la haine en ligne et la désignation de référents constituent une autre partie de la réponse. La centralisation autour d’un pôle vise à mieux cibler les auteurs et à accélérer les procédures. Des spécialistes sont en effet à même de travailler plus rapidement car ils savent quels enquêteurs saisir, quelles procédures appliquer. Ils ont les bons réflexes dans le choix des actions à mener, comme demander le retrait des contenus (procédure civile qui n’est pas accessible à tous les parquets).

D’importants moyens ont été attribués au ministère dans le cadre de la justice de proximité, dont 900 postes de contractuels pour venir en aide aux magistrats, greffiers et délégués du procureur dans le traitement des infractions du quotidien. Il peut s’agir d’infractions à caractère racial, par exemple des injures raciales entre voisins, ou des dégradations qui seraient commises dans un contexte racial. C’est véritablement le cœur de métier de la justice de proximité. Le garde des Sceaux et le Premier ministre en ont fait une priorité : des réponses doivent être apportées rapidement à ces faits, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant. Outre cette impulsion politique, des effectifs importants ont été attribués au ministère de la justice. Cela ne vise pas spécifiquement à lutter contre les infractions à caractère raciste, mais les infractions commises en proximité et ayant cette qualification pourront en bénéficier.

La question de la remise de récépissés lors des contrôles d’identité est débattue depuis plusieurs années. Je laisserai le ministère de l’intérieur répondre sur la lourdeur d’un tel dispositif et sur la charge que cela ferait peser sur les équipes de terrain. J’ajouterai que pour lutter contre les contrôles « au faciès », il faudrait bénéficier de statistiques sur le sujet afin de déterminer qui s’est vu remettre un récépissé. Ces statistiques, par définition, auraient un caractère racial ou ethnique, ce qui n’est pas acceptable dans notre pays. Cette solution permettrait sans doute de résoudre le problème, mais elle créerait d’autres difficultés très importantes, tant du point de vue éthique que du point de vue opérationnel.

M. Buon Tan. Dans certaines affaires ayant entraîné le décès d’une personne, les auteurs appréhendés ont déclaré dans leur déposition qu’ils avaient ciblé leur victime en raison de son origine, supposant qu’elle devait avoir de l’argent. Ne s’agit-il pas automatiquement d’une infraction raciste puisque des considérations de race ont entraîné la commission des faits ? Ce qui me pose problème, c’est que, dans certaines de ces affaires, la justice a refusé de retenir la circonstance aggravante du racisme au motif que le mobile était le vol de l’argent de la victime, et non sa race. Comment analysez-vous cela et surtout quel raisonnement conduit à cette prise de décision ? Quand le parquet prend la décision de poursuivre dans telle ou telle voie, y a-t-il un échange avec le policier qui a reçu le dépôt de plainte ou avec les avocats ?

M. Olivier Caracotch. Nous n’examinons pas en détail les dossiers au ministère de la justice. Toutefois, il existe des décisions de justice retenant le préjugé racial comme circonstance aggravante, quand bien même le mobile ne portait que sur l’appropriation de fonds.

D’un point de vue pratique, dans toutes les affaires, c’est l’autorité judiciaire qui dirige l’enquête. Il y a donc un échange entre l’enquêteur et le procureur de la République, ou entre l’enquêteur et le juge d’instruction. C’est souvent l’enquêteur qui, le premier, qualifie l’infraction au moment de l’interpellation et du placement en garde à vue. Il en rend compte ensuite au procureur de la République, et un échange s’engage entre eux sur les circonstances aggravantes de l’infraction.

Un procureur de la République qui considérerait que des faits de vol avec violence ont été commis à raison de l’ethnie de la victime, ou sont fondés sur un préjugé, par exemple sa richesse ou sa détention d’espèces, ne manquera pas de demander à l’enquêteur que cette circonstance aggravante lui soit supplétivement notifiée si ce dernier ne l’avait pas visée au moment du placement en garde à vue. À l’inverse, si le procureur est convaincu que cette circonstance n’existe pas, ou s’il estime que la juridiction pourrait l’écarter en raison d’un doute, il peut disqualifier les faits en ne retenant pas la circonstance aggravante initialement visée par l’enquêteur. C’est la pratique quotidienne et habituelle des échanges entre officiers de police judiciaire et directeur d’enquête.

M. le président Robin Reda. Merci beaucoup, monsieur le directeur.

La séance est levée à 10 heures 05.


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Compte rendu  78    Table ronde réunissant M. le général de division Jean-Marc Cesari, adjoint au directeur des opérations et de l’emploi de la direction générale de gendarmerie nationale (DGGN) ; M. le contrôleur général Vincent Le Beguec, conseiller judiciaire du directeur général de la police nationale (DGPN) ; M. Christophe Peyrel, directeur des ressources humaines de la préfecture de police de Paris

(Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 10 heures)

La séance est ouverte à 10 heures 50.

M. le président Robin Reda. Nous sommes très honorés de recevoir des représentants des forces de l’ordre en les personnes du général de division Jean-Marc Cesari, adjoint au directeur des opérations et de l’emploi de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), de M. le contrôleur général Vincent Le Beguec, conseiller judiciaire du directeur général de la police nationale (DGPN) et de M. Christophe Peyrel, directeur des ressources humaines de la préfecture de police de Paris.

Cette mission d’information a été créée en décembre 2019 mais nos auditions se sont intensifiées depuis quelques mois, concomitamment à une actualité qui ne précédait pas sa création – je pense aux différentes polémiques relatives à la police. Notre mission ne porte pas exclusivement sur la question des liens entre la police et la population, ni sur une forme d’exacerbation du racisme ou de racisme systémique que certains orateurs – que nous avons poliment écoutés – ont pu avoir la tentation de faire reposer sur les forces de l’ordre. Mais la police a un rôle structurant pour notre sujet car elle est chargée de l’accueil des victimes d’actes de racisme et de la répression de ce type d’infraction. Leur mission étant de faire appliquer la loi, elles ont de ce fait un devoir d’accompagnement et d’exemplarité.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Comme l’a rappelé le président Reda, nous ne travaillons pas sur les faits divers récents. Dès le mois de juillet nous avions évoqué avec des universitaires, MM. Jobard et Roché, la façon dont la police pratique les contrôles d’identité. Du fait qu’ils se déroulent plutôt à tel endroit qu’à tel autre, ces contrôles peuvent légitimement donner l’impression à ceux qui y vivent de se sentir particulièrement visés, même si cela ne résulte pas d’une intention des policiers. Nous souhaitons examiner avec vous comment faire évoluer les modalités du contrôle d’identité, sans pour autant priver la police des moyens d’exercer sa mission.

Il sera également très enrichissant pour nous de revenir sur le rôle et l’évolution de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).

La loi sanctionne le racisme, mais pour qu’il soit réprimé encore faut-il qu’une plainte soit déposée dans une gendarmerie ou un commissariat de police. Comme le racisme touche à l’intime, le dépôt de plainte appelle sans doute un traitement et un accompagnement particuliers.

Enfin, comme à chaque fois que nous rencontrons une administration, nous posons la question des ressources humaines, car nous avons à cœur que les administrations soient exemplaires sur le plan de la diversité. Comment se traduit le label « diversité » qu’a obtenu le ministère de l’intérieur et quelles sont les bonnes pratiques que vous avez pu mettre en œuvre et qui mériteraient d’être généralisées ?

Général Jean-Marc Cesari, adjoint au directeur des opérations et de l’emploi de la direction générale de la gendarmerie nationale. Pour la seule zone gendarmerie, 2 981 infractions à caractère raciste ont été constatées sur les onze premiers mois de l’année, soit une hausse de 10 % par rapport à l’an dernier. Ces infractions sont en général des injures, proférées par un auteur connu de la victime dans le cadre d’un conflit entre les parties. Le phénomène demeure sous-évalué cependant, puisque dès lors que l’auteur des faits n’est pas identifié par la victime, le report des infractions est très faible. L’âge médian des auteurs est de 42 ans, ce qui est plutôt élevé.

Outre les constatations d’infractions pénales et les troubles à l’ordre public liés au racisme, on constate une résurgence de l’activité de l’ultra-droite, notamment depuis les attentats terroristes. Deux départements au moins ont été visés par une campagne d’apposition d’autocollants de Génération identitaire dénonçant l’immigration ou l’islamisation. Sur le même secteur, deux faits à l’encontre de la religion musulmane ont été commis consécutivement à l’attentat terroriste de Conflans-Sainte-Honorine. De nombreuses inscriptions antisémites nous sont régulièrement signalées sur une grande partie du territoire, y compris en outre-mer, par exemple en septembre 2020 sur une synagogue à Nouméa.

L’action de la gendarmerie se déploie entre la répression de ces infractions, l’appui aux enquêteurs et l’attention portée aux victimes. Elle a également une dimension de formation et de prévention. Elle s’appuie sur l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), créé en 2013, qui s’était vu confier ab initio un mandat dans le domaine des infractions haineuses. L’ampleur de ce type de contentieux a conduit à créer en son sein, en août 2020, une division spécifique de lutte contre les crimes de haine, composée de gendarmes et de policiers, chargée de la coordination des enquêtes sur des infractions à caractère raciste, xénophobe, antireligieux ou commises à raison de l’orientation sexuelle. La gendarmerie est aussi impliquée dans la lutte contre la haine sur internet. L’OCLCH a d’ailleurs vocation à être l’un des interlocuteurs privilégiés du parquet spécialisé en cours de création.

L’Office central dispose de l’ensemble du réseau des enquêteurs de la gendarmerie, au sein duquel 260 spécialistes en nouvelles technologies sont chargés de la lutte contre la haine sur internet, eux-mêmes appuyés par un réseau de 4 700 correspondants. Au sein des sections de recherches, des groupes spécialisés dans la lutte contre la cybercriminalité travaillent également sur les problématiques de la haine en ligne.

L’Office central et la gendarmerie fournissent des outils spécifiques aux enquêteurs, tels que le guide « Sanctionner les discriminations et les infractions à caractère raciste, antireligieux et anti-LGBT », publié en 2017, enrichi et refondu cette année, et le guide méthodologique « Infractions haineuses », publié en 2020. Nous devrions pouvoir diffuser en fin d’année une infographie « Crimes et délits haineux » dans l’ensemble des unités de la gendarmerie et de la police. Le logiciel de rédaction des procédures de la gendarmerie a également été amélioré de sorte que l’enquêteur prenne en compte l’ensemble des dispositions du code de procédure pénale et que les droits de la victime soient garantis, sans méconnaissance de l’évolution des textes.

L’Office central travaille aussi directement à la formation des gendarmes. Il intervient dans diverses formations régionales organisées au profit des gendarmes, des policiers et des magistrats, sous l’égide de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).

Enfin, l’office joue un rôle en matière d’évolution du droit, notamment au niveau international, puisqu’il est le point de contact français du groupe de haut niveau de l’Union européenne sur la lutte contre le racisme, la xénophobie et d’autres formes d’intolérance, où il siège depuis sa création en 2016 aux côtés de la DILCRAH et de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG).

En matière de prévention interne, nous disposons d’un réseau « égalité et diversité », composé d’un référent national, de 35 coordonnateurs au sein des formations administratives et de 248 référents de proximité. Son rôle consiste à assurer des actions de sensibilisation à destination des militaires, dans le cadre de la démarche de labellisation « égalité professionnelle entre les femmes et les hommes » et « diversité » que vous avez soulignée. Une plateforme « stop-discri », supervisée par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), est également dédiée aux signalements de comportements discriminatoires.

Le réseau des référents de promotion de l’égalité et de la diversité a une vocation interne. Il s’adresse aux personnels à travers des opérations de communication et d’information, suit la mise en œuvre du plan d’action de la gendarmerie en faveur de l’égalité professionnelle, sensibilise à la lutte contre les stéréotypes et les discriminations, tout cela s’inscrivant dans une démarche de prévention des risques professionnels. Tous les référents sont formés et disposent d’une mallette pédagogique. Leur activité est en hausse sensible : alors qu’en 2018, le réseau avait effectué 465 actions de sensibilisation auprès de 9 340 personnels, au seul premier trimestre 2020, et en dépit des conditions contraignantes de la crise sanitaire, il en a déjà conduit 184 auprès de 5 000 personnels.

Pour son action extérieure, la gendarmerie s’appuie sur un réseau de référents territoriaux, « Racisme, antisémitisme et discrimination », qui repose sur des officiers adjoints chargés de la prévention, au nombre de 100, répartis dans les départements au niveau des groupements de gendarmerie. Les discriminations de tous ordres, en particulier celles liées au racisme, constituent un sujet prioritaire des nouvelles maisons de confiance et de protection des familles que la gendarmerie vient de créer et qui sont en cours de déploiement sur la base de l’organisation des brigades de prévention de la délinquance juvénile. L’idée, à terme, est de créer une maison de ce type pour chaque groupement de gendarmerie, dans chaque département.

Toutes ces formations et actions de prévention sont menées étroitement avec des partenaires, tels que la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) ou la DILCRAH. Actuellement, nous sommes engagés, avec l’IGGN et la Défenseure des droits, dans la construction d’un enseignement à distance sur la déontologie et la question des discriminations, qui aura vocation à être suivi de manière obligatoire par l’ensemble des élèves-gendarmes.

Tout ce que je viens de dire est repris dans un certain nombre de textes que je ne citerai pas, si ce n’est une note expresse réactualisée en 2016 relative à l’évaluation personnalisée et aux droits des victimes, qui intègre la vulnérabilité des personnes touchées par des atteintes discriminatoires et prévoit la possibilité d’un accompagnement, comme vous le suggériez dans vos questions.

M. Vincent Le Beguec, conseiller judiciaire du directeur général de la police nationale. Nous disposons de plusieurs sources pour établir les statistiques concernant les actes de racisme et de discrimination. Le service central du renseignement territorial (SCRT) recense les actes à caractère raciste et antireligieux, sur la base d’une méthodologie mise au point avec le service de protection de la communauté juive, notamment les atteintes aux lieux de culte et aux cimetières, en distinguant les actions des menaces. En 2019, ces actes ont augmenté de 130 % par rapport à 2018, avec 1 142 faits recensés. Sur les dix premiers mois de 2020 – il faut sans doute y voir l’un des effets du confinement –, ils ont baissé de 31 %, avec 701 faits recensés.

La plateforme de signalement des contenus illicites sur internet (plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements – PHAROS) constitue une deuxième source d’informations statistiques. En 2020, plus de 260 000 contenus ont été signalés par les internautes, dont 8 % avaient une dimension raciste. Cette part évolue peu d’une année sur l’autre – elle était d’environ 7 % en 2019, de 8 % en 2018 et de 9 % en 2017. Ces signalements sont ensuite transmis pour exploitation aux services de police et aux unités de gendarmerie. PHAROS a une compétence en matière de blocage : elle a transmis cette année 730 contenus aux hébergeurs afin qu’ils procèdent à leur retrait.

La troisième source est institutionnelle : en 2019, le service statistique ministériel a établi que les services de police et de gendarmerie ont enregistré 5 730 infractions de nature criminelle ou délictuelle – en hausse de 10 % – et 5 100 infractions de nature contraventionnelle – en hausse de 30 % – commises à raison de l’origine, de l’ethnie, de la nation, d’une prétendue race ou de la religion. Il convient de rapporter ces chiffres aux 2,5 millions d’infractions enregistrées chaque année, et de souligner que 70 % de ces crimes et délits sont des injures, des provocations et de la diffamation publiques.

Néanmoins, l’enquête « Cadre de vie et sécurité » (CVS) montre clairement que l’activité d’enregistrement des plaintes ne reflète pas la réalité : seuls 20 % des actes racistes feraient l’objet d’une déclaration dans les services de police et de gendarmerie. Le phénomène est donc sous-estimé dans nos bases statistiques.

La plateforme de signalement de l’IGPN est une quatrième source d’information. Ce sont les citoyens victimes qui y signalent les comportements des policiers susceptibles de revêtir une qualification pénale. Sur les huit premiers mois de 2020, près de 3 000 signalements ont été recueillis, dont 133 alléguaient des propos discriminatoires et 47 des pratiques discriminatoires, notamment dans le cadre de contrôles d’identité.

S’agissant de la formation initiale et continue des policiers, les contenus en matière de lutte contre les discriminations sont très riches. À l’École nationale supérieure de la police (ENSP), qui forme les commissaires de police, la problématique est abordée sous l’angle de la déontologie et de l’éthique, notamment en ce qui concerne les formations spécifiques au dispositif d’accueil du public ou les cadres légaux en matière de contrôle d’identité. Le Défenseur des droits, la LICRA ou l’association Flag ! interviennent dans le cadre de conférences ; une journée spécifique de formation à la lutte contre les discriminations, comportant un déplacement à la Maison d’Izieu, est organisée en partenariat avec la LICRA.

Les officiers de police, qui participent eux aussi à cette journée, reçoivent une formation spécifique à la lutte contre les discriminations sous l’angle des relations de la police avec le public ainsi que sous celui des droits et des obligations des fonctionnaires de police. Un module de trois heures, co-animé par un psychologue de l’ENSP, aborde la problématique sous la forme d’études de cas et de questions sur la déontologie et l’éthique. Le Défenseur des droits intervient durant la scolarité des officiers. Les formations à la police judiciaire et aux libertés publiques abordent les questions liées aux discriminations et au racisme, tout comme le module consacré à la police administrative – plus particulièrement à la réglementation de la circulation des étrangers en France – ainsi que celui traitant de la gestion de l’accueil des victimes. La LICRA et l’association Flag ! proposent également une conférence de six heures sur la lutte contre les discriminations.

Dans la formation initiale des gardiens de la paix, qui dure désormais deux ans – huit mois en école, seize mois in situ, le thème des discriminations est transversal. Des psychologues interviennent dès le début de la scolarité pour mobiliser les élèves sur le savoir éthique et relationnel attendu des policiers. La question est également abordée dans les modules sur la relation police-population et le contrôle d’identité. Les critiques étant récurrentes, ce sont des points sur lesquels la police a fait des efforts en matière de formation. Le Défenseur des droits intervient également et des cours relatifs à la laïcité et aux religions sont dispensés durant la formation.

Pour ce qui est de la formation continue, les officiers et les commissaires de police bénéficient d’ateliers pluridisciplinaires ; avec les magistrats, notamment, ils peuvent aborder les problématiques d’éthique, de service public et de déontologie. Dans le cadre de l’avancement au grade de commandant, les capitaines de police suivent des formations spécifiques, dont un cours de trois heures sur la diversité, un stage d’enquête administrative et un stage d’enquête de procédure disciplinaire. L’IGPN, qui a une prérogative en matière d’enseignement des règles déontologiques, intervient dans ce cadre.

Les gardiens de la paix et les gradés bénéficient d’une formation de quatre jours à l’accueil du public, tout comme les référents accueil, dont le rôle est de conseiller le directeur départemental de la sécurité publique sur les problématiques d’accueil des personnes vulnérables, d’évaluer le dispositif mis en place dans les commissariats et de proposer, le cas échéant, des mesures correctives.

La lutte contre les discriminations est aussi abordée dans le cadre des formations dispensées à la police de sécurité du quotidien et dans toutes les formations qualifiantes aux fonctions d’OPJ et de brigadier de police.

Je souhaite appeler votre attention sur l’extension du champ de la plateforme de signalement des violences sexuelles et sexistes. Une expérimentation a été lancée il y a quelques années pour prendre en compte les actes de discrimination dans le dispositif de pré-plainte en ligne, mais l’évaluation conjointe des inspections générales de la police et de la gendarmerie a montré que le dispositif n’était pas adapté et l’outil difficilement utilisable par les citoyens victimes de discrimination. Il a donc été préconisé d’étendre le champ de la plateforme de signalement des violences sexuelles et sexistes. Celle-ci accueillera, dès 2021, les signalements d’actes de discrimination et de cyber-harcèlement. Trente policiers spécialement formés intégreront le dispositif, traiteront, par le biais de chats, les signalements des internautes et orienteront ces derniers, le cas échéant, vers un dépôt de plainte.

Je tiens aussi à souligner l’existence de plus de 600 référents racisme-antisémitisme-discriminations, répartis sur l’ensemble du territoire : leur rôle est de conseiller, dans les commissariats, les chefs de service ainsi que les agents chargés de l’accueil.

La direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale, en lien avec la LICRA, a publié le guide pratique de la lutte contre les discriminations, disponible sur les sites intranet de la police nationale ; un guide plus technique, de gestion des infractions liées au racisme, à l’antisémitisme et à la haine anti-LGBT est actuellement en cours de rédaction et sera prochainement disponible sur l’intranet.

Je conclurai mon intervention en rappelant que l’IGPN dispose, depuis 2017, d’une plateforme nommée « signal-discri », un dispositif d’alerte et d’écoute destiné à l’ensemble des agents de la police nationale témoins ou victimes d’actes de discrimination et de harcèlement. Sur les huit premiers mois de 2020, dix signalements ont été portés à la connaissance de l’inspection ; six ont été transmis aux directions d’emplois, qui doivent évaluer la suite à y donner. Les chiffres demeurent bas : l’IGPN n’est pas saisie de façon massive et c’est un bon signe.

M. Christophe Peyrel, directeur des ressources humaines de la préfecture de police de Paris. La préfecture de police a pour ressort Paris et les trois départements de la petite couronne ; elle emploie 33 000 fonctionnaires, dont environ 27 000 personnels actifs et 6 000 personnels administratifs, techniques et scientifiques.

En 2019, 550 faits racistes et antireligieux ont été constatés ; une baisse substantielle s’observe en 2020, avec 330 faits. Ce sont les actes antisémites qui prédominent – 48 % –, suivis par les actes racistes – 42 % –, les actes islamophobes et antichrétiens représentant, chacun pour moitié, 10 % des faits. Les propos injurieux constituent 40 % des faits, les inscriptions et les tags 20 % ; les actions violentes n’en représentent que 10 %.

Dans 80 % des cas, ces faits donnent lieu à des plaintes et la moitié à une interpellation de l’auteur, grâce à l’action de la police, de la police judiciaire et de celle, moins visible mais tout aussi efficace, de la direction du renseignement, laquelle se focalise sur les actes de racisme au sein de réseaux.

Il convient de rappeler que la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi « Le Pors », qui précise les droits et obligations des fonctionnaires, interdit en son article 6 toute distinction entre les fonctionnaires à raison, notamment, de leur appartenance vraie ou supposée à une ethnie ou une race, de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur âge ou encore de leur apparence physique. L’article 25 énonce que le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité et qu’il est tenu à l’obligation de neutralité.

Ces devoirs figurent dans le code de déontologie de la police et de la gendarmerie, intégré au code de la sécurité intérieure. Il y est précisé que les policiers sont au service de la population, que lorsque la loi les autorise à procéder à un contrôle d’identité, ils ne doivent se fonder sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif pour déterminer les personnes à contrôler – sauf s’ils disposent d’un signalement précis –, que le contrôle d’identité se déroule sans qu’il soit porté atteinte à la dignité de la personne qui en fait l’objet et que la palpation de sécurité ne revêt pas un caractère systématique. Tous les policiers et les gendarmes connaissent ce code, où il est aussi rappelé que toute personne appréhendée est placée sous la protection des policiers et qu’elle doit être traitée avec respect.

Cela donne lieu à des consignes internes, sous la forme d’instructions du préfet de police, relayées par les notes des chefs de service. En 2015, le préfet Cadot avait pris une instruction générale proscrivant le tutoiement à l’égard des personnes interpellées. J’ignore si cette instruction est bien mise en œuvre, mais elle est rappelée régulièrement par la hiérarchie.

Le cadre juridique existe donc, mais il doit être contrôlé. Ce contrôle doit être exercé par les supérieurs, a fortiori dans un corps aussi hiérarchisé que celui de la police. Or, lorsque des débordements ont lieu, on retrouve à chaque fois une carence managériale : les managers étaient en nombre insuffisant ; ils n’étaient pas ou peu présents auprès des hommes ; ils étaient inadaptés à la fonction ou insuffisamment sensibilisés à ces questions.

Il est important que la hiérarchie soit attentive aux circonstances, et avant tout à la composition des équipes, souvent à l’origine des problèmes éthiques qui peuvent se poser dans le cadre d’un contrôle. C’est un problème sensible à la préfecture de police de Paris, car la population des gardiens de la paix et des officiers est majoritairement constituée de jeunes, affectés en région parisienne à la sortie de l’école, qui attendent pendant cinq à huit ans, selon le concours, de rejoindre leur région d’origine. Cette jeunesse doit être encadrée et surveillée. Or 23 % des postes d’officier de police sont vacants à la préfecture de police, et le taux de gradés par rapport au nombre de gardiens de la paix est en dessous de la moyenne nationale. Ce sont des statistiques que nous rappelons régulièrement à la DGPN pour obtenir des effectifs supplémentaires. Au-delà des chiffres, ce déficit de l’encadrement a des conséquences dans les commissariats et sur la voie publique.

L’encadrement doit être aussi attentif à la sollicitation des équipes. On sait très bien que les effectifs sont plus fragiles après plusieurs nuits de violences urbaines, lorsque les horaires ont été décalés, qu’ils ont dû faire des heures supplémentaires, ont manqué de repos, ont été harcelés et en permanence sur le qui-vive.

J’ai présidé hier un conseil de discipline qui faisait comparaître deux policiers qui avaient émis des propos racistes à l’égard d’une personne alors que celle-ci, qui avait sauté dans la Seine pour échapper à la police et avait été sauvée de la noyade par celle-ci, était interpellée et conduite dans un fourgon. La scène a été filmée et l’IGPN saisie. Naturellement, je ne dis pas que cela excuse ou justifie le comportement des policiers, mais il était important d’évoquer le contexte, car ces effectifs avaient été mobilisés durant les cinq ou six nuits précédentes par un épisode de violences urbaines à Villeneuve-la Garenne. Ce sont des choses auxquelles l’encadrement doit être attentif. 

La discipline concourt également à la prévention. La police nationale est probablement le corps de la fonction publique qui y est le plus soumis. Sur les 3 000 sanctions disciplinaires, en moyenne, qui sont prononcées par an dans la fonction publique, hors militaires, la moitié environ concerne des policiers. En tirer la conclusion que les policiers sont plus fautifs me semblerait un peu facile : je crois plutôt que l’encadrement, particulièrement fort dans la police, fait que tout comportement déviant est immédiatement rapporté et discipliné.

Tous les faits connus, attestés, qui font l’objet d’un rapport donnent lieu à une procédure disciplinaire. Celle-ci se conclut soit par des sanctions du premier groupe, infligées directement par la hiérarchie – avertissement, blâme, exclusion de trois jours –, soit par des sanctions supérieures – exclusion de service de quinze jours à deux ans, la sanction ultime étant la révocation.

Parmi les dossiers disciplinaires, peu concernent des faits de racisme. Nous avons eu des cas de « quenelles », qui ont été sanctionnés, des cas de racisme dans des groupes de discussion privée sur Snapchat ou de propos racistes, répétés ou ponctuels, à l’occasion d’une interpellation. Sur de tels faits, le conseil de discipline se prononce souvent à l’unanimité car même les représentants des personnels, qui défendent les agents, ne les acceptent pas – et ce parce qu’ils sont attentifs à l’image de l’institution.

M. Le Beguec a évoqué la formation initiale comme moyen de prévention ; je n’y reviens pas. Du point de vue de la formation continue, nous intervenons systématiquement à l’accueil de tout nouvel arrivant à la préfecture de police, ce qui concerne chaque année environ 1 000 gardiens de la paix, quelques centaines d’officiers et plusieurs dizaines de commissaires. Depuis 2006, une journée est systématiquement organisée au Mémorial de la Shoah, consistant dans le visionnage d’un film suivi d’un débat puis d’une visite commentée de la salle et de la crypte – 21 000 gardiens de la paix l’ont effectuée, et les commissaires et les officiers bénéficient de cette même sensibilisation depuis 2010. Depuis deux ans, tous les nouveaux arrivants à l’IGPN reçoivent un rappel déontologique.

Hormis les formations à la demande, la formation continue est systématique en deux occasions. D’une part, pour toute promotion de grade dans les vingt-trois corps de la police nationale. C’est particulièrement vrai pour le corps d’encadrement et d’application, celui des gardiens de la paix, s’agissant de la qualification d’officier de police judiciaire (OPJ). Ces formations comprennent un rappel déontologique, éthique et juridique. D’autre part, le label « diversité et égalité » oblige également à former régulièrement les agents. Depuis 2018 ou 2019, tous les gardiens de la paix sont formés en formation initiale à la lutte contre les discriminations, qu’il s’agisse d’égalité entre les hommes et les femmes ou de diversité. Depuis la labellisation, il y a deux ans, nous avons réussi à former à ces thématiques plus d’un tiers des effectifs de la préfecture de police (soit plus de 11 000 agents formés), dont 7 000 gardiens et 4 000 agents administratifs.

« signal-discri » est également un outil de détection. En 2020, sur les 175 signalements de personnels parvenus à l’IGPN, 50 concernaient la préfecture de police, avec une très faible proportion de signalement d’actes racistes – 2 % seulement. Ce sont les cas de harcèlement qui prédominent.

Des signaux faibles peuvent aussi être détectés par notre dispositif d’accompagnement. Comme dans toute la police nationale, nous avons un dispositif de soutien aux personnels particulièrement développé, avec de nombreuses assistantes sociales, un service de psychologues opérationnels, un réseau de médecine de prévention, un réseau de lutte contre les addictions, un autre contre les risques suicidaires. Il n’y a pas de lien avec le racisme, bien sûr, mais tous ces réseaux nous donnent une indication du bien-être et de l’état d’esprit des agents. Les problématiques de racisme au sein des services n’apparaissent quasiment jamais par ces réseaux.

Dans le discours ambiant que vous avez évoqué, monsieur le président, d’un racisme très présent en France, la police – et, par effet de nombre, la préfecture de police – est citée au premier rang, d’abord parce qu’elle représente l’autorité. La critique d’une police violente a longtemps été fondée sur des faits de racisme historiques – la rafle du Vél’ d’Hiv’ ou l’affaire de la station de métro Charonne (1962). Quand j’étais jeune, j’écoutais un groupe de hard rock, Trust, dont la chanson « Police milice » décrit une police raciste, composée d’apprentis fascistes. Aujourd’hui, le rap a pris la suite. Dans le mouvement des gilets jaunes on a eu également le même discours d’une police violente, alors qu’il est composé de personnes peu susceptibles d’être victimes de racisme. L’image très répandue d’une police violente s’explique aussi peut-être par le fait qu’elle incarne l’autorité de l’État et qu’il s’agit de l’un des derniers rares services publics d’autorité. Pourtant, la police est relativement diverse dans sa composition. Par le biais des adjoints de sécurité (ADS) ou des cadets, la police attire de très nombreuses populations, d’origines géographiques diverses.

Paradoxalement, les statistiques tendent à montrer que le racisme est peu élevé en France. Les faits de racisme représentent une infime minorité des faits de délinquance en général. Je vois plusieurs explications possibles à ce paradoxe. Il y a peut-être un aveuglement mutuel, et de la part des personnes qui dénoncent le racisme et de la part des forces de l’ordre. Il y a peut-être aussi un sentiment de honte de la part des victimes de racisme. De plus, ces faits sont souvent difficiles à caractériser : sans vidéo, il est très difficile de prouver que quelqu’un vous a traité de « sale Noir », « sale juif », « sale Arabe », de « sale Blanc » ou de « sale chrétien ». Peut-être aussi que le racisme est si fondamentalement inacceptable que même ses manifestations marginales sont dénoncées et amplifiées – ce qui est bon signe.

La police et la gendarmerie disposent donc d’un arsenal d’outils, dont les deux plus importants sont l’information et la sensibilisation. L’encadrement doit être très présent, très affûté sur ces questions, afin que la lutte soit permanente et que nous obtenions de bons résultats.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Des brigades de gendarmerie interviennent auprès d’élèves de CM2, sur la base du volontariat des instituteurs, pour les former à un meilleur usage d’internet. Un « permis internet » étant délivré à l’issue de cette formation. Ne serait-il pas utile de le généraliser à l’ensemble des classes de CM2, puisqu’il s’agit aujourd’hui d’une démarche volontaire des professeurs ?

La carrière des policiers démarre toujours dans les lieux les plus difficiles. Les primes versées au titre des affectations dans ces endroits sont-elles suffisamment incitatives pour inverser la tendance ? Sont-elles censées, comme dans l’enseignement où l’on retrouve une problématique similaire, attirer des profils plus expérimentés dans les endroits où on a précisément besoin d’expérience ?

Certains interlocuteurs nous ont dit que les contrôles d’identité étaient très encadrés, chaque contrôle effectué sur réquisition du procureur faisant l’objet d’un rapport. Monsieur Le Beguec, pouvez-vous préciser le contenu de ces rapports ? Quel est le nombre de contrôles par an ? Où sont-ils effectués ?

Mme Fiona Lazaar. La protection fonctionnelle est-elle systématiquement accordée aux agents (comme dans le cadre de l’affaire dite « Michel Zecler »), quels que soient les faits dont ils sont accusés ?

M. le président Robin Reda. S’agissant des contrôles d’identité, peut-être pourrez-vous dire un mot des équipements qui sont prévus pour les forces de l’ordre, notamment les caméras-piéton, et ce que vous en attendez en termes de protection des agents eux-mêmes et des populations.

Général Jean-Marc Cesari. Le permis internet, qui s’adresse à des classes primaires, a pu être mis en œuvre par le réseau de la gendarmerie spécialisé dans les nouvelles technologies, par le biais des quelque 4 000 correspondants dans les brigades territoriales. Ce dispositif intéressant a été conçu dans un souci de protection des mineurs sur internet, afin de leur éviter de se mettre en danger. Il comporte aussi un aspect de responsabilisation avec un prolongement sur la haine en ligne. En cela, il est particulièrement utile, car on s’adresse là à un public qui commence à utiliser internet et qui est très tôt inscrit sur des réseaux sociaux. Policiers et gendarmes ont fait beaucoup d’efforts pour être présents dans la surveillance d’internet et la répression des infractions qui y sont commises en matière de contenus haineux. Ce type de prévention dès le plus jeune âge est une action positive que nous poursuivrons.

Quant aux caméras-piéton, elles existent en gendarmerie et ont vocation à être multipliées. Dans le cadre d’un nouveau marché, 12 500 caméras seront acquises pour équiper les patrouilles de gendarmerie. À terme, l’idée serait d’en faire un outil du « pack » dont chaque gendarme est doté. Au-delà même de la question du racisme et des discriminations, ces caméras sont un outil d’apaisement dans les contacts avec certaines personnes, et sont également utile pour rétablir des éléments de vérité sur un contexte ou des propos tenus de part et d’autre. Nous sommes engagés en faveur de leur généralisation.

M. Vincent Le Beguec. Les policiers formateurs anti-drogue interviennent aussi dans les établissements scolaires pour enseigner les dangers de l’internet.

Il y a deux catégories de contrôles d’identité : les uns relèvent de l’initiative du policier sur le fondement de l’article 78-2 du code de procédure pénale – dès lors qu’existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’une personne a commis ou tenté de commettre une infraction, ou s’y prépare. Les autres sont effectués sur réquisition du parquet, de manière délimitée dans l’espace et dans le temps ; ils font systématiquement l’objet de comptes rendus au procureur de la République par le biais de télégrammes mentionnant le nombre des personnes contrôlées, celui des infractions relevées et celui des personnes interpellées ou placées en garde à vue. La procédure est bien normée et respectée, et la Chancellerie est très attentive à contrôler les réquisitions que chaque parquet donne aux services de police.

Nous sommes également engagés dans l’acquisition de caméras-piéton, qui nous semblent avoir une vertu d’apaisement – se savoir filmé a pour effet de relâcher les tensions. Elles sont également un moyen de contrôle a posteriori des situations, pour révéler la réalité de ce qui s’est passé.

Quant à la protection fonctionnelle, elle n’est pas automatique. C’est une faculté laissée à l’appréciation de l’autorité hiérarchique, qui l’accorde ou pas après instruction du dossier par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ). Je vous préciserai qui, du ministre ou du DGPN, accorde cette protection.

M. Christophe Peyrel. S’agissant des incitations à exercer en zone difficile, un policier qui reste dix ans en Île-de-France perçoit une prime de fidélisation de 9 000 euros versée en trois fois – la troisième année, la sixième et la dernière. Viendra s’y ajouter une prime de fidélisation spécifique à la Seine-Saint-Denis que le Gouvernement a récemment créée, à la suite d’ailleurs, d’une recommandation de l’Assemblée nationale, dans le cadre du plan d’aide en faveur de ce département. D’un montant de 10 000 euros, elle sera versée à tout agent public (policier, enseignant etc.).

Je ne sais pas si ce dispositif atteindra son objectif d’attractivité, sachant que les freins à l’exercice de la profession en Seine-Saint-Denis, comme dans d’autres départements difficiles de la petite couronne, sont liés de manière assez prégnante au logement et aux conditions de travail. Il n’est pas certain qu’une prime de 10 000 euros permette de compenser le coût de la vie en Île-de-France. En revanche, elle aura un effet très favorable sur la fidélisation des agents. Attirer des personnes en provenance d’autres départements serait certes une bonne chose, mais il est peut-être plus important encore de parvenir à fidéliser les personnels de manière à avoir des agents expérimentés dans ces départements.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie de vos propos très complets, qui apportent une contribution précieuse à notre réflexion.

La séance est levée à 12 heures 05.

 


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Compte rendu  79    Table ronde réunissant M. Driss Ettazaoui, vice-président de Ville et banlieue, vice-président chargé de la politique de la Ville de la communauté d’agglomération d’Evreux ; M. Thomas Kirszbaum, sociologue, chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique (unité mixte de recherche de l’École normale supérieure de Cachan et du Centre national de la recherche scientifique CNRS) ; M. Thierry Sibieude, président de l’Association Bleu blanc zèbre, professeur titulaire de la chaire innovation et entrepreneuriat social de l’ESSEC ; Mme Inès Seddiki, présidente et fondatrice de l’association GHETT’UP

(Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 14 heures 30)

La séance est ouverte à 14 heures 30.

M. le président Robin Reda. Nous avons l’honneur de recevoir, pour une table ronde consacrée aux questions de racisme, de discrimination et de politique de la ville : M. Thomas Kirszbaum, sociologue, chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique à l’École normale supérieure de Cachan ; M. Driss Ettazaoui, vice-président de l’association des maires Ville et banlieue de France et vice-président chargé de la politique de la ville de la communauté d’agglomération d’Évreux ; Mme Inès Seddiki, présidente et fondatrice de l’association GHETT’UP, et M. Thierry Sibieude, président de l’association Bleu blanc zèbre, professeur titulaire de la chaire innovation et entrepreneuriat de l’ESSEC.

Notre mission d’information existe depuis un an. La préoccupation du législateur relative à la persistance de certaines formes de racisme, voire à l’émergence de nouvelles formes de racisme dans la société française, est ancienne et ne répond pas à des problématiques d’actualité qu’elle traiterait dans l’émotion. Néanmoins, les événements de ces derniers mois ont donné une tonalité particulière à nos travaux et nous ont conduits à accentuer nos échanges sur ces points.

Nous avons auditionné de nombreux universitaires, des spécialistes du racisme à travers les âges, des historiens, démographes, sociologues et politologues. Nous avons reçu toutes les associations œuvrant sur le terrain dans le domaine de la lutte contre le racisme. Nous avons reçu différents ministres et représentants des ministères compétents. En réalité, quasiment tous sont impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans le projet de société visant à lutter contre toutes les formes de racisme et de discrimination. Au sujet des questions territoriales, qui sont à la croisée de plusieurs problématiques au cœur de nos travaux, telles que la lutte contre les phénomènes de ghettoïsation, la mixité sociale ou l’accès au logement, nous avons reçu des associations d’élus, notamment de maires, et des professionnels du secteur.

Par vos contributions, nous souhaiterions creuser la problématique du lien entre territoires, accès aux droits, discriminations potentielles et séparatisme, puisque, avec Mme la rapporteure, nous nous impliquons dans l’examen du projet de loi à venir. Le séparatisme, au sens religieux du terme, n’est pas le sujet central de notre mission d’information mais, en abordant ces sujets, on ne peut pas ne pas penser à des débats en cours.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Depuis le moins de juin, nous avons, avec M. le président Reda et les membres de notre mission d’information, réalisé des auditions sur différents sujets relatifs au racisme et aux discriminations. Au terme de six mois d’auditions, nous abordons des thèmes de plus en plus concrets. Après l’emploi, nous nous intéressons au logement, deux notions étroitement liées, puisque des discriminations à l’emploi sont liées au lieu d’habitation. Nous nous sommes donc penchés sur l’égal accès au logement. Si l’énoncé de la problématique est simple, les mécanismes à même de pallier ces phénomènes sont complexes. C’est pourquoi nous avons hâte de vous entendre.

M. Thomas Kirszbaum, sociologue, chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique à l’École normale supérieure de Cachan. Mesdames et messieurs les députés, s’agissant des discriminations au logement, je partagerai des constats établis par des travaux en sciences sociales effectués depuis une vingtaine d’années, car nous n’avons pas affaire à des formes émergentes de racisme ou de discrimination, mais à des pratiques ancrées dans le fonctionnement d’institutions intervenant dans la production et l’attribution des logements. J’ai moi-même réalisé des travaux dans ce champ à propos du logement social, puis du parc privé. Ce faisant, je me suis aligné sur le courant dominant de la recherche qui, après s’être longtemps focalisée sur le parc social, s’intéresse depuis peu aux discriminations dans le parc privé, lequel accueille un nombre plus élevé de ménages que le parc social.

Il est utile de relier les discriminations à l’œuvre dans le parc privé et dans le parc social, car leur forte interdépendance produit des effets systémiques de limitation de la mobilité résidentielle de certaines catégories de ménages, notamment ceux perçus comme noirs ou comme arabes. Les conséquences ne sont pas minimes, puisqu’elles se reflètent dans l’espace territorial sous forme d’une ségrégation ethnique, en particulier dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Du fait des discriminations, mais pas seulement, l’appartenance réelle ou supposée à un groupe ethnique ou racial augmente la probabilité de vivre dans un quartier où sont concentrées des personnes de même appartenance.

Cependant, si l’analyse du parc social et celle du parc privé ne doivent pas être confondues, chacun d’entre eux étant soumis à des mécanismes discriminatoires spécifiques, je limiterai ma présentation, faute de temps, à quelques éléments d’analyse du parc social.

Les discriminations au logement social s’inscrivent dans un processus d’attribution mobilisant une chaîne de décisions complexe faisant intervenir une pluralité d’acteurs et d’institutions, ce qui favorise une forte dilution des responsabilités. Nous savons qu’en matière d’attribution des logements du parc social règne une grande opacité qui rend possible la sélection des demandeurs sur des critères prohibés par la loi, en particulier les origines, réelles ou supposées, des demandeurs, et la composition familiale des ménages. Je fais référence aux familles monoparentales susceptibles de subir ce genre de discrimination. Les critères des origines et de la composition familiale peuvent d’ailleurs se superposer pour refuser illégitimement l’attribution d’un logement.

Les discriminations à l’attribution des logements sociaux peuvent sembler paradoxales, dans la mesure où celle-ci est encadrée par un dispositif réglementaire lourd, mais elles s’expliquent par la multiplication des normes qui favorise des arbitrages discrétionnaires. Par exemple, multiplier les catégories de ménages prioritaires permet aux acteurs de privilégier de façon discrétionnaire telle catégorie de ménages par rapport à telle autre.

Surtout, la réglementation est traversée par une contradiction de fond que nous pouvons résumer par une tension bien documentée entre, d’un côté, la norme du droit au logement, et de l’autre, le principe de mixité « sociale ». Je mets le mot entre guillemets, parce que des acteurs du logement et des maires avec lesquels j’ai réalisé de nombreux entretiens ont tendance à réinterpréter localement la notion de mixité sociale en termes d’équilibre ethnique du peuplement. En ce cas, la mixité permet de justifier les refus d’attribution potentiellement discriminatoires à l’encontre de certains groupes.

On aurait pourtant pu imaginer que la mixité sociale soit mise au service de la non-discrimination. Dans cet esprit, promouvoir la mixité sociale dans l’habitat viserait à lever les obstacles à la mobilité résidentielle de ceux appartenant aux « minorités visibles » et à favoriser leur accès à des territoires ou à des segments du parc d’habitat où elles sont soit rejetées, soit sous-représentées. Ce serait procéder comme on le fait dans les grandes écoles, et l’intervenant qui enseigne à l’ESSEC serait bien placé pour en parler, ou dans les grandes entreprises, pour remédier à la sous-représentation de ces populations. À l’inverse, en matière de logement, on a recherché la mixité de peuplement dans le seul parc social des quartiers prioritaires de la politique de la ville, du moins jusqu’à la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté. La mixité a servi à justifier la volonté de réduire le poids de ces minorités dans ces quartiers mais certainement pas de favoriser leur parcours vers des territoires où elles sont sous-représentées.

Cette stratégie de mixité à sens unique qui, en pratique, ne concerne que les seuls quartiers prioritaires de la politique de la ville, ne se limite pas aux attributions de logements mais concerne aussi le renouvellement de l’offre résidentielle. J’ai mené de nombreux entretiens avec des acteurs locaux pour lesquels, au moins dans le programme de l’agence nationale pour la rénovation urbaine ANRU 1, l’objectif de mixité sociale et de diversification de l’habitant avait pour seul objectif de faire revenir des Blancs dans ces quartiers, avec le peu de succès que l’on sait.

Plus récemment j’ai étudié la mise en œuvre de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) dans les communes dites déficitaires et identifié des stratégies visant à se soustraire à l’obligation de construction de logements sociaux, que l’on peut analyser comme des tentatives de préserver l’homogénéité raciale. Ces stratégies peuvent être qualifiées juridiquement de discriminations indirectes, de même que la pratique, répandue dans les communes concernées par l’article 55 de la loi SRU, consistant à donner la préférence aux ménages de la commune au titre d’une prétendue préférence communale.

De ce côté du spectre territorial, on relève des pratiques s’apparentant à du séparatisme mais dont on entend curieusement assez peu parler. Cette mixité à sens unique, recherchée uniquement dans les territoires les plus fragiles, a été critiquée par la recherche, dans la mesure où elle sous-estime le fait que la ségrégation ou le séparatisme sévit plus intensément dans les territoires riches que dans les territoires pauvres.

Autre critique majeure de la recherche, la mixité à sens unique contribue à constituer des catégories de ménages indésirables. On assigne à certains groupes des traits comportementaux, indépendants du comportement effectif, tels qu’être de mauvais payeurs, faire de la cuisine qui sent mauvais ou laisser les enfants traîner dans la rue. Au nom de représentations stéréotypées, on limite les possibilités résidentielles de certains ménages.

Puisque votre approche vise à la fois le racisme et la discrimination, j’ajouterai que ce que je viens de décrire est compatible avec un très faible niveau de préjugés des acteurs individuels vis-à-vis de tel ou tel groupe. On peut trouver une discrimination massive dans un contexte de très faible racisme des agents appliquant la politique en question. Cette tendance récurrente à confondre discrimination et racisme, avec la charge culpabilisante que comporte le mot racisme, explique la résistance forte des acteurs du monde HLM à reconnaître l’existence de discriminations.

La recherche montre que la discrimination est bien moins l’expression du racisme individuel de tel agent HLM ou de tel agent du service logement d’une municipalité que d’une discrimination institutionnelle. Des institutions la rendent possible par des flous de réglementation, l’opacité des procédures, les injonctions contradictoires adressées aux agents. J’ajouterai le poids de l’histoire et des routines gestionnaires héritées de la longue histoire du logement social, dans laquelle des pratiques de peuplement discriminatoires ont été instaurées à partir des années 1960 et 1970.

En outre, le risque de discrimination varie selon les contextes territoriaux. Il dépend du poids des réservataires et de l’importance des impératifs économiques de certains organismes HLM qui, travaillant à flux tendu, logent des ménages sans avoir le temps d’examiner en profondeur le profil des candidats, tandis que d’autres discriminent massivement.

Enfin, à cela s’ajoute naturellement l’influence plus ou moins grande des élus locaux et des services municipaux qui, comme le montrent clairement des travaux de recherche, peuvent chercher à faire barrage à l’accueil de « minorités visibles ».

M. Driss Ettazaoui, vice-président de l’association des maires Ville et banlieue de France et vice-président chargé de la politique de la ville de la communauté d’agglomération d’Évreux. L’association des maires Ville et banlieue de France et les élus qui la composent sont heureux d’apporter leur pierre à vos travaux, qui portent sur un enjeu majeur au moment où notre société est traversée de plusieurs crises et fractures expliquant pour partie l’accentuation des discriminations. Comme Thomas Kirszbaum, nous ne confondons pas discrimination et racisme, mais les deux font obstacle à l’égalité de l’accès aux droits pour tous et partout. Nous souhaitons faire avec vous le constat des fractures à l’origine des inégalités territoriales liées aux aspects culturels ou cultuels mais également identitaires.

Notre pays est traversé par trois crises, trois fractures profondes génératrices de discriminations et de racisme.

Premièrement, nous avons connu, il y a quelque temps, la « révolte » des gilets jaunes. Une partie de nos concitoyens, se sentant lésés, incompris, insuffisamment écoutés, trop taxés, ont pris d’assaut les rues et les ronds-points pour affirmer leur volonté de participer à la décision publique et leur demande d’une démocratie plus participative. Nous avons alors vu apparaître deux France : une France des ronds-points et une France des quartiers populaires, la France des quartiers de la politique de la ville reprochant à l’autre d’être insuffisamment présente à ses côtés. Nous avons vu la dichotomie entre deux France populaires qui ne se côtoient pas et pour lesquelles des centaines de milliers de nos concitoyens se sont mobilisés. Une France ne comprenait pas pourquoi la France des quartiers populaires et de la politique de la ville ne se joignait pas à elle pour soutenir ses doléances. C’est une première fracture que personne n’avait vu venir. Au sein de l’association, nous pensons qu’elle n’est pas tout à fait réduite. Nous en sentons toujours couver le feu et il convient d’y être attentif.

La deuxième fracture, qui ne date pas de cette mandature, est la fracture sociale, en laquelle Jacques Chirac, en son temps, voyait pointer une quête de sens, une recherche d’identité dans nos quartiers populaires. En accentuation, elle atteint nos quartiers populaires, où nous, élus locaux, constatons qu’une partie de nos concitoyens ne se sentent pas pleinement français et citoyens. En marge de la société, il leur est difficile de faire corps avec la République et la nation France. Cette difficulté est à l’origine des émeutes de 2005 qui se sont emparées de quartiers prioritaires. Pour certains de nos concitoyens domiciliés dans les quartiers de la politique de la ville, en particulier ceux des minorités, le sentiment d’appartenance n’est pas aussi fort que nous le souhaiterions. Cela est dû non seulement aux discriminations, mais aussi au manque de considération. C’est pourquoi les élus de nos associations jugent l’expression « territoires perdus de la République », inopportune, car ils sont plutôt pour eux des territoires gagnants. L’avenir passe par les 20 % de la jeunesse de France vivant dans les 1 514 quartiers prioritaires. La solidarité y est forte : quand on a peu, on est plus enclin à partager. C’est encore plus vrai dans les périodes de confinement où les comportements de solidarité battent leur plein. La dynamique économique est forte car, face au racisme et aux discriminations à l’emploi, beaucoup cherchent à créer leur propre activité pour devenir leur propre patron.

La troisième fracture, en sensible aggravation, ces derniers mois, est liée à la liberté d’expression, à l’exercice du culte et à la laïcité. Elle oppose, là encore, deux France, sur des sujets aussi sensibles que clivants. Le droit à la complexité et à la nuance est mis à mal sur des sujets provoquant des vagues d’émotion, comme les attentats qui ont meurtri la nation. Nous assistons à des débats passionnés et crispants entre une partie de nos concitoyens qui s’interrogent sur la place de l’islam dans la République et une autre, en majorité de confession musulmane, qui n’aspire qu’à la normalité et à la banalisation. Nos concitoyens sont sommés de se prononcer pour ou contre les rayons halal, pour ou contre la langue arabe, pour ou contre Charlie. Le Président de la République l’a justement dit dans son discours sur le séparatisme, aux Mureaux, dans une société devenue binaire et manichéenne, prospèrent des groupes, pas seulement d’identitaires. Une petite partie de la classe politique et certains médias, attisent des polémiques qui, loin de contribuer à la réconciliation nationale, jettent de l’huile sur le feu et entretiennent une fracture dangereuse. Il en résulte de la discrimination et du racisme, non plus à l’encontre de personnes de type maghrébin, même si certains cherchent à entretenir la confusion, visant à considérer le musulman comme une menace potentielle. Le « musulman lambda » a le sentiment d’être considéré avec défiance par la République, tandis que la majorité de nos concitoyens expriment des craintes légitimes au regard du fait religieux.

Mme Inès Seddiki, présidente et fondatrice de l’association GHETT’UP. L’association GHETT-UP, basée en Seine-Saint-Denis, s’intéresse aux jeunes des quartiers populaires au niveau national et européen et vise à les aider à trouver leur place dans la société. Nous les accompagnons au quotidien dans les domaines de la réussite scolaire, de l’insertion professionnelle et du sentiment de légitimité. Héritière d’une histoire, cette jeunesse a toute sa place dans notre société. Elle peut avoir de l’ambition et s’y engager. Nous considérons le levier de l’engagement comme un vecteur de réussite et de solution. Les jeunes des quartiers populaires peuvent aussi changer les choses non seulement dans les domaines qui les concernent mais plus largement sur l’environnement, le handicap, et prendre ainsi leur place dans la société.

Les quartiers populaires, qui regroupent près de 5 millions de personnes, soit un peu moins de 10 % de la population française, cumulent des inégalités. Au-delà de la jeunesse, nous cherchons à améliorer globalement ces situations. L’origine ethnique est la deuxième cause de discrimination, juste après le handicap. La discrimination est au cœur de l’action des acteurs des quartiers populaires. S’agissant de l’évolution du racisme et des discriminations, je distinguerai trois niveaux.

Premièrement, je rappellerai la rupture d’égalité existant sur le territoire français. Les quartiers populaires sont sous-dotés en matière de services publics et, compte tenu du nombre de fonctionnaires, ne bénéficient pas des mêmes chances en matière de justice et d’éducation. Les établissements sont sous-dotés. Je ne rappellerai pas les chiffres de la Seine-Seine-Denis, vous avez lu le rapport d’évaluation de François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokuendo. À cela s’ajoutent des problèmes de transport, d’infrastructures, de mixité. Le cadre représente déjà pour nous une forme de discrimination.

Le deuxième niveau est celui des comportements individuels racistes ou discriminants, lesquels sont en augmentation. M. Kirszbaum a évoqué le logement social. Si l’accès au logement et à l’emploi se heurte à de graves difficultés structurelles et institutionnelles, nombre de comportements individuels sont discriminants et affectent les trajectoires. Je rappelle que selon une étude de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), 50 % des personnes noires déclarent avoir subi des discriminations au travail, et elles ont 32 % de chances en moins de trouver un logement, en grande partie à cause d’interactions entre individus. Des études de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) montrent que des situations identiques sont vécues lors des études supérieures.

Le troisième niveau de discrimination est un glissement vers le harcèlement, du fait de l’omniprésence des débats, de la stigmatisation visible dans le paysage médiatique, les débats à l’Assemblée nationale ou ailleurs, des prises de position de certains membres du Gouvernement ou d’élus et des deux derniers projets de loi visant une partie de la population française concentrée dans les quartiers populaires. Même si le projet de loi confortant le respect des principes de la République ne cible pas la communauté musulmane ou perçue comme telle, il a donné lieu à des débats virulents, stigmatisants, répétitifs, oppressants, visant, au long de la journée, pendant des semaines et des mois, une partie de la population, et n’est pas sans conséquences sur la vie des gens au quotidien. La défiance à l’égard de la population musulmane représente une forme de discrimination et de racisme. De même, le projet de loi « sécurité globale » vise encore, sinon dans les textes, du moins dans les prises de position, une certaine partie de la population. Je pense à une vidéo dans laquelle le ministre de l’intérieur cible directement la jeunesse des quartiers populaires en arguant que cette loi donnera plus de pouvoir à la police municipale pour opérer des contrôles routiers parmi les jeunes des quartiers populaires. Et je ne rappellerai pas les éléments chiffrés sur les contrôles policiers ni les discussions sur les violences policières exercées à l’encontre d’une partie de la population, sur lesquelles le Président de la République a d’ailleurs réagi.

Il se crée ainsi un cercle vicieux. Une partie de la population se sent stigmatisée par un jugement permanent qui fait la « une » sans qu’elle puisse prendre part au débat, ce qui entraîne une augmentation constante du nombre des actes racistes. Selon la CNCDH, en 2018 et 2019, les actes racistes antimusulmans ont augmenté deux fois plus vite que les actes antisémites. Cela influe sur les comportements individuels et le ressenti de cette population vis-à-vis du reste de la société.

En outre, ces discriminations portent atteinte à l’accès au travail, à l’emploi et à la santé, donc à l’espérance de vie. Des études de l’institut national d’études démographiques (INED) établissent une relation entre les discriminations, l’espérance de vie et la santé mentale. C’est pourquoi j’ai parlé de harcèlement. C’est bien un cercle vicieux. Comme le disait M. Kirszbaum, le séparatisme procède moins de la volonté de séparer que d’une volonté d’exclure face au sentiment de marginalisation et de rejet. C’est le cas non seulement pour le logement et l’emploi, mais aussi pour les établissements privés. Le séparatisme scolaire existe dans les quartiers riches où des écoles privées aux méthodologies intéressantes excluent de fait une partie de la population.

Face à ces pratiques et à ces débats, la volonté d’engagement et l’indignation de ces populations sont fortes. Ne nous y trompons pas, la mobilisation de la jeunesse contre les violences policières, depuis cet été, ne doit pas être entendue comme une volonté de séparatisme mais comme une volonté de faire corps. C’est pourquoi notre association a répondu au besoin de mobilisation des jeunes contre le projet de loi de « sécurité globale » et à leur envie de prendre part au processus démocratique, de faire entendre leur voix et d’exprimer une inquiétude. Ces revendications ne visent pas à la séparation mais à faire partie de la société et à y prendre place.

M. Thierry Sibieude, président de l’association Bleu blanc zèbre, professeur titulaire de la chaire innovation et entrepreneuriat de l’ESSEC. L’association Bleu blanc zèbre est un réseau d’environ 500 associations agissant dans différents registres, dont la discrimination.

Je concentrerai mon propos sur l’éducation. Titulaire de la chaire innovation et entrepreneuriat de l’ESSEC, j’ai créé en 2002 le programme « Une grande école, pourquoi pas moi ? », un des premiers programmes d’égalité des chances pour l’accès à l’enseignement supérieur, à l’origine du dispositif des Cordées de la réussite.

Je partage peu des points de vue de M. Kirszbaum. Élu de Cergy-Saint-Christophe, quartier particulièrement cosmopolite, j’ai été pendant quinze ans vice-président du conseil départemental du Val-d’Oise et j’ai siégé durant dix ans à la commission d’attribution des logements de Val-d’Oise Habitat, mais je n’évoquerai pas ce sujet, faute d’en être spécialiste. Néanmoins d’accord avec M. Kirszbaum sur le fait que mélanger discrimination et racisme crée de la confusion, je me limiterai à la discrimination. Le racisme est un sujet si complexe, si chargé en culpabilité émotionnelle que juxtaposer les deux fermerait la voie à tout espoir de solution.

De nombreux acteurs du réseau Bleu blanc zèbre sont engagés dans l’accompagnement des jeunes gens vers les grandes écoles et dans l’accès à l’éducation. L’association Startup for Kids, l’institut Télémaque, l’association Article 1 sont très impliqués dans le soutien à des jeunes issus de milieux défavorisés ou dont les origines ne les prédestinent pas à s’orienter vers les grandes écoles, contrairement à d’autres pour lesquelles elles constituent un univers de référence. C’est loin d’être le cas de nombreuses familles habitant Cergy, à trois kilomètres de l’ESSEC.

Mme Seddiki a rappelé que la première discrimination est le handicap. M. Kirszbaum ne l’a pas mentionné mais il est une des toutes premières causes de discrimination pour l’accès au logement. Les logements adaptés n’étant pas gérés comme tels mais attribués à des personnes non handicapées, eh bien, quand un dossier de personne handicapée arrive, le logement adapté n’est plus disponible.

En matière d’accès à l’enseignement supérieur, il faut regarder le verre à moitié vide et à moitié plein. Certes, un travail considérable reste à faire, des blocages restent à lever, mais l’accès à l’enseignement supérieur dépend de la situation de départ. La proportion de jeunes gens issus de milieux défavorisés réussissant les concours d’accès aux grandes écoles est comparable à celle des jeunes issus de milieux favorisés, mais très peu de jeunes gens issus de milieux défavorisés se présentant au concours, le nombre de ceux qui sont admis dans nos écoles reste restreint. Si trois sur dix, d’un côté, et 250 sur 1 000, de l’autre côté, réussissent, cela représente respectivement 30 % et 25 %, mais l’écart entre 3 et 250 est considérable et ne reflète pas la répartition des jeunes gens au sein de la population globale.

L’accompagnement vers l’accès à l’enseignement supérieur est aussi un enjeu d’ambition collective, car l’ambition individuelle est parfois contestée par le groupe. On entend parfois dire : « À quoi bon aller dans une grande école ? », « Tu ferais mieux d’aller travailler », « Tu te vois plus beau que tu n’es ». À l’ESSEC, le sujet est documenté et suivi, car j’avais choisi d’en faire un thème de travaux, puisqu’un dispositif de tutorat et d’accompagnement à partir de la seconde est destiné à stimuler l’ambition individuelle de jeunes.

À cela s’ajoute le problème financier, même si l’on peut le régler par une bonne politique publique et par la volonté d’un maire ou d’un président de conseil départemental. Changer les mentalités dans l’éducation nationale ou parmi des jeunes demande beaucoup plus de temps et exige quasiment une génération. On a beaucoup reproché à l’ESSEC de ne pas s’ouvrir directement à des jeunes gens issus de quartiers populaires, contrairement à des établissements ayant opté pour des quotas. Mais nous considérions que le concours devait être le même pour tout le monde et qu’il fallait s’y préparer en amont, même s’il existe d’autres voies d’admission aux grandes écoles, comme l’admission parallèle intervenant après un cursus dans des établissements d’enseignement supérieur moins sélectifs. Mais là aussi, le nombre de jeunes gens entrant en première année à l’université de Cergy, où j’ai également enseigné, ou dans les universités de Saint-Denis ou d’ailleurs, est très supérieur au nombre de ceux qui en sortent au bout de trois ou de cinq ans, car si, dans les grandes écoles, la difficulté est d’y entrer, l’enjeu des universités est d’en sortir par le haut et non, comme beaucoup trop de jeunes, faute d’avoir réussi.

Je veux enfin mentionner l’association bien connue « Nos quartiers ont des talents », qui n’est pas dans le réseau Bleu blanc zèbre mais qui pourrait l’être et qui joue un rôle important dans l’accompagnement à l’accès à l’enseignement et à la culture.

M. le président Robin Reda. Je reviendrai sur le racisme découlant des discriminations évoquées par M. Kirszbaum. Nous souhaitons identifier toutes les formes de racisme et comprendre si les difficultés relèvent de la morale ou du droit et ce que nous pouvons combattre culturellement et juridiquement.

Je souhaite m’inscrire en faux contre l’idée d’un séparatisme à l’envers. Je n’ignore pas, et je vous en donne crédit, les stratégies de maintien de positions sociales et territoriales relayées par certains élus sous la pression électorale notamment, mais ce que vous décrivez ressemble fort à une attaque de l’ascenseur social et de la méritocratie. On ne saurait empêcher quiconque, français depuis plusieurs générations ou issu de l’immigration, de s’inscrire dans un parcours d’ascension en vue d’avoir accès à un meilleur logement, à un niveau de vie plus confortable ou d’adopter une stratégie résidentielle l’éloignant de ce qu’il perçoit comme une zone paupérisée. C’est bien l’idéal d’un certain nombre de personnes, y compris issues de la diversité.

On ne peut ignorer que nombre de territoires et d’élus sont confrontés à l’inquiétude de la paupérisation liée à l’immigration subie, laquelle a agi dans certains quartiers comme un repoussoir – vous dites repoussoir à Blancs. Il est vrai que derrière certains discours et volontés de remettre des classes moyennes dans les quartiers populaires ou de maintenir l’équilibre dans une ville, c’est un équilibre vis-à-vis des personnes issues de l’immigration qui est recherché. Mais quand on a été maire comme moi et quand on est élu local d’un territoire de banlieue populaire confronté à ces difficultés, on ne peut ignorer le racisme intrinsèque qui s’exprime dans la concurrence des générations issues de l’immigration et dans la concurrence territoriale. Vous parlez de la préférence communale comme outil de discrimination. Pour rencontrer régulièrement des personnes confrontées à des difficultés de logement et pour avoir été attributaire, en tant que maire, de logements sociaux, je peux dire que les premiers à vouloir échapper à une logique de peuplement visant à concentrer les personnes issues de l’immigration ou de la diversité, sont bien ces personnes-là. Elles ne s’expliquent pas pourquoi, par la procédure du droit au logement prioritaire ou par les redistributions liées aux destructions de quartiers dits de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), on donne la « préférence » (en réalité les procédures d’attribution, vous les connaissez, sont plus complexes) à des personnes venues de l’extérieur, alors que celles qui habitent la ville ont le sentiment d’avoir suivi un parcours d’intégration leur ouvrant droit à l’accès à ce logement.

J’aurais une question, peut-être plus spécifiquement adressée à monsieur Kirszbaum, car vous avez beaucoup travaillé sur ces questions. Je ne sais pas si vous vous êtes intéressé à la problématique du refus de logements sociaux. Dans ma ville, 40 % des propositions de logements faites à des personnes en attente de logement social depuis en moyenne cinq ans sont refusées pour des motifs divers, mais en discutant avec ces personnes souvent issues de la diversité, vous comprenez qu’elles obéissent à des stratégies d’évitement d’autres « ethnies » ou « communautés » même si ces termes sont toujours complexes à utiliser. Il y a – osons le terme – un évitement racial, parce qu’on ne veut pas vivre à côté d’une famille noire ou d’une famille musulmane, cela en dehors de tout système de privilégié blanc.

Vous soulignez des stratégies territoriales de certains élus que l’on aime conspuer parce qu’ils ne respectent pas la loi SRU. Je suis membre de la commission nationale chargée d’examiner le respect des taux SRU dans les communes dites carencées et j’étais le premier, en tant qu’élu local, à promouvoir ce respect. Mais il existe aussi à l’inverse la stratégie d’élus qui surfent sur le clientélisme d’une communauté électorale à choyer. Ma circonscription englobe la cité de La Grande Borne, à cheval sur Grigny et d’autres communes. Quel que soit leur profil sociologique, les habitants de ma circonscription me répètent qu’ils ne veulent pas voir leur ville ressembler à celle d’à côté, où on a concentré la misère dans des quartiers, où on continue à le faire et où on refuse de changer de stratégie de peuplement.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le discours victimaire ne serait pas le bon et il faudrait affirmer la fierté d’appartenir à un quartier. Cela ne doit pas nous empêcher de légiférer sur des sujets de sécurité qui ne peuvent être mis de côté, charge à nous de rester mesurés, pondérés et de ne pas stigmatiser.

En revanche, je ne puis entendre certains propos qui, expéditifs ou sortis de leur contexte, peuvent faire le buzz. Depuis huit mois que nous travaillons avec M. le président Reda, nous avons tenté à une ou deux reprises de nous exprimer sur le racisme, pour ramener nos citoyens à la modération. Nous l’avons fait sur le racisme anti-Asiatiques. Nous aurions pu le faire sur d’autres. Las, notre parole n’a pas été reprise sur tous les réseaux sociaux et, quand nous publierons le rapport après huit mois de travail, j’ai peur que ce travail passe « à la trappe » et rencontre moins d’écho que d’autres propos plus clivants. C’est malheureusement le jeu des réseaux sociaux et des médias.

Pouvez-vous donner des solutions concrètes d’un coup de baguette magique ? Qu’est-ce qui pourrait faciliter, même simplement, la vie des élus, des habitants, des représentants associatifs et des observateurs de cette richesse aux portes des grandes villes ? Nous sommes centrés sur l’Île-de-France, mais on pourrait parler de quartiers en Isère ou à Lyon. Que font par exemple l’association GHETT-UP et l’association Bleu blanc zèbre pour promouvoir des rôles modèles ? Qu’est-ce qui pourrait créer de l’aspiration à la fierté ?

M. Thomas Kirszbaum. Mon intervention a suscité des réactions mitigées, pour ne pas dire hostiles. M. Sibieude s’est dit en désaccord, sans préciser en quoi. Il m’a en outre reproché de n’avoir pas mentionné le handicap. Je rappelle que les travaux de cette mission d’information portent sur le racisme.

Quant au propos de M. Reda, il revient à justifier des stratégies protectionnistes d’un certain nombre de communes. Vous dites à raison qu’elles ressentent des inquiétudes à l’égard des phénomènes de paupérisation en relation avec l’immigration. Dès lors que l’on associe le logement social à des populations en difficulté qui posent problème, il ne faut pas s’étonner de voir prospérer des stratégies protectionnistes, lesquelles tendent d’ailleurs à refluer parce que le logement social construit aujourd’hui n’a rien à avoir avec celui des Trente Glorieuses. Des communes acceptent de respecter davantage les obligations liées à la loi SRU, à la condition expresse de maîtriser de façon rigide et rigoureuse l’attribution des logements. Il existe donc localement un accord des acteurs impliqués dans la chaîne d’attribution des logements pour laisser ces communes choisir des candidats qui en sont issus.

Vous faites une moue dubitative, eh bien, je vous transmettrai des résultats d’enquêtes locales qui le démontrent.

M. le président Robin Reda. Je fais une moue dubitative parce que je me bats pour que les maires aient plus de liberté d’attribution de logements. Les maires ne cessent de dire qu’ils n’en ont pas assez.

M. Thomas Kirszbaum. Cette proposition ne peut que figer le paysage de la ségrégation à la française.

J’entends bien entendu parler des refus de logements sociaux dans mes entretiens avec les acteurs du monde HLM. J’ajouterai, à l’appui de votre raisonnement cette fois, que même les minorités se détournent de certains quartiers. C’est bien la preuve qu’on a affaire à un mécanisme qui ne relève pas nécessairement du racisme mais de stratégies rationnelles de ménages qui préfèrent choisir des quartiers où les enfants ont davantage de chances de recevoir une meilleure éducation, compte tenu de la qualité des écoles.

En termes de proposition, on ne peut contrarier ces logiques d’évitement résidentiel en réinstaurant une mixité raciale, c’est-à-dire en essayant d’attirer dans ces quartiers des ménages blancs, comme on a parfois cherché à le faire, mais plutôt en y consacrant davantage de moyens afin d’améliorer leur attractivité résidentielle, à commencer par l’école. Tout l’enjeu de la gestion urbaine et sociale de ces quartiers, ce sont les commerces, la sécurité des transports, etc.

Deuxième coup de baguette magique, si l’on veut se mettre en règle avec le droit de la non-discrimination en matière de logement, il n’y a pas d’autre solution que de dissocier, jusqu’à un certain point, la notion de mixité sociale de la notion de mixité raciale. Si on continue allègrement de confondre les deux, on s’exposera à ouvrir des espaces de choix discrétionnaires. Jusqu’à un certain point, parce que, par rapport aux quartiers de la politique de la ville, la mixité sociale devrait être comprise stricto sensu, hors de toute connotation ethnique ou raciale. En revanche, dans les territoires où les minorités ne sont pas, pour des raisons qui tiennent non pas à la méritocratie républicaine mais à des stratégies pragmatiques et de mobilisation associative de gens qui refusent le logement social parce qu’ils ne veulent pas de Noirs et d’Arabes, la mixité pourrait avoir une connotation un peu plus raciale, au bon sens du terme, dans la mesure où elle serait un outil pour favoriser les parcours de ceux qui sont refoulés vers ces territoires. Cela passe par le choix des types et de la taille de logements construits dans les communes SRU et par des politiques beaucoup plus actives de mutation des organismes HLM pour favoriser la fluidité des parcours, indépendamment des origines des ménages.

M. Driss Ettazaoui. Monsieur le président, votre responsabilité est tout aussi importante que l’ambition que vous poursuivez est noble. Mme la rapporteure a raison de parler de victimisation. Dans son discours sur le séparatisme, le Président de la République disait : ni naïveté, ni stigmatisation. J’ajouterai : ni victimisation, ni indifférence. Il faut garder à l’esprit les discriminations qui traversent les politiques publiques comme celles du logement et de l’emploi. C’est la raison pour laquelle nous sommes autour de la table.

Les discours mal maîtrisés contribuent non seulement à la discrimination mais plus encore au racisme. Prononcés au plus haut niveau, ils créent dans l’esprit de nos concitoyens de la confusion, du ressentiment et de la défiance. Quand un ministre de l’éducation nationale dit que les petits musulmans ne s’assoient pas sur des chaises rouges, parce que c’est la couleur du diable, cela peut passer dans un bistrot, mais quand il le dit sur une chaîne de télévision, cela rend une résonance particulière. Quand le même ministre dit que les petits musulmans ne serrent pas la main des petites filles dans les écoles, cela aussi a une résonance et ajoute de la confusion dans l’esprit de nos concitoyens. Considérer la fréquentation accrue de la mosquée par nos compatriotes musulmans pendant le mois de ramadan comme un signe faible de radicalisation, c’est contribuer aussi à la confusion dans l’esprit de nos concitoyens.

Il faut faire preuve de vigilance dans la parole publique. Un député ou un ministre est grandement responsable de son expression. C’est vrai aussi pour les médias. Au-delà de son rôle de gendarme du secteur de l’audiovisuel public, le conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pourrait se pencher sur un certain nombre de chaînes privées qui relaient des discours de haine ou de défiance qui contribuent à élargir ces fractures.

Le Gouvernement a raison d’envisager certaines dissolutions. Dès lors qu’apparaissent des doutes importants sur l’honnêteté intellectuelle et la probité d’un groupe, la République doit être ferme et définitive. Mais elle ne peut être ferme et définitive pour certains et laisser en prospérer d’autres. Il conviendrait de regarder d’autres groupes identitaires avec la plus grande attention et, le cas échéant, d’en dissoudre.

Le Président de la République a souhaité une plateforme dédiée aux discriminations. Il me semble qu’elle existe déjà : il y a un numéro vert et le Défenseur des droits s’est emparé de la question. Dans quelle mesure pouvons-nous lui donner davantage de contenu afin qu’elle soit institutionnalisée et non plus soutenue par une association ? Je n’ai rien contre la ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) ou SOS racisme, qui font très bien leur travail, mais un sujet aussi important appelle immédiatement les bonnes décisions. Si aujourd’hui la terre tremble, elle risque de trembler bien plus demain.

J’ai voulu pointer du doigt avec humilité la responsabilité de certains de nos politiques, de certains groupes d’influence ou identitaires et de certains médias. Nous devons être attentifs à la manière de nous adresser à nos concitoyens, car notre objectif, c’est bien la réconciliation nationale. Sinon, les discriminations et le racisme nauséabond qui en résulte s’empareront de plus en plus de nos concitoyens. L’association des maires Ville et banlieue a publié une tribune pour dénoncer la montée du racisme et dire que, nous, élus locaux, notons dans l’ensemble du territoire une recrudescence du ressentiment et de la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de certaines populations, nos concitoyens, qui doivent être considérés comme tels.

M. Thierry Sibieude. Je n’approuve pas l’idée de mixité à sens unique. Sans être maire et sans avoir de rôle d’attributaire, j’ai vécu exactement ce qu’a décrit M. Reda.

Alors vice-président du conseil départemental, chargé de l’environnement, je présidais, en 2001, la délégation du Val-d’Oise au sommet de la Terre de Johannesbourg, où des collectivités territoriales étaient allées soutenir le développement durable. Parti faire une distribution pour l’équivalent des Restos du cœur à Johannesbourg, j’ai rencontré des personnes noires sans logement qui regrettaient l’apartheid car il aurait empêché « ces salauds de Noirs » venus de Rhodésie de prendre leurs logements. J’en ai conclu que ce n’était pas une question de couleur de peau ou de race, mais de territoire, de sentiment d’appartenance à une forme de communauté reposant sur beaucoup d’autres éléments que la « race ». Le sujet est donc très compliqué et je trouve l’interprétation de M. Kirszbaum simpliste, mais vous me renverrez sans doute l’argument.

M. Thomas Kirszbaum. Je serais ravi de boire avec un verre avec vous au café du commerce !

M. le président Robin Reda. Nous espérons tous sa réouverture !

Mme Fiona Lazaar. D’autant plus que, dans les quartiers populaires, il y a de moins en moins de cafés du commerce.

M. Thierry Sibieude. Pour répondre à la question de Mme la rapporteure, je propose deux actions.

La première consiste à développer l’accompagnement éducatif et le mentorat. Je trouve très pertinent le dispositif « vacances apprenantes », dans lequel l’ESSEC s’est engagé, qui consiste à aller chercher les jeunes, à les aider à surmonter leurs difficultés. Ne voyez là aucun soutien au Gouvernement : j’ai beaucoup d’estime pour le ministre de l’éducation nationale, qui fut le patron de l’ESSEC et avec qui j’ai très bien travaillé pendant quatre ans, mais je suis moins en phase avec le reste de la politique gouvernementale.

La seconde action passe par le service civique, formidable outil pour des missions intergénérationnelles ou de cohésion territoriale, que le Val-d’Oise a été la première collectivité territoriale à développer, dans les années 2006 et 2007. Je ne suis pas du tout adepte du service de quinze jours ou trois semaines défendu par M. Attal et le Président de la République, mais de celui développé par l’agence du service civique. Je suis président de l’association Unis-Cité Île-de-France. C’est un très bon outil pour des jeunes de différentes origines en réorientation, qui ont fini leurs études supérieures.

Mme Inès Seddiki. Concernant la victimisation, j’ai pris la précaution de documenter mes propos par des statistiques, des rapports, des éléments qui n’appartiennent pas au domaine du sentiment mais de celui de la réalité car ils influent sur la vie des gens. Il faut l’entendre, même si c’est désagréable. Ce n’est pas intrinsèquement de la victimisation, ce sont des faits qu’il faut voir et entendre.

Quant aux pistes, à partir de la victimisation, il faut se concentrer sur les inégalités, les chiffres et la promesse d’égalité républicaine de notre pays qui doit se traduire par l’égalité territoriale. Un plan d’action est à conduire, une volonté politique à exprimer sur ces sujets pour faire exister l’égalité républicaine et territoriale, en agissant en priorité sur l’éducation, puissant levier de justice sociale et de cohésion nationale, qui agit très tôt dans la vie des citoyens français et les suit tout au long de leur développement. Il faut prendre le mal à la racine.

De plus, l’État, le Gouvernement et les institutions publiques françaises doivent montrer l’exemple en matière d’inclusion et de lutte contre les discriminations. Toutes nos institutions, tous nos médias publics, tous nos organismes de recherche doivent être exemplaires dans leur représentation de la société, qu’il s’agisse du développement de la diversité ou de l’inclusion. S’agissant des organes de contrôle de la lutte contre les discriminations, M. Ettazaoui a proposé le renforcement du rôle du CSA ou la création d’autres organes. Il faut aussi réformer l’inspection générale de la police nationale (IGPN).

Il est aussi nécessaire de développer des plans d’actions pour le secteur privé. Seuls 11 % des directions des ressources humaines des entreprises françaises prévoient un plan d’inclusion et de diversité, ce qui est trop peu au regard de l’ampleur de la tâche. Il faut également des campagnes de testing.

Je ne reviendrai pas sur la question du discours dont M. Ettazaoui a parlé. La parole publique des personnalités politiques, de même que l’action des personnels politiques ou des représentants de l’État français ne sont pas au même niveau que la parole de n’importe quel citoyen, et ont beaucoup plus de poids.

Enfin, en Seine-Saint-Denis, si l’action de grandes associations comme Article 1, dont j’ai pu bénéficier en étant scolarisée dans un lycée de zone d’éducation prioritaire (ZEP) est très importante, les petites associations locales qui échappent à la politique de la ville, dont l’action n’est pas assez valorisée, accompagnée et autonomisée, sont aussi un puissant levier. Elles agissent quotidiennement aux côtés des jeunes, de leurs parents, des enseignants, des policiers, autant d’acteurs qu’il faut mobiliser et leur rôle doit être renforcé. Monsieur le président, madame la rapporteure, merci de nous avoir entendus.

M. le président Robin Reda. Merci d’avoir contribué aux travaux de notre mission d’information.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. J’ajouterai une précision. L’exemplarité de la parole publique est certes essentielle et nous en sommes tous ici garants, plus encore les élus. Or M. Ettazaoui n’a pas fidèlement retranscrit les propos du ministre de l’éducation nationale. En relisant sa déclaration, vous constaterez qu’il n’a pas parlé de « petits musulmans qui ne s’assoient pas sur des chaises rouges ». Il faut reprendre sa déclaration dans son ensemble. Déformer des propos ou les sortir de leur contexte – les cinquante caractères de Tweeter ne nous aident pas –, contribue neuf fois sur dix à déformer la parole publique. Veillons, nous aussi, en reprenant les mots d’un personnage public, à le faire avec exactitude.

M. le président Robin Reda. « Neuf fois sur dix », c’est sans doute sous-estimé… Merci à tous.

La séance est levée à 15 heures 55.

 

 


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Compte rendu  80    Table ronde réunissant : la direction générale du travail du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion, sous-direction des relations du travail : Mme Sophie Baron, adjointe à la sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail, Mme Émilie Saussine, cheffe du bureau des relations individuelles du travail, M. Bruno Campagne, adjoint à la cheffe du bureau des relations individuelles du travail, Mme Coraline Berthe, chargée d’études lutte contre les discriminations, M. FrançoisPierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d’action du système d’inspection du travail ; la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion : Mme Cécile Charbaut, adjointe au sous-directeur ; M. Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi ; M. Bastien Espinassous, chef du département de la stratégie

(Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 16 heures)

La séance est ouverte à 16 heures 05.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie d’avoir accepté d’être auditionnés par la mission d’information de l’Assemblée nationale consacrée à l’émergence et à l’évolution des différentes formes de racisme. Avec Mme la rapporteure Caroline Abadie, nous sommes très heureux de vous recevoir.

Je précise que nos auditions sont publiques et retransmises sur le site internet de l’Assemblée nationale. Nous avons donc l’honneur de recevoir des représentants du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion : la direction générale du travail et sa sous-direction des relations individuelles et collectives du travail, avec Mmes Baron, Saussine, Berthe et MM. Campagne et Constant, ainsi que la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), avec Mme Charbaut, et MM. Lhérault et Espinassous.

Cette mission d’information, créée il y a bientôt un an, arrive au terme de ses travaux. Notre rapport vise à présenter un état des lieux aussi précis que possible des différentes formes de racisme, de ses déviances persistantes ou nouvelles qui s’expriment dans la société française, et à proposer des pistes de réflexion pour que la lutte contre le racisme soit plus efficace.

Après avoir entendu des universitaires, des sociologues, des représentants d’associations et de différentes institutions, dont, récemment, la Défenseure des droits, nous avons défini le cadre conceptuel et idéologique de ce combat. Nous avons également entendu des représentants des différents ministères parties prenantes – ils le sont presque tous mais le ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports ou le ministère délégué chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances le sont particulièrement.

Dans cette perspective « opérationnelle », nous nous intéressons beaucoup à la question des discriminations ethniques et raciales dans le monde du travail. Nous avons ainsi reçu M. Paul Bazin, directeur général adjoint de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi, des organismes comme « Nos quartiers ont des talents », « Les entreprises pour la cité », ISM CORUM, l’Association française des managers de la diversité (AFMD), la Fondation Mozaïk, qui ont détaillé les mesures préconisées et appliquées pour que les entreprises mettent un terme aux préjugés racistes. En début de semaine, nous avons reçu Mme Colin, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) et nous sommes très heureux de compléter ces auditions avec vous.

Nous souhaitons mieux connaître ce qu’il en est des discriminations dans l’accès au travail, notamment lorsqu’elles sont fondées sur l’origine, la prétendue race ou la religion, que vous présentiez un état des lieux des principales mesures déployées pour lutter contre le caractère discriminatoire des recrutements, les stéréotypes et l’autocensure des candidats à l’emploi, et que vous nous disiez comment restaurer le socle d’égalité des chances, une méritocratie républicaine permettant de favoriser l’emploi des habitants de certains quartiers – nous avons d’ailleurs consacré l’audition précédente aux enjeux de la ségrégation territoriale et à la discrimination dans l’accès au logement.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous arrivons en effet bientôt au terme de cette mission. Après avoir auditionné des universitaires et des chercheurs, des représentants d’associations et d’institutions, nous souhaitons parvenir à des solutions concrètes et sans doute en détenez-vous quelques-unes.

Nous aurons donc à cœur d’évoquer durant cette audition les questions de l’autocensure, des discriminations persistantes, des labels, des chartes, du testing, de l’autoévaluation des entreprises, des CV anonymes. Comme nous l’avons fait avec chaque représentant de ministère ou d’administration, nous ne manquerons pas d’évoquer l’exemplarité de vos propres structures en matière de diversité et, en l’occurrence, l’état des labellisations au ministère du travail.

Mme Sophie Baron, adjointe à la sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail, service des relations et des conditions de travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion. Je vous remercie d’avoir invité des représentants des deux directions d’administration centrale du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion que sont la direction générale du travail et la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, compétentes pour mener les politiques publiques de lutte contre les discriminations aux côtés d’autres directions du ministère, au premier rang desquelles la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), qui développe les outils à même d’appréhender le phénomène discriminatoire au travail mais, aussi, de conceptualiser ceux qui peuvent les prévenir.

Nous avons structuré notre propos liminaire en trois temps.

Tout d’abord, nous présenterons d’une manière assez approfondie le cadre juridique applicable en matière de lutte contre les discriminations au travail, c’est-à-dire à l’embauche, à l’accès au travail, mais, aussi, dans le cadre du déroulement de carrière. Ensuite, M. Lhérault, chef du département Pôle emploi au sein de la DGEFP, vous présentera le label diversité que le ministère délivre aux entreprises mais, également, aux entités publiques. Enfin, M. Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d’action du système d’inspection du travail au sein de la direction générale du travail, vous présentera la mission de conseil et d’appui que l’inspection du travail mène pour lutter contre les discriminations.

Dans le treizième baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi du Défenseur des droits, on constate une baisse significative de sept points, entre 2013 et 2020, du nombre de personnes se déclarant victimes de discriminations ou de harcèlements discriminatoires dans l’emploi, ainsi qu’une augmentation du nombre de celles se déclarant témoins de tels comportements. Près des trois quarts des actifs confrontés à une discrimination affirment avoir entrepris des démarches – vingt points de plus qu’en 2012 –, ce qui laisse à penser que nous assistons à une véritable prise de conscience de ces enjeux dans le monde du travail.

En droit, la discrimination consiste en la différence de traitement défavorable fondée sur un critère distinctif sur la base duquel le droit interdit de fonder des distinctions juridiques. On distingue les discriminations directes, qui supposent la démonstration de l’intention de discriminer, c’est-à-dire de prendre une mesure en considération d’un critère prohibé, et les discriminations indirectes, sans doute plus fréquentes, qui supposent de démontrer l’effet discriminant d’une mesure en apparence neutre mais qui conduit à désavantager une personne en raison des caractéristiques qui sont les siennes.

En droit du travail, est prohibé un ensemble de mesures discriminantes qui concerne tous les actes de gestion du personnel : recrutement, formation professionnelle, politiques de rémunération, de reclassement, d’affectation, de promotion, de mutation mais, aussi, de renouvellement de contrat et, bien sûr, de licenciement.

Toute mesure discriminatoire prise en raison d’un critère prohibé – notamment, l’origine – sera frappée de nullité. Dans ce cas, le mécanisme de plafonnement des indemnités que les juges prudhommaux allouent en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ne s’applique pas et le juge retrouve toute sa plénitude d’appréciation pour accorder l’indemnisation qui lui semble la plus juste.

Le code du travail reconnaît vingt-cinq critères de discrimination, au premier rang desquels l’origine de la personne, mais, également, son appartenance ou sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race. Pour la plupart, ces critères sont issus d’une loi de 2008 portant diverses adaptations au droit communautaire. J’ajoute que cette liste a été récemment complétée par une proposition de loi adoptée par votre assemblée à la fin du mois de novembre et défendue par le député Euzet. Le code pénal prohibe également les discriminations lorsqu’elles s’exercent au travail.

Le ministère du travail est attentif aux acteurs chargés d’appliquer ce droit dans le monde du travail, au premier rang desquels les agents de contrôle du système d’inspection du travail, compétents pour constater les infractions commises dans l’entreprise et les faire sanctionner. Les instances représentatives du personnel ont également un rôle à jouer puisque le comité social et économique, dont l’institution est obligatoire pour les entreprises de plus de onze salariés, dispose, au-delà de son rôle de négociateur, d’un droit d’alerte en matière de discrimination.

L’action de groupe, introduite par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, permet à des personnes subissant un dommage de la part d’une même personne d’exercer une action commune devant la justice. Elle est ouverte aux syndicats représentatifs ou aux associations qui ont une certaine ancienneté, qui sont compétentes pour lutter contre les discriminations en matière d’accès à l’emploi.

Enfin, le droit est très protecteur car dérogatoire s’agissant de l’administration de la preuve en cas de litige opposant un salarié à son employeur ou à son recruteur. Dans la lignée des règles européennes, le code du travail prévoit en effet un aménagement du régime de preuve : incombe à la victime alléguée uniquement qu’elle démontre non l’intention de discriminer mais la seule apparence de la discrimination. C’est à l’employeur de démontrer que les allégations sont insuffisantes ou injustifiées par des éléments objectifs.

Le corpus juridique étant très complet, le ministère du travail concentre son action sur une meilleure appréhension de ces phénomènes afin de mieux identifier et sanctionner les pratiques discriminatoires et, surtout, de les prévenir et d’assurer la promotion de l’égalité au travail.

M. Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi à la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion. Je ne reviendrai pas sur les éléments que vous a communiqués la direction générale de Pôle emploi et je me concentrerai sur la présentation du label diversité. Le ministère du travail en assure l’animation et la coprésidence, avec le ministère chargé de la fonction publique pour la labellisation des établissements publics, des ministères et de l’ensemble des entités de la sphère publique.

Cette démarche, volontaire, vise à promouvoir et à concrétiser l’exemplarité des entreprises dans la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité.

L’approche est préventive, puisque le label vient reconnaître une démarche d’acculturation des collaborateurs des entreprises à tous les mécanismes de lutte contre les discriminations et les stéréotypes. Le cahier des charges est très exigeant en matière de sensibilisation, de formation, de communication, à tous les niveaux des organigrammes. Le patronyme, les origines, l’appartenance réelle ou supposée à une ethnie, à une nation ou à une prétendue race, la question religieuse font partie du prisme analysé dans le cadre du processus de labellisation. Nous veillons à la formalisation, dans tous les actes de gestion des ressources humaines – recrutement, promotion, déroulement des carrières –, de l’effectivité de toutes les décisions afférentes à partir de la seule prise en compte des compétences. Nous veillons aussi à la traçabilité des procédures de recrutement.

L’approche est également curative. Les entreprises qui prétendent à la labellisation doivent obligatoirement installer une cellule d’écoute, interne ou externe, afin d’être à même de recueillir tous les signaux faibles de façon anonyme et sécurisée, ce qui inclut le champ des lanceurs d’alerte. Cette cellule, enfin, alimente la veille des directions des ressources humaines et constitue une vigie quotidienne pour leur organisation.

L’octroi du label diversité répond non seulement à une démarche volontaire de la part des entreprises intéressées, mais aussi à une procédure exigeante.

En premier lieu, le label est accordé à la suite d’un audit réalisé par AFNOR Certification et pour une durée de quatre ans seulement. Un autre audit est effectué à mi-parcours, avec le même niveau d’exigence que l’audit initial. À l’issue des quatre ans, la démarche doit être renouvelée.

Il faut en outre passer devant une commission où siègent des représentants de l’État – de la direction générale du travail, de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, de la direction générale de l’administration et de la fonction publique, du ministère de l’intérieur et de l’Agence nationale de la cohésion des territoires –, cinq représentants des organisations syndicales, autant des organisations patronales et un collège d’experts désignés par l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH).

La procédure est par conséquent lourde pour les candidats, puisqu’elle associe une habilitation technique avec un audit et un cahier des charges et un examen du dossier par une commission indépendante régie par les règles habituelles de fonctionnement des commissions, c’est-à-dire le vote.

On compte aujourd’hui, toutes sphères confondues, 118 organismes labellisés : 78 sont des entreprises du secteur privé et 40 des collectivités publiques ou des ministères. Le label concerne 1,3 million d’actifs. Il y a plus d’entreprises que d’administrations, mais la proportion de salariés du public et du privé est à peu près égale. Le nombre de personnes concernées a doublé ces trois dernières années, ce qui représente une progression plutôt forte.

Pour ce qui est de l’exemplarité du ministère en la matière, il faut savoir que le secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales, qui recouvrent à la fois le ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion et le ministère des solidarités et de la santé, est labellisé tant diversité qu’égalité.

M. François-Pierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d’action du système d’inspection du travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion. Je vais pour ma part vous présenter le cadre d’intervention de l’inspection du travail en matière de discrimination. Mon propos sera volontairement large, afin de couvrir, autant que possible, toute la thématique de la discrimination.

L’inspection du travail exerce d’abord une action de contrôle proprement dit. L’inspection du travail étant un corps de fonctionnaires dépositaires de l’autorité publique et investis d’une mission de police judiciaire, elle a pour rôle de relever les infractions pénales à la législation du travail – c’est ce qu’on appelle l’action pénale. Pour ce qui concerne les discriminations, son champ d’action est un peu plus étroit que les vingt-cinq critères fixés par le code du travail, puisque l’inspection du travail a plus particulièrement pour mission de relever les infractions mentionnées par l’article 225-2 du code pénal. L’inspection du travail agit dans son cadre de légalité, à savoir ses prérogatives, ses droits et ses obligations.

On relèvera avec intérêt qu’en matière de discrimination, l’inspection du travail dispose de pouvoirs élargis, puisqu’il lui est permis de solliciter tout document, alors que dans d’autres domaines d’application de la législation du travail, elle ne peut demander que les registres et documents dont la mise à sa disposition est rendue obligatoire par des dispositions légales.

L’inspection du travail exerce aussi ses prérogatives dans le cadre de ses obligations et de ses règles déontologiques. Il est, de ce point de vue, essentiel de noter qu’elle est tenue de respecter un principe supralégislatif issu de la convention n° 81 de l’Organisation internationale du travail (OIT), celui de la confidentialité des plaintes : il convient de garder absolument secrètes toutes les sources des plaintes, ce qui n’est pas sans conséquence sur les modalités d’enquête.

À côté de cette action de contrôle et de ses éventuels leviers coercitifs, c’est-à-dire le fait de relever les infractions par voie de procès-verbaux qui font foi jusqu’à preuve du contraire et sont transmis au procureur dans la République en vue de l’engagement de l’action publique, le système d’inspection du travail mène une action en matière d’accès au droit, d’information et d’accompagnement du public, notamment sur les questions de discrimination et de prévention des discriminations dans le monde du travail. À cet égard, le système d’inspection du travail est composé, non seulement des agents du corps de contrôle de l’inspection du travail, mais également des agents des services de renseignement, qui accueillent le public – employeurs et salariés – et l’orientent, en fonction des thèmes évoqués, vers les interlocuteurs idoines.

Pour des raisons liées aux difficultés des enquêtes et à la confidentialité des plaintes, les saisines de l’inspection du travail donnent majoritairement lieu à ce que l’on appelle des observations écrites, qui sont des sortes de rappels à la loi ; il s’agit, en l’espèce, de rappeler les employeurs à leurs obligations en matière de lutte contre les discriminations, puisque ce sont en premier lieu les employeurs qui sont chargés de veiller à ce qu’il n’y ait pas de discriminations dans le monde du travail.

L’inspection du travail agit aussi dans le cadre de la lutte contre les discriminations de manière volontariste, par le moyen de législations spécifiques ; j’en citerai deux.

La première consiste à promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes par la mise en œuvre de l’ensemble des règles qui obligent les entreprises à conduire de véritables politiques d’égalité dans les conditions générales d’emploi, notamment l’obligation d’être couvertes par un accord ou un plan d’action en matière d’égalité et, plus récemment, l’obligation de mener une action volontariste en matière d’égalité des rémunérations par la publication d’un index de l’égalité professionnelle. Sur ces questions, l’inspection du travail dispose de moyens coercitifs spécifiques, qui relèvent davantage de l’action administrative que de l’action pénale : la faculté de mettre en demeure l’employeur de se conformer à ses obligations ; des sanctions administratives en cas d’absence de couverture par un accord ou un plan d’action, d’absence de publication de l’index ou de refus de prendre les mesures susceptibles de rehausser celui-ci.

La seconde législation spécifique que je souhaite mentionner est celle relative au licenciement des salariés protégés : toute rupture de contrat de travail d’un salarié investi d’un mandat désignatif ou électif au sein de l’entreprise doit faire l’objet d’une autorisation préalable de l’inspection du travail. L’inspecteur du travail rend sa décision sur la base d’une grille de contrôle à appliquer en fonction du mandat détenu. L’objet de cette législation – qui découle de principes constitutionnels – est d’éviter que le licenciement ne soit discriminatoire.

Je voudrais souligner l’existence, du fait de cette interaction entre les services de renseignement et les services de contrôle, d’un véritable savoir-faire des agents de l’inspection du travail en matière d’accueil et d’écoute des victimes de discriminations, ainsi que d’orientation, le cas échéant, vers les structures d’aide aux victimes, les organisations syndicales, les représentants du personnel à l’intérieur de l’entreprise, voire les autorités judiciaires compétentes dès lors que le problème relève du juge civil plutôt que de l’action pénale. Il importe en effet de préciser que l’inspection du travail, compte tenu du principe de neutralité qui la régit, n’a pas vocation à accompagner un salarié par exemple dans une action contentieuse au civil. Informer et orienter le plaignant concernant les modalités d’action, on peut et on doit le faire – et, à mon sens, on le fait plutôt bien –, mais l’inspection du travail et les services de renseignement n’ont pas vocation, déontologiquement, à porter l’action d’un plaignant auprès de la juridiction.

En dernier lieu, je voudrais appeler votre attention sur le fait que l’inspection du travail est intrinsèquement, fondamentalement l’administration chargée du contrôle de la relation individuelle et collective de travail, donc de la bonne exécution du contrat de travail. Pour ce qui concerne l’embauche, en revanche, et compte tenu du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, notre intervention requerrait des outils dont nous ne disposons pas. Du reste, les plaintes portant sur la discrimination à l’embauche ne sont pas celles dont nous sommes le plus fréquemment saisis – c’est en tout cas mon expérience d’ancien agent de contrôle.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Le label diversité a-t-il produit les effets escomptés ? Nous savons qu’il est effectivement très exigeant, et difficile à obtenir – en tout cas, les entreprises qui veulent l’acquérir nous disent que cela requiert un travail à temps plein ! De surcroît, on peut le perdre.

On nous a dit que ce label répondait davantage à des obligations de moyens qu’à des obligations de résultat : on va ausculter les processus mis en place par l’entreprise et non vérifier qu’elle a atteint un certain objectif en matière de diversité, que celui-ci soit fixé de manière absolue ou sous la forme d’une amélioration attendue de la situation en l’espace de quatre ans. Pensez-vous qu’il soit envisageable de s’engager dans cette autre voie ? AFNOR Certification et la commission sauraient-elles attribuer le label sur des critères de résultat ?

Nous avons auditionné le directeur général d’ISM CORUM, organisme qui aide les entreprises à assurer l’autoévaluation de leurs processus ; je crois qu’il s’agit précisément de mesurer l’évolution de la situation entre deux dates. Comment ces deux approches pourraient-elles s’articuler ? L’autoévaluation me semble plutôt bien adaptée aux petites entreprises, dans la mesure où l’on nous a dit qu’il était assez chronophage pour elles de se lancer dans la quête du label diversité ; or, si l’on cumule les emplois qu’elles représentent, ce sont de gros employeurs.

Vous avez évoqué la question de l’administration de la preuve en matière de discrimination. Si la loi de 2006 avait permis que le testing puisse être considéré comme un mode de preuve en justice, il doit s’appliquer à une situation réelle (la jurisprudence l’a confirmé) ; une situation factice, entièrement jouée par des comédiens, ne peut être retenue comme élément de preuve devant un tribunal. Pensez-vous que l’on pourrait aller plus loin dans ce domaine ? Dès lors que l’on fait de la prévention en amont, grâce au label, ne serait-il pas logique de renforcer aussi les sanctions ?

Vous avez dit, monsieur Constant, que l’obligation de respecter la confidentialité des plaintes et le secret des sources avait des conséquences sur votre manière d’opérer. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

La discrimination à l’embauche existe : un nombre suffisant d’études le prouvent. Vous affirmez qu’il est néanmoins compliqué pour vous de la mettre au jour. Quels moyens vous manquent pour ce faire ? Avez-vous imaginé d’autres outils en matière d’administration de la preuve, d’ordre législatif ou réglementaire, dont vous ne disposeriez pas aujourd’hui ?

Certaines sociétés ont recours au CV anonyme. La directrice des ressources humaines du groupe AXA, que nous avons auditionnée il y a quelques semaines, nous disait par exemple qu’après l’avoir utilisé pendant une dizaine d’années, le groupe était revenu en arrière, non pas seulement en raison d’un manque d’efficacité du dispositif, mais parce que leur nouveau système d’information ne permettait plus d’y recourir. Ces expériences ont-elles débouché sur des résultats positifs ? Existe-t-il des évaluations de ce dispositif ? D’après ce que j’ai cru comprendre, utilisé seul, sans autres outils concourant au même objectif, le CV anonyme n’est qu’un gadget.

M. Stéphane Lhérault. Tel qu’il a été conçu, le label diversité est en effet centré sur les moyens – je n’entends pas par là le nombre de personnes dédiées à la question de la diversité à l’intérieur de l’entreprise, mais les exigences appliquées en matière méthodologique et de processus. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’opérateur qui travaille avec l’AFNOR sur les audits met l’accent sur ces derniers. Je vois bien le problème que vous soulevez, mais c’est ainsi que l’outil a été conçu et que, pour l’heure, il se développe.

Il serait de toute façon compliqué de faire évoluer le label vers des obligations de résultat car la thématique de la diversité est protéiforme et l’objectivation des résultats extrêmement complexe. Quand on veut analyser de manière fine les résultats en matière de lutte contre le racisme et de promotion de la diversité des origines, on bute toujours sur le fait que les données qui permettraient de le faire sont des données dont la collecte est prohibée – on pense nécessairement aux statistiques ethniques.

Même si l’on n’est pas en mesure d’objectiver réellement leurs résultats, les campagnes de testing, notamment celle réalisée en son temps par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), ont fourni un certain nombre d’indications indirectes. On sait par exemple que plusieurs entreprises labellisées ont été testées et qu’aucune n’a été signalée comme défaillante, ce dont on peut se satisfaire. Certes, ce n’est pas une preuve absolue, mais il s’agit d’un indice laissant penser que le fait de s’être inscrit dans une démarche de labellisation et d’avoir obtenu le label prévient de façon effective les discriminations à l’embauche, y compris s’agissant des critères dont nous parlons, car le test portait sur des patronymes à consonance maghrébine, notamment.

Nous avons pleinement conscience du fait que le processus de labellisation est contraignant, particulièrement pour les PME, qui ne disposent pas de services de ressources humaines aussi structurés que les grandes entreprises du CAC 40 et ne peuvent pas déployer les mêmes moyens que ces dernières. L’enjeu, pour nous, est donc de faciliter l’accès des PME au label, notamment en assouplissant les conditions. Nous travaillons sur un cahier des charges simplifié ; il est quasiment prêt et la commission en débattra bientôt.

Mme Sophie Baron. Le ministère du travail considère le testing comme un outil puissant lorsqu’il est déployé à des fins statistiques, ce qui suppose évidemment de s’assurer au préalable qu’un certain nombre de conditions sont remplies. Il doit en particulier être pratiqué sur des volumes de recrutement importants, faute de quoi ses résultats ne sont pas réellement significatifs. Par ailleurs, il convient de savoir interpréter ces résultats. Il faut avoir présent à l’esprit, par exemple, le fait que les grandes entreprises recrutent plus souvent que les TPE-PME, même si, effectivement, en nombre cumulé, ce sont ces dernières qui embauchent le plus et font vivre le marché du travail.

En ce qui concerne l’administration de la preuve, le testing n’est admis par le juge que lorsqu’il concerne des candidatures réelles. Le ministère de la justice serait mieux à même de vous exposer les principes juridiques qui s’opposent à ce qu’un testing reposant sur des candidatures fictives soit pris en compte. En tout état de cause, la justice ne saurait sanctionner uniquement l’intention de discriminer : un dommage réel doit avoir été causé à une personne, ce qui n’est pas le cas lorsque le testing porte sur une candidature fictive. Cela dit, les testings de ce genre n’en sont moins des outils permettant de mettre en évidence une partie du phénomène, et leurs résultats peuvent être mis à profit s’agissant des candidatures réelles.

M. François-Pierre Constant. Je rejoins les propos de Mme Baron. Je ne suis pas un éminent pénaliste, mais il me semble que la chambre criminelle de la Cour de cassation a censuré un certain nombre d’actes de la police judiciaire ou des corps de contrôle au motif qu’ils avaient consisté à pousser à la commission de l’infraction – pour aller vite –, en violation du principe de la loyauté dans l’administration de la preuve.

J’abonde également dans le sens de ce qui vient d’être dit concernant les résultats du testing, au moins à titre personnel, tout en soulignant que la déontologie, j’allais dire la culture professionnelle de l’inspection du travail nous conduit à agir à visage découvert. Les méthodes du testing ne sont pas les nôtres. Nous sommes un corps de contrôle dépositaire de l’autorité publique. À ce titre, nous respectons des règles de déontologie extrêmement fortes, même si, du point de vue de la lutte contre les discriminations, cela peut nuire à l’efficacité de l’action.

Le respect de la confidentialité des plaintes est une obligation déontologique qui découle de la convention no 81 de l’OIT. Cette obligation fondamentale régit les relations des agents de contrôle avec leurs interlocuteurs, en particulier les entreprises. Elle consiste non seulement à ne pas révéler la source de la plainte, autrement dit l’identité de la personne qui se plaint, mais aussi à ne pas permettre son identification.

Une grande partie de nos actions de contrôle se fait sur notre initiative, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas pour origine une plainte ou un signalement particulier. Or je puis vous dire, pour avoir vécu de telles situations pendant de nombreuses années, que l’un des premiers réflexes du chef d’entreprise faisant l’objet d’un contrôle est de se demander qui a bien pu le dénoncer. Nos interventions ont donc toujours lieu dans un contexte de suspicion qui vient « polluer » la bonne gestion du contrôle, alors même que, lorsque la visite a lieu sur notre initiative, nous n’avons ni présupposés ni a priori. Quand nous intervenons à la suite d’un signalement, la question se pose avec plus d’acuité encore, bien entendu.

Quand une personne alerte un agent de contrôle sur les différences de traitement dont elle fait l’objet, qu’il s’agisse d’un refus de promotion ou d’augmentation ou, plus généralement, d’un problème de rémunération, il faut évidemment s’intéresser à la situation de la personne en question pour trouver les éléments matériels, ce qui risque fort de révéler quelle est la source de la plainte. La parade peut consister à élargir le contrôle, par exemple à l’ensemble des rémunérations versées par l’entreprise, mais cela suppose la collecte et l’analyse d’un nombre considérable de données, ce qui pose problème, sans pour autant écarter complètement le risque que la source de la plainte soit identifiée.

Quoi qu’il en soit, le respect de la confidentialité est une obligation forte, qui vise à protéger les salariés. La consigne donnée par la direction générale du travail aux agents de contrôle est d’ailleurs de ne pas révéler la source de la plainte, fût-ce au procureur de la République et à ses services d’enquête, y compris dans le cadre d’une réquisition – au risque de nous conduire à commettre une infraction pénale. Autrement dit, c’est la quadrature du cercle.

Cette obligation est tellement puissante que même la personne qui se plaint ne peut pas nous délier de son respect. Toutefois, l’obstacle n’est pas totalement insurmontable : la solution consiste à faire en sorte que la plainte ne soit plus confidentielle. Nous conseillons donc à nos interlocuteurs de se tourner vers l’employeur en faisant état du problème, en le saisissant officiellement et en nous mettant en copie. Mais en exposant ainsi le problème sur la place publique, le salarié risque de se mettre gravement en difficulté. D’ailleurs, un certain nombre de salariés ne souhaitent absolument pas voir leur situation évoquée directement.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je suis d’accord avec vous : cela met le salarié en difficulté, sauf s’il est prêt à quitter son entreprise.

M. François-Pierre Constant. Une dernière observation s’agissant de l’administration de la preuve : si l’intention en tant que telle ne peut être sanctionnée – c’est là l’un de nos principes fondamentaux –, il n’en demeure pas moins que la qualification pénale de la discrimination suppose nécessairement que l’intention soit prouvée – on parle de dol spécial. Autrement dit, la preuve doit être faite que c’est bien à raison de l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée que l’employeur a entendu prendre la mesure discriminante.

C’est pourquoi l’inspection du travail peut demander que lui soit communiqué tout document permettant d’établir la preuve de l’intention. Je pense, par exemple, au fichier BBR – pour « bleu blanc rouge » – constitué par une société d’intérim. Mais il n’est pas facile de trouver de tels documents, d’autant que nous ne pouvons pas les saisir, contrairement aux services de police judiciaire, qui agissent sur réquisitions.

La loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, promulguée en 2019, a élargi les possibilités de cosaisine. Cette évolution législative est intéressante, mais encore récente : nous devons apprendre à l’utiliser. Elle institutionnalise les échanges d’informations entre les services de police judiciaire et les corps de contrôle. Ces derniers se sont vu conférer certains pouvoirs de police judiciaire, soit d’office soit à la demande du parquet, ce qui leur permettra d’agir en appui de certaines actions judiciaires. Cela dit, en tout état de cause, l’inspection du travail restera tenue par l’obligation de confidentialité.

M. Stéphane Lhérault. Je ne vous ai pas encore répondu, madame la rapporteure, concernant le CV anonyme. Nous n’avons pas eu beaucoup de retours, mais le Centre de recherche en économie et statistique a réalisé en 2011 une étude laissant apparaître un certain scepticisme : elle concluait que le CV anonyme retardait la discrimination mais ne l’empêchait pas. En effet, si le taux de premiers entretiens s’améliorait, les discriminations se trouvaient parfois amplifiées lors de la phase suivante du processus de recrutement.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Cela confirme ce qui nous a été dit par ailleurs : ce doit être une mesure parmi d’autres, s’accompagnant d’une volonté de l’entreprise de promouvoir la diversité et d’engager un changement de pratiques à tous les niveaux, dans les équipes de ressources humaines comme dans les équipes managériales.

Voilà qui m’amène à vous poser d’autres questions. Les entreprises de plus de 300 salariés ont l’obligation de former leurs recruteurs et leurs équipes de ressources humaines à la diversité. Connaissez-vous le contenu de ces formations ? Savez-vous qui le contrôle ? On se rend bien compte, d’ailleurs, que toute personne amenée à prendre des décisions en matière non seulement de recrutement, mais aussi de rémunérations et d’évolution de carrière devrait être formée aux enjeux de racisme et de diversité ; j’ai moi-même eu l’occasion de le mesurer quand j’ai fait du recrutement pendant plusieurs années. Les managers ont bien plus de responsabilités à cet égard que les chargés de ressources humaines. Suivent-ils eux aussi ces formations ?

M. Stéphane Lhérault. Je ne saurais vous répondre de manière précise, n’étant pas parfaitement au fait des obligations pour les entreprises de plus de 300 salariés dans ce domaine.

Il existe un contrôle qualité des organismes de formation, qui a d’ailleurs été revu dans le cadre de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, mais je ne pense pas que les formations à la diversité fassent l’objet d’une évaluation spécifique – en tout cas, on ne va pas jusqu’à examiner leur contenu pédagogique.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Quoi qu’il en soit, si vous disposez d’éléments sur cette question, nous vous serions très reconnaissants de nous les communiquer.

Nous recevions ce matin le directeur adjoint des affaires criminelles et des grâces. Je ne l’ai pas interrogé sur l’administration de la preuve et le testing. Nous aurons une séance de rattrapage en janvier, car nous auditionnerons le ministre en personne, avec qui nous échangerons sur la volonté politique dans ce sens.

J’entends parfaitement que ce n’est pas nécessairement le rôle de l’inspection du travail de faire du testing : elle travaille pour sa part à visage découvert. Il n’en demeure pas moins que certaines associations ont développé une méthodologie suffisamment stricte pour que les résultats des testings puissent servir de preuves. Le fait d’attraper de temps en temps, ici un recruteur, là un employeur, ailleurs une agence immobilière – car les discriminations persistent dans de nombreux domaines – nous permettrait de progresser dans la lutte contre le racisme.

Je reviens d’un mot sur les statistiques ethniques. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a quand même autorisé les entreprises à recourir à un système qui s’en rapproche pour leur permettre de mesurer la diversité en leur sein. La condition posée est que les données soient anonymisées et fondées sur l’autoperception des salariés, ce qui ne fige pas complètement les gens dans une ethnie. Un tel outil peut contribuer lui aussi à évaluer les progrès accomplis et ceux qui restent à faire.

Merci à tous d’avoir répondu à notre invitation et, ce faisant, contribué de manière très utile à nos travaux. Au mois de juin, nous avons commencé par nous demander ce qu’est le racisme ; comme vous le voyez, nous en arrivons désormais à des choses très concrètes, avec des interlocuteurs au plus près du terrain et des réalités vécues par nos concitoyens. Vos réponses sont très précieuses : ces éléments précis ont toute leur place dans notre rapport, qui est censé apporter des solutions pratiques.

Chers collègues, nous nous retrouvons dans quelques minutes pour entendre M. Jean-Pierre Chevènement.

La séance est levée à 17 heures 10.

 


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Compte rendu  81    Audition de M. Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

(Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 17 heures 30)

La séance est ouverte à 17 heures 30.

Mme Michèle Victory, présidente. Nous avons le plaisir et l’honneur de recevoir M. Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre.

Je rappelle que cette mission d’information, décidée en 2019 par la Conférence des présidents, travaille sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme ainsi que sur les réponses à y apporter. Même si nous avons été un peu ralentis par la pandémie, nous avons mené de nombreuses auditions portant sur les différents champs dans lesquels se pose la question des discriminations liées aux différentes formes de racisme, anciennes ou plus nouvelles. Nous avons reçu des universitaires, des représentants d’associations et d’institutions, notamment des serviteurs de l’État, en ne négligeant aucun des domaines dans lesquels le racisme est présent – l’éducation, le sport, la culture, le logement ou encore la justice, en particulier sous l’angle de l’accès au droit.

Les fonctions et les responsabilités que vous avez exercées au service de notre pays, monsieur le ministre, sont bien connues. Votre nomination à la présidence de la Fondation de l’islam de France en 2016 a montré la complexité des problématiques touchant à la laïcité et à l’islam dans notre pays. Nous serions heureux de vous entendre sur la dimension historique et culturelle de la laïcité, dans cette période un peu douloureuse pour notre démocratie qui est marquée, depuis de nombreuses années, par le double constat de la montée d’actes racistes et de la répétition d’actes terroristes liés à un islamisme radical, avec les bouleversements que cela implique pour notre cohésion sociale.

L’examen prochain, en 2021, du projet de loi confortant le respect des principes de la République donne encore plus de sens à notre questionnement. Il faut toujours lutter contre la fragmentation de notre nation. De quelle manière doit-on, selon vous, combattre le séparatisme ou communautarisme ? Nous nous attachons, pour notre part, aux droits de l’individu en tant que citoyen plutôt qu’à ceux des groupes.

Votre avis sur la question de l’éducation, que vous connaissez particulièrement bien, nous serait également très précieux. Je pense notamment à l’enseignement de l’histoire, dont la place dans les programmes a été réduite, mais aussi à l’apprentissage de la langue arabe, qui me paraît un moyen intéressant pour permettre une réappropriation culturelle.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous vous remercions d’avoir accepté cette audition, monsieur le ministre.

Nous arrivons presque à la fin des travaux que nous conduisons, depuis sept mois, sur toutes les formes de racisme dans notre société. Les plus jeunes ne semblent pas aussi attachées que nous à la laïcité et à l’universalisme et sont parfois plus sensibles à l’idéal du multiculturalisme, qui est plus anglo-saxon et ne correspond pas vraiment à notre histoire et à nos institutions.

Compte tenu de vos connaissances et des expériences que vous avez eues, nous savons que nous pourrons vous interroger sur des questions liées à l’éducation nationale aussi bien qu’à la sécurité ; vous êtes, par ailleurs, un fin connaisseur de l’islam. Nous nous intéressons en particulier à l’enseignement de l’histoire et au devoir de mémoire. Il y a beaucoup de « concurrence », désormais, entre différentes mémoires : comment faire pour réunir tout le monde sur une histoire certes plurielle mais commune ?

Nous avons également eu à cœur de travailler sur la question de la répression des actes racistes, domaine dans lequel le couple formé par la police et la justice est primordial. Les chiffres montrent, malheureusement, que trop peu de personnes portent plainte. Il existe vraiment un sous-signalement des actes racistes dans notre société.

Nous avons aussi consacré beaucoup de temps à la problématique des inégalités, qu’elles soient volontaires ou non, et des discriminations qui persistent. Elles produisent chez ceux qui les subissent le sentiment d’être victimes de racisme. Je pense, par exemple, à l’accès à l’emploi, aux évolutions de carrière, à l’orientation et au logement. Vous avez certainement eu à travailler, en tant que maire de Belfort, sur la politique qu’il faut essayer de mener dans ce dernier domaine en conciliant toutes les contraintes que notre société connaît et en étant plus vertueux en matière de mixité sociale.

Enfin, je n’oublie pas que vous avez été ministre de la défense. Nous avons eu l’occasion d’évoquer, lors de nos auditions, le Service national universel (SNU) qui vise à recréer un peu de brassage entre des jeunes – nous trouvons qu’ils ne se croisent plus assez.

M. Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre. Je vais essayer de répondre, modestement, à vos questions – elles sont si vastes qu’il est difficile de parvenir spontanément à une synthèse.

Je pense que la laïcité n’est pas toujours bien comprise. Elle est la conséquence de la proclamation, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de la liberté des opinions, « mêmes religieuses ». À partir de là, dans une société majoritairement catholique, il a fallu définir des règles. L’Assemblée constituante, en particulier, a défini les contours de ce qu’on a appelé la Constitution civile du clergé. Des prêtres ont prêté serment et d’autres, soutenus par le pape, les prêtres réfractaires, s’y sont opposés. Ce premier heurt a été à l’origine des guerres civiles qui se sont développées, par exemple en Vendée.

On ne peut pas comprendre la laïcité si on la détache de son socle, qui est l’esprit des Lumières. Elle est non seulement l’esprit de tolérance mais aussi la séparation entre ce qui relève du domaine du religieux, de la transcendance, quelle qu’elle soit, et ce qui fait partie du domaine républicain, du commun, dans lequel les hommes, indépendamment de leur race, de leur religion ou de leur philosophie, doivent participer ensemble à la définition, si possible éclairée, de ce qu’est l’intérêt général.

Cette distinction est au cœur même de la Révolution française, dont Michelet disait qu’elle avait fait descendre le ciel sur la terre, le ciel représentant le droit divin et la terre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui affirme qu’il n’y a pas de souveraineté qui n’appartienne d’abord à la nation.

Si on ne comprend pas cela, on ne saisit pas pourquoi il a fallu un siècle pour prononcer le mot « laïcité » et lui donner une définition à travers une loi, la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État – qui n’emploie pas, d’ailleurs, le mot « laïcité ». Son article 1er pose le principe selon lequel l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte, puis son article 2 définit des exceptions concernant les aumôneries dans les lycées, les casernes, les hôpitaux ou les centres de détention. C’est une construction qui s’est déroulée pendant un siècle, après la théorisation réalisée, très vite, par Condorcet.

La laïcité est indissociable de l’esprit des Lumières. Si on ne le comprend pas, on manque une dimension essentielle, on réduit la laïcité à une sorte de règlement, sans beaucoup de saveur, définissant des espaces contigus, si je puis dire, qui ne doivent pas se mélanger. J’insiste sur le fait que la laïcité est liée à la philosophie républicaine. La République est définie comme laïque depuis 1946. C’est ce qui permet de lutter contre le racisme : la Constitution de 1946 demande à la loi d’assurer l’égalité de tous sans distinction de race, de religion ou de philosophie. C’est naturellement la laïcité qui permet cette égalité devant la loi.

La laïcité a été un combat, il ne faut pas l’oublier, mais du siècle dernier, ou plutôt de l’avant-dernier siècle et, en partie, du siècle dernier. Des gens n’admettaient pas le principe de la laïcité : ils en restaient à l’idée du droit divin. Il est bon pour les croyants : ils peuvent s’imposer des règles qui sont distinctes de celles du droit républicain. La laïcité fait corps, en quelque sorte, avec l’esprit de libre examen, avec la volonté de s’approprier, à travers l’esprit critique, les domaines ouverts à la connaissance.

J’en viens au problème de l’islam. Avec les autres religions – les trois religions monothéistes qui sont traditionnelles en France, le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme –, les choses se sont arrangées par l’effet du Concordat, pour ce qui est du catholicisme, mais aussi, pour le judaïsme, par les règles établies par le Grand Sanhédrin, par le Consistoire central et les consistoires régionaux et, pour ce qui est du protestantisme, par la Fédération protestante qui regroupe aujourd’hui ses différentes confessions.

Tout cela valait pour les religions anciennement établies sur notre sol mais ne valait guère pour l’islam, parce qu’il n’y avait pratiquement pas de musulmans, si l’on excepte évidemment les Algériens, dont la situation doit toutefois être analysée de manière distincte. Ces derniers ne souhaitaient pas forcément qu’on leur applique la laïcité au sens strict et l’administration coloniale ne le souhaitait pas non plus : elle préférait rémunérer les imams et les cadis, c’est-à-dire les juges. L’islam n’existait pas sur le territoire métropolitain, à de très rares exceptions près. Je pense par exemple à Philippe Grenier, le premier député musulman de France, qui était un médecin radical du Haut-Doubs, mais ce n’est qu’un cas isolé.

L’islam ne connaît pas le principe de la distinction entre le spirituel et le temporel. Plus exactement, le pouvoir, en terre d’islam, n’a pas d’attributions proprement religieuses (sauf en Iran) mais il se croit généralement obligé d’assurer les conditions d’existence de la religion musulmane et les gouvernements se dotent à cet effet d’un ministère aux affaires religieuses.

Pour revenir en France, aucune disposition pratique n’a été prise pour organiser l’islam dans le cadre de la République, ce qui crée une sorte de manque. On cherche donc, au sein d’institutions qui ont été largement suscitées par les pouvoirs publics, comme le Conseil français du culte musulman (CFCM), à définir des règles assurant la coexistence de la religion musulmane et de la République et le respect des lois républicaines. C’est un processus très difficile à conduire dans le cadre d’une République qui se veut laïque, et qui l’est, du fait de la loi du 9 décembre 1905 : l’État n’a pas à intervenir dans les affaires religieuses.

Je rappelle que la Fondation de l’islam de France est une institution reconnue d’utilité publique, laïque, à vocation essentiellement culturelle et éducative, et qu’elle n’a pas à intervenir dans le domaine religieux, car c’est aux musulmans de s’organiser eux-mêmes. L’État a créé les conditions qui ont permis la constitution du Conseil français du culte musulman en 2003. Le ministre de l’intérieur de l’époque a nommé son premier président ; cette pratique a ensuite été admise et continuée mais elle a aussi donné lieu à des controverses, ce qui peut nuire à son autorité. L’actuel président du CFCM, M. Mohammed Moussaoui, est un homme tout à fait remarquable, mais une règle veut aussi que tous les deux ans se relaient successivement à la tête du CFCM des personnalités d’origine marocaine, algérienne et turque. Est-il conforme aux lois de la République d’instituer une sorte d’islam consulaire ? C’est une question que je soumets à votre réflexion.

S’agissant du racisme, notre modèle est effectivement, madame la présidente, un modèle universaliste, qui s’oppose à la fois au modèle différentialiste et au suprématisme, qu’il s’agisse du racialisme hitlérien ou du suprématisme blanc tel qu’il peut encore exister aux États-Unis. Ce modèle universaliste s’oppose aussi au modèle communautariste, dont la philosophie est résumée par la formule « égaux mais séparés ». Dans les sociétés anglo-saxonnes, en Grande-Bretagne par exemple, il est possible, dans ce que l’on appelle les « sharia zones », que des mariages religieux soient prononcés et produisent des effets juridiques (par exemple sur la succession, les droits des femmes et ceux des enfants). Ce modèle, qui a souvent été vanté par les Anglo-Saxons au détriment du modèle républicain français, suscite aujourd’hui des critiques y compris en Grande‑Bretagne. En témoigne, par exemple, le rapport commandé par James Cameron à Mme Louise Casey qui montrait que le modèle communautariste est contraire à l’égalité entre les citoyens.

J’aimerais, pour conclure, évoquer l’émergence actuelle d’un « racisme inversé », une sorte de marxisme racisé – mais un faux marxisme, parce que le marxisme reste indissociable de l’esprit des Lumières et que Marx était l’élève de Hegel. De nouveaux vocables voient le jour, sous l’effet d’une mode qui nous vient des États-Unis : « racisé », « indigènes de la République », études « décoloniales » ou « post‑coloniales ».

Personne ne contestera que le racisme a quelque chose à voir avec la domination. L’Occident a dominé le monde pendant une durée finalement assez brève, à partir du XVIe, et surtout du XVIIIe siècle, et même plus tard s’agissant de l’Inde et de la Chine. Ce temps est désormais derrière nous. Faut-il ressusciter un racisme à l’envers, déboulonner les statues ? Je pense que l’universalisme républicain ne s’accommode pas de ce renversement et qu’il faut combattre ceux qui veulent créer ce racisme à l’envers : c’est ce que fait M. Jean-Michel Blanquer, et c’est ce que j’ai fait moi-même quand j’étais ministre de l’éducation nationale, il y a de cela une bonne trentaine d’années.

Mme Michèle Victory, présidente. Je vous remercie, monsieur le ministre. Dans le prolongement de votre intervention, pourriez-vous dire quelques mots des programmes d’histoire dans l’éducation nationale ?

Vous avez dit qu’il fallait traiter à part la question de l’Algérie. Comment expliquer que la génération des personnes nées en Algérie se soit bien intégrée en France alors que la génération suivante, la jeunesse née sur notre sol, semble beaucoup moins à l’aise avec son histoire et ses racines ?

Mme Stéphanie Atger. Je vous remercie pour votre intervention, monsieur le ministre. Votre approche et votre regard sont toujours précieux.

L’inégalité d’accès au savoir et à l’enseignement est peut-être la première cause du rejet des autres : on rejette ceux que l’on ne connaît pas, ceux qui ne nous ressemblent pas. Lorsque vous étiez ministre de l’éducation nationale, vous avez réintroduit l’éducation civique. Quelques années plus tard, nous devons admettre certains échecs. Que préconiseriez-vous, à ce jour, pour assurer la cohésion républicaine et pour que chacun s’y retrouve ?

M. Jean-Pierre Chevènement. La colonisation en Algérie est un fait : elle a duré cent trente-deux ans. On peut évidemment la critiquer et il y aurait beaucoup à en dire. Notre première erreur remonte au jour où un soldat français a posé le pied sur la plage de Sidi-Ferruch, en 1830. Je pense qu’il était impossible de coloniser un peuple musulman et que la seule bonne idée qui a émergé à cette époque était celle d’un royaume arabe, sous Napoléon III, mais cela ne s’est pas fait et la République a manqué à ses principes en ne préparant suffisamment tôt pas l’accession de l’Algérie à l’indépendance.

Beaucoup d’erreurs ont été commises de part et d’autre, mais elles ne doivent pas masquer les amitiés franco-algériennes qui se sont tissées et les combats qui ont été menés sous le même drapeau, le nôtre. Les tirailleurs algériens, que l’on appelait les « Turcos », ont servi pendant la guerre de 1870 et la Première Guerre mondiale ; et, pendant la Seconde Guerre mondiale, la contribution des troupes nord-africaines dans le cadre de l’armée d’Afrique a été tout à fait essentielle. On ne peut pas oublier le passé qui nous lie et les liens multiples qui en ont résulté, même si c’est un passé difficile à assumer.

Pour ma part, je ne prononce jamais le mot « repentance », mais j’estime que pour parvenir à la conscience claire de ce qu’a été notre histoire, avec ses ombres et ses faiblesses, il reste un gros effort à faire de la part des historiens français et algériens. Les Algériens méconnaissent souvent le fait que le peuple français a été consulté à deux reprises, sur l’autodétermination, puis sur l’indépendance, de l’Algérie par le général de Gaulle. Les Français, quant à eux, ne connaissent pas l’histoire de l’Algérie « algérienne », si je puis dire. Cette méconnaissance mutuelle entre deux pays qui sont faits pour s’entendre et coopérer est tout à fait fâcheuse. Je crois utile de rappeler qu’il y a, au bas mot, 1,5 million de Franco-Algériens en France. C’est une richesse dans laquelle nous devrions puiser pour revivifier notre coopération.

Il faut toujours parler de l’Algérie avec beaucoup de respect, avec la conscience que notre histoire a été extrêmement difficile et que la France a imposé à l’Algérie un régime de dépossession d’elle-même que les Algériens n’ont pas oublié. Mais c’est ainsi, c’est l’histoire.

J’en viens à votre deuxième question, relative à l’éducation civique. Je l’ai réintroduite en 1985, sous les quolibets de certains, parce que je considérais que l’école ne pouvait pas en rester à l’adage soixante-huitard : « Il est interdit d’interdire ». Il fallait rappeler ce qu’était l’identité de la France, historiquement constituée. Je fais souvent remarquer que si la France a pu proclamer la République en vertu de la souveraineté nationale en 1792, c’est parce qu’une longue histoire avait permis à notre peuple de se prendre en main.

Par conséquent, la réintroduction de l’éducation civique s’imposait. J’ai confié la tâche d’y réfléchir à Claude Nicolet, qui était l’ancien rédacteur en chef des Cahiers de la République, la revue de Pierre Mendès France. Il s’est acquitté excellemment de toutes les missions que je lui ai confiées, avec beaucoup de scrupules, car il avait à cœur de ne jamais faire dire aux textes plus que le droit n’en disait.

L’éducation civique a donc été réintroduite à l’école et au collège. Il a fallu attendre Claude Allègre pour qu’elle le soit au lycée. Sans doute faudrait-il aussi favoriser, dans l’enseignement supérieur, la préparation de thèses permettant de travailler cette matière.

L’éducation civique ne pourra porter tous ses fruits que si elle s’accompagne d’une réécriture du récit national. En la matière, la France a un problème en rapport avec la colonisation. Il faut rappeler que notre pays a créé deux empires coloniaux : le premier, constitué sous l’Ancien régime, nous a laissé quelques « confettis », tandis que le second, formé sous le Second Empire et la Troisième République, n’existe plus depuis l’ère des indépendances.

Pour ce dernier, la page est définitivement tournée, à cette réserve près qu’un certain nombre d’individus, souvent issus de l’immigration – vous avez parlé des jeunes générations –, considèrent qu’ils ont toujours des comptes à régler. Ce n’est pas mon point de vue, et ce ne peut être celui des républicains. Chacun des peuples concernés a démocratiquement décidé de faire accéder à l’indépendance les pays d’Afrique et d’Asie qui constituaient l’empire colonial français : si ce choix n’a pas anéanti le passé, il a ouvert une nouvelle page de l’histoire. Nous devons éviter que l’histoire des hommes soit celle d’un perpétuel ressentiment ; si nous ne luttons pas contre cette tendance, qui participe de l’air du temps, nous ne pourrons empêcher une « guerre des races » qui nous conduirait à la guerre civile.

Le ressentiment est puissant chez les peuples anciennement colonisés ou dominés. C’est vrai en Inde, en Algérie, mais aussi en Chine, un pays que nous n’avons pas colonisé mais qui a subi des traités inégaux et un comportement injuste de la part de l’Occident. Ces faits ont existé mais ils font partie du passé. Nous pourrions aussi remonter aux croisades et à l’époque où les califats omeyyade et abbasside étaient beaucoup plus puissants que les royaumes carolingiens. Nous aurions alors eu à nous plaindre des traitements réservés à certains des nôtres : je rappelle qu’avant 1830, les villes d’Afrique du nord comptaient quelques dizaines de milliers d’esclaves d’origine européenne.

Je le répète, tout cela fait partie de l’histoire : on ne peut pas radoter en permanence sur les maux que les uns auraient infligés aux autres. Il faut, au contraire, réussir à les dépasser. Tout peuple qui domine a tendance à produire une forme de racisme ; il arrive un jour où il ne domine plus et où d’autres voudraient substituer à ce racisme un autre, tout aussi insupportable.

Mme Michèle Victory, présidente. Nous avons adopté ce matin un projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Le terme de « repentance », que certains ont utilisé lors de la discussion, ne me paraît pas du tout pertinent. L’histoire ne nous invite pas à la repentance, qui ne permet pas d’avancer, mais à la réflexion.

M. Jean-Pierre Chevènement. La restitution d’œuvres d’art à la République du Bénin, héritière de l’Empire du Bénin, fait partie des règles de savoir-vivre, si je puis dire.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. En arrivant dans notre pays, les immigrés de la première génération, en quête d’un avenir meilleur, ont vu dans notre pays tout ce que la France pouvait leur offrir par rapport aux pays d’où ils venaient. Leur perception de la France était donc sans doute plus positive que celle qu’en ont leurs descendants. Ces derniers, après le processus d’intégration ou d’assimilation de leurs parents, ne comparent plus leur situation avec celle de leurs parents ou grands-parents dans leur pays d’origine, mais avec celle de leurs collègues du même âge vivant dans d’autres quartiers ou dans conditions sociales différentes. Alors que notre système tend à se parfaire et à devenir plus égalitaire, les inégalités qui persistent leur paraissent insupportables : c’est le paradoxe de Tocqueville. Cette réflexion est-elle récente ou la retrouve-t-on à d’autres époques ?

Nous avons aussi discuté ici de l’emploi du mot « race » dans la Constitution. Puisque vous l’avez vous-même utilisé tout à l’heure, je ne résiste pas à l’envie de vous poser cette question : pensez-vous qu’il faille supprimer ce mot de la Constitution ? Nous avons entendu plusieurs personnes à ce sujet : très peu étaient favorables à la suppression, ce qui m’a surprise car nous avons justement cherché, au début de la présente législature, à faire disparaître ce terme dans le cadre d’une réforme constitutionnelle qui n’a pas abouti.

Enfin, la suspension du service militaire, nécessitée par les circonstances – c’est ainsi que cette mesure a été présentée, mais je ne suis pas spécialiste des affaires militaires –, a mis fin au brassage social qui l’accompagnait. Que pensez-vous du SNU, défendu par M. Blanquer depuis le début du quinquennat, qui pourrait amener garçons et filles d’une même tranche d’âge à se côtoyer ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Il est peut-être excessif de parler d’une « panne du modèle français d’intégration » : l’intégration continue de fonctionner pour une partie de la jeunesse d’origine immigrée. Certes, une autre partie de cette jeunesse est réfractaire. Je n’ai peut-être pas assez insisté sur l’aspect culturel : le ressentiment qui s’exprime va bien au-delà des discriminations réellement subies, car de nombreux efforts ont été réalisés en la matière.

Je pense notamment à la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) du 13 décembre 2000 défendue par M. Gayssot, aux commissions départementales d’accès à la citoyenneté (CODAC) que j’ai moi-même créées et qui devaient aussi favoriser l’accès à l’emploi, ainsi qu’aux opérations de testing à l’entrée des discothèques promues par Mmes Guigou et Aubry. Bien entendu, certaines localités souffrent de phénomènes de concentration de misère ou de concentration ethnique et culturelle, ce qui entraîne un cumul de handicaps, notamment en matière scolaire. J’admets que c’est plus facile à dire qu’à faire !

J’ai été de ceux qui ont essayé de convaincre M. Chirac, Président de la République, de renoncer à son projet de suppression du service militaire national, précisément parce que je pensais qu’il permettait le brassage de la jeunesse. La réforme menée a montré ses mérites dans les opérations extérieures où la France était engagée, mais la politique de défense de la France ne doit-elle être menée qu’à l’aune de ces OPEX ? N’aurions-nous pas pu aller vers un service militaire court couplé à des formules de service national long, par exemple dans l’armée, les brigades de pompiers ou les hôpitaux ? Cette réflexion reste ouverte. Le SNU est sans doute une bonne idée, car il permettrait lui aussi de mettre en contact les Français de diverses origines, non seulement ethniques mais aussi sociales.

Mme Michèle Victory, présidente. Quelle est votre opinion sur l’apprentissage de la langue arabe, qui me paraît important ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Vous avez tout à fait raison : j’ai essayé de promouvoir l’apprentissage de cette langue lorsque j’étais ministre de l’éducation nationale. Seule la promotion de l’apprentissage des langues des grandes civilisations – l’arabe, le persan, le turc, le russe, le chinois, le hindi – nous permettra de refaire de la France un pays qui rayonne. Ce rayonnement n’est possible que si l’on maîtrise la langue de nos partenaires.

Il me semble qu’un peu plus de 10 000 élèves apprennent l’arabe dans les établissements gérés par l’éducation nationale, ce qui est très peu. Nous pourrions nous consoler en nous disant que ce chiffre est proche de celui des élèves apprenant l’allemand, mais il est désolant de penser que la langue de notre partenaire allemand est à ce point abandonnée au profit de l’espagnol et, surtout, de l’anglais. Il faut certainement revoir quelque chose, mais M. Blanquer pourrait vous répondre mieux que moi à ce propos.

Je tiens aussi à souligner que l’arabe a été une grande langue de culture, utilisée par de très grands poètes et penseurs. C’est la langue coranique, la langue par excellence du monde musulman. Il y a 1,8 milliard de musulmans de par le monde et peut-être 200 millions de locuteurs d’arabe. Lorsque j’ai présidé l’association France‑Algérie, j’ai créé un prix du premier roman algérien récompensant des livres tant francophones qu’arabophones. La littérature francophone est bien connue, grâce à des écrivains comme Boualem Sansal, Kamel Daoud et beaucoup d’autres, mais il existe aussi une littérature algérienne et marocaine arabophone très estimable, que nous devrions essayer de faire mieux connaître par un travail de traduction.

Mme Michèle Victory, présidente. Nous vous remercions très sincèrement, monsieur le ministre, pour votre réflexion très inspirée.

La séance est levée à 18 heures 15.


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Compte rendu  82    Audition, de M. Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, garde des Sceaux

(Réunion du mardi 12 janvier 2021 à 17 heures 15)

La séance est ouverte à 17 heures 20.

M. le président Robin Reda. Mes chers collègues, nous avons l’honneur de recevoir M. le garde des Sceaux pour la dernière audition de notre mission d’information. Monsieur le ministre, nous sommes très heureux de vous entendre, après avoir reçu M. le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, Mme la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, ainsi que de nombreux magistrats et représentants de l’administration de votre ministère. La lutte contre le racisme, qui vous tient à cœur, est l’une des priorités du ministère de la justice, et la politique pénale en constitue l’élément essentiel. Plusieurs évolutions majeures sont à l’œuvre. En novembre dernier, vous avez adressé une circulaire aux procureurs relative à la lutte contre la haine en ligne, à la suite des tragiques événements que nous avons connus. Depuis le 4 janvier, le pôle national de lutte contre la haine en ligne est opérationnel au sein du tribunal judiciaire de Paris.

Cette audition sera aussi l’occasion d’évoquer le projet de loi confortant les principes de la République, qui sera soumis à la commission spéciale la semaine prochaine, et de voir dans quelle mesure il nous aidera à mieux lutter contre les discours de haine et racistes.

Nous souhaiterions savoir si vous êtes satisfait de la justice, telle qu’elle est rendue aux victimes du racisme, de l’antisémitisme et des discriminations fondées sur l’origine ou la religion. Une politique étant toujours perfectible, quelles sont vos pistes d’amélioration et d’action à la tête de votre ministère pour mieux lutter contre ce fléau ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons souvent évoqué, au cours de ces derniers mois, le rôle de la justice face au racisme. Aussi sommes-nous heureux de clore nos auditions avec vous, monsieur le garde des Sceaux, pour partager le fruit de notre travail et entendre votre vision des choses. Nous souhaiterions connaître les actions que vous entendez mener pour renforcer la lutte contre le racisme qui, nous le savons, vous tient autant à cœur qu’à nous-mêmes.

Nous nous sommes efforcés de circonscrire ce vaste sujet et de proposer des solutions concrètes chapitre par chapitre. Nos auditions nous ont permis de constater que la législation actuelle, qui combat les actes et les propos racistes au travers, notamment, du code pénal et de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, est très en pointe. Les comparaisons avec le droit de plusieurs pays nous l’ont confirmé. Il n’en demeure pas moins que nous aurons toujours des progrès à accomplir. Les dispositions du projet de loi confortant les principes de la République relatives à la haine en ligne montrent que le Gouvernement ne cesse pas d’agir sur ce terrain.

Nous avons aussi consacré une grande partie de nos travaux aux discriminations, qui sont condamnées et réprimées par la législation, même s’il est parfois difficile de les prouver. Du moins cette lutte est-elle acquise.

Il y a enfin ce que certains appellent des discriminations, qui ne sont pas nécessairement voulues mais qui se traduisent par des inégalités dans notre société, qu’il s’agisse de la politique du logement, de la carte scolaire ou de tant d’autres politiques publiques menées depuis des décennies.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Les mots que vous avez eus à mon endroit sont gratifiants, mais aussi désarçonnants, car vous avez déjà tout dit, en présentant notre arsenal législatif et les progrès que nous devons accomplir. Votre mission d’information porte sur les nouvelles formes de racisme. Je pense que la société fait évoluer la loi, plutôt que l’inverse. Ainsi avons-nous dû prendre en compte la haine en ligne, qui est une façon relativement nouvelle d’exprimer une haine à coloration antisémite et raciste. Les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) ne sont pas responsables du contenu de ce qu’ils diffusent, en application de la directive e-commerce de 2004, date à laquelle il n’y avait pas de réseaux sociaux. Pour tenir compte des évolutions récentes, nous allons, ensemble, enrichir notre législation grâce au projet de loi qui sera bientôt soumis à votre examen.

Vous connaissez la formule de M. Casamayor, fondateur du Syndicat de la magistrature : « La justice est une erreur millénaire qui veut que l’on ait attribué à une administration le nom d’une vertu. » Les uns considèrent que la justice fonctionne merveilleusement bien, les autres insistent sur ses dysfonctionnements. Je suis satisfait de l’arsenal qui est à notre disposition pour réprimer les actes racistes et les discriminations.

S’agissant de la justice rendue aux victimes, on se heurte à l’exigence – au demeurant nécessaire – de la preuve du caractère raciste d’un agissement. Rien n’est plus compliqué que de mettre en lumière un mobile. Des chiffres récents montrent que le nombre de condamnations pour ce motif a diminué, alors que, me semble-t-il, il n’y a pas moins de propos ou d’actes racistes. Aucun garde des Sceaux ne pourra pallier la difficulté liée à la preuve. Il est tout aussi compliqué d’apporter la preuve que l’on n’est pas raciste. La Cour de cassation examine actuellement un certain nombre de dossiers très importants, dans lesquels le mobile raciste et antisémite est invoqué. Sur le plan de la législation, la France est en avance sur de nombreux pays, parfois même des États voisins, mais un certain nombre de choses doivent être améliorées.

Je voudrais concentrer mon propos sur la haine en ligne, qui est réprimée notamment par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ce texte est considéré par l’ensemble des journalistes comme totémique : on ne peut pas y toucher. J’en ai parlé avec à peu près tout le monde : journalistes, patrons de presse, avocats spécialisés en matière de presse, syndicats. J’ai compris qu’on ne pouvait pas discuter de sa modification. La loi de 1881 réprime la haine en ligne à coloration raciste, sexiste, homophobe. Or – c’est l’évidence et c’est une injustice – les haineux du quotidien se lovent dans ce texte, qui était réservé à l’origine aux gens de presse. Les délais de la loi de 1881 sont destinés à prémunir le journaliste contre une réaction judiciaire trop rapide ; il a besoin que les choses soient pacifiées pour pouvoir s’expliquer. Bénéficiant de ce statut dérogatoire, les personnes exprimant leur haine en ligne ne sont jugées qu’au bout d’un an et demi.

Comme nous ne pouvions pas toucher à cette loi, pour les raisons que j’ai indiquées, nous avons modifié la procédure pénale pour réprimer les agissements des personnes qui ne sont pas journalistes. La définition du journaliste s’est alors posée, car on peut exercer cette profession sans être titulaire de la carte de presse. Nous avons trouvé une solution, qui a été validée par le Conseil d’État. Si la loi est votée, les petits voyous qui diffusent leurs infamies par internet à destination de leurs copains ou du monde entier pourront être présentés devant la juridiction correctionnelle en comparution immédiate, et non plus un an et demi à deux ans plus tard. C’est une modification qui, au-delà du symbole, présente une importance majeure. Je n’ai pas la prétention d’éradiquer la haine raciste mais je crois en l’exemplarité pour les jeunes. Un voyou chevronné se moque bien du caractère répressif d’un texte, car il est convaincu qu’il ne se fera jamais prendre et ne commet pas ses infractions avec un code pénal à la main, comme disait Badinter. En revanche, un gamin qui pense pouvoir raconter ses histoires en toute impunité saura que ce n’est plus possible.

J’ai demandé aux journalistes – avec qui nous avons mené un travail approfondi – de médiatiser les premières comparutions immédiates, sans toutefois dévoiler l’identité des plus jeunes prévenus. Il s’agit de marquer les esprits et de faire comprendre que ce genre d’infractions – dont on relève des centaines de déclinaisons quotidiennes – sont interdites.

Nous avons créé un pôle national, au sein du tribunal judiciaire de Paris, dédié à la haine en ligne – opérationnel depuis le 4 janvier – en complément de l’action de la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (PHAROS), qui relève du ministère de l’intérieur. Des magistrats y ont été affectés pour identifier et répertorier les propos haineux, et pour engager l’action publique.

M. le président Robin Reda. J’ai deux questions à vous poser. La première concerne la haine en ligne. Certaines des personnes que nous avons auditionnées faisaient également de la loi de 1881 un totem, tandis que d’autres se sont montrées ouvertes à des perspectives d’évolution. On relève deux approches. Celle du Syndicat de la magistrature est opposée à toute modification de cette loi. On a le sentiment d’une perception figée des réalités, alors que les moyens de communication ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux de 1881. Aux yeux de ces personnes, la comparution immédiate reviendrait, peu ou prou, à bafouer les droits de la défense. Mme Anne-Marie Sauteraud, ancienne présidente de la dix-septième chambre du tribunal de grande instance de Paris, a formulé ce point de vue en des termes plus mesurés. Quelles garanties seront apportées pour assurer le respect des droits de la défense dans le cadre de la comparution immédiate ? Parmi les plus réformistes, le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) souhaite faire échapper les délits du discours à caractère raciste et antisémite au champ d’application de la loi du 29 juillet 1881. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Ma deuxième question a trait à la formation des magistrats, à laquelle nous vous savons attaché. L’approche française consistant à refuser de voir et de distinguer des communautés, qui traduit notre vision des droits de l’homme, paraît menacée, notamment dans le monde universitaire. Souhaitez-vous un renforcement de la formation des magistrats, afin qu’ils soient davantage sensibilisés à l’approche française, républicaine, universaliste en matière de lutte contre le racisme ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. Les prévenus se verront offrir les garanties offertes à tous les justiciables en comparution immédiate. Ils auront naturellement droit à un avocat, qui aura la possibilité de consulter le dossier. La procédure sera simplement plus rapide. Certains droits ont été définis pour les journalistes mais profitent à des gens qui ne le sont pas. Il m’est apparu juste que ces personnes, notamment les jeunes, pour qui l’exemplarité a du sens, soient jugés rapidement. L’un des principaux griefs que l’on adresse à l’institution judiciaire est sa lenteur. Pour des jeunes, le message pédagogique n’a de sens que si la justice intervient vite. Les juger deux ans après revient à leur accorder une forme d’impunité, qu’on le veuille ou non. Deux ans après, comment sanctionner ? Les droits de la défense seront respectés au même titre que ceux de toutes les personnes qui sont jugées dans le cadre de la comparution immédiate.

La LICRA est plutôt satisfaite de cette réforme. Nous en avons aussi discuté avec les représentants des juifs de France.

Je vous dirais même qu’on ne va pas assez loin, mais qu’on ne peut pas s’engager plus avant. La réforme permettra de réprimer immédiatement les agissements des haineux du quotidien, mais non – je le déplore – ceux des haineux professionnels. Quelqu’un comme Alain Soral, par exemple, a parfaitement compris qu’il pouvait inscrire ses propos dans le régime de « responsabilité en cascade » : il ne sortira pas du cadre protecteur de la loi de 1881. À côté de cela, des milliers de journalistes méritent la protection de cette loi ; ils n’expriment pas, à quelques exceptions près, d’opinions antisémites ou racistes. Quant à M. Zemmour, qui est journaliste, et même s’il n’était pas journaliste et s’exprimait sur un plateau, ne pourrait être jugé, si le parquet le décidait, que dans le cadre de la loi de 1881, c’est-à-dire 18 mois après. Mais nous ne pouvons toucher à la loi de 1881 et vous l’avez parfaitement compris.

La formation initiale des magistrats comprend déjà une séquence consacrée à ces sujets. Dans le cadre de la formation continue, on a doublé le temps dédié à ces infractions. Il est primordial que les magistrats se spécialisent, connaissent les textes. Il n’est pas nécessaire d’appeler leur attention sur la nécessité de lutter contre le racisme – quand on veut devenir magistrat, on a déjà, au fond de soi, inscrites les valeurs républicaines – mais sur la manière d’utiliser les textes. Si ça ne suffit pas, on pourra accroître le nombre d’heures de formation – je n’y suis évidemment pas opposé.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Un des enjeux consiste à répondre à la massification du contentieux en matière de haine en ligne. À titre d’exemple, la procureure de Vienne n’a pas les moyens suffisants pour traiter « l’affaire Mila », qui représente plusieurs dizaines de milliers d’injures et de menaces. Je crains que ce ne soit aussi le cas du nouveau parquet spécialisé. Pouvez-vous nous présenter les moyens qui lui sont attribués ?

Nous avions débattu, lors de l’examen de la proposition de loi de Laetitia Avia visant à lutter contre la haine sur internet, de la possibilité d’ordonner une interdiction de paraître. Y avez-vous pensé ? À côté de la prison et de l’amende, ce serait une peine douloureuse pour certains que de ne pouvoir s’exprimer dans les médias, ne serait-ce que quelques semaines.

J’aurais une question sur la circonstance aggravante de racisme. En droit pénal, l’élément moral – l’intention – est indispensable pour engager la responsabilité de l’auteur. À vos yeux, la circonstance aggravante de racisme, définie à l’article 132-76 du code pénal, réside-t-elle forcément dans le mobile de l’auteur de l’infraction ou peut-elle résulter de simples éléments matériels qui entourent l’infraction ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. Pouvez-vous s’il vous plaît préciser votre question sur la circonstance aggravante, pour que je sois sûr de bien la comprendre ?

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Nous avons constaté, lors de nos auditions, qu’il est difficile de caractériser la circonstance aggravante. N’est-elle pas interprétée de manière trop restrictive par les juges, qui semblent se concentrer sur la recherche du mobile, alors qu’une circonstance ne devrait être précisément qu’une « circonstance » ?

Par ailleurs, le code NATINF peine à isoler la circonstance aggravante pour faits de racisme, comme l’ont relevé plusieurs institutions – la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) le signale depuis plusieurs années.

S’agissant des discriminations, depuis la loi de 2006, la possibilité existe de poursuivre des délits grâce à un nouvel élément de preuve : le testing, qui consiste, par exemple, à envoyer une dizaine de profils à une agence immobilière, qui ne retiendra pas celui issu d’une minorité ethnique. Si c’est un cas réel, on peut porter l’affaire en justice, dans la mesure où il y a un vrai dommage, mais pas s’il s’agit simplement d’un testing visant à démontrer que l’agence discrimine. Le testing n’est donc pas toujours un élément de preuve. Ne pourrait-on pas le faire évoluer, afin d’aller sur le terrain pénal ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. L’interdiction de paraître fait partie de ce que l’on appelle les alternatives aux poursuites. Cela permet au délégué du procureur, avec l’accord de son procureur, de choisir d’infliger une sanction qui n’est pas considérée comme une peine, au lieu de poursuivre et de saisir le juge du siège. Mais l’interdiction de paraître est compliquée en matière de racisme. Qu’est-ce que cela signifie ? Si vous êtes raciste à Pontoise, vous pouvez l’être à Bobigny. De la même façon, une interdiction de paraître sur les réseaux sociaux est très compliquée à mettre en œuvre.

Il y a aussi des stages de citoyenneté. Certains jeunes sont antisémites, mais ce n’est pas un antisémitisme pensé, réfléchi et structuré, comme celui du personnage que nous citions tout à l’heure et dont on ne va pas citer une deuxième fois le nom. Comme nous le disions avec le grand rabbin, ce qui manque en réalité, c’est la reconnaissance de l’altérité. Derrière le juif, il y a d’abord un homme. Quand, à l’occasion d’un stage de citoyenneté, un gamin rencontre un juif, quelque chose peut se passer, pour peu qu’il ne soit pas obtus et qu’il n’ait pas théorisé l’antisémitisme. Les juifs de France que j’ai rencontrés sont très entreprenants sur cette question et très favorables à ce stage de citoyenneté, avec ses explications, ses visites de lieux mémoriels. Cela fait partie des alternatives aux poursuites qu’il faut développer, parce que cela permet à un certain nombre de gamins qui ne savent pas ce qu’ils disent de le réaliser. De même, la comparution immédiate permet aussi de se rendre compte que l’on a commis une infraction. Il ne faut pas perdre de vue le but initial de pédagogie judiciaire : le rappel des règles.

Vous m’avez posé des questions auxquelles vous voudriez que j’apporte une réponse générale, alors qu’il s’agit en réalité d’une succession d’affaires ou de cas individuels tous différents. Bien sûr que les effets du testing sont variables ! Il y a des années, le bâtonnier de Lille m’a appelé pour que je prenne en stage un jeune homme, qui devait être embauché par des avocats, mais ne l’avait finalement pas été. Ce garçon venait d’Afrique noire. Il avait les diplômes permettant d’être avocat en France. Pourquoi ne l’avaient-ils pas pris ? Était-ce parce qu’il était noir ou parce que l’entretien d’embauche avait laissé deviner une éventuelle incompétence ? C’est infiniment compliqué de démontrer quoi que ce soit sur le terrain probatoire ! Il faut être très circonspect dans ce domaine, parce qu’on ne peut pas condamner sans preuve, et on ne peut pas démontrer la raison cachée qui a conduit un patron à refuser d’employer telle ou telle personne et qui niera être raciste.

Le testing, c’est la même chose : il donne parfois d’excellents résultats, parfois non. C’est ce que je vous disais en préambule : la grande difficulté, c’est de démontrer. Le droit pénal, quelle que soit la matière, ne peut pas s’exonérer de cette responsabilité de démontrer. Ce sont des règles que nous avons mis des millénaires à élaborer et sur lesquelles on ne peut pas transiger, même si on est parfois frustré, parce qu’on sent les choses, qu’on les pressent, les subodore, mais qu’on ne peut pas les démontrer.

Les juges prennent aussi en considération le contexte dans lequel cela intervient – le faisceau d’indices, qui permet de caractériser parfois une démonstration de culpabilité. Mais je ne veux surtout pas aller sur le terrain d’une règle générale qui deviendrait dérogatoire à la charge de la preuve telle qu’elle incombe au ministère public. De nombreuses affaires échappent à la répression, à défaut de pouvoir apporter une preuve concrète. Je le mesure, mais je ne vois pas comment faire autrement.

M. Meyer Habib. On ne devrait pas mettre dans le même sac Éric Zemmour et cette crapule de Soral, car le premier est un immense journaliste, avec lequel on peut ne pas être d’accord, au regard, en particulier, de sa position sur Pétain, et l’autre une crapule antisémite avérée et condamnée.

Je voudrais, monsieur le ministre, vous soumettre un échange qui s’est produit le week-end dernier à Strasbourg. Alors qu’un livreur demandait à un restaurateur quelles étaient ses spécialités et que ce dernier lui précisait qu’elles étaient israéliennes, le livreur a déclaré qu’il ne livrait pas aux juifs et a annulé la livraison. Voilà, dans toute sa banalité, le nouvel antisémitisme de la France en 2021 ! Cela me rappelle le concours Miss France du 19 décembre dernier. Il a suffi que Miss Provence, April Benayoum, mentionne que son père était d’origine israélienne pour susciter un tsunami de haine, que vous avez évidemment condamné, monsieur le ministre.

Des exemples de ce genre, il y en a plein ! Cela fait vingt ans que se déploie cet antisémitisme latent, violent et mortifère, qui est le quotidien des Français juifs, sur fond d’islamisme et de haine d’Israël. Je le répète depuis des années : lutter contre l’antisémitisme, c’est lutter contre l’antisionisme. La loi en vigueur laisse faire au nom d’une conception erronée et pernicieuse de la liberté d’expression. On a le droit de critiquer le gouvernement d’Israël, comme pour n’importe quel pays au monde, mais, attention, cette haine d’Israël est la même que celle qui ronge la société française dans son ensemble – la haine anti-flic, la haine anti-Blancs, la haine contre les femmes et les homosexuels. Elle bafoue, jour après jour, nos principes. Monsieur le garde des Sceaux, l’antisionisme, c’est la matrice de la haine ! Alors que l’on a commémoré les attentats de janvier 2015, rappelez-vous que les assaillants disaient vouloir venger les enfants palestiniens ! Avons-nous retenu la leçon ? Il y a eu Toulouse, aussi.

En 2019, à l’Assemblée nationale, l’adoption d’une simple résolution sur l’antisémitisme a déchiré l’assemblée et divisé la majorité. Le 24 juin dernier, cela a été la même chose avec la loi dite « Avia ». La majorité, à l’exception de quelques députés, a rejeté en masse toute une série d’amendements visant à pénaliser la négation du droit à l’existence d’Israël.

Ma question est simple : dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République, allez-vous soutenir des amendements visant à mettre enfin hors-la-loi la haine d’Israël ? J’aimerais bien obtenir une réponse claire à ma question. Vous avez d’ailleurs été très clair concernant le boycott, ce dont je vous remercie.

Après avoir diffusé des fake news, selon lesquelles les Israéliens avaient détruit des installations médicales palestiniennes destinées aux malades de la covid, des journalistes du service public ont été rappelés à l’ordre par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Cela ne fait qu’attiser la haine d’Israël et cela m’inquiète, non pas pour les juifs, ni pour Israël, mais pour la France. 

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. M. Zemmour et M. Soral, je les mets dans le même « sac procédural », ce qui ne signifie pas qu’ils soient les mêmes. L’un se lâche un peu de temps de temps et a tenu des propos singuliers... L’autre est à l’antisémitisme ce que Richter est aux séismes : une référence totale, absolue, répugnante. L’un est journaliste avec une carte de presse. L’autre vient s’inscrire dans la loi de 1881, parce qu’il utilise la responsabilité en cascade – et la Suisse, soit dit en passant. Il a d’ailleurs déposé contre moi une plainte, au prétexte que j’aurais fait en sorte de modifier les textes pour qu’il soit détenu. Je ne sais pas ce qu’en fera la Cour de justice de la République…

Merci d’avoir souligné ce que nous avons fait pour le boycott et que nous sommes l’un des rares pays à avoir fait. J’ai rencontré l’ambassadeur d’Israël à Paris il y a quelques jours. On verra si l’on ira plus loin : cela relève du débat parlementaire.

Je partage malheureusement le constat d’un renforcement des communautarismes et de l’augmentation des propos et des actes racistes. Je connais le drame des familles juives, qui ont déserté certains départements et qui sont, pour certaines, retournées définitivement en Israël, parce qu’elles estimaient, à juste titre, que notre pays ne les protégeait plus ou, à tout le moins, qu’il y avait une pression insupportable dans les quartiers. Je connais tout cela par cœur.

Je connais également l’histoire de Miss Provence, à propos de laquelle, heureusement, la justice a été saisie. Cette petite s’est fait démolir. Je ne peux rien dire d’autre et seulement partager votre constat, hélas. Même s’il existe déjà beaucoup de textes, on rencontre toujours la même difficulté probatoire. À partir du moment où l’on a identifié celui qui a balancé sa haine, on tient un suspect et on peut aller de l’avant, mais cela n’est pas toujours le cas. On peut tout de même aller en chercher un certain nombre, qui n’ont pas ces précautions oratoires, qui ne sont peut-être pas les plus subtils, ni les plus aguerris ou les plus professionnels.

Madame la rapporteure, vous m’avez parlé de « l’affaire Mila » de Vienne, laquelle est désormais prise en charge à Paris, de même que celle de Miss Provence, qui est traitée par le pôle spécialisé contre la haine en ligne. Ce dernier fonctionne depuis quelques jours mais ne dispose bien évidemment pas d’une compétence exclusive. Malheureusement, étant donné le nombre d’infractions constatées, il ne serait pas possible de tout centraliser à Paris. Il y a un tel nombre d’insultes et d’injures à caractère raciste qu’il est bien difficile de tout traiter. C’est pour cela que je suis convaincu que la mise en œuvre de ces règles de procédure pénale sur la haine en ligne peut faire baisser la tension. Si l’on sait que l’on peut, du jour au lendemain, être déféré devant le tribunal correctionnel, j’espère que cela peut faire changer un peu le cours des choses.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Je vous remercie, vous nous avez apporté des éléments très clairs, et nous nourrissons beaucoup d’espoirs concernant ce volet de la haine de la ligne. La mission travaille depuis huit mois sur le racisme, et il nous est arrivé aussi de travailler sur la laïcité. Nous partageons donc plusieurs enjeux avec le projet de loi confortant le respect des principes de la République, qui arrive en commission la semaine prochaine et nous aurons des propositions utiles émanant de notre mission.

Monsieur Habib, je suis ravie de vous voir parmi nous ! Nous avons fait pendant huit mois énormément d’auditions, au cours desquelles nous avons toujours eu à cœur de parler d’universalisme, sans traiter une haine plus qu’une autre. Aussi, je suis un peu surprise par vos propos. Pour connaître votre passion, je sais que c’est elle qui s’exprimait. Mais faire tant de reproches à notre majorité et dire qu’on ne peut pas critiquer M. Zemmour, par exemple… On peut le critiquer, d’autant qu’il a été condamné.

M. Meyer Habib. J’ai dit que je ne voulais pas le mettre dans le même sac que Soral ! Ce n’est pas pareil.

Mme Caroline Abadie, rapporteure. Vous faites comme vous le souhaitez, mais nous pouvons traiter de ces sujets et émettre des critiques.

M. Buon Tan. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour toutes les réponses que vous avez déjà apportées. On compte beaucoup sur votre franc-parler. Je pense que vos gestes rejoindront vos paroles.

Depuis le terrain remonte de plus en plus le sentiment que la loi n’est pas suffisamment appliquée. Avez-vous pris des décisions fermes pour essayer de faire en sorte que les dérives racistes soient vraiment sanctionnées, y compris à un petit niveau ?

Notre législation permet-elle de prendre en charge plus systématiquement la cause aggravante de racisme, pour des délits et des crimes, sans aller jusqu’à la notion de « crime de haine » du droit anglo-saxon ?

Enfin, avez-vous pris connaissance de l’apparition d’une forme de racisme anti-Asiatiques ? Comment la traiter ? À mon sens, il ne faut pas traiter les différentes expressions du racisme différemment. Toutes les formes de racisme doivent être traitées de la même façon.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. S’agissant de l’application de la loi, dans les dernières circulaires de 2019, nous appelions l’attention des magistrats sur la nécessité de ne pas laisser filer ces infractions et leurs auteurs. Mais, comme vous le savez, il existe un certain nombre de difficultés : le nombre, l’identification, les enquêtes sur les réseaux. J’ai demandé aux magistrats d’être extrêmement vigilants.

Les circonstances aggravantes de racisme sont retenues chaque fois que l’infraction apparaît liée au racisme. S’il est avéré qu’un homicide volontaire a été perpétré parce que la victime était asiatique, noir ou juif, cela tombe sous le coup d’une aggravation des peines encourues. De ce point de vue, notre système législatif est plutôt complet.

M. Buon Tan. Il y a quelques années, lors d’un vol, un couturier a pris un coup qui l’a fait tomber et il en est mort. Lors de la déposition, les jeunes ont déclaré qu’ils avaient ciblé cet homme parce qu’il était asiatique. Or il a fallu que les avocats bataillent pendant un an pour que la circonstance aggravante soit prise en compte, alors qu’elle figure dans la déposition !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. On en revient à ce problème incontournable de la démonstration. Si un Auvergnat frappe un homme d’origine asiatique, ce n’est pas forcément parce qu’il est asiatique. Le caractère raciste de l’agression doit être démontré, sans quoi c’est du racisme à rebours. Tout est question de preuve.

M. Buon Tan. Mais les agresseurs eux-mêmes ont déclaré dans leur déposition qu’ils avaient ciblé cet homme parce qu’il était asiatique !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. J’entends bien. Mais le juge doit, par exemple, s’assurer que ces déclarations sont bien recevables. Des policiers interpellent des hommes noirs. Cela signe-t-il pour autant leur racisme ? Parfois, c’est le cas, parfois non, et c’est d’ailleurs tout le travail du procureur de révéler la vérité. On ne peut pas tomber dans une sorte de présomption irréfragable, à rebours. Ce n’est pas parce que la victime est asiatique que le crime est raciste. Ce serait du racisme à rebours, qui est l’un des pires. Les principes sont assez bien posés. Il s’agit ensuite d’une question de preuve. Est-ce que ces accusés qui viennent dire qu’ils l’ont frappé parce qu’il était asiatique disent vrai ou non ? Le travail d’appréciation appartient au juge du siège et au procureur. Il y a une démonstration probatoire à réaliser.

Quant au racisme anti-Asiatiques, j’ai presque envie de vous dire, avec une forme d’humour, qu’il n’y a pas de raison que les Asiatiques soient les seuls à échapper au racisme, bien malheureusement. Quand on a su que la crise de la covid venait de Chine, beaucoup d’Asiatiques se sont plaints du regard singulier porté sur eux. Ils étaient presque accusés d’être ceux qui avaient mis dans leur besace le virus qui allait contaminer l’Europe. Personne n’échappe au racisme, malheureusement, et il me semble indispensable de ne pas distinguer les différentes formes de racisme. Le racisme, c’est le racisme.

M. le président Robin Reda. Je vous remercie infiniment, monsieur le ministre, de vous être prêté à l’exercice de cette audition qui vient clore nos travaux.

La séance est levée à 18 heures 20.